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French Pages 460 [465] Year 2021
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 109
DE
L O U VA I N
L’HANTOLOGIE DE SARTRE SUR LA SPECTRALITÉ DANS L’ÊTRE ET LE NÉANT
FERNANDA ALT
LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS 2021
L’HANTOLOGIE DE SARTRE
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 109
DE
L O U VA I N
L’HANTOLOGIE DE SARTRE SUR LA SPECTRALITÉ DANS L’ÊTRE ET LE NÉANT
FERNANDA ALT
ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-4450-3 eISBN 978-90-429-4451-0 D/2021/0602/84
À Lili
REMERCIEMENTS, FINANCEMENT ET TRADUCTION
Cet ouvrage est issu mon travail de Thèse sous la direction de Renaud Barbaras (Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Marcos André Gleizer (UERJ). Son succès témoigne de l’encouragement et de l’ouverture d’esprit qu’ils ont su maintenir présents jusqu’au moment de cette publication. Je leur en serai toujours reconnaissante. Je tiens également à remercier Luiz Damon Moutinho pour ses encouragements et pour la supervision de mon postdoctorat à UFSCar, qui ont rendu possible le travail ayant donné naissance à ce livre. Depuis le début de mes recherches sur Sartre, il me nourrit de questions qui ont engendré les réponses que je propose dans ce livre. Je remercie en outre Vincent de Coorebyter pour sa disponibilité et pour les moments de conversation sur les détails les plus singuliers de la philosophie de Sartre. Je remercie également Philippe Cabestan et Grégory Cormann pour leur disponibilité et leur générosité. Il m’est impossible de nommer toutes les personnes qui ont participé, d’une manière ou d’une autre, à ce projet. Je voudrais remercier en particulier celles et ceux qui m’ont soutenu pendant ce long cheminement: Natália Tanus, Lilian Alt, Carol Alt, Mônica Alvim, João Ferreira, Naira Senna, Gabriel Assis, Caroliny Pereira, Raquel Alt, Geórgia Lau, Pamela Zacharias, Vanessa Hacon, Carlos Coelho, Rita Ana, Suzana Piscitello, Valérie Geandrot, Carolina Mendes Campos, Mauro Castro, Felipe Shimabukuro ainsi que toutes celles et tous ceux que ne sont pas mentionnés ici. Le travail de préparation du manuscrit de ce livre fait partie de ma recherche de postdoctorat financé par São Paulo Research Foundation (FAPESP). Le travail de thèse qui a donné origine à ce livre s’est appuyé sur le financement de l’agence CAPES. Cette institution a aussi récompensé la thèse avec le prix de meilleure thèse de Philosophie soutenue au Brésil en 2017. Je souhaite que cet ouvrage puisse apporter une contribution à la lutte pour la valorisation et la démocratisation de l’éducation publique au Brésil. Traduction et révision: Jean Legroux et Fernanda Alt Révision finale: Robin Renaud.
L’histoire de la philosophie doit, non pas redire ce que dit un philosophe, mais dire ce qu’il sous-entendait nécessairement, ce qu’il ne disait pas et qui est pourtant présent dans ce qu’il dit. Gilles Deleuze, Pourparlers
ABRÉVIATIONS
Œuvres de Sartre B CL CPM CDG CSCS CSCS-d. CRD.II ETE EN EH IF.I I’re I’on M MP1 L’ARC LM N ŒR QS QM SG S.I S.II S.IV S.IX S.X TC TE V VE VP
Baudelaire. Cahier Lutèce. Cahiers pour une morale. Carnets de la drôle de guerre. Conscience de soi et connaissance de soi. Conscience de soi et connaissance de soi « Discussion ». Critique de la raison dialectique, Tome 2 : L’intelligibilité de l’histoire. Esquisse d’une théorie des émotions. L’Être et le Néant. L’Existentialisme est un humanisme. L’Idiot de la famille. Tome 1. L’Imaginaire. L’Imagination. Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre. Merleau-Ponty [Première version, manuscrite]. Jean-Paul Sartre répond. (L’Arc) Les Mots. La Nausée. Œuvres Romanesques. Qu’est-ce que la subjectivité ? Questions de méthode. Saint Genet, comédien et martyr. Situations I. Situations II. Situations IV. Situations IX. Situations X. Théâtre complet. La Transcendance de l’Ego. Visages. Vérité et existence. Une vie pour la philosophie [entretien].
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ABRÉVIATIONS
Œuvres de Merleau-Ponty AD AS MPS P.II PhP PP PM QE CF S VI
Les Aventures de la dialectique. Jean-Paul Sartre : un auteur scandaleux. Merleau-Ponty à la Sorbonne : résumé de cours 1949-1952. Parcours deux. Phénoménologie de la perception. Le Primat de la perception. La Prose du monde. La querelle de l’existentialisme. Résumés de cours. Collège de France 1952-1960. Signes. Le Visible et l’Invisible.
PRÉFACE
En dépit du développement considérable de la recherche sur Sartre, en France comme en Belgique, et des nombreuses publications auxquelles elle a donné lieu, force est de constater que Sartre jouit encore d’une assez mauvaise réputation parmi les philosophes et, pire encore, parmi les phénoménologues eux-mêmes. Son entreprise philosophique témoignerait d’une pensée massive, abstraite et simplificatrice, très éloignée à cet égard à la fois de la rigueur husserlienne et de la fidélité aux phénomènes qui caractériserait l’oeuvre de Merleau-Ponty. S’il est vrai que ce diagnostic un peu rapide a largement été démenti au cours des quinze ou vingt dernières années, notamment par les travaux remarquables de Vincent de Coorebyter, ce livre de Fernanda Alt a l’immense mérite de contester ce jugement dans son principe même et de nous permettre ainsi d’en finir avec cette appréciation évidemment sommaire. Or, dans la mesure où le long texte que Merleau-Ponty consacre à Sartre dans Le visible et l’invisible, sous le titre « Interrogation et dialectique », a joué un rôle qui n’est pas négligeable dans la vision d’un Sartre grossièrement dualiste, il fallait aller y voir de plus près et discuter cette critique en détail. C’est ce que fait Fernanda Alt dans la première partie de cet ouvrage, qui livre une analyse très précise de cet important chapitre de Merleau-Ponty et constitue ainsi une contribution sans précédent à la question de la nature du débat théorique entre les deux philosophes. En vérité, Fernanda Alt ne s’en tient pas à ce texte posthume mais reparcourt l’ensemble des ouvrages où cette critique affleure, confirmant ainsi, s’il était besoin, à quel point le développement de la pensée de MerleauPonty est inséparable du dialogue qu’elle entretient avec Sartre. Ainsi, dès la Phénoménologie de la perception, en dépit de points de convergence attestés, Merleau-Ponty critique la transparence de la conscience sartrienne, lui reproche l’affirmation du pouvoir illimité de la liberté, impliquant un sujet absolu dépourvu de passivité et, enfin, souligne l’impossibilité de penser authentiquement la relation à l’autre à travers ce mouvement d’objectivation que résume le concept de regard. Ce sont également les conséquences politiques de cette philosophie de la liberté radicale et de l’action pure que Merleau-Ponty stigmatise dans « Sartre et l’ultra-bolchevisme ». Néanmoins, le chapitre de Le visible et
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l’invisible consacré à Sartre donne une tournure systématique et radicale à ce qui avait été esquissé dans les textes antérieurs. Le cœur de la critique est évidemment la dualité rigide et insurmontable de l’en-soi et du pour-soi – confondue avec celle de l’être et du néant –, qui situe Sartre du côté d’un dualisme métaphysique ayant plus à voir avec un certain cartésianisme qu’avec la phénoménologie. Dans ces conditions, la dialectique à l’aide de laquelle Sartre tente de rendre compte de toutes les dimensions de l’expérience est nécessairement une dialectique abstraite ou formelle, qui, de manière purement logique, établit l’unité des termes à partir de leur opposition sans accompagner le mouvement réel de l’expérience, le passage effectif de chacun des termes dans l’autre. En effet, dans la mesure où, pour se distinguer de l’être, le néant devrait posséder une détermination qui, aussi infime soit-elle, en compromettrait la néantité, force est de conclure que la négativité du néant ne saurait être préservée qu’à la condition qu’il se confonde avec l’être. Si l’opposition absolue ne peut effectivement se réaliser que sous la forme d’une identité absolue, l’existence du pour-soi comme tel requiert sa non-différence avec l’en-soi : le pour-soi peut alors ouvrir à l’en-soi et, en vérité, exister comme cette ouverture même, sans cesser d’être pour-soi. C’est ainsi que, pour Sartre, la dialectique de l’être et du néant, confondue avec celle de l’en-soi et du pour-soi, permet de rendre compte de l’intentionnalité. Or, aux yeux de Merleau-Ponty, cette philosophie du négatif laisse une impression de malaise : « elle décrit notre situation de fait avec plus d’acuité qu’on ne l’a jamais fait, – et, pourtant, on garde l’impression que cette situation est survolée, et elle l’est en effet : plus on décrit l’expérience comme un mélange de l’être et du néant, plus leur distinction absolue est confirmée, plus la pensée adhère à l’expérience, et plus elle la tient à distance »1. Bien entendu, la situation s’aggrave lorsque l’on en vient à la relation à autrui. On ne peut en effet comprendre comment l’objectivation produite par le regard de l’autre dans l’expérience de la honte peut concerner un pour-soi qui, en tant que tel, se situe nécessairement par-delà tout objet : ce n’est jamais en tant que pour-soi que le pour-soi peut être objectivé. En outre, dans la mesure où elle se confond avec le surgissement d’une nouvelle dimension du pour-soi, l’expérience d’autrui ne saurait être une expérience d’autrui comme tel, ouverture à une altérité. Ainsi, dans les termes de Fernanda Alt, reposant l’un en face de l’autre, les concepts sartriens d’être et de néant ne permettent aucun mouvement et débouchent donc 1
Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 120.
PRÉFACE
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sur une analytique plutôt que sur une dialectique. Aux yeux de MerleauPonty, la philosophie de Sartre partage donc avec la philosophie réflexive l’affirmation d’un sujet désincarné et d’une vision de survol, ne pouvant déboucher que sur un solipsisme. Fernanda Alt se propose de contester dans son principe cette critique merleau-pontienne en restituant, à travers une lecture approfondie de L’être et le néant, un Sartre beaucoup plus subtil et complexe que celui que Merleau-Ponty (et d’autres) veulent nous présenter. Cette contestation se déploie à deux niveaux, qui correspondent aux parties II et III de l’ouvrage. Le premier concerne l’identification, présupposée par Merleau-Ponty, entre la dualité de l’en-soi et du pour-soi et celle de l’être et du néant et, par voie de conséquence, l’accusation de dualisme portée contre Sartre. Ce qui est ici en question n’est autre que l’assimilation du pour-soi à un pur néant, assimilation qui peut sans doute être mise en évidence dans les premiers textes de Sartre, notamment le fameux article sur l’intentionnalité, mais en aucun cas dans L’être et le néant. En effet, le pour-soi procède d’une double négation : non seulement de la négation interne de l’en-soi qu’il n’est pas, de l’en-soi comme transcendant, mais aussi de la néantisation de l’en-soi que le pour-soi est. Cette seconde négation, dont l’envers est un mode de présence de l’en-soi dans le poursoi lui-même, n’est autre que la facticité du pour-soi – ce qui signifie que le pour-soi ne peut exister comme être-au-monde qu’à la condition d’être en même temps au-milieu-du-monde. C’est précisément cette facticité que Merleau-Ponty néglige, dès lors qu’il n’aperçoit pas, selon les termes de Vincent de Coorebyter, « que la négation de l’en-soi est interne et non externe, existée et non désertée par un pur néant »2. C’est aussi la raison pour laquelle, comme le montre Fernanda Alt, Merleau-Ponty ne comprend pas le passage d’une conception instantanéiste de la temporalité à une temporalité ekstatique. Or, cette facticité est la conséquence et, en quelque sorte, le résidu de ce que Sartre nomme acte ou événement ontologique. C’est en effet l’en-soi lui-même qui donne naissance au pour-soi à la faveur d’une tentative d’auto-fondation, ou encore d’un sacrifice ontologique et c’est donc en tant qu’il est la véritable source du néant que l’en-soi demeure au sein du pour-soi. Ainsi, résume Sartre, « cet en-soi englouti et néantisé dans l’événement absolu qu’est l’apparition du fondement ou surgissement du pour-soi demeure au sein du pour-soi comme sa contingence originelle »3. Autant dire qu’il y a une solidarité 2 3
Cf. p. 113 du présent ouvrage. L’Être et le Néant, p. 118 (Cf. p. 227).
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ontologique entre l’en-soi et le pour-soi et, par voie de conséquence, une communauté d’être : le pour-soi est un en-soi qui est devenu pour-soi et dans lequel perdure donc nécessairement une dimension d’en-soi. Telle est la raison pour laquelle, contrairement à ce que Merleau-Ponty présuppose, on ne peut parler de dualisme de l’en-soi et du pour-soi, pas plus qu’il n’est possible d’identifier les deux dualités (en-soi/ pour-soi et être/ néant). Il n’en reste pas moins que, même si Sartre affirme que l’en-soi et le pour-soi ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et qu’il y a bien un mode de présence de l’en-soi dans le pour-soi, le problème du dualisme ne se trouve pas pour autant surmonté et la critique de Merleau-Ponty demeure donc, jusqu’à un certain point, pertinente. Le fait est que Sartre décrit aussi la relation entre conscience et monde, tout comme celle avec autrui, à travers les catégories d’être et de néant, de subjectivité et d’objectivité, qui, contrairement à celles d’en-soi et de pour-soi, s’avèrent à nouveau contradictoires : avec elles resurgit le dualisme qui avait disparu de la distinction entre en-soi et pour-soi. Dès lors, la conclusion selon laquelle l’en-soi passe ou demeure dans le pour-soi apparaît comme un problème plutôt que comme une solution, puisqu’il reste maintenant à comprendre comme cela est possible alors même que persistent en eux des déterminations qui sont incompatibles. Comme le souligne Fernanda Alt, « il nous semble que Sartre n’explicite pas les modes intermédiaires qui surgissent à partir d’un en-soi qui subit une néantisation, c’est-à-dire les modes de cet en-soi qui demeurent dans le pour-soi qui, n’étant plus un en-soi au sens strict du terme, ne peuvent pas être purement et simplement définis comme un pour-soi »4. Il en est de même pour la relation entre pour-soi et pour-autrui. Sartre ne parvient pas à montrer comment l’objectivation qui découle de la présence d’autrui peut être objectivation du pour-soi, c’est-à-dire du sujet lui-même, ce qui exige de montrer comment ces modes d’être opposés que sont le sujet et l’objet sont susceptibles de coïncider. Sans cette coïncidence, mon expérience d’autrui à travers celle de mon être-vu ne saurait être mon expérience d’autrui. Comme Fernanda Alt le résume bien : « 1) s’il existe une contradiction logique entre être et néant, de telle façon qu’un terme ne puisse pas passer dans l’autre, nous ne pouvons pas comprendre comment le pour-soi “est et n’est pas” en même temps ; 2) de la même manière, s’il y a un dualisme entre une subjectivité transparente “pour-soi” et une objectivité opaque “pour-autrui”, à la rigueur, nous ne savons pas non plus pourquoi 4
p. 228.
PRÉFACE
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il peut y avoir cette coexistence chez le sujet »5. Force est donc de reconnaître que le problème du dualisme en-soi/pour-soi se trouve déplacé au profit des dualismes être/néant et subjectivité/objectivité. C’est pourquoi Fernanda Alt les qualifie de résiduels : en effet, Sartre ne montre pas comment ces termes opposés peuvent coexister au sein d’une même réalité et passer l’un dans l’autre. Le problème est donc maintenant celui de la modalité de dépassement de ces dualismes résiduels. L’hypothèse de Fernanda Alt est que cette modalité peut être découverte dans le texte même de Sartre et qu’elle ouvre la voie de ce qu’elle nomme une « hantologie ». L’originalité de cette lecture repose sur la décision de prendre au sérieux l’occurrence très fréquente du mot « hantise » et du verbe « hanter » tout au long de L’être et le néant et, précisément, à propos des dualismes résiduels que l’auteure a identifiés. Ainsi, le néant hante l’être, ce qui exprime assurément une forme de dépendance du néant vis-à-vis de l’être. En outre, la contingence de l’en-soi hante le pour-soi et le poursoi lui-même est hanté par la valeur, les possibles et même le passé. Tout autant, l’être-au-monde, affirme Sartre, hante le monde. Il en est de même pour ce qui est de la relation entre l’être-pour-soi et l’être-pourautrui puisque Sartre finit par reconnaître que la présence d’autrui hante le pour-soi - formulation qui s’avère particulièrement éclairante ici. Bref, la subjectivité est hantée par une facticité qui comporte deux dimensions : celle de la contingence originaire et celle de l’objectivité acquise par la médiation du regard de l’autre. Mais, dans tous ces textes, l’important est que la hantise apparaît comme un mode de relation entre des termes qui, dans le cadre dualiste, se donnent comme séparés, soit parce qu’ils étaient sans relation, soit parce qu’ils n’étaient unis que par une relation logique. Ainsi, la hantise caractérise un mode d’être qui n’est pas localisable mais est néanmoins « présent » et produit des effets réels. Les caractéristiques de la hantise, résume Fernanda Alt, renvoient à « ce mode d’être paradoxal d’une présence non localisable qui, nonobstant, structure le mode d’être du pour-soi. La hantise correspond ainsi à cette présence des structures factices du pour-soi sur le plan translucide, nonthétique, de telle façon qu’il est possible d’affirmer qu’il n’y a pas de translucidité qui ne soit pas hantée. […] [Sartre] finit par attribuer à la hantise la fonction d’exprimer comment le pour-soi peut “être et ne pas être” en même temps son passé, son être-pour-autrui, etc. »6. Autant dire 5 6
p. 235. p. 248.
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que la hantise occupe ici la place de cette opacité que Merleau-Ponty reconnaissait au centre de la conscience et au nom de laquelle il critiquait les dualismes sartriens. Ces analyses conduisent Fernanda Alt à la notion centrale de « présence spectrale », qu’elle emprunte à Derrida. Le spectre est un visible invisible, ou encore une visibilité n’impliquant pas une présence en chair et en os (leibhaft), autrement dit, le mode de présence de cela qui ne peut être intuitionné. Bref, le spectre décrit exactement le mode d’être propre à ce qui est susceptible de nous hanter. En outre, souligne Derrida, le spectre est caractérisé par « l’effet de visière », ce qui est particulièrement éclairant pour la question de la présence d’autrui. Derrida entend en effet par là que je me sens regardé par le spectre sans savoir qui me regarde, sans réciprocité possible. La décision fondamentale de Fernanda Alt, prise à la lumière de ces analyses derridiennes, consiste à prendre au sérieux, en leur donnant un statut ontologique, tous ces modes de présence spectrale qui, du point de vue des catégories sartriennes, apparaissent comme contradictoires. Comme elle le résume très bien, « Ainsi, de deux choses l’une : soit nous affirmons qu’il y a un dualisme insurmontable entre être et néant et entre subjectivité et objectivité et le problème est réglé ; ou, au contraire, nous sortons des dualismes afin de réaliser une étude sur la multiplicité des modes d’être. Ce second mouvement nous semble être plus riche et plus intéressant puisque ce qui était vu comme contradictoire pour le regard dualiste, même s’il provient parfois de Sartre lui-même, devient spectral pour un regard qui se détache de ce cadre réductionniste »7. En bref, la néantisation, procédant de l’acte ontologique, signifie le passage au plan spectral et la facticité n’est rien d’autre qu’un spectre qui vient troubler la transparence du pour-soi, tout comme il y a une présence spectrale d’autrui dans le pour-soi, dont la condition de possibilité sera la chair. Aussi originale que convaincante, cette hypothèse de lecture, centrée sur l’idée d’une « hantologie » sartrienne, renouvelle en profondeur notre compréhension du philosophie français et permet à coup sûr d’en finir avec une vision simplificatrice, qui était notamment celle de Merleau-Ponty lui-même. Mais, pour cette raison même, elle soulève autant de problèmes qu’elle en résout. La question est en effet celle du statut et de la portée de ce concept de hantise, qui permet de dépasser les dualités trop simples et massives au profit de la zone où elles se brouillent. Avec ce concept, il s’agit bien sûr, aux yeux de Fernanda Alt, de mettre au jour 7
pp. 255-256.
PRÉFACE
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la dimension proprement phénoménologique de la pensée sartrienne, notamment contre la critique merleau-pontienne, qui revient en effet à dire que Sartre rejoint le plan phénoménologique à partir d’une relation entre des catégories ontologiques qui lui sont étrangères, n’en construisant ainsi que la maquette abstraite. Autrement dit, la présence spectrale, au sein de laquelle les contradictions logiques se trouvent dépassées, renverrait aux plan même des phénomènes, à des phénomènes qui sont authentiquement phénomènes. A la fin de l’ouvrage, Fernanda Alt fait la liste, qui est longue, de tous les modes d’être qui échappent au cadre dualiste et souligne que, par-delà leur diversité, il est possible d’identifier « une région ontologique commune : celle de la spectralité »8. Or, dans la mesure où une région ontologique est toujours fondée sur une détermination eidétique partagée, la question se pose de savoir quelle est exactement la caractéristique commune à toute ces dimensions spectrales. Principe d’une multiplicité profondément hétérogène, le spectre peut-il être autre chose qu’un principe d’unité abstrait – renvoyant seulement à la difficulté de s’en tenir, à chaque fois, à des dualités tranchées –, c’està-dire constituer une détermination véritablement positive ? La réponse consistera bien sûr à dire que la détermination commune à toutes ces modalités d’être est précisément cette présence d’un invisible, présence d’un non-présent ou d’un non-objet, selon les termes de Fernanda Alt, bref, cette présence sans intuition possible qui définit le spectre. En effet, la disjonction entre présence et objectité, originarité (ou leibhaftigkeit) et intuitivité, ou encore phénoménalité et visibilité, loin de signifier la disparition de la phénoménalité, peut en devenir la détermination la plus profonde. Néanmoins, une telle disjonction surgit toujours à la faveur de la description d’un phénomène ou d’un champ phénoménal déterminés. Ainsi, chez le dernier Merleau-Ponty, comme chez Patočka, la présence originaire du monde, en tant qu’il n’est pas un étant parmi d’autres mais le « lieu » même où ceux-ci prennent place, exclut toute intuition : sa transcendance interdit par principe la visibilité. En ce sens, le mode d’être du monde converge avec celui d’autrui, qui ne se donne en personne qu’à la condition de demeurer inaccessible, qui n’est présent qu’en demeurant absent de ce qui le présente. On a bien affaire ici à quelque chose comme une spectralité, mais celle-ci renvoie à des phénomènes déterminés et, en l’occurrence, originaires. Mais telle n’est justement pas la situation de la spectralité sartrienne. Loin de renvoyer à un phénomène déterminé, elle caractérise la manière dont différentes réalités 8
p. 430.
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étrangères aux phénomènes, tels que Sartre les décrit par ailleurs, sont présentes à la conscience sans être pour autant intuitionnées, doivent être posées en dépit du fait qu’elles n’ont pas de place dans le dispositif poposé : elle est la présence de ce qui, pour des raisons ontologiques, devrait demeurer absent. Dès lors, loin de renvoyer au mode d’apparaître d’un type de phénomène singulier, le spectre semble plutôt relever d’une phénoménalité sans phénomènes ; il ne décrit pas tant la phénoménalité d’un phénomène que la manière dont ce qui échappe par principe (ontologique) au champ des phénomènes, peut néanmoins atteindre la conscience, c’est-à-dire se phénoménaliser. La spectralité exprimerait ainsi le défaut ou l’insuffisance des catégories ontologiques vis-à-vis des phénomènes plutôt que le mode d’apparaître d’un phénomène déterminé ; elle renverrait à l’expression d’une exigence plutôt qu’à la description d’une réalité. Elle dessinerait en quelque sorte en creux la place de ce qu’il reste à penser et ne peut l’être dans le cadre choisi ; elle serait ce qui vient hanter la pensée, comme une sorte de mauvaise conscience, bien plus que ce qui habite de manière trouble la perception. En somme, le spectre manifeste et nomme la tension entre un cadre théorique étranger à la phénoménologie – ici la critique de Merleau-Ponty demeure valide – et une exigence phénoménologique, entre le plan ontologique et le plan descriptif ; il est à la fois le symptôme de cette tension et la tentative de la résoudre. En d’autres termes, la spectralité est comme la trace du niveau logique au plan phénoménologique, ou plutôt, l’effet du phénoménologique au sein des catégories logiques, de sorte que s’il faut parler de hantise, c’est bien de celle de l’onto-logique par le phénoménologique qu’il s’agit d’abord, hantise dont tous les spectres sont autant de manifestations hétérogènes. Toutes ces questions, qui ouvrent un vaste champ de recherche sur Sartre et, au-delà, sur le sens même de la phénoménologie, sont rendues possibles par l’ouvrage de Fernanda Alt. Aussi profond que lumineux, il marque assurément une étape importante dans l’histoire des études sartriennes et est voué à devenir un texte de référence dans le champ de la phénoménologie. Renaud BARBARAS
INTRODUCTION
POUR UNE AUTRE LECTURE DE L’ÊTRE ET LE NÉANT
L’Être et le Néant est devenu un classique en philosophie. Jean-Paul Sartre y a établi les thèmes fondamentaux de sa pensée, faisant de ce travail un objet d’inspiration forte, tant dans le champ philosophique, que politique, littéraire ou psychologique, et il s’est imposé comme (le) philosophe de la liberté, de la conscience transparente, de la détermination du sujet par lui-même, de la responsabilité et du néant. Mais son ontologie aux pôles problématiques est accusée d’avoir instauré un dualisme radical et définitif entre le sujet et le monde, cantonnée à une conception solipsiste et individualiste du sujet. Trop cartésienne, pas assez husserlienne, heideggérienne à tort, obscurément hégélienne, cette ontologie survit pourtant aux critiques qui donnent pour insoutenables ses points principaux. Parmi les critiques portant sur l’ontologie de Sartre, la plus célèbre est celle de son ami, le philosophe Maurice Merleau-Ponty. La Phénoménologie de la perception, quoique parfois mouchetée et partiellement voilée à cet égard, est la première critique de L’Être et le Néant ; et on retrouve fréquemment dans son œuvre postérieure des arguments merleau-pontyens contre les prémisses sartriennes. Leur opposition est rendue de plus en plus évidente par les tensions politiques qu’elle incorpore dès le début des années 1950, qui sont à l’origine de l’attaque frontale « Sartre et l’ultra-bolchevisme » (dans Les Aventures de la dialectique) ; par la suite elle s’accuse encore autour de ce qui fut publié sous le titre du Visible et l’Invisible. Cette lecture est elle aussi devenue classique à l’intérieur du débat philosophique, de manière à orienter la réception de la philosophie sartrienne comme un tout, particulièrement à partir de L’Être et le Néant1. Les ouvrages sur Sartre ou sur Merleau-Ponty montrent généralement comment ce dernier, à partir des limites
1
p. 232.
BREEUR, R. Autour de Sartre. La conscience mise à nu. Grenoble : Millon, 2005,
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insurmontables identifiées dans la philosophie de Sartre, a su les dépasser2. Nous disons que cette critique se trouve en syntonie – peut-être parce qu’elle en est l’une des origines les plus importantes – avec la lecture L’Être et le Néant3 qui s’est établie de façon dominante. Vincent de Coorebyter la résume très bien : Reste, malgré tout, un soupçon, voire un procès en règle, instruit dès 1943 par les marxistes et les thomistes, et qui connaîtra son apogée avec la vogue structuraliste et la mise à mort du Sujet dans les années 60 et 70 : L’Être et le Néant serait un ouvrage foncièrement cartésien, reproche que Sartre lui-même formulera à diverses reprises. L’appel au cogito, fût-il préréflexif, comme socle heuristique ultime ; le dualisme, massif, de l’en-soi et du pour-soi, qui est sans conteste un dualisme de la matière et de la conscience ; la théorie de la liberté comme arrachement, enfin, qui postule qu’un néant vient toujours se glisser entre deux instants de vécu et permet à la conscience de dire « non » à tout son passé et au monde entier, de poser son acte pardelà la pesanteur de l’être, tout cela dessine une doctrine cartésienne dans laquelle le pour-soi joue le rôle de la pensée ou de l’âme, et l’en-soi celui de l’étendue ou de la matière – avec la même difficulté que chez Descartes pour articuler la conscience au corps, tous deux ayant commencé par les disjoindre4. 2 C’est le cas, par exemple, du mouvement structuraliste quand celui-ci reprend les positions de Merleau-Ponty contre Sartre. CONTAT, M.; RYBALKA, M. Les écrits de Sartre. Chronologie et bibliographie commentée. Paris: Gallimard, 2013, p. 370. Lévi-Strauss cherche notamment à montrer au chapitre final de La Pensée sauvage pourquoi Sartre reste « captif de son Cogito ». LÉVI-STRAUSS, C. La Pensée sauvage. Paris : Presses Pocket, 1998, p. 297. Un problème qui reste, selon l’auteur, toujours dans la Critique de la Raison Dialectique, lorsqu’« en socialisant le Cogito, Sartre change seulement de prison », Ibid. Lévi-Strauss dédia cette œuvre à Merleau-Ponty, tout juste décédé, affirmant cependant que la motivation de la dédicace n’était due ni à ce décès prématuré, ni conçue comme une pique contre Sartre. Notons, avec Breeur, que parmi les phénoménologues, la position merleau-pontyenne se montre plus attractive : « quel phénoménologue s’autoriserait encore quelque réserve face au véritable progrès phénoménologique qu’accomplit une «pensée de l’ambiguïté» [celle de Merleau-Ponty] en surmontant une doctrine encore trop marquée de cartésianisme ? ». BREEUR, R. Autour de Sartre, p. 232. 3 D’après Renaud Barbaras, « c’est incontestablement Merleau-Ponty qui […] en un premier temps, a contribué à renforcer l’occultation de la phénoménologie sartrienne, dans la mesure où Merleau-Ponty se construit en partie contre elle ». BARBARAS, R. introduction. In: _____. (Org.) Sartre: désir et liberté. Paris: PUF, 2005, p. 11. Pour Vincent de Coorebyter, « même si elle [la critique de Merleau-Ponty] n’est pas unanimement partagée, cette critique fait aujourd’hui autorité dans de nombreux cercles de lecteurs tant elle traduit en termes saisissants ce qui semble bien être la leçon ontologique ultime de Sartre ». DE COOREBYTER, V. « Sartre et l’être du néant ». Cahiers de philosophie de l’Université de Caen : Dire le néant, Caen, n.43, 2007, p. 347. 4 DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière. » Les Temps Modernes, Paris, n.667, pp. 1-11, 2012, p. 7. V. de Coorebyter ajoute que « par-delà leur diversité, les critiques qui ont accueilli L’Etre et le Néant – et qui étaient massives – s’accordaient sur un défaut majeur : Sartre aurait livré une philosophie du sentiment,
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C’est à se demander si la lecture majoritaire n’est pas limitée aux débats qui ont suivi la parution de L’Être et le Néant. Mais ces premières critiques doivent-elles être un point final quant à la portée de l’ouvrage, si bien que tout retour à lui doive se contenter de la défendre des attaques, ou au mieux de chercher des moments spécifiques de sa valeur malgré ses limites entrevues ? Ou pourrions-nous enfin trouver une voie alternative à celles, étroites, de ces deux possibilités ? Nous ne cherchons pas simplement à réfuter les critiques en montrant ses erreurs au nom de la vérité du texte, i.e. à défendre un sens unique de l’ouvrage, mais plutôt à réaliser une autre lecture. Depuis sa critique, on a cru que lire L’Être et le Néant impliquait désormais de remettre en question les problèmes préalablement soulignés, et qu’on ne pourrait trouver un nouveau regard qu’en cherchant dans les lacunes de cette critique, ou de l’ouvrage lui-même. Mais il n’est à trouver qu’à mettre en évidence ce qui fut négligé, à chercher les ambiguïtés, à faire parler le non-dit et à souligner ce qu’il y a entre les lignes, bref, comme le disait Walter Benjamin de l’histoire : à brosser à « rebrousse-poil ». Cette perspective est possible dans la mesure où le texte contient ce qui le déconstruit, comme le montre très bien le travail de Jacques Derrida. Pour lui, si Descartes, Kant et Hegel ont postulé d’une certaine manière un « sujet », les prémisses du déplacement d’une telle « fable » se trouvent en eux-mêmes : « À propos de Descartes, dit Derrida à JeanLuc Nancy, on pourrait découvrir […] des paradoxes, des apories, des fictions »5. C’est ainsi qu’à son tour, Deleuze a pu identifier un « antiplatonisme » dans Le Sophiste de Platon, et affirmer que son auteur avait lui-même indiqué une direction pour l’inversion du platonisme6. Ce travail se nourrit de cet esprit. Le retour critique à l’ouvrage que nous faisons ici doit reprendre « l’image dominante » de Sartre afin de la remettre en question – car ces critiques ne consistent pas dans un délire pur et simple qui déforme les intentions véritables de l’auteur, mais elles font sortir leurs ambiguïtés. Et pour ce qui est de trouver dans ces ambiguïtés mêmes ce qui déconstruit l’ouvrage de l’intérieur, il ne s’agit pas
subjectiviste et irrationaliste, qui promeut des hantises personnelles au rang de vérités ontologiques. C’est l’essor de la phénoménologie qui est visé ici, mais cette dénonciation d’une philosophie à la première personne jette surtout les bases du malentendu qui entourera l’existentialisme ». Ibid., p. 6. 5 DERRIDA, J. « «Il faut bien manger» ou le calcul du sujet ». In : _____. Points de suspension. Entretiens. Paris : Galilée, 1992, p. 279. 6 DELEUZE, G. « Simulacre et philosophie antique ». In : _____. Logique du sens. Paris : Minuit, 2012, p. 295.
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d’ignorer ou de réfuter les difficultés qui se présentent, mais de les incorporer, les maintenir présentes à chaque moment de la lecture, comme quelque chose qui nous hante. Parce qu’en effet, comme le dit Jocelyn Benoist concernant la philosophie postcritique heideggérienne de la métaphysique : « il est difficile de raisonner comme si un certain nombre de ruptures n’avaient pas eu lieu »7. Le retour à L’Être et le Néant trouve donc son origine dans cette tension dans la relation de Sartre contre lui-même. Si l’œuvre est encore vivante, on peut faire quelque chose avec ce qui a en a été fait ; elle peut nous dire encore des choses différemment, ou redire ce qui a besoin d’être renforcé, accentué, ou dire ce qui n’a pas été dit et qui ne se trouve pas explicité. Pour cela, il nous faut avoir en contrepartie une critique forte, bien articulée et élaborée, comme celle de Merleau-Ponty. Il est possible de trouver dans quelques-uns de ses textes des points fondamentaux qui nous serviront de base pour notre relecture de L’Être et le Néant. Ce choix tient aussi à la volonté de délimiter un champ de problèmes, vu que le travail d’énumération des critiques qui composent cette vision dominante serait interminable, de même qu’identifier les lectures qui lui échappent, de sorte que l’on n’a pas l’intention de réaliser une grande réponse à un tel inventaire. Certains points de quelques textes de Merleau-Ponty mettent déjà en évidence des difficultés essentielles de la philosophie de Sartre, de telle façon que cette sélection permet bien le développement de nos arguments principaux. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas non plus d’une étude minutieuse de la critique merleau-pontyenne de Sartre, mais plutôt d’une investigation qui prend comme point de départ ces bases pour dépasser enfin la signature trop définitive que la plume de Merleau-Ponty a assigné à la lecture de Sartre : « positiviste », « dualiste », « solipsiste », « pensée de survol », « folie de la vision », « idéaliste », « ambivalente », qui rend impossible l’ouverture à l’être et à l’autre (Le Visible et l’Invisible), « terroriste » et « violente » (Sartre et l’ultra-bolchevisme). Il ne s’agit pas ici donc d’une simple « réponse » aux attaques – ce qui nous obligerait à les énumérer et les réfuter une par une –, ni de prouver, comme disait Simone de Beauvoir, qu’une telle lecture consiste en un pseudo-sartrisme8. Notre but est de remettre en question certains principes de la critique merleau-pontyenne afin de
BENOIST, J. L’idée de phénoménologie. Paris : Beauchesne, 2001, p. 12. BEAUVOIR, S. de. « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme ». In : _____. Privilèges. Paris : Gallimard, 1955. 7 8
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développer un regard latéral sur L’Être et le Néant, pour contester une lecture manifestement trop unilatérale. Nous entendons « contester » dans le double sens de prouver contre (s’opposer) et de prouver avec (discuter). Nous disons que MerleauPonty a tort dans certaines de ses argumentations, mais dès qu’on les déplace pour penser d’autres aspects de l’ontologie sartrienne – ce qui consiste, en réalité, à retracer un mouvement propre – elles nous aident à remettre en question les problèmes, ce qui rend possible cette nouvelle lecture. Ainsi, contester au sens de maintenir cette complexité signifie ici développer ce travail à deux niveaux : après avoir examiné les problèmes principaux qui guident notre recherche (Première Partie), le premier niveau de contestation (Deuxième partie) prétend montrer que certains des arguments de la critique de Merleau-Ponty ne s’appliquent pas à L’Être et le Néant, parce que l’auteur néglige les changements de la philosophie sartrienne à la fin des années 1930, concernant la temporalité et la facticité. Toutefois, malgré cette négligence, la critique développée plus tard, et surtout dans Le Visible et l’Invisible, pointe vers une séparation radicale entre être et néant, subjectivité et objectivité, que les premières argumentations ne peuvent pas proprement résoudre. C’est de là que vient la nécessité du deuxième niveau de contestation (Troisième Partie), qui consiste à soulever dans l’ontologie sartrienne une couche non thématisée par Sartre lui-même mais qui peut seule fournir les ressources pour répondre aux problèmes jusque-là indépassables. Cette couche implicite, c’est la spectralité, base sur laquelle on comprendra les thèmes de son ontologie selon la perspective d’une hantologie. Nous croyons que c’est seulement par là qu’il est possible de surmonter les impasses du dualisme radical non plus entre le pour-soi et l’en-soi, mais entre être et néant, objectivité et subjectivité. Cela étant dit, il nous faut limiter la mesure dans laquelle ce travail s’inspire du mouvement philosophique de Jacques Derrida, auteur du terme hantologie. Ce néologisme, que l’on trouve dans Spectres de Marx, donne la direction d’une logique de la hantise « plus ample » et « plus puissante » qu’une ontologie. L’hantologie, dit Derrida, est une « catégorie que nous tiendrons pour irréductible, et d’abord à tout ce qu’elle rend possible, l’ontologie, la théologie, l’onto-théologie positive ou négative »9. L’inspiration vient de Marx et Engels : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme ». Cette phrase qui initie le Manifeste 9 DERRIDA, J. Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale. Paris : Galilée, 1993, p. 89.
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du parti communiste conduit Derrida à une réflexion sur une hantise historique, qui marque l’existence même de l’Europe à travers l’expérience du spectre. Dans ce contexte, il est facile d’observer que le concept derridien d’hantologie se trouve assez loin de l’univers d’une ontologie phénoménologique comme celle de L’Être et le Néant. Dans cet ouvrage, ce qu’on peut identifier comme hantise ne se trouve pas lié aux questionnements soulevés par Derrida : Sartre ne pense pas à ce moment-là dans un cadre historique, et il n’admet aucune « dimension d’irrégionalité » comme le souligne Giovannangeli10 – dimension qui, associée au noème husserlien, est précisément par sa nature irréelle le signe d’un idéalisme que Sartre désire surmonter. Si toutefois nous nous approprions tout de même le terme derridien, c’est en raison de l’omniprésence opérationnelle de la hantise dans l’économie du tout de l’ontologie sartrienne. Giovannangeli est conscient de cette omniprésence en nous attirant l’attention sur le fait que « le terme hanter traverse L’Être et le Néant »11. Cependant, à ses yeux cela ne veut pas dire que l’on doit le surestimer, vu qu’il signifie seulement « l’insistance d’un contenu intentionnel passé ou à venir », même si Sartre esquisse une « phénoménologie de la hantise » dans ses analyses sur la possession. Néanmoins, la hantise nous apparaît comme une clé de lecture fondamentale de l’ontologie de L’Être et le Néant dans la mesure où elle compose majoritairement les divers développements théoriques qui portent sur le rapport entre être et néant et sur l’être-dans-le-monde du pour-soi, dès lors que « être-dans-le-monde, c’est hanter le monde »12. Ainsi, nous croyons que l’omniprésence du verbe hanter – comme l’a bien observé Giovannangeli – atteste de l’importance d’un concept qui, même s’il n’a pas été thématisé par Sartre lui-même, est tout à fait opérationnel et fondamental pour la compréhension de son ontologie. C’est dans ce sens que nous nous approprions le terme d’hantologie : nous utilisons le terme créé par Derrida mais pas dans le sens derridien ou, du moins, sans compromis visant à établir une affinité entre ce concept chez son auteur et l’ontologie de Sartre. Un tel compromis serait à plusieurs titre une compromission, et la recherche d’une telle affinité serait, comme l’avait remarqué Giovannangeli, problématique dès son origine.
10 GIOVANNANGELI, D. Le Retard de la conscience : Husserl, Sartre, Derrida. Bruxelles : Ousia, 2001. 11 Ibid., p. 106. 12 EN, p. 284.
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Cependant, le fait de ne pas adopter la perspective derridienne de l’hantologie ne nous empêche pas de trouver, dans quelques brefs passages de Spectres de Marx, une inspiration pour penser le mode d’être de la spectralité chez Sartre. Le spectre, dit Derrida, « est une incorporation paradoxale, le devenir-corps, une certaine forme phénoménale et charnelle de l’esprit. Il devient plutôt quelque “chose” qu’il reste difficile de nommer : ni âme ni corps, et l’une et l’autre »13. Il s’agit donc d’un mode moyen entre deux termes, qui se donne dans une dimension d’indiscernabilité, qui ne peut pas être comprise dans un cadre dualiste. Ce mode du spectre, entrevue dans le panorama de la déconstruction derridienne, est le mode d’une incorporation paradoxale de quelque chose qui ne peut pas être identifié, et c’est en ce sens qu’il s’agit d’un « non-objet, ce présent non présent, cet être-là d’un absent ou d’un disparu » ; un nonobjet, explique Dirce Solis, « vu qu’on ne peut pas le toucher ou le sentir physiquement. Néanmoins, il est possible de ressentir sa présence. On sait qu’il est là »14. Cette possibilité ouverte par Derrida de penser hors du cadre des logiques binaires classiques est un point d’inspiration important de notre lecture de L’Être et le Néant. Nous tirons trois idées de l’influence derridienne : 1) il est possible de trouver dans les textes euxmêmes des éléments interdisant leur lecture univoque ; 2) ces éléments sont notamment des modes moyens présents dans la pensée de Sartre permettant un bouger de ses logiques duales ; 3) le mode moyen principal est la spectralité, permettant de parler d’une hantologie (et il s’agit là plutôt d’une appropriation que d’une inspiration). On s’approprie le terme hantologie afin de mettre en évidence le rôle fondamental de la hantise dans L’Être et le Néant. Notre thèse est que dans cette ontologie, il n’est pas possible de penser que le néant que ne soit pas hanté par l’être et que l’être que ne soit pas hanté par le néant. La hantise est donc une voie à double sens ; et la spectralité doit être cette voie « moyenne », permettant de considérer l’être et le néant dans leur spécificité, dans leur indissociabilité, et dans leur simultanéité. C’est par là que l’on peut trouver une réponse implicite de la part de Sartre aux problèmes soulevés par Merleau-Ponty (indépassabilité du dualisme entre être et néant ; transparence appauvrissante de la conscience ; absence de racine à la liberté ; absence de passivité dans l’existence ; absence de DERRIDA, J. Spectres de Marx, p. 25. « já que não se pode tocá-lo ou senti-lo fisicamente. Porém, é possível sentir sua presença. Sabemos que ele está lá ». SOLIS, D. Derrida e a demarcação dos espectros. Présentation au I Congresso Internacional de Filosofia e Saúde, 2012, p. 2. (traduction libre) 13 14
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dialectique opérante dans la pensée de Sartre). C’est par la perspective de l’hantologie que nous pouvons nous confronter aux problèmes soulevés par Merleau-Ponty et aussi effectuer une lecture de l’ontologie sartrienne rétablie dans toute sa richesse, révélant une multiplicité de modes d’être singuliers qui se donnent au-delà des restrictions rigides d’un dualisme stricte entre pour-soi et en-soi, être et néant, subjectivité et objectivité, translucidité et opacité.
PREMIÈRE PARTIE
ONTOLOGIE ET NÉGATIVITÉ : Formulations des problèmes
CHAPITRE I
L’APORIE DU DUALISME §1. POUR-SOI ET EN-SOI : UN VÉRITABLE DUALISME ? Les doctrines contemporaines répètent volontiers que l’homme se définit (si tant est que l’idée de définition lui soit applicable) par l’être-dans-lemonde. Mais cette thèse requiert de toute évidence que l’on conçoive l’existence même de l’homme hors de l’alternative du Pour-soi et de l’En-soi. S’il est chose ou conscience pure, l’homme cesse d’être au monde. De Waelhens, Une philosophie de l’ambiguïté
Le problème du dualisme hante L’Être et le Néant. Ses toutes premières lignes affirment que la pensée moderne a réalisé un véritable progrès qui aurait permis la suppression d’un certain nombre de dualismes classiques pour présenter ensuite une division des modes d’être, considérée depuis par la plupart des critiques comme la base d’un nouveau dualisme, cette fois-ci sartrien : à savoir la scission entre les régions ontologiques du pour-soi et de l’en-soi. Ce couple est souvent compris comme étant la version sartrienne de la dichotomie sujet-objet1. Dans l’introduction de L’Être et le Néant, Sartre définit ces régions ontologiques principales à travers les analyses du cogito préréflexif et de l’être en-soi des phénomènes, qui correspondent simplement aux modes d’être du pour-soi et de l’en-soi. Dans les termes de Sartre, ces régions sont conçues à partir de la division du « concept d’être » en « deux régions d’être absolument tranchées » et « incommunicables », même s’il envisage qu’elles « puissent être placées sous la même rubrique »2, sans pourtant que nous soit expliqué ce qu’il entend par là. Il nous dit seulement que « nous ne pourrons véritablement saisir le sens de l’un ou de l’autre que lorsque 1 Ainsi, Alain Badiou écrit : « la conscience et son objet, l’idéation et l’idéat, le pôle noétique et le pôle noématique, ou, dans la variante sartrienne, le pour-soi et l’ensoi ». BADIOU, A. Deleuze. « La clameur de l’Etre ». Paris : Hachette, 1997, p. 35. 2 EN, p. 30.
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nous pourrons établir leurs véritables rapports avec la notion de l’être en général, et les relations qui les unissent »3. Toujours dans l’introduction, Sartre semble à la fois renforcer et craindre le dualisme entre le pour-soi et l’en-soi. Il le renforce, lorsqu’il dit que le pour-soi est « radicalement autre » que l’en-soi, qui lui est « opposé »4; et qu’il la craint, on le voit quand il dit qu’« il semble que nous nous soyons fermé toutes les portes et que nous nous soyons condamnés à regarder l’être transcendant et la conscience comme deux totalités closes et sans communication possible »5. Cependant, et malgré cette précaution, il est frappant de retrouver à nouveau ce problème dans la conclusion de l’ouvrage : Mais après description de l’en-soi et du pour-soi, il nous avait paru difficile d’établir un lien entre eux et nous avions craint de tomber dans un dualisme insurmontable. […] Nous nous sommes demandé alors si la découverte de ces deux types d’être n’aboutissait pas à établir un hiatus scindant l’Être, comme catégorie générale appartenant à tous les existants, en deux régions incommunicables et dans chacune desquelles la notion d’Être devait être prise dans une acception originale et singulière6.
Il s’agit ainsi d’une question qui traverse L’Être et le Néant, en posant un problème auquel Sartre est attentif sans forcément parvenir à le résoudre. Mais qu’est-ce qu’un dualisme ? Gilles Deleuze indique que la notion de dualisme a en général au moins trois sens différents : « tantôt il s’agit d’un véritable dualisme qui marque une différence irréductible entre deux substances, comme chez Descartes, ou entre deux facultés, comme chez Kant ; tantôt il s’agit d’une étape provisoire qui se dépasse vers un monisme, comme chez Spinoza, ou chez Bergson ; tantôt il s’agit d’une répartition préparatoire qui opère au sein d’un pluralisme. C’est le cas de Foucault »7. On sait que Sartre considérait ses analyses introductives comme provisoires, superficielles et incomplètes8, notamment parce que, selon ses propres termes, elles sont réalisées par le biais d’une « mauvaise perspective »9. Cela signifie-t-il néanmoins que le dualisme établi dans l’introduction est par la suite abandonné, complexifié, dépassé ? Cette scission initiale
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Ibid. Ibid. Ibid. EN, p. 665. DELEUZE, G. Foucault. Paris : Minuit, 2004, p. 89. EN, p. 33. EN, p. 37.
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est-elle une étape provisoire vers un monisme ou une opposition qui opère au sein d’une pluralité, comme c’est le cas chez Foucault selon Deleuze ? C’est sans doute Merleau-Ponty qui a le mieux mis en évidence l’aspect dualiste de l’ontologie sartrienne, faisant en même temps de cette critique un point d’opposition important pour la création de sa propre philosophie. En 1945, deux ans après la parution de L’Être et le Néant, Merleau-Ponty soulignait déjà, dans « La querelle de l’existentialisme », que « le livre [L’Être et le Néant] reste trop antithétique »10. Ce point critique est la clé de son opposition à la philosophie sartrienne, encore relativement discrète dans La Phénoménologie de la perception et sa critique adressée à une « liberté sans racines », puis plus directe et combative dans Les Aventures de la dialectique avec l’examen d’une théorie de l’action pure, pour aboutir finalement à une version plus raffinée et élaborée de sa critique du dualisme sartrien dans le Le Visible et l’Invisible. En somme, il s’agirait pour Merleau-Ponty d’un véritable dualisme, selon les définitions de Deleuze, qui compromet toute la lecture de L’Être et le Néant, même si Sartre a qualifié ses analyses introductives de « provisoires ». Il existe pour Merleau-Ponty une séparation radicale entre être et néant (correspondant respectivement selon lui à pour-soi et en-soi), qui fait que les termes entretiennent un rapport de contradiction logique de telle sorte qu’aucun des deux terme ne « passe » pas dans l’autre, diraiton dans un langage hégélien. Cela permet à l’auteur du Visible et l’Invisible d’affirmer qu’une telle base dualiste nuit à tout le développement postérieur de l’ouvrage, dans la mesure où « d’un bout à l’autre du livre, on parle du même néant et du même être »11. Si tout se passe effectivement de cette manière, il semblerait que même si Sartre a bien défini l’aspect provisoire de ces analyses introductives, son dualisme initial ne se dépasserait ni vers un monisme, ni vers un pluralisme, pour suivre la typologie deuleuzienne. Concernant l’ouvrage comme un tout, Philippe Cabestan pense aussi y voir une rigidité qui compromet d’une certaine manière son développement, même si dans ce cas il s’agit particulièrement de l’en-soi : L’introduction de L’être et le néant, à partir de la compréhension préontologique de l’être du phénomène, en établit trois caractéristiques : l’être est en-soi, l’être est ce qu’il est, l’être en-soi est. Ajoutons tout de suite que sur ce point nous n’en saurons pas plus car, bien que présenté comme 10 11
QE, p. 125. VI, p. 98.
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provisoire, cet examen de l’être du phénomène est d’une certaine manière définitif, et L’être et le néant n’ajoutera aucune détermination nouvelle au cours de quelque six cent cinquante pages qui suivent l’introduction. En revanche, l’élucidation du sens de l’être de la conscience, et telle est manifestement l’ambition première de L’être et le néant, est menée de manière beaucoup plus approfondie12.
Cependant, le mode d’être de la région ontologique que Sartre nomme « en-soi » est loin d’être évident. Pour Claude Romano, il est « mal défini »13, de même qu’il demeure « étrange » pour Gerd Bornheim14. On verra ensuite plus en détail ce que la définition de l’en-soi peut avoir de problématique15. Dans ce qui relève encore de la méthode de lecture de L’Être et le Néant centrée sur le dualisme défini dans l’introduction, Mikel Dufrenne fait une remarque importante. À son avis, étant donné le fait que Sartre commence, de même que Descartes, par un dualisme, on a tendance à en faire une lecture qui le réduit avec excès à ce point de départ : « On veut trop souvent enfermer Sartre dans les premiers chapitres de L’Être et le Néant et l’on oublie qu’à sa façon, il suit un “nexus rationum” »16. Suivant l’ordre des raisons, Dufrenne a pu déceler des nuances non présentes dans l’introduction, telle que la « solidarité » entre les modes d’être de l’en-soi et du pour-soi dans la mesure où « l’ensoi d’une part porte le pour-soi dans sa facticité, et d’autre part ne peut devenir monde que par la conscience qui le reflète, et dont tout l’être est de le refléter »17. Il conclut néanmoins que Sartre demeure dualiste dans la mesure où il n’a pas réussi à établir de dialectique (point qui le rapproche, quoique par une voie différente, de l’une des critiques de Merleau-Ponty). Dès lors que, pour Sartre, le pour-soi est désir d’être en-soi et que dans ce désir même il échoue – étant donné que cette synthèse est toujours impossible – sa philosophie est l’histoire même de cet échec. Une histoire qui ne correspond pas à une dialectique, qui impliquerait le dépassement effectif du moment de la négation. « Ainsi
12 CABESTAN, P. Sartre et la différence ontologique. Alter : Sartre phénoménologue. Dijon, n.10, pp. 65-90, 2002, p. 76. (nous soulignons) 13 ROMANO, C. « L’ontologie sartrienne : réflexions sur son archè et son télos ». In : TAMBOURGI-HATEM, N. (Org) Sartre sans frontières. Beyrouth : Université SaintJoseph, 2007, p. 16. 14 BORNHEIM, G. Sartre. « Metafísica e existencialismo ». São Paulo : Perspectiva, 2000, p. 36. 15 Voir Chapitre I, Première Partie §2, Le problème de l’en-soi. 16 DUFRENNE, M. Jalons. The Hague : Martinus Nijhoff, 1966, p. 171. 17 Ibid., p. 76.
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admettre une ontologie dualiste – et c’est toute la différence de Sartre à Hegel; c’est refuser la dialectique », conclut Dufrenne18. Le problème consistant à restreindre la lecture de L’Être et le Néant à ses premiers chapitres a également été soulevé par Benoist dans son cours sur L’Être et le Néant à La Sorbonne en 201419. Sa lecture procède à une division entre la première moitié du livre, où l’on trouve selon lui un pour-soi solipsiste – ce qui caractérise « le triomphe de l’ipséité » –, et la rencontre avec autrui à partir de la deuxième moitié. Cette clé de lecture est basée sur une distinction entre l’ontologie et la métaphysique établie par Sartre lui-même dans un sens très proche de celle que définit Levinas dans Totalité et infini20. Benoist montre comment cette distinction traverse L’Être et le Néant en soutenant entièrement l’économie du texte. Dans la conclusion de l’ouvrage, Sartre explique cette division en disant que les questions telles que « pour quoi un pour-soi surgit-il ? » ou « pourquoi le pour-soi surgit-il à partir de l’être » sont de l’ordre de la métaphysique, tandis qu’à l’ontologie échoit seulement le rôle de décrire les modes d’être21. Dans ce contexte, l’ontologie n’opère que sur le plan du « tout se passe comme si… », alors que la métaphysique relève de l’événement, de ce qui peut ou pas arriver au pour-soi, comme le fait même de surgir22. Sur la base de cette perspective sartrienne, Benoist cherche justement à démontrer l’importance de la deuxième partie de L’Être et le Néant – celle précisément dont on peut déplorer l’éclipse par les premiers chapitres – d’autant que l’ontologie de ces derniers est condamnée au solipsisme, comme veut précisément le montrer Benoist en opposant les deux moitiés du livre. Le point de rupture décisif est l’événement métaphysique du surgissement d’autrui : c’est un événement métaphysique, parce que sur le plan ontologique, dans l’analyse du pour-soi et de l’en-soi, rien ne le sollicitait. L’autre est précisément l’élément qui vient perturber ce qui a été mis en œuvre auparavant : son 18
Ibid., p. 77. Notes de cours. 20 Cf. EN, pp. 667-668. Selon Benoist, Totalité et infini cherche à s’opposer aux thèses de L’Être et le Néant. En réalité, Levinas inverse la perspective sartrienne pour montrer que même si Sartre a bien établi la distinction entre ontologie et métaphysique, on ne peut pas commencer par l’ontologie, parce que celle-ci est toujours conditionnée par la métaphysique. Dans ce contexte, cela signifie qu’il n’y a pas de pour-soi sans pourautrui ; le pour-soi est possible comme pour-soi à partir de ce que lui arrive. 21 Pour Dufrenne, Sartre utilise les termes d’ontologie et de métaphysique dans le sens inverse de Kojève : « l’ontologie est une description de l’être et de ses régions, la métaphysique pose l’ultime problème de la possibilité de cet être, tel que l’ontologie l’a révélé ». DUFRENNE, M., Jalons, p. 76, n.1. 22 Cf. EN, p. 669. 19
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surgissement est l’avénement de la métaphysique. En somme, il y a pour Benoist quelque chose qui arrive au pour-soi – le surgissement de l’autre – événement qui le modifie dans son structure ontologique de telle manière qu’il ne peut plus être abstraitement conçu. De façon comparable, Jean Wahl met en avant la partie non-ontologique de L’Être et le Néant (postérieure au premier chapitre) dans la mesure où les concepts introductifs doivent être révisés afin de préserver « tout ce qu’il y a de précieux dans la suite de l’œuvre »23. Au fond, explique Jeanson, « le reproche de M. J. Wahl, bon gré mal gré, équivaut finalement à regretter que Sartre ait adopté la méthode phénoménologique, et ne se soit point contenté d’une philosophie d’emblée existentielle, du type de celle de Kierkegaard, ou de celle de Heidegger dans ce qu’elle a de plus opposé aux perspectives husserliennes »24. Enfin, Hyppolite valorise lui aussi la dernière partie de L’Être et le Néant, et tout particulièrement la partie sur la psychanalyse existentielle qui, à son avis, constitue le véritable but de l’ouvrage de sorte que « l’ontologie qui précède est seulement ce qui rend possible cette psychanalyse »25. * Les différentes méthodes de lectures de L’Être et le Néant indiquent ce que chaque auteur met en avant pour comprendre ce que Sartre propose dans son ontologie et ses conséquences. Pour certains, et nous y souscrivons, une lecture trop centrée sur l’introduction peut mener à sous-estimer la suite, qui pourrait quant à elle revenir sur des positions initialement trop rigides – mais force est d’observer que même pour ceux qui ne cherchent pas à soulever des conclusions condamnant l’ensemble de l’ouvrage à partir de ses conditions initiales, le dualisme demeure. Quoi qu’il en soit, Sartre, pour avoir établi une division entre les régions ontologiques pour-soi et en-soi, se situe dans le cadre le plus classique des problèmes issus du dualisme, de sorte que son ontologie demeure aporétique – voir solipsiste, comme le souligne Benoist. Néanmoins, à l’inverse d’une ontologie solipsiste, Sartre souhaitait présenter un mode d’être du sujet qui soit un être-dans-le-monde26, notion grâce à laquelle 23 WAHL, J. 1946, apud JEANSON, F. Le problème moral et la pensée de Sartre. Paris : Seuil, 1965, pp. 142-143. 24 JEANSON, F. Ibid., p. 143. 25 HYPPOLITE, J. « La psychanalyse existentielle chez Jean-Paul Sartre ». In : _____. Figures de la pensée philosophique II. Paris : PUF, 1971, p. 781. 26 « Être-dans-le-monde » est une traduction littérale de l’« In-der-Welt-sein » de Heidegger. La traduction la plus répandue de ce terme reste pourtant celle de Roger
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il ne serait plus possible de concevoir, sinon abstraitement, une conscience sans monde ou un monde sans conscience. Il n’est pas suffisant d’établir un « lien » entre les termes sujet et monde s’ils sont d’abord donnés comme isolés et inconciliables. De même, s’il s’agit d’un vrai dualisme, cela implique, selon la logique classique, deux termes d’une opposition binaire qui ne peuvent pas exister en même temps. Il s’agit là du principe de non-contradiction tel qu’on le découvre dans Métaphysique d’Aristote : Il y a, dans les êtres, un principe au sujet duquel on ne peut pas se tromper, mais dont, au contraire, on doit toujours reconnaître la vérité : c’est qu’il n’est pas possible que la même chose, en un seul et même temps, soit et ne soit pas, et il en est de même pour tout autre couple semblable d’opposés27.
Selon ce principe, valide pour toutes les oppositions binaires, une chose existe s’il n’y a pas de contradiction entre les termes. Autrement dit, il est nécessaire qu’il y ait de l’être ou du non-être dans la mesure où ne peuvent coexister être et non-être dans la même chose en même temps. En relation avec ce principe, le principe du tiers exclu, selon lequel « … il est impossible […] que les contraires coexistent dans un sujet, à moins qu’ils ne soient affirmés, l’un et l’autre, d’une certaine manière, ou encore que l’un ne soit affirmé d’une certaine manière, et l’autre, absolument »28. Par conséquent, la logique dualiste la plus classique présuppose qu’il n’existe que des oppositions binaires et, de surcroît, qu’il n’y a pas de terme intermédiaire, d’entre, un quelque chose qui ne soit ni l’un ni l’autre des termes considérés. Cela signifie que si Sartre établit en effet un dualisme classique entre le pour-soi et l’en-soi, il faut en conclure qu’il demeure en fin de compte prisonnier des problèmes les plus traditionnels de la philosophie par rapport au dualisme. Et cela parce que : 1) Sartre présuppose une séparation radicale entre le pour-soi et l’en-soi, séparation qui empêche qu’être et néant pussent coexister dans le même mode d’être ; 2) tout ce qui ne peut pas être strictement considéré comme Munier en 1957 : être-au-monde. DE COOREBYTER, V. Notes, pp. 172-173, n.6. Cette traduction est plus fidèle à la distinction entre le « sens verbal d’être dans (sein in) et le sens proprement ontologique d’être-à… (in-sein) », explique Emmanuel Martineau, un des traducteurs de Être et Temps. (In : HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 63, n.*). Nous utiliserons toutefois la traduction de Sartre – « être-dans-le-monde » – dans le souci de maintenir un rapport plus étroit avec son texte, même si nous préférons « être-au-monde » à celle-là, traduction plus adéquate au sens non spatial que le « dans ». 27 ARISTOTE. Métaphysique. Paris : Vrin, 2000. K 5, 1061 b 33-1062 a1. (p. 594, Tome II, trad. J. Tricot) 28 Ibid., Paris : Vrin, 2003. Γ 7, 1011 b 23-25 (Tome I, p. 234 , trad. J. Tricot).
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étant de l’ordre du pour-soi ou de l’en-soi est irréel, ou pas tout à fait réel, dans la mesure où des modes intermédiaires ne peuvent exister. C’est en ce sens que l’on peut entendre l’affirmation d’Alphonse de Waelhens que nous citons plus haut sur l’impossibilité de penser une notion d’être-au-monde à partir de la dichotomie pour-soi/en-soi. Une fois pensée une « conscience pure », Sartre ne pourra jamais unir ultérieurement ce qui a été dès le début posé comme séparé. De même que, comme le dit Bornheim, si le cogito est le point de départ « il est fatal qu’on vienne emprunter un statut ontologique au dualisme entre monde intérieur et monde extérieur »29 ; tout comme il n’y aura aucun lien entre le royaume des choses et le royaume humain30. Bref, le dualisme entre le pour-soi et l’en-soi serait un véritable dualisme, comme le disait Deleuze, au sens de deux substances distinctes desquelles se trouvent exclus des modes intermédiaires ou la possibilité de coexistence entre les termes, ou même ce qui n’est ni mode intermédiaire ni coexistence. On reste donc à cet égard avec la question suivante : ce « véritable dualisme » serait-il finalement le destin de toute l’ontologie sartrienne ? Ou bien y a-t-il toujours des aspects à éclairer qui confèreraient un autre sens au dualisme provisoire ? Serait-il possible que soit ainsi dévoilée une région ontologique qui échappe à la restriction logique « dogmatique », une pluralité, un entre, un ni… ni… (double exclusion), un et… et… (participation)31, dépassant l’aporie dualiste ? §2. LA TRANSPHÉNOMÉNALITÉ DES TERMES COMME DÉPASSEMENT DE L’ALTERNATIVE ENTRE IDÉALISME ET RÉALISME
On peut considérer que les descriptions de l’introduction à L’Être et le Néant, notamment celles qui portent sur le mode d’être du pour-soi, donnent une méthode de lecture pour l’œuvre. L’introduction veut essentiellement délimiter la « transphénoménalité » des deux modes d’être, ce qui signifie qu’aucun des deux ne peut être réduit au phénoménal, i.e. limité à l’apparaître. En s’appuyant sur cette idée, Sartre prétend dépasser 29 “é fatal que se venha a emprestar um estatuto ontológico ao dualismo entre mundo interior e mundo exterior” BORNHEIM, G. Sartre, p. 18. (traduction libre) 30 Ibid., p. 37. 31 DERRIDA, J, Khôra. Paris : Éditions Galilée, 1993, p. 19. La Khôra n’est « ni sensible, ni intelligible, ni métaphore, ni désignation littérale, ni ceci, ni cela, et ceci et cela, participant et ne participant pas aux deux termes d’un couple » Ibid., p. 3.
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les problèmes d’un autre « dualisme », cette fois-ci entre l’idéalisme et le réalisme. Dès le début de son itinéraire philosophique, notamment dans le texte « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Sartre se présente comme un critique de l’idéalisme. Il s’oppose à l’idée d’un « Esprit-Araignée » qui « attirait les choses dans sa toile, les couvrait d’une bave blanche et lentement les déglutissait, les réduisait à sa propre substance »32. Par le biais de cette critique d’une telle « philosophie alimentaire », Sartre prétend dépasser – en même temps qu’un groupe de jeunes philosophes – les principes d’une philosophie française vieillie33, qui associait l’idée de connaissance à « [l’]assimilation, [l’]unification, [l’]identification »34, en réduisant la réalité du monde aux contenus présents dans l’intériorité « gastrique » de la conscience. Pour Sartre, l’idée novatrice qui permet de revenir sur les prémisses de l’idéalisme correspond justement au concept d’intentionnalité issu de la phénoménologie de Husserl. Dans ce contexte, ce concept est interprété comme un pur mouvement vers le « dehors » – « la conscience n’a pas de “dedans” » – comme une sorte d’« éclatement » qui consiste en un « refus d’être substance »35. Toutefois, l’auteur n’explicite pas clairement les caractéristiques de ce « dehors », de même qu’il ne fait pas non plus de description phénoménologique de la chose même, « en chair et en os », point de départ fondamental de la phénoménologie husserlienne. Sartre dit seulement que la conscience et le monde surgissent simultanément et que le monde apparaît avec ses significations objectives36. L’absence de questionnement sur la nature de ce « dehors » est le point de rupture critique sur lesquel porte l’attaque de certains phénoménologues contre Sartre. Levinas, par exemple, croit y voir un dualisme basé sur un réalisme naïf, comme l’explique De Coorebyter : en traitant la conscience et son objet comme deux entités distinctes dont l’une s’éclate vers l’autre afin d’assurer leur mise en relation, Sartre participe de l’attitude naturelle pour laquelle le monde est toujours déjà donné dans son objectivité, offert au regard d’une conscience qui se contentera de
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S. I., p. 29. CDG, p. 469. Pour un bon panorama des cibles directes de cette critique, voir : DE COOREBYTER, V. introduction. In : SARTRE, J-P. La Transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques. Paris : Vrin, 2003. (TE, pp. 8-19). 34 S. I., p. 29. 35 S. I., p. 30. 36 Ibid. 33
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le viser dans l’illusion de le saisir tel qu’il est où il est, selon l’immédiateté perceptive la plus naïve37.
Ce problème relève du fait que Sartre ignore la théorie des esquisses (Abschattungslehre) et de la temporalité de Husserl38, de sorte qu’il ne développe ou ne fait pas mention des multiples analyses intentionnelles et de leurs spécificités. L’emploi qu’il fait du concept d’intentionnalité est donc, selon De Coorebyter, l’appropriation « d’un résultat comme d’un point de départ »39 de sorte que « sa phénoménologie se résout en empirisme »40. On peut dire que c’est aussi dans ce sens que Gadamer s’interroge, à propos de la perception : « Sartre a compris ce que Husserl voulait dire quand il posait la question : qu’est-ce qu’un objet de perception ? »41. La question du dualisme dans l’introduction de L’Être et le Néant contient encore les traces de certains présupposés présents dans l’article sur l’intentionnalité, même si on sait que l’auteur a approfondi sa lecture de la philosophie husserlienne au long de la période qui sépare les deux textes, comme le montre bien L’Imaginaire. L’introduction cherche à fournir les bases pour une ontologie qui permettrait de surmonter et l’idéalisme et le réalisme à travers une phénoménologie d’inspiration husserlienne. Mais le processus est désormais mené via une critique de Husserl lui-même, dont la philosophie est maintenant considérée comme idéaliste. Dans ce deuxième temps, Sartre n’ignore plus la théorie des esquisses de Husserl, il la critique en lui reprochant de proposer un nouveau dualisme entre le fini et l’infini. Il reconnaît cependant que la 37 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie. Autour de « L’intentionnalité » et de « La Transcendance de l’Ego ». Bruxelles : Ousia, 2000, p. 31. 38 Sartre fait une brève allusion à cette temporalité, sans pourtant développer les conséquences, dans La Transcendance de l’Ego : « Husserl insiste sur le fait que la certitude de l’acte réflexif vient de ce qu’on y saisit la conscience sans facettes, sans profils, tout entière (sans « Abschattungen »). C’est évident. Au contraire l’objet spatio-temporel se livre toujours à travers une infinité d’aspects et il n’est au fond que l’unité idéale de cette infinité. » TE, p. 102. 39 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 32. 40 Ibid., p. 33. En réalité, pour De Coorebyter, le fait que Sartre mette en question dans L’Être et le Néant justement les thèmes négligés dans le texte sur l’intentionnalité montre plutôt qu’il les refuse au lieu de les ignorer, car d’une certaine manière ces thèmes – « la réduction phénoménologique et l’analyse constituante, l’animation de la hylé par une visée noématique en quête de remplissement, l’attention portée aux modes spécifiques d’implication intentionnelle qui permettent au sujet d’imposer différents sens à une même matière [etc.] » – font référence à une philosophie de l’immanence qu’il prétend abolir (Ibid., p. 51). 41 GADAMER, H-G. « L’être et le néant de Jean-Paul Sartre ». In : _____. L’Herméneutique en rétrospective. Parties I&II. Paris : Vrin, 2005, p. 150. (Trad. J. Grondin)
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phénoménologie de Husserl, avec l’identification de l’être à l’apparaître, a permis de surmonter les dualismes les plus classiques de la philosophie moderne, à savoir la division entre apparence et essence, être et apparaître, intérieur et extérieur, puissance et acte42. À vrai dire, l’analyse très sommaire que fait Sartre de la théorie des esquisses finit par obscurcir la compréhension de son argument quant au dualisme résiduel de Husserl. Quoi qu’il en soit, son but principal est de montrer que la théorie des phénomènes en remplaçant « la réalité de la chose par l’objectivité du phénomène »43 fonde cette objectivité par un recours à l’infini, à savoir dans l’infinité d’apparitions des esquisses. Pour que quelque chose puisse être saisi comme transcendant, il faut que le sujet de la perception dépasse le profil et saisisse la raison de la série – l’essence – ; mais les apparitions sont infinies dans la mesure où l’objet doit être toujours dépassé par le sujet vers l’essence. De plus ce sujet lui-même, n’étant pas un sujet statique, est continûment en train de saisir de nouveaux profils qui seront aussi dépassés. L’apparition finie est donc dépassée par le sujet en direction d’une infinité d’apparitions, de sorte que le dualisme fini/infini remplace, pour Sartre, le dualisme être/apparaître. Par conséquent, de l’avis de Sartre « l’essence enfin est radicalement coupée de l’apparence individuelle qui la manifeste, puisqu’elle est par principe ce qui doit pouvoir être manifesté par une série de manifestations individuelles »44. À partir de là, l’auteur soulève les problèmes qui motivent sa tâche de formuler le mode d’être de l’en-soi, c’est-à-dire qu’il s’engage dans une opération d’interrogation de l’être sur le sens de « l’être de l’apparition », véritable finalité d’une ontologie phénoménologique. Sartre recherche deux types d’être : l’être de l’existant qui apparaît, et l’être de celui à qui il apparaît. La difficulté, pour surmonter l’alternative entre l’idéalisme et le réalisme, consiste à penser un être qui ne soit plus séparé ou masqué dans son apparaître, tout en cherchant en même temps à garantir que l’être de l’apparaître ne se réduise pas à l’apparition. Autrement dit, l’être du phénomène doit dépasser le phénoménal, si l’on ne veut pas retomber dans la position idéaliste qui présume, comme Berkeley, que « esse est percipi »45. Face à cette difficulté, Sartre propose d’établir une différence conceptuelle entre l’être du phénomène et 42 Geste quelque peu déconstructif – dans le sens derridien. Au moins provisoirement, comme le dit Giovannangeli. GIOVANNANGELI, D. Le Retard de la conscience, p. 114. 43 EN, p. 13. 44 EN, p. 14. 45 EN, p. 16.
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le phénomène d’être. Ce dernier correspond à l’apparition, tandis que le premier relève de l’être de cette apparition, même si les deux termes sont interdépendants, dans la mesure où « nous ne pouvons rien dire sur l’être qu’en consultant ce phénomène d’être »46. Cependant, et bien que l’apparition soit la seule voie possible à l’être du phénomène, nous ne pouvons en conclure ni qu’elle le cache ni que le phénomène est limité aux apparitions, vu que « le phénomène d’être exige la transphénoménalité de l’être »47. En quoi consiste précisément cet être du phénomène ? Serait-il une dimension écartée de son apparaître ? Serait-il le sens de l’apparition ? Dans le but d’expliquer ce que serait l’être du phénomène, Sartre esquisse des définitions « négatives » à partir d’un exemple de l’apparition d’un objet quelconque : son être ne serait pas une qualité de l’objet ni un sens – l’essence de l’objet – ; de même qu’il ne pourrait être défini ni comme présence – car l’absence dévoile aussi l’être – ni comme quelque chose que l’objet possède ou à laquelle il participe. La seule manière positive de définir l’être du phénomène est de dire qu’il est : « car l’objet ne masque pas l’être, mais il ne le dévoile pas non plus »48. Dans un autre texte, cette définition prend la forme d’une condition de dévoilement : « L’être est quelque chose que je ne peux saisir dans son être, sauf comme phénomène à partir de l’objet qui est présenté. L’être est ce qui fait que l’objet paraît »49. Le besoin d’établir une différence entre l’être du phénomène et ses apparitions vient de la tentative de ne pas réduire l’être à la connaissance qu’un sujet peut en avoir. En d’autres termes, dire d’une chose perçue qu’elle ne se réduit pas à la série de ses manifestations c’est dire qu’elle existe indépendamment de la connaissance qu’on en a, et qu’elle ne peut pas être « assimilée » par l’« Esprit-Araignée » de l’idéalisme. À cette époque, le philosophe adresse cette critique à la phénoménologie husserlienne elle-même, en raison de la réduction phénoménologique par Husserl de la réalité à l’irréalité du pôle noématique. En effet, Husserl établit une équivalence entre l’être et la connaissance que Sartre ne peut accepter, parce qu’il s’oppose aux prémisses de l’idéalisme transcendantal avoué dans les Ideen et dont on retrouve l’expression ultime dans les Méditations cartésiennes, où « le monde est non seulement «pour moi», 46 47 48 49
EN, p. 15. EN, p. 16. EN, p. 15. CSCS, p. 145.
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mais tire «de moi» toute sa validité ontologique. Le monde devient «monde-perçu-dans-la-vie-réflexive» »50. En ce sens, Sartre affirme qu’après être sorti du monde par l’épochè phénoménologique, Husserl n’y retourne jamais51. L’idée d’un être transphénoménal du phénomène (c’est-à-dire d’un être qui ne se réduise pas à la série de ses apparitions) est donc présentée comme une alternative aux glissements husserliens dans l’idéalisme et comme une critique à la primauté de la connaissance. Cette même critique s’étend aux modes de conception de la dimension même de la conscience, qui est caractérisée comme une dimension originelle, transphénoménale, qui est la condition de la connaissance. L’opposition à la philosophie de Husserl implique encore une contestation de la possibilité de penser une subjectivité comprise comme sphère immanente qui serait d’une certaine manière hypostasiée. Au lieu de radicaliser le mouvement intentionnel comme transcendance, Husserl préfère, selon Sartre, réduire l’être au « non-être », en faisant de lui un noème irréel, instaurant la réalité (Reel)52 dans la plénitude subjective. En ce sens, Sartre affirme que cette subjectivité « ne saurait sortir de soi pour poser un objet transcendant en lui conférant la plénitude impressionnelle »53, et il ajoute qu’« en fondant la réalité de l’objet sur la plénitude subjective impressionnelle et son objectivité sur le non-être : jamais l’objectif ne sortira du subjectif, ni le transcendant de l’immanence, ni l’être du non-être »54. De la même manière, Renaud Barbaras s’interroge : « On se demande comment un vécu immanent serait en mesure de faire apparaître une transcendance, c’est-à-dire finalement de faire sortir la conscience d’ellemême. N’y a-t-il pas une difficulté à penser comme contenu de conscience l’acte sur lequel repose le rapport de la conscience à son autre ? »55. On voit ici une question commune, qui renvoie à une critique de l’immanentisme de la subjectivité husserlienne qui finit par admettre des « contenus », même si Sartre dirige sa critique vers le noème et Barbaras vers le vécu. Pour ce dernier, Husserl fait du vécu un être positif et ne respecte RICŒUR, P. A l’école de la phénoménologie. Paris : Vrin, 2004, p. 15. CSCS, p. 142. 52 Husserl fait une distinction entre Real ou Realität, qui correspond à la réalité naturelle, mondaine, et Reel, qui relève de la réalité de la sphère immanente des vécus. Cf. HUSSERL, E. Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures. Tome premier : Introduction générale à la phénoménologie pure. Paris : Gallimard, 2013, p. 553. (Trad. P. Ricœur) Désormais Ideen I. 53 EN, p. 27. 54 EN, pp. 27-28. 55 BARBARAS, R. La Perception. Essai sur le sensible. 2ed. Paris : Vrin, 2009, p. 71. 50 51
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pas l’évanescence propre de l’apparaître, ce qui l’amène à intérioriser d’une certaine manière l’empirisme et l’intellectualisme « au sein de la conscience transcendantale sous la forme de la dualité et de l’unité finalement incompréhensible de la matière et de la forme »56. Barbaras considère toutefois que la théorie des esquisses de Husserl, contrairement à ce qu’en retient la critique de Sartre, est justement celle qui légitime la transcendance : Si tant est qu’une chose (un « quelque chose ») est bien une réalité transcendante, autrement dit se distingue de mes vécus, elle ne sera présente comme chose qu’à la condition de ne pas l’être tout entière, de différer une donation adéquate, de résister à l’appropriation. Une chose n’est donnée vraiment, elle-même, qu’en ne l’étant que partiellement puisque le propre de la chose est de s’opposer au regard, de me transcender57.
Sartre ne conçoit pas de la même façon cet aspect de la théorie des esquisses de Husserl. Barbaras met l’accent sur le fait que cette donation par esquisses fait que la chose perçue échappe à la connaissance qu’on peut en avoir, vu qu’elle « excède toute expérience qui peut en être faite, et cet excès est sans mesure, l’écart entre la chose et sa perception singulière ne saurait être réduit »58. Sartre considère quant à lui que la subjectivité husserlienne, comme l’« Esprit-Araignée », transforme la réalité transcendante en des corrélats de conscience qui composent la vie de la subjectivité pure (et qui interdit tout retour à la sphère transcendante). En effet, si l’on s’en tient à l’affirmation suivante de Husserl, le noème est bien pensé comme corrélat inséparable de la conscience, mais il ne peut être considéré comme son contenu immanent réel : Il est clair en même temps que cette distinction [entre l’analyse réelle (reeller) et intentionnelle ; noétique et noématique] nous conduit ipso facto à mettre en lumière celle de deux régions d’êtres radicalement opposées et pourtant rapportées par essence l’une à l’autre. Nous avons souligné plus haut que la conscience en général doit être considérée comme une région originale de l’être. Mais nous avons reconnu ensuite que la description eidétique de la conscience renvoie à celle de ce qui dans la conscience accède à la conscience, que le corrélat de la conscience est inséparable de la conscience, sans pourtant être réellement (reell) contenu en elle. Ainsi le noématique se distingue comme une objectivité qui appartient à la conscience et qui pourtant garde son originalité59.
56 57 58 59
BARBARAS, R. La Perception, p. 58. Ibid. Ibid., p. 64. HUSSERL, E. Ideen I, p. 434. (nous soulignons)
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Le point que Barbaras considère extrêmement important dans la théorie de Husserl n’est pas compris de cette manière par Sartre, puisque ce dernier dénonce le fait que les apparences sont réduites à une « matière impressionnnelle subjective »60, de sorte que si Husserl définit la conscience comme transcendance et fait de l’être « un être perçu », il est « totalement infidèle à son principe »61. Ainsi, dans la mesure où Sartre ne considère pas la théorie des esquisses comme voie de contestation de l’idéalisme et légitimation de la sphère transcendante, il cherche une issue à ses problèmes par le biais de la « transphénoménalité » des modes d’être pour-soi et en-soi. Le pour-soi est alors engagé dans la transcendance, au sens où Sartre cherche par là à échapper à une philosophie husserlienne contemplative, qui présuppose une conception de la conscience comme sphère hypostasiée de la subjectivité. Sartre nomme cet engagement « preuve ontologique », qui consiste en une version particulière du principe d’intentionnalité de la conscience : « La conscience est conscience de quelque chose : cela signifie que la transcendance est structure constitutive de la conscience ; c’est-à-dire que la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle »62. Plus encore, nous dit Sartre, cela signifie que la conscience est une « intuition révélante » de quelque chose qui n’est pas elle, et que cette intuition n’est pas une relation de connaissance, mais d’être. La conscience n’existe que comme révélation de quelque chose en tant qu’elle implique « dans son être un être non conscient et transphénoménal » ; elle n’existe qu’à travers cette intuition révélante de l’être, par une relation que Sartre nommera, comme on le verra, négation interne, de sorte qu’il n’est pas possible de penser une subjectivité hors de cette relation négative. D’un autre côté, l’être à partir duquel la conscience existe comme « intuition révélante » est l’être transphénoménal des phénomènes qui, ne pouvant être immanent à la conscience, doit être lui-même en-soi. Sartre s’éloigne si bien des positions fondamentales de Husserl qu’il en devient leur contrepartie, nous dit Barbaras, vidant la conscience de tout contenu et restituant sa réalité à l’objet : « Ainsi, Sartre oppose le vide de la conscience à la plénitude impressionnelle des vécus, et la densité de l’en-soi au non-être de l’objet. Il attribue à la conscience le manque par lequel Husserl définissait
60 61 62
EN, p. 27 Ibid., p. 28. Ibid.
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l’objet et à l’en-soi la plénitude par laquelle Husserl caractérisait le subjectif »63. Comme on l’a déjà montré, la motivation de Sartre pour son élaboration des notions de l’être du phénomène et du phénomène d’être est d’échapper à l’idéalisme, c’est-à-dire de ne pas rabattre l’existence des choses sur la connaissance qu’on peut en avoir. En même temps, pour ne pas tomber dans une sorte de réalisme naïf et se maintenir encore sur une voie phénoménologique, Sartre établit que l’être des phénomènes, quand bien même il ne vient pas à l’existence à cause de la conscience qui le révèle, est indissociable du phénomène d’être. D’un autre côté, la conscience n’existe qu’à partir de cette révélation. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit originairement connaissance, vu que le rapport mis en évidence par la « preuve ontologique » est un rapport d’être, constitutif du mode d’être même de la conscience et non de son mode de connaître. Le phénomène d’être est le sens de l’être du phénomène, qui est à la fois dévoilé et voilé. Il caractérise la manière d’être de l’être en-soi, qui peut gagner de nouvelles qualifications comme passivité et activité, par exemple. C’est par cette voie finalement que Sartre croit pouvoir surmonter aussi le réalisme, dans la mesure où le phénomène d’être établit un « monisme du phénomène » qui impliquerait aussi bien la dimension de l’en-soi que du pour-soi, et s’opposerait à Husserl (qui l’abîme dans l’immanentisme conscienciel) comme au transcendantisme (qui en ferait une nouvelle sorte d’objet) : ce monisme suffirait à rappeler que l’immanence pure sera toujours barrée par la dimension d’en-soi du phénomène, et la transcendance pure par sa dimension de pour-soi64.
Sartre échapperait ainsi au réalisme naïf en affirmant que la conscience ne saisit que le phénomène d’être, en même temps qu’elle ne peut être déterminée par l’être qui n’est pas elle : « Nous avons établi en effet […] que l’être du phénomène ne pouvait en aucun cas agir sur la conscience. Par là, nous avons écarté une conception réaliste des rapports du phénomène avec la conscience »65. Cependant, dans ce cas, ne demeurerions-nous pas d’une certaine manière dans le cadre du réalisme naïf en considérant qu’il y a un être du phénomène qui dépasse le phénoménal, même si cet être ne se révèle que comme phénomène d’être ? Et 63 BARBARAS, R. « Désir et manque dans L’être et le néant : le désir manqué ». In : _____. (Org.) Sartre : désir et liberté. Paris : PUF, 2005, p. 139. 64 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 273. 65 EN, p. 30.
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malgré l’insistance de Sartre sur le fait que le phénomène d’être ne cache ni ne révèle complètement son être, cette division entre phénomène d’être et être du phénomène n’impliquerait-elle pas une séparation qui brise les principes les plus basiques de la phénoménologie en instaurant finalement un dualisme aussi problématique que celui entre le pour-soi et l’en-soi ?
Le problème de l’en-soi Dans §24 des Ideen, Husserl définit le principe des principes de la phénoménologie en le caractérisant comme un intuitionnisme : toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors66.
L’intuition de la chose même est le principe de la phénoménologie, et sa spécificité réside dans la manière dont la chose « se donne » à une intuition qui est en même temps « donatrice ». Une voie double qui consiste, selon Ricœur67, en une impressionnante tentative de résumer une philosophie de la constitution qui soit encore un intuitionnisme. Il ne s’agit pas, d’après Natalie Depraz, d’une intuition sensible originaire passive et réceptive, mais « cela veut dire que l’intuition husserlienne me donne la chose elle-même, l’atteint et la saisit elle-même, que cette chose soit un objet de la perception ou une essence. L’intuition est ainsi à l’œuvre dans le cas où la visée intentionnelle d’un objet atteint effectivement cet objet »68. Par le principe des principes, Husserl affirme que l’intuition originaire est une « source de droit pour la connaissance » et que la donation de la chose dans l’intuition est une appréhension effective de son être chose dans la mesure où le sens de son apparition constitue sa propre manière d’être. Cette prémisse correspond à l’intentionnalité de la conscience, qui fait que les choses apparaissent « non de manière simplement subjective, mais bien telles qu’elles sont en elles-mêmes »69. HUSSERL, E. Ideen I, p. 78. Id., note de bas de page. 68 DEPRAZ, N. La phénoménologie, une méthode en prise sur l’existence. In : HUSSERL, E. La crise de l’humanité européenne et la philosophie (Krisis). Édition électronique : la Gaya Scienza, 2012, p. 31. 69 Ibid., p. 9. 66 67
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Cela dit, Barbaras souligne à plusieurs reprises que la tâche de la phénoménologie est décrite par Husserl dans la Krisis comme étant justement l’élucidation de « l’a priori de la corrélation », où se trouvent liés de manière essentielle l’étant transcendent et ses modes de donation70. La corrélation signifie que l’apparaître est constitutif et du subjectif et du transcendant, c’est-à-dire que si l’être transcendant était conçu comme quelque chose d’extérieure à ce rapport avec le subjectif, cela impliquerait une transcendance sans apparaître, ce qui est une « contradiction phénoménologique »71. En somme : un étant quelconque ne peut être pensé comme tel que par référence à ses modes de donnée subjectifs, à savoir du point de vue de sa corrélation avec un sujet, ce qui signifie que l’apparaître est une dimension constitutive de l’être. De même, l’être du sujet et donc de l’homme, en lequel cette subjectivité advient, ne peut être pensé indépendamment de son rapport à un étant apparaissant, ce qui revient à dire que la conscience est par essence portée sur le monde, qu’elle est de part en part rapport à lui72.
L’intentionnalité – le mode d’être du pôle subjectif de la corrélation – permet de dépasser, comme le réaffirme Depraz, la position du sujet et de l’objet comme deux pôles indépendants et opposés l’un à l’autre. Nous avons rapporté auparavant que cette impossibilité d’indépendance est radicalisée par Sartre dans sa preuve ontologique. Toutefois, s’il critique l’idéalisme de Husserl, c’est parce qu’il est problématique de limiter la corrélation entre noèse et noème à l’immanence subjective postréduction, étant donné que cette position ne légitimerait pas la transcendance en tant que telle. Comme nous l’avons vu, cette opposition conduit Sartre à élaborer l’idée d’être transphénoménal du phénomène, l’être en-soi. Idée qui peut être envisagée comme extrêmement problématique vis-à-vis des principes de la phénoménologie. De ces analyses du phénomène d’être, de l’être du phénomène et de la preuve ontologique, nous pouvons conclure que l’existence de la conscience dépend de l’être de ce qu’elle vise, quand bien même elle ne s’épuise pas en apparitions ; d’un autre côté, l’être en-soi des phénomènes ne dépend pas de la conscience pour exister – c’est ce que Sartre reproche à l’idéalisme – mais il ne peut apparaître que comme 70 Barbaras cite le passage suivant de la Krisis : « tout étant se tient dans une telle corrélation avec les modes de donnée qui lui appartiennent dans une expérience possible […] et tout étant possède ses modes de validation ainsi que les modes de synthèses qui lui sont propres ». BARBARAS, R. Désir et manque dans L’être et le néant, p. 113. 71 Ibid. 72 BARBARAS, R. La perception, p. 44.
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phénomène pour une conscience. Sartre cherche ainsi à maintenir une corrélation au niveau même de la phénoménalité, mais il finit par assumer un être en-soi qui, d’une certaine façon, échappe à la dimension phénoménale. Une telle dissymétrie fait que Sartre retombe dans une conception phénoménologiquement naïve – telle est la critique de Barbaras –, dans la mesure où il « pose l’en-soi hors de sa phénoménalité et postule donc une sorte d’indépendance de l’en-soi vis-à-vis du poursoi »73, ce qui caractérise une « soumission à l’attitude naturelle, compromettant gravement la démarche phénoménologique »74 . La critique de Barbaras s’étend en réalité jusqu’à la conception du désir en tant que manque – caractéristique du mode d’être de l’être pour-soi – ; mais ce que nous remarquons ici est qu’il y a un problème, non seulement par rapport à la scission entre pour-soi et en-soi, mais surtout entre l’être du phénomène et le phénomène d’être. Car, en admettant un être en-soi transphénoménal, Sartre finit par briser la corrélation au prix d’un éloignement du principe des principes de la phénoménologie : En parlant d’en-soi, Sartre introduit donc d’emblée, sur un mode finalement réaliste, une scission, entre l’être et le phénomène. Au lieu de partir de la phénoménalité comme l’élément au sein duquel le sens d’être du sujet et du transcendant (en-soi) peuvent être conquis, il reconstitue au contraire la phénoménalité à partir de la relation entre le pour-soi et un en-soi reposant en lui-même. En ce sens, il s’agit d’une phénoménologie sans phénomènes75.
Face à ces constatations, nous voyons plus clairement pourquoi l’ensoi tel que Sartre le décrit notamment dans l’introduction est d’une conception problématique – d’autant plus si l’on considère le positivisme presque matérialiste de sa description : « «L’en-soi n’a pas de secret : il est massif» ; «il est pleine positivité» ; il est “rempli de lui-même” »76. On se demande alors comment Sartre en arrive à ces définitions et quel est son objectif lorsqu’il délimite ainsi ces régions ontologiques. Dans la sixième partie de l’introduction, « L’être en soi », l’auteur définit trois caractéristiques à ce qu’il nomme « en soi » (pas forcément dans cet ordre) : 1) l’être est ; 2) l’être est en-soi ; 3) l’être est ce qu’il est. Retraçons-en les traits principaux.
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BARBARAS, R. Désir et manque dans L’être et le néant, p. 115. Ibid., p. 135. Ibid., p. 136. EN, pp. 32-33, passim.
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1) L’être est Cette première caractéristique relève de l’une des idées primordiales de la philosophie de Sartre : la contingence de l’existence. Nous avons vu que cette nécessité d’établir la transphénoménalité de l’être en-soi fait partie de l’effort sartrien, dès le début de ses travaux, visant à refuser l’idéalisme pour admettre que l’existence de quelque chose ne peut pas être dérivée ou réduite à la connaissance d’un sujet. De même, l’existence n’est pas pensée comme un produit de la création divine, ce qui écarte l’hypothèse du créationnisme. Ainsi, ce qui existe ne provient pas d’une source créatrice : ni d’une subjectivité transcendantale, ni d’une subjectivité divine, ni de l’être lui-même conçu comme causa sui. L’être existe, au contraire, comme incréé de sorte que l’existence ne pourrait pas être passive, c’est-à-dire dérivée d’une source créatrice, ce qui amène Sartre à conclure que l’être en-soi n’est pas actif ou passif, il est simplement. Dans la même perspective, l’être est considéré comme n’étant ni nécessaire ni dérivé d’un possible ; l’existence ne possède aucune cause, elle n’est ni nécessaire, ni possible, ni impossible, vu que la structure temporelle de la possibilité relève d’une autre région ontologique – le poursoi – ; l’être brut ne se temporalise pas. Sartre emploie un terme, « anthropomorphique » de son propre aveux, pour résumer les caractéristiques de la contingence de l’en-soi : il est de trop. En somme, si l’on s’en tient à ce que signifie « est » dans la formule « l’en-soi est », on saisit justement la condition de contingence de l’existence, que Sartre synthétise ainsi : « Incréé, sans raison d’être, sans rapport aucun avec un autre être, l’être-en-soi est de trop pour l’éternité »77. 2) L’être est en-soi L’être est en-soi signifie qu’il n’est pas « rapport à soi », comme c’est le cas du pour-soi. Cela dit, la dénomination de cette région d’être comme « l’être en-soi » n’est pas appropriée, du fait qu’elle contient le pronom réflexif « soi » pour se référer à un être qui, à l’opposé du poursoi, n’a aucun rapport à soi78. Sartre cherche à exprimer cette absence de rapport à soi par l’idée de densité, d’où ses métaphores assez matérialistes que nous avons déjà mentionnées : « L’en-soi n’a pas de secret : il est massif », « [il est] empâté de soi-même » ; « il est pleine positivité » ; 77 EN, p. 33. Nous verrons plus bas, lorsque nous aborderons le thème de la contingence, que et le pour-soi et l’en-soi partagent cette condition fondamentale d’exister sans fondement, même si le pour-soi comporte une dimension de fondation du sens. 78 EN, p. 112.
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« rempli de lui-même »79. Ces métaphores sont problématiques au sens où elles relèvent d’une interprétation matérialiste de l’en-soi, tandis que cette région ontologique s’étend aussi aux modes d’être qui n’ont rien de matériel, comme nous aurons à le voir ensuite. Toutefois, Sartre fait justement usage de ces métaphores matérialistes (à l’exception des métaphores tournant autour de la lumière et de l’ombre) pour dire que l’en-soi n’est pas rapport à soi, et donc qu’il ne peut pas être caractérisé comme immanent. Pour cette même raison, le pour-soi, en tant que mode d’être qui subit la négation, est décrit comme être qui a été « décomprimé », c’est-à-dire que la négation produirait comme un « trou » dans la densité matérielle de l’en-soi – elle-même étroitement liée à la troisième caractéristique. 3) L’être est ce qu’il est Cette dernière caractéristique présentée dans l’introduction renvoie la région ontologique de l’en-soi au principe d’identité. En rester là est néanmoins insuffisant, dans la mesure où ce principe a pu relever de conceptions si différentes au long de l’histoire de la philosophie qu’il serait presque impossible de le définir80. En outre, Sartre lui-même présente une description assez particulière de ce qu’il entend par principe d’identité. Il explique, en restant relativement vague, qu’il ne s’agit pas d’un principe de jugement analytique, mais d’un « principe régional », synthétique, qui désigne une région singulière de l’être81 et que c’est la « loi d’être de l’en-soi »82. Dans un autre moment de son ontologie, il parle du principe d’identité comme étant « la négation de toute espèce de relation »83, mais une négation qui n’est pas un jugement, qui est davantage une synthèse de l’en-soi avec lui-même, comme si la densité était issue d’une « compression infinie »84, comme un idéal d’unification. Si, comme nous le rappelle Pierre Guenancia, toute définition d’identité présuppose la compréhension de l’identité comme identité entre deux choses ou d’une chose avec elle-même85, l’en-soi comme celui qui est ce qu’il est correspond à une « adéquation plénière » 79
EN, p. 32-33, passim. GUENANCIA, P. « L’identité ». In : KAMBOUCHNER, D. (Org) Notions de philosophie, II. Paris : Gallimard, 2002. 81 Cf. EN, p. 32. 82 EN, p. 243. 83 EN, p. 113. 84 EN, p. 110. 85 GUENANCIA, P. « L’identité », p. 563. 80
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à soi-même, c’est-à-dire que l’infini de l’adéquation de l’en-soi avec luimême a comme conséquence une absence totale de rapport à soi, ou un « rapport nul »86. C’est en ce sens que Sartre caractérise l’en-soi par opposition au mode d’être du pour-soi, qui est rapport à soi. Ayant en vue le principe d’identité, Sartre exprime cette opposition par les formules suivantes : en tant que l’en-soi est ce qu’il est, le pour-soi n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas, ou il a à être son être. ; ces formules auront un rôle très important dans nos analyses prochaines. À ce stade, nous voudrions seulement souligner que le principe d’identité relève de la région ontologique qui n’est pas consciente de son être et que pour cela il ne comporte pas la négation instaurée par la conscience. C’est dans cette perspective que l’en-soi est parfois désigné même comme « inconscient », comme une région qui ne serait pas admise dans la sphère pour-soi, celle qui doit être totalement consciente de soi. Cette dernière caractérisation nous renvoie à l’observation de Romano, pour qui la définition de l’en-soi est assez anthropomorphique, au sens où il serait le négatif des notions humanisées, par exemple quand Sartre affirme que l’en-soi ne possède aucune relation à l’altérité : « car il [Sartre] fait comme si toute relation était de cet ordre, de sorte que si la pierre est dépourvue de ce type de relation, alors elle est dépourvue de toute relation en général »87. Ainsi pour Romano, au lieu de reprocher à Sartre d’avoir établi une opposition radicale entre le pour-soi et l’en-soi, on doit plutôt l’accuser de ne pas avoir radicalisé cette opposition et d’avoir abouti ainsi à une ontologie anthropomorphique, et, pour ainsi dire, « animiste ». On prête à l’En-soi une réflexivité, une conscience, une « relation à l’autre », mais pour les retirer aussitôt, on lui accorde d’une main ce qu’on lui reprend de l’autre, et dans ce tour de passe-passe (pour employer un terme que Sartre affectionne), on commence par placer l’Ensoi et le Pour-soi sur le même plan pour affirmer ensuite leur « incommensurabilité » de principe88.
Loin d’élucider la région ontologique nommée « en-soi », ces trois caractéristiques révèlent d’une vraie difficulté théorique dont Sartre luimême avait conscience dans la mesure où ses analyses de l’introduction étaient caractérisées comme provisoires, superficielles et incomplètes. Il est cependant important de garder à l’esprit dès à présent les trois points essentiels issus de ces descriptions : la contingence de l’existence (l’être 86 87 88
EN, p. 125. ROMANO, C. « L’ontologie sartrienne… », p. 13. Ibid., p. 16.
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est), l’absence de rapport à soi (l’être est en-soi) et le principe d’identité (l’être est ce qu’il est). Malgré l’importance de ces points et dans le but de comprendre les types d’être qui seront présentés au long de L’Être et le Néant, il faut se confronter dans le détail à cette difficulté de compréhension concernant l’être en-soi, qui, pas plus que le pour-soi, n’admet de définition simple. C’est en retraçant le parcours de ce qui suit l’introduction que l’on peut au plus saisir les ambiguïtés de cette base dualiste, ce qui nous permettra d’en remettre en question la solidité. § 3. LES LIMITES DU DUALISME Alors qu’elle devait dépasser l’alternative classique entre idéalisme et réalisme, la description des modes d’être de l’en-soi et du pour-soi finit par instaurer un nouveau dualisme. Malgré leur brièveté, les analyses introductives offrent la base de l’ontologie, jusques à ses formulations les plus complexes. Les trois caractéristiques du mode d’être de l’en-soi révèlent par contraste le mode d’être du pour-soi : le pour-soi est relation à soi, il est conscient de soi et négation de l’identité (et nous verrons par après qu’en-soi et pour-soi ont en commun la contingence au sens sartrien). Une lecture classique de L’Être et le Néant consiste à partir de ces définitions pour décliner, dans d’autres régions, une variété de combinaisons des deux termes. Par exemple, le mode d’être de la valeur serait de réaliser une synthèse des contraires, en tant que « pour-soi-en-soi ». La logique de cette lecture est considérer le dualisme introductif comme permanent (et non plus provisoire) et de le faire fonctionnner comme schème de base pour toutes les combinaisons possibles (dans notre exemple : valeur = en-soi + pour-soi). Mais pour se permettre de s’en tenir à cette hypothèse, il faudrait pouvoir en garantir la solidité, étant donné toutes les combinaisons qui en dépendent – et cette solidité donnerait lieu à une aporie, dans la mesure où nous ne pourrions rien explorer des modes d’être qui ne tiennent pas dans le cadre du dualisme initial. Ainsi, de deux choses l’une : ou bien cette base initiale est solide, et alors elle condamne les analyses postérieures à une répétition infinie du même selon différentes combinaisons ; ou bien – et c’est notre hypothèse – il faut remettre en question la solidité réelle de cette base, dans la mesure où elle se révèle être un sol beaucoup plus meuble et mouvant que Sartre ne semblait l’imaginer. En ce cas, toutes les autres combinaisons auront tendance à être plus flexibles ou, simplement ne correspondront plus à l’idée de dérivation combinatoire, parce qu’elles seront simplement d’autres modes d’être.
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Ce n’est pas un hasard si L’Être et le Néant commence et s’achève avec la mise en scène de la difficulté du dualisme : sa reprise dans la conclusion est la preuve qu’il ne s’agit pas d’un problème réglé. Il est en effet remarquable que l’auteur termine l’ouvrage en posant encore cette question : « Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre l’être qui est ce qu’il est et l’être qui est ce qu’il n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est ? »89. Deux réponses sont apportées par Sartre : 1) il serait abstrait de penser le pour-soi sans l’en-soi, car le pour-soi est un en-soi qui se néantise soimême ; 2) l’union du pour-soi et de l’en-soi ne peut être donnée que sur le plan idéal, étant donné qu’elle est en réalité impossible : « S’il est impossible de passer de la notion d’être-en-soi à celle d’être-pour-soi et de les réunir en un genre commun, c’est que le passage de fait de l’un à l’autre et leur réunion ne se peuvent opérer »90. La deuxième réponse renforce clairement le dualisme ; mais la première semble proposer une autre voie. Il est donc indéniable que la problématique du dualisme traverse L’Être et le Néant, et il est certes une clé de lecture pour mainte difficultés du texte. Mais nous croyons que la vraie difficulté réside dans la manière même de concevoir les modes d’être du pour-soi et de l’en-soi. Nous avons mentionné l’hésitation de certains commentateurs quant au mode de l’en-soi, et celle de Sartre lui-même, qui soulignait le caractère provisoire de ses analyses introductives, et plus encore, qualifiait son chemin de « mauvaise perspective »91. Nous avons ensuite montré que la tendance à interpréter toutes les analyses du texte en prenant pour base ce cadre initial renforçait le dualisme. À nos yeux, et à rebours de ce qui pourrait être présenté comme une conséquence évidente du dualisme initial, les analyses postérieures sur les modes d’être qui composent L’Être et le Néant semblent beaucoup plus complexes que ce que ce cadre dual pourrait englober. Car, si l’on tient compte de la difficulté de Sartre luimême à dépasser le dualisme, le couple principal pour-soi/en-soi n’arrive pas à élucider exactement les modes d’être qui ne cadrent pas avec les définitions initiales, soit parce qu’ils sont exclus de l’opposition, soit parce que les deux termes coexistent dans un même mode d’être, contrariant ainsi les principes de la logique aristotélicienne. *
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EN, p. 669. EN, p. 671. EN, p. 37.
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Nous avons cité plus haut un passage d’Alain Badiou qui faisait référence à la version sartrienne du couple classique de la philosophie moderne, à savoir « sujet-objet », qui exprime la forme de compréhension la plus commune des modes d’être du pour-soi et de l’en-soi, justement comme conscience-objet. Sartre lui-même renforce à plusieurs reprises cette association, notamment parce que L’Être et le Néant semble se développer dans la continuité de ses travaux antérieurs, où ce couple était prédominant – La Transcendance de l’Ego, le texte sur l’intentionnalité, l’Imagination, etc. L’introduction de l’ouvrage lui-même renforce aussi cette impression dans la mesure où pour-soi et en-soi sont présentés au lecteur par le biais du paradigme perceptif – l’analyse de « l’être du percipere » – qui correspond à l’être en-soi du phénomène. Autrement dit, le modèle choisi – ladite « mauvaise perspective » – est celui de la perception, alors même que ce en quoi consisterait le « percevoir » n’est pas alors explicité92. L’en-soi est ainsi initialement présenté comme étant « l’être de cette table, de ce paquet de tabac, de la lampe, plus généralement l’être du monde qui est impliqué par la conscience »93. Mais l’être de cette table, de ce paquet de tabac correspond-il exactement à la table, au paquet de tabac ? Face à l’obscurité des définitions, on peut dire que Sartre établit encore, d’une manière assez kantienne94, une distinction entre l’objet et l’être en-soi, de sorte qu’il ajoute de la difficulté aux difficultés : « L’être est quelque chose que je ne peux saisir dans son être, sauf comme phénomène à partir de l’objet qui est présenté. L’être 92 Ce n’est qu’au troisième chapitre de la deuxième partie de L’Être et le Néant, intitulé « La Transcendance », que Sartre explique ce qu’il entend par perception. 93 EN, p. 29. 94 Une ressemblance que Sartre cherche pourtant à éviter dans la mesure où il affirme dans l’introduction que la transphénoménalité de l’être en-soi n’implique pas que l’être soit caché ou rendu inaccessible, seulement que l’être ne peut pas être réduit à l’apparaître, vu que cette position ne surmonte pas le dualisme. C’est ce que Jeanson cherche à montrer quand il affirme que « l’ontologie n’est pas un “nouménisme”, que l’en-soi n’est pas quelque fond substantiel de l’objet, mais seulement le caractère d’être, fermé sur soi, plein de soi, inerte, de tout ce qui apparaît ». JEANSON, F. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 150. Quoi qu’il en soit, Sartre semble instaurer un réalisme en présupposant d’une certaine manière une matière « brute ». Interrogé lors d’une conférence donnée en 1961 sur la possibilité d’un monde avant les hommes ou sans les hommes, il répond : « évidemment ». Il va de soi qu’il ne visait pas le concept de « monde » de L’Être et le Néant (qui ne peut être pensé de manière indépendante de la conscience) dans sa réponse immédiate, mais voulait dire que ce qui existe n’est créé ni par l’homme ni par Dieu. Afin de réaffirmer ce point, Sartre établit alors une différence entre réalité et objectivité, la première correspondant à ce qui est indépendant de la conscience, la deuxième consistant en une relation d’objectivation du réel par la subjectivité. Cf. QS, pp. 164-174. Ce faisant, il donne du grain à moudre à ceux qui le critiquent pour son réalisme naïf.
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est ce qui fait que l’objet paraît »95. L’Être et le Néant propose en effet de définir l’objectité comme ce qui est donné à partir d’une négation elle-même qualifiée de négation interne, qui fait que quelque chose paraît comme n’étant pas la conscience96. L’objectité est donc la manière par laquelle l’en-soi apparaît à la conscience au moyen de la négation interne : « C’est la négation interne qui révèle l’en-soi comme indépendant et c’est cette indépendance qui constitue à l’en-soi son caractère de chose »97. Cependant en-soi est employé ailleurs comme synonyme de chose : « En un mot, le terme-origine de la négation interne, c’est l’en-soi, la chose qui est là »98. On en conclura que l’en-soi est tantôt pris comme synonyme de chose, tantôt admis comme être de la chose qui ne se réduit pas à son apparition objective. Définir l’être en-soi n’est pourtant pas tâche facile. Son mode d’être est certainement un mode objectif, parce que sa loi d’être est le principe d’identité ; mais on ne peut pas conclure de là que l’en-soi est toujours un objet qui apparaît à la conscience perceptive, car il existe bien des modes d’être en-soi qui ne se donnent pas à travers ce type de relation entre un sujet et un objet. On observe ainsi la définition sartrienne du passé comme un en-soi. Si l’on reprend les métaphores très matérialistes forgées par Sartre pour désigner l’en-soi, comment les appliquera-t-on au passé ? Comment le passé peutil être défini comme un en-soi s’il ne consiste évidemment pas en une réalité matérielle ? Pour cette raison – et en opposition aux métaphores matérialistes – nous pouvons dire avec De Coorebyter que « l’en-soi ne correspond pas à la sphère ontique de la matière, à laquelle il faudrait opposer quelque forme d’esprit : il s’agit d’un mode d’être fondamental qui échappe à ce dualisme classique, comme en témoigne le fait que le passé relève de l’en-soi alors qu’il est l’immatériel par excellence »99. On en déduit qu’il importe de distinguer les spécificités des différents modes d’être qui sont placés sous la désignation d’en-soi. Dans le cas du passé, celui-ci ne peut être objectivé que s’il est pris comme thème de réflexion, tandis que le passé comme structure ekstatique du pour-soi ne peut être ni objectivé ni connu, il ne peut que hanter le pour-soi, comme un « fantôme d’en-soi ». Il nous est donc dès lors possible d’opérer une distinction entre le mode d’être de l’objet et le mode d’être spectral du passé, 95
CSCS, p. 145. Cf. EN, p. 312. 97 EN, p. 551. 98 EN, p. 212. 99 DE COOREBYTER, V. Sartre avant la phénoménologie : Autour de « La Nausée » et de la « Légende de la vérité ». Bruxelles : Ousia, 2005, p. 26. 96
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déjà traversé par la négativité au point qu’il ne pourrait être plus désigné par la « pleine positivité » correspondant à la description initiale de ce type d’être. Sartre lui-même semble avoir perçu la difficulté, affirmant à la fois que « le passé que j’étais est ce qu’il est ; c’est un en-soi comme les choses du monde »100 sans faire, donc, la distinction que nous venons d’indiquer, pour ensuite dire qu’« en un sens […] le passé qui est à la fois pour-soi et en-soi ressemble à la valeur ou soi »101. De même, il décrit habituellement la valeur comme un « en-soi-pour-soi » (ainsi que nous l’avons déjà souligné), mais l’admet en même temps comme synonyme du Soi, et celui-ci comme un en-soi : « Ce que le pour-soi manque, c’est le soi – ou soi-même comme en-soi »102; « [la valeur] est comme l’en-soi absent qui hante l’être pour-soi »103. Il ajoute par la suite qu’« il ne faudrait pas confondre, toutefois, cet en-soi manqué avec celui de la facticité. L’en-soi de la facticité, dans son échec à se fonder, s’est résorbé en pure présence au monde du pour-soi. L’en-soi manqué, au contraire, est pure absence »104. Sans entrer plus avant dans les détails de ces affirmations – nous allons les expliciter au fil de ce travail –, on peut néanmoins poser d’emblée les questions suivantes : n’y a-t-il pas plusieurs façons d’être en-soi ? Comment ces différences sont-elles données dans une même définition ? Sartre proposera par ailleurs d’autres modes d’être qui ne sont pas exactement « en-soi », mais « ombres en-soi », « néanten-soi », « fantômes d’en-soi ». Appartiennent-ils tous à une même catégorie ? Peuvent-ils être réellement compris si l’on maintient un dualisme rigide ? D’autre part, nous pouvons également remettre en question les définitions concernant le pour-soi. Ce mode d’être est habituellement désigné comme celui de la conscience. En termes sartriens : le pour-soi est un être en-soi qui a été affecté de négativité. Comme nous l’avons déjà mentionné, Sartre utilise des métaphores matérialistes pour parler de cette néantisation de l’être : un être qui a été décomprimé, un trou qui s’ouvre dans l’être, comme un « ver dans le fruit ». Ce moment dramatique du « surgissement du pour-soi » est quelque chose de l’ordre de ce qu’il désigne comme le domaine de la métaphysique, au sens de ce qui concerne des choses qui « arrivent », qui répond à la question : pourquoi il y a-t-il un pour-soi ? Mais l’ontologie ne s’occupe pas de ce 100 101 102 103 104
EN, EN, EN, EN, EN,
p. p. p. p. p.
151. (nous soulignons) 154. (nous soulignons) 125. 130. 125.
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surgissement parce qu’elle décrit simplement ce mode d’être « troué ». Ainsi, le mode d’être du pour-soi est celui d’un être qui se néantise de sorte que penser un pour-soi en dehors de cette néantisation de l’en-soi est une abstraction, comme nous l’avons noté dans la première réponse de la conclusion. Le pour-soi est, grosso modo, le terme qui désigne le « sujet » sartrien. Toutefois, la désignation de pour-soi ne fait pas strictement référence au « sujet », mais aussi à tout ce qui appartient à une région ontologique spécifique du pour-soi « sujet » lui-même. Rappelons les quatre premières structures immédiates du « sujet » pour-soi : la « présence à soi » est une structure pour-soi, de même que le « possible », mais la « facticité » est un en-soi qui est néantisé et la « valeur » un « en-soi-pour-soi ». En somme, dans la description même du pour-soi « sujet » émergent des substructures qui sont « pour-soi » et d’autres qui ne le sont pas. Nous entrevoyons ici une première complexité105. Deuxièmement, les définitions du mode d’être pour-soi valent-elles pour toutes les catégories désignées comme pour-soi ? Qu’est-ce qui est caractérisé comme pour-soi ? Les structures immédiates sont-elles toutes impliquées dans chaque sous-catégorie nommée pour-soi ? L’une des caractéristiques du pour-soi, par opposition à l’en-soi, est d’être une région consciente de soi comme « présence à soi », ce qui, en termes sartriens, peut être désigné par l’idée de translucidité. En tant que valeur, un « ensoi-pour-soi », serait-il et conscient et non-conscient de soi à la fois ? La solution de Sartre, de même que dans la conclusion, est de dire qu’il est un idéal et donc une synthèse impossible entre deux contradictoires. Mais la valeur possède une réalité concrète justement parce qu’elle est une structure du pour-soi sans laquelle on ne peut comprendre, dans le cadre de cette ontologie, le sens du désir. Ainsi, plutôt que « pour-soi-en-soi », il faudrait désigner la valeur comme ce mode d’être qui n’est ni pour-soi ni en-soi. Il s’agit d’une virtualité concrète qui tend vers la synthèse impossible de deux régions, de sorte que l’on peut dès maintenant entrevoir une région qui n’entre pas exactement dans le dualisme. La limite du cadre dualiste apparaît avec plus d’évidence encore si l’on prend comme base la région ontologique « pour-autrui ». À l’égard de l’« ego-pour-autrui », par exemple, Sartre affirme même que son mode d’être n’est ni en-soi ni pour-soi :
105 Sartre identifie même une fois « pour-soi » et « vécu » : « Concrètement, chaque pour-soi (Erlebnis) particulier manque d’une certaine réalité particulière et concrète dont l’assimilation synthétique le transformerait en soi ». EN, p. 132.
L’APORIE DU DUALISME
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Pourtant cette limite hors d’atteinte qu’est mon Moi-objet n’est pas idéale : c’est un être réel. Cet être n’est point en-soi car il ne s’est pas produit dans la pure extériorité d’indifférence ; mais il n’est pas non plus pour-soi, car il n’est pas l’être que j’ai à être en me néantisant. Il est précisément mon être-pour-autrui, cet être écartelé entre deux négations d’origine opposée et de sens inverse106.
Ni en-soi ni pour-soi, le pour-autrui dépasse-t-il le dualisme ?107 On entrevoit la complexité du problème en gardant en tête les ambiguïtés qui indiquent que nous en tenir à un dualisme rigide comme base de l’ontologie sartrienne nous limite dans la tâche de la saisir dans toute sa complexité. Il existe en effet dans cette ontologie une multiplicité de régions qui ne se restreignent pas aux deux principales initialement esquissées. Par ailleurs, il nous semble que les termes pour-soi et en-soi sont utilisés dans des contextes divers pour désigner des réalités différentes. Autrement dit, se borner à la lecture dualiste classique revient à rabattre toute la complexité des modes d’être de l’ontologie sartrienne sur une base unique, celle qui, on l’a vu, n’est pas si solide. Si, au contraire, nous ne nous appuyons pas sur cette base initiale, elle-même mal définie et changeante, comme on pourrait le faire sur un dualisme rigide, alors il devient possible d’avoir une autre lecture, apte à saisir la multiplicité des modes d’être. Cette autre perspective est justement l’hantologie. Mais avant d’y venir, il faut en revenir au détail de la critique principale qui condamna la philosophie de Sartre si c’est un dualisme strict : celle de Merleau-Ponty.
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EN, p. 326. (nous soulignons) Sartre arrive même pour un moment à admettre trois modes d’être : « nous nous interrogions, en effet, au début de ce travail, sur les rapports du pour-soi avec l’en-soi ; mais nous avons appris, à présent, que notre tâche était plus complexe : il y a relation du pour-soi avec l’en-soi en présence de l’autre. Lorsque nous aurons décrit ce fait concret, nous serons en mesure de conclure sur les rapports fondamentaux de ces trois modes d’être et nous pourrons peut-être amorcer une théorie métaphysique de l’être en général ». EN, p. 401. (nous soulignons) 107
CHAPITRE II
LA CRITIQUE DE MERLEAU-PONTY
L’ouvrage de Sartre est désigné comme un poison dont il faut se garder, plutôt que comme une philosophie à discuter. Merleau-Ponty, La querelle de l’existentialisme
Parmi les critiques de la philosophie de Sartre, on trouve souvent une résistance immédiate à sa pensée, en raison de ses positions radicales : son refus de l’inconscient, sa clameur excessive en faveur de la liberté, et par conséquent la primauté du choix ; son insurmontable dichotomie entre les modes d’être du pour-soi et de l’en-soi. Sur le plan politique, ses positions ont aussi été attaquées, surtout par des catholiques, des écrivains, des communistes, des anticommunistes et évidemment par l’intelligentsia de la droite française. Dans ce groupe hétérogène, Merleau-Ponty s’est parfois positionné aux côtés de Sartre et s’y est parfois opposé. Sur le plan strictement philosophique, son opposition est néanmoins constante, à tel point qu’elle a fonctionné comme un outil négatif de construction de sa propre pensée. Cependant, comme sa conception de la temporalité l’imposait, Merleau-Ponty n’a pas immédiatement adhéré à la condamnation de Sartre, mais a élaboré une longue discussion avec cette philosophie si proche et si distante de la sienne. L’influence de sa lecture permet de comprendre pourquoi la philosophie sartrienne est longtemps passé pour une impasse ; mais sa reprise très précise des prémisses fondamentales de L’Être et le Néant en particulier, en permettent une lecture très minutieuse, et redonnent à la philosophie le statut de vraie « philosophie à discuter ». En ce sens, nous sommes d’accord avec Jean Bourgault quand il dit que « lire Sartre à partir des critiques de Merleau-Ponty permet bien souvent de souligner l’originalité et la profondeur de la position sartrienne »1.
1 BOURGAULT, J. La distance et l’amitié. Sartre, Merleau-Ponty et la question de la réduction phénoménologique. Cahiers philosophiques, n.81, pp. 93-143, 1999, p. 25.
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§1. MERLEAU-PONTY ET SARTRE : DEUX PHILOSOPHIES EN TROIS TEMPS
La vie et la philosophie de Sartre et de Merleau-Ponty s’entrecroisèrent dès leur rencontre à L’École Normale Supérieure à la fin des années vingt, quand Sartre intervint dans d’une dispute entre MerleauPonty et d’autres collègues2. Mais ils ne se sont vraiment rapprochés que sous l’Occupation, vers 1941, quand Merleau-Ponty rejoignit le groupe résistant Socialisme et Liberté, auquel Sartre appartenait, quoiqu’il ne dura guère. L’évidence de leur affinité intellectuelle, à cette époque en tout cas, trouvait ses racines dans les chemins parallèles qu’ils parcoururent avant même leur rencontre, dans leurs études de la phénoménologie de Husserl, de celle de Heidegger, de l’idéalisme et de la psychologie allemands. En 1942 et 1943 paraissent deux travaux capitaux et de longue haleine : La Structure du comportement, et L’Être et le Néant. La Phénoménologie de la Perception, publié deux ans après l’ontologie phénoménologique de Sartre, atteste à la fois l’affinité de leurs thèmes, mais aussi une distance grandissante3. La Libération marque le début des débats publics jusque-là confinés à la clandestinité. Avec d’autres intellectuels, les deux amis participent à la fondation de la revue Les Temps Modernes, Sartre en étant le directeur et Merleau-Ponty directeur politique et éditorialiste. Dans le champ politique, c’est Merleau-Ponty qui avait « guidé » Sartre vers le marxisme, notamment grâce au texte Humanisme et Terreur4. Ces événements, œuvres et directions philosophiques configurèrent la première période de la relation entre Sartre et Merleau-Ponty, comme un moment de vraie amitié, de grande connivence intellectuelle et d’affinités politiques, même si l’on peut dire que chacun avait déjà choisi son propre chemin. Sartre décrit cette période de la manière suivante :
2 Merleau-Ponty raconte l’épisode dans « Il n’y a pas de bonne façon d’être homme. La rencontre de Sartre et de Merleau-Ponty ». P.II, pp. 235-240. 3 Merleau-Ponty suivait le travail de Sartre dès le début. L’année même de la parution de L’Imagination, il fait un compte rendu pour le Journal de psychologie normale et pathologique (vol. 33, n.9-10, novembre-décembre 1936, pp. 756-761) où il lui fait des éloges malgré ses critiques trop sévères contre Bergson. CONTAT, M.; RYBALKA, M. Les écrits de Sartre. Pour une bonne présentation de la relation Sartre – Merleau-Ponty, ainsi comme de la critique de ce dernier à l’ontologie sartrienne, voir CABESTAN, P. L’être et la conscience : recherches sur la psychologie et l’ontophénoménologie sartriennes. Bruxelles : Ousia, 2004, pp. 370-402. 4 Cf. S.IV, p. 215.
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Trop individualistes pour mettre en commun nos recherches, nous devînmes réciproques en restant séparés. Seul, chacun se fût trop aisément persuadé d’avoir compris l’idée phénoménologique ; à deux, nous en incarnions l’un pour l’autre l’ambiguïté : c’est que chacun saisissait comme une déviation inattendue de son propre travail le travail étranger, parfois ennemi, qui se faisait en l’autre. Husserl devenait à la fois notre distance et notre amitié5.
Ce passage montre bien l’ambiguïté de la relation entre Sartre et Merleau-Ponty, variant entre la syntonie et l’opposition. La distance entre eux devient plus marquée, surtout dans le champ politique, à partir de 19506, jusqu’à la rupture de 19537, – notamment autour de la défense quasi inconditionnelle du Parti Communiste Français par Sartre depuis sa « conversion »8. A cette rupture participèrent Claude Lefort et Simone 5
S.IV, pp. 193-194. Les relations sont de plus tendues à l’époque de la guerre de Corée, même si Merleau-Ponty fait une dédicaces à Sartre dans le beau texte Le langage indirect et la voix du silence, publié en deux parties chez Les Temps Modernes, v.7 e 8, n.80-1, juin-juillet 1952, republié dans Signes (S, pp. 63-135). 7 Sur la rupture entre Sartre et Merleau-Ponty au moment où le premier entrait au Collège de France, voir le texte « Merleau-Ponty » In : SARTRE, J-P, Situations IV (S.IV, pp. 189-280). Ce texte a été publié en 1961, juste après la mort de Merleau-Ponty, dans le numéro spécial de Les Temps Modernes, intitulé Merleau-Ponty vivant. Dans ce même volume, Jean Hyppolite prend parti pour Merleau-Ponty contre la « philosophie sartrienne du cogito » Cf. CONTAT, M; RYBALKA, M. Les écrits de Sartre, p. 370. Toujours sur la rupture et le contexte politique international où elle a lieu, voir l’excellent article de Marilena Chauí « Filosofia e engajamento: em torno das cartas de ruptura entre MerleauPonty e Sartre ». Disponible sur : https://bibliotecadafilo.files.wordpress.com/2013/10/ chaui-marilena-filosofia-e-engajamento-em-torno-das-cartas-de-ruptura-entre-merleauponty-e-sartre.pdf. ». Cet article, tout comme le texte « Merleau-Ponty » de Sartre, nous a inspiré dans l’organisation du temps en trois périodes. Sur la rupture, voir encore l’introduction de François Ewald aux lettres de Merleau-Ponty et Sartre dans Parcours deux (P.II). Il y ajoute d’autres références : « Sur le contexte, on consultera, Annie Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, Gallimard, 1985, pp. 447-449 ; coll. « Folio essais », 116, 1991, pp. 580-582 et pp. 727-729 ; nouvelle édition, avec une postface inédite, 353, 1999, même pagination. [Édition Gallimard 1985, pp. 447-449]. Michel-Antoine Burnier, « On ne peut pas être sartrien, on ne peut pas être anti-sartrien », Les temps modernes, 531-533, octobredécembre 1990, Témoins de Sartre, vol. 2, pp. 906-950. – Myriam Revault d’Allonnes, « Le doute de Merleau-Ponty », idem, vol. 1, pp. 551-568, – Simone de Beauvoir, La force des choses , Gallimard, 1963, pp. 281-282 et pp. 301-313; coll. « Folio », 2 vol., pp. 764-765, 1972, I, p. 357 et II, pp. 9-25 ; Michel Contat et Michel Ribalka, Les écrits de Sartre, Gallimard, 1970, pp. 247-248, pp. 264-265 et pp. 368- 370, [ Denis Bertholet, Sartre, Plon, 2000, pp. 335-354, pp. 363-364, p. 389, p. 411 […] ». 8 Cette conversion fait rentrer Sartre de Rome et écrire Les communistes et la paix. Voir COHEN-SOLAL, A. Sartre. 1905-1980. Paris : Gallimard, 1955, p. 429. C’est le contexte où Sartre écrit sa phrase polémique « tout anticommuniste est un chien », commenté par Alain Badiou dans le petit article « Tout antisarkozyste est-il un chien ? » Le Monde em 24/07/2008. Disponible sur: http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/07/24/ 6
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de Beauvoir, qui qualifia la philosophie de Merleau-Ponty ou du moins l’homme de paille dont il s’était fait un ennemi tout théorique, de « pseudo-sartrisme »9. alain-badiou-tout-antisarkozyste-est-il-un-chien_1076627_3232.html. Le passage entier décrit très bien le ton passionnel de sa « conversion » : « Les journaux italiens m’apprirent l’arrestation de Duclos, le vol de ses carnets, la farce des pigeons voyageurs. Ces enfantillages sordides me soulevèrent le cœur : il en était de plus ignobles, mais pas de plus révélateurs. Les derniers liens furent brisés, ma vision fut transformée : un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais. […] Au nom des principes qu’elle m’avait inculqués, au nom de son humanisme et de ses «humanités», au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, je vouai à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu’avec moi. Quand je revins à Paris, précipitamment, il fallait que j’écrive ou que j’étouffe. J’écrivis, le jour et la nuit, la première partie des Communistes et la Paix ». S.IV, p. 248-249. 9 Dans un premier temps, c’était Claude Lefort, membre des Temps Modernes, qui avait lancé le débat avec le texte Le Marxisme de Sartre, suivi par Réponse à Claude Lefort de Sartre, puis finalement De la réponse à la question de Lefort. Une telle discussion enflammée ne pouvait pas laisser Merleau-Ponty indifférent puisque, comme le disait Sartre : « tous les coups que nous nous portâmes, il les reçut ». S.IV, p. 257. D’autres divergences, qui peuvent être trouvées dans les lettres échangées entre Sartre et MerleauPonty, toujours en 1953, illustrent bien la conjoncture des événements qui ont provoqué la rupture (Cf. P.II, pp.129-169.). En 1955, Merleau-Ponty attaque directement Sartre dans Les Aventures de la dialectique, avec le long « Sartre et l’ultra-bolchevisme », qui marque bien leur désaccord quant au rapport entre philosophie et politique, à cause d’une conférence où Merleau-Ponty critiqua publiquement Sartre, ce qui provoqua le début d’une discussion par lettres, où ce dernier écrit : « que tu [Merleau-Ponty] te retires de la politique (enfin de ce que nous, intellectuels, appelons politique), que tu préfères te consacrer à tes recherches philosophiques, c’est un acte à la fois légitime et injustifiable ». P.II, p. 134. Merleau-Ponty n’acceptait pas la dichotomie établie par Sartre entre philosophie et politique. C’est pour cette raison qu’il développa une critique qui s’érigeait contre la position politique de Sartre, basée sur les prémisses philosophiques de L’Être et le Néant, dans le texte de Les Aventures de la dialectique cité plus haut. Cette fois-ci, ce fut au tour de Simone de Beauvoir de prendre la parole, en 1955, afin de répondre aux attaques philosophico-politiques merleau-pontyennes dans Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme. D’une certaine manière, ce texte clôt l’affaire publique qui caractérise cette deuxième période. Finalement, la dernière phase que l’on souligne ici correspond aux derniers écrits de Merleau-Ponty, à savoir les écrits avant sa mort en 1961, dont l’ultime critique à Sartre dans Le visible et l’invisible. Selon Sartre, cette période atteste en réalité d’un rapprochement subtil entre eux : « En publiant nos dissentiments, il semblait que nous dussions les rendre irrémédiables. Tout au contraire, au moment où l’amitié semblait morte, elle commença insensiblement de refleurir » S.IV, p. 279. Dans les dernières pages de la « Préface » de Signes, en 1960, on trouve aussi ce ton dans la longue discussion que fait Merleau-Ponty sur la préface de Sartre à Aden Arabie de Paul Nizan et à propos de leur relation. Merleau-Ponty y confesse qu’« il n’était […] pas facile d’être son ami [de Sartre] », en même temps qu’il suggère à ses lecteurs de le lire S, p. 45 ; p. 60. En tout cas, la distance entre ses positions philosophiques est à cette époque évidente ; elle se laisse entrevoir dans une force explicite d’opposition entre ceux qui ont partagé toute une vie, ce qu’on peut pressentir dans les mots de Sartre, qui raconte leur dernière rencontre : « Je revois son dernier visage nocturne – nous nous quittions, rue Claude-Bernard – déçu,
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Notions générales de la critique merleau-pontyenne dans les deux premières périodes Les trois temps de la relation entre Sartre et Merleau-Ponty que nous venons de présenter brièvement sont caractérisés par des moments de d’accord et d’opposition entre les deux philosophes sur les plans personnel, politique et philosophique. La philosophie de Merleau-Ponty se positionne constamment par rapport à la philosophie de Sartre, à tel point que l’on peut dire que, malgré les affinités momentanées et une grande proximité de références et de thèmes, un regard critique est présent dès la Phénoménologie de la perception et celui-ci se fait de plus en plus sévère au fil du temps. Les trois moments soulignés peuvent être organisés de la manière suivante : 1) une période de proximité intellectuelle et politique qui commence autour de 1941 et change vers 1950 ; 2) une période où se voient se succéder des événements de désaccord, qui mènent à la rupture de 1953, se concluant par le débat public de 1955 ; 3) et dans les dernières années de la vie de Merleau-Ponty, une période de rapprochement subtil qui ne signifiait plus une affinité d’idées, mais qui au contraire, avait lieu malgré la distance entre les deux philosophies. Première période Les deux ouvrages principaux qui marquent cette première période du rapport entre Sartre et Merleau-Ponty sont L’Être et le Néant et la Phénoménologie de la Perception. Comme nous l’avons dit, à cette époque Merleau-Ponty suivait déjà très attentivement le travail philosophique initial de Sartre – autour de 1936-1937 – avec la parution de L’Imagination et La Transcendance de L’Ego. Son livre sur la perception est publié deux ans après l’ontologie sartrienne, révélant d’ores et déjà une distance par rapport à quelques points fondamentaux. Dès cette première période, Merleau-Ponty fait une observation qui restera la base de sa critique de Sartre jusqu’à la fin : dans le texte La querelle de l’existentialisme, également rédigé en 1945, Merleau-Ponty affirmait au sujet de L’Être et le Néant que « le livre reste trop exclusivement antithétique : l’antithèse de ma vue sur moi-même et de la vue d’autrui sur moi, l’antithèse du pour soi et de l’en soi font souvent figure d’alternatives, au lieu d’être décrites comme le lien vivant de l’un des termes à l’autre et comme soudain fermé ; il reste en moi, plaie douloureuse, infectée par le regret, le remords, un peu de rancœur ; en elle-même changée, notre amitié s’y résume pour toujours » S.IV, p. 286.
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leur communication »10. Cependant, dans ce texte, Merleau-Ponty soutenait en fait Sartre contre la critique des catholiques (surtout Gabriel Marcel), qui l’accusait de créer une philosophie matérialiste, en même temps qu’il était accusé d’être idéaliste11 par des marxistes tels qu’Henri Lefebvre12. Aussi, dans ce texte, Merleau-Ponty intervient en faveur de Sartre, en défendant des positions philosophiques qu’il critiquera par la suite. Une position qui peut étonner le lecteur familiarisé avec les arguments de Le Visible et l’invisible – qui consistent en une opposition à la conception sartrienne de la négativité : « L’Être et le Néant montre d’abord que le sujet est liberté, absence, négativité, et qu’en ce sens le néant est. Mais cela veut dire aussi que le sujet n’est que néant, qu’il a besoin d’être porté dans l’être, qu’il n’est pensable que sur le fond du monde, et enfin qu’il se nourrit de l’être comme les ombres, dans Homère, se nourrissent du sang des vivants »13 et aussi « Dans la philosophie de Sartre, il écrit une autre critique “on a d’abord éteint l’esprit”14. C’est tout le contraire : on l’a mis partout, parce que nous ne sommes pas esprit et corps, conscience en face du monde, mais esprit incarné, être-aumonde »15. Plus tard, Merleau-Ponty affirmera à plusieurs reprises que la conception sartrienne de la liberté est abstraite, étant donné qu’il s’agit d’une liberté désincarnée et « hors situation », alors qu’au même moment, il prend le parti de Sartre contre ces mêmes accusations : à son avis, malgré le fait que L’Être et le Néant ne fournisse pas une « théorie du social », « il pose le problème des relations réciproques entre la conscience et le monde social de la manière la plus vigoureuse en refusant d’admettre une liberté sans situation et en faisant du sujet, non pas certes un reflet comme le veut l’épiphénoménisme, mais un “refletreflétant” comme le veut le marxisme »16, même si Merleau-Ponty ajoute qu’il manque à Sartre une « théorie de la passivité ». Compte tenu de cette observation, Merleau-Ponty semble indiquer les chemins qui mènent Sartre à écrire, presque vingt ans plus tard, le premier tome de la Critique de la Raison dialectique, où il cherche à concilier existentialisme et marxisme. En tout cas, dans cette première période – qui correspond 10
QE, p. 125. (nous soulignons) Cf. CABESTAN, P. L’être et la conscience. 12 Deux groupes contre qui Sartre doit se défendre dans la conférence L’Existentialisme est un humanisme (EH). 13 QE, p. 126. 14 Merleau-Ponty cite J. Mercier. Le Ver dans le Fruit, Etudes, février 1945, p. 240. 15 QE, p. 129. 16 QE, p. 140. 11
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à l’apogée de l’existentialisme comme mouvement philosophique, politique et culturel – Merleau-Ponty est en fait très proche de Sartre. Tous deux développent une pensée de l’existence comme mouvement d’engagement dans le monde et cherchent à reformuler le cogito réflexif de Descartes, en reprenant un niveau préréflexif de la conscience de soi, comme nous allons le voir ensuite. « Aucun homme ne peut refuser le cogito et nier la conscience, sous peine de ne plus savoir ce qu’il dit et de renoncer à tout énoncé, même matérialiste »17, dit Merleau-Ponty ; une phrase qui pourrait être signée aussi par Sartre. En 1947, Merleau-Ponty prend à nouveau la défense de son ami dans le texte Jean-Paul Sartre : un auteur scandaleux, où il met en lumière ce qu’est l’« humanisme » chez Sartre et la portée de sa théorie d’Autrui. Bien que la question de l’intersubjectivité soit un point de profond désaccord entre eux, Merleau-Ponty souhaite alors seulement souligner que la théorie sartrienne du regard indique une dimension nonaliénée de notre existence. Sur les relations infernales – dans l’ambiance de Huis Clos –, Merleau-Ponty dit que la phrase « l’enfer, c’est les autres »18 ne veut pas dire : « Le ciel, c’est moi ». Si les autres sont l’instrument de notre supplice, c’est parce qu’ils sont d’abord indispensables à notre salut. Nous sommes mêlés à eux de telle façon qu’il nous faut, tant bien que mal, établir l’ordre dans ce chaos »19. Enfin explique Merleau-Ponty, si Sartre parle d’humanisme alors qu’il le critiquait dans La Nausée, c’est qu’il ne s’agit pas d’un humanisme naturaliste ou religieux, mais que la liberté « dévore l’homme constitué »20, et que, en ce sens, l’être humain est à faire. Dès la Phénoménologie de la perception, nous pouvons entrevoir les premiers indices de la différence entre la philosophie des deux auteurs par une interlocution qui se donne de manière tantôt implicite, tantôt explicite, la présence constante de la philosophie sartrienne dans l’ouvrage figurant à la fois leurs affinités et leur opposition. À ce stade, l’un de points communs cruciaux est le privilège donné à la conscience préréflexive comme ouverture préjudicative au monde, en tant que cette conscience implique une présence non-cognitive à soi : « Il faut que l’acte par lequel j’ai conscience de quelque chose soit appréhendé luimême dans l’instant où il s’accomplit, sans quoi il se briserait »21 ; tandis 17 18 19 20 21
QE, p. 138. Une référence à la célèbre phrase du personnage Garcin dans Huis Clos. AS, p. 74. AS, p. 79. PhP, p. 430.
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que leur opposition se concentre en trois points : 1) la transparence ou l’opacité fondamentale de la conscience 2) le pouvoirs limité ou illimité de la liberté, impliquant ou non une passivité chez le sujet, ou sa situation de créateur absolu 3) la pensée du rapport à autrui, limitée ou non comme rapport d’objectivation réciproque par le regard. Même si Descartes figure comme cible explicite de la troisième et dernière partie de Phénoménologie de la perception – « L’être-pour-soi et l’être-au-monde », le chapitre sur la liberté se révèle être en fait dirigée contre la philosophie de Sartre. Voyons plus en détail : 1 – Même si Merleau-Ponty prend le parti de Sartre contre ses opposants dans les textes que nous citons plus haut, il est déjà possible de remarquer dans la Phénoménologie de la perception que la transparence de la conscience sartrienne entraîne chez l’auteur la remise en question du mode d’être du pour-soi en tant que liberté en situation et incarnée : « Si nous sommes en situation, dit Merleau-Ponty, nous sommes circonvenus, nous ne pouvons pas être transparents pour nous-mêmes, et il faut que notre contact avec nous-mêmes ne se fasse que dans l’équivoque »22. Maintenir l’idée d’une conscience transparente dans l’héritage de Husserl et de Descartes va contre la certitude merleau-pontyenne que « toute perception intérieure est inadéquate »23 : le sujet étant temporalité et action, il ne peut être appréhendé comme objet ; le contact avec les choses est toujours premier, de façon que ce contact porte l’ambiguïté d’une existence que ne se saisit jamais totalement, pas plus qu’elle ne pourrait se faire être complètement étrangère à soi. Penser une conscience transparente, c’est être victime d’une « illusion rétrospective »24, en chassant la possibilité d’illusion de la sphère consciente, mais aussi en prenant comme point de départ le résultat d’une opération réflexive. La pensée n’est pas coïncidence avec soi, elle est un mouvement. « La possession de soi, la coïncidence avec soi n’est pas la définition de la pensée : elle est au contraire un résultat de l’expression et elle est toujours une illusion, dans la mesure où la clarté de l’acquis repose sur l’opération foncièrement obscure par laquelle nous avons éternisé en nous un moment de vie fuyante »25. Pour pouvoir savoir que nous pensons, nous dit Merleau-Ponty, il faut que l’on pense effectivement : « toute conscience est conscience perceptive, même la conscience de nous-même »26. La 22 23 24 25 26
PhP, p. 441. PhP, p. 443. PhP, p. 440. PhP, pp. 449-450. PP, p. 34.
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perception prend ici un sens radicalement différent du sens classique (intellectualiste ou réaliste) : selon la phénoménologie de Merleau-Ponty, elle est un mouvement temporel d’ouverture corporelle au monde : Le mouvement du corps ne peut jouer un rôle dans la perception du monde que s’il est lui-même une intentionnalité originale, une manière de se rapporter à l’objet distinct de la connaissance. Il faut que le monde soit autour de nous, non pas comme un système d’objets dont nous faisons la synthèse, mais comme un ensemble ouvert des choses vers lesquelles nous nous projetons27.
Si toute conscience préréflexive de soi est conscience perceptive comme intentionnalité corporelle originaire, et si la perception n’est plus constitution des objets, mais inhérence aux choses, la conscience ne peut donc pas être transparente à soi-même, en tant qu’elle doit admettre l’opacité de sa propre inhérence – par opposition au champ transcendantal purifié, qui « présuppose un monde transparent, sans ombres et sans opacité, [qui] s’étalerait devant un spectateur impartial »28, il y a, dans la perception, coïncidence entre l’immanence et la transcendance. Immanence au sens où le perçu est familier à celui qui perçoit ; transcendance au sens où la perception dépasse toujours ce qui est actuellement donné, de sorte que cette coïncidence est le « vrai transcendantal »29. Ainsi, la réflexion purifiante qui vise la sphère transparente de la conscience serait le raccourci pour saisir un résultat délivré de toute opacité, tandis que la réflexion qui passe par le Lebenswelt ne réalise pas ce passage impunément, puisqu’elle amène avec soi cette même opacité dont la constitution ne pourra jamais se détacher30. Parce que « la perception est opaque, elle met en cause, au-dessous de ce que je connais, mes champs sensoriels, mes complicités primitives avec le monde »31. 2 – Deuxièmement, Merleau-Ponty reproche à la conception sartrienne une liberté « sans racines »32 et toute-puissante. C’est de ce présupposé fondamental que naissent les problèmes inhérents à la conception du sujet comme locus d’une création absolue, et à la négligence conséquente de la passivité. En définissant la liberté comme conscience 27
PhP, p. 447. PhP, p. 423. 29 Cf. PP, pp. 40-41. 30 MOUTINHO, L.D. Tempo e sujeito. O transcendental e o empírico na fenomenologia de Merleau-Ponty. Dois pontos. Temporalidade na filosofia contemporânea. v. 1, n.1, pp. 11-57, 2004, p. 12. (traduction libre) 31 PhP, p. 487. 32 PhP, p. 520. 28
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non-substantielle, Sartre lui attribue un « pouvoir démesuré d’évasion »33. De cette manière, on ne peut plus penser le rapport conscience /monde ni comme un rapport de causalité (ce que Merleau-Ponty accepte évidemment), ni comme un rapport de motivation : c’est-à-dire que non seulement la conscience ne peut trouver aucune cause réelle pour son agir, mais elle ne peut pas non plus trouver de motivation effective, puisque même les motivations sont issues de la liberté, de manière qu’il n’y ait rien qui puisse peser sur une décision34. Pour le dire brièvement, la liberté sartrienne ne trouve pas de barrières parce que c’est à travers elle que les obstacles existent et que les motivations gagnent de la force. Les qualités qu’un sujet libre peut acquérir (être laid, beau ou malade, par exemple) n’atteignent pas la liberté, étant donné que cette dimension d’objectivité est toujours pour-autrui et, encore une fois, ne limite pas la liberté, puisqu’elle ne peut être déterminée du dehors, ni être atténuée35. Par conséquent, la liberté est « égale dans toutes nos actions »36 et toutes les dimensions de l’existence se trouvent sous son pouvoir, y compris les sens et les valeurs. En d’autres termes, la liberté est la production absolue de sens et de valeurs, de sorte qu’elle se révèle comme « pouvoir universel de Sinngebung »37, donation de sens active, unilatérale, centrifuge. En n’admettant aucune dimension de passivité, la liberté se donne comme pure activité créatrice, sans limites et sans obstacle sinon ceux qu’elle s’oppose. Tandis que Sartre pense la passivité comme agir causal des choses sur la liberté (influence impossible selon sa pensée de la liberté), pour Merleau-Ponty la passivité consiste en un « investissement, un être en situation, avant lequel nous n’existons pas, que nous recommençons perpétuellement et qui est constitutif de nous-même »38. Comme Sartre n’admet pas cette dimension passive, il retombe dans l’abstraction de l’intellectualisme. Tout deux négligent le « sol de coexistence »39, c’està-dire tous les aspects de la situation qui, au lieu d’être considérés comme l’inhérence même de la liberté dans le monde, sont compris comme des produits d’un choix fondamental, comme s’il était possible, par exemple, de « faire de la conscience de classe le résultat d’une décision et d’un
33 34 35 36 37 38 39
PhP, PhP, PhP, PhP, PhP, PhP, PhP,
p. p. p. p. p. p. p.
496. 489. 498. 500. 502. 490. 510.
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choix »40. Par différence avec le niveau de l’abstraction qui fait une alternative entre le pour-soi et l’en-soi, le niveau de la phénoménalité est celui de leur ambiguïté réelle, et du passage de l’un dans l’autre : « Il est donc bien vrai qu’il n’y a pas d’obstacles en soi, mais le moi qui les qualifie comme tels n’est pas un sujet acosmique, il se précède lui-même auprès des choses pour leur donner figure de choses »41 ; « Il nous faut remettre en question l’alternative du pour soi et de l’en soi qui rejetait les “sens” au monde des objets et dégageait la subjectivité comme non-être absolu de toute inhérence corporelle »42. Cette ambiguïté est temporelle et elle échappe à la liberté en tant que pouvoir absolu de choix et de création. Une conception de la liberté qui néglige la passivité et le sol de coexistence est condamnée à comprendre la liberté « sans racines » et comme création ex nihilo, ce qui présuppose, en réalité, l’abstraction de la temporalité dans l’instantanéité. Or, si chaque moment est création ex nihilo et choix absolu, chaque moment antérieur est défait pour qu’un instant postérieur puisse surgir, qui est à son tour « sans racines ». Par conséquent, le faire de la liberté est sans valeur, sans importance, déréalisé, étant donné qu’elle-même est toujours donnée, et garantie comme « notre état de nature »43 qui est celui de ne pas avoir de nature. Cette liberté n’est pas engagée, parce que « l’idée de situation exclut la liberté absolue à l’origine de nos engagements »44 : il s’agit d’une liberté qui « sait bien que l’instant suivant la trouvera, de toute manière, aussi libre, aussi peu fixée »45. Au contraire, « il faut donc que chaque instant ne soit pas un monde fermé, qu’un instant puisse engager les suivants, que, la décision une fois prise et l’action commencée, je dispose d’un acquis, je profite de mon élan, je sois incliné à poursuivre, il faut qu’il y ait une pente de l’esprit »46. Cela n’est possible que par une pensée de l’ambiguïté qui admet à la fois la passivité et l’activité au lieu d’exacerber l’activité en une pureté excluant toute passivité : « Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue »47.
40 41 42 43 44 45 46 47
PhP, PhP, PhP, PhP, PhP, PhP, PhP, PhP,
p. 510. p. 504. p. 258. p. 500. p. 519. p. 500. pp. 500-501. p. 518.
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3 – La caractéristique d’être « trop antithétique » que MerleauPonty attribue à L’Être et le Néant implique des conséquences majeures en ce qui concerne l’intersubjectivité. La division faite par Sartre entre les dimensions pour-soi et pour-autrui fait que tous les attributs positifs du sujet sont restreints à sa dimension d’extériorité, cette dernière n’apparaissant que par la médiation d’autrui, radicalisant par là la division même entre extériorité et intériorité. Mais alors, comment est-il possible d’avoir l’expérience d’un alter ego ? Comme le souligne déjà MerleauPonty, pour qu’il y ait reconnaissance d’autrui, la dimension du pourautrui ne peut être exclue de la dimension du pour-soi ; au contraire, elle doit être inhérente à cette dimension même, si bien qu’il faut admettre qu’il n’existe pas d’expérience « pure » de soi-même. Ainsi, pour Merleau-Ponty « il faut bien que mon expérience me donne en quelque manière autrui, puisque, si elle ne le faisait pas, je ne parlerais pas même de solitude et je ne pourrais pas même déclarer autrui inaccessible »48. La subjectivité transcendantale n’est donc pas « pure », elle est révélation intersubjective de soi et de l’autre, elle est un sol social, antérieur à toute objectivation. La critique retrouve dans ce point le problème de la transparence de la conscience : « L’évidence d’autrui est possible parce que je ne suis pas transparent pour moi-même et que ma subjectivité traîne après elle son corps »49. L’expérience d’autrui, pensée à partir de ce sol originel, ne peut donc pas être conçue à travers les objectivations réalisées par le regard, car l’autre n’apparaît pas au pour-soi d’abord comme un objet, parce que l’expérience de l’autre est une expérience du corps perçu, qui se manifeste comme comportement. Selon les mots de Merleau-Ponty : « si le corps d’autrui n’est pas un objet pour moi, ni le mien pour lui, s’ils sont des comportements, la position d’autrui ne me réduit pas à la condition d’objet dans son champ, ma perception d’autrui ne le réduit pas à la condition d’objet dans mon champ »50. Saisir l’autre comme objet, c’est lui arracher cette manifestation originaire et préobjective par une observation de ses actions « comme celles d’un insecte »51. La révélation de l’autre n’est pas restreinte à la découverte de ma « transcendance-transcendée », comme le veut Sartre ; « mais qu’il dise un mot, ou seulement qu’il ait un geste d’impatience, et déjà il cesse de me
48 49 50 51
PhP, p. 417. PhP, p. 410. Ibid. PhP, p. 419.
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transcender : c’est donc là sa voix, ce sont là ses pensées, voilà donc le domaine que je croyais inaccessible »52. Il y a un autre problème de l’intersubjectivité à considérer la liberté comme pur pouvoir centrifuge de donation de sens. Si la liberté est purement active et constitue le monde de part en part, le regard de l’autre, en tant qu’autre source de constitution, doit avoir une incidence sur l’exercice de ce pouvoir, et ouvrir un champ de bataille sur le terrain de la création de monde. Le solipsisme est donc redoublé d’une querelle imprescriptible, chacun réduisant l’autre à n’être qu’un objet de son monde. Merleau-Ponty s’éloigne ici encore de Sartre et sa conception de « lutte des consciences » comme vrai rapport à l’autre : « la position d’autrui ne me réduit pas à la condition d’objet dans son champ, ma perception d’autrui ne le réduit pas à la condition d’objet dans mon champ »53. Deuxième période « Sartre et l’ultra-bolchevisme » constitue, sur le plan politique, une attaque frontale contre les prémisses sartriennes et ses conclusions (la transparence de la conscience, l’illimitation du pouvoir de la liberté sans racines, le rapport à autrui comme lutte objectivante). On peut résumer ainsi cet approfondissement politique des thèses critiques : 1) la dichotomie entre les hommes et les choses a des conséquences problématiques pour la pensée du monde ; 2) la conception de la liberté comme irradicale et pure d’une part et la temporalité instantanéiste de l’engagement qui lui est liée d’autre part, produisent une dangereuse philosophie de l’action ; 3) le solipsisme du cogito pris comme point de départ entraîne d’indépassables difficultés tant au niveau philosophique que politique ; 4) le dualisme radical rend impossible toute dialectique ; 5) toutes ces choses rendent difficile de penser le social. Par cette nouvelle organisation des critiques, nous voulons montrer que la dispute politique est fondée sur la réception merleau-pontyenne de l’ontologie de Sartre54. Le chapitre final des Aventures de la dialectique présente longuement les divergences entre les deux auteurs en ce qui concerne la nouvelle attitude politique de Sartre d’alliance avec le Parti communiste, déjà 52
Ibid. PhP, p. 410. 54 Il faut remarquer que Merleau-Ponty ne cite jamais textuellement L’Être et le Néant dans « Sartre et l’ultra-bolchevisme ». Toutes les citations qu’on trouve dans ce texte sont extraites des articles Les Communistes et la paix et Réponse à Lefort, ajoutées d’une brève allusion à L’Imaginaire et La Transcendance de l’Ego. 53
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présentées par Merleau-Ponty dans une conférence publique sur la relation entre philosophie et politique. Une lettre que Merleau-Ponty envoie à Sartre explique la critique : l’action politique de ce-dernier demeure une action de « dévoilement », elle n’a pas de médiation, comme chez Marx, parce qu’elle est limitée à deux ordres, à savoir celui de la conscience et celui du fait comme « événement-chose ». En raison de cela, « elle met dans une lumière inégalable la crise des rapports entre philosophie et politique qui est aussi une crise de la philosophie et une crise de la politique »55, étant donné qu’en n’admettant pas une médiation entre les deux ordres, elle ne peut qu’aboutir à un subjectivisme ou un objectivisme extrême. La notion d’engagement chez Sartre exprime, au niveau politique et de façon circulaire, la situation d’identité entre liberté et action : « absence qui est présence (on est libre pour s’engager) et d’une présence qui est absence (on s’engage pour être libre) » ; par conséquent, elle ne permet pas de voir que « la plus grande partie de l’action se passe dans l’entre-deux entre les événements et les pures pensées, ni dans les choses ni dans les esprits, mais dans la couche épaisse des actions symboliques qui opèrent moins par leur efficace que par leur sens »56. Les critiques présentées dans les lettres à Sartre sont reprises dans « Sartre et l’ultra-bolchevisme », enrichies du débats entre Sartre et Lefort et des trois articles Les communistes et la paix. Les articles sur les communistes représentent une position de Sartre que Merleau-Ponty qualifie d’« ultra-bolcheviste », « où le communisme ne se justifie plus par la vérité, la philosophie de l’histoire et la dialectique, mais par leur négation »57. Pour Merleau-Ponty, la nouvelle phase de Sartre – de « justification désespérée du communisme »58 – trouve ses bases dans son opposition philosophique entre le fait et la conscience et, par voie de conséquence, dans sa conception de la temporalité. Les notions de choix et de liberté, par exemple, « deviennent conquête et violence »59 et son dualisme entre un pur sujet et un pur objet est accusé d’être « terroriste »60. On voit par là que la « philosophie du sujet » de Sartre justifie finalement les actions du Parti Communiste comme celles d’un « pur sujet » : « L’autorité absolue du Parti est la pureté du sujet
55 56 57 58 59 60
P.II, p. 164. P.II, pp. 163-164. AD, p. 142. AD, p. 143. AD, p. 227. AD, p. 139.
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transcendantal incorporé de force au monde »61. Ainsi, cette philosophie n’opère pas une action effective dans le champ politique – d’où la critique contre son « engagement » –, mais elle résulte en réalité dans la contemplation des actions communistes ; elle se limite à être une pensée fermée sur soi qui « n’est pas susceptible de démenti »62 et qui laisse intacts les principes de l’action pure. Penser le Parti ou ses militants par le biais des prémisses de « l’action pure » signifie en outre que la liberté doit être la liberté irradicale ou « sans racines » déjà critiquée par la Phénoménologie de la perception, puisque cette liberté – qui était jusquelà pouvoir de dévoilement – même si elle se prononce maintenant sous le signe de la praxis – demeure « le pouvoir magique que nous avons de faire et de nous faire quoi que ce soit »63. De ce fait, le pouvoir de faire équivaut à celui de ne pas faire, parce qu’il reste le même avant et après le choix – à « distance zéro »64 de ses possibles –, de manière que le choix atteste seulement ce pouvoir virtuel de faire ou non une action quelconque. Il s’agit donc d’une liberté de jugement sans compromis, mais aussi sans mains, limitée à la contemplation. La philosophie de la liberté irradicale est donc la philosophie de l’action pure. Merleau-Ponty trouve ici l’élan entre la position politique que Sartre tient alors et ses bases philosophiques antérieures, au sens où « Sartre a toujours pensé que rien ne pouvait être cause d’un acte de conscience »65. Même s’il admet qu’il y a des motifs dans les actions et que les caractéristiques du milieu social composent la situation du pour-soi, ils ne sont réunis qu’en apparence : Le paradoxe apparent de son œuvre est qu’elle l’a rendu célèbre en décrivant un milieu entre la conscience et les choses, pesant comme les choses et fascinant pour la conscience, – la racine dans La Nausée, le visqueux ou la situation dans L’Être et le Néant, ici le monde social, – et que pourtant sa pensée est en rébellion contre ce milieu, n’y trouve qu’une invitation à passer outre, à recommencer ex nihilo tout ce monde écœurant66.
Parce qu’elle est dévoilement pur et création ex nihilo, l’action pure empêche la compréhension des événements comme quelque chose qui se confirme au fur et à mesure que l’on avance, i.e. comme mouvement dialectique. « Une action qui soit un dévoilement, un dévoilement qui 61 62 63 64 65 66
AD, AD, AD, AD, AD, AD,
p. 199. p. 271. p. 185; Cf. p. 218. p. 185. p. 150. p. 192.
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soit une action, bref une dialectique, voilà ce que Sartre ne veut pas considérer »67, conclut Merleau-Ponty, tout en soulignant que, pour Sartre, l’action s’en tient à des points de vues immédiats et isolés. Pour cette raison, la philosophie de l’action pure – qui est selon Merleau-Ponty celle qui définit la notion sartrienne d’engagement68 – présuppose une temporalité de l’instant, où les événements sont compris comme des expériences issues d’intentions particulières qui exigent des choix instantanés qui doivent être résolus dans l’urgence. La sympathie entre Sartre et les communistes s’appuie donc sur cette temporalité de « flashes »69, qui se justifie par un mode d’action violente et instantanée sur le monde. C’est pour cela que Merleau-Ponty conclut que pour Sartre la dialectique « a toujours été une illusion »70. Il n’y a pas de dialectique chez Sartre, parce que dans cette philosophie, la conscience est « coextensive au monde »71, au lieu d’être une transcendance qui admet quelques distances aux choses qui révélerait son degré d’opacité ; la conscience trouve les choses immédiatement dans leur transparence. La critique contre l’action pure est donc au fond une critique au cogito en tant qu’apparition immédiate de quelque chose à la conscience et son apparaître à soi-même. Penser l’opacité, c’est penser la médiation : « c’est toujours à travers l’épaisseur d’un champ d’existence que se fait ma présentation à moimême »72, – la critique de la transparence de la conscience rejoint la nécessité de la médiation et de la dialectique, quand la théorie de l’action pure les annule. Enfin, comme la Phénoménologie de la perception le faisait déjà, c’est la conscience comprise comme constituante et pur pouvoir centrifuge de signification qu’il faut attaquer. La division entre la conscience 67
AD, p. 199. Il faut ajouter que le concept d’engagement chez Sartre est le plus souvent associé à la littérature, parce qu’à partir de 1945 il réalise un vrai « manifeste » autour de sa conception de la littérature engagée dans « Présentation de Temps Modernes » : « Je rappelle, en effet, que dans la “littérature engagée”, l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient » . S.II, p. 226. Merleau-Ponty adresse ses critiques aussi à cette conception d’engagement, en établissant un parallèle avec la nouvelle attitude de Sartre face au PC : « Hier la littérature était la conscience de la société révolutionnaire ; aujourd’hui c’est le Parti qui joue ce rôle ; dans les deux cas l’histoire, pour tout ce qu’elle a de vivant, est une histoire de projets ». AD, pp. 220-221. 69 AD, p. 268. 70 AD, p. 140. 71 AD, p. 274, n.1. 72 AD, p. 276. 68
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et les faits (« il n’y a que des hommes et des choses »73 – reprise concrète de la dichotomie entre le pour-soi et l’en-soi) se retrouve à nouveau être cruciale. En tant que liberté radicale, les faits ne reflètent que les significations issues de sa création par la conscience : « Le fait, en tant qu’il est, ne porte pas sa signification : elle est d’un autre ordre, elle relève de la conscience et, justement pour cette raison, ne peut être en toute rigueur ni justifiée ni exclue par les faits. Nous ne rencontrons donc jamais que des faits investis de conscience »74. La conscience est alors figurée comme un « législateur souverain », comme « le soleil d’où rayonne le monde, le démiurge de mes purs objets »75 qui impose son sens aux choses justement pour en être la source absolue ; elle fabrique ses motifs, ses obstacles et même sa « passivité »76. En réabsorbant tout dans sa transparence, la conscience sartrienne est une vraie « folie du cogito »77, qui ne « laisse aucun recoin inexploré »78, de manière que sa signification imposée est nécessairement fermée, vu que pour que l’on admette des significations ouvertes et inachevées, il faudrait renoncer à l’idée d’un sujet qui est une pure présence à soi et aux objets. De ce fait, Merleau-Ponty considère que la conscience constituante sartrienne est encore plus radicale que celle de Husserl, dans la mesure où ce dernier admet qu’il y a quelque chose de vrai qui est antérieur à la praxis de constitution79, au sens d’un mouvement déjà initié dans l’expérience, tandis que chez Sartre, il n’y a que ce faire absolu et « sans racines ». En opposition au domaine du vrai et du certain de la conscience hypercartésienne de Sartre, le monde des « faits » devient le domaine du probable, de manière que « le contact direct avec la chose même, c’est le rêve »80. Merleau-Ponty reprend la division que Sartre fait dans L’Imaginaire entre le certain et le probable pour affirmer que depuis lors, Sartre n’a pas changé son orientation philosophique ou que s’il l’a changé,
73
AD, p. 278. AD, p. 161. 75 AD, p. 277. 76 AD, p. 196. 77 AD, p. 221. 78 AD, p. 276. 79 Pour Merleau-Ponty, la différence entre eux est « immense ». D’autant plus si l’on prend en compte la dernière étape de la pensée husserlienne, où il met en œuvre un travail de genèse des sens. L’auteur rapproche encore Husserl de la pensée dialectique, tandis que la conscience sartrienne « ne retrouve pas dans ce qu’elle constitue un système de signification déjà présent : elle construit ou créé. […] il y a des hommes et des choses, et rien entre eux que des scories de la conscience ». AD, p. 193, n.1. 80 AD, p. 249. 74
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c’était au sens où il en « attend moins encore du probable »81. Tout se passe comme si le « pur fait » recevait la signification choisie par la conscience souveraine si bien que tout ce champ signifiant demeurera dans le domaine du probable, qui devient ainsi « un autre nom du réel »82. Comme alternative au monde du « pur fait » « opaque et figé », Merleau-Ponty cherche à présenter, dès la Phénoménologie de la perception, « un monde épais et qui bouge », un vrai « paysage de la praxis »83. En définitive, la transparence de la conscience, liée à la primauté du cogito dans la philosophie de Sartre, ratifie la dichotomie entre la conscience et le fait ou entre les hommes et les choses, en présupposant un rapport au monde où toute médiation possible retombe dans l’ordre de la probabilité : des traits caractéristiques d’une politique de l’action pure à la liberté de l’instant. Les conséquences majeures de ce système sont décisives pour l’action politique, dans la mesure où il est extrêmement problématique de penser le rapport aux autres et le social dans ces conditions. La théorie du regard qui soutient l’être-pour-autrui sartrien – qui faisait déjà l’objet de réserves dans la première période – est à ce moment reliée à la théorie de l’action pure et à l’absence de médiation : « Les relations entre personnes cessent d’être médiatisées par des choses, elles sont immédiatement lisibles dans l’accusation d’un regard. L’“action pure”, c’est la réponse de Sartre à ce regard ; comme lui, elle atteint son but à distance »84. Merleau-Ponty remet à nouveau en cause le problème de la pluralité des consciences séparées entre elles par un « mur d’être »85, immédiatement objectivées par le regard de l’autre, dans une relation de face-à-face qui présuppose un abîme – la théorie du regard étant une théorie de la lutte, où chaque conscience vise la mort de l’autre pour être soi. La « magie du regard » devient ainsi une sorte de réponse à la « magie de l’action pure »86, comme une action de dévoilement immédiat qui pétrifie la conscience en lui donnant un dehors, de sorte que toute pensée du social est par là interprétée par le point de vue de la rivalité, du tête-à-tête entre les créations pures qui se confrontent. C’est ainsi qu’il est impossible de ne pas penser à Sartre quand Merleau-Ponty écrit en 1949, dans sa « Note sur Machiavel » : « Entre le pouvoir et ses sujets, entre le moi et l’autre, il n’y a pas de terrain où cesse la rivalité. Il faut 81 82 83 84 85 86
AD, AD, AD, AD, AD, AD,
p. p. p. p. p. p.
196. 164. 276. 214. 205. 216.
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ou subir la contrainte ou l’exercer »87. La possibilité d’un sol commun qui échappe à la « lutte originaire »88 (sol intermondain) est interdite par la lutte à mort des regards comme paradigme du rapport à l’autre – et donc paradigme du social. Dans cette philosophie, le social se trouve toujours devant les consciences et jamais avant elles ; il n’est que le « résidu inerte et confus de nos actions passées »89 et c’est pour cette raison qu’il ne peut que subir (dans le sens de souffrir, et souffrir de) l’intervention d’une « action pure ». Si son unité est faite devant les consciences et pas avant, c’est parce qu’elles préservent sa transparence et la pureté de la dimension pour-soi. « La “socialité” donnée est un scandale pour le je pense »90, s’exclame Merleau-Ponty ; l’action pure est celle d’une « pureté » sans racines qui cherche à intervenir dans les « purs faits », en imposant sa signification. Cette possibilité se soutient dans la théorie du regard et dans son incapacité à penser le social, puisque les consciences se donnent sous la forme de disputes d’objectivation, chacune cherchant à préserver sa transparence. La lutte instaure une dichotomie entre d’un côté le solipsisme et de l’autre la perte de soi, tandis que pour Merleau-Ponty : Ni dans l’histoire privée ni dans l’histoire publique la formule de leurs rapports n’est le « ou lui, ou moi », l’alternative du solipsisme et de l’abnégation pure, parce que ces rapports ne sont plus le tête-à-tête de deux Pour Soi, mais l’engrenage l’une sur l’autre de deux expériences qui, sans coïncider jamais, relèvent d’un seul monde91.
Prendre le social en compte, c’est repenser l’expérience même du poursoi comme toujours déjà pour-autrui (sans quoi il n’y a pas société mais pur conflit). C’est le considérer dans sa dimension d’opacité, sans quoi il n’est que champ de faits et champ de bataille devant la conscience, alternative polémique entre la perte de soi et l’imposition de sens. Ce point est fondamental si l’on veut penser une politique marxiste, tandis que la relation frontale entre les consciences exclut « ce minimum de détente que garantit au marxisme sa prétention à la vérité et à la politique historique »92. * 87 88 89 90 91 92
S, p. 344. S, p. 349. AD, p. 139. AD, p. 216. AD, p. 278. AD, p. 219.
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Nous avons vu que les problèmes dénoncés dans la première période (la transparence de la conscience ; la liberté « sans racines » et créatrice de sens ; la dichotomie entre le pour-soi et l’en-soi ; le rapport à autrui comme lutte d’objectivation ; le solipsisme) sont dénoncés quant à leurs conséquences politiques dans la deuxième : la liberté souveraine justifie une théorie de l’action pure et un engagement « instantané » dans les « événements-choses » à travers la primauté du cogito qui réduit le monde au domaine du probable. Le pouvoir de constitution du sujet renforce la dichotomie entre « hommes et choses » ; le rapport à autrui empêche une réelle compréhension du social et de l’intermonde, de l’opacité et de l’ambiguïté (dont il faut partir plutôt qu’il ne faudrait les élucider) ; la dialectique n’est qu’une illusion, ce qui éloigne radicalement la pensée sartrienne de la philosophie marxiste. Toutefois, malgré la constance de cette ligne cohérente de critique dans la « troisième période », Merleau-Ponty opère dès les années 1950 une révision de sa propre philosophie. Autant la Phénoménologie de la perception et L’Être et le Néant sont proches quant à leurs thèmes, leur intention de « reformuler » le cogito cartésien et de postuler la primauté de la préréflexion ; autant, comme le montre Barbaras93, le philosophe de la perception va contester les dualismes initiaux de sa propre philosophie (entre réflexion et préréflexion, perception et comportement, corps propre et conscience, sujet et objet, fait et sens, passivité et activité…) de manière à tendre vers une ontologie qui sorte enfin du cadre de la conscience et du cogito. La « troisième période » présente une critique contre Sartre à partir de cette nouvelle position philosophique, et elle est concentrée dans le troisième chapitre du manuscrit du Visible et L’invisible : « Interrogation et dialectique ».
93 BARBARAS. R. De l’être du phénomène : sur l’ontologie de Merleau-Ponty. Grenoble : Jérôme Millon, 2001.
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§2. LA
CONTRADICTION ENTRE ÊTRE ET NÉANT
LE VISIBLE ET L’INVISIBLE
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Les aphorismes d’Héraclite ne perdront leur saveur d’énigmes que si l’on réussit à retrouver la syntaxe qui rendrait licite l’union des contraires. À ce prix seulement, le paradoxe sera neutralisé. Mais l’idée même d’une pareille entreprise est folle, au regard de la tradition tout entière. Comment parler d’une synthèse de prédicats qui sont tenus, par définition, pour incompatibles ? Comment l’« union » de ces prédicats, de quelque façon qu’on la décrive, cesserait-elle jamais d’être contradictoire ? Il est impossible de superposer les différents, d’harmoniser les exclusifs ; on en revient toujours là, et toutes les dialectiques d’Entendement viennent se heurter à cet interdit. Lebrun, La patience du concept
Le deuxième chapitre du Visible et l’Invisible, « Interrogation et dialectique », présente une version rigoureuse et élaborée de l’opposition merleau-pontyenne aux notions fondamentales d’être et de néant. L’ambition de Merleau-Ponty dans ce texte est de montrer que la philosophie de Sartre ne rend pas compte de notre expérience d’ouverture au monde impliquée dans ce qu’il appelle la foi perceptive : « adhésion qui se sait au-delà des preuves, non nécessaire, tissée d’incrédulité, à chaque instant menacée par la non-foi »94. Nous voyons les choses mêmes, le monde est cela que nous voyons : des formules de ce genre expriment une foi qui est commune à l’homme naturel et au philosophe dès qu’il ouvre les yeux, elles renvoient à une assise profonde d’« opinions » muettes impliquées dans notre vie. Mais cette foi a ceci d’étrange que, si l’on cherche à l’articuler en thèse ou énoncé, si l’on se demande ce que c’est que nous, ce que c’est que voir et ce que c’est que chose ou monde, on entre dans un labyrinthe de difficultés et de contradictions95.
Bien que Sartre et Merleau-Ponty partagent le sentiment qu’« il suffit d’ouvrir les yeux et d’interroger en toute naïveté cette totalité qu’est l’homme-dans-le-monde »96, Merleau-Ponty pense que Sartre n’arrive pas à sortir de ce labyrinthe, dont les problèmes consistent à comprendre ce que signifient ce nous, cette chose ou ce monde et ce qu’est voir. Même si Sartre se démarque des autres philosophies du sujet qui voient 94 95 96
VI, p. 47. VI, p. 17. EN, p. 38.
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dans la réflexion le lieu primordial d’une expérience originaire, l’auteur de L’Être et le Néant finit par manquer l’expérience de l’ouverture au monde. Selon Merleau-Ponty, Sartre proposerait une solution opposée à celles des philosophies réflexives, mais son aboutissement produit une inversion du problème qui non seulement ne le résout pas, mais le radicalise. Ainsi, de la même façon que Heidegger disait de la maxime sartrienne « l’existence précède l’essence » que « le renversement d’une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique »97, Merleau-Ponty soutient [qu’en] inversant les positions de la philosophie réflexive, qui mettait tout le positif au-dedans et traitait le dehors comme simple négatif, en définissant au contraire l’esprit comme le négatif pur qui ne vit que de son contact avec l’être extérieur, la philosophie du négatif passe le but : encore une fois, bien que ce soit maintenant pour des raisons opposées, elle rend impossible cette ouverture à l’être qui est la foi perceptive98.
Tandis que la philosophie réflexive (Descartes) suspend la foi perceptive afin de trouver dans le sujet réfléchissant les règles de l’accès au monde, la philosophie sartrienne et son primat de la négation comme accès préréflexif à l’être finissent par vider le sujet au point de proposer une affirmation totale de la positivité, geste qui l’empêche de comprendre le rapport sujet-monde comme une expérience effective. Selon MerleauPonty, les deux positions ont des conséquences équivalentes : quand d’un côté le primat de la réflexion indique que « si nous cherchons des raisons, c’est parce que nous n’arrivons plus à voir, ou parce que d’autres faits, comme l’illusion, nous incitent à récuser l’évidence perceptive ellemême »99, de même la philosophie de la pure négativité établit un sujet séparé du monde qui ne le voit pas effectivement, mais le survole, puisqu’il saisit des choses qui se situent justement devant sa vision panoramique et désincarnée. Les deux positions sont en somme les deux faces d’une même pièce, complices en ce qu’elles conduisent à penser un sujet qui ne trouve pas d’adhérence au monde ; et toutes deux transforment « l’ouverture au monde en consentement de soi à soi, l’institution du monde en idéalité du monde, la foi perceptive en actes ou attitudes d’un sujet qui n’a pas de part au monde »100. Barbaras affirme en ce sens que 97 HEIDEGGER, M. Lettre sur l’humanisme. Paris : Gallimard, 2008, p. 85. (trad. A. Préau) 98 VI, p. 120. 99 VI, p. 74. 100 VI, p. 75.
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« ce n’est qu’en apparence que la philosophie de Sartre fait alternative à la pensée réflexive »101 et qu’elle présente en réalité sa forme la plus radicale dans la mesure où elle élève au maximum la dualité consciencemonde, en établissant un rapport « frontal » entre être et néant « sans même la médiation de l’essence »102, comme c’est le cas chez Husserl. Barbaras note d’ailleurs l’héritage positiviste et idéaliste de la phénoménologie husserlienne chez Sartre. Elle demeure positiviste au sens où le néant est caractérisé par la positivité que l’on trouvait dans les essences (« c’est donc parce que le moment de la phénoménalité est ressaisi contre l’essence, plutôt que contre sa positivité, qu’il est dissout dans la néantité de la conscience ») ; elle reste idéaliste parce que toutes deux se résolvent dans une pensée de survol. La « philosophie de l’essence » comme la « philosophie du néant » se confondent ainsi en des situations « symétriques »103, étant donné que la seconde restaure ou restitue les problèmes de la première : « Alors qu’avec Husserl la pensée était trop fermée sur soi pour porter l’effectivité d’un monde, le néant est trop hors de soi pour pouvoir soutenir l’ouverture à l’Être. L’unité de la distance et de la proximité est dans les deux cas manquée : par réduction de la transcendance à l’immanence ; par absorption de l’immanence dans la transcendance »104. De part et d’autre, la dichotomie entre les plans irréfléchi et réflexif perdure, dans la mesure où les variations se jouent seulement dans le primat du réflexif ou de l’irréfléchi. Aucune des deux ne surmonte cette division des plans et ne réussit à penser l’ouverture au monde comme une unité qui ne priorise ni ne compromet aucun des deux termes ; aucune ne parvient à proposer une philosophie capable de « dépasser cette dualité abstraite au profit d’un sol où l’irréfléchi pourra apparaître comme un moment de la réflexion, et celle-ci comme un moment de l’irréfléchi »105, comme le prétend Merleau-Ponty. Ce dernier établit précisément la problématisation de l’ontologie sartrienne du négatif comme fil rouge de son argumentation dans le but de délimiter son échec à l’intérieur du cadre plus large, comme on le verra, de la philosophie dialectique. L’échec de l’ontologie sartrienne réside donc pour Merleau-Ponty dans ses bases mêmes, alors que « tout dépend ici de la rigueur avec
101 102 103 104 105
BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 143. Ibid., p. 144. Ibid., p. 148. Ibid. Ibid. p. 136.
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laquelle on saura penser le négatif »106. En définissant de manière générale la chose comme l’être en-soi (décrit comme « massif », « plénitude absolue et pleine positivité »107) et le sujet comme l’être pour-soi assimilé au néant, Sartre instaure, selon Merleau-Ponty, une scission entre deux régions opposées et irréconciliables. Si d’un côté, l’être est en-soi et ne contient en soi-même aucune négativité, de l’autre, l’être pour-soi est pure négativité, pur néant. Et il faut reconnaître que depuis La Transcendance de l’Ego, Sartre travaille à « vider » la conscience en l’affirmant comme pure translucidité sans contenu ou zone d’opacité, sans image, représentation ou ego qui puissent habiter la conscience. Le sujet est pure ouverture irréfléchie sur les choses et « pour que cette ouverture ait lieu, pour que décidément nous sortions de nos pensées, pour que rien ne s’interpose entre nous et lui, il faudrait corrélativement vider l’Êtresujet de tous les fantômes dont la philosophie l’a encombré »108. Ainsi, Sartre postule le rapport du sujet et du monde comme une ouverture qui est un pur néant en ek-stase sur l’être. Afin de rendre possible cet accès particulier, il purifie la notion de subjectivité au point où elle ne peut plus être caractérisée que comme rien, vide, qui a besoin de la plénitude du monde pour exister. Pour exprimer cette position, Sartre paraphrase la définition parménidienne « l’être est et le néant n’est pas » – qui pour Merleau-Ponty est une solution de facilité, qui transforme le négatif en une sorte d’essence, en retombant sur le positif. En d’autres termes, si le néant ne peut jamais être incorporé à l’être (pure positivité), s’il est toujours « derrière », ou soustrait à ce qu’il dévoile ou affirme, et si moimême, comme pure négativité, je suis « toujours en deçà (…) je suis toujours en arrière de toutes les choses, retranché d’elles par ma qualité de témoin »109, je finis, comme néant, par être cette sphère de non-adhérence au monde. Il en résulte que cette région de négativité, qui ne peut être ni sujet, ni esprit, ni ego étant pur néant, réintroduit à la place même d’où l’on voudrait l’expulser, un « fantôme de réalité » du type d’une res cogitans « très particulière, insaisissable, invisible, mais chose tout de même »110. Sartre substantialise donc la subjectivité en voulant trop la désubstantialiser, en postulant un néant hypostasié qui interdit tout mélange à l’être et, conséquemment, retombe dans le piège de la pensée du négatif radical : 106 107 108 109 110
VI, p. 77. EN, p. 49. VI, p. 76. VI, p. 92. VI, p. 76.
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Il y a dans la pensée du négatif un piège : si nous disons qu’il est, nous en détruisons la négativité, mais si nous maintenons strictement qu’il n’est pas, nous l’élevons encore à une sorte de positivité, nous lui conférons une sorte d’être, puisque de part en part et absolument il est rien. Le négatif devient une sorte de qualité justement parce qu’on le fixe dans son pouvoir de refus et d’élusion111.
Or, si le néant peut être conçu de cette manière, comme une sorte d’essence, de chose, et finalement de substance, alors le dualisme qui a été établi entre être et néant (comme équivalents à en-soi et pour-soi) est, en réalité, un parallélisme. « C’est l’envers et l’endroit de la même pensée »112 dit Merleau-Ponty, à partir de laquelle un terme est « destiné »113 et mis en face de l’autre de sorte que la séparation les pose face à face : « Parce que radicalement opposés, Être et néant ne jouent plus l’un contre l’autre et sont en même temps indiscernables »114. Cette position est si radicale qu’elle se situe « par-delà le monisme et le dualisme, parce que le dualisme a été poussé si loin que les opposés n’étant plus en compétition sont en repos l’un contre l’autre, coextensifs l’un à l’autre »115. Les opposés sont en réalité « en repos » l’un contre l’autre du fait qu’il n’y a que de la positivité ; et, pour cela même il n’y a que de l’en-soi qui « du fond de sa primauté, tolère d’être reconnu par le Néant »116, alors qu’il revient au pour-soi, pur néant, de ne faire que constater et s’abstraire de l’être positif, de glisser sur sa surface. S’il est vrai qu’il n’y a que du positif et que le négatif est seulement le non-être substantialisé qui n’a que le pouvoir de « pousser les choses jusqu’à leur vérité ou leur sens et de les saisir “telles qu’elles sont” »117, alors il faut conclure que la théorie de la négativité pure est un véritable positivisme. Et cela parce que, en premier lieu, comme on vient de le dire, cette théorie admet un parallélisme entre deux positivités, être et néant ; en second lieu, parce que si le néant n’est que dévoilement de l’être, celui-ci ne subit aucune modification par ce dévoilement même, le néant demeurant en « surface » de l’être sans s’introduire dans son noyau massif. C’est en ce sens que Merleau-Ponty met en lumière la description de Sartre où il affirme que le dévoilement de l’être par le néant ne lui ajoute rien, ne 111 112 113 114 115 116 117
VI, p. 95. VI, p. 77. VI, p. 77 ; p. 90. BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 139. VI, pp. 79-80. VI, p. 126. VI, p. 83.
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l’affecte pas, ni ne le modifie. Si cela est vrai, nous avons affaire à une phénoménologie aberrante qui établit que s’il arrive à quelque chose d’être perçu par quiconque, cette même perception « n’est pas constituti[ve] de son sens de chose »118. L’être est seulement dévoilé de sa nuit, sans être affecté, modifié, puisque « comme la relation entre conscience et être n’est pas une relation de constitution, mais seulement de négation, rien de réel ne peut advenir à l’être : nier l’être ne le modifie en rien »119. Par ailleurs, nous avons vu que si le pour-soi est « pur néant », il ne subit pas non plus de modifications : pure négativité, il finit par être cette chose monstrueuse dont la substance réside dans le fait de ne pas pouvoir être rien. Aucun des deux pôles n’est par conséquent affecté, transformé, mélangé par cette « rencontre » entre étrangers. À cet égard, Merleau-Ponty a appelé négintuition cette négation radicale qui est le contrepoids de l’intuition de l’être. La double face intentionnelle de la « rencontre » garantit à la fois l’autonomie et la coextensivité des deux termes : intuitionner l’être c’est affirmer sa positivité pure, se négintuitionner, c’est affirmer l’impossibilité que le sujet soit quelque chose, ce qui fait que le sujet est justement cette impossibilité même. Comprises de cette manière, les dichotomies pour-soi/en-soi, néant/ être, se caractérisent par une véritable ambivalence qui annule toute ambiguïté. Si chaque pôle est tenu à un écart infini de l’autre, ils doivent être envisagés comme contradictoires et non comme contraires, dans une relation d’opposition qui permettrait leur simultanéité au lieu de leur exclusion réciproque. Luiz Damon Moutinho montre que Merleau-Ponty fait usage de l’idée d’opposition réelle de L’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative de Kant pour critiquer la contradiction entre être et néant dans la philosophie sartrienne, « qui met en évidence, plus qu’aucune autre ne l’a fait, la crise, la difficulté essentielle et la tâche de la dialectique »120. Dans l’Essai, Kant fait appel au concept mathématique de grandeur négative dans le but de démontrer deux types d’oppositions : l’opposition logique, où il y a contradiction entre les termes, et l’opposition réelle, où les termes sont simplement des contraires. Dans la première opposition, aucune conséquence n’est produite tandis que dans l’opposition réelle quelque chose est produite : une 118
VI, p. 76. « como a relação entre consciência e ser não é de constituição, mas apenas de negacão, nada de real pode advir ao ser: negar o ser não o altera em uma vírgula » MOUTINHO, L.D. « O invisível como negativo do visível: a grandeza negativa em MerleauPonty ». Trans/Form/Ação, v.1, n.27, pp. 7-18, 2004, p. 12. (traduction libre) 120 CF, p. 84. 119
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grandeur négative. Il n’y a pas de « négatif en soi » ou de « positif en soi », car « une grandeur est négative par rapport à une autre grandeur en tant qu’elle ne peut lui être réunie que par opposition, c’est-à-dire, en tant que l’une fait disparaître dans l’autre une grandeur égale à ellemême »121. Kant propose un exemple : si un navire part du Portugal en direction du Brésil et si on compte comme positive toute la distance parcourue en fonction des vents de l’est et comme négative celle parcourue en fonction des vents d’ouest, nous pouvons finalement établir une opposition réelle entre les distances et saisir le parcours complet comme la différence qui en résulte. Ce résultat ne s’obtient toutefois que s’il s’agit d’un même navire, puisque dans le cas de l’opposition réelle « les contraires sont contemporains, ils appartiennent à un même genre d’être »122. Si l’on considérait en revanche des navires différents, on verrait clairement que le vent qui pousse à l’est produit une force positive de même que le vent qui pousse à l’ouest produit lui aussi une force positive. Mais dès lors que ces forces sont mises en relation d’opposition quant au même navire, elles produisent quelque chose et pour cette raison « dans toute opposition réelle les prédicats doivent être tous deux positifs, mais de manière que dans la liaison les conséquences se suppriment réciproquement dans le même sujet »123. La grandeur négative est ainsi le produit effectif de termes actifs qui s’opposent sans s’exclure. Cette négation relative peut donc être distinguée d’une négation comprise comme absolue, mise en absence de quelque chose de réel. La première négation désigne ce que Kant appelle privation (privatio) (on a l’exemple de l’état de repos comme neutralisation de forces opposées) où « la destruction de la conséquence d’un principe positif réclame toujours un principe positif »124 ; tandis que la deuxième négation est caractérisée comme défaut (defectus, absentia), où un corps en repos serait simplement le produit d’une absence de force motrice. Bref, la négation produite par l’opposition réelle, dit Lebrun, « entraîne la présence dans l’“Être” – ou, du moins, dans ce que le dogmatisme prenait pour tel – de suppressions (résultats de conflits) bien différentes des simples négations, puisqu’elles
121 KANT, E. Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative. Paris : Vrin, 1972, p. 23. (trad. R. Kempf) 122 VERSTRAETEN, P. et al. Sartre/Kant/Hegel. De la contrariété à la contradiction, quelques itinéraires du négatif. In: Hegel aujourd’hui, 1995, p. 142. 123 KANT, E. op. cit., p. 26. (nous soulignons) 124 Ibid., p. 28.
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exigent un principe positif et non un simple “fondement logique” »125 et pour cette raison, « grâce à [la grandeur négative] le Non-être n’est plus simplement conçu comme l’Autre en général (Anderes überhaupt), mais comme la résultante d’un conflit entre deux réalités déterminées »126. Sartre et Kant considèrent tous deux qu’il n’y a de positif que dans l’être, ce qui implique la postériorité du néant par rapport à l’être, le premier étant relatif au second127 ; et tout deux considèrent qu’il doit y avoir des êtres réalisant une synthèse entre le négatif et le positif, où la négation est condition de positivité. Ce sont les concepts limitatifs kantiens, dont Sartre fait l’ancêtre de son concept de négatité : « Il existe une quantité infinie de réalités qui ne sont pas seulement objets de jugement, mais qui sont éprouvées, combattues, redoutées, etc., par l’être humain, et qui sont habitées par la négation dans leur intrastructure, comme par une condition nécessaire de leur existence. Nous les appellerons des négatités. Kant en avait entrevu la portée lorsqu’il parlait de concepts limitatifs »128. Cependant, comme l’a remarqué Luiz Damon, malgré ces deux aspects de la négation comme délimitation d’une réalité finie affectée par des négations, Sartre « ne va pas jusqu’à reconnaître une opposition effective, de sorte que la négation positionnelle n’implique pas là une relation réelle »129. Cette absence a des conséquences plus vastes. Car si elle ne permet pas une opposition effective entre l’être et le néant, ce dernier « demeure en l’air » de sorte qu’au lieu d’un conflit entre des opposés une dissymétrie s’établit entre un « être pur » et une radicalisation de la négation (« néant pur »)130. Cette distinction est défaite par l’opposition réelle kantienne, relationalité qui rend impossible de penser le « négatif en soi » et le « positif en soi ». Lebrun a raison, en ce sens, quand il place Sartre du côté des « dogmatiques »131. Dès lors que l’en-soi sartrien est pure positivité et n’admet aucune 125 LEBRUN, G. Kant et la fin de la métaphysique. Paris : Armand Colin, 1970, pp. 194-195. 126 LEBRUN, G. La patience du Concept. Essai sur le Discours hégélien. Paris : Gallimard, 1972, p. 283. 127 SIMONT, J. Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté. Bruxelles : De Boeck &Larcier, 1998, pp. 32-33. 128 EN, pp. 55-56. 129 « Não vai ao ponto de reconhecer uma oposição efetiva, de modo que a negação posicional não implica ali uma relação real » MOUTINHO, L.D. « O invisível como negativo do visível », p. 10; « Negação e finitude na fenomenologia de Sartre », p. 140. (traduction libre) 130 Id. « Negação e finitude na fenomenologia de Sartre », p. 139. 131 Sur cette position de Lebrun, voir le chapitre : « Sartre, dernier dogmatique ? ou “un livre de philo sur le néant” » dans SIMONT, J. Jean-Paul Sartre.
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négation, le néant ne peut être que son contradictoire. Soit il y a être, soit il y a néant, mais aucune simultanéité entre les deux n’est pensable, que seule l’opposition réelle rend possible. Aussi la négation demeure-t-elle abstraite, puisqu’elle « n’est plus que l’expression idéalisée de la manière par laquelle un objet apparaît à un sujet »132, symptôme d’une vision de survol très soulignée par la critique de Merleau-Ponty. Incapable de l’atteindre par le dedans – étant donné que l’identité de l’être avec soi-même exclut toute négativité – il s’agit d’une négation qui ne modifie pas l’être, il est son contradictoire, de sorte qu’il n’y a pas de passage par l’altérité. Ce passage, cette négation, vient à la surface de l’être par la réalité humaine, et non par une dialectique propre à l’être ; de telles relations sont donc externes et non internes à l’être […]. Ainsi, l’être ne « passe » pas dans le néant et le non-être s’affirme comme son contradictoire : d’un côté, l’être demeure comme positivité pleine ; de l’autre côté, le négatif s’affirme comme pure négation de l’être »133.
Nous entrevoyons ici pourquoi Merleau-Ponty est d’avis que la pensée « dogmatique » de Sartre, de réduction du négatif au contradictoire de l’être, aboutit nécessairement à empêcher la tâche de la dialectique. Entre « l’être pur » et le « néant pur », il ne peut pas avoir de passage, d’imbrication, de mouvement et de transformation. Entre le pur être et le pur néant il n’y a de conciliation qu’« apparente », « ils ne sont pas vraiment unis »134. La cohésion demeure rigide et fragile, puisque si les deux termes se sollicitent c’est seulement en tant qu’opposés absolus : « dès que l’un est nié, l’autre est là ; chacun d’eux n’est que l’exclusion de l’autre et rien n’empêche, en somme, qu’ils n’échangent leurs rôles : seule demeure la coupure entre eux ; de part et d’autre, tout alternatifs qu’ils soient, ils composent ensemble un seul univers de pensée, puisque chacun d’eux n’est que son recul devant l’autre »135. Le néant ne « passe » pas dans l’être, il est seulement enlisé en lui136. Ce face-à-face 132 « Ela não é mais que a expressão idealizada da maneira pela qual o objeto aparece a um sujeito. » MOUTINHO, L.D. Negação e finitude na fenomenologia de Sartre, p. 140. (traduction libre) 133 « passagem pela alteridade. Essa passagem, essa negação, vem à superfície do ser pela realidade humana, não por uma dialética própria ao ser; tais relações são portanto externas, não internas ao ser […] Assim, o ser não “passa” no nada e o não ser se afirma como seu contraditório: de um lado, o ser permanece como plena positividade; de outro, o negativo se afirma como pura negação do ser. Ibid. « O invisível como negativo do visível », p. 11. (traduction libre) 134 VI, p. 96. 135 VI, p. 103. 136 VI, p. 105 ; p. 117.
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des étrangers est typique des philosophies de la vision, « folie de la vision »137 qui, désincarnée, survole le monde et le saisit tout entier entre les pinces de l’attention en vue surplombante, le trouve « où il est » et le domine138. Pour Merleau-Ponty, le problème n’est pas proprement la vision, mais le fait qu’elle soit associée à l’acte de néantisation de la conscience comme ce qui transforme la chose en-soi en monde vu, si bien que « les parties de ce monde ne coexistent pas sans moi : la table en soi n’a rien à voir avec le lit à un mètre d’elle – le monde est vision du monde et ne saurait être autre chose. L’être est bordé sur toute son étendue d’une vision de l’être qui n’est pas un être, qui est un non-être »139. Le pour-soi, en tant que non-être, est celui qui voit au sens où il oublie qu’il a un corps et que ce qu’il voit est toujours sous ce qu’il voit, qui essaie de forcer le passage vers l’être pur et le néant pur en s’installant dans la vision pure, qui se fait visionnaire, mais qui est renvoyé à son opacité de voyant et à la profondeur de l’être. Si nous réussissons à décrire l’accès aux choses mêmes, ce ne sera qu’à travers cette opacité et cette profondeur, qui ne cessent jamais : il n’y a pas de chose pleinement observable, pas d’inspection de la chose qui soit sans lacune et qui soit totale140.
Contrairement à la philosophie de la vision panoramique qui « ignore en tout cas l’épaisseur, la profondeur, la pluralité des plans, les arrière-mondes »141, il faut abandonner l’illusion de l’immédiateté préréflexive pure comme relation frontale et sans mystères, pour penser l’expérience concrète précisément à partir de ce qui a été supprimé : l’opacité du pour-soi et la profondeur de l’en-soi. C’est en ce sens donc que Barbaras montre que la philosophie du négatif, au lieu de surmonter les catégories de la philosophie réflexive, les renouvelle, et pense encore l’expérience à partir de l’abstraction, tout comme l’idéalisme qu’elle prétendait dépasser. Présupposant la négativité et la positivité comme mutuellement exclusives, elle fait obstacle à l’unité effective des termes et ne peut la penser que sur un plan logique, sans mouvement ni transformations réelles : « Explicitée au niveau strictement logique, l’ouverture au monde se réduit à la nécessité abstraite, pour une opposition 137
VI, p. 104. À ce sujet, Barbaras affirme que la philosophie de Sartre n’est pas proprement fondée sur une méconnaissance de l’expérience, mais surtout sur une restriction à un seul type d’expérience : celle de la vision désincarnée, du face-à-face du sujet avec le monde. BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 149. 139 VI, p. 104. 140 VI, pp. 106-107. 141 VI, p. 95. 138
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absolue, de s’accomplir en absolue identité » et cette identification des termes fait que « toute différence effective entre eux se trouve exclue »142. Autrement dit, si Sartre maintient les catégories de la philosophie réflexive, il s’interdit par ce geste même de saisir l’ouverture au monde comme expérience concrète, effective. En vérité, poursuit Barbaras, tandis que la philosophie réflexive établissait une distance insurmontable entre le sujet et l’objet, la philosophie de Sartre propose un rapport entre les deux termes qui finit par schématiser la dualité et l’absolutiser. « Alors qu’auparavant la positivité des termes entraînait une alternance qui, dès lors, était antagonisme, les termes sont maintenant définis par leur alternance même »143. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si MerleauPonty situe la philosophie de Sartre parmi les modèles de l’idéalisme144 au lieu de la concevoir éventuellement comme un réalisme naïf à partir de sa conception antiphénoménologique de l’en-soi. Sartre se rapproche en réalité d’une philosophie essentialiste qui, nous l’avons vu avec Barbaras, finit par côtoyer le « positivisme husserlien ». Par conséquent, toute tentative sartrienne d’inscrire le pour-soi dans le monde, dans une situation, est vouée à l’échec en raison de son point de départ définitivement idéaliste. Ici réside le malaise de la philosophie du négatif : « elle décrit notre situation de fait avec plus d’acuité qu’on ne l’a jamais fait, – et, pourtant, on garde l’impression que cette situation est survolée, et elle l’est en effet : plus on décrit l’expérience comme un mélange de l’être et du néant, plus leur distinction absolue est confirmée, plus la pensée adhère à l’expérience, et plus elle la tient à distance »145. Pour cette raison, « l’inversion métaphysique » opérée par Sartre – s’opposer à la distance instaurée par la philosophie réflexive par un désir de proximité absolue avec l’être – aboutit à une conclusion paradoxale tant « il est vrai tout autant que Sartre se situe au plus près de l’expérience », note Barbaras ; « la vérité n’est pas qu’il part d’un présupposé dualiste pour reconstruire après coup l’expérience : c’est plutôt sa volonté de coïncider à cette expérience qui ramène une pensée dualiste »146.
142 143 144 145 146
BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 141. Ibid., p. 142. Cf. VI, p. 106. VI, p. 118. BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 151.
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a) Les conséquences de la philosophie du négatif pour l’intersubjectivité De la philosophie de la négativité, et de son inévitable ambivalence, découle une conséquence importante : l’impossibilité de rendre compte de l’expérience d’autrui. Dans le même chapitre du Visible et l’Invisible, Merleau-Ponty pose le doigt sur le double problème de base de l’ontologie sartrienne qui présuppose une conception du sujet comme pur néant et de l’être en-soi comme pure positivité. Si l’ouverture au monde est pensée à partir de tels principes, il lui est dès lors défendu d’accéder effectivement à l’altérité, parce que si l’on part d’une identité des couples néant/être et conscience/monde, ce rapport de survol est nécessairement solipsiste. Cela aboutit en premier lieu à ce que Merleau-Ponty appelle le « pouvoir d’ontogenèse » de la conscience sartrienne, qui est un pouvoir qu’a le sujet de donner du sens au monde. Le rapport consciencemonde forme ainsi une sphère close de sorte que le monde se dévoile dans une dimension « pour-soi » du sujet qui est « seul témoin d’ontogenèse »147. En ce sens, autrui n’apparaît que comme deuxième témoin du monde du pour-soi, ce qui revient à dire que « ce sont toujours mes choses que les autres regardent et le contact qu’ils prennent avec elles ne les incorpore pas à un monde qui soit leur. La perception du monde par les autres ne peut entrer en compétition avec celle que j’en ai moimême »148. En second lieu, la position sartrienne concernant le rapport à autrui est comprise comme une radicalisation de la séparation entre être et néant, dans la perspective désormais du pour-soi en rapport avec sa dimension pour-autrui de manière à « assumer et radicaliser la perspective intellectualiste »149. C’est-à-dire que le néant que je suis et la dimension positive qui vient au monde par l’autre seraient contradictoires et sans mélange. Pour résumer la position sartrienne : l’apparition d’autrui est de l’ordre d’une rencontre, où il arrive au pour-soi de souffrir d’une objectivation de son être qui fait apparaître ce qu’il nomme le « pour-autrui ». Cette « métamorphose » est souvent décrite par Sartre comme ce qui s’opère à partir de l’expérience de la honte dans laquelle, à travers le regard d’autrui, le pour-soi peut être vu, jugé, mesuré comme le sont les choses du monde. Pour Merleau-Ponty, cette relation à autrui donne au 147 148 149
VI, p. 84. Ibid. BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 157.
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pur néant qu’est le pour-soi une dimension de visibilité qui l’inscrit dans un ordre objectif du monde. Ainsi, chaque pour-soi, dans son rapport à autrui, subit ou opère une objectivation de l’autre, dès lors au moins quatre termes sont en jeu : « mon être pour moi, mon être pour autrui, le pour soi d’autrui et son être pour moi »150. Par conséquent, il semble que cette couche du pour-autrui, au lieu de caractériser une expérience d’altérité, empêche sa réalisation, dans la mesure où chaque pour-soi ne se trouve pas en rapport avec l’autre proprement dit, mais avec soi-même – avec son pour-autrui. Comme le note Barbaras : « Ainsi la relation à autrui se confond avec l’expérience du pour-autrui : la conscience n’a jamais affaire à l’autre en personne, mais seulement à elle-même »151 ; il ajoute : « si l’accès à autrui se confond avec l’épreuve de mon êtreregardé, il cesse d’être une expérience, faute de révéler quelque chose dont il soit l’expérience : il revient à la découverte de mon être-pourautrui, c’est-à-dire d’une structure de ma conscience »152. Bref, comme le dit Merleau-Ponty, « je n’ai pas affaire aux autres, j’ai affaire tout au plus à un non-moi neutre, à une négation diffuse de mon néant »153. Telle est donc l’origine de cet étrange solipsisme qui n’est plus celui d’un sujet isolé du monde doutant de son existence, mais celui d’un sujet solitaire dans un monde plein et positif, où tout ce « qu’il y a » vient du pouvoir d’ontogenèse de la conscience. Si autrui apparaît, précise Merleau-Ponty, « [il] reste un habitant de mon monde, mais il me rappelle très impérieusement que l’ipse est un rien »154. Autrui certifie ainsi que rien ne peut m’atteindre du « dedans », puisque son regard « ne fait que prolonger mon intime conviction de n’être rien, de ne vivre qu’en parasite du monde, d’habiter un corps et une situation »155. C’est pourquoi déjà dans Les Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty constatait que s’« il y a chez Sartre une pluralité de sujets, il n’y a pas d’intersubjectivité »156. Or, si chaque pour-soi est pouvoir d’ontogenèse de dévoilement de l’ensoi, et que le sujet est seulement nié à travers le regard d’autrui, mais pas réellement modifié en tant que négativité, il reste que l’intersubjectivité est pensée comme une relation entre des « foyers de négativité »157 qui 150 151 152 153 154 155 156 157
VI, p. 110. BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 155. Ibid., p. 159. VI, p. 99. VI, p. 85. VI, p. 88. AD, p. 284. VI, p. 85.
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sont « d’autres moi-même »158. Il s’agit donc d’une relation abstraite, logique et essentialiste. Cet isolement pluriel entre les sujets a de ce fait pour corollaire la conception solipsiste du monde, dans la mesure où il n’y a pas de monde commun, étant donné que « chacun n’habite que le sien, ne voit que selon son point de vue »159. Pour avoir accès à cet intermonde, conclut Cabestan, « il faudrait que la pensée du négatif abandonne sa conception négativiste du rapport à autrui selon laquelle ce dernier surgit comme négation de ma négation, c’est-à-dire m’objective et me réduit à l’être »160. Enfin, la pensée de la l’expérience intersubjective selon le modèle du regard, amène à son terme la problématicité de la philosophie de la vision161. Si autrui est un pur néant et si je ne fais que pressentir son existence comme regard à travers mon être-regardé, il en résulte que ce regard provient d’un autrui abstrait. De ce « regard venu de nulle part et qui donc m’enveloppe, moi et ma puissance d’ontogenèse, de toutes parts »162, « je sens seulement l’impact sur mon corps »163. Ce regard est réduit à sa fonctionnalité : inscrire le pur néant pour-soi dans l’être, lui donner une visibilité corporelle, le situer parmi les rapports qui lui apportent la reconnaissance de son « humanité ». Toutefois cette inscription est toujours déjà empêchée par la contradiction entre être et néant, dont la simple vision ne saurait surmonter l’exclusion mutuelle. Toute inscription est donc abstraite, qu’elle soit pensée dans le rapport conscience-monde ou sur le plan de l’intersubjectivité comme scission pour-soi/pour-autrui. De même que le rapport conscience-monde ne modifie pas les termes en rapport, toute objectivation subie par le poursoi réalise son « inscription » en tant que pour-autrui et non pas en tant que pour-soi. Autrement dit, bien que Sartre mette en évidence l’appartenance du pour-soi et du pour-autrui au pour-soi, cela ne vaut rien tant que l’on maintient entre elles la contradiction. Sur la base de cette scission, l’« incarnation » provoquée par le regard d’autrui n’atteint pas la sphère de négativité pure du pour-soi, car, comme le remarque Barbaras : « le pour-soi s’incarne, mais ce n’est pas en tant que pour-soi qu’il s’incarne ; s’il est capable de passer dans l’extériorité, ce passage n’appartient cependant pas à l’essence de la présence à soi », c’est-à-dire que, 158 159 160 161 162 163
VI, p. 100. VI, p. 88. CABESTAN, P. L’être et la conscience, p. 383. BARBARAS, R. De l’être du phénomène. VI, p. 88. VI, p. 100.
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« en tant que néantisation ou translucidité, le pour-soi ne peut qu’être étranger à toute extériorité »164. En somme, si l’on part de la contradiction entre être et néant, toute manière de penser la dimension de l’inscription au monde du pour-soi devient problématique, ce qui inclut tout particulièrement sa dimension corporelle, son rapport à autrui et son engagement effectif dans une situation de manière générale. Somme toute, si cette tentative de penser le pour-soi enlisé dans l’être se donne par le biais d’un regard abstrait, enveloppant et de survol, qui atteint le monde du solus ipse, comment peut-on justement penser autrui comme altérité ? Comment penser autrui comme cet autrui, dans sa singularité, et non plus comme un autre moi ou non-moi165. Pour Merleau-Ponty, « il faut donc que quelque chose dans le regard d’autrui me le signale comme regard d’autrui, loin que le sens du regard d’autrui s’épuise dans la brûlure qu’il laisse au point de mon corps qu’il regarde »166. Sartre, s’astreignant à la dimension du pour-autrui, échoue à rendre compte de cette différence. Cette somme de problèmes résulte finalement de l’impossibilité pour la philosophie du négatif de penser l’intersubjectivité, ce qui amène Merleau-Ponty à conclure : Philosophiquement, il n’y a pas d’expérience d’autrui. La rencontre d’autrui exige pour être pensée aucune transformation de l’idée que je me fais de moi-même. Elle actualise ce qui était déjà possible à partir de moi. Ce qu’elle apporte est seulement la force du fait : ce consentement à mon corps et à ma situation […] de même que « l’être est » n’ajoute rien à « le néant n’est pas » et que la reconnaissance de l’Être comme plénitude et positivité absolues ne change rien à la négintuition du néant, de même le regard d’autrui qui me fige soudain n’ajoute à mon univers aucune nouvelle dimension, il me confirme seulement une inclusion dans l’être que je savais du dedans ; j’apprends seulement qu’il y a autour de mon univers un dehors en général, comme j’apprends par la perception que les choses qu’elle éclaire vivaient avant elle dans la nuit de l’identité. Autrui est une des formes empiriques de l’enlisement dans l’Être…167.
164 BARBARAS, R. Le corps et la chair dans la troisième partie de L’être et le néant. In : MOUILLIE, J-M. (Org.) Sartre et la phénoménologie. Fontenay-aux-Roses : ENS Éditions, 2000, p. 281. 165 Merleau-Ponty explique ce point dans une note : « Le problème d’autrui est toujours posé par les philosophes du négatif sous forme du problème de l’autre, comme si toute la difficulté était de passer de l’un à l’autre. Cela est significatif : c’est que l’autre n’y est pas un autre, il est le non-moi en général, le juge qui me condamne ou m’acquitte, et à qui je ne pense pas même à opposer d’autres juges. » VI, p. 111, n.1. 166 VI, p. 101. 167 VI, p. 99.
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b) Dialectique et hyperdialectique : sur la possibilité du mouvement [d]’un bout à l’autre du livre [L’Être et le Néant], on parle du même néant et du même être, qu’un unique spectateur est témoin du progrès, qu’il n’est pas pris lui-même dans le mouvement et que, dans cette mesure, le mouvement est illusoire. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible.
Comme son titre l’indique, « Interrogation et dialectique » est une interrogation sur la capacité de la contradiction entre être et néant chez Sartre à mettre en mouvement une dialectique. En réalité, le cadre général de l’ontologie sartrienne relève plutôt d’une analytique entre les termes qui ne sont pas vraiment unis, car même s’ils « s’appellent » mutuellement, ils ne se confondent jamais, ils se croisent168: « À la vérité, quand on passe ici du néant à l’être et, de là, à l’ek-stase de l’être dans le néant qui le reconnaît “tel qu’il est”, il n’y a pas progrès ni synthèse, il n’y a pas transformation de l’antithèse initiale ; on pousse jusqu’à ses limites l’analyse initiale, qui reste valable à la lettre et qui anime toujours la vue intégrale de l’Être »169, dit Merleau-Ponty. C’est pourquoi, à son avis, « pour Sartre la dialectique a toujours été une illusion », puisqu’« entre l’être qui est pleine positivité et le néant qui “n’est pas”, il ne saurait y avoir de dialectique »170. En cherchant une alternative à l’analytique de l’être et du néant, Merleau-Ponty demande : « ne pourrions-nous simplement exprimer cela en disant qu’il faut substituer à l’intuition de l’être et à la négintuition du néant une dialectique ? »171. Mais en quoi consiste exactement la pensée dialectique ? Dans Résumés de cours : Collège de France, Merleau-Ponty met en évidence trois points qui unissent historiquement les philosophies nommées « dialectiques » : la circularité, la subjectivité, et la contradiction. – Le mouvement de la dialectique relève de la circularité parce qu’elle fait état d’un recommencement éternel : expérience de la pensée qui maintient une vérité en acte, elle ne sépare pas le passé de l’avenir. Son mouvement est en même temps intégration et destruction de son propre contenu : « la pensée dialectique s’apparaît à elle-même 168 169 170 171
VI, p. 94. VI, p. 96. CF, p. 84. VI, p. 121.
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comme développement, en même temps que comme destruction de ce qui était avant elle, et de même ses conclusions garderont en ellesmêmes tout le progrès qui y a conduit. La conclusion n’est à vrai dire que l’intégration des démarches précédentes »172. L’essence même de la pensée dialectique réside en ce que « les étapes passées ne sont pas simplement passées »173, elles sont toujours intégrées et dépassées par le mouvement même, si bien qu’aucune conclusion ne peut être fixée ou stabilisée à titre de vérité absolue, révélant par là « un équilibre difficile »174, toujours menacé par les pensées positivistes ou négativistes. – La pensée dialectique est « subjective » dans le sens que Kierkegaard ou Heidegger ont donné à ce mot, affirme Merleau-Ponty, du fait qu’« elle ne fait pas reposer l’être sur lui-même, elle le fait apparaître devant quelqu’un, comme réponse à une interrogation »175. – Enfin, la dialectique est une « pensée des contradictoires ». Mais n’avons-nous pas vu jusque-là que c’est précisément la contradiction qui établit le mouvement comme une analytique et non comme dialectique ? Dès lors, comment la dialectique peut-elle être une pensée des contradictoires ? Si la contradiction est en effet une caractéristique essentielle de la pensée dialectique, est-ce Merleau-Ponty qui est en contradiction avec cette pensée ? Ou bien toute l’argumentation présentée par Luiz Damon sur l’inspiration merleau-pontyenne de l’opposition réelle de Kant comme alternative à la contradiction vers une pensée dialectique qui n’a pas de sens ? Ou encore, y a-t-il différentes manières de comprendre ce que sont la contradiction et ses conséquences ? Nous optons pour la dernière direction. De même que la définition « l’être est et le néant n’est pas » peut être comprise de différentes manières176 (opposition réelle pour Kant, exclusion mutuelle pour Sartre), la contradiction elle-même peut être comprise différemment de ce que nous avons présenté jusqu’ici, en en passant, avec Lebrun, par la critique que Hegel adresse à Kant : Admettons au contraire [de l’opposition réelle chez Kant] que chacun de ces termes, en lui-même et pris comme tel, soit de part en part excluant de 172 173 174 175 176
CF, pp. 80-81. VI, p. 121. CF, p. 82. CF, p. 80. SIMONT, J. Jean-Paul Sartre, p. 36.
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son Autre, et seulement cela ; on élaborera alors un nouveau type de relation possible. […] Penser la contradiction, c’est d’abord poser que cette relation, si intenable qu’elle soit, n’est pas rien et mérite d’être analysée177.
Penser autrement la contradiction – l’« inimaginable contradiction »178 – c’est ébranler les bases qui soutiennent selon Kant la différence entre l’opposition réelle et opposition logique, contraires et contradictoires : « Hegel ne s’est donc pas dit que deux contradictoires pourraient bien, après tout, se composer comme se composent une grandeur positive et une grandeur négative. Il a écarté des présupposés que Kant assumait encore, en décrivant cette composition »179. Car, selon Lebrun, Kant a présupposé une ontologie à l’intérieur de laquelle la contrariété ne peut avoir lieu que dans des rapports d’Être, des relations positives, où la différence est seulement qualitative, entre deux réalités homogènes et indifférentes quant à leur mode de donation. Souvenons-nous que l’exemple par lequel Kant pense l’opposition réelle sont les trajectoires opposées d’un même navire : c’est cette « communauté minimale »180 qui lui permet d’avoir lieu. Mais faut-il pour autant que chaque opposé ne puisse rencontrer son autre que sur une base commune qui les rende homogènes ? Ce besoin d’une identité sous-jacente à l’opposition n’est-il pas une condition superflue ? Alors qu’il devrait s’agir de rendre compte de la relation qui constitue les opposés comme tels, dans leur pureté, on commence par décrire ceux-ci comme deux contenus qui, avant tout, appartiennent nécessairement à la même positivité. C’est en raison de cette commune positivité ontologique que les termes « positif » et « négatif » dans l’opposition réelle ne sont que des stipulations conventionnelles181.
Hegel pense au contraire l’altérité des termes à travers le passage de l’un dans l’autre, ce qui n’était pas possible dans le cadre représentatif de l’opposition kantienne, où le « positif » et le « négatif » ne diffèrent pas (« Quoi d’étonnant ?, remarque Lebrun, On les avait taillés dans la même étoffe »182). Si l’on peut dire que chez Kant chaque terme est, ce n’est pas le cas chez Hegel, pour lequel chaque terme se supprime (hebt ich auf). Cela signifie qu’il n’est plus possible de penser la coprésence, 177 178 179 180 181 182
LEBRUN, G. La patience du concept, p. 288. Ibid., p. 293. Ibid., p. 289. Ibid., p. 285. Ibid., pp. 285-286. Ibid., p. 290.
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la simultanéité des deux termes, mais seulement le mouvement par lequel « l’identité de ces moments, c’est leur altérité »183. On voit alors une « présentation vertigineuse de la contradiction »184, lointaine de celle issue des bases de « l’ontologie » kantienne. Compte tenu de cette distinction, on peut conclure que MerleauPonty reproche à Sartre de penser être et néant comme une contradiction au sens kantien et non au sens hégélien. Or, si Merleau-Ponty se saisit en dernier ressort de l’opposition réelle de Kant contre Sartre – comme l’a si bien indiqué Luiz Damon –, on peut se demander s’il n’y a pas un saut dans ce cheminement. Associer la possibilité de la simultanéité entre être et néant comme grandeur négative avec la contradiction hégélienne ne revient-il pas à laisser de côté toute la critique de Hegel ? Quelle est alors la différence entre la contradiction hégélienne et le rapport des contraires pensé par Merleau-Ponty ? Il nous semble que ce point n’est ni élucidé par Luiz Damon185, ni même par Merleau-Ponty. Néanmoins, il nous paraît plus intéressant de souligner que le concept de contradiction entre le positif et le négatif peut acquérir des sens divers. Dans la mesure où toute la critique de Merleau-Ponty s’appuie sur ce point principal, il importe de bien noter que c’est pour s’opposer à Sartre qu’il comprend la contradiction en termes kantiens, quoiqu’il la prenne à certains moments selon les termes hégéliens.
183
Ibid., p. 297. Ibid., p. 298. 185 Luiz Damon conclut son article en disant que toute la solution de Merleau-Ponty qui consiste à penser l’être et le néant comme visible et invisible « remonte à un type de relation très différente de celle pensée par Sartre, où être et néant ne s’imbriquent pas, ne s’unissent pas ; il faut d’abord penser, comme l’avait fait Kant, “la simultanéité de la présence et de l’absence”, une relation réelle à travers laquelle être et le néant, visible et invisible, touchable et intouchable s’enlacent, par lequel les deux sont en chiasma avec l’autre, ou selon le terme de Kant, dans une relation “d’opposition réelle” ». [remonta a um tipo de relação bastante distinta daquela pensada por Sartre, em que ser e nada não se imbricam, não se conjugam; é preciso pensar antes, como Kant o fizera, ‘a simultaneidade da presença e da ausência’, uma relação real pela qual ser e nada, visível e invisível, tocável e intocável se imbricam um no outro, pela qual um está em quiasma com o outro, em relação, segundo os termos kantianos, de ‘oposição real’]. MOUTINHO, L.D. O invisível como negativo do visível, pp. 17-18 (traduction libre). Toutefois, comment l’opposition réelle peut-elle garantir que les êtres sont « imbriqués » par la simple simultanéité de la présence et de l’absence ? Et comment cela peut-il conduire Merleau-Ponty à penser à une dialectique « plus radicale » que celle de Hegel ? Il est vrai que l’auteur conclut son article en disant que le débat avec Hegel « est une question pour une autre fois » de sorte que nous voyons que cette question échapperait à son but. Mais, pour cette raison même, il nous reste la question : comment deux des réalités positives qui génèrent une réalité négative en simultanéité peuvent s’entrelacer ? 184
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Toutefois, la position de Merleau-Ponty lui-même n’est pas proprement hégélienne, puisqu’il propose de dépasser la dialectique en une hyperdialectique dont les contours contrastent avec la « mauvaise dialectique ». Tout d’abord, quand il pense la dialectique comme possibilité du mouvement, il la décrit en des termes très proches de ceux de Hegel : La pensée dialectique est celle qui, soit dans les rapports intérieurs à l’être, soit dans les rapports de l’être avec moi, admet que chaque terme n’est lui-même qu’en se portant vers le terme opposé, devient ce qu’il est par le mouvement, que c’est la même chose pour chacun de passer dans l’autre ou de devenir soi, de sortir de soi ou de rentrer en soi, que le mouvement centripète et le mouvement centrifuge sont un seul mouvement, parce que chaque terme est sa propre médiation, l’exigence d’un devenir, et même d’une autodestruction qui donne l’autre186.
La puissance de la pensée dialectique réside dans cette imbrication qui établit le contact effectif entre les termes, c’est une pensée de situation empêchant le survol. La pensée dialectique « coïncide avec le mouvement effectif de la manifestation », en lui nous sommes « près de notre inscription dans l’Être »187 ; elle est un mouvement où chaque terme sort de soi pour devenir soi-même, « se brise, s’ouvre, se nie, pour se réaliser »188. Elle est donc un mouvement qui appelle la médiation, dans le sens où l’imbrication des termes qu’elle impose ne se donne pas comme opposition ou exclusion. L’effectivité des termes du mouvement réalisé par la médiation a lieu comme différence : « Aussi, plutôt que dans la négation, est-ce dans la notion de différence que se tient la vérité de la dialectique. Cette différence est non-identité plutôt qu’opposition »189, parce que, conclut Merleau-Ponty, « en l’absence de toute différence, il n’y aurait pas médiation, mouvement, transformation, on resterait en pleine positivité »190. Le travail du négatif, dit Merleau-Ponty dans le Résumé de cours : Collège de France, implique une négation qui n’exclut pas le positif mais le reconstruit au-delà de ses limitations, « le détruit et le sauve »191. « Il n’y a dialectique que dans ce type d’être où se fait la jonction des sujets et qui n’est pas seulement un spectacle que
186 187 188 189 190 191
VI, p. 122. BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 161. VI, p. 124. BARBARAS, R. op.cit., p. 162. VI, p. 124. CF, p. 79.
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chacun d’eux se donne pour son propre compte, mais leur commune résidence, le lieu de leur échange et de leur réciproque insertion »192. Le mouvement dialectique est cependant susceptible de devenir une « mauvaise dialectique » à partir du moment où, comme l’explique Barbaras, il « s’érige en philosophie »193 : quand il arrive que ce mouvement de « recommencement éternel », de « genèse perpétuelle »194, se trouve arrêté dans une position finale, de manière à imposer « une loi et un cadre extérieurs au contenu »195. Ainsi, la « mauvaise dialectique » présuppose-t-elle un retour au positif en même temps qu’elle détruit le mouvement lui-même inachevé, de sorte qu’elle « est celle qui croit recomposer l’être par une pensée thétique, par un assemblage d’énoncés, par thèse, antithèse et synthèse »196, souligne Merleau-Ponty. À la place de la « mauvaise dialectique », l’auteur propose une dialectique critique d’elle-même, qui présuppose que toute thèse est idéalisation parce qu’on ne peut jamais retomber sur le positif : c’est cette dialectique sans synthèse finale qu’il nomme hyperdialectique. Tandis que la philosophie dialectique « impose une loi au contenu au lieu de saisir le mouvement du contenu comme sa propre loi »197, l’hyperdialectique de MerleauPonty s’interdit de le thématiser : « c’est une pensée qui ne constitue pas le tout, mais qui y est située »198. Dans ce cas, la négation ne peut être celle de la philosophie de la négativité pure, puisque « ce que nous excluons de la dialectique, c’est l’idée du négatif pur, ce que nous cherchons, c’est une définition dialectique de l’être, qui ne peut être ni l’être pour soi, ni l’être en soi »199. Bref, la possibilité de penser le mouvement comme hyperdialectique se présente comme alternative à la mauvaise dialectique sartrienne, et aux impasses de la philosophie dialectique en général, dont la synthèse finale annule la possibilité de mouvement initialement recherchée. La dichotomie sartrienne être/néant – typique d’une philosophie intuitionniste qui présume un pur néant en ek-stase sur les choses – est en effet pensée à l’intérieur du paradigme de la temporalité de l’instant, d’une vision de survol qui voit tout : 192
AD, p. 282. BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 161. 194 Ibid., p. 282. 195 VI, p. 126. 196 VI, p. 127. 197 BARBARAS, R. op.cit., p. 163. 198 Une pensée située au sens aussi de ne pas avoir d’a priori : « Rien ne lui est plus étranger que la conception kantienne d’une idéalité du monde qui serait lui-même en tous les esprits ». AD, p. 282. 199 VI, p. 128. 193
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À la philosophie dialectique, à la vérité qui transparaît derrière les choix inconciliables, [Sartre] oppose l’exigence d’une philosophie intuitive qui voudrait voir immédiatement et simultanément toutes les significations. Il n’y a plus de renvoi réglé d’une perspective à une autre, d’achèvement d’autrui en moi et de moi en autrui, car cela n’est possible que par le temps et une philosophie intuitive pose tout dans l’instant200.
Pour échapper aux problèmes en -ismes qu’il applique à la philosophie de Sartre – l’instantanéisme, l’essentialisme, le parallélisme et l’ultranégativisme – Merleau-Ponty a recours à la dialectique en la radicalisant par l’hyperdialectique. Au lieu de considérer le « positif en soi » et le « négatif en soi » dans leur pureté, Merleau-Ponty les envisage dans une dialectique entre le visible et l’invisible. « Le rapport entre être et néant est désormais le rapport entre le visible et l’invisible – compte tenu de cette différence substantielle que le visible n’est pas ici, comme chez Sartre, une présence objective, un positif objectif, et l’invisible sa négation »201, conclut Luiz Damon. Loin d’une simple transposition des termes – le visible n’est pas l’être et l’invisible n’est pas le néant – la pensée du visible et de l’invisible se donne comme une véritable alternative à la contradiction entre être et néant dont est issue la philosophie de Sartre : « plutôt que de l’être et du néant, il vaudrait mieux parler du visible et de l’invisible, en répétant qu’ils ne sont pas contradictoires »202. Et comme le disait Merleau-Ponty dans sa critique, tout dépend ici de la rigueur avec laquelle on saura penser le négatif. N’étant plus négation pure, la négation se donne donc comme inachevée et inséparable de ce qu’elle nie ; et le visible n’est pas la sphère de la pure positivité simplement parce qu’il n’y a pas de pure positivité. Il faut éviter en présupposé l’« erreur philosophique totale qui est de croire que le visible est présence objective (ou idée de cette présence) »203. Si la philosophie de la positivité est celle de la négativité pure, le visible ne peut lui non plus être « vu comme chose »204; les deux termes doivent être compris par le mouvement de l’hyperdialectique : « Chaque terme n’est lui-même qu’en passant dans son autre, ou plutôt, il n’y a pas deux termes mais un lieu
200
AD, p. 283. « A relação entre ser e nada é agora a relação entre visível e invisível – com a substancial diferença de que o visível não é aqui uma presença objetiva, um positivo objetivo, e o invisível uma negação dele, como em Sartre » MOUTINHO, L.D. O invisível como negativo do visível, p. 16. (traduction libre) 202 S, pp. 38-39. 203 VI, p. 306 (notes de travail – Mai 1960). 204 VI, p. 305 (notes de travail – Mai 1960). 201
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où ils sont destinés l’un à l’autre »205. Malgré le fait que Sartre attribue aussi une invisibilité au sens – qui fait qu’il peut être mis à part des philosophies de l’essence – sa conception de la négation comme pur néant finit, selon Barbaras, par affirmer la positivité des deux termes. De sorte qu’il perd « l’inscription de l’invisible dans le visible » dont il résulte, encore une fois, qu’« il n’y a pas de différence entre la philosophie sartrienne et l’eidétique husserlienne »206. Penser l’invisible c’est donc penser la négation comme « puissance » du visible, comme devenir et non comme être : « l’invisible donne la signification véritable du néant car jamais il n’excède le visible que néanmoins il nie »207. En ce sens, le « voir » de la visibilité ne se donne pas ici comme un retour à l’« oculocentrisme » d’une métaphysique de la présence ; la visibilité consiste plutôt à penser un sensible qui est en même temps inhérence et distance208. « Voir », selon Merleau-Ponty, « c’est par principe voir plus qu’on ne voit, c’est accéder à un être de latence. L’invisible est le relief et la profondeur du visible, et pas plus que lui le visible ne comporte de positivité pure »209. L’invisible n’est pas l’autre du visible, il n’en est pas l’inverse. Il est justement ce qui se donne dans cette possibilité d’imbrication entre des termes non contradictoires, possibilité de la coexistence de leur séparation et de leur union, de distance et proximité. Dans les mots de Lefort : Il ne s’agit pas d’un invisible de fait qui se déduit de notre assujettissement à l’ici et au maintenant, ni d’un invisible qui serait seulement la doublure et l’envers du visible ; lui faire place n’est pas se contraindre à modifier la définition de la conscience ; l’invisible devient la charpente du visible, ce qui n’apparaîtra en aucune perspective – les pivots, les dimensions, les niveaux du champ, absolument hors de nos prises, et dont il n’y a pourtant aucun sens à dire qu’ils sont dissimulés au voyant puisqu’ils sont aussi bien l’armature du voir, qu’ils ne sont pas plus au-dehors qu’au-dedans de lui : une écriture en somme qui à la fois sépare et unit choses et regard210.
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BARBARAS, R. De l’être du phénomène, p. 192. Ibid., p. 194. 207 Ibid., p. 195. 208 ALLOA, E. La résistance du sensible. Merleau-Ponty critique de la transparence. Paris: Kimé, 2008, p. 85. 209 S, p. 38. (nous soulignons) 210 LEFORT C. Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty. Paris: Gallimard, 1978, pp. 153-154. 205 206
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Ces brèves considérations sur le mouvement d’hyperdialectique entre le visible et l’invisible – construite en opposition à l’analytique statique entre être et néant de l’ontologie sartrienne – indiquent la différence entre les deux auteurs quant à leur conception de la négation. Nous pouvons maintenant résumer en cinq points principaux la critique d’« Interrogation et dialectique » : en postulant être et néant dans sa « pureté », Sartre établit entre eux une contradiction logique interexclusive ; ce faisant 1) il n’est pas capable de penser effectivement l’ouverture au monde de la foi perceptive ; 2) il en vient à des propositions équivalentes à celles de la philosophie réflexive, et retrouve la présupposition d’un sujet non-incarné et voit selon une vision de survol ; 3) il accouche d’une philosophie en dernier ressort positiviste qui radicalise les dualismes conscience/monde, réflexion/irréflexion, à partir desquels être et néant ne peuvent constitutivement jamais trouver d’unité ; 4) il laisse les termes au repos, bloquant le mouvement de la dialectique ; 5) enfin, il propose une philosophie de la négativité qui se résout en solipsisme en raison du « pouvoir d’ontogenèse » de la conscience – qui ne fait que saisir son propre monde – interdisant l’expérience concrète de l’altérité, l’autre ne se présentant jamais que par le seul biais des dimensions du pour-soi lui-même. Ces cinq points résument la critique que nous venons de présenter – et annoncent, symétriquement, les problèmes principaux auxquels nous devrons nous confronter. Plus généralement, ils permettent de conclure que la pensée de Sartre n’est pas une pensée de la situation. Il en découle que sa philosophie échoue non seulement à résoudre les problèmes les plus classiques du réalisme et de l’idéalisme, mais retombe en outre en les aggravant dans les impasses dualistes du cartésianisme, comme l’affirme De Waelhens : Cette ontologie souligne avec un acharnement jamais lassé l’opposition – non plus dialectique, cette fois, mais radicalement inconciliable – de L’En-soi et du Pour-soi. Ainsi se trouve restauré dans son principe le dualisme cartésien de la substance-pensée et de la substance-étendue. Restauré, d’ailleurs, est trop faible ; en réalité, c’est d’une aggravation qu’il s’agit, puisque chez Descartes la pensée et l’étendue, si elles sont sans détermination commune, s’unifient pourtant en une certaine mesure du fait que l’une et l’autre sont conçues comme substance211.
211 DE WAELHENS, A. Une philosophie de l’ambiguïté. In : MERLEAUI-PONTY, M. La Structure du comportement. Paris: PUF, 1967, p. VI.
DEUXIÈME PARTIE
FACTICITÉ ET TEMPORALITÉ : Premier niveau de contestation
CHAPITRE I
CONSIDÉRATIONS PRÉALABLES : NÉGATION ET FACTICITÉ §1. NÉANTISATION
ET NÉGATION
:
LES MULTIPLES DIMENSIONS DU NÉANT
La négation se donne chez Sartre de multiples manières, même si elle trouve son origine dans un seul mode d’être : c’est par le pour-soi que le néant « vient au monde ». A partir de cette source unique, dès qu’elle « vient au monde », la négation se donne selon des sens multiples et en plusieurs degrés. Dire qu’il n’y a pas de degrés ou de nuances dans la sphère sartrienne de la négativité, comme le fait Merleau-Ponty, c’est homogénéiser sa multiplicité1. En premier lieu, le mode même d’être du pour-soi surgit d’une « double négation originaire », dont sont issues les autres négations ; en deuxième lieu, Sartre signale une série de figures de « non-êtres transcendants », ainsi que les rapports négatifs entre ces figures, essentiels pour comprendre les structures de dévoilement du monde. On a donc affaire à des opérations à différents degrés, à des modes d’être « négatifs », et à une « condition ontologique » tous caractérisés comme négation, de sorte qu’il faut les comprendre dans leurs différences. Ceci dit, la négation dans L’Être et le Néant ne saurait être conçue indépendamment de l’être d’où elle surgit ; pour le dire autrement, la négation ne vient pas « du rien ». En ce qui concerne cette nécessité, Sartre est à plusieurs reprises catégorique : « Ainsi, en renversant la formule de Spinoza, nous pourrions dire que toute négation est détermination. Cela signifie que l’être est antérieur au néant et le fonde » ; « le néant […] ne saurait avoir qu’une existence empruntée : c’est de l’être qu’il prend son être ; son néant d’être ne se rencontre que dans les limites
1 Sartre évoque par exemple « plusieurs dimensions de la néantisation » (EN, p. 172). Ce que l’on peut observer dans la différence entre le niveau préréflexif de la conscience et le niveau du circuit d’ipséité : « L’ipséité représente un degré de néantisation plus poussé que la pure présence à soi du cogito préréflexif ». EN, p. 140.
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de l’être et la disparition totale de l’être ne serait pas l’avènement du règne du non-être, mais au contraire l’évanouissement concomitant du néant « il n’y a de non-être qu’à la surface de l’être » ; « le néant ne peut se néantiser que sur fond d’être : si du néant peut être donné, ce n’est ni avant ni après l’être, ni, d’une manière générale, en dehors de l’être, mais c’est au sein même de l’être, en son cœur, comme un ver »2. Toutes les formes de négation doivent en somme obéir à ce principe d’antériorité ontologique de l’être par rapport au néant, de manière à établir une asymétrie entre les termes, ce qui est contestable. La formulation de ce principe de base est issue des analyses qui composent la première partie de L’Être et le Néant : « Le problème du néant ». Sartre s’y interroge dès le premier chapitre sur l’origine de la négation, dans le but d’expliciter sa propre conception du non-être. Cette élaboration se construit par un dialogue, essentiellement avec Hegel et Heidegger, mais aussi, de manière plus subtile et ambiguë, avec Kant et Descartes. Les théories de la négation de Hegel et Heidegger sont décisives dans le changement qui s’opère au sein de la pensée de Sartre à l’époque où il rédige les Carnets de la drôle de guerre. C’est en effet le moment où sa conception de temporalité se transforme et, par conséquent, sa manière même de penser la conscience, qui en vient à être envisagée – à partir du mode d’être du pour-soi –, comme négation de l’être3. Sartre s’oppose dans un premier temps à la « conception dialectique du néant » de Hegel, qui consiste selon lui à considérer l’être pur et le non-être sur un même plan, comme des contemporains (au moins au niveau logique) qui trouveraient leur unité dans la production des existants. Contre l’abstraction de la Petite logique4, qu’il admet ne pas
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EN, pp. 51-56, passim. (nous soulignons) Sartre dit que c’est au cours de l’Imaginaire (écrit en 1938-39) qu’il fait la « découverte de la conscience comme néant » (BEAUVOIR, S. de. La cérémonie des adieux. Suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre août-septembre 1974. Paris : Gallimard, 2008, p. 247). Dans cette œuvre l’antériorité de l’être par rapport au néant est évidente, étant donné que « tout Imaginaire paraît “sur fond de monde” […] réciproquement, toute appréhension du réel comme monde implique un dépassement caché vers l’imaginaire ». I’re, p. 361. Le néant y est défini comme « la matière du dépassement du monde vers l’imaginaire. C’est en tant que tel qu’il est vécu, sans jamais être posé pour soi ». Ibid. 4 Il est clair que ses analyses se trouvent simplifiées. Il faut juste souligner que l’opposition sartrienne à Hegel correspond à cette nécessité de penser l’antériorité de l’être par rapport à la négation, ainsi que la différence radicale entre les termes. Sur la simplification de la part de Sartre de la position hégélienne, voir : VERSTRAETEN, P. « Sartre/Kant/ Hegel. De la contrariété à la contradiction, quelques itinéraires du négatif ». 3
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prendre dans toute sa complexité5, Sartre défend une ontologie asymétrique avec antériorité de l’être afin « de ne jamais poser le néant comme un abîme originel d’où l’être sortirait »6. Sartre complexifie l’ontologie parménidienne et introduit du mouvement et même de la confusion. Tout au long de l’histoire de la philosophie, « le non-étant se dit de multiples façons : contraire de l’être, faux, vide, être en puissance, privation, être de raison, non-être suressentiel… »7. Deux voies majeures se présentent dans la façon de concevoir le non-être : celle de Parménide d’un côté, et de l’autre celle, « parricide », de Platon, présumant la possibilité d’un « non-étant relatif » qui « est en quelque manière »8. On ne peut situer Sartre du côté de Parménide (même s’il affirme contre Hegel que « l’être est et que le néant n’est pas ») dans la mesure où, pour lui, le néant « est en quelque manière ». L’auteur lui-même assume la filiation platonicienne quand il affirme que « la conscience est l’Autre platonicien »9. Cette « allusion » osée, voire brutale10, montre que Sartre pense la conscience comme altérité, au sens où elle ne peut s’affirmer que comme négation de l’autre, c’est-à-dire qu’elle n’existe qu’en se faisant l’autre de l’être, dans un rapport de dépendance. Dès lors que Sartre se revendique en même temps de Platon et de Parménide, il nous faut comprendre comment il pense finalement la négation, étant donné que, comme nous l’avons dit auparavant avec Juliette Simont, « une même formule (“le néant n’est pas”) peut, sans que sa lettre change, “vouloir dire” des choses bien différentes » : « L’Être est, le néant n’est pas » : il n’y a sans doute pas d’énoncé philosophique plus pesamment immémorial. Mais Sartre, tout en le reprenant tel quel, en bouleverse le sens. Ce séculaire axiome allait de pair avec l’évidence d’un partage qui mettait totalité et absoluité du côté de l’être et faisait du néant une simple apparence. […] La solution sartrienne de ce vieux problème, brutale et audacieuse, consiste à mettre l’absolu du côté de l’insaisissable, de l’apparence, de la conscience, bref, du néant, précisément parce que ce dernier, ne se laissant pas saisir, mais tout au plus exister (c’est le sens de cette belle et étrange expression à laquelle recourt Sartre :
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Cf. EN, p. 48. EN, p. 50. 7 LAURENT, J. ; ROMANO, C. Le Néant : contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale. Paris : PUF, 2006, p. 7. 8 Sur ces deux positions, voir : Ibid., pp. 31-40 ; pp. 65-80. 9 EN, p. 666. 10 GIOVANNANGELI, D. Le Retard de la conscience, p. 111. 6
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le néant est été11) ne peut être relatif à une appréhension qui lui soit extérieure12.
D’après Simont, Sartre prend donc ses distances avec la position classique dont l’affirmation de la primauté de l’être sur le néant était une manière de privilégier l’être. Sartre comprend en effet le néant comme structure de « présence à soi » du pour-soi, c’est-à-dire comme conscience préréflexive tenue comme un absolu non substantiel13. En outre, continue Simont, on doit comprendre différemment dans ce contexte la phrase spinoziste « toute détermination est négation » : « Non plus : toute détermination est négation d’une totalité préalable et toute-positive, qui n’est pas entamée dans sa positivité par cette négation ; mais : toute détermination est négation de négation : négation est la texture même de mon être (c’est en ce sens que Sartre l’appelle négation interne) »14. En somme, en mettant l’absolu du côté du néant et non du côté de l’être, Sartre se distingue des positions classiques et fournit au néant un statut de légitimité, en même temps que, en postulant la dépendance du néant par rapport à l’être, il annule la possibilité d’une négation souveraine. Nous avons vu que Sartre se rapproche de Kant non seulement par l’allusion à la définition de Parménide mais aussi par sa pensée des négatités, qui ont pour structure la négation. Mais tandis que la négation kantienne en reste au plan judicatif, toute négation chez Sartre doit être existentielle, au sens où il s’agit de réalités qui « sont éprouvées, combattues, redoutées, etc., par l’être humain, et qui sont habitées par la négation dans leur intrastructure, comme par une condition nécessaire de leur existence »15. Les négatités trouvent leur fondement dans une négation plus originaire qui est précisément la néantisation de l’être. Pour penser cette néantisation existentielle ainsi que sa structure originaire, Sartre puise son inspiration dans Qu’est-ce que la métaphysique ? où Heidegger affirme que « le Néant est originairement antérieur au “Non” et à la 11 Simont fait référence à ce genre de passage : « Mais le néant qui surgit au cœur de la conscience n’est pas. Il est été ». EN, p. 114. 12 SIMONT, J. « Genèse du “Néant”, genèse de L’Être et le néant (À propos de la morale et de l’ontologie de Sartre) ». In : MOUILLIE, J.-M. ; NARBOUX, J-P. (Org.) Sartre. L’Être et le néant. Nouvelles lectures. Paris : Les belles lettres, 2015, p. 54. 13 « mettre l’absolu du côté du néant, précisément parce que ce dernier, ne se laissant pas saisir, mais tout au plus exister, ne peut dès lors être relatif à l’appréhension qu’on en opère. L’absolu c’est la conscience pré-réflexive, c’est ce néant à l’état pur, et elle n’est pas absolue bien qu’elle soit non-substantielle, mais parce que non substantielle ». SIMONT, J. Jean-Paul Sartre, p. 44. 14 Ibid., p. 47. 15 EN, p. 55.
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négation »16. Le néant heideggérien caractérise aux yeux de Sartre un véritable progrès par rapport à Hegel, dans la mesure où l’être et le néant ne sont plus considérés comme des « abstractions vides »17. La voie concrète indiquée par Heidegger est devenue praticable grâce aux descriptions de la « réalité humaine » qui impliqueraient la compréhension existentielle du néant sans l’aplatir en retour sur le mode de l’étant. C’est heideggériennement que Sartre comprend Parménide : « le néant n’est pas, il se néantise »18. Avec les mots de Heidegger : « le néantir [Nichten] ne se laisse mettre au compte ni d’un anéantissement ni d’une négation. C’est le néant lui-même qui néantit (das Nichts selbst nichtet) »19. Le néant est ici compris comme néantisation, parce que « le néant ne peut être néant que s’il se néantise expressément comme néant du monde », sur quoi Sartre conclut à nouveau que « le néant porte l’être en son cœur »20. Cette conclusion est néanmoins spécifiquement sartrienne, car, contrairement à Heidegger, Sartre ne conçoit pas que ce soit le néant qui néantise mais bien l’être, vu que « seul l’être peut se néantiser, car, de quelque façon que ce soit, pour se néantiser, il faut être »21. La néantisation de l’être est donc envisagée comme la structure même du pour-soi, de sorte que c’est dans ce mode d’être que – comme acte ontologique – « le Néant néantit [est néantisé pour Sartre] sans interruption »22. Sartre observe néanmoins qu’il s’agit pour Heidegger d’un néant « extra-mondain »23, qui se donne comme « une sorte de corrélatif intentionnel de la transcendance sans voir qu’il l’a déjà inséré dans la transcendance même, comme sa structure originelle »24, raison pour laquelle il s’accorde cette fois avec Hegel « lorsqu’il déclare que l’Esprit est négatif »25. Sartre fait de la néantisation le mouvement même de la transcendance, ce que nous aurons l’occasion de voir plus clairement dans les analyses sur la temporalité26. Les conséquences que tire Sartre de la 16 HEIDEGGER, M. Qu’est-ce que la métaphysique ? (suivi d’extraits sur l’être et le temps et d’une conférence sur Hölderlin). Paris : Gallimard, 1951, p. 27. (Trad. Henry Corbin). 17 EN, p. 51. 18 EN, p. 52. 19 HEIDEGGER, M, op.cit., p. 34. 20 EN, p. 53. 21 EN, p. 57. 22 HEIDEGGER, M, op. cit., p. 36. 23 EN, p. 56. 24 EN, p. 53. 25 EN, p. 53. 26 Les analyses sur la temporalité sont fondamentales pour comprendre le mouvement de néantisation, car Sartre dégage deux niveaux de néantisation primordiales : 1) « la
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néantisation heideggérienne empêchent alors de penser le néant à part de l’être, étant donné que la néantisation elle-même est un acte « sans interruption » au travers duquel l’être se néantise. Cela étant, on perçoit maintenant qu’il est assez problématique de voir chez Sartre un « négatif en soi » en face d’un « positif en soi », comme le faisait Merleau-Ponty, puisque cela impliquerait de séparer les termes qui rendent possible l’acte même de néantisation. Mais, en fin de compte, cela ne suffit pas pour contester la thèse (évoquée avec celle de l’opposition réelle chez Kant), selon laquelle l’être et le néant ne sont pas des termes contradictoires et mutuellement exclusifs. Pierre Verstraeten apporte une solution à ce problème. Il y montre qu’il n’est pas possible de faire tenir la négation sartrienne dans des catégories strictement hégéliennes ou kantiennes, parce qu’il s’agit dans ce cas d’« un néant à deux têtes – dialectique et critique »27. Reprenant les notions classiques de contradiction et contrariété, Verstraeten conclut que la négation sartrienne présuppose en même temps une contradiction au sens hégélien et une contrariété au sens kantien : « En partant à présent de L’Être et le Néant, on pourrait remarquer inversement combien la “contradiction” que Sartre introduit entre être et néant, ou En-soi et Pour-soi, n’est pas exclusive d’une certaine communauté, ou est également en un sens, “contrariété” »28. Son argumentation se concentre sur le concept de double négation, c’est-à-dire sur les négations qui font surgir le pour-soi dans le monde. On sait que Sartre redéfinit à sa manière le principe d’intentionnalité de la conscience de Husserl comme « preuve ontologique » : « la conscience est conscience de quelque chose : cela signifie que la transcendance est structure constitutive de la conscience ; c’est-àdire que la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle »29. Cette apparition de la conscience à partir de quelque chose qu’elle n’est pas se donne par une négation que Sartre appelle négation interne. Au contraire, les négations externes sont propres aux rapports entre les choses qui ne sont pas affectées par la négation (par exemple, l’affirmation selon laquelle « le verre n’est pas la table ») ; la négation interne, quant à elle, conscience n’est pas son propre motif en tant qu’elle est vide de tout contenu. Ceci nous renvoie à une structure néantisante du cogito préréflexif » 2) « la conscience est en face de son passé et de son avenir comme en face d’un soi qu’elle est sur le mode du n’être-pas. Cela nous renvoie à une structure néantisante de la temporalité ». Pour cette raison « il suffit de marquer que l’explication définitive de la négation ne pourra être donnée en dehors d’une description de la conscience (de) soi et de la temporalité ». EN, p. 69. 27 VERSTRAETEN, P. Sartre/Kant/Hegel, p. 159. 28 Ibid., p. 158. 29 EN, p. 28.
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modifie et constitue au fur et à mesure les termes en relation puisqu’il s’agit d’une « liaison synthétique et active des deux termes dont chacun se constitue en se niant de l’autre »30. Tandis que la négation externe est caractérisée par un rapport d’extériorité entre les choses – une négation catégorielle et idéale entre les choses qui ne s’impliquent pas entre elles – la négation interne est un lien ontologique concret. Il ne s’agit point ici d’une de ces négations empiriques où les qualités niées se distinguent d’abord par leur absence ou même leur non-être. Dans la négation interne, le pour-soi est écrasé sur ce qu’il nie. Les qualités niées sont précisément ce qu’il y a de plus présent au pour-soi, c’est d’elles qu’il tire sa force négative et qu’il la renouvelle perpétuellement. En ce sens, il faut les voir comme un facteur constitutif de son être, car il doit être là-bas hors de lui sur elles, il doit être elles pour nier qu’il les soit31.
La négation interne est synthétique en un sens très proche de ce que Husserl caractérisait comme synthèse : une forme de liaison qui appartient exclusivement à la région de la conscience32. Pour Sartre, la négation interne ne concerne que le pour-soi, même si elle ne se donne que comme constitutive de la conscience elle-même et du terme nié en tant que phénomène. En ce sens, la négation interne est une contradiction au sens hégélien33, constituant les termes à partir de la relation, ce qui garantit en même temps leur unité et leur séparation. D’autres opérations de négation constituent également le mode d’être du pour-soi. En plus de la négation interne de l’en-soi que le pour-soi n’est pas, il y a la néantisation de l’en-soi que le pour-soi est, qui est précisément l’acte ontologique. En d’autres termes, le pour-soi surgit comme négation interne de 30
EN, p. 291. EN, p. 212. 32 HUSSERL, E. Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie. Paris : Vrin, 2014, p. 75. (Trad. G. Peiffer et E. Levinas) 33 Dans une note, Sartre établit ce parallèle, mais il indique en même temps que cette négation doit être fondée sur une « négation interne primitive » qui est le manque (EN, p. 122). Comme nous aurons à le voir, le manque caractérise justement cette néantisation de soi que nous venons de décrire brièvement, ce qui ne peut être pensé que par la négation interne, ou comme antérieur à cette relation qui est la condition de possibilité pour l’apparition de la conscience. Comme Sartre n’explique pas pourquoi l’une est fondée sur l’autre, il nous paraît étrange qu’il ait établi ce rapport de priorité, vu que nous pensons surtout que les deux négations doivent arriver en même temps. Le rapport de fondement doit être donc pensé comme antériorité non temporelle, mais ontologique. Puisque Sartre assume la position de Heidegger dans Qu’est-ce que la métaphysique ? Concernant le néant comme origine de la négation, et pas le contraire, toutes les négations seront pensées comme dérivées de cette négation plus originaire qu’est, dans L’Être et le Néant, la néantisation de soi. 31
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l’en-soi transcendant et néantisation de l’en-soi qu’il est – ce que Sartre nomme événement absolu – dans un double mouvement de négation qui fait surgir le pour-soi à partir de l’être. Nous y reviendrons. Il nous faut à ce stade mettre en évidence le fait que c’est sur cette double négation existentielle originaire que se fondent les négations dérivées, d’où l’affirmation selon laquelle le néant « vient au monde » par le pour-soi. Verstraeten affine davantage ses analyses sur la négation dans L’Être et le Néant quand il élargit la sphère de la négation interne dans son rapport à la néantisation de soi afin de confirmer sa thèse selon laquelle il y a en même temps contradiction et contrariété entre être et néant. Il établit une différence entre affirmer que le pour-soi « n’est pas » l’être et parler de « ne pas être » ceci ou cela en particulier, différence que Sartre n’a pas expressément formulée. La formule « n’est pas » correspond à la négation interne radicale du pour-soi en tant qu’il n’est pas l’en-soi comme totalité de l’être, tandis que « ne pas être » relève de la négation interne dans son aspect singulier et qualifié : le pour-soi n’est pas ceci ou cela. En admettant ces deux aspects de la négation (qui sont interdépendants), Verstraeten montre que Sartre réalise en fait dans son usage du négatif une « étrange synthèse »34 entre Kant et Hegel : en ce qui concerne la négation interne radicale – « n’est pas » – être et néant ne peuvent pas être pensés séparément, de même que chez Hegel. Si la négation est toujours néantisation de l’être, les termes ne peuvent être conçus que selon une relation de négation telle que « le Pour-soi, ou le néant d’être que l’En-soi s’est fait être en tentant de se fonder, n’est rien hors son rapport à l’être qu’il n’est pas et se définit exclusivement comme n’étant pas cet être »35 ; « la négation radicale, le «n’être pas» ne bénéficie d’aucun substrat communautaire en dehors de la relation néantisante articulant dans la séparation les deux sphères d’être. Être et néant s’y co-constituent en divergeant l’un de l’autre »36. En revanche, concernant la négation particulière et de même qu’avec la contrariété kantienne, il existe d’autres négations contemporaines qui produisent une affirmation – ceci n’est pas cela, ni cela, ni cela… – ; il s’agit d’un « processus de détermination comme parcours où se nient successivement «tous les prédicats possibles» »37. En somme, la négation interne présuppose ces deux négations, liées par un « fil ontologique » à partir duquel chaque 34 35 36 37
VERSTRAETEN, P. Sartre/Kant/Hegel, p. 159. Ibid., p. 159. (nous soulignons) Ibid., p. 160. Ibid., p. 159.
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négation particulière se donne sur fond de négation radicale et « c’est ainsi que la conscience se fait n’être pas le monde ou être non-monde ou non-en-soi en se faisant ne pas être telle ou telle région déterminée du monde »38. Ces négations, relevant de la structure interne qui fait surgir le pour-soi et le champ phénoménal en tant que monde, et à l’intérieur de celui-ci la chose qualifiée (ceci ou cela), ne peuvent donc pas se donner sans la néantisation de l’en-soi que le pour-soi est. Cette dernière est ainsi contemporaine de la négation interne de l’en-soi que le pour-soi n’est pas, de sorte qu’il est possible de conclure, en y ajoutant les analyses de Verstraeten : le pour-soi est néantisation de l’en-soi qu’il est et négation interne de l’en-soi qu’il n’est pas ni totalement ni particulièrement. Ces nuances montrent bien que sur le plan phénoménal de la transcendance – ce que Sartre appelle le il y a du monde – être et néant sont en même temps contraires et contradictoires : contradictoires (au sens hégélien) du fait que les deux ne se définissent qu’à partir de la relation de négation ; contraires, étant donné que par le biais d’une simultanéité de relations négatives, surgit une affirmation positive et qualifiée de quelque chose, de sorte que le positif et le négatif sont pensés par leur contemporanéité même. Ceci étant posé, Verstraeten s’interroge : « Que devient alors la revendication sartrienne de la postériorité du néant par rapport à l’être ? Elle vaut pour l’être de l’être, mais non pour son sens, pour son “dévoilement” ou son “il y a” »39 : sur le plan ontologique, cette affirmation du néant « à deux têtes » est possible, même avec une primauté de l’être sur le néant. À notre avis, il est difficile d’affirmer que l’être n’a pas besoin du néant pour exister. Mais Verstraeten indique aussi que cette nécessité ontologique conditionnelle de cette compréhension de la transcendance : au niveau le plus structurellement ontologique, En-soi et Pour-soi communiquent au moins en ceci que tous deux non seulement sont, mais sont de l’être, même si le premier est ce qu’il est, et si le second n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas. Cette communauté d’être de L’En-soi et du Pour-soi, notre expérience ne cesse de l’attester, qui ne nous donne pas accès à ces termes « abstraits » dans leur isolement, mais nous met toujours en présence d’une « totalité synthétique dont la conscience et le phénomène ne sont que des moments » ou encore de « cette union spécifique de l’homme au monde que Heidegger nomme “être-dans-le-monde” »40. Ainsi En-soi et Pour-soi seraient aussi des contraires, les extrêmes de la
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Ibid., p. 159. Ibid., p. 160. EN, p. 38 cité par VERSTRAETEN, P. « Sartre/Kant/Hegel… ».
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série continue ou de la concrétude indissolublement synthétique qu’est l’expérience. Enfin au niveau métaphysique, Sartre maintient la communauté relationnelle de l’être et du néant dans la mesure où ce dernier est l’être lui-même se faisant autre que soi pour cesser d’être un Soi sans présence à soi, et pouvoir se rapporter à soi et se fonder… échouant à se fonder dans son être, et ne parvenant à fonder que son néant d’être41.
La « communauté d’être de L’En-soi et du Pour-soi » est la condition même de l’expérience, étant donné que la négation ne se donne que sur l’être et que le pour-soi existe en tant que négation de l’en-soi qu’il est et de l’en-soi qu’il n’est pas, à partir de cette multiplicité de négations qui trouvent leur origine dans l’événement absolu qu’est le pour-soi. Penser la négation en dehors de cet ensemble de négations contemporaines qui s’opèrent simultanément dans le rapport pour-soi/en-soi comme une négation pure et sans degrés signifie justement l’estimer comme un rapport logique, tandis qu’il s’agit d’une négation existentielle qui ne se donne que comme néantisation de l’être (qu’elle est et qu’elle n’est pas). On peut ainsi conclure que si l’on considère les négations comme logiques, on risque de perdre ses multiples dimensions, degrés et nuances. C’est ce qu’il nous semble important de mettre en évidence quand Sartre affirme que Le pour-soi n’est pas le néant en général mais une privation singulière ; il se constitue en privation de cet être-ci. Nous n’avons donc pas lieu de nous interroger sur la manière dont le pour-soi peut s’unir à l’en-soi puisque le pour-soi n’est aucunement une substance autonome. En tant que néantisation, il est été par l’en-soi [néantisation de l’en-soi qu’il est] ; en tant que négation interne, il se fait annoncer par l’en-soi ce qu’il n’est pas, et, conséquemment, ce qu’il a à être42.
Entendre le pour-soi comme pur néant, ou comme « négation en soi », résulte de l’effacement du caractère existentiel de la négation – qui ne se donne qu’en néantisant l’en-soi que le pour-soi est et celui qu’il n’est pas. Une telle conception a pour conséquence une absence de prise en compte des domaines de la négation que l’on peut identifier sur le champ phénoménal, ceux qui composent le plan du il y a du pour-soi dans le monde43. Le fait de ne pas considérer les spécificités liées à la facticité du pour-soi44, VERSTRAETEN, P. « Sartre/Kant/Hegel… », pp. 158-159. (nous soulignons) EN, p. 666. 43 Cf. « Troisième Partie ». 44 Luiz Damon, par exemple, met l’accent sur la double néantisation – de soi et de l’en-soi transcendant – mais sans considérer les implications de la facticité, dans la mesure où il affirme que la négation interne « est entièrement tributaire d’un retour de la négation 41 42
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ou du fait que le pour-soi est cette double – ou même triple45 – négation de l’être, entraîne la perte du rapport effectif entre les termes, de sorte qu’il devient même possible de les penser comme exclusifs ou unis par une contradiction seulement logique, comme le fait Merleau-Ponty. En dernier lieu, envisager le sujet comme pure négativité hors de sa facticité correspond à la critique que Sartre fait à Descartes dans son texte La liberté cartésienne. Sartre y fait d’abord l’éloge de la philosophie cartésienne, qui a su établir un lien entre négativité et liberté en tant qu’elle est « ce pouvoir de s’échapper, de se dégager, de se retirer en arrière », ce qui serait même une « préfiguration de la négativité hégélienne »46. Toutefois, cette théorie cartésienne de la négativité n’est pas menée à son terme. En posant le sujet comme pure négation, Descartes pense une « liberté désincarnante et désindividualisante », que Sartre rapproche de l’âme platonicienne, caractérisée comme une simple vision de vérités éternelles « mort[e] à son corps, mort[e] à sa vie »47. Tel est en résumé la négativité comme liberté chez Descartes : C’est que l’homme, étant cette négation pure, cette pure suspension de jugement, peut, à condition de rester immobile, comme quelqu’un qui retient son souffle, se retirer à tout moment d’une nature fausse et truquée ; il peut se retirer même de tout ce qui en lui est nature : de sa mémoire, de son imagination, de son corps. Il peut se retirer du temps même et se réfugier dans l’éternité de l’instant : rien ne montre mieux que l’homme n’est pas un être de « nature ». Mais dans le moment qu’il atteint à cette indépendance inégalable, contre la toute-puissance du Malin Génie, contre Dieu
sur elle-même – ce qui veut dire qu’elle n’englobe pas l’être en-soi » [é inteiramente tributária de um retorno da negação sobre si mesma – o que significa dizer que ela não envolve o ser em-si] MOUTINHO, D. « Negação e finitude na fenomenologia de Sartre, » p. 144 (traduction libre). En fait, l’auteur cherche à montrer que cette négation retournée sur soi est celle qui fait que le pour-soi est un « refus en se cristalliser », ce avec quoi nous sommes d’accord. Néanmoins, affirmer que la négation retournée sur soi « n’englobe pas l’être en-soi » et qu’elle le délivre de « tout compromis avec l’en-soi » implique justement une négligence de la facticité du pour-soi, ce qui consiste en une dimension du pour-soi dont il ne se délivrera jamais. 45 Une double négation au sens de la simultanéité entre la relation interne et la néantisation de soi. Mais si on ajoute les nuances présentées par Verstraeten, on peut aller jusqu’à parler d’une double négation interne. Dans un passage de L’Être et le Néant, Sartre ajoute une troisième opération, en donnant une dimension multiple de négations avec leurs différentes spécificités, même si elles s’unissent chez un seul être, le pour-soi : « Néantisation, négation interne, retour déterminant sur l’être-là que je suis, ces trois opérations n’en font qu’une. Elles sont seulement des moments d’une transcendance originelle qui s’élance vers une fin, en me néantisant, pour me faire annoncer par le futur ce que je suis ». EN, p. 537. 46 S.I, p. 300. 47 S.I, p. 303.
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même, il se surprend comme un pur néant : en face de l’être qui est tout entier mis entre parenthèses, il ne reste plus qu’un simple non, sans corps, sans souvenir, sans savoir, sans personne. Et c’est ce refus translucide de tout qui s’atteint lui-même dans le cogito48.
La sphère mise entre parenthèses par le doute méthodique cartésien transforme donc la liberté en un rien que Sartre ne peut pas accepter. Il ajoute qu’il ne serait alors pas possible de penser la liberté comme un mouvement de création49, car rien ne peut être créé « du rien », comme nous l’avons vu auparavant concernant la néantisation de l’être. Ce bref extrait du texte sur la liberté chez Descartes nous intéresse car Sartre y fait l’éloge du lien qu’il y entrevoit entre liberté et négativité50, en même temps qu’il s’oppose à cette liberté qui n’est rien. Liberté qui peut suspendre son corps, son savoir, sa mémoire, entre autres structures de la facticité, de manière à être caractérisée comme un « refus translucide » ; qui peut postuler un cogito délivré du faux et de l’illusion, grâce à l’adéquation à soi dans l’immanence de la vérité d’un instant. En revanche, comme le dit Dufrenne, chez Sartre le doute « est plus passionné que le doute cartésien : le malin génie, c’est moi, ou du moins l’esprit de sérieux en moi qui, pour masquer ou annuler ma bâtardise, veut faire de moi un petit dieu – un faux dieu, – justifié et justicier »51. Cette comparaison fait clairement signe vers la différence qui existe entre Sartre et Descartes, puisqu’elle présente la liberté sartrienne par sa finitude, ses limites, sa « face d’ombre », s’éloignant du Dieu cartésien52. Raison pour laquelle elle doit être considérée, non pas comme extérieure à toute facticité, mais comme un cogito incarné. Ainsi, on peut (curieusement) conclure que Sartre reproche à Descartes ce que Merleau-Ponty reproche à Sartre : de penser le sujet comme pure négativité, écarté de toute inhérence au monde.
48 49
S.I, p. 301. (nous soulignons) Ce que Sartre cherche à développer, par exemple, dans les Cahiers pour une
morale. 50 Pour une argumentation minutieuse sur Sartre et Descartes au sujet de la liberté, voir : MOUTINHO, L.D. « Negação e finitude na fenomenologia de Sartre ». 51 DUFRENNE, M. Jalons, p. 171. 52 S.I, p. 300.
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§2. LA CRITIQUE DE MERLEAU-PONTY
EN QUESTION
:
LA NÉGLIGENCE DE LA FACTICITÉ SARTRIENNE
À propos d’une citation de Merleau-Ponty dans Les Aventures de la dialectique, où il comprend la conscience chez Sartre comme « coextensive au monde »53, Simone de Beauvoir souligne l’importance du rôle de la facticité dans L’Être et le Néant : « Ce que Merleau-Ponty néglige simplement ici, c’est la théorie de la facticité qui est une des bases de l’ontologie sartrienne »54. Nous suivons Beauvoir non seulement en ce qui concerne les conséquences d’une telle « négligence » dans la lecture merleau-pontienne de l’ontologie de Sartre, mais aussi sur ce point : le fait de ne pas mettre en évidence cette structure du pour-soi compromet la compréhension l’engagement et de l’être-au-monde. Dufrenne aussi parle de négligence dans ses analyses sur le même texte de MerleauPonty55 : Mais peut-être apparaît-il que, si l’incontestable originalité de MerleauPonty par rapport à Sartre est d’avoir mis l’accent sur les limites de l’homme, sur le conditionnement de la liberté, sur l’incarnation de la conscience dans la réalité biologique et sociale, et somme toute d’avoir élaboré une anthropologie pendant que Sartre faisait une ontologie et une Phénoménologie de la perception pendant que Sartre écrivait L’Imaginaire, cette originalité n’est pas totale56. Et peut-être Merleau-Ponty néglige-t-il trop dans les textes et dans les intentions de Sartre ce qui pourrait le mettre à l’abri de ses critiques : ce qui annonce ou reprend Merleau-Ponty. (On laisse aux futurs historiens le soin d’instruire ici un procès en recherche de paternité…). S’il faut passer par Merleau-Ponty (je ne dis pas que ce soit
53 BEAUVOIR, S. de. « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme » pp. 206-207. Beauvoir fait référence à cette citation de Merleau-Ponty : « Il y a malentendu quand on croit que la transcendance chez Sartre ouvre la conscience : la conscience chez lui, si l’on veut, n’est qu’ouverture puisqu’il n’y a nulle opacité en elle qui la tienne à distance des choses, et qu’elle les rejoint parfaitement là où elles sont, au-dehors. Mais c’est justement pourquoi elle n’est pas ouverte sur un monde, qui dépasse sa capacité de signification, elle est exactement coextensive au monde ». AD, p. 274, n.1. 54 BEAUVOIR, S. de. « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme », pp. 206-207. (nous soulignons) 55 Bourgault parle aussi de négligence de la part de Merleau-Ponty en ce qui concerne la reconnaissance de la lutte menée par Sartre contre la tendance de sa propre pensée à l’abstraction. Cf. BOURGAUT, J. « La distance et l’amitié… », p. 27. 56 Affirmation qui nous rappelle celle de Beauvoir : « On voit que si la pensée de Merleau-Ponty est originale par rapport à celle du pseudo-Sartre, elle l’est moins si on le confronte à Sartre même ; car cet engrenage sans coïncidence qu’il décrit, c’est exactement ce mélange d’expériences irréductibles que Sartre a si souvent évoqué ». BEAUVOIR, S. de. op.cit., p. 215.
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la seule voie) pour pouvoir saisir le social et justifier une attitude politique, Sartre y passe57.
Pour Dufrenne, la différence entre Sartre et Merleau-Ponty est « surtout d’accent », (même s’il ne va pas, comme Beauvoir, jusqu’à parler de « falsification »). D’après lui, la critique merleau-pontyenne altère la pensée de Sartre : « il en isole et en durcit certains aspects d’ailleurs les plus frappants –, et il néglige tout ce par quoi Sartre nuance, en la complétant, sa doctrine »58. Vincent de Coorebyter parle quant à lui de « méprise de Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible »59. Il avertit du fait que cette critique se base en vérité sur un malentendu qui consiste en l’absence de considération d’un changement important dans la pensée sartrienne. * Dans Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme, Simone de Beauvoir montre de façon déterminée que les critiques merleau-pontyennes contenues dans Les Aventures de la dialectique consistent en une « falsification » et une « mutilation » de la pensée sartrienne, en un « délire » qui se résout, comme le titre l’indique, dans un pseudo-sartrisme qui serait une inversion de la philosophie de Sartre : « la philosophie à laquelle notre exégète se réfère contredit à peu près en tous points celle que Sartre a toujours professée »60. Le ton passionnel de l’auteure révèle la tension présente dans les débats et les disputes politiques qui ont mené à la rupture entre Sartre et Merleau-Ponty. Malgré la posture dogmatique de Beauvoir – elle qui prétend détenir et défendre « l’authentique ontologie sartrienne »61 contre sa falsification par un pseudo-sartrisme – son texte présente une bonne synthèse de la critique que Merleau-Ponty adresse à Sartre, qui en approfondit les enjeux philosophiques et accuse, très tôt, les divergences politiques principielles et conséquentes du conflit. En plus de la négligence envers la « théorie de la facticité », Beauvoir y met en évidence l’absence de considération par Merleau-Ponty de la conception de la temporalité développée dans L’Être et le Néant. Quelques points importants soulevés par Beauvoir concernant les critiques des
57 58 59 60 61
DUFRENNE, M. Jalons, p. 172. Ibid., p. 171. (nous soulignons) DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 97. BEAUVOIR, S. de. « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme », p. 204. Ibid.
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Aventures de la dialectique (dont elle décèle l’origine dans la Phénoménologie de la perception) se trouvent concentrés dans ce passage : Le pseudo-sartrisme est une philosophie du sujet ; celui-ci se confond avec la conscience, qui est pure translucidité et coextensive du monde ; à sa transparence s’oppose l’opacité de l’être en soi qui ne possède aucune signification ; le sens est imposé aux choses par un décret de la conscience se motivant ex nihilo. L’existence de L’Autre ne brise pas ce tête-à-tête car l’Autre n’apparaît jamais que sous la figure d’un autre sujet ; le rapport de Je et l’Autre se réduit au regard ; chacun demeure seul au cœur de son propre univers sur lequel il règne en souverain : il n’y a pas d’intermonde62.
Comme Beauvoir le synthétise ici, la critique de Merleau-Ponty parle d’une liberté souveraine et sans racines issue d’une philosophie du sujet, parfois même volontariste, basée sur une conscience qui impose son sens aux choses à chaque instant. Ce sujet est précisément la conscience qui, en raison de sa transparence, est radicalement différente des choses opaques, ratifiant le dualisme absolu entre un pour-soi et un en-soi. Ce rapport immédiat et frontal vaut aussi pour la théorie du regard non comme rencontre véritable d’autrui, mais comme confrontation de deux mondes solipsistes et sans sol commun. Ces positions ont pour conséquence politique l’impossibilité de tout engagement, étant donné que, selon Beauvoir : « une conscience pure ne peut que tenir le monde à distance, non se projeter concrètement en lui : donc s’engager pour Sartre, ce sera toujours se dégager ; la liberté n’apparaît que comme négativité et lorsque Sartre prétend agir, il se borne à contempler »63. Au contraire, l’objectif de Beauvoir est de montrer que la conscience sartrienne est toujours déjà engagée et incarnée et que c’est Merleau-Ponty qui la transforme en une « mégalomanie du sujet »64. À son avis, la philosophie sartrienne n’est pas une philosophie du sujet qui présuppose une séparation entre sujet et objet à partir d’une conscience qui n’est pas dans le monde : « Contre la Nausée, L’Être et le Néant, contre tout ce que Sartre a écrit, il [Merleau-Ponty] maintient que le sartrisme ne connaît rien entre le sujet et l’être en soi »65. Envisager les thèmes sartriens par le prisme des dichotomies c’est faire « le coup de la dichotomie », une stratégie qui cherche à « enferme [r] l’adversaire dans une
62 63 64 65
Ibid., pp. 204-205. BEAUVOIR, S. de. « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme », p. 256. Ibid., p. 255. Ibid., p. 209.
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fausse alternative »66. C’est précisément pourquoi Beauvoir montre, citant L’Être et le Néant et Saint Genet, que l’on n’a pas affaire dans ces œuvres à une conscience souveraine donatrice de sens, puisque les sens sont des faits objectifs et ouverts donnés dans un contexte historique : « Le dévoilement du monde, opéré dans la dimension de l’intersubjectivité, révèle des réalités qui résistent à la conscience et possèdent leurs lois propres »67. Penser une conscience constituante, liberté créatrice en chaque instant, c’est confondre Sartre avec Descartes, de sorte qu’« au lieu du faire on ne rencontre dans le pseudo-sartrisme qu’un fiat dont la dimension magique s’apparente à celle du regard »68. Ainsi, sur la base d’une conception qu’il juge instantanéiste de la conscience, MerleauPonty néglige non seulement la théorie de la facticité, mais aussi selon Beauvoir toute la conception de la temporalité développée dans L’Être et le Néant. Tout projet chez Sartre a une densité temporelle qui implique le passé, le présent et le futur, c’est-à-dire une historicité qui se donne dans le temps. L’action n’est donc pas un dévoilement intuitif qui veut tout englober – ce qui caractériserait une vision de survol – mais une action finie et située qui implique des médiations – de sorte que, conclut Beauvoir, « il faut que Merleau-Ponty soit en proie à un étrange délire pour penser que Sartre nie l’existence de ces régions médiatrices »69. Elle poursuit son argumentation en démontrant que les sens sont donnés par la situation et doivent être considérés par le biais des médiations propres au circuit d’ipséité, à l’intérieur duquel il est possible d’interroger les significations objectives qui indiquent le monde. Les notions de choix, de liberté et d’action ne signifient pas décision au sens d’actes issus d’un sujet volontaire. Aux yeux de Beauvoir, Merleau-Ponty est au courant de ce point, ce qui indique sa « mauvaise foi » quand il interprète la praxis 66 Ibid., p. 230. « Le coup de la dichotomie » signifie qu’à la vérité c’est MerleauPonty qui est dualiste, en ce qu’il ne voit chez Sartre que « ce qui est » et « ce qui n’est pas », comme, par exemple, dans ce cas : « Aux innombrables textes de Sartre qui décrivent concrètement l’histoire et la condition prolétarienne, Merleau-Ponty oppose un de ses habituels dilemmes : le prolétariat est ou n’est rien. C’est oublier que dans la phénoménologie – que Merleau-Ponty estimait naguère – l’existant ne peut être enfermé dans cette alternative : il se fait ». Ibid., p. 237 (nous soulignons). Beauvoir indique encore d’autres stratégies de lectures qui rendent possible le « pseudo-sartrisme » : « Le coup du paradoxe » qui consiste à dire que Sartre ne pense pas ce qu’il pense (Ibid., p. 209) ; « Le coup de sursignification » qui consiste à isoler une phrase de son contexte en la surchargeant d’un sens qui fait d’elle une clé de la pensée sartrienne (Ibid.) et enfin « Le coup des affirmations gratuites », dont le sens est déjà explicite (Ibid., p. 230). 67 Ibid., p. 216. 68 Ibid., p. 256. 69 BEAUVOIR, S. de. « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme », p. 216.
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chez Sartre comme des décisions volontaires et arbitraires. Parce qu’il ne prend pas en considération la dimension rendue possible par le circuit d’ipséité chez Sartre, Merleau-Ponty confond la conscience, présence immédiate à soi, et le sujet dont le dévoilement exige une médiation. Ainsi, quand il objecte au pseudo-Sartre : « C’est toujours à travers l’épaisseur d’un champ d’existence que se fait ma présence à moi-même », il ne fait que reprendre une des idées directrices de L’Être et le Néant. Fidèle sur ce point à la thèse heideggérienne selon laquelle la réalité humaine se fait annoncer ce qu’elle est à partir du monde, Sartre a toujours insisté sur le conditionnement réciproque du monde et du moi70.
De la même manière, les rapports aux autres présupposent le mouvement temporel ; ils ne se limitent pas à une constatation immédiate de l’autre par le regard, puisqu’ils sont toujours mouvants et inachevés, ce qui signifie, selon Beauvoir, qu’ils « impliquent la possibilité d’une dialectique et d’une histoire se déroulant dans le temps »71. En outre, on ne saurait parler d’une rencontre entre des sujets enfermés dans un monde solipsiste vu qu’il y a chez Sartre ce « sol commun » que Merleau-Ponty nommait intermonde dans la mesure où « l’Autre m’est donc présent dans les choses sous figure de significations et de techniques »72. En supprimant la conception de temporalité ek-statique de L’Être et le Néant, Merleau-Ponty ne parvient à voir chez Sartre ni la possibilité d’une dialectique, ni ce fait que le dévoilement est toujours une action ; pour cette raison même, ses arguments ne constituent pas une analyse sur la théorie de la facticité capable de montrer que les actions ne se donnent pas ex nihilo, mais à travers cette épaisseur temporelle qui ne peut se délivrer de son passé73. En reliant la négativité, la temporalité et l’action pour penser la dialectique, Beauvoir répond à Merleau-Ponty selon une voie qui 70 Ibid., p. 206. C’est en ce sens que Beauvoir accuse Merleau-Ponty de s’opposer à Sartre par une appropriation de ses idées : « Merleau-Ponty n’ignore pourtant pas les livres de Sartre : quand il répond au pseudo-Sartre, il exprime à l’ordinaire les idées de Sartre même, et dans des termes qui sont des réminiscences de ceux dont celui-ci s’était servi ». Ibid., p. 271. 71 Ibid., p. 220. 72 Ibid., p. 214. 73 Beauvoir affirme même que « Sartre n’a jamais admis qu’un acte pût se produire sans motif ni une création s’opérer ex nihilo ». BEAUVOIR, S. de. Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme, p. 233. Ceci n’est pas tout à fait vrai, vu que Sartre affirme cela même dans La Transcendance de l’Ego. Il vaudrait mieux s’en tenir à la question suivante : « Mais quand Sartre a-t-il pris le mot d’action pure au sens que Merleau-Ponty lui prête : une action sans racine dans les faits, et sans prise sur le donné ? ». Ibid., p. 243.
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s’accorde avec l’interprétation que Kojève fait de la philosophie de Hegel. Dufrenne met en évidence ce chemin qui unit marxisme et existentialisme selon lequel l’être humain est conçu comme une négativité qui est une temporalisation, une interprétation anthropogénétique qui risque de perdre la notion même de la dialectique hégélienne, laquelle ne se limite pas au registre de l’humain74. Aussi, comme nous l’avons déjà évoqué, en rendant impossible l’union du pour-soi et de l’en-soi, Dufrenne croit que Sartre empêche le cours de la dialectique hégélienne, dans la mesure où toutes les tentatives d’union se révèlent dans L’Être et le Néant comme une « histoire d’échecs » ; les termes ne surmontent pas ce niveau antithétique vers la totalité. Cela ne signifie pas néanmoins que Dufrenne soit en accord avec Merleau-Ponty. Leur point de divergence relève justement de la facticité du pour-soi qui, pour Dufrenne, atteste « la solidarité » entre les régions ontologiques : « sans doute l’en-soi et le pour-soi sont-ils solidaires en ce sens que l’en-soi d’une part porte le pour-soi dans sa facticité »75 ; ou encore : le pour-soi naît porté par l’en-soi : il n’est pas le fondement de son être, il ne fonde, tout au long du temps, que son néant d’être. Il y avait là de quoi répondre déjà aux objections qu’au nom de Merleau-Ponty ou du marxisme on a pu opposer à un idéalisme de Sartre. Car l’affirmation de l’être est un point de départ obligé : « il y a » de l’être parce que le pour-soi est tel qu’il y ait de l’être76.
C’est la facticité du pour-soi qui impose la nécessité de partir de l’être. Si le pour-soi est une néantisation de l’en-soi qu’il est – ce qui correspond justement à sa facticité – pour-soi et en-soi possèdent au moins ce point de départ en commun, même si pour Dufrenne l’union postérieure est impossible et à cause de cela une dialectique. Ainsi, parce que Sartre « souligne toujours la relation à l’en-soi qui ne lie pas seulement la conscience à son objet, mais la liberté à la facticité »77, il est problématique d’avoir l’idée du pour-soi comme un « pur néant » qui surgit du rien, comme le fait Merleau-Ponty. Car la négation est toujours un « néantiser » de l’être et ne peut être pensée en dehors de cette néantisation même. Toutefois, ces conclusions sont avant tout valides dans le contexte de L’Être et le Néant. À l’époque de La Transcendance de l’Ego et de 74 75 76 77
Cf. DUFRENNE, M. Jalons, p. 75. Ibid., p. 76. (nous soulignons) Ibid., p. 152. Ibid., p. 171.
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l’article sur l’intentionnalité chez Husserl, Sartre admettait en réalité une conscience nue, désincarnée, dont la conception de la temporalité est proche de celle que Sartre relève postérieurement chez Descartes : un cogito instantanéiste et une création ex nihilo. Le changement de position a lieu à l’époque des Carnets de la drôle de guerre, marquée par l’influence des philosophies hégélienne et heideggérienne sur la pensée de Sartre en ce qui concerne à la fois sa nouvelle théorie de la temporalité et sa réflexion autour de la facticité. Vincent de Coorebyter mène dans ses travaux une série d’investigations sur ces deux périodes ainsi que sur les développements issus de ce premier changement significatif de la pensée sartrienne. Compte tenu cette périodisation, De Coorebyter critique justement chez Merleau-Ponty une lecture basée sur les écrits initiaux de Sartre qui n’envisage pas les transformations ultérieures. Il affirme que Merleau-Ponty prétend trouver dans les cinquante premières pages du chapitre « La transcendance »78 l’ensemble du sens de L’Être et le Néant, alors que son argumentation vaut en réalité que pour les textes de 1934 : La Transcendance de l’Ego et l’article sur l’intentionnalité. Sans aller jusqu’à l’accuser de falsification, De Coorebyter souligne néanmoins que Merleau-Ponty a en vue un Sartre fantasmé, qui aurait opposé à la totale positivité de l’en-soi l’aussi totale négativité du pour-soi, son inexistence pure. Merleau-Ponty s’arrête à L’intentionnalité et aux pages de L’être et le néant sur la connaissance […], en oubliant que le rapport intentionnel est vécu dans une expérience concrète (celle-là même que L’être et le néant baptise de préréflexif), et que la négation de l’en-soi est interne et non externe, existée et non désertée par un pur néant79.
Certaines affirmations de Merleau-Ponty corroborent la thèse selon laquelle, bien que n’ignorant pas le changement, il omet de le prendre en compte ou le néglige en tant que transformation véritablement significative. Il reconnaît par exemple qu’après la guerre, Sartre développe un système « pas du tout en contradiction, mais très différent de ses pensées initiales »80 – il perçoit donc les mouvements de Sartre par rapport à l’humanisme, à la politique et au sujet de la collectivité, mais au bout du compte selon lui, il « n’avait pas changé »81. Dans Les Aventures de 78 En effet, c’est le seul chapitre de L’Être et le Néant cité par Merleau-Ponty dans ce texte, hormis une courte observation basée sur l’extrait d’une citation du chapitre « l’origine de la négation ». 79 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 347. 80 P.II, p. 239. 81 Ibid.
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la dialectique, Merleau-Ponty admet à nouveau ce changement dialectique sartrien qui intègre et détruit sa pensée initiale, sans pour autant modifier ses conclusions, par exemple, sur l’impossibilité de rendre effective l’expérience de l’altérité. À ses yeux Sartre demeure ce même philosophe de L’Imaginaire, enfermé dans la dichotomie du certain et du probable, ce qui le mène à conclure : Il n’y a donc aucune déviation de Sartre par rapport à lui-même, et il tire aujourd’hui, dans un monde autre, les conséquences nouvelles de la même intuition philosophique. Chez lui comme chez Descartes, le principe de se changer plutôt que l’ordre des choses est une manière intelligente de rester soi-même envers et contre tout82.
La contestation de Beauvoir souligne donc l’importance, dans L’Être et le Néant, de la « théorie de la facticité » et de la conception de la temporalité, pour penser le pour-soi en tant qu’être-dans-le-monde. Par conséquent, les notions de choix et de liberté doivent être prises dans la dimension de la situation, ce qui va de pair avec l’étude des significations objectives. Dufrenne n’y voit qu’une différence d’accent : selon lui, la facticité, en tant que liaison entre le pour-soi et l’en-soi, devient une clé pour réviser la thèse merleau-pontyenne selon laquelle le sujet sartrien ne possède pas d’inhérence au monde. Beauvoir et Dufrenne mettent donc tous deux en évidence l’importance de la théorie de la facticité comme point fondamental pour la lecture de L’Être et le Néant, même si la première se concentre sur l’importance de la temporalité – qui pourrait même rendre possible une pensée dialectique – tandis que Dufrenne y voit toujours un dualisme central entre pour-soi et en-soi, qui empêche au contraire tout mouvement dialectique. Ayant en vue ces deux points – facticité et temporalité – l’argumentation de De Coorebyter par rapport à la transformation de la pensée de Sartre à l’époque de la guerre – celle qui n’est pas prise en compte par Merleau-Ponty – se révèle décisive. Car c’est exactement la structure de la facticité qui fait que Sartre reformule sa conception de la temporalité, de sorte qu’il ne sera alors plus possible de le critiquer comme Merleau-Ponty le faisait, en en faisant le penseur d’une « conscience pure » et désincarnée.
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AD, p. 268. (nous soulignons)
CHAPITRE II
LA CONSCIENCE NUE EN FACE D’UN MONDE POÉTIQUE §1. CONSCIENCE NUE ET IRRÉFLEXION Les articles de la période berlinoise (1933-1934 : La Transcendance de l’Ego et « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité »1) apportent, dans le contexte de sa jeune philosophie, une première définition de la conscience – tributaire de la phénoménologie de Husserl, bien que son article sur l’Ego soit en partie contre lui. Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre nous indique, sans grandes explications, qu’il utilise le terme « conscience » dans le sens du mot allemand Bewusstsein2, qui selon son interprétation désigne en même temps la conscience totale – la monade – et chaque moment de conscience ; il ajoute qu’il n’utilisera pas l’idée d’« état de conscience », parce qu’elle implique une dimension de passivité3. À ce stade, Sartre cherche à penser une conscience autonome et spontanée en opposition à n’importe quel type de conception qui la prendrait justement comme une monade, c’est-à-dire comme une sphère fermée sur soi où logeraient des contenus et des représentations. Pour lui, la conscience « n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience »4 et c’est précisément ce que permet de penser le principe de l’intentionnalité husserlienne. Cette
1 Bien que publiés quelques années plus tard – La Transcendance de l’Ego date de 1936 et « Une idée fondamentale… » de 1939 – les deux textes ont été écrits dans la période où Sartre était à Berlin en 1933-1934. Cf. CONTAT, M.; RYBALKA, M. Les écrits de Sartre, p. 56 ; p. 71. Ces deux articles furent l’objet d’étude de De Coorebyter dans Sartre face à la phénoménologie. 2 Sartre se réfère à nouveau à la traduction de Bewusstsein par conscience dans L’Imaginaire, mais de façon plus précise cette fois : « Nous userons du terme “conscience”, non pour désigner la monade et l’ensemble de ses structures psychiques, mais pour nommer chacune de ces structures dans sa particularité concrète […] nous inspirant d’un des sens allemands du mot Bewusstsein ». I’re, p. 13. 3 TE, p. 94, note a. 4 S.I, p. 30.
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conception de la première période correspond à ce que Sartre appellera plus tard conscience nue. L’article sur l’Ego a pour but de montrer que n’importe quelle instance égologique est inutile, non seulement pour penser les problèmes généralement attribués à une conscience (l’unité et de l’individualité…), mais encore qu’une telle instance rendrait impossible la conception de la conscience comme intentionnalité, menaçant y compris « tous les résultats de la phénoménologie »5. La stratégie de Sartre pour démontrer son argument consiste à opposer le Husserl de Recherches Logiques – qui admet une conscience sans Ego – contre le Husserl des Ideen, et des Méditations cartésiennes – qui introduit une « sphère égologique absolue non touchée par la réduction »6, un Je pur comme « transcendance au sein de l’immanence » que « nous n’aurons pas le droit de […] mettre hors circuit »7. Sartre postule que toute figure égologique est nécessairement matérielle, y compris l’Ego transcendantal : « un Je n’est jamais purement formel, [il] est toujours, même abstraitement conçu, une contraction infinie du Moi matériel »8. Concevoir un Je formel ou un Moi matériel revient à parler du même Ego, puisque « le Je et le Moi ne font qu’un »9 le premier « n’est qu’une face du Moi, la face active »10. Par conséquent pour Sartre, tout Je étant substance matérielle, aucun ne peut pas être introduit dans la sphère de la conscience, à moins de la resubstantialiser. A cette époque, Sartre exprime la distinction ontologique entre la sphère du non-substantiel (conscience) et celle de la substance (objets) à travers les concepts de translucidité et d’opacité. « Claire et lucide »11 est la conscience. Dans l’article sur l’intentionnalité, ce concept est également associé à l’idée de mouvement : « [la conscience] est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi »12. Dans ce 5
TE, p. 99. HUSSERL, Méditations cartésiennes, p. 69. 7 HUSSERL, Ideen I, p. 190. 8 TE, p. 104. 9 TE, p. 107. 10 TE, p. 96. 11 TE, p. 98. 12 S.I, p. 30. Grégory Cormann met en évidence la similitude entre la description de Sartre et un passage de la deuxième méditation, où Descartes compare l’âme au vent. CORMAN, G. « Passion et liberté. Le programme phénoménologique de Sartre ». In : CABESTAN, P. ; ZARADER, J-P. Lectures de Sartre. Paris : Ellipses, 2011, p. 99. Le passage en question est le suivant : « je ne m’arrêtais point à penser ce que c’était que cette âme, ou bien, si je m’y arrêtais, j’imaginais qu’elle était quelque chose extrêmement rare et subtile, comme un vent, une flamme ou un air très délié, qui était insinué et répandu dans 6
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passage, Sartre associe la translucidité au mouvement intentionnel, à l’existence de la conscience comme mouvement d’« éclatement vers » le monde. C’est pour cette raison que tout contenu de conscience, même un Je formel, serait encore un « centre d’opacité » qui viendrait non seulement obscurcir la sphère claire mais encore figer le flux qu’est la conscience. Elle perdrait alors ce qui justement lui est essentiel : exister comme intentionnalité. C’est la raison pour laquelle « le Je transcendantal, c’est la mort de la conscience »13. Or, cette manière d’exister comme flux n’est pas la seule caractéristique de la conscience translucide. L’un des traits les plus fondamentaux de la pensée de Sartre entre ici en scène : la translucidité implique que toute conscience (intentionnelle et donc toujours conscience de) apparaisse à elle-même en même temps, mais de façon non-positionnelle, d’où sa lucidité. En d’autres termes, il existe un apparaître à soi-même de la conscience qui n’est pas positionnel – elle n’est pas objet pour elle-même – mais qui n’a lieu que quand la conscience est positionnelle des objets. La translucidité, parce qu’elle n’a pas d’opacité, permet cet apparaître comme total à soi, sans multiplications des esquisses : c’est là pure phénoménalité, où « être » et « apparaître » s’équivalent. La conscience est ainsi un absolu : « tout simplement parce qu’elle est conscience d’elle-même »14. Cette double loi d’être de la conscience – d’être toujours à la fois conscience de quelque chose et conscience de soi non-positionnelle – caractérise précisément le mode d’être de la conscience que Sartre appelle à cette époque conscience irréfléchie ou de premier degré. Si la conscience est translucide, cela signifie que l’appréhension d’un objet par la conscience implique un vécu (Erlebnis) de cette même apparition, puisqu’elle est toujours accompagnée de cet apparaître de la conscience pour soi-même15. En somme, toute conscience irréfléchie est translucide dans la mesure où elle est mouvement non-substantiel en direction de l’objet (centre d’opacité).
mes plus grossières parties ». DESCARTES, R. Méditations métaphysiques. Paris : GarnierFlammarion, 1992, p. 75. 13 TE, p. 98. 14 Ibid. 15 Comme le démontra De Coorebyter, il n’existe de conscience intentionnelle d’un objet que si, en même temps, cette conscience non positionnelle de soi existe comme « condition vivante » de l’intentionnalité. Sans cette conscience, la « conscience de quelque chose » ne serait pas vécue, au sens de Michel Henry, « sartrien qui s’ignore superbement ». DE COOREBYTER, V. « Notes ». In : SARTRE, J-P. La Transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques. Paris : Vrin, pp. 167-217, 2003. pp. 181-182, n. 24.
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Sartre attribue au Husserl des Leçons la première élaboration philosophique de cette conscience non-positionnelle de soi16. Pour prouver qu’« il n’y a pas de Je sur le plan irréfléchi »17, Sartre a recours une « expérience concrète » : toute conscience irréfléchie, comme le pensait Husserl, « laisse un souvenir non-thétique que l’on peut consulter »18. C’est justement parce que toute intentionnalité est vécue, c’est-à-dire que toute appréhension d’objets se donne par cette conscience qui s’autoapparaît, qu’il est possible de se remémorer les appréhensions passées. Et cela sans perdre de vue une certaine « épaisseur de conscience irréfléchie »19 qui fournit les résultats appréhendés de façon non thétique, ces derniers pouvant ensuite faire l’objet d’une thématisation. Pour Sartre, cet exemple démontre la possibilité d’appréhender qu’il n’y a pas de Je dans la conscience dans ces moments de pure irréflexion ; il n’apparaît que dans la réflexion, c’est-à-dire quand la scène remémorée est attribuée à un sujet. Chez Husserl, cette possibilité de réfléchir et de se remémorer est garantie par la structure temporelle de la rétention, qui se caractérise par le fait qu’« avec le surgissement d’une donnée originaire, d’une phase nouvelle, la précédente n’est pas perdue, mais «“gardée en tête” (c’est-à-dire précisément “retenue”) et grâce à cette rétention est possible un regard en arrière sur ce qui est écoulé ; la rétention ellemême n’est pas ce regard en arrière qui fait de la phase écoulée un objet »20. Ce « regard en arrière » est donc rendu possible par la rétention (qui n’est pas la réflexion ou la remémoration, mais leur possibilité). Pour Sartre aussi il est caractéristique pour la conscience de retenir une « épaisseur de la conscience irréfléchie » qui « laisse un souvenir nonthétique que l’on peut consulter », « garder en tête ». Ayant en vue cette idée, Sartre cherche à prouver la thèse qu’il n’y a pas de Je sur le plan irréfléchi21. Cependant, il existe une autre façon de « regarder en arrière » 16
CSCS, p. 150. TE, p. 102. 18 TE, p. 100. 19 TE, p. 101. 20 HUSSERL, E. Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Paris : PUF, 2013, p. 159. 21 Bien que Sartre ne parle pas ici de rétention ni de protension. En outre, dans La Transcendance de l’Ego, Sartre ne confronte pas la théorie du temps husserlien avec la sienne qui est à cette époque une temporalité instantanéiste. À propos de la théorie du temps chez Husserl, Sartre conclut : « On dira que pourtant il faut un principe d’unité dans la durée pour que le flux continuel des consciences soit susceptible de poser des objets transcendants hors de lui. Il faut que les consciences soient des synthèses perpétuelles des consciences passées et de la conscience présente. C’est exact. » TE, p. 97. Dans ce passage, nous pouvons observer que Sartre ne parle même pas de protension et 17
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sans qu’il s’agisse d’irréflexion, pour faire cette fois-ci de la conscience un objet de thèse, en modifiant sa structure. C’est le cas de la réflexion, plan dérivé du premier et d’où surgit le Je. Sur ce point, Sartre s’appuie toujours sur les prémisses de Husserl, qui, selon lui, démontre très bien que le passage de l’irréfléchi au réfléchi modifie la nature de la conscience : « il faut donc distinguer : l’être pré-phénoménal des vécus, leur être avant qu’on se tourne vers eux par la réflexion, et leur être comme phénomène. Quand on se tourne attentivement vers le vécu et qu’on le saisit, il obtient un nouveau mode d’être »22. Cependant, alors que dans la phénoménologie husserlienne cette transformation est visée en termes de « perte d’ingénuité » de l’attitude naturelle, Sartre pense que le changement le plus essentiel est exactement l’apparition du Je à la conscience réflexive23. Cette différence est significative, car elle met en exergue le fait que Husserl cherche à distinguer le flux préréflexif de la réflexion en visant ses résultats, alors que Sartre réalise le mouvement contraire en se concentrant sur la nature du préréflexif (l’irréfléchi). C’est en ce sens que De Coorebyter affirme que le préréflexif chez Husserl est « anti-sartrien » car, tandis que « l’irréfléchi husserlien n’est rien d’autre que cette “possibilité de la réflexion”, que cette ébauche dont toute la dignité tient à ce qu’elle autorise et prépare la réflexion », chez Sartre, c’est la réflexion qui doit être définie à partir de l’irréfléchi24. C’est sur la base de cette différence que l’on peut comprendre pourquoi Sartre voit le champ irréfléchi comme une sphère « pure », à tel point que la réflexion est vue comme un « empoisonnement » : « avant d’être “empoisonnés” mes désirs ont été purs ; c’est le point de vue que j’ai pris sur eux qui les a empoisonnés »25. La préréflexivité chez Husserl (qui n’utilise pas ce terme) peut être considérée à partir du jeu d’intentionnalités qu’il décrit dans le §39 des Leçons. Il y montre qu’il est le flux même de la conscience qui se
également que, selon De Coorebyter, il s’agit d’une lecture plus kantienne que husserlienne de la rétention, ce qui suggère l’usage du terme « synthèse », absent du §39 des Leçons. DE COOREBYTER,V. « Notes », p. 179, n.15. Mais, dans L’Imaginaire, Sartre se réfère à nouveau à la théorie du temps husserlien, en utilisant cette fois le vocabulaire des Leçons, mais toujours dans les moules de la synthèse : « Une conscience est toute entière synthèse, tout entière intime à elle-même : c’est au plus profond de cette intériorité synthétique qu’elle peut se joindre, par un acte de rétention ou de protension, à une conscience antérieure ou postérieure ». I’re, p. 57. 22 HUSSERL, E. Leçons, p. 176. 23 Cf. TE, p. 100. 24 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 305. 25 TE, p. 107.
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constitue comme unité, position chère à Sartre qui veut montrer l’inutilité d’un Je comme centre unificateur de consciences. La Transcendance de l’Ego accepte cette auto-unification du flux de la conscience, en affirmant simplement que la question est résolue par Husserl (réglant en même temps le problème de la garantie de l’individualité)26. Quoi qu’il en soit, dans La Transcendance de l’Ego, Sartre pense que l’objet transcendant visé par les consciences est lui-même garant de leur unité, ce qui permet de faire l’économie du Je formel. Dans le contexte des Leçons, l’unité du flux passe par un jeu de deux intentionnalités qui opèrent dans chaque conscience de type « rétention » – et qui s’exigent mutuellement, étant donné qu’elles sont « deux côtés d’une seule et même chose, enlacées l’une à l’autre »27 – permettant l’appréhension du flux dans sa durée. En d’autres termes, pour qu’il y ait conscience de durer, il est nécessaire que le flux de conscience apparaisse à soi-même à travers des rétentions, sinon, il serait impossible de caractériser une phase comme « actuelle » ou de parler d’un « maintenant »28. Il est alors indispensable qu’une temporalité ait lieu pour constituer un autre temps, où quelque chose dure. La première temporalité – constituante – est donnée par l’intentionnalité longitudinale29, alors que la temporalité des choses qui durent est donnée par l’intentionnalité transversale. Selon Rudolf Bernet, alors que l’intentionalité longitudinale est une temporalité de la relation à soi, l’intentionalité transversale est une temporalité de la relation aux choses30. L’intentionnalité qui correspond à la relation de la conscience avec elle-même intéresse Sartre, comme nous l’avons vu, sur le plan de la préréflexivité, c’est-à-dire pour penser une conscience qui doit être consciente de soi « en chacune de ses phases »31, sur un mode non positionnel. Mais, en dépit de ce point de 26 Husserl lui-même n’a pas l’air tout à fait convaincu : « aussi choquant (sinon même absurde au début) que cela semble de dire que le flux de la conscience constitue sa propre unité, il en est pourtant ainsi » HUSSERL, E. Leçons, pp. 105-106. Cette position arbitraire, qui assume un étonnement, nous amène à supposer que ce manque d’argumentation théorique est un indice du fait que la question de l’unité a dû être reprise par lui avec l’insertion postérieure du Je transcendantal, qui assure cette fonction. 27 Ibid., p. 108. 28 Ibid., p. 160. 29 Que Sartre qualifie de « transversal ». Cf. TE, p. 97. Dans L’Imaginaire, Sartre parle à nouveau de conscience transversale, mais pour désigner cette fois la conscience non positionnelle de soi qui dans La Transcendance de l’Ego était uniquement désignée comme irréfléchie. Cf. I’re, p. 35 ; p. 287. 30 BERNET, R. « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger ». Revue Philosophique de Louvain. v. 85. n. 68, pp. 499-521, 1987. 31 HUSSERL, E. Leçons, p. 160.
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convergence, pour Nathalie Monnin, la version sartrienne révèle en réalité un aspect qui n’a pas bien été identifié par Husserl étant donné que ce dernier « ne repère pas bien la différence de plan et la distance qui sépare le préréflexif du réflexif »32. En revanche, Bernet concentre son attention sur le fait que « cette intentionnalité longitudinale met en œuvre une conscience de soi d’un type tout à fait nouveau et inattendu chez Husserl, puisqu’il s’agit d’une conscience préréflexive et non-objectivante dans laquelle le soi se donne “après-coup” (nachträglich) »33. Mises à part ces divergences, il convient d’affirmer que la conception sartrienne de la conscience irréfléchie comme translucidité pure s’appuie sur les caractéristiques de l’intentionnalité et de la préréflexivité chez Husserl. Cette inspiration provient d’abord des Recherches Logiques qui admettent une conscience sans Je. Comme le montrent encore les Leçons, il s’agit d’une conscience qui s’unifie dans le temps (et c’est pourquoi elle est individuelle), dans la mesure où elle apparaît à elle-même, en même temps qu’elle positionne un objet transcendant selon sa structure intentionnelle. Sartre pense cette conscience de la même façon que celle que Husserl atteint par la réduction phénoménologique : purifiée de tout contenu, y compris d’un Je. À partir de cette idée d’une conscience pure, Sartre opère également une division entre un champ transcendantal impersonnel et un plan qu’il qualifie comme celui de l’humanité. Le premier, pure translucidité, ne peut comporter aucune sphère égologique34 ni contenu d’aucune sorte : il s’agit d’un plan transcendantal sans sujet ni objet, comme défini dans La Transcendance de l’Ego35. Pour penser 32 MONNIN, N. « Une réflexion pure est-elle possible ? » Alter: Sartre phénoménologue. n.10, pp. 201-227, 2002, p. 207. Bien que ce soit ici qu’on l’on identifie la tentative husserlienne de penser une dimension préréfléxive, la différence de contenu dans les élaborations de chacun des auteurs est significative, comme Monnin l’a bien mis en évidence. Husserl développe les descriptions des intentionnalités transversales et longitudinales afin de régler la question de la constitution du temps, ce qui ne semble pas être l’objectif de Sartre à cette époque, en pensant une conscience non positionnelle de soi ; si bien qu’il mentionne, dans La Transcendance de l’Ego la conscience « transversale » de Husserl afin de penser l’unité du flux. Le point en commun semble être celui selon lequel l’intentionnalité longitudinale possède chez Husserl une dimension d’« auto-apparition » mais qui peut seulement être appréhendée par une réflexion objectivante. Pour Monnin, c’est la conception sartrienne de réflexion pure qui tentera de résoudre cette question. 33 BERNET, R, op.cit., p. 507. 34 Nous observons également que ce que l’auteur dans ce texte appelle personnalité est est lié à la présence d’une certaine forme d’un Je dans le champ transcendantal de la conscience. Comme nous le verrons plus loin, L’Être et le Néant admet une autre idée de la personnalité, cette fois-ci dans le circuit d’ipséité du pour-soi. 35 Voir également CSCS, p. 156. La caractérisation sartrienne d’un champ sans sujet ni objet a inspiré Deleuze dans ses analyses d’un plan pur d’immanence, bien que pour
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la constitution du « plan de l’humanité » (ou plan personnel), Sartre suit Husserl « dans chacune des admirables descriptions où il montre la conscience transcendantale constituant le monde en s’emprisonnant dans la conscience empirique »36. Cet emprisonnement est constitué par la sphère transcendantale, mais cette dernière n’est pas pensée au sens kantien, comme une condition de possibilité, seulement de droit, mais au sens d’une sphère « de fait », « accessible à chacun de nous dès qu’il a opéré la «réduction» »37. Dans le texte en question, Sartre démontre en vérité comment les objets psychiques qui composent l’Ego se constituent à travers lui par le biais d’une de réflexion qu’il nomme impure ou complice. Cette division entre la sphère transcendantale purement translucide et la sphère personnelle impure, « niveau de l’humanité », demeure présente au moins jusqu’aux premiers Carnets de la drôle de guerre, où l’on voit ce qu’il appelle conscience nue. Cela dit, dans La Transcendance de l’Ego, Sartre attribue le Je à la sphère personnelle impure : « le Je n’apparaît qu’au niveau de l’humanité »38. Mais cette position suscite des interrogations : si le Je n’apparaît qu’au niveau de l’humanité, cela signifie-t-il que Sartre admet une conscience qui ne soit pas humaine ? Que serait cette humanité ? Comment une conscience non-humaine pourrait-il finir par devenir conscience humaine ? Ces questions ne sont pas traitées par Sartre, mais il fait référence à une conscience déshumanisée dans le premier Carnet quand par exemple il écrit à propos de son expérience à la guerre : « La Guerre est une invite à me perdre, à renoncer à moi totalement, même à mes écrits, à lâcher tout ce que je tenais si âprement, pour n’être plus qu’une conscience nue contemplant les diverses vies interrompues de mon moi »39. L’interprétation assez particulière que Sartre donne à la lui la relation du champ transcendantal avec la conscience soit seulement de droit. DELEUZE, G. « L’immanence: une vie… » In : Deux régimes de fous : textes et entretiens 1975-1995. Paris : Minuit, 2003, p. 359. L’originalité sartrienne consiste en ce que J-M. Mouillie appelait sa « subjectivité sans sujet », où l’on peut concevoir la conscience comme une dimension de l’apparition des phénomènes et non comme un phénomène subjectif en soi, dont le sujet, comme un phénomène parmi d’autres, est issu. MOUILLIE, J-M. Sartre : Conscience, ego et psyché. Paris : PUF, 2000, p. 48. C’est aussi dans ce sens qu’il est possible de comprendre La Transcendance de l’Ego comme contenant les premiers signes de la « mort du sujet ». DE COOREBYTER, V. introduction. In : SARTRE, J-P. La Transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques. Paris : Vrin, pp. 7-76, 2003, p. 7. 36 TE, pp. 95-96. 37 TE, p. 95. 38 TE, p. 96. 39 CDG, p. 184. (nous soulignons)
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conscience transcendantale est celle d’une dimension impersonnelle dont l’accès permettrait un positionnement du regard par rapport à soi-même, qui serait celui d’un « arbitre » qui juge son humanité de l’extérieur et « du dessus » : « Ce spectateur, c’est la conscience transcendantale, désincarnée, qui regarde “son” homme »40. La réduction phénoménologique prend ici la forme d’un détachement de l’humanité à travers lequel Sartre cherche à se placer « au-dessus de l’homme [en soi-même] »41. Il semble donc que ce soit en ce sens que Sartre comprend la constitution empirique à partir de la conscience transcendantale comme processus d’une « conscience transcendantale qui se fait réalité-humaine »42 ; ce qui l’amène aussi à comparer la réduction phénoménologique à une espèce de mort qui « supprime l’homme entre la conscience et le monde […] La mort est un événement au niveau de l’homme et non au niveau de la conscience »43. Dans ces passages, nous pouvons voir plus clairement que la conscience nue se caractérise justement par le fait d’être une radicalisation de la conscience transcendantale husserlienne. Elle se révèle dans ce contexte comme champ sans sujet ni objet, impersonnel, à partir duquel l’humanité prend sa forme. Ayant à l’esprit cette radicalisation de la mort comme événement au niveau de l’humanité, Sartre conclut : « Il reste une conscience nue sans point de vue en face d’un monde nu »44.
a) Le monde nu et le « monde des prophètes et des artistes » Dans le petit article sur l’intentionnalité chez Husserl, Sartre utilise la conception phénoménologique de la conscience comme voie de dépassement de l’idéalisme et du réalisme. À l’époque, il croyait que l’intentionnalité husserlienne, qu’il traitera de « caricature » dans L’Être et le Néant45, permettait de penser un monde à la fois extérieur à la conscience 40
CDG, p. 234. Ibid. 42 Cette phrase met en exergue une tentative sartrienne, à ce stade encore très superficielle, d’unir les philosophies heideggérienne et husserlienne. Car, outre que l’on ne puisse comprendre le Dasein selon le paradigme de la conscience, la conception de Heidegger diffère radicalement de l’idée d’une « réalité-humaine », comprise comme niveau de l’humanité, puisque la critique heideggérienne est justement adressée aux prémisses métaphysiques de l’humanisme. 43 CDG, p. 227. 44 Ibid. 45 EN, p. 145. 41
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– non transformé en idées et représentations par l’« Esprit-araignée » de l’idéalisme – et relatif à elle : « La conscience et le monde sont donnés d’un même coup »46. Selon lui, cela permettait aussi d’échapper au réalisme, étant donné que le monde se révèle comme champ phénoménal où les choses apparaissent déjà à la conscience avec des significations et des qualités objectives47. Dans ce court texte, la tâche de l’auteur consiste à défaire l’intériorité « gastrique » du sujet, dont les processus psychologiques (ou mentaux) projetteraient des qualités sur le monde extérieur. Pour se faire, la conscience doit être un mouvement en direction d’un monde qui apparaît déjà avec ses significations objectives – qui ne sont pas la somme des réactions subjectives d’un sujet – mais qui sont le corollaire de cette manière de « s’éclater vers » quelque chose. Tout comme dans La Transcendance de l’Ego, Sartre conclut en disant que « tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres »48. Dans le texte sur l’intentionnalité, Sartre en arrive à citer Heidegger et la notion d’être-au-monde pour exprimer cette manière intentionnelle d’être jeté « dehors », dans le monde, bien qu’il n’ait pas encore, à ce moment-là, les ressources qui lui seront essentielles postérieurement pour intégrer cette notion à sa pensée. Quoi qu’il en soit, l’intentionnalité permet qu’une nouvelle conception du monde se dessine à ses yeux comme champ phénoménal, où les choses apparaissent dans leur texture même, mais relative à la conscience, sans qu’elles soient pour autant intériorisées et assimilées par celle-ci, car « Husserl ne se laisse pas d’affirmer qu’on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience »49. Ce monde phénoménal, relatif à la conscience et compris comme étant « le monde des artistes et des prophètes »50 apparaît immédiatement, qualifié et avec ses significations propres. Sartre attribue à ce paraître des qualités traditionnellement liées à la conception subjective des sentiments et c’est là que réside son caractère poétique : les choses apparaissent dans un monde « effrayant, hostile, dangereux, avec des havres de grâce et d’amour »51. Dans La Transcendance de l’Ego, nous trouvons certaines pistes sur cette idée évoquée brièvement dans l’article 46
S.I, p. 30. À l’instar de cet exemple à première vue insensé : « C’est une propriété de ce masque japonais que d’être terrible, une inépuisable, irréductible propriété qui constitue sa nature même ». S.I, p. 32. 48 S.I, p. 32. 49 S.I, p. 29. 50 S.I, p. 32. 51 S.I, p. 32. 47
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que nous venons de citer, où Sartre s’oppose à la théorie des sentiments des « moralistes de l’amour-propre » (La Rochefoucauld, Pascal). Pour ces derniers, tout acte de conscience serait essentiellement un « retour sur soi », geste qui est identifié dans l’argumentation sartrienne comme étant propre à la fonction d’un Moi matériel. L’exemple de Sartre pour expliquer cette idée est le suivant : si nous aidons quelqu’un, nous ne le faisons pas pour éviter de ressentir l’état désagréable de celui qui n’a pas aidé qui en a eu besoin, mais nous agissons en étant attirés, de façon irréfléchie, par la force avec laquelle nous apparaît la scène de quelqu’unqui-doit-être-secouru. En d’autres termes, si j’aide Pierre, dit Sartre, ce n’est pas parce qu’il y a un Moi caché derrière mon acte qui l’exige. « Il n’y a pas de Moi : je suis en face de la douleur de Pierre comme en face de la couleur de cet encrier. Il y a un monde objectif de choses et d’actions, faites ou à faire, et les actions viennent s’appliquer comme des qualités sur les choses qui les réclament »52. Il existe ainsi un monde objectif de choses qui réclament des actions, qui fait que la qualité « devant-être-secouru » se trouve chez Pierre et agit sur la conscience « comme une force »53. En établissant la conscience comme un plan transcendantal sans sujet ni objet, Sartre croit restituer le « monde des artistes et des prophètes » à la manière d’un champ phénoménal qualifié avec des significations objectives exerçant une force d’action dans la conscience. Cela ne veut pas dire que la conscience puisse devenir passive, et comme « agie » par d’autres actions que la sienne, mais qu’elle est sollicitée à tout moment par les objets : « Quand je cours après un tramway, quand je regarde l’heure, quand je m’absorbe dans la contemplation d’un portrait, il n’y a pas de Je. Il y a conscience du tramwaydevant-être-rejoint, etc., et conscience non positionnelle de la conscience »54. Cette élaboration initiale sur la structure de dévoilement du monde sera peu à peu enrichie par les instruments conceptuels postérieurs principalement issus de la lecture d’Être et Temps au sujet de la conception pratique des instruments par Heidegger, dont l’influence se fait sentir dans L’Imaginaire et L’Être et le Néant. Face à cela, sur quel mode ce monde poétique, de forces, de colorations, d’« horreur et charme dans les choses »55, peut-il être comparé au « monde nu », révélé par la conscience nue ? Bien que la formulation 52 53 54 55
TE, p. 105. (nous soulignons) Ibid. TE, p. 102. S.I, p. 32.
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citée ci-dessus – il reste une conscience nue sans point de vue en face d’un monde nu – date de l’époque du premier des Carnets, elle se basait également sur une conscience désincarnée et impersonnelle, présente dans les textes de la période berlinoise. Comme nous l’avons vu, cette même affirmation se réfère à la vision particulière à Sartre de la réduction phénoménologique en tant que conscience transcendantale « qui regarde “son” homme », en accord avec la division entre une conscience transcendantale impersonnelle – sans Je – et le plan de l’« humanité ». Mais qu’est-ce alors que ce monde nu ? C’est dans La Nausée qu’il faut partir enquêter, pour donner chair à cette division de plans56. * La Nausée dresse le portrait d’un homme solitaire57 d’une petite ville de province, Bouville : « Moi je vis seul, entièrement seul. Je ne parle à personne, jamais ; je ne reçois rien, je ne donne rien »58, dit Antoine Roquentin. Ce personnage est peu à peu envahi par l’expérience de la nausée, qui l’amène à remettre en question l’existence des choses et la sienne. À partir de l’expérience solitaire de Roquentin, nous pouvons situer le « plan de l’humanité » au sein de la hiérarchie des conventions sociales, que Sartre associe à l’humanisme bourgeois. À l’inverse, il est possible de capter le monde « nu » et le « temps nu » que la nausée donne à voir, expérience de la conscience transcendantale dénudée de son humanité :
56 Nous appréhendons la relation entre les œuvres philosophiques proprement dites et les œuvres littéraires de Sartre, en accord avec l’idée de Franklin Leopoldo e Silva de « voisinage communicant ». Selon cet auteur, parler de voisinage communicant entre les différentes formes de production sartrienne signifie avoir à l’esprit que chaque moyen d’expression renferme sa particularité, mais accède à l’autre par une « voie interne », sans médiation extérieure. Cela veut dire qu’il n’appartient pas à la littérature, par exemple, de concrétiser la philosophie, qui est quant à elle abstraite. Les deux expressions découlent de l’interconnexion abstraite-concrète /universelle-particulière présent dans l’œuvre sartrienne comme un tout. SILVA, F. L. Ética e literatura em Sartre: ensaios introdutórios. São Paulo: Unesp, 2004. 57 Le mythe de L’homme seul est le thème de plusieurs analyses de V. de Coorebyter sur les romans sartriens La Nausée et Légende de la vérité (Voir : DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie). Il s’agit du portrait d’« un individu dénué d’ancrage, indifférent aux attentes collectives, libéré de tous les prismes sociaux qui aveuglent l’Université et les savants ». DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière », p. 1. C’est ce que l’on peut déjà pressentir dans l’épigraphe du roman, avec la phrase de Céline : « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu ». N, p. 9. 58 N, p. 21.
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Je n’étais pas un grand-père, ni un père, ni même un mari. Je ne votais pas, c’était à peine si je payais quelques impôts : je ne pouvais me targuer ni des droits du contribuable, ni de ceux de l’électeur, ni même de l’humble droit à l’honorabilité que vingt ans d’obéissance confèrent à l’employé. Mon existence commençait à m’étonner sérieusement. N’était-je pas une simple apparence59 ?
Dans ce contexte, Sartre introduit progressivement une distinction entre le monde qui nous apparaît au quotidien dans sa familiarité et l’expérience de l’étrangeté, au sein d’une affinité inattendue avec le thème de l’inauthenticité heideggérienne qui précède sa lecture plus profonde d’Être et Temps. En réalité, même avant les épisodes de nausée proprement dits, Roquentin vit déjà l’étrangeté d’être un « homme seul », mettant constamment en évidence le fait que les sens usuels sont donnés par la convention sociale, comme dans la célèbre scène du miroir : [la chose grise] c’est le reflet de mon visage. Souvent, dans ces journées perdues, je reste à le contempler. Je n’y comprends rien, à ce visage. Ceux des autres ont un sens. Pas le mien. Je ne peux même pas décider s’il est beau ou laid. Je pense qu’il est laid, parce qu’on me l’a dit. Mais cela ne me frappe pas. Au fond je suis même choqué qu’on puisse lui attribuer des qualités de ce genre, comme si on appelait beau ou laid un morceau de terre ou bien un bloc de rocher60. Peut-être est-il impossible de comprendre son propre visage. Ou peut-être est-ce parce que je suis un homme seul ? Les gens qui vivent en société ont appris à se voir, dans les glaces, tels qu’ils apparaissent à leurs amis. Je n’ai pas d’amis : est-ce pour cela que ma chair est si nue ? On dirait – oui, on dirait la nature sans les hommes61.
Peu à peu, le solitaire vient déconstruire, aux yeux du lecteur, la familiarité des sens conventionnels à travers lesquels le monde se présente la plupart du temps, par le biais d’une expérience qui trouvera son apogée dans la nausée, dans la mise à nu du monde. Le monde des « prophètes et des artistes » subit ainsi un désenchantement qui nous invite à une dénaturalisation des significations, caractéristique de la réflexion phénoménologique : « C’est donc ça la Nausée : cette aveuglante évidence ? »62, dit Roquentin. Mais loin d’être une expérience volontaire ou une méthode philosophique, la nausée est un événement imprévisible et incontrôlable ; c’est une expérience involontaire qui, en accord avec les
59 60 61 62
N, p. 127. (nous soulignons) N, pp. 33-34. N, p. 36. N, p. 175.
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textes de 1933-34, ne se caractérise pas par une expérience subjective ou psychologique. C’est une transformation de la conscience plongée dans le monde : « La Nausée n’est pas en moi : je la ressens là-bas sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait qu’un avec le café, c’est moi qui suis en elle »63. Roquentin cherche à se mettre à l’abri de la nausée par la « purification » de la conscience transcendantale : solitaire, nue et désincarnée, détachée de son humanité, comme une abstention du monde qui n’est perturbée que par les autres. « La Nausée est restée là-bas, dans la lumière jaune. Je suis heureux : ce froid est si pur, si pure cette nuit ; ne suis-je pas moi-même une vague d’air glacé ? N’avoir ni sang, ni lymphe, ni chair. Couler dans ce long canal vers cette pâleur là-bas. N’être que du froid. Voilà des gens. Deux ombres. Qu’avaient-ils besoin de venir ici ? »64. Face à cette « conscience pure », un « monde nu » se dévoile : « le boulevard Noir est inhumain. Comme un minéral. Comme un triangle », non pas comme le résultat d’une réduction phénoménologique de l’attitude naturelle, mais comme un dévoilement existentiel du monde, plus radical qu’une méthode qui cherche à atteindre les fondements fermes et constants de la connaissance65. Il s’ensuit que le « monde nu » révélera l’un des concepts les plus fondamentaux de l’ensemble de la philosophie sartrienne : la contingence de l’existence. Cette « révélation » a lieu dans la célèbre scène du jardin public, où Roquentin reconnaît, devant une racine de marronnier, que la nausée n’était pas quelque chose qui le prenait simplement contre son gré, mais que c’était son existence même : J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination. Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la muette était une « mouette-existante » ; à l’ordinaire l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais… comment dire ? Je pensais l’appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. 63 64 65
N, p. 38. N, p. 47. (nous soulignons) BORNHEIM, G. Sartre.
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Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient : elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses […] la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité66.
Le monde nu est le monde de l’existence contingente qui se cache quotidiennement à travers les constructions sociales. Ici, le monde quotidien, auparavant célébré comme étant celui « des artistes et des prophètes », gagne un air de déguisement d’une existence brute que seule une expérience radicale peut révéler, où rien de plus ne peut être « nommé »67, comme l’était le terrible masque japonais. Avec l’expérience de la nausée, la technique romanesque sartrienne montre les limites de la réduction phénoménologique, dit De Coorebyter : « la scène du jardin public est écrite en partie double, multipliant les variations imaginatives à la recherche d’essences dont Sartre montre qu’elles sont sans cesse débordées par une profusion existentielle qui requiert un traitement romanesque car elle résiste à l’analyse intentionnelle »68. Dans le contexte de La Nausée, Sartre fait en réalité une distinction entre le « monde des explications et des raisons » et le « monde de l’existence »69, le premier comme lieu des sens conventionnels qui s’établissent par « paresse »70 et qui sont en réalité de « faibles barrières » contre un
66
N, pp. 181-182. Selon De Coorebyter, « c’est pourquoi La nausée est un roman et non un essai ou un récit autobiographique : le choc décrit par Roquentin n’est ni une rencontre vécue par l’auteur, ni l’exposé d’un concept, mais le seul moyen alors accessible de “réaliser” la contingence sous les yeux du lecteur – l’expérience de l’être brut ne se laissant décrire que comme expérience brute de l’être, et non penser en catégories, inadéquates par nature ». DE COOREBYTER, V. Sartre avant la phénoménologie, pp. 82-83. 68 Ibid., p. 85. 69 N, p. 184. 70 Monde dans lequel Roquentin vivait déjà avec étrangeté, étant donné qu’en se maintenant isolé socialement, il sentait qu’il n’appartenait pas au « plan de l’humanité », qui n’était que pour les autres et non à soi : « Quand je suis sorti de la brasserie Vézelise, il était près de trois heures ; je sentais l’après-midi dans tout mon corps alourdi. Pas mon après-midi : la leur, celle que cent mille Bouvillois allaient vivre en commun ». N, p. 79. 67
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monde de l’existence où « tout pouvait arriver »71. Tandis que la phénoménologie husserlienne introduit la possibilité d’appréhender le monde comme champ phénoménal – des prophètes et des artistes – teinté de ces significations objectives et de ces qualités, l’expérience de la nausée, en tant que transformation existentielle de soi et du monde, dévoile le « monde nu », de la pure contingence de l’existence qui est, en réalité, celle qui se révèle à l’« étonnement » (to thaumazein) face au fait d’exister sans explication et sans raison. Les plans de l’humanité et de la subjectivité transcendantale se caractérisent donc par les expériences d’immersion dans deux mondes distincts : l’immersion irréfléchie dans le champ phénoménal du « monde des prophètes et des artistes » et l’expérience de la nausée, plus radicale que la réduction phénoménologique, de dévoilement du « monde nu ».
b) La temporalité instantanéiste : aventure et temps nu Dans La Transcendance de l’Ego, la conscience nue est décrite comme un absolu d’existence qui est pure spontanéité. Cette définition présuppose une certaine conception du temps : « Nous pouvons formuler notre thèse : la conscience transcendantale est une spontanéité impersonnelle. Elle se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on ne puisse rien concevoir avant elle. Ainsi chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex nihilo. Non pas un arrangement nouveau, mais une existence nouvelle »72. Dit autrement, le mouvement intentionnel de la conscience est compris comme étant pure spontanéité, dans le sens de la production d’une existence nouvelle à chaque fois, comme une pure création ex nihilo. Ce pur mouvement de création est impersonnel et c’est le monde qui apparaît comme s’il sollicitait les actions de la conscience à chaque moment d’une façon nouvelle. Comme ce champ est impersonnel, sans Je, il s’agit d’une création « sans créateur », qui retire de l’homme et de ses volontés tout contrôle sur soi ou sur le dévoilement du monde73. Le plan de la conscience désincarnée dans le monde est seulement un « il y a » des choses présentes à chaque fois nouveau, dont l’expérience peut être saisie par la conscience dès qu’elle opère une réflexion que Sartre qualifie justement de pure. Mais 71 72 73
N, p. 115. TE, p. 127. TE, p. 128.
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cette première description de ce type de réflexion présume une conception instantanéiste de la temporalité qui, à son tour, soutient la conception d’une conscience pure désincarnée qui est la création ex nihilo. De fait, la réflexion pure décrite dans La Transcendance de l’Ego, à la différence de la réflexion impure ou complice, est celle qui ne dépasse pas ce qu’elle appréhende dans l’instant : un vécu (Erlebnis) immédiat. Si l’on affirme qu’un vécu désagréable est un état de « colère », par exemple, nous opérons une réflexion impure, car nous dépassons les « données immédiates » présentes à ce moment-là. Nous reviendrons sur les différences entre ces réflexions74. Pour l’instant, il faut souligner le fait que Sartre associe la « pureté » du champ transcendantal à ce qui se présente immédiatement à la conscience en un instant : puisque s’il y a une création ex nihilo à chaque moment qui implique une existence nouvelle, la réflexion qui dépasse ce don instantané retombe nécessairement dans la sphère impure. C’est ainsi que l’auteur comprend l’action à cette époque, comme le fait, par exemple, d’englober divers moments de réalisation et d’appartenir au pôle des objets transcendants (ce qui fait que l’action est reléguée à la sphère impure). En somme, la spontanéité est ainsi désignée comme un mouvement incessant de création, dont la vérité réside dans les présences successives et variées qui ne doivent rien au passé, au corps et à l’histoire (lesquels opèrent uniquement au niveau de l’humanité). Aussi, chaque prétention réflexive qui cherche à capter ce qui se présente à une conscience au-delà de l’instant présent, échappe à l’évidence du cogito, car elle « affirme plus que ce qu’elle ne sait ». On voit ici deux réflexions : l’une, impure et complice, qui opère un passage à l’infini sur le champ et qui constitue brusquement la haine à travers l’« Erlebnis », comme son objet transcendant, – l’autre, pure, simplement descriptive, qui désarme la conscience irréfléchie en lui rendant son instantanéité. Ces deux réflexions ont appréhendé les mêmes données certaines mais l’une a affirmé plus qu’elle ne savait et elle est dirigée à travers la conscience réfléchie sur un objet situé hors de la conscience75.
Capter ce qui se donne instantanément en pleine lucidité de la conscience – sans admettre aucune sphère d’opacité – est ainsi l’objectif de La Transcendance de l’Ego. La temporalité qui soutient cette possibilité est par conséquent instantanéiste, du fait qu’elle fonde la possibilité de la pensée sur l’isolement du pur présent et analyse le temps comme une somme d’instants. La prédominance du présent est également à la 74 75
Voir Chapitre IV, Troisième Partie §2, a) le psychisme. TE, p. 110. (nous soulignons)
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base de la conception de la temporalité de La Nausée, comme le montre explicitement ce récit de Roquentin : « Je jetais un regard anxieux autour de moi : du présent, rien d’autre que du présent. Des meubles légers et solides, encroûtés dans leur présent, une table, un lit, une armoire à glace – et moi-même. La vraie nature du présent se dévoilait : il était ce qui existe, et tout ce qui n’était pas présent n’existait pas. Le passé n’existait pas. Pas du tout »76. La conscience désincarnée, sans passé, pure présence en face de présences, présuppose le temps nu, celui de la pure existence nauséabonde, sans histoire, sans enchaînement des moments, sans durée. Le plan irréfléchi est imprégné de pensées fugaces qui tombent rapidement dans l’oubli. Il est décrit ainsi par Roquentin : « Ça coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je laisse aller. La plupart du temps, faute de s’attacher à des mots, mes pensées restent des brouillards. Elles dessinent des formes vagues et plaisantes, s’engloutissent : aussitôt, je les oublie »77. Dans ce contexte, vouloir fixer ses propres mémoires, c’est sortir du temps de la pure présence pour rechercher un « refuge dans le passé », puisque le temps des présences est celui de la nausée, immersion dans le monde nu, où aucune cause annonce l’événement à venir et où « tout pouvait arriver »78. Sous cet angle, le passé est un « luxe de propriétaire », un « refuge » : « lieu » où sont gardés les expériences et connaissances archivées avec l’intention de justifier une existence qui, comme présence pure, légère, gratuite, libre et contingente, est tout simplement injustifiable. « Commode passé ! Passé de poche, petit livre doré plein de belles maximes » 79s’exclame Roquentin, qui continue ainsi, « pour moi le passé n’était qu’une mise à la retraite : c’était une autre manière d’exister, un état de vacance et d’inaction ; chaque événement, quand son rôle avait pris fin, se rangeait sagement, de lui-même, dans une boîte et devenait événement honoraire : tant on a de peine à imaginer le néant. Maintenant, je savais : les choses sont tout entières ce qu’elles paraissent – et derrière elles… il n’y a rien »80. Le passé est ainsi vu comme le refuge du temps nu du monde absurde de la contingence, commodément jugé et analysé par une attitude réflexive, qui cherche à s’évader de son face-à-face au monde « sans explications ». « Pure succession d’événements », est la formule utilisée par Roquentin pour définir la vie : rien ne se passe, les moments se succèdent 76 77 78 79 80
N, N, N, N, N,
p. p. p. p. p.
139. 21. 115. 104. 140.
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et c’est tout. Il dit : « Quand on vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n’y a jamais de commencements. Les jours s’ajoutent aux jours sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone »81. Pour fuir du temps pesant dépourvu de sens, La Nausée montre que les personnes forgent en général des aventures, c’est-à-dire une linéarité romancée qui unit des événements isolés et sans raison. Dans l’aventure, l’homme devient un conteur d’histoires, car « il cherche à vivre sa vie comme s’il la racontait »82. Mais pour Roquentin, il faut choisir : « vivre ou raconter », c’est-à-dire dévoiler le temps nu de l’existence comme pure présence se faisant à chaque instant, ou créer de façon illusoire une temporalité humaine avec des débuts et des fins, où les moments s’enchaînent comme dans une histoire littéraire. Roquentin souhaitait justement avoir le sentiment de l’aventure, cette expérience temporelle de donation du sens à la vie gratuite83 : « Je me disais : “Ce sentiment d’aventure, il n’y a peut-être rien au monde à quoi je tienne tant. Mais il vient quand il veut ; il repart si vite et comme je suis sec quand il est reparti ! Me fait-il ses courtes visites ironiques pour me montrer que j’ai manqué ma vie ?” »84. En dehors des moments d’enchantement temporel, les jours ne font que se succéder, et c’est pour cela qu’il n’y a pas d’action à faire – qui enchaînerait un passé et un futur – mais seulement l’écoulement gratuit du fait d’exister. C’est pour cela que Roquentin est un personnage qui ne fait rien, « il ne s’occupe que d’être »85. Le temps nu de La Nausée est en résonance avec la temporalité instantanéiste de La Transcendance de l’Ego, temps des pures présences sans passé et sans futur, « accrochement » de la conscience à l’instant et à l’apparence. Dans ce contexte, toute historicité est vue comme un sentiment d’aventure illusoire, inauthentique, relégué sur le terrain de l’impur, propre à la fuite de l’angoisse inhérente à la liberté d’une conscience spontanée qui se crée ex nihilo.
81
N, p. 64. Ibid. 83 D’où aussi la critique des «moments parfaits», à travers le personnage d’Anny, bien résumé par De Coorebyter : « Puisque la vie n’offre pas d’aventures, elle [Anny] avait choisi de les provoquer, de les forcer : le repérage inquiet de “situations privilégiées” grosses de promesses, leur métamorphoses volontaristes en “moments parfaits” qu’un simple détail pourrait faire capoter, valent tentative de faire descendre le fatal dans le réel ». DE COOREBYTER, V. Sartre avant la phénoménologie, p. 66. 84 N, p. 86. 85 CDG, p. 185. 82
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La conscience irréfléchie, immergée dans le « monde des prophètes et des artistes », est la conscience nue qui se découvre par la nausée, que l’on peut comprendre comme une expérience radicale de réduction. La vérité découverte à travers la dénaturalisation des sens conventionnels est celle de la temporalité instantanéiste. Sans corps, sans passé, sans histoire, la conscience nue voit tout attachement historique comme une illusion qui appartient au domaine de l’aventure. À cette époque, la philosophie de Sartre se trouve ainsi en accord avec une bonne partie des critiques de Merleau-Ponty : conscience désincarnée, primauté de la translucidité, liberté sans racines, temporalité de flashes, dichotomie entre le plan de l’humanité et le transcendantal. Cependant, bien que certaines des caractéristiques abordées ici demeurent actives dans les élaborations sartriennes postérieures, il y a un changement significatif qui contestera le cadre théorique de la conscience nue face à un monde nu. Cette mutation nous ouvrira de nouvelles perspectives non plus issues de la philosophie de la conscience nue, mais de celles que l’on peut trouver dans l’ontologie de L’Être et le Néant.
CHAPITRE III
LE CHANGEMENT : TEMPORALITÉ ET FACTICITÉ
Dans le cahier XI des Carnets de la drôle de guerre de 1940, Sartre admet, gêné, qu’il avait jusqu’alors produit une philosophie instantanéiste au milieu de philosophies contemporaines du temps, pour la raison que le temps lui avait toujours paru être un casse-tête philosophique difficile à résoudre. Initialement, notamment sous influence husserlienne, le passé avait une sorte d’inexistence qui était expérimentée comme un « manque de solidarité avec soi-même »1, sorte de « lieu » isolé, qui ne pourrait être contemplé que « du haut » de son présent. Le premier signe de remise en cause de sa théorie instantanéiste de la temporalité par Sartre est attribué à une conversation avec Koyré2, où celui-ci relevait ce problème intrinsèque à La Transcendance de l’Ego. Plus tard, c’est la relecture plus attentive d’Être et Temps qui lui a rendu évidente sa propre difficulté à penser la temporalité. Toujours dans le carnet XI, Sartre décrit le moment de transition de sa philosophie de l’influence de Husserl à celle d’Heidegger à la fin des années 1930. Depuis son arrivée à Berlin, en 1933, son travail se concentrait sur l’étude de la phénoménologie husserlienne, qui lui semblait « plus académique » dans un premier temps et doté d’un langage plus accessible que celui de Heidegger. Mais les accents idéalistes de la philosophie husserlienne et sa réfutation « peu conclusive et pauvre » du solipsisme, ont servi de motivation pour la recherche d’une nouvelle inspiration : « Certainement, c’est pour m’évader de cette impasse husserlienne que je me tournai vers Heidegger », conclut Sartre3. À l’époque de la guerre, Sartre sentait la présence et le poids des événements, mais ne voyait pas d’instruments capables de comprendre les questions historiques dans sa philosophie4. À ce moment de transition, il croyait ainsi que la philosophie heideggérienne lui fournirait enfin des ressources conceptuelles pour un premier tournant en direction 1
CDG, p. 495. CDG, p. 494 ; CL, p. 914. 3 CDG, p. 468. 4 « je souhaitais qu’on me procurât des outils pour comprendre l’Histoire et mon destin ». CDG, p. 470. 2
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de l’historicité dans sa pensée, marquant un deuxième tournant dans l’intégration de la pensée marxiste à sa philosophie autour des années 1960, et dont l’expression maximale se trouve dans la Critique de la raison dialectique. L’influence de Heidegger, dit Sartre, « est venue m’enseigner l’authenticité et l’historicité juste au moment où la guerre allait me rendre ces notions indispensables »5, c’est-à-dire au moment où « la guerre et le Stalag6 m’avaient disposé à comprendre l’existence »7. Cette transformation se confirmera plus tard dans un entretien de 1970 comme ayant été un changement radical opéré par la guerre qui lui enseigna la « force des choses »8. Un événement historique fut alors décisif pour la réélaboration de sa philosophie, tout particulièrement en ce qui concerne le concept « d’être-au-monde », à l’époque de la rédaction de L’Être et le Néant. Bien qu’il ait lu quelques pages d’Être et Temps auparavant, la lecture plus approfondie de cette œuvre a eu lieu durant la période où Sartre était emprisonné au Stalag9, au moment où il élaborait son ontologie (1940-1941). Cette lecture, souvent considérée comme pressée et superficielle, fut responsable de transformations primordiales de sa pensée. Ainsi, plutôt que d’essayer de prouver que Sartre était un mauvais lecteur de Heidegger et de justifier les possibles erreurs de lecture10, nous suivons la posture d’Alain Renaut quand il dit : « il me semble futile, pour cerner ce qu’il a dû en être de cette relation à Sein und Zeit, de vouloir recenser les contre-sens ou les mécompréhensions : plus intéressant me paraît être de chercher à savoir comment Sartre luimême, lisant Heidegger, se représentait l’incidence de ce qu’il lisait (bien ou mal, en l’occurrence, peu importe) sur sa propre pensée »11. C’est en gardant à l’esprit cette position que nous devons comprendre la transformation de la pensée sartrienne à partir de notions telle que : l’avoir à être, le projet, l’être-au-monde, l’ipséité et, notamment, la facticité et l’idée
5
CDG, p. 466. Il s’agit d’un camp de prisonniers de guerre. 7 MP1, pp. 1135-1136. 8 S.IX, p. 99. 9 MP1, pp. 1135-1136. 10 A cause sans doute du caractère récent de l’introduction de la phénoménologie en France, et de la difficulté d’unir l’idéal cartésien de clarté et l’obscure profondeur de la tradition romantique allemande. GADAMER, H-G. L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, p. 147. 11 RENAUT, A. Sartre, le dernier philosophe. Paris : Grasset&Fasquelle, 1993, p. 44. Il en va de même en ce qui concerne la lecture de Sartre d’autres philosophes, tels que Husserl et Descartes. 6
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de temporalité ek-statique, provenant de la lecture sartrienne d’Être et Temps. Comme le résume De Coorebyter : L’effet de cette lecture sera sans retour : par son ontologie du Dasein, Heidegger fait découvrir à Sartre l’idée d’être-au-monde, le primat du futur et l’articulation des trois dimensions temporelles, ce qui le libérera de la psychologie phénoménologique des facultés qu’il développait jusqu’alors sur le thème de la réflexivité et de l’image au moyen d’un cogito étroitement instantanéiste et d’une intentionnalité limitée à la saisie d’un objet déterminé12.
§1. LA
CONSCIENCE-REFUGE ET LA CRITIQUE
DE LA TEMPORALITÉ DE L’INSTANT
Le passage de la liberté absolue à la liberté désarmée et humaine, le rejet du poison, s’est opéré cette année et, du même coup, j’envisage à présent mon destin comme fini. Et mon réapprentissage doit consister précisément à me sentir « dans le coup », sans défense. C’est la guerre et c’est Heidegger qui m’ont mis sur le chemin. Sartre, Carnets de la drôle de guerre
Les Carnets de la drôle de guerre nous fournissent des indices textuels des changements fondamentaux qui ont eu lieu dans la pensée sartrienne à la fin des années 1930. L’objectif de ces écrits consistait pour Sartre lui-même à : « accentuer cet isolement où j’étais et la rupture entre ma vie passée et ma vie présente »13. Tandis que ses premiers travaux se basaient sur une conscience nue et désincarnée, la nouvelle perspective de la temporalité des derniers Carnets l’a entraîné à abandonner cette conception. Son ancienne idée du détachement complet de la conscience vis-à-vis de son passé en vient à être interprétée comme une attitude bourgeoise face aux événements réels de la guerre, provenant d’un « sentiment d’irréalité », qu’il rattache à la littérature de Gide, qui consiste à « prendre le réel pour un décor »14. Dans cette posture philosophique qui « regardait son homme » et toute la réalité du « haut de la tour » isolée et pure de l’attitude transcendantale, n’importe quel signe de l’humanité – comme l’Ego, principalement – était considéré comme un 12 13 14
DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière », p. 4. CDG, p. 606. CDG, p. 614.
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« visiteur indiscret »15. Le plan de l’humanité, celui où l’Ego avait été dégradé et scindé du plan transcendantal, était ainsi un terrain de contemplation pouvant être regardé « à travers la vitre en toute tranquillité, en toute sévérité »16. C’est la tour d’ivoire inhumaine du plan transcendantal qui est désormais considérée comme un refuge. Cette division et ses conséquences politiques montrent la pertinence de la critique de MerleauPonty quand il argue que considérer le sujet comme un « pur néant » signifie faire de lui une chose que rien ne peut atteindre ou modifier (le problème étant qu’il tient ces arguments comme valables contre L’Être et le Néant). Par conséquent, les actions « pures », fondées sur une liberté « sans racines », ne visent que l’instant, de façon à réaliser une politique contemplatrice de conquête et de violence, comme nous l’avons vu précédemment. La guerre fait que Sartre se retire de son refuge et reconsidère sa conception de l’action et la scission qu’il opérait entre le plan de l’humanité et le plan transcendantal. Sans que cela supprime toute espèce de division de plans ou toute critique par rapport à l’Ego, il existe un vrai repositionnement des problèmes, à partir duquel la conscience nue, désormais envisagée en tant que conscience-refuge, ne sert plus de base à la pensée sartrienne. À ce moment, le philosophe adopte un nouveau vocabulaire, où l’influence de Hegel et de Heidegger se laisse entrevoir : être et néant, projet, « réalité-humaine », pour-soi et en-soi, ipséité. Nonobstant, le terme conscience n’est pas abandonné, ni ses caractéristiques principales de translucidité, de préréflexivité et d’intentionnalité. L’intégration de ces caractéristiques de la conscience-refuge aux nouvelles intuitions philosophiques aboutit à l’effort de L’Être et le Néant, mouvement qui pourrait passer inaperçu si l’on ne faisait pas attention à ce premier tournant. Renoncer à la conception de la conscience nue implique, en même temps, d’abandonner la perspective instantanéiste de la temporalité. Si la conscience nue est désincarnée et pure création ex nihilo, le passé, le corps, et finalement les événements historiques, ne pèsent aucunement sur elle, qui est « toute légèreté »17. Non que ce « refuge » soit un « lieu tranquille » : il y a toujours cette angoisse inhérente à la « fatalité de la spontanéité », dont attestent les dernières pages de La Transcendance de l’Ego. Elle est le produit de la nécessité pour la conscience de se forger un Ego pour tâcher d’échapper à l’angoisse de 15 16 17
CDG, p. 615. CDG, p. 615. TE, p. 98.
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la création continue : « c’est cette angoisse absolue et sans remèdes, cette peur de soi, qui nous paraît constitutive de la conscience pure »18. Nonobstant, la conscience pure, étant une création ex nihilo, échappe au poids de la facticité, même si cette échappatoire est d’une angoissante légèreté. C’est-à-dire qu’elle s’abstient de tout ce qui à cette époque était relégué sur le plan de l’humanité : le corps, le passé et les autres comme constitutifs de la subjectivité même. La conscience nue possède sa vérité, comme dit Merleau-Ponty, dans les « flashes », dans la pureté des instants. Cela dit, quel est au juste le problème de la temporalité de l’instant ? Ce fut Heidegger qui concentra ses analyses dans une critique à la conception traditionnelle ou « vulgaire » du temps, qui perdurait depuis Aristote jusqu’alors (y compris chez Husserl et Bergson), au sein de celle que nous connaissons comme « histoire de la métaphysique »19. Que l’on soit d’accord ou pas avec cette généralisation heideggérienne, son intention primordiale consistait à montrer que la conception du temps en tant que succession d’instants présents est problématique. Une telle conception présuppose que le temps est un étant, et qu’il peut être quantifié, mesuré, comme le temps des calendriers et des horloges, alors qu’en réalité cette expérience temporelle n’est pas la plus originaire. Il s’ensuit qu’appréhender le phénomène du temps en différenciant son caractère le plus originaire et dérivé est fondamental, étant donné que toute ontologie y est enracinée. Aussi, Heidegger établit tout d’abord que « la temporalité n’“est” absolument pas un étant. Elle n’est pas, mais se temporalise »20. La temporalisation, à son tour, concerne la structure du souci (die Besorgung)21 du Dasein, mais, plus spécifiquement, « la temporalité se dévoile comme le sens du souci authentique »22. De sorte que comprendre le phénomène du temps revient à ne pas le prendre comme objet de connaissance, mais plutôt à appréhender son sens à partir de la structure même du Dasein. Ce qui nous intéresse dans l’articulation heideggérienne de cette question est la façon dont il met en évidence le 18
TE, p. 129. Cf. §5 de Être et Temps. « Le traité d’Aristote sur le temps est la première interprétation circonstanciée de ce phénomène qui nous ait été transmise. Elle a déterminé de manière essentielle toute conception ultérieure du temps, celle de Bergson y comprise ». HEIDEGGER, M. Être et Temps. Paris : Authentica, 1985, p. 41 (trad. E. Martineau). 20 Ibid., p. 253. 21 La structure du souci concerne l’unité du Dasein qui est l’effet d’une temporalisation et non d’une présence qui subsiste à l’intérieur d’un cadre externe de temps. DASTUR, F. Heidegger et la question du temps. Paris : PUF, 1990, p. 67. 22 HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 252. 19
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problème de la conception instantanéiste du temps, comme dans le §81 d’Être et Temps, qui fait la distinction entre une temporalité originelle du Dasein et un temps dérivé comme « temps du monde » (distinction qui sera chère à Sartre et déjà présente d’une certaine façon chez Husserl)23. Le « temps du monde » est également qualifié par Heidegger comme « temps du maintenant », qui correspond à la compréhension « vulgaire » du temps que nous avons quotidiennement comme un flux d’instants qui arrivent et passent dans un courant temporel éternel. Dans cette perspective, le passé apparaît comme « le maintenant qui n’est plus » et le futur comme un « maintenant qui n’est pas encore » si bien que « la compréhension vulgaire du temps […] voit le phénomène fondamental du temps dans le maintenant, plus précisément dans le maintenant pur, amputé de sa structure pleine, que l’on nomme “présent” »24. Toute ontologie reposant sur cette conception du temps présuppose la présence de l’étant comme un mode privilégié, puisque « l’étant, le présent, le maintenant, la substance, l’essence, sont liés, dans leur sens, à la forme du participe présent »25. Pour Heidegger, la conception vulgaire du temps possède sa légitimité26, mais elle dérive d’une temporalité plus originelle du Dasein qui est l’anticipation de la mort. Autrement dit, il ne s’agit plus d’une caractérisation de l’avenir comme une « présence qui n’est pas encore », mais d’une anticipation du futur comme « la dimension à partir de laquelle il peut y avoir un présent et un passé »27. Ainsi, c’est en portant notre attention sur le voilement de la temporalité originaire du Dasein dans le dévoilement du temps du monde que nous pouvons comprendre la succession d’instants présents comme mode d’être secondaire et dérivé du temps. 23 Sur les similitudes et les différences de la temporalité chez Heidegger et Husserl, voir : BERNET, R. Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger. 24 HEIDEGGER, M, op.cit., p. 318. Point qui est constamment renforcé par Derrida : « De Parménide à Husserl, le privilège du présent n’a jamais été mis en question. Il n’a pu l’être. Il est l’évidence même et aucune pensée ne semble possible hors de son élément. La non-présence est toujours pensée dans la forme de la présence (il suffirait de dire dans la forme tout court) ou comme modélisation de la présence. Le passé et le futur sont toujours déterminés comme présents passés ou présents futurs ». DERRIDA, J. « Ousia et grammè : note sur une note de Sein und Zeit » In : ______. Marges de la philosophie. Paris : Minuit, 1972, pp. 36-37. 25 Ibid., p. 44. 26 « Mais comme le temps-du-maintenant doit non seulement être orienté, selon l’ordre de l’explicitation possible, sur la temporalité, mais se temporalise lui-même le premier dans la temporalité inauthentique du Dasein, il demeure légitime, eu égard à la provenance du temps du maintenant à partir de la temporalité, d’invoquer celle-ci comme le temps originaire ». HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 318. 27 DASTUR, F. Heidegger et la question du temps, p. 19.
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Cette « hiérarchisation de niveaux de temporalisation »28, basée sur la division entre l’originaire et le dérivé – qui pour Derrida29, soit dit en passant, reste métaphysique – n’était pas en question pour Sartre dans sa première conception « inauthentique » de la temporalité. De là proviennent les problèmes de sa première théorie et sa gêne de se voir prisonnier d’un piège temporel qui était, selon lui, commun à de grands écrivains : « Proust, Joyce, Dos Passos, Faulkner, Gide, V. Woolf, chacun à sa manière, ont tenté de mutiler le temps. Les uns l’ont privé de passé et d’avenir pour le réduire à l’intuition pure de l’instant ; d’autres, comme Dos Passos, en font une mémoire morte et close. Proust et Faulkner l’ont simplement décapité, ils lui ont ôté son avenir, c’est-à-dire la dimension des actes et de la liberté »30. Sartre cherche justement chez Heidegger la possibilité conceptuelle d’abandonner sa théorie instantanéiste du temps en la pensant comme temporalisation (non pas du Dasein, mais de l’être de la conscience), sous l’inspiration de l’idée heideggérienne d’un projet ouvert à l’avenir : Mais le temps de l’homme est-il sans avenir ? Celui du clou, de la motte de terre, de l’atome, je vois bien que c’est un présent perpétuel. Mais l’homme est-il un clou pensant ? […] La conscience ne peut « être dans le temps » qu’à la condition de se faire temps par le mouvement même, qui la fait conscience ; il faut, comme dit Heidegger, qu’elle se « temporalise ». Il n’est plus permis alors d’arrêter l’homme à chaque présent et de le définir comme « la somme de ce qu’il a » : la nature de la conscience implique au contraire qu’elle se jette en avant d’elle-même dans le futur ; on ne peut comprendre ce qu’elle est que par ce qu’elle sera, elle se détermine dans son être actuel par ses propres possibilités : c’est ce que Heidegger appelle « la force silencieuse du possible »31.
Après avoir adopté cette perspective, il est curieux que Sartre attribue à d’autres auteurs ce qui pourrait être considéré comme le fruit de son propre travail dans La Transcendance de l’Ego. Il affirme par exemple, à propos de l’Etranger de Camus : « Qu’est-ce à dire sinon que l’homme absurde applique au temps son esprit d’analyse ? Là où Bergson voyait une organisation indécomposable, son œil ne voit qu’une série d’instants. C’est la pluralité des instants incommunicables qui rendra RICŒUR, P. Temps et récit, tome III : le temps raconté. Paris : Seuil, 1985, p. 95. DERRIDA, J. Ousia et grammè, p. 73. 30 S.I, p. 71. Les articles de la critique littéraire réunis dans Situations I (rédigés entre 1938-1945) censurent chez pratiquement tous les auteurs analysés l’incompréhension du temps comme organisation synthétique, révélant ainsi que Sartre pense, en réalité, contre lui-même. SIMONT, J. Jean-Paul Sartre, p. 62 ; pp. 83-84. 31 S.I, p. 73. 28 29
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compte finalement de la pluralité des êtres »32. De même, Bataille « s’apparente à toute une famille d’esprits qui, mystiques ou sensualistes, rationalistes ou non, ont envisagé le temps comme pouvoir de séparation, de négation, et ont pensé que l’homme se gagnait contre le temps en adhérant à lui-même dans l’instantané »33. Mais, n’était-ce pas précisément là la prétention de la réflexion pure ? Saisir la vérité d’un instant ? Et attribuer à l’homme la temporalité du « clou, de la motte de terre, de l’atome » qui est celle du « présent perpétuel », n’était-t-elle pas la caractéristique principale du temps nu de La Nausée, dont Roquentin disait qu’il était : « du présent, rien d’autre que du présent » ? Ainsi, le tournant dans la conception de la temporalité chez Sartre ne peut pas être sous-estimé. Ce dernier doit recommencer à neuf une ontologie, car la conception temporelle de l’instant comme présent situe sa recherche sur un plan dérivé et non pas originel. C’est seulement en prenant en compte ce changement dans la théorie sartrienne du temps que nous pouvons comprendre l’importance des instances temporelles du passé, du présent et du futur dans sa nouvelle perspective ontologique. §2. FACTICITÉ ET CONTINGENCE a) La facticité comme clé de compréhension de l’être-dans-le-monde Quand dans l’article « Une idée fondamentale… », Sartre utilise le concept heideggérien d’être-dans-le-monde afin de renforcer sa lecture de la conscience intentionnelle husserlienne comme un mouvement d’éclatement vers le monde, « un grand vent »34, un rien jeté dans la sphère transcendante, il n’est pas préoccupé par le problème de devoir comprendre comment l’être-dans-le-monde implique que cette conscience 32 S.I, p. 108. Il est intéressant de noter que les analyses que Sartre fait de l’« homme absurde » de Camus ressemblent aux critiques que Merleau-Ponty adresse à Sartre. Dans la mesure où Camus pense le sentiment de l’absurde à partir d’une série de « divorces » – ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment d’absurdité – entre homme et monde, postulant en même temps une conscience exilée dans le pur présent. « Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme absurde ». CAMUS, A. Le mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard, 2001, p. 20 ; p. 90. Ceci étant dit, il convient d’observer également qu’il n’est pas rare de trouver un parallèle entre les romans La Nausée et l’Étranger. Camus lui-même établit la proximité : « cette nausée, comme l’appelle un auteur de nos jours, c’est aussi l’absurde ». Ibid., p. 31. 33 S.I, p. 157. (nous soulignons) 34 S.I, p. 30.
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ne puisse pas être ce rien désincarné – comme c’était le cas de la conscience nue – c’est-à-dire comment la conscience peut exister de fait comme être-dans-le-monde. Ne possédant pas à l’époque les outils qui empêcheraient la conception d’une conscience de survol comme la conscience nue (conception corrélée avec un instantanéisme) Sartre demeure prisonnier de cette position abstraite qui fait office de cible paradigmatique pour la critique merleau-pontyenne, comme le soutient De Coorebyter. En dépit de son effort pour penser une conscience concrète (comme il considère qu’est celle de Husserl au début de La Transcendance de l’Ego) Sartre passe d’abord outre l’importance de la facticité dans sa première lecture de Heidegger. Ce n’est qu’à l’époque des Carnets qu’il en fera un concept clé de sa philosophie. Dans son mouvement vers le concret, selon le titre de l’œuvre de Jean Wahl, tout se passe comme si la tâche de désubstantialisation radicale du sujet amenait avec soi la difficulté de penser d’une façon autre que substantialiste, d’inscrire la conscience dans le monde. L’itinéraire des travaux sartriens qui précèdent son ontologie démontre d’une certaine manière cette difficulté : dans L’Imagination, Sartre ne cite même pas Heidegger, alors que dans L’Imaginaire, « être-dans-le-monde » désigne le dépassement que la conscience réalise en néantisant le réel et en produisant un objet imaginaire. Cela veut dire que l’imagination ne peut pas être considérée comme quelque chose qui échappe tout simplement au réel. C’est un type de relation avec le monde réel – relation déjà caractérisée en termes de « néantisation » du monde – qui fait surgir un plan anti-mondain qui a toujours lieu à partir du monde35. Dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, Sartre utilise plutôt le concept de « réalité-humaine », afin de le mettre en relation avec d’autres idées inspirées d’Être et Temps, qui, peu à peu, s’intégraient à sa philosophie : la « réalité-humaine » doit être vu comme une totalité qui remet en question le sens même de monde pour comprendre ce qu’est un homme en situation contrairement aux méthodes et présupposés de base de la psychologie empirique. Dans ce travail, Sartre commence à développer la notion de projet, essentielle à L’Être et le Néant, qui présente ce qu’il considère comme fondamental dans l’« être-dans-le-monde » heideggérien : le fait que chaque acte de la « réalité-humaine » ne doive pas être étudié comme une collection de faits. En réalité, chaque acte est l’assomption et la manifestation de la totalité de l’être humain : « De ce point de vue, dans chaque attitude humaine […] Heidegger pense que nous retrouverons le tout de la 35
I’re, p. 261.
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réalité-humaine, puisque l’émotion [par exemple] c’est la réalité-humaine qui s’assume elle-même et se “dirige-émue” vers le monde »36. Ainsi, on peut observer qu’en dépit de la tentative d’intégration d’une totalité qui sera développée postérieurement dans l’ontologie par la conceptualisation du projet fondamental, l’inspiration heideggérienne dans l’Esquisse est encore très superficielle et se trouve en affinité avec « Une idée fondamentale… » : celle de la conscience comme éclatement vers le monde. On ne comprend vraiment l’« être-dans-le-monde » qu’en prenant le passé, le corps et l’intersubjectivité comme inscrits à même la subjectivité. La fin de l’Esquisse indique déjà qu’il faut ainsi comprendre la facticité : Les diverses disciplines de la psychologie phénoménologique sont régressives, encore que le terme de leur régression soit pour elles, un pur idéal ; celles de la phénoménologie pure, au contraire, sont progressives. On demandera sans doute pourquoi il convient dans ces conditions d’user simultanément de ces deux disciplines. La phénoménologie pure suffirait semble-t-il. Mais, si la phénoménologie peut prouver que l’émotion est une réalisation d’essence de la réalité-humaine en tant qu’elle est affection, il lui sera impossible de montrer que la réalité-humaine doive se manifester nécessairement dans de telles émotions. Qu’il y ait telle et telle émotion et celles-là seulement, cela manifeste sans aucun doute la facticité de l’existence humaine. C’est cette facticité qui rend nécessaire un recours réglé à l’empirie ; c’est elle qui empêchera vraisemblablement que la régression psychologique et la progression phénoménologique se rejoignent jamais37.
La théorie de la facticité dans L’Être et le Néant, dont Beauvoir et Dufrenne disaient que Merleau-Ponty l’avait négligée dans sa lecture de Sartre, est donc fondamentale pour comprendre la portée de son ontologie, étant donnés les problèmes que nous avons relevés jusqu’à présent. Nous devons donc, à contre-pied d’avec Merleau-Ponty, mettre l’accent sur la structure de la facticité de façon à révéler le changement qui s’opère au début des années 1940. * Dans l’article « De la contingence à la situation : dimensions et configurations de la facticité dans L’Être et le Néant »38, Laurent Husson détaille la théorie sartrienne de la facticité. Selon Husson, la facticité est 36
ETE, p. 15. ETE, pp. 66-67. (nous soulignons) 38 HUSSON, L. « De la contingence à la situation : dimensions et configurations de la facticité dans L’Être et le Néant ». In : MOUILLIE, J-M. (Org) Sartre et la phénoménologie. Fontenay-aux-Roses : ENS, 2000. 37
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généralement considérée comme l’un des traits par lesquels la phénoménologie ontologique et existentielle se différencie de la phénoménologie classique et transcendantale. En effet, pour De Coorebyter, par exemple, « la facticité menace […] la sérénité eidétique de la phénoménologie husserlienne »39. Jeanson abonde : « il apparaît incontestable que l’ontologie ne saurait être phénoménologie pure au sens husserlien du terme. En effet, ce sens fait pratiquement abstraction de la facticité, c’est-à-dire de l’envers même de cette “liberté”, “ambiguë”, qu’il serait […] tout aussi valable de dénommer “situation” »40. D’où l’importance des notions de situation et d’engagement pour penser l’être-dans-le-monde dans le contexte d’une ontologie existentielle. Être et Temps539 est la grande source d’inspiration pour la pensée sartrienne de la facticité – mais Husson considère les textes de Heidegger à ce propos (de même que celui de Merleau-Ponty) comme peu explicites, et difficiles à appréhender. Sartre est plus explicite à plusieurs reprises, notamment dans les Carnets, qui préparent sur ce terrain L’Être et le Néant. Dans le troisième Carnet, Sartre affirme : « la facticité n’est pas autre chose que le fait qu’il y ait dans le monde à chaque instant une réalité-humaine. C’est un fait. Il ne se déduit de rien, comme tel, et ne se ramène à rien. Et le monde des valeurs, la nécessité et la liberté, tout est suspendu à ce fait primitif et absurde »41. Le concept de facticité renvoie à factum, le fait – ce qui produit une tension problématique avec la critique du concept de fait l’introduction de l’Esquisse, en continuité avec l’opposition husserlienne au naturalisme de la psychologie expérimentale42. Dans La philosophie comme science rigoureuse, Husserl montre toute l’ingénuité qu’il y a, pour la psychologie, à s’approprier la méthode et les principes des sciences naturelles, et à prendre pour point de départ des expériences datées, issues d’une conception naturaliste de l’espace et du temps pour ensuite. L’érection d’une théorie scientifique sur de tels fondements contingents (à savoir, des faits individuels et non des structures essentielles) produira nécessairement une science non-rigoureuse. L’orientation positiviste de la psychologie scientifique vers l’expérience empirique implique des classifications, des prévisions et des lois générales issues d’une certaine idée de la causalité matérielle du monde, où la conscience par retour se trouvera DE COOREBYTER, V. Sartre avant la phénoménologie, p. 105. JEANSON, F. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 112. 41 CDG, p. 394. 42 HUSSERL. E. La philosophie comme science rigoureuse. Paris : PUF, 1993. (Trad. M. Launay) 39 40
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inscrite. C’est pourquoi Husserl qualifie cette psychologie de science des faits43 – qui sont appréhendés comme des faits naturels soumis à des lois objectives et temporelles. Mais pour Husserl, les sciences empiriques dépendent de la phénoménologie dans la mesure où celle-ci offre la méthode qui permet d’accéder aux essences qui sont contenues dans le fait individuel et de révéler la subjectivité pure comme sphère de constitution, terrain sûr pour l’édification d’une connaissance rigoureuse. Il devient alors nécessaire que la psychologie réalise un changement d’attitude – ce qui implique forcément une mutation méthodologique – afin de prendre pour objet, non plus une conscience naturalisée dont les phénomènes se trouvent soumis à des lois de la physique, mais bien la conscience telle qu’elle se révèle par la phénoménologie, la conscience comme intentionnalité. Cependant, la distinction entre le fait et l’essence chez Husserl ne doit pas être considérée comme une nouvelle forme de platonisme – selon laquelle il y aurait un monde des essences, séparé du monde sensible. Elle « n’est pas un nouveau monde des idées », comme disait Camus44. Fait et essence doivent être appréhendés ensemble, tandis que les séparer caractérise l’effort méthodologique de la réduction. C’est Merleau-Ponty qui insiste le plus sur cette inséparabilité car, outre le fait de célébrer la phénoménologie comme « philosophie qui place à nouveau ses essences dans l’existence »45 – admettant une étude de l’être humain à partir de sa facticité –, il affirme la pertinence de la réduction qui permet de « se détacher de son expérience de fait, et de ne considérer son personnage empirique que comme une possibilité »46. Il ne s’agit pas pourtant d’échapper de notre situation : « la psychologie phénoménologique cherchera l’essence ou la signification des conduites par le contact effectif avec les faits, et dans un “a priori matériel” »47. Dans l’Esquisse, Sartre soutient la critique husserlienne contre la psychologie comme « science des faits » et définit le « fait » comme « ceci qu’on doit […] rencontrer au cours d’une recherche et [qui] se présente toujours comme un enrichissement inattendu et une nouveauté par rapport aux faits antérieurs »48. Cependant, sa critique aux faits, 43
Cf. § 7 des Ideen I . CAMUS, A. Le mythe de Sisyphe, p. 67. 45 PhP, p. 7. 46 MPS, p. 401. 47 MPS, p. 422. (nous soulignons) 48 ETE, p. 8. La critique s’étend en réalité aux sciences positivistes comme un tout, à l’instar de la sociologie de Durkheim, qui traiterait « les faits sociaux comme des choses ». Sartre dit : « la Sociologie de Durkheim est morte : les faits sociaux ne sont pas des choses, ils ont des significations et, comme tels, ils renvoient à l’être par qui les 44
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compris comme faits empiriques, montre qu’il ne fait toujours pas la distinction entre les faits « naturels » et la facticité, à tel point qu’il oscille entre un husserlianisme désincarné et la nécessité de penser le sujet en situation49. C’est-à-dire qu’il finit par renforcer la scission que Merleau-Ponty et Husserl lui-même voulaient éviter : « il y a incommensurabilité entre les essences et les faits, et celui qui commence son enquête par les faits ne parviendra jamais à retrouver les essences »50 ; et qu’en même temps il affirme que « ce qui l’intéresse [la psychologie] c’est l’homme en situation. En tant que telle, elle est […] subordonnée à la phénoménologie, puisqu’une étude vraiment positive de l’homme en situation devrait avoir élucidé d’abord les notions d’homme, de monde, d’être-dans-le-monde, de situation »51. Ce qu’il manque ici à Sartre est justement la dimension de la facticité, puisqu’il se restreint aux analyses d’une conscience qui, même prise sous la perspective de l’être-dans-lemonde, ne présente pas de manière explicite les structures de son engagement. Comme nous l’avons mentionné, Sartre commence à développer et à intégrer à son argumentation la notion de facticité à partir des Carnets et, depuis lors, il opère une distinction implicite qui consiste à comprendre le « fait », non plus comme fait empirique et naturel, cible de la critique de l’introduction de l’Esquisse, mais comme facticité, un existentiel, c’est-à-dire une structure immédiate du pour-soi52. Cette différenciation peut être mieux comprise à partir de la distinction heideggérienne entre factualité (Tatsächlichkeit) et facticité (Faktizität) : « la “factualité” du fait du Dasein même est ontologiquement sans commune mesure avec la survenance factuelle d’une espèce minérale. La factualité propre au fait du Dasein, ce mode en lequel tout Dasein est à chaque fois, nous l’appelons sa facticité » ; et aussi : « la facticité du Dasein se distingue essentiellement de la factualité d’un sous-la-main »53.
significations viennent au monde, à l’homme, qui ne saurait à la fois être savant et objet de science ». S.I, p. 173. 49 En ce qui concerne ces affirmations de l’« Introduction » de l’Esquisse, il convient de souligner le fait que la conclusion montrait déjà une réflexion différente de la « facticité », comme nous pouvons l’observer dans la citation ci-dessus. 50 ETE, p. 12. (nous soulignons) 51 ETE, p. 17. 52 Terme qui apparaît à la fin de l’Esquisse, comme un existentiel. Cf. ETE, pp. 66-67. 53 Ibid., p. 218. L’être-sous-la-main (das Vorhandene), la chose qui apparaît au regard théorique. Nous reviendrons sur cette définition.
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Bien que Sartre ne fasse pas cette distinction, il conçoit dès les Carnets la facticité comme un existentiel, c’est-à-dire comme une structure immédiate du pour-soi qui ne peut pas être comparée au « fait », dans le sens de quelque chose qui peut être connu, observé, mesuré. Quoique n’ayant pas été thématisée, cette différence est fondamentale parce que c’est le seul moyen de comprendre avec plus de clarté sur quel mode Sartre a pu intégrer la dimension facticielle dans les élaborations d’une conscience incarnée54, inscrite dans le monde par son passé, son corps et sa dimension d’intersubjectivité. En réalité, Sartre thématise cette appartenance factice du pour-soi dans le monde – qui ne peut pas être considérée comme un fait naturel, mais doit donc être comprise comme un fait existentiel – par le biais d’une distinction entre les termes être-dans-le-monde et être-au-milieu-du-monde : Ainsi mon être-dans-le-monde, par le seul fait qu’il réalise un monde, se fait indiquer à lui-même comme un être-au-milieu-du-monde par le monde qu’il réalise et cela ne saurait être autrement, car il n’est d’autre manière d’entrer en contact avec le monde que d’être du monde. Il me serait impossible de réaliser un monde où je ne serais pas et qui serait pur objet de contemplation survolante55.
L’impossibilité d’une « contemplation survolante » est traduite par Sartre par l’engagement, qui est justement la dimension factice du poursoi. Cette dernière se dédouble à son tour, selon l’expression de Husson, en divers « niveau de différenciation de la facticité », que nous mettons en exergue : le corps, le passé, l’intersubjectivité et son aspect pourautrui. Soulignons d’ores et déjà la relation entre l’être-dans-le-monde et la facticité comme comportant en soi la dimension d’engagement et, par conséquent, celle d’être-au-milieu-du-monde du pour-soi. Nous pouvons nous en remettre à Heidegger une fois de plus afin de pointer brièvement trois caractéristiques qui nous semblent être importantes pour la compréhension de la facticité chez Sartre. Dans un premier temps, il convient d’observer le lien étroit entre la facticité de l’être-dans-le-monde, dans la structure unitaire du souci (Sorge), et la dimension d’être-jeté (Geworfenhit) du Dasein : « L’être du Dasein est le souci. Il comprend en soi la facticité (être-jeté), l’existence (projet) et l’échéance. Étant, le Dasein est
54 Soulignons encore qu’il s’agit d’une lecture sartrienne de la philosophie de Heidegger, qui, à son tour, n’opère pas dans le cadre de la conscience et qui ne trouve pas de sens à parler d’incarnation. 55 EN, p. 357. (nous soulignons)
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jeté – il n’est pas porté à son Là par lui-même »56. Ce qui nous intéresse dans ce passage, c’est justement la caractéristique de l’être jeté dans l’existence du Dasein – que Sartre appelle l’être là57 du pour-soi – comme tout ce qu’il n’a pas choisi, mais qui, depuis toujours, se trouve déjà dans son là et qu’il est chargé d’assumer. Dans un second temps, nous mettons en exergue l’importance du rôle de la facticité dans le mode d’être temporel du Dasein, dans la mesure où ce dernier est, à chaque fois, son passé : Le Dasein est à chaque fois en son être factice, comme et « quel » il était déjà. Expressément ou non, il est son passé, et il ne l’est pas seulement en ce sens que son passé se glisserait pour ainsi dire « derrière » lui, qu’il posséderait du passé comme une qualité encore sous-la-main qui parfois manifesterait ses effets en lui. Le Dasein « est » son passé sur le mode de son être, lequel, pour le dire grossièrement, « provient » à chaque fois à partir de son avenir58.
Dans cet extrait, il convient de remarquer que le Dasein est le passé « à chaque fois mien » (mienneté/Jemeinigkeit) dans une structure unitaire de la temporalité qui privilégie son rapport à l’avenir. C’est-à-dire que la facticité implique l’avoir à être « à chaque fois mien » et le pouvoir-être du Dasein, puisqu’être son passé « provient » à chaque fois de l’avenir. Heidegger met aussi l’accent sur cet aspect dans Ontologie – Herméneutique de la factivité quand il affirme que « La “Factivité” [Facticité] désigne le caractère d’être de “notre” “propre” Dasein. Ce terme signifie plus précisément : à chaque fois ce Dasein […] pour autant que, dans son caractère d’être, celui-ci est “la” en vertu de son être »59. Enfin, il souligne le fait que la facticité ne concerne pas un « factum brutum » qui peut être connu : « Le “que” de la facticité n’est jamais trouvable dans un intuitionner »60. Ces trois caractéristiques – être « à chaque fois mien » passé et futur, l’être-jeté, et l’impossibilité d’être connu – sont importantes pour comprendre la théorie de la facticité sartrienne. L’être « à chaque fois mien » démontre la connexion de la facticité avec la temporalité ekstatique et l’interdiction de penser, comme l’avait fait Sartre jusqu’alors, HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 223. Terme qui est digne de confusion étant donné que l’être-là est la traduction la plus courante du Dasein en français. 58 HEIDEGGER, M., op.cit., p. 37. Cela ne veut pas dire qu’il s’agisse du passé individuel d’un sujet, mais d’un passé historique qui se fait présent. 59 HEIDEGGER, M. Ontologie – Herméneutique de la factivité. Paris : Gallimard, 2012, p. 25. (Trad. Alain Boutot) 60 HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 121. 56 57
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une temporalité instantanéiste sans passé et sans futur. Exister facticement, c’est assumer à chaque fois les dimensions temporelles de son être. Le caractère d’être jeté dans l’existence est exploré par le biais du thème de la contingence, en étroite relation avec la facticité. Cette dimension est en lien avec le passé, comme passé individuel mais aussi comme passé historique dans la mesure où le pour-soi ne choisit pas les structures de sa situation – sa place, son passé, ses alentours, son prochain et sa mort – qui doivent être assumées ainsi : « j’existe ma place, sans choix, sans nécessité non plus, comme le pur fait absolu de mon être-là. Je suis là : non pas ici mais là. […] Fait de pure contingence – fait absurde »61. Enfin, il s’agit également pour Sartre d’une dimension qui ne peut pas être connue, appréhendée, mais d’une dimension qui hante le pour-soi de différentes manières : le passé, le corps comme être-aumilieu-du-monde, l’être-pour-autrui. Sartre conclut que la facticité ne peut pas être décrite en termes de « dedans » et « dehors », de « passivité » ou « d’activité » du pour-soi. Elle n’est que le fait de l’existence sans fondement du pour-soi62.
b) Le terrain de l’ontologie : la contingence ou l’existence sans fondement « On voudrait être tout », dit Bataille. Inexact : on voudrait fonder tout. Sartre, Cahiers pour une morale
Le thème de la contingence de l’existence peut être considéré comme un fil conducteur de toute l’œuvre sartrienne63. Contrairement 61
EN, p. 536. CDG, p. 394. 63 Notre affirmation peut sembler osée, par le fait même, comme le souligne V. de Coorebyter, qu’après 1943, le thème de la contingence se soit fait discret dans les analyses sartriennes. DE COOREBYTER, V. Sartre avant la phénoménologie, p. 100. Cependant, dans la mesure où jusqu’à sa dernière œuvre sur Flaubert, Sartre se base sur la notion de projet fondamental et que cette dernière dépend de la condition contingente de l’existence pour être en tant que recherche d’être, dans le sens d’une recherche de fondement, cette affirmation nous semble être pertinente. Quoiqu’il en soit, c’est dans l’ensemble des travaux de jeunesse jusqu’à La Nausée que nous trouvons la version la plus originale et explicite de sa théorie de la contingence, qui, selon De Coorebyter, a mis 14 ans à prendre forme : « d’un exposé sur Nietzsche présenté à l’Ecole Normale Supérieure en 1924 à la parution de La Nausée en 1938 ». DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière », p. 2. 62
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à la réflexion sur la facticité, d’inspiration externe pour une mutation plus tardive, la pensée de la contingence date de ses écrits de jeunesse. En 1929, Sartre exposait déjà sa « théorie de la contingence » qui, selon Simone de Beauvoir, contenait les germes des idées principales sur l’être, l’existence, la nécessité et la liberté64 – et tout cela avant même sa rencontre avec la phénoménologie65. La notion de contingence signifie traditionnellement le contraire de la nécessité et peut être également comprise comme synonyme de hasard. Donner l’existence pour contingente, c’est dire qu’elle n’est ni créée par Dieu, ni dérivée d’une idée de nature humaine (c’est le cas chez Diderot, Voltaire et Kant66, chez qui, selon L’Existentialisme est un humanisme, l’essence précède encore l’existence). Partir de la contingence de l’existence, c’est donc s’opposer toute théorie créationniste ou universaliste, la contingence remettant en question l’idée même de fondement, et aller à l’encontre des exigences du principe de raison suffisante (nihil est sine ratione). Heidegger montre dans Le Principe de raison qu’après une longue période d’incubation dans l’histoire de la pensée occidentale, c’est Leibniz qui lui confère sa forme « complète et rigoureuse », élevant sa légitimité à celui de statut de principe métaphysique suprême : « Si le principe de raison est un principe déterminant dans le système de Leibniz, c’est uniquement parce que ce principe concerne tout ce qui est »67. Or, si tout est soumis au principe de raison, c’est que rien n’est sans fondement. Dans tout ce qui nous entoure, nous concerne, se trouve sur notre route, nous cherchons des raisons. L’un de nous affirme-t-il quelque chose, nous en demandons la raison. Nous exigeons que tout comportement soit fondé sur une raison. […] Toutes les fois que nous voulons fonder ou approfondir quelque chose, nous sommes déjà en quête d’un fond, c’est-à-dire d’une raison68.
Se questionner à propos du sens de l’existence, c’est donc en chercher un fondement. Mais le fondement n’atteint que ce dont la raison peut affirmer l’existence, ce qui, pour Heidegger, se restreint au plan de l’étant 64
BEAUVOIR, S. de. Mémoires d’une jeune fille rangée. Paris : Gallimard, 2013,
p. 451. 65 De Coorebyter mène un travail minutieux sur l’ensemble de la pensée sartrienne de cette époque dans Sartre avant la phénoménologie. 66 EH, pp. 27-28. 67 HEIDEGGER, M. Le principe de raison. Paris : Gallimard, 1978, p. 86. (Trad. André Préau) 68 Ibid., p. 247.
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et ne peut atteindre celui de l’être, dès lors que l’être ne peut pas avoir une raison qui le fonde, puisqu’il est « sans fond » ou abyssal69. Selon David Lapoujade, cela n’indique pas une échappatoire au principe de raison, car « toute la méditation heideggérienne sur le principe de raison n’a pas d’autre but : remonter au-delà de tout fondement rationnel, vers le sans-fond, au nom même du principe de raison »70. Or justement pour Sartre affirmer la contingence de l’existence c’est dire qu’un domaine échappe au principe de raison et, plus loin, si tout fondement doit s’appuyer sur un « sans fond », alors c’est la totalité du sens qui repose sur l’existence même. Cela ne signifie pas pour autant que toute la sphère de l’existence échappe à la nécessité et au fondement, mais qu’il y a un terrain d’où proviennent les sens, et que ce terrain est lui-même « sansfond ». Ainsi, toute l’ontologie sartrienne est traversée par cette condition, hantée par la contingence originelle. D’où trois conséquences majeures : 1) la contingence est le terrain même de l’ontologie, terrain commun qui échappe au dualisme entre les deux régions fondamentales du pour-soi et de l’en-soi, car toutes deux sont comprises à partir de cette condition ; 2) ce terrain fait que le pour-soi est traversé par la nausée de l’abîme, étant donné que son mouvement se caractérise par une recherche de fondement, c’est-à-dire que le pour-soi cherche à échapper au « sansfond » et désire son autofondement ; 3) la recherche d’un fondement du pour-soi se développe également sur le plan moral, comme la recherche du droit d’exister. Premièrement, en tant que sol de l’ontologie sartrienne, le terrain contingent est lui-même « sans-fond ». Cette condition vaut autant pour le pour-soi que pour l’en-soi (et cela dans la mesure où le pour-soi luimême est un en-soi néantisé). En ce sens, la contingence est la seule catégorie capable d’appréhender l’ensemble des régions ontologiques, puisque chacune d’entre elles a sa propre façon d’exister ou de manifester sa contingence71. La Nausée est l’œuvre qui révèle le mieux cette condition fondamentale, étant donné que l’existence des choses et de Roquentin lui-même est dévoilée comme gratuité absolue. La forme romanesque indique que la contingence n’est pas une catégorie intellectuelle, comme quelque chose qui s’atteint par un type de raison représentative du principe de raison leibnizien : « la contingence n’était pas une notion abstraite, mais une dimension réelle du monde : il fallait utiliser toutes les 69
Ibid., p. 131. LAPOUJADE, D. Deleuze, les mouvements aberrants. Lonrai : Minuit, 2014, p. 32. (nous soulignons) 71 DE COOREBYTER, V. Sartre avant la phénoménologie, p. 37. 70
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ressources de l’art pour rendre sensible au cœur cette secrète “faiblesse” qu’il apercevait dans l’homme et dans les choses »72. « La catégorie de la contingence, dit François Rouger, comme échec du fameux “Principe de Raison” – que dénonce par ailleurs Heidegger –, n’est pas chez Sartre une détermination prédicative, mais comme un Référentiel ultime, et la vérité même de l’être »73. Cette dimension réelle du monde est dévoilée par l’expérience de la nausée, qui amène le personnage à une intuition fondamentale : « L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être-là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire »74. La contingence englobe ainsi l’existence des humains et celle des choses – « Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même »75 – et la nausée est l’expérience de cette gratuité totale. Comme nous l’avons vu, le monde révélé par la nausée est le « monde nu », le monde où « tout peut arriver » car il n’y a aucune nécessité qui masque son imprévisibilité. Nous sommes en dehors du plan des causes et des effets, sur les falaises vertigineuses du hasard : « Tout ce qui est, l’est par hasard, tout ce qui est l’est parce qu’il peut aussi être autre. C’est très différent d’affirmer que “rien n’a de raison d’être” ou que “tout doit sans raison pouvoir être autre”, car l’univocité du hasard ou son caractère absolu est ce qui fait être »76. Selon Larissa Agostinho, le hasard transforme l’étant en une multiplicité instable et ouverte dans la mesure où c’est lui qui assure que quelque chose puisse être, mais sous de multiples formes. C’est ainsi que nous pouvons comprendre que, dans La Nausée, le vernis de nécessité des choses se tarit et ne laisse que : « des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité »77, qui peuvent se transformer en n’importe quelle chose. En dépit du fait que La Nausée montre mieux que n’importe quelle autre œuvre la « théorie de la contingence » sartrienne, nous avons vu que ce roman s’en tient au cadre de la conscience nue où le « temps de la contingence », selon les mots de De Coorebyter, se restreignait au temps instantanéiste réductible au pur présent. Néanmoins, l’insertion de la facticité qui transforme la philosophie sartrienne du temps, au lieu BEAUVOIR, S. de. Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 451. ROUGER, F. Le monde et le moi : ontologie et système chez le premier Sartre. Paris : Méridiens Klincksieck, 1986, p. 133. 74 N, p. 187. 75 Ibid. 76 AGOSTINHO, L. Les plis et déplis du hasard à la recherche de l’infini. Poésie, philosophie et politique. 2015 (Thèse) Université Paris-Sorbonne, p. 312. 77 N, p. 182. 72 73
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de le diminuer, renforcera le rôle fondamental de la contingence comme condition existentielle des modes d’être, maintenant dans le contexte de l’ontologie. Les conséquences de cette condition du mode d’être du poursoi ne peuvent donc pas être négligées. Parce que le mode même d’être du pour-soi se donne en tant que fuite de la contingence qui le hante de toutes parts, c’est-à-dire que le pour-soi est un projet de recherche de fondement pour échapper à sa condition de « sans-fond ». Cet aspect renvoie aux autres points qui sont en réalité interconnectés : le pour-soi est la recherche du fondement et du droit d’exister. Sartre développe sa théorie de la contingence pour étendre la division kantienne entre fait et droit à notre condition existentielle, pour distinguer l’existence de fait et l’existence de droit. L’existence de fait est la condition même de contingence dans la mesure où exister est le fait de simplement être là, gratuité totale sans justification. L’existence de droit serait la reprise de cette existence de fait par une raison et par une justification. Dans la mesure où l’existence du pour-soi est contingente, à partir d’un monde également contingent, cette condition est vécue comme une absurde. La nausée montrait déjà cette condition, tout comme La Transcendance de l’Ego, où l’on parle de l’angoisse face à la « fatalité de la spontanéité », qui se caractérisait alors comme création libre ex nihilo. Dans L’Être et le Néant, ce fait est infrastructurel par rapport au mode d’être projectif du pour-soi, étant donné que ce mode d’être est la fuite de l’angoisse face au sans-fond, figuré par le vertige devant l’abîme. Aussi, le pour-soi est caractérisé comme projet de recherche de fondement, recherche d’une existence de droit afin de justifier l’existence de fait pour rendre l’existence légitime. Revenons à la La Nausée. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être-là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter […] voilà la Nausée ; voilà ce que les Salauds […] essaient de se cacher avec leur idée de droit78.
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Dans ce contexte, masquer la condition contingente à partir de la légitimité donnée par le droit d’exister signifie une « résolution » de l’incessante recherche de fondement caractéristique de l’existence. Mais cette résolution est vouée à l’échec, justement à cause de l’absoluité de la condition existentielle de la contingence. Cela dit, la contingence, le fondement et la légitimité sont des thèmes interconnectés, non seulement au sein même de la pensée sartrienne mais aussi dans toute une tradition philosophique qui remonte à Platon et à Aristote. Deleuze, par exemple, met en évidence la relation entre légitimité et fondement à partir de sa critique contre le platonisme, car traditionnellement le légitime est le bien fondé. Nous trouvons cette logique de façon explicite chez Platon dans la division entre la bonne copie (eikon) et le simulacre (eidolon), la première se rapprochant au plus près du modèle bien fondé, et donc plus légitimes que le simulacre qui ne fait que répliquer l’apparence du modèle au lieu de son essence, ce qui en fait, selon la métaphore politique généralisée de la République, un « faux prétendant », illégitime quant au droit de fondement. L’eikon introduit la différence et l’altérité, là où l’eikon est vis-à-vis de l’eidos dans un rapport de similitude79. Dans cette logique, chaque fait est pris comme prétendant à la légitimité, car « un fait doit être conçu comme une prétention, une exigence ou une revendication et la question quid juris ? a justement pour fonction de juger du bien-fondé de la prétention »80, ou, en d’autres termes : « le fait prétend et le droit juge de la légitimité de la prétention, telle est la répartition »81. Cette logique peut éclairer la contingence de l’existence chez Sartre82. Tout d’abord, le mode d’être du pour-soi est hanté par la question quid juris ? : chaque manifestation de ce mode d’être est traversée par la nécessité de légitimer l’existence même, comme dans la situation du désir d’« être aimé », par exemple. DELEUZE, G. « Simulacre et philosophie antique », pp. 296-297. LAPOUJADE, D. Deleuze, les mouvements aberrants, p. 24. 81 Ibid. 82 Nous nous rapportons à Deleuze afin de montrer la relation entre fondement et légitimité par rapport à une existence de fait et une existence droit. Ce parallèle se borne uniquement au point où l’analyse deleuzienne aide à comprendre cette affinité entre les termes et les thèmes. Cela dit, nous ne prétendons pas transposer un cadre deleuzien – non phénoménologique, et qui ne part pas de la conscience (ni du désir comme manque) – au cadre sartrien, où ces caractéristiques sont essentielles. En somme, notre objectif est de montrer qu’à partir des analyses de Deleuze, nous pouvons comprendre comment un fait a lieu par rapport aux exigences du principe de raison, c’est-à-dire comment celui-ci est immédiatement convoqué à se positionner face à la question quid juris ?. Ce point nous intéresse dans la mesure où la contingence qui hante le pour-soi fait que cette question est la voie principale de sa recherche de légitimité. 79 80
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Au lieu que, avant d’être aimés, nous étions inquiets de cette protubérance injustifiée, injustifiable qu’était notre existence ; au lieu de nous sentir « de trop », nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu’elle conditionne en même temps – et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister83.
En ce sens, « vouloir être nécessaire »84 implique la nécessité de reconnaissance qui structure les relations intersubjectives dans la mesure où il ne nous suffit pas d’être reconnus dans notre existence de fait, mais « nous demandons à être reconnus comme conscience nécessaire »85. Ainsi, avec la reconnaissance : « cette existence légitimée par sa fin serait existence de droit, non de fait. Et il est vrai que, parmi les mille manières qu’a le pour-soi d’essayer de s’arracher à sa contingence originelle, il en est une qui consiste à tenter de se faire reconnaître par autrui comme existence de droit »86 ; motivation qui soutient la « lutte pour la reconnaissance » décrite dans L’Être et le Néant au chapitre sur les relations concrètes avec l’autre et les conduites qui visent à renforcer la légitimité de l’exister, qui correspondent à l’esprit de sérieux. Quoiqu’il en soit, la quête de légitimité comprend le mode même de l’être du poursoi en tant que recherche de fondement. C’est en ce sens que, en gardant à l’esprit le cadre deleuzien de la critique au platonisme, nous pouvons dire que la condition de l’existence du pour-soi est celle du prétendant dans la mesure où il cherche la perfection du modèle bien fondé – au travers du désir d’être « en-soi-pour-soi », c’est-à-dire Dieu – mais qu’il est condamné à toujours être cette dissimilitude, cette différence de son idéal, propre aux simulacres. Nous pouvons alors comprendre que l’existence est « injustifiable »87 et illégitime, c’est-à-dire infondable. Dans la mesure où le pour-soi est un être de possibles, il est toujours « à distance » de soi, car « il y a possibilité lorsque, au lieu d’être purement et simplement ce que je suis, je suis comme le Droit d’être ce que je suis. Mais ce droit même me sépare de ce que j’ai le droit d’être »88. Le poursoi, par son mode d’être même en tant que recherche de fondement, s’insère dans la logique des prétendants au droit, au légitime, de façon 83 84 85 86 87 88
EN, p. 411. CPM, p. 103. Ibid. EN, p. 530. EN, p. 348. EN, p. 136.
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à ce que chaque manifestation soit motivée par cette prétention. Cependant, sa condition primordiale fait qu’elle soit cette différence propre au simulacre, une existence injustifiable et sans-fond. Dans Pour une morale de l’ambiguïté, Simone de Beauvoir développe le thème de la justification de l’existence contingente de façon positive. Alors que dans La Nausée la quête de justification était considérée comme un masquage de l’existence contingente – « mensonge » et illusion du pour-soi que viendra caractériser postérieurement la notion sartrienne de mauvaise foi –, dans l’étude de Beauvoir : « justifier positivement son existence »89 se situe sur le plan même d’une morale de la liberté : « C’est dans ce moment de la justification […] que l’attitude de l’homme se situe sur un plan moral ; la spontanéité contingente ne saurait être jugée au nom de la liberté »90. Pour Beauvoir, la morale est le triomphe de la liberté sur le monde nu de la facticité, où « rien n’arrive jamais, rien ne mérite un désir ou un effort »91 ; la liberté est le désir même de vivre, de maintenir un « attachement à l’existence » par lequel la vie se justifie92. Ainsi, Beauvoir n’appréhende pas la recherche d’une existence de droit comme un aspect négatif du mode d’être du pour-soi, comme peut le suggérer l’idée sartrienne d’échec (le pour-soi comme échec d’une tentative visant à être Dieu). Dans la mesure où « c’est à travers l’échec assumé que [l’homme] s’affirme comme liberté »93, désirer cet « échec » est un « succès » parce que « sans échec, pas de morale »94, ni liberté. Beauvoir ajoute que cela ne veut pas dire que nous devons consentir à l’échec, mais que l’« on doit consentir à lutter contre lui sans repos »95. À partir de cette position, une distinction peut être établie entre la recherche d’une justification de l’existence comme création de sens pour la liberté et la tentative de naturalisation du droit d’exister comme masquage de la condition contingente du pour-soi, propre à l’esprit de sérieux. Exister de fait c’est vouloir exister de droit et la morale et la liberté, selon Beauvoir, se donnent en soutenant ce « vouloir », sans jamais masquer cette condition. Dans le langage que nous utilisions il y a peu, nous pouvons dire : assumer la condition de la
89 90 91 92 93 94 95
BEAUVOIR, S. Pour une morale de l’ambiguïté. Paris : Gallimard, 2013, p. 40. Ibid., p. 54. Ibid., p. 59. Ibid., p. 195. Ibid., p. 171. Ibid., Cf. p. 15 ; p. 17. Ibid., p. 194.
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contingence c’est se maintenir en tant que prétendant et ne jamais acquérir les droits des bonnes copies. « Vouloir être nécessaire », tel le mouvement propre du pour-soi, et cela parce qu’il est hanté par la contingence originelle. De la même façon, le dévoilement du monde est toujours lié à la contingence originelle, d’où sa multiplicité : « monde nu », « monde des prophètes et des artistes », « des raisons et des explications », « imaginaire », etc. En d’autres termes, la contingence est le terrain même de l’ontologie, celui à partir duquel nous devons comprendre les modes d’être pour-soi et ensoi. La nécessité de légitimer l’existence de fait ne traverse pas seulement les motivations du pour-soi dans son désir de reconnaissance, mais également le mode même sous lequel le monde apparaît96. §3. TEMPORALITÉ EK-STATIQUE ET FACTICITÉ Les deux premiers moments du chapitre de L’Être et le Néant sur la temporalité97 la présentent comme processus de métamorphose de l’être pour-soi relative à la facticité, thématisée à ce moment sous la forme de l’ek-stase passée. Ces deux moments opèrent : 1) une analyse phénoménologique des ek-stases temporelles ; 2) une ontologie de la temporalité selon une perspective statique puis dynamique, inspirée de la division kantienne entre ordre et cours du temps. L’étude phénoménologique des ek-stases temporelle se développe comme analyse du passé, du présent et du futur comme dimensions du temps. Sartre trouve chez Heidegger les moyens de concevoir une structure temporelle globale et synthétique, où chaque dimension implique nécessairement les autres. En phénoménologue, il se propose d’interroger chaque ek-stase quant à son être et au sens de son être, c’est-à-dire d’interroger le passé, le présent et le futur 96 Enfin, comme nous pouvons l’observer sur cet extrait de Baudelaire, où Sartre compare – en résonance avec La Nausée – le « monde nu », de la « pure contingence » avec le « monde des explications et des raisons », où les choses se présentent justifiées, à partir cette fois de la différence entre nature et ville : « Si l’homme prend peur au sein de la nature, c’est qu’il se sent pris dans une immense existence amorphe et gratuite qui le transit tout entier de sa gratuité : il n’a plus sa place nulle part, il est posé sur la terre, sans but, sans raison d’être comme une bruyère ou une touffe de genêt. Au milieu de villes, au contraire, entouré d’objets précis dont l’existence est déterminée par leur rôle et qui sont tous auréolés d’une valeur ou d’un prix, il se rassure : ils lui renvoient le reflet de ce qu’il souhaite être : une réalité justifiée ». B, p. 99. 97 Deuxième partie. L’être-pout-soi, II. La temporalité, i. Phénoménologie des trois dimensions temporelles et ii. Ontologie de la temporalité.
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sur leur être sans perdre de vue la dimension de la totalité temporelle à partir de laquelle chaque ek-stase peut être comprise. En ce sens, les analyses des trois dimensions du temps se caractérisent comme un « travail provisoire » dont l’objectif est justement d’« accéder à une intuition de la temporalité globale »98. Le mode d’être temporel du pour-soi est sensible dans les descriptions de Sartre : tandis que l’en-soi « est ce qu’il est », le pour-soi « est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est », il « a à être son être » et pour lui, « l’existence précède l’essence ». En abandonnant la perspective instantanéiste du temps, Sartre reconfigure toute sa base ontologique : les régions pour-soi et en-soi doivent désormais être comprises à partir de la temporalité ek-statique. La région en-soi ne se temporalise pas car elle correspond au principe d’identité, qui n’admet pas la négativité propre à la temporalisation, alors que la région pour-soi est celle qui existe dans le temps et dont le sens est celui d’être temporel99. Dire que le pour-soi « est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est » revient à dire que son mode d’être est celui qui néantise son être, l’acte ontologique étant cette néantisation perpétuelle de soi qui caractérise le mouvement temporel de l’existence qui fait que le pour-soi ait à être son être. L’influence heideggérienne se fait présente à nouveau par sa reconfiguration proprement sartrienne, dans la mesure où dans Être et Temps le Dasein se doit d’être « à chaque fois » l’être qu’il est, ce qui en termes de pour-soi se réalise à travers l’acte incessant de néantisation. La temporalité ek-statique est justement ce mode d’être « à chaque fois » qui concerne une existence maintenant une relation à soi qui ne peut plus être comprise comme une relation d’identité ou comme la continuité d’une substance. Dans À chaque fois mien, François Raffoul100 explore le thème de la mienneté (Jemeinigkeit) chez Heidegger et montre que nous devons distinguer deux types de relation : une relation à soi comme condition de possibilité du Dasein de se désigner à la première personne ; et une relation qui présuppose un Je toujours identique à soi-même. Autrement dit, il existe différentes façons de comprendre une « relation à soi », vu que le terme soi en lui-même indique déjà une individualisation qui doit être appréciée dans son mode de donation. C’est ce que montre Ricœur dans 98
EN, p. 142. EN, p. 141. Mais cela ne veut pas dire que nous puissions comprendre le mode d’être en-soi à partir d’un nouveau plan « extra temporel », ce point sera plus clair quand nous traiterons des conditions objectives de dévoilement du monde. 100 RAFFOUL, F. À chaque fois mien : Heidegger et la question du sujet. Paris : Galilée, 2004. 99
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Soi-même comme un autre. Bien qu’il maintienne le concept d’identité pour parler de ces diverses relations, il opère une distinction entre les concepts d’identité-idem, qui implique la permanence d’un noyau de la personnalité dans le temps, et l’identité-ipse, qui échappe à la logique du soi comme relation à l’identique, se constituant dans une dialectique où le soi-même n’advient qu’à travers le passage par l’altérité101. Ainsi, la relation à soi peut être entendue de plusieurs manières – selon, notamment, la présupposition ou non d’un Je substantiel. C’est en ce sens que la relation à soi comme ipséité, mise en scène par Heidegger, contrairement à la pensée logico-métaphysique du sujet, prétend indiquer « ce qui au fond de nous-mêmes, au-delà de toute figuration imparfaitement substantialiste, nous fait “sujet” »102. Si la permanence d’un Je n’est plus la base pour penser « le sujet », la temporalité devient le fil conducteur pour concevoir la relation à soi différemment, sous la forme de l’ipséité. Pour Raffoul, le temps est maintenant le principe même de l’individuation d’une existence « à chaque fois » individuée, à chaque fois « mienne » : « Il n’y a pas d’existence dépourvue d’ipséité, l’exister est à chaque fois un “j’existe”, dans la mesure où l’exister n’est pas la particularisation d’une essence universelle, mais la mise en jeu de l’être à la première personne »103. Par rapport à ce cadre plus ample, Sartre se base sur la conception ek-statique de la temporalité pour concevoir le pour-soi comme ipséité et projet, afin d’échapper à l’idée du sujet comme substance et identité (l’ipséité n’est pas équivalent au Je104). Tel est le sens de l’idée selon laquelle le pour-soi a à être son être, étant donné qu’il ne l’est pas – identité, substance – mais qu’« être soi, c’est venir à soi »105. Le pour-soi se temporalise et ce mouvement de temporalisation est singulier : il est à chaque fois son passé, son présent et son futur et son existence est une éternelle mise en jeu de tout son être. Avoir à être son passé, son présent et son futur révèle la manière dont chaque ek-stase temporelle se donne dans le processus. La présence n’est pas un repos face à l’être qu’il n’est pas mais un double-mouvement de néantisation et de négation interne : le pour-soi présent est la néantisation de l’en-soi qu’il était et la négation de l’en-soi présent qu’il n’est RICŒUR, P. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1996, pp. 12-13. BENOIST, J. « La subjectivité ». In : KAMBOUCHNER, D. (Org) Notions de philosophie, II. Paris : Gallimard, 1995, p. 540. 103 RAFFOUL, F. À chaque fois mien, p. 213. 104 CDG, p. 320. 105 EN, p. 582. 101 102
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pas. Sartre appelle présentification cette négation à chaque fois renouvelé, et appelle fuite ce mouvement temporel « Le pour-soi est présent à l’être sous forme de fuite ; le présent est une fuite perpétuelle en face de l’être »106. La fuite est présentifiante « car en fuyant l’être qu’elle n’est pas, la présence fuit l’être qu’elle était »107. Le futur est l’avoir à être son être du pour-soi au lieu d’être son être sur le mode de l’identification. Pas plus que le présent n’est une succession d’instants, le futur n’est une série homogène et chronologique d’instants à venir, ou, au niveau singulier, un « maintenant » qui n’est pas encore, conformément à la conception traditionnelle du temps que nous avons exposée antérieurement. Mais le futur n’est pas une représentation. Au contraire, quand il est pris comme objet de thèse, il « cesse d’être mon avenir »108. En somme, le futur, tout comme le passé, est mien, selon la caractéristique « à chaque fois mien » de l’avoir à être du pour-soi, la liaison « à chaque fois » du pour-soi avec son futur étant instaurée par la double négation. Enfin, l’ek-stase passée révèle l’était du pour-soi, qui garantit l’insertion de la facticité dans sa relation avec la temporalité. a) Le pour-soi était : être et ne pas être son propre passé Le changement de perspective concernant la temporalité est directement lié à l’insertion de la facticité en tant que structure du pour-soi. Le pour-soi est un projet jeté dans le monde vers ses possibilités et se comprend à partir de cette structure de l’ipséité temporelle. (Dans son vocabulaire, Heidegger écrit : « l’être-jeté est le mode d’être d’un étant qui est à chaque fois lui-même ses possibilités, de telle manière qu’il se comprend dans et partir d’elles (se projette vers elles) »109). L’interrelation de la facticité avec la temporalité ek-statique met en évidence le fait que le changement n’admette plus que nous considérions la spontanéité du pour-soi comme une création ex nihilo. Il y a ici une ambiguïté du texte sartrien, que l’on peut trouver dans l’exemple du joueur qui a décidé d’arrêter de jouer dans L’Être et le Néant. Sartre cherche à y montrer la relation entre la décision passée de « ne plus jouer » et l’action présente du joueur à partir d’une situation spécifique : une fois confronté à la 106 107 108 109
EN, p. 158. EN, p. 161. EN, p. 159. HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 152.
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possibilité de jouer, et poussé situationnellement à le faire, le joueur cherche dans sa décision passée la consistance et la force qui l’empêche de jouer et il appréhende, angoissé, l’inefficacité totale de sa résolution passée. La décision est « toujours là », dit Sartre, mais « figée, inefficace, dépassée du fait même que j’ai conscience d’elle. Elle est moi encore, dans la mesure où je réalise perpétuellement mon identité avec moi-même à travers le flux temporel, mais elle n’est plus moi du fait qu’elle est pour ma conscience »110. C’est justement cette « faiblesse » du passé qui a auparavant amené Sartre à sous-estimer son rôle dans les actions présentes (comme dans La Nausée). Puisque dans L’Être et le Néant, le passé est une structure de la facticité – et donc constitutive du pour-soi –, il ne suffit pas de penser les moments antérieur et actuel par le biais d’une séparation radicale, mais il faut comprendre le mode par lequel ce passé « demeure » dans le pour-soi, bien que ce dernier n’ait pas la même « force » qu’autrefois. Ainsi, à partir de cette affirmation, nous nous demandons exactement comment une décision peut être et ne pas être la résolution antérieure à travers le flux temporel. Sartre montre la relation entre le flux temporel du projet et son passé qu’il n’est pas simultanément avec son exemple du joueur : Ce que le joueur saisit à cet instant, c’est encore la rupture permanente du déterminisme, c’est le néant qui le sépare de lui-même : j’aurais tant souhaité ne plus jouer ; même, j’ai eu, hier, une appréhension synthétique de la situation (ruine menaçante, désespoir de mes proches) comme m’interdisant de jouer. Il me semblait que j’avais ainsi constitué une barrière réelle entre le jeu et moi, et, voici que je m’en aperçois tout à coup, cette appréhension synthétique n’est plus qu’un souvenir d’idée, un souvenir de sentiment : pour qu’elle vienne m’aider à nouveau il faut que je la refasse ex nihilo et librement ; elle n’est plus qu’un de mes possibles, comme le fait de jouer en est un autre, ni plus ni moins. Cette peur de désoler ma famille, il faut que je la retrouve, que je la recrée comme peur vécue, elle se tient derrière moi comme un fantôme sans os, il dépend de moi seul que je lui prête ma chair. Je suis seul et nu comme la veille devant la tentation et, après avoir édifié patiemment des barrages et des murs, après m’être enfermé dans le cercle magique d’une résolution, je m’aperçois avec angoisse que rien ne m’empêche de jouer. Et l’angoisse c’est moi puisque par le seul fait de me porter à l’existence comme conscience d’être, je me fais n’être pas ce passé de bonnes résolutions que je suis111.
Quatre remarques : 1) la préoccupation de l’auteur semble être celle de s’opposer au déterminisme, c’est-à-dire que la relation entre un vécu 110 111
EN, p. 68. Ibid.
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passé et le vécu présent ne peut pas être du type causal ; 2) le vécu passé n’acquiert la valeur de motivation d’un acte qu’à partir de son assomption actuelle par le pour-soi ; 3) cette assomption est décrite comme libre création ex nihilo ; 4) paradoxalement, le pour-soi semble devoir pourvoir ne pas être le passé qu’il est ; et 5) le pour-soi se crée librement étant et n’étant pas son propre passé. Quoiqu’il en soit, nous ne pouvons plus comprendre le pour-soi comme n’étant pas totalement son passé. Si le projet est temporalisation ek-statique, passé, présent et futur font alors partie d’une totalité temporelle qui peut uniquement être décomposée de façon abstraite à des fins d’analyse, comme Sartre le fait dans son chapitre sur la temporalité. La solution proposée dans ce chapitre, afin de rendre compte de la relation du pour-soi en tant que passé qu’il est, consiste à dire que « le pour-soi était son passé ». Dans L’Être et le Néant, Sartre aborde la question de l’être du passé sur trois niveaux : le passé en tant qu’ek-stase qui compose le processus temporisant du pour-soi112 ; le passé comme temps du monde – en tant que structure de la temporalisation même du mode de dévoilement de l’en-soi transcendant113 ; et le passé en tant que structure de la situation du pour-soi114. Ces trois niveaux distincts sont en réalité conçus à partir d’une même dimension ek-statique de temporalisation qui est la structure originaire du mode d’être du pour-soi. Ce n’est que par cette structure qu’il est possible de comprendre le temps du monde115 et le caractère factice de la situation que le pour-soi se trouve depuis toujours inséré dans son existence concrète. Prenons d’abord en charge l’ek-stase passée dans le mode d’être temporel originaire du pour-soi. Sartre présente deux perspectives usuelles sur l’être du passé : la première donne le privilège au présent et présume que lui seul existe tandis que le passé n’est plus ; la seconde attribue l’être au passé, mais seulement en qualité de quelque chose d’isolé, qui perdrait de l’efficacité sans pour autant arrêter d’exister. Outre les problèmes déjà décrits, la première perspective rend difficile à penser le phénomène de la mémoire (comment comprendre la transcendance du présent vers une conscience passée à partir du privilège du présent ?). Mais attribuer de l’être à un passé isolé ne serait pas non plus une solution. Sartre considère que Bergson représente cette seconde perspective, quand il pense qu’un 112 113 114 115
Cf. EN, pp. 143-155 ; pp. 173-177. Cf. EN, pp. 240-245. Cf. EN, pp. 541-549. Que nous aborderons, dans notre dernière partie, comme « fantôme ».
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événement passé peut cesser d’agir, bien qu’il demeure « à sa place, à sa date, pour l’éternité »116 ; il l’assimile en cela à la « conscience populaire », qui dirait qu’un événement passé continue d’exister « en arrière », vidé de la « force du présent ». Il en découle que même en attribuant l’être au passé, celui-ci se retrouve dissocié de l’ek-stase « présent », comme type d’existence autonome. La conception husserlienne des rétentions n’échappe pas à cette logique selon Sartre, car elle établit également une permanence et une autonomie métaphysique des consciences passées par rapport aux présentes. Attribuer ou non l’être au passé révèle des présupposés implicites dans la conception du présent qui, si on le prend séparément de son passé, ne peut être compris que comme une somme d’instants, en accord avec la conception instantanéiste de la temporalité. Sartre conclut : « Que le passé soit, comme le veulent Bergson et Husserl, ou ne soit plus, comme le veut Descartes, cela n’a guère d’importance si l’on a commencé par couper les ponts entre lui et notre présent »117. Comme nous pouvons l’entrevoir dans ces critiques, les ponts entre le passé et le présent ne peuvent pas être coupés, sous peine de retomber dans des conceptions métaphysiques du privilège de la présence et dans la conception instantanéiste du temps. Ainsi, il y a bien entre eux un autre mode de liaison que la relation externe (en ce sens, la métaphore du pont n’est pas appropriée, car elle indique un mode de liaison entre deux instances autonomes et indépendantes, entre deux modes d’être en-soi). Ce mode doit être celui de relations internes qui unissent de façon synthétique la structure globale de la temporalité. Donc, le pour-soi, au lieu « d’avoir un passé », comme on dit communément, révélant une relation de possession, « a à être son propre passé », ce qui indique une relation d’être. Nonobstant, le fait d’être un passé peut également être mal interprété si au lieu de respecter « l’hétérogénéité entre le passé et le présent »118 on établit entre eux une équivalence. La relation ontologique qui lie les ek-stases passée et présente consiste en la néantisation de soi, qui se caractérise au mieux par la conjugaison du verbe être à l’imparfait de l’indicatif : était. Le mode temporel était se caractérise par le fait d’être un intermédiaire entre le passé et le présent dans la mesure où il « n’est lui-même ni tout à fait présent ni tout à fait passé »119 ; il indique justement la loi ontologique du pour-soi d’être son propre passé, dans la 116 117 118 119
EN, EN, EN, EN,
p. p. p. p.
144. 145. 180. 150.
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synthèse originaire des ek-stases passée, présente et future. Être son propre passé renvoie aussi à la spécificité de la relation interne qui se réalise par le mode était qui est celui d’avoir à être son passé plutôt que d’avoir un passé. Le pour-soi est responsable de son passé au sens où il a à être à chaque fois le sien, car son existence est en jeu à chaque fois, où le passé est la structure ontologique constitutive, aboutissant au fait que le « passé n’est justement que cette structure ontologique qui m’oblige à être ce que je suis par-derrière. C’est là ce que signifie “était” »120. En d’autres termes, le mode de temporalisation du pour-soi a pour corollaire qu’il doive être à chaque fois son passé (tout comme son futur) sur le mode était, que Sartre exprime de façon figurative comme « être par-derrière ». Ce caractère d’être à chaque fois du poursoi, d’être un être dont l’être est en jeu dans son propre être, implique un mise en jeu du passé qu’il était. Cela révèle également deux caractéristiques fondamentales de cet aspect de la temporalité, à savoir une ouverture et une fermeture : Le passé que je suis, j’ai à l’être sans aucune possibilité de ne l’être pas. J’en assume la totale responsabilité comme si je pouvais le changer et pourtant je ne puis être autre chose que lui. Nous verrons plus tard que nous conservons continuellement la possibilité de changer la signification du passé, en tant que celui-ci est un ex-présent ayant eu un avenir. Mais au contenu du passé en tant que tel je ne puis rien ôter ni ajouter. Autrement dit le passé que j’étais est ce qu’il est ; c’est un en-soi comme les choses du monde. Et le rapport d’être que j’ai à soutenir avec le passé est un rapport du type de l’en-soi. C’est-à-dire de l’identification à soi121.
La fermeture se caractérise par le processus de métamorphose du devenir passé – qualifié de passéification – associant le passé au mode d’être en-soi. Dans ce contexte, tout ce que le pour-soi est équivaut à ce qu’il fut, c’est-à-dire qu’il y a une objectivation dans l’en-soi du mode d’être du pour-soi, à laquelle il échappe par la néantisation de son être. Comme nous le verrons à propos de la structure de la facticité, le pour-soi est néantisation de l’en-soi qu’il est – c’est pour cela que la temporalité prend l’aspect d’une fuite – et cette néantisation est précisément ce qui empêche que le pour-soi soit une chose, sur le mode de l’identité : « Le pour-soi ne peut être qu’en échappant à l’être qu’il est et cette fuite du 120 EN, p. 153. Et c’est pour cela que la décision que doive être reprise ex nihilo dans l’exemple du joueur n’est pas proprement passée, mais une nouvelle décision – hantée par son passé – face à la décision précédente qui apparaît maintenant comme thèse pour la conscience, d’où son inconsistance de n’avoir plus la « force du vécu ». 121 EN, p. 151.
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néant devant l’en-soi constitue la temporalité »122. La description de ce mode d’être comme ce qui « est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est » montre le processus de néantisation de l’être qui le caractérise et qui fait que le présent est la néantisation de l’être qu’il est, ce qui revient à dire que le pour-soi est son passé sur le mode du ne pas être. Si le néant ne peut qu’être néantisation de l’être, cet acte négatif que le pour-soi est se caractérise justement par la néantisation du passé. C’est-à-dire qu’à chaque fois, le pour-soi néantise son passé comme passé de son présent : « En ce sens, tout présent se donne comme passé nié, mon présent c’est la négation de ce que je suis »123. De la responsabilité d’avoir à être son passé découlent alors une fermeture et une ouverture : la fermeture dans l’en-soi et l’ouverture de la temporalité – néantisation de l’en-soi – ; outre la possibilité de choisir à chaque fois la signification du passé qui est en jeu dans ce processus124. Le processus temporel de choisir à chaque instant est structuré par l’être en-soi du passé parce que c’est sur ce dernier que la néantisation a de l’incidence. Ainsi, il n’est pas possible, à moins que l’on ait recours à la mauvaise foi, de « se désolidariser » de son propre passé. À ce sujet, la négation d’être qui caractérise le pour-soi (néantisation) diffère de la négation au sens de ne pas assumer et de ne pas se responsabiliser pour quelque chose, dans ce cas pour son passé. Cette deuxième description correspondrait à ce que Sartre considère être une négation de mauvaise foi, qui se traduit dans l’idée selon laquelle le pour-soi « n’est pas ce qu’il était », à l’intérieur d’une conception du temps où « le passé n’est plus ». La négation au sens de néantisation, au contraire, est l’assomption du passé, « jamais négation sans racines »125. Le pour-soi ne peut exister qu’en tant que processus de néantisation 122 CDG, p. 499. Nous citons les analyses du carnet XI des Carnets de la drôle de guerre où les développements sur la temporalité (pp. 495-496) sont en adéquation avec ceux L’Être et le Néant. 123 CDG, p. 499. 124 Bento Prado Jr. résume bien et en peu de mots cette fermeture de la passéification, dans sa relation avec l’ouverture de la transformation de la signification du passé : « Mes gestes passés s’inscrivent définitivement dans l’univers des objets. Mon présent vécu, en devenant passé, se cristallise et se dote de l’inertie de l’extériorité. Mon histoire actuelle peut – par le biais du jeu de l’illusion rétrospective – lui faire changer de signification, sans jamais éteindre son effectivité ». [Os meus gestos passados inscreveram-se definitivamente no universo dos objetos. O meu presente vivido, ao tornar-se passado, cristaliza-se e ganha a inércia da exterioridade A minha história atual pode – através do jogo da ilusão retrospectiva – transformar-lhe a significação, sem nunca apagar a sua efetividade.] PRADO JR., B. Presença e campo transcendental. Consciência e negatividade na filosofia de Bergson. São Paulo : Edusp, 1989, p. 104. (traduction libre) 125 EN, p. 238.
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à chaque moment de tout ce qu’il est, dans une conception du temps où le passé est la structure de l’existence même. Il en découle une tension entre l’ouverture et la fermeture du mode du pour-soi : d’être en même temps son passé – l’impossibilité de ne pas être – et l’impossibilité de l’être sous le mode de l’identification. En dépit du fait que le mode d’être du pour-soi avec son passé soit une relation d’identification, la réalisation de cette opération n’est pas possible. Dans la mesure où le processus temporel de néantisation de soi qui caractérise le pour-soi est une fuite incessante qui empêche l’identification à soi. Pour mettre en évidence l’aspect de la tension entre ne pas pouvoir n’être pas son passé et ne pas pouvoir l’être comme être en-soi, Sartre utilise le terme de solidarité envers le passé. Dans le premier cahier des Carnets, qui date d’octobre 1939 – c’està-dire d’avant son changement en direction de l’historicité l’année suivante –, Sartre décrit exactement ce qui postérieurement pourrait être qualifié de mauvaise foi, ici nommé refus de « solidarité avec soimême » : Il m’est arrivé, après avoir eu des torts, dans une dispute, de les reconnaître volontiers et de m’étonner profondément ensuite en voyant que mon interlocuteur, malgré cet aveu, m’en voulait encore. J’avais envie de lui dire : « Mais, voyons, ça n’est plus moi ; ça n’est plus le même ». Certainement c’est ce qui me rend si évidente ma théorie de la liberté, qui est en effet une manière de s’échapper à soi-même, à tout instant. Jamais je n’ai de remords. […] Et si, devant autrui, j’assume la responsabilité de mes actes – et cela du moins, j’en suis sûr, je le fais toujours – c’est avec l’impression de payer généreusement pour un autre126.
Le manque de solidarité avec ce que le pour-soi fut amène implicitement une façon de concevoir la durée. Cette relation est constatée ici à partir d’un plan réflexif, qui est le moment où la conscience nue « juge » son homme, comme si c’était une relation avec l’autre. La phrase : « Mais voyons, ça n’est plus moi ; ça n’est plus le même » nous renvoie à la spontanéité de la conscience de La Transcendance de l’Ego, qui à chaque instant produisait une existence nouvelle (création ex nihilo) et ce n’est pas par hasard si dans ce texte Sartre reprend la formule de Rimbaud « Je est un autre »127. Il s’agissait alors d’une existence nouvelle à chaque instant, désolidarisée de son passé, à chaque instant autre, comme n’étant pas son passé. La modification de la conception de la temporalité, qui 126 127
CDG, p. 234. TE, p. 127.
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permet les nouvelles élaborations autour du thème dans L’Être et le Néant, a justement à voir avec l’incarnation du pour-soi dans son historicité et avec l’impossibilité de ne pas être son propre passé128. Mais cela ne signifie pas que les positions antérieures soient entièrement rejetées : la spontanéité comme manière d’être de la durée se maintient, bien que cette action de se créer soi-même ne soit désormais plus comprise comme une sorte de détachement du passé. Dire que le pour-soi n’est plus son passé, c’est concevoir une séparation entre le passé et le présent comme s’ils étaient des instances indépendantes et non des structures interconnectées. Sur la base de ces prémisses, comme nous l’avons vu, dire que le pour-soi n’est pas son passé, c’est être de mauvaise foi. Cependant, la tension du était a également montré qu’il n’est pas possible de dire qu’il est son passé : « me perdre en lui sous la forme de l’identification : ce qui m’est refusé par essence »129. Il nous semble qu’au lieu de prendre les positions antérieures comme étant dépassées après le changement de perspective temporelle, nous pouvons dire qu’elles sont constitutives de la tension même « d’être ce qu’on n’est pas et ne pas être ce que l’on est ». Tout se passe comme si la question du « ça n’est plus moi » ; à « n’est plus le même » avait été mal posée, comme si Sartre ne disposait pas encore des ressources nécessaires pour décrire sur quel mode il n’est plus le même. L’une des clés du changement de sa pensée en ce sens semble provenir de la position hégélienne selon laquelle « l’essence, c’est ce qui a été » (Wesen ist was gewesen ist)130, à partir de laquelle 128
Dans L’Être et le Néant, l’idée de « manque de solidarité avec le passé » s’exprime comme l’une des manières choisies par le pour-soi de faire face à son propre passé, dont le sens se trouve lié à un projet de progrès : « Si, dans une perspective fondamentale que nous n’avons pas à déterminer encore, un de mes principaux projets est de progresser, c’est-à-dire d’être toujours et coûte que coûte plus avancé dans une certaine voie que je ne l’étais la veille ou l’heure d’auparavant, ce projet progressif entraîne une série de décollements par rapport à mon passé. Le passé, c’est alors ce que je regarde du haut de mes progrès, avec une sorte de pitié un peu méprisante, c’est ce qui est strictement objet passif d’appréciation morale et de jugement – “comme j’étais sot, alors !” ou “comme j’étais méchant !” –, ce qui n’existe que pour que je m’en puisse désolidariser. Je n’y entre plus ni ne veux plus y entrer. Ce n’est pas, certes, qu’il cesse d’exister, mais il existe seulement comme ce moi que je ne suis plus, c’est-à-dire cet être que j’ai à être comme moi que je ne suis plus. Sa fonction est d’être ce que j’ai choisi de moi pour m’y opposer, ce qui me permet de me mesurer. Un pareil pour-soi se choisit donc sans solidarité avec soi, ce qui veut dire, non qu’il abolit son passé, mais qu’il le pose pour ne pas être solidaire avec lui, pour affirmer justement sa totale liberté (ce qui est passé est un certain genre d’engagement vis-à-vis du passé et une certaine espèce de tradition). EN, pp. 548-549. (nous soulignons) 129 EN, p. 154. 130 Sartre traduit Wesen ist was gewesen ist par « l’essence, c’est ce qui a été » dans les Carnets (CDG, p. 496) et dans L’Être et le Néant (p. 155), bien qu’à d’autres moments
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Sartre affirme que « tout jugement que je porte sur moi est déjà faux quand je le porte, c’est-à-dire que je suis devenu autre chose »131. C’est en ce sens qu’il associe l’« essence » au passé : « mon essence est au passé, c’est sa loi d’être »132. Cette modification est fondamentale pour comprendre la durée, qui correspond au « passage » du pour-soi présent au passé (que Sartre appelle la passéification) à travers lequel le pour-soi se transforme vers le mode d’être en-soi. « Le passé se donne, conclut Sartre, comme du pour-soi devenu en-soi »133. Ainsi tout ce que le poursoi peut dire qu’il est, ne peut être que passé : « le passé c’est ce que je suis sans pouvoir le vivre. Le passé, c’est la substance. En ce sens le cogito cartésien devrait se formuler plutôt : “Je pense donc j’étais” »134. Nonobstant, nous ne pouvons pas comprendre le passé que le pour-soi est en tant qu’un « en-soi qu’il fut », puisque le pour-soi n’est jamais en-soi. Dire que le passé est en-soi n’a de sens que si le passé est compris à partir du processus de modification qui a lieu dans le mode d’être du pour-soi qui devient passé ; le passé est un en-soi seulement pour un pour-soi qui ne peut jamais être en-soi. Dans le cas contraire, nous retombons sur le problème identifié par Sartre dans la perspective héraclitienne du devenir qui insiste uniquement sur ce que je ne suis déjà plus ce que je dis être. Sans doute, tout ce qu’on peut dire que je suis, je ne le suis pas. Mais c’est mal dit d’affirmer que je ne le suis déjà plus, car je ne l’ai jamais été, si on entend par là « être en soi » ; et d’autre part il ne s’ensuit pas non plus que je fasse erreur en disant l’être, puisqu’il faut bien que je le sois pour ne pas l’être : je le suis sur le mode du « étais »135.
Le mode du était signifie justement la synthèse des ek-stases temporelles qui fait que le passé est un en-soi néantisé par le pour-soi présent en direction du futur. Sartre décrit ce processus de temporalisation en termes de fuite et de poursuite. Comme nous l’avons mentionné, la fuite il le traduise par « être c’est avoir été » (EN, p. 541). Selon Simont dans une note des Carnets, (CDG, p. 1461, n.66), la source de Sartre est probablement Kierkegaard, qui cite la même phrase dans Le concept de l’angoisse. Quoiqu’il en soit, Simont nous indique la citation originale de Hegel dans Science de la Logique, en rajoutant le passage suivant, ce qui rend l’idée plus claire : « La langue a conservé dans le verbe sein le Wesen dans le participe passé gewesen; car l’essence est l’être passé, mais intemporellement passé ». Ibid. 131 EN, p. 151. 132 EN, p. 155. 133 EN, p. 154. 134 Ibid. 135 EN, p. 153. (nous soulignons)
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est le mode d’être de la présence du pour-soi, en tant que fuite de la force d’objectivation de la passéification. Mais, elle est en même temps poursuite de la complétude du Soi136, qui est le sens de l’ek-stase future. Le projet temporisateur du pour-soi, dont la « présence fuit l’être qu’elle était »137, acquiert ce sens de fuite d’une fixation dans l’identité de l’ensoi, qui n’arrive qu’avec la mort. Tout se passe comme si le pour-soi était la fuite de la mort, car dans cet événement contingent et absurde, il cesse d’être néantisation de l’être et est absorbé par l’objectivation totale de l’être en-soi. En d’autres termes, le pour-soi qui devait être son être à chaque fois perd son ouverture et est finalement absorbé par l’identité qui le transforme en tout ce qu’il fut, en pur passé. C’est le sens que Sartre entrevoit dans la phrase d’André Malraux, citée plusieurs fois : « la mort transforme la vie en destin »138. Seule la mort amène à terme l’« être en question » – également caractérisé comme être en sursis – propre au mode d’être de la liberté. Si le pour-soi cesse d’être fuite, l’en-soi passé se complète et alors « par la mort le pour-soi se mue pour toujours en en-soi dans la mesure où il a glissé tout entier au passé »139. En ce sens, à l’inverse du Dasein heideggérien, le pour-soi n’est pas un être-pour-la-mort mais son mouvement temporalisant est au contraire fuite de la mort, dans le sens ou il est toujours en passe d’être rattrapé par le passé et transformé en tout ce qu’il fut. Avec Sartre et contre Heidegger, Ricœur aussi dit que la mort signifie « l’interruption de notre pouvoir-être plutôt que […] sa possibilité la plus authentique »140. La mort est dans cette optique un événement contingent qui ne peut d’aucune façon être « intériorisée » par le projet, comme si elle était l’un de ses possibles ou une structure existentielle. Fait contingent et absurde, la mort ne peut pas être attendue, elle ne peut pas être mienne, individualisée. Contre l’argument heideggérien selon lequel « personne ne peut mourir pour moi », Sartre s’oppose à l’idée de faire d’elle « cet événement personnalisé et qualifié qu’on peut attendre »141, c’est-à-dire que la mort ne peut pas être une structure du projet, ne peut pas être un élément d’individualisation142. C’est pour cela qu’elle ne peut pas être attendue, 136 À chaque fois que le « soi » signifie la complétude du pour-soi, synonyme de valeur, pour-soi-en-soi et Dieu, nous utiliserons la majuscule. 137 EN, p. 161. 138 Cf. par exemple : EN, p. 585. 139 EN, p. 150. 140 RICŒUR, P. Temps et récit III, p. 101. 141 EN, p. 579. 142 Sartre semble censurer une espèce de « subjectivation de la mort » chez Heidegger. Son argument est long et nous ne le développerons pas ici.
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étant donné qu’à l’inverse elle est l’inespéré par excellence, elle est de l’ordre de l’imprévisible : « précisément le propre de la mort, c’est qu’elle peut toujours surprendre avant terme ceux qui l’attendent à telle ou telle date »143, dit Sartre. La mort ne structure pas le projet exactement parce qu’elle est l’événement métaphysique de l’anéantissement de tous les projets ; elle ne peut pas être « attendue » car c’est elle-même qui confère le caractère d’absurdité à toute attente. Il s’agit donc d’un fait de l’ordre de l’extériorité qui atteint le pour-soi en son être et le transforme en extériorité pure : « La mort est un pur fait, comme la naissance ; elle vient à nous du dehors et elle nous transforme en dehors. Au fond, elle ne se distingue aucunement de la naissance, et c’est l’identité de la naissance et de la mort que nous nommons facticité »144. La mort, la naissance et le passé sont donc de l’ordre de la facticité du pour-soi. Cependant, les deux premiers sont des événements qui ont lieu de façon externe, alors que le passé est la facticité de l’en-soi luimême, qui est la néantisation interne de son être. La mort et la naissance sont justement des événements contingents que le pour-soi assume comme facticité. Comme nous le verrons plus bas, la structure immédiate de la facticité consiste précisément dans l’en-soi que le pour-soi est en tant que néantisation et le passé est l’une des figures de l’en-soi que le pour-soi néantise dans le processus temporalisant, dans ce cas sous le mode était. C’est en ce sens que « facticité et passé sont deux mots pour désigner une seule et même chose. Le Passé, en effet, comme la Facticité, c’est la contingence invulnérable de l’en-soi que j’ai à être sans aucune possibilité de ne l’être pas »145. Le fait que le pour-soi ait tel ou tel passé est une donnée contingente, en dépit du fait que les significations de son passé soient en jeu à chaque fois. Enfin, le fait que le passé soit tout ce que le pour-soi fut – ce qu’il néantise comme fuite de la contingence – peut nous faire envisager la naissance du pour-soi comme une sorte de moment initial « sans passé ». Si cela était possible, le passé ne serait pas une de ses structures ontologiques. Dans cette ligne d’interprétation, notre tendance serait de comprendre ce processus de fuite du pour-soi comme une durée linéaire, comme quelque chose qui se solidifie constamment par-derrière. Sartre lui-même fait place et droit à cette interprétation dans la mesure où il utilise justement les termes « par-derrière », « fuite » et « poursuite » 143 144 145
EN, p. 581. EN, p. 590. EN, p. 154.
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pour faire référence au passé, en direction du futur « qu’il n’est pas encore ». Toutefois, s’il en était ainsi, nous retomberions sur le problème de l’instantanéisme où seul le présent existe, reléguant le passé à un mode de ce « qui n’est plus » et le futur à « ce qui n’est pas encore ». Pour cette raison, la naissance, événement absurde et contingent, est plus un problème métaphysique qu’ontologique146, c’est-à-dire que dès que le pour-soi naît, le passé, le présent et le futur sont constitutifs de son mode d’être. Le projet d’être, qui est la structure temporelle du pour-soi, existe depuis toujours comme néantisation de la facticité et fuite de la contingence.
b) La « durée » sartrienne ou le processus de métamorphose Inspiré par la distinction kantienne entre l’ordre et le cours du temps, Sartre se propose d’élaborer une statistique et une dynamique de la temporalité. Un « ordre » du temps en dehors de son « cours » constituerait une temporalité instantanéiste sur le mode de l’en-soi, où les différents temps d’un ordre de l’« avant » et de l’« après » ne seraient pas envisagés à travers les relations internes de la néantisation du pour-soi, mais comme moments isolés d’une succession. La dynamique de la temporalité est donc l’analyse de la temporalité originelle, processus temporalisant qualifié de métamorphose. Les analyses de ce processus cherchent à rendre compte de la question de la durée, au sens d’un processus qui inclut la dynamique du devenir, à travers lequel le pour-soi présent devient passé et sur la base duquel nous pouvons comprendre ce que voudrait dire le « surgissement » d’un nouveau présent. C’est à partir de ce processus originaire que nous pourrons comprendre la succession (ordre de l’avant et de l’après), le changement et la permanence. La dynamique temporisatrice est la synthèse promue par les relations internes du pour-soi : « la temporalité n’est pas, mais le pour-soi se temporalise en existant »147. L’être projectif du pour-soi est une unité temporelle composée de multiples dimensions de néantisation. C’est une multiplicité de manières d’être instaurées par la « force dissolvante »148 de la temporalité ayant une incidence sur le mode d’être de l’identité. Le pour-soi est le mode d’être ambigu de la simultanéité entre cohésion et 146 147 148
EN, p. 174. EN, p. 172. EN, p. 171.
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dispersion, comparé au mouvement de la « diaspora »149 du peuple juif. Le pour-soi est diasporique, au sens où « il faut toujours chercher la signification d’une dimension temporelle ailleurs, dans une autre dimension […] c’est la nécessité de réaliser la diaspora en se faisant conditionner là-bas, dehors, dans l’unité de soi »150. On ne peut pas considérer la relation entre la multiplicité de la néantisation et l’unité temporelle projective du pour-soi comme l’équivalent du rapport entre une multiplicité du changement et la permanence. C’est ce que fait Leibniz quand il dit que « le changement implique de soi la permanence », et du changement qu’il est la « subsistance d’un élément permanent à côté de ce qui change »151 – associant la temporalité au changement, et donnant la permanence pour un élément atemporel traversé par le temps. Mais alors l’unité de la permanence et du changement doit être donnée par un troisième terme, qui ne saurait être qu’une unité extérieure aux termes. Pour éviter cette multiplication d’entités externes au temps pour l’expliquer, Sartre veut trouver dans son modèle ekstatique de la temporalité une relation interne, une relation d’être : « cette unité d’être revient à exiger que le permanent soit ce qui change ; et, par là, elle est ek-statique par essence ; en outre elle est destructrice du caractère d’en-soi de la permanence et du changement »152. C’est à ce moment là seulement qu’est pris en charge le problème de l’unification, qu’il n’avait que peu entrepris depuis La Transcendance de l’Ego (où Sartre, ayant exclus toute possibilité de rôle unificateur pour l’Ego, n’a pas cherché à conceptualiser autrement de mouvement autounificateur de la conscience). Dans la perspective de la temporalité ek-statique, l’unification est donnée par le processus temporalisant lui-même, en tant que néantisation de l’en-soi, ayant à être son futur et son passé. Le mouvement temporalisant n’est pas la multiplicité d’une unité déjà donnée – la permanence – mais un processus interunifié par les relations internes qui fait que tout changement doit être changement global, c’est-à-dire métamorphose du « tout entier à la fois, forme et contenu […], changement pur et absolu qui peut fort bien d’ailleurs être changement sans rien qui change et qui est la durée même »153. La durée étant donnée pour métamorphose d’être, c’est la permanence qui devient le problème à expliquer : 149 150 151 152 153
EN, EN, EN, EN, EN,
p. p. p. p. p.
172. 238. 178. 178. 179.
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Le recours à la permanence pour fonder le changement est d’ailleurs parfaitement inutile. Ce qu’on veut montrer c’est qu’un changement absolu n’est plus à proprement parler un changement, puisqu’il ne reste plus rien qui change – ou par rapport à quoi il y ait changement. Mais en fait il suffit que ce qui change soit sur le mode passé son ancien état pour que la permanence devienne superflue ; en ce cas, le changement peut être absolu, il peut s’agir d’une métamorphose qui atteigne l’être tout entier : il ne s’en constituera pas moins comme changement par rapport à un état antérieur qu’il sera au passé sur le mode du « était »154.
Si la permanence et le changement présentent une conception en-soi du temps par rapport à la durée, alors c’est par cette dernière qu’il faut entreprendre les problèmes de la succession et de l’ordre du temps. L’ordre relève du caractère d’irréversibilité du temps, qui correspond au fait que la succession institue une distance et une séparation. Que ce soit comme mesure pratique (quand, par exemple, nous disons qu’une ville est à une demi-heure de l’autre, ou que nous avons besoin de trois jours pour faire un travail) ; ou que ce soit en tant que mesure de séparation du pour-soi présent de son futur ou passé : ce qu’il fut avant et ce qu’il sera d’ici quelques années. La perspective traditionnelle de compréhension de l’ordre du temps – sa dimension de succession entre un « avant » et un « après », séparés ou distants – est celle de l’instantanéisme. Sartre critique cette conception du temps en comparant Descartes, Proust, et des psychologues empiristes et associationnistes. Le premier conçoit des instants juxtaposés et sans communication, et Proust demeure dans un questionnement de même ordre, se demandant « comment son Moi peut passer d’un instant à l’autre »155. Ce type de position, qui englobe aussi les psychologues, se base sur la conception de l’instant comme atome temporel – en soi-même intemporel – qui passe d’un moment temporel à l’autre selon l’ordre de la succession. Pour Sartre, il est impossible d’avoir une idée correcte de la succession si chaque instant est considéré comme un en-soi isolé, antérieur et postérieur étant des concepts essentiellement relatifs. Même si cet ordre était donné par un témoin, il nous faudrait quand même poser le problème de la temporalité de ce témoin, car il ne pourrait pas l’établir à partir d’une position extérieure au temps, comme étant un point « extratemporel ». Selon Sartre, cette solution est celle de Descartes (via Dieu) et de Kant (via Je pense et ses formes d’unité synthétiques) : « De toute façon c’est un intemporel (Dieu ou Je pense) qui est chargé de pourvoir des intemporels (les instants) de leur 154 155
Ibid. EN, p. 166.
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temporalité. La temporalité devient une simple relation externe et abstraite entre des substances intemporelles : on veut la reconstruire toute entière avec des matériaux a-temporels »156. Nous avons vu que, inspiré par les analyses heideggériennes d’Être et Temps, Sartre est d’accord sur le fait que la temporalité ek-statique ne produit pas de nouveaux étants mais qu’elle se temporalise, ce qui veut dire que la durée ne se donne pas par une unité qui est imposée du dehors par un intemporel, mais qu’elle est le mode d’être diasporique du pour-soi lui-même. L’« avant » et l’« après » ne sont intelligibles qu’à partir de relations internes du pour-soi et toute antériorité et toute postériorité font seulement sens quand il y a relation. C’est donc bien en prenant l’ordre et le cours du temps à partir du mode d’être ek-statique du pour-soi que l’on peut comprendre la conception sartrienne de la durée, comme processus de métamorphose. * Le phénomène du devenir temporel est un processus de modification globale du pour-soi où les trois ek-stases passée, présente et future sont « également touchées »157 par des relations internes. La métamorphose est le processus temporel dans lequel le pour-soi présent (l’ek-stase présente) subit une modification de passéité en devenant passé de façon concomitante au surgissement d’un nouveau présent. Le risque d’interprétation de ce processus est justement l’adoption de la conception instantanéiste du temps, à l’intérieur de laquelle ce passage aurait lieu entre des instants isolés entre eux, privilégiant nécessairement le présent. Si la temporalité n’est pas mais se temporalise et si toutes les ek-stases subissent la métamorphose – puisque la modification est toujours globale de sorte qu’on ne puisse pas les isoler – la modification de passéité et le surgissement d’un nouveau présent exigent une analyse du passé, du présent et du futur à partir de cette modification. En devenant passé, le pour-soi présent subit une modification de passéité qui implique une modification des trois ek-stases : le passé de ce présent devient passé d’un passé (que Sartre qualifie également de passé plus-que-parfait) ; le présent devient présent passé de ce passé ; le futur devient futur d’un passé ou futur antérieur158. Comme nous l’avons mentionné, le passé existe sur le mode d’être de l’en-soi et le 156 157 158
EN, p. 168. EN, p. 180. EN, p. 180.
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présent comme fuite. Ensuite, par le biais de la modification de passéité, le pour-soi présent se transforme en passé, subissant une altération du mode d’être de la fuite – pour-soi – vers le mode d’être de l’identité – en-soi –, de façon que la modification « expulse » le néant en remplissant la fissure qui empêchait l’identité, complétant l’appréhension du pour-soi par l’être. Le pour-soi « ex-présent », étant présent de son passé, rejoint le bloc de tout ce que le pour-soi était, mais comme un présent qu’il fut, une ex-présence face à un monde ex-présent dans lequel le pour-soi était. Selon les mots de Sartre : Ce que j’étais, je l’étais au milieu du monde, à la manière des choses, à titre d’existant intramondain ; […] comme présence passée à un état passé du monde […] le pour-soi tombant au passé comme ex-présence à l’être devenue en-soi devient un être « au-milieu-du-monde » et le monde est retenu dans la dimension passée comme ce au milieu de quoi le pour-soi passé est en soi159.
Le présent-passé, ou ex-présent, se coagule à l’en-soi passé de façon à maintenir sa caractéristique d’ex-présence au monde, c’est-à-dire qu’il est ex-fuite pétrifiée dans l’en-soi. Le passé du pour-soi ex-présent quant à lui ne subit pas cette transformation en en-soi puisqu’il l’était déjà. Il cesse d’être l’en-soi néantisé par l’ex-présent pour être l’en-soi néantisé par le nouveau présent, devenant en même temps homogène avec le pour-soi ex-présent qui est devenu passé. Il en découle que tous deux deviennent, en bloc, néantisés par le « nouveau » présent. Mais que pourrait signifier un « nouveau » présent ? D’où vient-il et pourquoi se produit-il ? Il faut comprendre le passage de la perspective instantanéiste de La Transcendance de l’Ego, à la conception ek-statique pour bien entendre ce qu’est la spontanéité pour Sartre. L’Être et le Néant tient encore la spontanéité pour un mode d’être du pour-soi, non plus impersonnellement comme pure création ex nihilo, mais comme néantisation du pour-soi de son être. C’est pourquoi nous affirmons que ce nouveau contexte interdit, contrairement à ce que prétend la critique merleau-pontyenne, de parler encore de production ex nihilo. Ainsi, quand Sartre dit que « C’est la nécessité pour l’être, quel qu’il soit, de se métamorphoser tout entier à la fois, forme et contenu, de s’abîmer dans le passé et de se produire, à la fois, ex nihilo, vers le futur »160, le surgissement d’un « nouveau » présent ne peut jamais être un surgissement « du rien », car 159 160
EN, p. 182. EN, p. 179.
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la néantisation est toujours néantisation d’être. La spontanéité se caractérise justement par une néantisation incessante de son être même (Sartre déclarant qu’il n’y a de différence que terminologique entre le pour-soi et la spontanéité161). En contraste avec son article sur l’Ego, dans L’Être et le Néant, l’auteur soutient, en ce qui concerne le surgissement d’un nouveau présent, qu’il « faut se garder d’y voir l’apparition d’un être neuf »162. Ce qui caractérise le présent comme nouveau, c’est alors la fuite de son passé. Cependant, la spontanéité demeure autoproductive, au sens où rien ne peut la créer ou la produire de l’extérieur. Pour Sartre comme pour Husserl, la dynamique temporelle ne provient pas d’une entité étrangère à la conscience, mais est production d’elle-même. La différence entre les deux, observe Gerhard Seel, tient à ce que la spontanéité sartrienne intègre l’idée de néantisation, qui est le facteur qui distingue l’autoproduction du pour-soi d’une creatio ex nihilo : « [Sartre] voit dans le présent qui ne cesse de surgir une néantisation constamment nouvelle du passé, donc non pas un nouvel être, mais une nouvelle néantisation »163. La temporalité englobe ainsi de multiples négations. La modification de passéité néantise les ek-stases présentes en les métamorphosant en passé ; le nouveau présent est néantisation-fuite de l’en-soi passé et négation interne de l’en-soi transcendant, double négation à partir de laquelle la conscience « naît », conformément à la preuve ontologique. Reste à analyser la métamorphose de l’ek-stase futur qui a lieu à partir de la modification de passéité, qui est le moment où le futur, qui jusqu’alors était de ce présent, devient un futur-passé ou un futur antérieur. La passéité est le devenir passé du présent dont le futur devient le futur-passé du présent-passé. Il semble important de comprendre que le futur se passéifiant passe dans l’en-soi sans perdre son caractère de futur164. Par rapport au futur, deux types de relations s’instaurent avec le « nouveau » présent : le futur comme futur immédiat et le futur comme futur lointain. Le futur immédiat est la relation du « nouveau » présent avec l’ex-présent, dans le sens où le présent actuel se transforme immédiatement en futur pour le présent qui est passé. L’exemple que Sartre donne est celui d’une attente qui a été réalisée : « Ce que j’attendais, le 161 Sartre place sur le même plan le pour-soi et la spontanéité, en soulignant qu’il s’agit d’une question de langage : la spontanéité serait un terme « plus familier pour le lecteur » que le terme pour-soi. EN, p. 184. 162 EN, p. 182. 163 SEEL, G. La dialectique de Sartre. Lausanne : L’âge d’Homme, 1995, p. 181. (Trad. E. Müller, P. Muller, & M. Reinhard). 164 EN, p. 181.
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voici »165. Ainsi, nous comprenons que quand l’ex-présent était présent, il y avait une attente de quelque chose qui se réaliserait dans le futur. Après la modification du présent en passé, l’attente s’est réalisée et c’est uniquement dans une relation avec l’ex-présent que cette réalisation peut être comprise comme un futur antérieur qui s’est succédé. Néanmoins, cela ne veut pas dire que le « nouveau » présent réalise le futur antérieur de l’ex-présent de façon à coïncider avec ce qui était attendu dans le futur, ce qui serait un type de déterminisme des événements. Au contraire, Sartre cherche à souligner le caractère d’irréalisation du futur antérieur, qu’il exprime comme étant un idéal qui demeure coprésent avec le « nouveau » présent : « le futur primitif n’est point réalisé : il n’est plus futur par rapport au présent, sans cesser d’être futur par rapport au passé. Il devient le coprésent irréalisable du présent et conserve une idéalité totale […]. Il demeure futur idéalement coprésent au présent, comme futur irréalisé du passé de ce présent »166. L’impossibilité de réalisation du futur de l’ex-présent dans le « nouveau » présent révèle une « déception ontologique »167 parce que le futur immédiat est une modification du futur de l’ex-présent par rapport au nouveau présent, ou, si l’on veut, il est le caractère d’idéalité en coprésence avec le « nouveau » présent du futur antérieur qu’il devait être. Dans les mots de Sartre : « Le futur tout entier du pour-soi présent tombe au passé comme futur avec ce pour-soi lui-même. Il sera futur passé d’un certain pour-soi ou futur antérieur. Ce futur ne se réalise pas. Ce qui se réalise, c’est un pour-soi désigné par le futur et qui se constitue en liaison avec ce futur »168. Un autre mode de relation de l’ek-stase future avec le « nouveau » présent, outre le futur immédiat, est le futur lointain. Ce mode de relation ne subit pas de modification au sens où le « nouveau » présent est le futur de l’ex-présent, mais il est toujours le futur du « nouveau » présent. Cela signifie que le futur distant indique la relation du « nouveau » présent et de ses possibilités avec les possibilités antérieures, et cela de deux façons : ou bien le possible est un possible qui se « possibilise », ou bien il est un possible qui a perdu son caractère de « possibilisation ». Dans le premier cas, il s’agit de mon possible ; dans le second, il s’agit d’un possible indifférent. Dès qu’un « nouveau » présent surgit, il est depuis toujours la relation avec ses possibles et la relation avec les possibles du 165 166 167 168
EN, p. 180. EN, p. 180. EN, p. 163. Ibid.
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présent qui est devenu passé. Le présent qui est devenu passé se réalisait dans la présence en tant que fuite de l’en-soi passé et comme manque d’un futur manquant, et ce manque peut perdurer ou non en tant que manque par rapport au « nouveau » présent. Si le manque du « nouveau » présent ne se constitue plus en consonance avec le manque de l’ex-présent, le possible antérieur devient insignifiant ; mais si ce manque constitue encore le « nouveau » présent dans son futur, le possible demeure comme son possible et continue de se « possibiliser ». Sartre donne l’exemple suivant : « Hier, il a été possible – comme mon possible – que je parte lundi prochain à la campagne. Aujourd’hui ce possible n’est plus mon possible, il demeure l’objet thématisé de ma contemplation à titre du possible toujours futur que j’ai été »169. L’ex-possible se définit ainsi par sa relation avec le nouveau présent : il peut encore être son possible – structuré par le manque actuel du pour-soi – ou il peut devenir un possible indifférent comme « possible donné, c’est-à-dire possible en soi d’un pour-soi devenu en-soi »170. * La néantisation de soi, les possibles, le manque et le désir d’être Dieu font partie d’un parcours qui met en exergue le changement qui a eu lieu dans la pensée sartrienne par rapport à la temporalité et à la facticité. Ce cheminement nous a montré que nous ne pouvons pas simplement faire équivaloir les notions qui étaient valables pour la conscience nue quand on en arrive au pour-soi, qui redéfinit la façon de comprendre la forme d’apparition du monde, la structure de la réflexion, etc. À partir de la facticité et de la temporalité ek-statique, nous avons vu que le poursoi ne peut plus être conçu comme un pur néant, car la néantisation est toujours un acte qui a lieu dans l’être. Pour cette même raison, la temporalité ek-statique indique que le processus de métamorphose ne peut être compris qu’à partir de la relation avec le passé et le futur et ainsi, la « désolidarisation » du passé en est venue à être considérée comme un acte de mauvaise foi.
169 170
EN, p. 181. EN, p. 181.
CHAPITRE IV
LE POUR-SOI COMME PROJET EK-STATIQUE
Dans L’Être et le Néant, la structure de la conscience est complexifiée : elle n’est plus un rien qui se crée ex nihilo, mais un pour-soi dont le mode d’être est la « néantisation » de son être. Ces mutations n’ont pourtant pas complètement effacé les positions initiales de Sartre, par exemple par rapport à la contingence de l’existence, à la translucidité de la conscience, à la préréflexivité et à l’intentionnalité. Reste que ces aspects sont désormais repris à travers un nouveau prisme : la perspective conceptuelle des régions ontologiques du pour-soi, de l’en-soi et de la temporalité ek-statique. §1. LE
POUR-SOI ET SES STRUCTURES IMMÉDIATES
a) Cogito et préréflexion Êtes-vous ou n’êtes-vous pas cartésien ? La question n’a pas grand sens, puisque ceux qui rejettent ceci ou cela dans Descartes ne le font que par de raisons qui doivent beaucoup à Descartes. Merleau-Ponty, Signes
En dépit du changement de perspective temporelle et de l’introduction de la facticité comme structure essentielle du pour-soi, Sartre reste fidèle à l’héritage cartésien selon lequel la philosophie doit partir du cogito. Nous avons vu que, dans La Transcendance de l’Ego, le cogito cartésien est décrit comme une opération réflexive qui fait surgir le Je à même une conscience qui est originellement irréfléchie, sans Je ni moi. Sartre maintient cette position, mais il nomme désormais de cogito préréflexif cette sphère qui jusqu’alors était désignée comme étant une conscience irréfléchie. Au-delà d’un simple changement de nomenclature, Sartre introduit en réalité une nuance vis-à-vis de ses descriptions antérieures. Dans le contexte de L’Être et le Néant, l’irréflexion continue
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d’être pensée comme plan premier et autonome par rapport à la réflexion ; et l’intentionnalité continue de même à caractériser la structure de la conscience irréfléchie comme conscience d’une chose qu’elle n’est pas. Cependant, dans ce nouveau contexte, une nuance surgit en ce qui concerne l’apparition de la conscience à elle-même, caractéristique qui, à ce moment, est attribuée au cogito préréflexif. Cela signifie qu’au lieu de modifier son organisation pour comprendre les différents degrés de conscience, Sartre complexifie la division précédente, qui peut être résumée de la façon suivante : toute conscience d’une chose, que ce soit d’un objet transcendant (irréflexion) ou de soi (réflexion), doit être consciente de soi de manière non positionnelle. Ainsi, avec la notion de cogito préréflexif, Sartre décrit plus rigoureusement la distinction des modes de conscience, puisque nous ne pouvons pas dire que la conscience réflexive est irréfléchie, mais qu’elle est certainement préréflexive dans sa structure. De plus, il y a en même temps une complexification de la structure même de la préréflexivité. Il ne suffit pas à Sartre de constater que la conscience apparaît à elle-même, il cherche maintenant à détailler comment cette apparition à elle-même a lieu à partir d’une description de la structure de la conscience comme un jeu de reflets. Dans cette nouvelle configuration, le terme cogito est donc employé pour désigner la préréflexivité. Ce terme met en évidence sa filiation à la tradition cartésienne dans le sens où, plutôt que d’abandonner ce point de départ fondamental, il s’agit de le penser autrement, comme une espèce de cogito élargi, fondée sur la temporalité ek-statique. En d’autres termes, la position philosophique de Sartre par rapport au cogito cartésien est plus une tentative de le réformer que de le dépasser, bien que cette filiation se soit établie depuis le début de son parcours philosophique par une voie assez critique. C’est pourquoi il est en effet difficile de définir la relation de Sartre avec le cogito1, puisqu’elle ne correspond pas au degré d’adhésion plus ou moins grand de Sartre aux présupposés cartésiens, mais qu’elle se caractérise plutôt par la difficulté de tracer la cohérence de cette filiation, étant donnée la fluidité des positions de Sartre lui-même2. 1 Comme l’affirme De Coorebyter : « Il y a presque autant d’interprétations sartriennes du cogito cartésien que de textes portant sur ce thème ». DE COOREBYTER, V. « Notes », p. 204 n.21. 2 Il suffit de comparer le changement de ton dans les arguments dans des textes comme : La Transcendance de l’Ego, L’Être et le Néant, La liberté cartésienne et dans les conférences Conscience de soi et connaissance de soi et L’Existentialisme est un humanisme.
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Dans la conférence de 1947, « Conscience de soi et connaissance de soi » , Sartre énumère les critiques classique contre le cogito cartésien : 1) le cogito isolé de son cogitatum est une abstraction ; 2) parce qu’il est instantané, le cogito ne peut être ni le fondement de la temporalité ni de la vérité, si cette dernière est entendue comme un devenir, au sens hégélien du terme ; 3) il devient alors une contemplation intemporelle d’un système de moyens et de fins ; 4) il n’informe rien ni sur son être ni sur l’être du monde, puisqu’il se trouve réduit à un perceptum ; 5) il ne permet pas de sortir du solipsisme, si ce n’est par un recours à Dieu. A cela, ajoutons : 6) Sartre critique la substantialité du cogito cartésien. Dans sa tentative de réforme du cogito, Sartre cherche à le sauvegarder en le libérant de tous ses problèmes – ce qu’il escompte faire à partir de la phénoménologie husserlienne, grâce aux ressources théoriques de l’intentionnalité et à l’idée de préréflexivité de la conscience. Ces deux caractéristiques permettent à Sartre de faire une distinction cruciale entre conscience : dimension de l’existence du sujet ; et connaissance : structure dérivée caractérisant la conscience qui se tourne vers elle-même. Depuis La Transcendance de l’Ego, la dimension de préréflexivité (même s’il n’utilise pas encore ce terme) permet à Sartre d’échapper à l’un des plus grands problèmes auxquels se confrontaient les auteurs qui ont pensé le cogito comme réflexion3. Si « toute conscience est conscience de quelque chose », à l’instar du principe d’intentionnalité de la conscience, la réflexion consiste à appliquer ce principe à l’autoposition de la conscience. Ainsi, la formule « je pense, donc je suis » caractérise, en réalité, la structure de la connaissance (réflexion) où il y a un « Je » qui se tourne vers lui-même pour saisir la certitude de son existence. Mais si l’on thématise une conscience réflexive (positionnante), qui se tourne vers la conscience réfléchie (positionnée) pour affirmer un « Je » qui pense, un nouvel acte de réflexion devient nécessaire pour positionner la conscience réflexive de soi et affirmer son existence4 – générant inévitablement une régression à l’infini. Sartre court-circuite ce recours à l’infini, en posant l’existence d’une dimension de la conscience antérieure à la structure réflexive d’autoposition : le cogito préréflexif non positionnel, antérieur au cogito cartésien réflexif. En d’autres termes, pour qu’une conscience soit consciente de soi, il n’est pas nécessaire qu’elle se saisisse par la réflexion, puisque le « savoir » de soi de la 3 4
Cf. La Transcendance de l’Ego. Partie 1 b) Le cogito comme conscience réflexive. TE ; EN ; CSCS.
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conscience est déjà garanti par la préréflexivité elle-même. Ainsi, la conscience, étant toujours conscience « de quelque chose », surgit à partir de quelque chose qu’elle n’est pas, mais elle doit aussi être consciente de soi en tant que conscience de quelque chose. La dimension pour la conscience d’être conscience (de) soi est immédiate (l’utilisation des parenthèses vise à démarquer une différenciation de la conscience non positionnelle et de la conscience qui caractérise la réflexion) – si bien qu’elle ne peut pas être considérée comme le renvoi à l’infini de la structure de connaissance d’une conscience antérieure par des consciences postérieures. De plus, la relation (de) soi à soi ne concerne pas deux consciences à des temps différents – la conscience positionnelle de l’objet et la conscience (de) soi – mais bien une structure donnée dans l’unité et dans l’immanence d’une même conscience qui indique une relation à soi non positionnelle : « Cette conscience (de) soi, nous ne devons pas la considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d’existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose »5. La conscience est aussi un absolu non substantiel, ce qui veut dire que la conscience est pure translucidité – comme dans la Transcendance de l’Ego – dans le sens où elle n’a pas de contenus ou de représentations. Elle est un « vide total », un pur paraître et « c’est à cause de cette identité de l’apparence et de l’existence qu’elle peut être considérée comme absolue »6. En somme, Sartre ne pense pas le cogito comme structure de réflexion, mais comme préréflexivité. Cette dimension ne se fait à son tour que comme conscience intentionnelle, car l’apparaître à soi de la conscience est contemporain de son corrélat intentionnel, qu’elle soit ou non réflexive, de telle sorte qu’il n’est pas possible de concevoir le cogito isolé de son cogitatum7. La transformation dans la théorie sartrienne du temps modifie en un point le cogito cartésien. Comme nous l’avons vu, La Transcendance de l’Ego fait l’apologie de l’instant comme la possibilité d’appréhension du pur vécu, déplaçant vers la sphère de l’impur tout ce qui dépasse cette 5
EN, p. 20. EN, p. 23. 7 Comme le démontrait déjà Husserl quand il disait que « rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même ». HUSSERL, E. Méditations cartésiennes, p. 65. En d’autres termes, il n’est plus possible de concevoir la séparation entre cogitatione et cogitatum, la perception est toujours celle d’un perçu, le jugement du jugé, le désir du désiré, entre autres vécus de conscience. Cf. §34 §35 Ideen I. 6
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prise de conscience ponctuelle. En refusant, plus tard, l’instantanéisme, Sartre en vient à considérer le cogito cartésien comme étant aussi victime de cette illusion temporelle, alors que sa tentative de formulation d’un « cogito élargi » doit être capable d’intégrer la temporalité ek-statique comme mouvement de temporalisation qui ne peut plus être réduit à l’instant. Avec cet objectif en vue, le philosophe cherche à formuler son cogito préréflexif au moyen d’une synthèse de notions provenant de Husserl et de Heidegger, bien que ce dernier soit, en réalité, un grand critique, non seulement du cogito, mais de l’idée de conscience en général. À partir de là, « le sens profond du cogito, c’est de rejeter par essence hors de soi »8 et c’est en ce sens que Sartre cherche à réaliser cette synthèse osée : Il est nécessaire d’opérer une synthèse de la conscience contemplative et non dialectique de Husserl, qui nous amène uniquement à la contemplation des essences, avec l’activité du projet dialectique, mais sans conscience, et par conséquent sans fondement, que nous trouvons chez Heidegger, où nous voyons au contraire que l’élément premier est la transcendance9.
Dès l’Esquisse, il est possible d’identifier ce désir d’unir les deux philosophes pour penser une transcendance qui s’« auto-apparaît », selon le sens que Sartre donne au concept heideggérien de compréhension : « exister pour la réalité-humaine c’est, selon Heidegger, assumer son propre être dans un mode existentiel de compréhension ; exister pour la conscience c’est s’apparaître, d’après Husserl »10. Sartre réalise cette synthèse à sa manière, n’allant pas jusqu’à développer toutes les conséquences de la dimension temporelle que le concept de compréhension exige dans Être et Temps11. Il se limite à l’idée d’« assomption de son propre être », « c’est-à-dire en être responsable [de son être] au lieu de le recevoir du dehors comme fait une pierre »12. Dans L’Être et le Néant, il est plus important d’avoir recours à Heidegger, à tel point que Husserl est alors vu comme « enfermé dans le cogito »13 en raison de sa 8
EN, p. 122. CSCS, p. 164. 10 ETE, p. 15. En ce qui concerne la relation de Sartre avec les deux philosophes, Jeanson pense que c’est Heidegger qui fournit à Sartre, en dernière instance, les éléments pour penser son « objet de recherche », dans ce cas, la « réalité-humaine » : « pour autant qu’on puisse séparer méthode et objet, Husserl lui fournit plutôt la méthode d’investigation, et que c’est à Heidegger qu’il demande de lui définir l’objet de cette investigation ». JEANSON, F. Le problème moral et la pensée de Sartre, p .111. 11 Cf. HEIDEGGER, M. Être et Temps, §68 a) La temporalité du comprendre. 12 ETE, p. 14. 13 EN, p. 109. 9
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conception « contemplative et non dialectique » de la conscience (conformément à la citation ci-dessus). Le recours à Heidegger consiste à penser que le projet existentiel ek-statique est doté de compréhension de soi14, mais selon la perspective d’une conscience de soi non positionnelle. C’est à travers la notion de projet comme temporalisation ek-statique que Sartre essaye de « partir du cogito » – non pas au sens d’une appréhension instantanée de soi par la conscience –, mais dans une direction donnant le mouvement de transcendance comme temporalisation15. Il est même possible d’affirmer que la temporalisation ek-statique est le point d’appui de Sartre pour pratiquement tous les problèmes énumérés par rapport au cogito cartésien, ainsi que pour les limites de la phénoménologie d’Husserl. Cette nouvelle manière de comprendre le pour-soi comme projet ek-statique offre de surcroît des instruments plus précis pour combattre la notion de sujet substantiel. À ce sujet, il est certain que depuis les premiers écrits jusqu’à L’Être et le Néant, la conscience ne peut être conçue comme substance, à tel point qu’il n’existe pas de contradiction majeure, de son point de vue, dans l’idée d’une « chose pensante », en arrivant même à conclure que faire de la conscience une chose c’est « refuser le cogito »16. En premier lieu, comme nous l’avons vu, placer le « Je » sur le même plan que le « pense », comme l’a fait Descartes, c’est passer du cogito à l’idée de substance, puisque le « Je » est compris par Sartre, dans La Transcendance de l’Ego, comme un centre d’opacité. Selon lui, même Husserl finit par retomber dans la substantialisation de la conscience en introduisant le Je pur à partir des Ideen : « Husserl, quoique plus subtilement, tombe au fond sous le même reproche [que Descartes]. J’entends bien qu’il reconnaît au “Je” une transcendance spéciale qui n’est pas celle de l’objet et qu’on pourrait appeler une transcendance “par en dessus”. Mais
14 Ce qui est clair dans l’usage d’Heidegger par Sartre c’est qu’il trouve dans la temporalité ek-statique du projet une façon d’échapper et à l’instantanéisme cartésien et à l’idéalisme husserlien (par l’idée de transcendance), bien qu’il ne dise pas exactement ce qu’il entend par compréhension. Quoiqu’il en soit, Sartre semble être d’accord avec l’idée d’un « savoir implicite de soi » qui, tout comme la compréhension heideggérienne « n’est pas une connaissance acquise, née d’un acte cognitif, mais un mode d’être originairement existentiel qui rend tout d’abord possible l’acte de connaître et la connaissance ». HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 113. Et ce « savoir de soi » est la temporalisation même du Dasein : « saisi de manière originairement existentiale, le comprendre signifie : êtreprojetant pour un pouvoir-être en-vue-de quoi le Dasein existe à chaque fois ». Ibid., p. 258. 15 EN, p. 110. 16 EN, pp. 17-18.
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de quel droit ? »17. Contre toute substantialisation, Sartre est catégorique : « En aucun cas, ma conscience ne saurait être une chose »18. Cependant, la « substantialisation » cartésienne du cogito est relativisée dans sa conférence de 1947, dans laquelle il affirme qu’il n’est pas prouvé que Descartes est substantialiste, attribuant cette substantialisation à ses commentateurs19 (parmi lesquels on pourrait certainement inclure Sartre lui-même – et Husserl qui considère Descartes comme « le père de ce contresens philosophique qu’est le réalisme transcendantal »20). De toute façon, le problème majeur consiste selon Sartre à appliquer une notion d’être valide tant pour les choses que pour le cogito – problème également pointé par Heidegger, comme le souligne Dastur21. En effet, il est vrai que la substance pensante cartésienne est bien particulière, étant donné qu’il s’agit d’une substance immatérielle « qui transforme le sens même de cette notion de substance, dans la mesure où celle-ci est désormais interprétée dans l’horizon original de la subjectivité comme rapport immédiat à soi, indépendant de toute autre donnée », conclut Benoist22 – substance signifiant « ce qui est par soi, sans avoir besoin d’autre chose pour être »23 (la question est donc ici de savoir s’il faut bien conférer au cogito l’autonomie et l’auto-fondation). Ayant à l’esprit cette nuance sur la substantialité du cogito cartésien, on peut se poser la question suivante : si l’on s’en tient aux caractéristiques de la substance comme autonomie et autofondation, la réélaboration du cogito faite par Sartre, même si elle évite de considérer sous la même notion de « res » et la conscience et l’extension, peut-elle échapper à la substantialité ? Cette question mène notamment à considérer le rôle essentiel de la facticité de la conscience dans L’Être et le Néant. En premier lieu, la conscience ne peut pas être considérée comme étant autonome si nous entendons par là qu’elle existe par soi, indépendamment de toute réalité qui ne soit pas de la conscience. La structure de l’intentionnalité, que Sartre renomme « preuve ontologique », montre que la conscience naît à partir de quelque chose qu’elle n’est pas, ce qui implique que la conscience préréflexive soit toujours conscience de soi
17 18 19 20 21 22 23
TE, p. 103. I’on, p. 1. CSCS, p. 141 ; p. 147. HUSSERL, E. Méditations cartésiennes, p. 52. DASTUR, F. Heidegger. Paris : Vrin, 2007, p. 88. BENOIST, J. « La subjectivité », p. 517. Ibid., p. 518.
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de forme non positionnelle alors qu’elle est conscience positionnelle de quelque chose qui n’est pas elle. De plus, comme nous l’avons vu auparavant, pour qu’il y ait un acte de néantisation de soi – un acte ontologique – il faut qu’il y ait un être qui supporte sa propre néantisation (le néant est toujours néant d’être). Cette néantisation est double : la conscience néantise l’être qu’elle n’est pas, en même temps qu’elle néantise l’être qu’elle est, ce que Sartre a appelé la double négation. L’être néantisé est justement la structure immédiate de la facticité – ce qui permet de comprendre que Sartre ne rejette pas complètement la question du fondement. Peut-être que le trait le plus cartésien (et également husserlien) de sa philosophie est exactement celui de vouloir fonder toute son ontologie sur le cogito, même si ce dernier est préréflexif et dans le monde. D’un autre côté, le cogito comme fondement de soi ne parvient pas à contempler toute la dimension de l’existence dans le cadre de L’Être et le Néant – la facticité étant la structure du pour-soi issu de ce que le pour-soi doive être infondé et contingent. Le rôle du cogito se restreint donc à la possibilité d’appréhension de cette condition de ne pas être son propre fondement. Plus précisément, le pour-soi est le fondement de la néantisation de son être, mais pas de son être, il fonde les manières d’être, mais pas sa propre existence. À ce titre, nous pouvons affirmer que, chez Sartre, le cogito perd son autonomie (adossé qu’il est à la preuve ontologique et à la double néantisation) et qu’il limite la question du fondement étant donné qu’on ne peut pas négliger, si l’on s’en tient à son ontologie, la contingence de l’existence : « il y a en lui [le pour-soi] quelque chose dont il n’est pas le fondement : sa présence au monde. Cette saisie de l’être par lui-même comme n’étant pas son propre fondement, elle est au fond de tout cogito »24. Afin de pouvoir intégrer cette dimension, le cogito doit alors être élargi. En ce sens, il correspond à la dimension même de l’existence et non de la connaissance, du fait que la conscience « n’est pas une connaissance retournée sur soi, mais la dimension d’être du sujet »25. Heidegger disait que « Descartes, à qui l’on attribue la découverte du cogito sum comme point de départ du questionnement philosophique moderne, a examiné – avec certaines limites – le cogitare de l’ego. En revanche, il laisse « le sum totalement non élucidé, quand bien même il le pose tout
24 25
EN, p. 115. CSCS, p. 136.
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aussi originellement que le cogito »26. Pour Sartre, remettre en question le « sum » du cogito, signifie élucider la facticité de l’existence à partir d’une reconfiguration de la notion même de conscience qu’il croyait d’abord avoir pu trouver chez Husserl. Plus tard, dans L’Être et le Néant, la position husserlienne est classée aux côtés de l’« intellectualisme » de Descartes : Husserl et Descartes, Gaston Berger l’a montré, demandent au cogito de leur livrer une vérité d’essence : chez l’un nous atteindrons à la liaison de deux natures simples, chez l’autre nous saisirons la structure eidétique de la conscience. Mais, si la conscience doit précéder son essence en existence, ils ont commis l’un et l’autre une erreur. Ce qu’on peut demander au cogito, c’est seulement de nous découvrir une nécessité de fait. C’est aussi au cogito que nous nous adresserons pour déterminer la liberté comme liberté qui est nôtre, comme pure nécessité de fait, c’est-à-dire comme un existant contingent mais que je ne peux pas ne pas éprouver27.
Le cogito préréflexif est ainsi déplacé sur le plan factice d’une existence singulière « que je ne peux pas ne pas éprouver ». Ne s’agissant plus d’une dimension intellectuelle, la conscience de soi du cogito sartrien est la dimension même de l’existence, le fait que l’existence s’« éprouve » et que « tout le monde l’est [conscience non thétique de soi] à chaque instant ; tout le monde en jouit »28. L’usage des mots éprouver et jouir ne nous laisse pas indifférents et attire notre attention sur un aspect d’autoaffection du cogito, le mettant à l’écart de toute attitude contemplative. Sartre vise l’antériorité de ce « savoir de soi » qui n’est pas un savoir à proprement parler – dans la mesure où il est antérieur à la connaissance –, mais qui est une expérience de l’existence qui implique une dimension corporelle antéprédicative et préréflexive, dont l’expression la plus significative se trouve dans La Nausée. Pour Bornheim, la radicalité de Sartre dans ce roman est encore plus grande que celle de Descartes, étant donné que l’existence même du sujet est remise en doute29. Dans La Nausée, la certitude de l’existence se donne à travers l’expérience de la nausée – comme appréhension de la contingence – et non par la voie d’une appréhension réflexive de la pensée. On peut voir, dans la scène où Roquentin tente en réalité de s’abstenir de penser, une parodie du cogito, où le caractère vicieux de la circularité logique mise en scène comme fondement de soi mène à l’expérience 26 27 28 29
HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 56. EN, p. 483. Sartre fait référence à Le Cogito chez Husserl et Descartes de Berger. CSCS, p. 150. (nous soulignons) BORNHEIM, G. Sartre.
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empirique du dégoût : « Je suis, j’existe, je pense donc je suis ; je suis parce que je pense, pourquoi est-ce que je pense ? Je ne veux plus penser, je suis parce que je pense que je ne veux pas être, je pense que je… parce que… pouah ! »30. Sa propre existence semble toujours échapper au nauséeux, comme si sa réflexion se passait ailleurs : « l’existence prend mes pensées par-derrière et doucement les épanouit par-derrière ; on me prend par-derrière, on me force par-derrière de penser, donc d’être quelque chose, derrière moi qui souffle en légères bulles d’existence »31. Dans l’atmosphère de gratuité de La Nausée, la pensée réflexive apparaît comme une source d’angoisse : au lieu de fournir une « certitude de soi », elle éloigne celui qui pense de cette certitude. Le beau monsieur, figure de l’homme sérieux dans le roman, est sûr qu’il existe précisément pour ne pas vivre l’angoisse du doute qui hante Roquentin : « Le beau monsieur existe Légion d’honneur, existe moustache, c’est tout ; comme on doit être heureux de n’être qu’une Légion d’honneur et qu’une moustache […] je ne pense pas donc je suis une moustache »32. Dans ce contexte, c’est l’expérience de la nausée qui manifeste à Roquentin la preuve de son existence, faisant que cette preuve, au lieu de fournir un sol sûr pour la construction d’un système, comme chez Descartes, révèle, au contraire, une « évidence déstabilisante »33. Et c’est pour cette raison que pour De Coorebyter, La Nausée procède à une vraie « subversion » du cogito cartésien, dans une prise de distance par rapport à Descartes grâce à un « cogito sensualiste » qui se révèle à partir d’une expérience involontaire, elle-même corporelle, qui s’impose au personnage dans toutes ses dimensions. Cette subversion se résume avec les formules anticartésiennes suivantes, attribuables au Sartre de la Nausée : « Je sens, donc je suis », « De l’âme, et qu’elle est moins aisée à connaître que le corps » ; « Je suis une chose qui désire » ou « de la réelle indistinction entre l’âme et le corps de l’homme » et, finalement, « de Dieu, qu’il n’existe pas »34. Comme le disait Ricœur, « la parenthèse qui protégeait la description pure est levée ; le “je suis” ou “j’existe” déborde
30
N, p. 146. N, p. 148. Nous observons que « par-derrière » est justement l’expression que Sartre utilise dans L’Être et le Néant pour décrire le fait que le pour-soi soit hanté par sa dimension factice, comme nous le verrons dans la « Troisième partie ». 32 N, p. 147. 33 DE COOREBYTER, V. « La petite Lucienne et le jardin public : la subversion du cogito dans La Nausée. » Alter : Sartre phénoménologue. n.10, 2002, p. 92. 34 Ibid., pp. 101-102. (nous soulignons) 31
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infiniment le “je pense” »35. Par opposition au cogito atteignable via le doute méthodique chez Descartes, l’expérience de la nausée s’impose involontairement. Dans la scène du jardin public, Roquentin est sidéré, fasciné, surpris par une illumination qui échappe à toutes les catégories de la pensée ; l’Existence en personne le prend à la gorge, s’impose à lui. La rencontre avec l’être est si intense qu’elle ne laisse pas place au doute, car il s’agit d’une expérience et non d’une déduction : Roquentin ne s’en remet pas à la lumière de l’esprit mais aux données sensibles les plus vulgaires, ce qui déplace le lieu et mode d’évidence36.
Le dévoilement s’effectue par le contact effectif avec le monde, avec les choses concrètes (comme la racine du marronnier) : par la présence de l’existence brute et non par l’abstraction. C’est le monde comme étant douteux qui se démontre à travers de l’expérience concrète de l’existence. Cette expérience concrète n’étant pas d’ordre intellectuel et volontaire, on pourrait dire qu’elle est affective : de l’ordre de l’autoaffection corporelle, de l’épreuve, et de la jouissance. Le cogito, dans sa dimension existentielle, devient alors fondamental dans la restructuration des questions portant sur la translucidité et la « maîtrise de soi » du sujet. Comme le souligne Ricœur, l’« affectivité est d’une manière générale le côté non transparent du cogito »37. L’affectivité comme quelque chose de révélateur de l’existence et non pas dans la conception cartésienne, puisque l’on sait que « penser », chez Descartes, possède le sens très élargi de douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer aussi, et sentir38. Pour Ricœur, c’est l’opacité de l’affectivité qui conduit à la tentation de considérer le corps à partir de l’objectivité, en l’excluant de la sphère du cogito. Aussi, selon lui, le corps propre, comme corps vécu, avec sa propre opacité, doit appartenir à la subjectivité du cogito, précisément via l’affectivité. D’après Sartre, la nausée est la révélation privilégiée de l’existence corporelle qui compose le cogito en tant que révélateur de l’existence, conscience non positionnelle de la contingence de l’existence. Conformément à ce que nous avons montré, cette expérience se caractérise dans le roman comme étant la révélation de l’existence dans une atmosphère
35 RICŒUR, P. Philosophie de la volonté. Tome 1 : Le Volontaire et l’Involontaire. Paris : Points, 2009, p. 118. 36 DE COOREBYTER, V. « La petite Lucienne et le jardin public », p. 100. 37 RICŒUR, P. Philosophie de la volonté, p. 118. 38 DESCARTES, R. Méditations métaphysiques, p. 81.
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opposée à celle de certitude et de clarté du doute cartésien ou de l’épochè husserlienne. La Nausée, comme on ne l’a pas assez montré, est donc capitale en ce qu’elle donne le cogito sartrien pour une expérience concrète, de dimension corporelle et affective. D’où ces difficultés : 1) comment garder l’idée de transparence de la conscience ? (Comme se le demandaient Ricœur, ainsi que Merleau-Ponty, dont le cogito, dans la Phénoménologie de la perception, mais qui n’est plus transparent) ; 2) comment penser le corps et la conscience chez Sartre ? 3) comment valider ce point si important de La Nausée si nous avons vu que cette œuvre s’aligne sur la première conception de la temporalité, qui ne prenait pas en compte la facticité ? Nous reprendrons les deux premières dans la perspective de l’hantologie. Pour ce qui est de la dernière, il convient de souligner que, dans L’Être et le Néant, Sartre utilise le terme nausée pour l’appréhension non thétique du pour-soi de sa propre contingence corporelle, en faisant justement référence au roman : « Cette saisie perpétuelle par mon pour-soi d’un goût fade et sans distance qui m’accompagne jusque dans mes efforts pour m’en délivrer et qui est mon goût, c’est ce que nous avons décrit ailleurs sous le nom de Nausée. Une nausée discrète et insurmontable révèle perpétuellement mon corps à ma conscience »39. Cependant, à ce stade, la facticité est le champ d’assomption de cette contingence corporelle, alors que, dans le roman, cette dernière est vécue de façon passive. En d’autres termes, dans La Nausée, Roquentin souffre du changement corporel qui le prend et le transforme ; dans le contexte de l’ontologie, cette mutation corporelle subie est toujours assumée par l’épaisseur d’être qui est la facticité : un éternel avoir à être de la dimension contingente. Cette observation étant faite, plutôt que de considérer tous les résultats antérieurs au changement qui s’opère dans la philosophie sartrienne comme anachroniques, il vaut mieux comprendre comment la facticité complexifie l’expérience qui n’était vécue que comme une réaction corporelle, sans compter sur le champ plus épais de l’expérience. De plus, il serait intéressant d’analyser la perspective de La Nausée quant à la question de savoir sur quel mode une conscience nue peut être soumise à une expérience corporelle qui la transforme complètement. Outre la temporalité ek-statique et le refus de la substantialité, la révélation de l’existence factice corporelle est donc aussi une caractéristique fondamentale de la critique sartrienne du cogito cartésien. Dans ce 39
EN, p. 378.
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contexte, le cogito acquiert une dimension de révélation de l’existence comme expérience, comme un « savoir de soi », implicite et antérieur au mouvement réflexif de l’autoposition. C’est en ce sens que Sartre dit de Descartes qu’il n’a pas prouvé l’existence du cogito : « j’ai toujours su que j’existais, j’ai pratiqué le “Cogito” comme M. Jourdain faisait de la prose »40. Ce « savoir » est préréflexif et ne correspond pas, comme chez Husserl et Descartes, à une « vérité intellectuelle » d’un sujet qui se saisit lui-même et qui instaure une division sujet-objet dans la sphère même de la conscience (une sujet qui est objet pour-soi même)41. Sartre maintient son opposition à ce dualisme immanent à travers une description du champ transcendantal où « il n’y a pas de distinction de sujetobjet »42 (comme dans La Transcendance de l’Ego), c’est-à-dire que la dimension originelle de la conscience est à la fois préréflexive et non réflexive43. Mais, si la conscience préréflexive n’est pas de la forme sujet-objet, cela signifie-t-il qu’elle ne peut être décrite d’aucune façon ? Quelle en serait alors la forme ?
b) « Exister pour un témoin » : la présence à soi comme jeu de reflets La première des « structures immédiates du pour-soi » est la présence à soi. Tout en maintenant l’idée de conscience comme « vide total »44, L’Être et le Néant complexifie la structure de la conscience en la comprenant comme une dualité dans l’unité : la dyade reflet-reflétant. Ce mode d’être est élaboré afin de rendre compte de la structure préréflexive non substantielle de la conscience et de mettre en évidence la caractéristique essentielle à toute conscience qui est d’« exister pour un témoin »45 : « le pour-soi est l’être qui existe sous forme de témoin de 40
CSCS, p. 137. CSCS, p. 147. 42 CSCS, p. 150. 43 Avec le cogito préréflexif, Sartre maintient une dimension consciente sans sujet ni objet, pur « rapport immédiat et non-cognitif de soi à soi ». EN, p. 19. Dimension qui jusqu’alors valait pour la conscience transcendantale, bien que Sartre, en 1943, ait affirmé que – par contraste avec le passage du premier des Carnets de la drôle de guerre, cité antérieurement, d’une conscience qui « juge » son homme –, qui est la dimension préréflexive justement celle qui « ne me permet ni de juger, ni de vouloir, ni d’avoir honte. Elle ne connaît pas ma perception, elle ne la pose pas : tout ce qu’il y a d’intention dans ma conscience actuelle est dirigé vers le dehors, vers le monde ». Ibid. 44 EN, p. 23. 45 EN, p. 111. 41
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son être »46. Dans ce contexte, la présence à soi est décrite comme une structure qui fait du pour-soi une « question » pour soi et non un soi, c’est-à-dire que la présence à soi est la condition d’impossibilité que le pour-soi existe sur le mode de l’en-soi (« l’homme est libre parce qu’il n’est pas soi mais présence à soi »47). Ainsi, Sartre interprète la présence à soi comme une non-identité à soi et en termes de « séparation » : Toute « présence à » implique dualité, donc séparation au moins virtuelle. La présence de l’être à soi implique un décollement de l’être par rapport à soi. La coïncidence de l’identique est la véritable plénitude d’être, justement parce que dans cette coïncidence il n’est laissé de place à aucune négativité48.
La structure de la présence à soi est de ce fait le « lieu » de la négativité d’un mode d’être dont l’être a été « décomprimé »49 en raison de l’introduction du néant en son sein. Cela provoque une fissure qui ronge la plénitude de l’être – comme un « vers dans le fruit » – et qui fait que le pour soi existe sous la forme d’une non-coïncidence avec soi-même ou d’une « néantisation de l’identique »50. Ayant en vue la spécificité du surgissement du pour-soi, Sartre conclut que « l’être de la conscience, en tant que conscience, c’est d’exister à distance de soi comme présence à soi et cette distance nulle que l’être porte dans son être, c’est le Néant »51. Si la présence à soi implique une séparation et une distance à soi, cellesci doivent être pensées à partir de la néantisation, dans le sens où la distance et la séparation promues par le néant ne sont pas une distance et une séparation réelles, car rien ne sépare le pour-soi de soi-même. Le néant est la relation de la néantisation de l’être qui fait que le pour-soi ne puisse coïncider avec lui-même et qu’il n’existe que sous une forme relationnelle. Pour cette raison, la « séparation » instaurée par la présence à soi ne peut pas être une séparation de fait – entre deux termes en-soi – ; la « séparation » de la présence est en réalité une structure ambiguë de la « dualité dans l’unité », où chaque terme de la dyade reflet-reflétant est et n’est pas l’autre. Dans le but d’offrir une ressource qui soutient la pensée pour se figurer une telle structure de conscience, Sartre parle de la conscience (de) soi comme d’un jeu de reflets, un jeu 46
EN, p. 157. EN, p. 485. 48 EN, p. 113. 49 « La néantisation de l’en-soi en pour-soi n’est pas un recul en face de l’en-soi : c’est plutôt un effondrement, une décompression ». CDG, p. 501. 50 EN, p. 114. 51 Ibid. 47
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de « renvoi perpétuel de soi à soi, du reflet au reflétant, du reflétant au reflet »52. L’image du reflet nous aide à envisager trois aspects de la structure préréflexive : 1) la non-substantialité ; 2) la structure de l’ébauche de la dualité dans l’unité ; 3) la caractéristique d’« exister pour un témoin ». Si le cogito préréflexif est un jeu de reflets, que reflète-t-il ? Est-il un reflet infini de soi-même ? Comme nous l’avons vu, Sartre montre que le pour-soi se caractérise par une double négation : la néantisation de l’en-soi qu’il est et la négation interne de l’en-soi qu’il n’est pas. À partir de là, le corollaire est que la conscience est dépendante de l’ensoi qu’elle néantise pour exister. N’étant pas une substance, la conscience est pure apparence : elle est un absolu dans l’équivalence, quant à son mode d’être, entre être et paraître. La conscience est le jeu de reflet du paraître de l’en-soi qu’elle n’est pas et de l’en-soi qu’elle est53 : le reflet « se reflète en tant que relation à un dehors qu’il n’est pas. Ce qui définit le reflet pour le reflétant, c’est toujours ce à quoi il est présence »54. Le renvoi incessant de reflets par la dyade reflet-reflétant assure finalement la non-substantialité de la conscience, faisant qu’elle échappe ainsi à toute objectivation55. La dyade permet en outre de comprendre l’aspect contradictoire de la « séparation » instaurée par la présence à soi de la « dualité dans l’unité ». Étant donné que la conscience ne peut pas être conçue de façon substantielle, les deux termes de la dyade ne peuvent pas avoir le même mode d’être de l’en-soi. Il ne s’agit donc pas d’une séparation entre deux instances autonomes, mais d’une relation duale entre deux termes d’une même unité de conscience. Le reflet est justement ce mode d’être non substantiel qui est dépendant de l’autre terme dans son être – duquel il est le reflet –, composant l’unité : « Le reflétant n’est que pour refléter le reflet et le reflet n’est reflet qu’en tant qu’il renvoie au reflétant. Ainsi, les deux termes ébauchés de la dyade pointent l’un vers l’autre et chacun engage son être dans l’être de l’autre »56. De plus, le « jeu de reflets » 52
EN, p. 114. Dans l’article “L’être du néant” V. de Coorebyter montre en détail comment le réflexe qualifie le pour-soi à partir de la négation interne de l’être en-soi qu’il n’est pas. Cf. DE COOREBYTER, V. L’être du néant. p. 356. 54 EN, p. 209. 55 Ce renvoi incessant, dit Sartre, n’est pas non plus un mouvement infini : « Il est donné dans l’unité d’un seul acte : le mouvement infini n’appartient qu’au regard réflexif qui veut saisir le phénomène comme totalité et qui est renvoyé du reflet au reflétant, du reflétant au reflet sans pouvoir s’arrêter ». EN, pp. 114-115. 56 EN, p. 209. 53
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relève de cette caractéristique de la conscience « d’exister pour un témoin » : Le pour-soi a l’existence d’une apparence couplée avec un témoin d’un reflet qui renvoie à un reflétant sans qu’il y ait aucun objet dont le reflet serait reflet. Le pour-soi n’a pas d’être parce que son être est toujours à distance : là-bas dans le reflétant, si vous considérez l’apparence, qui n’est apparence ou reflet que pour le reflétant ; là-bas dans le reflet, si vous considérez le reflétant qui n’est plus en soi que pure fonction de refléter ce reflet57.
Sartre lie de cette façon la structure du « jeu de reflets » à la fonction de témoin que chaque terme est pour l’autre afin d’accentuer l’aspect de « jeu de glaces »58 de la dyade. Nous appellerons « conscience regardée » la caractéristique qui vaut traditionnellement sur le plan réflexif, mais qui est ici partie de la dimension préréflexive et qui fait que tout vécu est toujours troublé : Nous croyons avoir montré que la condition première de toute réflexivité est un cogito préréflexif. Ce cogito, certes, ne pose pas d’objet, il reste intraconscientiel. Mais il n’en est pas moins homologue au cogito réflexif en ce qu’il apparaît comme la nécessité première, pour la conscience irréfléchie, d’être vue par elle-même ; il comporte donc originellement ce caractère dirimant d’exister pour un témoin, bien que ce témoin pour qui la conscience existe soit elle-même. Ainsi, du seul fait que ma croyance est saisie comme croyance, elle n’est plus que croyance, c’est-à-dire qu’elle n’est déjà plus croyance, elle est croyance troublée59.
La structure préréflexive empêche l’identité du vécu avec lui-même – qui caractérise la plénitude de l’être. Une croyance, un plaisir ou une joie par exemple, ne sauraient exister sur le mode de l’identité. La fissure 57
EN, p. 158. (nous soulignons) CDG, p. 499. « Les miroirs, ces consciences à l’envers » SG, p. 89. L’expression « jeu de glaces » nous aide à comprendre le sens « physique » de l’acte de réfléchir qu’est attribué à ce niveau préréflexif. De Coorebyter nous indique qu’il y a eu une substitution du terme « réflection » par « réflexion » dans l’édition de L’Être et le Néant corrigée par Arlette Elkaïm Sartre, qui est la nôtre (Cf. EN, p. 112). Pour l’auteur, Sartre choisit délibérément le terme « réflection » – qui ne figure dans aucun dictionnaire – en raison de sa proximité avec le sens physique de reflet que nous trouvons dans des appareils « réflecteurs » de chaleur ou de lumière. Aussi, la relation de renvoi de reflets du niveau préréflexif, qui n’est pas celui de la réflexion, devient plus évidente. Cf. DE COOREBYTER, V. « Les paradoxes du désir dans L’Être et le Néant ». In : BARBARAS, R. (Org) Sartre. Désir et liberté. Paris : PUF, 2005. 59 EN, pp. 110-111. (nous soulignons) L’exemple de la croyance ne doit pas être interprété comme étant d’ordre psychologique, nous avertit De Coorebyter, puisqu’il s’agit de quelque chose que peut s’appliquer à n’importe quel phénomène conscient. Ainsi, il possède un statut typiquement ontologique. DE COOREBYTER, V., op.cit., pp. 88-89. 58
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de néant qui instaure une dyade reflet-reflétant de la conscience sur le mode de l’être pour-soi, trouble le vécu par le fait d’« être regardée »60. En effet, comme Husserl l’a bien montré, être vue cause la modification du mode d’être de la conscience dans la mesure où le regard altère ce qui est regardé, phénomène qui a lieu nécessairement dans l’acte de la réflexion. Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre adopte cette position husserlienne dans le but de garantir une espèce de « pureté » du vécu irréfléchi, ce dernier étant recherché par la réflexion pure. Cependant, la nouvelle structure de préréflexion de la présence à soi comme un jeu de reflets fait que, bien que l’on puisse parler d’« empoisonnement » provenant de l’objectivation propre à l’acte réflexif, cette dimension préréflexive est, d’une certaine façon, perturbée dans sa structure même, qui est le fait « d’exister pour un témoin ». Ainsi, le fait que tout vécu soit la conscience (de) soi fait que celle-ci existe sur le mode du jeu de reflets (ou de miroirs), ce qui veut dire qu’elle « ne peut exister que comme troublée, [elle] existe dès l’origine comme s’échappant à soi, comme brisant l’unité de tous les concepts où l’on peut vouloir l’enfermer »61. En d’autres termes, les vécus ne sont pas de l’en-soi. En tant que reflets d’en-soi, ils sont perturbés par le renvoi évanescent de reflets, ce qui fait que le pour-soi échappe à toute identité.
c) La facticité du pour-soi : la situation d’« être là » au-milieu-dumonde La deuxième structure immédiate du pour-soi – la facticité – est un point capital pour nos recherches. Elle met en évidence le fait que le pour-soi, en tant que « fondement ontologique de la conscience », fondement du néant dans son être, n’est pas le fondement ontologique de son être : en tant que fondement de sa présence à soi, il n’est pas le fondement de sa présence au monde. De la même façon que l’on peut dire de l’en-soi qu’il est, nous pouvons affirmer que le pour-soi est, mais il est en néantisant son être, étant donné que le pour-soi est un « en-soi
60 Sartre évoque également l’ « autodestruction » de la conscience de croyance : « Ainsi, la conscience non-thétique (de) croire est destructrice de la croyance […] la croyance est un être qui se met en question dans son propre être, qui ne peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se manifester à soi qu’en se niant ; c’est un être pour qui être, c’est paraître, et paraître, c’est se nier ». EN, p. 104. 61 EN, p. 111.
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néantisé »62 : « C’est cette facticité qui permet de dire qu’il [le pour-soi] est, qu’il existe, bien que nous ne puissions jamais la réaliser et que nous la saisissions toujours à travers le pour-soi »63. Tout se passe comme si l’en-soi, par l’« acte sacrificiel » qu’est la néantisation de soi, se « dégradait » en pour-soi à partir d’un effort d’être son propre fondement et afin d’échapper à sa contingence originelle64. Si le néant est nécessairement « néant d’être », il doit y avoir un être qui, en son sein, soutient l’acte de perpétuelle néantisation (acte ontologique) – « la facticité c’est l’être soutenant le Néant à L’Être »65 – ce qui caractérise un « événement absolu ». La facticité du pour-soi se révèle donc comme structure contestant le dualisme radical qui présume l’en-soi comme étant un autre ou opposé au pour-soi. À ce sujet, De Coorebyter écrit : Cela signifie que le pour-soi n’est pas l’Autre de l’en-soi, son exact opposé, bien au contraire : le pour-soi, c’est l’en-soi lui-même qui se fait autre que soi en son sein, qui s’affecte de néant en son cœur, « comme un ver », par un geste inexpliqué et contingent que Sartre appelle l’acte ontologique et qui dépressurise l’en-soi de l’intérieur […] la facticité consacre l’indépassable appartenance du pour-soi au monde commun de l’en-soi66. Le poursoi, certes, apparaît au cœur de l’en-soi par un geste de différenciation radicale : du simple fait de n’être plus l’en-soi lui-même, mais conscience (de) soi comme conscience de l’en-soi, le pour-soi fait apparaître l’en-soi sous son regard et se découvre autre que lui, révélant plutôt que révélé. Mais il reste que le pour-soi, qui est ainsi à l’origine de son propre néant, n’est jamais à l’origine de son être, sans quoi il serait causa sui et échapperait à la facticité67.
Le pour-soi peut donc être compris dans son processus de différenciation, qui est la néantisation incessante de l’en-soi qu’il est. La facticité 62
EN, pp. 118-119. EN, p. 119. 64 EN, p. 118. 65 CPM, p. 167. 66 Ce même point, comme nous l’avons évoqué plus haut, est également mis en exergue par Dufrenne : « sans doute l’en-soi et le pour-soi sont-ils solidaires en ce sens que l’en-soi d’une part porte le pour-soi dans sa facticité ». DUFRENNE, M. Jalons, p. 76. Et aussi par Romano « Sartre veut pouvoir définir le Pour-soi comme se détachant de l’En-soi par l’opération d’une négativité, comme “jaillissant” à partir de lui, ce qui suppose entre eux une espèce de connivence, une “continuité” ontologique ». ROMANO, C. « L’ontologie sartrienne : réflexions sur son archè et son télos », p. 15. Bien que Dufrenne souligne le caractère « provisoire » de la description de l’en-soi, tandis que Romano de comment l’en-soi est mal défini. Étant donné que le pour-soi est un mode d’être qui dépend de lui, c’est toute l’ontologie de Sartre que devient alors « aporétique ». Ibid., p. 16. 67 DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière », p. 8. (nous soulignons) Voir également : DE COOREBYTER, V. L’être du néant. p. 359. 63
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correspond quant à elle au « reste de l’en-soi dans le pour-soi »68. Sartre n’élucide pas ce « demeurer » à ce moment du texte ; il dit seulement qu’il y a une permanence de quelque chose qui ne peut pas être saisie par le pour-soi, puisqu’il s’agit d’une dimension de son être – comme un « souvenir d’être »69 – non passible d’être connu, qui le hante en permanence. La facticité est la structure qui révèle que le pour-soi, ne peut êtredans-le-monde que dans la mesure où il est aussi un être-au-milieu-dumonde. Il possède une dimension objective concernant ses relations avec les choses et avec les autres, comme l’écrit Sartre dans les notes des Cahiers pour une morale : « Le Pour-soi, En-soi néantisé, reste en-soi par rapport à l’En-soi »70. Cela correspond à « l’être jeté » du pour-soi que Sartre appelle être-là71, impliquant la position du pour-soi. Pour reprendre ses propres mots : « Il convient de noter que mon être-là ne peut aucunement déterminer le dépassement qui va fixer et situer les choses, puisqu’il est pur donné, incapable de projeter »72. L’« être là » est alors décrit comme une donnée pure et non comme un dépassement projectif ; cette pure donnée contingente indique la position de chacun comme un être jeté au milieu du monde, tandis que « le dépassement qui va fixer et situer les choses » définit, au sein de la dépendance de cette même position, sa « situation », si bien qu’« aucune situation n’est jamais subie. Si le sujet était simplement un être «au milieu du monde», il n’y aurait jamais de situation, il n’y aurait que des positions »73. Ainsi, il n’y a de situation qu’à partir de l’appréhension de la position contingente par le projet conscient du pour-soi, qui fait que la situation est le « produit commun de la contingence de l’en-soi et de la liberté »74. Le 68 EN, p. 120. La façon dont cet en-soi demeure dans le pour-soi est le thème-clé de notre perspective de l’hantologie. 69 Ibid. 70 CPM, p. 57. (nous soulignons) 71 L’influence de la notion de facticité chez Heidegger pour penser cet aspect d’« être jeté » du pour-soi est claire, comme nous l’avons vu. Il convient de mettre en exergue le fait que, dans ce contexte, Sartre utilise l’expression « être-là », la plus utilisée en français pour se référer au Dasein heideggérien, seulement pour indiquer l’aspect de jeté du pour-soi et non pas comme une simple traduction. Son usage de l’expression « être-là » est ainsi assez particulière en affirmant seulement la position du pour-soi comme « être-au-milieu-du-monde », comme peut être remarqué dans la phrase suivante : « Être, pour la réalité-humaine, c’est être-là ; c’est-à-dire “là sur cette chaise”, “là à cette table”, “là au sommet de cette montagne, avec ses dimensions, cette orientation, etc.”. C’est une nécessité ontologique ». EN, p. 347. 72 EN, p. 537. 73 CDG, p. 586. 74 EN, p. 533.
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pour-soi est en situation dans le sens où il n’est pas capable de choisir la position de son engagement dans le monde, mais seulement la manière d’être au-milieu-du-monde donnée par la néantisation : Simplement le surgissement de la liberté se fait par double néantisation de l’être qu’elle est et de l’être au milieu duquel elle est. Naturellement, elle n’est pas cet être au sens d’être-en-soi. Mais elle fait qu’il y a cet être qui est sien derrière elle, en l’éclairant dans ses insuffisances à la lumière de la fin qu’elle choisit : elle a à être derrière elle cet être qu’elle n’a pas choisi et, précisément dans la mesure où elle se retourne sur lui pour l’éclairer, elle fait que cet être qui est sien apparaisse en rapport avec le plénum de l’être, c’est-à-dire existe au milieu du monde75.
La facticité, c’est l’assomption de la contingence propre de l’être que le pour-soi est. Comme le définit De Coorebyter, « [la facticité est] la prise en charge existentielle de la contingence et non la contingence elle-même »76. La contingence concerne exactement l’en-soi que le poursoi est en tant que néantisation, mais cet acte ontologique instaure la nécessité d’exister comme n’étant pas son propre fondement. Autrement dit, il est nécessaire au pour-soi d’être le fondement de la néantisation de son être tandis que son être est infondé et contingent. « Ainsi l’être de la conscience, en tant que cet être est en soi pour se néantiser en pour-soi, demeure contingent, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à la conscience de se le donner, ni non plus de le recevoir des autres »77. Ce manque de fondement perdure dans le pour-soi et hante son projet de récupération de son être néantisé. Dans ce contexte, l’acte de néantisation constitutif de l’être comme pour-soi revêt une intention de fuite de cette condition contingente et de recherche de fondation, non seulement du néant, mais également de son être. De fait, pour Sartre, l’autofondation se limite à l’origine de la conscience à l’intérieur de l’être : non pas création de son propre être mais création des sens de son être, fondés sur la néantisation de soi. Le mouvement perpétuel de néantisation de soi, décrit comme fuite de la contingence, fait que le pour-soi cherche en dehors de soi le fondement qui lui manque. Il s’agit là d’un premier indice du mouvement de projection qui amènera, après les analyses de l’être de la conscience dans l’instantanéité du cogito comme présence, à la distension temporelle du poursoi comme projet d’être. Alain Flajoliet le résume de la façon suivante : 75 76 77
EN, p. 531. DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière », p. 8. EN, p. 117.
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Le pour-soi ne peut pas en rester à cette forme ontologique originelle de la présence (à) soi facticielle, car l’échec de l’assomption du projet d’autofondation de l’en-soi qu’elle représente suscite une nouvelle tentative, cette fois-ci propre au pour-soi, tentative qui à son tour va échouer. L’ipséité est la forme même de cette tentative et de cet échec78.
Cet aspect devient plus clair à partir de la troisième structure immédiate, celle du pour-soi comme être de valeur, et de la dernière section sur le circuit de l’ipséité. Mais, il convient également d’être attentif à un dernier aspect concernant la facticité, reprenant la distinction entre situation et position. Sartre affirme que « [le pour-soi] est en tant qu’il est jeté dans un monde, délaissé dans une “situation” »79, pour ensuite amener que « le pour-soi, tout en choisissant le sens de sa situation et en se constituant lui-même comme fondement de lui-même en situation, ne choisit pas sa position »80. La distinction entre position et situation peut être comprise à la lumière des arguments initiaux sur le « phénomène d’être » et sur l’« être en-soi des phénomènes ». En réalité, une telle division nous avertissait déjà du caractère problématique de l’en-soi, qui existe de façon indépendante de son dévoilement par une conscience. Cependant, comme nous l’avons observé, l’en-soi se révèle dans l’apparition comme phénomène pour la conscience intentionnelle, qui, à son tour, dépend de cette relation pour exister. Nous avons vu que le pour-soi, comme être de la conscience, se structure comme en-soi néantisé par la conscience (de) soi préréflexive. Cet aspect est la facticité du pour-soi et définit ainsi l’assomption de la position de ce mode d’être en tant qu’êtrejeté-au-milieu-du-monde. Comme fondement de son néant et non de son être, le pour-soi se fonde, « se choisit librement », comme une manière d’être, mais pas comme origine de son être. Pour cette raison, étant donné que le mode d’être du pour-soi est équivalent à l’idée de liberté chez Sartre, nous pouvons dire que la liberté ne peut pas choisir de ne pas exister et de ne pas être libre. D’où le sens de la célèbre affirmation « nous sommes condamnés à la liberté »81, qui indique justement la facticité de la liberté. La position au-milieu-du-monde tient alors à l’être jeté que le pour-soi est, en tant qu’existant brut et contingent, mais cette position ne se révèle que comme situation. Autrement dit, de la même façon que l’« être des phénomènes » ne peut être saisi que comme 78 FLAJOLIET, A. Ipséité et temporalité. In : BARBARAS, R. (Org.) Sartre: désir et liberté. Paris : PUF, 2005, p. 61. 79 EN, p. 115. 80 EN, p. 119. 81 EN, p. 530.
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« phénomène d’être », la position ne peut être saisie en tant que liberté que comme situation. Comme dans la quatrième partie de L’Être et le Néant (à laquelle nous faisons référence), Sartre décrit déjà le pour-soi comme un projet d’être qui illumine tout phénomène par les fins qu’il poursuit, la situation est justement cette apparition singulière d’une condition donnée. Finalement, c’est par le mouvement temporel du poursoi en direction de ses possibles que le monde apparaît comme un horizon de significations : « Nous choisissons le monde – non dans sa contexture en-soi, mais dans sa signification – en nous choisissant »82. La situation nous indique ainsi la relation entre la liberté et la contingence à travers de la structure du pour-soi en tant que projet.
d) Le mouvement temporel du désir : l’être de la valeur et l’être du possible Il n’y a nécessité de partir du cogito qu’à condition d’en sortir, c’est l’idée de Sartre83. Cela ne veut pas dire que l’auteur abandonne son cogito préréflexif, mais qu’il cherche à échapper à l’instantanéité de la présence à soi, qu’il croit être un problème du cogito cartésien. Dans ce contexte, « laisser le cogito » signifie sortir des analyses de l’« instantanéité » du jeu de reflets de la présence à soi et avancer dans la conception du pour-soi dans son mode temporel comme projet. Les deux premières structures immédiates du pour-soi résident donc dans le cogito préréflexif de la présence à soi comme une esquisse de la dualité reflet-reflétant et dans la facticité en tant qu’assomption de l’impossibilité de l’autofondation de l’être de la conscience. Les deux dernières structures du pour-soi permettent de rompre les barrières des analyses réalisées jusqu’à présent, qui présupposaient une « instantanéité » artificielle du cogito préréflexif. Évidemment, les structures antérieures sont toujours prises en compte dans la description du pour-soi, mais, à partir de l’analyse de l’« être de la valeur », Sartre se demande s’il est possible, après avoir pris le cogito dans son instantanéité, de « l’élargir sans perdre les bénéfices de l’évidence réflexive »84, toujours sans se passer de ce point de départ85.
82 83 84 85
EN, p. 508. Cf. EN, p. 110. EN, p. 121. Cf. EH, p. 57.
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C’est seulement avec l’analyse de l’« être de la valeur » que Sartre envisage l’acte ontologique (« décompression », « fissure », « insuffisance » du pour-soi dans sa non-coïncidence avec lui-même) comme un manque d’être. Ce terme nous révèle que le pour-soi n’est pas qu’un être « troué », statique, mais que cette caractéristique équivaut, en réalité, à une carence qui motive une recherche, comme un mouvement en direction de ce qui lui manque. C’est ainsi que le mouvement intentionnel décrit depuis les premiers travaux acquiert une conception négative, comme l’affirme De Coorebyter : « à partir de 1939-40, Sartre conçoit l’intentionnalité comme manque, “désir” de…, non pas ouverture sereine à une plénitude d’être mais recherche désespérée de cette plénitude »86. La structure du manque qui implique ce mouvement se réalise dans la triade suivante : l’existant qui est le manque, le manquant qui est ce qui manque à l’existant, et le manqué, qui est la totalité par rapport à laquelle quelque chose peut apparaître comme un manque. Sartre nous fournit un exemple très simple pour démontrer l’existence du manqué. Pour que nous puissions dire que la lune est croissante, où qu’il y a un « morceau de lune », il est nécessaire d’avoir un projet qui dépasse le présent donné en direction de la totalité de la lune face à laquelle la lune croissante est considérée comme « un morceau de lune ». En fait, un manque apparaît seulement comme tel quand il a comme fond la totalité de laquelle il est le manque ; et cette totalité, à son tour, indique la synthèse possible de l’existant avec ce qui lui manque pour supprimer cette condition. Il s’ensuit que le manquant et l’existant doivent être de même nature puisque le premier est ce qui manque au second pour se compléter, comme un morceau de lune qui manque à la lune croissante pour se réaliser comme pleine lune. Ces considérations peuvent être résumées de la façon suivante : Ce manquant comme complémentaire de l’existant est déterminé dans son être par la totalité synthétique du manqué. Ainsi, dans le monde humain, l’être incomplet qui se livre à l’intuition comme manquant est constitué par le manqué – c’est-à-dire par ce qu’il n’est pas – dans son être ; c’est la pleine lune qui confère au croissant de lune son être de croissant87.
À partir de là, le fait que ce mode d’être soit caractérisé comme pour-soi, dans le sens de « en direction à soi », vers quelque chose qu’il n’est pas encore, devient plus clair. Ce mouvement rompt avec l’instantanéité du 86 87
DE COOREBYTER, V. Les paradoxes du désir dans L’Être et le Néant, p. 96. EN, p. 123.
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cogito et établit la structure du pour-soi comme transcendance, au sens où la « réalité-humaine est son propre dépassement vers ce qu’elle manque, elle se dépasse vers l’être particulier qu’elle serait si elle était ce qu’elle est »88. Le manque acquiert ainsi un aspect positif puisque c’est à partir de celui-ci que Sartre comprend ce mouvement de dépassement comme étant le désir89 d’être ce que le pour-soi n’est pas encore. Désir et manque sont mutuellement dépendants dans la structure de la transcendance. Le désir n’est pas un état psychique – conformément à sa conception la plus courante –, c’est un mouvement intentionnel vers le désiré90. Barbaras donne cette compréhension de l’intentionnalité comme désir comme le point central de la relation de Sartre avec la phénoménologie91. Pour l’auteur, la caractérisation du pour-soi comme manque permet de comprendre le fondement de l’ouverture du pour-soi à l’en-soi qui est le mouvement intentionnel même. Cela dit, le pour-soi est le désir d’être Soi, un soi absolu, qui ne serait plus le manque d’aucune autre totalité et qui serait fondé non seulement sur son néant, mais aussi sur son être. Sartre s’inspire du mouvement de la seconde preuve cartésienne de l’existence de Dieu de la Troisième Méditation92 – l’être imparfait se dépasse en direction de l’être parfait. Le désir du pour-soi est d’« être Dieu », c’est-à-dire d’être Soi et causa sui93 même si « l’être vers quoi la réalité-humaine se dépasse n’est pas un Dieu transcendant : il est au cœur d’elle-même, il n’est qu’elle-même comme totalité »94. Le pour-soi serait Dieu s’il pouvait à la fois être le fondement et de son néant et de 88
EN, p. 125. Dans les Carnets, Sartre définissait le manque en termes négatifs et positifs. La forme négative est le manque en tant qu’intentionnalité, et le désir, alors assimilé à la volonté, était défini comme étant « l’aspect positif du manque ». CDG, p. 519. Cette dernière équivalence n’est pas maintenue dans L’Être et le Néant. 90 Sur le même mode, le désir doit être compris comme n’étant pas de l’ordre du besoin, mais Sartre n’établit pas cette distinction. BARBARAS, R. « Désir et manque dans L’être et le néant… », p. 127, n.3. 91 Ibid., p. 116. 92 Cf. CSCS, p. 116 ; EN, p. 125. « Car comment serait-t-il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? » DESCARTES, R. Méditations métaphysiques, p. 117. 93 « Mais cette appréhension de l’être comme un manque d’être en face de l’être est d’abord une saisie par le cogito de sa propre contingence. Je pense donc je suis. Que suis-je ? Un être qui n’est pas son propre fondement, qui, en tant qu’être, pourrait être autre qu’il est dans la mesure où il n’explique pas son être ». EN, p. 116. 94 EN, p. 126. 89
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son être, c’est-à-dire réaliser la synthèse impossible de l’en-soi et du pour-soi. Comme nous l’avons vu, c’est seulement à partir de la totalité du Soi que le pour-soi peut être manque et par conséquent désir. C’est pour cela que la totalité doit, d’une certaine façon, toujours être présente dans la structure du pour-soi pour le constituer en tant que tel. En termes sartriens, la totalité hante le pour-soi, indiquant une totalité qu’il est, mais que, en même temps, il ne peut pas être. Il est cette totalité parce que c’est par le pour-soi que celle-ci « vient au monde », mais il ne peut pas l’être puisqu’elle indique la complétude qu’il n’est pas encore. Cette structure d’« être et ne pas être » est exactement celle du pour-soi et de la totalité-fond : elle est présente dans le pour-soi, elle le hante, elle le révéle comme recherche de soi. Elle doit avoir un être, non sur le mode de l’en-soi contingent, mais un être qui existe de façon irréelle ; un type de présence-absente que Sartre nomme la valeur. Le pour-soi est l’être de valeur, étant donné que seul d’un être qui se néantise, se constituant ainsi comme néant d’être, surgit la valeur comme « le sens concret de ce manque qui fait mon être présent »95. La valeur est donc la totalité ou le manqué. C’est seulement en ayant en vue la totalité de la valeur que le pour-soi, le manque d’être, recherche le manquant, qui est ce qui manque à l’existant pour être soi. La structure de l’« être des possibles » est présentée dans la continuité de ces arguments. La néantisation de soi fonde le pour-soi comme liberté, comme ouverture face aux possibilités pour être Soi. La valeur est l’être de la totalité qui hante le pour-soi comme manque, désir et recherche de complétude dans le monde. Ainsi, le pour-soi se projette vers les possibilités pour se réaliser en tant que Soi, et les possibles sont justement le manquant, ce qui, étant atteint par le pour-soi, réaliserait cette synthèse du manqué. Dans ce contexte, le possible fait partie de la structure du pour-soi dans la mesure où il est aussi son être : le pour-soi est ses possibles sous la forme d’un devenir, d’un « pas encore ». Si le possible n’était pas également pour-soi, au lieu de le considérer comme une structure immédiate, il se trouverait « en dehors » du pour-soi comme une structure du monde. Pour éviter une telle position, impensable au regard des autres considérations puisque c’est par le pour-soi que le néant vient au monde et également la valeur, etc., Sartre affirme que « le rapport transcendant originel du pour-soi esquisse perpétuellement comme un projet d’identification du pour-soi à un pour-soi absent
95
EN, p. 131.
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qu’il est et dont il manque »96. Cela veut dire qu’il ne peut pas manquer un « morceau de pierre » à un « morceau de lune » ; il faut que ce soit un être de même nature que celui dont il est le complément. En ce sens, le manquant est le possible et le possible est aussi pour-soi, ou pour le dire autrement, « être sa propre possibilité, c’est-à-dire se définir par elle, c’est se définir par cette partie de soi-même qu’on n’est pas, c’est se définir comme échappement-à-soi vers… »97. Sartre appelle circuit de l’ipséité le rapport du pour-soi avec le possible qu’il est, et la totalité de l’être qui est traversé par ce circuit de l’ipséité est le monde.
e) La personne et le circuit de l’ipséité : choix et projet fondamental À compter de l’introduction de la facticité et de l’abandon de la théorie de l’instant, il fallait revenir sur le mode d’être de la conscience nue et sur la division des plans – transcendantal et humain – que lui sont relatifs. Dans L’Être et le Néant, Sartre ne parle pas simplement de la conscience, mais du mode d’être de la conscience comme être pour-soi. Par le biais de cette nouvelle théorisation ontologique, il cherche désormais à échapper à l’instantanéisme du cogito (erreur attribuée à Descartes ainsi qu’à Husserl)98. Le mode d’être temporel du pour-soi permet alors de résoudre le problème de l’instantanéisme. Cette nouvelle solution n’est pas sans conséquence sur son transcendantalisme antérieur dans la mesure où il n’y a plus de sens à renforcer la scission entre les plans transcendantal et humain. Il importe ici de comprendre le pour-soi comme une transcendance, un être-dans-le-monde, dont la facticité implique l’introduction de l’historialisation comme marque de personnalité de ce qui, jusqu’alors, se situait sur le plan transcendantal pur et « nu ». Autrement dit, abstraire la dimension factice de l’être pour-soi, comme c’était le cas avec la conscience nue/refuge, aboutit à l’impossibilité de penser la conscience comme un mode d’être-dans-le-monde ou comme une liberté en situation. Voyons comment Sartre cherche à résoudre d’un seul coup, à partir de la notion d’ipséité, le problème de l’instantanéisme, de l’être-dans-le-monde factice et de la singularité de chaque pour-soi. En dépit des changements qui ont eu lieu depuis La Transcendance de l’Ego, jusqu’à L’Être et le Néant, Sartre reste fidèle à son argument 96 97 98
EN, p. 132. EN, p. 137. Cf. EN, p. 510.
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premier selon lequel l’Ego est un objet transcendant pour la conscience réflexive ne pouvant pas appartenir à la sphère consciente préréflexive. Cependant, cette conscience est désormais un processus temporalisant : un projet en direction des possibles, hanté par la valeur. Ce projet englobe la structure de réflectivité, non pas dans le sens traditionnel de la réflexion – d’une conscience qui se positionne elle-même – mais dans le sens d’un renvoi à soi non positionnel qui a lieu à deux degrés distincts : 1) au niveau préréflexif, la conscience est le renvoi à soi comme jeu de reflets ; il s’agit de la structure de la présence à soi, qui existe seulement à partir de la double négation ; 2) sur le plan du mouvement qui provient du rapport entre le pour-soi présent et le pour-soi possible. Ce deuxième mouvement correspond au circuit de l’ipséité, celui-ci à son tour inconcevable dans le cadre théorique de la temporalité de l’instant présent, à l’intérieur duquel un pour-soi instantané et présent établirait une relation avec le pour-soi possible qui serait un instant présent qui n’aurait pas encore eu lieu. Au contraire, le pour-soi possible, comme une présenceabsente, structure le pour-soi présent lui-même. Sartre emploie le terme « pour-soi » pour caractériser une région ontologique, mais aussi certaines structures immédiates du pour-soi « sujet », parce qu’elles possèdent les caractéristiques de cette région (à l’instar de la caractéristique de translucidité de la présence à soi, par exemple, par opposition à l’opacité et à l’identité de l’en-soi). En somme, le « sujet » pour-soi est composé de toutes ses structures immédiates : présence à soi, facticité, valeur, possibles et circuit de l’ipséité. La présence à soi et les possibles existent sur le mode du « pour-soi », alors que la facticité est un en-soi néantisé et que la valeur, comme nous l’avons vu, correspond à la totalité « pour-soi-en-soi ». Ces spécifications techniques nous aident en réalité à comprendre que le pour-soi, en tant que « mode d’être du sujet », doit être appréhendé comme un processus temporel qui englobe toutes ses structures immédiates dans le cadre d’un même circuit : le circuit de l’ipséité. Sartre s’appuie sur cette configuration pour démontrer que son ontologie échappe à l’instantanéité du cogito – puisqu’il y a un second mouvement de réflectivité – et que le pour-soi est un être-dans-le-monde et ne peut pas être défini comme un sujet fermé sur soi. Face à cela, un détail devient toutefois important : la structure de l’ipséité est établie dans les analyses du pour-soi présent avec le pour-soi possible et non avec la valeur. Comme nous l’avons vu antérieurement, le pour-soi est fuite de sa contingence originelle et recherche de fondement dans le futur, désir d’être cause de soi, « pour-soi-en-soi »,
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c’est-à-dire Dieu en termes sartriens. Cependant, cette structure ontologique est encore abstraite et ne révèle pas la singularité de chaque poursoi dans sa recherche de plénitude, puisqu’elle indique seulement que tout pour-soi est cette recherche. Par conséquent, Sartre utilise dans un premier temps le manque et le possible comme des moyens de singulariser chaque projet, comme historialisation présente à même les structures immédiates ; et, dans un second temps, il recourt aux notions de choix originel et de projet fondamental pour rendre compte de la situation empirique d’une liberté en situation. Nous aborderons la nécessité de singularisation qui se présente dans le circuit de l’ipséité à ces deux moments : la singularisation du mode d’être structurel du pour-soi, d’où, secondairement, la singularisation empirique. Il ne s’agit plus d’une division entre les plans transcendantal et humain puisque le manque, les possibles, le choix et le projet originel composent le mode d’être même du pour-soi, comme structures ontologiques qui admettent divers degrés de singularisation. Dans les Carnets de la drôle de guerre, Sartre révèle que l’expérience de la guerre et la notion de projet chez Heidegger lui ont fait comprendre l’ipséité ou la « totalité du pour-soi », termes qui sont devenus équivalents chez lui à celui de personne : « Je suis en train d’apprendre, au fond, à être une personne »99, écrit-il, sans pour autant en expliquer le sens au-delà de la correspondance avec l’ipséité. Mais dans Baudelaire, l’auteur narre le moment de la découverte de l’existence personnelle du poète comme une « apparition fortuite et bouleversante de la conscience de soi »100, dans un sens proche de la description de Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguïté, c’est-à-dire comme étant la découverte par l’adolescent de sa propre subjectivité101. La découverte de la conscience de soi, de la subjectivité ou de la personne signifie ici une découverte du pour-soi comme projet de possibilités : « Et comment définir en effet la personne sinon comme libre par rapport à soi ? »102. La notion de personne est ainsi employée dans le but de singulariser ce qui jusqu’alors était le champ transcendantal impersonnel. Avec tous ces changements, Sartre veut renforcer l’enracinement de la conscience dans le monde, rendu possible par la structure de la facticité. Chaque pour-soi 99
CDG, p. 616. B, p. 20. 101 « C’est là sans doute la cause la plus profonde de la crise de l’adolescence : c’est que l’individu doit enfin assumer sa subjectivité ». BEAUVOIR, S. Pour une morale de l’ambiguïté, p. 52. 102 EN, p. 140. 100
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vivra son passé, son corps et sa constitution subjective par les autres, de façon singulière, ce qui à présent dans le langage sartrien en vient à être qualifiée de personnelle. Il s’ensuit que la personnalité, qui était auparavant attribuée à l’Ego et qui n’apparaissait que sur le plan de l’humanité à travers la réflexion impure, est maintenant admise dans la dimension préréflexive de la conscience, ce qui montre que la facticité a apporté un changement fondamental au sujet de l’ancrage historique du pour-soi. C’est là une marque de l’intention sartrienne d’historiciser le champ transcendantal, contre l’idée reçue stipulant que L’Être et le Néant manque d’une approche historique pour la compréhension du « sujet » comme pour-soi. Ipséité veut dire à la fois personnalité et historialisation ou, plus précisément, le pour-soi historialise son ipséité : « le processus d’historialisation est indivisible. C’est lui qui s’écoule, qui s’appelle du fond de l’avenir, qui s’alourdit du passé qu’il était, c’est lui qui historialise son ipséité et nous savons qu’il est, sur le mode primaire ou irréfléchi, conscience du monde et non de soi »103. Le processus de métamorphose est donc un processus qui historialise l’ipséité. Cela signifie que le circuit de l’ipséité, étant la forme projective de la relation de la présence à soi au pour-soi possible un processus temporel qui historialise le pour-soi, atteste nécessairement de l’appartenance du pour-soi à son époque historique, c’est-à-dire que cette appartenance à l’époque historique est donnée par les structures immédiates du pour-soi elles-mêmes. C’est ainsi que, en tant que projet historialisant – « le projet que le Poursoi fait de lui-même dans l’Histoire » – le pour-soi est doté d’historicité par son « appartenance objective à une époque »104. L’appartenance historique de chaque pour-soi à son époque est donnée par le circuit de l’ipséité qui réside dans le rapport du pour-soi avec le possible qui lui manque et non dans sa relation avec la valeur. C’est pourquoi Sartre tâche de penser l’ipséité en termes plus concrets et singuliers en insérant son circuit dans le rapport du pour-soi présent avec le pour-soi possible au lieu de l’établir dans la relation plus générale entre le pour-soi et la valeur. Si la singularité est ici la marque fondamentale, cette option se justifie de la façon suivante : alors que tout pour-soi est 103
EN, p. 194. VE p. 135. « Ainsi je m’historialise en me revendiquant comme conscience libre d’une époque en situation dans cette époque, ayant son avenir dans l’avenir de l’époque et ne pouvant manifester que cette époque, ne pouvant dépasser l’époque que si je l’assume et sachant que ce dépassement même de l’époque est d’époque et contribue à la faire. Dès lors l’époque est mienne : en l’assumant, je m’assume ; je ne me perçois de tâche que dans cette époque et par rapport à elle » CPM, p. 506. 104
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recherche d’être « pour-soi-en-soi » (valeur), une structure plus abstraite du projet d’être, chaque projet concret est hanté par cette recherche de manière particulière105. Comme nous l’avons vu plus haut (en faisant abstraction de la teneur substantialiste de cet exemple), il ne pourrait pas manquer « au morceau de lune » un « morceau de pierre », dès lors que le possible qui manque au pour-soi est toujours son possible106, unique, singulier, bien qu’historique, appartenant à une époque. Non seulement, le possible s’établit par le biais du manque, qui est l’aspect moteur du désir de plénitude du pour-soi, mais encore, c’est dans la mesure où il est néantisation de l’en-soi qu’il est et négation interne de la totalité d’un en-soi particulier qu’il n’est pas. Il en découle que la singularisation historique donnée dans les structures immédiates est admissible grâce à la structure de la facticité et à la relation conséquente du pour-soi avec son possible, hanté par la valeur, qui, tous ensembles, forment le circuit de l’ipséité. Ayant ces considérations à l’esprit, nous pouvons dire que, par le biais de la structure de la facticité, Sartre introduit justement une dimension d’historicité dans le champ transcendantal qui jusqu’alors était désincarné et impersonnel. Nous verrons ensuite comment cette introduction peut effectivement se réaliser dans le cadre de L’Être et le Néant et en même temps si, comme le prétendait Merleau-Ponty, il est vrai qu’être et néant s’excluent et ne « passent » pas l’un dans l’autre, aboutissant à un « enracinement » seulement superficiel. Insistons pour le moment sur l’historialisation garantie par le circuit de l’ipséité. Dans les termes que nous présentons, ce geste présent dans L’Être et le Néant (si l’on met pour l’instant entre parenthèses les concepts centraux de la Critique de la raison dialectique que sont l’intériorisation et l’extériorisation) se rapproche de l’idée de subjectivité présentée presque vingt ans plus tard dans la conférence de Rome où Sartre déclare ceci : « la subjectivité, c’est vivre son être, on vit ce qu’on est, et ce qu’on est dans une société, car nous ne connaissons pas d’autre état de l’homme, c’est précisément un être social, un être social qui, dans le même temps, vit la société entière 105 Bien que Sartre affirme que « le soi est individuel, et c’est comme son achèvement individuel qu’il hante le pour-soi » (EN, p. 127), nous pensons que c’est le possible qui apparaît comme la structure la plus concrète de la singularisation du pour-soi, étant toujours particulier et daté, alors que la valeur est « irréalisable » (caractéristique que nous abordons plus tard). Cet aspect devient plus clair quand Sartre dit que le projet d’être Dieu est le sens du désir, mais que le désir n’est jamais constitué par le fait qu’il représente toujours une invention particulière de ses fins, et que ces derniers seront toujours visés à partir d’une situation empirique. Cf. EN, p. 612. 106 EN, p. 141.
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de son point de vue »107. Comme nous l’avons vu, les Carnets démontrent le changement en direction de la facticité et de l’historicité, de manière qu’on peut y trouver des affirmations telles que : « Il n’y a d’histoire que lorsqu’il y a assomption du passé et non pure action causale de celuici »108. Cela signifie que l’idée de projet comme assomption du passé est l’historialisation même du pour-soi. Phénomène dont la compréhension consistera dans l’objectif de la méthode de la psychanalyse existentielle, déjà brièvement esquissée dans les Carnets. En d’autres termes, cette méthode vise à appréhender « comment l’homme historique s’historialise librement dans le cadre de certaines situations »109. Les observations précédentes nous amènent au deuxième niveau de singularisation, anticipé par l’historialisation. Il s’agit ici de la singularité qui a lieu comme assomption de la facticité à travers les expériences empiriques, introduisant les notions de choix originel et de projet fondamental. Dans le chapitre de L’Être et le Néant sur la psychanalyse existentielle, Sartre établit trois degrés dans l’« architecture symbolique » du désir d’être Soi : 1) une structure abstraite et signifiante qui est le désir d’être en général, valable pour tout pour-soi et qui est la « réalité humaine dans la personne » ; 2) le niveau de singularisation personnelle qui est le désir fondamental et qui réside dans la façon singulière choisie par chacun de vivre la structure ontologique du désir d’être ; 3) les désirs empiriques en général qui appartiennent à la couche symbolique du désir fondamental, qui sera interrogée par la psychanalyse existentielle110. Sur 107
QS, pp. 119-120. CDG, p. 590. 109 CDG, p. 590. D’ailleurs, dans cette première esquisse de psychanalyse existentielle, l’attention donnée par Sartre au mouvement d’historialisation est à tel point prédominante qu’il dit, dans une brève analyse de Guillaume II, que son être est un être-pourrégner et que le royaume à proprement parler, « c’est lui ». CDG, p. 595. 110 Cf. EN, p. 612. Cette division est l’objet de la critique d’Hyppolite en ce qui concerne la relation entre particularité et généralité chez Sartre. Pour l’auteur, Sartre établit un désir ontologique d’être Soi du pour-soi en général pour ensuite réfléchir à comment ce projet se « particularise », de la même façon que la substance spinoziste s’exprime seulement par ses modes particuliers. Cet « essentialisme » sartrien (bien particulier, puisqu’il s’agit de ne pas avoir d’essence) fait qu’Hyppolite se demande si ce qu’il se passe n’est pas le contraire, c’est-à-dire, si Sartre n’en arrive pas à généraliser quelque chose qui serait de l’ordre d’un projet particulier : « ce projet universel n’est-il lui-même qu’un certain projet empirique, sinon singulier, du moins particulier ? ». C’est ainsi que l’auteur conclut « qu’il est curieux de remarquer que, quand Sartre parle de Baudelaire ou de Jean Genet, il retrouve toujours les mêmes thèmes directeurs, ceux qui expriment son ontologie propre ». Selon lui, Sartre est plus un moraliste qu’un philosophe, puisqu’il s’appuie sur une expérience subjective au lieu de réaliser une ontologie. HYPPOLITE, J. « La psychanalyse existentielle chez Jean-Paul Sartre », p. 800 ; p. 799. 108
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la base de cette division, nous pouvons expliciter pourquoi tout pour-soi comme projet d’être (structure ontologique abstraite) qui prend la forme d’une structure signifiante de concrétisations différentes (projet fondamental), à son tour issu des expériences empiriques, qui vient symboliser ce choix fondamental. Quand Sartre dit de Jean Genet : « Enfant sans mère, effet sans cause, Genet réalise dans la révolte, dans l’orgueil, dans le malheur le superbe projet d’être cause de soi »111, il cherche à démontrer qu’à partir de la situation facticielle de l’orphelinat, Genet assume dans la révolte et l’orgueil (choix singulier) le désir d’être en général – celui d’être causa sui ; et d’autre part que ses désirs empiriques, à l’instar des exemples de désir sexuel narrés dans Saint Genet, montrent et symbolisent son projet fondamental. Il convient de souligner clairement ce que signifie la notion de choix dans ce contexte, parce qu’il est communément compris comme décision d’un sujet volontaire. Le choix qu’un pour-soi fait de soi est préréflexif et involontaire (mais pas pour autant inconscient) et est le fondement même de toute délibération112. Pour Sartre, maintenir le choix au niveau conscient veut dire qu’il y a une relation de sens qui, bien qu’elle ne soit pas connue de façon réflexive, se manifeste à un certain niveau au poursoi, en vertu du « savoir de soi » implicite préréflexif qui fait que tout ce qui est vécu par lui acquiert un sens en accord avec la totalité du projet. Dans L’Esquisse, Sartre indique que nous devons prendre en compte, sur le même plan conscient, « le fait, la signification, et le signifié »113, de sorte que la signification fait partie de la structure de la conscience et ne se trouve pas dans une sphère inconsciente à part. En ce qui concerne la notion du choix préréflexif, nous devons le comprendre à partir de la condition de la contingence du pour-soi qui est le terrain même de sa liberté. Cela veut dire que, dans la mesure où il est nécessaire que le pour-soi se choisisse, mais qu’il n’est pas nécessaire qu’il se choisisse sur tel ou tel mode, toute concrétisation, toute singularisation, toute manifestation, n’étant pas un effet d’une cause, n’étant pas déterminée par des caractères a priori ni la manifestation d’une nature, est un choix. « Le choix, dit Sartre […] précisément parce qu’il est choix, rend compte de sa contingence originelle, car la contingence du choix est l’envers de sa liberté »114. Si le pour-soi est liberté, chaque acte est création de soi, 111 112 113 114
SG, p. 85. Cf. EN, p. 506. ETE, p. 36. EN, p. 617.
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c’est-à-dire choix. Dans les Cahiers pour une morale, Sartre identifie la création et le choix originel, ce dernier acquérant la dimension d’« opérateur de création » : le choix, c’est la « réalité humaine » se créant en tant qu’être-dans-le-monde115. Si le pour-soi est un projet temporalisant et que ce projet ne peut être qu’un « se faire », cela est alors équivalent à se choisir, de façon qu’il n’existe pas un pour-soi qui choisit, mais c’est son propre mode d’être qui est un choix : « Ainsi, liberté, choix, néantisation, temporalisation, ne font qu’une seule et même chose »116, et encore : « lorsque je dis que l’homme est un projet qui décide de luimême, ce que je veux dire, c’est précisément que la conscience telle que nous l’avons définie, n’est jamais rien avant d’exister »117. Il y a donc une correspondance entre exister comme pour-soi et se choisir, puisque chaque manifestation est une création singulière d’un projet d’être de sorte que comprendre le choix, c’est toujours le comprendre à partir de la condition de la contingence. C’est-à-dire que chaque choix est création vis-à-vis de la non nécessité d’être de telle ou telle manière. C’est pour cela que pour Hyppolite, le terme choix convient car il indique dans ce cas que « d’une part, j’éprouve dans mon être-au-monde la marge d’autres possibilités et que, d’autre part, je suis conscient de ce prétendu destin comme d’un irréductible qui est mien et non comme d’une nature qui me serait conférée »118. Si la facticité est justement l’impossibilité du pour-soi de se détacher de sa contingence originelle, alors tout choix est limité. Autrement dit, « tout choix est choix de la finitude. Ainsi la liberté ne saurait-elle être vraiment libre qu’en constituant la facticité comme sa propre restriction »119. Sartre établit la finitude comme « condition de ma liberté »120, comme une structure ontologique du pour-soi liée au choix, au « se faire », et non pas comme une structure semblable à celle de l’être-pourla-mort heideggérien : La réalité-humaine demeurerait finie, même si elle était immortelle, parce qu’elle se fait finie en se choisissant humaine. Être fini, en effet, c’est se choisir, c’est-à-dire se faire annoncer ce qu’on est en se projetant vers un possible, à l’exclusion des autres. L’acte même de liberté est donc
115 116 117 118 119 120
Cf. CPM, p. 134. EN, p. 510. CSCS-d, p. 81. HYPPOLITE, J. « La psychanalyse existentielle chez Jean-Paul Sartre », p. 796. EN, p. 540. EN, p. 368.
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assomption et création de finitude. Si je me fais, je me fais fini et, de ce fait, ma vie est unique121.
Il y a donc une équivalence dans la philosophie de Sartre entre exister et se choisir. Par la notion de projet fondamental, Sartre établit en outre une hiérarchie entre les choix, de même qu’il existe une hiérarchie entre les degrés dans l’« architecture symbolique » du désir. Pour être plus précis, nous devons prendre en compte que, du fait que le désir est mouvement intentionnel, chaque acte du pour-soi est simultanément désir et choix. Les notions de choix originel et de projet fondamental introduisent une unité de sens dans ce mouvement libre et incessant du processus d’historialisation de métamorphose. Depuis l’Esquisse, Sartre tente de penser la « réalité-humaine »122 comme une totalité, et c’est cet aspect qui l’intéresse dans l’être-dans-lemonde de Heidegger. Selon Sartre, l’existence qualifiant le mode d’être de l’être qui doit « assumer » son propre être implique que cette assomption soit toujours globale, toujours métamorphose du sujet et du monde même123. D’un autre côté, cette assomption d’être « à chaque fois mien » – lieu de provenance de l’unité de la mienneté – ne peut pas être une entité égologique, une personnalité ou un caractère. La singularité du « mien » est donnée par le circuit de l’ipséité sous la forme d’un projet fondamental ou originel. Le projet fondamental n’est pas une unité d’une substance qui demeure la même et dont les altérations sont des accidents, il est une unité de sens qui se refait à chaque fois dans le processus de métamorphose. Si le désir d’être se réalise toujours comme manière d’être, le projet fondamental réside exactement dans cette façon, dans le style selon lequel chacun réalise son désir d’être. En somme, le projet 121
EN, p. 591. Traduction de Dasein par Henri Corbin – qui, pour Derrida, est une « monstruosité aux conséquences illimitées que les quatre premiers paragraphes de Sein und Zeit avaient prévenues ». DERRIDA, J. L’écriture et la différence. Paris : Seuil, 1979, p. 405, n.2. Tout cela parce que cette traduction attribue au Dasein un caractère humaniste qui, pour Heidegger, appartient aux conceptions métaphysiques du sujet et qu’il cherche à dépasser. Selon Derrida, le fait que Sartre adopte la traduction de Corbin est significatif dans la mesure où son existentialisme est encore un humanisme : « Malgré cette neutralisation prétendue des présuppositions métaphysiques [par le concept de réalité-humaine], il faut bien reconnaître que l’unité de l’homme n’est pas en elle-même interrogée. Non seulement l’existentialisme est un humanisme, mais le sol et l’horizon de ce que Sartre appelle alors son ‘ontologie phénoménologique’ […] restent l’unité de la réalité-humaine. En tant qu’elle décrit les structures de la réalité-humaine, l’ontologie phénoménologique est une anthropologie philosophique ». Id. « Les fins de l’homme », pp. 136-137. 123 Dans Esquisse, par exemple, la conduite émotive définit le mode d’apparition du monde comme « magique ». Cf. ETE, p. 62. 122
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fondamental ou originel consiste dans une sorte d’unité en tant que « cette unité – dont la substance n’était qu’une caricature – […] doit être unité de responsabilité, unité aimable ou haïssable, blâmable ou louable, bref personnelle. Cette unité qui est l’être de l’homme considéré est libre unification. Et l’unification ne saurait venir après une diversité qu’elle unifie. Mais être […] c’est s’unifier dans le monde »124. Si dans La Transcendance de l’Ego, l’unité de la conscience était déjà garantie par la structure intentionnelle, dans L’Être et le Néant, Sartre s’appuie sur l’idée de projet fondamental pour penser une unité de sens qui englobe l’histoire passée de chaque pour-soi. Maintenant, le passé est compris par la structure immédiate de la facticité, il est constitutif du mode d’être du pour-soi. Cela signifie que le choix est l’assomption des trois ek-stases temporelles – le passé, le présent et le futur à chaque fois. Ainsi, chaque choix présent se donne comme étant lié à une structure de signification de son passé et de son futur singulier, puisque qu’« un choix qui serait choix à partir de rien, choix contre rien ne serait choix de rien et s’anéantirait comme choix »125. D’où l’importance croissante que Sartre attribue à l’enfance, comme moment premier où ont lieu les décisions sur soi nommées « choix originel » – ce qui rapproche Sartre de la théorie freudienne. Il en arrive même à comparer le choix originel avec la notion de « complexe », dans le sens d’un « centre de références d’une infinité de significations polyvalentes »126, à ceci près qu’il commence par refuser l’hypothèse de l’inconscient. Après L’Être et le Néant, Sartre réalise ses travaux de psychanalyse existentielle, montrant comment le moment du choix originel est vécu à différents niveaux de signification au long de la vie d’un sujet, dans un mouvement de spirale : « une vie se déroule en spirales ; elle repasse toujours par les mêmes points mais à des niveaux différents d’intégration et de complexité »127. Le choix originel consiste ainsi en un choix de la manière d’être l’être qu’on est – ce qui est incompréhensible dans une perspective instantanéiste de la temporalité, le projet fondamental étant un processus temporel. Cependant, le choix semble être un moment 124
EN, p. 606. EN, p. 525. 126 EN, p. 615. 127 QM, p. 71. Sartre maintient cette idée jusqu’à son dernier travail sur Flaubert. En disant que le choix originel de Flaubert est le choix de l’irréalité, il reprend l’image de la spirale : « Mais ce que nous devons nous demander avant toute chose – puisque cet élément demeure dans chaque révolution de la spirale et qu’on le trouve dès la première –, c’est ce que signifie le choix de l’irréel ». IF.I, p. 660. 125
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décisif de détermination de tous les niveaux de complexité de signification que le projet n’arrête pas de revivre. Adopter une attitude mentale, c’est se donner une prison sans barreaux. Il semble à tout moment qu’on puisse s’en évader et, par le fait, il n’est pas de mur ni de grille qui puissent empêcher la pensée d’aller aussi loin qu’elle le veut. Simplement, à l’instant précis où cette pensée croit dépasser l’attitude choisie et déboucher dans le monde par une voie nouvelle, avec un point de vue neuf comportant de nouveaux engagements, elle s’aperçoit qu’elle est revenue à son point de départ128.
D’une certaine façon, la notion de choix fondamental semble déterminer la « libre unification » qu’est le projet, de sorte qu’il reste à comprendre la portée de cet aspect dans le contexte anti-déterministe sartrien. En effet, Sartre parle en termes de « continuité ontologique »129 du processus de métamorphose mais c’est seulement dans la mesure où ce processus est une reprise incessante du choix fondamental d’être et que cette reprise est libre. Ainsi, le choix originel ne peut pas déterminer ce qui est incessamment repris et choisi dans le mouvement en spirale. De la même manière, il ne s’agit pas d’un choix intemporel, ou qui vient du rien, comme le « choix du caractère intelligible » chez Kant : le choix doit toujours être dans-le-monde et en-situation130. De là surgit la difficulté qu’il y a à délimiter les types de rapports pouvant exister entre le choix originel et les choix particuliers, entre le projet originel et les projets particuliers, en sachant qu’il existe entre eux une hiérarchie. La solution sartrienne consiste à dire que c’est le pour-soi qui choisit la hiérarchie de significations et que, pour comprendre le type de relation entre les différents niveaux de hiérarchisation, il faut penser à la manière des gestaltistes, qui « nous ont montré que la prégnance des formes totales n’exclut pas la variabilité de certaines structures secondaires »131. Ce principe est utilisé comme une analogie pour établir la relation entre les « possibles secondaires » (ou « choix secondaires ») et le projet fondamental, dans le but d’expliciter que les premiers ne sont pas déductibles du second, mais qu’ils se basent sur un lien entre une totalité et une structure partielle. Aussi, les possibles secondaires sont, dans une certaine mesure, contingents – ils pourraient être autres – et, dans une certaine mesure, nécessaires : ils indiquent la totalité comme forme 128 129 130 131
SG, p. 85. EN, p. 512. EN, p. 525. EN, p. 514.
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à partir de laquelle ils sont compris. Sur le même mode, les projets partiels du pour-soi ne sont pas déterminés par le projet global : « ils doivent être eux-mêmes des choix et une certaine marge de contingence, d’imprévisibilité et d’absurde est laissée à chacun d’eux, encore que chaque projet, en tant qu’il se projette, étant spécification du projet global à l’occasion d’éléments particuliers de la situation, se comprend toujours par rapport à la totalité de mon être-dans-le-monde »132. Enfin, l’imprévisibilité compose la continuité ontologique du projet fondamental à partir d’une liberté qui se ronge elle-même ; parce que chaque choix désigne d’autres choix comme possibles. Le pour-soi vit cette absurdité du choix comme expérience de sa contingence dans le sentiment d’injustificabilité. Ainsi, chaque choix est un absolu, mais cet absolu est « fragile », car il y a toujours la possibilité d’en choisir un autre, de devenir autre. Le projet fondamental est alors à chaque fois menacé par l’événement que Sartre nomme, dans ce contexte, instant : un événement qui provoque « l’apparition d’un nouveau projet sur l’effondrement de l’ancien »133. En fait, bien qu’il y ait une continuité ontologique du projet fondamental, la libre hiérarchisation des possibles par rapport au choix fondamental de soi peut s’effondrer en un instant. Autrement dit, la reprise libre du choix fondamental est depuis toujours « hanté par le spectre de l’instant »134, c’est-à-dire menacée par la possibilité d’une brusque métamorphose. Cependant, contrairement à l’instantanéisme de La Transcendance de l’Ego, l’instant, dans ce contexte, en tant qu’apparition d’un nouveau projet d’être, ne confère pas au pour-soi une « nouvelle existence » : « le pour-soi ne peut se conférer une existence neuve : dès lors qu’il repousse le projet périmé dans le passé, il a à être ce projet sous la forme du “était” – cela signifie que ce projet périmé appartient désormais à sa situation »135. Cette relation au passé, et par conséquent aux choix du passé, peut uniquement être comprise à partir du moment où nous éclaircissons la spécificité de la relation du pour-soi présent avec le passé au-delà d’un cadre du type « cause et effet » – relation de hantise sur laquelle lumière sera faite dans la perspective hantologique.
132 133 134 135
EN, EN, EN, EN,
p. p. p. p.
526. (nous soulignons) 525. 512. 525.
CHAPITRE V
LES DUALISMES RÉSIDUELS §1. CONCLUSION DU PREMIER NIVEAU DE CONTESTATION : L’OPPOSITION À LA CRITIQUE DE MERLEAU-PONTY Après ce parcours, nous pouvons finalement conclure qu’en établissant l’équivalence entre le pour-soi et le néant et entre l’en-soi et l’être, Merleau-Ponty néglige la facticité du mode d’être du pour-soi – le fait d’être néantisation de l’être –, raison pour laquelle il ne comprend pas le changement qui a lieu dans la pensée sartrienne, concernant le passage d’une temporalité instantanéiste à une temporalité ek-statique. Comme nous l’avons vu dans le texte de Merleau-Ponty, nous trouvons souvent la référence au pour-soi comme synonyme de « pur néant » de sorte que la liberté sartrienne, étant précisément cette négation pure, consisterait en une « liberté sans racines », désincarnée et détachée de son passé, une création ex nihilo. En suivant Vincent de Coorebyter, nous soutenons que la critique de Merleau-Ponty vaut pour les travaux sartriens écrits en 1934, mais ne tient plus pour L’Être et le Néant1. En outre, De Coorebyter affirme que Merleau-Ponty cherche à trouver, de façon illusoire, dans les premier et cinquième paragraphes du chapitre « La Transcendance » de l’Être et le Néant, le même cadre théorique que celui qui valut pour les travaux initiaux de Sartre, de façon à interpréter, à partir de ce moment localisé, l’ensemble de l’œuvre2. En effet, c’est sur ce chapitre que Merleau-Ponty se concentre pour réaliser sa critique dans Le Visible et l’Invisible3, d’où il tire, à l’exception d’une petite citation de la section « La conception dialectique du néant », pratiquement toutes les citations de
Cf. DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 98. Cf. Ibid., pp. 98-99. 3 Nous avons observé antérieurement que, dans Les Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty ne cite pas une seule fois L’Être et le Néant. D’un autre côté, dans Phénoménologie de la perception, il cite d’autres morceaux de l’ontologie sartrienne, notamment à propos de la liberté et de ses motivations. 1 2
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L’Être et le Néant4. Il en découle que la stratégie de lecture merleau-pontyenne est problématique et nous comprendrons bientôt pourquoi. Tout d’abord, il est clair que dans ce chapitre mentionné de L’Être et le Néant, on trouve des affirmations qui, en principe, fournissent des preuves textuelles à l’interprétation de Merleau-Ponty. C’est le cas quand Sartre dit par exemple que : « le terme-origine de la négation interne, c’est l’ensoi, la chose qui est là ; et en dehors d’elle il n’y a rien, sinon un vide, un néant qui ne se distingue de la chose que par une pure négation dont cette chose fournit le contenu même »5 ; ou encore que « le pour-soi n’est rien d’autre que le vide où se détache l’en-soi »6 ; « En ce sens tout dévoilement d’un caractère positif de l’être est la contrepartie d’une détermination ontologique du pour-soi dans son être comme négativité pure »7. Cependant, de telles affirmations concernent un type d’être que Sartre appelle connaissance, qui se caractérise comme étant la contrepartie positive de la négation interne du pour-soi ou simplement l’intuition. Sartre démontre ainsi, avec les analyses de la connaissance, que l’intentionnalité possède un côté positif – la thématisation de l’en-soi que la conscience n’est pas – et un côté négatif – la négation interne qui fait que la conscience surgisse comme n’étant pas cet en-soi qu’elle n’est pas. Ce double aspect de la connaissance se trouve à la base des analyses de Merleau-Ponty sur la théorie de la négativité pure chez Sartre, parce qu’elle met en évidence le double mouvement d’intuition de l’être et de la négation interne (appelée négintuition dans ce contexte). Il s’ensuit que comme Merleau-Ponty néglige la facticité, il fait du pour-soi un synonyme de la connaissance, ce qui est un réductionnisme. En d’autres termes, comme Merleau-Ponty n’appréhende pas le caractère double de la négation qui fait surgir le pour-soi8, il confond ce mode d’être avec la 4 Cf. EN p. 219 ; pp. 234-235 ; p. 252 ; pp. 254-255. (Cf. VI, p. 79 ; pp. 80-81). La seule référence à un autre chapitre de l’ontologie sartrienne consiste en une définition de l’être en-soi comme « plénitude absolue et entière positivité », de la page 49 de EN. (Cf. VI, p. 77). 5 EN, pp. 212-213. (nous soulignons) 6 EN, p. 213. 7 EN, p. 215. (nous soulignons) Mais pas seulement dans ce chapitre comme nous pouvons l’observer à l’instar de cette phrase problématique que nous trouvons dans le chapitre sur la temporalité : « Le pour-soi n’est rien de plus que ce rien translucide qui est négation de la chose perçue ». EN, p. 176. Dans le chapitre sur la transcendance, cet aspect est mis en avant et apparaît fréquemment, étant donné que Sartre y décrit le mode d’être de la connaissance. 8 D’après De Coorebyter, Merleau-Ponty passe au large du concept de « négation interne ». DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 99. Selon nous, ce que Merleau-Ponty ne prend pas en compte n’est pas exactement la négation interne, mais le
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spécificité du « type d’être » de la connaissance, qui est le domaine purement négatif de la présence. Toutefois, comme nous l’avons déjà relevé, la présence est seulement l’une des structures ek-statiques du pour-soi, qui ne peut pas être conçue indépendamment des autres, si ce n’est à des fins d’analyse. Mais, afin de conclure le premier niveau de contestation, nous devons d’ores et déjà affirmer qu’en confondant la structure de la présence avec le mode général du pour-soi, Merleau-Ponty réduit son mode d’être et se base sur un « type d’être » spécifique pour développer sa critique à une conception de la négativité pure chez Sartre. C’est pour cette raison qu’il a pu définir le pour-soi comme « pur néant », tandis que dans L’Être et le Néant, ce mode d’être est souvent décrit par la formule « il est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est », et non pas simplement : il n’est pas. En somme, cette stratégie de lecture fait que Merleau-Ponty généralise les résultats de son argumentation sur la connaissance pour l’ontologie sartrienne comme un tout, alors que, si nous comprenons la négation et les structures immédiates du pour-soi de façon détaillée, il n’est plus possible de le penser comme un pur néant. Par conséquent, la plupart des arguments merleau-pontyens sur L’Être et le Néant ne tiennent pas dans la mesure où ils se basent sur la conception du pour-soi en tant que « pur néant ». Nous disons « la plupart », parce que même après ce premier niveau de contestation, sa critique des dualismes que nous qualifions de résiduels demeure valide. Cependant, il convient de mettre l’accent sur les conséquences de cette conception du pour-soi comme « pur néant » du fait qu’elle constitue la base pour envisager la philosophie de la négativité sartrienne comme une pensée de survol, non-engagée et qui ne trouve pas d’adhérence dans le monde. La liberté entendue comme « sans racines », scindée de son passé, création d’elle-même à partir de rien, constitution totale des sens qu’elle projette dans l’en-soi par son pouvoir de Sinngebung, pouvoir ontogenénétique illimité, n’aurait de sens que si Sartre était resté victime de l’illusion d’une temporalité de l’instant, puisque la temporalité ek-statique du poursoi implique l’indissociabilité des ek-stases passée, présente et future. Ainsi, le sujet sartrien ne serait un « sujet pur » de « l’action pure » – qui survole seulement les faits comme « événement-choses » – que quand il n’est pas considéré comme un projet temporalisant ek-statique.
caractère « double » de la négation, c’est-à-dire qu’il prend seulement en compte que le pour-soi n’est pas l’en-soi qu’il n’est pas et qu’il ne pense pas qu’il n’est pas l’en-soi qu’il est.
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Comme Sartre, contrairement à Merleau-Ponty, pense la passivité de façon causale, le fait de ne pas admettre la conscience comme passive a amené à interpréter le sujet sartrien comme un « législateur souverain », coupé de sa dimension facticielle. Mais si la facticité est une structure immédiate du pour-soi, il n’est pas possible de faire abstraction de tout ce que le pour-soi est, ou plutôt de ce qu’il est en néantisant son être. Le fait que Sartre n’admette pas que quelque chose ait une incidence sur la conscience en termes d’activité et de passivité ne signifie pas que la facticité du pour-soi n’interagit pas, d’une façon ou d’une autre, sur cette tension dans le mode d’être pour-soi supposé être ce qu’il n’est pas et ne pas être ce qu’il est. En outre, mettre l’accent sur la structure de la facticité c’est également accepter que le pour-soi peut être en même temps une liberté et une passion – ce qui pose le problème de devoir penser une passion libre9. Le terme grec pathos – « la souffrance, l’affection, la passion »10 – renvoie à l’idée de passivité, qui est incompatible avec la spontanéité pure d’une liberté. Si l’œuvre de Sartre cherche à décrire « la passion de la conscience incarnée », comme l’a dit Beauvoir11, qui est l’histoire d’une « passion inutile »12 – une recherche d’autofondement vouée à l’échec –, parler de l’existence libre en termes de passion indique la pertinence de la facticité en tant que condamnation de la liberté à fuir de la contingence : « Toute réalité-humaine est une passion, en ce qu’elle projette de se perdre pour fonder l’être et pour constituer du même coup l’en-soi qui échappe à la contingence en étant sa propre fondation, l’Ens causa sui que les religions nomment Dieu »13. Dans ce cas, le drame du pour-soi est d’être une perpétuelle recherche de son propre fondement, ou de la totalité « en-soi-pour-soi » : « La réalité-humaine est souffrante dans son être, parce qu’elle surgit à l’être comme perpétuellement hantée par une totalité qu’elle est sans pouvoir l’être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l’en-soi sans se perdre comme pour-soi »14. Sartre unit ainsi liberté et passion dans le sens où le pour-soi est une aventure : « mon être-aventurier, en tant que j’ai à être l’événement qui m’arrive du dehors »15 –, un projet d’autoCORMANN, G. « Passion et liberté » , p. 93. « Sofrimento, afecção, paixão ». Traduction d’Henrique Muracho dans Língua grega: visão semântica, Lógica, Orgânica e Funcional. V.II Prática. Petrópolis: Vozes, 2001. 11 BEAUVOIR, S. de. Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme, p. 207. 12 EN, p. 662. 13 Ibid. 14 EN, p. 126. 15 S.IX, p. 187. 9
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fondement qu’il vit sans pouvoir diriger, sans maîtrise sur soi, mais qui doit être responsable de tout ce qui lui arrive par le simple fait qu’exister c’est être le fondement de sa manière de ne pas être son propre fondement : « tout ce qui m’arrive est mien »16 ; « tout ce qui m’arrive a un double caractère : d’une part cela m’est donné, en vertu de ma facticité et de ma gratuité […] et d’autre part j’en suis responsable puisque je me motive moi-même à le découvrir »17. Cela signifie que Sartre n’associe la passion ni à la volonté ni à un déterminisme psychologique ; la passion s’identifie au projet d’être du pour-soi18. La facticité du pour-soi met justement en évidence que le pour-soi néantise l’en-soi qu’il est de façon à instaurer le fondement de la manière d’être de l’être qu’il est – duquel il ne peut être le fondement – de façon à ce que la « réalité-humaine demeure prisonnière de son injustifiable facticité, avec elle-même à l’horizon de sa quête, partout »19. Dans l’introduction à l’Être et le Néant, Sartre affirme que les idées de passivité et de relativité ne peuvent faire référence qu’aux manières d’être et non pas à l’être lui-même, en définissant la passivité de la façon suivante : « je suis passif lorsque je reçois une modification dont je ne suis pas l’origine – c’est-à-dire ni la fondation ni le créateur. Ainsi mon être supporte-t-il une manière d’être dont il n’est pas la source »20. Mais alors, dans la mesure où la passion du pour-soi instaure une condamnation de devoir être tout ce qui lui arrive, n’atteste-t-elle pas d’une certaine dimension de la passivité ? En outre, quand Sartre décrit la dimension de l’être-pour-autrui de la facticité, ne serait-il pas en train de pointer une dimension qui fait que le pour-soi est rejeté au dehors, si bien qu’il reçoit « une modification dont [il n’est] pas l’origine – c’est-à-dire ni le fondement ni le créateur » ? Ne nous trouvons-nous pas justement dans le domaine de l’esclavage, de la condamnation à la liberté ? Je suis esclave dans la mesure où je suis dépendant dans mon être au sein d’une liberté qui n’est pas la mienne et qui est la condition même de mon être. En tant que je suis objet de valeurs qui viennent me qualifier sans que je puisse agir sur cette qualification, ni même la connaître, je suis en esclavage21.
16 17 18 19 20 21
EN, p. 598. CDG, p. 399. Cf. EN, pp. 485-487. CDG, p. 296. EN, p. 24. (nous soulignons) EN, p. 307.
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Sartre n’explore pas cette connexion entre passion et esclavage ni de quelle façon ce lien pourrait admettre un aspect de passivité. Husson dit que la facticité, concept provisoire chez Sartre tout comme chez Heidegger, est reprise dans les Cahiers pour une morale justement par le biais de la passivité, ce qui est à remettre en question22. L’auteur prend en compte un passage où Sartre affirme qu’« il y a un point de vue de l’en-soi sur le pour-soi : c’est la passivité », à quoi Sartre ajoute que la « passivité est très exactement ma liaison avec l’En-soi ; ma liaison ontologique et pratique à la fois »23, pouvant dès lors être interprétée en termes de facticité. Mais, dans ces notes, Sartre semble maintenir l’idée de passivité de L’Être et le Néant en tant que manière d’être qui vient au monde par le pour-soi quand il dit que « je suis celui par qui passivité et activité viennent au monde pour l’En-soi et pour moi-même »24. Si l’on examine attentivement ce passage de L’Être et le Néant – « la passivité ne saurait concerner l’être même de l’existant passif : elle est une relation d’un être à un autre être et non d’un être à un néant »25 – nous voyons que l’équivalence entre passivité et facticité ne tient pas, étant donné que 22 HUSSON, L. « De la contingence à la situation : dimensions et configurations de la facticité dans L’Être et le Néant », p. 165. Husson observe dans une note que « facticité » n’apparaît pas dans l’index des Cahiers pour une morale et affirme que bien que Sartre reprenne l’idée d’un en-soi néantisé, il le fait sans référence au terme. Ibid. p. 174 ; n.57. En dépit du fait que Husson cite trois occurrences du terme « facticité » au long des Cahiers (pp. 123-124 ; p. 167), nous croyons qu’il s’est restreint à trop peu de pages pour réaliser une telle affirmation, puisque nous pouvons trouver certaines occurrences du terme « facticité » au long de cet ouvrage qui sont en accord avec les analyses acquises dans L’Être et le Néant (outre les pages citées par l’auteur) dans les pages suivantes : p. 102 ; p. 106; p. 134 ; p. 144 ; p. 159 ; pp. 182-184 ; p. 187 ; p. 193 ; p. 212 ; pp. 217-219 ; pp. 224-225 ; p. 235 ; p. 238 ; p. 240 ; p. 268 ; p. 272 ; p. 296 ; p. 298 ; p. 300 … entre autres). De plus, l’auteur affirme que la facticité est un concept transitoire qui « disparaîtra de la plume de Sartre après L’être et le néant (pour être repris – au sein de Cahiers pour une morale – dans les notions de contingence et de passivité) ». Il est vrai que le concept est pratiquement absent de la Critique de la raison dialectique Tome I. Mais il convient de souligner que dans le Tome II il est mentionné comme étant encore valide et opérant, conformément à ce que l’on peut observer dans ce passage : « Le caractère essentiel de la facticité, je l’ai montré ailleurs [dans L’Être et le Néant], c’est, pour chaque individu, la nécessité de sa contingence : par là il faut entendre que chacun d’eux n’est pas en situation de fonder sa propre existence, qu’elle lui échappe dans la mesure même où il l’ek-siste, qu’elle se caractérise enfin par un engagement singulier dans le monde, qui exclut a priori tout survol : il n’y a d’individu que par cette finitude, que par la singularité de ce point de vue; et tous les dépassements ultérieurs, loin de supprimer les facticités originelles, les conservent en eux comme l’exigence même qui qualifie l’action et pré-esquisse le contenu des changements ». CRD.II, p. 214. 23 CPM, p. 57. 24 Ibid. 25 EN, p. 25.
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cette dernière n’est pas une relation d’un être avec un autre être. Quoi qu’il en soit, nous avons vu qu’il y a une dimension du pour-soi comme être-dans-le-monde que Sartre nomme être-au-milieu-du-monde, celle qui fait justement référence au mode objectif que le pour-soi est, alors qu’il est en même temps néantisation de son être. Cet aspect relève de la dimension du pour-soi en tant qu’il est un être du monde, qui subit tout ce qui lui arrive de manière à dépasser cette même passivité par sa passion. Ne pouvant admettre que quelque chose du dehors détermine la servitude même de la liberté, Sartre n’entend pas la passivité dans un sens déterministe, bien qu’il décrive toute une dimension subie du pour-soi, comme quelque chose qui lui arrive et dont il n’est pas le fondement. Sartre pense une passivité de façon non déterministe en disant du poursoi qu’il va toujours au-delà de ce qu’il est, dans ce sens précis que tout ce que le pour-soi subit est simultanément assumé : « Ce qui signifie : «Nous sommes condamnés à être libres» On ne l’a jamais bien compris. C’est pourtant la base de ma morale. Partons du fait que l’homme estdans-le-monde. C’est-à-dire en même temps une facticité investie et un projet-dépassement. En tant que projet, il assume pour la dépasser sa situation »26. La passion est donc l’assomption de ce que le pour-soi subit, comme dimension de toute façon impossible à annuler : « venir au monde comme liberté en face des autres, c’est venir au monde comme aliénable. Si se vouloir libre, c’est choisir d’être dans ce monde-ci en face des autres, celui qui se veut tel voudra aussi la passion de sa liberté »27. Finalement, dans les Cahiers pour une morale, cette assomption est décrite comme une réflexivité qui se révèle comme un consentement du pour-soi en « être-homme » : « Par la réflexivité, je consens à être homme c’est-à-dire à m’engager dans une aventure qui a les plus fortes chances de finir mal, je transforme ma contingence en Passion »28. Quelles seraient alors ces dimensions ? S’agit-il de la dimension subie du pour-soi et celle d’avoir à être, qui fait de lui une passion et un projet fondamental ? À notre avis, la théorie de la facticité consiste justement à mettre en évidence cette dimension que le pour-soi doit être sans être son propre fondement ; une dimension éprouvée, qui correspond à l’assomption des dimensions facticielles en tant que passion. Cette conclusion nous amène à envisager deux axes fondamentaux : la dimension que le pour-soi a à être et celle que le pour-soi est. Ces deux 26 27 28
CPM, p. 447. EN, p. 571. CPM, p. 498.
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dimensions rejoignent deux dualismes encore à l’œuvre : les dualismes entre l’être et le néant et entre subjectivité et objectivité. §2. LA
REFORMULATION DES PROBLÈMES
a) Le dualisme entre l’être et le néant et le problème du monde Nous avons initialement soulevé deux points importants : 1) MerleauPonty n’a pas raison en ce qui concerne les principes de ses argumentations, ce qui n’empêche pas qu’après un certain déplacement, elles puissent continuer à être valides pour remettre en question d’autres dualismes spécifiques, 2) le texte sartrien présente des ambiguïtés qui doivent être explorées. Après le parcours du premier niveau de contestation, nous pouvons affirmer, par rapport au premier point, que Merleau-Ponty se trompe quand il néglige la facticité et la temporalité ek-statique, ce qui l’amène à concevoir le pour-soi comme pur néant et création ex nihilo. Nous avons montré que, dans L’Être et le Néant, le pour-soi surgit d’une double négation, c’est-à-dire non seulement de la négation interne de l’en-soi qu’il n’est pas, mais aussi de la néantisation d’être de l’en-soi qu’il est (acte ontologique), car il ne peut être un être-dans-le-monde qu’en étant en même temps un être-au-milieu-du-monde. C’est en cela que consiste la « solidarité ontologique », selon Dufrenne, ou la « communauté d’être » comme dit Verstraeten. De Coorebyter l’exprime ainsi : « La différenciation ontologique du pour-soi par rapport à l’en-soi n’annule pas leur communauté d’être originelle : le pour-soi est de l’en-soi devenu pour-soi, mais qui reste marqué d’en-soi »29. Cela implique que nous ne pouvons pas associer le « dualisme » pour-soi/en-soi au « dualisme » néant/être. Tout d’abord, parce que le pour-soi n’est pas équivalent au néant ; ensuite, parce qu’il n’y a pas de dualisme entre pour-soi et en-soi si nous admettons la « communauté ontologique » qui empêche de les considérer comme étant complètement séparés. C’est dans le cas contraire qu’il y aurait un vrai dualisme, à partir duquel il ne serait pas possible de comprendre le mode d’être du pour-soi lui-même. La caractéristique d’être et de ne pas être du pour-soi « sujet » est en jeu dans son propre mode d’être, de telle façon que, si on le définit comme « pur néant », nous ne pourrons jamais saisir la dimension d’être du dilemme
29 DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière », p. 9. Voir également : Id. « Sartre et l’être du néant », p. 359.
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être et ne pas être30. Mais la question est plus complexe que cela, d’où notre second point, en admettant que les définitions du « pour-soi » et de l’« en-soi » ne se trouvent pas exemptes d’ambiguïtés, comme nous l’avons vu initialement quand nous parlions des limites du dualisme. C’est pour cela qu’il convient de faire une distinction entre le pour-soi comme « sujet » et la région ontologique « pour-soi », tout comme entre l’« en-soi » comme objet transcendant et l’en-soi en tant que région ontologique. Nous observons ensuite que le pour-soi « sujet » même possède des structures immédiates qui sont « pour-soi » (région ontologique) et d’autres qui ne le sont pas au sens strict – comme la facticité et la valeur – et que l’en-soi ne peut pas être synonyme d’objet. En somme, étant donné que pour-soi et en-soi peuvent apparaître, comme signifiant « sujet » et « chose », cela ne veut pas dire que nous pouvons les réduire à cette paire et conclure à partir de là un dualisme, puisque la réalité même du pour-soi doit être comprise en prenant en compte les régions ontologiques du pour-soi et de l’en-soi. Ceci étant, la critique merleau-pontyenne pourrait encore avancer que malgré la non-équivalence sujet = pour-soi = néant, objet = en-soi = être, demeure chez Sartre le dualisme entre les régions être et néant à même le pour-soi. Par conséquent, il resterait aussi le problème de la pureté de l’en-soi qui n’admet pas de négativité. La critique porte, puisque Sartre aurait à montrer qu’il n’y a pas d’exclusion entre être et néant dans le pour-soi lui-même, et à résoudre le problème de la positivité pure de l’en-soi transcendant. En réalité, le fait que le pour-soi soit la négation de l’en-soi ne signifie pas qu’à partir de cet « événement absolu » – qui est le surgissement du pour-soi comme néantisation de l’en-soi qu’il est – il se soit « libéré » de l’en-soi qu’il est pour devenir un « pur néant », puisque Sartre affirme que « cet en-soi englouti et néantisé dans l’événement absolu qu’est l’apparition du fondement ou surgissement du pour-soi demeure au sein du pour-soi comme sa contingence originelle »31. Le problème est que Sartre n’a pas mis en évidence comment cet en-soi néantisé demeure dans le pour-soi de façon à ce que toute la question de savoir comment un terme « passe » dans l’autre, comme disait Merleau-Ponty dans un langage hégélien, doit être élucidée. D’un autre côté, en ce qui concerne l’en-soi transcendant, il est certain que Sartre le conçoit comme « pure positivité », identité et non-conscient 30 C’est ainsi que le pour-soi modifie le dilemme de Hamlet, commente Ireland, à partir d’une idée de Hollier, c’est-à-dire plus celui d’« être ou ne pas être » à celui d’« être et ne pas être ». IRELAND, J. « Notice : Kean ». In : TC, p. 1448. 31 EN, p. 118.
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de soi. Cependant, il nous semble que Sartre n’explicite pas les modes intermédiaires qui surgissent à partir d’un en-soi qui subit une néantisation, c’est-à-dire les modes de cet en-soi qui demeurent dans le pour-soi qui, n’étant plus un en-soi au sens strict du terme, ne peuvent pas être purement et simplement définis comme un pour-soi. De même, il serait nécessaire de montrer comment l’en-soi peut être pensé comme positivité pure puisque la conception de l’être des phénomènes sans le phénomène d’être est une abstraction. Si nous voulons penser à ce phénomène, nous devons admettre la simultanéité entre être et néant, condition indispensable pour comprendre les structures de dévoilement du monde. Ainsi, Merleau-Ponty a bien fait de problématiser la « pure positivité » de l’ensoi, étant donné que si l’on se bornait à se restreindre à cette définition, nous ne pourrions pas envisager le monde comme champ phénoménal et la dimension de l’« en-soi néantisé » du pour-soi. Par conséquent, le problème du monde doit être posé à nouveau, car, en se limitant au chapitre sur la transcendance, notamment à l’aspect intuitif de la connaissance, Sartre minimise ponctuellement l’importance de la facticité et donne de la marge à une interprétation solipsiste de son ontologie. Concluons en soulignant que le premier dualisme que l’on pourrait qualifier de résiduel, en prenant en compte le parcours du premier niveau de contestation, n’est plus un dualisme entre le pour-soi et l’en-soi, mais bien entre être et néant. Cela est dû au fait que Sartre ne démontre pas explicitement comment la simultanéité peut avoir lieu en ces termes que ce soit pour comprendre le mode d’être du pour-soi « sujet » ou pour comprendre le monde en tant que champ phénoménal.
b) Le dualisme entre subjectivité et objectivité Étranger : rage étranglée au fond de ma gorge, ange noir troublant la transparence, trace opaque, insondable. Kristeva, Étrangers à nous-mêmes. Cet étranger qu’on me présente je l’assume aussitôt, sans qu’il cesse d’être un étranger. Sartre, L’Être et le Néant.
Malgré la contestation du dualisme entre pour-soi et en-soi et de son équivalence avec être et néant, Merleau-Ponty a pourtant raison de mettre
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en évidence une exclusion logique entre être et néant à l’intérieur du pour-soi, s’il n’est pas possible de montrer comment un terme « passe » dans l’autre, ou, encore qu’il existe une simultanéité entre eux – problèmes que la pensée sartrienne de la facticité n’est pas, seule, capable de résoudre. Ainsi, nous nous trouvons dans une situation où nous devons comprendre un problème pertinent, quoique posé dans de mauvais termes. Il en va de même pour la critique merleau-pontyenne de la division poursoi/pour-autrui dans L’Être et le Néant. Comme nous l’avons vu, Merleau-Ponty étend sa critique au sujet sartrien comme pure négativité à celle de la théorie du regard développée dans L’Être et le Néant, qui établit que c’est seulement par la médiation de l’autre que le pour-soi acquiert de la visibilité et de l’objectivité. En effet, c’est à travers le regard de l’autre que le pour-soi y gagne une nouvelle dimension d’être32 : son objectivation, ou son « dehors ». Pour Sartre, « autrui est d’abord pour moi l’être pour qui je suis objet, c’està-dire l’être par qui je gagne mon objectité »33, ce qui veut dire que l’apparition de l’autre fait surgir dans le pour-soi une dimension d’êtreregardé que Sartre nomme l’être-pour-autrui. Cette nouvelle dimension, l’auteur l’explique clairement, n’est pas une « image » que l’autre fait de moi, mais c’est mon propre être dans la mesure où je suis cet êtrepour-autrui34. Toutefois, si la loi d’être du pour-soi est celle d’« être et de ne pas être », comment peut-il en même temps être pour-autrui ? « Avec cet être que je suis […], quelle sorte de rapport puis-je entretenir ? »35. Sartre établit une séparation entre le « sujet » tel qu’il est « poursoi » et tel qu’il est « pour-autrui » pour ensuite se poser la question du mode de relation entre ces deux « plans ontologiques » « différents et incommunicables […] irréductibles l’un à l’autre »36. Nous pouvons formuler le problème en d’autres termes sartriens spécifiques : alors que le pour-soi « a à être » son être, le pour-autrui « est », si bien qu’il faut se demander comment il est possible que « je ne [sois] rien sans avoir à être ce que je suis et que pourtant, en tant que [j’aie] à être ce que je suis, je [sois] sans avoir à être »37.
32 33 34 35 36 37
EN, p. 568. EN, p. 309. Cf. EN, p. 325. EN, p. 301. EN, p. 344. EN, pp. 348-349.
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Mais cette double nécessité d’avoir à être son être et d’être sans avoir à être est comprise par Sartre, comme nous venons de le dire, à travers une séparation radicale de plans : « je ne puis mettre en rapport ce que je suis dans l’intimité sans distance, sans recul, sans perspective du pour-soi avec cet être injustifiable et en-soi que je suis pour-autrui »38. En ce sens, la dimension pour-autrui est une dimension d’être de l’êtrepour-soi qui est et reste étrangère au pour-soi, et qui tend à être vécue comme telle. Merleau-Ponty s’est appuyé sur ce point pour montrer comment la contradiction exclusive entre l’être et le néant est valide pour penser le problème de l’être-pour-autrui chez Sartre. Comme le pour-soi est, selon Merleau-Ponty, un pur néant, l’autre est celui qui donne à ce pur néant une dimension objective qui reste étrangère au sujet, dans la mesure où elle ne « touche » pas à sa sphère « intérieure ». Le néant est alors hypostasié en chose invisible, qui ne peut pas être modifiée et qui demeure isolée. Il s’ensuit que le pour-soi ne trouverait son inscription dans le monde qu’à travers la dimension objective, puisque l’autre fournit au pour-soi un « être chose », une visibilité corporelle. Cela aurait pour corollaire une vision cartésienne qui sépare une res cogitans et une res extensa, vrai sens des dimensions pour-soi/pour-autrui. Barbaras résume le problème de la façon suivante : L’appréhension d’une « mienneté » dans l’extériorité est contradictoire : entre l’intériorité absolue de la conscience et l’extériorité de l’objet, il ne saurait y avoir de mélange ; le corps est dépourvu de conscience et la conscience est étrangère à l’extériorité puisqu’elle en est la condition de dévoilement. Sartre retrouve donc ici, à la substantialité près, la distinction cartésienne de la pensée et de l’étendue39.
Cela ne signifie pas que le corps soit un en-soi. Dans L’Être et le Néant, Sartre montre la différence entre les plans ontologiques d’un corps-pour-soi et d’un corps-pour-autrui. Cependant, en les définissant comme étant incompatibles, il finit par admettre que le pour-soi n’acquiert une objectivité corporelle qu’à travers le regard de l’autre, ce qui entraîne le fait que cette sphère pour-soi, même en étant aussi « corps », soit finalement appréhendée comme une subjectivité isolée et séparée du monde, comme une sphère solipsiste et un domaine de survol. Nonobstant, nous avons vu que le problème se trouve mal posé parce que 38
EN, p. 260. BARBARAS, R. « Le corps et la chair dans la troisième partie de L’être et le néant », p. 281. 39
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Merleau-Ponty part d’une conception du pour-soi comme « pur néant » alors que, par la facticité, il est engagé dans le monde. Cela se fait immédiatement par son corps et son passé et médiatement par son être-pourautrui. En ces termes, le vrai problème ne consiste plus à comprendre le pour-soi comme une subjectivité de survol, mais à établir une incompatibilité entre les plans ontologiques subjectif et objectif dans le pour-soi « sujet » lui-même. En d’autres termes, comment le pour-soi peut-il être et ne pas être cet étranger qu’est en même temps son être-pour-autrui ? Si Sartre donne pour incompatibles ces régions, il n’a pas les moyens d’expliquer rigoureusement cette coexistence. Les deux plans ontologiques du pour-soi « sujet » – pour-soi et pour-autrui – peuvent alors être interprétés en termes de subjectivité et d’objectivité. Selon Sartre, la subjectivité est « l’obligation où nous sommes d’avoir à être notre être, et non pas simplement à l’être passivement »40. Cela signifie que le pour-soi est un mouvement d’assomption de son être dans la mesure où il est toujours néantisation d’être, de telle manière que la facticité est la dimension existentielle, assumée, vécue, de sa contingence originelle. D’où la division entre, d’une part : tout ce qui participe de la facticité du pour-soi, de son caractère d’être parmi les êtres : son corps, sa situation, sa coexistence avec d’autres poursoi également facticiels, sa naissance, son insertion dans des groupes et dans l’Histoire c’est-à-dire dans l’espace et dans le temps, sa mort enfin, qui n’est pas le fait de sa dimension de conscience mais d’en-soi. D’autre part, tout ce qui alimente un rapport actif à l’en-soi au cœur du pour-soi, ce qui renvoie à deux sous-axes41.
Dans ce contexte, le drame d’« être et ne pas être » du pour-soi se traduit en termes d’assomption de la contingence par les structures d’engagement de la facticité. Beauvoir appelle ambiguïté cette condition d’exister comme assomption libre de la facticité. Cependant, en montrant que, pour l’existentialisme, la condition d’existence est l’ambiguïté, elle tend à radicaliser le binôme liberté/facticité afin de prouver que la morale est « le triomphe de la liberté sur la facticité »42. Ce triomphe n’impliquerait pas une suppression de la facticité – comme c’est le cas pour les philosophies qui nient l’ambiguïté – mais l’assomption de la condition facticielle d’une liberté, ce qui place le pour-soi dans une situation de choix moral. Beauvoir radicalise la séparation entre liberté et facticité, 40 41 42
QS, p. 77. DE COOREBYTER, V. « L’Être et le néant, ou le roman de la matière », p. 9. BEAUVOIR, S. de. Pour une morale de l’ambiguïté, p. 58.
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bien qu’elle le fasse dans l’intention de montrer qu’il n’y a pas de séparation puisque l’ambiguïté est la condition humaine. Mais, sa stratégie l’amène à interpréter l’ambiguïté à partir d’un dualisme – esquissé chez Sartre lui-même – entre les dimensions d’être et de néantisation d’être inhérent au pour-soi, ce qui nous renvoie au premier dualisme résiduel entre l’être et le néant. En coupant le pour-soi en deux plans – factice et libre – même si c’est pour penser leur union, et en ne montrant pas comment l’un « passe » dans l’autre, Beauvoir affaiblit l’ambiguïté en raison de ses principes mêmes43. Ceci étant dit, si nous arrivons à résoudre le problème du dualisme entre être et néant, la séparation entre le plan facticiel et le plan de la liberté du pour-soi reste abstraite. Deuxièmement, dans la mesure où la dimension facticielle est celle qui permet l’inscription du pour-soi au monde, le fait de ne pas la prendre en compte renforce ce malentendu qui est à l’origine de la critique merleau-pontyenne contre le pour-autrui. Dans une telle interprétation, on note une confusion entre la facticité du pour-soi et sa dimension objective, acquise à travers le regard de l’autre. Afin de comprendre ce point, nous adoptons une distinction présente dans le vocabulaire de Sartre lui-même : alors que le pour-soi est engagé dans le monde (inscrit dans la structure immédiate de la facticité), le pourautrui, en tant qu’objectivation de l’engagement, est enraciné dans le monde. Cela signifie que le regard de l’autre ne provoque pas une inscription du pour-soi dans le monde, mais qu’il objective cette inscription, nommée transcendance-transcendée, c’est-à-dire l’aliénation des structures du pour-soi. Le regard de l’autre fournit un caractère objectif au mouvement de transcendance du pour-soi aboutissant à ce que ses « structures pour-soi » acquièrent une forme dégradée : l’engagement devient enracinement (un « engagement-objet »44), les possibilités deviennent probabilités, etc. « Exister au-milieu-du-monde-en-présencedes-autres », dit Sartre, provient d’un approfondissement de l’engagement de fait du pour-soi provoqué par la « visibilité » de cette inscription originelle : Il est hors de doute que mon appartenance à un monde habité a la valeur d’un fait. Elle renvoie, en effet, au fait originel de la présence d’autrui dans le monde, fait qui, nous l’avons vu, ne peut être déduit de la structure ontologique du pour-soi. Et, bien que ce fait ne fasse que rendre plus
43 C’est en ce sens que nous comprenons que la notion de facticité peut désigner également l’empirie, comme le comment Barbaras dans De l’être du phénomène, p. 273. 44 EN, p. 331.
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profond l’enracinement de notre facticité, il ne découle pas non plus de notre facticité, en tant que celle-ci exprime la nécessité de la contingence du pour-soi ; mais plutôt, il faut dire : le pour-soi existe de fait, c’est-à-dire que son existence ne peut être assimilable ni à une réalité engendrée conformément à une loi, ni à un libre choix ; et, parmi les caractéristiques de fait de cette « facticité », c’est-à-dire parmi celles qui ne peuvent ni se déduire ni se prouver, mais qui se « laissent voir » simplement, il en est une que nous nommons l’existence-dans-le-monde-en-présence-d’autres45.
L’être-regardé est ainsi une caractéristique qui surgit au pour-soi à partir du regard de l’autre, à condition que ce pour-soi soit déjà engagé depuis toujours dans le monde. L’autre est la « condition concrète et transcendante »46 de l’objectivité du pour-soi et non de sa facticité. Parce qu’il a négligé la structure facticielle de l’engagement du pour-soi, Merleau-Ponty confond la facticité et l’objectivité, faisant du pour-soi un pur néant qui ne trouve pas d’adhérence au monde. Il s’ensuit que le pour-autrui est une dimension du pour-soi qui n’est pas constitutive de son mode d’être, mais qui provient seulement d’une « rencontre » contingente avec l’autre. En outre, la confusion entre facticité et objectivité a pour effet d’attribuer à un événement contingent le fait que le pour-soi ait un corps, un passé, une intersubjectivité ! Concernant le corps, Sartre souligne par exemple que sa dimension objective ne doit pas être confondue avec sa dimension facticielle, même si l’une dépend de l’autre : « le corps d’autrui ne doit pas être confondu avec son objectivité. L’objectivité d’autrui est sa transcendance comme transcendée. Le corps est la facticité de cette transcendance. Mais la corporéité et l’objectivité d’autrui sont rigoureusement inséparables »47. Nous verrons dans la « Troisième partie », la particularité de ce que Sartre appelle la chair comme un type d’appréhension de la contingence du corps de l’autre qui ne passe pas par l’objectivation : « la chair est contingence pure de la présence. Elle est ordinairement masquée par le vêtement, le fard, la coupe de cheveux ou de barbe, l’expression, etc. »48. Ainsi, la distinction entre facticité et objectivité permet non seulement de combattre l’idée merleau-pontyenne selon laquelle il y a inscription du pour-soi dans le monde par son être pour-autrui, mais aussi de comprendre une série de régions ontologiques dans L’Être et le Néant.
45 46 47 48
EN, EN, EN, EN,
p. p. p. p.
557. (nous soulignons) 313. 391. 384.
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D’un autre côté, il reste encore un dualisme entre subjectivité et objectivité qui a certainement contribué au fait que Merleau-Ponty accentue cette division radicale entre l’« intérieur » et l’« extérieur » du poursoi. Il est vrai qu’en faisant une division entre une région de structures pour-soi et sa dimension aliénée, qui est celle du pour-autrui, Sartre établit en même temps une incompatibilité de ces plans ontologiques. Ayant expliqué la distinction entre facticité et objectivité, nous pouvons alors affirmer que, bien que la dimension pour-soi soit engagée, elle se réalise comme un type d’« intériorité » – subjectivité – séparée de l’« objectivité » – que l’autre lui apporte – et sur ce point Merleau-Ponty a raison de la considérer comme une sphère « intouchable ». Nous avons également dit que Sartre ne nous éclaire pas sur la façon dont le pour-soi peut être et ne pas être en même temps cet étranger pour soi même s’il y a une incompatibilité de plans. Dans Saint Genet49, il schématise brièvement cette division dans l’intention de préciser le dualisme dans le poursoi lui-même : 1 – Catégories de l’Être Objet Soi-même comme Autre Essentiel qui se révèle inessentiel Fatalité Tragédie
2 – Catégories du Faire Sujet, Conscience Soi comme soi-même Inessentiel qui se révèle essentiel Liberté, volonté Comédie
Les catégories du faire consistent précisément dans « l’assomption » projective du pour-soi des catégories de l’être, qui dans ce contexte est l’être-pour-autrui. Mais si cette objectivité ne peut être que si elle est simultanément assumée, c’est-à-dire par le fait que le pour-soi « a à être » l’être que l’autre fait de lui, comment subjectivité et objectivité peuvent-elles coexister dans le pour-soi ? De plus : si subjectivité et objectivité doivent coexister, la dimension pour-soi translucide ne se trouverait-elle pas perturbée par cette « trace opaque, insondable » qui est l’étranger en soi-même ? En ce qui concerne la relation entre les deux dimensions, nous pouvons entrevoir une piste dans ce passage des Cahiers pour une morale : 49 SG, p. 77. Nous enlevons du cadre les catégories qui ont à voir avec le schéma symbolique vécu par Genet et nous laissons celles que nous pensons être valables pour le pour-soi d’une façon générale.
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« Ainsi suis-je sur le même plan objet spécifique et sujet libre mais jamais les deux à la fois et toujours l’un hanté par l’Autre »50. Mais, en quoi consiste cette hantise qui unit des termes incompatibles ? En outre : si la rencontre avec l’autre n’a lieu qu’au travers d’objectivations, comment pouvons-nous trouver l’autre si l’expérience du sujet se restreint à la rencontre de son être-pour-autrui et non de l’autre, comme l’affirmait Merleau-Ponty ? * Avec ces questions, nous concluons le premier niveau de contestation. Le fil conducteur fut la critique de Merleau-Ponty, reformulée de la sorte : 1) s’il existe une contradiction logique entre être et néant, de telle façon qu’un terme ne puisse pas passer dans l’autre, nous ne pouvons pas comprendre comment le pour-soi « est et n’est pas » en même temps ; 2) de la même manière, s’il y a un dualisme entre une subjectivité transparente « pour-soi » et une objectivité opaque « pour-autrui », à la rigueur, nous ne savons pas non plus pourquoi il peut y avoir cette coexistence chez le sujet ; 3) le dualisme entre être et néant traduit aussi un problème par rapport à la conception du monde, dans la mesure où l’en-soi comme « pure positivité » – séparé des structures objectives de dévoilement, qui sont des négativités – est une abstraction ; 4) le dualisme entre être et néant ne permet pas de comprendre comment un en-soi peut être affecté par la négativité et « demeurer » dans le pour-soi ; 5) enfin, en établissant l’altérité par la voie d’objectivations issues du regard, Sartre ne montre pas comment il peut y avoir une expérience effective de l’altérité puisque la « rencontre » a lieu en réalité avec un être-pour-autrui du pour-soi et non pas avec l’autre ; 6) si le pour-soi n’est pas en effet solipsiste, il faut montrer comment l’intersubjectivité est présente dans la sphère subjective même – à travers la facticité – avant même qu’ait lieu la rencontre qui transforme le pour-soi en objet. Pour répondre à ces problèmes résultants du premier niveau de contestation, il est temps de passer à l’hantologie. Cela signifie qu’il sera nécessaire de réaliser une lecture de L’Être et le Néant sur un autre plan, afin d’appréhender une couche implicite qui permette de repenser ces questions sous une autre perspective. Si nous nous arrêtons à une lecture classique de l’œuvre, qui ne fait pas ressortir le plan implicite de la spectralité, il est difficile, voire impossible, de surmonter les problèmes qui
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CPM, p. 101.
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persistent après ce premier parcours. Ce n’est qu’à partir de ce changement de perspective qu’il devient possible, avec les arguments sartriens, de se confronter non seulement aux problèmes soulevés par Merleau-Ponty (persistent, quoique déplacés), mais encore et surtout, à Sartre lui-même.
TROISIÈME PARTIE
L’HANTOLOGIE : Deuxième niveau de contestation
CHAPITRE I
POUR UNE HANTOLOGIE SARTRIENNE
L’hypothèse d’une hantologie suppose de dépasser les analyses strictement sartriennes puisque nous n’y trouvons ni référence à un tel concept ni thématisation de la spectralité. Mettre en évidence les spectres et chercher à identifier des modes d’être de l’ontologie sartrienne comme spectraux, jusqu’à pouvoir parler d’une véritable hantologie, est donc un geste s’autorisant d’une prise de distance créatrice motivée par la nécessité de répondre aux problèmes soulevés antérieurement. Un tel geste conduit néanmoins à poser une question préliminaire : si ce geste de dépassement est nécessaire, cela veut-il dire que Sartre n’a pas lui-même réussi à résoudre les problèmes engendrés par le dualisme de sa pensée ? La réponse à cette question ne peut être qu’ambigüe. Nous cherchons en effet à mettre en évidence et les points où l’auteur renforce ses dualismes et les lieux textuels où il fournit très explicitement les instruments capables de les contester. Nous avons remarqué qu’en raison de cette ambiguïté, le problème du dualisme traverse non seulement L’Être et le Néant, mais qu’il le hante aussi bien. Nous avons conclu précédemment que, dans la mesure où Sartre ne montre pas comment être et néant, subjectivité et objectivité – ce que nous appelons les « dualismes résiduels » – peuvent coexister dans une même réalité et « passer » l’un dans l’autre, il ne parvient finalement pas à les dépasser. Mais que l’auteur ne mette pas suffisamment cette coexistence en évidence n’implique pas que nous ne puissions pas trouver le comment de ce dépassement dans son texte, de façon à ce que ce soit en dernier lieu Sartre lui-même qui réponde à ces problèmes. L’hantologie comme mouvement d’explicitation de l’implicite devra donc se nourrir du texte sartrien, tout en conservant visà-vis de celui-ci une certaine fidélité. §1. CONSIDÉRATIONS SUR LA PRÉSENCE SPECTRALE DE DERRIDA ET DE MERLEAU-PONTY Jusqu’à présent, notre parcours a été caractérisé par une confrontation avec la critique merleau-pontyienne de Sartre. Plus précisément par
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une contestation des fondements ontologiques de la pensée sartrienne. Il y a eu au sein de notre « Deuxième partie » une « présence » constante de Merleau-Ponty. Que dire alors de cette « Troisième partie », que nous envisageons comme un deuxième niveau de contestation ? Il convient de faire quelques observations, notamment en ce qui concerne l’idée d’hantologie, terme introduit par Derrida. Si l’on choisit de faire usage du sens que Derrida donne lui-même à ce terme, sa propre « présence » dans notre travail se doit de renvoyer non pas à une « présence vécue », mais à une présence spectrale. Cependant, il est nécessaire de souligner les difficultés d’un tel rapprochement, en raison, principalement, de la distance qui sépare les pensées de Sartre et de Derrida, la première étant une philosophie de la conscience et de la présence-à-soi, la seconde une déconstruction de ces notions métaphysiques. Nous n’avons pas l’objectif de concilier ces deux philosophies bien qu’il soit possible d’y trouver des rapprochements inusités. Cependant, il y a bien une présence spectrale de Derrida dans l’élaboration de cette autre lecture de L’Être et le Néant que nous proposons. Elle se donne principalement par la manière dont les analyses derridiennes sur les spectres ont modifié notre façon même de lire le texte, nous sensibilisant à l’usage fréquent de termes tels que hantise et fantôme, tout comme à l’impressionnante relation entre la hantise et le regard dans l’écriture de Sartre. Une autre influence concerne le dualisme. Bien que nous n’ayons pas l’intention de l’aborder par le biais des analyses de Derrida, ces dernières nous interpellent en proposant une pensée qui légitime ce qui échappe aux oppositions binaires, que ce soit par la formule ni… ni…, ou par et… et…. À partir de là, nous pouvons adressés cette question décisive aux dualismes sartriens : est-il possible de trouver des modes d’être, dans cette ontologie, qui échappent à la division entre poursoi et en-soi, ou même entre être et néant ? Relire le texte à l’aune de cette question permet alors d’y faire apparaître une véritable multiplicité de modes d’être. Par ailleurs la façon de légitimer ces différents modes devient pertinente en permettant non seulement de considérer ces modes autrement que comme des « figures inauthentiques » contradictoires avec de vraies définitions du pour-soi et de l’en-soi, afin de leur accorder une légitimité propre, mais aussi à considérer le dualisme fondamental, au regard d’une telle multiplicité, comme un point fragile de L’Être et le Néant. Enfin, un autre mouvement derridien a également inspiré l’élaboration de notre propre hantologie. Il s’agit de la possibilité d’inverser les termes d’un dualisme où un pôle fut prédominant dans la tradition philosophique. En ce sens, nous pouvons dire, tout particulièrement sur la
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base des critiques de Merleau-Ponty, que dans la philosophie sartrienne, ce qui est fréquemment valorisé est ce que l’on pourrait qualifier de « pôle lumineux », à savoir les idées de pureté, de translucidité de la conscience, de liberté, etc. Sans doute, comme nous l’avons évoqué antérieurement au sujet des ambiguïtés de Sartre, il a lui-même renforcé son appartenance à ce champ philosophique, surtout par son cartésianisme affiché. D’un autre côté, si nous avons vu dans la « Deuxième partie » que la facticité rend justement impossible la conception de quelque chose comme « une subjectivité pure », certains problèmes subsistent sous l’effet de la présence spectrale de Merleau-Ponty, comme ceux de la séparation des pôles, de l’exclusion entre les termes et du dualisme. L’hantologie vient donc dans un deuxième temps (et sur un second plan) contester le problème du dualisme. Dans cette intention, nous pouvons identifier un geste de déconstruction au sens où, par opposition avec la lecture « lumineuse » de Sartre, ce sont les zones d’ombres qui sont désormais privilégiés. En réalité, ce premier geste n’est pas sans conséquence et nous permet déjà de sortir du cadre dualiste, dans la mesure où en faisant surgir les ombres avec leur légitimité propre, la spectralité se révèle comme le plan même de la multiplicité des modes d’être de l’ontologie sartrienne. Et cela dans le sens où cette dernière remet en question la « présence à soi » du pour-soi « sujet ». Cette présence étant spectrale, toujours hantée, de quelle façon peut-elle se constituer en substance isolée, en relation à soi adéquate et transparente, tel que le dualisme semblait l’exiger ? Toutes ces questions sont en jeu dans une lecture de L’Être et le Néant qui choisit de privilégier les ombres, la hantise et les spectres. Une fois cela dit, il devient possible d’entrevoir sur quel mode Merleau-Ponty se fait présent dans ce deuxième degré de contestation, puisqu’il est vrai que, après tout ce parcours d’opposition à sa critique, sa « présence spectrale » se fait encore sentir. Mais il convient de souligner un point important : au fil des analyses qui vont suivre, il est possible d’observer qu’en répondant aux critiques de Merleau-Ponty, la philosophie de Sartre finit par s’en rapprocher. Il existe un rapprochement à partir du moment où il y a une inversion des pôles cités ci-dessus, qui nous renvoie au lieu privilégié que la philosophie de Merleau-Ponty réserve à l’opacité. Cependant, le risque d’un tel rapprochement est que Merleau-Ponty en vienne à hanter l’élaboration de l’hantologie sartrienne comme une sorte de paradigme idéal de dénouement des problèmes de la philosophie de Sartre. En d’autres termes, le risque consiste à lire la philosophie de Sartre à l’aune de sa capacité ou non à se concilier avec la philosophie merleau-pontyenne. Ce que nous perdrions ici, c’est la
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solution proprement sartrienne de résoudre les problèmes, ou les solutions qui se présenteraient à partir de Sartre, en le réduisant à un « pseudo-merleau-pontysme ». Aussi, bien qu’une telle comparaison se laisse pressentir au fil de nos analyses, nous ferons en sorte de pas l’alimenter. Il en va de même du rapprochement possible avec Derrida, c’està-dire encore une fois le risque de valoriser ou de légitimer les positions sartriennes en fonction d’affinités éventuelles avec la philosophie de Derrida. Comme ce risque est moins élevé, étant donné que la distance est plus nette entre les philosophies de ces deux auteurs, c’est réellement par rapport à Merleau-Ponty que le caractère de hantise devient plus prégnant. Sur la base de ces prémisses, nous pouvons maintenant passer à l’hantologie de Sartre en gardant à l’esprit que les présences spectrales, principalement de Derrida et de Merleau-Ponty (nous pourrions également parler de Heidegger, de Descartes, etc.), peuvent rendre cette lecture plus riche, à condition qu’elles nous aident à trouver les solutions proprement sartriennes aux dualismes qui la hante. §2. LA HANTISE COMME DÉPASSEMENT DES DUALISMES RÉSIDUELS
Dans la conclusion de notre premier niveau de contestation – qui visait la critique adressée par Merleau-Ponty au dualisme sartrien – nous indiquions qu’il subsistait encore deux dualismes non problématisés que nous avions nommé « dualismes résiduels » : dualisme entre l’être et le néant d’une part et entre subjectivité et objectivité d’autre part. Ces deux dualismes nous semblent être les plus pertinents si la tâche fixée est de vérifier si L’Être et le Néant conduit à une nouvelle aporie du fait des dualismes constitutifs de son ontologie. Si nous nous en tenons aux problèmes que nous avons déjà exposés, il devient en effet difficile d’échapper aux impasses provenant des conceptualisations trop dualistes de Sartre lui-même. Cependant, comme nous venons de l’évoquer, nous pouvons trouver dans le texte sartrien une alternative à ces impasses. Dans le chapitre dédié au « problème du néant », Sartre marque sa position et se différencie de Hegel et de Heidegger en affirmant que « la condition nécessaire pour qu’il soit possible de dire non, c’est que le non-être soit une présence perpétuelle, en nous et en dehors de nous, c’est que le néant hante l’être »1. Ainsi, dans ce premier moment, le 1
EN, p. 46.
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philosophe considère que la hantise de l’être par le néant est la condition nécessaire à toute négation, qu’il explique par la suite : Cela signifie que l’être est antérieur au néant et le fonde. Par quoi il faut entendre non seulement que l’être a sur le néant une préséance logique mais encore que c’est de l’être que le néant tire concrètement son efficace. C’est ce que nous exprimions en disant que le néant hante l’être. Cela signifie que l’être n’a nul besoin de néant pour se concevoir et qu’on peut inspecter sa notion exhaustivement sans y trouver la moindre trace du néant2.
Sur la base de ces passages, nous comprenons alors que l’affirmation « le néant hante l’être » désigne en premier lieu la condition de toute négation. Dans la mesure où, pour qu’il y ait négation, il faut qu’il y ait antériorité de l’être sur le néant, étant donné que le néant est toujours néantisation d’être et jamais un pur néant ou quelque chose qui surgirait « du rien ». En accord avec ces premières descriptions, nous pouvons alors identifier un premier sens de la hantise : celui de la dépendance du néant par rapport à l’être, sans que la réciproque ne soit vraie, car l’être ne dépend pas du néant pour exister. En nous limitant à ce point, nous pourrions dire que le terme « hantise » indique uniquement cette dépendance et que, si dans un certain sens, elle nous amène à contester le dualisme – du fait que le néant ne peut qu’être pensé comme néantisation de l’être et non comme une instance séparée –, elle montre en même temps une asymétrie et une notion problématique de l’être comme pure positivité, ainsi que Merleau-Ponty l’a souligné à nombreuses reprises. La relation de hantise apparaît dans de multiples analyses sartriennes et pas seulement en tant que condition de la négation. C’est pour cela qu’il n’est pas aisé de préciser son sens mais c’est aussi ce qui nous permet d’explorer sa richesse et de constater son importance. Concernant le dualisme entre être et néant, nous verrons que la condition nécessaire à toute négation est, non seulement que le néant hante l’être, mais aussi que, en dépit de l’affirmation sartrienne de la pure positivité d’un être qui ne serait pas hanté par le néant, nous trouvons cette contrepartie dans le texte même. En premier lieu, prenons le cas du mode d’être du « sujet » poursoi, dont nous avons vu qu’il existe comme une tension entre l’être et le 2 EN, pp. 50-51. Il est curieux d’observer que dans les Cahiers pour une morale, Sartre utilise la formule inverse – l’être hante le néant – pour dire la même chose : « Ainsi l’absence d’Être qui est au fond de la preuve ontologique c’est un Non-être hanté par l’Etre et défini par lui : il est le Non-être de cet Être et existe pour lui comme néant de cet Être. Mais comme précisément le Néant doit être été, il convient que le Néant d’être s’enlève sur le fondement d’un être ». CPM, p. 159.
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non être. Le pour-soi surgit de l’« événement absolu » de néantisation de son être comme fuite face à la contingence, mais cette fuite ne peut continuer à être fuite que si la contingence originelle qu’elle fuit continue d’une certaine façon à motiver la structure même de la fuite ; dans le cas contraire, il n’y aurait plus quoi que ce soit à fuir. Cette « permanence » de la contingence originelle à l’intérieur du pour-soi est donnée par la hantise propre à la structure de la facticité du pour-soi, comme le montre Sartre : Cette contingence perpétuellement évanescente de l’en-soi qui hante le pour-soi et le rattache à l’être-en-soi sans jamais se laisser saisir, c’est ce que nous nommerons la facticité du pour-soi. C’est cette facticité qui permet de dire qu’il est, qu’il existe, bien que nous ne puissions jamais la réaliser et que nous la saisissions toujours à travers le pour-soi3.
La hantise est alors constitutive du mode d’être pour-soi « sujet », puisqu’il existe nécessairement hanté par la contingence originelle. Mais pas seulement, car cette fuite face à la contingence fait que le pour-soi cherche un fondement pour son être – qui le rendrait complet, étant donné qu’il est manque – ; il est donc également hanté par la valeur : « La valeur, c’est le soi en tant qu’il hante le cœur du pour-soi comme ce pour quoi il est »4. De la même façon, le pour-soi est hanté par ses possibles, par son passé, par l’autre ; en bref, nous le verrons, la hantise est constitutive du mode d’être du pour-soi « sujet ». En outre, Sartre définit l’être-dans-le-monde comme présence, mais une présence qui se laisse ressaisir comme hantise, d’où il conclut qu’« être-dans-le-monde, c’est hanter le monde »5. Nous verrons aussi à quel point cette conception d’être-dans-le-monde comme hantise fait que le monde lui-même se dévoile comme un monde hanté. Penser l’être comme pure positivité, c’est laisser tomber l’idée de monde puisque que cela implique de lui retirer son caractère de hantise qui correspond justement au domaine de la phénoménalité, essentiel à l’existence d’un monde. Ainsi, comprendre la proposition proprement phénoménologique de l’ontologie sartrienne nécessite d’analyser les structures de hantise du monde, afin de voir dans quelle mesure le monde hanté présuppose en même temps être et néant. De cette façon, la hantise n’est pas seulement une caractéristique structurelle du mode d’être du pour-soi « sujet », mais elle appartient également au monde, c’est-à-dire au champ phénoménal. La relation de 3 4 5
EN, p. 119. (nous soulignons) EN, p. 130. EN, p. 284.
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hantise nous montre donc que si nous nous en tenons au dualisme entre être et néant, il n’est ni possible de comprendre le mode d’être du poursoi comme être-dans-le-monde ni le mode d’apparition d’un monde. Quant au second dualisme résiduel – dualisme de la subjectivité et de l’objectivité –, nous pouvons nous demander : sur quel mode la hantise opère-t-elle pour le dépasser ? À nouveau, nous trouvons dans les analyses de Sartre sur la hantise une réponse à ses propres impasses. C’est pour cette raison que nous nous sommes demandé antérieurement sur quel mode le pour-soi peut exister à la fois comme être-pour-autrui et être-pour-soi, si ces régions sont réellement incompatibles ou en d’autres termes, comment le pour-soi peut simultanément être et ne pas être cet étranger qu’est son être-pour-autrui. Ce qui chez Sartre se résume à la question suivante : « avec cet être que je suis […], quelle sorte de rapport puis-je entretenir ? »6. En tant qu’alternative possible pour répondre à cette question, nous citons un passage des Cahiers pour une morale, où Sartre écrit : « Ainsi suis-je sur le même plan objet spécifique et sujet libre mais jamais les deux à la fois et toujours l’un hanté par l’Autre »7. La hantise surgit à nouveau comme un mode de relation entre des termes qui, à l’intérieur d’un cadre dualiste, apparaissaient comme séparés, que ce soit pour n’avoir aucune relation ou pour s’« unir » à partir d’un rapport purement logique. Ici, cette question est directement liée à l’intersubjectivité, car elle tient à la façon dont Sartre pense non seulement l’autre mais aussi l’« autre » en soi-même. Deux niveaux de hantise en découlent : la hantise de la présence spectrale de l’autre en général, issue de son pouvoir d’objectiver le pour-soi, et la hantise de l’objectivité même fournie par l’autre qui en vient à hanter le pour-soi comme un étranger qu’il est et n’est pas en même temps. Bien qu’en définissant les plans ontologiques du pour-soi et du pour-autrui comme incompatibles, Sartre établit qu’« un être-pour-autrui hante ma facticité non-thétiquement vécue »8, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une subjectivité hantée par sa facticité : que ce soit de par sa contingence originelle ou que ce soit par l’objectivité acquise par la médiation du regard de l’autre ; ou, en outre, que ce soit, comme nous le verrons, par la quasi-objectivité que le pour-soi cherche à acquérir par la réflexion complice ou impure. Dans Saint Genet, œuvre où la hantise de l’autre en soi-même, fondée sur le regard des autres, se montre de façon exemplaire – « Genet, hanté 6 7 8
EN, p. 301. CPM, p. 101. EN, p. 397.
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par cet Autre qui est lui-même »9 –, Sartre en vient à parler de « hantise ontologique »10. De plus, en se référant de manière critique et « ironique » à la relation d’identification des « personnes honnêtes » avec leur Ego respectif, Sartre demande « s’ils sont bien sûrs d’être euxmêmes »11, pour ensuite conclure « je n’aime pas les âmes habitées »12. Ici et en d’autres occasions, le rapport de hantise se rapproche de l’idée « d’être possédé » par quelque chose : possédé par l’Autre ; « Genet sacré hantant l’âme quotidienne de Genet profane »13 ; « il est possédé dans l’imaginaire par son comportement fondamental »14 ; « Voici l’argument de ce drame liturgique : un enfant meurt de honte, surgit à sa place un voyou ; le voyou sera hanté par l’enfant »15. Ces considérations nous renvoient au réseau de significations du terme hanter en français, que nous retraçons ici : 1) « Fréquenter (un lieu) d’une manière habituelle, familière ; Habiter, vivre dans (un lieu) » 2) « Fréquenter habituellement (qqn) » ; ex : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » 3) « Le sujet désigne un esprit, un fantôme (angl. “to haunt”) ». Ex : « Cette maison est hantée par un esprit » 4) « Obséder, poursuivre ; hantise. Ex : “Les rêves, les obsessions qui hantent son sommeil” »16. En gardant à l’esprit ces sens, que pouvons-nous conclure à propos de la relation de hantise ? Le fait que Sartre parle en ces termes est significatif, car au regard des définitions ci-dessus, et tout particulièrement de celle qui décrit l’habiter d’un fantôme, on peut observer à quel point le terme « hantise » concerne un mode de présence qui n’est pas localisable, mais qui est tout de même « présent » et produit des effets réels. L’idée d’habiter indique quelque chose qui est présent, sans que sa présence soit substantielle : la présence d’une idée fixe ou la présence d’un fantôme, par exemple. Le sens de fréquentation peut également se trouver lié à cet habiter d’un fantôme, qui n’est pas quelque chose qui est présent et qui perdure dans le temps, mais qui fréquente au sens d’une temporalité singulière qui est
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SG, p. 79. SG, p. 88. Ce qui dans ce contexte signifie le moment où Genet décide de faire le mal pour être le méchant et ainsi être ce que les autres ont fait de lui. 11 SG, p. 100. 12 Ibid. 13 SG, p. 167. 14 SG, p. 142. 15 SG, p. 10. 16 Le Grand Robert de la Langue Française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2001, pp. 1680-1681. 10
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de l’ordre de la répétition, de l’aller-retour, comme nous le verrons par la suite avec Derrida. Quand Sartre écrit qu’« être-dans-le-monde, c’est hanter le monde », il ajoute « non pas y être englué » ; c’est-à-dire que nous ne pouvons pas comprendre cet être-dans-le-monde comme une présence physique (comme le montrait Heidegger), mais comme un habiter, un fréquenter caractéristique du mode d’être du pour-soi. Finalement, il y a chez Sartre un autre aspect de la hantise qui échappe aux définitions du dictionnaire : c’est la relation qui existe entre la hantise et le regard, ce dernier étant entendu en son acception proprement sartrienne. Lors de nos analyses sur le cogito préréflexif, nous avons vu que la conscience, en tant qu’elle « existe pour un témoin », est une conscience perturbée. Le regard, comme cela apparaîtra clairement dans les analyses portant sur l’autre, est justement ce qui perturbe, ce qui altère – dans le cas du regard de l’autre, ce qui objective – celui qui est regardé ; comme le mythe de la Méduse, dans lequel le regard de l’autre a le pouvoir de transformer en pierre celui qui s’y confronte. La hantise du regard dans le contexte de L’Être et le Néant consiste en ce pouvoir d’objectivation qui arrive au pour-soi à travers un autre non localisable, caractérisant une situation d’être regardé sans pouvoir voir celui qui le regarde : Tout d’abord, il [autrui] est l’être vers qui je ne tourne pas mon attention. Il est celui qui me regarde et que je ne regarde pas encore, celui qui me livre à moi-même comme non-révélé, mais sans se révéler lui-même, celui qui m’est présent en tant qu’il me vise et non pas en tant qu’il est visé : il est le pôle concret et hors d’atteinte de ma fuite, de l’aliénation de mes possibles et de l’écoulement du monde vers un autre monde qui est le même et pourtant incommunicable avec celui-ci. Mais il ne saurait être distinct de cette aliénation même et de cet écoulement, il en est le sens et la direction, il hante cet écoulement, non comme un élément réel ou catégoriel, mais comme une présence qui se fige et se mondanise si je tente de la « présentifier » et qui n’est jamais plus présente, plus urgente que lorsque je n’y prends pas garde. Si je suis tout entier à ma honte, par exemple, autrui est la présence immense et invisible qui soutient cette honte et l’embrasse de toutes parts, c’est le milieu de soutien de mon être-non-révélé17.
Nous reviendrons sur cette citation car elle est fondamentale pour nos analyses portant sur la hantise du regard de l’autre. Pour le moment, notre but est de mettre l’accent sur les caractéristiques de la hantise. Il convient alors de souligner que la hantise du regard d’autrui consiste exactement 17
EN, p. 308. (nous soulignons)
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en ce pouvoir d’objectivation qui provient de quelque chose qui n’est pas localisable, quelque chose qui n’est pas regardé. Sartre décrit l’autre en termes de présence invisible, présence qui est d’autant plus grande « lorsque je n’y prends pas garde ». Cette impossibilité de regarder en face celui ou ce qui hante apparaît dans d’autres descriptions de relations de hantise, comme par exemple le passé, « qui hante sans être remarqué »18 : « le passé est ce qui est hors d’atteinte et qui nous hante à distance, sans que nous puissions même nous retourner en face pour le considérer »19. De même, l’être de la valeur – qui « transit [la conscience] de sa présence fantôme »20 – « n’est pas posé par et devant la conscience ; il n’y a pas conscience de cet être, puisqu’il hante la conscience nonthétique (de) soi »21. Nous pouvons d’ores et déjà observer les caractéristiques principales de la hantise. Ces dernières ont à voir avec le caractère de ce mode d’être paradoxal d’une présence non localisable qui, nonobstant, structure le mode d’être du pour-soi. La hantise correspond ainsi à cette présence des structures factices du pour-soi sur le plan translucide, non-thétique, de telle façon qu’il est possible d’affirmer qu’il n’y a pas de translucidité qui ne soit pas hantée. Comme Sartre n’admettait pas de penser cette présence en termes de passivité – concept propre aux relations causales –, il finit par attribuer à la hantise la fonction d’exprimer comment le pour-soi peut « être et ne pas être » en même temps son passé, son être-pour-autrui, etc. Si le pour-soi est et n’est pas son passé, comme nous l’avons mentionné plus haut, c’est parce que celui-ci le hante : « Le passé peut bien alors être conçu comme étant dans le présent, mais on s’est ôté les moyens de présenter cette immanence autrement que comme celle d’une pierre au fond de la rivière. Le passé peut bien hanter le présent, il ne peut pas l’être ; c’est le présent qui est son passé »22. Tenant en compte toutes ces hantises : du passé, de la valeur, d’autrui, des possibles ; tout comme une présence « qui hante » dans un monde lui-même hanté par les absences, les qualités, la valeur dans sa forme concrète ; le pour-soi possédant son projet original hanté par le spectre de l’instant que tout peut changer, hanté par la mort, qui hante le « cœur même de chacun des […] projets [du pour-soi] comme leur
18 19 20 21 22
EN, p. EN, p. EN, p. Ibid. EN, p.
176. 541. 127. 148. (nous soulignons)
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inéluctable envers »23, nous verrons que L’Être et le Néant nous présente une véritable hantologie. En accentuant les relations de hantise, nous pouvons lire l’ontologie sartrienne par-delà les dualismes, de telle façon que nous pouvons voir comment être et néant, subjectivité et objectivité sont impliqués dans cette relation particulière. Cependant, ce mode de présence-absence non localisable, caractéristique de la hantise, nous révèle en même temps un plan de recherche des modes d’être intermédiaires entre être et néant, que nous appelons « plan de la spectralité ». C’est en effet seulement sous la perspective de l’hantologie que nous pouvons saisir les modes spectraux de l’ontologie sartrienne qui montrent alors toute leur richesse. §3. LA SPECTRALITÉ Qu’est-ce que suivre un fantôme ? Et si cela revenait à être suivi par lui, toujours, persécuté peut-être par la chasse même que nous lui faisons ? Là encore ce qui paraît au-devant, l’avenir, revient d’avance : du passé, par-derrière. Derrida, Spectres de Marx Mais ce fantôme – précisément parce qu’il n’est rien – ne se laissera pas faire : quand l’enfant se retourne vers lui, il disparaît ; quand Genet cherche à le fuir, brusquement, comme l’oiseau rebelle de Carmen, il est là. Sartre, Saint Genet
a) Les spectres de Derrida La complexité du thème des spectres et de la hantise chez Derrida, surtout dans Spectres de Marx, est notable et s’évanouirait si nous cherchions à la résumer. Il nous faudrait au minimum exposer le lien entre les spectres et les thèmes de l’héritage, de la loi, du deuil, du trait et leur relation avec la psychanalyse et avec la technologie moderne, entre autres, par le biais d’une insertion théorique distincte de notre objectif. Ce que nous devons faire alors est un découpage permettant de délimiter
23
EN, p. 592.
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ce qui, à la lecture des spectres chez Derrida, transforme notre lecture de L’Être et le Néant pour y faire apparaître un plan spectral. En paraphrasant Derrida, ce qui nous intéresse, c’est d’analyser « qu’est-ce que l’être-là d’un spectre ? Quel est le mode de présence d’un spectre ? »24. Nous avons dit au début de ce travail que Derrida caractérise le spectre comme une incorporation paradoxale, un « quelque chose » difficile à nommer : ni âme, ni corps, et âme et corps, qui consiste dans un « devenir-corps, une certaine forme phénoménale et charnelle de l’esprit »25. Dans un entretien intitulé Spectrographies, Derrida insiste un peu plus sur le mode de visibilité d’un spectre : Le spectre, c’est d’abord du visible. Mais c’est du visible invisible, la visibilité d’un corps qui n’est pas présent en chair et en os. Il se refuse à l’intuition à laquelle il se donne, il n’est pas tangible. Fantôme garde la même référence au phainesthai, à l’apparaître pour la vue, à la brillance du jour, à la phénoménalité. Et ce qui se passe avec la spectralité, avec la fantoménalité […], c’est que devient alors quasiment visible ce qui n’est visible que pour autant qu’on ne le voit pas en chair et en os. C’est une visibilité de nuit26.
Ainsi, les spectres ne se donnent pas, comme dirait Husserl « en chair et en os » à l’intuition, puisque leur cas relève d’une apparition non intuitive, qui n’acquiert justement de la visibilité qu’en tant qu’elle n’est pas visée, à la façon nous dit Derrida d’une « visibilité de nuit ». La logique du spectre déconstruit ainsi la division entre visible et invisible, entre phénoménal et non phénoménal : « à la fois visible et invisible, à la fois phénoménal et non phénoménal : une trace qui marque d’avance le présent de son absence »27. Par ces affirmations, Derrida vise à remettre en question ce qu’il identifiait sous le nom de métaphysique de la présence, prise ici dans sa version husserlienne, qui se caractérise par le motif de la présence pleine et par l’impératif intuitionniste qui répondent l’un et l’autre au projet de connaissance qui commande chez cet auteur l’ensemble de la description28. En d’autres termes, l’auteur montre que le principe des principes de la phénoménologie « signifie d’abord la certitude, elle-même idéale et absolue, que la forme universelle de toute expérience (Erlebnis) et donc de toute vie, a toujours été et sera toujours DERRIDA, J. Spectres de Marx, p. 69. Ibid., p. 25. 26 DERRIDA, J. & STIEGLER, B. « Spectrographies ». In : _____. Échographies de la télévision : entretiens filmés. Paris : Galilée, 1996, p. 130. 27 Ibid., p. 131. 28 DERRIDA, J. La voix et le phénomène. Paris : PUF, 2012, p. 114. 24 25
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le présent. Il n’y a et il n’y aura jamais que du présent. L’être est présence ou modification de présence »29. Nous y reviendrons, mais nous pouvons d’ores et déjà observer que par opposition à ce privilège du présent vivant de l’intuitionnisme, Derrida pense le mode de « présence » du spectre comme présence de ce qui ne peut pas être intuitionné, parce qu’il s’agit d’un non-objet, d’un présent non-présent : « être-là d’un absent ou d’un disparu ne relève plus du savoir. Du moins plus de ce qu’on croit savoir sous le nom de savoir. On ne sait pas si c’est vivant ou si c’est mort »30. Cette indiscernabilité entre présent et non présent, entre vivant et mort, propre au spectre, questionne les logiques binaires (et aussi dialectiques) qui opposent la « présence effective » à son autre, comme dit Derrida : S’il y a quelque chose comme de la spectralité, il y a des raisons de douter de cet ordre rassurant des présents, et surtout de la frontière entre le présent, la réalité actuelle ou présente du présent et tout ce qu’on peut lui opposer : l’absence, la non-présence, l’ineffectivité, l’inactualité, la virtualité ou même le simulacre en général, etc. Il y a d’abord à douter de la contemporanéité à soi du présent. Avant de savoir si on peut faire la différence entre le spectre du passé et celui du futur, du présent passé et du présent futur, il faut peut-être se demander si l’effet de spectralité ne consiste pas à déjouer cette opposition, voire cette dialectique, entre la présence effective et son autre31.
Il en découle une temporalité propre au spectre qui n’est plus celle du présent éternel, comme dans la temporalité instantanéiste qui nous avons décrit précédemment. Il s’agit ici d’un temps qui échappe à l’identité à soi du présent, un temps désajusté, intempestif, non contemporain à soi, « out of joint », comme le dit Derrida, à partir d’un passage de Hamlet. L’auteur décrit ainsi l’apparition des spectres comme un événement, ce qui se laisse entrevoir par l’idée de visitation : les spectres fréquentent, rendent visite. Il s’agit de la « fréquence d’une certaine visibilité »32, une visibilité invisible qui ne peut pas être thématisée, mais qui rend fréquemment visite sans y habiter à proprement parler, ou qui habite sans habiter, sans résider33 : « voilà le lieu hors lieu des fantômes partout où ils feignent d’élire domicile »34. Cela signifie que les spectres hantent 29
Ibid., pp. 63-64. DERRIDA, J. Spectres de Marx, p. 26. 31 Ibid., p. 72. Voir également, à la page 108, l’opposition entre « effectivité (présente, actuelle, empirique, vivante – ou non) et idéalité (non-présence régulatrice ou absolue) ». 32 Ibid., p. 165. 33 Cf. Ibid., p. 165 ; p. 42. 34 DERRIDA, J. Spectres de Marx, p. 173. 30
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parce que la hantise est propre à cette visitation, à ce mode d’apparition de quelque chose qui n’est pas présent « en chair et en os », mais qui fréquente : comme un aller-retour répétitif, mais à chaque fois doté du caractère inusité d’une première fois. Derrida montre que l’un des effets les plus perturbants des spectres est justement cette possibilité de réapparaître, d’aller et venir, de façon surprenante, inattendue et non contrôlée35. « Un spectre (Gespenst) hante l’Europe », disaient Marx et Engels au début du Manifeste du parti communiste. Rien de plus effrayant qu’un fantôme, son impossibilité de « mourir », son caractère d’être toujours à venir et à re-venir, qui hante par le biais d’une attente de l’apparition. L’aspect perturbateur de la hantise des spectres provient en outre, et principalement, de ce que Derrida appelle, à partir d’une scène de Hamlet, l’effet de visière, qui se caractérise par le fait que « nous ne voyons pas qui nous regarde »36. Ici, la relation établie par Derrida entre spectralité, hantise et regard est significative pour nos analyses. Nous avons vu que la présence des spectres est celle de quelque chose qui ne peut pas être intuitionné. Nous pouvons maintenant ajouter, pour cette même raison, que ce type de présence produit des effets importants en termes de hantise dans la mesure où, pour Derrida, le spectre est « virtuellement plus efficace que ce qu’on appelle tranquillement une présence vivante »37. Cela est dû à l’« effet de visière », c’est-à-dire au fait qu’un spectre est celui qui « nous regarde. Le spectre, ce n’est pas simplement quelqu’un que nous voyons revenir, c’est quelqu’un par qui nous nous sentons regardés, observés, surveillés »38. En d’autres termes, le spectre n’est pas seulement l’invisibilité visible qui ne se laisse pas entrevoir par l’intuition, mais il est principalement « quelqu’un qui me regarde sans réciprocité possible »39 et qui possède le droit de regarder. Il y a donc une dissymétrie, une hétéronomie dans le droit de regarder, qui fait du regard la spectralité même. La « présence » du spectre est ainsi caractérisé par le fait de se sentir regardé sans pouvoir voir qui regarde, sans pouvoir localiser le regard, bien que nous éprouvions le sentiment que ce dernier 35 Derrida, en citant Hamlet, met en exergue les mots de Marcellus qui montrent le caractère de surprise de l’apparition. Le personnage se réfère au spectre comme « cette chose » (this thing), demandant à Barnardo si « cela » était revenu la nuit passée. Cf. Ibid., p. 26. 36 Ibid., p. 26. De la visière du fantôme du roi dans Hamlet, Derrida dit que « même quand elle est levée, en fait, sa possibilité continue de signifier que quelqu’un, sous l’armure, peut à l’abri voir sans être vu ou sans être identifié » Ibid., p. 28. 37 Ibid., p. 35. 38 DERRIDA, J. & STIEGLER, B. Spectrographies, p. 135. 39 Ibid., p. 137.
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est bien là : « Et même quand il est là, c’est-à-dire là sans être là, on sent que le spectre regarde »40, puisque « le spectre d’abord nous voit. De l’autre côté de l’œil, effet de visière, il nous regarde avant même que nous ne le voyions ou que nous ne voyions tout court. Nous nous sentons observés, parfois surveillés par lui avant même toute apparition »41. L’asymétrie du regard propre à la spectralité, ainsi que l’impossibilité de le connaître objectivement – sa façon d’échapper aux définitions conceptuelles, par exemple –, composent son aspect perturbateur. Il existe alors une tendance à la conjuration des spectres, normalement comprise par des voies mystérieuses ou mystiques, mais qui peut être observée dans des procédures analytiques et des raisonnements argumentatifs et même dans des traductions. C’est ce que Derrida appelle exorçanalyse et qui consiste en une tentative de retirer leur spectralité aux spectres, ou de nier le fait qu’un mort puisse être plus puissant qu’un vivant, aboutissant ainsi au besoin de répéter et de garantir incessamment que le mort est réellement mort42. Cette attitude s’incarne dans la figure intéressante de ce que Marcellus, personnage de Hamlet, nomme scholar. Concernant ce point, il convient de montrer ce passage de Spectres de Marx : Or ce qui paraît presque impossible, c’est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui, donc surtout défaire ou de laisser parler un esprit. Et la chose semble encore plus difficile pour un lecteur, un savant, un expert, un professeur, un interprète, bref pour ce que Marcellus appelle un scholar. Peut-être pour un spectateur en général. Au fond, le dernier à qui un spectre peut apparaître, adresser la parole ou prêter attention, c’est, en tant que tel, un spectateur. Au théâtre ou à l’école. Il y a des raisons essentielles à cela. Théoriciens ou témoins, spectateurs, observateurs, savants et intellectuels, les scholars croient qu’il suffit de regarder. […] Un scholar traditionnel ne croit pas aux fantômes – ni à tout ce qu’on pourrait appeler l’espace virtuel de la spectralité. Il n’y a jamais eu de scholar qui, en tant que tel, ne croie à la distinction tranchante entre le réel et le non-réel, l’effectif et le non-effectif, le vivant et le non-vivant, l’être et le non-être (to be or not to be, selon la lecture conventionnelle), à l’opposition entre ce qui est présent et ce qui ne l’est pas, par exemple sous la forme de l’objectivité43.
C’est au nom de l’objectivité exigée par le scholar que la spectralité est ignorée, ou « conjurée » dans les analyses théoriques provenant des 40 41 42 43
DERRIDA, J. Spectres de Marx, p. 164. Ibid., p. 165. Cf. Spectres de Marx, pp. 84-86. Ibid., pp. 32-33.
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champs de connaissance les plus divers. Derrida identifie des traits de ce geste, à des degrés plus ou moins élevés, jusque dans les philosophies de Heidegger et de Marx. En réalité, ce geste consiste à « dénier à toute spectralité une dignité scientifique, philosophique, technique, une dignité de pensée ou de question »44. Parfois, cela se fait même au nom « de la scientificité de la science que l’on conjure les fantômes ou que l’on condamne l’obscurantisme, le spiritisme, bref tout ce qui traite de hantise et de spectres »45. Le point qui nous intéresse le plus dans ces dernières positions est la façon dont Derrida légitime le mode spectral. De notre point de vue, cela est important pour deux raisons : en premier lieu, parler des spectres ne signifie pas entrer dans un champ mystique, religieux, etc., car celui-ci est le lieu que la spectralité occupe pour un regard objectif qui croit « qu’il suffit de regarder » ; dans un deuxième temps, le spectre a un mode propre de présence, un temps propre de sorte qu’il ne s’agit pas de quelque chose d’illusoire, qui n’« existe pas », puisqu’il met au contraire au défi la logique même entre existant et inexistant. C’est la raison pour laquelle, dans sa brève participation au film Ghost dance, Derrida dit « vive les fantômes » au lieu de répondre par oui ou par non à la question de savoir s’il croit ou non aux fantômes46. Jouer dans un film, poursuit Derrida, c’est comme laisser parler en soi un fantôme, comme un ventriloque qui laisse la voix de l’autre le parasiter ; non pas n’importe quel autre, mais « son propre fantôme ». Le fantôme concerne cet autre en soi, qui perturbe l’identité d’un sujet : « il n’y a pas de Dasein du spectre mais il n’y a pas de Dasein sans l’inquiétante étrangeté, sans l’étrange familiarité (Unheimlichkeit) de quelque spectre »47. Le spectre surgit de cette rupture de l’identité de la présence à soi, au sein de cette disjonction qui ouvre un espace, et « c’est dans cet espace, ce chez-soi hors de chez-soi, que le spectre arrive »48.
DERRIDA, J. & STIEGLER, B. « Spectrographies », p. 142. Ibid., p. 133. 46 The Science Of Ghosts – Derrida In ‘Ghost Dance’. Direction : Ken McMullen. (5’23). Disponible sur : . 47 DERRIDA, J. Spectres de Marx, p. 165. Dans « Spectrographies » Derrida traduit Unheimlichkeit par « inquiétante étrangeté », en faisant non seulement référence à Freud, la référence la plus classique par rapport au terme, mais aussi à Heidegger dans Être et Temps comme « l’élément de la hantise (autre chez soi, le réapparition des spectres, etc.) », p. 146. 48 Ibid., p. 147. 44 45
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b) Les spectres de Sartre La logique spectrale a pour effet d’ébranler les dualismes par la voie du mouvement de déconstruction de Derrida. En ce sens, il est certain que critiquer les dualismes sartriens à partir de Derrida serait un chemin possible pour montrer dans quelle mesure Sartre peut se classer parmi les scholars, c’est-à-dire parmi ceux qui privilégient la vision de manière à retirer tout caractère de spectralité aux phénomènes de façon à s’insérer dans les présupposés de la métaphysique de la présence. Ce serait certainement une recherche possible en accord avec l’image la plus diffusée de la pensée de Sartre, soit celle d’une philosophie dualiste. Cependant, en relevant certains aspects des analyses derridiennes sur la spectralité, notre chemin est différent. En fait, ces analyses ont modifié notre lecture de L’Être et le Néant au point d’y trouver implicitement un plan spectral qui dépasse le cadre dualiste. Si nous nous arrêtions à une lecture dualiste classique, tous les modes d’être de L’Être et le Néant identifiés comme spectraux ne seraient considérés que comme contradictoires, Sartre luimême en ayant parfois parlé de la sorte. Comme nous l’avons observé, Merleau-Ponty, quant à lui, a interprété la contradiction en termes logiques et non dialectiques et y a vu un dualisme insurmontable entre être et néant. Cependant, que dire de ces modes contradictoires si nous essayons de leur conférer leur légitimité propre, comme Derrida le fit pour les spectres ? Quelle est l’importance de ces modes d’être dans l’ontologie sartrienne ? Il est tout de même impressionnant que Sartre se soit dédié à décrire une telle diversité de modes d’être « contradictoires » juste pour montrer leur fausseté face à une conscience « pure » et à un être qui est pure positivité. Même si nous n’évoquons pour le moment que les analyses sur le psychique, sur l’imaginaire, sur l’affectivité originale, sur l’être-pour-autrui, sur les relations magiques, entre autres, il est déjà possible d’observer la prédominance des modes d’être contradictoires dans L’Être et le Néant. En d’autres termes, il nous semble que le plus difficile est en effet de trouver, au fil de l’œuvre, les modes du « pour-soi » et de l’« en-soi » dans toute leur pureté. Ainsi, de deux choses l’une : soit nous affirmons qu’il y a un dualisme insurmontable entre être et néant et entre subjectivité et objectivité et le problème est réglé ; ou, au contraire, nous sortons des dualismes afin de réaliser une étude sur la multiplicité des modes d’être. Ce second mouvement nous semble être plus riche et plus intéressant puisque ce qui était vu comme contradictoire pour le regard dualiste, même s’il provient parfois de Sartre lui-même, devient spectral pour un regard qui se détache de ce
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cadre réductionniste. Autrement dit, le spectral vient déstabiliser la logique dualiste et les spectres surgissent dans cet espace de rupture. Il convient de souligner qu’au sein de cette deuxième voie de lecture, qui est la nôtre, le choix du spectral n’est pas pour autant arbitraire. Le langage employé par Sartre lorsqu’il s’agit des modes « contradictoires » est majoritairement marqué par le terme « fantôme »49. Sartre parle entre autres de « présence fantôme », de « dyade fantôme », d’« écoulement fantôme », de « temporalité fantôme », d’« en-soi fantôme ». Dans certains cas, comme dans la description du psychique, il s’agit également d’un mode intermédiaire par rapport à un dualisme : les objets psychiques sont des ombres : ni translucides ni opaques ; alors que les objets imaginaires sont des « objets-fantômes ». Un autre aspect prédominant dans le texte sartrien est la hantise. Mais la hantise est le propre d’un spectre, d’une présence de quelque chose non localisable, qui visite et fréquente un champ et perturbe ce dernier par le biais de ses effets spectraux. C’est en ce sens que la réflexion de Derrida sur les spectres nous renvoie à la hantise intrinsèque à L’Être et le Néant. Les modes que nous appelons spectraux dans cette œuvre, tout comme les spectres derridiens, perturbent ce qui est hanté. Cette proximité est encore plus nette dans la relation entre la hantise et le regard : qui, sinon Sartre, a parlé de façon emblématique de la hantise propre au fait de se sentir regardé par l’autre ? Et, en outre, d’une asymétrie du regard, c’est-à-dire du fait de ne pas pouvoir regarder celui qui regarde ? Nous verrons ainsi que ce Derrida qualifiait d’« effet de visière » correspond d’une certaine façon à la hantise par le regard de l’autre chez Sartre, nous renseignant sur la spectralité du mode de présence de l’autre. Nous pouvons conclure que l’hantologie consiste en une lecture qui fait surgir les spectres de Sartre. Derrida a bien montré que le fait de surgir des ombres est propre au spectre, dans une « visibilité de la nuit », et c’est exactement les plans de l’ombre et de l’opacité qui sont visés ici afin de pouvoir parler des spectres. Cela veut dire que l’hantologie ne privilégiera pas la translucidité, mais sa face d’ombre et la manière par laquelle cette dernière perturbe la translucidité même.
49 Sartre parle de fantôme et non pas de spectre, mais nous utiliserons ce dernier terme comme Derrida qui utilise les deux termes de façon synonymique (dans le Manifeste du parti communiste par exemple, il traduit Gespenst par spectre).
CHAPITRE II
LA TRANSLUCIDITÉ ET SA FACE D’OMBRE §1. LE
SENS DE LA TRANSLUCIDITÉ
ET LE PROBLÈME DE LA TRANSPARENCE DE LA CONSCIENCE
Le monde où ils l’avaient enfermé, où de toutes parts ils l’encerclaient, était sans issue. Partout leur atroce clarté, leur lumière aveuglante qui nivelait tout, supprimait les ombres et les aspérités. Sarraute, Tropismes. [Sartre] a bien vu (il y insiste dans La Nausée) le caractère impénétrable des objets : en aucune mesure les objets ne communiquent avec nous. Mais il n’a pas situé de façon précise l’opposition de l’objet et du sujet. La subjectivité est claire à ses yeux, elle est ce qui est clair ! Bataille, Genet et l’étude de Sartre sur lui.
De La Transcendance de l’Ego à L’Être et le Néant, la conscience préréflexive ne perd pas sa caractéristique de translucidité. De la même façon, tout ce qui est de l’ordre de l’objet est désigné par la qualité de l’opacité. L’argument de Sartre dans ses premiers écrits, comme nous l’avons vu, est de dire que l’Ego, ou n’importe quel autre objet, consiste en un centre d’opacité et ne peut pas être admis dans la zone consciente, si ce n’est au prix de sa substantialisation. Après le changement de la pensée sartrienne, la conscience n’est plus nue, le pour-soi « sujet » est maintenant le mode d’être de la conscience comme tension entre « être et ne pas être ». Cependant, la transparence demeure en tant que qualité de la conscience de sorte que tout ce qui concerne la région ontologique « pour-soi » doit être translucide : « Introduire dans l’unité d’un cogito préréflexif un élément qualifié extérieur à ce cogito, ce serait en briser l’unité, en détruire la translucidité ; il y aurait alors dans la conscience quelque chose dont elle ne serait pas conscience, et qui n’existerait pas en soi-même comme conscience »1. La région ontologique pour-soi, qui 1
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est celle de la conscience préréflexive, est le plan du rapport translucide immédiat de la conscience (de) soi, également comprise comme présence à soi ou jeu de reflets. En dotant la conscience de la caractéristique de translucidité, Sartre s’inscrit dans une tradition philosophique constituée autour de l’idée de luminosité identifiée par Derrida, dans son texte La mythologie blanche, comme faisant partie du « cercle de l’héliotrope »2. Depuis Platon, c’est à la lumière du jour que l’on contemple les vérités, au moment où le regard s’habitue à ne plus être dans les ombres de la caverne, et désormais, les métaphores du cercle et du soleil sont utilisées de différentes façons par les philosophes en tout genre. Derrida souligne que pour Descartes, c’est la « lumière naturelle [qui] constitue l’éther même de la pensée et de son discours propre »3. Le cogito cartésien devient alors un nouveau paradigme, pas uniquement du lieu de la luminosité divine, mais aussi de la transparence du sujet à soi-même, traversé par cette luminosité. Depuis lors, dans la tradition idéaliste classique post-cartésienne, résume Badiou : « le sujet désigne ce point d’être transparent, en posture de donation immédiate à lui-même, par où passe tout accès à l’existence comme telle »4. En parlant de luminosité, de translucidité, d’ombres, d’opacité et, principalement en « partant du cogito », Sartre s’inscrit dans l’héritage de cette tradition philosophique, et Bataille a raison quand il dit que « la subjectivité est claire à ses yeux, elle est ce qui est clair ! ». Pour Badiou, le non-être de la conscience libre sartrienne est le vrai nom de la transparence, à tel point qu’il serait peut-être excessif de dire que ce qui se donne à soi-même en transparence est. Le cogito sartrien est la « transparence de sa transparence »5, et ce que le cogito nous donne, dans ce cas, et qui rend une ontologie possible, c’est le rien, conclut Badiou. Quelles seraient alors les implications de la position sartrienne en affirmant une conscience transparente ? En gardant à l’esprit les notes de Vérité et existence, il est possible de distinguer plus précisément la subjectivité de la clarté. Dans celles-ci, Sartre fait référence à la connaissance intuitive en termes d’illumination : « connaître, c’est tirer l’Être de la nuit de l’Être sans pouvoir l’amener à la translucidité du Pour-soi. Connaître, c’est malgré tout conférer une
2 DERRIDA, J. « La mythologie blanche ». In _____. Marges de la philosophie. Paris : Minuit, 1972, p. 318. 3 Ibid., p. 319. 4 BADIOU, A. Théorie du sujet. Paris : Éditions du Seuil, 1982, p. 294. 5 Ibid.
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dimension d’être à l’Être : la luminosité »6. Plus tard dans le texte, il affirme en outre que « l’Être se dévoile toujours à un point de vue et l’on est tenté de faire de ce point de vue la subjectivité. Mais cela n’est pas. La subjectivité, c’est seulement l’éclairement »7. La subjectivité est alors définie comme la possibilité d’illuminer un champ thématique, ce dernier étant désigné dans L’Être et le Néant comme ce qui se trouve « devant lui [le pour-soi] comme ce qu’il éclaire »8. Toutefois, on peut se demander si la translucidité est elle-même la luminosité projetée dans le monde. Car la qualité du translucide est celle de quelque chose qui laisse passer la lumière et non pas la lumière elle-même. Comme Sartre, à l’inverse de Descartes, n’admet pas une source divine de luminosité, cette illumination est brièvement décrite en termes d’intuition. Ce qui nous intéresse, c’est qu’elle concerne la relation de la conscience avec le monde et non avec elle-même, parce que la conscience n’est que le moyen par lequel une lumière la traverse, la dimension ontologique de la translucidité. Quelles sont les conséquences de ce positionnement sartrien par rapport à ce rapprochement historique entre vérité, connaissance, lumière et conscience de soi ? En fait, cette question est trop ample et pourrait à elle seule constituer une investigation à part ; en bref : quelle est la conséquence de penser la conscience en termes de translucidité ? Ricœur, dans ses analyses sur l’inconscient dans Philosophie de la Volonté I, fait certaines considérations sur « l’échec de la doctrine de la transparence de la conscience »9. Grosso modo, ses arguments nous aident à comprendre qu’une philosophie de la conscience transparente se base sur un préjugé symétrique à celui du « réalisme de l’inconscient ». Ce problème, d’après Frédéric Worms, fut exploré non seulement par Ricœur, mais aussi par d’autres, dont Sartre, à partir de l’influence de la critique faite par Politzer à la psychanalyse dans son travail Critiques des fondements de la psychologie, publié en 1928. Worms en fait sa question centrale : « l’ignorance du sujet sur lui-même, qui est la grande découverte de la psychanalyse, doit-elle conduire à l’affirmation (ontologique, biologique en son fond) de l’inconscient, ou bien celle-ci au contraire trahit-elle le sens de cette découverte ? »10. Ricœur trouve une réponse originale à cette question sans nécessairement passer par une conception 6
VE, p. 19. VE, p. 25. 8 EN, p. 176. 9 RICŒUR, P. Philosophie de la volonté I, p. 471. 10 WORMS, F. « Le problème de l’inconscient dans le moment de l’existence ». Les Temps Modernes. Sartre avec Freud. n.674-675, pp. 4-15, 2013. 7
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réaliste de l’inconscient et idéaliste de la conscience. L’illusion de cette dernière perspective est celle selon laquelle la conscience peut s’autopositionner de façon à s’appréhender complètement, dans un mouvement dont le paradigme se trouve dans le cogito cartésien. En outre, la conscience transparente est spontanéité pure et n’admet aucune passivité, de sorte que les philosophes qui la présupposent refusent « à la pensée ce fond obscur et cette spontanéité cachée à elle-même »11. Enfin, pour Ricœur, l’alternative entre un réalisme de l’inconscient et une conscience transparente est un « faux dilemme » car il faut penser une passivité inhérente à l’activité. C’est justement en admettant ce « fond obscur » qu’il croit que la phénoménologie peut « dépasser une eidétique trop claire, jusqu’à élaborer des “index” du mystère de l’incarnation »12. Ayant en vue cette dernière affirmation, on perçoit alors que le problème de la transparence de la conscience se trouve en étroite liaison avec le problème de l’incarnation, point que nous avons déjà entrevu dans les critiques de Merleau-Ponty. La « purification » de la conscience que Sartre réalise dans La Transcendance de l’Ego fait que la conscience transparente est la conscience nue, désincarnée. À l’inverse, pour MerleauPonty, « si nous sommes en situation, nous sommes circonvenus, nous ne pouvons pas être transparents pour nous-même, et il faut que notre contact avec nous-mêmes ne se fasse que dans l’équivoque »13. Concevoir une conscience transparente, c’est ainsi s’inscrire dans l’héritage cartésien du cogito c’est-à-dire d’une appréhension immédiate et adéquate de soi détachée de la facticité. À ce sujet, Merleau-Ponty ajoute : « le contact de ma pensée avec elle-même, s’il est parfait, me ferme sur moi-même et m’interdit de me sentir jamais dépassé, il n’y a pas d’ouverture ou d’“aspiration” à un Autre pour ce Moi qui construit la totalité de l’être et sa propre présence dans le monde, qui se définit par la “possession de soi” et qui ne trouve jamais au-dehors que ce qu’il y a mis »14. C’est pour cette raison que toute « perception intérieure » n’est pas adéquate, car une telle coïncidence à soi est impossible, et c’est pour cela que dans la Phénoménologie de la perception le cogito ne peut être valide que s’il est inversé, c’est-à-dire que : « ce n’est pas mon existence qui est ramenée à la conscience que j’en ai, c’est inversement le Je pense qui est réintégré au mouvement de transcendance du Je suis et la 11 12 13 14
RICŒUR, P. Philosophie de la volonté I, p. 473. Ibid., p. 275. PhP, p. 441. PhP, pp. 431-432.
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conscience à l’existence »15. En suivant cette ligne de pensée, supposer une conscience transparente signifie en même temps concevoir une philosophie idéaliste avec une idée solipsiste de sujet, dans la mesure où une appréhension de soi n’arriverait que dans le cas où la conscience pourrait se saisir indépendamment de sa facticité. Ainsi, si nous nous posons ces questions à la lumière de notre argumentation jusqu’ici – en rappelant que le changement dans la philosophie de Sartre s’est précisément donné sur des points cruciaux, la facticité et la temporalité – comment la conscience peut-elle continuer à maintenir sa translucidité ? * Compte tenu de ces brèves considérations sur la position de Ricœur dans Philosophie de la Volonté I et de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, nous soulevons trois problèmes qui sont en jeu dans l’idée d’une conscience transparente : 1) l’identité et l’adéquation du sujet à soi ; 2) une maîtrise totale de soi, sans possibilité d’illusion et d’erreur, parce qu’une sphère inconsciente n’est pas envisageable ; 3) la conception d’une subjectivité pure, écartée de sa facticité. Ce n’est pas par hasard que nous plaçons ici Ricœur et Merleau-Ponty côte à côte, car tous deux – dans les œuvres citées – cherchent à penser un cogito, qui est toutefois incarné, dans l’intention d’échapper justement au problème d’une conscience transparente. Par rapport à la conception d’un sujet conscient comme « maîtrise de soi », nous pouvons ajouter une observation de Foucault sur son incompatibilité avec la philosophie sartrienne, qui rejette l’inconscient : « Moi je ne ressens aucune compatibilité avec l’existentialisme tel que l’a défini Sartre. L’homme peut avoir le contrôle complet de ses propres actions et de sa propre vie, mais il existe des forces susceptibles d’intervenir que l’on ne peut ignorer »16. Il s’agit d’un court extrait d’un entretien, trop général pour que nous puissions en tirer 15
PhP, p. 443. FOUCAULT, M. Conversation sans complexes avec le philosophe qui analyse les « structures du pouvoir » (entretien avec J. Bauer, 10, octobre 1978). In : _____. Dits et écrits 1954-1988. II (1976-1988). Paris : Gallimard, 2001, p. 671. (nous soulignons) Dans un autre entretien Foucault inclut Merleau-Ponty dans sa critique contre le refus de l’inconscient : « Le problème, c’était précisément l’inconscient, l’inconscient qui ne pouvait pas entrer dans une analyse de type phénoménologique. La meilleure preuve qu’il ne pouvait pas entrer dans la phénoménologie, au moins telle que les Français le concevaient, c’est que Sartre, ou Merleau-Ponty – je ne parle pas des autres – n’ont pas cessé d’essayer de réduire ce qui était pour eux le positivisme, ou le mécanisme, ou le chosisme de Freud au nom de l’affirmation d’un sujet constituant. » Id. Structuralisme et poststructuralisme. Entretien avec G. Raulet. In : _____. Dits et écrits 1954-1988. II (1976-1988). Paris : Gallimard, 2001, p. 1.254. 16
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des conclusions. Cependant, nous pouvons y entrevoir l’idée selon laquelle la philosophie de Sartre, qui est une philosophie de la conscience, supposerait une « maîtrise de soi », un contrôle complet de l’homme sur ses actions et sa vie, s’expliquant en partie par le fait de n’avoir laissé aucune place à l’inconscient. Le point fondamental de ce type de constatation renvoie au problème de la transparence de la conscience étant donné que le refus de l’inconscient, ajouté à l’idée d’une conscience transparente, auraient pour résultat l’impossibilité d’une méconnaissance de soi du sujet, ou l’impossibilité de l’erreur et de l’illusion dans la relation à soi. Merleau-Ponty résume bien le lien entre ces points : « Celui devant qui tout paraît ne peut être dissimulé à lui-même, il s’apparaît tout le premier, il est cette apparition de soi à soi, il surgit de rien, rien ni personne ne peut l’empêcher d’être soi, ni l’y aider. Il fut toujours, il est partout, il est roi dans son île déserte »17. Solipsisme, maîtrise de soi, idéalisme, identité, telles seraient donc les conséquences du concept de translucidité dans la philosophie de Sartre ? Le changement dans la conception de la temporalité et l’insertion de la facticité ne viennent-t-ils pas soutenir d’une certaine façon cette translucidité ? Translucidité et opacité seraient-elles les termes d’un autre dualisme sartrien ? Voici quelques-unes des questions auxquelles il faut se confronter afin de décider sur quel mode il est nécessaire de comprendre les caractéristiques de translucidité et d’opacité dans la perspective de l’hantologie. Tout d’abord, nous savons que dans L’Être et le Néant, la définition du « sujet » comme pour-soi s’énonce sous la forme d’une critique de l’identité. Nous mettons « sujet » entre guillemets justement pour cette raison, car, comme prévient Descombes : « de façon générale, on appelle sujet (subjectum) le terme que l’on retrouve identique à lui-même en différentes circonstances »18, ce qui n’est pas le cas du pour-soi. Étant donné que le pour-soi est négation de l’identité et n’est donc jamais identique à soi19, il s’agit de comprendre de la même façon la notion de 17 S, p. 27. Affirmation qui nous renvoie à celle de Vincent de Coorebyter : « Mais en évitant ainsi l’opacification de la conscience Sartre la menace de substantialisation par narcissisme, par inhérence à soi ou fascination sur soi, au risque d’une rechute dans l’abîme autocentré du sens interne ». DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 255. 18 DESCOMBES, V. L’inconscient malgré lui. Paris : Gallimard, 2004, p. 22. 19 À ce sujet, relevons ce passage étonnant où Foucault attribue l’identité au sujet sartrien : « Dans une philosophie comme celle de Sartre, le sujet donne sens au monde. Ce point n’était pas remis en question. Le sujet attribue les significations. La question était : peut-on dire que le sujet soit la seule forme d’existence possible ? Ne peut-il avoir
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présence à soi, qui est l’une des structures immédiates du pour-soi « sujet ». En fait, en utilisant les termes classiques des philosophies du sujet comme « conscience de soi » et « présence à soi », Sartre se situe à l’intérieur de cette tradition, bien que sa conception de « présence à soi » soit en réalité une critique adressée aux précédentes. À ce sujet, Sartre précise : « Cette présence à soi, on l’a prise souvent pour une plénitude d’existence et un préjugé fort répandu parmi les philosophes fait attribuer à la conscience la plus haute dignité d’être. Mais ce postulat ne peut être maintenu après une description plus poussée de la notion de présence »20. Quelle est donc cette différence ? Nous avons vu récemment la relation entre l’idée de transparence de la conscience et l’adéquation du sujet à soi qui implique l’identité. Cette position englobe certainement une conception de la temporalité que Derrida, à partir de Heidegger, a démontré être propre à la « métaphysique de la présence ». Dans La voix et le phénomène, la critique derridienne de la phénoménologie de Husserl se concentre sur un présupposé laissé intact par la réduction phénoménologique, à savoir : « le présent ou la présence du sens à une intuition pleine et originaire »21. Cela signifie que, selon le principe des principes qui marque l’intuitionnisme husserlien, le « présent vivant » continue à être le « point-source » de ses recherches phénoménologiques, même si sa théorie de la temporalité présente une complexité intéressante22. Ce fait amène Derrida à conclure que « malgré toute la complexité de sa structure, la temporalité a un centre indéplaçable, un œil ou un noyau vivant, et c’est la ponctualité du maintenant actuel »23. La présence à soi indique donc cette proximité des expériences au cours desquelles le sujet ne soit plus donné, dans ses rapports constitutifs, dans ce qu’il a d’identique à lui-même ? N’y aurait-il donc pas d’expériences dans lesquelles le sujet puisse se dissocier, briser le rapport avec lui-même, perdre son identité ?”. Entretien avec Michel Foucault. Avec D. Trombadori, 1980. In : FOUCAULT, M. Dits et écrits 1954-1988 II, p. 869. Que le sujet sartrien donne sens au monde mérite l’attention, et nous lui accordons au chapitre sur le monde ; mais comment pourrait-il « perdre son identité », le pour-soi étant défini comme négation de l’identité ? Cependant, dans un autre entretien, Foucault éclaircit ce point en notant qu’il appréhende l’identité du sujet dans les analyses de Sartre à travers la notion d’authenticité, et non pas le « soi » propre du sujet : « Du point de vue théorique, je pense que Sartre écarte l’idée de soi comme quelque chose qui nous est donné, mais grâce à la notion morale d’authenticité, il se replie sur l’idée qu’il faut être soi-même et être vraiment soi-même ». À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours. Entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow, 1983. In: FOUCAULT, M. Dits et écrits 1954-1988. II, p. 1.212. 20 EN, p. 113. 21 DERRIDA, J. La voix et le phénomène, p. 3. 22 Ibid., p. 73. 23 DERRIDA, J. La voix et le phénomène, p. 73.
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du sujet à lui-même qui lui permet d’appréhender le vécu même. Selon les termes de Derrida : La valeur de présence, ultime instance juridique de tout ce discours, se modifie elle-même sans se perdre chaque fois qu’il s’agit (aux deux sens connexes de la proximité de ce qui est exposé comme objet d’une intuition et de la proximité du présent temporel qui donne sa forme à l’intuition claire et actuelle de l’objet) de la présence d’un objet quelconque à la conscience dans l’évidence claire d’une intuition remplie ou de la présence à soi dans la conscience, « conscience » ne voulant rien dire d’autre que la possibilité de la présence à soi du présent dans le présent vivant24.
Le point qui nous intéresse dans ces analyses de Derrida est justement le fait que la notion de « présence à soi » contient, d’une certaine façon, cette identité du sujet. Parce que s’il existe la possibilité de saisir nos vécus par la réflexion, il est alors possible de se positionner et de s’appréhender soi-même au présent. Ainsi, si pour Sartre la temporalité n’est plus instantanéiste, comment peut-il parler d’une « présenceà-soi » ? Puisque c’est la temporalité qui fait que « contrairement à l’assurance que nous en donne Husserl […] “le regard” ne peut pas “demeurer” »25. Évidemment, en pensant la conscience comme « présence à soi », Sartre s’inscrit dans le cadre classique de la métaphysique de la présence. Toutefois, cette inscription ne vaut pas identification, car il s’agit d’une présence qui, comme nous venons de le dire, ne se réfère plus à une plénitude ou à un immanentisme et n’est pas non plus décrite à travers les moules de la réflexion, puisqu’elle est préréflexive. La « présence à soi » sartrienne ne correspond donc pas à un sujet plein, identique à soi. Cette présence est en réalité une « échappatoire », une différence, une « absence », une présence finalement étrangère aux définitions traditionnelles du terme. Christina Howells en arrive même à voir dans cette « présence » sartrienne – où « la présence est précisément ce qui empêche l’identité » – une anticipation de la déconstruction du sujet husserlien réalisée par Derrida dans La voix et le phénomène26. Sans 24
Ibid., p. 8. Ibid., p. 122. 26 « Presence is precisely what prevents identity » HOWELLS, C. « Sartre and the deconstruction of the subject ». In: _____. (Org). The Cambridge Companion to Sartre. Cambridge : Cambridge University Press, 1992, p. 333. L’opinion de l’auteure est que Derrida ne voit pas ce potentiel chez Sartre, ce qui permettrait d’établir un dialogue avec sa philosophie : « Mais dans le cas de Sartre, Derrida se concentre sur une terminologie choisie de l’existentialisme et fait en sorte d’ignorer son accent réel sur la négation. Son rejet de l’humanisme de Sartre relègue à une note de bas de page sa propre critique de l’humanisme dans La Nausée. Une telle représentation de la pensée de son prédécesseur 25
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adhérer entièrement à cette position, nous pensons qu’il devient tout de même important, à partir de ce qui a été exposé jusqu’à maintenant, de montrer dans quel sens la présence à soi chez Sartre n’implique pas d’adéquation à soi ou d’identité à soi du sujet, caractéristiques qui sont habituellement liées aux philosophies de la conscience, notamment à la conscience comprise comme transparence. Nous avons vu auparavant que la structure préréflexive de la conscience est décrite par Sartre comme un jeu de reflets. Cela entraîne le fait que la conscience ne peut jamais être plénitude, mais que, si elle est « regardée », elle est « déjà contestation en elle-même »27 sur le plan préréflexif : elle est conscience troublée. Il en découle que l’être de la conscience « ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière »28 ; étant donné que la conscience est « une façon de ne pas être sa propre coïncidence, d’échapper à l’identité »29. Chaque terme de la dyade reflet-reflétant (dont nous avons vu qu’elle est la structure intraconscientielle de la préréflexion) se donne par cette tension paradoxale, typique d’une contradiction hégélienne où chaque terme « renvoie à l’autre et passe dans l’autre, et pourtant chaque terme est différent de l’autre »30. L’existence de la conscience comme tension dans ce jeu de reflets, comme « un jeu perpétuel d’absence et de présence »31, fait que son mode d’être acquiert – à l’inverse d’une plénitude qui peut être intuitionnée – un caractère spectral qui empêche n’importe toute intuition. Ainsi, la dyade fantôme32 consiste en un type d’être qui, si nous voulons l’appréhender, « glisse entre les doigts »33. De la même façon, si nous voulons appréhender le néant qui « sépare » un terme de l’autre, cela n’est pas possible, du fait que « ce néant n’est pas saisissable ». Pensons à la conscience de la croyance, par exemple :
entraîne dans son sillage un refus de reconnaître les analogies fondamentales entre la philosophie de Sartre et sa propre philosophie ». [But in the case of Sartre, Derrida focuses on selected terminology of existentialism and contrives to ignore its real emphasis on negation. His rejection of Sartre’s humanism relegates Sartre’s own critique of humanism in La Nausée to a footnote. Such a representation of his predecessor’s thinking brings in its wake a refusal to recognize basic analogies between Sartre’s philosophy and his own] (traduction libre). Ibid., p. 334. 27 CSCS, p. 156. 28 EN, p. 110. 29 EN, p. 113. 30 EN, p. 111. 31 CSCS, p. 156. « Autrement dit, on ne trouvera jamais la conscience non thétique comme mode d’être qui ne soit, en même temps, en quelque sorte, absence à elle-même, précisément parce qu’elle est présence à elle-même ». Ibid. 32 EN, p. 209. 33 EN, p. 112.
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La séparation qui sépare la croyance d’elle-même ne se laisse ni saisir ni même concevoir à part. Cherche-t-on à la déceler, elle s’évanouit : on retrouve la croyance comme pure immanence. Mais si au contraire on veut saisir la croyance en tant que telle, alors la fissure est là, paraissant lorsqu’on ne veut pas la voir, disparaissant dès qu’on cherche à la contempler34.
Il s’agit donc d’un mode d’existence qui possède les caractéristiques d’un spectre. Quand nous essayons de la dévoiler, il s’évapore, quand nous ne le regardons pas, il est là : « apparaissant lorsqu’on ne veut pas la voir, disparaissant dès qu’on cherche à la contempler ». De cette existence fantomatique, nous concluons que la « présence à soi » chez Sartre, à l’inverse de la plénitude de l’identique, se donne par la fissure, par l’échappatoire, par la rupture propre à ce mode spectral. Nous parlerons ainsi d’une translucidité perturbée, hantée, enfermée dans l’autointuition qui fait que c’est une « obligation pour-soi de n’exister jamais que sous la forme d’un ailleurs »35. À ce propos, De Coorebyter conclut que : Contrairement aux reproches faits à Sartre le translucide n’est pas connaissance de soi, illusion d’auto-intuition, fantasme métaphysique d’adéquation de la pensée à soi dans une pensée de soi : alors que Sartre entend les distinguer, ces critiques confondent le retour sur soi du cogito avec l’exil inhérent au préréflexif. Ce dernier s’échappe au profit de l’illumination du visé : de même que la lumière ne peut éclairer la lumière, la conscience translucide ne peut se saisir comme telle car elle n’aurait rien à saisir ; elle n’est pas réflexion au sens cartésien mais, comme le dit Heidegger, au sens optique du terme […] La translucidité est aux antipodes des figures de la maîtrise ; la conscience se perd pour se récupérer sur la visée des choses36.
Cette citation introduit le second point : la supposée maîtrise de soi du sujet. Etant donné que la conscience est translucide de part en part, elle semble ne laisser aucune place à l’inconscient. Comme nous l’avons brièvement mentionné, cette position de maîtrise de soi ratifie un vrai « empire sur soi », comme le dit Ricœur37, de façon à ce que la transparence de la conscience empêche d’une certaine façon que le sujet puisse se méconnaître soi-même. Si, comme pour Derrida, « la conscience est la présence à soi du vivre, de l’Erleben, de l’expérience, celle-ci est simple et n’est jamais, par essence, affectée par l’illusion puisqu’elle ne 34 35 36 37
EN, p. 114. (nous soulignons) Ibid. DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 259. RICŒUR, P. Philosophie de la volonté I.
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se rapporte qu’à soi dans une proximité absolue »38, comment garder ensemble la possibilité du cogito et la possibilité d’une illusion sur soi ? Merleau-Ponty, en parlant par exemple de l’opacité inhérente à la perception, pose l’existence d’une méconnaissance de soi au niveau préréflexif, dans la mesure où « la perception est opaque, elle met en cause, au-dessous de ce que je connais, mes champs sensoriels, mes complicités primitives avec le monde »39. Pour Ricœur, c’est la méconnaissance de soi au niveau conscient le plus immédiat qui rapproche la phénoménologie et la psychanalyse, quoique ce soit justement le noyau de présence vivante à soi (die lebendige Selbstgegenwart) qui les différencie. Bien que ce noyau soit le « point-source » de la phénoménologie, comme disait Derrida, Ricœur montre que l’expérience ne se restreint pas uniquement à celui-ci, car il y a un horizon du « proprement nonexpérientiel » (eingentlich niche erfahren), horizon du « nécessairement co-visé » (notwendig mitgemeint), implicite à l’expérience. Finalement, « c’est cet implicite qui permet d’appliquer au cogito lui-même la critique d’évidence appliquée auparavant à la chose : lui aussi est une certitude présumée ; lui aussi peut se faire illusion sur lui-même ; et nul ne sait jusqu’à quel point »40. Mais qu’en est-il de cette question pour Sartre ? On sait que la possibilité d’illusion dans la réflexion est donnée à partir du moment où il distingue la réflexion pure et impure et que, comme nous le verrons, cette première fait l’objet de grandes difficultés d’élaboration conceptuelle. Mais en désignant la conscience préréflexive comme transparente et en refusant l’inconscient, Sartre élimine-t-il pour autant toute méconnaissance de soi du sujet au niveau le plus immédiat ? Pour répondre à cette question, nous devons recourir au phénomène que Sartre appelle mauvaise foi, que nous aborderons sous peu. Ce que nous prétendons montrer ici, c’est que la transparence de la conscience rend difficile de comprendre qu’elle implique un « savoir de soi » qui comporte aussi une forme de méconnaissance de soi. Ce caractère paradoxal fut noté par Romano : « mais voici le paradoxe : justement parce que le Pour-soi n’“est” que l’être qu’il se choisit être, parce qu’il est toute transparence, présence à soi inaliénable, il est aussi de ce fait même opaque, sans quoi nulle “psychanalyse existentielle” ne serait requise »41. Sur quel mode DERRIDA, J. La voix et le phénomène, p. 69. PhP, p. 487. 40 RICŒUR, P. De l’interprétation : essai sur Freud. Paris: Seuil, 1965, p. 368. 41 ROMANO, C. « La liberté sartrienne, ou le rêve d’Adam ». In : _____. Il y a. Paris : PUF, 2003, p. 167. 38
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cette translucidité peut-elle alors être opacité ? Comment le pour-soi peut-il être, d’après la formule de Barrès, un « mystère en pleine lumière »42 ? Répondre à ces questions suppose d’étudier deux points : 1) l’invisibilité propre à la translucidité ; 2) la face d’ombre de la translucidité, qui est le thème du troisième point soulevé plus haut, à savoir, l’idée selon laquelle la transparence de la conscience a à voir avec une philosophie qui présuppose une subjectivité pure. Concernant la première caractéristique, nous pouvons dire qu’au lieu de désigner une connaissance sur soi du sujet, la translucidité se laisse au contraire caractériser comme un champ d’invisibilité totale. Comme nous l’avons vu, Sartre distingue la conscience de la connaissance dès le début de L’Être et le Néant. Se connaître soi-même est un acte de réflexion qui dérive du plan le plus originaire et primordial de la conscience à savoir l’irréflexion (et quand bien cela pose certaines difficultés : que ce soit par la quasi-connaissance de la réflexion impure, ou par le problème de la réflexion pure, comme nous le verrons). Nous avons également noté que, quel que soit le degré de conscience – irréfléchie ou réflexive – la structure de la conscience est toujours préréflexive et c’est cette structure qui est désignée comme translucide. La translucidité qualifie quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’observable, parce qu’il s’agit d’une sphère qui ne peut pas être objectivée, qui ne consiste pas dans une intériorité passible de connaissance : « s’atteindre soi-même, c’est être lumineux pour soi-même, mais ce n’est nullement chose nommable, exprimable pour soi-même »43. La translucidité, loin de nommer une maîtrise de soi par le biais d’un savoir de soi-même, ou comme dit De Coorebyter, « loin de constituer un territoire inviolable où la conscience jouirait d’une parfaite maîtrise de soi »44, « la conscience parce que translucide, n’est pas visible : c’est tout au plus un voyant invisible, voyant puisqu’elle (s’)éprouve, mais invisible au sens où elle n’éprouve rien d’autre que l’éclaircie même du corrélat intentionnel, seul “phénomène” à proprement parler »45. La translucidité empêche ainsi, conclut l’auteur, un « séjour intérieur ou d’auto-illumination fascinée »46. Sartre avait déjà décrit, dans le texte sur l’intentionnalité, la conscience comme un vent, qui expulserait de soi tout contenu intérieur, faisant de la translucidité l’inverse exact d’un immanentisme ; elle implique un 42 43 44 45 46
EN, p. 582. CSCS, p. 150. DE COOREBYTER, Sartre face à la phénoménologie, p. 275. Ibid., p. 261. (nous soulignons) Ibid., p. 275.
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mouvement vers le dehors, vrai terrain de l’« aveuglante lumière ». La radicalité de cette extériorisation est exposée dans la La Transcendance de l’Ego, où même les sentiments sont décrits comme des objets transcendants qui peuvent être intuitionnés tant par le sujet qui les vit que par l’autre : « le sentiment de Pierre n’est pas plus certain pour Pierre que pour Paul. Il appartient pour l’un et pour l’autre à la catégorie des objets qu’on peut révoquer en doute »47. Clarté impitoyable que Sartre compare à « une salle d’opération, hygiénique, sans ombre, sans recoins, sans microbes, sous une lumière froide »48, quand il sentait le regard de l’autre en soi même, l’obligeant, « à m’éclairer au plus vite, à pourchasser la pénombre en moi et, dès qu’une pensée m’appartenait en toute transparence, du même coup elle leur appartenait aussi [aux autres] »49. Sur la base de ces dernières observations, nous pouvons conclure que cette première caractéristique – l’invisibilité propre à la translucidité – se laisse comprendre dès les premières réflexions philosophiques de Sartre, comme l’impossibilité d’objectiver la conscience, et ainsi, de la substantialiser. Tout ce qui est de l’ordre de l’objet – dans ce vocabulaire, de l’opaque – concerne une visibilité qu’il n’est possible d’acquérir que par un regard externe. Aussi, tout se passe comme si dans chaque tentative de se regarder, le sujet tente soit de se faire autre pour appréhender quelque chose de visible en soi – ce qui caractérise le plan des ombres produit par la réflexion impure – soit par la réflexion pure la conscience parvient à s’expérimenter mais sans jamais se connaître. §2. LUCIDITÉ ET RÉFLEXION PURE Comment penser une réflexion qui saisirait la conscience dans sa translucidité si l’invisibilité nie par principe toute possibilité d’autocontemplation ? C’est ce point qui rend problématique le concept de réflexion pure. D’un autre côté, la transparence, dit Sartre, est l’« image de la lucidité »50, c’est-à-dire qu’il y a un trait de lucidité propre à la translucidité de la conscience. Les descriptions portant sur la réflexion pure nous renvoient justement au sens de cette lucidité, puisque l’invisibilité
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TE, p. 126. CDG, p. 560. Ibid. B, p. 110.
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préréflexive ne peut pas être considérée comme un plan de connaissance. Dans un entretien de en 1971 accordé au journal Le Monde, Sartre, portant un regard rétrospectif sur son œuvre, déclare la chose suivante au sujet de la réflexion pure : Vous savez bien que cette réflexion je ne l’ai jamais décrite, j’ai dit qu’elle pourrait exister mais je n’ai montré que des faits de réflexion complice. Et par la suite j’ai découvert que la réflexion non complice n’était pas un regard différent du regard complice et immédiat mais était le travail critique que l’on peut faire pendant toute une vie sur soi, à travers une praxis51.
Cette affirmation nous livre trois points importants : tout d’abord la difficulté inhérente au trajet philosophique de Sartre d’offrir une description suffisante de la réflexion pure ; ensuite que penser la réflexion a été une tâche qu’il s’est imposé dès le début de son parcours au long duquel le point de différenciation d’un mode de réflexion à l’autre varie un peu (parfois un changement d’attitude, parfois de motivation ; dans le passage ci-dessus, il déclare que ce n’est pas un changement de regard) ; enfin : comment la réflexion pure peut-elle être un travail critique opéré une vie durant ? Ce dernier point n’apparaît clairement qu’après les ébauches des Cahiers pour une morale. Concernant la difficulté liée à la description ou encore au développement théorique portant sur la réflexion pure, la première question qui se présente est très bien expliquée ici par Nathalie Monnin : Une réflexion, c’est d’abord une connaissance qui, en cela, respecte la scission entre connu et connaissant. […] Mais, autant la réflexion impure a tout le caractère d’une réflexion classique, visant une connaissance objectivante de soi, autant la réflexion pure peut nous faire douter, par la distance minimale qu’elle instaure entre réfléchi et réflexif, qu’il s’agisse encore bien d’une réflexion52.
L’auteure se pose également la question suivante : si la structure de la réflexion pure n’est pas exactement celle d’une réflexion – d’une relation de connaissance – pourquoi celle-ci ne serait-elle alors pas un nouveau type de préréflexivité ? Peut-être que la plus grande difficulté de Sartre en décrivant la réflexion pure vient justement du fait qu’à un certain niveau, il est contradictoire de parler d’une réflexion non objectivante. Husserl quant à lui, soulignait le fait que la réflexion « altère la 51 52
S.X, pp. 104-105. MONNIN, N. « Une réflexion pure est-elle possible ? », p. 205.
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“spontanéité” primitive de la conscience irréfléchie »53, produisant une « modification de conscience », étant donné que « toute réflexion procède essentiellement de certains changements d’attitude qui font subir une certaine transmutation au vécu préalablement donné […] ils deviennent ainsi des modes de la conscience réfléchie (ou de l’objet de conscience réfléchi) »54. Si l’attitude réflexive est par principe objectivante et si c’est elle qui instaure la structure sujet-objet dans la conscience, il devient en effet compliqué de penser qu’une réflexion n’impliquant plus ces résultats serait toujours une réflexion. C’est aussi pour cette raison que, pour De Coorebyter, étant donné la proximité entre conscience préréflexive et réflexion pure, il y a une difficulté à différencier ces deux modes de consciences, car leurs « objectifs sont identiques, de sorte que, idéalement, rien ne devrait les distinguer »55. Cependant, la description la plus raffinée de la réflexion introduite dans L’Être et le Néant – la dyade reflet-reflétant – nous permet de voir la différence structurelle entre la conscience préréflexive et la réflexion pure. Cette dernière est alors définie comme l’appréhension de la conscience réfléchie par la réflexivité dans la pureté du jeu de reflets, c’est-à-dire que toutes deux se révèlent comme étant la même conscience qui se reflète sur deux faces reflet-reflétant, dans l’unité de la conscience intentionnelle, dans sa transparence pure. En d’autres termes, la réflexion pure est la révélation de la conscience réfléchie comme dyade refletreflétant, qui est la face réfléchie de la conscience réflexive, dans la dualité-unité. Il s’ensuit que, tandis que dans la préréflexivité la conscience est dyade reflet-reflétant, dans la réflexion pure la dyade est doublée, de façon à creuser la distance initiale : la conscience réflexive reflet-reflétant appréhende la conscience réflexive comme reflet-reflétant et non pas comme si elle était un en-soi (réflexion impure). À ce sujet, De Coorebyter conclut que : Le quasi-dédoublement réflexif ne trahit pas mais accomplit le quasidédoublement du reflet/reflétant. L’accentuation de cette scissiparité modifie tellement peu le vécu qu’elle est incapable de lui conférer la plénitude d’être recherchée : si la réflexion reste pure elle se contente de reconduire en l’exacerbant, la dualité toujours virtuelle du reflet et du reflétant, sans se donner l’illusion d’accéder à cette dualité comme si le reflétant était en position de témoin par rapport au réfléchi56. 53 54 55 56
Cf. HUSSERL, E. Méditations cartésiennes, p. 66. HUSSERL, E. Ideen I, p. 252. DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 351. Ibid., pp. 352-353.
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Dans la réflexion pure, il n’est donc pas possible d’adopter un « point de vue » sur le réfléchi, de telle façon qu’elle se caractérise plus comme un mode de reconnaissance que comme connaissance, dit Sartre. Reconnaissance par le fait qu’il révèle le réfléchi comme pour-soi et non comme ébauche d’altérité (réflexion impure) ; puisqu’« elle le découvre comme le “réfléchi”, par excellence, l’être qui n’est jamais que comme soi et qui est toujours ce “soi” à distance de lui-même, dans l’avenir, dans le passé, dans le monde »57. La réflexion pure consiste alors dans une appréhension angoissante de la conscience dans sa pure translucidité, et l’absence d’ombres fait de cette appréhension une « intuition fulgurante et sans relief, sans point de départ ni point d’arrivée »58. La réflexion complice ou impure, d’un autre côté, est celle qui se positionne dans la structure sujet-objet de la connaissance, qui suppose « des reliefs, des plans, un ordre, une hiérarchie »59. Dans ce cas, l’appréhension de la conscience réfléchie par la réflexive ne révèle par la structure translucide de la conscience préréflexive reflet-reflétant, mais le réfléchi comme si c’était un en-soi, sous la forme d’objet psychique. Concernant le second point, nous pouvons nous interroger sur la motivation des différentes réflexions, puisque la motivation de la réflexion impure qu’est la mauvaise foi semble plus claire – dans un premier moment comme fuite devant l’angoisse propre à la fatalité de la spontanéité (La Transcendance de l’Ego) et dans un second comme fuite face la contingence et comme tentative d’autofondation (L’Être et le Néant) – que la motivation de la réflexion pure. Il n’est effectivement pas facile de déterminer quels seraient le rôle et l’avantage de cette réflexion si la préréflexivité posséde déjà la transparence non substantielle de la conscience. Mais si la réflexion ne dispose d’aucune fonction, alors l’inutilité de la réflexion constituerait une impasse. En d’autres termes, serions-nous limités entre la mauvaise foi (qui est propre à la réflexion impure) et la constatation d’une transparence déjà existante ? De Coorebyter met en évidence cette impasse : « la réflexion au sens classique est au rouet, tantôt inacceptable car, opacifiant le translucide, elle barre l’accès au vécu et signe la mort de la phénoménologie, tantôt inutile 57
EN, p. 193. EN, p. 190. Description qui ressemble beaucoup à celle sur la réflexion husserlienne dans La Transcendance de l’Ego : « Husserl insiste sur le fait que la certitude de l’acte réflexif vient de ce qu’on y saisit la conscience sans facettes, sans profils, toute entière (sans “Abschattungen”) » TE, p. 102, bien que Sartre affirme que la réflexion pure « n’est cependant pas forcément la réflexion phénoménologique ». TE, p. 110. 59 EN, p. 191. 58
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parce que, respectant l’invisible transparence de l’irréfléchi, elle reproduit une situation déjà acquise »60. Face à cette impasse éventuelle, nous pensons que le mouvement de purification de la réflexion est plus important que la « reproduction d’une situation déjà donnée » pour deux raisons. En premier lieu, étant donné que, en accord avec la structure du projet, nous tendons à fuir la contingence afin de nous fonder. Si les tentatives d’objectivation de soi sont inévitables, la réflexion pure apparaît comme une manière d’enrayer ces tentatives de substantialisation. Deuxièmement, nous avons vu que la pure transparence à soi est invisibilité totale. En ce sens, De Coorebyter dit que le champ préréflexif sartrien, pour avoir un rôle, doit rendre le travail phénoménologique possible et nécessaire : « la connaissance qu’il autorise doit être requise par la méconnaissance qu’il enveloppe »61. Et de plus : « le translucide invisible du fait même qu’il s’éprouve, entre dans la lumière à la faveur de cette intentionnalité autocentrée : Sartre y insistera dans L’Idiot de la famille, voir “réaliser” ce que l’on est »62. On entrevoit donc que la question de la réalisation de soi offre un rôle à la réflexion pure au sein de la primauté de la mauvaise foi. Mais c’est dans les notes des Cahiers pour une morale que la question de la motivation semble plus claire, tout comme l’idée selon laquelle la réflexion pure doit être une praxis, objet de notre troisième point. Dans ce texte, Sartre affirme que la réflexion n’est pas contemplative, parce qu’elle est projet de la réalisation pratique de la liberté. Comme praxis, le projet choisit d’entreprendre ce que Sartre comprend comme une conversion morale, qui consiste dans le passage d’un plan inauthentique à un plan authentique, motivé par la volonté de réalisation et non d’appropriation de soi. Sartre établit ainsi une opposition entre décision d’autonomie ou d’hétéronomie, selon les projets de réflexion complice ou purifiante. L’autonomie est le régime de la réflexion pure comme volonté d’accord et d’alliance du pour-soi avec lui-même, c’est-à-dire le moment où le pour-soi assume son unité, non pas à travers une identité, mais bien par le biais d’une alliance morale63. L’unité est donnée par la volonté, ce qui signifie que le pour-soi, ne pouvant affirmer ce qu’il est, DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 320. Ibid., p. 322. 62 Ibid., p. 287. 63 Point qui, nous l’avons vu dans une note, fut critiqué par Foucault. Cependant, Sartre cherche ici précisément à différencier cette alliance authentique de la volonté d’identité propre à la mauvaise foi. 60 61
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affirme ce qu’il veut : « La réflexion pure et authentique est un vouloir de ce que je veux. C’est le refus de me définir par ce que je suis (Ego) mais par ce que je veux »64. Cette assomption est autonome dans la mesure où le pour-soi décide de ne plus chercher sa légitimité et sa justification dans sa face objective pour-autrui, en se reconnaissant comme un « absolu subjectif », pure « contingence vue de l’extérieur », qui n’a aucune justification65. La réflexion pure suppose ainsi l’assomption de l’injustifiabilité de l’existence comme impossible synthèse avec soi sous la forme de l’identité. L’unité accordée est alors d’un autre ordre parce qu’elle réside dans la révélation de l’abîme du pour-soi par rapport à soi, de telle façon que l’existence peut s’appréhender comme étant « en question ». Dire que la réflexion est projet signifie que la réflexion est choix de soi comme réflexif dans l’intention de ne pas exister uniquement comme question pour soi-même, mais de vouloir exister comme tel. C’est en ce sens que la réflexion pure est une praxis de récupération du projet pour soi-même, renonçant à saisir cette récupération soit sous le mode de l’identification soit sous celui de l’appropriation, conformément à la motivation de la réflexion impure. Sartre conclut : « En un mot l’existant est projet et la réflexion est projet d’assumer ce projet »66. En gardant à l’esprit ces considérations sur la réflexion pure dans les Cahiers, nous pouvons dire que Sartre la pense sous au moins trois formes : l’assomption volontaire que nous venons de décrire, l’« accident » et la « catharsis ». Dans La Transcendance de l’Ego, en s’opposant à l’idée selon laquelle l’épochè serait une méthode intellectuelle, la réflexion est liée à l’angoisse provoquée par la « fatalité de la spontanéité » de la conscience ; elle est « à la fois un événement pur d’origine transcendantale et un accident toujours possible de notre vie quotidienne »67. Aussi, dans La Nausée, Sartre fait référence à une « illumination » subite68, à travers laquelle Roquentin vit l’expérience de la contingence de l’existence face à la racine du marronnier. Dans L’Être et le Néant, à son tour, il s’agit d’une expérience de catharsis, secondaire par rapport à la réflexion impure. Dans ces derniers cas, l’expérience est involontaire. Elle ne peut donc être comprise comme une procédure méthodologique délibérée. Pour qu’il y ait connaissance d’une telle expérience, conclut Sartre dans son chapitre sur la psychanalyse existentielle, 64 65 66 67 68
CPM, p. 496. CPM, p. 498. CPM, p. 495. TE, p. 130. N, p. 181.
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il est nécessaire qu’un autre vienne donner de l’objectivité à l’invisibilité totale, même réflexive. Ainsi, par la notion de réflexion pure, Sartre montre que le savoir de soi propre à la lucidité du pour-soi est un « s’expérimenter » qui rend impossible l’autoconnaissance du fait de l’invisibilité de la conscience, que ce soit au niveau préréflexif ou au niveau réflexif pur. Selon les Cahiers, il ne reste à la réflexion pure qu’à assumer et vouloir cette condition de méconnaissance de soi.
§3. INCONSCIENT,
NON-SAVOIR ET MAUVAISE FOI
ce que je nommerai « le mystère en pleine lumière ; la face d’ombre de la lucidité ». Il y a, en effet, un inconscient au cœur même de la conscience : il ne s’agit pas de quelque puissance ténébreuse et nous savons que la conscience est conscience de part à part ; il s’agit de la finitude intériorisée. Sartre, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre
Pour un lecteur familier de la critique sartrienne de l’inconscient l’affirmation qui suit ne peut qu’étonner : « Il y a, en effet, un inconscient au cœur même de la conscience ». Le travail sur Mallarmé, où l’on peut trouver cette citation (en note de bas de page) date de 1953, c’està-dire dix ans après la publication de L’Être et le Néant. Cela ne veut pas dire pour autant que Sartre ait radicalement changé entre-temps sa critique de l’inconscient freudien, mais plutôt qu’il en est venu, peu à peu, à admettre explicitement que la conscience enveloppe une forme d’opacité. Cela se laisse également entrevoir si nous prenons l’usage de plus en plus fréquent de la notion de vécu à la place de conscience. Cette notion permet en effet de comprendre cette opacité impliquée dans la « présence à soi », comme l’explique Sartre dans un entretien : « L’introduction de la notion de vécu représente un effort pour conserver cette “présence à soi” qui me paraît indispensable à l’existence de tout fait psychique, présence en même temps si opaque, si aveugle à elle-même qu’elle est aussi “absence de soi”. Le vécu est toujours, simultanément, présent à soi et “absent de soi” »69. Dans le même esprit, dans la 69 S.IX, p. 112. Entretien publié en 1970. La notion de vécu est développée à partir de concepts de la Critique de la raison dialectique, comme celui de totalisation : « Ce que j’appelle le vécu, c’est précisément l’ensemble du processus dialectique de la
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conférence prononcée à Rome en 1960, publiée sous le titre Qu’est-ce que la subjectivité ?, Sartre parle d’« obscurité à soi »70. Lisons ce passage du débat qui a suivi la conférence : Voix : Si, permettez, il y a peut-être une chose à observer : la vie de la province, de Flaubert, son père, son frère, le collège, le médecin, etc. On pourrait dire : c’est en Flaubert comme quelque chose qu’il garde en lui, dans son obscurité et dans l’épaisseur de son obscurité. Alors, on a la preuve que quelque chose que l’on appelle l’inconscient est l’extérieur qui se trouve en moi-même. Êtes-vous d’accord ? Sartre : Exact. C’est ce que je voulais dire. C’est l’extérieur : c’est la société même, je la pense en la reconnaissant dehors et je me projette, c’est-à-dire je la projette sur elle-même. Au fond, si vous voulez, ce sont deux stades différents qui se rejoignent, deux socialités ; et c’est la même socialité, c’est le même conditionnement. Voix : Ce qui est important c’est que sur ça on peut travailler, en analysant le mot « inconscient » sous une autre forme. Sartre : J’ai dit non-savoir, en général, parce que c’est de la réalité. Voix : Oui, oui, justement, mais c’est la réalité de l’objectivité que je garde en moi, ce n’est pas quelque chose d’intelligible : c’est ça le point. Êtesvous d’accord ? Sartre : Je suis parfaitement d’accord71.
Selon ce dialogue, où l’interlocuteur nous éclaire parfois plus que Sartre lui-même sur ce qui est en jeu, ce dernier affirme préférer le terme « nonsavoir » pour nommer cette réalité objective en nous, qui consiste en l’épaisseur d’une obscurité. Il ne s’agit donc pas d’une conception de l’inconscient psychanalytique, celle que Deleuze et Guattari désignent comme un théâtre, mais de quelque chose de la réalité objective intériorisée dans la subjectivité : un « non savoir ». Le rejet par Sartre de l’inconscient psychanalytique est marquant et est devenu un fait connu, abondamment critiqué. Toutefois, sa relation avec la psychanalyse est en réalité assez paradoxale. Pour Pontalis, « il faudra un jour écrire l’histoire du rapport ambigu, fait d’une attirance et d’une réticence également profondes, que Sartre entretient depuis trente ans avec la psychanalyse, et peut-être même relire son œuvre dans cette perspective »72. Dans L’esquisse, Sartre fait une brève présentation bien résumée de sa position par rapport à la théorie psychanalytique, où il vie psychique, un processus qui reste nécessairement opaque à lui-même car il est une constante totalisation, et une totalisation qui ne peut être consciente de ce qu’elle est. » S.IX, p. 111 70 QS, pp. 123-124. 71 QS, pp. 127-8. 72 « Réponse à Sartre par J.-B. Pontalis ». In : S.IX, p. 360.
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conclut que le paradoxe est, en réalité, constitutif de cette théorie même, qui cherche en même temps à expliquer les phénomènes par des relations causales et à comprendre leur sens. Deux attitudes qui, selon Sartre, dans le sillon de Dilthey et Jaspers, sont incompatibles73. Ainsi, on ne peut pas nier l’importance déjà évoquée de la critique adressée par Politzer à la psychanalyse dans sa Critique des fondements de la psychologie portant plus précisément sur le « réalisme de l’inconscient ». Tomès y repère une proximité avec la critique sartrienne tout en se demandant quelle fut précisément son influence. Selon l’auteur, « sans utiliser la terminologie de Politzer, Sartre part exactement du même constat : la fascination des psychologies pour le modèle des sciences de la nature est précisément ce qui leur interdit de comprendre ce qui fait la spécificité de la vie psychique humaine »74, quoique pour Politzer, un tel reproche n’entraîne pas un retour à une philosophie de la conscience. Dans L’Être et le Néant, on trouve une critique adressée à la psychanalyse freudienne (également appelée psychologie empirique), mais en même temps on découvre une affinité avec le caractère herméneutique de sa méthode en ce qu’elle vise à interroger le sens de chaque conduite humaine75. De cette affinité surgit la psychanalyse existentielle, une méthode proprement sartrienne qui, parce que non-clinique, « n’a pas encore trouvé son Freud »76. Nom polémique qui trouve sa raison d’être dans le refus sartrien de l’hypothèse fondamentale de la psychanalyse – l’inconscient –, ce qui serait équivalent, comme le dit Tomès, à quelque chose comme « un cartésianisme sans cogito, ou un marxisme sans lutte des classes »77. Quoiqu’il en soit, il s’agit pour Pontalis d’une relation assez ambiguë78 73
Cf. ETE, p. 37. TOMÈS, A. Sartre et la critique des fondements de la psychologie : Quelques pistes sur les rapports de Sartre et de Politzer. Bulletin d’analyse phénoménologique. n.XVIII, v.1, pp. 223-244, 2012. 75 Méthode qui postérieurement sera à chaque fois un peu plus pertinente pour Sartre dans la mesure où il permet de réaliser l’étude de la « manière dont l’enfant vit ses relations familiales à l’intérieur d’une société donnée » QM, p. 47. 76 EN, p.620. Concernant la relation entre psychanalyse existentielle et pratique clinique, voir l’article : ALT, F. ; BARATA, A. ; MENDES-CAMPOS, C. « Psicologia fenomenológica, Psicanálise existencial e possibilidades clínicas a partir de Sartre », Estudos e pesquisas em psicologia. v. 2, pp. 706-723, n.3. 2012. 77 TOMÈS, A. « La critique sartrienne de l’inconscient ». Les Temps Modernes. Sartre avec Freud. n.674-675, pp. 51-67, 2013. 78 La relation de Sartre avec la psychanalyse est trouble : il dit de Lacan qu’il l’a éclairé sur ce qu’est l’inconscient [S.IX, p. 97], mais ne dépasse jamais sa réticence visà-vis de la théorie freudienne, qu’il attribue à sa culture cartésienne française « imbue de rationalisme, que l’idée d’inconscient choquait profondément » S.IX, p. 105. Quand John Huston lui commande le scénario pour Freud, the secret passion il dit qu’« on ne choisit 74
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qui, selon Badiou, incarne parfaitement le mélange de complicité et rivalité qui caractérise au XXe siècle les rapports entre psychanalyse et philosophie79. Nous avons mentionné précédemment que ce rejet de l’inconscient psychanalytique, ajouté à l’idée d’une conscience transparente, rend possible une compréhension du rapport du sujet à soi dans la philosophie sartrienne en termes de maîtrise autocentrée, d’où toute méconnaissance de soi serait donc exclue. Cependant, la question est plus compliquée si l’on tient compte du fait que la critique de l’inconscient freudien ne conduit pas Sartre à refuser absolument toute méconnaissance de soi du sujet ; les entretiens que nous venons de citer font au contraire état d’un « non-savoir », ou encore d’une « opacité » propre à la translucidité. Cabestan affirme ainsi plus d’une fois que le fait de ne pas adopter la conception freudienne de l’inconscient ne signifie pas un refus de l’idée d’inconscient80. L’auteur remarque que la méconnaissance de soi rendue possible par la notion de vécu n’est pas si originale par rapport à L’Être et le Néant, puisqu’il existe dans cette œuvre une distinction entre conscience et connaissance qui explique que le pour-soi vive son projet sans le connaître81. Ce point nous renvoie à l’invisibilité que nous avons soulignée plus haut, c’est-à-dire au fait que la translucidité indique l’impossibilité de se prendre soi-même comme objet de connaissance, ce qui correspond à un type de « non-savoir » – pour utiliser le terme de Sartre – inhérent à la relation à soi. Le problème est que ce non-savoir n’est pas conçu comme étant une instance séparée de la compréhension de soi du sujet, afin de ne pas répéter l’erreur de Freud qui a « scindé en deux la masse psychique »82, dotant la conscience d’un caractère passif en relation à l’inconscient. Pour Sartre, une telle séparation substantialise le psychique en hypostasiant les termes que se trouvent écartés, ce qu’il ne peut pas admettre. Comme nous l’avons vu en ce qui concerne la préréflexion, Sartre cherche à réaliser une synthèse osée entre l’« apparaître pas quelqu’un qui ne croit pas à l’inconscient pour faire un film à la gloire de Freud » VP, p. 42, mais en S.IX, p. 103, il déclare que c’est Huston qui n’a pas compris ce qu’est l’inconscient ! 79 BADIOU, A. L’aventure de la philosophie française : Depuis les années 1960. Paris : La fabrique, 2012, p. 21. 80 Cf. CABESTAN, P. « L’inconscient est structuré comme un langage. Sartre et le primat lacanien du signifiant ». Les Temps Modernes. Sartre avec Freud. n.674-675, pp. 34-50, 2013, p. 36 ; Id. Qui suis-je ?. Sartre et la question du sujet. Paris : Hermann, 2015, p. 204 ; p. 234. 81 Cf. CABESTAN, P. Qui suis-je ?, pp. 204-205. 82 EN, p. 85.
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à soi » de la conscience husserlienne et le savoir implicite de soi de l’existentiale de la compréhension que l’on trouve chez Heidegger. Cela signifie, qu’à ses yeux, il n’est pas possible d’y admettre une scission dans la mesure où le pour-soi est projet et par conséquent assomption de tout son être (caractéristique soulignée dans L’Esquisse). Ainsi, s’il y a une autotromperie du sujet par lui-même, les deux fonctions – celle du trompeur et celle du trompé – doivent être intégrées dans le même mouvement projectif. Le sujet est en même temps et sans duplicité effective celui qui trompe et celui qui est trompé. La coexistence de ces deux positions dans le pour-soi correspond au phénomène de la mauvaise foi, à son tour permise par sa structure « semi-duale » d’« être ce que l’on n’est pas et de ne pas être ce que l’on est ». En d’autres termes, le poursoi étant cette tension entre « être et ne pas être », il se retrouve toujours face à la possibilité d’être de mauvaise foi, c’est-à-dire de nier qu’il est cette tension même. Cela dit, il importe ici de faire une distinction entre le non-savoir qui est méconnaissance de soi, l’invisibilité préréflexive et la mauvaise foi, qui ne sont pas tous synonymes. Dans le cas de la mauvaise foi, la conscience se motive à ne pas savoir, alors que, dans le premier cas, il s’agit d’une caractéristique de la préréflexion, bien que la présence à soi, en tant qu’esquisse de dualité dans l’unité, soit la condition de possibilité pour que le pour-soi « sujet » réalise cette esquisse sous la forme d’autotromperie. Pour expliquer ce phénomène, Sartre utilise la structure du mensonge – quelqu’un qui sait la vérité trompe quelqu’un qui ne la connaît pas – comme paradigme de cette relation duale et unitaire de la relation à soi : le pour-soi se trompe lui-même. Par opposition à quelque chose qui pourrait duper la conscience « du dehors », la mauvaise foi « ne vient pas du dehors […] On ne subit pas sa mauvaise foi, on n’en est pas infecté, ce n’est pas un état »83. Ce phénomène consiste donc dans un se faire de mauvaise foi, avec l’objectif de « masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante »84. Pour le dire autrement et en un mot, la mauvaise foi est une fuite devant l’angoisse propre au mode d’être du pour-soi, en sursis, négation de l’identité ou simplement, négation de la liberté. Toutefois, le mode de se faire fuite de mauvaise foi est assez particulier, étant donné qu’il n’est pas de l’ordre de la délibération. Sartre le compare à un endormissement :
83 84
EN, p. 83. Ibid.
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Entendons bien qu’il ne s’agit pas d’une décision réfléchie et volontaire, mais d’une détermination spontanée de notre être. On se met de mauvaise foi comme on s’endort et on est de mauvaise foi comme on rêve. Une fois ce mode d’être réalisé, il est aussi difficile d’en sortir que de réveiller : c’est que la mauvaise foi est un type d’être dans le monde, comme la veille ou le rêve, qui tend par lui-même à se perpétuer, encore que sa structure soit du type métastable85.
C’est là le vrai problème de la mauvaise foi, le fait qu’elle est un type de foi, c’est-à-dire de croyance. Il ne s’agit pas d’un acte réflexif volontaire, mais d’un vouloir préréflexif qui décide sur la nature de la foi, comme une « foi qui se veut mal convaincue »86. Se faire de mauvaise foi est ainsi un mode d’être dans le monde, de dévoiler un monde de la mauvaise foi, tout comme le fait de dormir révèle un « monde » imaginaire87. Ce choix préréflexif est une décision qui « n’ose pas dire son nom, elle se croit et ne se croit pas de mauvaise foi. Et c’est elle qui, dès le surgissement de la mauvaise foi, décide de toute l’attitude ultérieure et, en quelque sorte, de la Weltanschauung* de la mauvaise foi »88. Le projet de mauvaise foi décide (de façon préréflexive, vu qu’être poursoi équivaut à se choisir) de la nature non satisfaisante des vérités, de ne pas exiger trop d’évidences, de ne pas se mettre à l’épreuve, etc. Cependant, la croyance étant toujours conscience (de) croyance, toujours regardée parce que conscience, elle se trouve prise à son propre piège. Dans la mauvaise foi, il n’y a pas de manière d’échapper au paradoxe d’être en même temps la conscience qui se trompe et celle qui est trompée et, en outre, d’être le témoin de son autotromperie. Si ce n’était pas le cas, il ne serait pas possible de réaliser cette métamorphose afin de masquer le mode même d’être liberté, car fuir quelque chose c’est savoir dans une certaine mesure ce que l’on doit fuir. En d’autres termes : Si je suis ce que je veux voiler, la question prend un tout autre aspect : je ne puis en effet vouloir « ne pas voir » un certain aspect de mon être que si je suis précisément au fait de l’aspect que je ne veux pas voir. Ce qui signifie qu’il faut que je l’indique dans mon être pour pouvoir m’en détourner ; mieux encore, il faut que j’y pense constamment pour prendre garde
85
EN, pp. 103-104. (nous soulignons) EN, p. 104. 87 « Monde » dans un sens métaphorique et non pas en accord avec l’idée de monde de L’Être et le Néant. Sur l’imprécision en utilisant le concept de monde dans ces cas, voir : I’re, p. 254. 88 EN, p. 103. * vision de monde. 86
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de ne pas y penser […] En un mot, je fuis pour ignorer mais je ne peux ignorer que je fuis89.
C’est à ce stade que les analyses sartriennes de la mauvaise foi convergent avec la critique de l’inconscient freudien ; ou peut-être y trouvent-elles la raison même de leur formulation. Cela en deux sens. Premièrement parce qu’en réfléchissant à la censure chez Freud, Sartre trouve des arguments pour formuler sa propre conception de la dualité dans l’unité constitutive de l’autotromperie. Deuxièmement, parce qu’il finit par affirmer que l’hypothèse freudienne de l’inconscient présuppose la conduite de mauvaise foi, au sens où la thèse d’un tel inconscient peut servir finalement à masquer la liberté. Ainsi, si la reformulation sartrienne de la critique du « réalisme de l’inconscient » ou du biologisme de la psychanalyse n’est pas particulièrement originale, on peut reconnaître néanmoins comme une particularité de sa philosophie le fait qu’il ait considéré l’inconscient freudien comme une conduite de mauvaise foi. Cette particularité est alors liée à la discussion originalement sartrienne des conséquences morales et politiques de l’hypothèse de l’inconscient freudien, conduisant à l’idée que cette dernière peut servir comme moyen de fuite devant la responsabilité de l’existence. Dans le conte L’Enfance d’un chef, Sartre ébauchait déjà cette critique en prose. Dans ce dernier, le personnage Berliac, un jeune typique du Paris des années 1920, imprégné de psychanalyse et de surréalisme, avoue désirer sa mère. Au-delà de la teneur excessivement caricaturale de cette critique90, c’est dans la construction du personnage principal, Lucien Fleurier, que nous pouvons trouver le point le plus pertinent : Lucien ne supporte pas la contingence de l’exister et trouve dans l’explication psychanalytique proposée par Berliac une raison de son mal, un type de résolution de son « être en question » : « C’est donc ça, se répétait Lucien, en marchant au hasard par les rues, c’est donc ça ! » […]. Cette impression étrange de ne pas exister, ce vide qu’il y avait eu longtemps dans sa conscience, ses somnolences, ses perplexités, ses efforts vains pour se connaître, qui ne rencontraient jamais qu’un rideau de brouillard… « Parbleu, pensa-t-il, j’ai un complexe » […]. Le véritable Lucien était profondément enfoui dans l’inconscient ; il fallait rêver à lui sans jamais le voir, comme à un cher absent91.
89
EN, pp. 78-79. Tout comme dans la célèbre affirmation de Les Mots : « je n’ai pas de Surmoi ». LM, p. 8. 91 ŒR, p. 339. 90
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Le roman explicite clairement cet aspect de la position sartrienne qui consiste à entrevoir dans la psychanalyse une tendance qui serait typique des « idoles explicatives »92 de notre époque. Sont visées les théories qui fonctionnent comme apaisement de l’angoisse inhérente à l’existence, qui offrent un moyen de légitimer l’existence, en transformant une existence « de fait » en une existence « de droit » dans le but de fuir le caractère contingent du fait. En somme, Sartre ne critique pas seulement le biologisme ou le mécanicisme de la psychanalyse, mais surtout la manière dont cette théorie peut être utilisée à des fins de mauvaise foi, c’est-à-dire comme façon de légitimer l’existence à travers des explications déterministes qui déresponsabilisent le sujet. « Être sujet, dit Sartre, c’est si fatigant et, sur le divan, tout invite à remplacer l’angoissante responsabilité d’être un seul par la société anonyme des pulsions »93. Cependant, comme nous l’avons mentionné au sujet de la contradiction intrinsèque à la psychanalyse pointée par Sartre dans l’Esquisse, le cas n’est pas si simple. Dans L’Être et le Néant, Sartre reconsidère les positions de Freud à condition qu’il soit possible de sortir du « langage et [de] la mythologie chosiste de la psychanalyse »94. Cette fois-ci, le psychanalyste existentiel croit trouver dans la conception freudienne de la censure des raisons qui mettent en évidence la relation compréhensive à soi constitutive du plan préréflexif : « la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter »95. Sartre prétend alors, par le biais de l’analyse de la censure, montrer que le phénomène de la mauvaise foi ne présume plus une scission entre celui qui trompe et celui qui est trompé – « un mensonge sans menteur »96 – mais plutôt une autotromperie du sujet par lui-même, avec pour finalité de fuir l’existence contingente. Finalement, il convient de souligner que cette critique de l’inconscient psychanalytique ne débouche pas sur son contraire, à savoir sur une apologie d’un sujet maître de soi. Étant donnée l’invisibilité de la préréflexion – qui est une méconnaissance de soi et non pas une autotromperie comme dans la mauvaise foi –, la translucidité se traduit paradoxalement 92 93 94 95 96
« Hérédité, éducation, milieu, constitution physiologique ». EN, p. 604. S.IX, p. 334. EN, p. 87. Ibid. EN, p. 86.
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par un sens de l’opacité étranger à celui que nous sommes habitués à trouver dans le texte sartrien, normalement attribué à des réalités substantielles. Comme ce dernier sens a été assez utilisé par Sartre pour décrire la qualité d’objets qui substantialiseraient justement la conscience, nous devons éclaircir qu’une telle opacité désigne maintenant une méconnaissance de soi du sujet sur le plan préréflexif, échappant au dualisme entre translucidité et opacité97. Ce sens de l’opacité révèle une union paradoxale entre les deux termes du dualisme : la translucidité, dans la mesure où elle est invisibilité, amène avec soi une opacité du sujet dans sa relation à soi au sens où il se méconnaît, d’où le syntagme de « mystère en pleine lumière ». Qualifions cette opacité de spectrale pour distinguer à la fois ce non-savoir propre à l’invisibilité de la dyade fantôme préréflexive, sa différence d’avec l’opacité qui est synonyme de substantialité et en outre sa capacité d’aller au-delà du dualisme translucidité/ opacité. De plus, ce n’est pas seulement cette opacité comme « nonsavoir » qui conteste ce dualisme. Sous la perspective de l’hantologie, nous devons prendre en compte la « face d’ombre » de la translucidité et dans quelle mesure cette dimension est depuis toujours une translucidité hantée. Cela nous renvoie au troisième point mentionné ci-dessus, qui concernait le questionnement du sens de la transparence de la conscience sartrienne en tant qu’elle semble présupposer une subjectivité pure, écartée de la facticité. §4. LA FACE D’OMBRE On est condamné à une liberté sans ombre et sans excuse. Sartre, Carnets de la drôle de guerre.
La liberté sartrienne est-elle sans ombres ? Et si nous admettons l’existence d’un plan d’ombre, en quoi consistent alors celles-ci ? À ce stade de nos argumentations, nous savons déjà qu’aucun objet, qu’aucune opacité (dans son sens le plus évident), ne peut appartenir à la région ontologique translucide appelée pour-soi. Mais cela ne signifie pas que 97 Pour De Coorebyter, il n’est pas non plus possible d’assimiler translucidité et opacité à un dualisme du type esprit et matière : « Sartre ne tient pas l’opaque pour une catégorie sui generis de l’objet matériel, mais pour le mode d’être du phénomène en général ». DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 262.
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cette même région ne soit pas hantée par ces faces objectives. La hantise, justement en tant qu’elle permet d’opérer une liaison entre les plans subjectif et objectif du pour-soi, conduit à penser la translucidité comme traversée et, par-là perturbée, par les spectres. Ces derniers, à leur tour, attestent le mode de présence, d’« habitation », du pôle objectif dans le subjectif, de façon à contester cette division. C’est pour cette raison qu’il s’agit d’un plan d’ombres, car il ne peut pas y avoir de densité matérielle capable de substantialiser le plan translucide mais il y a, d’une certaine façon, des zones d’ombres qui perturbent la translucidité déjà fantomatique du pour-soi. Dans Mallarmé, comme nous l’avons cité, Sartre définit la face d’ombre comme « finitude intériorisée »98. En revanche, dans La liberté cartésienne, la finitude est comparée au pouvoir de négation, et le néant est à ce moment « la face d’ombre » que lui fait échapper au Dieu de Descartes : « par ma finitude et mes limites, par ma face d’ombre, je me détourne de lui »99. Finitude intériorisée et facticité attestent de l’engagement du pour-soi dans le monde et font de la face d’ombre une dimension qui hante constamment le pour-soi, traversant sa translucidité. Chez Sartre, la transparence de la conscience ne correspond donc pas à une subjectivité pure, « sans ombres », étant donné que la conscience n’est plus nue et est maintenant incarnée. Le pour-soi acquiert ainsi une épaisseur dans son mode d’être qui inclut la translucidité et sa face d’ombre. C’est pour cette raison que l’on peut parler de degrés de clarté et d’opacité dans la réalité du pour-soi, ce qui rend possible le travail de la psychanalyse existentielle. Depuis L’esquisse, Sartre admet que dire que pour la conscience être et apparaître s’équivalent, n’est pas la même chose que dire que ses significations sont explicites, car « il y a bien des degrés possibles de condensation et de clarté »100. Dans un moment postérieur de sa pensée, comme nous l’avons vu, l’obscurité qui habite le pour-soi est manifestement une composante de la notion de vécu, qui d’une certaine façon, se substitue celle de conscience. En utilisant cette 98 Description qui rappelle celle de Sartre à Kierkegaard : « Kierkegaard nous enseigne que le Moi, l’acte et l’œuvre, avec leur face d’ombre et leur face de lumière, sont parfaitement irréductible à l’une ou à l’autre […] la face d’ombre est déjà lumière parce qu’elle est le moment de l’intériorisation des hasards extérieurs » S.IX, p. 181. 99 S.I, p. 300. Ainsi, Sartre ouvre les portes du cogito au malin génie : « si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être, c’est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même le souverain être, je me trouve exposé à une infinité de manquements, de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe » S.I, pp. 135-136. 100 ETE, p. 36.
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notion, Sartre sort d’une position de « rejet de l’inconscient » pour montrer ce qui serait un mode « conscient-inconscient »101, une idée auparavant contradictoire et absurde. Il décrit alors le vécu comme « un ensemble dont la surface est tout à fait consciente et, sans être de l’inconscient, vous est caché » ; ce qui permet de montrer, par exemple, « comment Flaubert ne se connaît pas lui-même et comment en même temps il se comprend admirablement »102. Cette idée s’enchaîne avec celle 1961, quand Sartre dit qu’« il est nécessaire qu’il y ait une espèce d’épaisseur obscure qui est la façon dont on se comprend soi-même »103 (le non-savoir de la méconnaissance de soi que nous avons commentée ci-dessus). Tout indique ainsi une sorte d’abandon progressif de l’idée de transparence de la conscience comme n’admettant aucunes zones d’obscurité. Cependant, il est curieux de noter que, toujours en 1966, bien que de façon plus discrète, Sartre affirme que « la subjectivité apparaît comme l’unité d’une entreprise qui renvoie à elle-même, qui est dans une certaine mesure translucide à elle-même, et qui se définit à travers sa praxis »104, c’est-à-dire qu’il n’abandonne pas complètement l’idée de translucidité. En outre, un autre point renforce cette continuité, lorsque Sartre parle de « la vie en compréhension avec soi-même, sans que soit indiquée une connaissance, une conscience thétique »105, ce qui évoque la distinction entre conscience et connaissance déjà visible dans L’Être et le Néant, conformément au commentaire de Cabestan que nous avons mentionné plus haut. De telles observations nous amènent donc à prendre en compte ensemble, et non dans une relation d’exclusion entre les termes, la translucidité et sa face d’ombre. Les conclusions de ces analyses nous montrent également trois niveaux de méconnaissance de soi, bien éloignés de la « maîtrise de soi » normalement attribuée à une conscience transparente : l’invisibilité préréflexive translucide ; le plan des ombres qui hantent cette même dimension ; et l’invisibilité dévoilée par l’angoisse du se faire réflexif purifiant. Quand Sartre mentionne les intuitions fulgurantes, les illuminations de Flaubert, il nous dit que celui-ci se trouve « dans l’ombre » avant et après ce moment106. La réflexion pure, au lieu de produire une pleine connaissance de soi, est une expérience 101 102 103 104 105 106
S.X, p. 110. Ibid. QS, p. 123. L’Arc, p. 93. (nous soulignons) S.X, p. 111. S.X, p. 111.
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compréhensive préréflexive de la condition même de la liberté. Cette condition implique à la fois translucidité et ombres, bonne foi et mauvaise foi, être et néant : « La conscience est donc plaisir en question, joie en question, profondeur, clarté, sécurité, bonne foi, mauvaise foi en question, avec cette totale responsabilité qui lui incombe qu’elle seule décide du degré de clarté, ou de mauvaise foi, ou de bonne foi, où elle se trouve »107. Mais cet acte de choisir, n’étant pas de l’ordre de la délibération, est équivalent à être à chaque fois néantisation de son être. Si le pour-soi choisit préréflexivement son être, et si ce niveau préréflexif englobe une méconnaissance de soi qui est à son tour accentuée par les tentatives réflexives – soit par l’angoisse de la réflexion pure, soit par l’échec de la réflexion impure (comme nous le verrons) – ; si la conscience est aussi présence troublée à soi, et elle-même hantée dans son être, il s’agit finalement d’une liberté bien particulière. Non plus celle de la subjectivité pure, de la maîtrise de soi qui exclut n’importe quelle autotromperie, mais une liberté hantée, depuis toujours en situation dans le monde, lui-même hanté à son tour.
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CSCS, p. 154.
CHAPITRE III
LE MONDE HANTÉ : LE CHAMP PHÉNOMÉNAL DU « IL Y A » COMME CHAMP PRATIQUE §1. LE
PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE
Après l’effort initial qui vise à distinguer les plans de la conscience et de la connaissance, puis à permettre une critique de l’idéalisme et de la primauté de la connaissance sur l’existence, au chapitre III de la seconde partie de L’Être et le Néant, intitulé « La transcendance », Sartre appelle justement connaissance la relation originelle du pour-soi avec l’en-soi transcendant. En prenant en compte cette décision conceptuelle, nous devons être attentifs à certaines questions qui se posent : quelle est la différence entre la connaissance dont la primauté fut critiquée dans l’« Introduction » et la connaissance comme relation originelle du poursoi avec l’en-soi ? En d’autres termes, de quel type de connaissance s’agit-il dans cette relation ? Quelles sont les conséquences qui découlent de la détermination de celle-ci comme relation de connaissance ? Ces questions sont importantes pour comprendre la dimension de hantise du monde, à partir d’une conception pratique du projet temporel du pour-soi. Dans le but de mieux saisir la difficulté inhérente à la compréhension de la relation du pour-soi et de l’en-soi en termes de connaissance, nous recourrons brièvement à la position heideggérienne d’Être et Temps qui reconnaît la primauté de la préoccupation par rapport au regard contemplatif dans la structure de l’être-au-monde du Dasein. Cela va nous permettre d’étudier les problèmes qui sont en jeu dans la conception sartrienne du pour-soi comme être-au-monde. * Dans le § 12 de Être et Temps, Heidegger établit comme point de départ de son analytique existentiale la prémisse selon laquelle les déterminations d’être du Dasein doivent être comprises a priori, à partir de la constitution d’être qu’il appelle être-au-monde (In-der-Welt-sein). Il interroge cette structure unitaire sous trois perspectives : la structure
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ontologique « au-monde », par laquelle on pourrait entendre ce qui serait la mondanéité ; le Dasein comme réponse à la question de qui est l’étant qui est-au-monde – la question « qui ? » – ; et l’« être-à » (In-sein), qui concerne justement la manière d’être-au-monde du Dasein. Selon Heidegger, cette dernière ne peut pas être comprise comme un « être dans le monde » au sens d’une inclusion spatiale, mais comme un existential, c’est-à-dire comme une constitution ontologique à partir de laquelle le Dasein est à chaque fois. Ce point de départ est fondamental pour les développements ultérieurs de l’analytique existentiale dans la mesure où l’« être-au-monde est une constitution a priori nécessaire du Dasein »1, ce qui signifie que de tels développements postérieurs doivent être d’une certaine façon dérivés de cette première condition. Heidegger affirme ensuite que cette manière d’« être-à » du Dasein ne peut pas être comprise comme celle des choses spatio-temporelles, dont les caractéristiques sont appelées catégoriaux. Les modes ontologiques d’être du Dasein – dont la condition est d’être-au-monde, en opposition aux catégoriaux, sont les existentiaux (Existenzialien). Cette distinction explicite la différence entre le mode d’être de l’étant en général et le mode d’être du Dasein, dont les structures essentielles révèlent le sens de son être. Il s’en suit que l’explication des existentiaux du Dasein se donne à partir du mode quotidien où le Dasein se trouve, comme le dit Heidegger : « de prime abord et le plus souvent » (zunächst und zumeist)2, conformément à ce que nous observons dès le §5 : Or ce mode doit bel et bien montrer cet étant en ce qu’il est de prime abord et le plus souvent, dans sa quotidienneté moyenne. Et sur la base de celleci, ce ne sont pas des structures arbitraires et fortuites qui doivent être dégagées, mais des structures essentielles, qui se maintiennent, à titre de déterminations de son être, dans tout mode d’être du Dasein factice. C’est donc dans la perspective de la constitution fondamentale de la quotidienneté du Dasein qu’il convient d’entreprendre la mise en relief préparatoire de l’être de cet étant3.
La condition factice de l’être-au-monde du Dasein, dans laquelle il se trouve de prime abord et le plus souvent est donc la quotidienneté, dont HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 62. Cette formule est explicitée par Heidegger au §71 de la façon suivante : « “De prime abord” signifie : la guise en laquelle le Dasein, dans l’être-l’un-avec-l’autre de la publicité, est “manifeste”, même si “dans le fond” il a justement pu “surmonter” existentiellement la quotidienneté ; “le plus souvent” signifie : la guise en laquelle le Dasein se montre non certes toujours, mais “régulièrement” à tout un chacun ». Ibid., p. 281. 3 HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 35. 1 2
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le sens temporel s’exprime par la « monotonie, l’habitude, le “aujourd’hui comme hier et demain comme aujourd’hui” et “le plus souvent” »4, c’est-à-dire sur le mode du On (das Man), dans lequel le Dasein se trouve « tous les jours », explicité au §71. C’est précisément à partir de ce mode que nous pouvons comprendre la primauté de ce que nous verrons être la préoccupation (Besorgen) du Dasein dans sa manière d’« être-à » de l’« être-au-monde » comme un existential. En tant qu’« être-à », le Dasein se trouve dans une relation pratique avec les autres étants du monde ; et il existe pour lui différentes manières d’« être-à », à savoir : produire quelque chose, prendre en charge quelque chose, interroger quelque chose ou encore renoncer ou omettre quelque chose. Il s’agit d’un mode d’être du Dasein que Heidegger nomme préoccupation. Il en découle que, en accord avec la question qui oriente son ontologie fondamentale – la question du sens de l’être en général –, Heidegger s’interroge, au § 15 d’Être et Temps, à propos de l’être de l’étant que rencontre le Dasein dans la préoccupation. Autrement dit, l’interrogation concerne le mode d’être des étants intramondains dont le Dasein fait usage à travers différentes formes de préoccupation. Le développement de ce point est fondamental pour le problème de la connaissance puisqu’expliciter le mode quotidien de la préoccupation comme usage des étants intramondains conduit à reconnaître un primat du préthéorique comme régime général d’encontre des étants par le Dasein, tout en reconduisant la connaissance théorique à un plan dérivé et secondaire. C’est-à-dire que « dans le champ de la présente analyse, dit Heidegger, est pris pour étant préthématique celui qui se montre dans la préoccupation au sein du monde ambiant. Cet étant n’est alors nullement l’objet d’une connaissance théorique du “monde”, il est ce dont on se sert, qu’on produit, etc. »5. En ce sens, la « chose même » qui se dévoile dans la préoccupation du Dasein est l’étant préthématique, qui est l’étant utilisé. Ainsi, l’accès phénoménologique à l’étant renonce aux tendances explicatives qui l’obscurcissent dans la quotidienneté, de façon à dévoiler le « sol pré-phénoménal » à partir duquel il peut apparaître en tant que « chose », dotée de réalité, de substance, etc. Dans ce contexte, il est nécessaire de remettre en question la « choséité » de la chose, étant donné que la conception de quelque chose comme « chose » se trouve déjà encombrée de préjugés qui obscurcissent son dévoilement. Dans le but d’interroger l’être de l’étant de la chose, Heidegger récupère le sens grec de la chose 4 5
Ibid., p. 281. Ibid., p. 72.
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en tant que pragmata. Cette dernière fait référence à ce dont le Dasein fait usage dans la préoccupation, bien que, selon lui, les Grecs ne dévoilent justement pas le caractère pragmatique des choses. Ils les déterminent dans une conception métaphysique qui est devenue dominante depuis lors, qui est celle des choses comme présence, substantielles et dotées de propriétés. Si c’est à partir de l’usage pratique que les choses se révèlent comme pragmata, cela signifie que c’est par le Dasein que les étants se dévoilent comme tels. La primauté de la préoccupation comme mode d’être quotidien du Dasein et sa relation avec la praxis grecque sont des aspects qui furent explorés par Franco Volpi dans son article Dasein as praxis : Heidegger and Aristotle6. Pour Volpi, Heidegger transforme les concepts aristotéliciens, principalement de L’Éthique à Nicomaque, en concepts ontologiques, y compris celui de praxis, outre ceux de theoria et de poiésis. Selon lui Heidegger identifie chez Aristote un double emploi du concept : une conception ontique, indiquant des praxis particulières, et une conception ontologique où la praxis désigne une modalité d’être. Mais, comme chez Aristote le terme praxis est compris à partir de ce qui sera considéré par Heidegger comme une conception métaphysique – de l’homme comme animal rationale et des choses comme présence substantielle – une vision purifiée des préjugés métaphysiques est nécessaire pour se rendre capable de saisir la praxis comme détermination ontologique. Ainsi, Heidegger ne reprend pas seulement les concepts aristotéliciens mais « en les reprenant, il modifie profondément la structure, le caractère et le lien de ces déterminations »7. Une fois cela fait, pour le Dasein en tant que praxis, la chose se révèle comme pragmata, ce qui, dans le contexte d’Être et Temps se traduit par le concept d’outil (Zeug). L’outil est justement l’étant que rencontre le Dasein dans la préoccupation quotidienne par son usage pratique, comme ce qui est utilisé pour la réalisation de tâches. Cela signifie que l’outil en soi n’existe pas, car son être consiste dans un « pour… », depuis toujours à l’intérieur d’un complexe d’outils, à partir duquel il peut apparaître comme tel. Dans les mots de Heidegger : L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours par son appartenance à un autre outil : l’écritoire, la plume, l’encre, le papier, le sous-main, la 6 VOLPI, F. « Dasein as praxis: Heidegger and Aristotle » In : MACANN, C. Martin Heidegger : Critical assessments. New York : Routledge, 1992. 7 « In taking them up, he profoundly modifies the structure, the character and the connection of these determinations » Ibid., p. 104.
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table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces « choses » ne commencent pas par se montrer pour elles-mêmes, pour constituer ensuite une somme de réalité propre à remplir une chambre. Ce qui fait de prime abord encontre, sans être saisi thématiquement, c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’« intervalle de quatre murs » dans un sens spatial géométrique – mais un outil d’habitation. C’est à partir de lui que se montre l’« aménagement », et c’est en celui-ci qu’apparaît à chaque fois tel outil « singulier ». Avant tel ou tel outil, une totalité d’outils est à chaque fois déjà découverte8.
C’est donc à l’intérieur de cette totalité de renvois déjà découverte qu’un outil apparaît. Mais, comme nous l’avons vu en ce qui concerne ce mode de dévoilement, cet apparaître ne se donne pas sous la forme d’un objet qui apparaît à un sujet, à un regard théorique. Au contraire, moins il est « regardé », plus l’ustensilité de l’outil se révèle dans son usage pratique, plus il est « à portée de main » et se trouve disponible pour être utilisé et manipulé. C’est pour cela que Heidegger désigne le mode d’être de l’outil comme l’être-à-portée-de-main (Zuhandenheit), alors que la chose qui apparaît au regard théorique se révèle comme l’être-sous-la-main (Vorhandenheit). Cependant, il ne s’agit pas d’établir un dualisme entre les modes d’apparaître de la chose selon l’attitude du Dasein au travers d’une distinction du type « pratique et théorie », ce qui supposerait, par exemple, un agir qui serait « aveugle » et une appréhension théorique extraite d’une praxis9. Il convient donc d’être attentif à l’usage des guillemets par Heidegger lorsqu’il fait référence à la théorie et à la pratique, car en privilégiant le caractère « pratique » du Dasein, il cherche en même temps à éviter de tomber dans un dualisme entre théorie et pratique. Il n’y a pas donc de séparation radicale entre connaissance et pratique, dans la mesure où la préoccupation « possède “sa connaissance” propre »10. L’agir a sa propre vision – appelée circonspection (Umsicht) –, qui est justement cette vision qui ne se concentre pas sur un objet afin de décrire ou d’appréhender ses propriétés. Il s’agit plutôt d’une vision élargie, capable d’englober le monde alentour et le réseau de renvois des outils. Le comportement théorique est quant à lui l’interruption de la circon-spection et le dévoilement de l’étant comme sous-la-main par le biais d’une méthode.
HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 74. « Le comportement “pratique”, n’est pas “athéorétique” au sens d’une absence de vision ». Ibid., p. 74. 10 Ibid., p. 72. 8 9
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Cette différence non dualiste, entre une praxis de la préoccupation et l’interruption du mode préthéorique est le point qui nous intéresse ici, en ce qui concerne le problème de la connaissance. C’est pour cela que nous nous concentrons sur le §13, où Heidegger met en évidence le caractère dérivé de la connaissance relatif au mode quotidien de l’êtreau-monde du Dasein. En effet, dans ce paragraphe, deux points importants sont élucidés : 1) le caractère dérivé de la connaissance comme comportement qui fait cesser la praxis de la préoccupation 2) le problème de la connaissance dans sa conception classique, qui consiste dans la relation entre un sujet et un objet. En réalité, ce dernier point est problématique étant donné que, si pour Heidegger « sujet et objet […] ne coïncident point avec Dasein et monde »11, la question de savoir comment un sujet peut sortir de sa « sphère intérieure » pour connaître l’objet « en dehors de lui », constitue, comme dirait Bergson, un « faux problème ». Au sens où, comme l’écrit Deleuze, « le problème a toujours la solution qu’il mérite en fonction de la manière dont on le pose, des conditions sous lesquelles on le détermine en tant que problème, des moyens et des termes dont on dispose pour le poser »12. En d’autres termes, s’engager dans la recherche d’une solution au problème de la connaissance d’un objet par un sujet, dans la mesure où ce problème présuppose l’existence de deux instances séparées et préexistantes, est un faux problème parce qu’il est formulé à partir de prémisses qui n’ont pas été remises en cause, comme l’affirme d’ailleurs Deleuze : « La notion même de faux problème implique en effet que nous n’avons pas à lutter contre de simples erreurs (fausses solutions), mais contre quelque chose de plus profond : illusion qui nous entraîne, ou dans lesquelles nous baignons, inséparable de notre condition. Mirage, comme dit Bergson »13. En ce sens, Heidegger considère que la critique adressée par la phénoménologie de Husserl à la conception qui entend la conscience comme une espèce de boîte et de réservoir – via le concept de conscience intentionnelle – est insuffisante. S’il est encore possible de parler d’une sphère d’immanence d’un sujet transcendantal, les difficultés perdurent : En fait, de quelque manière que cette sphère intérieure soit interprétée, dès l’instant qu’est posée la question de savoir comment le connaître peut réussir à en « sortir » et à conquérir une « transcendance », il apparaît avec éclat que l’on ne peut que trouver le connaître problématique tant que l’on
11 12 13
HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 67. DELEUZE, G. Le bergsonisme. Paris : PUF, 2004, p. 5. Ibid., p. 10.
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n’a point d’abord clarifié la modalité et l’essence de ce connaître si riche en énigmes. En adoptant un tel point de départ, on demeure aveugle à ce que la thématisation la plus provisoire du phénomène de la connaissance implique déjà tacitement : le connaître est un mode d’être du Dasein comme être-au-monde, il a sa fondation ontique dans cette constitution d’être14.
Le point de départ qui oriente la discussion autour du problème de la connaissance consiste ainsi en une élucidation de son caractère dérivé, en tant qu’elle se trouve fondée sur la structure d’être-au-monde du Dasein. La connaissance, bien entendue, non pas comme relation sujetobjet, mais correspondant au recul du mode d’être de la préoccupation vers un mode d’être résiduel, est ce que Heidegger désigne comme accueil (Vernehmen). L’accueil a lieu quand l’étant se présente non plus à partir d’un usage, mais comme sous-la-main, c’est-à-dire comme une chose présente devant le sujet, dont le caractère dérivé, depuis Aristote, fut obscurci par la thèse de la « réalité ». En d’autres termes, la chose qui depuis lors se présentait comme substance présente et dont le mode d’être est devenu paradigmatique de la réalité au fil de l’histoire de la métaphysique, est dévoilée par Heidegger dans son apparaître pour le comportement théorique du Dasein comme tel, sachant que dans ce surgissement même, se trouve voilé le mode le plus originel de l’apparition de la chose qui se donne dans la préoccupation quotidienne. En outre, le problème de la connaissance ne consiste plus dans la question de savoir comment le sujet peut « sortir de soi » afin de connaître l’objet en « dehors ». – Tout est « dehors ». L’usage ou la connaissance de la chose ont lieu dans le comportement au-monde du Dasein. Le changement n’est pas non plus de « point de vue », mais il s’agit d’un changement de situation, du mode d’être-au-monde du Dasein. * Les considérations heideggériennes concernant le caractère dérivé de la connaissance théorique ont permis un vrai changement de cap dans les questions épistémologiques, faisant signe vers la dimension concrète de l’existence. Dans ce contexte, les conceptions de sujet et d’objet ont dû être remises en cause à mesure que la déconstruction de la métaphysique visait à les dépasser, tâche qui est devenue, selon Levinas, l’« [i]dée fixe de toute la pensée contemporaine »15. Cependant, comme 14 15
HEIDEGGER, M. Être et Temps, p. 67. LEVINAS, E. Humanisme de l’autre homme. Paris : Fata Morgana, 2012, p. 29.
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le remarque Benoist à partir d’une affirmation de Jean-Luc Marion selon laquelle « la phénoménologie française sera une phénoménologie du sujet où elle ne sera pas », la phénoménologie française s’est tournée vers Être et Temps, dans une intention paradoxale, puisqu’elle y cherche encore l’ébauche d’une théorie du sujet16. Mouvement paradoxal dès lors que l’œuvre d’Heidegger opère une critique radicale de la subjectivité et de ses propriétés. Badiou nomme ce mouvement paradoxal : l’« opération allemande » de la philosophie française contemporaine ; celle-ci fait en effet usage des « armes » provenant de la philosophie allemande dans le champ de bataille français, à des fins devenues étrangères à cette dernière17. Quoiqu’il en soit, les contributions d’Être et Temps se révèlent en ce sens incontournables. En ce qui nous concerne, bien que la phénoménologie (tout du moins celle antérieure aux années 1960) s’inscrive dans un débat qui, d’une certaine façon, constitue encore une tentative de penser le sujet, cette tentative suppose une reformulation radicale des problèmes, puisqu’elle refuse l’ancien primat de la connaissance de type sujet-objet, et privilégie à la place l’existence. La préoccupation conduit nécessairement à réinterroger le sens du subjectif et de l’objectif, puisque le sujet ne peut plus être envisagée comme sphère monadique fermée en soi tandis que la chose dans son apparaître ne peut plus être conçue comme objet de connaissance, si ce n’est à partir d’attitudes secondaires et dérivées du mode d’être plus fondamental d’être-au-monde. Ces considérations sont pertinentes pour comprendre les enjeux de la conception sartrienne d’être-dans-le-monde et sa place relativement au problème de la connaissance. Premièrement, Sartre appartient en quelque sorte à l’héritage heideggérien, critique quant à la primauté de la connaissance comme action d’un sujet qui pose un objet à des fins de contemplation théorique18. La réflexion, par exemple, est une attitude de repli du sujet par rapport à soi dans le but de se prendre en tant qu’objet. Cette attitude étant rendue possible par la préréflexivité, elle est donc dérivée. De même, l’irréflexion est préréflexive et consiste dans une relation immédiate de négation interne du pour-soi avec l’en-soi qu’il n’est pas. Le problème est que Sartre définit ce rapport originel comme un rapport de connaissance, dans le chapitre « La transcendance », sans faire la BENOIST, J. L’idée de phénoménologie. Paris : Beauchesne, 2001, p. 16. BADIOU, A. L’aventure de la philosophie française, p. 14. 18 Bien que cela se fasse par la voie de la conscience. Nous avons déjà évoqué à quel point cet « héritage » n’est pas une filiation. 16 17
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distinction entre les deux sens du terme. Nous chercherons donc à déterminer ce que Sartre entend par connaissance en ce second sens, mais pour l’heure nous devons insister sur le fait que la connaissance comme « mode de relation originelle entre le pour-soi et l’en-soi » n’est pas un mode épistémologique de la connaissance. Tout comme Heidegger, Sartre cherche à montrer que c’est par l’usage pratique du pour-soi que les choses se révèlent – antérieurement à n’importe quel regard théorique sur elles – comme ustensile (l’outil heideggérien) : « La chose n’est point d’abord chose pour être ensuite ustensile ; elle n’est point d’abord ustensile pour se dévoiler ensuite comme chose : elle est chose-ustensile »19 ; elle n’apparaît que pour le regard théorique comme chose objectivée : « Il est vrai, toutefois, qu’elle [la chose] se découvrira à la quête ultérieure du savant comme purement chose, c’est-à-dire dépouillée de toute ustensilité »20. Sartre conçoit, à ce stade du texte, la connaissance en termes d’intuition, non pas contemplative et constituante, comme celle d’Husserl, mais comme processus de temporalisation ekstatique du pour-soi. Par-là, il établit une indissociabilité entre connaissance intuitive et action : « Toute action est connaissance (encore qu’il s’agisse dans la plupart des cas d’un dévoilement non intellectuel) et toute connaissance, même intellectuelle, est action »21. Ainsi, la relation originelle du pour-soi avec l’en-soi en termes de connaissance n’est pas celle d’un sujet qui pose un objet théorique, mais celle d’un sujet qui est action pour qui la chose se révèle en tant que pragmata. L’action permet de saisir l’intentionnalité dans un sens élargi, comme le montre Ricœur, dans la mesure où ce qui est l’« objet » de l’agir n’est pas le mouvement de l’action mais « c’est la transformation même de mon environnement, c’est le factum réciproque du facere, le “fait” comme parfait passif, le “étant fait par moi”, le pragma »22. Une telle affirmation est valide pour le pour-soi, étant donné que le projet temporalisant qui le caractérise fait que son « intentionnalité pratique » dévoile un monde comme champ pratique : La perception ne se distingue aucunement de l’organisation pratique des existants en monde. Chaque ustensile renvoie à d’autres ustensiles […] Mais ces renvois ne seraient pas saisis par une conscience purement contemplative : pour une semblable conscience le marteau ne renverrait point au clous ; il serait à côté d’eux ; encore l’expression de « à côté » 19 20 21 22
EN, p. 236. Ibid. VE, p. 39. RICŒUR, P. Philosophie de la volonté I, p. 264.
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perd-elle tout son sens si elle n’esquisse point un chemin qui va du marteau au clou et qui doit être franchi23.
En utilisant également la Gestalttheorie pour penser un tel champ pratique, Sartre montre que toute apparition de quelque chose à un sujet sera l’apparition d’une forme sous un fond, ce qui est une structure inhérente au dévoilement pratique du monde. En comprenant le pour-soi comme être-dans-le-monde, à travers de la primauté de l’action préréflexive, mais toujours en termes de conscience et de chose, Sartre s’inscrit dans cet héritage heideggérien paradoxal autour duquel se constitue la phénoménologie française, qui cherche toujours à produire une philosophie du sujet. Toutefois, il ne s’agit plus d’un sujet connaissant, protagoniste d’une posture théorique, mais d’un sujet qui ne survole plus le monde (contrairement aux critiques de Merleau-Ponty), d’un sujet devenu engagé. L’action est le projet temporalisant comme forme originelle de ce que Sartre appelle la « présence au monde ». L’idée de présence doit à son tour être comprise dans sa dimension de hantise, c’est-à-dire non pas comme rapport entre un sujet statique présent et un objet également présent, mais comme lien entre un sujet « ek-statique » et une chose qui apparaît comme « présente » à travers des structures de temporalisation. À ce stade de notre travail, il convient donc de montrer comment le chapitre « La transcendance » de L’Être et le Néant – décrit par Sartre comme une « rapide esquisse du dévoilement du monde au pour-soi »24 – nous offre les caractéristiques principales de la conception sartrienne du monde comme champ phénoménal pratique. En nous situant sur le plan de l’hantologie, nous aborderons les analyses sartriennes de façon à mettre en exergue le fait que le monde doit être compris à travers des relations de hantise et ses modes spectraux. Ainsi, il s’agit d’un monde hanté, qui est le monde du il y a, doté d’une ambiguïté fondamentale. Celle-ci consiste dans le fait que, bien que ce soit seulement par le projet temporalisant du pour-soi qu’« il y a » un monde, ce champ possède ses propres structures de dévoilement qui ne sont pas « subjectives » et qui n’appartiennent pas au pour-soi, mais au monde même.
23 24
EN, p. 361. EN, p. 253.
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§2. « ÊTRE-DANS-LE-MONDE, C’EST HANTER LE MONDE » on sait que « dans » doit s’entendre au sens de « colo », « habito » non à celui de « insum » ; être-dans-le-monde, c’est hanter le monde, non pas y être englué. Sartre, L’Être et le Néant.
Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons abordé le « problème de l’en-soi » et à quel point le réalisme de Sartre l’a mené à établir une distinction entre l’« être du phénomène » et le « phénomène d’être ». Par le biais de cette division, Sartre concevra une dimension qui échappe à la phénoménalité, contrariant le principe des principes de la phénoménologie. Dans ce contexte, nous avons vu avec Barbaras ce que signifie l’a priori de la corrélation, que nous reprenons ici : Un étant quelconque ne peut être pensé comme tel que par référence à ses modes de donnée subjectifs, à savoir du point de vue de sa corrélation avec un sujet, ce qui signifie que l’apparaître est une dimension constitutive de l’être. De même, l’être du sujet et donc de l’homme, en lequel cette subjectivité advient, ne peut être pensé comme indépendamment de son rapport à un étant apparaissant, ce qui revient à dire que la conscience est par essence portée sur le monde, qu’elle est de part en part rapport à lui25.
Ce que nous avons identifié comme étant le « problème de l’en-soi » correspond à l’asymétrie entre le pour-soi et l’en-soi, au sens où, tandis que le premier existe en tant que néantisation de l’en-soi qu’il est, et est par conséquent dépendant de lui dans son être, le second existe pour soi et ne possède aucune négativité. Cela étant, Sartre n’arrive pas à établir un a priori de la corrélation phénoménologiquement légitime, parce que le sujet dépend en effet d’un autre pôle dans son mode d’être, tandis que l’être des phénomènes ne dépend pas de sa relativité au sujet – phénomène d’être – dans son être. Toutefois, si nous nous en tenons à la notion sartrienne de monde, comme nous le verrons, celle-ci ne fait sens qu’en tant que champ phénoménal qui présuppose une simultanéité entre être et néant. Cela dit, Merleau-Ponty a raison de souligner le caractère problématique de la description sartrienne de l’en-soi comme « pure positivité », étant donné que cette affirmation hyperréaliste de la part de Sartre exclut les spectres qui permettent de comprendre sa propre 25
BARBARAS, R. La perception, p. 44.
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conception du monde comme champ phénoménal de l’« il y a » et de ses structures de dévoilement. L’en-soi apparaît dans le contexte du monde hanté, où il y a de la simultanéité entre être et néant, non plus comme un en-soi stricto sensu – décrit dans les analyses provisoires de l’« Introduction » comme pure positivité –, mais comme région ontologique propre à certains modes d’être spectraux. C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas désigner ce mode d’être d’en-soi à proprement parler. Il s’agit plutôt d’un en-soi fantôme, d’un mode spectral. Afin de présenter sa conception de la transcendance, Sartre commence ses analyses en décrivant un type d’être qu’il nomme connaissance. Ce geste est à l’origine du malentendu qui est devenu le fond de la critique de Merleau-Ponty, étant donné que, comme nous l’avons dit, c’est sur ce chapitre que l’auteur du Visible et l’Invisible se base pour affirmer son opposition à la philosophie de la négativité chez Sartre. En fait, Merleau-Ponty prend le type d’être que Sartre appelle connaissance comme paradigme du sujet dans L’Être et le Néant, en le généralisant de façon à le trouver tout au long de l’œuvre, parvenant ainsi à des résultats extrapolés à partir d’une description en réalité localisée. C’est pour cela qu’il convient d’être attentif à la spécificité de ce type d’être en relation au mode d’être du pour-soi, afin de délimiter le problème d’un tel réductionnisme et de comprendre simultanément et progressivement la pertinence d’une « épaisseur existentielle du pour-soi »26. Chez Sartre, la connaissance est synonyme de présence au monde. Selon nous, le texte sartrien montre que l’idée de « présence » doit être pensée en termes spectraux : la « présence à soi » comme dyade fantôme, la présence à l’être comme hantise et, comme nous le clarifierons par la suite, la présence à l’autre comme hantise d’être vu. Si être-dansle-monde c’est « hanter le monde », cela correspond à la présence qui est le mouvement temporalisant ek-statique du pour-soi que nous avons vu surgir d’une double négation. Il s’ensuit que la facticité est partie intégrante du dévoilement du monde, étant donné qu’elle est une structure immédiate du pour-soi. Cependant, si nous nous en tenons au domaine pur de la présence, nous pouvons comprendre de façon isolée la spécificité de ce « type d’être » ou « mode d’être » qu’est la connaissance, décrite par Sartre comme « un néant qui ne se distingue de la
26 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 347. C’est justement cette « épaisseur existentielle du pour-soi » que De Coorebyter pointe comme n’étant pas prise en compte par Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible.
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chose que par une pure négation »27. Il s’agit ainsi d’une brève abstraction provisoire de la présence des autres ek-stases, afin de se concentrer sur le mode d’être de la connaissance ; brève abstraction qui se restreint aux premières pages du chapitre, dans lesquelles Sartre se réfère au poursoi comme « connaisseur », et non pas en tant que « pour-soi », indiquant par-là une différence subtile entre les deux termes28. Le mode d’être de la connaissance, qui est synonyme de présence, consiste dans la contrepartie positive de la négation interne – l’un des actes de double négation qui fait surgir le pour-soi – définit en termes d’intuition. Tout se passe comme si l’auteur dirigeait désormais son regard vers le pôle affirmatif de l’intentionnalité – positionnement de quelque chose – et non plus vers le pôle négatif, selon lequel le sujet apparaît comme n’étant pas ce qui est affirmé. Comme cette relation n’est pas celle de la connaissance théorique, mais celle de la présence « qui hante », Sartre cherche à insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un jugement positionnant ou d’une théorisation d’un objet, mais simplement de la corrélation conscience-monde qui instaure le plan du il y a. Le mode d’être de la connaissance acquiert ainsi une radicalité propre à l’a priori de la corrélation phénoménologique : le surgissement du sujet à partir de l’être instaure le il y a de telle façon que nous ne pouvons que penser la chose dans sa relation au sujet. Autrement dit, non seulement le sujet « ne peut être pensé indépendamment de son rapport à un étant apparaissant », mais comme « un étant quelconque ne peut être pensé comme tel que par référence à ses modes de donnée subjectifs, à savoir du point de vue de sa corrélation avec un sujet », pour reprendre les mots de Barbaras. C’est ici que l’affirmation « être-dans-le-monde, c’est hanter le monde » révèle son sens le plus fondamental, puisque la hantise permet qu’il soit en même temps « présence immédiate et distance infinie »29 du monde et non pas une appartenance au monde du type « y être englué ». Et c’est dans cette même direction que nous comprenons également l’expression, citée plusieurs fois, selon laquelle le pour-soi « n’ajoute rien » à l’être, car il n’y a pas un pour-soi antérieur qui modifierait un en-soi indépendant. 27
EN, p. 213. Il suffit d’observer qu’à la page 238, par exemple, Sartre mentionne déjà le passé et comment celui-ci fait que toute négation soit qualifiée. C’est pour cette raison que nous disons que l’abstraction est provisoire. 29 « Dans sa négation interne le pour-soi affirme ce qui ne peut s’affirmer, connaît l’être tel qu’il est alors que le “tel qu’il est” ne saurait appartenir à l’être. En ce sens, à la fois le pour-soi est présence immédiate à l’être et, à la fois, il se glisse comme une distance infinie entre lui-même et l’être ». EN, p. 254. 28
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Le il y a est le surgissement même de la corrélation originelle, de telle façon que la connaissance (présence) est le « fondement a priori de toute expérience » : Le connaître n’est ni un rapport établi après coup entre deux êtres, ni une activité de l’un de ces deux êtres, ni une qualité ou propriété ou vertu. C’est l’être même du pour-soi en tant qu’il est présence à…, c’est-à-dire en tant qu’il a à être son être en se faisant ne pas être un certain être à qui il est présent30.
Le terme connaissance semble difficilement traduire, dans ce contexte, le sens de la relation originelle du pour-soi et du monde comprise comme surgissement (du monde en tant que néantisation de l’être et non comme surgissement de l’être). Face aux éventuels malentendus qu’induirait une telle terminologie, il conviendrait plutôt de parler, comme Claudel, de co-naissance, parce que – étant donné que la négation interne fait surgir en même temps le sujet et le monde sous le monisme du il y a – la connaissance ne désigne pas la réflexion d’un sujet sur le monde, mais le co-naître31 du sujet et du monde. À ce moment, Sartre se rapproche de ses premières intuitions sur le « monde des prophètes et des artistes » où « la conscience et le monde sont donnés d’un même coup »32. Ce n’est pas par hasard que ce qui était alors en jeu est l’aspect intuitif, disons, « positif », de l’intentionnalité. Ce n’est également pas par hasard que, si nous nous limitons aux analyses de la connaissance, nous retrouverions les mêmes risques de la conscience nue. La connaissance, comme contrepoint de la négation interne, est donc caractérisée comme intuition. Si toute conscience est conscience de quelque chose, comme le postule la formule de l’intentionnalité, ce principe prend ici deux formes, l’une positive et l’autre négative. La forme positive avait déjà été explorée au moment du « monde des prophètes et des artistes » dans l’article sur l’intentionnalité. Il faut maintenant y ajouter la forme négative de la négation interne, qui fait que le pour-soi n’est pas ce qu’il affirme. Merleau-Ponty est attentif à ce double mouvement 30
EN, p. 210. (nous soulignons) Nous nous approprions le terme de Claudel pour démontrer le caractère singulier de ce que Sartre appelle connaissance. Nous observons une force expressive dans le jeu que Claudel fait avec le mot connaissance, qui nous permet de comprendre ce caractère « originaire ». Pour cela, nous devons garder en tête le fait que Sartre ne pense pas en termes de « naissance », mais d’un surgissement qui est toujours une néantisation d’être et jamais une création « du rien ». Cela dit, il convient de transcrire la belle phrase de Claudel : « Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est co-naître. Toute naissance est une connaissance ». CLAUDEL, P. Art Poétique. Paris : Gallimard, 2002. 32 S.I, p. 30. 31
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de l’intentionnalité chez Sartre. Il nomme ainsi la négation interne, qui est précisément la contrepartie négative de l’intuition, « négintuition ». Mais, il convient de rappeler que le double mouvement qui échappe à Merleau-Ponty n’est pas celui des faces positive et négative de l’intentionnalité de la conscience mais bien celui de la double négation propre au surgissement du pour-soi (néantisation de soi et négation interne). Pour cette raison, il prend l’aspect connaisseur du pour-soi « sujet » comme synonyme de pour-soi. Mais, la connaissance comme présence ne réduit pas le pour-soi à ce mode de son être, puisque la présence n’est qu’une des ek-stases temporelles, indissociable des autres. La connaissance est définie comme la relation du pour-soi avec l’en-soi qu’il n’est pas, de façon à ne pas indiquer temporairement le fait que la facticité du pour-soi se retrouve impliquée dans cette négation. Dans ce type d’être qu’est la connaissance : L’être que je ne suis pas représente la plénitude absolue de l’en-soi. Et je suis, au contraire, le néant, l’absence qui se détermine à l’existence à partir de ce plein. Ce qui signifie que dans ce type d’être qu’on appelle le connaître, le seul être qu’on puisse rencontrer et qui est perpétuellement là, c’est le connu. Le connaissant n’est pas, il n’est pas saisissable. Il n’est rien d’autre que ce qui fait qu’il y a un être-là du connu, une présence – car de lui-même le connu n’est ni présent ni absent, il est simplement33.
Ce passage est significatif dans la mesure où il nous indique comment se donne la corrélation à l’intérieur de ce type d’être qu’est la connaissance : le sujet s’y donne comme pure négation et la chose comme plénitude de l’en-soi. Dans la relation de connaissance, l’en-soi qui n’est ni présent ni absent se donne comme présence par rapport à laquelle le sujet est présent. Le il y a est le champ phénoménologique de la présence instaurée par la connaissance. Comme la présence du pour-soi à quelque chose est celle d’un projet temporalisant, les structures temporelles composent à leur tour le champ de la présence de la chose, mais elles acquièrent également une autonomie par rapport au pour-soi. En d’autres termes, en dépit du fait que les structures trouvent leurs origines dans la négation qui « vient au monde » par le pour-soi, en faisant que le sujet ouvre un monde, elles sont inhérentes à l’apparition même du monde à un pour-soi et ne se réduisent donc pas à de simples projections subjectives de celui-ci. Ainsi, les structures de dévoilement du monde ne peuvent être considérées comme des « projections » du poursoi que sur un plan métaphysique (au sens sartrien), à savoir, à partir du 33
EN, p. 213. (nous soulignons)
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moment où le surgissement d’un pour-soi est appréhendé comme « événement absolu », qui instaure la négativité dans l’être. Mais, si nous nous situons sur le plan phénoménologique, le champ de l’il y a ne peut plus être caractérisé ni comme subjectif ni comme objectif. C’est bien là l’ambiguïté fondamentale inhérente à la dimension de la spectralité : dans la mesure où nous pouvons dire que le monde est en même temps subjectif et objectif – ce qui en fin de compte fait qu’il n’est ni subjectif ni objectif – le il y a ne peut pas être réduit à une simple projection des structures du pour-soi et ne peut pas être pensé en dehors de ces mêmes structures34. En somme, puisque « le surgissement du pour-soi fait se dévoiler la chose avec la totalité de ses structures »35, il s’ensuit que le « monde m’apparaît comme objectivement articulé ; il ne renvoie jamais à une subjectivité créatrice mais à l’infini de complexes ustensiles »36. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre le caractère spectral révélé par la connaissance, qui est à son tour définie comme un mode « intermédiaire entre l’être et le non-être, [qui] me renvoie à l’être absolu si je la veux subjective et me renvoie à moi-même quand je crois saisir l’absolu »37. L’ambiguïté fondamentale du monde comme il y a, a engendré des malentendus. Ceux-ci se manifestent principalement par une lecture subjectiviste ou solipsiste du champ transcendantal décrit par Sartre. Peutêtre existe-t-il une difficulté qui lui est propre dans l’explicitation de l’ambiguïté de la spectralité : comment peut-il dire en même temps que le monde est « mien » et qu’il « nous renvoie exactement, par son articulation même, l’image de ce que nous sommes »38 et que, depuis que le monde apparaît, il possède des règles d’apparition qui ne « ne doivent pas être considérées comme subjectives et psychologiques : elles sont rigoureusement objectives et découlent de la nature des choses » ?39 Selon nous, Sartre dit que le monde est « mien » en deux sens : premièrement, étant donné que c’est par le surgissement du pour-soi qu’un monde s’ouvre et comme le pour-soi est projet temporalisant, les structures de dévoilement du monde, bien qu’elles soient « objectives », se donnent comme corrélatives des structures ek-statiques du pour-soi. 34 Dans les Carnets, Sartre utilise la ressource du « ni… ni » pour faire référence au monde : « Le monde n’est ni subjectif ni objectif : il est l’en-soi investissant la conscience et en contact avec elle, tel qu’elle le dépasse dans son néant ». CDG, p. 465. 35 EN, p. 234. 36 EN, p. 362. 37 EN, p. 255. (nous soulignons) 38 EN, p. 507. 39 EN, p. 356.
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Deuxièmement, puisque le pour-soi est séparé de soi par le circuit de l’ipséité – pour-soi présent en relation au pour-soi possible – l’apparition du monde se donne comme son « image » dans la mesure où ses possibles sont toujours singuliers, d’où le risque d’une interprétation solipsiste (le monde se réduirait à un miroir de Narcisse). Suivant ce dernier sens, le monde apparaît orienté en ustensiles au pour-soi à partir de ses possibilités, qui est le sens de l’affirmation selon laquelle le pour-soi se retrouve « engagé dans son image »40, mais cette affirmation est imprécise. En fait, comme nous le verrons, l’imagination doit être appréhendée soit comme le contraire de la perception – qui réalise le monde, alors que la première l’irréalise – soit comme étant intrinsèque au réel et jamais comme imagination « pure ». En outre, une telle affirmation « subjectivise » excessivement le champ phénoménal, à contre-courant de l’effort de présenter des structures objectives du dévoilement du monde. Cependant, l’aspect souligné par Sartre dans ce type d’affirmation est celui selon lequel l’appréhension ek-statique de l’en-soi implique une projection préthématique des possibilités du pour-soi qui compose le sens du champ phénoménal. De cette façon, il y a en effet une relation de dépendance entre monde et ipséité, dans la mesure où « sans monde pas d’ipséité, pas de personne ; sans l’ipséité, sans la personne, pas de monde »41. En d’autres termes, comme le pour-soi est projet d’être causa sui, le monde apparaît avec ses structures objectives propres, mais toujours hanté par le projet fondamental d’un pour-soi qui cherche la complétude. Sur la base de ces observations, nous pouvons distinguer deux niveaux de hantise : 1) la négativité qui ouvre un monde faisant que le monde même se dévoile comme être et néant, et non pas comme « pure positivité », bien que le néant mondain soit corrélatif de la négation originelle du pour-soi ; 2) la singularité d’un projet fondamental rajoute justement une couche singulière dans l’« image » par laquelle le monde apparaît au pour-soi, car dans celui-ci les étants se dévoilent tantôt comme des obstacles, tantôt comme des facilitateurs, dans le cheminement du projet individuel du sujet qui cherche à être Soi. Aussi, la relation de hantise n’est pas celle d’un sujet face à un monde objectif, mais c’est la présence au monde du pour-soi, mode préréflexif de hantise qui fait que le monde est « mien » : « Il serait absurde de dire que le monde en tant qu’il est connu, est connu comme mien. Et pourtant cette “moitié” 40 41
EN, p. 332. EN, p. 141.
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du monde est une structure fugitive et toujours présente que je vis. Le monde (est) mien parce qu’il est hanté par des possibles dont sont consciences les consciences possibles (de) soi que je suis et ce sont ces possibles en tant que tels qui lui donnent son unité et son sens de monde »42. C’est en identifiant le monde est le il y a de l’être, qui caractérise ici la « réalité » que l’on peut comprendre que Sartre utilise la traduction d’Henri Corbin du Dasein : « réalité-humaine ». Le il y a est le monde humain proprement dit, dans le sens où ce qui existe apparaît relativement à un sujet qui se projette au-delà du monde. Sachant qu’une telle affirmation peut conduire à un monde « solipsiste » Sartre est attentif, à d’autres moments, à l’ambiguïté d’un tel monde « mien » mais qui ne se réduit pas à la subjectivité : Le monde est à la fois humain et inhumain. Il est humain au sens où ce qui surgit dans un monde qui naît par le surgissement de l’homme. Mais cela n’a jamais voulu dire qu’il était adapté à l’homme. C’est la liberté qui est perpétuel projet de s’adapter au monde. Le monde est humain mais non anthropomorphique. Autrement dit, le Pour-soi saisit d’abord sur L’Être le refus silencieux de sa propre existence43 . Donc les choses sont humaines, nous n’y pouvons rien. Elles annoncent l’homme à l’homme. Mais il ne faut pas entendre par là que leur sens humain s’est déposé sur elles par couches successives, au fil de générations, au fil de la vie individuelle. Il suffit d’exister, de se jeter dans le monde une fois, par une trouée de néant, et de jeter à l’horizon de l’existant notre réalité-humaine comme un idéal à fonder, pour que chaque chose nous renvoie, nous annonce cette réalité-humaine, mais en la réfractant avec son indice propre44.
Cependant, dans le chapitre sur la transcendance, Sartre ne met pas bien en évidence la structure de la facticité du pour-soi, qui est ce par quoi la conception de monde peut échapper au solipsisme. Car, comme nous l’avons souligné en discutant la position de Benoist, tout se passe comme si Sartre décrivait un vrai « triomphe de l’ipséité » dans la mesure où l’apparition du monde a lieu à partir de la relation du pour-soi « avec soi-même » (par le projet d’être soi), comme si, dans ce contexte, l’autre n’était pas nécessaire pour comprendre la nature de la transcendance. En effet, cela serait un problème si le monde perdait son ambiguïté et était conçu comme une pure projection d’un pour-soi individuel, comme un pur corrélat d’un projet singulier, pure production du pouvoir 42 43 44
EN, p. 141. (nous soulignons) VE, p. 83. CDG, pp. 432-433.
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d’ontogenèse de la conscience, comme le disait Merleau-Ponty. Il est vrai que dans ce chapitre, les rôles du passé, d’autrui et du pour-autrui sont abordés très discrètement et l’on note une abstraction du corps dans la présentation de la conception du monde (point sur lequel Sartre se justifie par un motif du type « ordre de raisons »). Par conséquent, le texte sartrien n’explique pas comment les structures de dévoilement du monde impliquent la facticité et, surtout, l’intersubjectivité. S’il est vrai que « faire “qu’il y ait” de l’être, c’est communiquer à travers l’être avec autrui »45, comme le dit Beauvoir en consonance avec les thèses de Sartre, nous devons montrer comment « on ne peut révéler le monde que sur un fond de monde révélé par les autres hommes [et qu’]aucun projet ne se définit que par son interférence avec d’autres projets »46. C’est pour cette raison que nous aborderons les structures de dévoilement du monde de façon à prendre en compte non seulement le rôle du passé et d’autrui, mais également le corps dans le mouvement temporel de dévoilement du monde. §3. LES STRUCTURES DE DÉVOILEMENT DU MONDE La liaison ontologique originelle de la connaissance correspond à l’ouverture du champ du il y a, qui doit être compris comme relation entre être et néant pour chacun des deux pôles de la corrélation : être et néant dans la structure même du pour-soi et être et néant comme monde. Cela signifie que nous analyserons le plan de la spectralité à travers différentes relations de hantise : dans le pour-soi par sa face d’ombre et dans le monde par la présence au monde du pour-soi. Ainsi, nous devrons comprendre le mouvement de hantise du pour-soi comme présence à l’être et le caractère « hanté » du monde comme présent au pour-soi. À partir du moment où nous nous situons sur ce plan, envisager l’en-soi comme pure positivité signifierait le penser non pas comme monde, mais comme une chose brute écartée de la phénoménalité, produisant, comme l’écrit Barbaras, une phénoménologie sans phénomènes. D’un autre côté, si nous nous situons sur le plan de l’hantologie, en prenant comme base la conception proprement sartrienne de l’il y a, nous ne parlerons plus du pour-soi comme « sujet » et de l’en-soi comme « objet transcendant »,
45 46
BEAUVOIR, S. de. Pour une morale de l’ambiguïté, p. 90. Ibid.
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mais bien de la relation qui est celle du pour-soi comme être-dans-lemonde avec le « ceci », véritable corrélation phénoménologique de L’Être et le Néant. Nous présenterons l’ensemble des caractéristiques impliquées dans chaque pôle de la corrélation pour-soi « sujet » – monde, introduites par Sartre à différents moments de son texte. Si nous nous tournons vers le pôle « sujet » de la corrélation de l’« il y a », nous appréhendons alors le pour-soi comme un mouvement de 1) réalisation et de totalisation et 2) d’abstraction. Il convient d’ajouter que ce mouvement implique le savoir et l’orientation. Mais si nous nous tournons vers le pôle des structures de dévoilement du monde, nous trouvons 1) la forme ou le ceci et l’ustensilité ; 2) le « pour-qui » et les techniques ; 3) les potentialités et 4) la qualité et le coefficient d’adversité. Le « il y a » possède également des structures qui sont des modes de relation : 1) la relation externe ; 2) l’espace (et la quantité) ; 3) le temps du monde. Toutes ces caractéristiques ne peuvent être comprises que par la spectralité, c’est-à-dire par la simultanéité de l’être et du néant, dans la mesure où il n’y a de l’être que hanté par le néant et vice-versa.
a) Le mouvement temporalisant de la présence au monde Le mouvement temporalisant du pour-soi fait que la connaissance intuitive est réalisatrice. Réaliser, dit Sartre, comporte ici la double signification de faire en sorte que quelque chose existe et de « se rendre compte »47 de ce premier sens. Ainsi, réaliser implique à la fois que le sujet ouvre un monde et qu’il expérimente cette ouverture même, car toute conscience intentionnelle doit être conscience (de) soi de façon non positionnelle. Réaliser, c’est donc connaître et le réel, la transcendance, est réalisation. En outre, le pour-soi réalisateur-connaisseur-dévoilant est aussi totalisateur. Car c’est seulement par le pour-soi que quelque chose comme une « totalité » peut arriver à l’être. Ainsi, une question du type « À quel être le pour-soi est-il présent ? » est mal posée puisque que quelque chose comme une unité, un étant spécifique, ne peut faire sens qu’en relation à une multiplicité et à une variété des étants. Sartre fait appel à la Gestalttheorie afin de penser cette relation entre l’apparaître d’une forme singulière, qu’il appelle le ceci, et un fond, de façon à ce que la présence du pour-soi à quelque chose ne se donne qu’en ayant 47
Comme dans l’usage en anglais par exemple, « to realize ».
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comme fond sa présence au monde. C’est le pour-soi lui-même, par la négation originelle, qui nie le « ceci » comme n’étant pas « tout l’être », ou mieux, « la présence au monde du pour-soi ne peut se réaliser que par sa présence à une ou plusieurs choses particulières et, réciproquement, sa présence à une chose particulière ne se peut réaliser que sur le fond d’une présence au monde »48. D’un autre côté, comme le pour-soi ne peut pas être une totalité, étant donné que cela impliquerait une fermeture dans son mode d’être manquant, il totalise lui-même l’être en tant que « totalité détotalisée ». Ainsi, si son mouvement originel est totalisation du monde, « c’est par le monde que le pour-soi se fait annoncer à lui-même comme totalité détotalisée »49. Cela signifie que le monde est appréhendé comme totalité, comme tout l’être qui est fond pour le « ceci » spécifique qui apparaît au pour-soi comme la chose qu’il n’est pas. Le pour-soi dévoile l’être comme totalité que le monde est, de telle façon qu’il n’appréhende que son caractère de « totalité détotalisée » dans le monde, comme quelque chose qui se montre « en dehors » de soi. La réalitéhumaine est totalité-détotalisée dans la mesure où elle échappe à la négation concrète actuelle d’une entité spécifique par d’autres négations qui la dépasse en direction du « fond total ». Ainsi, le monde apparaît comme totalité – fond – à partir d’une négation concrète de l’en-soi transcendant qui, à son tour, apparaît comme forme par rapport au fond et qui consiste justement dans le ceci. Nous reviendrons sur ce point par la suite, car il nous reste à présenter la dernière caractéristique du projet temporalisant du pour-soi comme présence au monde qu’est l’abstraction. Sartre nous prévient que nous ne devons pas comprendre ce terme où sens de séparer ce qui se trouve uni, mais qu’il faut plutôt l’envisager comme futur d’un ceci concret. Le pour-soi étant un projet temporalisant, son mouvement dans le monde fait que l’être se révèle à partir de structures qui sont « par-delà-l’être ». La dimension « par-delà-l’être » est constitutive de l’apparition du ceci, au sens où l’étant apparaît toujours comme ayant une dimension future impliquée dans son apparaître. Dimension qui est de l’ordre d’une négation qui n’est pas originelle – celle qui « vient au monde » par le pour-soi –, mais d’une négation « figée en en-soi », quelque chose comme un néant intramondain. Comme le pour-soi-dévoilant hante le monde avec ses structures 48 EN, p. 217. Nous retrouvons ici la différenciation faite par Verstraeten entre « n’est pas être » l’être – la négation interne du pour-soi comme n’étant pas la totalité de l’être – et du « ne pas être » – comme négation interne dans son domaine singulier et qualifié : le pour-soi n’est pas ceci ou cela. 49 EN, p. 217.
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temporelles, corrélativement le monde se donne comme ayant un passé et un futur propres. Cependant, les dimensions de passé et de futur du monde ne sont pas équivalentes à la temporalité du pour-soi, qui est ekstatique ; alors que la temporalité mondaine acquiert une substantialisation propre à la temporalité instantanéiste. Nous y reviendrons. L’abstraction est ainsi la dimension « d’au-delà » du concret des structures de dévoilement, ce qui signifie qu’elle consiste en tout ce qui donne au concret une dimension d’avenir. Cette dernière caractérise à son tour le mode d’être de l’apparition, étant donné qu’elle est justement cette essence de l’apparition : « L’existant ne possède pas son essence comme une qualité présente. Il est même négation de l’essence : le vert n’est jamais vert. Mais l’essence vient du fond de l’avenir à l’existant, comme un sens qui n’est jamais donné et qui le hante toujours »50. L’essence de l’existant est une négation corrélative de la relation du pour-soi avec ses possibles, mais idéale, car le pour-soi appréhende dans le monde, et non en soi-même, la possibilité de fusion qui complèterait son manque constitutif. Le pour-soi appréhende l’idéal de plénitude de la valeur directement dans le monde et non pas comme structure non-thétique qui le hante constamment. Dans le monde, cette fusion idéale se présente comme étant la fusion du « ceci existant avec son essence à-venir »51 et cette dernière réaliserait la synthèse de la totalité temporelle et supprimerait le manque52. Il s’ensuit que la relation du concret avec l’abstrait est de hantise : « l’abstrait hante le concret comme une possibilité figée dans l’en-soi que le concret a à être »53. Cela signifie que la hantise est constitutive du champ phénoménal du monde, dans la mesure où tout ceci apparaît hanté par son sens, qui est la dimension au-delà-de-l’être. Toute présence est hantée par des absences. Absences non pas au sens de quelque chose qui est présent dans un autre lieu ou comme absences appelées à être « présentifiées » par les choses, mais désignant plutôt les structures de dévoilement du monde, dont le mode d’être est un « néant » mondain qui hante la présence. À partir de telles considérations, Sartre conclut que : 50
EN, p. 230. (nous soulignons) EN, p. 230. 52 Cet idéal de complétude qui apparaît comme un irréalisable dans le monde est caractérisé par Sartre comme étant le « beau ». La relation de cet idéal avec le monde est celle de hantise : « le beau n’est pas plus une potentialité des choses que l’en-soi-poursoi n’est une possibilité propre du pour-soi. Il hante le monde comme un irréalisable ». EN, p. 231. 53 EN, p. 225. 51
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Ainsi, le monde se dévoile comme hanté par des absences à réaliser et chaque ceci paraît avec un cortège d’absences qui l’indiquent et le déterminent […] les absences indiquent le ceci comme ceci et, inversement, le ceci pointe vers les absences. Chaque absence étant être-par-delà-l’être, c’est-à-dire en-soi absent, chaque ceci pointe vers un autre état de son être ou vers d’autres êtres54.
D’un autre côté, alors que la dimension future ek-statique trouve son corrélat dans la dimension par-delà-l’être du monde, l’ek-stase passé agit sur le dévoilement du ceci comme savoir. Ces deux caractéristiques concentrent la double dimension de hantise dans l’apparition du ceci présent : la hantise par les absences de la dimension par-delà-l’être future et la hantise « par derrière », qui fait que chaque négation est qualifiée. Par le biais de ce deuxième aspect, Sartre affirme qu’il n’y a pas de « négation sans racines »55, mais qu’au contraire, dire que la négation est qualifiée c’est dire qu’elle « traîne sa qualification derrière elle comme l’être qu’elle a à ne pas être sous la forme du “était”. La négation surgit comme négation non-thétique du passé, sur le mode de la détermination interne, en tant qu’elle se fait négation thétique du ceci »56. Par conséquent, la négation de connaissance qui fait surgir le ceci englobe nécessairement la négation non-thétique du passé, qui est la structure de la facticité du pour-soi. La présence, comme on le sait, ne peut pas être pensée indépendamment de l’interrelation entre les ek-stases temporelles. Les trois ek-stases se trouvent impliquées dans le dévoilement même de la chose, de telle façon que « c’est à partir de ce passé que le pour-soi se fait annoncer ce qu’il est à l’avenir »57. Cela dit, il convient de prendre en compte le savoir comme relation de hantise, étant donné que, en tant que dimension passée que le pour-soi était, « il n’est pas une donnée inerte. Il est derrière le pour-soi, sans doute, inconnaissable comme tel et hors d’atteinte »58. En dépit du fait que Sartre décrit l’incidence du savoir sur la présentification du ceci en termes de quelque chose qui se trouve « derrière » le pour-soi, il faut souligner que nous ne pouvons pas considérer le savoir comme un stock ou une accumulation de connaissances qui l’accompagne. Ce serait substantialiser le passé (comme le « passé de poche » de La Nausée), alors que Sartre le considère « inconnaissable comme tel et hors d’atteinte ». Dans L’Imaginaire, cette caractéristique 54 55 56 57 58
EN, p. 235. (nous soulignons) EN, p. 238. Ibid. EN, p. 231. Ibid.
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est déjà mise en exergue : le savoir se révèle dans l’objet, « touchant l’objet »59 ; « il est vide, il implique des compréhensions passées et futures mais lui-même n’est pas une compréhension »60 ; il est comme « le souvenir des compréhensions passées »61. En réalité, « souvenir » n’est pas un nom adéquat pour désigner le savoir puisque le souvenir est un mode intentionnel de la conscience alors que le savoir traverse chaque conscience dans la mesure où l’ek-stase passée est constitutive du mode d’être du pour-soi62. Finalement, dans L’Être et le Néant, Sartre définit le savoir comme « signification vécue et intériorisée, sans jamais être objet pour la conscience qui se projette vers ses fins propres »63. Il reste comme un résidu du processus de passéification de la métamorphose, ce dernier étant justement la forme dont les significations demeurent actives dans la néantisation présente. Pour cette raison, le passé « mort », en-soi, « hante le présent sous l’aspect d’un savoir »64 de manière à ce que tout dévoilement implique dans sa structure le savoir en tant qu’ek-stase qui permet le dévoilement du ceci comme présent, doté de potentialités et de qualités. Du fait que Sartre appréhende le savoir comme une caractéristique structurelle du mode d’apparition de la chose, nous pouvons dire qu’il ne commet pas l’erreur de gommer complètement la facticité du pour-soi de ses analyses, même s’il laisse de côté l’un de ses aspects les plus fondamentaux : la position corporelle du pour-soi dans le monde. Cependant, cet aspect est extrêmement pertinent puisqu’il situe l’apparition qui se donne sous la forme de l’orientation, à partir d’un point de vue qui est « assimilable à la facticité, est qualification ek-statique de la négation comme rapport originel à l’en-soi »65. En réalité, Sartre, dans ce chapitre, ne fait que commenter sans développer le fait que le pour-soi, du fait d’être corps-dans-le-monde, est toujours un point de vue. Postérieurement, dans le chapitre où il décrit le corps-pour-soi – version sartrienne du corps propre (Leib) –, il montre clairement que le corps comme dimension factice du pour-soi est structurant pour la perception : « La perception, en effet, ne peut se faire qu’à la place même où l’objet est 59
I’re, p. 29. I’re, p. 201. 61 I’re, p. 200. 62 Ne disposant encore du recours conceptuel de la temporalité ek-statique, Sartre pense « le savoir » dans L’Imaginaire selon les idées husserliennes de protentions et de rétentions. 63 EN, p. 512. 64 EN, p. 494. 65 EN, p. 238. 60
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perçu et sans distance. Mais en même temps elle déploie les distances et ce par rapport à quoi l’objet perçu indique sa distance comme une propriété absolue de son être, c’est le corps »66. Nous verrons également que Sartre établit un lien entre le corps et le passé qui ne peut pas être négligé car tous deux sont des dimensions de la facticité, ce qui fait du pour-soi un « être-au-milieu-du-monde » : « Dans chaque projet du pour-soi, dans chaque perception, le corps est là, il est le Passé immédiat en tant qu’il affleure encore au Présent qui le fuit »67. Si le corps est le passé immédiat qui « émerge » dans le pour-soi, corps et passé acquièrent une équivalence à certains moments du texte sartrien. Le corps étant une dimension factice du pour-soi, c’est-à-dire un en-soi néantisé et non pas un en-soi dans le pour-soi, le corps est tout pour-soi. Et l’être-dans-lemonde corporel n’est pas simplement le fait d’avoir un corps (au sens d’avoir ces mains, ces organes, etc.), mais c’est le dévoilement qui se donne par un point de vue, par rapport auquel le monde s’ouvre en étant orienté. Si le corps est pour-soi, il est présence au monde et le monde hanté est le champ phénoménal qui se dévoile orienté. C’est en ce sens que Sartre dit que : mon corps est partout sur le monde : il est aussi bien là-bas, dans le fait que le bec de gaz masque l’arbuste qui croît sur le trottoir, que dans le fait que la mansarde, là-haut, est au-dessus des fenêtres du sixième ou dans celui que l’auto qui passe se meut de droite à gauche derrière le camion, ou que la femme qui traverse la rue paraît plus petite que l’homme qui est assis à la terrasse du café. Mon corps est à la fois coextensif au monde, épandu tout à travers les choses et, à la fois, ramassé en ce seul point qu’elles indiquent toutes et que je suis sans pouvoir le connaître68.
Hanter le monde signifie que la relation de connaissance originelle ne consiste pas dans une relation de connaissance au sens épistémologique du terme. Le il y a implique un rapport immédiat entre sujet et monde, au sens où il ne saurait y avoir un pour-soi en face du monde, le pour-soi étant bien plutôt toujours déjà dans-le-monde, sur le mode de n’être pas ceci ou cela sous fond de monde en général. L’engagement du pour-soi dans le monde est immédiat parce qu’exister c’est simplement avoir à être l’être, avoir l’être, en somme : « lorsque nous disons que le pour-soi est-dans-le-monde, que la conscience est conscience du monde, il faut se garder de comprendre que le monde existe en face de la 66 67 68
EN, p. 365. EN, p. 366. (nous soulignons) EN, pp. 357-358.
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conscience comme une multiplicité indéfinie de relations réciproques qu’elle survolerait sans perspective et contemplerait sans point de vue »69. Le dévoilement n’est pas une théorisation de l’être, c’est l’ouverture même du monde et des étants en général. La présence ne projette pas de structures subjectives dans l’être, mais hante l’être de façon à ce qu’il se montre lui-même « tel qu’il est ». Comme Merleau-Ponty critiquait cette expression dans le texte de Sartre, il convient de souligner que « tel qu’il est » n’est pas ici la formule d’un réalisme naïf ; « tel qu’il est » est l’apparition même de la chose « en chair et en os » dans le champ du il y a, qui ne peut pas être réduit à une projection du sujet. Quand Sartre affirme que le mouvement connaisseur-dévoilant-totalisateur-orienteur du pour-soi dans le monde n’« ajoute rien à l’être », il montre l’ambiguïté du monde : toutes ces caractéristiques du pour-soi sont des modes d’ouverture de l’« il y a », mais le monde possède ses structures objectives de dévoilement. En d’autres termes, le pour-soi ne crée pas l’être, comme un Dieu créant le monde, mais la relation du pour-soi avec le monde fait que toute chose apparaît relativement au pour-soi et que tout pour-soi n’existe qu’à partir de la négation de l’être de la chose. b) Le il y a comme champ phénoménal pratique Afin de comprendre les absences qui hantent la présence, nous devons passer aux structures de dévoilement du monde, en gardant à l’esprit le fait que, par le projet temporalisant du pour-soi, le monde apparaît comme totalité, réalité orientée, abstraite-concrète. Depuis les Carnets, Sartre développe l’idée selon laquelle « toute chose est une présence immédiate que nous ne pouvons atteindre que dans le futur. Tel est le sens de la transcendance ou dépassement de l’investissant présent vers la : “chose-à-venir” du monde »70. L’apparaître de la chose est structuré par la temporalité du pour-soi, qui acquiert un autre mode d’être dans le champ de l’il y a. Le ceci est la forme qui se détache d’un fond, et pour que cette forme se donne comme « présence », il faut prendre en compte la projection des ek-stases passé et futur du pour-soi : « il y a un ceci parce que je ne suis pas encore mes négations futures et que je ne suis plus mes négations passées »71. L’apparaître comme forme est l’une des 69 70 71
EN, p. 345. CDG, p. 520. EN, p. 219.
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caractéristiques de l’apparition des choses dans le monde. Sartre définit également, d’autres structures fondamentales de l’apparition, éparpillées dans le texte, que nous organisons de la façon suivante : outre la forme sur un fond, les potentialités, la qualité et le coefficient d’adversité, l’ustensilité – et ses caractéristiques de « pour quoi » et « pour-qui » – et les techniques. Tout d’abord, les potentialités concernent justement la dimension du par-delà-l’être qui est directement liée à l’ek-stase futur du pour-soi. Sartre décrit surtout la permanence comme potentialité, mais nous pouvons aussi trouver dans son texte ce que nous pourrions identifier comme étant les « tâches à accomplir », l’exigence ou l’appel. Les potentialités sont dévoilées par le processus temporel du projet pour-soi dans la mesure où c’est lui qui dévoile le ceci dans une relation avec le futur, car, comme l’en-soi stricto sensu est atemporel, sa dimension potentiellement future n’apparaît qu’à travers la temporalisation du pour-soi. La permanence de la potentialité est un bon exemple pour comprendre le « compromis entre l’identité intemporelle et l’unité ek-statique de temporalisation »72. La perception d’une table comme « présente » se structure par la perception de la table comme quelque chose qui continuera à être table dans le futur, à moins qu’un événement du dehors s’interpose et la détruise. La table apparaît comme un objet qui continuera à apparaître dans le futur au pour-soi futur, et ce « futur » de la table, conjointement à son « passé » – tous les deux structurant son apparition présente – est la permanence. Cette potentialité, à son tour, en dépit d’apparaître comme étant inhérente à l’être de la table, appartient au dévoilement temporel du ceci. Le pour-soi existe face à ses possibilités, mais l’en-soi, atemporel, ne peut ouvrir ni possibilités ni potentialités ; finalement le dualisme acte et puissance doit être dépassé, conformément à l’affirmation de Sartre dans l’« Introduction ». Les potentialités sont les absences qui structurent la présence du ceci dans le dévoilement temporel, ce qui signifie que le pour-soi ne dévoile pas l’en-soi comme s’il était lui aussi un processus temporalisant ek-statique, mais qu’il le dévoile comme ayant une temporalité propre, projetée sur l’en-soi et hypostasiée en potentialités. C’est l’extériorité : « Mon surgissement dans le monde fait surgir corrélativement les potentialités. Mais ces potentialités se figent dans leur surgissement même, elles sont rongées par l’extériorité »73. Le ceci apparaît ainsi cerné de potentialités, par lesquelles il acquiert un 72 73
EN, p. 241. EN, p. 232.
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aspect de permanence en extériorité. Mais il indique en même temps des tâches à accomplir et des exigences à réaliser. Ces dernières potentialités sont liées à l’ek-stase futur du pour-soi dans son ouverture aux possibilités, en tant qu’il est manque. En d’autres termes, cela signifie que l’absence qui apparaît comme « quelque chose à être réalisé par moi » se trouve en relation directe avec mon manque d’être dans la mesure où elle est le « corrélatif de l’être-possible dont je manque »74. L’être de l’absence comme corrélatif dans le monde du rapport non-thétique du poursoi qui est manque avec ses possibles qui lui manquent, apparaît comme potentialités objectives du ceci lui-même. Ainsi, le ceci exige la réalisation de ses potentialités comme « tâches à accomplir », ce que Sartre explique bien dans l’Esquisse, en donnant l’exemple d’un processus d’écriture : Les mots que j’écris sont des exigences. C’est la façon même dont je les saisis à travers mon activité créatrice qui les constitue comme tels : ils apparaissent comme des potentialités devant être réalisées. Non pas devant être réalisées par moi. Le moi n’apparaît point ici. Je sens simplement la traction qu’ils exercent. Je sens objectivement leur exigence. Je les vois se réaliser et en même temps réclamer de se réaliser davantage. Et je puis bien penser les mots que trace mon voisin comme exigeants de lui leur réalisation : je ne sens pas cette exigence. Au contraire, l’exigence des mots que je trace est directement présente, pesante et sentie. Ils tirent et conduisent ma main. Mais non pas à la manière de petits démons vivants et actifs qui la pousseraient et tireraient en effet : ils ont une exigence passive75.
Dans ce passage Sartre reconnait la primauté de l’irréflexion et du caractère pratique de la création, en mettant en évidence le fait que le processus d’écriture, comme action d’un pour-soi dans le monde, s’oriente à partir d’exigences passives76 des potentialités propres au ceci qui conduisent la main. Dans L’Être et le Néant, nous trouvons également de tels exigences quand Sartre mentionne le travail d’un cordonnier : « il saisit la situation comme exigeant telle ou telle action, ce bout de cuir, là, comme réclamant un clou, etc. »77. En dépit du fait que les 74
EN, p. 240. ETE, p. 41. (nous soulignons) 76 Il ne s’agit cependant pas de passivité pour De Coorebyter, mais bien de réceptivité et de sensibilité de la conscience. DE COOREBYTER, V. « Le corps et l’aporie du cynisme dans l’Esquisse d’une théorie des émotions », Bulletin d’analyse phénoménologique, VIII, n° 1, 2012, p. 275. 77 EN, p. 566. Dans Saint Genet, par exemple, Sartre dit qu’un objet manufacturé à l’intérieur d’une société de consommation « se révèle à la fois comme une chose dans le monde et comme une exigence ; il réclame dans son être d’être consommé ». SG, p. 222. 75
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potentialités n’apparaissent qu’à partir de la projection temporelle du pour-soi dans le monde, le dévoilement même de l’il y a possède des règles propres qui ne peuvent pas être attribuées à la volonté du pour-soi. Le dévoilement se structure de telle façon que les potentialités constituent les exigences propres du ceci présent, faisant en sorte que le monde se présente comme ensemble de « tâches à accomplir ». Le mouvement d’irréflexion s’oriente ainsi par la « force » des exigences, comme le souligne De Coorebyter : « conformément à ce qu’annonçaient La Transcendance de l’Ego et l’article sur l’intentionnalité, lorsqu’un écrivain rédige, il est totalement oublieux de soi, aux antipodes du modèle réflexifdécisionnel qui domine la conception traditionnelle de l’action, du travail »78. En effet, comme nous l’avons vu en ce qui concerne le « monde de prophètes et des artistes », dans La Transcendance de l’Ego, Sartre opère une critique de la conception subjectiviste des « moralistes de l’amour propre », en affirmant que la qualité de « doit-être-secouru » de Pierre, agit « comme une force » pour la conscience79. Dans L’Être et le Néant, nous trouvons aussi de telles exigences, quand Sartre affirme que « prendre un porte-plume, c’est déjà dépasser mon être-là vers la possibilité d’écrire, mais c’est aussi dépasser le porte-plume comme simple existant vers sa potentialité et celle-ci, derechef, vers certains existants futurs qui sont les “mots-devant-être-tracés” et finalement le “livredevant-être-écrit”. C’est pourquoi l’être des existants est ordinairement voilé par leur fonction »80. La perception est donc originairement une action qui implique un engagement pratique dans le monde et non pas la relation de connaissance d’un sujet qui thématise un objet. La perception, conclut Sartre, « ne peut se dévoiler que dans et par des projets d’action […] ce que je saisis objectivement dans l’action, c’est un monde d’instruments qui s’accrochent les uns aux autres et chacun d’eux, en tant qu’il est saisi dans l’acte même par quoi je m’y adapte et le dépasse, renvoie
78 DE COOREBYTER, V., op.cit., p. 276 (nous soulignons). Pour De Coorebyter, dans l’Esquisse on a affaire en réalité de l’émotion, alors Sartre devrait démontrer qu’il est justement cet être-dans-le-monde pratique qui se « casse » au moment où l’émotion apparaît, phénomène qui consiste dans un « décentrement de la conscience pratique ». Ibid., p. 277. 79 TE, p.105. 80 EN, p. 434. Il est à noter que dans La Nausée le « monde nu » apparaît lorsque le voile qui le recouvre avec sa fonction se dépouille. C’est également cette idée que nous avons entrevue dans l’affirmation suivante du Baudelaire : « Une réalité naturelle, lorsqu’elle est travaillée et passée au rang d’ustensile, perd son caractère injustifiable. L’ustensile a une existence de droit pour l’homme qui le considère ». B, p. 99
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à un autre instrument qui doit me permettre de l’utiliser »81. L’engagement présupposé dans l’action signifie que le pour-soi, devant être à chaque fois, réalise le monde qui lui apparaît à partir de « tâches à accomplir » et en tant que sollicité par les exigences. Ainsi, nous pouvons à nouveau observer que ce sont les absences – plus précisément les exigences et les « tâches à accomplir » – qui structurent la présence : L’appréhension perceptive d’un objet quelconque [se fait] sur fond de monde. Nous entendions par-là que ce que les psychologues ont coutume d’appeler « perception » ne pouvait pas se limiter aux objets proprement « vus » ou « entendus », etc., à un certain instant, mais que les objets considérés renvoient par des implications et de significations diverses à la totalité de l’existant en soi à partir de laquelle ils sont appréhendés […] je ne puis percevoir une chose-ustensile quelconque, si ce n’est à partir de la totalité absolue de tous les existants car mon être-premier est être-dans-le-monde82.
Il y a donc un « monde d’instruments » (ou d’ustensiles) qui se manifeste par l’action. Ce passage nous indique l’une des autres caractéristiques propres de l’apparaître du ceci au sein du circuit de l’ipséité : l’ustensilité. Comme nous l’avons vu à travers les analyses de Heidegger dans Être et Temps, principalement au §15, le mode quotidien du Dasein dans la préoccupation est l’usage « pratique » des êtres-à-porté-de-lamain (Zuhandenheit) dans laquelle le Dasein se trouve de prime abord et le plus souvent. Heidegger montre justement le caractère pragmatique de l’outil comme relation première et quotidienne, alors que la relation théorique avec les étants suppose l’interruption de la préoccupation et l’apparition de l’étant comme être-sous-la-main (Vorhandenheit). Dans les termes de Sartre, « dans le monde heideggérien, l’existant est d’abord “Zeug”, ustensile. Pour voir en lui “das Ding”, la chose temporospatiale, il convient de pratiquer sur soi-même une neutralisation […] Alors apparaît la chose, qui n’est, en somme, qu’un aspect secondaire de l’ustensile – aspect qui se fonde en dernier recours sur l’ustensilité, – et la Nature, comme collection de choses inertes »83. Chez Sartre, mutatis mutandis, le pour-soi existe comme projet pratique engagé qui fait que le monde se dévoile comme « un monde d’instruments ». La relation immédiate du pour-soi avec les choses dans le monde est aussi pensée sous le primat de la praxis, et la chose, avant
81 82 83
EN, p. 362. EN, p. 505. S.I, p. 237.
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d’être objet pour un sujet, est un ustensile à l’intérieur des « tâches à accomplir ». En ce sens, que la philosophie de Sartre soit une philosophie de la conscience ne conduit pas à reconnaître la primauté de la perception comprise comme la relation thématique d’un objet face à un sujet, ou comme faculté psychologique ; la perception est plutôt l’engagement qui fait qu’un « champ perceptif »84 se dévoile concrètement, comme champ d’action du pour-soi structuré par les absences. En somme, dans l’appréhension antéprédicative du champ pratique, structurée par les absences, le ceci se révèle comme chose-ustensile indiquant des « tâches à accomplir ». Mais cette apparition du ceci ne se donne pas à une conscience désincarnée, elle est polarisée en direction d’un point de vue qui fait que le dévoilement du monde est depuis toujours dévoilement pour un pour-soi situé, c’est-à-dire qu’« un complexe d’ustensilité ne peut se dévoiler que par la détermination d’un sens cardinal de ce complexe et cette détermination est elle-même pratique et active – planter un clou, semer des graines »85. Pour cette raison, comprendre le dévoilement du monde comme champ pratique implique de comprendre le rôle du corps, en tant que point de vue factice à partir duquel la totalité mondaine se manifeste comme orientation. Le corps n’est pas un point de vue au sens d’une position théorique, mais plutôt quelque chose comme « un médium en transe », un moyen par lequel une certaine potentialité des choses se réalise86. Il y a une relation intrinsèque entre le corps et l’ustensilité comme mode de dévoilement, puisque : Mon corps s’étend toujours à travers l’outil qu’il utilise : il est au bout du bâton sur lequel je m’appuie, contre la terre ; au bout des lunettes astronomiques qui me montrent les astres ; sur la chaise, dans la maison tout entière, car il est mon adaptation à ces outils […] Nous avons renoncé à nous doter d’abord d’un corps pour étudier ensuite la façon dont nous saisissons ou modifions le monde à travers lui. Mais, au contraire, nous avons donné pour fondement au dévoilement du corps comme tel notre relation originelle au monde, c’est-à-dire notre surgissement même au milieu de l’être. Loin que le corps soit pour nous premier et qu’il nous dévoile les choses, ce sont les choses-ustensiles qui, dans leur apparition originelle, nous indiquent notre corps. Le corps n’est pas un écran entre les choses et nous : il manifeste seulement l’individualité et la contingence de notre rapport originel aux choses-ustensiles87.
84 85 86 87
v EN, p. 363. EN, p. 198. EN, p. 365. (nous soulignons)
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Dans la mesure où le pour-soi est corps, l’orientation et l’organisation de l’apparition en complexes d’ustensiles sont inhérents à la structure du monde. L’orientation est « une structure constitutive de la chose »88 ; un ceci apparaît toujours dans une relation avec tous les autres sur fond de monde indifférencié. En d’autres termes, l’événement de l’apparition se donne en accord avec le projet existentiel du pour-soi : le champ phénoménal s’ouvre organisé et orienté dans un réseau d’ustensiles ; ces derniers se forment par des renvois entre eux, formant en même temps le fond à partir duquel le ceci va surgir, dans la mesure où le pour-soi les réalise. En outre, les ustensiles apparaissent par l’usage, ce qui signifie que chaque fonction n’acquiert de sens que dans un réseau corrélatif aux possibilités qui sont en jeu pour le pour-soi. Cependant, le ceci n’est pas simplement une image projetée en pleine harmonie avec les intentions du pour-soi, car le dévoilement a ses règles propres et la chose-ustensile surgit avec ses exigences. Le pour-soi se trouve ainsi dans la situation paradoxale de trouver ses possibilités en dehors de lui, en même temps que ses possibilités « tirent leur objectivité transcendante de la matière à travers quoi elles sont saisies, qui est précisément l’objet présent à modifier. Ainsi sont-elles des existences extérieures d’un type très particulier. Nommons-les des exigences. Par là il faut entendre des objets qui exigent d’être réalisés »89. Si le poursoi connaisseur est tout entier « en dehors » immergé dans les choses, puisqu’il n’y a rien entre lui et les choses, c’est dans le champ transcendant qu’il appréhende ses possibilités. Et si le désir du pour-soi est justement celui de l’intégration à soi – d’être un « pour-soi-en-soi » – c’est également dans le monde que ce désir d’intégration cherche à se réaliser. Ainsi, les choses apparaissent hantées par le désir de complétude du pour-soi, comme un « appel perpétuel vers l’intégration »90. En d’autres termes, c’est par l’apparition d’une forme détachée du fond que le poursoi subit l’appel des choses comme voie possible de son intégration totale, qui correspond à la hantise immédiate de la valeur. Par conséquent, la valeur qui hante le pour-soi est captée dans le monde lui-même, c’est-à-dire « cette indication perpétuelle d’une fusion irréalisable doit s’apparaître non pas comme structure de la conscience irréfléchie, mais comme indication transcendante d’une structure idéale de l’objet »91. 88
EN, p. 356. CDG, p. 318. (nous soulignons) 90 EN, p. 505. 91 EN, p. 230. Pour Sartre, c’est le désir d’intégration à partir des choses qui motive la philosophie idéaliste – la « philosophie alimentaire » – à associer la connaissance à l’appropriation et à l’assimilation. Cf. EN, p. 223 ; pp. 624-625. 89
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Pour résumer, le dévoilement du ceci par le pour-soi ek-statique se donne de façon à faire apparaître la chose-ustensile comme dotée de potentialités et d’exigences – objectivation des possibilités –, et comme appel d’intégration, d’objectivation de la valeur. Un autre point important à élucider est le fait que bien que le dévoilement de la chose-ustensile soit corrélative de l’action du pour-soi, cela ne signifie pas que cette même apparition ne comporte pas de relation aux autres, à un « monde commun » partagé, ce que Sartre indique en parlant du « donné » : le pour-soi surgit dans un monde qui est monde pour d’autres pour-soi. Tel est le donné. Et, par là même […] le sens du monde lui est aliéné. Cela signifie justement qu’il se trouve en présence de sens qui ne viennent pas au monde par lui. Il surgit dans un monde qui se donne à lui comme déjà regardé, sillonné, exploré, labouré dans tous le sens et dont la contexture même est déjà définie par ces investigations92.
Surgir dans ce « monde commun » donné signifie que l’apparition même de l’ustensile contient des « propriétés latérales et secondaires » qui sont liées à l’orientation des choses en direction d’autres centres de référence, qu’est le corps d’autrui. Comme le pour-soi transcende ce centre de référence qu’est l’autre en direction de ses fins – le métamorphosant en transcendance-transcendée – il s’en suit qu’il appréhende cette transcendance à partir de son monde, où la disposition des choses-ustensiles s’organise indiquant ce centre de référence secondaire, c’est-à-dire que l’autre devient un « indicateur de fins »93. Ce sont donc les choses qui indiquent latéralement l’autre comme centre de référence objectivé (corpsobjectivé)94. Il convient d’ajouter également que le fait que ces propriétés latérales soient relatives à cet autre ou qu’elles s’organisent de telle ou telle façon est quelque chose de contingent, mais il est pourtant nécessaire que le pour-soi surgisse dans un monde « qui est monde pour d’autres pour-soi », et que le monde « se donne à lui comme déjà regardé » (conformément à la citation ci-dessus). C’est pour cette raison que la chose-ustensile comporte toujours un « pour-qui » (Worumwillen95) qui « apparaît constamment derrière les instruments »96. Un instrument x sert à quelque chose, à être fait par quelqu’un, et cette fonction – et l’indication de quelqu’un – compose l’apparition même des choses-ustensiles dès 92 93 94 95 96
EN, p. 565. (nous soulignons) Ibid. Cf. EN, pp. 379-380. Le terme est de Heidegger, traduit par Sartre par « pour qui ». EN, p. 237.
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lors qu’elles s’organisent infiniment en complexes corrélatifs de l’immersion pratique d’un pour-soi dans le monde. Outre les propriétés latérales et secondaires et le « pour qui », Sartre montre que l’action du pour-soi dans le monde se donne par le biais de techniques collectives qui indiquent la situation de coprésence à un monde commun. Par les techniques, le pour-soi se trouve inséré dans des collectivités qui font son insertion sociale97. Sartre éclaircit ainsi le rôle des techniques dans le dévoilement du monde : Or, il est évident – bien que mon appartenance à telle classe, à telle nation ne découle pas de ma facticité comme structure ontologique de mon poursoi – que mon existence de fait, c’est-à-dire ma naissance et ma place, entraîne mon appréhension du monde et de moi-même à travers certaines techniques. Or, ces techniques que je n’ai pas choisies, elles confèrent au monde ses significations. Ce n’est plus moi, semble-t-il, qui décide à partir de mes fins si le monde m’apparaît avec les oppositions simples et tranchées de l’univers « prolétarien », ou avec les nuances innombrables et retorses du monde « bourgeois ». Je ne suis pas seulement jeté en face de l’existant brut, je suis jeté dans un monde ouvrier, français, lorrain ou méridional qui m’offre ses significations sans que j’aie rien fait pour les déceler98.
Les techniques consistent autant en un savoir élémentaire et général, comme savoir, parler, marcher, etc. – qui dénote l’appartenance à quelque chose comme une « espèce humaine », la collectivité nationale, le groupe familial, entre autres – qu’en un savoir typique d’une culture locale : parler un dialecte, par exemple. En réalité, c’est uniquement par le faire particulier – façon particulière de parler, de marcher, etc. – que nous pouvons penser cette appartenance à la généralité. Cela signifie que nous ne devons pas présupposer une existence préalable de techniques générales qui seraient ensuite appliquées au particulier, mais c’est le faire singulier qui dévoile le monde à travers des techniques collectives : « c’est le coup de hache qui révèle la hache, c’est le marteler qui révèle le marteau »99. Les techniques, étant toujours situées, localisent socialement et historiquement l’apparition du monde pour le pour-soi, indiquant son appartenance à une époque où de telles techniques (et non pas d’autres) sont applicables. Il s’agit donc des produits intersubjectifs qui sont des objectivations de la conduite d’un pour-soi pour un autre 97 L’insertion dans une collectivité concerne « l’aliénation collective », qui est l’expérience d’appartenance d’un pour-soi à un nous-objet. Cf. EN, p. 461. 98 EN, pp. 558-559. (nous soulignons) 99 EN, p. 563.
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pour-soi selon les lois d’une coappartenance à une époque historique donnée ; elles sont également le moyen par lequel le monde se révèle avec des significations pratiques et objectives qui ne sont pas de simples projections du pour-soi. Elles se forment à partir de la conduite objectivée d’un autre – qui se révèle comme technique à un pour-soi – de façon à ce que celui-ci puisse les intérioriser par sa propre praxis. Cependant, dans de ce mouvement d’intériorisation, la technique perd son caractère de technique et s’intègre au mouvement projectif libre du pour-soi. On revient par là à l’opposition entre objectivité et subjectivité, puisque la technique appartient à la sphère de l’objectivation de la conduite d’autrui tandis que la réappropriation de cette objectivité par la subjectivité d’un pour-soi implique la dissolution de son caractère objectif du fait de l’assomption par le projet : « du fait qu’elle est intériorisée, la technique, qui était pure conduite signifiante et figée d’un quelconque autre-objet, perd son caractère de technique, elle s’intègre purement et simplement au libre dépassement du donné vers les fins ; elle est reprise et soutenue par la liberté qui la fonde »100. Cette opposition de la subjectivité et de l’objectivité au sein de ce domaine que Sartre nomme technique doit alors nous conduire à reprendre cette analyse dans la perspective de l’hantologie. Car c’est seulement en dépassant le dualisme entre être et néant qu’il est possible de comprendre dans quelle mesure une technique qui se transforme à nouveau en praxis du pour-soi peut conserver son caractère général. Autrement dit, si chaque pour-soi singulier parle une langue particulière, avec son accent, ses expressions et ses manières propres, il serait absurde de dire que le langage perd sa relation générale en étant assumé par un projet. S’il existe une infinité de modes de parler portugais, par exemple, il y a quelque chose en commun qui nous permet de dire que tel ou tel groupe de personnes parle portugais. En ce sens, c’est n’est qu’en comprenant comment cette assomption des techniques par le pour-soi n’a pas pour effet de le libérer de sa situation de fait, c’est-à-dire en appréhendant son appartenance à une époque que nous pouvons enfin saisir la relation entre le général et le particulier dans le pour-soi, de tout ce qu’il est et n’est pas et n’est pas et est. Cette appréhension montre alors comment être et néant s’imbriquent de par la relation de hantise. Aussi, c’est en termes de hantise que Sartre pense l’« existence-dans-le-monde-en-présencedes-autres » :
100
EN, p. 568.
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Vivre dans un monde hanté par mon prochain, ce n’est pas seulement pouvoir rencontrer l’autre à tous les détours du chemin, c’est aussi se trouver engagé dans un monde dont les complexes-ustensiles peuvent avoir une signification que mon libre projet ne leur a pas d’abord donnée. Et c’est aussi, au milieu de ce monde pourvu déjà de sens, avoir affaire à une signification qui est mienne et que je ne me suis pas donnée non plus, que je me découvre comme « possédant déjà »101.
Ainsi, nous pouvons conclure que le monde – qui déjà se manifestait selon ses structures de dévoilement propre – ne tire pas sa signification du seul « pouvoir d’ontogenèse » de la conscience. Au contraire, la signification du monde est donnée par le fait même de la coprésence (que Sartre appelle simultanéité102) du pour-soi à un monde commun. C’est ce qui apparaît clairement dans l’expérience du nous-sujet, sorte de « on » sartrien. Il s’agit de l’expérience de l’impersonnalité que nous faisons en utilisant un objet manufacturé, par exemple. Ce dernier fut fait pour « tous » et il indique lui-même son usage, le geste à faire, etc. Dans ce cas, une fin du pour-soi est en même temps une fin du monde, parce que si je veux m’appuyer sur un objet, m’asseoir, ou le pousser, cette fin à déjà été prévue dans la fabrication même de l’objet, de telle façon qu’il « appartient à présent à l’objet comme sa potentialité la plus propre. Ainsi, est-il vrai que l’objet manufacturé m’annonce comme “on” à moimême, c’est-à-dire me renvoie l’image de ma transcendance comme celle d’une transcendance quelconque »103. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre l’affirmation de Sartre dans les Cahiers pour une morale, selon laquelle « l’artisan, l’ingénieur, le technicien me regardent à travers l’outil qu’ils ont fait pour moi »104. Il s’agit ainsi de la révélation d’un « être-indifférencié » qui peut être élargie dans l’expérience du nous-sujet. Cette dernière est un type d’expérience de groupe où un projet singulier apparaît de façon indifférenciée au milieu d’autres projets, qui visent les mêmes fins. Nonobstant, Sartre répète à plusieurs reprises que le nous-sujet est d’ordre psychologique et n’unit pas effectivement les sujets dans une unité ontologique du type Mit-sein. Étant donné que cette expérience est subjective et non originelle – celle d’être « relié » à une collectivité par un nous commun, un rythme commun (pensons à un groupe de personnes qui marchent en rythme, suivant les plaques de signalisations des stations de métro qui, d’une certaine façon, déterminent 101 102 103 104
EN, p. 554. (nous soulignons) Cf. EN, p. 565. EN, p. 464. CPM, p. 184.
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déjà leurs chemins) –, elle est constamment rendue possible par les choses elles-mêmes : À vrai dire, il y a, dans le monde, une foule de formations qui m’indiquent comme quelconque ; d’abord tous les ustensiles, depuis les outils proprement dits jusqu’aux immeubles, avec les ascenseurs, leurs conduites d’eau ou de gaz, leur électricité, en passant par les moyens de transport, les magasins, etc. Chaque devanture, chaque vitrine me renvoie mon image comme transcendance indifférenciée. En outre, les rapports professionnels et techniques des autres avec moi m’annoncent encore comme quelconque : pour le garçon de café, je suis le consommateur ; pour le poinçonneur de tickets, je suis l’usager du métro105.
Après ces quelques analyses des structures de dévoilement du monde, il apparaît plus clairement qu’en se bornant au niveau de la « pure présence » de la connaissance, il n’est aucunement possible de saisir la portée des structures constitutives de l’apparition des phénomènes. Car l’ek-stase futur du pour-soi hante le monde corrélativement aux potentialités qui composent la dimension « par-delà-l’être » du monde. De même, les diverses dimensions de la facticité du pour-soi sont fondamentales pour l’appréhension du monde comme champ pratique d’un pour-soi engagé : le corps conduit le monde à apparaitre orienté en complexes d’ustensiles en accord avec l’usage pratique ; l’appartenance du pour-soi à une collectivité indique les techniques qui sont en jeu dans cet usage ; les instruments renvoient aux autres – comme centre de référence d’usage et au pour-soi lui-même comme « n’importe qui » – ce qui est constaté par l’expérience de nous-sujet. Enfin, le passé participe au dévoilement des ceci sous la forme d’un savoir préthématique qui qualifie la négation de la connaissance. Le savoir impliqué dans le dévoilement du ceci nous renvoie à la qualité comme structure supplémentaire. Le ceci, dans son dévoilement, est tout à la fois ce que le pour-soi ne peut s’approprier et le pôle de négation à partir duquel ce dernier surgit. La qualité est justement le mode d’être de l’en-soi ; celui-ci se révèle comme matière et forme concrète et contingente, desquelles le pour-soi est négation : « le dévoilement d’une qualité de la chose apparaît toujours comme une gratuité de fait saisie à travers une liberté »106, dit Sartre. Cela signifie que la négation par le pour-soi d’un en-soi particulier est toujours qualifiée, singulière et concrète, mais cette qualité se présente comme structure de la 105 106
EN, p. 466. EN, p. 224.
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chose même et non comme issue de synthèses psychologiques d’impressions subjectives, car, selon Sartre, par exemple : « l’odeur que je respire soudain les yeux clos, avant même que je l’aie rapportée à un objet odorant, est déjà un être-odeur et non une impression subjective »107. Sartre en arrive même à dire que nous « mangeons la couleur », que le jaune du citron est son acidité : « [il] n’est pas un mode subjectif d’appréhension du citron : il est le citron »108. N’ayant aucunement besoin d’une conscience qui unirait synthétiquement couleur et forme, c’est la chose qui se présente entièrement qualifiée. Cette position indique une proximité avec celle de Merleau-Ponty dans sa vision de la chose qui se présente en « chair et en os » : Cézanne disait qu’un tableau contient en lui-même jusqu’à l’odeur du paysage. Il voulait dire que l’arrangement de la couleur sur la chose (et dans l’œuvre d’art si elle ressaisit totalement la chose) signifie par lui-même toutes les réponses qu’elle donnerait à l’interrogation des autres sens, qu’une chose n’aurait pas cette couleur si elle n’avait aussi cette forme, ces propriétés tactiles, cette sonorité, cette odeur, et que la chose est la plénitude absolue que projette devant elle-même mon existence indivise109.
Pour l’auteur de la Phénoménologie de la perception, la chose se présente à la perception de telle façon que son sens relie les qualités sensibles pour traduire une manière d’être unique. Il ne s’agit pas ici d’essayer d’établir une équivalence entre les notions de perception que l’on trouve chez Sartre et chez Merleau-Ponty. Mais nous pouvons attirer l’attention sur le fait que pour Sartre également, l’appréhension de la chose ne se donne pas par une opération intellectuelle. C’est le dévoilement même qui révèle la chose qualifiée comme unité de sens et c’est la chose même qui se présente avec ces qualités. Cela ne signifie pas pour autant que la qualité soit « dotée d’un support mystérieux analogue à la substance »110 ; elle est simplement le mode d’être singulier de la manière par laquelle un ceci particulier se révèle par le biais d’un profil à un pour-soi engagé. En ce sens, la qualité manifeste plus la singularité que l’individualité de la chose, dans la mesure où elle indique la « manière irremplaçable » par laquelle cette chose est dévoilée en direction d’un pour-soi particulier. Pour reprendre les termes de Sartre : « À chaque acte négateur par quoi la liberté du pour-soi constitue spontanément son 107 108 109 110
EN, p. 224. EN, p. 649. PhP, p. 374. EN, p. 224.
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être correspond un dévoilement total de l’être “par un profil”. Ce profil n’est rien qu’un rapport de la chose au pour-soi réalisé par le pour-soi lui-même »111. À partir du moment où le pour-soi réalise le il y a, le ceci particulier de l’en-soi néantisé se présente par un profil à son point de vue, tandis que cette appréhension est révélatrice de la qualité du ceci pour le pour-soi. La qualité n’est donc ni une opération subjective de la chose ni un support de la chose, mais la chose apparaît qualifiée : « la qualité, c’est l’être tout entier se dévoilant dans les limites du “il y a” »112. En tant que caractéristique objective supplémentaire de la chose dévoilée à l’intérieur du circuit d’ipséité, la qualité hante le pour-soi113. Il existe en outre un aspect propre à l’apparaître de la chose que Sartre développe à partir de la critique que Bachelard adresse aux phénoménologies de Heidegger et de Husserl. Les deux phénoménologues n’étaient pas attentifs au coefficient d’adversité de la chose et à la signification de sa matérialité. Pour Sartre, ce concept est utile pour prendre en compte un type de résistance des choses-ustensiles au milieu du monde d’instruments ; ainsi un ustensile du champ pratique offre une plus ou moins grande résistance en vue d’accomplir sa fonction. Dans L’Imaginaire, Sartre faisait allusion à la « chair des objets » comme étant leur « contexture intime »114, ce qui, à partir de son interprétation du concept de Bachelard, renvoie au coefficient d’adversité, « un residuum innommable et impensable qui appartient à l’en-soi considéré et qui fait que, dans un monde éclairé par notre liberté, tel rocher sera plus propice à l’escalade et tel autre non »115. Le coefficient d’adversité serait ainsi un « quid insaisissable »116 qui ne se révèle qu’au travers du réseau d’ustensiles et non pas en tant que propriété matérielle. Comme nous l’avons mentionné, le projet du pour-soi fait qu’il y « a » de l’être, c’est-à-dire que s’ouvre un champ phénoménal comme monde, de façon à ce que le monde indique l’« image » même du projet, qui à son tour se connaît « en dehors » de soi. La situation paradoxale du pour-soi est qu’il est l’être pour lequel le monde s’ouvre comme monde, mais seulement dans la mesure où le monde possède ses propres règles de dévoilement. Ainsi, le monde révèle le pour-soi à lui-même d’une manière propre à son dévoilement et non pas en obéissant au désir de complétude du pour-soi. 111 112 113 114 115 116
EN, p. 224.. EN, p. 223. Ibid. I’re, p. 38. EN, p. 527. EN, p. 533.
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Il en découle que le monde n’est pas une projection du pour-soi au sens subjectif, c’est-à-dire comme si les ceci apparaissaient dans leur réseau de référence en accord avec les conditions psychiques, sentiments ou dispositions intérieures du pour-soi. Le projet existentiel indique que le monde est dévoilé à partir d’un point de vue qui révèle les significations relatives à ce projet. Comme les significations du projet existentiel du pour-soi ne se trouvent pas dans une intériorité psychique ou affective mais dans le monde même, la « psychanalyse des choses » de Bachelard devient intéressante aux yeux de Sartre117. Au point III du second chapitre de la quatrième partie de L’Être et le Néant, intitulé « De la qualité comme révélatrice de l’être », Sartre met en œuvre une brève psychanalyse des choses. On trouve des analyses sur l’être du visqueux, où ce mode d’être est défini comme le symbole de la possibilité de transformation du pour-soi en chose. Le mode matériel de la viscosité symbolise pour le pour-soi le contraire de la valeur d’être « en-soi-pour-soi ». Il est comme une « antivaleur », qui hante constamment le pour-soi dans sa possibilité d’être métamorphosé en chose. Le visqueux symbolise un idéal « qui va hanter perpétuellement la conscience comme le danger constant qu’elle fuit »118. C’est cette appréhension de la qualité dans sa dimension symbolique qui rend compréhensible le passage que nous avons cité antérieurement d’« Une idée fondamentale… » où Sartre décrit le « monde des prophètes et des artistes », qui est doté de qualité mais sans la présence d’une telle dimension symbolique. Dans ce passage, Sartre dit : Voilà que, tout d’un coup, ces fameuses réactions « subjectives », haine, amour, crainte, sympathie, qui flottaient dans la saumure malodorante de l’Esprit s’en arrachent ; elles ne sont que des manières de découvrir le monde. Ce sont les choses qui se dévoilent comme haïssables, 117 Worms souligne qu’il s’agit là d’une critique de Sartre contre les restes de subjectivisme encore présents dans la psychanalyse matérielle de Bachelard. WORMS, F. « Le problème de l’inconscient dans le moment de l’existence ». Selon nous, il ne s’agit pas d’une critique à proprement parler, mais du volonté d’être encore plus radical que l’auteur lui-même. Il est également intéressant de noter que Badiou, en sélectionnant trois textes principaux qui montrent la relation de complicité et de rivalité entre philosophie française et psychanalyse, place justement la proposition de la « psychanalyse des éléments » de Bachelard dans La Psychanalyse du feu, suivie de la psychanalyse existentielle chez Sartre dans L’Être et le Néant (et également la « schizo-analyse » de Deleuze et Guattari dans le quatrième chapitre de L’Anti-Œdipe). Tous, conclut Badiou « ont proposé de remplacer la psychanalyse par autre chose ». BADIOU, A. L’aventure de la philosophie française, pp. 20-21. 118 EN, p. 657. Ce thème est exploré plus en détail dans le §4 du chapitre IV de cette « Troisième partie ».
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sympathiques, horribles, aimables. C’est une propriété de ce masque japonais que d’être terrible, une inépuisable, irréductible propriété qui constitue sa nature même – et non la somme de nos réactions subjectives à un morceau de bois sculpté119.
Aux yeux de Sartre, l’intérêt de la « psychanalyse des choses » de Bachelard réside précisément dans sa capacité à appréhender une dimension symbolique non subjective des choses, à tel point qu’il « s’agit, en effet, d’appliquer non au sujet, mais aux choses, une méthode de déchiffrement objectif qui ne suppose aucun renvoi préalable au sujet »120. Ainsi, la signification du réseau de renvoi des ceci peut être interrogée « sans recours à la subjectivité qui l’a établi »121, dans la mesure où il s’agit d’un « symbole objectif de l’être et du rapport de la réalité-humaine à cet être »122. Sartre distingue aussi le « coefficient d’adversité » de la « sensation d’effort » de Maine de Biran, pour qui cette dernière est pensée à partir de sensations subjectives, au lieu d’être une expérience renvoyant à la résistance de la chose même. Si nous voulons porter un verre à la bouche, dit Sartre, nous sentons plus son poids et sa résistance à l’intérieur du complexe d’ustensiles que la sensation de notre effort123. En bref, le dévoilement qui a lieu par la négation originelle qui inaugure le il y a aboutit à l’apparition du ceci en tant que doté de potentialités, d’exigences, d’appel d’intégration de qualité et de coefficient d’adversité à l’intérieur d’un monde d’instrument et de « tâches à accomplir ». Le fait que le pour-soi soit recherche de complétude hante également le monde comme valeur, où le champ phénoménal se montre comme appel et voie de réalisation de l’ipséité du pour-soi. Mais ce ne sont pas les seuls éléments qui structurent le champ de l’apparition, il y a également les modes de relation propres au champ pratique du il y a, qui possèdent un temps et un espace caractéristiques.
c) Temps et espace fantômes Le pour-soi, en tant que projet temporalisant, se retrouve dans un monde qui possède une spatialité et une temporalité particulières. De
119 120 121 122 123
S.I, p. 32. EN, p. 646. EN, p. 648. EN, p. 649. EN, p. 364.
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même que les structures objectives de dévoilement, l’espace et le temps du monde124 « viennent au monde » par le pour-soi, mais acquièrent une autonomie et un mode d’être propres. Le pour-soi, bien qu’il soit la « source » temporelle, ne se trouve pas « de prime abord et le plus souvent », comme dirait Heidegger, réflexivement tourné vers cette caractéristique de son mode d’être, de telle façon que l’appréhension irréfléchie de la temporalité se donne « sur l’être, c’est-à-dire dehors »125. Dans ce contexte, espace et temps renvoient à la spectralité, parce qu’ils sont un medium entre être et néant ; quelque chose comme un « néant-en-soi » contradictoire – dans le langage sartrien –, équivalent à un mode d’existence fantomatique. Alors que Sartre décrivait initialement l’être en-soi comme étant atemporel, le ceci, quant à lui, dans son apparition au monde, « paraît originellement comme temporel ; mais en tant qu’il est ce qu’il est, il refuse d’être sa propre temporalité, il reflète seulement le temps ; en outre il renvoie au rapport ek-statique interne – qui est à la source de la temporalité – comme une pure relation objective d’extériorité »126. La temporalité mondaine est spectrale dans la mesure où elle n’appartient pas au plan de la temporalité originelle ek-statique du poursoi, ni à l’atemporalité de l’en-soi. Ainsi, il s’agit d’une région ontologique qui n’est ni pour-soi ni en-soi, ainsi « la temporalité, en tant qu’elle est saisie objectivement, est donc un pur fantôme, car elle ne se donne pas comme temporalité du pour-soi ni non plus comme temporalité que l’en-soi a à être »127. Cette temporalité fantôme est la temporalité mondaine. Elle se donne au pour-soi sous une perspective instantanéiste, comme une succession d’unités temporelles sous le mode de l’identité de l’en-soi, bien qu’elle soit produite par des néantisations. C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas simplement décrire de telles unités temporelles comme des êtres en-soi stricto sensu – indépendant d’une néantisation –, car elles se caractérisent par le mode d’être contradictoire (dans un cadre de pensée dualiste), d’un néant substantialisé que Sartre appelle « en-soi fantôme »128. Mais, comme une néantisation n’a lieu qu’à partir de l’être, l’atemporalité de l’en-soi est la base de l’objectiva124 Pour Husserl le temps objectif que « je détermine avec la montre et le chronomètre […] que je fixe par rapport à la terre et au soleil » disparaît avec la réduction phénoménologique qui révèle quant à elle le temps pré-empirique ou phénoménologique. HUSSERL, E. Leçons, p. 168. 125 EN, p. 240. 126 EN, p. 241. 127 EN, p. 242. (nous soulignons) 128 EN, p. 242.
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tion du temps ek-statique en temps du monde : le pour-soi comme projet temporalisant appréhende une temporalité objective par le dévoilement du ceci et celui-ci est, à son tour, une négation de l’atemporalité de l’ensoi, c’est-à-dire que « l’atemporalité de l’être est représentée dans son dévoilement même »129, étant donné que c’est elle qui « fonde la manière d’être du temps universel »130. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre comment les notions d’« avant » et d’« après » ainsi que celles du mouvement et du repos, deviennent intelligibles à partir de la temporalité mondaine et universelle. Sartre nous dit que la cohésion du temps instantanéiste est également un « pur fantôme »131, dès lors qu’il s’agit d’une cohésion établie entre des unités temporelles objectivées et en relation d’extériorité, c’està-dire indépendantes les unes des autres. Comme nous l’avons vu, quand nous percevons quelque chose comme étant de l’ordre du présent, cette apparition est caractérisée par la permanence, qui est une potentialité, de telle façon que nous appréhendons la chose comme quelque chose qui était déjà là et qui continuera à être dans le futur, à moins que quelque chose d’externe ne la détruise. Cette structure temporelle propre à l’action perceptive de dévoilement du ceci, n’apparaît cependant pas comme temporalité de la chose même, car « c’est ainsi que se révèlent à moi ce verre ou cette table : ils ne durent pas, ils sont ; et le temps coule sur eux »132. Il existe par conséquent un passé et un futur universels, corrélatifs des ek-stases passé et futur du pour-soi, qui structurent la présence de la chose. Cependant, ceux-ci ne se révèlent pas comme temporalité du ceci, puisque ce dernier se montre comme étant au repos à l’intérieur du temps universel. Le caractère dynamique de la temporalité mondaine ne peut donc se révéler qu’à partir du mouvement, c’est-à-dire que « c’est le mouvement qui sera chargé de réaliser le temps universel, en tant que le pour-soi se fait annoncer son propre présent par le présent du mobile »133, et aussi que « la dimension présente du temps universel serait […] insaisissable s’il n’y avait le mouvement »134. Le mouvement et le repos ne sont pas pour autant de l’ordre de la temporalité originelle, mais ils sont deux modalités de dévoilement du ceci. Il convient tout de même de souligner que le mouvement n’a rien à voir avec le devenir ou 129 130 131 132 133 134
EN, p. Ibid. EN, p. EN, p. EN, p. Ibid.
241. 232. 242. 250.
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n’importe quel autre terme qui signifierait un processus originel et temporel du sujet. Comprendre le mouvement dans le contexte de la temporalité mondaine et universelle, c’est le comprendre comme une manière par laquelle quelque chose est dévoilé comme étant la même malgré son passage d’un « maintenant » dans le passé à un « maintenant » dans le futur, sans donc qu’il y ait de transformation qualitative. La chose même n’apparaît pas au repos comme étant la même avant et après – sans mutation qualitative –, elle est simplement dévoilée comme étant dans le présent, représentant l’atemporalité de l’en-soi, ce qui fait des « mouvements des choses inertes […] des curieux mélanges de néant et d’éternité »135. Autrement dit, le mouvement de la chose fait apparaître la temporalité universelle comme l’« avant » et l’« après » du passage d’un point à un autre en faisant en sorte qu’elle se révèle comme un même qui passe. Il s’en suit que ce passage, n’étant pas un changement dans la qualité de ce qui passe, se donne comme relation intrinsèque à la spatialité, car passer, c’est passer d’un lieu à un autre. En réalité, l’être qui passe est et n’est pas dans un lieu, ajoute Sartre, puisqu’on ne peut pas dire qu’il est nulle part ou ailleurs, mais si on dit qu’il est, son « êtrede-passage » s’évanouit et il revient au repos136, trait qui accentue le caractère spectral. C’est pour cela que le mouvement, outre le fait de « réaliser le temps universel », fait également surgir l’espace, bien que celui-ci soit aussi impliqué dans la conception du repos. La différence est que « quand le ceci est en repos l’espace est ; quand il est en mouvement, l’espace s’engendre ou devient »137. Sartre désigne par trajectoire cette union entre le mouvement et l’espace, au sens où elle est ce qui engendre l’espace dans le temps universel. C’est par elle que nous pouvons « mesurer » le temps comme quelque chose de spatial et calculer un « laps de temps » qui sépare la réalisation de projets, comme la « trajectoire de mon acte »138. La trajectoire est fantomatique, elle est la « forme d’un devenir évanescent », « un fantôme d’unité temporelle de l’espace »139. Si le temps universel 135
V, p. 562. Sartre conclut par là que la relation de l’être qui passe avec le lieu n’est pas d’« occupation ». EN, p. 248. 137 EN, p. 249. 138 EN, p. 252. Toujours concernant le « laps de temps », Sartre ajoute : « c’est en étant mes possibilités par delà l’être coprésent, que je découvre le temps objectif comme le corrélatif, dans le monde, du néant qui me sépare de mon possible. De ce point de vue le temps apparaît comme forme finie, organisée, au sein d’une dispersion indéfinie ; le laps de temps est comprimé de temps au sein d’une absolue décompression est c’est le projet de nous-même vers nos possible qui réalise la compression ». Ibid. 139 EN, p. 250. 136
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est une unité fantôme d’unités temporelles qui sont également fantomatiques (« en-soi fantôme »), la trajectoire établit, quant à elle, une relation entre le ceci et l’espace. En considérant que le ceci n’apparaît pas comme temporel, son rapport à l’espace et aux autres ceci est d’extériorité. En d’autres termes, le ceci est « extérieur à soi » et « l’extérioritéà-soi n’étant nullement ek-statique, en effet, le rapport du mobile à soimême est pur rapport d’indifférence et ne peut se découvrir qu’à un témoin »140. Nous retrouvons ici le lien entre spectralité, regard et hantise, car l’« extériorité à soi » du ceci n’apparaît qu’en relation à un témoin, et c’est en ce sens une extériorité regardée. Être regardé dans le contexte de l’hantologie n’équivaut pas à être l’objet d’une théorisation qui interromprait la relation pratique au monde, mais correspond plutôt à un type d’appréhension non objective des absences qui se donne pour la présence qui hante le monde qu’est le pour-soi. Dans ce cas particulier, l’absence consiste en un manque de relation effective qui est elle-même un type spécial de relation, vu qu’il s’agit d’un « rapport-d’absence-derapport »141. C’est une relation externe, qui se caractérise par le fait d’être un « pur lien d’extériorité établi entre deux êtres par un témoin »142. Ce « pur lien d’extériorité », contrairement aux relations internes, est une relation entre les êtres qui ne les modifient pas qualitativement. Il s’agit également d’une couche supplémentaire de spectralité du monde dans la mesure où la relation externe demeure « “en l’air”, extérieure au pour-soi comme à l’en-soi »143, elle a « le double caractère d’être-en-soi et d’être idéalité pure »144. En réalité, cette couche de spectralité qu’est la relation externe est constitutive de la temporalité et de la spatialité fantôme, car c’est par des relations externes que le pour-soi appréhende la relation entre les unités temporelles (en-soi fantôme) et les unités de « néant en-soi séparant les ceci »145 spatialement. Ce néant en-soi qui sépare les ceci est la quantité, qui est pour Sartre, tout comme pour Bergson, synonyme d’espace. Ce dernier point a été mis en évidence par Bento Prado Jr. : L’établissement de l’identité entre quantité et spatialité conduit les deux philosophes [Sartre et Bergson] à l’établissement d’une thèse symétrique : par opposition à l’espace et à la quantité, l’identité s’établit entre la temporalité et la qualité. Dans un cas, la qualité est la projection d’un 140 141 142 143 144 145
EN, p. EN, p. EN, p. EN, p. EN, p. Ibid.
249. 244. 211. 222. (nous soulignons) 227.
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être-pour-soi qui est définit comme « temporalisation » ; dans l’autre, elle est le moment ou la tonalité d’une durée interne à la conscience146.
Le mouvement temporalisant du pour-soi réalise ainsi non seulement le temps mais l’espace. Il spatialise, comme le dit Sartre à la manière de Heidegger147. La spatialisation réalisée par le pour-soi se trouve en étroite relation avec son caractère totalisateur. En effet, de par la présence spectrale du pour-soi dans le monde, l’être lui apparaît comme totalité. Mais cette totalisation est fragile et instable parce qu’elle court le risque constant d’une désagrégation en « multiplicité externe ». L’espace est justement cette totalité évanescente, il « n’est pas le fond ni la forme, mais l’idéalité du fond en tant qu’il peut toujours se désagréger en formes »148 et la spatialité est la « relation désagrégative du monde aux ceci, des ceci au monde »149. La relation entre totalisation et désagrégation confère au monde un caractère d’ambiguïté, à condition qu’il « se dévoile à la fois comme totalité synthétique et comme collection purement additive de tous les ceci »150. Cela montre, comme le disait en outre Bento Prado Jr, que l’espace et la quantité sont constamment, d’une certaine façon, en sursis151.
146
(traduction libre) « O estabelecimento da identidade entre quantidade e espacialidade conduz os dois filósofos [Sartre e Bergson] ao estabelecimento de uma tese simétrica: por oposição a espaço e quantidade estabelece-se a identidade entre temporalidade e qualidade. Num caso, a qualidade é a projeção de um ser-para-si que é definido como “temporalização”; noutro caso, ela é momento ou matiz de uma duração interna da consciência. » PRADO JR., B. Presença e campo transcendental, p. 96. Bento Prado Jr. précise encore qu’il y a une identification entre quantité et spatialité chez les deux philosophes, étant donné que toutes deux sont définies comme « schémas d’organisation où le contenu est indifférent, dans laquelle la totalité est seulement le fruit d’une totalisation finie toujours menacée de désagrégation ». [esquemas de organização em que o conteúdo é indiferente, em que a totalidade é apenas o fruto de uma totalização finita sempre ameaçada de desagregação]. Ibid. p. 95 147 Sartre explicite dans le passage suivant l’influence conjointe de Heidegger et de la Gestalttheorie dans sa conception de l’espace : « Nous admettrons volontiers avec Heidegger que la réalité-humaine est “déséloignante”, c’est-à-dire qu’elle surgit dans le monde comme ce qui crée, et, à la fois, fait s’évanouir les distances (ent-fernend). Mais ce déséloignement, même s’il est la condition nécessaire pour “qu’il y ait” en général un éloignement, enveloppe l’éloignement en lui-même comme la structure négative qui doit être surmontée. En vain tentera-t-on de réduire la distance au simple résultat d’une mesure : ce qui est apparu, au cours de la description qui précède, c’est que les deux points et le segment qui est compris entre eux ont l’unité indissoluble de ce que les Allemands appellent une “Gestalt” ». EN, p. 55. 148 EN, p. 220. 149 EN, p. 234. 150 EN, p. 219. 151 PRADO JR., B. Presença e campo transcendental, p. 96.
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Enfin, nous ajouterons que l’espace dans sa dimension de « totalité synthétique » se rapproche, pour Sartre, de ce que Kurt Lewin appelait « espace hodologique ». Il s’agit d’un mode de spatialisation qui remonte au « monde des prophètes et des artistes », et qui, à partir L’Être et le Néant, prend la forme d’un champ pratique corrélatif de l’action du poursoi, qui ne peut qu’être située. Sartre commence à développer cette conception de l’espace dans l’Esquisse. En tentant de définir ce qu’il entend par « le monde agit », il nous indique que nous pouvons « dresser une carte “hodologique” de notre umwelt, carte qui varie en fonction de nos actes et de nos besoins »152, selon les exigences et les tensions du monde qui nous entoure. Telle est l’interprétation sartrienne du concept allemand d’Umwelt : « le monde de nos désirs, de nos besoins et de nos actes apparaît comme sillonné de chemins étroits et rigoureux qui conduisent à tel ou tel but déterminé »153. Cette conception demeure dans L’Être et le Néant, mais au travers de l’affinement conceptuel donné par les structures de dévoilement. C’est donc l’espace hodologique qui est en jeu dans le monde hanté par les absences, avec ses exigences, qualités et tâches à accomplir. La similitude des descriptions de l’Esquisse avec celles de L’Être et le Néant à ce sujet apparaît quand Sartre remarque, dans cette dernière œuvre, que « l’espace originel qui se découvre à moi est l’espace hodologique ; il est sillonné de chemins et de routes, il est instrumental et il est le site des outils. Ainsi le monde, dès le surgissement de mon pour-soi, se dévoile comme indication d’actes à faire, ces actes renvoient à d’autres actes, ceux-là à d’autres et ainsi de suite »154. L’espace est une totalité fragile prête à se désagréger et à se reformer en accord avec l’action située du pour-soi, et c’est pour cela que sa composition est toujours singulière. Il s’agit également d’une relation de spatialisation liée aux sens qui surgissent du processus temporalisant du poursoi dans le monde de sorte qu’« [un] être n’est pas situé par son rapport avec les lieux, par son degré de longitude et son degré de latitude : il se situe dans un espace humain, entre le “côté de Guermantes” et le “côté de chez Swann”, et c’est la présence immédiate de Swann, de la duchesse de Guermantes qui permet de déplier cet espace “hodologique” où il se situe »155.
152 153 154 155
ETE, p. 42. Ibid. EN, p. 361. EN, p. 318.
CHAPITRE IV
L’ÉVÉNEMENT : LES SPECTRES DE L’EN-SOI EN TANT QUE ZONES D’OPACITÉ
son ombre une nuit lui reparut s’allongea pâlit se dissolut Beckett, poèmes.
La conception du pour-soi comme un « en-soi néantisé », qui est celle de la structure immédiate de la facticité dans L’Être et le Néant, est développée dans les Carnets de la drôle de guerre. Dans les notes du 19 janvier du cahier XI, Sartre se réfère à la facticité comme étant « le dehors du pour-soi »1 qui serait une sorte de réappréhension par l’en-soi, après son surgissement comme néantisation de l’en-soi. Il s’en suit que cet en-soi qui « ressaisit le pour-soi par contrecoup »2, dit Sartre, ne peut pas avoir la consistance de l’en-soi, sous risque de substantialiser le poursoi. L’auteur décrit les caractéristiques de cet en-soi qui réappréhende le pour-soi par l’emploi de termes qui renvoient à la spectralité. La facticité est comme un « reflet nécessaire de l’en-soi sur le pour-soi »3, qui consiste en un « fantôme inconsistant d’en-soi »4. En outre, cette réappréhension du pour-soi par un tel fantôme est présentée comme une condition nécessaire : « En un mot : pour se faire néantisation de l’ensoi, au-dedans de lui-même et au-dehors, il ne suffit pas que le pour-soi ait avec l’en-soi le seul rapport synthétique de la négation ; il faut qu’il soit ressaisi par cet en-soi sous la forme d’une unité synthétique venant cette fois de l’en-soi »5. De plus, le mode de l’en-soi qui se donne après la néantisation est décrit en termes spectraux : 1 2 3 4 5
CDG, p. 498. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid.
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Je comparerai cet « en-soi » qui vient teinter le pour-soi et lui constituer un dehors à ces reflets qu’on peut voir sur une vitre lorsqu’on la considère de biais et qui masquent soudain sa transparence pour s’évanouir aussitôt qu’on change de position par rapport à la vitre […] Seulement, ce reflet évanescent, irisé et mobile de l’en-soi, qui se joue à la surface du pour-soi et que je nomme facticité, ce reflet totalement inconsistant, ne peut être considéré à la façon de l’existence opaque et compacte des choses. L’êtreen-soi du pour-soi dans son insaisissable réalité, c’est ce que nous nommerons l’événement. L’événement n’est pas un accident ni quelque chose qui se produit dans les cadres de la temporalité. L’événement est la caractéristique existentielle de la conscience en tant qu’elle est ressaisie par l’en-soi6.
L’événement est ainsi le terme utilisé dans les Carnets pour faire référence à cette réappréhension du pour-soi par l’en-soi après son surgissement. Cet « en-soi fantôme », ici nommé événement, nous renvoie à la spectralité propre à ce réflexe qui, en dépit d’être inconscient et non saisissable par le regard – parce que le pour-soi est réappréhendé par l’en-soi par-derrière7 – est ce qui nous permet de dire que le pour-soi est. Cela signifie que l’indescriptibilité de l’événement n’implique pas qu’il soit illusoire, voire qu’il appartienne au domaine de l’imaginaire. C’est cette condition nécessaire de la facticité qui fait que le pour-soi a un « dehors » et qu’il est un être-au-milieu-du-monde. Ainsi, pour Sartre, la facticité est la « limite à la transparence de la conscience. Non pas qu’il n’y ait rien derrière cette transparence, mais, simplement, le fait d’être-comme-pour-soi est la limite qui opacifie cette translucidité. Autrement dit, c’est par un fait en soi, échappant à toute néantisation, qu’il existe en ce moment un pour-soi qui est néantisation de l’en-soi »8. Si la conscience cherche à appréhender réflexivement la facticité qu’est l’événement, Sartre ajoute qu’« elle ne le voit pas, elle ne voit que la liberté infinie et néantisante de ses propres motivations »9, et c’est pour cela qu’il la hante par-derrière. Nous pouvons dire que cette brève description portant sur l’événement nous indique un chemin à suivre dans les analyses de L’Être et le Néant. Dans cette œuvre, Sartre ne fait pas mention de cette réappréhension du pour-soi par l’en-soi en termes d’événement, mais cette hantise « par-derrière » continue d’être une condition nécessaire du pour-soi. La description antérieure de l’événement nous montre que ce « retour de 6 7 8 9
CDG, p. 498. CDG, p. 491 ; p. 587. CDG, p. 492. Ibid.
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l’en-soi » est de l’ordre d’un « retour du spectre » et non de quelque chose qui finalement substantialiserait le pour-soi. Si nous avons vu que ce retour n’est pas celui d’un en-soi opaque – au sens de la matérialité des choses –, mais d’un « en-soi fantôme », alors ce qui est maintenant appelé « événement absolu », qui est le surgissement du pour-soi à partir de l’en-soi, englobe ce que nous désignons par « passage spectral » – ce qui indique que ce qui « reste » de l’en-soi dans le pour-soi ne peut qu’avoir un mode d’être assez particulier, tout comme l’événement. Si cet en-soi qui demeure dans le pour-soi, de façon à l’habiter comme un spectre, ne peut pas être équivalent au mode d’être « opaque » des choses, nous devons avoir en vue un autre plan, que nous appellerons maintenant « zones d’opacité », ce dernier terme étant entendu dans son sens spectral. Nous verrons ensuite en quoi consistent de telles zones et de quelle façon elles hantent le pour-soi dans son mode le plus immédiat. §1. L’EN-SOI NÉANTISÉ : L’ÉVÉNEMENT ABSOLU Le passé, le corps-pour-soi et l’affectivité originelle Le pour-soi n’a ni passé ni corps : le pour-soi était son passé et existe son corps. La liaison existentielle qui remplace une conception « possessive » du rapport au corps et au passé est la clé qui permet de comprendre les figures de la facticité du pour-soi. Nous avons déjà abordé ce thème auparavant : la facticité est une structure immédiate du pour-soi « sujet » qui atteste le fait de son existence contingente, c’està-dire le fait que le pour-soi est. Cependant, si nous prenons simplement en compte son existence contingente, le pour-soi existerait alors sur le mode d’être de l’en-soi et non pas comme un « événement absolu », formule qui désigne le surgissement du pour-soi à partir de la néantisation de l’en-soi qu’il est. Il faut maintenant porter notre attention sur ce qui « reste de l’en-soi dans le pour-soi comme facticité »10. Autrement dit, nous verrons dans quelle mesure cet en-soi, après avoir subi la néantisation de l’acte ontologique, demeure dans le pour-soi, en le hantant comme sa contingence originelle. Sans cette hantise constante, le poursoi ne serait plus caractérisé par un mouvement de fuite face à la contingence. 10
EN, p. 120.
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C’est par l’événement absolu que surgit un pour-soi, qui est projet, dont les ek-stases temporelles – passé, présent et futur – se trouvent en situation d’interdépendance synthétique par des liaisons internes. Le pour-soi ne cesse pas de « durer » comme un processus de métamorphose, dont nous savons qu’il se caractérise par une passéification incessante, à travers laquelle le passé coagule à chaque fois dans le mode d’être de l’en-soi, à partir duquel les néantisations présentes se donnent comme des néantisations de l’être. Nous pouvons en conclure qu’outre la contingence originelle, le pour-soi est perpétuellement hanté par son passé, qui le « poursuit » – le terme est de Sartre – comme son mode d’être à chaque fois dépassé. La proximité entre les termes dépassé et passé est ici mise en évidence : « Le passé c’est l’en-soi que je suis en tant que dépassé »11. Le passé fait partie de la dimension factice que le pour-soi est, mais cet être acquiert la particularité d’être à chaque fois dépassé : Il s’agit là d’une nécessité inconditionnelle : quel que soit le pour-soi considéré, il est en un certain sens, il est puisqu’il peut être nommé, puisqu’on peut affirmer ou nier de lui certains caractères. Mais en tant qu’il est pour-soi, il n’est jamais ce qu’il est. Ce qu’il est est derrière lui, comme le perpétuel dépassé. C’est précisément cette facticité dépassée que nous nommons le passé12.
Ce dépassement qui se donne par la néantisation de soi à chaque fois est fréquemment interprété en termes de rupture, puis de séparation effective provoquée par l’acte de néantisation entre la conscience présente et les consciences passées. Cependant, ce « néant de la facticité »13 vient-il de fait rompre et séparer le présent de son passé ? Cette néantisation provoque-t-elle réellement, comme l’affirme Bento Prado Jr., une « rupture, [une] séparation à travers l’intromission d’une fissure de la négativité » ?14 S’il en était ainsi, le pour-soi ne serait plus son passé, ce que 11
EN, p. 153. EN, p. 173. 13 Ibid. 14 (traduction libre) « Ruptura, [uma] separação através da intromissão de uma fissura de negatividade » PRADO JR., B. Presença e campo transcendental, p. 107. « Pour Sartre, en effet, la liberté est solidaire de la possibilité, pour la conscience de se distancier de son passé, de se séparer de celui-ci à travers la négation. Et plus que cela, cette rupture – cette séparation à travers de l’intromission d’une fissure de la négativité – se reproduit dans toutes les dimensions de la temporalité. Si la conscience est irrémédiablement séparée de son passé et de son futur, c’est parce qu’elle est séparation entre elle et elle-même ». [Para Sartre, com efeito, a liberdade é solidária à possibilidade, para a consciência, de distanciar-se de seu passado, de separar-se dele através da negação. Mais do que isso, essa 12
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l’ontologie sartrienne ne peut admettre. Quel est alors le mode de relation interne qui unit les ek-stases temporelles passé et présent par la voie de la néantisation ? Sartre répond : « Le passé peut bien hanter le présent, il ne peut pas l’être ; c’est le présent qui est son passé. Si on étudie donc les rapports du passé au présent à partir du passé, on ne pourra jamais établir de l’un à l’autre des relations internes »15. La hantise consiste ainsi dans ce type de relation interne qui unit passé et présent d’une façon particulière, due au fait qu’il ne s’agit pas d’une instance qui en « contient » une autre – comme le fait d’« avoir un passé » – mais au fait que le passé « soit toujours là » – et c’est pour cela qu’il était – bien qu’il ne puisse pas être localisé et décrit comme tel. En d’autres termes, il s’agit d’une présence spectrale16. Le passage qui suit résume tous ces points : Reste à étudier la façon même dont le pour-soi « était » son propre passé. Or on sait que le pour-soi paraît dans l’acte originel par quoi l’en-soi se néantise pour se fonder. Le pour-soi est son propre fondement en tant qu’il se fait l’échec de l’en-soi pour être le sien. Mais il n’est pas parvenu pour autant à se délivrer de l’en-soi. L’en-soi dépassé demeure et le hante comme sa contingence originelle. Il ne peut jamais l’atteindre, ni se saisir jamais comme étant ceci ou cela, mais il ne peut non plus s’empêcher d’être à distance de soi ce qu’il est. Cette contingence, cette lourdeur à distance du pour-soi, qu’il n’est jamais mais qu’il a à être comme lourdeur dépassée et conservée dans le dépassement même, c’est la facticité, mais c’est aussi le passé17.
ruptura – essa separação através da intromissão de uma fissura de negatividade – reproduzse em todas as dimensões da temporalidade. Se a consciência está separada irremediavelmente de seu passado e de seu futuro, é porque ela é separação entre ela e ela mesma]. Id. Cette affirmation se trouve en accord avec l’affirmation suivante de Sartre : « si la négation vient au monde par la réalité-humaine, celle-ci doit être un être qui peut réaliser une rupture néantisante avec le monde et avec soi-même ». EN, p. 483 (nous soulignons). Cependant, l’idée de rupture est questionnable, car nous avons vu que la présence à soi consiste dans une « séparation » qui ne sépare pas de fait, en sachant de la caractéristique paradoxale de « dualité dans l’unité » et également en raison de la relation interne entre les ek-stases qui attestent du fait que le pour-soi ne peut pas ne pas être son passé. 15 EN, p. 148. (nous soulignons). 16 En parlant de l’en-soi néantisé qui demeure dans le pour-soi, Sartre utilise le terme « souvenir d’être ». Cf. EN, p. 120. Cependant, ce n’est pas en termes de « souvenir » que nous comprenons cette présence spectrale de la facticité qui hante le pour-soi. Le souvenir est un acte intentionnel spécifique, dont la structure est distincte de la hantise qui a lieu au sein même de la conscience préréflexive. Ainsi, comme nous l’avons vu à propos du spectre, il s’agit d’un mode d’être particulier qui vient structurer le pour-soi « sujet ». 17 EN, p. 153. (nous soulignons).
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La hantise du passé qui traverse chaque présent est métaphoriquement décrite par Sartre comme quelque chose qui atteint le pour-soi « parderrière ». Typiquement, les effets de hantise se produisent à partir de ce qui se dérobe à l’intuition, de ce qui ne se trouve pas face au regard thématique de la conscience : « [le passé] n’est pas l’objet du regard du pour-soi. Ce regard translucide à lui-même se dirige, par-delà la chose, vers l’avenir »18. Par conséquent, la hantise du passé vient perturber la translucidité de la conscience dans la mesure où il est « chose qu’on est sans la poser, en tant que ce qui hante sans être remarqué, [il] est derrière le pour-soi, en dehors de son champ thématique, qui est devant lui comme ce qu’il éclaire »19. Le champ lumineux est donc celui de l’intuition alors que la hantise atteint le pour-soi « par-derrière ». Il faut également préciser ce que signifie le mouvement du projet comme dépassement dans ce contexte, puisque celui-ci présuppose, par la facticité, l’engagement du pour-soi dans le monde : « dépasser le monde, c’est précisément ne pas le survoler, c’est s’engager en lui pour en émerger, c’est nécessairement se faire cette perspective de dépassement »20. Cette impossibilité de survol est donnée par la facticité, qui atteste de l’aspect d’« être-au-milieu-du-monde » du pour-soi, définissant, comme nous l’avons vu, un centre de référence corporelle. L’engagement du pour-soi est corporel, il est situé dans le monde comme étant en même temps « au-milieu-du-monde » et il est à chaque fois dépassement de cette condition. Dépassement qui, à la façon de l’Aufhebung hégélienne, dépasse et conserve ce qui est dépassé – « dépassé et conservé dans le dépassement même » –, conformément à la citation ci-dessus. Cependant, nous avons souligné le fait que ce mode de « conservation » est donné comme passage au spectral, qui se révèle finalement comme un élément caractéristique de la facticité sartrienne. Sartre écrit en ce sens : Le pour-soi est soutenu par une perpétuelle contingence qu’il reprend à son compte et s’assimile sans jamais pouvoir la supprimer. Nulle part le poursoi ne la trouve en lui-même, nulle part il ne peut la saisir et la connaître, fût-ce par le cogito réflexif, car il la dépasse toujours vers ses propres possibilités et il ne rencontre en soi que le néant qu’il a à être. Et pourtant elle ne cesse de le hanter et c’est elle qui fait que je me saisisse à la fois
18 19 20
EN, p. 176. EN, p. 176. (nous soulignons) EN, p. 366.
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comme totalement responsable de mon être et comme totalement injustifiable21.
Ce qui vaut pour le passé vaut aussi pour le corps dans sa dimension pour-soi. Nous avons étudié ce mode corporel dans sa relation avec la perception et la nécessité du dévoilement orienté du monde ; nous pouvons désormais nous concentrer sur la spectralité propre à la facticité corporelle. De même que le passé, « le corps est perpétuellement le dépassé »22, et le dépassement se donne à nouveau comme hantise. Le corps est pour-soi, mais l’en-soi néantisé relatif à l’« événement absolu » qui structure le mode d’être pour-soi ne le hante plus comme un en-soi, mais comme un spectre. Et cela parce que, contre une interprétation cartésienne selon laquelle le corps serait un en-soi dans le pour-soi, Sartre affirme que : « [le corps] n’est rien d’autre que le pour-soi ; il n’est pas un en-soi dans le pour-soi, car alors il figerait tout »23. Sur le plan du corps pour-soi, le corps ne peut pas non plus être objectivé. Aussi, dire que le corps est une dimension de la facticité, en tant qu’en-soi néantisé, ne veut pas dire que l’en-soi qui est néantisé est le corps et que le poursoi est le néant – « car alors il figerait tout » –, mais plutôt qu’il s’agit d’un mode spectral de corporéité. C’est là la seule manière de comprendre la dimension corporelle préréflexive dans toute son amplitude, comme le fait que le corps « est partout : la bombe qui détruit ma maison entame aussi mon corps, en tant que la maison était déjà une indication de mon corps. C’est que mon corps s’étend toujours à travers l’outil qu’il utilise […] il est mon adaptation à ces outils »24. C’est pour cela que « le corps dans l’action, en tant que corps pour-soi, s’évanouit, il est le dépassé : l’action révèle le marteau et les clous, non la main qui martèle »25. Il s’agit alors d’un « insaisissable corps »26, dans la mesure où « ce donné que je suis sans avoir à l’être – sinon sur le mode du n’êtrepas – je ne puis ni le saisir ni le connaître, car il est partout repris et 21
EN, p. 348. (nous soulignons) EN, p. 365. 23 EN, p. 348. 24 EN, p. 365. 25 CABESTAN, P. Qui suis-je ?, p. 163. Cabestan souligne l’originalité de la théorie sartrienne sur le corps par rapport à Husserl et Heidegger, deux ans avant la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. Selon Cabestan, Heidegger en arrive à affirmer dans le Séminaire de Zurich qu’il est d’accord avec la critique de Sartre sur le silence de cette question dans Être et temps. L’auteur signale enfin une appropriation de la part de Sartre des analyses de Heidegger portant sur la spatialité de l’être-dans-le-monde et sur l’apparition du monde orienté au corps-pour-soi. (Cf. Ibid., p. 155 ; p. 160). 26 EN, p. 368. 22
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dépassé, utilisé pour mes propres projets, assumé »27. Comme la structure de la facticité, le corps est le dépassement sur le même mode que le passé28. Tous deux concernent la facticité comme structure immédiate de néantisation de l’en-soi que le pour-soi est à chaque fois, qui est alors dépassement de son être-au-milieu-du-monde. Dans la perspective du corps, ce dépassement se donne par l’engagement corporel pratique dans le monde, dans l’usage situé et à chaque fois sien de son dévoilement des instruments. C’est en ce sens que le corps-pour-soi est la preuve de la finitude de son mode d’être, au sens où « c’est précisément la nécessité qu’il y ait un choix, c’est-à-dire que je ne sois pas tout à la fois »29, dit Sartre. Cette dernière affirmation éclaircit le sens de la célèbre définition du corps comme « forme contingente que prend la nécessité de ma contingence »30, parce que l’assomption de sa propre contingence par le projet pour-soi prend la forme d’une nécessité, qui à son tour est contingente. En d’autres termes, en portant notre attention sur cette définition, nous observons que la structure de la facticité – nécessité de ma contingence – prend une forme dans le corps (dévoilement orienté), qui est à nouveau contingente. La contingence concerne le fait que le pour-soi existe sans raison mais comme nécessité d’exister sous la forme d’un être-là, jeté au monde, dans une position, un lieu, une histoire, un passé individuel et collectif, ce qui fait que le pour-soi soit engagé dans un point de vue. La contingence originelle qui « ne cesse de le hanter » signifie que l’engagement du pour-soi dans ce point de vue du monde est totalement contingent, en même temps que le monde lui renvoie, comme unité synthétique et ordonnée, son caractère injustifiable originel. En ce sens, le corps-pour-soi s’identifie à l’ordre nécessaire et injustifié de l’apparition de la totalité des étants, à tel point qu’il ne peut lui-même être connu. L’engagement du point de vue du pour-soi se donne alors par voie de la structure de l’en-soi néantisé de la facticité, au travers de la double négation qui est la nécessité de néantiser en même temps l’êtreau-milieu-du-monde que le pour-soi est – dans le sens d’exister jeté dans ce monde, dans cette position, dans ce lieu, à partir de ce passé, etc. – en néantisant cet en-soi transcendant qu’il n’est pas. Enfin, la double négation est toujours située, étant donné qu’il « [faut partir] de notre rapport premier à l’en-soi : de notre être-dans-le-monde »31 ; et aussi négation 27 28 29 30 31
EN, p. 366. « Ainsi le corps étant le dépassé, est le Passé ». Ibid. EN, p. 368. EN, p. 348. EN, p. 345.
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engagée et concrète de ce qu’elle nie. La position située de la double négation est précisément le corps d’où résulte « [qu’] il découle nécessairement de la nature du pour-soi qu’il soit corps, c’est-à-dire que son échappement néantisant à l’être se fasse sous forme d’un engagement dans le monde »32. La description du corps-pour-soi avec les instruments ne se résume pourtant pas à une relation objective de type « point de vue ». Même s’il faut reconnaître, à l’instar de la citation de Cabestan que « le corps tel qu’il a été décrit jusqu’ici manque singulièrement de “chair” »33. Il est vrai que, comme Sartre ne fut pas un lecteur des Ideen II, comme le fut Merleau-Ponty, il ne part pas des descriptions husserliennes sur l’incarnation du sentir développée par l’exemple de la main qui touche et celle qui est touchée, de façon à ce que son chemin d’élaboration des caractéristiques du corps propre (Leib) se construise d’une autre manière34. Sartre se concentre sur l’idée d’une affectivité originelle propre à l’exister du corps du pour-soi, qui correspond à la façon particulière d’être affecté par sa contingence même. Une relation à soi semblable à la tonalité affective (Stimmung) chez Heidegger, ajoute Cabestan, en tant qu’ouverture au monde et à soi, antérieure à toute connaissance et à tout vouloir35. Le corps-pour-soi s’identifie à la facticité qui est une structure immédiate. Celle-ci correspond à ce qu’il y a de spectral au sein de la dimension translucide même, qui est depuis toujours perturbée par la hantise. Dans la relation de dépassement qui est la facticité corporelle, la conscience assume en même temps sa contingence originelle, maintenant dans son aspect d’affectivité originelle. Si la conscience existe son corps, cette idée ne peut pas être interprétée comme l’union de deux instances autonomes. Elle signifie que cette relation immanente de la présence à soi avec la facticité corporelle est un mode d’autoaffection qui est une sorte de « conscience latérale et rétrospective de ce qu’elle est [la conscience] sans avoir à l’être »36. Dans ce type de description, la hantise 32
EN, p. 349. CABESTAN, P. Qui suis-je ?, p. 164. 34 Cabestan dit que, contrairement à Merleau-Ponty, Sartre ne connaissait pas ce texte, qui était d’ailleurs pendant longtemps inconnu en France. Cependant, c’est justement en opposition à l’approche de la corporéité à travers du phénomène de la double sensation que Sartre réalisera sa description du corps. CABESTAN, P. Qui suis-je ? p. 158. Pour le développement du caractère problématique du fait que Sartre critique la double sensation, voir : BARBARAS, R. Le corps et la chair dans la troisième partie de L’être et le néant, pp. 282-285. 35 CABESTAN, P. Op. cit., p. 167. 36 EN, p. 370. 33
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acquiert un rôle privilégié en tant que révélatrice d’une espèce d’expérience constante de cette présence spectrale comparée par l’auteur à un « goût de soi » tel qu’il apparaît dans la nausée : « Cette saisie perpétuelle par mon pour-soi d’un goût fade et sans distance qui m’accompagne jusque dans mes efforts pour m’en délivrer et qui est mon goût, c’est ce que nous avons décrit ailleurs sous le nom de Nausée. Une nausée discrète et insurmontable révèle perpétuellement mon corps à ma conscience »37. Dans ce contexte, la nausée (affectivité originelle) est l’expérience même de la facticité, une espèce de « goût » – à l’instar du terme sartrien – de la hantise, une appréhension constante du « reste » d’en-soi, un spectre qui perturbe la translucidité. L’affectivité originelle est la « texture [spectrale] même de la conscience »38, elle est la nausée d’exister sous la forme d’une hantise qui agit par-derrière, de laquelle il ne peut y avoir qu’une conscience latérale : La conscience non-positionnelle est conscience (du) corps comme de ce qu’elle surmonte et néantit en se faisant conscience, c’est-à-dire comme de quelque chose qu’elle est sans avoir à l’être et par-dessus quoi elle passe pour être ce qu’elle a à être. En un mot, la conscience (du) corps est latérale et rétrospective ; le corps est le négligé, le « passé sous silence », et cependant c’est ce qu’elle est ; elle n’est même rien d’autre que corps, le reste est néant et silence39.
L’affectivité originelle n’est pas l’affectivité dans son caractère intentionnel, c’est-à-dire une conscience émotive qui s’exprimerait en termes de « toute colère est la colère de quelqu’un ou de quelque chose ». Sartre va donc ici au-delà des descriptions de l’Esquisse d’une théorie des émotions qui se concentraient sur la conscience émotionnelle comme conscience du monde. En réalité, dans ce travail antérieur, l’affectivité apparaît comme étant partie constituante du mode d’être de la conscience mais les recherches sont orientées vers l’appréhension émotive du monde et non vers cette affectivité qui se confond avec le corps originel40. Dans le contexte de L’Être et le Néant, l’affectivité originelle est une relation immédiate à soi, ce qui montre que la « conscience sartrienne n’est pas pure intentionnalité, le soi de la conscience (de) soi n’est pas seulement 37 EN, p. 378. Pour De Coorebyter, La Nausée anticipe la thèse de L’Être et le Néant selon laquelle la conscience existe sa facticité en tant que corps, en explorant plusieurs fois la dimension cœnesthésique et passive de celui-ci. DE COOREBYTER, Sartre face à la phénoménologie, p. 546. 38 EN, p. 371. 39 EN, pp. 369-370. 40 CABESTAN, P. Qui suis-je ?, p. 165.
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élan vers l’objet intentionnel puisque, d’emblée, ce soi est conscience affective (de) soi, et “possède” une coloration, un goût, une qualité affective »41. Il s’agit d’une qualité vide de contenu, une « tonalité pure de mes motivations, unité originaire, indivise, du Transcender et de l’Être facticiel » 42; cette qualité affective est expérience immédiate pure de la contingence, d’où le trait typiquement sartrien de nausée. Pour la même raison, la nausée affective originelle n’est pas un phénomène physiologique, mais, au contraire, c’est sur celle-ci que toutes les nausées empiriques se fondent. Après une brève considération portant sur les « qualités affectives pures » de Scheler et les « abstraits émotionnels » de Baldwin43, sans oublier l’opposition déjà citée à Maine de Biran et à sa « sensation d’effort », Sartre conclut par sa propre version de la « tonalité affective nonthétique » qui consiste selon lui dans « tout ce qu’on nomme cœnesthésique »44. L’affectivité originelle, en tant que conscience latérale d’exister son corps, est ainsi propre au mode de la dimension corporelle préréflexive du pour-soi, faisant de son caractère affectif une expérience constante, un « goût » de soi, une appréhension immédiate de la contingence, une texture spectrale et non pas une entité psychique. Afin d’illustrer cet aspect, Sartre offre une description intéressante d’une « lecture en ayant mal aux yeux », qui met en évidence la spécificité de cette relation de hantise propre à la contingence corporelle. L’exemple montre que le corps est présent de façon implicite dans l’expérience perceptive de la lecture, au sens où la douleur est vécue et non thématisée par la conscience. Le mal aux yeux s’annonce dans les objets de la lecture : par la confusion des sens, par les phrases qui apparaissent comme « à relire » ; la conscience thétique de la lecture existe sa douleur de telle façon que « la douleur n’est pas envisagée d’un point de vue réflexif, elle n’est pas rapportée à un corps-pour-autrui. Elle est douleur-yeux ou douleur-vision ; elle ne se distingue pas de ma façon de saisir les mots transcendants »45. Dans ce cas, la « douleur » ne peut même pas être nommée, connue. En tentant justement de définir cette douleur comme pur vécu, Sartre conclut qu’il n’est pas possible de l’appréhender : « elle serait de l’espèce des indéfinissables et des indescriptibles qui sont ce
41 42 43 44 45
Ibid., n.29. ROUGER, F. Le monde et le moi, p. 135. Cf. EN, pp. 370-371. EN, p. 371. EN, p. 372.
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qu’ils sont »46. Le pour-soi existe sa douleur ; l’affectivité originelle est caractérisée comme étant la « matière translucide de la conscience, son être-là, son rattachement au monde »47. Dans cette deuxième description, le fait que Sartre fasse référence à l’affectivité originelle en termes de « matière translucide » et aussi de « contexture »48 n’est pas anodin, car ce sont des désignations pour le moins surprenantes si l’on maintient le dualisme entre la translucidité de la conscience et l’opacité comme qualité propre aux objets. C’est pour cette raison que nous ne pouvons comprendre l’affectivité originelle que sur le plan de spectralité, en vertu de l’opacité caractéristique de ce mode d’être. En ce sens, c’est la contingence originelle qui hante le pour-soi qui trouve dans la nausée son expression maximale : « Nulle part ailleurs nous ne toucherons de plus près cette néantisation de l’en-soi par le pour-soi et le ressaisissement du pour-soi par l’en-soi qui alimente cette néantisation même »49, conclut Sartre. La réappréhension par l’en-soi qu’est l’événement dans les Carnets engendre un retour du spectre : « Par ailleurs – et c’est le propre de l’existence corporelle – l’ineffable qu’on veut fuir se retrouve au sein de cet arrachement même, c’est lui qui va constituer les consciences qui le dépassent, il est la contingence même et l’être de la fuite qui veut le fuir »50. Le passé et le corps-pour-soi correspondent donc à la première dimension de hantise du pour-soi, propres à l’événement absolu de son surgissement et à la néantisation incessante de soi de l’acte ontologique. Enfin, l’affectivité originelle attribue une texture à la facticité de la dimension corporelle préréflexive du pour-soi. §2. L’EN-SOI PROJETÉ : L’OMBRE Le psychisme Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre développe sa thèse sur la constitution psychique à partir de la distinction entre conscience et psychè. Celle-ci vise à problématiser une psychologie qui se base sur une conception naturalisée des phénomènes psychiques, compris comme des faits substantiels. Pour Sartre, la phénoménologie husserlienne fournit une 46 47 48 49 50
EN, p. 373. (nous soulignons) Ibid., (nous soulignons) EN, p. 374. EN, p. 373. Ibid.
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méthode qui permet au contraire de comprendre les phénomènes psychiques dans leur caractère dérivé et constitué par la conscience et tout particulièrement par la réflexion impure ou complice. Selon cette thèse, le plan psychique acquiert un aspect contingent puisqu’il n’appartient pas à la vie autonome irréfléchie de la conscience. Cependant, sa constitution se donne à travers des actes dont les essences peuvent être décrites par le phénoménologue. Il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer la portée de la constitution psychique et de sa présence quotidienne dans la vie du sujet ni de dévaloriser la psychologie, mais bien de présenter une conception phénoménologique qui peut servir de base à la psychologie, dans la mesure où cette dernière ne présuppose plus le psychique comme un fait naturel, mais comme un phénomène dérivé, constitué par la réflexion. Cette position, par opposition à la temporalité instantanéiste de La Transcendance de l’Ego, demeure valide dans L’Être et le Néant, de sorte que nous pouvons également y prendre en compte l’importance de ce plan ontologique qu’est la psychè. Dans le contexte de l’hantologie, nous verrons qu’elle met en évidence un plan spectral de façon exemplaire. Les objets psychiques son des modes intermédiaires entre les régions pour-soi et en-soi et ils sont qualifiés par l’idée du « quasi » : la quasiconnaissance, le quasi-objet, le quasi-dehors, etc. Transposé en termes de transparence et d’opacité, il s’agit du plan des ombres, figures qui sont comme une matrice intermédiaire entre le clair et l’obscur. Il convient d’abord de souligner qu’une telle caractéristique de l’objet psychique n’est pas considérée par Sartre comme une voie pour dépasser ce dernier dualisme, puisque cet objet a été relégué dans un « dehors » de la conscience, comme objet transcendant dans le monde, de sorte que rien ne perturberait en définitive la translucidité. Mais c’est exactement ce point qui saute aux yeux quand on considère que la relation du pour-soi avec les objets psychiques n’est pas la même que celle de la conscience irréfléchie avec les choses dans le monde. Quelles seraient alors les conséquences de ce mode de relation à un « quasi-dehors », « quasiautre » pour un pour-soi qui se rattache intimement aux produits de sa propre réflexion ?
Structure et motivation de la réflexion Dans L’Être et le Néant, le psychique, de la même façon qu’en 1934, est un produit de la réflexion impure ou complice, que Sartre nomme par
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la suite constituante51. Ce type de réflexion doit constituer des objets psychiques en même temps qu’un type spécifique de temporalité : la temporalité psychique. En réalité, la réflexion impure produit et dévoile à la fois ce type d’objet qui doit être décrit par le phénoménologue dans son mode d’apparition particulier, relatif à une temporalité également spécifique. Comme cette constitution se donne justement par la réflexion impure, il faut au moins comprendre d’abord certaines caractéristiques de ce type d’être qu’est la réflexion, qui peut être pure ou impure. Pour cela, nous devons être attentifs à la structure de la réflexion et à sa raison d’être, c’est-à-dire que nous devons reprendre la question de la motivation de la réflexion, puisque le plan irréfléchi est autonome et ne dépend pas de ce deuxième moment pour exister. Il convient aussi d’étudier la fréquence de la réflexion impure. Premièrement, la réflexion impure est la plus quotidienne, elle est première et spontanée mais n’est pas originelle52. La forme originelle (et idéale) de réflexion est la réflexion pure, qui est rare et que Sartre compare à une espèce de catharsis53, comme nous l’avons montré antérieurement. Nous devons maintenant chercher ce qui motive la production psychique de la réflexion impure, puisque la conscience irréfléchie n’a pas besoin d’elle pour exister. Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre reprend la question que Fink adressait à Husserl sur la motivation de la réflexion phénoménologique : il n’y a pas, dans l’attitude naturelle, de raison ou de motif pour que l’on pratique la réduction. Sartre en conclut que la réduction chez Husserl se donne comme une espèce de « miracle »54, alors que, selon lui, il y a une motivation constante au sein de la conscience irréfléchie, motivant aussi bien la réflexion pure que la réflexion impure. La « fatalité de la spontanéité » engendre une « peur de soi », une « angoisse absolue et sans remède »55, constitutive de la conscience pure, qui motive la fuite face à la spontanéité visant à se dissimuler cette condition. À cette époque, le concept de mauvaise foi n’apparaît pas encore, mais en 1943, il est clair que la réflexion impure est de mauvaise foi56. Dans ce cas la conscience décide de se prendre comme objet, bien que ce soit par le biais d’un retour réflexif sur-soi et non pas d’un se faire de mauvaise foi 51 52 53 54 55 56
EN, p. 195. Ibid. Cf. EN, p. 190 ; p. 195. TE, p. 129. Ibid. EN, p. 196. Voir aussi : CPM pp. 18-19.
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préréflexif. Pour comprendre rigoureusement les conséquences de ce type de décision, nous devons alors passer à la structure réflexive pour ensuite revenir sur la motivation. Dans le contexte de La Transcendance de l’Ego, comme nous l’avons brièvement commenté plus haut, les deux réflexions sont analysées dans le cadre de la temporalité instantanéiste : elles appréhendent les mêmes données de la conscience, mais l’une – impure – va au-delà du vécu actuel et vise un objet transcendant à travers la conscience réfléchie57. Dans L’Être et le Néant, l’idée d’appréhension d’un instant n’est plus admise, mais la réflexion impure continue d’être un mouvement de saisie d’un objet à travers la conscience réfléchie. Un autre changement significatif entre les textes concerne la structure même de la préréflexion comme « jeu de reflets », changement qui amène une conceptualisation plus raffinée du phénomène réflexif. Voyons cette modification structurelle en détail. En 1943, Sartre caractérise le cogito préréflexif comme une dyade reflet-reflétant, dans laquelle chaque terme se trouve à la fois séparé et uni à l’autre, ce qui constitue, nous l’avons vu, une ébauche de dualité dans l’unité. De même, la réflexion se structure par une dyade – non plus reflet-reflétant, mais réflexif-réfléchi – qui possède la même caractéristique de dualité dans l’unité, bien qu’à un second degré. Alors, en se faisant réflexif – car il s’agit d’un acte motivé du pour-soi – cette distance entre les termes de la dyade préréflexive originelle augmente sans pour autant les séparer effectivement. En d’autres termes, le pour-soi qui était jusque-là conscience (de) soi, en tant que conscience positionnelle des objets dans l’irréflexion, se tourne vers lui-même afin de se positionner et de se prendre comme objet, de façon à élargir la distance de la structure initiale reflet-reflétant58. Ce qui était auparavant dualité évanescente, où les termes « avaient une telle incapacité à se présenter séparément […] que chaque terme, en se posant pour l’autre devenait l’autre »59 est maintenant quasi-altérité, bien que rien ne les sépare. Ensuite, Sartre avertit que nous ne devons pas penser cette mutation comme étant le surgissement d’une conscience nouvelle, indépendante de la conscience 57
Cf. TE, p. 110. Étant donné que « ni le réflexif ni le réfléchi ne peuvent sécréter ce néant séparateur, sinon la réflexion serait un pour-soi autonome venant se braquer sur le réfléchi, ce qui serait supposer une négation d’extériorité comme condition préalable d’une négation d’intériorité. Il ne saurait y avoir de réflexion si elle n’est pas tout entière un être, un être qui a à être son propre néant ». EN, pp. 337-338. 59 EN, p. 337. 58
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préréflexive, puisque la réflexion est une modification intrastructurelle, provoquée par une « néantisation plus poussée »60 que la néantisation de soi originelle. Quant à ce type de modification, Sartre s’appuie à nouveau sur l’idée husserlienne selon laquelle le regard réflexif altère la « conscience regardée ». Nous pouvons dire que la conscience réflexive, en portant son « regard » thétique sur la conscience réfléchie, introduit une hantise dans cette structure dans la mesure où le réfléchi « se sait regardé ; il ne saurait mieux se comparer, pour user d’une image sensible, qu’à un homme qui écrit, courbé sur une table et qui, tout en écrivant, sait qu’il est observé par quelqu’un qui se tient derrière lui »61. Si la conscience existe pour un témoin depuis la préréflexion, au niveau réflexif toutes les structures antérieures s’en trouvent potentialisées : la conscience acquiert une ébauche de dehors de telle façon que la tension entre unité et séparation s’intensifie. Cette intensification est le produit de la tentative du pour-soi d’obtenir une connaissance de soi, de se positionner comme objet sans pour autant être capable d’effectuer complètement cette opération. Et pour cause, s’il est d’une part nécessaire que la conscience réflexive soit celle qui est réfléchie, d’autre part, il ne peut pas y avoir d’identification entre ces deux consciences au point de supprimer la structure réflexive : « la réflexion exige, si elle doit être évidence apodictique, que le réflexif soit le réfléchi. Mais, dans la mesure où elle est connaissance, il faut que le réfléchi soit objet pour le réflexif, ce qui implique une séparation d’être. Ainsi faut-il à la fois que le réflexif soit et ne soit pas réfléchi »62. La motivation du se faire objet de connaissance pour soi peut être comprise dans le cadre plus ample de l’ontologie sartrienne à partir de ce que Sartre nomme également les trois ek-stases, bien qu’à ce moment il ne se réfère ni au passé ni au présent et ni au futur mais à ce que nous pouvons appeler « différents niveaux de néantisation ». La première ekstase se définit par l’acte ontologique alors que la deuxième consiste précisément dans la réflexion (ek-stase réflexive), qui reprend la première à travers l’effort de la substantialiser en jetant sur elle un regard objectivant. La troisième est la négation la plus radicale qui réalise une séparation de fait entre le pour-soi et son être-pour-autrui, dans la mesure où celui-ci ne trouve pas son fondement dans la réflexion, mais chez autrui : « Pour que la conscience réfléchie soit “vue du dehors”, et pour que la 60 61 62
EN, p. 188 ; p. 337. EN, p. 187. (nous soulignons) Ibid.
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réflexion puisse s’orienter par rapport à elle, il faudrait que le réflexif ne fût pas le réfléchi, sur le mode de n’être pas ce qu’il n’est pas : cette scissiparité ne sera réalisée que dans l’existence pour autrui »63. La troisième ek-stase rend donc effective une séparation donnée par un « fantôme d’extériorité »64, qui vient réaliser ce qui était jusque-là impossible pour la réflexion : elle ne pouvait qu’appréhender un « quasi-objet », ce qui fait d’elle un « un stade de néantisation intermédiaire entre l’existence du pour-soi pur et simple et l’existence pour autrui »65. Face à ces trois niveaux de néantisation, nous pouvons observer que tandis que la première ek-stase se réfère à un déchirement de l’identité de l’être en-soi que le pour-soi est, les deux autres montrent au contraire une tendance à l’objectivation (puisque, dans le cas de la réflexion, une telle tendance est motivée par le pour-soi lui-même, alors que par le regard de l’autre il souffre de l’objectivation). La motivation de la réflexion – se faire objet pour soi – s’oppose donc d’une certaine façon à la structure de la fuite face à l’en-soi contingent de l’acte ontologique, révélant une situation paradoxale. La différence entre l’identité de base et l’identité désirée réside dans le fait que le pour-soi surgit dans l’acte ontologique en tant que néantisation de son être contingent, à tel point que le projet se définit par la recherche d’un fondement non seulement de sa manière d’être mais aussi de son être. La réflexion est alors une « tentative de reprise d’être », un « deuxième effort pour se fonder », dans le but de faire de la fuite un donné qui consiste à « ramasser en l’unité d’un regard cette totalité inachevée », en dominant sa propre fuite. Cette motivation structurelle et préréflexive du pour-soi comme désir d’être est reprise par la réflexion qui, par le fait d’être constituante de nouveaux objets, offre la possibilité au pour-soi de s’identifier à l’objet qu’il produit lui-même dans le but d’accomplir le désir d’être son propre fondement. Dans ce contexte, la réflexion acquiert un rôle privilégié en réalisant un repli de la conscience sur elle-même pour se fonder non seulement comme manière d’être, mais aussi comme être total, causa sui et non plus gratuit et contingent. Autrement dit, la réflexion surgit de la motivation du pour-soi pour se récupérer, en adoptant un point de vue distancié, d’où il peut affirmer ce qu’il est. Le phénomène réflexif devient ainsi paradoxal, puisqu’il augmente encore un peu plus la distance à soi (déjà donnée dans la structure reflet-reflétant) tout en constituant une tentative de récupération de soi, 63 64 65
EN, p. 190. EN, p. 338. EN, p. 190. (nous soulignons)
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et donc de suppression de la distance à soi. La réflexion a la même structure ontologique que le pour-soi, d’ébauche de la dualité dans l’unité, sans pour autant avoir la même signification66. La différence réside exactement dans la motivation de la réflexion, qui « consiste en une double tentative simultanée d’objectivation et d’intériorisation. Être à soi-même comme l’objet-en-soi dans l’unité absolue de l’intériorisation »67. Tentative d’objectivation au sens d’un se capter soi-même comme si le poursoi prenait un point de vue extérieur à soi en s’éloignant du réfléchi, et tentative d’intériorisation c’est-à-dire de récupération du réfléchi comme en-soi dans la structure même de la conscience, afin d’être totalement soi. En un mot, tandis que la présence à soi se révèle comme une « décompression » de l’être, en introduisant le néant comme fuite devant la contingence, la réflexion est un effort de récupération de l’être. La première structure empêche donc ontologiquement la réalisation de la présomption réflexive. Étant donné que « nous adhérons trop à nousmêmes »68, cet effort est voué à l’échec : « Cet effort, pour être à soimême son propre fondement, pour reprendre et dominer sa propre fuite en intériorité, pour être enfin cette fuite, au lieu de la temporaliser comme fuite qui se fuit, doit aboutir à un échec, et c’est précisément cet échec qui est la réflexion »69. Si la réflexion est condamnée à l’échec par la structure ontologique même du pour-soi, quelle est donc sa raison d’être ? Pour cette raison, perd-elle le rôle qui l’ennoblit aux yeux de philosophes comme Descartes et Husserl ? Sartre semble condamner le pour-soi à cet effort réflexif inutile, mais la réflexion qui échoue n’épuise pas le sens de la réflexion telle que l’envisage sa pensée. En réalité, l’échec conduit à la possibilité de la réflexion pure, qui n’a pas l’ambition de se capter en tant qu’objet et qui par conséquent oriente la philosophie sartrienne vers une éthique fondée sur son ontologie. Quoiqu’il en soit, le projet se trouve de prime abord et le plus souvent, comme dirait Heidegger, dans l’inauthenticité caractérisée par la recherche de la complétude. Ensuite, la réflexion impure ou complice, bien qu’étant plus tardive que ce premier mouvement, « participe de l’impureté de l’irréfléchi, puisqu’elle prend naissance dans l’irréflexion […] Elle est originellement mauvaise foi parce qu’elle ne veut pas voir son échec »70, ou encore : « la réflexion 66 67 68 69 70
EN, p. 187. EN, p. 189. B, p. 79. EN, p. 189. CPM, p. 18.
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complice n’est que le prolongement de la mauvaise foi qui se trouve au sein du projet primitif à titre non-thétique »71. C’est pour cela que la réflexion impure est complice de la tentative spontanée72 du pour-soi de récupération de son être par l’objectivation de soi. Ces dernières notes des Cahiers peuvent toutefois surprendre le lecteur de La Transcendance de l’Ego, dans la mesure où Sartre y valorise justement la pureté de l’irréfléchi. On a vu que, dans ce texte, c’était la réflexion qui « empoisonnait » le champ sans sujet ni objet, c’est-à-dire qu’elle n’était pas caractérisée comme étant la continuité d’une impureté préexistante. On peut donc relever une tendance tardive à concevoir la mauvaise foi comme inhérente à la conscience préréflexive, comme structure même du projet d’être « pour-soi-en-soi » ou causa sui. Cependant, nous avons déjà indiqué que, dans La Transcendance de l’Ego, Sartre parlait de fuite face à la « fatalité de la spontanéité » et du rôle de la constitution psychique comme masquage de cette condition originelle. Cette première intuition se développe à tel point qu’elle amène l’auteur à parler d’impureté de l’irréfléchi. Cependant, nous n’en concluons pas que Sartre finirait par introduire des objets psychiques au sein du plan translucide. Nous ne pouvons qu’affirmer que, en ce qui concerne la motivation, la réflexion complice vise à constituer ses propres objets pour s’y identifier et ainsi pouvoir réaliser la complétude désirée par son projet d’être originel.
Constitution psychique Le phénomène réflexif – par lequel la conscience, dyade fantôme reflet-reflétant, se dédouble en conscience réflexive et réfléchie – fait apparaître la structure sujet-objet dans la dimension de la conscience. Un tel retour sur soi fait qu’en réalité trois formes surgissent : deux modalités de conscience et un phénomène produit par elle à partir de la réflexion impure. Les trois formes sont les suivantes : 1) la conscience réflexive 2) la conscience réfléchie (qui se distingue dans l’unité d’un même être de la conscience réflexive 3) un en-soi que le réflexif a à être « parderrière » le réfléchi. D’une manière qui se rapproche (sans pour autant être identique) à la description de La Transcendance de l’Ego, la réflexion 71
CPM, p. 578. « La réflexion impure, […] est le mouvement réflexif premier et spontané (mais non originel) ». EN, p. 195. 72
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impure va au-delà de ce qu’elle maîtrise en visant intentionnellement un objet qui dépasse les vécus. Dans ce contexte, cet objet est « comme la projection dans l’en-soi du réfléchi-pour-soi », dit Sartre. Au lieu de capter la conscience réfléchie comme pour-soi (dyade reflet-reflétant), la réflexion impure va au-delà et projette une ombre « derrière le réfléchipour-soi »73, qui se donne comme un type spécifique de mode d’être en-soi. Il s’agit d’un en-soi sui generis puisque « son être n’est point d’être mais d’être été, comme le néant »74, que Sartre désigne, de façon significative, par le terme d’ombre. Si l’en-soi en général est le mode d’être de l’objet et possède son opacité caractéristique, voici que surgit ici un mode d’être qui n’est ni pour-soi ni en-soi opaque, mais un « quasiobjet »75, une ombre. Quand le réflexif prend un point de vue sur le réfléchi, il fait donc apparaître une ombre du réfléchi projetée derrière celui-ci comme un ensoi, qui peut être qualifié et déterminé, bien qu’il soit quelque chose que « le langage à peine à nommer »76. L’acte objectivant qui consiste à prendre un point de vue approfondit la distance de néant présent dans la structure reflet-reflétant, de façon à saisir le réfléchi comme s’il n’était pas réflexif. Ainsi, la conscience cherche à atteindre une séparation de fait dans la structure de la dyade réflexive pour se connaître comme objet, étant donné que « connaître, c’est se faire autre »77. Cette séparation ne peut pas s’effectuer dans la structure unique de la conscience si ce n’est comme ébauche de dualité. Par conséquent, le réfléchi ne peut apparaître également que comme ébauche d’objectivité, donc comme une ombre d’objectivité qui en réalité ne perd pas sa structure refletreflétant, mais la maintient transformée. Si le réfléchi se transformait effectivement en en-soi, l’unité du pour-soi serait scindée entre le poursoi et l’en-soi à l’intérieur de la structure du projet, ce qui, outre le fait de la substantialiser, ébranlerait sa structure temporelle globale. C’est pour cela que le réfléchi ne peut pas être transformé en en-soi par la réflexion complice, de telle façon qu’il n’y a finalement que la projection d’une ombre derrière lui, cette dernière apparaissant comme si c’était un en-soi. En d’autres termes, en dépit du fait que la réflexion complice vise à l’appréhension du réfléchi comme n’étant pas le réflexif, le premier ne peut cesser d’être pour-soi dans l’unité de la conscience, de sorte que 73 74 75 76 77
EN, p. Ibid. EN, p. EN, p. EN, p.
195. 190. 202. 190.
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seule son ombre lui apparaît comme s’il n’était pas soi : « la réflexion impure, conclut Sartre, est un effort avorté du pour-soi pour être autrui en restant soi »78. Il faut ajouter le fait que cette ombre d’être est en outre un « corrélatif nécessaire et constant de la réflexion impure, que le psychologue étudie sous le nom de fait psychique »79. En réalité, les faits sont des ombres qui détiennent « les caractères du réfléchi réel, mais dégradés en en-soi »80. Ainsi, il y a dans le phénomène réflexif une projection d’objets virtuels à partir du réfléchi, mouvement qui fait que toutes les structures immédiates de ce dernier s’en trouvent dégradées en en-soi. Il en va de même avec la temporalité ek-statique dégradée en temporalité psychique. Les trois dimensions ek-statiques du pour-soi – passé, présent et futur – sont désormais appréhendées sur le mode d’être de l’en-soi, telles qu’elles étaient conçues dans l’instantanéisme des premiers textes sartriens : une succession de « maintenant » isolés, de telle façon que : « la cohésion intime du psychique n’est rien autre que l’unité d’être du poursoi hypostasiée dans l’en-soi »81, car « l’unité ek-statique se morcelle en une infinité de “maintenant” »82 et ainsi, « ils sont dans la tranquille indifférence de la juxtaposition »83. L’ombre en-soi du réfléchi qui est l’objet psychique possède alors ses structures temporelles dégradées, c’est-à-dire qu’il y a un présent, un passé et un futur du réfléchi qui subissent l’effet de l’objectivation. Les trois ek-stases dégradées se trouvent donc pensées à partir du privilège du passé, mode typique de l’objectivation : « Le réflexif projette un psychique pourvu des trois dimensions temporelles, mais il constitue ces trois dimensions uniquement avec ce que le réfléchi était »84. Ainsi, les objets psychiques se donnent à la réflexion comme « déjà faits », « déjà là », comme « une totalité achevée et probable »85 et non dans leur qualité d’êtres constitués. Cependant, les objets psychiques peuplent en permanence une temporalité particulière qui se donne à son tour comme durée. Cette temporalité fournit au pour-soi un type de « permanence » dans le temps qui ne vient pas d’un mode d’être substantiel – étant donné qu’il se caractérise par le 78 79 80 81 82 83 84 85
EN, p. Ibid. EN, p. EN, p. EN, p. EN, p. Ibid. Ibid.
196. 197. 201. 202. 200.
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fait d’être la négation de l’identité – mais qui est issue de sa réflexion sur lui-même. Il s’en suit qu’avec le privilège de la réflexion complice dans notre vécu le plus quotidien, ce que nous captons fréquemment est justement la durée psychique qui a lieu à l’intérieur du temps du monde comme temps universel. Autrement dit, la temporalisation du pour-soi est projetée dans le monde où il y a une Je qui dure au milieu des choses, dans le contexte du temps des horloges, nommé par le langage. En se prenant lui-même comme « le même » qui dure, le pour-soi se résume, dans sa vie quotidienne, à un être qui ne réalise qu’une trajectoire à l’intérieur du temps du monde et la temporalité psychique, tout comme la temporalité universelle est une temporalité fantôme, car elle est la projection dégradée de la temporalité originelle. La temporalité psychique dérivée acquiert ainsi une espèce de permanence dans la vie réflexive du pour-soi, comme un datum inerte que Sartre compare à la durée de Bergson qui est « multiplicité de l’interpénétration »86. Depuis La Transcendance de l’Ego, Sartre considère la durée bergsonienne comme « projection dégradée de l’intériorité » – comme si l’intériorité était vue du dehors – ce qui caractériserait une relation d’indistinction entre l’Ego et la conscience87. Dans cette durée, qu’ici nous considérons comme psychique, il ne peut y avoir qu’une interpénétration entre des formes structurées qui sont passivement liées « sur le mode de “l’ayant été” et qui s’influencent à distance les unes les autres »88. Cette durée a lieu par le biais d’une succession de formes organisées qui constituent « le tissu concret d’unités psychiques d’écoulement »89, qui est justement la vie psychique dans la philosophie sartrienne, mode opposé à celui de l’historicité propre à l’ipséité.
86
Cf. EN, p. 202 ; p. 205 ; TE, p. 118. Il convient de souligner que même après le changement de la théorie de la temporalité dans sa philosophie, Sartre continue à faire ce type de critique à la temporalité bergsonienne. Ricœur en fait une critique similaire : « Bergson croit le dépasser [le déterminisme psychologique] en assouplissant et en diluant les états de conscience dans la durée mais ne remonte jamais à la racine de la naturalisation de la conscience » RICŒUR, P. Philosophie de la volonté I, p. 98. Bien que, selon lui, le plus important dans l’idée bergsonienne de durée soit le fait qu’elle fasse que la description pure sorte de l’instantanéité, conception temporelle qui consiste justement dans l’illusion de Sartre dans La Transcendance de l’Ego : « Bergson nous a enseigné que la durée est la vie même de notre liberté ». Ibid., p. 99. 88 EN, p. 203. 89 EN, p. 193. 87
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Un psychisme spectral À partir du moment où la réflexion impure projette des ombres derrière le réfléchi, dit Sartre, « un monde entier apparaît, qui peuple cette temporalité. Ce monde, présence virtuelle […] il est “mon ombre”, il est ce qui se découvre à moi quand je veux me voir »90. Il nous reste à comprendre le statut ontologique de ce « monde virtuel », de ce plan d’ombres qui pour être fantomatique n’en est pas pour autant une illusion91. Le psychisme est composé d’objets psychiques où « coexistent deux modalités d’être contradictoires »92. La temporalité par laquelle ils se donnent est également en contradiction avec le dualisme sartrien : « participant à la fois de l’en-soi et du pour-soi, la temporalité psychique recèle une contradiction qui ne se surmonte pas »93, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un « dehors esquissé dans l’immanence »94. Ni translucide ni opaque, le plan des ombres ne possède ses caractéristiques de donation propres que devant le regard réflexif complice. Le spectral n’est pas une illusion, mais un mode concret d’être des objets psychiques – qui « quoique virtuels, ne sont pas des abstraits »95 – de telle façon que « ce monde fantôme existe comme situation réelle du pour-soi »96. Le trait de hantise n’est pas pour autant si explicite que cela à ce moment du texte, car Sartre ne précise pas si ces objets hantent en effet le plan translucide préréflexif pour-soi. Or, il est essentiel de comprendre quelle relation unit le pour-soi et ses ombres, en se rendant déjà attentif au fait que de tels objets apparaissent au pour-soi sous la forme d’« une sorte de visitation »97. Dans cette perspective, il est difficile de penser qu’il s’agirait d’une relation d’indifférence puisque les ombres hantent le pour-soi comme mirage et comme promesse d’autofondement. En outre, elles sont présentes comme un « cortège permanent »98 et quotidien – à travers une temporalité qui est « un être virtuel dont l’écoulement fantôme ne cesse d’accompagner la temporalisation ek-statique du pour-soi »99, à partir du moment où le pour-soi se fait réflexif. 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99
EN, p. 205. « Nous ne saurions appeler illusion cette durée psychique » EN, p. 194. EN, p. 201. EN, p. 202. EN, p. 193. EN, p. 198. EN, p. 205. EN, p. 193. EN, p. 198. EN, p. 205.
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Saisir le mode d’apparition du psychisme, c’est le prendre en tant que plan des ombres et non comme ensemble de faits naturalisés. La recherche de ce plan doit cependant suivre son caractère constitué et saisir le mode d’apparition des phénomènes psychiques. Étant donné que le psychique est un plan incompatible avec toute division rigide entre pour-soi et en-soi, nous devons chercher à l’appréhender à partir de ses contradictions mêmes et non comme une illusion qui doit être écartée au cours de la recherche. Si le monde psychique existe comme situation constante du pour-soi, il devient important de décrire ses modes d’apparition dans la vie quotidienne du sujet. L’importance du psychique dans la vie quotidienne est également manifeste quand Sartre écrit que la temporalité psychique « apparaît à la fois comme incompatible avec le mode d’être de notre être et comme une réalité intersubjective, objet de science, but des actions humaines »100, et aussi que « c’est au niveau du fait psychique que s’établissent les rapports concrets entre les hommes, revendications, jalousies, rancunes, suggestions, luttes, ruses, etc. »101. Ainsi, pour Sartre, le psychique désigne une réalité intersubjective et est également l’objet de la psychologie. Quant à elle, cette science, à partir de la phénoménologie husserlienne via Sartre, peut saisir la réalité spectrale du psychique à condition de renoncer aux présupposés naturalistes – qui sont à l’origine d’une interprétation substantialiste – en réorientant son travail et sa recherche. L’interprétation substantialiste du psychique a pour corollaire une analyse mécaniste de la relation qu’entretiennent entre eux de tels objets. Pour Sartre, tel est le modèle d’une « psychologie de l’inerte », et non pas phénoménologique, qui s’oriente grâce à des lois générales (comme celle de cause à effet, par exemple). De notre point de vue, si le psychique est l’objet de la psychologie et si ce plan est spectral, le psychologue qui part de la phénoménologie (sartrienne) doit s’en tenir aux caractéristiques spectrales de ce plan ontologique. Dit autrement, le psychologue étudiera le fait psychique comme l’ombre projetée de la réflexion et non pas comme un fait en-soi substantiel. De ce fait, la psychologie s’intéressera à l’extériorité de l’ombre par rapport à la conscience qui la produit, abandonnant l’élucidation de la réflexion comme un type d’« introspection » (comme une façon d’accéder à l’intériorité) et laissant également de côté les interprétations mécanistes. Si les objets psychiques sont des ombres, un autre mode d’interprétation est nécessaire pour saisir les relations qu’ils entretiennent entre eux, à partir 100 101
EN, p. 194. Ibid.
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de la manière dont ils apparaissent au regard réflexif complice, c’est-àdire que si les objets peuvent apparaître comme des faits naturels à la conscience réflexive, cela ne veut pas dire qu’ils le sont effectivement. Il revient à la réflexion phénoménologique de montrer ce « se révéler comme », cette modalité « contradictoire » – maintenant spectrale – de la relation entre objets spectraux. Ces types spéciaux de relations sont d’« étranges relations presque interhumaines »102, magiques selon le mot de Sartre. Alors que l’« interprétation mécaniste du psychique qui, sans être plus intelligible, déformerait complètement sa nature »103, la compréhension des relations entre les objets comme des relations magiques, révèle du même coup le caractère d’ombre projetée de ces objets et le mode de relation entre eux tels qu’ils se présentent à la réflexion. À partir de là, « le psychologue doit décrire ces liens irrationnels et les prendre comme une donnée première du monde psychique »104. Les relations magiques entre spectres est propre à ce type de réalité virtuelle ; relations qui se donnent dans l’« écoulement fantôme » de la durée psychique. Le caractère magique est ce qui permet de comprendre les spécificités du psychique dans la mesure où il s’agit d’une « psychè striée, organisée, dynamique : malléable et perméable dans ses couches de constitution les plus fraîches, figée dans ses couches plus anciennes »105. Selon Mouillie, « distinguer conscience et vie psychique ne ramène pas celle-ci au déterminisme – fût-il déterminisme spécial. Il y a refonte incessante, réorganisation dans de nouvelles synthèses »106. Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre a spécifié les objets psychiques : ce sont les états, les actions et les qualités, qui se trouvent unifiées dans l’Ego. Ces objets sont transcendants pour la conscience et constituent la trame de la vie psychique avec laquelle elle doit établir une relation. L’état est l’unité transcendante des vécus de la conscience. En tant que tel, il fait l’objet d’une intuition concrète, c’est-à-dire qu’il est « présent devant le regard de la conscience réflexive, il est réel »107. L’état est formé par une espèce de substantialisation des sentiments, qui 102
EN, p. 204. Ibid. 104 EN, p. 205. 105 MOUILLIE, J.-M. Sartre, p. 67. 106 Ibid. 107 TE, p. 108. À notre avis, cette affirmation de Sartre retire à l’état son caractère spectral à proprement parler. Afin de montrer qu’il ne s’agit pas d’une illusion, l’auteur cherche à accentuer sa réalité et la possibilité qu’il soit appréhendé par la conscience réflexive. Cependant, comment l’amour ou la haine, par exemple, peuvent-ils se présenter de façon à être décrits par la réflexion ? Il nous semble que la difficulté qui se présente 103
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acquièrent une forme inerte et passive, pouvant alors être nommés, comme l’amour et la haine, par exemple. Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre fait une distinction entre les états et les vécus, ces derniers étant postérieurement unifiés par la réflexion impure pour composer les états. Dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, on trouve une différence entre le vécu ému et les états, l’erreur des psychologues étant précisément de les confondre, parce que tandis que les émotions se donnent comme une manière pour la conscience irréfléchie d’établir une relation avec le monde, les états sont quant à eux des produits réflexifs. Dans ce type de constitution, la conscience réflexive complice unit les différents vécus irréfléchis dans un état, qui, à son tour, acquiert une permanence et va au-delà des propres vécus, bien qu’il apparaisse à travers ces derniers. Si l’état acquiert de la permanence, c’est justement parce qu’à partir de cette constitution d’un objet, la conscience réalise une scission entre être et apparaître, si bien que l’état se donne comme « continuant d’être même lorsque je suis absorbé dans d’autres occupations et qu’aucune conscience ne la révèle »108. Cela signifie qu’il y a un « futur » de l’état, qui est en réalité une façon d’« appréhender le mouvement de la futurition comme passéification en puissance »109. François Rouger montre que le « futur » de l’état est ce qui fait que le sentiment apparaît toujours comme étant « déjà donné », c’est-à-dire que « son futur [de l’état] lui appartient donc essentiellement dans la mesure où l’état, débordant infiniment les données apodictiques de la réflexion pure, gouverne et prédétermine un certain avenir »110. Dans L’Être et le Néant, Sartre illustre cette idée de la façon suivante : « après l’action de Pierre et le ressentiment que j’en ai éprouvé, ma haine survit comme une réalité actuelle, bien que ma pensée soit présentement occupée d’un autre objet »111. Ainsi, il est possible de penser la relation de la conscience avec un état comme quelque chose qui est à elle, mais qui l’atteint du dehors, comme quand quelqu’un affirme : « c’est ma colère qui est revenue » ou « c’est ma crise du midi ». Pour Sartre, cette « autonomie » de l’état par rapport aux vécus est ce qui motive la conception de lutte entre les sentiments et la morale, si fréquemment abordée par la littérature, notamment chez Balzac et Proust. Ce dernier, tout particulièrement, ici tient justement au fait que le mode de présence est d’une certaine façon indescriptible, ce qui est propre à la spectralité. 108 TE, p. 109. 109 ROUGER, F. Le monde et le moi, p. 85. 110 Ibid., p. 88. 111 EN, p. 197.
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réalise une décomposition intellectualiste des sentiments de telle façon que l’on pourrait y voir une espèce de « chimie » psychique, réduisant le psychique à des atomes élémentaires qui se combinent pour former des composés, comme si les uns pouvaient agir sur les autres. Dans la vie quotidienne de façon générale, la vision selon laquelle les « jalousies ont diminué l’amour » n’est pas rare et l’effet en est d’« augmenter la colère ». Mais, pour Sartre, cette forme d’apparaître du psychique est tout à fait typique de la constitution complice et notamment de l’irrationalité magique. La position courante dans la littérature intellectualiste et dans la psychologie non phénoménologique est la mécompréhension de la relation de constitution des états à partir des vécus. Cette position se limite ainsi, de façon naïve, à la forme sous laquelle l’état apparaît à la conscience réflexive, qui est celle du fait naturel, alors qu’en réalité il fut produit par une inversion de la relation de constitution qui fait que celuici se présente comme une source ou un producteur d’émotions. En d’autres termes, il y a une dissimulation du mouvement d’inversion quand les événements temporels de la vie psychique sont appréhendés de telle façon que l’état – postérieur aux vécus, car unification de ceux-ci – apparaît comme étant leur producteur. Or, dans l’interprétation courante de la vie psychique, nous inversons l’ordre ontologique puisque nous appréhendons les vécus comme s’ils émanaient des états. C’est ce qu’il se passe quand nous disons par exemple « mon irritation provient de ma crise habituelle ». Pour Sartre, ce type d’interprétation causale se donne sur un fond d’irrationalité totale et, face à cela, « il faut renoncer à réduire l’irrationnel de la causalité psychique : cette causalité est la dégradation en magique, dans un en-soi qui est ce qu’il est à sa place, d’un pour-soi ek-statique qui est son être à distance de soi. L’action magique à distance et par influence est le résultat nécessaire de ce relâchement des liens d’être »112. De la même façon, les qualités apparaissent communément comme des actualisations de potentialités inhérentes au sujet, masquant le caractère d’indétermination du pour-soi. Comme son nom l’indique, sa fonction consiste à se qualifier réflexivement à partir de l’appréhension des états en tant qu’ils proviendraient d’une « disposition psychique ». À titre d’exemple, nous pouvons dire « je suis rancunier » ou « je suis capable de haïr » sur la base d’une expérience concernant divers états comme la haine ou la colère. Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre pense la qualité comme un intermédiaire entre les états et les actions, 112
EN, pp. 204-205.
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comme une sorte de virtualité. Et cela parce qu’elle apparaît comme une potentialité (et non comme une possibilité), qui peut (ou pas) être actualisée, mais qui ne cesse pas pour autant d’être un objet psychique. La participation de la qualité dans la composition de la trame psychique est facultative, étant donné que la qualité n’existe qu’en « s’actualisant » en états et en actions, alors que ceux-ci ne possèdent pas cette dépendance essentielle. Dans La Transcendance de l’Ego, Sartre décrit ces types d’« être en potentiel » comme étant « les défauts, les vertus, les goûts, les talents, les tendances, les instincts, etc. »113, pour en conclure, sans autres explications, que l’influence d’idées préconçues et de facteurs sociaux est dans ce cas prépondérante. C’est seulement dans L’Être et le Néant qu’il ajoute, bien que très brièvement, un type de qualité qui a l’histoire personnelle comme origine, comme les caractéristiques qui sont acquises avec le temps : l’habitus114. En outre, les actions peuvent également être des objets transcendants pour la conscience. Cependant, il ne s’agit pas ici de l’action irréfléchie en tant que projet d’être-dans-le-monde, mais bien de l’action orchestrée sous la forme d’une entreprise qui demande du temps, des moments. La réflexion impure saisit dans ce cas une gamme de consciences actives qui prend la forme d’une action totale, comme « jouer du piano » ou « construire un argument ». Dans L’Être et le Néant, comme Sartre met en exergue le caractère pratique de l’être-dansle-monde du pour-soi, la différence entre l’action préréflexive et l’acte psychique (ici l’auteur parle d’actes au lieu d’action) acquiert une plus grande importance. Depuis La Transcendance de l’Ego, Sartre admet qu’établir une distinction entre la conscience active et la conscience spontanée semble être « l’un des problèmes les plus difficiles de la phénoménologie »115. Dans le contexte de son ontologie, l’acte maintient les mêmes caractéristiques que les actions dans les descriptions antérieures, mais de façon désormais à souligner cette spécificité : l’acte psychique n’est pas équivalent au projet d’être du pour-soi en direction de ses possibilités, il se présente comme « la face objective du rapport du pour-soi avec le monde »116.
113
TE, p. 113. Cf. EN, p. 197. Sartre ajoute un type intermédiaire entre les états et les qualités, mais il n’offre qu’un seul exemple de cette nouvelle forme psychique, insuffisant pour en éclairer le mode d’être. Voir : EN, pp. 197-198. 115 TE, p. 112. 116 EN, p. 198. 114
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Actes, qualités et états sont des objets qui composent la psychè sartrienne. Nous verrons par la suite qu’ils trouvent une unité dans l’Ego psychique, qui à son tour apparaît au regard complice comme producteur de ces objets. Une dernière observation sur le psychisme est nécessaire avant de nous intéresser à la spécificité du rôle de l’Ego psychique : quelle est la différence entre La Transcendance de l’Ego et L’Être et le Néant concernant les objets psychiques si entre temps la théorie sartrienne de la temporalité a changé ? D’abord, on peut noter que la temporalité instantanéiste initiale est maintenant attribuée à la temporalité psychique. En effet, Sartre parlait déjà de durée psychique antérieurement, si bien que la critique de la substantialité de la durée bergsonienne demeure. Mais à cette critique s’ajoute alors le caractère dégradé et magique de l’instantanéisme psychique. Quoiqu’il en soit, la question est subtile car Sartre maintient l’idée selon laquelle la conscience réflexive complice vise un objet à travers la conscience réfléchie. Mais ce qu’il importe surtout de souligner est que dans un second temps, l’objet psychique n’est pas simplement décrit comme opaque par rapport aux choses du monde, il est désormais compris comme une ombre. En outre, le réfléchi n’étant plus instantané, il est ek-statique. Il en découle que la réflexion impure, en projetant son ombre, projette aussi les caractéristiques originelles ek-statiques, maintenant dégradées en en-soi, comme nous pouvons l’observer dans cette affirmation sur le futur : « l’ombre projetée du pour-soi comme pour-soi réfléchi possède naturellement un futur dégradé en en-soi et qui fait corps avec elle en déterminant son sens »117. Il y a donc un présent, un passé et un futur de l’objet psychique, comme autant de formes dégradées des ek-stases originelles, qui composent l’apparence de substantialité et qui soutiennent sa condition de permanence dans le temps.
L’Ego psychique Toute la formation psychique est un processus de constitution : la réflexion impure constitue ses objets et ceux-ci apparaissent d’une façon particulière au regard réflexif. Il convient maintenant d’étudier la constitution psychique de l’Ego et quel est le mode particulier de donation de ce type d’objet à la réflexion impure, c’est-à-dire de quelle manière extrêmement particulière l’Ego psychique apparaît à celui qui réfléchit sur soi. 117
EN, p. 199.
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La thèse de La Transcendance de l’Ego est forte et novatrice : « Nous voudrions montrer ici, dit Sartre, que l’Ego n’est ni formellement ni matériellement dans la conscience : il est dehors, dans le monde ; c’est un être du monde, comme l’Ego d’autrui »118. Nous avons dit qu’en dépit des différences entre ce premier texte et L’Être et le Néant, cette thèse spécifique sur l’Ego se maintenait. Dans l’ouvrage de 1943, Sartre se réfère à son article antérieur en considérant la question comme déjà réglée et en faisant seulement état de son nouveau vocabulaire : l’Ego est un en-soi119. Mais une imprécision persiste dans ces deux affirmations car si l’Ego est simplement défini comme étant un « être du monde » ou un « en-soi », il n’est pas possible de comprendre rigoureusement la nature particulière de son mode d’être, qui n’a rien à voir avec un objet perçu, par exemple. Toujours dans son article de 1934, Sartre ajoute ensuite que le Je est un « objet nouveau » qui « [n’est] ni sur le même plan que la conscience irréfléchie […] ni sur le même plan que l’objet de la conscience irréfléchie (chaise, etc.) »120. Différemment des objets perceptifs, l’Ego est un objet « isolé », « qui ne paraît qu’à la réflexion et qui, de ce fait, est radicalement tranché du Monde. Il ne vit pas sur le même plan »121. En prenant en compte ces différences, il est possible de souligner la difficulté qu’il y a à considérer l’Ego simplement comme un objet du monde, raison pour laquelle nous devons mettre en évidence la particularité de son mode d’être. Une première caractéristique de l’Ego est qu’il est le centre de l’unité et de l’origine des objets psychiques, à savoir des états, des actions et de façon facultative, des qualités. Tandis que les états sont formés comme unité de vécus et les actions comme unité de moments d’action, l’Ego est l’unité de ce qui se trouve déjà unifié, ce qui signifie qu’en lui, l’unification a une incidence sur d’autres objets psychiques et non pas sur les vécus. Cependant, en dépit du fait que l’Ego soit constitué par la réflexion complice, ce n’est pas le mode par lequel il apparaît au regard réflexif, qui l’appréhende comme producteur et non pas comme produit. L’Ego apparaît, dit Sartre, comme celui qui produit les objets psychiques, dans un type de « production poétique »122 magique, tout comme l’émanation était attribuée aux états et l’actualisation aux qualités. Dans le mode d’appréhension de l’Ego apparaît une fois de plus une inversion de 118 119 120 121 122
TE, p. 93. Cf. EN, p. 139. TE, p. 104. TE, p. 119. TE, p. 116. Au sens de la poiesis grecque.
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l’ordre de constitution, qui correspond au processus d’objectivation et d’unification des vécus en états et en actions jusqu’à être enfin attribués à l’Ego. Toutefois, ce processus d’objectivation et d’unification, qui trouve son apogée dans l’Ego, ne fait pas de lui un simple « support » abstrait de ses produits. L’Ego est créateur en même temps qu’il se « compromet » avec ses produits123, à tel point qu’il hérite d’une dimension de passivité, au sens où il est « est susceptible d’être affecté » ; « [il] subit le choc en retour de ce qu’il produit »124. L’Ego, étant en réalité composé d’objets psychiques qui apparaissent comme dépendants de lui, est constamment fait et refait par les nouvelles unifications et par l’effet de ses produits. C’est pour cela que De Coorebyter souligne le fait que « son mode de composition annonce son incessante recomposition »125 et que « son identité est récapitulative donc précaire, incessamment révisée, soumise à la loi du devenir »126. À travers ce phénomène d’inversion dans l’ordre de constitution, la conscience projette sa spontanéité dans l’Ego, comme s’il était le pôle de constitution et non pas la réflexion impure elle-même. C’est ce que Sartre appelle la « pseudo-spontanéité » de l’Ego, qui n’est qu’une apparence dans la mesure où la conscience « projette sa propre spontanéité dans l’objet Ego pour lui conférer le pouvoir créateur qui lui est absolument nécessaire. Seulement, cette spontanéité représentée et hypostasiée dans un objet devient une spontanéité bâtarde et dégradée, qui conserve magiquement sa puissance créatrice tout en devenant passive »127. En somme, à partir de cette projection de la spontanéité de la conscience dans l’Ego, il « apparaît à la réflexion comme un objet transcendant réalisant la synthèse permanente du psychique »128, par le biais d’une « spontanéité fantômale »129. 123 Sartre met également en évidence le fait que l’Ego est psychique et non pas psychophysique, ce qui serait « un enrichissement synthétique de l’Ego psychique, qui peut fort bien (et sans réduction d’aucune sorte) exister à l’état libre » TE, p. 114. À ce sujet De Coorebyter souligne la différence entre les positions de Sartre et de Husserl : « là où Husserl juge que c’est par son entrelacement au corps que la conscience devient conscience humaine et animale inscrite dans l’ordre de la nature, dans le real, Sartre récuse cette clé d’explication qui ne respecte pas suffisamment le mode de donation du psychique et cherche le motif de la dégradation des vécus en quasi-nature dans le mode de constitution du psychique lui-même ». DE COOREBYTER, V. Notes, p. 189, n.61. 124 TE, p. 119. 125 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 452. 126 Ibid., p. 453. 127 TE, pp. 118-119. 128 TE, p. 114. 129 TE, p. 119.
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Le caractère fantomatique et magique de la spontanéité de l’Ego nous indique ainsi sa nature particulière, qui est une « synthèse irrationnelle d’activité et de passivité, […] synthèse d’intériorité et de transcendance »130. Selon Rouger, l’Ego est comme un « monstre métaphysique, impossible synthèse de la transcendance et de l’immanence, de la spontanéité et de la passivité, de l’opacité et de la présence à soi »131. Une telle caractérisation montre bien la difficulté à le considérer simplement comme un en-soi, qui ne comporterait pas de négativité dans sa version la plus évidente, et qui, par conséquent, ne pourrait pas être caractérisé par des synthèses de ce type. Dans le contexte de L’Être et le Néant, cet « objet transcendant » qu’est l’Ego est une ombre et son mode d’être est, pour nous, spectral. Comme nous l’avons mis en évidence au sujet des spectres, ce type particulier d’être ne se réduit pas à quelque chose d’irréel. Si l’Ego est un « mirage perpétuellement décevant »132 ou une « fiction éminemment rassurante »133, ce n’est qu’en son mode d’être intermédiaire entre réalité et irréalité. Sartre souligne ce caractère de réalité quand il dit que l’Ego est douteux mais non pas hypothétique, c’est-à-dire que nous pouvons nous tromper à son sujet, mais seulement dans la mesure où le « Je est un existant »134. C’est ce que montre De Coorebyter dans ses réflexions sur la « modernité de l’Ego ». Pour l’auteur, cette espèce d’annonce sartrienne de la mort du sujet « n’enlève donc rien à sa concrétude : si je dois vivre avec cette identité seconde, soumise au doute et incessamment recomposée, c’est dans la mesure exacte où elle n’a rien d’“hypothétique”, où il n’est pas possible de ne pas se reconnaître un moi psychique »135. Il ne s’agit pas d’une condamnation de l’Ego « qui serait relégué parmi les choses comme s’il s’agissait là d’un signe d’infamie contrastant avec le triomphe de la conscience phénoménologique ou absolue »136, ajoute De Coorebyter, mais plutôt d’une manière d’appréhender l’Ego par la forme sous laquelle il se présente. Selon nous, appréhender en même temps cette nature fantomatique de l’Ego, ainsi que sa concrétude et sa réalité, c’est justement légitimer le domaine du spectral. 130
TE, p. 119. ROUGER, F. Le monde et le moi, p. 72. 132 TE, p. 122. 133 EN, p. 77. 134 TE, p. 104. 135 DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 465. À ce sujet, Sartre dit par exemple : « Je ne dis pas “Peut-être que j’ai un ego”, comme je peux me dire “Peut-être que je hais Pierre” », TE, p. 116. 136 DE COOREBYTER, V. op.cit., p. 451. 131
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Une autre caractéristique qui mérite d’être mise en exergue est la suivante : la relation de la conscience avec l’Ego, au-delà de cette illusion rétrospective, est une relation différente de celle que la conscience irréfléchie maintient avec les objets intramondains, qui sont ceux qui apparaissent comme n’étant pas la conscience par la négation interne. Ce point vient accentuer une autre différence entre l’Ego et les autres types d’« êtres du monde », contrairement aux affirmations initiales de Sartre. L’Ego apparaît à la conscience réflexive comme étant une intériorité fermée sur elle-même et la conscience qui le produit n’est pas indifférente à cette caractéristique. Tout se passe comme si la conscience réflexive, en projetant des ombres objectives derrière la conscience réfléchie, provoquait la dégradation d’une espèce d’« intériorité » – vécue et jamais contemplée – propre à l’ébauche de dualité dans l’unité constitutive de la réflexion. Ce qui conduit à faire apparaître l’Ego comme intime, comme s’il appartenait au pour-soi137. Mais, dans la mesure où il est un « quasi-objet », il est aussi indistinct, ce qui est l’aspect de l’intériorité « vue du dehors ». Intimité et indistinction caractérisent alors cette intériorité dégradée sous sa forme spécifique de donation de l’Ego. Ce sont également ces caractéristiques qui sont en jeu dans la prétention de la réflexion impure à constituer un Ego, car si la conscience ne le comprenait pas d’une certaine façon comme « sien », il n’y aurait pas de sens à ce que la motivation réflexive produise un objet pour s’y identifier afin de résoudre la question ouverte par la contingence. En d’autres termes, ce n’est que par parce que l’Ego apparaît comme intériorité dégradée qu’il peut fonctionner comme « mirage » corrélatif du désir de complétude du pour-soi. De la même façon, ce n’est qu’en ce sens qu’une telle fiction peut être « rassurante » puisque différemment des autres objets du monde, l’Ego apparaît à la conscience réflexive comme une ombre de soi qui contient la promesse de réalisation de l’identité désirée. Un facteur supplémentaire singularise l’Ego face aux autres objets du monde, renforçant l’idée selon laquelle il ne peut pas simplement être défini comme un « objet » ou un « en-soi » mais que son mode d’être est spectral : par rapport aux prétentions de la connaissance, sa manière d’apparaître est tout particulièrement fuyante. Sartre établit une analogie entre les modes d’apparition de l’Ego et du monde – « l’Ego est aux 137 Il y a un type d’apparition d’un Je que Sartre appelle le Je-concept, qui n’est pas l’Ego psychique réflexif. Celui-ci concerne un concept vide du Je, une simple forme syntaxique utilisée dans des phrases comme « il faut que je fasse ceci », « j’ai vu un ami hier », etc. Le Je-concept est la vidange de l’Ego qui retombe dans le plan irréfléchi, faisant qu’il perde sa caractéristique d’intimité. Cf. TE, p. 123.
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objets psychiques ce que le Monde est aux choses »138 – afin de mettre en évidence le caractère d’« horizon » de ce dernier, dans la mesure où il dépasse et englobe les objets psychiques. François Rouger éclaircit le sens de cette analogie : « En son ordre propre l’Ego, comme le Monde, “se donne” pour assumant un double rôle de Fond et d’Horizon. À titre de Fond, il est une profondeur inépuisable qui se déploie et n’en a “jamais fini” de se déployer »139. Mais le monde, ajoute Sartre, apparaît rarement comme horizon des choses alors que l’Ego apparaît toujours comme horizon des états, au sens où « chaque état, chaque action se donne comme ne pouvant être sans abstraction séparée de l’Ego »140. Ce qu’il faut retenir de cette analogie c’est que l’Ego apparaît plus comme horizon que comme objet d’une intuition spécifique, de sorte qu’il ne peut pas être connu. Tout comme le disait Camus, « si j’essaie de saisir ce moi dont je m’assure, si j’essaie de le définir et de le résumer, il n’est plus qu’une eau qui coule entre mes doigts »141. L’impossibilité de connaître ce type particulier d’objet révèle son caractère spectral. Nous savons que ce mode de « présence » particulière car non localisable est typique du spectre et, par conséquent, non susceptible d’être appréhendé par l’intuition. Or, tel est le mode d’existence de l’Ego psychique, ce « fantôme de la transcendance »142 qui ne se laisse pas connaître car « une visée directe, ou frontale, de l’Ego, susciterait sa dissolution radicale »143. Pour Sartre, l’Ego n’est pas seulement fuyant par nature mais il possède ce mode d’apparition qui nous renvoie à la hantise d’un spectre : « En effet, l’Ego n’apparaît jamais que lorsqu’on ne le regarde pas »144 ; l’Ego ne peut qu’être pressenti du « coin de l’œil », par une vision latérale et dès que le regard se dirige vers lui pour l’appréhender, « il s’évanouit »145. C’est la relation d’intimité de l’Ego avec la conscience qui empêche l’accomplissement de la promesse d’autoconnaissance, car il est « trop présent pour qu’on puisse prendre sur lui un point de vue vraiment extérieur. Si l’on se retire pour prendre du champ, 138
TE, p. 115. ROUGER, F. Le monde et le moi, p. 54. Rouger ajoute cependant que « la notion de Fond est équivoque et dangereuse, en ce qu’elle risquerait de suggérer l’idée d’une productivité, même inépuisable, interprétée en termes de causalité, ou de passage de l’intériorité essentielle à l’extériorité phénoménale ». Ibid. 140 TE, p. 115. 141 CAMUS, A. Le mythe de Sisyphe, p. 36. 142 ROUGER, F., op.cit, p. 87. 143 Ibid., p. 49. 144 TE, p. 122. 145 Ibid. 139
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il nous accompagne dans ce recul. Il est infiniment proche et je ne puis en faire le tour »146. S’il est trop présent, il est difficile de ne pas reconnaître à l’Ego psychique un caractère de hantise, qui s’explique surtout par le fait qu’il est une promesse de fondement pour le pour-soi. La projection par le pour-soi d’une ombre de soi se trouve ainsi en syntonie avec le désir d’être soi, de telle manière que cette recherche de coïncidence avec soi-même débouche, selon les termes de De Coorebyter, sur l’idée d’une persécution fantomatique : « tout se passe comme si l’on sautait sur son ombre pour la rejoindre ou la saisir, l’Ego se déplaçant avec le réflexif comme une doublure invisible et indéchirable mais incessamment devinée. Cet effort avorté vaut poursuite d’un fantôme ; la quasi-intériorité de l’Ego invite à en profiter pour le connaître mais c’est précisément elle “qui nous barre la route” »147. Finalement, si comme l’affirme Mouillie, « [L’ego] est un enjeu : il n’est pas seulement synonyme d’aliénation et désigne aussi le pôle d’une structuration psychique nécessaire »148, il faut alors appréhender l’Ego psychique comme la figure principale de hantise sur le plan fantomatique de cette « totalité organisée de ces existants qui font un cortège permanent à la réflexion impure », qu’est le psychique.
Le corps psychique Si les ombres sont des projections dégradées du pour-soi dans l’ensoi, que se passe-t-il avec la dimension affective originelle ? Nous avons vu que le pour-soi existe son corps et que l’affectivité originelle est la texture de la facticité corporelle. Cette fois-ci, en produisant des ombres, le pour-soi projette de même l’affectivité originelle du réfléchi de façon à la dégrader en en-soi, constituant ce que Sartre désigne comme corps psychique. Ce dernier ne se forme cependant pas comme un « objet » mais comme « la matière implicite de tous les phénomènes de la psychè »149. Ainsi, le corps psychique, en dépit d’être constitué par la réflexion complice, ne peut pas être connu, comme c’est le cas pour l’affectivité originelle ; l’objet connu, ou, encore mieux, le « quasiobjet », « quasi-connu », est le psychique, et non pas cette « matière 146 147 148 149
TE, p. 122. DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 515. MOUILLIE, J-M. Sartre, pp. 67-68. EN, p. 377. (nous soulignons)
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implicite » qui est en réalité un « milieu passif » qui fait de l’objet psychique un objet affectif150. Sartre décrit aussi ce « milieu » en termes d’espace psychique, non réductible à une spatialité comportant des mesures et des localisations, mais davantage compréhensible comme la qualité d’une tendance propre aux objets psychiques à se diviser en parties autonomes et extérieures entre elles en même temps qu’elles réalisent leur cohésion magique, à l’instar de la « chimie des sentiments » que nous avons évoquée. Selon Sartre, le corps psychique est alors la substance et la condition perpétuelle de possibilité du psychique ; il est également celui qui lui permet d’être nommé. Ces analyses sur le psychique, et plus précisément sur son aspect corporel, nous aident à identifier une dernière particularité des dimensions de spectralité et de hantise du plan des ombres. Comme ce plan est celui d’une projection dans l’en-soi du réfléchi, nous devons nous demander quelle est la relation entre le pour-soi et ses propres ombres puisque ces dernières n’appartiennent pas au plan translucide pour-soi. En ce sens, après nos discussions portant sur le psychique, nous pouvons conclure qu’en raison de cette caractéristique d’intimité, le pour-soi n’est pas indifférent à ses ombres qui le hantent comme un spectre. Ce mode de hantise est devenu plus clair quand nous avons parlé de l’Ego comme promesse de complétude et d’autofondement pour le pour-soi ; hantise rendue possible exactement par l’ambiguïté d’être et de ne pas être en même temps propre à l’Ego. En reprenant l’exemple du mal aux yeux, il est maintenant possible de montrer plus nettement le type de relation de hantise qui unit le pour-soi et ses ombres. On peut comprendre ici comment la réflexion complice peut constituer, par le biais de la douleur préréflexive pure, un objet affectif, nommé le « mal ». Que serait le mal en tant qu’objet psychique et comment le corps psychique se donne-t-il comme ce qui soutient ce quasi-objet, tous deux étant de l’ordre de la spectralité ? Le caractère de hantise du mal attire notre attention au moment où il « n’est […] point connu, il est souffert » et qu’en outre « le corps, pareillement, se dévoile par le mal et la conscience le souffre également »151. Ainsi, la conscience peut-elle souffrir l’effet de ses propres ombres, de ses propres projections ? La conscience qui existait son corps comme mal aux yeux en vient à réaliser, par la réflexion, une scission : elle distingue le mal de la douleur vécue. À partir de là, le mal
150 151
EN, p. 377. Ibid.
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gagne une espèce d’autonomie et la hante : « il vient et s’en va »152, dit Sartre, en parlant aussi d’un « animisme du mal : il se donne comme un être vivant qui a sa forme, sa durée propre, ses habitudes »153. Le mal est un spectre. Et cela autant de par son caractère d’ombre que par la façon dont il hante le pour-soi : « il apparaît et disparaît autrement que les objets spatio-temporels : si je ne vois plus la table, c’est que j’ai détourné la tête ; mais si je ne sens plus mon mal, c’est qu’il “est parti” »154. Ainsi, la hantise est dans ce cas la relation intime entre le pour-soi et ses propres ombres, car comment le mal peut-il à la fois se trouver « hors de la conscience »155 – vu qu’il est ombre projetée – et être à elle ? Sartre répond à cette question de la façon suivante : « le mal est transcendant mais sans distance. Il est hors de ma conscience, comme totalité synthétique, et déjà tout près d’être ailleurs, mais d’un autre côté il est en elle, il pénètre en elle, par toutes ses dentelures, par toutes ses notes, qui sont ma conscience »156. Nous pouvons alors dire que le mal habite et hante la conscience de telle façon qu’elle en souffre. Le mal est de la conscience dans la mesure où le psychique est une ombre projetée, non pas dans le sens d’une image, mais comme corps psychique, ce qui signifie qu’il est produit avec la « matière translucide » même de l’affectivité originelle. C’est cette texture qui souffre de l’objectivation et soutient corporellement toute la production psychique, créant une dimension de passivité subie par la propre conscience puisqu’elle ne se sépare pas de ses quasiobjets. Sartre résume ces points de la façon suivante : Au niveau réflexif où nous nous sommes placés, c’est-à-dire avant l’intervention du pour-autrui, le corps n’est pas explicitement et thématiquement donné à la conscience. La conscience réflexive est conscience du mal. Seulement, si le mal a une forme qui lui est propre et un rythme mélodique qui lui confère une individualité transcendante, il adhère au pour-soi par sa matière, puisqu’il est dévoilé à travers la douleur et comme unité de toutes mes douleurs de mêmes types. Il est mien en ce sens que je lui donne sa matière. Je le saisis comme soutenu et nourri par un certain milieu passif, dont la passivité est l’exacte projection dans l’en-soi de la facticité contingente des douleurs et qui est ma passivité157.
152 153 154 155 156 157
EN, EN, EN, EN, EN, EN,
p. 376. p. 376. (nous soulignons) pp. 375-376. (nous soulignons) p. 375. p. 376. (nous soulignons) p. 377. (nous soulignons)
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En ayant ces affirmations à l’esprit, nous pouvons conclure que, par la dimension du corps psychique, Sartre parvient à caractériser le type de relation des ombres avec le pour-soi, dans la mesure où elles sont composées de la texture propre à l’affectivité originelle. Le pour-soi, traversé par ses ombres, souffre leurs effets. S’il n’en était pas ainsi, il ne serait pas possible de comprendre la relation intime du pour-soi avec son mal, dont la fréquentation prend la forme d’une espèce de visitation. C’est la couche spectrale du corps psychique – « ce milieu [qui] n’est pas saisi pour lui-même […] et pourtant il est là » – qui établit finalement le lien du pour-soi réflexif avec ses ombres, qui, en gagnant de l’autonomie, en viennent à hanter le plan irréfléchi.
La hantise de l’imaginaire Après le travail critique mené autour des théories sur l’image des « grands systèmes métaphysiques » philosophiques depuis Descartes et la psychologie expérimentale dans L’Imagination, Sartre conclut avec la philosophie de Husserl que « la voie est libre pour une psychologie phénoménologique de l’image »158. Dans ce premier travail, il annonce le programme qui viendra par la suite dans L’Imaginaire : « On doit chercher à constituer une eidétique de l’image [Puis] il faudra passer du certain au probable et demander à l’expérience ce qu’elle peut nous apprendre sur les images telles qu’elles se présentent dans une conscience humaine contemporaine »159. Cette deuxième œuvre, publiée en 1940 (4 ans après la première), consistait, selon Contat et Rybalka, en une partie de la première qui fut ultérieurement écartée pour des raisons éditoriales160. En effet, il est clairement possible de noter une sorte de continuité entre les deux œuvres même si c’est le moment où Sartre reconfigure les bases de sa philosophie161. Cependant, on remarque une certaine discontinuité en ce qui concerne la dernière partie de L’Imaginaire, plus 158
I’on, p. 133. I’on, p. 120. 160 CONTAT, M. ; RYBALKA, M. Les écrits de Sartre, p. 55. 161 Une périodisation précise est donnée par De Coorebyter : « De Husserl à Sartre. La structure intentionnelle de l’image dans L’Imagination et L’Imaginaire ». Disponible sur : < https://methodos.revues.org/2971>.2012. L’auteur y souligne le fait que la première partie de L’Imaginaire fut publiée en 1938 dans la Revue de métaphysique et de morale. Il ajoute que ce qui attire le plus l’attention entre les deux œuvres est le changement de position de Sartre par rapport à Husserl ; L’Imaginaire révélant un vrai éloignement. 159
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précisément à partir du chapitre intitulé « Vie imaginaire » et principalement dans la « Conclusion ». Alors que la première et la deuxième parties suivent le programme annoncé dans L’Imagination – une division cartésienne-husserlienne entre « Le certain » et « Le probable »162 –, les analyses finales semblent remettre en question ce que Merleau-Ponty désignait comme « le clivage du réel et de l’imaginaire »163. Dans le but de démontrer que l’image n’est pas une chose ou une représentation du sujet, Sartre décrit l’imagination comme un acte intentionnel qui implique une thèse d’irréalité, à l’inverse de l’acte perceptif, qui positionne lui son objet comme réel. Cet effort l’amène à établir une scission entre perception et imagination, réalité et irréalité, renforcée plusieurs fois au long du texte. Il s’agit de deux modalités distinctes de relation avec le même objet. Prenons par exemple la perception d’une chaise. Tout comme dans la théorie des esquisses (Abschattungen) de Husserl, nous ne percevons qu’un profil à la fois, et l’objet perçu « chaise » est donné par la multiplication des esquisses. Dans la perception, il y a de l’observation et de l’apprentissage, conclut Sartre. Nous pouvons ensuite fermer les yeux et imaginer la chaise. Cela ne fait point que l’« image chaise » vienne à exister dans la conscience, puisque la conscience est une relation imageante avec la même chaise de la perception, qui fonctionne comme support matériel – analogon – pour l’imagination : « que je perçoive ou que j’imagine cette chaise, l’objet de ma perception et celui de mon image sont identiques : c’est cette chaise de paille sur laquelle je suis assis »164. L’image n’est donc pas l’objet de l’image, c’est-à-dire qu’elle n’est pas la chaise « réelle ». La conscience imageante vise également la chaise, mais en image. L’image est un acte de constituer un objet par une croyance distincte de la perception : alors que la conscience perceptive positionne la chaise comme réelle, la conscience imageante positionne l’objet en image comme irréel, sous 4 formes : comme inexistante, comme absente, comme existant autre part ou comme « neutralisé », soit ne le positionnant pas comme existant. Sartre parcourt ces différents modes au fil de L’Imaginaire, mais il s’agit chaque fois d’une conscience imageante qui « pose son objet comme un néant »165. Il en découle que « la chair de l’objet n’est pas la même dans l’image et dans la perception »166. Alors que dans la perception il y avait 162 163 164 165 166
Division critiquée par Merleau-Ponty. Cf. AD, p. 196. CF, p. 69. I’re, pp. 20-21. I’re, p. 30. I’re, p. 38.
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de l’observation, des moments et de l’apprentissage, dans l’imagination il y a « quasi-observation » : « ce que je perçois, c’est que je sais ; l’objet ne saurait rien apprendre, et l’intuition n’est que du savoir alourdi, dégradé »167, c’est-à-dire que je peux former une image d’un livre, regarder ses lignes et ses phrases, « mais je ne lis pas. Et, au fond, je ne regarde même pas, car je sais déjà ce qui est écrit »168. Cette caractéristique amena Sartre à reconnaître un « appauvrissement » propre à l’imagination, dû à une espèce d’isolement du monde (pour cette raison, sans apprentissage), alors que dans la perception quelque chose ne se donne comme une chose qu’à travers des relations infinies. Dans « le monde » des images, rien ne se passe, « pas une seconde de surprise : l’objet qui se meut n’est pas vivant, il ne précède jamais l’intention »169. À l’inverse de la relation au psychisme, la conscience ne s’appréhende pas dans ce cas comme le produit de ses objets, mais elle se sait créatrice, « comme une spontanéité qui produit et conserve l’objet en image »170. Le clivage entre perception et imagination se maintient jusqu’à la « Conclusion » de L’Imaginaire171. Malgré cette division antérieure, à la fin de l’œuvre, Sartre définit le mode essentiel de la conscience comme négation, ce qui constitue la condition de possibilité de l’imagination. Le néant acquiert ici un rôle fondamental, propre à cette époque de premières élaborations de ce que deviendra L’Être et le Néant. En positionnant la structure de la négation comme condition de possibilité de l’imagination, Sartre affirme que « l’imagination […] s’est dévoilée comme une condition essentielle et transcendantale de la conscience »172. Selon cette dernière position, il y a un contraste entre la postulation d’un clivage entre réel et imaginaire et la décision finale de faire de l’imagination la condition essentielle et transcendantale de la conscience. Ce point est mis en évidence par Giovannangeli dans son article « Imaginaire, monde, liberté », où il montre justement qu’à la fin de L’Imaginaire Sartre « va même renvoyer toute négation à l’imagination »173, ce qui l’amène à conclure que « pas d’imagination sans négation ; mais pas 167
I’re, p. 62. I’re, p. 28. 169 I’re, p. 29. 170 I’re, p. 35. 171 « Or, la thèse de la conscience imageante est radicalement différente de la thèse d’une conscience réalisante ». I’re, p. 346. Ce point est également mentionné dans L’Être et le Néant. Cf. EN, p. 298 ; p. 646. 172 I’re, p. 361. 173 GIOVANNANGELI, D. « Imaginaire, monde, liberté » In : BARBARAS, R. (Org.) Sartre : désir et liberté. Paris : PUF, 2005, p. 42. 168
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davantage de négation sans imagination »174. À partir de considérations portant sur la Phénoménologie de l’expérience esthétique de Mikel Dufrenne, Giovannangeli établit, entre autres, une distinction entre l’aspect transcendantal de l’imagination, comme ouverture d’un monde, et l’imagination empirique qui viendrait remplir le champ ouvert par l’imagination transcendantale. Pour Dufrenne, poursuit l’auteur, Sartre décrit l’imagination empirique comme imagination transcendantale, rendant possible la première. À travers cette critique, Giovannangeli reprend la « Conclusion » de L’Imaginaire dans le but de démontrer qu’en ce moment, « le lien de l’imagination à la liberté semble définitivement scellé dès lors que l’imagination se trouve investie d’une dimension qu’il faut bien dire transcendantale, puisqu’elle est identifiée à la conscience elle-même »175, c’est-à-dire que « l’imagination n’est plus le strict contraire de la perception. Elle est ici ce qui permet à la perception de constituer le réel en monde »176. Ce même aspect est mis en exergue par Annabelle Dufourcq177. L’auteure se concentre également sur la fin de L’Imaginaire, mais plus spécifiquement sur la quatrième partie – « La vie imaginaire » – afin de répondre à la question suivante : « la vie imaginaire est-elle l’autre de la vie réelle ou bien la vie réelle comporte-t-elle une irréductible dimension imaginaire ? »178. D’après Dufourcq, si l’imaginaire se limite à un lieu périphérique de la vie, cette conception rendrait inepte la notion même de « vie imaginaire ». C’est cette « vie » qui permet d’attribuer une certaine consistance à l’imaginaire, suffisante pour former ce complexe d’expériences, d’émotions et de rencontres qui peuvent désigner une vie. Son argument consiste donc à montrer, à travers de longues analyses de L’Être et le Néant et de L’Idiot de la famille179, qu’il y a une « irréductible dimension imaginaire de la vie réelle »180. Pour l’auteure, dans L’Être et le Néant, cela peut être trouvé dans le comprendre inhérent à la perception et dans la dimension de comédie constitutive de tout comportement du pour-soi, c’est-à-dire que « l’existence a partie liée avec l’art de la comédie et qu’elle est constituée dans 174
Ibid. Ibid., p. 51. 176 Ibid. 177 DUFOURCQ, A. « La vie imaginaire : échec ou réussite ? L’imaginaire et L’idiot de la famille de Sartre » . Sens Public, pp. 1-44, 2010. Disponible sur : http://www.senspublic.org/article.php3?id_article=775. 178 Ibid., p.1. 179 Étude de Sartre sur Flaubert, considéré par lui-même comme étant une continuation de L’Imaginaire. 180 DUFOURCQ, A, op. cit., p. 14. 175
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sa chair même par une certaine absence, un jeu incessant de reflets et de symboles »181. En effet, comme nous l’avons vu antérieurement, c’est la dimension de négativité de la conscience qui conduit le ceci à apparaître comme forme sur fond de monde, ce qui révèle la choseustensile qui correspond à la dimension pratique du pour-soi comme êtredans-le-monde. La néantisation propre à la connaissance (négation interne), impliquée dans le mode même d’apparition de la chose perçue, renvoie à la condition de possibilité de la conscience imageante dans la mesure où, dit Sartre, « pour qu’une conscience puisse imaginer il faut qu’elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu’elle soit libre »182. Dufourcq considère que la spécificité de l’imagination est qu’elle « est plus révélatrice du mode d’être de la conscience que la perception, laquelle, dans une certaine mesure, cache son jeu et se donne comme pure et simple présence de ce qui est. La dimension d’absence dans la présence n’est pas une spécificité que l’imagination fait surgir, elle y est simplement plus accentuée donc plus manifeste »183. Ainsi, l’auteure montre le caractère décisif de cet élargissement de l’imaginaire qui a lieu dans la « Conclusion » de L’imaginaire. Ainsi comme Giovannangeli avait entrevu, à partir de Dufrenne, une distinction entre imagination transcendantale et empirique, Dufourcq croit qu’« il faut distinguer de l’imaginaire qui est effectivement posé (viser tel objet absent comme absent et non seulement en horizon) de ce même imaginaire non encore thématisé, mais qui est déjà ce vers quoi l’on dépasse l’objet perçu et qui donc est déjà là au cœur de la perception »184. De telle façon que « ce qui faisait la vanité de la vie imaginaire telle que la décrivait alors Sartre doit maintenant entrer dans l’existence même, dans la vie réelle, comme l’une de ses composantes essentielles »185. En effet, c’est ce qui peut être observé si nous prenons ensemble les affirmations suivantes de Sartre dans la « Conclusion » : Pour pouvoir imaginer, il suffit que la conscience puisse dépasser le réel en le constituant comme monde, puisque la néantisation du réel est toujours impliquée par sa constitution en monde.
181 182 183
Ibid. p. 1. Voir également : p. 14. I’re, p. 353. DUFOURCQ, A. « La vie imaginaire : échec ou réussite ? », p. 16. (nous souli-
gnons) 184 185
Ibid., p. 16. Ibid., p. 17.
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L’imagination n’est pas un pouvoir empirique et surajouté de la conscience, c’est la conscience tout entière en tant qu’elle réalise sa liberté ; toute situation concrète et réelle de la conscience dans le monde est grosse d’imaginaire en tant qu’elle se présente toujours comme un dépassement du réel. Il ne saurait y avoir de conscience réalisante sans conscience imageante et réciproquement. L’imaginaire représente à chaque instant le sens implicite du réel. L’acte imageant proprement dit consiste à poser l’imaginaire pour soi, c’est-àdire à expliciter ce sens186.
S’il en est ainsi, la dimension imaginaire, considérée comme une dimension intrinsèque du réel, n’est pas sans conséquence pour l’ontologie sartrienne. De notre point de vue, elle met en évidence la spectralité de l’être-dans-le-monde sous la forme d’une hantise et ce sur trois points principaux : 1) à nouveau, il n’y a pas de sens ici à penser l’en-soi comme pure positivité, car, si chaque situation réelle est « grosse d’imaginaire », il faut alors comprendre le monde par la simultanéité de l’être et du néant ; 2) si la dimension imaginaire est essentielle à la conscience, non seulement le monde se caractérise par la spectralité, mais « la conscience est constamment entourée d’un cortège d’objets-fantômes »187, qui sont des objets irréels ; 3) le spectral est ce qui dépasse la scission entre le réel et l’irréel. Ainsi, en premier lieu, nous pouvons entrevoir que l’irréalité propre à l’acte d’imaginer, fait que la vision de l’être comme pure positivité est en réalité une vision qui, selon nos termes, dissimule la spectralité. On peut trouver d’une certaine façon cette idée dans ce passage de Dufourcq : Certes le sujet percevant a l’impression d’être en prise directe sur l’être, celui-ci l’envahit, lui impose sa richesse, son opacité et une foule de qualités qu’il constate comme des faits bruts. Pourtant la dimension d’absence est déjà là, cachée mais absolument essentielle puisque cet objet que je perçois je ne le suis pas, je ne coïncide pas avec lui et c’est même là une condition indispensable pour que je puisse le laisser se dévoiler comme spectacle pour moi188.
Deuxièmement, nous pourrions tenter de comprendre comment le pour-soi est constamment hanté par ces objets-fantômes. Dans cette perspective, considérons quelques brèves observations concernant le 186 187 188
I’re, respectivement, voir p. 354 ; p. 358 ; p. 361 ; p. 360. (nous soulignons) I’re, p. 260. DUFOURCQ, A. « La vie imaginaire : échec ou réussite ? », p. 15.
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caractère spécial de tels objets, dont les définitions sont données dans L’Imaginaire, justement dans le chapitre sur la vie imaginaire. Différemment des objets psychiques, qui sont virtuels mais « réels », les objets imaginaires sont irréels. Cependant, les descriptions sous le mode spectral nous renvoient plutôt à celles des ombres. Il s’agit aussi quelque chose de l’ordre de la magie : un acte imaginaire, « c’est une incantation destinée à faire apparaître l’objet auquel on pense, la chose qu’on désire, de façon qu’on puisse en prendre possession »189. Toutefois, il ne s’agit pas d’une production réflexive, mais d’une constitution faite par une « spontanéité » qui peut acquérir un aspect volontaire, mais qui en soi n’est pas volontaire, pouvant même parvenir au cas où la conscience se trouve prisonnière de son propre imaginaire. L’objet irréel, tout comme le spectre, « est présent mais, en même temps, […] hors d’atteinte »190, parce qu’« il apparaît, disparaît, revient et ce n’est plus le même »191. Dans la description de l’objet irréel, Sartre met en évidence son caractère ambigu et parfois « hybride », comme dans l’imitation gestuelle, par exemple, dont le mode d’être n’est « ni tout à fait perception ni tout à fait image, qui vaudrait d’être décrit pour lui seul »192. Une ambiguïté qui « constitue la seule profondeur de l’objet en image. Elle représente en lui comme un semblant d’opacité »193, que Sartre compare même à une ombre, qui apparaît dans un espace et un temps qui sont également des « ombres » : « C’est une ombre de temps qui convient bien à cette ombre d’objet, avec son ombre d’espace »194. Comme c’est le cas des modes d’être qui possèdent la caractéristique de la magie, ces « objetsfantômes », poursuit Sartre, « sont ambigus, fuyants, à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes, ils se font les supports de qualités contradictoires » ; Ils sont « [des] êtres étranges qui échappent aux lois du monde. Ils se donnent toujours comme des totalités indivisibles, des absolus. Ambigus, pauvres et secs en même temps, apparaissant et disparaissant par saccades, ils se donnent comme un perpétuel «ailleurs», comme une évasion perpétuelle »195. Il s’ensuit que de tels objets hantent la conscience comme possibilité d’évasion du monde, de confinement dans une vie imaginaire, caractérisant un « anti-monde » dans lequel la 189 190 191 192 193 194 195
I’re, I’re, I’re, I’re, I’re, I’re, I’re,
p. p. p. p. p. p. p.
239. 240. 259. 64. (nous soulignons) 254. 253. 260. (nous soulignons)
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conscience ne peut agir que si elle devient également imaginaire, en s’irréalisant. L’anti-monde imaginaire est alors envisagé en tant que fugue du monde réel, mais une fugue hantée, car, à l’inverse d’une perception claire et distincte, qui est « rassurante », l’imaginaire est perturbateur : « Si nous avons peur dans la nuit, dans la solitude, c’est que les objets imaginaires qui nous hantent sont, par nature, louches »196. La nature de ces objets nous conduit au troisième point cité cidessus, à savoir les spectres en tant qu’ils dépassent le clivage du réel et de l’irréel. Il est propre au spectre, qui n’est ni vivant ni mort, ni existant ni non existant, de surgir dans ces zones intermédiaires. Ainsi, en faisant de l’imaginaire une dimension intrinsèque du réel, Sartre spectralise ce qui était donné comme réel, de sorte que les objets-fantômes imaginaires en viennent à habiter le monde. C’est ce que nous pouvons observer dans la célèbre description dans L’Être et le Néant de la situation imaginaire d’une rencontre avec son ami Pierre dans un café. L’excès de plénitude qui pourrait être entrevu dans la scène est rompu de par le fait que Pierre « n’est pas » là. Mais cette absence de Pierre n’est localisable à aucun endroit du café, il « est absent de tout le café ». En outre, c’est cette absence même qui organise le café en fond indifférencié autour d’une forme ; mais cette forme est un néant, un « évanouissement perpétuel, c’est Pierre s’enlevant comme néant sur le fond de néantisation du café »197. Si la conscience imageante se structure par le positionnement d’un néant, que ce soit comme inexistant ou comme absent, comme existant dans un autre lieu ou comme « neutralisé », le fait qu’il y ait l’intuition de Pierre comme n’étant pas dans le café montre bien le rôle constitutif de l’imaginaire dans la perception. Cet exemple accentue cet aspect en parlant d’une « double néantisation » : celle du café comme fond et celle de l’absence de Pierre comme forme, de sorte que la négation « Pierre n’est pas dans le café » n’est pas judicative, mais elle est l’organisation même de la perception sur le fond et sur la forme. Le caractère imaginatif de la perception fait que la réalisation est en même temps une réalisation irréalisante, donnant de la marge à l’apparition du spectral comme simultanéité d’être et néant. Dans ce cas, la présence-absence de Pierre « hante ce café »198, de par le fait qu’il est absent de tout le café et non pas d’un point localisable et également de telle façon que cette hantise est la condition même de l’organisation concrète du café en fond. 196 197 198
I’re, p. 254. EN, p. 44. EN, p. 45.
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Enfin, en considérant ces positions antérieures à L’Être et le Néant, nous nous demanderons, après avoir identifié la dimension imaginaire intrinsèque au réel et la distinction entre l’imagination empirique et transcendantale, quel est le rôle de l’imaginaire dans le mode d’être-dans-lemonde du pour-soi. Nous avons déjà mentionné la spectralité du monde hanté ainsi que le rôle quotidien du plan d’ombres qui est le psychique dans l’existence du pour-soi, nous permettant désormais d’aborder la hantise concernant un plan d’ombres qui aurait lieu dans les moments qui ont été appelés ici « imagination empirique ». L’Être et le Néant ne fournit pas assez de réponses en ce sens, peut-être parce que Sartre considère la question comme étant déjà résolue dans L’Imaginaire, tout comme La Transcendance de l’Ego avait réglé la question du psychique. Cependant, si nous adoptons la thèse explicitée ci-dessus d’une distinction entre imagination transcendantale et empirique, nous pouvons faire valoir pour le pour-soi le plan d’ombres de L’Imaginaire. En d’autres termes, nous pouvons saisir le psychique non seulement comme une zone d’ombres qui hante constamment le pour-soi, mais également comprendre que la conscience « est constamment entourée d’un cortège d’objetsfantômes »199, qu’est l’imaginaire. C’est ce point que Sartre explorera dans des travaux de psychanalyse existentielle, principalement dans SaintGenet et L’Idiot de la famille, œuvres où la fuite par l’imaginaire s’exprime de façon si accentuée qu’elle en devient une source d’aliénation. §3. L’EN-SOI POUR-AUTRUI :
LA PRÉSENCE INVISIBLE ET L’ESQUISSE FANTÔME
Je suis hanté par cet être que je crains de rencontrer un jour au détour d’un chemin, qui m’est si étranger et qui est pourtant mon être et dont je sais, que, malgré mes efforts, je ne le rencontrerai jamais. Sartre, L’Être et le Néant
a) Autrui et pour-autrui : un pour-soi solipsiste ? Dans la troisième partie de L’Être et le Néant, se trouve un passage que Benoist a nommé, suivant en cela les termes même de Sartre, de moment métaphysique de l’œuvre. Et cela au sens où autrui vient à la 199
I’re, p. 260.
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rencontre du pour-soi comme « quelque chose qui lui arrive », lui révélant sa dimension pour-autrui200. Cette rencontre, poursuit Benoist, perturbe toute l’économie de l’ontologie précédente, qui s’était retreinte à l’analyse des régions ontologiques du pour-soi et de l’en-soi, ce qui débouchait sur la théorie formelle d’un sujet solipsiste caractérisé par le « triomphe de l’ipséité ». À partir de la rencontre avec l’autre, qui est de l’ordre d’un « événement », l’œuvre subit un changement dans son centre de gravité, étant donné que si jusqu’alors « rien dans l’économie dialectique de l’en-soi et du pour-soi ne requiert autrui »201, désormais « on thématise un pour soi dont il est devenu essentiel qu’il soit un pour autrui »202. Nous devrions alors suivre le geste de Levinas qui consiste à privilégier ce caractère métaphysique de telle sorte que « l’ontologie est toujours sous condition de la métaphysique, il n’y a pas de pour-soi sans pour autrui, le pour-soi est rendu possible comme pour-soi par ce qui lui arrive »203. Comme nous l’avons dit initialement, Benoist souligne l’existence d’une coupure entre les deux premières parties de l’œuvre – qui correspondent à l’ontologie – et la partie qui commence avec le chapitre du pour-autrui, métaphysique. Cependant, comme nous l’avons mis en évidence, cette coupure n’accentue pas suffisamment la structure de la facticité du pour-soi, qui est fondamentale pour comprendre l’insertion factice intersubjective du pour-soi en tant que mouvement d’historialisation204. Quoiqu’il en soit, Benoist met en exergue un moment capital de l’œuvre, révélant clairement à quel point la vision d’un pour-soi sans les autres serait absurde. L’écart entre un pour-soi solipsiste dans le cadre d’une ontologie et l’apparition de l’autre comme un événement qui rend essentielle la dimension pour-autrui du pour-soi nous renvoie à la description sartrienne dans Saint-Genet de la sortie de l’innocence vécue par Genet suite à la découverte de sa singularité. Par une immersion dans des thèmes mythiques qui sont propres au cadre symbolique permettant une meilleure compréhension de Genet, thèmes mythiques chargés de figures religieuses, Sartre décrit la survenue d’un événement qui est « l’apparition de l’autre » comme opérateur d’une métamorphose205. Tout comme dans 200
Notes de cours. Id. 202 Id. 203 Id. 204 Cf. « Deuxième partie », Chapitre. IV, §1, e). 205 Dans ce contexte, il ne s’agit plus (ou plus seulement) du processus de métamorphose que nous avons décrit dans la « Deuxième partie » (Chap. III, §3, b), comme 201
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l’œuvre de Kafka, où il n’y a rien qui précède ou qui explique la métamorphose de Gregor Samsa en créature monstrueuse, la transformation de Genet en voleur fait également suite à un fait contingent, sorte d’instant fatal206, qui change tout et l’arrache à l’innocence : « À l’instant s’opère la métamorphose : il n’est rien de plus que ce qu’il était, pourtant le voilà méconnaissable. Chassé du paradis perdu207, exilé de l’enfance, de l’immédiat, condamné à se voir, pourvu soudain d’un “moi” monstrueux et coupable, isolé, séparé, bref, changé en vermine »208. C’est dans la rencontre avec l’autre qui produit la métamorphose que Sartre identifie l’apparition du « moi » et la rupture avec l’immédiateté. Et cela de telle façon que l’innocence ressemble au pour-soi solipsiste décrit par Benoist : « À présent il n’y a plus personne dans la pièce : une conscience abandonnée reflète des ustensiles »209 ; « Jusqu’à la “crise”, il vivait dans la “douce confusion” de l’immédiat, il ignorait qu’il fût une personne : il l’apprend et, du même coup, que cette personne est un monstre »210. D’une façon similaire, Sartre décrit la métamorphose engendrée par la « crise » de Baudelaire, qui révèle son « existence personnelle » : lui, qui vivait jusqu’alors dans une fusion avec sa mère – « il se sentait uni au corps et au cœur de sa mère par une sorte de participation primitive et mystique »211 – fut « jeté sans transition dans l’existence personnelle »212 au moment où sa mère se marie à nouveau, produisant une rupture dans la relation fusionnelle que la psychanalyse appelle en général symbiose. Cet épisode fut vécu par Baudelaire comme une expérience de séparation qui lui fit découvrir une profonde solitude, en même temps qu’« il a éprouvé qu’il était un autre, par le brusque dévoilement de son existence individuelle »213.
la tentative sartrienne de décrire une espèce de « durée », mais d’un événement qui modifie entièrement la manière d’être qui le précédait. 206 « Or qui dit “instant” dit instant fatal : l’instant c’est l’enveloppement réciproque et contradictoire de l’avant par l’après; on est encore ce qu’on va cesser d’être et déjà ce qu’on va devenir ; on vit sa mort, on meurt sa vie ; on se sent soi-même et un autre, l’éternel est présent dans un atome de durée ; au sein de la vie la plus pleine on pressent qu’on ne fera plus que survivre, on a peur de l’avenir ». SG, p. 9. 207 Sartre identifie l’innocence infantile au paradis perdu : « Le mythe de l’innocence enfantine est une forme abâtardie, positive et commode du mythe du Paradis Perdu ». SG, p. 14. 208 SG, p. 27. 209 SG, p. 26. 210 SG, pp. 31-32. 211 B, p. 18. 212 B, p. 19. 213 B, p. 20.
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Face à ces exemples extraits des psychanalyses existentielles de Sartre, nous pouvons confirmer que la découverte de l’autre apparaît bien comme un événement qui provoque une métamorphose dans le projet d’être du pour-soi de façon à instaurer une rupture : d’un état d’innocence, sans moi, pur réflexe immédiat du monde et l’existence personnelle, qui nait d’une séparation, où surgit un « moi » et un « autre ». C’est le moment où le pour-soi découvre son être-regardé. Dans ce contexte, nous pouvons observer la présence de thèmes bibliques extraits de la Genèse non seulement dans le cas de Genet, mais aussi plus généralement dans les descriptions du surgissement de l’être regardé. Parce que la figure de Dieu, outre son identification à l’être de valeur, est celle qui représente un regard omniprésent et « invasif », motif pour lequel Sartre encore jeune décide de « rompre les relations » avec lui : « Il ne me regarda plus jamais »214, dit l’auteur sur un ton de décision. L’absence d’un Dieu mort n’est pas la même chose que sa simple non existence, comme nous pouvons le noter dans Mallarmé. Dans ce cas, il y a le travail de deuil et un vide là où auparavant il y avait un témoin, à tel point que la condition d’être-regardé en vient à être attribuée aux hommes. L’innocence de Genet, la chute de Flaubert215, la honte comme révélatrice de l’existence pour-autrui : tous ces facteurs ont besoin d’un témoin, mais pas tant d’un Dieu, qui de toute manière a été tué à une époque donnée, que d’un autre qui fait exister une dimension nouvelle et en même temps constitutive de l’humanité du pour-soi 216. Ainsi, comme le montre André Barata, nous ne devons pas comprendre ces références comme un travail sur l’Écriture, mais comme des expériences existentielles auxquelles le discours religieux se réfère parfois217. 214
LM, p. 55. Le passage suivant montre bien le thème de l’innocence et de la chute dans le cas de Gustave Flaubert : « la Chute, c’est la découverte de la “différence” à travers le jugement des autres. […] un enfant monstrueux connaît, malgré tout, l’âge d’or de la petite enfance : il n’est pas encore appris sa “nature” puisque nul n’exige rien de lui […] Et puis, un jour, à sept ans, un juge souverain découvre sa particularité et la lui désigne : le voilà autre. Autre que l’homme » IF.I, p. 188. Dans le cas de Gustave, la Chute est la découverte, non seulement de son être vu mais d’une différence vécue comme « anomalie », ce qui le sépare de tous les autres hommes. Cf. Ibid., p. 337. 216 Dieu serait cet autre élevé à sa puissance maximale de sujet, comme un sujet qui ne peut jamais être objet. Cf. EN, p. 329. 217 (traduction libre) BARATA, A. Vida temporal comum. O carácter temporal da intersubjetividade afetiva. Nous y ajoutons que, dans Mallarmé, par exemple, il est possible de comprendre comment la religion (ou son absence), à différentes époques, révèle de telles expériences existentielles. Le thème peut également être étudié dans d’autres travaux de psychanalyse existentielle. 215
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Cela dit, Sartre privilégie la honte comme expérience ontologique fondamentale témoignant d’une chute dans l’existence pour-autrui. La honte est toujours honte de soi devant quelqu’un, une honte qui ne concerne pas une caractéristique spécifique du pour-soi, mais la condition ontologique d’être objet218 : La honte pure n’est pas sentiment d’être tel ou tel objet répréhensible mais, en général, d’être un objet, c’est-à-dire de me reconnaître dans cet être dégradé, dépendant et figé que je suis pour autrui. La honte est sentiment de chute originelle, non du fait que j’aurais commis telle ou telle faute, mais simplement du fait que je suis « tombé » dans le monde, au milieu des choses, et que j’ai besoin de la médiation d’autrui pour être ce que je suis219.
Sartre explicitera ensuite le sens d’autres sentiments, par exemple la peur et l’orgueil, comme autant de manières distinctes de faire l’expérience affective de la honte originelle qui découle du fait d’être objet. Même la honte empirique, datée, provoquée par une scène quelconque, trouve son sens dans cette honte plus originelle, tout comme la nausée empirique est secondaire par rapport à la nausée en tant qu’affectivité originelle. C’est pour cela que, selon Sartre, « chacun reconnaîtra, dans cette description abstraite, cette présence immédiate et brûlante du regard d’autrui qui l’a souvent rempli de honte »220. Comme il s’agit d’un événement, l’apparition de l’autre est mieux décrite par des exemples concrets : dans L’Être et le Néant, c’est quelqu’un qui regarde à travers un trou de serrure ; dans Saint Genet, c’est Genet qui, à l’âge de dix ans, est pris en flagrant délit en train de voler221. En réalité, ce qui vaut pour l’analyse est surtout la scène, plus 218 Si le pour-soi vit dans un monde où il y en a d’autres, et si la honte est l’expérience de révélation du pour-soi, il est pertinent de parler d’hontologie, comme le fait Stéphane Dawans en se référant à Lacan. Pour l’auteur, la honte est « un fil conducteur qui relie l’ontologie, la morale et l’esthétique [chez Sartre], mais qui se noue et se resserre, rendant le démêlage difficile autant que nécessaire » Dawans, S. Sartre : le spectre de la honte. Une introduction à la philosophie sartrienne. Liège : Ulg, 2001, p. 12 . Dawans va jusqu’à affirmer, à la fin de son travail, que « l’hontologie est une hantologie », sans pourtant expliquer ce que cela signifie. Ibid. Voir aussi : p. 40. 219 EN, p. 328. 220 EN, p. 309. 221 Il n’est possible de caractériser l’action de Genet comme « vol » qu’à partir de la relation sociale qui définit le vol dans sa stricte relation avec le droit de propriété : « La notion de “voleur” est par principe incommensurable avec les réalités du sens intime ; elle est d’origine sociale et suppose qu’on ait préalablement définit la Société, le régime de la propriété, un code, un appareil judiciaire et un système éthique des relations entre les personnes ». SG, p. 51.
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que sa preuve empirique datée : « Cela s’est passé ainsi ou autrement »222, dit Sartre, bien qu’il soit important de prendre en compte que l’étiquette de « voleur » a été attribuée à Genet dans l’enfance, c’est-àdire au moment où il n’a plus « la ressource de se défendre en accusant : les adultes sont de dieux pour cette petite âme religieuse »223. La scène est la description concrète de l’événement qui consiste en la révélation subie d’une nouvelle dimension du pour-soi : l’être regardé. En quoi ces exemples peuvent-ils nous aider à nous confronter au problème du solipsisme ? Analysons les deux scènes : dans L’Être et le Néant, la scène où quelqu’un regarde par le trou de la serrure est révélatrice du sens du regard de l’autre et de la dimension pour-autrui qui surgit par le biais du regard. Sartre amorce une description à la première personne, basée sur une situation imaginaire : l’acte de regarder par le trou de la serrure motivé par « jalousie, intérêt, ou vice »224. Ce premier moment de la scène ressemble à la description de l’innocence de Genet, que nous avons vu être en accord avec le pour-soi solipsiste pointé par Benoist : « Je suis seul et sur le plan de la conscience non-thétique (de) moi. Cela signifie d’abord qu’il n’y a pas de moi pour habiter ma conscience. […] Je suis pure conscience des choses et les choses, prises dans le circuit de mon ipséité, m’offrent leurs potentialités comme répliques de ma conscience non-thétique (de) mes possibilités propres »225. Sartre poursuit en affirmant que, sur ce plan, ses actes ne possèdent aucun dehors, sont entièrement vécus et non connus. C’est une façon de se perdre dans le monde, d’être absorbé par les choses qui semblent organisées en complexes d’ustensiles en accord avec la fin projetée par le pour-soi à tel point qu’« il n’y a là aucune contrainte, puisque ma liberté ronge mes possibles et que corrélativement les potentialités du monde s’indiquent et se proposent seulement »226 ; « il n’y a rien là 222 SG, p. 26. Dans L’Idiot de la Famille, Sartre en arrive à admettre une expérience d’« illumination peut-être fictive », qui est rappelée par Flaubert comme étant un instant fatal : « Mais qui peut affirmer que cette métamorphose a eu lieu en un moment précis ? Comme il arrive souvent – et en des domaines tout différents – l’enfant a pu vivre longtemps avant l’intuition totalisante puis continuer sa vie après elle sans qu’il y ait eu jamais l’instant de foudre qui l’eût fait vivre pendant l’illumination. En d’autres termes, le plus vraisemblable est qu’il n’y ait jamais eu d’actualisation brusque de l’archétype et que, dans la continuité du vécu, Gustave s’y soit référé comme à quelque chose qui s’est déjà produit, et que, de ce point de vue, le vécu lui-même n’ait jamais eu la fraîcheur saisissante de la nouveauté. » IF.I, p. 482. 223 SG, p. 31. 224 EN, p. 298. 225 Ibid. 226 EN, p. 299.
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qu’un pur néant entourant et faisant ressortir un certain ensemble objectif se découpant dans le monde »227. En décrivant l’« innocence » de cette façon, Sartre accentue la solitude de l’immédiateté qui motiva les critiques de Merleau-Ponty puis de Benoist qui souligne un monde de l’« ipséité triomphante », c’est-à-dire le fait que « le solus ipse […] donne son sens au monde »228. L’élément qui perturbe le système est le regard, le surgissement de l’autre et par conséquent le dévoilement de l’être-regardé. Sartre raconte la scène en mettent l’accent sur son caractère d’événement surprenant : « Or, voici que j’ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde »229 ; Genet : « Pris la main dans le sac : quelqu’un est entré qui le regarde. Sous ce regard, l’enfant revient à lui. Il n’était encore personne, il devient tout à coup Jean Genet »230. Cet événement, qui peut avoir eu lieu ainsi ou d’une autre façon, provoque une vraie métamorphose dans le mode d’être du pour-soi et fait que celui-ci se voit lui-même à partir d’une perspective extérieure, qui lui était voilée en pure ipséité : « Que s’est-il produit ? Presque rien en somme : une action entreprise sans réflexion, conçue et menée dans l’intimité secrète et silencieuse où il se réfugie souvent, vient de passer à l’objectif. Genet apprend ce qu’il est objectivement »231. Avant d’entrer en détail dans les descriptions des transformations qui arrivent au pour-soi, il faut se poser une question qui touche au problème du solipsisme : avant un tel événement, était-il en effet possible de concevoir un pour-soi qui serait « seul au monde » ? Le pour-soi vivait-il dans un monde sans autres ? Selon nous, en se concentrant trop sur les implications de la métamorphose à partir du regard, Sartre ne prend pas suffisamment en compte ces problèmes et leurs répercussions, nous amenant d’une certaine manière à devoir aller chercher d’autres éléments de L’Être et le Néant, parfois implicites, afin de pouvoir y répondre. Dans ce but, nous pouvons mettre en exergue trois caractéristiques implicites qui contestent l’idée d’un état d’« innocence » compris comme un monde solipsiste : l’affectivité, le langage et les significations intersubjectives. Tout d’abord, même l’innocence de Genet, affirme Sartre,
227 228 229 230 231
Ibid. Notes de cours. EN, p. 299. SG, p. 26. SG, p. 27.
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« lui vient d’autrui : tout nous vient d’autrui même l’innocence »232 ; puisque l’innocence est comprise à partir d’une situation, il est absurde de concevoir une condition en marge des relations qui configurent le mode d’être même de cette condition. Deuxièmement, dans la situation imaginaire du « trou de la serrure », Sartre met en avant « jalousie, intérêt ou vice » comme motivations de l’acte. Mais la jalousie serait-elle possible sans quelqu’un dont on serait jaloux ? Comment le pour-soi solipsiste peut-il agir motivé par la jalousie ? Même s’il s’agit de la jalousie de « quelque chose » et non pas de quelqu’un, la jalousie ne fait sens que dans la relation de cette chose avec une autre, face à laquelle la jalousie devient jalousie. Il est évident que, pour Sartre, ce vécu n’apparaît pas immédiatement au pour-soi comme jalousie, car le pour-soi est entièrement « conscience (de) jalousie de quelque chose ou de quelqu’un » en direction de la séance de voyeurisme par le trou de la serrure. Mais, d’une certaine façon, la relation préréflexive avec l’autre doit configurer cette motivation affective. Troisièmement, le langage structure la métamorphose : « on me regarde »233. La métamorphose de Genet est donnée par un « un mot vertigineux », et « son aventure, c’est d’avoir été nommé »234 : « Une voix déclare publiquement : “Tu es un voleur” »235. À partir de là : Les Autres, tous les Autres disposent à volonté de cette intuition : un voleur, c’est une réalité sensible, comme un arbre, comme une église gothique. Voici un homme que deux flics entraînent, je demande : « Qu’at-il fait ? » On me répond : « C’est un voleur. » Le mot vient frapper contre son objet comme un cristal tombant dans une solution sursaturée : aussitôt la solution cristallise enfermant le mot en elle236.
Être voleur devient, par l’effet des mots, la vérité objective de Genet, quelque chose de l’ordre d’un principe qui vient orienter son projet fondamental à l’intérieur des relations sociales. Le langage, qui est relation à l’autre, ne surgit évidemment pas au moment de la métamorphose, mais y participe de façon cruciale : « Le tour est joué : de l’enfant truqué nous avons fait un poète ; il est hanté par un mot, un seul mot qu’il contemple à l’envers et qui contient son âme. Il cherche à s’y mirer comme en une glace sans tain, il passera sa vie à méditer sur un mot »237. 232 233 234 235 236 237
SG, p. 14. EN, p. 299. SG, p. 57. SG, p. 26. SG, p. 51. SG, p. 54. (nous soulignons)
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Finalement, comme nous l’avons vu à propos du monde comme champ pratique, le pour-soi surgit dans un monde qui est monde pour les autres, ce que Sartre appelle le donné. Aussi, comment penser l’« innocence » en dehors de ce monde intersubjectif ? Les choses-ustensiles sont composées de propriétés latérales et secondaires qui renvoient à d’autres centres de référence et chaque ustensile révèle en même temps son « pour qui » (Worumwillen) ; le pour-soi agit à travers des techniques collectives et surgit dans un monde hanté par son prochain, ce qui signifie surgir « au milieu de ce monde pourvu déjà de sens »238. Ainsi, en décrivant la métamorphose, Sartre met l’accent sur l’expérience qui révèle l’existence de l’autre de façon privilégiée, mais cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas d’autre avant cet instant fatal. C’est pour cette raison qu’il nous semble essentiel de distinguer une certaine présence de l’autre antérieure à la métamorphose et à la scène qui fait surgir l’êtreregardé comme une nouvelle dimension de l’être-pour-soi. L’accent mis par Sartre sur l’expérience privilégiée de l’être-vu s’explique par le fait que c’est pour lui une manière d’échapper au solipsisme, en présentant une preuve indubitable de l’existence d’autrui. Sur ce point, Sartre est une fois de plus cartésien en exigeant que cette preuve appartienne à la sphère de l’évidence du cogito. Alors que l’autre comme objet dans le champ perceptif ne peut qu’être probable, c’est l’êtreregardé qui prouve que cet autre, dans le champ perceptif, est un autre sujet et non pas un simple automate239. Quoiqu’il en soit, le risque à éviter est celui de faire de la relation à l’autre une relation épistémologique. Selon Sartre, Husserl serait resté prisonnier de ce type de relation, puisque c’est à partir de la division entre l’empirique et le transcendantal qu’il pense l’intersubjectivité tout en la restreignant à ce premier niveau. Sartre rapproche dès lors la position husserlienne de celle de Kant, au sens où elle promeut une espèce de solitude du sujet transcendantal. Pour Sartre, Husserl conçoit l’existence de l’autre comme étant nécessaire à la constitution d’un monde « intermonadique », point sur lequel il est d’accord, mais il faudrait également montrer comment se donne « la liaison des sujets transcendantaux par-delà l’expérience »240, de façon à ne pas faire de l’autre une simple « catégorie supplémentaire qui permettrait de 238
EN, p. 554. « En bref, autrui peut exister pour nous sous deux formes : si je l’éprouve avec évidence, je manque à le connaître ; si je le connais, si j’agis sur lui, je n’atteins que son être-objet et son existence probable au milieu du monde ; aucune synthèse de ces deux formes n’est possible » EN, p. 341. 240 EN, p. 273. 239
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constituer un monde »241. En somme, en dépit du fait que Husserl mette en évidence le rôle de l’autre dans la constitution des couches significatives du monde, il ne s’établit aucune relation du sujet transcendantal avec un autre sujet transcendantal, étant donné que cette constitution, comme celle des « moi » psychophysiques, demeure dans le domaine naturel qui doit disparaître avec la réduction. Au contraire, pour Sartre, « autrui n’est jamais ce personnage empirique qui se rencontre dans mon expérience : c’est le sujet transcendantal auquel ce personnage renvoie par nature. Ainsi le véritable problème est-il celui de la liaison des sujets transcendantaux par-delà l’expérience »242 de telle sorte que « la façon d’échapper au solipsisme serait, ici encore, de prouver que ma conscience transcendantale, dans son être même, est affecté par l’existence extramondaine d’autres consciences de même type »243. C’est Hegel qui va le plus loin dans ce sens en plaçant l’autre comme une médiation indispensable à la conscience de soi, établissant ce que le langage sartrien nomme négation interne. Il s’agit d’une relation d’unité produite par la négation, à partir de laquelle les consciences s’excluent mutuellement, produisant le soi. Cette imbrication interne s’opère à travers une dialectique qui définit l’appréhension mutuelle de soi par l’intermédiaire de l’autre : « Ainsi le “moment” que Hegel nomme l’être pour l’autre est un stade nécessaire du développement de la conscience de soi ; le chemin de l’intériorité passe par l’autre »244, conclut Sartre. Il ajoute juste après que « l’intuition géniale de Hegel est ici de me faire dépendre de l’autre en mon être. Je suis, dit-il, un être pour soi qui n’est pour soi que par un autre. C’est donc en mon cœur que l’autre me pénètre […] l’être-pour-autrui apparaît comme une condition nécessaire de mon être pour moi-même »245. Toutefois, Sartre diffère de Hegel sur deux points : premièrement, il appréhende la formulation hégélienne « Je suis je » comme un type d’identité du sujet246. Deuxièmement, il constate que 241
EN, p. 273. Ibid. 243 EN, p. 274. 244 EN, p. 275. 245 EN, p. 276. 246 « La conscience est un être concret et sui generis, non une relation abstraite et injustifiable d’identité, elle est ipséité et non siège d’un Ego opaque et inutile […] On conçoit mal en effet que la lutte ardente et périlleuse du maître et de l’esclave ait pour unique enjeu la reconnaissance d’une formule aussi pauvre et aussi abstraite que le “Je suis je” » EN, p. 278. Position contestée, par exemple, par Vladimir Safatle qui ne voit pas dans la conscience de soi hégélienne un concept rénové d’identité. Pour l’auteur, en réalité, « la conscience-de-soi hégélienne est le locus d’une expérience fondamentale de non identité qui se manifeste à travers des relations matérielles du sujet par rapport 242
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Hegel, conformément à l’idéalisme qui identifie être et connaissance, adopte un point de vue théorique sur la conscience de soi. En ce sens, la distance de Sartre par rapport à la philosophie hégélienne se caractérise par la critique de la possibilité de dépasser le particulier en direction de la totalité de connaissance qui l’absorbe. Suivant en cela l’opposition kierkegaardienne à Hegel, Sartre affirme que « l’homme existant ne peut être assimilé par un système d’idées »247, si tant est que « la vie subjective, dans la mesure même où elle est vécue, ne peut jamais faire l’objet d’un savoir »248, ou alors il s’agirait simplement d’un « faux savoir »249. En adoptant le point de vue de la totalité, sans partir du cogito (ce qui pour Sartre est un problème), Hegel agit comme s’il pouvait annuler sa propre existence afin d’appréhender l’existence de l’autre à travers le point de vue de la connaissance absolue. Sartre finit par attribuer à Heidegger le pas décisif sur la voie d’une conception ontologique de la relation à l’autre. L’essentiel n’est alors pas de « partir du cogito », mais que dans Être et temps, le rapport à l’autre est un existentiale du Dasein et non pas une relation de connaissance. Cependant, un point de désaccord s’installe dès l’instant où Sartre critique la notion heideggérienne de Mit-Sein comme présupposant une « solidarité ontologique » qui, selon lui, est une structure abstraite qui ne permet pas de comprendre un « être-avec » concret, puisqu’elle conduit à perdre de vue la dimension ontique de la relation du pour-soi avec l’autre, et donc la lutte pour la « reconnaissance ». Sartre pense l’être avec l’autre d’une façon similaire à Heidegger quand il décrit l’expérience du nous, ce qui correspond à l’enrichissement empirique du pourautrui et, par conséquent, dérivée de ce type de relation ontologique. D’après Sartre, Heidegger court également le risque de retomber dans le solipsisme si l’être-avec signifie que l’existence des autres se laisse déduire du seul Dasein, ce qui dans le langage sartrien impliquerait de déduire l’autre d’une structure immédiate du pour-soi. à l’autre » [« A consciência-de-si hegeliana é o locus de uma experiência fundamental de não identidade que se manifesta através das relações materiais do sujeito ao outro »] (traduction libre) SAFATLE, V. « O amor é mais frio que a morte: negatividade, infinitude e indeterminação na teoria hegeliana do desejo » Kriterion, n.117, pp. 95-125, 2008, p. 98. Ce que Sartre ne peut pas accepter c’est que ce « retour en soi-même à partir de l’êtreautre » de la conscience de soi résulte dans un « mouvement par lequel son égalité avec soi-même vient à l’être ». HEGEL, F. La Phénoménologie de l’esprit. Paris : Aubier, 1947, pp. 146-147. (Trad. J. Hyppolite) (Sartre cepepdant cite Propedeutik. Cf. EN, p. 277). 247 QM, p. 19. 248 Ibid. Voir également : EN, p. 278. 249 S.IX, p. 156.
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Enfin, à partir de cette brève analyse du problème de l’autre chez Husserl, Hegel et Heidegger, Sartre établit les conditions de la relation à l’autre, organisées et énumérées de la façon suivante par Barbaras250 : 1) la relation à l’autre est interne et non pas externe (comme la connaissance), il s’agit d’une relation d’être ; 2) le seul point de départ possible est celui de l’intériorité du cogito ; 3) la relation à autrui ne peut pas être de constitution ; l’autre ne peut pas être déduit d’une structure ontologique. Cette dernière condition est importante car si l’autre ne provient pas d’une structure du pour-soi, « c’est comme fait – comme fait premier et perpétuel –, non comme nécessité d’essence que nous étudierons l’êtrepour-autrui »251. C’est pour cela que la relation avec l’autre est une rencontre qui est de l’ordre d’un événement, comme le résume Benoist : Sartre ne reproduit pas le geste traditionnel qui essaie de déduire autrui depuis la conscience. Autrui se rencontre, ne se déduit pas. Le pour soi va rencontrer quelque chose qui n’est pas thématisable en vertu de la simple structure ontologique du pour soi : il faut qu’il lui arrive quelque chose. […] En même temps cet événement ne peut arriver qu’à une structure ontologique qui existe par elle-même, pensable indépendamment de cette événementialité252.
Néanmoins, ce n’est pas une tâche facile que de maintenir ensemble ces conditions : il semble exister une tension entre l’idée d’une rencontre et celle d’un rapport ontologique dérivé d’une structure immédiate. Comme le souligne Barbaras, « bien qu’autrui fasse l’objet d’une rencontre, la relation à lui n’est pas de négation externe ni, par conséquent, de connaissance ; le rapport à autrui est donc interne, mais il n’y a pas pour autant de lien structurel de la conscience à autrui »253. Le risque (sartrien cette fois-ci) de tomber dans le solipsisme semble se situer ici : l’autre ne peut pas être une structure ontologique du pour-soi, mais qu’il est uniquement révélé par une relation de négation interne à travers de la dimension pour-autrui. En d’autres termes, si l’existence de l’autre est mise en évidence par la dimension pour-autrui du pour-soi, et si cette dimension ne surgit qu’à partir d’une rencontre contingente, qu’est-ce qui garantit le fait qu’il y ait une rencontre, et finalement que l’autre existe ? Nous ne disposons pas encore des conditions nécessaires pour répondre à cette question car il nous reste à parcourir certains détails impliqués 250 BARBARAS, R. Le corps et la chair dans la troisième partie de L’être et le néant, pp. 285-286. 251 EN, p. 322. 252 Notes de cours. 253 BARBARAS, R., op.cit., p. 286.
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dans cette tension entre la rencontre et la négation interne. Quoiqu’il en soit, comme l’autre ne peut pas être déduit des structures du pour-soi, le mode d’être pour-autrui est en contrepartie une structure ontologique : À titre de conscience, autrui est pour moi à la fois ce qui m’a volé mon être et ce qui fait « qu’il y a » un être qui est mon être. Ainsi ai-je la compréhension de cette structure ontologique ; je suis responsable de mon êtrepour-autrui, mais je n’en suis pas le fondement ; il m’apparaît donc sous forme d’un donné contingent dont je suis pourtant responsable, et autrui fonde mon être en tant que cet être est sous la forme du « il y a » ; mais il n’en est pas responsable, quoiqu’il le fonde en toute liberté, dans et par sa libre transcendance254.
Si le pour-autrui est une structure ontologique du pour-soi, à laquelle, parmi les cinq décrites dans le chapitre sur les structures immédiates du pour-soi, correspond-t-il ? A la facticité ou, plus précisément, la dimension pour-autrui concerne ce que le pour-soi est et la facticité est l’exister (de) son être. Ainsi, la métamorphose dote le pour-soi d’un « moi » pour-autrui, d’une dimension factice supplémentaire qu’il doit assumer. Mais si le pour-soi n’est pas solipsiste dans l’« innocence », l’autre doit être présent avant la métamorphose, et c’est en ce sens que nous devons analyser une double hantise : la hantise du regard de l’autre et la hantise du moi-pour-autrui, toutes deux présentes dans la dimension pour-soi.
b) La métamorphose : la hantise du moi-pour-autrui La métamorphose est un événement qui provoque l’apparition de la dimension pour-autrui du pour-soi, qui est « un type d’être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles »255. Sartre la décrit comme une « modification brusque », une « solidification et une stratification brusque de moi-même qui laisse intactes mes possibilités et mes structures “pour-moi”, mais qui me pousse tout à coup dans une dimension neuve d’existence : la dimension du non-révélé »256. Mais que se passet-il réellement dans cette transformation ? En quoi consistent ces nouvelles qualifications ?
254 255 256
EN, p. 404. (nous soulignons) EN, p. 206. EN, p. 307.
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La nouvelle dimension est caractérisée par l’aliénation des structures du pour-soi-dans-le-monde, qui sont ses structures mais objectivées. En outre, la métamorphose fait surgir un Ego de type différent de l’Ego psychique, qui est l’Ego-regardé ou l’Ego-pour-autrui, à partir d’un corps-pour-autrui, dans un monde pareillement transformé. C’est cette nouvelle dimension qui viendra constamment hanter la dimension poursoi comme un spectre d’en-soi, comme une esquisse fantôme de son être. L’Ego-pour-autrui Dans la scène où quelqu’un regarde par le trou d’une serrure, Sartre montre qu’un « bruit de pas dans le couloir » est suffisant pour provoquer la métamorphose. Puis il décrit ainsi l’instant postérieur à la transformation : « voici que j’existe en tant que moi pour ma conscience irréfléchie »257. Cette affirmation est surprenante si l’on considère que, depuis La Transcendance de l’Ego, l’Ego est caractérisé comme étant un produit de l’effort de la conscience de s’appréhender elle-même en tant que chose, c’est-à-dire de la réflexion impure. Or, voici que par le biais de la métamorphose provoquée par le regard de l’autre, l’Ego apparaît non plus à la réflexion mais à la structure la plus immédiate d’un pour-soi engagé dans le monde ; il s’agit alors d’un objet pour la conscience irréfléchie : « Le moi existe donc pour elle [la conscience irréfléchie] sur le plan des objets du monde ; ce rôle qui n’incombait qu’à la conscience réflexive : la présentification du moi, appartient à présent à la conscience irréfléchie »258. Il en découle une distinction importante entre l’Ego-pourautrui (Ego-regardé) et l’Ego psychique, puisque tandis que le second était constitué par la réflexion impure, le premier affecte le pour-soi dès lors qu’il souffre l’objectivation259. Il ne reste au pour-soi que l’option de choisir le sens et la manière par laquelle il vit son objectivation, et non pas la métamorphose en soi. En d’autres termes, alors que l’Ego psychique se caractérise par l’autoaliénation réflexive, l’Ego-pour-autrui est une figure de la facticité de la structure préréflexive du pour-soi, bien qu’il ne soit pas son fondement260. C’est-à-dire qu’il ne s’agit plus d’un 257
EN, p. 299. Ibid. 259 Distinction également mise en exergue par De Coorebyter dans Sartre face à la phénoménologie. 260 C’est pour cette raison qu’une réflexion pure serait pas en mesure de dissiper cette figure liée à la facticité du pour-soi. CPM, p. 18. Concernant la relation entre les deux Egos, De Coorebyter montre que l’Ego reçu par l’objectivation peut supplanter l’Ego constitué et ils peuvent réaliser une espèce de combat. De plus, l’Ego psychique pointe selon lui vers une alternative qui va au-delà de l’aliénation : « Cette distinction de plans 258
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Moi que le pour-soi constitue via la réflexion, mais d’un Moi qu’il est, qui compose son être le plus immédiat. Le mode d’être de l’Ego-pour-autrui est contradictoire si nous prenons en compte la scission entre les régions ontologiques principales de L’Être et le Néant, vu que Sartre le définit comme un mode d’être qui n’est pas pour-soi ni en-soi : Cet être n’est point en-soi car il ne s’est pas produit dans la pure extériorité d’indifférence ; mais il n’est pas non plus pour-soi, car il n’est pas l’être que j’ai à être en me néantisant. Il est précisément mon être-pour-autrui, cet être écartelé entre deux négations d’origine opposée et de sens inverse […] produit par l’un et assumé par l’autre [ce moi] tire sa réalité absolue de ce qu’il est la seule séparation possible entre deux êtres foncièrement identiques quant à leur mode d’être et qui sont immédiatement présents l’un à l’autre, puisque, la conscience pouvant seule limiter la conscience, aucun terme moyen n’est concevable entre eux261.
L’Ego-pour-autrui est décrit comme un mode d’être assez particulier dans la mesure où il réunit en soi les caractéristiques du ni… ni… et de la simultanéité d’« être et ne pas être » (au sens où le pour-soi est et n’est pas ce moi-pour-autrui). Sartre le décrit également en termes spectraux quand il compare l’Ego-pour-autrui à une esquisse fantôme de l’être pour-soi : « cette esquisse-fantôme de mon être m’atteint au cœur de moi-même, car, par la honte et la rage et la peur, je ne cesse pas de m’assumer comme tel. De m’assumer à l’aveuglette, puisque je ne connais pas ce que j’assume : je le suis, simplement »262. Il s’agit ainsi d’une objectivité propre à ce qui n’est pas passible de connaissance, comme un « un fardeau que je porte sans jamais pouvoir me retourner vers lui pour le connaître »263. Mais cela ne fait pas de l’Ego-pour-autrui l’image d’un pour-soi produite par un autre, car il s’agit d’un être « réel »264, que le pour-soi est, en même temps que Sartre dit qu’« [il] me fuit par principe [il] ne m’appartiendra jamais. Et, pourtant, je le suis […] il m’est présent comme un moi que je suis sans le connaître »265. C’est en ce sens que sa présence est une hantise, étant donné qu’elle est de l’ordre d’une présence non localisable, d’une spectralité : « La permet de comprendre que, loin d’être toujours aliénant ou réifiant, l’Ego psychique puisse servir à rétablir la vérité, à restaurer la lucidité du sujet face à son Ego-pour-autrui ». DE COOREBYTER, V. Sartre face à la phénoménologie, p. 599. 261 EN, p. 326. (nous soulignons) 262 EN, p. 304. 263 EN, p. 301. 264 EN, p. 326. 265 EN, p. 300.
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présence d’autrui ne fait donc pas “apparaître” le moi-objet : je ne saisis rien qu’un échappement à moi vers… »266 ; car « mon moi-objet n’est ni connaissance ni unité de connaissance, mais malaise, arrachement vécu à l’unité ek-statique du pour-soi, limite que je ne puis atteindre et que pourtant je suis. Et l’autre, par qui ce moi m’arrive, n’est ni connaissance ni catégorie, mais le fait de la présence d’une liberté étrangère »267. Le pour-soi ne pouvant pas s’approprier son être-pour-autrui, le vit comme malaise, parce que cet Ego-regardé, n’étant pas « produit par lui-même », doit être assumé comme une dimension factice de son être. Cette assomption révèle donc que, bien que le pour-soi souffre la transformation, celleci ne se donne pas comme pure passivité mais comme une métamorphose vécue, un « dehors » qui devient son « dehors »268, sa « nature ». L’être pour-autrui est présent comme un spectre qui introduit, par la dimension de l’objectivité, une zone d’opacité dans l’existence translucide du poursoi-dans-le-monde. Sartre le compare à une ombre qui « se projetterait sur une matière mouvante et imprévisible et telle qu’aucune table de références ne permettrait de calculer les déformations résultant de ces mouvements. Et pourtant, il s’agit bien de mon être et non d’une image de mon être »269. C’est pour cette raison que l’être-pour-autrui conserve les aspects d’indétermination et d’imprévisibilité qui constituent la condition d’« être en danger » face à l’autre comme une « structure permanente de mon être-pour-autrui »270. Exister le corps-pour-autrui Si la métamorphose implique l’aliénation des structures du pour-soi « sujet », qu’en est-il du corps ? Sartre montre comment le pour-soi gagne une dimension corporelle objective et pour-autrui qui enracine sa facticité de façon à établir, en même temps, une division entre la dimension corporelle pour-soi – corps vécu – et la dimension corporelle pourautrui – corps objectivé –, scission correspondant au niveau du corps au dualisme entre subjectivité et objectivité. Cependant, ces deux dimensions doivent être assumées conjointement par le pour-soi dans la mesure où il doit exister son corps-pour-autrui, qui est ce que Sartre nomme la « troisième dimension ontologique du corps ».
266 267 268 269 270
EN, p. Ibid. EN, p. EN, p. EN, p.
314. 325. 301. 307.
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Une description éclairante de la métamorphose corporelle et de l’assomption de cette nouvelle dimension par le pour-soi se trouve dans le conte sartrien L’Enfance d’un chef, dans la scène où le personnage Lucien Fleurier découvre son corps-pour-autrui. Cette métamorphose est déclenchée par la phrase « grande asperge » écrite dans les toilettes de l’école fréquentée par l’adolescent. Lucien se rend alors compte, pour la première fois, que tous ses camarades sont plus petits que lui et les scènes qui suivent montrent ses tentatives désespérées, tantôt pour s’approprier ce corps-pour-autrui, tantôt pour s’en débarrasser. À partir de ce momentlà, tous ses mouvements sont perçus par lui comme étant ceux d’une « grande asperge », son corps vécu est en permanence marqué par le regard. Bien que ce soit un corps qui n’existe que pour autrui, il s’agit de son corps, comme en témoigne l’extrait suivant : [Lucien] pensa : « Je suis grand ». Il était écrasé de honte : grand comme Barataud était petit – et les autres ricanaient derrière son dos. C’était comme si on lui avait jeté un sort : jusque-là, ça lui paraissait naturel de voir ces camarades de haut en bas. Mais à présent, il lui semblait qu’on l’avait condamné tout d’un coup à être grand pour le reste de sa vie. Le soir il demanda à son père si on pouvait rapetisser quand on le voulait de toutes ses forces. M. Fleurier dit que non : tous les Fleurier avaient été grands et forts et Lucien grandirait encore. Lucien fut désespéré. Quad sa mère l’eut bordé il se releva et il alla se regarder dans la glace : « Je suis grand ». Mais il avait beau se regarder, ça ne se voyait pas, il n’avait l’air ni grand ni petit. Il releva un peu sa chemise et vit ses jambes ; alors il imagina que Costil disait à Hébrard : « Dis donc, regarde les longues jambes de l’asperge » et ça lui faisait tout drôle271.
Ce passage est révélateur de la troisième dimension ontologique du corps. À travers la médiation du regard de l’autre, non seulement le pour-soi se trouve hanté par le spectre de l’en-soi de la dimension factice datant de la néantisation originelle, mais désormais il est aussi hanté par son esquisse fantôme pour-autrui : « Le choc de la rencontre avec autrui, c’est une révélation à vide pour moi de l’existence de mon corps, dehors, comme un en-soi pour l’autre »272. Il s’en suit alors une objectification de la structure de la facticité immédiate qui revient à « multiplier la contingence de la facticité »273, comme une sorte de « prolongement de la facticité vécue »274. Le corps n’est pas seulement un centre de 271 272 273 274
ŒR, p. 327. EN, p. 392. EN, p. 383. EN, p. 395
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référence de dévoilement des choses-ustensiles, mais c’est le point de vue sur lequel les autres prennent un point de vue. Le pour-soi vit ainsi une dimension de son corps qui lui échappe constamment et de tous les côtés, d’où le malaise et l’appréhension de soi comme étant « irrémédiable ». Le passage ci-dessus montre clairement, en premier lieu, l’aspect irrémédiable de la facticité corporelle : Lucien est condamné à exister son « être grand ». Deuxièmement, on y voit la nécessité de la médiation de l’autre pour qu’il y ait appréhension du corps pour-autrui au niveau du pour-soi : le miroir n’est pas suffisant de sorte que Lucien a besoin de faire un exercice imaginaire pour s’appréhender comme « grand » (d’autres scènes de l’histoire illustrent ce même point) ; son vécu est uniquement ce se sentir s’échapper. Selon Sartre, c’est ce qui révèle, de manière générale, l’expérience de la timidité. Il s’agit d’une expérience de vivre son corps tel qu’il est pour-autrui, dans sa dimension spectrale. Le pour-soi tente en vain de s’approprier ce corps de façon à appréhender concomitamment son caractère « inappréhendable », c’est-à-dire le fait que, par principe, il se trouve hors d’atteinte. Ainsi, « l’effort du timide, après qu’il aura reconnu la vanité de ces tentatives, sera pour supprimer son corps-pour-l’autre. Lorsqu’il souhaite “n’avoir plus de corps”, être “invisible”, etc., ce n’est pas son corps-pour-lui qu’il veut anéantir, mais cette insaisissable dimension du corps-aliéné »275. C’est ce qu’il se passe avec plusieurs personnages des romans sartriens qui aimeraient être invisibles, à l’instar d’Ève de La Chambre, dont le corps lui cause un grand malaise par excès de visibilité, de sorte qu’elle ne sait pas quoi faire avec ses mains276. Le monde pour-autrui La métamorphose est une transformation globale de l’être-dans-lemonde du pour-soi. En ce sens, nous devons comprendre les possibilités, les potentialités des ustensiles, la situation, la temporalité et la spatialité à partir de cette nouvelle configuration. Cela ne veut pas dire pour autant que le pour-soi perd sa dimension pour-soi d’engagement dans le monde, mais qu’il souffre en même temps de l’aliénation de cette dimension, comme l’explique Sartre : Sans doute, je suis toujours mes possibilités, sur le mode de la conscience non-thétique (des) ces possibilités ; mais, en même temps, le regard me les aliène : jusque-là, je saisissais thétiquement ces possibilités sur le monde 275 276
EN, p. 394. Cf. ŒR, pp. 252-253.
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et dans le monde, à titre de potentialité des ustensiles […] Mais avec le regard d’autrui, une organisation neuve des complexes vient se surimprimer sur la première. Me saisir comme vu, en effet, c’est me saisir comme vu dans le monde et à partir du monde […] l’aliénation de moi qu’est l’êtreregardé implique l’aliénation du monde que j’organise277.
Cet extrait met en évidence l’effet d’aliénation brusque des structures originelles qui découle de la métamorphose puisque Sartre parle d’un plan du pour-soi qui « jusqu’alors » ne souffrait pas l’aliénation et qui désormais présente une « organisation neuve de complexes ». Division qui fait écho à celle reconnue par Benoist dont un des côtés est le poursoi solipsiste et que nous identifions, à partir de Saint Genet, comme étant l’état de l’innocence. Ce qui se passe donc est une métamorphose globale qui aliène toutes les structures d’être-dans-le-monde du pour-soi : la possibilité d’utiliser les ustensiles devient une possibilité qui échappe au pour-soi dans la mesure où il est dépassé par les possibilités de l’autre qui les utilise : « elle est là, cette possibilité, je la saisis, mais comme absente, comme en l’autre »278. Ainsi, le pour-soi appréhende sa possibilité « du dehors », comme une dimension sienne qui acquiert une extériorité. En même temps, ce ne sont pas uniquement les possibilités du pour-soi d’utilisation des ustensiles qui sont aliénées mais, en outre, ses possibilités d’agir sont objectivées et se transforment, pour-autrui, en probabilités, pouvant acquérir le caractère d’ustensile pour l’autre. Le regard de l’autre transforme la situation du pour-soi globalement : le pour-soi qui étendait ses distances est spatialisé ; lui qui existait comme processus temporalisant est « jeté dans le temps universel »279, et même son regard est regard-regardé. En ce sens, Sartre établit une différence entre le monde pour-soi et le monde pour-autrui, qui est le monde aliéné. Ce dernier est le monde du pour-soi lorsqu’il échappe et fuit en direction d’autrui, produisant une « démondanisation » du pour-soi, une « dissolution » brusque (comparée à une « hémorragie ») de sa relation la plus immédiate au monde : « le monde se désintègre pour se réintégrer là-bas en monde, mais cette désintégration ne m’est pas donnée, je ne puis ni la connaître ni même seulement la penser »280. Sartre nomme cette aliénation « la part du diable », d’après une formule reprise à Gide ; c’est l’imprévisibilité de la situation réelle du pour-soi aliéné : « l’apparition
277 278 279 280
EN, EN, EN, EN,
pp. 302-303. p. 303. p. 306. p. 301.
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de l’autre fait apparaître dans la situation un aspect que je n’ai pas voulu, dont je ne suis pas maître et qui m’échappe par principe, puisqu’il est pour l’autre »281. L’autre est le pôle d’écoulement du monde pour-soi, qui jusqu’alors lui révélait son image, en direction de son envers ; direction imprévisible qui échappe toujours au pour-soi et qui révèle une gestalt hybride – spectrale – qui constitue la situation pour-autrui comme une « synthèse qui possède à la fois la cohésion ek-statique et le caractère de l’en-soi »282. Selon Sartre, l’imprévisibilité de la situation soulignée par Gide est également celle décrite par Kafka dans Le Procès et Le Château. Dans ces œuvres, l’auteur présente la fuite constante du sens des actes des personnages. L’atmosphère processuelle « douloureuse et fuyante » du Procès est celle du pour-soi aliéné : « cette ignorance qui, pourtant, se vit comme ignorance, cette opacité totale qui ne peut que se pressentir à travers une totale translucidité, ce n’est rien d’autre que la description de notre être-au-milieu-du-monde-pour-autrui »283. L’aliénation fait du pour-soi au milieu du monde une chose, une transcendancetranscendée, en transformant ses possibilités en probabilités et en ustensiliarité pour-autrui ; elle définit son insertion dans le temps universel ; elle le situe à partir des espaces que les autres étendent autour de lui ; elle transforme son engagement dans le monde en enracinement284. La « part du diable » transforme la situation en atmosphère processuelle, structurée par des zones d’opacité que sont les ombres de soi, révélées par la dimension pour-autrui : « Par le regard d’autrui, je me vis comme figé au milieu du monde, comme en danger, comme irrémédiable. Mais je ne sais ni quel je suis, ni quelle est ma place dans le monde, ni quelle face ce monde où je suis tourne vers autrui »285.
c) La hantise du regard Les descriptions de la métamorphose et de l’« innocence » ont dévoilé la relation avec l’autre comme un événement contingent qui donne lieu à une brusque aliénation des structures du pour-soi. Pour autant, le dualisme entre subjectivité et objectivité, se base sur le fait 281 EN, pp. 304-305. « L’envers de la transcendance : l’échappement. Je transcende tout et tout ce que je fais m’échappe ». CPM, p. 57. 282 EN, p. 305. (nous soulignons) 283 Ibid. (nous soulignons) 284 EN, p. 331. 285 EN, p. 307.
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que, bien que ces deux dimensions composaient jusqu’alors le « sujet » pour-soi, Sartre les définit comme incompatibles. Si nous prenons ces deux dimensions ensemble pour comprendre le « sujet » pour-soi, on verra, relativement à ce dualisme, que la hantise est la forme de présence spectrale de l’être-pour-autrui dans la dimension pour-soi. C’est pour cette raison que l’esquisse-fantôme se présente comme un aspect supplémentaire de ces zones d’opacité. Une fois cela posé, il convient de considérer la hantise d’autrui sous deux aspects : non seulement en ce que le pour-autrui hante le pour-soi, mais également parce que autrui hante de façon générale. Cette différence peut être mieux comprise si l’on met en évidence, tout d’abord, le sens de la hantise dans la hantise du regard, pour ensuite délimiter les spécificités des hantises propres à la présence et à l’absence d’autrui dans le champ perceptif du pour-soi. * On sait que pour Merleau-Ponty, en décrivant la relation à l’autre en termes de regard, Sartre prolonge les principes logiques et abstraits caractéristiques d’une philosophie de la vision. Cependant, nous avons montré que cette critique se fonde sur une conception de la conscience désincarnée qui n’acquérait une incorporation dans le monde que par le regard d’autrui. Si ce point ne tient plus, nous devons comprendre quel est le sens de ce regard, dans la mesure où le lien avec l’autre ne se réduit pas simplement à une confrontation de points de vue, ou à une lutte entre des regards positionnels, c’est-à-dire à une rencontre frontale entre les sujets. S’il y a une lutte des consciences, comme Sartre le met en évidence dans le chapitre de L’Être et le néant sur les relations concrètes avec autrui, il faut alors comprendre quel est le sens de cette confrontation. Cela dit, la première difficulté que nous pouvons identifier pour appréhender ce regard provient des termes mêmes employés par l’auteur pour le décrire, puisque ce sont ceux de la relation sujet-objet. En effet, même si Sartre veut montrer que la relation avec l’autre n’est pas une relation de connaissance, il continue d’employer des termes qui renvoient à ce type de relation. En d’autres termes, en qualifiant la relation avec l’autre en termes de regard, Sartre semble alors tomber dans ce qu’il cherchait à éviter à tout prix : faire de la relation à l’autre une relation de connaissance, comme celle qui s’établit entre le sujet et l’objet. En outre, comme le souligne Barbaras, en démontrant l’inessentialité du phénomène de la double sensation, Sartre privilégie la vue par rapport au toucher, passant outre l’incarnation du corps propre et présupposant une
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philosophie de la conscience subordonnée au modèle de la vue286. Mais quel serait ce modèle ? En bref, il existe historiquement une relation qui unit la vision et la connaissance. Celle-ci peut être observée depuis le Phédon de Platon, où l’âme contemple la vérité. Levinas287 et Derrida ont tous deux soulignés ce point : « Idein, eidos, idea : toute l’histoire, toute la sémantique de l’idée européenne, dans sa généalogie grecque, on le sait, on le voit, assigne le voir au savoir »288. Postérieurement, la vue acquiert, dans les philosophies du sujet, une dimension gnoséologique en tant qu’accès intuitif désincarné, qui pose l’étant sans que rien ne s’interpose à cette appréhension. Au point que Lefort, par exemple, se demande si « le désir de circonscrire avec l’œil l’ouverture de l’homme au monde ne gouvernet-il pas la métaphysique entière ? »289. Raffoul, dans le même sens et à partir d’Être et temps, affirme que « le motif de la vision est indissociable de la détermination occidentale de la connaissance comme mode d’accès à l’étant » de telle sorte que « [l]a “destruction” de l’ontologie du substantiel dans l’élucidation ontologique du Dasein doit s’accompagner, sinon dépendre, d’une “destruction” du voir intuitif, compris au sens large comme mode d’accès privilégié à l’étant et à l’être »290. À son tour, Sartre n’ignore pas cette relation entre voir et savoir. En parlant de ce qu’il entend par connaissance appropriative, il dit que « si l’on examine les comparaisons ordinairement utilisées pour exprimer le rapport du connaissant au connu, on voit que beaucoup d’entre elles se présentent comme un certain viol par la vue »291. L’idée selon laquelle connaître c’est « manger avec les yeux » est typique de ce mode de connaissance, qui avait déjà été critiqué dans l’article de 1934 sur
286
néant ». 287
2000.
BARBARAS, R. « Le corps et la chair dans la troisième partie de L’être et le LEVINAS, E. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. Paris : Kluwer Academic,
288 DERRIDA, J. Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines. Paris : Réunion des musées nationaux, 1990, p. 18. Sur ce sujet, Lefort dit la chose suivante « N’est-ce pas Platon déjà, comme le relève Heidegger, qui force le mot eidos pour lui faire nommer l’essence, alors qu’il désignait l’aspect sensible de la chose ; qui fait surgir pour un pur regard ce qui n’apparaît pas aux yeux du corps ? Avec lui ne s’inaugure-t-il pas un mouvement qui, jusqu’à Husserl, soutiendra l’élection du voir, et au cœur des plus amples variations conservera le lien de la vérité, et à l’intuitus mentis ou à la Wesenschau ? » LEFORT, C. Sur une colonne absente, p. 145. 289 LEFORT, C. Ibid., p. 152. 290 RAFFOUL, F. A chaque fois mien, p. 153. 291 EN, p. 624.
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l’intentionnalité, dont le but était d’ailleurs d’échapper à ce modèle292. Si la relation à l’autre est décrite en termes de regard et si la base des argumentations se trouve circonscrite par la forme sujet-objet, comment Sartre se situe-t-il finalement par rapport au problème de la vue, étant donné qu’il insiste sur le fait que la relation originelle avec l’autre ne peut pas être épistémologique ? Ou bien sa position retombe exactement sur ce qu’il énonce vouloir éviter ou bien nous devons faire une distinction entre la vision comme connaissance appropriative et le regard en son sens strictement sartrien. Parler de la vision en soi ne reconduit pas nécessairement la position philosophique traditionnelle, comme le montre Lefort à propos de Merleau-Ponty, qui, selon lui, est « celui qui interroge la vision comme nul autre ne l’a fait »293, de sorte qu’il « bouleverse déjà l’idée que nous nous faisions de la vision et de l’ouverture »294. En ce sens, nous devons comprendre la forme sartrienne de la relation à autrui à partir de sa conception particulière du regard, entendue comme une relation de hantise. LA PRÉSENCE SPECTRALE DE L’AUTRE Le spectre, ce n’est pas simplement ce visible invisible que je peux voir, c’est quelqu’un qui me regarde sans réciprocité possible, et qui donc fait la loi là où je suis aveugle, aveugle par situation. Le spectre dispose du droit absolu, il est le droit de regard même. Derrida, Spectrographies
« On me regarde ». Nous avons vu la force que cette constatation a en tant que productrice d’une métamorphose. Qui me regarde ? Quelqu’un, tous ou personne, car le regard transcende un sujet localisable, c’est-à-dire que l’expérience de l’être-regardé chez Sartre est plus fondamentale que celle de la présence des yeux d’une personne particulière dans mon champ perceptif. Le regard est la « présence immense et invisible »295 d’autrui par-delà le monde, transmondaine, extramondaine, selon les termes de Sartre. Cette présence, que l’auteur appelle d’autresujet ou de totalité-sujet, est pour nous une modalité spectrale de la 292 293 294 295
Cf. S.I, p. 29. LEFORT, C. Sur une colonne absente, p. 147. Ibid., p. 152. EN, p. 308. (nous soulignons)
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présence de l’autre puisqu’elle n’est ni localisable, ni passible de connaissance. Il s’agit d’une « “transcendance omniprésente et insaisissable”, posée sur moi sans intermédiaire en tant que je suis mon être-non-révélée, et séparée de moi par l’infini de l’être, en tant que je suis plongé par ce regard au sein d’un monde complet avec ses distances et ses ustensiles : tel est le regard d’autrui, quand je l’éprouve d’abord comme regard »296. La seule possibilité d’appréhender une telle présence est l’expérience transformatrice d’être regardé ; la présence spectrale de l’autre comme telle ne peut pas être connue, c’est quelque chose qui est là, mais qui ne se montre pas à un regard intuitif. Nous retrouvons ici l’effet de visière dont parlait Derrida, comme un « regard dissymétrique, échangé au-delà de tout échange possible »297 et qui, dans ce contexte, peut être compris comme la condition même d’être-dans-le-monde-avecautrui du pour-soi. Pour Derrida, « le regard est la spectralité même »298, parce qu’il instaure une hétéronomie inhérente à cette expérience d’être regardé sans pouvoir voir qui regarde. Chez Sartre, cette hétéronomie spectrale est la condition de l’objectivité du pour-soi, dans la mesure où « [l’autre-sujet] est toujours là, hors de portée et sans distance lorsque j’essaie de me saisir comme objet »299. En ce sens, l’autre hante le poursoi, il est partout présent, de telle façon qu’il n’est pas présent face au pour-soi, comme un objet, car il est « l’être vers qui je ne tourne pas mon attention »300. La présence spectrale de l’autre-sujet, de par la dissymétrie qu’elle contient, n’est jamais une présence frontale, tout comme chez Merleau-Ponty, pour qui la présence de l’autre est latérale ou « arrive par derrière » : « Autrui n’est nulle part dans l’être c’est par-derrière qu’il se glisse dans ma perception »301. La description par Merleau-Ponty dans La prose du monde de cette présence de l’autre dans mon champ perceptif, rejoint d’ailleurs la hantise du spectre, notamment lorsqu’il écrit que « tout autre est un autre moi-même. Il est comme ce double que tel malade sent toujours à son côté, qui lui ressemble comme un frère, qu’il ne saurait jamais fixer sans le faire disparaître, et qui visiblement n’est qu’un prolongement au dehors de lui-même, puisqu’un peu d’attention suffit à le réduire »302. D’un autre côté, Sartre, en qualifiant 296 297 298 299 300 301 302
EN, p. 309. (nous soulignons) DERRIDA, J. ; STIEGLER, B. Spectrographies, p. 135. Ibid., p. 137. EN, p. 310. EN, p. 308. PM, p. 190. PM, p. 186. (nous soulignons)
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d’extramondaine cette présence spectrale de l’autre, semble d’une certaine manière rendre cette présence indépendante du champ perceptif. Toutefois, il dit que « tout regard dirigé vers moi se manifeste en liaison avec l’apparition d’une forme sensible dans notre champ perceptif, mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’est lié à aucune forme déterminée »303. C’est en ce sens que la présence spectrale de l’autre hante comme un « bruit de pas dans le couloir », « un craquement de branches », ou par une fenêtre qui s’ouvre. Lacan, inspiré par la dialectique du regard chez Sartre, résume bien ce point : Le regard dont il s’agit ne se confond absolument pas avec le fait, par exemple, que je vois ses yeux. Je peux me sentir regardé par quelqu’un dont je ne vois pas même les yeux, et même pas l’apparence. Il suffit que quelque chose me signifie qu’autrui peut être là. Cette fenêtre, s’il fait un peu obscur, et si j’ai des raisons de penser qu’il y a quelqu’un derrière, est d’ores et déjà un regard. À partir du moment où ce regard existe, je suis déjà quelque chose d’autre, en ce que je me sens moi-même devenir un objet pour le regard d’autrui304.
Les pas, les bruits et la fenêtre peuvent indiquer l’éventuelle présence effective d’un autre qui viendra à la rencontre du pour-soi mais il se peut également, nous dit Sartre, que ces indications ne soient qu’une « fausse alerte ». En réalité, poursuit l’auteur, peu importe si l’autre est ou non présent effectivement dans le champ perceptif du pour-soi car cela ne fait pas disparaître pour autant le regard : « Loin qu’autrui ait disparu avec ma première alerte, il est partout à présent, en dessous de moi, audessus de moi, dans les chambres voisines et je continue à sentir profondément mon être-pour-autrui »305. C’est pour cette même raison que le regard ne pourrait pas être celui d’un autre ou d’une pluralité d’autres, puisque le regard fait référence à une réalité « pré-numérique »306 : « Il s’agit plutôt d’une réalité impalpable, fugace et omniprésente qui réalise en face de nous notre Moi non-révélé et qui collabore avec nous dans la production de ce Moi que nous échappe »307.
303 304
EN, p. 297. LACAN, J. Le séminaire I. Les écrits techniques de Freud. Paris : Seuil, 1975,
p. 241. 305
EN, p. 316. « Il ne saurait être question de s’opposer à l’autre par une pure détermination numérique. Il n’y a pas ici deux ou plusieurs consciences : la numération suppose un témoin externe en effet et elle est pure et simple constatation d’extériorité. Il ne peut avoir d’autre pour le pour-soi que dans une négation spontanée et prénumérique ». EN, p. 324. 307 EN, p. 321. 306
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S’il en est ainsi, cette relation est alors encore plus originelle que les expériences datées de la métamorphose, puisque si quelque chose est capable d’annoncer un regard, c’est parce que le sujet était déjà dans la condition d’être regardé. « Si je tressaille au moindre bruit, dit Sartre, si chaque craquement m’annonce un regard, c’est que je suis déjà en état d’être-regardé »308. Si l’autre se trouve déjà présent en creux de toute les objectivations du pour-soi – comme la condition même de son objectivation – et si Sartre établit que la relation originelle du regard, à l’inverse de Husserl, ne peut pas s’en tenir au plan des « mois psychophysiques », mais doit atteindre le « sujet transcendantal »309 même, on peut conclure que la métamorphose qui désigne une transformation datée est rendue possible par la condition d’un pour-soi déjà hanté par l’autre, c’est-àdire qu’est présente, dès le stade de l’« innocence », la condition de « déjà regardé ». L’expérience datée de la métamorphose peut être déclenchée, comme nous l’avons vu, par la peur, par l’orgueil, par la honte, etc. Mais il est certain que le pour-soi se trouve depuis toujours dans-le-monde, dans le langage, dans une histoire passée, existant son corps, immergé dans les significations intersubjectives, de telle sorte qu’il serait de fait absurde de penser un pour-soi en dehors de cette immersion, ce qui pour Sartre impliquerait de concevoir un pour-soi abstrait de son « humanité ». Ainsi, bien que la relation avec l’autre soit de l’ordre d’une rencontre, depuis le surgissement du pour-soi comme être-dans-le-monde, il est jeté dans cette condition caractérisée par le fait de « vivre dans un monde hanté par mon prochain »310. De ce fait, la métamorphose est finalement le paradigme de l’expérience révélatrice, non seulement de la condition d’être-regardé, mais de l’apparition d’un moi-regardé. L’expérience d’objectivation se déroule ainsi à plusieurs niveaux, ne serait-ce que parce que la scène de quelqu’un pris en flagrant délit de regarder par le trou de la serrure ne se cristallisera pas forcément en tant que « crise originelle », comme ce fut le cas pour Genet, étiqueté de voleur, ou pour Flaubert quand il découvre être l’idiot de la famille. Autrement dit, toute objectivation survenant à partir de la situation de l’être dans le monde avec les autres, ne fait pas surgir le pôle directeur d’un projet originel. De même, il serait absurde de penser que toute objectivation du pour-soi 308
EN, p. 317. (nous soulignons) Nous faisons usage des guillemets étant donné que, chez Sartre, il ne s’agit pas d’un sujet transcendantal. L’usage de ces termes ici sert à montrer le point de discordance avec Husserl. 310 EN, p. 554. 309
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est vécue comme une expérience « traumatique », pour utiliser un terme de la psychanalyse. Comme Sartre ne fait pas la distinction entre les objectifications propres à la condition du déjà-regardé et l’objectification plus puissante de la métamorphose, il court le risque théorique de réduire toute relation à l’autre à cet instant fatal. À partir de là, nous pouvons constater l’existence d’une double hantise : l’une propre à la présence spectrale de l’autre, et l’autre issue de la métamorphose, c’est-à-dire venant du moi-pour-autrui. Aussi, il y a des expériences d’objectivation (l’autre étant présent effectivement ou non dans le champ perceptif) qui offrent un « dehors » au pour-soi sans que cela représente une « crise originelle » capable d’orienter un projet fondamental. La présence invisible de l’autre hante quotidiennement et incessamment le plan translucide du pour-soi, et l’expérience concrète de la métamorphose, outre le fait de la porter jusqu’à sa limite, s’appuie sur cette condition. Dans de telles scènes empiriques, la hantise s’accentue et se dédouble : premièrement au sens où, dès que mon monde s’écoule en direction d’autrui, autrui « hante cet écoulement, non comme un élément réel ou catégoriel, mais comme une présence qui se fige et se mondanise si je tente de la “présentifier” et qui n’est jamais plus présente, plus urgente que lorsque je n’y prends pas garde »311. Deuxièmement, car à dater de la métamorphose surgit un moi-pour-autrui qui vient hanter le pour-soi, dans sa dimension pour-soi : La honte est révélation d’autrui non à la façon dont une conscience révèle un objet, mais à la façon dont un moment de la conscience implique latéralement un autre moment, comme sa motivation. Eussions-nous atteint la conscience pure, par le cogito, et cette conscience pure ne serait-elle que conscience (d’être) honte, la conscience d’autrui la hanterait encore, comme présence insaisissable, et échapperait par là à toute réduction312.
La présence spectrale d’autrui se donne donc à ces deux niveaux. Nous pouvons observer ce second niveau dans l’exemple de Jean Genet, hanté par la phrase « tu es un voleur ». La phrase se cristallise et habite son être pour toujours, de telle sorte qu’il en arrive à désirer exister comme un « objet sacré » – son être objectif pour les autres – pour un témoin fictif. Cependant, Sartre révèle que « le témoin n’est personne »313 : « il est un monstre, il sent passer sur sa nuque le souffle de
311 312 313
EN, p. 308. (nous soulignons) EN, p. 312. (nous soulignons) SG, p. 57.
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ce monstre, il se retourne et ne trouve personne »314. À la façon de Baudelaire, qui souhaite se sentir « coupable » face à un Bien absolu, qui a besoin d’un Bien se manifestant par le regard : « Un regard qui commande et qui condamne […] le regard qui le transperce, qui le remet à sa place et qui “l’objective”, le grand regard “porteur de Bien et de Mal”, est-il celui de sa mère, du général Aupick ou de Dieu “qui voit tout” ? C’est tout un »315. Non pas au sens numérique – car nous avons vu qu’il s’agit d’une réalité prénumérique –, mais comme la condition de l’objectivité. Un regard, qui ne correspond pas à la condition de l’objectivité qui n’est pas objectivable en soi, puisque, comme l’écrit Derrida, « un œil, l’œil-un, le monocle, n’est jamais un objet »316. C’est en ce sens que Sartre affirme que « par le regard d’autrui, la société tout entière (institution, organisme, classe) me hante »317. Il y a également une autre modalité de la présence spectrale de l’autre, qui consiste dans la présence corporelle d’un autre pourtant absent du champ perceptif. Dans ce cas, la présence spectrale est celle de l’autre comme objet (non plus comme une totalité-sujet). Nous allons maintenant aborder les spécificités de la relation avec autrui comme objet, corrélatif de la présence de cet autre au sein du champ perceptif d’un pour-soi, c’est-à-dire dans la relation du pour-soi avec l’autre qui se présente alors « en chair et en os ». Néanmoins, il faut également relever l’existence d’une présence spectrale et prénumérique des autres en tant qu’absents. Sartre note que l’absence est un mode de relation avec l’existence concrète de quelqu’un quelque part, de sorte qu’il s’agit en réalité d’une modalité de coprésence, de telle sorte que la mort, par exemple, n’est pas une absence. En ce sens, l’absence est un composant actif de la situation de chaque pour-soi dans le monde, à partir d’une « présence originelle » dont les distances ne se donnent pas que par des routes et des continents, mais aussi par des langues et des conditions sociales : Mais ces remarques peuvent être généralisées : ce ne sont pas seulement Pierre, René, Lucien qui sont absents ou présents par rapport à moi sur fond de présence originelle ; car ils ne contribuent pas seuls à me situer : je me situe aussi comme Européen par rapport à des Asiatiques ou à de nègres, comme vieillard par rapport à des jeunes gens, comme magistrat par rapport aux délinquants, comme bourgeois par rapport à des ouvriers, etc. En
314 315 316 317
SG, p. 58. B, p. 55. (nous soulignons) DERRIDA, J. Mémoires d’aveugle, p. 94. CPM, p. 118.
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un mot c’est par rapport à tout homme vivant que toute réalité-humaine est présente ou absente sur fond de présence originelle318.
Ainsi, l’absence d’autrui « en chair et en os » dans le champ perceptif ne signifie pas, dans ce contexte, qu’autrui n’est pas présent comme élément constitutif de la situation de chaque pour-soi. Pour Sartre, ce mode de la présence de l’autre se laisse penser comme la facticité implicite de l’absent, indiqué par les choses-ustensiles319. Nous avons déjà abordé cette caractéristique à travers les « propriétés latérales » des ustensiles ou de significations intersubjectives. Selon nous, cette facticité de l’autre absent indiquée par les choses-ustensiles est aussi un mode de présence spectrale dans la mesure où « elle m’est donnée dès là qu’autrui existe pour moi dans le monde, la présence d’autrui ou son absence n’y change rien »320. La différence par rapport au mode de présence spectrale que nous venons de décrire ci-dessus – d’autrui-sujet – est qu’il s’agit maintenant de la présence spectrale de l’autre comme facticité corporelle et non pas comme regard désincarné. Dans la présence spectrale de l’autre comme sujet, les objets hantaient le pour-soi en tant qu’indices renvoyant à un regard capable de l’objectiver, à tel point que dans cet autre mode de hantise, les objets indiquaient seulement un autre centre de référence d’orientation des ustensiles, qui est le corps d’autrui, même absent du champ perceptif. Cela dit, nous pensons que de telles conditions, dans ce contexte, ont justement pour corollaire la problématisation de l’idée de l’autre comme « objet ». En tant qu’il n’y a pas un autre « en chair et en os » en train d’être objectivé, mais une indication latérale des ceci de la présence factice de l’autre dans le monde. Quoiqu’il en soit, il s’agit de la facticité d’autrui comme objet au milieu du monde, puis comme transcendance-transcendée, et non pas de la facticité vécue par l’autre comme sujet. Cette facticité de l’autre objet se spectralise en se faisant présente sur le mode de l’absence comme une facticité corporelle implicite au milieu des choses. Elle est présente partout321, en raison du fait que sa corporéité n’est pas objectivable, comme nous pouvons l’observer dans cet exemple : « Dès que je reçois une lettre de mon cousin d’Afrique, son être-ailleurs m’est donné concrètement par les indications mêmes de cette lettre, et cet être-ailleurs est un être-quelque-part : c’est déjà son 318 319 320 321
EN, p. 319. Cf. EN, p. 382. EN, p. 382. (nous soulignons) EN, p. 381.
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corps »322. Ainsi, l’apparition d’autrui dans le champ perceptif du poursoi semble enrichir, prolonger, voire confirmer, sa présence spectrale qui s’annonçait ou l’indiquait déjà par les objets hantés. L’autre présent dans le champ perceptif S’il est vrai que « je ne connais pas d’ustensiles qui ne se réfèrent secondairement au corps de l’autre »323 et que la présence spectrale de l’autre se trouve partout, le moment que Sartre décrit comme secondaire, qui est celui de l’apparition du corps d’autrui dans le champ perceptif, fait surgir une modalité nouvelle de l’autre comme objet. Ce deuxième moment est directement lié à la première modalité de l’autre comme objet, bien qu’il y ait de nouvelles structures corporelles en jeu. Voyons la description que Sartre fait de ce moment : Mais voici que Pierre paraît, il entre dans ma chambre. Cette apparition ne change rien à la structure fondamentale de mon rapport à lui : elle est contingence, mais comme son absence était contingence. Les objets l’indiquent à moi : la porte qu’il pousse indique une présence humaine quand elle s’ouvre devant lui, de même le fauteuil où il s’assied, etc. ; mais les objets ne cessaient de l’indiquer, pendant son absence. Et, certes, j’existe pour lui, il me parle ; mais j’existais pareillement hier, lorsqu’il m’envoyait ce pneumatique qui est présentement sur ma table pour m’aviser de sa venue. Pourtant, il y a quelque chose de neuf : c’est qu’il paraît à présent sur fond de monde comme un ceci que je peux regarder, saisir, utiliser directement. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout d’abord, c’est que la facticité d’autrui, c’est-à-dire la contingence de son être, est explicite à présent, au lieu d’être implicitement contenue dans les indications latérales des choses-ustensiles324.
Par l’apparition de l’autre dans le champ perceptif, la facticité corporelle implicite indiquée par les ceci devient explicitement présente. En outre, l’autre comme transcendance-transcendée, qui était seulement indiqué par les choses-ustensiles, apparaît désormais doté d’une objectivité visible qui fait qu’il peut apparaître comme un instrument au milieu du monde, ou sous d’autres formes objectives. Toutefois, cette objectivité de l’autre présent « en chair et en os » n’est jamais la même objectivité que celle par laquelle nous apparaissent les objets thématisés dans la relation de connaissance. Dire que le pour-soi appréhende le corps de l’autre comme transcendance-transcendée, ce n’est pas éliminer le 322 323 324
EN, p. 382. EN, p. 380. EN, p. 382.
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caractère de transcendance de ce qui souffre d’objectivation. Ce serait le cas du cadavre, qui est le corps d’autrui en tant qu’objectivité pure, coupé des relations signifiantes que sa transcendance établit avec le monde. Ainsi, ce que Sartre nomme ici autrui-objet n’est pas un objet proprement dit. C’est un corps qui est action et qui est en situation, et c’est en tant que tel qu’il est transcendé par le pour-soi qui le trouve. Aussi, ce qui est appelé corps-pour-autrui est une modalité corporelle difficile à appréhender en termes de « pour-soi » et d’« en-soi », tout comme le pour-autrui en général. C’est pour cette raison que le corps-pour-autrui est qualifié par Sartre d’« objet magique par excellence »325. Lorsque Sartre décrit les diverses possibilités d’appréhender l’autre comme objet, celles-ci viennent toujours buter sur une même limite : si l’autre est un « objet », il est un objet qui m’échappe, « un instrument explosif que je manie avec appréhension, parce que je pressens autour de lui la possibilité permanente qu’on le fasse éclater et que, avec cet éclatement, j’éprouve soudain la fuite hors de moi du monde et l’aliénation de mon être »326. La dialectique de l’autre, qui est la structure conflictuelle de consciences, n’est qu’une tentative incessante de gérer cette objectivité « explosive » de l’autre, justement par l’impossibilité de le réduire à un objet327. De la même façon, s’il y a des niveaux d’objectivation, cette dernière ne se donne jamais complètement, c’est-à-dire qu’autrui, pour être purement et complètement un objet, doit être abstrait de sa dimension de transcendance, comme dans le cas du cadavre. L’appréhension de l’autre dans le champ perceptif est ainsi une appréhension immédiate de l’autre comme corps-en-situation : une forme contingente sous un fond corporel organisé par l’insertion factice d’autrui dans le monde, comme un autre centre de référence de l’orientation des ceci. Un corps en vie, qui étend ses distances et révèle ses sens à chaque fois, de telle sorte que c’est ce corps qui apparaît comme transcendancetranscendée et non pas le cadavre. Un autre point important concernant l’appréhension immédiate du corps de l’autre est que Sartre ne distingue pas les dimensions psychique et corporelle pour-autrui, ce qui est également le cas pour le plan des ombres et la dimension pour-soi. En d’autres termes, le corps n’est pas 325
EN, p. 391. EN, p. 336. 327 La colère, par exemple, implique la reconnaissance de la liberté d’autrui. Sartre décrit la colère comme une attitude concrète avec l’autre qui vise à le prendre comme un objet pour le détruire, de façon « à supprimer du même coup la transcendance qui le hante ». EN, p. 451. 326
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une dimension extérieure au psychique, comme si son rôle était d’exprimer une intériorité psychique ; le corps dans sa dimension pour-autrui est « un objet psychique par excellence, le seul objet psychique »328. En définissant le corps-pour-autrui comme objet psychique, Sartre établit donc qu’en raison d’un processus d’objectivation, le psychique s’incarne finalement, de telle sorte que le corps pour-autrui est le corps psychique. Néanmoins, la différence entre le corps psychique comme corps-pourautrui et le corps psychique constitué réflexivement et subi par le pour-soi n’est pas claire. C’est pour cela qu’il nous faut distinguer le fait que, pour le pour-soi, le corps psychique est le support de sa dimension d’ombres, et que pour-autrui le pour-soi apparaît comme corps psychique, sans qu’il y ait de différence entre la dimension pour-soi et la dimension d’ombres. En ce sens, le pour-soi n’appréhendera jamais l’autre dans son vécu de colère, par exemple, mais seulement en tant que corps qui est la colère même. C’est-à-dire que pour le regard objectif, le corps est action signifiante. C’est comme si le regard de l’autre ne pouvait qu’appréhender l’ensemble de la dimension factice du pour-soi. Essayer de décrire cette dimension factice dans son ensemble, c’est également souligner chez autrui un caractère, au sens d’une unité factice, sans distinguer les divers niveaux de hantise. En revanche, pour le pour-soi, l’intégration des dimensions pourautrui et psychique n’a lieu que réflexivement, au moment où il adopte une attitude objectivante envers lui-même. Par la réflexion impure, le pour-soi intègre désormais – à partir de la médiation d’autrui – une nouvelle couche de constitution aux objets psychiques : une « couche aliénante cognitive »329, qui consiste dans un savoir issu de la connaissance des autres sur soi, transmis par le langage. Par conséquent, le pour-soi se tourne vers lui-même réflexivement dans une intention cognitive, dans le but d’appréhender le psychique comme un objet de connaissance, intégrant les significations provenant de la connaissance des autres. Ainsi, un nouvel objet psychique se forme, intersubjectif, dont le support corporel est le corps psychique souffert – qui « sert de noyau, de matière aux significations aliénantes »330 – et qui en vient à hanter le pour-soi. Le psychique, qui était la constitution en état du mal aux yeux, exemple déjà cité, devient alors un objet pour autrui : le médecin peut y diagnostiquer une maladie, de sorte que l’on en vient alors à parler de cette 328 329 330
EN, p. 387. EN, p. 396. Ibid.
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maladie, à organiser les actions en accord avec le traitement. Voilà donc « un nouvel objet » magique qui possède les « caractères de spontanéité magique, de finalité destructrice, de puissance mauvaise, sur sa familiarité avec moi et sur ses rapports concrets avec mon être (car c’est, avant tout, ma maladie) »331. Ce nouvel objet, que nous pouvons nommer psychique-pour-autrui, en vient à hanter le pour-soi sous la forme d’un corps psychique, par-delà la hantise immédiate du pour-autrui : « Ainsi, de même qu’un être-pour-autrui hante ma facticité non-thétiquement vécue, de même un être-objet-pour-autrui hante, comme une dimension d’échappement de mon corps psychique, la facticité constituée en quasi-objet pour la réflexion complice »332, dit Sartre. Dans l’appréhension immédiate du corps de l’autre au sein du champ perceptif, ce qui se présente est alors un corps psychique en situation. Si le corps peut être décrit par le fonctionnement de ses organes par le médecin, ou comme caractère par le psychologue, ces niveaux d’objectivation ne suppriment pas la condition de corps-en-situation du corps-pour-autrui. L’appréhension peut altérer, à un degré plus ou moins élevé, la dimension d’objectivité du corps de l’autre sans le transformer en cadavre. Nous en concluons que le corps-pour-autrui n’est pas que le côté objectif du pour-soi subjectif. Tout comme Sartre décrivait l’être pour-autrui comme n’étant ni pour-soi ni en-soi, la même chose vaut pour la dimension corporelle pour-autrui, « objet magique » par excellence. Aussi, la spécificité de ce mode d’être corporel conteste le dualisme entre subjectivité et objectivité qui correspondent aux dimensions pour-soi et pour-autrui du corps. Dans la mesure où les dimensions pour-soi et pour-autrui sont interconnectées par la relation de hantise, c’est cet ensemble qui apparaît à l’autre comme corps-en-situation. Mais cela concerne également le mode d’apparition du corps de l’autre, qui est ce sur quoi porte réellement l’analyse de Sartre dans le « corps-pour-autrui », et qui, « pour des raisons de commodité », peut être appliqué postérieurement au pour-soi. Reste cependant à démontrer comment ce dualisme peut être contesté à partir de ce qui arrive au pour-soi quand ce corps-en-situation apparaît dans son champ perceptif. À ce sujet, nous avons mentionné la constitution de l’objet psychique intersubjectif. La prise réflexive de la connaissance de l’autre sur soi correspond à un aspect (réflexif) de la « troisième dimension ontologique du corps », qui est l’assomption par le pour-soi de son corps pour-autrui. Nous avons observé que le corps-pour-autrui 331 332
EN, p. 397. EN, pp. 397-398.
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hante l’expérience corporelle immédiate pour-soi (comme dans l’exemple de Lucien Fleurier), tandis que le nouvel objet psychique formé à partir de la connaissance provenant de l’autre hante le pour-soi à un deuxième niveau dans son corps psychique. Cependant, il existe en outre une forme d’appréhension immédiate du corps de l’autre qui hante le niveau le plus immédiat du pour-soi, que Sartre appelle la chair de l’autre. La chair atteste l’existence d’une communauté factice que le pour-soi et autrui partagent, étant donné que la contingence constitue un tel terrain ontologique commun. Le pour-soi, nous l’avons vu, existe son corps comme affectivité originelle ou nausée, qui est la conséquence du fait d’exister sa contingence. L’autre, à son tour, vit également la nausée de sa contingence, qui est son goût. La chair est l’appréhension de la facticité correspondant au goût d’autrui, ce qui révèle une condition factice partagée : « Je ne saisis jamais autrui comme corps sans saisir en même temps, de façon non explicite, mon corps comme le centre de référence indiqué par autrui »333, affirme Sartre. L’appréhension de la chair d’autrui est l’appréhension de son affectivité originelle pour autrui, non pas comme objet de connaissance mais comme « un type particulier de nausée », qui renforce pour le pour-soi le goût de sa propre contingence. Enfin, la notion de chair joue également un rôle fondamental dans la conception sartrienne de la relation à l’autre. À ce sujet, Barbaras montre comment la division sartrienne entre la transmondanité de l’autre (autrui-sujet) et son apparition dans le champ perceptif est problématique. En effet, outre le fait d’être une division abstraite qui creuse un abîme entre l’empirique et le transcendantal, elle révèle une tension constitutive de la relation à l’autre telle que Sartre la pense : à savoir entre d’une part la caractérisation de cette relation comme une rencontre et d’autre part comme une condition permanente de la situation humaine du pour-soi. Selon Barbaras, en développant l’idée de chair, Sartre rend inutile, voire inadéquate, le fait que la relation à autrui devrait se donner par négation interne, c’est-à-dire par l’expérience de l’être-regardé. En effet, elle remet en question la division entre subjectivité et objectivité, transposée aux dimensions d’un corps pour-soi (ce que Sartre ne développe pas, selon l’auteur) et d’un corps objectif pour autrui : L’analyse phénoménologique conduit donc Sartre à assouplir l’opposition simple et radicale qui inaugurait la troisième partie de L’Être et le Néant : alors que, au seuil de cette troisième partie, Sartre entendait l’objectité en un sens univoque, il met ici au jour une corporéité qui n’existe pas sur le 333
EN, p. 384.
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mode, objectif, du corps physique, c’est-à-dire finalement du corps connu. Par-delà l’opposition de la res cogitans et de la res extensa, il pressent, sous le nom de « chair », la possibilité d’un psychisme incarné, distinct du poursoi mais aussi de la pure extériorité des objets spatiaux334.
L’appréhension d’autrui dans le champ perceptif doit également précéder l’expérience de l’être-regardé. La chair atteste de l’impossibilité de la division entre subjectivité et objectivité, étant donné que « dans la mesure même où l’être-pour-autrui peut ne pas être pure objectité, le sujet peut cesser d’exister comme immanence subjective »335, conclut Barbaras. Selon l’auteur, comme Sartre cherche à combattre le solipsisme par la seule expérience de l’être-regardé, il finit par ne pas reconnaître l’originalité de la chair. Compte tenu de cette position, nous pensons qu’en étant attentif à la conception du corps-pour-autrui, il est alors possible de contester le dualisme entre subjectivité et objectivité, dans la mesure où celui-ci ne peut jamais apparaître comme pure objectivité, si ce n’est à condition d’être devenu cadavre. La chair est l’appréhension affective de la contingence d’autrui, ce qui découle de l’être-en-situation du corps de l’autre ; la chair est en ce sens l’appréhension affective de la nausée-pour-autrui. Comme dans le chapitre sur le corps-pour-autrui, Sartre se concentre sur la manière dont le corps d’autrui apparaît au pour-soi, il ne développe pas les implications de la métamorphose, c’est-à-dire comment le poursoi subit l’objectivation corporelle. Par la suite, en décrivant la « troisième dimension ontologique du corps », cet aspect n’est pas non plus abordé de façon isolée, car ce qui est en jeu c’est comment le pour-soi existe sa dimension aliénée. En ce sens, ce qu’on trouve le plus difficilement dans les descriptions sartriennes du corps-pour-autrui c’est précisément le corps comme pure objectivité qui découle de la métamorphose. En d’autres termes, soit Sartre s’applique à montrer comment le corps de l’autre apparaît comme transcendance-transcendée à un pour-soi, soit il développe l’assomption par le pour-soi de son corps-pour-autrui de telle sorte que le corps comme objectivité n’apparaît véritablement dans aucun de ces deux cas : dans le premier, il est depuis toujours en-situation ; dans le second il est l’assomption d’aspects corporels objectifs. Cela est peut-être dû au fait que cet aspect isolé est une abstraction (ou bien un cadavre). Si le corps d’autrui est toujours en-situation, à un degré plus ou 334 BARBARAS, R. « Le corps et la chair dans la troisième partie de L’être et le néant », p. 294. 335 Ibid., p. 295.
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moins élevé d’objectivité, il est incessamment vécu facticement par le pour-soi comme chair. En outre, le pour-soi est hanté de façon préréflexive par cette objectivité corporelle et réflexivement par des objets psychiques qui acquièrent une nouvelle couche de signification aliénée, ce qui remet en question la « pure subjectivité ». En somme, il n’y a pas de corps d’autrui purement objectif et la chair ne fait qu’alimenter ce point ; de plus, le pour-soi est hanté à son niveau le plus immédiat par ses objectivations de telle sorte qu’il n’y a pas de subjectivité isolée. Enfin, il semble qu’à trop s’être concentré sur la métamorphose, Sartre n’a pas explicité tous les aspects impliqués dans le problème du solipsisme, ce qui ne veut pas dire que les autres points que nous avons étudiés ne se trouvent pas élaborés d’une certaine façon dans son texte. Le problème est que le cheminement cartésien adopté par Sartre pour prouver l’existence d’autrui est trop centré sur le cogito, même si ce dernier, hanté, atteste d’une expérience non intellectuelle de l’êtreregardé. Sur ce point, Barbaras a raison d’écrire que la chair fait déjà signe vers une expérience d’autrui qui n’est pas celle de la négation interne, rendant du même coup cette stratégie questionnable. Dans la perspective de l’hantologie, ce qui importe c’est qu’il existe des niveaux de hantise propres à la relation avec l’autre, et que c’est là le sens typiquement sartrien du regard. La rencontre avec l’autre, comme nous l’avons vu, se donne par un regard non localisable, par une présence spectrale. Mais, cette dernière ne fait sens que dans la mesure où il y a dans le champ perceptif quelque chose qui renvoie à un autre, dont l’existence est éprouvée par la chair. S’il y a une division entre les moments antérieur et postérieur à la métamorphose, cette division concerne les niveaux d’objectivation et ne marque pas « une première rencontre avec l’autre ». D’un autre côté, comment penser cette présence spectrale de l’autre comme première par rapport à la présence d’autrui dans le champ perceptif, si sans l’expérience de la chair de l’autre, rien n’aurait le pouvoir de l’indiquer comme regard ? La façon dont Sartre aborde ce problème fait alors surgir un vrai labyrinthe conceptuel, duquel nous ne sortons qu’à condition de défaire les dualismes qui se présentent parfois. C’est en ce sens que la relation de hantise montre : 1) que la présence spectrale de l’autre et la chair sont deux aspects de l’expérience d’autrui qui ne peuvent pas être considérés séparément, car sans le second, la première n’aurait pas le pouvoir de hanter, 2) que le corpspour-autrui étant corps-en-situation ne peut pas être considéré comme pure objectivité, ce qui instaurerait un dualisme entre subjectivité et objectivité ; 3) que l’expérience de la métamorphose dote le pour-soi
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d’un degré maximum d’objectivité, cristallisant une dimension qui commence à le hanter à son niveau le plus immédiat, c’est-à-dire que la « troisième dimension ontologique » du corps est l’assomption et l’intégration de ce moi-pour-autrui par le pour-soi, qui relève d’une seconde dimension de hantise. Dans cette réorganisation des conditions, on voit que le pour-soi est doublement hanté par autrui : par la chair et par la présence spectrale dans sa dimension la plus immédiate ; par son moipour-autrui, qui est le degré limite de l’objectivation (et non la mort), à tel point qu’il se cristallise dans un spectre qui désormais commence à le hanter. §4. L’EN-SOI DÉSIRÉ Jusqu’ici, nous avons analysé certaines dimensions de hantise qui ont révélé des zones d’opacité dans la dimension du pour-soi « sujet ». Il nous reste à analyser une dernière dimension : la hantise inhérente au désir du pour-soi de compléter son être manquant. Cette hantise spécifique est donnée par ce que Sartre définit comme être de la valeur ; elle apparaît dans le projet du pour-soi sous la forme d’une relation de possession, c’est-à-dire comme un moyen de réaliser son projet d’autofondement. Par cette dernière, Sartre dégage l’existence d’une dimension symbolique du monde qui entretient un rapport avec la hantise de la valeur ; mais également l’existence d’une hantise antithétique de la première : la hantise de ce que nous verrons être une antivaleur.
La hantise de la valeur La valeur est une structure immédiate du pour-soi et il correspond à la totalité « manquée » par rapport à laquelle le pour-soi se constitue comme manque d’être. La plupart du temps, cette totalité est également appelée « pour-soi-en-soi » ou simplement Dieu, ce qui fait du pour-soi un « pur effort pour devenir Dieu »336. Concernant le mode d’être de la valeur, nous avons dit plus haut que, selon Sartre : « il ne faudrait pas confondre […] cet en-soi manqué avec celui de la facticité. L’en-soi de la facticité, dans son échec à se fonder, s’est résorbé en pure présence au
336
EN, p. 621.
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monde du pour-soi. L’en-soi manqué, au contraire, est pure absence »337. Il s’agit donc d’un mode d’être différent de l’en-soi néantisé de la facticité et qui est défini comme un « en-soi absent », qui hante constamment et immédiatement le pour-soi338. L’argument qui légitime l’être de la valeur comme une structure immédiate est celui selon lequel si le poursoi échoue dans son incessante tentative d’autofondement et que si cela se présente comme un échec, c’est parce que le pour-soi « se saisit luimême comme échec en présence de l’être qu’il a échoué à être »339. Ainsi, le pour-soi est manque en présence d’un en-soi absent, qui, à son tour, le traverse avec sa « présence fantôme »340 pour le constituer comme manque. Il est alors possible de voir la présence-absente de la valeur dans la dimension pour-soi comme une hantise, à tel point que Sartre définit le cogito comme « cogito hanté par l’être »341. Typique de la hantise d’un spectre, cet « en-soi » présent-absent qui est la valeur, ou cette synthèse impossible entre pour-soi et en-soi, n’est jamais un objet pour le pour-soi. Il ne se trouve pas face au pour-soi, parce qu’« il hante la conscience non-thétique (de) soi »342, « au cœur du rapport néantisant «reflet-reflétant» »343, de telle sorte que dans toute conscience de quelque chose, « il est là »344, tout en demeurant non identifiable comme tel. Ce mode d’être est donc structurel du pour-soi – « il n’y a point de conscience qui ne soit hantée par sa valeur »345 – mais la hantise indique que conscience et valeur ne sont pas identiques, de sorte que cette dernière possède ses spécificités. Sartre affirme que la conscience « est et n’est pas » en même temps la valeur, elle-même définie en termes d’« être et ne pas être ». S’il n’y a pas de conscience qui ne soit pas hantée par la valeur – à l’instar de la
337
EN, p. 125. La valeur « est comme l’en-soi absent qui hante l’être pour soi » EN, p. 130. 339 EN, p. 125. 340 EN, p. 127. 341 EN, p. 125. 342 EN, p. 127. 343 EN, p. 131. 344 EN, p. 127. 345 EN, p. 131. Et également : « Ainsi le pour-soi ne peut apparaître sans être hanté par la valeur et projeté vers ses possibles propres » EN, p. 133 ; « La fusion idéale de ce qui manque avec ce à quoi manque ce qui manque, comme totalité irréalisable, hante le pour-soi et le constitue dans son être même comme néant d’être. C’est, disions-nous, l’ensoi-pour-soi, ou la valeur. Mais cette valeur n’est pas, sur le plan irréfléchi, saisie thétiquement par le pour-soi, elle est seulement condition d’être ». EN, p. 230. (nous soulignons) 338
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soif hantée, de la souffrance hantée346 – celle-ci, à son tour, est présente à la conscience comme un idéal irréalisable et non pas comme quelque chose qu’elle est. D’un autre côté, Sartre se pose la question suivante : « dirons-nous qu’il n’existe pas ? »347. Il répond seulement qu’il s’agit d’un être qui ne peut pas être réalisé, pour ensuite souligner la difficulté à décrire la valeur à l’intérieur du cadre dualiste qui oppose l’être et le non-être : « La valeur semble donc insaisissable : à la prendre comme être, on risque de méconnaître totalement son irréalité […] Mais, inversement, si on n’a d’yeux que pour l’idéalité des valeurs, on va à leur retirer l’être et, faute d’être, elles s’effondrent »348. En outre, le propre de l’être de la valeur est de subvertir les positions contradictoires : elle se trouve en même temps au cœur du pour-soi et « hors d’atteinte »349 ; elle est une structure immédiate du pour-soi, mais elle comporte des caractéristiques de l’en-soi ; sa relation au pour-soi est celle d’une « immanence totale qui s’achève en totale transcendance »350, c’est-àdire qu’il s’agit d’un mode d’être dont la nature est celle d’« enfermer en soi-même sa propre contradiction »351. De telles caractéristiques renforcent le mode spectral de la valeur qui « peut à la foi être et ne pas être », et qui se donne comme présence fantomatique perpétuelle et évanescente. Si la valeur est une structure immédiate du pour-soi, cela signifie, selon une formulation fréquente dans le texte sartrien, qu’elle « vient au monde » par le pour-soi. Cependant, comme nous l’avons vu, sa « présence » indique d’une certaine façon ce que le pour-soi n’est pas et désir être, et c’est en ce sens que le désir « est hanté en son être le plus intime par l’être dont il est désir »352. La valeur concerne un « au-delà » de l’être qui instaure une promesse de complétude dans les relations du pour-soi au monde faisant partie des structures de dévoilement des ceci. En d’autres termes, le monde se dévoile à travers le circuit de l’ipséité qui s’établit entre le pour-soi et ce qui lui manque pour réaliser sa valeur. Mais les structures de dévoilement présentes à l’intérieur de ce circuit sont propres à l’« il y a », de telle sorte que le pour-soi surgit dans un monde doté de significations qui lui sont propres. Celles-ci, à leur tour, 346 347 348 349 350 351 352
Cf. EN, pp. 125-129 ; p. 138. EN, p. 127. EN, p. 129. EN, p. 131. EN, p. 127. Ibid. EN, p. 124.
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contiennent la « promesse » d’une fusion idéale qui complèterait le poursoi : promesse selon laquelle, en possédant ce qui apparaît avec la solidité de l’en-soi, le pour-soi supprimerait le manque et réaliserait son désir fondamental. Dans cette perspective, le projet d’être acquiert l’aspect d’un projet d’appropriation du monde, dotant les étants intramondains d’un coefficient symbolique.
L’en-soi symbolisé : la possession Le pour-soi, en tant que désir d’appropriation du monde, est hanté par l’union idéale entre le possédant et ce qu’il possède. La possession fonctionne alors comme un moyen, à l’intérieur du circuit de l’ipséité et au travers des objets possédés, de réalisation du désir d’être ontologique et fondamental du pour-soi. Sartre appréhende de cette façon les désirs d’avoir subordonnés au désir d’être, en même temps qu’il distingue l’objet du désir de l’idéal du désir. Dans ce contexte, l’enjeu n’est pas d’acquérir ou non un certificat de propriété pour certains objets, mais le type de relation ontologique interne entre le pour-soi et l’objet désiré ; en d’autres termes, de quelle façon l’objet désiré apparaît aux yeux du poursoi comme promesse d’union à cet objet dans le but de réaliser sa complétude. C’est pour cette raison que tout désir appropriatif est hanté par la valeur, au sens où « ce rapport serait hanté par l’indication idéale d’une identification entre ce pour-soi et l’en-soi possédé »353. N’étant pas une relation externe tout en constituant une relation interne irréalisable (puisque la « fusion » est impossible), la possession est un mode de relation magique. Elle se situe dans une couche spectrale qui concerne le mode d’être du pour-soi qui consiste à être les objets qu’ils possèdent, dans le sens de se posséder à soi-même dans les objets. En outre, la relation spectrale de possession agit sur l’usage des objets et s’évanouit dès qu’il prétend la contempler : « si je veux la contempler, le lien de possession s’efface »354. Le pour-soi ne peut alors que jouir de la relation d’être soi-même dans les objets possédés, sans jamais connaître cette relation. La relation de possession est spectrale à tel point qu’elle produit de façon autonome un dévoilement daté du pour-soi, dans la mesure où il est possible d’appréhender la relation de possession dans les objets à partir du moment où ils se révèlent comme étant à quelqu’un. Le 353 354
EN, p. 635. EN, p. 637.
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meilleur exemple, donné par Sartre lui-même, est la « maison hantée ». Dans les objets hantés, « le spectre n’est rien que la matérialisation concrète de l’“être possédé”, de la maison et des meubles. Dire qu’une maison est hantée, c’est dire que ni l’argent ni la peine n’effaceront le fait métaphysique et absolu de sa possession par un premier occupant »355. Outre ce type de possession qui consiste en une simple appartenance produite par l’usage, certaines activités créent des objets hantés « autonomes », comme c’est le cas pour l’œuvre d’art, ou pour un artefact quelconque. Dans la création, le pour-soi jouit de son être extériorisé, mais à condition que l’« l’objet soit totalement moi et totalement indépendant de moi »356, indépendance qui amène Sartre à écrire qu’un événement dans l’œuvre d’art est un « ouvrage en train de créer son auteur »357. La création, ajoute Sartre, « n’est pas une pensée, c’est un acte : elle produit un objet qui se retourne contre elle et dont le sens, s’il en a un, émane de lui seul »358. Ainsi, dans la relation magique de possession, « le terme fort c’est la chose possédée »359. Pour cette raison, l’acte de création d’une œuvre est un « dévoilement-rencontre », ce qui définit la particularité dans ce contexte du pronom possessif mien ou mienne. Tout comme le terme « était » signifiait un mode intermédiaire entre passé et présent pour exprimer le fait que le pour-soi « a à être » son passé, le terme « mien » est utilisé ici pour faire référence à « une relation d’être intermédiaire entre l’intériorité absolue du moi et l’extériorité absolue du non-moi. C’est, dans un même syncrétisme, le moi devenant non-moi et le non-moi devenant moi »360. La synthèse impossible de la relation magique de possession se révèle enfin comme étant la meilleure « solution » à la question ontologique qui est le pour-soi, s’il était possible de réaliser la synthèse. Puisque, tandis que son êtrepour-autrui trouvait son fondement dans un autre pour-soi – mettant en évidence sa vulnérabilité ontologique – dans la relation de possession, le pour-soi jouit de son moi « non-subjectif » qui trouve son fondement dans sa propre création. Mais, depuis que la possession ne réalise pas vraiment l’usufruit appropriatif et possède une valeur uniquement « incantatoire », l’objet possédé n’est qu’une promesse adressée au pour-soi d’exister comme son propre fondement, à travers cet objet. Cela ne veut 355 356 357 358 359 360
EN, p. 633. EN, p. 637. S.IV, p. 46. M, pp. 157-158. EN, p. 637. EN, p. 635.
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pas dire que nous sommes ici sur le plan de l’illusion ni qu’il s’agisse d’une fabrication imaginaire. Il s’agit d’une relation magique, au-delà du réel et de l’irréel, qui fait que le pour-soi surgisse dans un monde doté d’une dimension symbolique. La conduite de possession se définit comme une action symbolisant le désir de fusion du pour-soi avec le monde. Concrètement, chaque poursoi opère une cristallisation361 particulière autour de l’objet désiré, qui fonctionne comme voie d’accès à la totalité du monde. Mais la dimension symbolique qui s’établit à l’intérieur du circuit que forment le pour-soi et son idéal n’est pas déchiffrable par le pour-soi lui-même. La couche spectrale symbolique qui est inhérente au dévoilement du monde apporte une opacité intrinsèque à la relation immédiate du pour-soi au monde, de telle sorte que « le circuit de l’ipséité étant non-thétique et, par suite, l’annonciation de ce que je suis demeurant non-thématique, cet “êtreen-soi” de moi-même que le monde me renvoie ne peut qu’être masqué à ma connaissance. Je ne puis que m’y adapter dans et par l’action approximative qui la fait naître »362. Il incombe à la psychanalyse existentielle d’interroger les conduites symboliques portant sur le projet fondamental singulier de chaque pour-soi dans sa relation avec le désir d’être en général. Une tâche impossible pour le pour-soi parce que, sa conduite étant de l’ordre de la possession magique et spectrale, « elle s’évanouit sans révéler sa structure profonde et sa signification dès que nous voulons prendre du recul par rapport à l’objet et le contempler »363.
La hantise de l’antivaleur : le visqueux ou la « revanche de l’en-soi » La dimension symbolique ne se restreint pas à une « symbolique à chaque fois singulière »364 qui concerne chaque projet fondamental particulier à l’intérieur du circuit de l’ipséité. Sartre conçoit également l’existence d’une dimension symbolique élargie, située sur le plan de l’ontologie, qui sert de base à la psychanalyse existentielle. C’est sur ce point que, comme nous l’avons mentionné, Sartre s’intéresse à la « psychanalyse des choses » de Bachelard, parce que celle-ci permet d’appréhender un symbolisme « objectif » des choses, qui ne correspond pas 361 Processus nommé et décrit par Stendhal sur l’amour, utilisé dans ce contexte par Sartre pour parler de l’objet possédé. Cf. EN, p. 642. 362 EN, p. 641. (nous soulignons) 363 Ibid. 364 Cf. EN, pp. 618-620.
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à une projection subjective. En réalité, dans la perspective de l’hantologie, cette « couche significative » qui vient « renforcer la structure de l’“il y a” »365, est la couche où subjectif et objectif perdent leur raison d’être, dans la mesure où nous avons en vue le terrain commun de significations, au sein desquelles émerge le pour-soi, car « venir au monde, c’est surgir au milieu de ces significations »366. Sur ce plan, selon Sartre, la psychanalyse existentielle doit interroger les significations des relations ontologiques, dans le but de révéler un « coefficient métaphysique » propre à l’intuition de l’être. L’usage du terme métaphysique montre ce qui est en jeu : nous avons déjà vu que la qualité est structurelle de l’apparaître du ceci, mais Sartre cherche désormais à comprendre comment la qualité symbolise l’impossibilité d’appréhension d’un « ensoi pur », au-delà des limites du champ phénoménal, sur un plan désormais « purement métaphysique ». Ainsi, le symbolique surgit à nouveau dans la relation à une impossibilité, mais elle se résume cette fois-ci à une séparation absurde entre l’être du phénomène et le phénomène d’être : Dans chaque appréhension de qualité, il y a, en ce sens, un effort métaphysique pour échapper à notre condition, pour percer le manchon de néant du « il y a » et pour pénétrer jusqu’à l’en-soi pur. Mais nous ne pouvons évidemment que saisir la qualité comme symbole d’un être qui nous échappe totalement, encore qu’il soit totalement là, devant nous, c’est-àdire, en somme, faire fonctionner l’être révélé comme symbole de l’être en soi. Cela signifie justement qu’une nouvelle structure du « il y a » se constitue, qui est la couche significative, encore que cette couche se révèle dans l’unité absolue d’un même projet fondamental. C’est ce que nous appellerons la teneur métaphysique de toute révélation intuitive de l’être ; et c’est précisément ce que nous devrons atteindre et dévoiler par la psychanalyse367.
Il ne faut pas sous-estimer la difficulté de ces lignes, notamment en ce qui concerne le dualisme anti-phénoménologique de l’« Introduction ». Quoiqu’il en soit, l’impossibilité d’une telle scission entre l’être du phénomène et son apparaître, trouve désormais dans la couche symbolique une structure objective supplémentaire de dévoilement du monde. Si nous nous plaçons sur le plan de l’hantologie, c’est cette couche qui nous intéresse, et notre objectif est d’étudier ses aspects spectraux, c’est-à-dire de savoir dans quel sens elle se situe entre ce qui pourrait être attribué 365 366 367
EN, p. 650. EN, p. 647. EN, p. 650.
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au pour-soi et à l’« en-soi » à proprement parler, ou dans quelle mesure elle déstabilise cette scission même. Ainsi, la dimension symbolique fait partie de la situation du pour-soi de sorte qu’on pourrait en faire une « psychanalyse des choses ». Parmi les exemples cités, ce qui retient le plus notre attention est la description du visqueux, dramatiquement caractérisé comme symbolisant la « revanche de l’en-soi »368. En parlant du visqueux, Sartre établit que l’expérience d’un sujet avec la viscosité de certains éléments du monde recèle une signification ontologique liée au risque d’une métamorphose métaphysique. Entrer en contact avec une substance visqueuse par la fascination, le dégoût ou la répulsion, n’est pas une chose indifférente au psychanalyste existentiel. Cette façon particulière de nouer une relation avec la viscosité possède une vérité ontologique, dans la mesure où c’est elle qui éclaircit le mode d’être du pour-soi comme fuite devant l’en-soi et désir de valeur. C’est seulement dans ce contexte que le visqueux, avec son coefficient métaphysique propre, sera interprété à la lumière de chaque projet. En outre, Sartre s’attelle à montrer que le coefficient métaphysique du visqueux n’est pas simplement la projection subjective d’un sujet, car elle se trouve en réalité « par-delà la distinction du psychique et du non-psychique »369 et correspond à une symbolique propre à la signification matérielle des choses. Cela dit, le visqueux est un bon exemple de cet « entre » qu’est le « il y a », le monde, et que chaque pour-soi vit comme situation. Et cela parce qu’il fait référence à une hantise inhérente à tout pour-soi qui est le risque d’être absorbé par la substance. C’est en ce sens que « la viscosité est hantée »370, ou mieux encore qu’« il y a, dans l’appréhension même du visqueux, substance collante, compromettante et sans équilibre, comme la hantise d’une métamorphose. Toucher du visqueux, c’est risquer de se diluer en viscosité »371. Sur le plan métaphorique et symbolique, Sartre nous explique comment l’eau, par exemple, a déjà été pensée par des philosophes comme le symbole de la fluidité de la conscience. Sous ce prisme, il est intéressant d’observer qu’il utilise luimême fréquemment l’image de la pierre pour parler de la densité matérielle et comme symbole de l’en-soi en tant que « pure positivité ». Dans ce contexte, le visqueux est le symbole de l’« entre ». Ni liquide ni solide, c’est un « fluide aberrant »372, qui se présente comme étant 368 369 370 371 372
EN, p. 656. EN, p. 658. CDG, p. 433. EN, p. 656. EN, p. 653.
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« docile » au désir de possession, mais qui finit par se coller au poursoi : « le visqueux est docile. Seulement, au moment même où je crois le posséder, voilà que, par un curieux renversement, c’est lui qui me possède. C’est là qu’apparaît son caractère essentiel : sa mollesse fait ventouse »373. Du fait d’être hanté par la valeur, le pour-soi se trouve fasciné par le visqueux comme promesse de se faire « en-soi-pour-soi », mais voilà que le visqueux « inverse les termes » et compromet le poursoi en le menaçant de perdre sa transcendance, donc sa liberté. Le poursoi est ainsi hanté par la possibilité de se métamorphoser complètement en chose par « un type d’être non réalisé, mais menaçant, qui va hanter perpétuellement la conscience comme le danger constant qu’elle fuit et, de ce fait, transforme soudain le projet d’appropriation en projet de fuite »374. Alors que la valeur est la promesse faite au pour-soi de se débarrasser de sa contingence et d’être son propre fondement, le visqueux est une menace en un sens opposé : c’est à travers lui que le pour-soi se réduirait à sa contingence et perdrait sa dimension de fondement de son néant. Pour cette raison, le visqueux est une antivaleur – « un être idéal que je réprouve de toutes mes forces et qui me hante comme la valeur me hante »375 – correspondant à la contrepartie de la hantise de la valeur dans le pour-soi. En d’autres termes, le pour-soi est doublement hanté dans des directions contraires : chaque hantise visant à supprimer l’une de ses dimensions fondamentales. Par l’analyse du visqueux, on voit bien comment, dans cette double hantise, une dimension passe dans l’autre, dépassant le dualisme entre être et néant dans la dimension pour-soi. Le pour-soi se trouve exactement dans cet « entre » deux hantises contraires. Plus précisément, tandis que la valeur est une structure immédiate du pour-soi, l’antivaleur est révélée par une expérience métaphysique, c’està-dire qu’elle est une hantise qui provient de sa relation avec le monde, par le biais d’expériences avec les choses visqueuses. Le visqueux vient alors finalement symboliser l’« événement », au sens où nous l’expliquions plus haut et que nous reprenons ici : « En un mot : pour se faire néantisation de l’en-soi, au-dedans de lui-même et au-dehors, il ne suffit pas que le pour-soi ait avec l’en-soi le seul rapport synthétique de la négation ; il faut qu’il soit ressaisi par cet en-soi sous la forme d’une
373
EN, p. 655. EN, p. 657. (nous soulignons) 375 Ibid. En ce sens, dans le binôme valeur/antivaleur, l’opposition ne se donnerait plus par la paire principal pour-soi/en-soi, mais par l’opposition « pour-soi-en-soi » versus en-soi. 374
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unité synthétique venant cette fois de l’en-soi »376. Le visqueux symbolise donc cette hantise propre à la réappréhension du pour-soi par l’ensoi, nous révélant par là même l’interconnexion de ses deux dimensions fondamentales. En outre, ces analyses montrent que la dimension symbolique est une structure de dévoilement du monde qui ne se restreint pas à un projet particulier et qui introduit un caractère d’opacité dans le dévoilement intuitif de l’être : les significations ne sont pas déchiffrables au pour-soi, elles peuvent être interrogées par la psychanalyse existentielle à condition que celle-ci trouve sa vérité dans l’ontologie.
376
CDG, p. 498.
CONCLUSION
Le thème de la spectralité ne s’épuise pas dans L’Être et le Néant : elle ouvre de nouvelles perspectives de recherche pour l’ontologie sartrienne et pour les textes postérieurs, notamment les travaux de psychanalyse existentielle. En nous refusant à simplement adhérer ou réfuter L’Être et le Néant, nous avons voulu dans notre hantologie en maintenir la complexité, et délimiter ses problèmes, ses solutions et ses limites. Nous croyons que ce sont justement ces affirmations dualistes qui apparaissent affaiblies quand elles sont confrontées à une élaboration raffinée portant sur les modes d’être de son ontologie. En outre, tandis qu’une lecture classique de L’Être et le Néant ne semble faire ressortir qu’un côté de cette ambiguïté – ce que nous appelons le « pôle lumineux » – il devient nécessaire de réaliser le mouvement contraire, et mettre en exergue le « pôle des ombres », non pas dans l’intention d’inverser simplement les termes d’un dualisme supplémentaire, mais plutôt pour ébranler la logique dualiste. Cette dernière conséquence correspond à l’effet de spectralité, dont Derrida disait qu’il défaisait les logiques dualistes et dialectiques. Dans notre cas, il faut prendre en compte les conséquences issues des ébranlements provoqués par le surgissement de la couche spectrale implicite dans le cadre de l’ontologie sartrienne, à partir des problèmes présentés par le biais d’une dimension spécifique de la critique de Merleau-Ponty. Reprenons une notion « hantologique » présente dans L’Être et le Néant et des travaux ultérieurs. Esquissée dans les Carnets à partir d’une idée de Simone de Beauvoir et reprise dans L’Être et le Néant, la notion d’irréalisable « est restée pratiquement inaperçue »1 dans les lectures de l’œuvre sartrienne – et pour cause, il fallait, pour la comprendre, une idée de la spectralité. La définition est la suivante : « l’irréalisable désigne un destin qui m’est imposé par autrui et que je ne peux ni récuser […] ni réaliser […] : ce destin restera un « irréalisable-à-réaliser », un impératif intériorisé par ma liberté comme limite indépassable car il révèle mon incapacité à devenir ce que je suis censé être »2. En ce sens, l’irréalisable 1 2
DE COOREBYTER, V. Sartre avant la phénoménologie, p. 49. Ibid., p. 50.
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est une espèce d’assomption de l’être-pour-autrui avec l’objectif de réaliser une identité et de transformer l’être lui-même en un « personnage social ». Pour reprendre les mots de Sartre : « Pour-moi, je ne suis pas plus professeur ou garçon de café que beau ou laid, Juif ou Aryen, spirituel, vulgaire ou distingué. Nous appellerons ces caractéristiques des irréalisables »3. Les irréalisables sont des limites obligatoirement intériorisées, puisqu’il n’y a pas moyen de ne pas assumer l’être-pour-autrui. Par conséquent, nous sommes « entourés à l’infini d’irréalisables », qui se présentent comme d’« irritantes absences »4. Absences concrètes, réelles (différentes des objets imaginaires), décrites en termes spectraux : « Il s’agit d’objets existants que nous pouvons penser de loin et décrire mais jamais voir. Pourtant ils sont là, à portée de la main ; ils sollicitent notre regard, nous nous tournons vers eux et nous ne trouvons rien »5 ; « Ils sont réels, ils sont partout, mais hors de portée »6. En réalité, Sartre étend ce concept par-delà le sens d’une identité sociale à être réalisée par le sujet : le beau, par exemple, « hante le monde comme un irréalisable »7. Il serait intéressant d’analyser la hantise des irréalisables dans les relations intersubjectives, autant en ce qui concerne le désir du sujet d’adhérer au personnage social qui lui est attribué qu’à propos des relations qui cherchent à atteindre un idéal (c’est ce qu’il peut arriver dans l’amour, par exemple, quand il est traversé par un idéal qui « hante mon projet de moi-même en présence d’autrui »8). Ce thème est directement lié à la notion de mauvaise foi et à son versant social appelé par Sartre esprit de sérieux ; tout comme la compréhension des relations sociales dans le sens sartrien de comédie, distribution de rôles identitaires qui hantent le sujet comme des identités à réaliser. Dans L’Idiot de la famille, il serait intéressant d’investiguer la trame qui relie tous ces points à la hantise particulière de Gustave Flaubert, par rapport au milieu social et familial qui le constitue. Dans cette œuvre, Sartre explore la hantise de l’être-pour-autrui de Gustave, sous la forme de l’aliénation dans son rapport à son père, Achille-Cléophas. Dans ce cas on pourrait envisager que le caractère passif des vécus provient de la hantise de modes spectraux, comme on peut l’observer dans ce passage : « chez Gustave, ce qui était praxis en Achille-Cléophas devient nécessairement pathos ; c’est une 3 4 5 6 7 8
EN, p. 572. Ibid. CDG, p. 483. (nous soulignons) CDG, p. 484. EN, p. 231. EN, p. 406.
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activité fantôme qu’il ne peut même pas concevoir et qui hante – comme une inquiétude, comme un remords, comme une sollicitation permanente et irréalisable – l’inerte écoulement du Vécu »9. Il y a donc bien une corrélation entre la hantise et l’irréalisable dans L’Être et le Néant – ce qui indique des directions originales de recherche pour la psychanalyse existentielle. Plus loin, nous croyons que cette clé de lecture est fructueuse pour penser de manière générale, au-delà des textes sartriens, la relation d’un sujet avec l’autre qui l’habite. Pour revenir sur ce premier moment, nous avons d’abord montré que la critique à l’ontologie sartrienne était essentiellement portée contre son dualisme, qui hante L’Être et le Néant jusqu’à sa conclusion. Cependant, une lecture classique, fortement influencée par Merleau-Ponty, tend se concentrer sur l’introduction et le chapitre sur la transcendance, et à critiquer le dualisme entre les modes d’être du pour-soi et de l’en-soi comme un simple avatar du couple conscience / objet perçu – alors que chez Sartre, le « pour-soi » ne signifie pas seulement « sujet », que l’ensoi comprend également le passé, et qu’il existe un en-soi absent qui n’est pas le même que l’en-soi présent au pour-soi, entre autres. L’analyse de la facticité a montré que le pour-soi est un en-soi qui se néantise incessamment. C’est donc contre les dualismes que nous avons qualifiés de « résiduels » qu’il faut porter la critique : notamment contre la rémanence de l’opposition logique entre être et néant, et entre subjectivité et objectivité. C’est pour éviter aussi ces dualismes résiduels que nous proposons une lecture hantologique, selon laquelle il y a une multiplicité de modes d’être qui ne se réduisent pas à l’en-soi ou au pour-soi ; nous appelons « spectraux » ces modes d’être moyens, et « hantise » le mode de présence de l’être dans le néant et du néant dans l’être. En définissant le pour-soi comme en-soi qui se néantise, Sartre a besoin de dire que le pour-soi est : il a à être ce qu’il est. À certains moments, cette distinction semble séparer les dimensions « contingente en-soi » – que le poursoi est – et « translucide-subjective », que le pour-soi a à être. Cette séparation est problématique et c’est elle qui est à la base du dualisme entre être et néant. Mais elle ne peut pas être totalement annulée dans le sens où dire que le pour-soi est un en-soi néantisé, c’est dire qu’il est contingent et qu’il est du monde, mais uniquement quand il existe en tant que néantisation incessante de son être. La néantisation correspond à ce que nous avons nommé passage au spectral, qui est le mouvement 9
IF.I, p. 352.
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incessant de l’acte ontologique. En montrant qu’il y a ce passage, nous nous intéressons à ce qui « reste » de l’en-soi dans le pour-soi, qui est le spectre de la facticité, puisque la facticité est l’assomption de la contingence. Si la facticité n’est pas la dimension contingente en-soi mais justement l’avoir à être, elle ébranle cette division même entre les deux dimensions fondamentales dans la mesure où la dimension « translucidesubjective » est le champ de présence des spectres provenant de l’acte ontologique, dualité dans l’unité, exprimée par la définition du pour-soi comme ce qui « est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est ». En bref, la facticité est le champ spectral qui remet en question la « pure subjectivité » du pour-soi. L’autre dualisme que nous considérons comme issu du premier mais tout aussi fondamental, est la division entre pour-soi et pour-autrui, que nous attribuons à la scission entre subjectivité et objectivité. En ce qui concerne cette division entre une dimension subjective et une dimension objective du pour-soi, nous avons montré que la hantise est à nouveau le mode de relation entre les dimensions et que le « moi-pour-autrui » habite le pour-soi de façon à orienter radicalement son être-dans-le-monde. En outre, nous avons montré que le pour-autrui ne peut pas être associé à une « pure objectivité » dans la mesure où il correspond justement à un mode d’être difficile à définir, ni pour-soi ni en-soi – mais spectral (esquissefantôme). Le corps-pour-autrui, par exemple, est toujours en-situation, et l’« objectivité » de l’autre est toujours « explosive ». La division entre pour-soi et en-soi ne parvient finalement pas à rendre compte d’une série de modes d’être présente dans l’ontologie sartrienne : elle tend à sous-estimer les modes que Sartre appelle « contradictoires ». Notre thèse est que ce sont justement ces modes d’être non-duels qui prédominent dans l’œuvre : « néant en-soi », « pour-soien-soi », « ombres », « intermédiaires », « ni-pour-soi ni en-soi », « magiques », etc. Cela vaut aussi bien pour les modes fantomatiques de l’unité spatio-temporelle du monde et des temporalités mondaines et psychiques, que pour les modes d’être « ombres » du psychique ou encore des objets imaginaires. Il en est de même pour les modes de dévoilement du monde comme l’espace, le « monde-pour-autrui » et pour les modes de relations, comme les relations externes et, surtout, magiques. Nous disons que tous ces modes d’être correspondent à une région ontologique commune : celle de la spectralité. Les descriptions sartriennes sont chargées de ce que nous appelons, avec Derrida, des éléments spectraux, et les textes utilisent fréquemment le verbe hanter et le mot de fantôme. De façon plus implicite, on voit dans les mouvements « par-derrière », les
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idées de visite ou de perturbation, et la présence étrange des choses revenantes, des réalités qui échappent, insaisissables, à la pleine positivité de l’être ou à la pleine négativité du néant. Ces modes spectraux surgissent dans l’espace de rupture de la rigidité dualiste, contestant cette division même. Pour éviter une autre possibilité de choir dans le dualisme, reprenons la critique merleau-pontyenne contre la conception de l’en-soi comme « pure positivité » – critique adressée en fait à la distinction antiphénoménologique entre l’être du phénomène et le phénomène d’être – à partir de l’opposition sartrienne entre l’ontologique et le métaphysique. Si on considère l’en-soi au plan métaphysique (plan de l’événement, du surgissement, où la question « pourquoi y a-t-il de l’être ? » se pose) comme « pur être du phénomène », on retombe dans le dualisme entre être et néant – alors qu’on a vu que le pour-soi ne saurait être considéré comme « pur néant ». Ainsi, c’est par rapport à l’en-soi que le plan métaphysique est problématique. Quel serait le sens donc d’un en-soi antérieur au surgissement du monde ? L’hantologie, à son tour, se situe sur un plan ontologico-phénoménologique, qui ne traite pas du « surgissement du monde », mais qui décrit les structures de l’il y a, en accord avec la distinction sartrienne des plans : « l’ontologie nous paraît pouvoir se définir comme l’explicitation des structures d’être de l’existant pris comme totalité et nous définirons plutôt la métaphysique comme la mise en question de l’existence de l’existant »10. En ce sens, tandis que le plan métaphysique se préoccupe de dire que le néant « vient au monde » par le pour-soi, le plan ontologico-phénoménologique étudie l’être-dans-lemonde. C’est là que se déploie l’essai d’ontologie phénoménologique sartrien, au niveau où s’établit la corrélation phénoménologique entre le pour-soi et le ceci. Ce n’est pas un hasard si c’est sur ce régime de l’« ensoi » que l’ontologie site les négatités (comme le « néant en-soi », par exemple), comme c’était le cas des structures de dévoilement du monde. D’un autre côté, la description du pour-soi comme néantisation de l’être qu’il est se maintient dans ce changement de plans, puisque cette caractéristique ne concerne pas seulement son « surgissement » comme « événement absolu », mais aussi son mode d’être en tant qu’acte ontologique incessant. Ainsi, les formes spectrales telles que les choses-ustensiles, les objets imaginaires ou les objets psychiques, sont, aussi bien que le poursoi « sujet », simultanément être et néant.
10
EN, p. 337.
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Enfin, quand nous voyions que Sartre analysait l’autre à travers la métamorphose que sa rencontre provoque, nous avons dit que le pour-soi même seul au monde ne pouvait être considéré comme « dans l’innocence » – et qu’à l’inverse, toute objectivation n’était pas nécessairement une métamorphose « traumatique ». En pariant tout sur le moment de la métamorphose, Sartre compte sur la négation interne pour échapper au solipsisme, alors que, comme l’a montré Barbaras, c’est la chair qui est l’expérience la plus originaire de l’autre. Nous ajoutons qu’en effet, sans cette expérience, la présence spectrale de l’autre n’aurait jamais le pouvoir de hanter. En somme, en ce qui concerne les limites de la proposition sartrienne, tout se passe comme si Sartre était allé trop loin dans la tentative d’échapper à l’idéalisme – par l’être des phénomènes –, et au solipsisme – par la négation interne. Selon nous, la stratégie de lecture la plus intéressante est de décrire le il y a et la présence simultanément spectrale et charnelle de l’autre dans l’innocence, pour ensuite comprendre la métamorphose et les différents niveaux d’objectivation. Nous nous demandions plus haut quelles sont les secousses provoquées par le surgissement de la couche spectrale implicite dans le cadre de l’ontologie sartrienne. En d’autres termes, quelles sont les conséquences de l’effet de spectralité sur les éléments centraux de cette œuvre, c’est-à-dire, qu’est-ce que le surgissement des spectres provoque dans la structure même de l’œuvre et dans la dynamique de ses notions et argumentations ? Notre hypothèse finale est qu’en explicitant les spectres, ce qui est mis en question est l’idée classique d’un sujet translucide. En premier lieu, il est important de pointer clairement le fait que nous avons déjà problématisé la simple association de l’idée de translucidité telle qu’elle était interprétée, en général, dans la tradition philosophique postcartésienne, à la translucidité sartrienne. On a vu que chez Sartre celle-ci se caractérise par son aspect d’invisibilité – terme de De Coorebyter – qui comporte une méconnaissance de soi. En outre, la spectralité propre à la structure préréflexive de la conscience (la dyade fantôme) est l’opposé d’une adéquation à soi, étant donné qu’au contraire, elle se caractérise comme une présence-absente, une échappatoire qui est la négation de l’identité. Ainsi, à ce premier niveau préréflexif – qui est la dimension « translucide-subjective » –, la spectralité est la caractéristique de la conscience qui atteste d’une méconnaissance de soi et d’une non-coïncidence à soi du sujet. C’est cette même structure que Sartre appelait « présence à soi », qui est une « présence-absence », qui fait que la conscience est conscience troublée :
CONCLUSION
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Nous l’avons vu, la croyance, ni le plaisir, ni la joie ne peuvent exister avant d’être conscients, la conscience est la mesure de leur être ; mais il n’en est pas moins vrai que la croyance, du fait même qu’elle ne peut exister que comme troublée, existe dès l’origine comme s’échappant à soi, comme brisant l’unité de tous les concepts où l’on peut vouloir l’enfermer11.
Dans ce contexte, la conscience est l’élément perturbateur, antiidentitaire d’échappatoire. Sartre a tellement radicalisé le caractère évanescent de la conscience que rien de substantiel n’a pu lui être attribué, parce qu’elle ne peut pas avoir de contenus immanents. L’idée d’opacité désignait des modes d’être substantiels qui pétrifieraient, congèleraient la nature non substantielle de la conscience. De même, la conscience ne peut pas être passive, puisque, d’après Sartre, cette notion en ferait un effet d’une cause extérieure. Toutefois, il y a une autre façon de comprendre l’opacité, qui est ce que nous appelons l’opacité spectrale. Celleci se définit par le caractère anti-intuitif, anti-positionnelle du rapport de la conscience avec elle-même. La présence à soi sartrienne est, comme le disait Derrida à propos du temps des spectres, « out of joint » ; et c’est dans cette disjonction, « dans cet espace, ce chez-soi hors de chez soi, que le spectre arrive »12. Ainsi, la dyade fantôme de la présence-absence à soi est la condition de possibilité pour le surgissement des spectres dans cet espace de rupture de la contemporanéité à soi. L’effet de ce surgissement est la perturbation et l’obscurcissement de ce même champ translucide spectral. Compte tenu de ces affirmations, il est intéressant de remarquer que, en parlant de désir sexuel, Sartre établit une analogie entre la conscience et l’eau transparente afin de montrer que le pour-soi existe sa facticité sur un plan d’existence particulière, qu’il compare à l’eau troublée : Le désir est défini comme trouble. Et cette expression de trouble peut nous servir à mieux déterminer sa nature : on oppose une eau trouble à une eau transparente ; un regard trouble à un clair regard. L’eau trouble est toujours de l’eau ; elle en a gardé la fluidité et les caractères essentiels ; mais sa translucidité est « troublée » par une présence insaisissable qui fait corps avec elle, qui est partout et nulle part et qui se donne comme un empâtement de l’eau par elle-même13.
11 12 13
EN, p. 111. Ibid., p. 147. EN, p. 427. (nous soulignons)
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Observons les éléments spectraux de ce passage : il y a la présence factice de quelque chose d’« insaisissable qui fait corps avec elle, qui est partout et nulle part ». Ensuite, Sartre ajoute : « Notre saisie originelle de l’eau trouble nous la livre comme altérée par la présence d’un quelque chose d’invisible qui ne se distingue pas d’elle-même et se manifeste comme pure résistance de fait. Si la conscience désirante est trouble, c’est qu’elle présente une analogie avec l’eau trouble »14. Si une telle analogie est permise, il convient de faire attention aux termes, dans ce cas à l’idée de trouble. Le terme est le même – troublé – pour faire référence aussi bien à la conscience perturbée qu’au désir sexuel dans son analogie avec l’eau trouble (et aussi dans l’opposition du regard clair au regard « troublé », comme nous l’avons noté). Considérant cette proximité d’idées, ce serait forcer les choses que de simplement faire équivaloir la conscience préréflexive au désir sexuel, puisque Sartre insiste sur le fait que dans ce dernier, la conscience choisit d’exister sur un plan différent, qui est celui d’être prise par la facticité dans une langueur assimilable à l’endormissement. D’un autre côté, faire une analogie à travers le terme qui est justement utilisé pour caractériser la conscience préréflexive est significatif. Dans le cas du désir, l’idée de trouble relève du fait qu’il y a « la présence d’un quelque chose d’invisible qui ne se distingue pas d’elle-même [la conscience] », quelque chose d’« insaisissable qui fait corps avec elle », qui perturbe et obscurcit le niveau translucide sans pour autant le substantialiser : « L’eau trouble est toujours de l’eau ; elle en a gardé la fluidité et les caractères essentiels ; mais sa translucidité est “troublée” »15. En ce sens, sans nul besoin de forcer une équivalence entre le plan du désir sexuel et de la conscience préréflexive, nous pouvons nous en tenir à l’analogie proposée dans le but de comprendre comment la hantise des spectres perturbe et trouble le plan préréflexif spectral. Les figures spectrales sont des figures de la facticité, qui correspondent au passage au spectral de la dimension contingente que le pour-soi est. En d’autres termes, la facticité du pour-soi est cette manière particulière de faire exister son être contingent, c’est le plan des spectres, où le dualisme entre être et néant ne fait plus sens parce que le spectre ne peut plus être caractérisé simplement comme être ou néant. Si la facticité correspond au fait que la conscience choisit préréflexivement sa façon d’être, la hantise des spectres perturbe ce mouvement même du fait
14 15
EN, p. 427. (nous soulignons) EN, p. 427.
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d’être quelque chose de l’ordre contingent d’une certaine façon présente dans la dimension choisie, quelque chose qui arrive « par-derrière ». Comme nous l’avons vu au sujet des zones d’opacité dans la dimension du pour-soi « sujet », celui-ci se trouve constamment hanté, non seulement par sa contingence originelle, mais également par une série de figures spectrales. Parmi celles-ci, le fait que Sartre utilise le terme ombre pour faire référence au psychique et parfois aux objets imaginaires est significatif. Si la hantise est la relation entre ces objets et le niveau préréflexif, comme un type particulier de présence et de visite, nous pouvons conclure que les ombres viennent obscurcir la dimension qui jusqu’alors était considérée comme « subjective-translucide ». Dans ce contexte, le corps psychique est le moyen passif qui fait que la conscience souffre l’action des objets psychiques, intimement liés à la dimension préréflexive par l’affectivité originelle qui est la texture de la facticité corporelle. Curieuse liberté que celle qui se présente finalement sous la perspective de la spectralité. Le niveau préréflexif est l’invisibilité, c’est-àdire la méconnaissance de soi, l’opacité spectrale. En se faisant réflexif, le pour-soi ne peut qu’éprouver la réflexion pure par l’angoisse ou constituer des quasi-objets par la réflexion impure, qui ensuite viennent le hanter. En outre, le regard de l’autre dote le pour-soi d’une dimension aliénée qui hante constamment et provoque une métamorphose corporelle qu’il existe à chaque fois. La hantise finit par remettre en cause les pouvoirs de la liberté, étant donné qu’elle souffre l’effet de spectralité, qui accentue finalement la contingence qui l’habite. Contingence qui, bien qu’elle acquière une dimension de nécessité en passant à la facticité, ne cesse jamais de hanter en tant que contingence originelle. C’est-à-dire que la hantise met en évidence le fait que tout ne se transforme pas forcément en passant dans le champ de fondation du néant, il y a toujours un reste, un trait d’infondé qui traverse l’existence de chaque sujet de sa propre absurdité, constamment vécue comme nausée. Faire émerger la couche spectrale, c’est accentuer d’autres modes de présence, par un autre régime de visibilité, une « visibilité de nuit ». Légitimer le spectral, c’est aussi s’opposer à la recherche de droits d’une identité, que ce soit d’un sujet ou de pôles dualistes qui ne comportent pas de mouvements. Les spectres troublent la maîtrise de soi du sujet. S’il en est ainsi, les notions de choix, de projet fondamental, de mauvaise foi, la relation avec la psychanalyse et avec l’idée d’inconscient, entre autres lieu-communs de la pensée sartrienne, méritent bien un nouveau regard.
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TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
INTRODUCTION – POUR UNE AUTRE LECTURE DE L’ÊTRE ET LE NÉANT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9
PREMIÈRE PARTIE
ONTOLOGIE ET NÉGATIVITÉ : Formulations des problèmes CHAPITRE I – L’APORIE DU DUALISME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §1. Pour-soi et en-soi : un véritable dualisme ? . . . . . . . . . . . . . . §2. La transphénoménalité des termes comme dépassement de l’alternative entre idéalisme et réalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . Le problème de l’en-soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1) L’être est . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2) L’être est en-soi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3) L’être est ce qu’il est . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Les limites du dualisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
19 19
CHAPITRE II – LA CRITIQUE DE MERLEAU-PONTY . . . . . . . . . . . . . . . §1. Merleau-Ponty et Sartre : deux philosophies en trois temps . Notions générales de la critique merleau-pontyenne dans les deux premières périodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Première période . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Deuxième période . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. La contradiction entre être et néant : Le Visible et l’Invisible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Les conséquences de la philosophie du négatif pour l’intersubjectivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Dialectique et hyperdialectique : sur la possibilité du mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
49 50
26 35 38 38 39 41
53 53 61 69 80 84
446
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DEUXIÈME PARTIE
FACTICITÉ ET TEMPORALITÉ : Premier niveau de contestation CHAPITRE I – CONSIDÉRATIONS PRÉALABLES : NÉGATION ET FACTICITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 §1. Néantisation et négation : les multiples dimensions du néant 95 §2. La critique de Merleau-Ponty en question : la négligence de la facticité sartrienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 CHAPITRE II – L A CONSCIENCE NUE EN FACE D’UN MONDE POÉTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §1. Conscience nue et irréflexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Le monde nu et le « monde des prophètes et des artistes » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) La temporalité instantanéiste : aventure et temps nu . . . . .
115 115 123 130
CHAPITRE III – LE CHANGEMENT : TEMPORALITÉ ET FACTICITÉ . . . . . §1. La conscience-refuge et la critique de la temporalité de l’instant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. Facticité et contingence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) La facticité comme clé de compréhension de l’être-dans-lemonde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Le terrain de l’ontologie : la contingence ou l’existence sans fondement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §3. Temporalité ek-statique et facticité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Le pour-soi était : être et ne pas être son propre passé . . . b) La « durée » sartrienne ou le processus de métamorphose
135
CHAPITRE IV – LE POUR-SOI COMME PROJET EK-STATIQUE . . . . . . . . §1. Le pour-soi et ses structures immédiates . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Cogito et préréflexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) « Exister pour un témoin » : la présence à soi comme jeu de reflets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) La facticité du pour-soi : la situation d’« être là » aumilieu-du-monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d) Le mouvement temporel du désir : l’être de la valeur et l’être du possible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
181 181 181
137 142 142 150 158 161 172
193 197 202
TABLE DES MATIÈRES
447
e) La personne et le circuit de l’ipséité : choix et projet fondamental . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 CHAPITRE V – LES DUALISMES RÉSIDUELS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §1. Conclusion du premier niveau de contestation : l’opposition à la critique de Merleau-Ponty . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. La reformulation des problèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Le dualisme entre l’être et le néant et le problème du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Le dualisme entre subjectivité et objectivité . . . . . . . . . . . .
219 219 226 226 229
TROISIÈME PARTIE
L’HANTOLOGIE : Deuxième niveau de contestation CHAPITRE I – POUR UNE HANTOLOGIE SARTRIENNE . . . . . . . . . . . . . . §1. Considérations sur la présence spectrale de Derrida et de Merleau-Ponty . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. La hantise comme dépassement des dualismes résiduels . . . . . §3. La spectralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Les spectres de Derrida . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Les spectres de Sartre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
239
CHAPITRE II – LA TRANSLUCIDITÉ ET SA FACE D’OMBRE . . . . . . . . . . §1. Le sens de la translucidité et le problème de la transparence de la conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. Lucidité et réflexion pure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §3. Inconscient, non-savoir et mauvaise foi . . . . . . . . . . . . . . . . . . §4. La face d’ombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
257
CHAPITRE III – LE MONDE HANTÉ : LE CHAMP PHÉNOMÉNAL DU « IL Y A » COMME CHAMP PRATIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §1. Le problème de la connaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §2. « Être-dans-le-monde, c’est hanter le monde » . . . . . . . . . . . §3. Les structures de dévoilement du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Le mouvement temporalisant de la présence au monde . . . b) Le il y a comme champ phénoménal pratique . . . . . . . . . . c) Temps et espace fantômes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
239 242 249 249 255
257 269 275 284 287 287 297 305 306 312 328
448
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CHAPITRE IV – L’ÉVÉNEMENT : LES SPECTRES DE L’EN-SOI EN TANT QUE ZONES D’OPACITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §1. L’en-soi néantisé : l’événement absolu . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le passé, le corps-pour-soi et l’affectivité originelle . . . . . . . . §2. L’en-soi projeté : l’ombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le psychisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Structure et motivation de la réflexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Constitution psychique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un psychisme spectral. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Ego psychique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corps psychique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La hantise de l’imaginaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . §3. L’en-soi pour-autrui : la présence invisible et l’esquisse fantôme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Autrui et pour-autrui : un pour-soi solipsiste ? . . . . . . . . . . b) La métamorphose : la hantise du moi-pour-autrui . . . . . . . L’Ego-pour-autrui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Exister le corps-pour-autrui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le monde pour-autrui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) La hantise du regard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La présence spectrale de l’autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’autre présent dans le champ perceptif . . . . . . . . . . . . . . . . . . §4. L’en-soi désiré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La hantise de la valeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’en-soi symbolisé : la possession . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La hantise de l’antivaleur : le visqueux ou la « revanche de l’en-soi » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
335 337 337 346 346 347 353 357 363 369 372 380 380 392 393 395 397 399 402 409 416 416 419 421
CONCLUSION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 427 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 437
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