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French Pages 360 [365] Year 2021
LA NON-DUALITÉ
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 112
DE
L O U VA I N
LA NON-DUALITÉ PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES, SCIENTIFIQUES, SPIRITUELLES
Édité par
JEAN-MICHEL COUNET
ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-4604-0 eISBN 978-90-429-4605-7 D/2021/0602/118
INTRODUCTION
Le présent volume est issu d’un séminaire tenu à l’université de Louvain en 2017-2018. Il s’agissait de prospecter en plusieurs étapes un champ très vaste : les pensées extrêmes-orientales (Advaita Vedanta, bouddhisme, …) dans un premier temps, les philosophies occidentales ensuite, et enfin les échos de ces thématiques dans les sciences, la spiritualité actuelle et les arts. Ce séminaire a rassemblé des chercheurs de divers horizons, enthousiastes à l’idée d’étudier cette thématique de la non-dualité dans un cadre à la fois académique, rigoureux et convivial. Les publications de niveau universitaire en langue française, sur ce thème se comptent en effet sur les doigts de la main. Dans le monde anglosaxon en revanche, les publications abondent. Il est vrai que les liens entre le monde anglo-saxon et l’Extrême-Orient, en particulier avec l’Inde, sont plus étroits que dans l’aire culturelle francophone. Le but du présent recueil n’est certainement pas de faire le tour de la question. Une bibliothèque n’y suffirait d’ailleurs vraisemblablement pas. L’intention de départ était de mettre en valeur quelques aspects et courants de cette doctrine à l’extension très vaste. Déjà le Vedanta et le bouddhisme ne se font pas de la non-dualité la même conception. Là où le Vedanta vise une réalité métaphysique transcendant toutes les déterminations, éternelle et immobile, le bouddhisme – au moins dans bon nombre de ses versions – envisage un mouvement dynamique vers l’état de vacuité qui, à bien des égards, s’apparente davantage au néant qu’à l’être au sens occidental du terme. Comme l’a très bien montré David Loy dans son ouvrage de synthèse, Non-Duality. A Study in comparative Philosophy1, la non-dualité dans les pensées asiatiques peut renvoyer à beaucoup de choses. Lui-même dans son ouvrage étudie trois axes principaux de compréhension : la non-dualité peut vouloir dire le dépassement des catégories binaires de la pensée : le repos et le mouvement, le pur et l’impur, l’éternel et le temporel, etc. Elle peut également désigner sur le plan ontologique une réalité au-delà des conceptions usuelles de la raison, 1 LOY, D., Non-duality. A study in comparative philosophy, Humanity Books, 1997 (1e édition 1988).
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une réalité qui serait une forme de coincidentia oppositorum ; enfin, elle peut viser un dépassement du clivage habituel sujet-objet. David Loy montre que si l’on suit ces trois axes, des convergences étonnantes entre l’Advaita Vedanta, le bouddhisme Mahayana et le Taoïsme se font jour. Par delà les vocabulaires différents et parfois opposés, c’est bien fondamentalement de la même chose dont il serait question. L’ouvrage de Loy fait régulièrement des allusions à des penseurs occidentaux : Hume, Wittgenstein, Heidegger, mais ce n’est pas là de toute évidence sa préoccupation fondamentale, laquelle est tournée vers les sagesses et philosophies asiatiques. Le recours à certaines conceptions orientales de la non-dualité permet cependant, selon l’auteur, de mieux comprendre la portée d’affirmations parfois paradoxales de penseurs occidentaux, notamment du second Heidegger. Mais il est clair que l’on peut aller beaucoup plus loin dans l’inclusion de philosophes occidentaux dans cette thématique. On pense bien entendu à des penseurs comme Parménide, Héraclite, Spinoza … et beaucoup d’autres. A condition toutefois de se rendre compte que les philosophes occidentaux, sans nécessairement rejeter l’idée d’une réalisation spirituelle au sens des sagesses asiatiques, visent avant tout une description et une élucidation simplement intellectuelle du réel, plutôt qu’une communion de tout l’être avec lui. En fait ce seront surtout “ces autres” qui seront convoqués sur ce thème de la non-dualité : maître Eckhart, Nicolas de Cues, Fichte, Schopenhauer, et quelques auteurs du XXe siècle, qu’on ne s’attendrait peut-être pas à trouver ici. Nous espérons que ces textes ouvriront des perspectives stimulantes pour le lecteur. Nous n’oublions pas la tradition arabe : deux textes portent sur ce qu’on a appelé peut-être à tort le “monisme existentiel” chez Ibn Arabi : un traité d’Ibn Arabi lui-même et l’autre, plus globalement, sur l’interprétation par Henry Corbin de la non-dualité dans la pensée shī῾ite iranienne. Nous abordons ensuite les sciences de la nature avec les thématiques fondamentales de l’inséparabilité en mécanique quantique (le fait que des particules corrélées, séparées pourtant par de très grandes distances proportionnellement à l’échelle des phénomènes envisagés, semblent être des morceaux d’une unique réalité), et de l’émergence (du nouveau peut-il réellement apparaître dans la nature, ou bien est-il déjà préalablement contenu dans son substrat ?). La non-dualité est également très présente dans maints courants artistiques importants du XXe siècle
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et d’aujourd’hui. Dans la plupart des cas, cet intérêt pour la coïncidence des opposés s’abreuve à des sources orientales ; la création artistique se fait en même temps une quête spirituelle. Une dernière communication, très bien informée, fait le point sur les différents courants actuels se réclamant des grandes traditions philosophiques de la non-dualité, mais n’hésitant pas aussi souvent à proposer de grands raccourcis, dans le but d’éveiller l’homme occidental contemporain – qui est certes très éloigné de ce que vivaient et éprouvaient les contemporains du Bouddha ou de Shankara – à une dimension du réel différente de celle donnée dans l’expérience ordinaire.
Brève présentation des différentes contributions Michel Hulin aborde la question du solipsisme dans les cercles advaitistes, c’est-à-dire la doctrine de l’unique moi individuel. Même si Śaṅkara n’aborde pas directement la question, elle émerge chez ses disciples et devient même, selon Michel Hulin, communément partagée à partir du XVe siècle. C’est dans une œuvre de Prakâshânanda, intitulée Le Collier de perles des doctrines du Vedânta (Vedânta-SiddhântaMuktâvalî), au XVIe siècle, que Michel Hulin considère cette doctrine. C’est un ouvrage rigoureux et critique, où sont convoquées beaucoup de doctrines et d’écoles anciennes, où des objections aux thèses soutenues sont abordées et discutées. La thèse « solipsiste » défendue est la suivante : lorsque des disciples rassemblés autour d’un maître suivent son enseignement, ils se perçoivent de manière imaginaire comme distincts les uns des autres ainsi que de leur guru. Mais au fur et à mesure qu’ils progressent vers la délivrance, les différences s’estompent, ils se ressemblent de plus en plus et ultimement découvrent qu’ils ne sont en réalité qu’un. Les différences individuelles sont prises en compte par l’advaita, mais n’ont de consistance que limitée ; ce sont des adjonctions à l’unique essence du Soi suprême, tels des reflets d’une unique réalité dans un monde imaginaire et illusoire. Mais ne convient-il pas de dire que tant que les individus, même délivrés, restent dans ce monde, il subsiste des résidus de karma les différenciant les uns des autres ? Michel Hulin suggère une analogie avec le rêve : le délivré, au moment de sa délivrance, se perçoit encore comme un moi limité tout en s’expérimentant aussi comme Soi absolu, comme atman, dégagé de toute contingence et de toute particularité. Il se saisit comme les deux à la fois, tel un homme sorti à l’instant de son rêve et qui, tout en étant encore sur le même pied
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que les autres protagonistes oniriques, se saisit consciemment comme le seul acteur et créateur de son rêve. La contribution de Viktoria Lysenko porte sur la problématique de la perception. Elle a traduit en russe un traité de Dharmarāja (XVIIe siècle), le Vedāntaparibhāṣā, qui traite de cette question dans le cadre de la nondualité. Śaṅkara ne s’est guère soucié lui-même du phénomène de la perception, se centrant davantage sur les questions ontologiques. Mais la perception, un des moyens de connaissance droite (pramana), ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de certains de ses disciples. L’étude de la perception constitue le plus étoffé des six chapitres consacrés aux différents pramanas. L’ouvrage considéré est original, car, à la différence des approches analogues au sein de l‘Advaita, il envisage la perception comme un processus direct, immédiat. Concrètement le langage de la Révélation, en particulier celui des Grandes Paroles des Upanishads, entend aiguiller le lecteur vers la saisie de l’absolu. Le langage est susceptible de provoquer une identification, analogue à celle où je reconnais dans cet individu qui s’avance vers moi mon ami d’enfance Devadatta, ou à celle où, suite à la remarque d’un observateur extérieur, je me perçois, moi qui compte, comme l’élément manquant d’un groupe de personnes comptées. Le célèbre mantra « Tu es cela », en éliminant les éléments contradictoires des réalités désignées (« tu » désignant l’âme limitée, individuelle et temporelle et « cela » Ishvara, une conscience infinie et éternelle) et en identifiant les éléments compatibles, peut ainsi provoquer la perception de l’absolu, la reconnaissance de mon identité avec Brahman. Ce n’est donc pas par un processus d’analyse des propositions, que la lumière se fait, mais par une appréhension immédiate du contenu de ce qui est dit. Philippe Cornu analyse la non-dualité dans le bouddhisme, du point de vue du dépassement de l’opposition classique entre saṃsāra et nirvāṇa. Dans les écoles les plus anciennes, ces deux états sont considérés comme radicalement distincts l’un de l’autre et le nirvana signifie la délivrance définitive de tout enchaînement lié au désir et à l’action. La perspective est aussi celle d’un réalisme foncier : les états du saṃsāra et du nirvāṇa sont ontologiquement différents et doivent être décrits en termes de qualités objectives incompossibles. Mais le bouddhisme va évoluer vers une conception plus inclusive, où saṃsāra et nirvāṇa sont en définitive compatibles entre eux et où, par conséquent, la figure du boddhisattva, de l’individu qui s’est libéré de tout désir mais reste dans le monde par
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compassion pour ses semblables, cesse d’être perçue comme incohérente. Un jalon important dans le progrès de la réflexion bouddhique nous est donné dans le Traité de la Voie moyenne de Nagarjuna. Il met en exergue le caractère tout à fait problématique de la position traditionnelle : le nirvana ne peut en aucun cas être considéré comme un état objectif radicalement autre du samasara, auquel cas le passage de l’un à l’autre s’avérerait en fait impensable. Dans l’école bouddhique du Yogacarra, on professe un idéalisme radical : la seule réalité est celle de l’esprit qui s’auto-affecte par sa propre activité et produit par là un monde présumé faussement objectif. Cette illusion est naturellement susceptible de se transmettre d’existence en existence. A côté du karma individuel, existe aussi un karma collectif qui peut réunir sous son emprise des collectivités de tailles variables : les membres de ces collectivités voient dès lors le monde d’une manière semblable. Se libérer de ces illusions individuelles et collectives, c’est fondamentalement réaliser d’un point de vue intellectuel, mais aussi affectif et somatique, pourrions-nous dire, que ce qui n’existe n’est que de l’esprit se donnant en spectacle à lui-même et saisir la fondamentale non-dualité de tout ce qui est. Il y a donc pour ces écoles un passage à réaliser de l’ignorance à la connaissance et de l’illusion dans la connaissance. Dans le Dzogs-chen tibétain, mouvement qui regroupe deux écoles dont l’une ne semble pas remonter au Bouddha historique, mais bien à un délivré d’Asie Centrale, le nirvana est considéré comme déjà atteint, déjà vécu dans les couches les plus profondes de l’esprit ; simplement l’être humain n’en a pas conscience car cet état de plénitude et de limpidité est recouvert par des états psychiques plus communs, caractérisés par les affects et les illusions. La vie spirituelle, sous la direction d’un maître qui a déjà lui-même réalisé le processus libératoire, consiste à enlever progressivement les obstacles qui empêchent l’état de limpidité et de vacuité de se manifester à la conscience. Ce processus se déroule en trois étapes : le maître montre au disciple, en une expérience intuitive, sa véritable nature ; si le disciple la perçoit effectivement, un contact est donc établi par lui avec la vérité de son être ; ce lien intérieur à sa propre vérité doit, ensuite, par la méditation, être stabilisé, de sorte qu’il devienne une certitude consciente à peu près constante. Enfin, dans une troisième étape, l’apprenant essaie de conformer ses actions à l’état intérieur stabilisé dans le but de parvenir à une conduite parfaite. Ayant ainsi renoué concrètement avec le principe de son être, l’être humain se simplifie progressivement et parcourt intérieurement en sens
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inverse les étapes par lesquelles le principe de toute chose, la vacuité et la limpidité du premier principe, s’est par émanation lesté progressivement de lumière et de niveaux matériels de plus en plus grossiers. Si le processus va jusqu’au bout, l’ascète peut voir son incarnation particulière se résoudre progressivement en lumière et se fondre même dans la vacuité de l’état basique, son corps physique disparaissant littéralement du monde phénoménal (processus connu sous le nom de corps d’arc-en-ciel). Dylan Esler se penche sur trois courants importants du bouddhisme, tels que considérés dans un ouvrage tibétain du Xe siècle dédié à quatre différents systèmes métaphysiques bouddhiques et à leur conception de la contemplation et il s’efforce de mettre en évidence leur attitude face à la non-dualité. Ce traité pourrait sembler est une source trop étroite pour caractériser de façon pertinente les différents paradigmes considérés. Mais, d’un autre côté, son côté comparatif met en évidence de réelles différences entre eux, différences véritablement significatives, même si elles ne doivent pas être absolutisées. D’une certaine façon, tous les systèmes s’efforcent de réconcilier une série d’oppositions fondamentales, celle de l’existence cyclique et de la transcendance, celle des déterminations phénoménales et de leur vacuité essentielle, celle de la vérité relative et de la vérité absolue. Le Chan (zen chinois) insiste sur la différence abyssale entre ces deux dimensions de la réalité, de sorte qu’il n’entend pas construire progressivement un pont, à l’instar de ce que tente le Mahayana, pour passer du relatif à l’absolu, de l’existence cyclique à la transcendance, etc. Il s’agit pour les maîtres Chan de se focaliser sur la vérité absolue et d’y voir s’y dissoudre l’autre pôle, de sorte qu’en définitive toute dualité disparaît. Dans le Mahayoga tantrique, en revanche, chacun des pôles est vu comme complémentaire de l’autre et se mêle à lui dans une sorte de danse créatrice. Par la méditation, par l’union sexuelle vécue dans un certain esprit, par des rituels magiques, peut se produire une sorte de métamorphose alchimique de l’être où l’état de division intérieure cesse. Enfin dans le Dzogs-chen tibétain, la non-dualité n’est pas à réaliser, elle est déjà spontanément présente dans la nature profonde de l’esprit. Il s’agit de distinguer l’esprit ordinaire, marqué par les vicissitudes des afflictions et des conceptions de l’être de l’esprit, qui, lui, n’est pas touché par les fluctuations issues du monde phénoménal. Il s’agit d’enlever les obstacles qui nous empêchent de percevoir l’être pur de l’esprit. Sous la conduite d’un maître, le méditant est appelé à voir la nature profonde de son esprit en une intuition pénétrante et passagère ; il s’agira ensuite de stabiliser peu à peu cette vision, grâce à une pratique assidue de la méditation ; et enfin d’harmoniser peu à peu la pratique
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quotidienne de l’existence à cet état intérieur devenu conscient et permanent, ce qui mène à la conduite parfaite. C’est à un exercice comparatif que nous convie Fabian Muller, en nous introduisant aux doctrines d’Évagre le Pontique (346-399), moine grec du désert de Scété et de Vasubandhu, moine bouddhiste qui est pratiquement son contemporain. En dépit de cadres culturels complètement différents, des similitudes étonnantes existent selon Fabian Muller. Il s’efforce d’en mettre quelques unes en évidence, sans en tirer aucune conclusion. Dans son traité Sur la prière, Évagre entend montrer comment l’esprit humain peut s’élever jusqu’à Dieu. La prière est la forme suprême de pensée, au-delà de la discursivité et de l’intentionnalité usuelle de la conscience. L’intellect doit parvenir à l’absence complète de forme, c’està-dire dépasser toutes les sollicitations venant des sens, de la matière et du monde extérieur. Il doit même abandonner toute attention à lui-même et parvenir à l’unité informe. L’esprit est alors vide, pur, immatériel, insensible, simple tension non directionnelle vers Dieu qui est lui-même au-delà de toutes les déterminations. L’esprit humain, dans sa pure égalité avec soi, est dès lors identique à l’unité et la simplicité divine. Mueller étudie la doctrine de Vasubandhu présente dans un petit texte : les Trente Vers. Ce texte adopte une position fondamentalement idéaliste : le monde n’est qu’un ensemble de représentations. Les représentations que conçoit l’esprit sont de trois types : les représentations imaginaires des objets isolés, la représentation d’une multiplicité d’entités dans leur interdépendance mutuelle et enfin la représentation « achevée » où l’objet se sublime et disparaît en tant que représentation illusoire. A ces types de représentations sont associés différents niveaux de conscience. Le niveau le plus fondamental est pour Vasubandhu celui de la pensée-récipient : c’est un réceptacle informe, vide capable par cela même précisément d’accueillir toutes les semences représentatives venant des vies passées et les représentations du présent. Il est comparable à une mer, dont les représentations sont les vagues. L’esprit, s’immergeant dans les déterminations illusoires que sont les choses, s’égare et ne trouve pas la paix. Il s’agit, au stade des représentations « achevées », de faire refluer la pensée-réceptable vers elle-même, afin que cesse l’agitation venant du dehors et que l’océan trouve le calme dans une égalité simple avec soi. L’esprit trouve alors la paix et le bonheur. Daniel Proulx aborde la non-dualité dans la tradition monothéiste à travers le prisme de l’oeuvre d’Henry Corbin. Bien que Corbin ait touché
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ce thème par le truchement de ses travaux sur Ibn Arabi (connu pour avoir défendu la thèse de l’unicité de l’être), plusieurs mises au point sont ici nécessaires. Tout d’abord, à la non-dualité conçue comme le fait d’être “un en deux” comme c’est le cas dans l’advaita indienne, Corbin préfère la dualitude, qui est le fait d’être “un en deux”. Concrètement, d’après Corbin, la tradition monothéiste s’oppose à la fusion de la personne humaine dans l’unité absolue du divin. Elle envisage plutôt une unité de parfaite réciprocité entre Dieu et la créature, où celle-ci garde une consistance propre. D’autre part, le livre bien connu de Corbin sur Ibn Arabi, L’imagination créatrice chez Ibn Arabi, n’est pour Proulx fondamentalement qu’un prétexte pour explorer des thèmes jugés centraux de la théosophie shiite, Ibn Arabi étant assimilé en tant que soufi à la doctrine shiite, laquelle représente pour Corbin “le vrai soufisme” vécu et professé en dehors du carcan institutionnel des confréries. Il est d’ailleurs significatif qu’en dehors du livre précité, issu de deux conférences que Corbin a prononcées sur Ibn Arabi, les références à son oeuvre sont très peu nombreuses chez l’orientaliste français. Le fait que Corbin assigne l’origine de la création chez Ibn Arabi à une tristesse de l’essence divine non manifestée du fait de demeurer “un trésor caché inconnu” est à mettre en relation avec le fait que cette tristesse, cette nostalgie sont vues par Corbin comme des caractéristiques fondamentales de l’âme iranienne. Pour en revenir à la dualitude, Corbin va défendre ce qu’il appelle le « théomonisme », le « cathénothéisme », et le « panenthéisme ». En clair Dieu en son Essence est l’être un et pur, auquel participent les étants que sont les créatures. Dieu en lui-même et les créatures ne sont ainsi pas à mettre sur le même plan. Dieu se manifeste dans les Noms divins lesquels se situent en relations de réciprocité avec les créatures dont ils sont les Seigneurs. Les créatures ne font pas nombre avec l’Essence divine et ne lui ajoutent rien. Du point de vue de l’être, il n’y a donc que lui. Chaque Nom divin est une manifestation particulière de l’Essence, en laquelle celle-ci est présente cependant tout entière. L’Un pur peut ainsi être connu, de manière partielle cependant et par là inadéquate, dans chaque Ange, chaque Seigneurie tournée vers le créé. De plus il est bien immanent au coeur de chaque corrélation Créateur-créature, sans bien entendu s’y réduire. Grégory Vandamme étudie Ibn Arabi directement, non par le truchement d’un commentateur, fût-il aussi avisé que Corbin. Il insiste sur
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le fait que la “doctrine de l’unité de l’être” (dénomination due d’ailleurs à des disciples, non au shaykh al-akbar lui-même) réfère fondamentalement à une expérience, une intuition du réel (wujud, terme utilisé pour désigner l’existence, signifiant fondamentalement trouver, être trouvé). A côté de l’expérience ordinaire du réel comme multiple, il y aurait place pour une intuition de l’être dépassant les clivages du sujet et de l’objet ; l’être dont il est question ici, ou l’existence, ne peuvent donc être ramenés à la figure d’un simple objet, ils demeurent dans une ambiguïté foncière. Du point de vue théologique, cet être pur, indéterminé est Dieu, et il correspond bien entendu à l’agent de la révélation coranique (et de toutes celles qui précèdent). Dieu est plénitude de l’être et de connaissance. Il est en relation avec lui-même par le truchement du non-être absolu, du néant. Sur fond de cette relation au néant, vont se profiler des possibles, des relations participatives à l’être de Dieu, qui inclinent autant à l’être qu’au non-être, à l’être manifesté (zahir) qu’à l’être non-manifesté (bâtin). C’est la création, par laquelle Dieu rompt la symétrie entre manifestation et non-manifestation de certains possibles, qui fait pencher la balance, pour les créatures, vers la manifestation. Tout en demeurant non-manifesté en son Essence transcendante, Dieu se tourne vers la multiplicité du monde par sa Divinité. La Divinité n’est autre que le ou plutôt les visages que l’être divin tourne vers le monde en s’y manifestant. Cette Divinité est constituée des Noms Divins, auxquels participent les créatures en un tissu relationnel complexe, mais qui n’a d’autre être que celui de l’Essence divine elle-même. Hervé Pasqua nous propose une méditation sur la Déité et sur Dieu chez Eckhart. La Déité est l’Un pur, au-dessus de l’être, alors que Dieu est l’être en plénitude, l’esse sans limite. Dieu est tourné vers le multiple, aussi bien en lui-même (Trinité) que dans le monde. L’âme en tant qu’elle est mémoire, intelligence, volonté est tournée vers Dieu. Pour s’unir à la Déité, elle doit rejoindre son fond qui ne fait qu’un avec le fond de Dieu qu’est la Déité. La Déité est l’équivalent selon Pasqua de la première hypostase du Parménide, chez Platon, alors que Dieu est à mettre en corrélation avec la deuxième hypostase, l’Un-qui-est. En fait, concrètement, pour s’unir à l’Un, l’âme doit disparaître, c’est-à-dire se fonde dans l’abîme qu’est la Déité. Pasqua discute quelques thèse d’Emilie Zum Brun (en définitive, la Déité s’identifie à l’être pur) et d’Alain de Libera (l’apparent contraste entre la Déité une et la Trinité des personnes viendrait du fait qu’Eckhart veut traduire dans son langage à lui l’union mystique dionysienne: cela
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requiert selon lui de s’immerger dans l’abîme du pur non-être) qu’il récuse: la Déité ne s’identifie pas à l’être pur, mais transcende absolument ce niveau et en ce qui concerne Denys, il est préférable de suivre ce qu’en dit Thomas d’Aquin. L’Un selon Eckhart se donne, mais, pour se donner, il doit susciter des récepteurs : ceux-ci font que Dieu est Dieu, donc en un certain sens, Dieu dépend de l’homme car sans ce dernier, Dieu ne pourrait se manifester comme Dieu. Dans le même sens, si l’homme fait la place au flux divin – en se vidant lui-même –, Dieu a l’obligation pour Eckhart de se déverser en lui. L’Un, descendant au niveau du Dieu créateur, subit une chute, une déchéance. C’est la vocation de l’homme noble selon le Thuringien que de rendre à l’Un sa nature transcendante, en épurant dans son âme le divin de toute multiplicité. Chez Nicolas de Cues, un concept très important est celui de Nonautre : Dieu, pour faire bref, est Non-autre par rapport à lui-même et Non-autre par rapport aux créatures. Il leur est identique, toutes les réalités lui sont totalement présentes, alors que l’inverse n’est pas vrai : le fini n’a pas la capacité de se rendre totalement présent à l’infini. L’immanence de Dieu au créé va donc de pair avec une transcendance par rapport à lui et ces deux dimensions ne s’opposent pas : elles coïncident. Le monde qui procède du Non-autre garde une unité interne, signe de son origine. Il est semblable à un organisme où tout est dans tout ; chaque partie enveloppe en un sens toutes les autres et le tout lui-même. D’une manière analogie à ce qu’on trouve chez maître Eckhart, où l’interconnexion des réalités du monde se révèle lorsqu’on adopte une attitude neutralité et de renoncement à l’égard des choses, chez Nicolas de Cues, c’est la docte ignorance, le savoir qui accepte sa propre finitude, qui donne les clés d’un réel où ne viennent pas se surimposer les affects et les a priori conceptuels du sujet humain. Le projet fichtéen peut s’interpréter dans le sens d’une volonté de dépasser les dualismes que Kant a laissés comme héritage à la philosophie transcendantale : dualisme du phénomène et du noumène, de la représentation et de la normativité, du moi empirique et du moi transcendantal. Comme on le sait, c’est en développant une conception du Moi comme acte se posant lui-même dans l’être que Fichte escompte parvenir à son but. Après avoir affirmé la fondamentale symétrie entre les deux régimes de la raison (le Moi déterminé par le non-Moi de la raison théorique, et le non-Moi déterminé par le Moi de la raison pratique), Fichte
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affine ses positions et parle ensuite d’un primat manifeste de la Raison pratique sur la Raison théorique. Le processus d’autoconstitution du Moi passe maintenant par une itération de l’acte par lequel le sujet se pose lui-même, acte qui manifeste une non-identité de la conscience à ellemême. L’affirmation du Moi est en effet une idée complexe comprenant le posant, le posé et la relation existant entre les deux. Il serait tentant de vouloir remonter à un point zéro, à l’Un préthétique et protologique, préalable de l’affirmation du Moi. Mais une telle quête ne peut être qu’imaginaire. Le véritable point de départ est l’acte d’affirmation luimême et la dynamique qu’il implémente. En un certain sens, la pulsion esthétique, où le sujet exprime symboliquement son affirmation de soi et postule un accord de sa création imaginative avec le monde, est le signe de cette auto-activité constitutive du moi, marquée par le plaisir et le déplaisir, plus profonde que la scission entre raison théorique et raison pratique, ou, en d’autres termes, entre quête de la vérité et jouissance. Le caractère itératif de la constitution du sujet témoigne d’un constant échappement de la conscience à elle-même. La Théorie du droit est, selon Marc Maesschalck, une œuvre de Fichte où se décline cette non-identité de la conscience de soi dans sa progressive conquête d’elle-même. La schize interne au Moi s’objective dans la relation de reconnaissance intersubjective où je suis contraint de voir dans le phénomène qu’est à mes yeux autrui une liberté et une subjectivité semblable à la mienne. Le droit n’est pas autre chose que ce processus de reconnaissance de l’autre comme liberté que je saisis à même sa situation incarnée dans le monde et ce processus de mon acceptation de moi-même comme liberté donnée au regard de l’autre, ainsi que du jeu de miroirs indéfini qu’implique cette communauté de destin. Dans le droit, la subjectivité singulière est posée, préservée et en même temps insérée dans un réseau social où les éléments sont constitutivement intriqués les uns dans les autres et en dehors duquel le problème de l’action ne peut recevoir de solution suffisamment une pour être définitive. Manoé Reynaerts aborde pour nous sous l’angle de la non-dualité la pensée de Schopenhauer. Comme il le montre de manière convaincante, la doctrine du philosophe de Francfort est marquée constamment par le désir de ramener la multiplicité à l’unité, en particulier par l’application des deux principes d’homogénéité et de spécification : la multiplicité du réel est ramenée à la variété de différentes espèces, regroupant chacune des réalités semblables et homogènes, à l’instar des Idées platoniciennes ou des catégories kantiennes. C’est ainsi que toutes les applications du
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principe de raison suffisante se ramènent à quatre modes fondamentaux ou racines, ce thème constituant comme on le sait l’objet de sa thèse de doctorat. Dans son opus magnum, Le Monde comme volonté et comme représentation, il est fait référence à la relation sujet-objet, dualité à la fois indissociable et irréductible : il faut tenir distinctement les deux termes dans l’unité d’une unique identité. La relation sujet-objet renvoie à la dualité des deux sujets : le sujet connaissant, qui saisit le monde à travers les illusions (la Maya de la pensée hindoue) de la représentation et le sujet voulant, éprouvé, qui voit pour ainsi dire le spectacle du monde depuis les coulisses et qui le voit comme produit par l’action d’une volonté. L’homme et le monde sont en quelque sorte homéomorphes l’un à l’autre : leurs essences se dédoublent en une volonté et une représentation qui s’impliquent mutuellement : dans de rares moments d’expérience esthétique, la volonté cède la place à une contemplation désintéressée et le voile de la représentation s’efface devant le réel lui-même ; mais en dehors de ces moments de grâce de la conscience meilleure, la danse de la dualité caractéristique de la conscience ordinaire continue : sujet et objet, sujet connaissant et sujet voulant, connaissance idéale et connaissance réelle, conscience ordinaire et conscience meilleure, sont explorés et tenus distinctement dans l’unité d’une unique identité. Alexis Filipucci nous donne un aperçu intéressant et original des vues d’Alexandre Kojève sur la fin de l’histoire. Celle-ci est souvent interprétée à la seule aune de la dimension politique : la fin du désir de reconnaissance, qui est fondamentalement satisfait, signe la disparition de la distinction maître-esclave et de l’Etat bourgeois actuel (au profit de l’Etat universel et homogène). Mais la fin de l’histoire signifie la fin de toutes les dualités qui ont leur origine dans le désir de reconnaissance et, entre autres, de la dualité des sexes (et du désir amoureux qui en résulte), de la dualité au sein du monde du travail entre la matière et le besoin, et enfin de la distinction entre la sagesse discursive de l’Occident et la sagesse silencieuse des Orientaux. On ne peut toutefois que se livrer à des conjectures sur ce que signifierait en définitive la thèse de l’aboutissement de la fin de l’histoire, non seulement pour Kojève lui-même (dont les positions ont à certains égards varié), mais aussi en soi. Pour la dialectique de la distinction des sexes, Kojève s’orientait vers une réconciliation du masculin et du féminin, dans la veine d’un certain tantrisme. Pour la dualité inhérente à la sphère du travail, on a intérêt, selon Filipucci, à s’inspirer des réflexions de Sartre dans la Critique de la Raison dialectique : la fin de l’histoire implique un dépassement de la rareté, qui dresse les individus
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les uns contre les autres, au profit d’une société d’abondance où les hommes ne se voient plus comme une menace les uns pour les autres ; l’engagement post-académique de Kojève en direction d’une régulation internationale des flux économiques trouverait là une légitimation théorique intéressante. Enfin le dépassement de la dualité discours-silence pourrait prendre par exemple la forme d’une variété de postures silencieuses (silence mystique, esthétique, discursif [la poésie], etc…) qui succéderaient au parcours discursif complet du Système du Savoir. Quoi qu’il en soit, la contribution d’Alexis Filipucci nous ouvre à une compréhension beaucoup plus large que d’habitude de la fin de l’histoire, et, par là, relativise fortement les habituelles critiques sur ce concept controversé. Bertrand Hespel nous offre une contribution particulièrement remarquable sur la non-dualité en physique. Alors que la physique newtonienne a des caractéristiques substantialistes et vient par là renforcer une ontologie spontanée, communément partagée par les hommes contemplant la nature (avec toutefois la restriction importante du statut des forces), la relativité et la mécanique quantique portent sur des événements. C’est Minkowski qui a saisi ce point avec beaucoup de perspicacité pour la relativité et qui en a tiré les conséquences en proposant de redéfinir le cadre de cette théorie en termes d’espace-temps pourvu d’une métrique hyperbolique. Mais adopter une ontologie de l’événement implique de définir dans quelle mesure des événements sont reliés les uns aux autres ou sont des parties d’événements plus globaux. La relation de cause à effet vient ici tout naturellement à l’esprit, mais Bertrand Hespel montre bien qu’elle ne suffit pas à intégrer tous les cas de figure. En fait si nous voulons nous en tenir à une description physique de la nature en termes d’événements, il faut d’après la mécanique quantique intégrer le fait que certains événements sont intriqués les uns dans les autres, c’est-à-dire que leur individualité d’événement composant disparaît au profit d’un événement plus global résultant des composants ou s’avère résolument corrélée à d’autres composants et ce d’une manière non causale. Ce fait, vérifié expérimentalement par des expériences très complexes dont Alain Aspect a été l’initiateur, est connu sous le nom de violation des inégalités de Bell. Elle signifie concrètement qu’il existe des corrélations non causales entre paires de particules ; si l’on mesure la valeur d’une variable pour une des particules, la mesure de la valeur pour l’autre est fixée instantanément, alors qu’aucune interaction causale ne peut se propager à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Il existe donc, selon toutes les
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apparences des interactions, qui relient des événements différents et en font des événements intriqués les uns dans les autres. Il est particulièrement intéressant de constater qu’à ces états physiques complexes peuvent être associés des vecteurs dans l’espace de Hilbert des états qui ne se ramènent pas au produit tensoriel des vecteurs des états constituants. En fait, le monde physique comprend trois types d’interactions : celles qui corrèlent les évènements entre eux, celles qui détruisent ces corrélations et celles qui ne les produisent ni les détruisent. Selon Hespel, rien n’interdit de penser que des événements physiques puissent être corrélés avec des événements psychiques ; dans ce cas la mécanique quantique serait la composante physique d’une théorie plus générale englobant les phénomènes ou plutôt les événements psychiques ; après tout, notre expérience humaine la plus fondamentale n’est-elle pas celle d’événements psychiques (idées, émotions, ….) auxquels sont assignés des limites spatiales bien précises : celle des corps dans lesquels ils sont censés se produire et aux états desquels ils sont intrinsèquement liés ? Le concept d’émergence offre la possibilité de penser une position intermédiaire entre le matérialisme réductionniste et le dualisme antiréductionniste, dans les sciences biologiques. Les fonctions vitales se réduisent-elles à des processus physico-chimiques ? La conscience peutelle s’expliquer complètement en termes physiologiques ? Dans la perspective émergentiste, le tout dépend des éléments, mais certaines propriétés du tout ne peuvent se ramener aux simples propriétés des composants; en bref, le tout est davantage que la somme de ses parties; le terme utilisé ici, “se ramener” peut être envisagé dans des sens différents: par exemple dans le sens où les propriétés émergentes du tout ne peuvent être déduites de la théorie rendant compte des propriétés des composants; un autre sens du mot serait que les propriétés du tout ne peuvent être expliquées à partir des propriétés élémentaires. On peut aussi se centrer comme c’est le cas dans les deux façons de voir précitées sur l’aspect épistémologique ; mais on peut aussi avoir la prétention de donner une valeur proprement ontologique aux propriétés émergentes. Certains distinguent également l’émergence synchronique (un être complexe est caractérisé par différents niveaux d’organisation hiérarchisés entre eux, un niveau supérieur dépendant des niveaux inférieurs tout en manifestant des propriétés inédites, émergentes, par rapport à ceux-ci) et l’émergence diachronique (des ingrédients se combinent pour donner naissance à quelque chose d’irréductible aux composants de départ, lesquels disparaissent en tant que tels).
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Bref, différentes approches du concept sont envisageables. L’histoire du concept d’émergence est intéressante. En un certain sens Aristote, et son concept de forme, anticipent la problématique de l’émergence. Mais c’est Stuart Mill qui lance véritablement la notion en distinguant les propriétés homopathiques et les propriétés hétéropathiques dans les composés : ces dernières propriétés contiennent un plus qualitatif, par rapport aux composants (Stuart Mill évoquait le sel NaCl, dont les propriétés n’ont rien à voir avec celles du chlore et du sodium, ses éléments constituants) alors que les premières relèvent simplement d’une addition des apports des composants. C’est Lewes, qui, en 1875, proposera la dénomination de “résultat émergent” pour qualifier les propriétés hétéropathiques de Mill. L’émergence connut jusque dans les années 1925 un essor important. Toutefois, dans la suite, le réductionnisme matérialiste a pris l’ascendant ; il a réussi dans un certain nombre de cas à réduire des propriétés jugées jusque là émergentes en termes des propriétés élémentaires. Ainsi la mécanique quantique a réussi à expliquer le phénomène de la liaison chimique, ramenant ainsi la chimie au statut de département de la physique. Les progrès considérables de la biologie moléculaire sont allés dans le même sens. La théorie synthétique de l’évolution propose un cadre explicatif complexe et performant pour l’apparition de nouvelles propriétés et de nouvelles espèces. A partir des années 70 cependant, le vent tourne à nouveau. Le positivisme logique, et son diktat réductionniste en matière de philosophie des sciences, perdent de leur crédit, tout comme le behaviorisme en psychologie. De nouveaux phénomènes, manifestement de type émergent, sont découverts et étudiés. Citons à titre d’exemples les plasmons de surfaces étudiés par David Bohm, et l’effet Hall fractionnaire, où des électrons semblent se comporter comme un gaz dont les entités de base ont une charge équivalente à une fraction de la charge fondamentale. Aujourd’hui, selon Olivier Sartenaer, le monde scientifique est divisé. Beaucoup en restent au paradigme réductionniste, en se disant que, la science progressant, les propriétés holistiques pourront être réduites ; mais un courant non négligeable entend rompre résolument avec cette approche, et promeut le fait que “more is different”. L’avenir nous dira si ce courant parvient à maintenir, voire à développer ses positions. Philippe Filliot investigue la non-dualité sous l’angle de la coincidentia oppositorum chez certains artistes contemporains. L’art a depuis toujours la vocation de faire voir l’invisible, de spiritualiser la matière et d’incarner la vie de l’esprit. En particulier le romantisme a assigné à
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l’artiste la mission de réunir les opposés : la liberté et la nature, l’ancien et le nouveau, l’idéal et le prosaïque. L’art dans ces conditions est un passage entre les deux plans, une manière de réconcilier en l’homme ce qui est habituellement séparé. Bien des théoriciens de l’art au XXème siècle sont allés dans le même sens : André Breton, Walter Benjamin, Albert Armin Ehrenzweig. Mircea Eliade l’avait bien noté dans son article « La permanence du sacré dans l’art contemporain » de 1964 : le sacré – qui, rappelons-le, pour Eliade, se manifeste comme coincidentia oppositorum, n’est plus évident dans les œuvres d’art comme il l’état, par exemple, au Moyen Age. Il est toujours présent, mais caché, implicite, dans une posture le plus souvent laïque ; il se trouve à même la matérialité de l’œuvre d’où il faut le dégager, le mettre en évidence. L’œuvre d’art est alors une sorte d’exercice spirituel, aussi bien pour l’auteur que pour le spectateur qui s’efforce d’entrer en résonnance avec l’œuvre. Après avoir parcouru rapidement quelques grands jalons de la coïncidence des opposés, de Héraclite à Michel Maffesoli, en passant par Nicolas de Cues, Angelus Silesius, Carl Gustav Jung, Philippe Filliot présente quatre figures artistiques majeures de l’art contemporain animées par une quête spirituelle dépassant les clivages usuels de l’un et du multiple, de l’intérieur et de l’extérieur, du sujet et de l’objet, etc. Chaque fois une œuvre emblématique de la teneur de la recherche est présentée. L’œuvre de Robert Filliou, Eins, Un, One (1984), consiste en un assemblage de 5000 dés de tailles et de formes différentes présentant tous la face du 1 au spectateur. Le spectateur perçoit le foisonnement du multiple, mais également la présence obsessionnelle de l’un, du point que renvoient toutes les faces : une métaphore du réel où toutes choses sont différentes, tout en étant paradoxalement aussi le même. Les Chambres de méditation de Tania Mouraud sont des espaces lumineux, sans forme, vides que le sujet, couché, ne contemple jamais en totalité simultanément. Un son baigne le lieu, pénètre le corps du spectateur, fait basculer les frontières entre sujet et objet, induisant des états psychiques et physiologiques inédits où le corps en tant que totalité est l’organe de perception. Celui qui voit, ce qui est vu, l’acte de voir sont un, comme dans de nombreux courants de la mystique orientale, comme dans l’ancienne peinture chinoise où, selon Krishnamurti, le peintre doit commencer, par la méditation, par être l’arbre qu’il veut peindre avant d’effectivement produire celui-ci. Dans son œuvre magnifique pour la Biennale de Venise 2007, intitulée Océan sans Rivages, Bill Viola investit une église du lieu, y déploie trois écrans plasma d’où sortent progressivement d’un fond noir des formes en évolution qui passent ensuite dans la transparence d’un puits de lumière, une colonne d’eau. Cette
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matérialisation progressive des formes va, dans le chef du spectateur, de pair avec un mouvement complémentaire de dématérialisation des pensées. Océan sans Rivages est une allusion à Ibn Arabi et à sa doctrine de l’unicité de l’être, expression qui vient d’ailleurs de ses disciples mais pas de lui directement. C’est un sentiment océanique, de la sensation de faire un avec ce qui nous entoure et nous dépasse complètement, que Bill Viola veut communiquer dans son oeuvre, après avoir vécu lui-même, dans son enfance, une expérience très forte de ce type. Enfin Anish Kapoon entend placer le spectateur devant des matériaux très simples, très physiques, avec des couleurs particulièrement vives, l’exposant par là à une expérience sensorielle brute, en deçà de l’intellectuel et du verbal, où s’éprouve une reliance au grand tout, assez proche de ce que vise notamment le zen. Il s’agit de se laisser dérouter vers une spiritualité du geste, du quotidien, où s’appréhende un continuum sans coupures, où toute trace de dualité s’est effacée. José Le Roy nous livre, du point de vue autorisé qui est le sien – il est responsable d’une maison d’édition active dans la publication d’ouvrages sur l’éveil et la non-dualité et il tient un blog particulièrement suivi sur ces questions – un état des lieux de la spiritualité non-duale actuelle en France et plus globalement en Occident. Il nous fournit des tableaux particulièrement éclairants sur les différents courants présents aujourd’hui, leur origine, leurs représentants principaux et les différentes filiations auxquelles ils ont donné naissance. Ensuite, il s’attache aux particularités de certains courants non-duaux actuels, qui s’attachent à provoquer chez leurs sympathisants l’éveil de façon soudaine, sans passer par une longue ascèse ou un entraînement ardu comme c’est souvent préconisé dans les approches traditionnelles. José Le Roy montre à la fois la naïveté et même le danger d’accorder trop de crédits à de telles méthodes (que l’on confond souvent avec le développement personnel) et, en même temps, il laisse entendre qu’en réalité, ces tentatives express de provoquer l’éveil, ne sont pas autant en contradiction avec la tradition qu’il n’y paraît et qu’elles peuvent donc se réclamer d’une certaine légitimité, en particulier dans un monde occidentalisé qui n’a plus rien à voir avec le contexte hindou ou bouddhiste traditionnel et où tout doit désormais aller très vite. Enfin il nous introduit à un de ces maîtres actuels, dont il a pu luimême testé la fécondité de l’enseignement : Douglas Harding, dont la fameuse méditation sur le corps sans tête, semble effectivement susceptible de faire basculer l’individu vers une autre vision du monde, où l’ego s’est effacé.
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L’article de Christophe Vielle tranche naturellement avec les autres. Alors que ceux-ci sont de teneur doctrinale, étudiant la présence d’une forme de monisme ou de non-dualité chez un penseur, celui de Vielle est fondamentalement historique : il porte sur l’impact qu’a eu une école de jésuites belges indianistes (the Calcutta School of Indology) sur la connaissance que possède aujourd’hui le monde occidental sur l’Advaita Vedanta. Mais cet aspect historique n’est pas sans répercussions sur l’interprétation actuellement donnée en Occident à tous ces textes. Ces jésuites n’ont pas été des pionniers au sens propre du terme : c’est antérieurement et ailleurs qu’ont été traduits les premières textes de Shankara. Citons ici simplement la traduction qu’a réalisée George Thibaut (1848-1914) du Commentaire aux Vedanta Sutras de Shankara. De même les premières interprétations globales de sa doctrine précèdent cette école : Paul Deussen, ami de Nietzsche et admirateur de Schopenhauer, a notamment diffusé sa conception d’ensemble, assez discutable de l’Advaita, qui eut des échos un peu partout, notamment à Bruxelles, par le truchement de Dumont, élève de Deussen. Assez vite, cependant, des milieux catholiques réagissent contre cette conception erronée du courant moniste indien. Dans ce combat, une équipe de jésuites réunies au Saint Xavier’s College de Calcutta, va se faire remarquer par un travail de grande qualité. Dandoy, Johann, Ledrus, De Smet sont des indianistes compétents, qui développent des lectures pointues des textes de Shankara. Leur but est au départ clairement apologétique : seule la métaphysique chrétienne de Saint Thomas permet d’unifier les différentes doctrines regroupées dans l’Advaita, de leur donner une âme, une cohérence. Le néothomisme, qui constitue leur cadre d’interprétation commun, permet d’appréhender l’Advaita comme développant une conception juste de l’Absolu, mais de mettre en revanche en question le fondamental acosmisme de l’advaita qui l’accompagne, le monde n’étant autre chose qu’une illusion, à partir de laquelle nous ne pouvons pas nous élever à une véritable connaissance de l’Absolu. Ce n’est que progressivement que les membres de cette école vont quitter ce point de vue scolastique, pour appréhender l’advaita comme une voie de salut spirituel et comme une mystique. Chez De Smet, on assiste même à une sorte de retournement : ce n’est plus la dogmatique chrétienne incarnée par Thomas qui constitue le point de référence à partir duquel on s’efforce de saisir l’advaita ; c’est l’advaita qui devient au contraire la référence à partir de laquelle peut s’interpréter la doctrine chrétienne de la création. De ce point de vue, le monde n’est plus tant à considérer comme une illusion que comme un ensemble de réalités radicalement dépendantes dans leur
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être de Dieu, sans faire aucunement nombre avec lui. Cette école a ainsi apporté dans son développement une contribution importante à une meilleure connaissance de l’Advaita Vedanta. Comme nous le disions au début de cette introduction, ce recueil est très incomplet et nous en sommes tout à fait conscients. Bien des auteurs occidentaux, qui devraient figurer ici sont absents. Quant au volet extrêmeoriental, il n’est ici qu’effleuré. L’incomplétude de ce volume est due pour une large part à la durée nécessairement limitée du séminaire, à la contingence du réseau de collaboration scientifique de son organisateur ainsi qu’à la plus ou moins grande implication des participants. Mais il y a aussi une raison beaucoup plus profonde à ce sentiment d’indigence : parler de la non-dualité dans les termes du langage habituel, axé sur la dualité, ne peut déboucher que sur des résultats en définitive insatisfaisants ; c’est là le prix pour aborder relativement ce qui en soi-même a la prétention à incarner un absolu. Ce qui se dégage néanmoins de cet ouvrage, c’est une certaine convergence doctrinale par delà la variété des cultures et des religions. La contribution de Fabian Muller rapprochant Évagre le Pontique de Vasubandhu est assez emblématique à cet égard. Un autre point important est la présence de la thématique de la non-dualité dans des domaines autres que la religion, la philosophie, la spiritualité. L’art offre ainsi des moyens non discursifs pour aborder la coïncidence des opposés et on peut se demander si ce n’est pas là de nos jours un biais particulièrement fécond et prometteur pour l’abord et le traitement de la problématique. Si les études ici rassemblées pouvaient susciter l’intérêt du lecteur, éveiller son esprit à cette « autre » façon de se rapporter à la réalité ou conforter cette approche alternative si elle est déjà présente, le présent volume aurait déjà toute sa raison d’être. J.-M. Counet
LA VERSION « SOLIPSISTE » DE L’ADVAITA-VEDÂNTA D’APRÈS LA VEDĀNTA-SIDDHĀNTA-MUKTĀVALĪ, OU COLLIER DE PERLES DES DOCTRINES DU VEDĀNTA, DE PRAKĀŚĀNANDA (XVIe SIÈCLE) Michel HULIN (Paris IV-Sorbonne)
Pourquoi revenir aujourd’hui sur le solipsisme, une position philosophique sans doute récurrente en Occident, au moins à titre de tentation (des sophistes à Wittgenstein), mais toujours plus ou moins marginale et mal famée de par la contradiction interne qui, manifestement, ne cesse de la ronger : celle de défendre sur la place publique une certaine doctrine contre des adversaires auxquels on dénie a priori toute réalité ? Mais peut-être en va-t-il différemment dans l’Inde ancienne, et notamment dans l’Advaita classique, celui de l’école de Śaṅkara ? Apparemment non, car nous nous heurtons ici, d’entrée de jeu, à une distinction maintes fois proclamée et en elle-même très claire : celle qui oppose d’un côté le Soi suprême (paramātman), trans-individuel et identifiable, en tant que tel, au brahman, à l’Absolu… et, de l’autre, la multitude indéfinie des soi individuels, ou jīvātman, c’est-à-dire des individus concrets en qui l’ātman se trouve particularisé par sa jonction avec un corps et des organes, à chaque fois quelque peu différents. Dans ces conditions, comment tel ou tel de ces individus pourrait-il prétendre représenter – et lui seul – le Soi suprême ? C’est pourtant ce qui paraît impliqué dans la notion même d’eka-jīva-vāda, littéralement « Doctrine du soi individuel unique » (le terme jīva fonctionnant ici comme abréviation de jīvātman). Or, cette doctrine, proclamée avec éclat par Prakāśānanda, est bien moins minoritaire qu’on n’aurait tendance à le croire. Elle est, certes, absente chez Śaṅkara, mais apparaît rétrospectivement comme en germe chez certains de ses continuateurs les plus directs, ainsi Prakāśātman et Sarvajnātman. Mieux, passé le quinzième siècle de notre ère, elle tend à s’imposer dans les dernières « Sommes » produites par le Vedānta non-dualiste, telles que le Siddhānta-lesha-samgrāha d’Appaya Dīkṣita
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(XVIe siècle) ou la magistrale Advaita-siddhi de Madhusûdana Sarasvati (XVIIe siècle). On voudrait donc s’interroger sur la réalité éventuelle et la signification d’une certaine affinité naturelle (Madhusûdana parle d’une pente secrète, ou pakshapāta, qui mènerait de la non-dualité au solipsisme, ou plutôt à une certaine forme, très particulière, de solipsisme). Pour cela, il nous faudra lire – ou relire – quelques passages-clés de l’ œuvre principale de Prakāshānanda, la Vedāntasiddhāntamuktāvalī (VSM)1. Avant d’aborder ces passages, il convient cependant de faire place à deux remarques, l’une de caractère négatif, l’autre de caractère positif : A) Il est clair que la VSM. n’a rien à voir avec ce « solipsism text-book » auquel il a été fait allusion au départ : la VSM. se plie à toutes les règles du débat philosophique indien, cite nombre d’auteurs anciens, mentionne des écoles particulières (Sāṁkhya, Nyāya, diverses écoles bouddhistes), accorde une place importante au dialogue entre le maître spirituel et ses disciples, etc. B) Cependant, alors même que la dimension de l’intersubjectivité est partout tacitement reconnue dans le Vedānta non-dualiste, elle ne peut pas y être valorisée positivement car, pour tous les représentants de cette école, les différences entre les individus (physiques, psychiques, sociales, etc.) ne sont que des upādhi, « adjonctions » ou « conditions limitantes extrinsèques », et le sens même du progrès spirituel est celui d’un abandon toujours plus complet de ces upādhi, cela par l’ascèse, la méditation, etc.. D’où une sorte de « partialité » (pakshapāta) ou de pente naturelle du Vedānta non-dualiste : plus les disciples progressent et plus ils se ressemblent entre eux – à la limite, les différences physiques et psychiques qui les séparent ne représentent que leurs héritages karmiques respectifs – et plus ils tendent à rejoindre l’expérience intérieure du guru, lui-même défini comme « délivré-vivant », utilisant son résidu de « karman entamé »2 pour 1 L’œuvre, longtemps méconnue, est aujourd’hui disponible en langue française dans la traduction de CHIFFLOT, M., Le collier de perles des doctrines du Vedânta, Paris, L’Harmattan, 2005. Cette publication fait suite à une Thèse de Doctorat soutenue devant l’Université de Paris-Sorbonne en 1991 et portant sur le thème de l’esse est percipi chez Prakāshānanda. et Berkeley. Pour l’original sanskrit, on se reportera à l’édition-traduction de VENIS, A., réédit. Chowkhamba Oriental Series 4, Bénarès, 1975. 2 En sanskrit prarābdha-karman. Rappelons que les philosophies indiennes sont unanimes à désigner par là celles des conséquences des actes commis dans des vies antérieures qui, s’étant déjà concrétisées (sexe, paramètres physiques, naissance dans tel ou tel milieu social, etc), sont irréversibles.
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aider ses disciples à se désindividualiser toujours davantage en vue de rejoindre le brahman. C’est à cet endroit que Prakāśānanda introduit une objection destinée à mettre en lumière le danger représenté par une compréhension seulement intellectuelle – et à ce titre inadéquate – de l’Advaita. Un « adversaire » (pourvapakshin) a cru comprendre que, dans la conception de Prakāśānanda, le maître, en tant qu’individu concret, était lui-même, en fin de compte, imaginaire (parikalpita)… ce qui n’est pas faux mais prématuré dans la construction de son discours sotériologique. Cet adversaire a alors beau jeu de citer quantité de textes upanishadiques3 qui rappellent – s’il en était besoin – que la voie de la vérité ne peut être découverte par personne, si elle n’a pas d’abord été enseignée par un maître en chair et en os. Or, pour un Vedāntin non-dualiste comme Prakāśānanda, les textes upanishadiques font autorité. Il ne saurait donc être question de les écarter mais seulement de les réinterpréter. Ce qu’il fait en ces termes : « Un maître peut exister bien que seulement imaginé (kalpito’pi). Il peut enseigner à la manière du Veda et il n’y a nulle indécision (sur le point de savoir qui, du maître ou de l’élève, est irréel). Car, sur ce point on peut tirer une conclusion à partir de la présence de l’ignorance chez le seul disciple » (k. 42). « Même s’il n’existe aucun maître absolument réel – parce que celui qui sait est délivré sur le champ – il n’y a toutefois aucune impossibilité en ce qui concerne la transmission de la connaissance car celle-ci peut très bien être produite à partir d’un maître imaginaire. Et on ne doit pas dire : « Comment peut-on obtenir une connaissance vraie à partir d’un personnage fictif ? » car c’est possible comme dans le cas du Veda ou dans celui du reflet. Il ne faut pas soutenir non plus qu’il y a un défaut consistant en incapacité à décider lequel, du maître ou de l’élève, est imaginé car celui qui imagine est celui qui ne sait pas, et cela ne peut avoir lieu chez celui qui sait, le maître, du fait de l’absence en lui de toute cause de projection imaginaire ».4
L’eka-jīva-vāda ferait ici fonction d’étiquette pour caractériser cette situation mixte, trouble, instable, de marche conjointe des disciples, guidés par leur maître, vers l’un-animisme. Cette marche est moins un parcours réel qu’une dissolution progressive – à l’intérieur de l’esprit de chacun 3 Notamment : « On ne peut pas gagner cette connaissance par le (seul) raisonnement mais, enseignée par un autre, elle est facile à comprendre » (Kauṣitakī - Up, I,2,9) – « Approchez-vous des nobles (maîtres) et éveillez-vous ! » (Ibid., I,3,14) – « Un maître te montrera le chemin » (Chāndogya-Up, IV, 14, 1) – « S’il n’est pas enseigné par un autre, nul accès n’y mène » (Kauśitakī-Up, I, 2, 8). 4 VSM 42, Trad. M. CHIFFLOT, op. cit., p. 195.
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des disciples – du cadre pédagogique initial ou « officiel ». Au départ, le maître apparaît comme un personnage distinct des disciples, à la fois à côté d’eux et au-dessus d’eux. Mais le contenu même de la doctrine qu’il leur expose aboutit essentiellement à miner peu à peu le « cela va de soi » de cette situation asymétrique : au fur et à mesure que les disciples assimilent l’enseignement du maître, non seulement sa figure concrète perd peu à peu de son importance « psychologique » mais sa réalité ontologique propre d’individu est comme dissoute ou rongée à leurs yeux par l’« esprit » même ou la « logique interne » de l’enseignement dispensé par lui, à savoir la non-dualité. A la limite – et cela constituera l’aboutissement ultime de sa démarche pédagogique – chaque disciple l’appréhendera (et lui-même aussi bien s’appréhendera) comme « imaginaire » (kalpita), au sens de « construit par la pensée ». On pourrait cependant objecter que c’est par un abus de langage que Prakāśānanda – et aussi bien ses précurseurs que ses continuateurs – qualifient leur doctrine d’ekajīvavāda. Car enfin des jīva – aussi proches existentiellement et spirituellement qu’on puisse les imaginer – ne constitueront pas pour autant un jîva unique : ils demeureront séparés par l’âge, le sexe, l’état de leur corps, les vicissitudes de leurs relations à leur environnement, leur héritage karmique, en somme : tel « accident » – heureux ou malheureux – survenant chez l’un ne survient pas pour autant chez l’autre, etc. Il semblerait alors que l’expression ekajīvavāda représente une contradiction dans les termes, un passage à la limite injustifié (à la différence d’ekātmavāda). Il est vrai qu’on peut encore découvrir un autre sens possible – existentiel et sotériologique – de cet ekajīvavāda. A savoir, la thèse (implicite) suivante : Pour ce qui est du salut, chacun est seul, comme au commencement du monde. Solitude en un sens non pas numérique mais existentiel : les autres, en matière de salut, ne peuvent rien pour moi, de même que, de mon côté, je ne puis rien pour eux. La seule exception est le maître spirituel (gourou). Mais celui-ci en tant que « délivré-vivant » (jīvan-moukta) n’est déjà plus tout à fait de ce monde. La réalité « évanouissante » de sa personne s’épuise dans son rôle de porteur des « Grandes Paroles » (mahā-vākya) upanishadiques, du type tat tvam asi, dont l’écoute, la rumination et finalement la compréhension intuitive constituent la clé de la délivrance. Or, tout cela se situe à un niveau d’expérience où l’opposition entre « moi » et « autrui » perd toute pertinence. La conséquence en est que, pour le délivré (mais encore présent en ce monde), les « autres » (réputés non-délivrés) sont en fait tout comme lui, c’est-àdire déjà délivrés mais seulement en puissance car ils l’ignorent ou ne
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parviennent pas à le croire. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises Śaṅkara compare la condition des non-délivrés à celle de prisonniers qui ignoreraient – ou plutôt se refuseraient à croire – que la porte de leur prison n’est pas fermée à clef et ne l’a jamais été… Tout cela va dans le sens d’une affinité spirituelle de plus en plus poussée des disciples, aussi bien entre eux qu’avec le maître, au fur et à mesure de leur progression spirituelle, mais ne paraît pas entamer, du moins en cette vie, leur distinction ontologique mutuelle. Il semble bien que, dans l’optique du Vedānta non-dualiste, seule la délivrance permettrait de dépasser cette distinction. Dans ce cas, la notion d’eka-jīva-vāda représenterait bel et bien un abus de langage : la compréhension, toujours plus poussée, de l’identité ātman-brahman contribuerait, certes, à rapprocher les disciples les uns des autres mais jamais jusqu’à les fondre en une unité ontologique absolue. Pourtant, si – comme on l’a souligné plus haut – cette notion tend à s’imposer dans l’Advaita tardif, c’est qu’elle doit correspondre à une expérience tout à fait singulière, quoique sans doute instable, fugitive. A quelles conditions pourrait-on se savoir, et non simplement se sentir, comme absolument seul au monde (en dehors de toute pathologie mentale, évidemment) ? On fera ici l’hypothèse qu’une telle prise de conscience pourrait fulgurer au tout dernier instant précédant l’entrée dans la délivrance, c’est-à-dire au moment où le disciple basculerait du statut de sujet singulier à celui de sujet universel et qu’en cet instant critique, un kairos au sens grec, les deux statuts viendraient un instant se recouvrir : encore jīva, être de ce monde, sujet incarné, mais déjà au-delà du statut de personnage de la comédie humaine. Le paradigme du réveil, souvent utilisé dans la VSM, illustre cela à merveille : à l’instant du réveil on est encore « avec » les autres protagonistes de son rêve, au milieu d’eux, pour ainsi dire, et en même temps on comprend qu’on a été soi-même le metteur en scène du rêve et qu’on y a joué tous les rôles, en tant qu’acteur unique.
LA NON-DUALITÉ COMME RÉSULTAT DE L’ANALYSE DE LA PERCEPTION ET DU LANGAGE (D’APRÈS LA VEDĀNTAPARIBHĀṢĀ DE DHARMARĀJA) Victoria LYSSENKO (Institut de Philosophie, Académie des Sciences de Russie)
L’auteur de la Vedāntaparibhāṣā (VP), Dharmarāja Adhvarīndra, vivait au XVIIe siècle. C’était un savant reconnu en son temps. On lui doit des commentaires non seulement sur des œuvres de philosophie non-dualiste mais aussi sur des textes relevant de la Nouvelle Logique (nava-nyāya)1. D’après les maigres données biographiques dont on dispose, il serait originaire de l’Inde du Sud. Quant au texte de la VP, il connut une grande popularité, faisant l’objet de plusieurs commentaires, éditions et traductions2. Pour ma traduction en langue russe, je me suis servie de l’édition accompagnée du commentaire Arthadīpikā du pandit Śivadatta, fils de Dhanapatisūri3. L’Advaita-Vedānta de Śaṅkara (VIIIe siècle) était, dans sa dimension philosophique, essentiellement tourné vers la métaphysique et l’ontologie. 1 Les autres œuvres de Dharmarāja sont les commentaires Padayojanā ou Padadīpikā sur la Pañcapādikā de Padmapāda ; Nyāyaratna sur le Nyāyasiddhāntadīpa de Śaśadhara ; Tarkakaumudī sur le Tattvacintāmaṇi de Gaṅgeśa ; Vivṛtti sur le Tattvacintāmaṇiprakāśa de Vardhamāna ; un ouvrage inédit de Nyāya, le Yuktisaṃgraha, lui est aussi attribué (cf. bibliographie de K. Potter, Encyclopedia of Indian Philosophies, s.v.). 2 Quelques commentaires sur la VP publiés : Śikhāmaṇi de son fils ADHVARĪNDRA, R., Bombay, Shree Venkateshwar Press, 1901 [VS 1957], 1913 [VS 1969], 1929 [VS 1985] ; Āśubodhinī de Kṛṣṇanātha NYĀYAPAÑCĀNANA BHAṬṬĀCĀRYA, Calcutta, 1852, 1930 ; Prakāśikā de Śrī ŚĀSTRI, A., Calcutta, University of Calcutta, 1927, 1930, New Delhi, Navrang, 1993 ; Prakāśikā de DĪKṢITA, P. Trivandrum, TSS 93, 1928 ; Arthadīpikā de Śivadatta, avec glose hindie de ŚĀSTRI, T., Varanasi, The Chowkhamba Sanskrit Series, 1927, 1954, 1968, 1992 ; Bhāgavatī de JHA, A., Lucknow, Akhila Bharatiya Sanskrit Parishad, 1965 [VS 2021]. Traductions anglaises de la VP : Swami Madhavānanda BELUR MATH (Dist. Howrah), Ramakrishna Mission, 1942, 1953, 1954, 1963, 1972, Calcutta, Advaita Ashrama, 1989 ; SASTRI, S.Madras, Adyar, 1942, 1971 ; BHATTACHARYA, G. & KUMAR SEN, P., Calcutta, University of Cacutta, 2013 ; chapitre 1 sur la Perception traduit par GUPTA, B., Perceiving in Advaita Vedānta: Epistemological Analysis and Interpretation, Lewisburg, 1991, Delhi, Motilal Banarsidass, 1995. 3 Śrīdharmarājādhvarīndrakṛtā Vedāntaparibhāṣā Śrīdhanapatisūrisuta-Śivadattaviracita-‘Arthadīpikā’-ṭīkā-vibhūṣitā, Tryambakarāmaśāstriṇā saṭippaṇasampāditā, Varanasi, The Chowkhamba Sanskrit Series Office, 1968 (Haridas Sanskrit Series no. 6).
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Les théories de la connaissance, d’une manière générale, et en particulier celle de la perception, ne se situaient pas au centre des préoccupations de ce penseur de la non-dualité. Certains de ses disciples, cependant, tels que Padmapāda (VIIIe siècle) et Prakāśātman (Xe siècle), accordèrent aux problèmes de la perception une attention bien plus importante. Ainsi, Padmapāda, dans son célèbre Commentaire au Brahma-sūtra-bhāṣya (BSBh) de Śaṅkara – la Pañcapādikā – soulevait déjà des questions de caractère épistémologique, et notamment celle du statut de la nescience ou avidyā. Un autre non-dualiste, Prakāśātman (Xe siècle), rédigea à son tour un Commentaire, appelé Vivaraṇa, à la Pañcapādikā. Le titre même de ce Commentaire servit plus tard à désigner une école non-dualiste en rivalité avec une autre école, connue, elle, sous l’appellation d’« école de la Bhāmatī », du nom d’un autre Commentaire du même Brahmasūtra-bhāṣya, celui dû à Vacāspatimiśra (Xe siècle). La VP représente, de facto, la première étude systématique de la perception, conduite dans la perspective de la non-dualité. Dans six de ses huit chapitres, la VP présente la conception advaitique des pramāna ou « moyens de connaissance droite », à savoir la perception (pratyakṣa), l’inférence (anumāna), la « comparaison assimilatrice » (upamāna), le témoignage des textes sacrés (āgama), la « supposition nécessaire » (arthāpatti), et la « non-perception » ou anupalabdhi. Ces chapitres enferment une polémique, d’un côté avec les écoles « réalistes » de la philosophie indienne – avant tout le Nyāya et le Vaiśeṣika – et, de l’autre, déploient une discussion, intérieure à l’Advaita, entre les écoles de la Bhāmatī et du Vivaraṇa (Dharmarāja lui-même appartenant à cette dernière). Les deux derniers chapitres exposent les fondements de l’Advaita, ses objets, ses tâches et ses buts. Le chapitre consacré à la perception est le plus étendu de la VP. On y trouve une définition de la perception, un relevé des propriétés permettant de ranger la perception parmi les moyens de connaissance droite, des critères de la perceptibilité (pratyakṣatva), comprise tant comme celle de l’objet et comme capacité inhérente au sujet connaissant, des mécanismes mêmes de la perception, de la distinction entre perception directe et indirecte. La perception y est encore envisagée à la fois du point de vue de l’âme individuelle (comprise comme « témoin oculaire ») et de celui de cet autre Témoin oculaire que représente le Seigneur (Īśvara). On y traite encore des illusions ou erreurs de perception, du rôle des organes des sens dans la perception et enfin du supra-sensible. L’originalité des conceptions de la VP consiste en ceci : dans toutes les autres écoles de la pensée indienne la perception qui est appréhendée
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sous une forme à la fois verbale et conceptuelle, se trouve rangée parmi les connaissances médiates (savikalpaka-jñāna), alors qu’ici elle est considérée comme une connaissance directe ou immédiate (nirvikalpakajñāna). Le philosophe bouddhiste Dignāga (480-540 AD), considéré comme l’initiateur du tournant épistémologique (epistemological turn) dans la philosophie indienne elle-même, définit le pratyakṣa comme « libre de conceptualisation » (kalpanā-apoddha), qui est étroitement liée à la verbalisation. Pour Dharmarāja, en revanche, la perception directe est une forme de la verbalisation. En termes de philosophie européenne, cela reviendrait à identifier la sensation à la perception, l’intuition pré-verbale au jugement perceptif4. Cette position, désignée traditionnellement par le terme technique de « perception issue de la parole » (śabda-janya-pratyakṣa), s’inscrit dans une certaine philosophie du langage qui se développe dans l’Advaita à partir de Śaṅkara lui-même, bien que, pour certaines questions, elle sorte des limites qu’avait en vue le fondateur de l’école. La teneur de la question posée par le maître pourrait se formuler ainsi : comment inscrire dans le langage ce qui, par principe, se situe au delà des limites de l’expérience et, par là-même, ne se laisse pas exprimer dans les catégories dichotomisantes et diversificatrices de cette expérience ? L’Advaita introduit en ces termes sa position apophatique : le brahman ne se laisse pas exprimer dans notre langage ordinaire, et ce que nous pouvons dire de plus exact le concernant, c’est la formule upanishadique bien connue : « Il n’est pas ainsi, pas ainsi » (neti, neti ; Bṛhadāraṇyaka-Upaniṣad II, 3, 6). Cela signifie-t-il que le langage ne saurait jouer aucun rôle dans la connaissance du brahman ? Sur la question du statut de la connaissance verbale, Bhartṛhari, l’auteur du Vākyapadīya (Ve-VIe siècles) présentait déjà une vue conforme, pour l’essentiel, aux positions de l’école du Vivaraṇa. D’après cette dernière, c’est de la Révélation (Śruti) – avant tout, des « Grandes Paroles » upanishadiques ou Mahāvākya – que l’on peut extraire une connaissance du brahman, et celle-ci s’avère de l’ordre de l’immédiat (aparokṣa). Selon l’Advaita, le langage se montre capable, d’un côté, de désigner directement certaines réalités (on parlerait aujourd’hui de sa fonction dénotative ou descriptive), et, de l’autre, tout en faisant référence à une chose unique, en désigner d’autres par implication. Le premier sens s’appelle 4 Pour une analyse de la théorie advaitiste de la perception du point de vue de l’épistémologie européenne, voir APPELBAUM, D., « A note on pratyakṣa in Advaita Vedānta » in Philosophy East and West vol. 32/2, 1982, pp. 201-205.
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« direct » (mukhya, śakya, vācya), le second « indirect » ou « sousentendu » (lakṣaṇā). En Vākyapadīya I, 95–96, l’implication est divisée en simple et double – l’implication de l’impliqué (lakṣita-lakṣaṇā). L’exemple de la première est la « colonie des bergers du Gange », où « Gange » signifie non pas la rivière mais la rive ; l’exemple de la seconde est la phrase « Ce jeune homme est un lion », où le jeune homme est associé aux qualités de férocité, etc. associées, à leur tour, à la signification directe du mot « lion »5. Du point de vue de l’Advaita, l’essentiel de ce qu’exprime une proposition, c’est avant tout l’intention du locuteur, la signification présente dans sa tête, et non un quelconque objet réel. Par exemple, quand quelqu’un nous demande à quoi ressemble la lune et que nous répondons « C’est le luminaire le plus brillant du ciel nocturne », nous cherchons avant tout à aider celui qui désire reconnaître la lune. Les propriétés de la lune mentionnées par nous ne sont pas importantes en elles-mêmes (nous ne décrivons pas la lune en tant qu’objet), mais seulement dans le contexte d’une certaine tâche, à savoir celle d’aider quelqu’un à reconnaître cet astre dans le ciel nocturne. En termes de linguistique contemporaine, on appelle souvent cela « la fonction évocative du langage ». Si nous nous tournons maintenant vers les Mahāvākya ou « Grandes Paroles » des Upanishads, toutes – selon Śaṅkara – n’ont qu’une signification, celle de faire signe vers le brahman et d’aiguiller la conscience de l’individu vers sa connaissance. Lorsque, dans les Upanishads, le brahman est caractérisé à l’aide d’attributs positifs tels que « réalité, connaissance, infinité » (satyaṃ jñānam anantam en Taittirīya-Upaniṣad 2, 1), formule à laquelle l’Advaita postérieur substituera la fameuse triade « réalité, conscience, félicité » (sat-cid-ānanda), aucun de ces termes n’est à comprendre littéralement, au sens où ils désigneraient des attributs réels du brahman – pour Śaṅkara, le brahman ne possède pas d’attributs : il est nirguṇa, « sans qualités » – mais comme faisant signe vers l’absence en lui des attributs opposés. Le prédicat « conscience » signifie que la nature du brahman exclut toute inconscience (acit) ; et le prédicat « infini » qu’elle exclut toute finitude (anta). Cela nous aide à comprendre au moyen même du langage ce qui ne s’exprime pas directement en lui. Des trois variétés de sens figuré – ou lakṣaṇā – reconnues dans la sémantique indienne : (1) jahat-lakṣaṇā : exclusif : le sens premier est 5 Pour plus de détails sur le problème de la signification, voir la section sur le pramāṇa des textes révélés (āgama) en Vākyapadīya I, 80-107.
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éliminé ; subsiste ce qui est lié à lui ; (2) ajahat-lakṣaṇā : non exclusif (on retient le sens premier avec ce qui est lié à lui) ; (3) jahat-ajahat-lakṣaṇā: exclusif et non exclusif (une partie du sens premier est conservée ; une partie est éliminée) ; c’est essentiellement sur la troisième que s’appuie l’Advaita. Exemples des deux premiers cas dans la VP : « Goûte au poison ! » (conseil adressé à une personne qui s’apprête à manger dans la maison de son ennemi – ici, le sens premier est à éliminer ; ne subsiste que le sens sous-entendu, à savoir qu’il ne convient pas de manger dans la maison d’un ennemi) ; et « une cruche blanche » où le mot « blanche » renvoie primairement à la couleur blanche et aussi, par implication, à ce qui s’avère être le porteur de cette couleur, en l’occurrence la cruche. Pour illustrer le troisième cas, examinons deux formulations analysées dans la VP. La première « Lui, c’est Devadatta » (so ‘yaṃ Devadattaḥ). En conformité avec la procédure d’exégèse textuelle, il convient de commencer par l’analyse du sens premier. Si l’on y découvre des contradictions on les élimine et on procède à l’analyse du sens figuré ou lakṣaṇā. Dans les deux types d’énonciation une partie du sens premier est éliminée (sont éliminées les caractéristiques mutuellement exclusives) et une partie subsiste (Devadatta, la conscience). Cela représente précisément le troisième cas, la jahat-ajahat-lakṣaṇā. La première chose que nous faisons, c’est de déterminer le sens direct. 1) Le mot « lui » dans la proposition « Lui, c’est Devadatta » renvoie à Devadatta en tant que spécifié par la notion de passé (ce Devadatta que nous avons rencontré dans le passé). 2) Ce (ayam) ; il s’agit de Devadatta en tant que spécifié à travers le moment présent (celui que nous apercevons à un moment donné). 3) Devadatta – un certain individu que nous apercevons devant nous au présent. En résultat de notre analyse du sens direct est apparue une contradiction : une seule et même entité (Devadatta) a été déterminée comme appartenant simultanément au passé et au présent. Pour éliminer cette contradiction, il est indispensable d’éliminer les spécifications mutuellement contradictoires, à savoir « spécifié à travers le passé » et « spécifié à travers le présent ». En même temps qu’elles, se trouve éliminée la caractéristique « spécifié » parce que là où sont éliminés les termes d’une relation, la relation elle-même de prédication ne peut plus subsister. Après élimination des éléments du sens premier, et particulièrement des traits distinctifs (viśeṣaṇa) ou spécifications, le spécifié (viśeṣya) disparaît aussi. Dans ces trois cas, après l’élimination des prédicats ne subsiste que « Devadatta », à savoir ce même sens commun aux trois mots ;
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La seconde énonciation mentionnée dans la VP est la formule de la Śruti « Tu es cela » (tat tvam asi ; Chāndogya-Upaniṣad, VI, 8, 7). Ici, le sens premier de « cela » est Īśvara, le Seigneur. Le sens premier de « tu » est le jīva ou âme individuelle. Se pose alors la question de savoir qui est Īśvara et qui est l’âme individuelle. D’après la tradition, Īśvara est « une conscience douée d’omniscience » (sarvajñātvavādi-caitanya), une conscience pure (viśuddha-caitanya), etc. ; quant au jīva, c’est une conscience spécifiée (viśiṣṭa-caitanya) par sa finitude, c’est-à-dire par la limitation de son savoir (alpajñātva). Dans la mesure où les caractéristiques d’omniscience et de finitude du savoir s’excluent mutuellement, elles s’éliminent en même temps que ce qu’elles caractérisent ; ne subsiste alors que la pure conscience (caitanya). C’est dire que tous les mots de l’énonciation sont identiques de par leur sens implicite, ne désignant tous que la conscience. Pour Śaṅkara, le langage (śabda) – précisément en vertu de sa capacité à faire prendre conscience (fût-ce sur un mode indirect) du brahman – est l’unique pramāṇa ou « instrument de connaissance droite » capable de s’appliquer à la réalité ultime. Les autres instruments de connaissance, tels que la perception sensible (pratyakṣa) ou la déduction logique (anumāna) ne sont pas commensurables au brahman car celui-ci ne se laisse pas appréhender par les organes des sens ordinaires6. Dharmarāja, suivant en cela Prakāśātman, s’avance en pensée plus loin que Śaṅkara en ce qu’il fait passer au tout premier plan la perception issue du témoignage verbal (śabda). Les auteurs de l’Advaita utilisent les règles exégétiques mentionnées aux fins d’expliquer comment le mode de conscience engendré par les propositions (du Veda) peut revêtir un caractère d’immédiateté : le sujet humain saisit moins le contenu des mot, assorti de leur relation mutuelle, que l’intention signifiante du locuteur – (dans le cas de la Śruti l’intention signifiante de toutes ses propositions est d’exprimer le brahman) – il appréhende le discours directement, intuitivement, en faisant l’économie de l’analyse logique et de la conceptualisation. Il va de soi que des erreurs sont également possibles dans cette voie, mais l’observation des règles de l’exégèse des textes sacrés est justement destinée à les éviter. 6 L’ouvrage de référence sur la philosophie du langage chez Śaṅkara est celui de SATCHIDANANDA, M.K., Revelation and Reason in Advaita Vedānta, Visakhapatnam, Andhra University, 1959. L’analyse des Grandes Paroles upanishadiques par Śaṅkara est initiée par SUTHREN HIRST, J.G., Śaṃkara’s Advaita Vedānta: a Way of Teaching, London, Routledge-Curzon, 2005. La philosophie du langage dans l’Advaita est exposée dans l’ouvrage de GRIMES, J., An Advaita Vedanta Perspective on Language (Studies in Indian tradition), New Delhi, Sri Sat Guru Publications, 1991.
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Autre exemple invoqué par Dharmarāja : celui de ces paysans qui, après avoir passé une rivière à gué, décident de se compter. Une situation paradoxale s’en suit en ce sens que tous ceux amenés à compter parviennent à un total de neuf hommes, alors qu’ils sont au nombre de dix. Les paysans sont tirés de cette impasse logique par l’arrivée inopinée d’un passant qui fait remarquer au dernier qui vient de compter qu’il est lui-même ce fameux dixième homme manquant. Nous sommes ici en présence d’un cas où la prise de conscience de soi en tant que « dixième homme » procède d’un discours extérieur. La perception auditive de certains mots déclenche une modification de l’organe interne – une vṛtti, qui elle-même engendre une connaissance possédant un caractère d’immédiateté. Ici, la compréhension ne dérive pas d’une saisie de la signification des mots pris un à un mais de la captation de l’intention signifiante du locuteur. À travers cet exemple, Dharmarāja montre que les cas où la perception immédiate procède d’un objet extérieur en contact cognitif (avec le sujet) sont loin d’être la règle. Il me semble que ces exemples advaitiques de perception immédiate directement issue de la parole renvoient à un type particulier d’expérience consciente qui, dans la philosophie indienne, prend le nom de re-connaissance (pratyabhijñā), et à un type d’énonciation défini comme « identification » (tadātmya). La re-connaissance présuppose : En premier : qu’en principe l’objet en question soit connu, tout en étant présentement méconnaissable sous l’effet de quelque facteur interne ou externe. Dans le domaine de la connaissance empirique, par exemple, nous avons déjà rencontré un certain Devadatta, mais, ces temps-ci, il a changé, par exemple en se laissant pousser la barbe, de sorte que nous ne le reconnaissons pas immédiatement. Dans le domaine de la connaissance du brahman : il nous est inné, en tant que substrat de notre propre conscience, mais nous demeure caché à cause de la nescience (avidyā). En second : une relation d’identité (tadātmya). Nous identifions un certain objet actuellement présent avec quelque chose qui nous est familier : cet homme que j’aperçois devant moi n’est autre que mon ami d’enfance, Devadatta. Joie des retrouvailles ! Quel plaisir de découvrir la solution de l’énigme : « Ce fameux dixième homme, c’est moi ! ». Mais rien ne peut se comparer à la reconnaissance de sa propre identité avec le brahman ; d’où : En troisième : dans les situations ordinaires de la vie, la reconnaissance est vécue comme soulagement et joie ; dans l’expérience sotériologique comme extase et félicité. Ce n’est pas un hasard si déjà
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dans la philosophie du linguiste indien Bhartṛhari (cf. supra) et ensuite, plus particulièrement, dans la doctrine du Shivaïsme cachemirien, dans l’acte de la re-connaissance, le « Je suis Śiva » (śivo’ham), la félicité marque l’expérience de la libération du saṃsāra. Pour Dharmarāja, ce qui distingue essentiellement la perception immédiate de la perception médiate (savikalpaka), c’est son caractère non-prédicatif. Si la perception inclut une spécification (viśeṣaṇa), un spécifié (viśeṣya) ainsi que leur relation mutuelle (saṃyoga, saṃsarga), alors – du point de vue non-dualiste – elle se donne comme médiate ou, plus précisément, spécifiante. C’est que le vikalpa est aussi, proprement, spécification, de sorte que sa-vikalpaka désigne « ce qui contient une spécification ». Appartiennent à ce type des formulations comme « je connais la cruche ». Dans ce cas, la connaissance de l’objet extérieur s’opère à travers la connaissance du rapport entre spécifiant et spécifié. Quant à la perception immédiate, elle s’opère à travers un mécanisme d’identification (tadātmya) constituant le fondement de la reconnaissance. Cela montre qu’en dépit de l’utilisation de mots différents il ne s’agit pas d’objets différents mais d’une seule et même réalité : la conscience individuelle (jīva) et le brahman sont une seule et même chose : « Tu es cela » (tat tvam asi), etc. La question surgit de savoir si toute perception est digne de confiance. Dans l’Advaita la connaissance (en général) s’identifie à la connaissance digne de confiance, mais la perception n’est digne de confiance que dans la mesure où elle ne se voit pas contredite par une autre démarche de connaissance. Par exemple, la « connaissance » d’un serpent dans une corde ne demeure fiable qu’aussi longtemps que nous ne réalisons pas que nous ne sommes pas en présence d’un serpent mais seulement d’une corde. C’est pourquoi l’unique critère de la certitude est l’absence de toute (autre) connaissance venant contredire celle-ci (abādhitva). En ce qui concerne la connaissance empirique, la certitude est un phénomène passager : n’importe quelle connaissance empirique, aussi longtemps qu’elle n’est pas contredite par une connaissance d’ordre supérieur et, en principe, irréfutable. Il est remarquable à cet égard que Jadhunath Sinha, auteur d’un traité bien connu sur la « Psychologie indienne », qualifie de « réalisme empirique » la position épistémologique de l’Advaita pour la distinguer du « réalisme ontologique » caractéristique du NyāyaVaiśeṣika7. 7
p. 11.
SINHA, J., Indian Psychology, vol. III : Epistemology of Perception, Delhi, 1985,
LA NON-DUALITÉ DANS LE YOGĀCĀRA ET LE RDZOGS-CHEN Philippe CORNU (Université Catholique de Louvain)
Prolégomènes. La non-dualité dans le bouddhisme La non-dualité, en sanskrit advayatā (tib. gnyis med), n’est pas certes pas propre au bouddhisme mais elle est importante à divers titres dans plusieurs de ses courants sans pour autant que l’on puisse dire que tout le bouddhisme est non-dualiste. Le terme lui-même peut se rapporter à l’indifférenciation de deux principes (asaṃbheda, dbyer med) que l’on croit distincts, par exemple à l’indifférenciation du saṃsāra et du nirvāṇa, à la non-dualité du sujet et de l’objet ou bien à la non-dualité de l’esprit et de ses perceptions phénoménales, par exemple. Mais en aucun cas dans le bouddhisme, il n’implique l’idée de la fusion de l’esprit ou de la série psychique individuelle dans un grand tout indifférencié, y compris dans la voie du rDzogs-chen que l’on peut qualifier de mystique non-dualiste. La non-dualité a des significations et des applications pratiques multiples et après avoir esquissé quelques aspects de l’inséparabilité de paires d’opposés dans la Voie médiane ou Madhyamaka, nous allons surtout nous intéresser à la non-dualité comme principe de l’idéalisme bouddhique ou Yogācāra (Mahāyāna indien) et comme principe essentiel de la voie du Dzogchen ou Grande Perfection dans le bouddhisme tibétain. 1. Saṃsāra et nirvāṇa: le cycle des existences douloureuses et l’audelà de la souffrance Dans le bouddhisme ancien tel qu’il se présente dans les quelques dix-huit différentes écoles indiennes primitives et plus actuellement dans le bouddhisme Theravāda du Sud-Est asiatique, on distingue nettement le saṃsāra du nirvāṇa comme une dualité fondamentale. Le premier,
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saṃsāra, littéralement « l’errance » ou selon le tibétain le cycle des existences (‘khor ba) désigne la condition des êtres doués d’esprit tant qu’ils sont conditionnés par l’ignorance, l’illusion qui en résulte et les actes intentionnels ou karma qu’ils produisent dans cet état d’ignorance. Le second, nirvāṇa, désigne l’inconditionné, l’état atteint lors de l’Éveil qui est non pas un anéantissement de l’existence mais l’extinction définitive (nirodha) de la souffrance et de ses causes. Dans le contexte du bouddhisme ancien, l’un exclut l’autre et cette dualité irréductible implique que l’arhat qui obtient la libération et l’Éveil (bodhi), peut certes de son vivant entrer en nirvāṇa tout en ayant encore un corps lié au karma et donc au saṃsāra, mais après son parinirvāṇa il quitte définitivement, sans retour possible, le domaine du saṃsāra pour entrer dans celui du nirvāṇa. En outre, le point de vue philosophique est fondamentalement réaliste : même si le monde phénoménal est revêtu ou investi par nos projections mentales, les vikalpa ou pensées discursives nées de l’ignorance qui recouvrent de désignations nominales la réalité brute phénoménale, celleci n’en est pas moins extérieure, objective, existant indépendamment du sujet qui l’observe. Cette dualité sujet-objet reste présente dans la plupart des écoles anciennes, excepté celle des Sautrāntika qui remet en doute le caractère direct ou immédiat de nos perceptions du monde et de ses objets, autrement dit qui considère que le monde ne se donne pas à voir directement à travers nos sens, mais que nous n’en percevons que des représentations mentales : le contact entre l’objet et la conscience que l’on en a est dit « indirect ».
2. La non-dualité dans le Mahāyāna Elle va prendre deux formes essentielles, celle de l’indifférenciation du saṃsāra et du nirvāṇa dans l’école philosophique Madhyamaka de Nāgārjuna, conséquence de la vacuité universelle et condition indispensable à la voie du bodhisattva préconisée dans le Mahāyāna, et le passage d’un point de vue semi-réaliste à un idéalisme radical dans l’école philosophique Yogācāra qui aboutit à l’indifférenciation sujet-objet, tout étant ramené à l’esprit. a. L’indifférenciation du saṃsāra et du nirvāṇa Dans les Mūlamadhyamakakārikā, « Les Stances fondamentales de la Voie médiane », au chapitre XXV, Nāgārjuna le fondateur du
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Madhyamaka (IIe s.) ou « Voie médiane » va réduire à l’absurde la distinction dualiste entre saṃsāra et nirvāṇa : Il commence par contrer l’objection des réalistes : Si tout cela était vide, Il n’y aurait ni émergence ni cessation. Alors, au terme de quelle élimination et de quelle cessation Y aurait-il, selon vous, passage au-delà de la souffrance ? – Si rien de tout cela n’était vide, Il n’y aurait ni émergence ni cessation. Alors, au terme de quelle élimination et de quelle cessation Y aurait-il, selon vous, passage au-delà de la souffrance ? Sans élimination ni acquisition, Sans annihilation ni pérénnité, Sans cessation ni naissance : Tel est ce qu’on appelle nirvāṇa.
Dans la vacuité, il n’y a pas de réelle émergence phénoménale ni de cessation des phénomènes conditionnés. Mais en l’absence de vacuité, tout serait figé sans possibilité de naissance et de cessation. Comment donc, dans les deux cas, envisager un nirvāṇa qui soit un passage au-delà de la condition douloureuse du saṃsāra ? Nāgārjuna montre par ce paradoxe que le nirvāṇa ne saurait être une réalité de l’ordre de la cessation ou de l’élimination, c’est-à-dire une réalité séparée, à part ou en dehors de la manifestation phénoménale. Il poursuit sa démontration pour conclure à l’identité essentielle du saṃsāra et du nirvāṇa. Autrement dit, les phénomènes ne sont en eux-mêmes ni saṃsāra ni nirvāṇa, mais des manifestations dépourvues d’existence en soi. La non-dualité ou l’identité du saṃsāra et du nirvāṇa n’implique aucune confusion entre les deux, mais montre qu’il ne faut pas chercher le nirvāṇa en dehors du saṃsāra ou le considérer comme une dimension à part, séparée du saṃsāra. C’est la notion de nirvāṇa naturel, exprimée ainsi dans le ch. XVIII des kārikā : « Non produite, non détruite, la nature des choses (saṃsāra) Est comme l’au-delà des peines (nirvāṇa). »
Et de proclamer au chapitre XXV, 19 : « Le cycle des existences (saṃsāra) ne se distingue en rien de l’au-delà des souffrances (nirvāṇa). L’au-delà des souffrances ne se distingue en rien du cycle des existences. »
Dès lors que l’accès au nirvāṇa repose sur la réalisation de la réalité ultime, la vacuité des phénomènes, et non sur leur abandon ou leur rejet,
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le nirvāṇa ne peut plus être conçu comme une cessation ou une extinction (nirodha) qui couperait l’accès au monde phénoménal. Les bodhisattvas et les bouddhas peuvent ainsi être « nirvanés » et continuer à agir dans le monde, à la manière du mercure qui ne prend pas la poussière ou d’un nageur qui plongerait dans l’océan sans être mouillé. Le nirvāṇa est désormais conçu comme l’état qui transcende la vision ignorante du monde ou saṃsāra sans impliquer l’abandon des êtres souffrants à leur triste sort une fois que l’on est entré en nirvāṇa. Ainsi, quand les textes mahāyānistes clament que les bodhisattvas renoncent au nirvāṇa pour le bien des êtres, on comprend qu’il s’agit pour eux d’abandonner la notion d’un nirvāṇa « statique » qui les installerait certes dans un au-delà de la souffrance définitif mais les couperait aussi définitivement de la possibilité de poursuivre leur œuvre de compassion à l’égard des êtres. La nouvelle vision du nirvāṇa, conçu comme résolument dynamique et propre à la nature véritable des phénomènes, « déverrouille » littéralement l’accès à la doctrine du Trikāya – même si elle n’est pas encore aboutie à ce stade précoce du Mahāyāna – et justifie pleinement l’activité compatissante des corps d’émanation des grands bodhisattvas et des bouddhas. Elle autorise pleinement la présence simultanée d’innombrables bouddhas dans les dix directions. Et plus important encore, elle permet de comprendre le grand changement de paradigme qui permet de mettre l’accent sur la voie des bodhisattvas et non plus sur celle des Auditeurs (śrāvaka). Il n’y a ainsi plus aucune restriction ni aucun frein au déploiement de la grande compassion (mahākaruṇā). Comme l’explique Paul Williams : Le Bouddha ne réside ni dans le saṃsāra, car il est un bouddha, ni dans le nirvāṇa au sens où il aurait abandonné les êtres sensibles souffrants. Il a, d’une certaine manière, un pied dans les deux camps, mais dans un autre sens, ni dans l’un ni dans l’autre. Il a transcendé toute dualité et tout attachement. Il ne s’attache ni au monde ni à sa transcendance.
En outre, point central du Madhyamaka, les deux réalités, la réalité superficielle ou relative (saṃvṛttisatya) où se manifestent les apparences phénoménales et la réalité absolue (pāramārthasatya), qui est la vacuité d’existence propre de tous ces phénomènes ne sont pas deux éléments de réalité duels irrémédiablement opposés et incompatibles comme on le supposerait en Occident en distinguant le relatif de l’absolu : les deux réalités sont opposées, l’apparence d’un phénomène n’étant pas sa
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vacuité ; inséparables, l’une comme l’autre étant comme les deux facettes d’un phénomène donné ; et d’une seule et même essence, la vacuité étant l’essence même des apparences. b. Le Yogācāra : la non-dualité dans un idéalisme radical Tout ce qui existe dans les trois mondes n’est autre que l’esprit seul. Sur la base de cette idée fictive, le Tathâgata enseigne que les douze facteurs de l’existence conditionnée se fondent sur l’Esprit seul. (Daśabhūmikasūtra, VI, IIIe s.) La conscience est le spectateur, le théâtre et la danseuse à la fois (Laṅkāvatārasūtra)
C’est en se fondant sur de tels sūtra du Mahāyāna que l’école Yogācāra a été fondée par Asaṅga et son demi-frère Vasubandhu au IVe siècle. En s’appuyant sur la constatation qu’un système de six types de consciences (cinq consciences des sens et une conscience mentale) intermittentes ne suffit pas à rendre compte de la mémoire, de la rémanence des forces conditionantes karmiques (saṃskāra) et des états limites de conscience (sommeil, syncope, états d’absorption méditative d’égalisation ou samāpatti), cette école a posé l’existence d’une conscience base universelle (ālayavijñāna) en chacun des êtres, conscience neutre réceptacle des traces mémorielles et karmiques (vāsanā) qui y forment les potentialités ou semences (bīja) de toutes les situations existentielles à venir pour la série psychique en question. En d’autres termes, tous les vécus antérieurs impactent cette conscience comme autant de virtualités véhiculées par elle et conditionnant les événements présents et à venir. En outre, une septième conscience, le mental passionné (kliṣṭamanas), exclusivement confuse et occupée à entretenir le sens d’un « moi » égocentrique imaginaire, fausse l’interprération des images-objets créées par les semences karmiques en suscitant des réactions passionnelles telles que l’aversion, la confusion ou le désir d’appropriation à l’origine de nouvelles traces karmiques à chaque fois qu’un objet est perçu « comme s’il était un objet extérieur à la conscience ». En d’autres termes, pour cette école, toute perception d’un sujet s’imaginant vivre dans un monde formé d’objets extérieurs et réels est le fruit de l’illusionnement de la conscience percevante. En réalité, comme dans un rêve où la conscience mentale joue avec des images mentales, mais où l’on s’imagine être sans nul doute un sujet interagissant avec des objets dans un espace-temps onirique, la perception de l’état de veille n’est que la production de l’esprit à l’esprit pour
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l’esprit. Nul monde réel extérieur n’est nécessaire pour que la série psychique s’imagine être un sujet entouré d’objets extérieurs. C’est une pure illusion produite par l’esprit conditionné et conditionnant qui s’autoillusionne ainsi et réagit à ses propres manifestations comme si elles lui étaient étrangères, produisant les germes de la suite de ses existences. Vasubandhu nous dit dans la Vingtaine : 1. Toutes choses sont seulement perception, Elles n’ont pas d’existence réelle, mais sont perçues en tant qu’objets, Comme l’illustre l’exemple des malades atteints d’ophtalmie qui voient des cheveux ou une lune là où il n’y a rien, Aucun objet n’a d’existence réelle. 2. [Objection] – Mais si la perception n’a pas d’objet extérieur, Il ne saurait y avoir de lieux et de moments déterminés, Il serait de même illogique que plusieurs esprits [perçoivent le même objet], Et nul objet n’assumerait sa fonction ! 3. [Réponse] – La détermination de l’espace [et du temps] Est établie comme elle l’est dans les rêves. Et la pluralité même des esprits [qui perçoivent] est semblable à celle des preta. Qui voient tous la rivière comme une rivière de pus. […]
Les objections soulevées sont celles des Réalistes qui posent l’existence d’un monde extérieur à la conscience qui le perçoit. La réponse de Vasubandhu peut sembler surprenante de prime abord, mais il faut la replacer dans son contexte historico-culturel bouddhique. Ses exemples sont 1. celui des illusions d’optique qui font voir quelque chose là où il n’y a rien d’extérieur ni d’objectif, 2. Celui du rêve auquel on a déjà fait allusion, 3. Celui d’êtres d’une certaine catégorie d’existence et qui, du fait de karma analogues, semblent partager la vision d’un monde commun sur lequel ils sont globalement d’accord, même s’ils divergent dans les détails. C’est l’exemple d’une « rivière » contemplée par divers êtres qui n’y voient une chose semblable que lorsqu’ils appartiennent à la même classe d’êtres. 6. Si l’on admet que tout cela surgit Et se transforme à cause du karma, Pourquoi ne pas admettre Qu’il s’agit [de transformations] de la conscience ?
En effet, le karma, l’énergie manifeste de l’acte intentionnel, étant purement de nature psychique, tout ce qui en émerge l’est également, donc selon cette thèse, simple perception sans plus (vijñaptimātra).
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Et dans la Trentaine : 1. Les métaphores du « soi » et des « phénomènes » Qui se prêtent à toute une variété d’usages Sont le fait des métamorphoses de la conscience ; Il y a trois types de métamorphoses : 2. La maturation, la « pensée fixée sur le moi » Et la perception des objets des sens. La première, « la conscience base universelle » Est la maturation pourvue de toutes les semences. […] 17. Cette transformation de la conscience Est une construction imaginaire, Quant à ce qui est discerné, cela n’existe pas, De sorte que toute chose est « simple perception sans plus ». 18. La conscience est l’ensemble des semences, Et sa transformation se produit de telle ou telle manière, Selon une influence réciproque Au gré de laquelle tel ou tel autre type de construction imaginaire peut se produire.
Ainsi, rien de ce qui est perçu n’est dû au hasard, mais pour autant, tout n’est pas déterminé d’avance étant donné la multiplicité infinie des semences, toutes étant causes possibles de situations phénoménales perceptibles par les consciences. De leurs combinaisons en coproduction conditionnée naissent les « objets » phénoménaux. 19. Les imprégnations résiduelles des actes, Accompagnées des imprégnations d’une double saisie, Lorsque la précédente maturation s’est épuisée, Causent l’émergence d’autres maturations [de semences].
La double saisie actée par l’esprit est celle, réflexive, du « soi » individuel comme sujet et celle, projective, de l’image-objet dit « extérieur ». A cause de cette saisie, l’esprit « objective » la réalité, lui donne une consistance effective et y réagit par des intentions productrices de karma sous forme de semences qui mûriront ultérieurement. 20. Mais quel que soit le genre de chose imaginée Par une construction imaginaire quelconque, Tout cela est de nature purement imaginaire, Dépourvu d’essence et donc inexistant. 21. La nature dépendante, par ailleurs, Est une construction imaginaire qui surgit des conditions, Et la nature parfaitement établie est la précédente À jamais débarrassée de la première.
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22. De sorte que l’on dit Qu’elle n’est ni complètement différente ni identique à la nature dépendante, À l’instar de l’impermanence, par exemple, Car lorsqu’elle n’est pas perçue, l’autre ne l’est pas davantage.
Ce sont là les trois natures (trisvābhava) ou les trois modes sous lesquels un même objet peut être considéré. Soit une corde bariolée abandonnée sur le sol dans la pénombre : y voir un serpent, telle est la nature purement imaginaire du phénomène. Il n’y a là qu’une corde faite de torions de différentes couleurs laissée dans l’obscurité, conditions réunies qui font paraître cet objet sous forme d’une corde bariolée à la conscience. C’est la nature dépendante, constitué par une coproduction conditionnée. Voir qu’il ne s’agit que de cela, sans y surimposer l’idée fictive d’un serpent, mais aussi sans non plus croire en la réalité objective de la corde en dehors de l’esprit qui la perçoit, c’est la nature parfaitement établie du phénomène. 23. C’est dans l’idée des trois sortes d’absence d’essence Au sein des trois sortes de nature Que l’on a enseigné l’absence d’essence Dans tous les phénomènes. 24. La première nature l’est de par son caractère même, La [deuxième] l’est du fait qu’elle est dépendante Et ne naît pas d’elle-même, La dernière est l’absence d’essence même.
L’absence d’essence de la nature imaginaire est évidente. Celle de la nature dépendante implique que l’on comprenne que l’objet perçu n’a pas d’existence propre, n’étant que le produit momentané de conditions convergentes nées dans l’esprit du percevant. Le réaliser, c’est l’absence d’essence de sa nature ultime, la tathatā ou ainsité, la non-dualité du sujet et de l’objet au sein de la conscience qui les a produits tous deux. 25. C’est la réalité ultime des phénomènes, Aussi est-elle l’ainsité. Il en est ainsi de tout temps, Car elle est elle-même « simple perception sans plus ». 26. Mais tant que la conscience ne s’établit pas Dans la « simple perception sans plus », Les propensions habituelles à la saisie dualiste Ne seront pas renversées. 27. Même si l’on pense « Tout n’est que simple perception sans plus », Tant que l’on considère comme un objet Une quelconque chose placée devant soi, On n’y est pas.
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La compréhension intellectuelle n’est pas la réalisation effective de la tathatā, ce qui se vérifie dans l’expérience directe : même si l’on a compris de quoi il s’agissait, la mesure de son intégration réelle est la manière dont on réagit au quotidien à cette illusion de réalité. Tant que s’élèvent encore désir, aversion ou confusion à l’égard de l’objet, rien n’est véritablement accompli ni effectif au sens de la libération dans la non-dualité. D’où l’importance de l’entraînement de l’esprit dans le bouddhisme, et notamment de la pratique méditative (bhāvanā) qui seule permet d’actualiser cette réalisation. 28. Lorsque la conscience n’appréhende plus Aucun objet référent, Elle s’établit dans la « simple perception sans plus », Car en l’absence d’un objet appréhendé, il n’y a plus de saisie qui tienne.
Tel est le but de l’atteinte de cet état non-duel : dans la non dualité, ni la colère ni le désir n’ont plus d’objet à saisir et se dissolvent sur le champ, au sein de l’espace de la réalité ultime, perdant tout pouvoir aliénant. La sagesse, alors, se fait jour, résultant de la transformation des différentes consciences dualistes. 29. Impensable, sans référence, Telle est la sagesse supramondaine, C’est le renversement du support, L’élimination des deux sortes de résistances.
Le renversement du support (āśrayaparāvṛtti), c’est avant tout l’ālayavijñāna qui est devenu sagesse semblable-au-miroir, mais aussi le mental passionné qui est transformé en sagesse de l’égalité, le mental devenu sagesse discernante et les cinq consciences des sens devenues sagesse tout-accomplissante. 30. Telle est alors la dimension sans souillures, Inconcevable, favorable et constante, Félicité et Corps de complète libération, Lequel, chez les Grands Sages, est appelé Corps absolu.
C’est l’atteinte du Plein Éveil d’un bouddha qui est ici signifié par le terme Corps absolu ou dharmakāya. 3. La non-dualité dans le rDzogs-chen a. Préambule rDzogs chen signifie en tibétain Grande (chen po) Perfection (rdzogs pa), sachant qu’ici la perfection n’est pas l’achèvement ou le parachèvement
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de quelque chose ni sa perfection finale, mais bien sa perfection de toujours. Ce terme désigne avant toute autre chose l’état de perfection originelle de toutes choses, c’est-à-dire la nature ultime de l’esprit et des phénomènes perçus. Ce n’est pas une doctrine ni un système philosophique ni une école, mais s’il en revêt parfois l’aspect, c’est en tant que Vue émanant de l’expérience méditative directe et en tant que véhicule ultime que l’on place au sommet du Vajrayāna. L’enseignement du rDzogs chen n’est pas d’ordre tantrique, il propose une voie qui est un accès direct à la réalité telle quelle et non une voie de transformation des phénomènes impurs en phénomènes purs. On l’appelle aussi Atiyoga ou Mahāsandhi dès ses premiers textes qui apparaissent au Tibet au VIIIe siècle, mais à part le fait que ses textesracines ou tantra (tib. rgyud, qui ne sont pas tantriques bien qu’intitulés ainsi) portent des titres sanskrit et sont présentés comme des traductions exécutées par Pagor Vairocana, aucun texte original sanskrit du rDzogs chen n’a été retrouvé. La question des origines du rDzogs chen reste ouverte, car cet enseignement est transmis par deux écoles tibétaines, l’école bouddhiste rNying ma pa ou des « Anciens » et celle du g.Yung drung bon ou école Bon po, laquelle ne se rattache pas au Bouddha historique indien (qui n’est d’ailleurs pas directement à l’origine du rDzogs chen des rNying ma pa non plus) mais remonte à un Éveillé d’Asie Centrale (du sTag gzig, pays qui jouxtait le monde iranien). Dans les deux traditions, le rDzogs chen montre une identité très remarquable, sans que l’on puisse savoir s’il provient d’une source unique ou de deux sources parallèles et semblables. Sa ressemblance avec le Chan chinois est troublante mais trompeuse, car le Chan est un courant mahāyāniste tandis que le rDzogs chen comporte des pratiques contemplatives de la luminosité (prabhasvara, ‘od gsal) inconnues du Chan. Le rDzogs chen utilise volontiers un vocabulaire et des concepts provenant du bouddhisme indien comme ceux du Yogācāra et la notion de tathāgatagarbha ou « Nature Éveillée » présente chez tous les êtres animés sans exception. Mais il les utilise dans un sens bien particulier qui subsume ou dépasse leur sens bouddhique premier. Le rDzogs chen désigne donc : 1°. L’état de l’Éveil, l’Esprit d’éveil pur et parfait (byang chub sems), c’est-à-dire la dimension inconditionnée de l’esprit, à la fois primordialement pure (ka dag) et spontanément accomplie (lhun grub), à laquelle on ne peut rien retrancher ni rien ajouter. Cette dimension spirituelle
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primordiale, présente en chacun, est la sphère unique (thig le nyag gcig) qui comprend et inclut toutes choses, la Base (gZhi) prodigieuse où toutes choses perçues se déploient sans briser cette unicité ni jamais en sortir vraiment. Cet état primordial dont parle le rDzogs chen est la nature ultime de notre esprit (sems nyid), l’état naturel (gdod ma’i gnas lugs), la Présence ou connaissance éveillée non duelle (rig pa), ce que le Vajrayāna tantrique désigne de son côté sous le terme d’Esprit de claire lumière (prabhasvaracitta, ‘od gsal gyi sems) ou encore ce que le Mahāyāna appelle « Nature de bouddha » ou plus précisément « Essence de tathāgata », tathāgatagarbha (de gshegs snying po). 2°. En tant que véhicule « sans effort ni artifices », il est la voie qui mène de notre état actuel d’ignorance ou de cécité, état où l’esprit illusionné ne discerne que des éléments phénoménaux fragmentaires au sein d’une dualité sujet-objet, avec l’idée d’un soi intérieur au sein d’un univers extérieur, jusqu’à l’actualisation effective de cet état de perfection primordiale qui a toujours été présent en nous et dans toutes choses, bien qu’ignoré. Cette voie consiste d’abord à découvrir et reconnaître en soi la nature ultime de l’esprit (c’est la Vue, lta ba), puis à se familiariser avec en stabilisant l’accès à cet état (c’est la méditation, sgom pa) et enfin à intégrer tous les éléments de notre existence à cet état (c’est la conduite ou action, spyod pa). Pourquoi donc une voie est-elle nécessaire pour atteindre un Fruit qui est déjà présent depuis toujours en tant que Base ? Parce que ce Fruit déjà présent n’est pas manifeste, étant obscurci par les voiles du karma, des habitudes, des conditionnements, brefs les voiles de l’ignorance et des passions. Il s’agit donc de percer au travers des voiles psychiques pour accéder à l’esprit inconditionné et atemporel à la source de toutes choses. Comment ? Il nous faut comprendre les rapports entre la nature ultime de l’esprit, la Base primordiale (ye gzhi) et le monde phénoménal perçu par l’esprit illusionné. Ho ! Le monde phénoménal et la totalité du saṃsāra et du nirvāṇa Sont les illusions magiques de la récognition et de la non-récognition D’une Base unique où sont deux voies qui mènent à deux résultats. (Kun bzang smon lam stobs po che, La prière de vœux de Samantabhadra)
b. La nature originelle ou Base primordiale L’état naturel ou nature de l’esprit est décrit comme la Base primordiale ou la source originelle d’où tout surgit. On l’appelle aussi « Le Souverain
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qui crée toutes choses » (kun byed rgyal po). Bien qu’il soit en lui-même unitaire et unicité de toutes choses, on le décrit sous trois modalités : Son essence (ngo bo) est vide (stong pa), c’est-à-dire une dimension ouverte sans aucune prédétermination telle que bien ou mal, haut ou bas, grandeur ou petitesse, etc. Sa vacuité est la pureté primordiale (ka dag) au sens où rien n’y existe vraiment. Mais son expression naturelle (rang bzhin) est clarté (gsal ba), c’està-dire une pure intelligence qui est tout à la fois la pure potentialité de toutes choses. C’est la perfection spontanée (lhun grub) de la Base, sa luminosité à l’état pur, la sagesse primordiale qui est en fait une information première (au sens d’une connaissance qui donne forme). Cette clarté naturelle, cette connaissance informative, s’exprime enfin comme un dynamisme en déploiement, une énergie qualifiée de compassion (thugs rje) intarissable ou imblocable (‘gags med). Elle jaillit sous forme de sons, puis de lumières et enfin de rayons lumineux d’où procèdent toutes les manifestations phénoménales de l’univers perçues par chacun des êtres. Nous sommes donc dans une dynamique de procession atemporelle : de la vacuité jaillit la clarté qui donne forme aux phénomènes, le tout dans l’unicité la plus parfaite. Cette prière (gZhi lam ‘bras bu smon lam) exprime bien ce que nous venons d’exposer brièvement : L’état naturel originel a une nature dénuée d’élaborations. Il n’est pas existant car même les Vainqueurs ne l’ont pas vu. Il n’est pas inexistant car il est la base du saṃsāra et du nirvāṇa. Ce n’est pas contradictoire car il est au-delà de l’exprimable : Puissé-je réaliser le mode naturel de la base de la Grande Perfection ! Comme son essence est vide, il est libre de l’extrême de la permanence, Et comme sa nature est lumineuse, il est affranchi de l’extrême nihiliste. Sa compassion étant incessante, il est la base d’émanation des phénomènes variés, Et si l’on distingue ces trois aspects, ils sont en vérité indifférenciés dans leur essence. Puissé-je réaliser le mode naturel de la base de la Grande Perfection !
c. Le dévoiement dû à l’ignorance Pourquoi donc ne le percevons-nous pas ainsi ? À cause de l’ignorance innée qui accompagne ce mouvement de la clarté et nous aveugle : l’oubli de sa source fait que le déploiement des apparences est interprété comme extérieur à l’esprit qui le perçoit : la scission sujet-objet s’opère dans cet état d’amnésie, et il en résulte le sentiment du « soi » séparé de l’autre, de l’extérieur. La luminosité quinticolore originelle s’en trouve
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opacifiée et devient les cinq éléments grossiers à l’extérieur (les objets des sens) et les cinq éléments subtils à l’intérieur (constituant le corps). Cette dualité face à des objets provoque les réactions de la confusion (moha, gti mug), de l’aversion-agression (dveṣa, khro ba) et du désir possessif (rāga, ‘dod chags), les trois poisons de l’esprit qui se diversifient en passions, devenant des intentions karmiques laissant les premières empreintes dans la conscience dualiste en formation : l’ālayavijñāna se constitue, accompagné du mental passionné égocentrique, du mental et des cinq consciences des sens, et cet esprit dualiste s’active en revêtant l’énergie issue de la Base d’une fausse réalité, créant le saṃsāra comme on l’a vu plus haut dans le Yogācāra. Plus rien de la source n’est connu, si ce n’est sa propre manifestation non-reconnue comme telle, devenue comme indépendante, dualiste, fragmentée dans le multiple, parce que faussée par l’illusionnement et concrétisée par les forces opérantes du karma (saṃskāra). C’est ce qu’expose ce texte fondamental du Zhang zhung snyan rgyud (Phyi lta ba spyi gcod kyi man ngag le’u bcu gnyis) sur le mode mythique : Hommage à Kuntu Zangpo, la grande Intention de la Vue qui tout embrasse ! Voici l’enseignement qui en délivre le sens : Bien avant que saṃsāra et nirvāṇa se soient distingués, Il n’existait même pas les désignations nominales de « bouddhas » et d’« êtres animés ». Le roi de la Présence connaissante était cette Base source de toutes choses, Qui embrasse tout et n’est sujette à aucune limitation. Or, selon que l’on comprend ou non le sens de la Base, Elle se présente comme la Base d’où proviennent soit les bouddhas soit les êtres animés. Ses manifestations sont lumineuses et insubstantielles, pareilles au lever du soleil dans le ciel, Et l’essence de l’esprit n’a d’aucune manière une existence concrète. Son mode d’émergence est intarissable, se manifestant brillamment partout, À l’exemple du disque solaire dont les rayons lumineux luisent sans partialité. Les rayons lumineux sont à la grande luminosité de la Présence intrinsèque Ce que les rayons solaires sont au disque du soleil. Ses manifestations sont claires et cependant, ni l’attention ni les pensées discursives subtiles N’opèrent de saisie conceptuelle à leur égard en tant qu’objet et sujet, À l’instar de l’arc-en-ciel qui apparaît dans l’atmosphère, Brillant de toutes ses couleurs et cependant insaisissable. Les désignations de saṃsāra et de nirvāṇa n’ont pas d’existence réelle, Et c’est du fait de la différence entre le réaliser et ne pas le réaliser Que la Base se présente comme la source du nirvāṇa ou du saṃsāra. Source de toutes choses, elle est impartiale à leur égard ;
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Ainsi, elle ne produit pas les quatre éléments, Lesquels ne se développent pas du fait de causes primaires et ne sont pas détruits par les conditions secondaires. Leur essence est primordialement pure et leur mode d’émergence spontanément accompli. Les bouddhas pleinement accomplis n’en sont pas les auteurs Et les désignations de paroles et d’écritures sont hors de propos. Les êtres animés ne trouvent pas le moyen de les corrompre. Si elle est à l’origine de tout, la Base est cependant neutre Comme l’est l’espace, l’océan ou la terre. Lorsqu’elle devient la Base à l’origine de toutes choses, On lui attache le nom de Base universelle, Mais elle n’existe pas réellement sous cette désignation, étant en elle-même indifférente. Ainsi, la Base universelle statique surgit bien, Mais entre le fait de la comprendre ou de ne pas la comprendre, il y a une très grande différence. Lors du lever de la lumière du soleil dans le ciel, Les ténèbres se dissipent naturellement. Ainsi, lorsque l’on rencontre les circonstances favorisant la réalisation, Bouddhas, Corps divins et champs purs Émergent dans la grande spontanéité sans qu’on les recherche. [Au contraire] les êtres animés qui ne l’ont pas réalisée Sont comme une lampe qui s’éteint dans une maison obscure : Du fait qu’ils ont rencontré les circonstances de la non-réalisation, Ils voient se lever les apparences trompeuses et font l’épreuve de la souffrance. Ainsi surgissent les désignations nominales de saṃsāra et de nirvāṇa. Tel est le premier chapitre, qui expose la Base générale du saṃsāra et du nirvāṇa.
d. La voie de la liberté naturelle Pour inverser ce processus d’aliénation, le rDzogs chen préconise une voie qui commence là où les autres véhicules bouddhiques parviennent : Avant toute autre chose, il s’agit d’accéder à la Vue (lta ba), c’està-dire à la Nature de l’esprit. Pour cela, le maître se place dans cet état naturel et procède à une transmission dans laquelle le disciple est présenté directement à sa propre nature : c’est la présentation directe au visage nu de la Présence éveillée (ngo rang thog tu sprad pa). Le disciple doit alors en faire l’expérience directe et reconnaître (ngo shes pa) cet état qui est sien. Sinon, il faut recommencer plus tard. Donc : Être présenté directement au visage de la Présence en soi-même
Une fois la Vue reconnue, il convient de la stabiliser : c’est cela la Méditation (sgom pa) qui est ici s’habituer (goms pa) à revenir dans cet état non-duel et à y demeurer. C’est ce processus qui exige du temps,
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car les tendances, les conditionnements et les cogitations distrayantes s’y opposent et il faut dissiper les doutes concernant cet état. Peu à peu, en revenant avec attention dans cet état, sans rien modifier (ma bcos pa), pensées, passions et perceptions s’y libèrent naturellement, sans laisser de trace, comme un dessin tracé sur l’eau. Cette pratique est appelée khregs chod, « dénouer les tensions de l’esprit ». Ainsi : Décision complète et directe dans la certitude [ou “ne pas rester dans le doute”].
Enfin, quand la stabilisation est suffisante, la Conduite (spyod pa) consiste à intégrer tous les actes de la vie quotidienne à cet état naturel, en plaçant toute sa confiance dans l’auto-libération (rang grol) de tout ce qui s’y manifeste. Tout est emporté sur la voie, si bien que le Fruit devient pleinement manifeste. Ce troisième point crucial est donc : S’établir directement dans la confiance de la libération.
e. La réintégration finale par la voie de la luminosité Quand un rDzogs chen pa parvient se stabiliser dans l’état naturel, celuici, qui est la Base primordiale, va s’exprimer immanquablement et spontanément sous la forme de visions lumineuses. Car c’est sa nature de sagesse lumineuse qui va alors se révéler et se déployer. Si le pratiquant est capable de contempler ces visions sans qu’elles l’entraînent dans la distraction, c’est-à-dire s’il les contemple dans la non-dualité, sans s’en saisir conceptuellement ni les considérer comme extérieures, elles vont se développer en trois étapes : vision manifeste de la réalité, accroissement des visions, paroxysme visionnaire de la Présence, puis se résorber entièrement dans la quatrième vision, l’épuisement des phénomènes dans la réalité ultime. Que se passe-t-il alors ? Au cours de ces quatre étapes visionnaires pures, toutes les visions karmiques impures qui constituent nos perceptions habituelles de l’univers et de nous-mêmes vont progressivement s’y dissoudre, en rejoignant leur véritable nature qui est lumineuse et non matérielle. Klong chen Rab ‘byams (1308-1363) fait allusion à ce processus en termes métaphoriques dans la Liberté naturelle de l’esprit (Sems nyid rang grol) : Plus lumineuse est la lune, plus faible est l’ombre ; Plus petite est son ombre, plus la lune semble croître. De même, méditation et réalisation se développent quand s’évanouit la croyance dualiste, Et réciproquement, quand croît la réalisation, les affects négatifs diminuent.
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Finalement, dans la Vision de l’Epuisement des Phénomènes dans la Réalité Absolue, toutes les manifestations lumineuses, tous les concepts et la matérialité s’éteignent dans la Sphère Unique de la Réalité Absolue. C’est la réintégration au sein du Plein Eveil, dans un Corps de lumière, le corps d’arc-en-ciel (‘ja’ lus), ce qui se traduit par la disparition du corps matériel du yogi au moment de sa mort, excepté parfois les résidus que sont les cheveux et les ongles. Rares sont ceux qui parviennent au bout de cette dernière vision. Pour conclure, je lirai ce très court Sextain de diamant, encore appelé « Le Coucou (le Printemps) de l’Éveil », Rig pa’i khu byug, l’un des premiers textes du rDzogs chen retrouvés à Dunhuang : La variété des phénomènes est non-duelle, Et dans leur multiplicité même, les phénomènes individuels sont dénués d’élaborations conceptuelles. N’allez donc pas penser «c’est ceci ou cela» ; Les apparences, dans leur totalité, sont toutes ultimement bonnes. Abandonnez l’attitude maladive qui s’efforce de saisir Et demeurez dans la spontanéité, laissant toutes choses dans leur état naturel. Bibliographie sommaire : La Somme du grand Véhicule d’Asanga (Mahāyānasaṃgraha), trad. et commentaire Étienne Lamotte, Louvain-la-Neuve, Institut Orientaliste, 1973. Vasubandhu, Cinq traités sur l’esprit seulement, traduction et commentaires de Philippe Cornu, Paris, Fayard « Trésors du bouddhisme », 2008. Soûtra du Dévoilement du sens profond, trad. et commentaire de Philippe Cornu, Paris, Fayard, « Trésors du bouddhisme », 2005. Longchenpa, La Liberté naturelle de l’esprit, trad. et commentaire de Philippe Cornu, Paris, Seuil, « Points sagesse », 1994. Le miroir du cœur, Tantra du Dzogchen, trad. et commentaire de Philippe Cornu, Paris, Seuil, « Points sagesse », 1995. Chögyal Namkhai Norbu & Adirano Clemente, The Supreme Source, The Fondamental Tantra of the Dzogchen Semde Kunjed Gyalpo, Ithaca, NY, Snow Lion Publications, 1999. Padmasambhava, Le Livre des morts tibétain, trad. et commentaire de Philippe Cornu, Paris, Buchet-Chastel, 2009. Zhang Zhung Nyengyü, I. Le cycle externe, traduction de Philippe Cornu, Paris, Rangdröl, 2013. The Marvelous Primordial State, The Mejung Tantra, A Fundamental Scripture of Dzogchen Semde, trad. E. Guarisco, A. Clemente, Jim Valby, Arcidosso, Shang Shung Publications, 2013. Tiso, V. Francis, Rainbow Body and Resurrection, Spiritual Attainment, the Dissolution of the Material Body, and the Case of Khenpo A Chö, NY, North Atlantic Books, 2016.
NON-DUALITY IN CHAN, TANTRA AND RDZOGS-CHEN: AN ESSAY IN THE TRANSVERSAL ENQUIRY OF METAPHYSICAL PARADIGMS Dylan ESLER (Université Catholique de Louvain)
« Without Contraries is no progression. Attraction and Repulsion, Reason and Energy, Love and Hate, are necessary to Human existence. » 1 William BLAKE « The existence of a duality at once raises a question in our minds, and we seek its solution in the One. When at last we find a relation between these two, and thereby see them as one in essence, we feel that we have come to the truth. » 2 Rabindranath TAGORE
1. Introduction The theme of non-duality lends itself particularly well to a transversal enquiry of metaphysical paradigms. The paradigms we will be examining in the present article are those of Chan, Mahāyoga Tantra and rDzogschen Atiyoga, all three being distinct articulations of Buddhist doctrine and praxis. It seems worth emphasizing here that the Buddhist solutions to the problem of duality, much as they differ among themselves, are alike in refraining from posing a static end-state as the answer; non-duality (gnyis-su med-pa; Skt. advaya) is a dynamic principle3 and, as such, should not be confused with monism.4 The textual basis for our enquiry is the 1 BLAKE, W., The Marriage of Heaven and Hell, Oxford, Oxford University Press, 1975, pl. 3. 2 TAGORE, R., Sādhanā: The Realization of Life, New Delhi, Rupa & Co., 2005, p. 81. 3 GUENTHER, H.V., From Reductionism to Creativity: rDzogs chen and the New Sciences of Mind, Boston, Shambhala, 1989, p. 281, n. 29. 4 LAMOTTE, E., L’Enseignement de Vimalakīrti (Vimalakīrtinirdeśa), Louvain-la-Neuve, Institut Orientaliste, 1987, p. 301, n. 1.
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bSam-gtan mig-sgron by gNubs-chen Sangs-rgyas ye-shes, a 10th century Tibetan work on Buddhist contemplation.5 This text hierarchically expounds four systems of Buddhist meditation, three of which are those dealt with in the present article.6 At the outset, it should be mentioned that our enquiry is limited by the fact that we are basing ourselves on a single text. Hence, we should be weary of extrapolating too general statements regarding these metaphysical paradigms as a whole. Nonetheless, this same fact might be said to give a sharper focus to our enquiry, especially since the present text, which draws on a great variety of Buddhist works, is an important source for the understanding of the early period of Tibetan Buddhism. Moreover, as a highly articulate doxography which seeks to highlight the points of divergence between the various meditative approaches of its author’s time, the bSam-gtan mig-sgron lends itself rather conveniently to an investigation such as that pursued here.7 This is not the place to engage in a fully fledged discussion of the term ‘metaphysical’ used in the title of this essay. Suffice it to say here that we call ‘metaphysical’ a paradigm which is not based, primarily and a priori, on discursive thinking, but which may nonetheless utilize discursive thinking as a secondary and a posteriori, not to say accidental, mode of expression. While a metaphysical paradigm is based on the principle of direct, supra-rational intellection or assimilation of the way things are (Skt. tathatā),8 this in no wise excludes that such assimilation 5
On its date of composition and the lifetime of its author, see ESLER, D., « On the Life of gNubs-chen Sangs-rgyas ye-shes », in Revue d’études tibétaines, no. 29, April 2014, pp. 5-27. 6 The first system expounded in the bSam-gtan mig-sgron (and the lowest in its doxographical scale) is the gradual approach of the Mahāyāna sūtras, with which we will not be dealing in the present context but which we have discussed elsewhere: ESLER, D., « Méditation graduelle au Tibet ancient », in Les cahiers bouddhiques, no. 8, January 2015, pp. 97-121. 7 Another possible point of comparison, which can equally serve the purpose of such a transversal enquiry and which is indeed explicitly discussed in the bSam-gtan mig-sgron, is the theme of non-conceptuality (rnam-par mi-rtog-pa; Skt. nirvikalpa or avikalpa); see MEINERT, C., « Structural Analysis of the bSam gtan mig sgron: A Comparison of the Fourfold Correct Practice in the Āryāvikalpapraveśanāmadhāraṇī and the Contents of the Four Main Chapters of the bSam gtan mig sgron », in Journal of the International Association of Buddhist Studies, vol. 26:1, 2003, pp. 175-195, esp. pp. 184-189; and DALTON, J. and VAN SCHAIK, S., « Lighting the Lamp: An Examination of the Structure of the Bsam gtan mig sgron », in Acta Orientalia, vol. 64, 2003, pp. 153-175, esp. pp. 156-160. 8 There is thus a coincidence between the real and the true, truth being understood in the Indian sense of “that which has affinity to being.” See KAPSTEIN, M. T., Reason’s Traces: Identity and Interpretation in Indian and Tibetan Buddhist Thought, New Delhi, Oxford University Press, 2003, p. 219.
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be facilitated and framed by the surrounding religious and cultural milieu.9 Each of the metaphysical paradigms presents itself as a coherent whole, that is, as a viable and self-sufficient path towards various levels of Buddhist enlightenment.10 When they are juxtaposed in the context of a doxographical project, certain fissures inevitably begin to appear. These are not necessarily due to inherent imperfections in the ‘lower’ paradigms themselves, but are rather due to the varying points of comparison employed by the doxographer, points of comparison which may be chosen somewhat arbitrarily and which may occupy a position of unequal rank according to the paradigm being considered.11 There is thus by necessity a certain act of violence intrinsic to the doxographical project. 2. Non-duality in Chan In the case of Chan, non-duality is a recurring theme that is, however, of liminal import in the system’s self-articulation. This means that while it is certainly discernible in the sayings reported from Chan masters and in the scriptures that define this school, non-duality does not occupy a central place in Chan’s metaphysical paradigm. More central notions for Chan’s self-understanding are those of unborn emptiness (Skt. śūnyatā), of non-searching, and of non-conceptuality (Skt. nirvikalpa). Non-duality might be said to rather belong to those peripheral themes that help to frame these central notions of Chan discourse. 9 For this definition of metaphysics, see ESLER, D., « Traces of Abhidharma in the bSam-gtan mig-sgron (Tibet, Tenth Century) », in DESSEIN, B. and WEIJEN, T. (eds.), Text, History, and Philosophy: Abhidharma across Buddhist Scholastic Traditions, Leiden, Brill, 2016, pp. 314-349, esp. pp. 316-318; NASR, S.H., Knowledge and the Sacred, Albany, State University of New York Press, 1989, pp. 132f, p. 136, p. 148. On the relationship between hermeneutics, metaphysics and intellectual intuition, see BORELLA, J., Histoire et Théorie du Symbole, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2004, p. 230, p. 232. 10 On the question of varying degrees of Buddhist enlightenment and of different paths leading to different goals, see ESLER, D., « The Fruition in a Comparative Perspective », in Journal of the International Association of Buddhist Studies, vol. 40, 2017, pp. 159-188. 11 Whether, therefore, gNubs-chen’s depiction of Chan, for instance, is accurate or not, or whether his criticism thereof is justified or not, is an entirely different question that will not concern us here. For a discussion of this issue, cf. MEINERT, C., Chinesische Chanund tibetische rDzogs chen-Lehre: eine komparatistische Untersuchung im Lichte des philosophischen Heilskonzeptes ‚Nicht-Vorstellen‘ anhand der Dunhuang-Dokumente des chinesischen Chan-Meister Wolun und des Werkes bSam gtan mig sgron des tibetischen Gelehrten gNubs chen sangs rgyas ye shes, PhD thesis, Bonn, Rheinische Friedrich-Wilhelms Universität, 2004, pp. 299-301.
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When non-duality is encountered, it is especially of the epistemic variety and concerns the non-duality of the two truths, viz. relative truth (Skt. saṃvṛtisatya) and absolute truth (Skt. paramārthasatya).12 The apparent duality of and tension between the two truths is resolved in non-duality by annulling relative truth as illusory and absorbing it into absolute truth,13 or else by considering the two truths to be empty and hence non-dual.14 It is worthwhile to bear in mind that unlike the Indian Mahāyāna’s solution to the problem of duality, which is precisely nonduality, the Chinese solution is coalescence, if not identification. This may explain why Chinese Chan tended either towards annulling relative truth’s existence or towards considering the relative to be pervaded by the absolute, both of which Faure has termed forms of philosophical abstraction.15 This unilateral focus on absolute truth as the Chan articulation of the two truths’ non-duality becomes especially visible in passages criticizing Chan from the viewpoint of Mahāyoga: “Although [Chan practitioners] may speak of non-duality, they maintain oneness to be the view that in absolute truth everything is unborn emptiness.”16 In a similar vein: “While [Chan practitioners] [profess] non-duality, among the two truths they look solely at absolute truth. The two truths are not clear to them at the same time, which is why they alternate [between them].”17 Such a one-sided attempt to remain absorbed in the absolute truth of unborn 12 SM VII §5.3.3 (C 492). References to the bSam-gtan mig-sgron are given according to the following format: e.g. SM IV §2.3.3 (i.e. bSam-gtan mig-sgron, Chapter IV, Paragraph 2.3.3, referring to the paragraph numbers I have established in my critical edition and translation of the text), followed in brackets by the page number of the editio princeps (e.g. C 79) published by Chhimed Rigdzin Rinpoche: GNUBS-CHEN SANGS-RGYAS YE-SHES, rNal-’byor mig-gi bsam-gtan or bSam-gtan mig-sgron: A treatise on bhāvanā and dhyāna and the relationships between the various approaches to Buddhist contemplative practice, Reproduced from a manuscript made presumably from an Eastern Tibetan print by ’Khor-gdong gter-sprul ’CHI-MED RIG-’DZIN, Smanrtsis shesrig spendzod, vol. 74, Leh, Tashigangpa, 1974. Where necessary, variants with the other edition of the text (abbreviated as M) are signalled in the footnotes; the latter was published in the 1990s by mKhan-po Mun-sel: GNUBS-CHEN SANGS-RGYAS YE-SHES, sGom-gyi gnad gsal-bar phye-ba bsam-gtan mig-sgron ces-bya-ba, in bKa’-ma shin-tu rgyas-pa, Edited by mKhan-po MUNSEL, vol. 97/je, Chengdu, Kaḥ-thog, n.d. 13 SM V §1 (C 119). 14 SM V §1.1 (C 127). 15 FAURE, B., The Rhetoric of Immediacy: A Cultural Critique of Chan/Zen Buddhism, Princeton, Princeton University Press, 1991, pp. 57f. Faure styles these two options ‘nihilism’ and ‘immanentism’. 16 SM III §3.2.2 (C 62). See DALTON and VAN SCHAIK, « Lighting the Lamp », op. cit., p. 172. 17 SM VI §5.1.3 (C 283).
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emptiness is held to be inextricably linked to effort, which itself becomes an obstacle to accomplishment, as the following passage, which is written from the perspective of Atiyoga, makes clear:18 As for the sTon-mun [Ch. Dunmen; i.e. Chan], its language is compatible with that of the Great Completeness. Although it teaches that there is nothing to do or to accomplish, it considers the ground to be unoriginated and thoroughly established and speaks of the ground as being unborn and empty, i.e. as being absolute truth. If one examines this, the [two] truths are still discrete. Becoming acquainted with the state of emptiness, there is effort; although one engages in the non-duality of the two truths, one does not experience it. One is obscured by one’s own view and needs to enter non-duality anew.
The Chan practitioners are thus said to be “ exhausted in their nonsearching of absolute truth alone.”19 Having demarcated the domain of Chan non-duality by way of these extraneous criticisms, it only seems fair to listen to what the Chan masters themselves have to say concerning the subject. In the playful and paradoxical ballet of words characteristic of Chan discourse, non-duality itself becomes a figure of speech that cancels itself and its opposite, as the following citation from a saying ascribed to Lang-’gro dkon-mchog ’byung-gnas20 exemplifies:21 There is no rectifying through any antidote whatsoever. It may be asked: “What is the meaning of this?” [It is replied that] there is no dualistic action. 18 SM VII §5.1 (C 490.3-5): ston mun ni rdzogs chen dang skad mthun/ bya ba med bsgrub pa med par ston yang/ /gzhi mi ’byung ba yongs su grub pa la dgongs nas/ don dam pa’i bden pa ma skyes stong pa’i gzhi la smra ste/ de la ni brtags na da dung bden pa re mos pa dang/ stong pa’i ngang la ’dris par byed pa dang/ rtsol ba yod de/ bden pa gnyis med pa la spyod kyang ma myong ste/ rang gi lta bas bsgribs te gnyis med la gzod [gzod em. : bzod C, M] ’jug dgos so/. The emendation of bzod to gzod is proposed in BAROETTO, G., La dottrina dell’atiyoga nel bSam gtan mig sgron di gNubs chen Sangs rgyas ye shes, vol. 2: Edizione critica del settimo capitolo, Lulu, 2010, p. 351. 19 SM VI §2.2.4.1.3 (C 226.6): […] don dam pa ’ba’ zhig la mi ’tshol [’tshol em. : stsol C, M] du zad de/ […]. 20 Although he is here referred to as a master of the Chan teachings, Lang-’gro dkon-mchog ’byung-gnas is also counted among Padmasambhava’s twenty-five disciples. See DUDJOM RINPOCHE, The Nyingma School of Tibetan Buddhism: Its Fundamentals and History, Translated and edited by Gyurme DORJE and Matthew KAPSTEIN, vol. 1: The Translations, Boston, Wisdom Publications, 1991, p. 536. 21 SM V §2.1 (C 151.2-4): […] /gnyen po rdul tsam bcos su med/ /de dag ci’i don zhe na/ /gnyis su byar med de yod na/ /ji ltar gnyis su med zhe na/ /skyes pa med par ma grub dang/ /’gag pa’ang ’gag par mi ’grub bo/ /rtog pa’ang rtog par ma grub dang/ / mi rtog pa’ang mi ’grub ba’o/ /de ltar de bzhin sdug bsngal dang/ /byang chub tu’ang mi gnyis so/ /skye shi mya ngan ’das pa yang/ /de bzhin gnyis su dbyer med de/ […].
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If there were, how could you say ‘non-duality’? [Dualistic action] could not be established as birthless; Though obstructed, it could not be established as obstructed; Though examined, it could not be established as examined; Though non-examined, it could not be established as non-examined. Thus, suffering and enlightenment are not two. Birth and death [on the one hand] and transcendence [on the other] are non-dual and inseparable.
Once the dancing figures of opposites (duality versus non-duality, suffering versus enlightenment, birth and death versus transcendence) have cancelled each other out, what are we left with? We are left with a clearing, which, as articulated by Heidegger, refers to an ec-static standing-bare in the openness of Being,22 a calm serenity that is a ‘waiting on’ or a ‘clearing for’.23 By maintaining a clearing for this open dimension, one practises an active resting that allows for an ecstatic gaze grounded in presence.24 Such a gaze, restful and poetic,25 clears the possibility to see in beings, in all that which lights up as phenomena, not objects to be used but tokens of a vast spaciousness inexpressible in words and unfathomable to thought. In present circumstances, such traces will probably appear merely as hints, or as a timid clearing in a thick impenetrable forest: they are the final beckoning of a withdrawing presence or, more accurately, of a presence rendered inaccessible by our own forgetfulness.26 In the case of Chan, such aphorisms as the above are intended to provide a clearing wherein the contentless experience of emptiness, of non-conceptuality, can be revealed. The paradoxical nature of these aphorisms is based on the principle that “within any statement any 22 HEIDEGGER, M., The End of Philosophy, Translated by Joan STAMBAUGH, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. 71. 23 See CAPUTO, J.D., The Mystical Element in Heidegger’s Thought, Athens, Ohio University Press, 1978, p. 23; LEVIN, D.M., The Body’s Recollection of Being: Phenomenological Psychology and the Deconstruction of Nihilism, London, Routledge, 1985, p. 22. 24 LEVIN, D.M., The Opening of Vision: Nihilism and the Postmodern Situation, London, Routledge, 1988, p. 459, p. 463. 25 On repose or releasement (Germ. Gelassenheit) as the key to passing beyond representational thinking, see STAMBAUGH, J., « Heidegger, Taoism, and the Question of Metaphysics », in PARKES, G., (ed.), Heidegger and Asian Thought, Delhi, Motilal Banarsidass, 1991, pp. 79-91, esp. p. 85. On the restful gaze of repose, see LEVIN, The Opening of Vision, op. cit., pp. 238f. On the relationship between repose and poetic thinking, see JUNG, H.Y., « Heidegger’s Way with Sinitic Thinking », in PARKES (ed.), Heidegger and Asian Thought, op. cit., pp. 217-244, esp. p. 235. 26 PÖGGELER, O., « West-East Dialogue: Heidegger and Lao-tzu », in PARKES (ed.), Heidegger and Asian Thought, op. cit., pp. 47-78, esp. p. 70. Cf. also LEVIN, The Opening of Vision, op. cit., p. 59.
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term is identical with its negation. In this way the Buddha-Nature is a no-Buddha-Nature, just as the ‘no’ is a ‘yes’ and so on.”27 Indeed, we may say of the paradox what Michel de Certeau says of the oxymoron: it points towards that which it does not say. Above and beyond the two apparently contradictory terms that it unites is a third term that is implied as an absent presence. A hole is thus carved in language, a hole which occupies the space of the unspeakable28 and hints (whimsically?) at an agreement, perhaps even a covenant, between language and the infinite.29 Moreover, if we look deeper, we may find that what appears to be a paradox is in fact something quite different. According to Alexander Piatigorsky, we are here dealing with the juxtaposition of terms of consciousness within an interval of non-thinking. Although in the moment of their enunciation they are expressed in the codes of discursive thinking, they carry the perfume of non-thinking and cannot be correlated with any meaningful contents of thought.30 Such aphorisms are not really meant to say anything, but rather to lead thought to the nothingness at whose threshold thinking must break down. Words become operators of detachment. They no longer provide an object for discursive thought, but rather play tricks on the mind by depriving it of its objects.31 The longest passage dealing with non-duality in the Chan chapter of the bSam-gtan mig-sgron is a prolonged quotation from the Vimalakīrti-nirdeśa, which is an authoritative scripture of Chan.32 The citation stems from the eighth chapter of the Vimalakīrti-nirdeśa, which is entirely devoted to the doctrine of non-duality (Skt. advaya).33 A succession of advanced bodhisattvas explain their understanding of this doctrine to the wise layman, the Licchavi Vimalakīrti. In each case, various pairs of opposites, such as total affliction (Skt. saṃkleśa) and utter refinement (Skt. vyavadāna), virtue and non-virtue, contamination (Skt. sāsrava) and non-contamination (Skt. anāsrava), the worldly and the supramundane, 27 CONZE, E., « Contradictions in Buddhist Thought », in Indianisme et Bouddhisme: Mélanges offerts à Mgr Étienne Lamotte, Louvain-la-Neuve, Institut Orientaliste, 1980, pp. 41-52, esp. p. 44. 28 de CERTEAU, M., La Fable Mystique, I: XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 199. 29 Ibid., p. 159. 30 PIATIGORSKY, A., The Buddhist Philosophy of Thought: Essays in Interpretation, London, Curzon Press, 1984, p. 196. 31 de CERTEAU, La Fable Mystique, I, op. cit., pp. 204f. 32 SM V §2.2 (C 152-158). 33 Dri-ma med-par grags-pas bstan-pa’i mdo, in KD, vol. 60, pp. 434.6-440.4. For a translation, see LAMOTTE, L’Enseignement de Vimalakīrti, op. cit., ch. 8, §§1-31, pp. 302-316.
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cyclic existence (Skt. saṃsāra) and transcendence (Skt. nirvāṇa), self (Skt. ātman) and selflessness (Skt. anātman), are resolved by realizing their emptiness, their oppositional nature being disarmed once one understands that it is conceptually constructed. However, as if to remind us that any verbalization of non-duality runs the risk of being reified and thus of succumbing to the dualistic conceptualized framework it seeks to subvert, Vimalakīrti himself, when prompted by the bodhisattva of sapience (Skt. prajñā), Mañjuśrī, to expound his own understanding of non-duality, responds by remaining silent.34 Non-duality must thus remain ever-elusive if it is not to be hypostasized, and might thus be compared to a dream which cannot be retrieved but only imagined, or to a trace which was perhaps never actually present to waking consciousness.35 Are we, then, dealing with words that have no referent, or with paths that lead nowhere?36 It seems clear, in any case, that as the fleeting sensations and images that make up a dream can never be captured in its subsequent verbalization, so non-duality must always remain aloft in relation to its descriptions, a vanishing point on an endlessly receding horizon. Perhaps it would be more accurate, therefore, to say that this distortion in perspective arises because there is no common measure between the word and its referent or between the path and its goal. For all the talk of methodology on the Buddhist path, there is an incommensurable abyss between the cipher and the ineffable it points towards. Vimalakīrti’s silence is thus, in a very real sense, more eloquent than a thousand words.
3. Non-duality in Tantra The tantric approach of Mahāyoga occupies a different doctrinal and literary space to that of Chan. Its authoritative sources are the tantras and its doctrine is essentially concerned with alchemical transformation of the afflictions into wisdom; its ethos is characterized not by the aesthetics of deconstruction and the search for emptiness, but by a sexual and violent imagery that enriches its ritual praxis.37 This dual imagery of sex and 34
Ibid., ch. 8, §33, p. 317. Cf. FAURE, The Rhetoric of Immediacy, op. cit., p. 27. 36 On the notion of paths leading nowhere, cf. de CERTEAU, La Fable Mystique, I, op. cit., pp. 87-96. 37 It should be noted that not all the vehicles classified under the doxographical category ‘tantra’ share the same non-dual antinomian approach of Mahāyoga. In this regard, the contrast between the non-dual perspective of Mahāyoga and the more dualistic outlook of the ‘outer tantras’ (under which rubric are included Kriyātantra, Ubhayatantra and Yogatantra) is also found in Kashmiri Śaivism, where we have an opposition between the 35
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violence is not, as has sometimes been supposed, the result of a depraved craving for debauchery nor is it a mere literary sheen; it is rather an integral expression and visceral enactment of the ideal of non-duality pursued by the tantric yogin.38 This imagery thus holds the key to understanding the twin rites of union (sbyor-ba) and liberation (sgrol-ba) – tanagaṇa in tantric code39 – which are the cornerstones of Mahāyoga praxis.40 Since desire and hatred have the nature of wisdom and are to be transmuted therein, little will it do to fixate one’s gaze on the far-off horizon of emptiness in the expectation that the clouds obscuring the sky will simply disperse. Desire and hatred are themselves the creative (if distorted) expression of wisdom and must be embraced in their all-consuming force if they are to be liberated from their coagulated disfigurement solidified by countless lifetimes of ignorance. Of course, embracing them does not mean merely indulging in degrading forms of behaviour. This is well brought out by the myth of Rudra’s subjugation, where Rudra / Maheśvara begins his career as an arch-demon precisely by mistaking the injunctions of his tantric teacher for license to indulge in debauchery, and then refuses all attempts at correcting his error by rebelling against his master, thereby falling to ever more despicable forms of
non-dualistic Trika Śaivism and the dualistic Śaiva Siddhānta. It may also be observed that these doctrinal differences have ramifications in the sphere of ritual praxis. See SANDERSON, A. « Meaning in Tantric Ritual », in BLONDEAU, A.-M. and SCHIPPER, K. (eds.), Essais sur le Rituel III: Colloque du Centenaire de la Section des Sciences Religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, Louvain, Peeters, 1995, pp. 15-95, esp. pp. 16-18. 38 See WEDEMEYER, Chr.K., Making Sense of Tantric Buddhism: History, Semiology, & Transgression in the Indian Traditions, New York, Columbia University Press, 2013, pp. 111f, p. 119, p. 124, p. 128, p. 145. 39 For an example of the behaviour of tanagaṇa in the life-story of the great master Padmasambhava, see DOWMAN, K., Guru Pema Here and Now: The Mythology of the LotusBorn, Dzogchen Now! Books, 2015, pp. 23f. For an example of the enactment of this tantric code in a liturgical context, see DUDJOM LINGPA / DUDJOM JIKDRAL YESHE DORJE, The Gladdening Laughter of the Ḍākinī: The Activity Rite of the Terrifying Tamer of Demons, the Fierce Siṃhamukhā, Khye’u-chung Lotsāpa Translations (Edited by Lopon P. Ogyan TANZIN, translated by Dylan ESLER and Nicolas CHONG, with a Preface by Dr. Jean-Luc ACHARD), Sarnath, NSWC, Central University of Tibetan Studies, 2011, pp. 116ff. For some information on the broader ritual background, see ESLER, D., « The Phurpa Root Tantra of Nyangrel Nyima Özer’s (1124-1192, Tib. Myang ral Nyi ma ’od zer) Eightfold Buddha Word, Embodying the Sugatas (Tib. bKa’ brgyad bDe gshegs ’dus pa) Corpus: A Thematic Overview and Philological Analysis », in BuddhistRoad Paper 7.1, 2020, pp. 32f. 40 While union and liberation are not explicitly mentioned as a pair in the bSam-gtan mig-sgron, it is clear from gNubs-chen’s biographies that he had mastered the arts of black magic (= liberation); see ESLER, « On the Life of gNubs-chen Sangs-rgyas ye-shes », op. cit., pp. 14f. Moreover, the bSam-gtan mig-sgron provides, in the Mahāyoga context, instructions related to the practice of sexual yoga (= union); see SM II §2.3.2.2 (C 26f), SM II §3.2 (C 32f) and SM VI §2.2.2.2 (C 220).
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existence.41 This myth illustrates the fact that cyclic existence (Skt. saṃsāra) is not just the product of confusion (Skt. bhrānti) and ignorance (Skt. avidyā), but of a wilfully vicious and viscerally arrogant clinging to such ignorance. This myth is also meant to show that the tantric vehicle is soteriologically the most efficacious response to the arrogant and vicious nature of human beings and of the world in the age of degeneration.42 Violence can be harnessed magically, meditatively and ritually; whether it be used in the magical slaying of an enemy caught up in demonic actions and rigidified negative tendencies, in the internalized meditative liberation of the demon of ego-clinging, or in the ritual killing of an effigy symbolizing the former two, none of these senses are mutually exclusive, since they are all part of the semantic range of ‘liberation’.43 Moreover, while from the point of view of relative truth there is a demon (= Rudra) to be liberated, who is identified with Māra and self-grasping (Skt. ātmagraha), from the absolute perspective this very demon can also be seen as the magical display of the primeval Buddha Samantabhadra, who projects an evil guise in order to manifest the enlightening process of liberating Rudra’s apparent negativity. In Mahāyoga evocations the demon Rudra thus symbolizes the ground of negativity that is to be purified, the base metal of the afflictions without which the alchemical process of liberation could not extract the gold of enlightenment.44 Likewise, just as the violent energy of hatred can be skilfully directed towards liberating the hard shell of self-grasping which is the 41 See MAYER, R., « The Figure of Maheśvara / Rudra in the rÑiṅ-ma-pa Tantric Tradition », in Journal of the International Association of Buddhist Studies, vol. 21:2, 1998, pp. 271-310. For some highly perceptive reflections on this myth, see also SCHEUER, J., « Entre Démons, Dieux, Bouddhas : Des frontières fluides – À propos de quelques relations bouddhisme / hindouisme », in Acta Orientalia Belgica, vol. 30 [=VIELLE, Chr., CANNUYER, Chr. and ESLER, D. (eds.), Dieux, génies, anges et démons dans les cultures orientales & Florilegium Indiae Orientalis, Jean-Marie Verpoorten in honorem, Bruxelles, Société Royale Belge d’Études Orientales], 2017, pp. 101-116. 42 KAPSTEIN, M.T., The Tibetan Assimilation of Buddhism: Conversion, Contestation and Memory, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 176. 43 See CANTWELL, C. « To Meditate upon Consciousness as Vajra: Ritual ‘Killing and Liberation’ in the rNying-ma-pa Tradition », in KRASSER, H., STEINKELLNER, E. and KOROM, F.J. (eds.), Tibetan Studies, Volume 1: Proceedings of the 7th Seminar of the International Association for Tibetan Studies, Graz 1995, Vienna, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1997, pp. 107-117; and MEINERT, C., « Between the Profane and the Sacred? On the Context of the Rite of ‘Liberation’ (sgrol ba) », in ZIMMERMANN, M. (ed.), Buddhism and Violence, Lumbini, Lumbini International Research Institute, 2006, pp. 99-130. 44 MAYER, « The Figure of Maheśvara / Rudra », op. cit., p. 302.
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demon at the root of the three poisons,45 so the passion of desire can also be harnessed for the purpose of enlightenment. Sexual imagery can thus be a particularly potent means to express the unity of opposites, and indeed the sexual act is a powerful experience during which the various dichotomies of ordinary life are temporarily abolished.46 The act of copulation acquires in the tantric context a symbolical significance that embraces at once magical, meditative and ritual dimensions: through meditative identification of the male and female partners with the tutelary deities symbolizing the metaphysical archetypes of means (Skt. upāya) and sapience (Skt. prajñā) respectively, and through yogic retention of the breath at the moment of orgasm, there occurs a shift in the sexual experience’s centre of gravity and a transposition of consciousness from the level of physical sensation to that of blissful luminosity.47 The rite of sexual union (sbyor-ba) thus brings about the unification of the polar opposites of male and female, of means and sapience, of appearance and emptiness. The practitioner’s inner dividedness is healed, and he develops a form of irresistible charisma that is the natural blossoming of wholeness.48 It will be seen from the above that in Mahāyoga tantra, non-duality is no longer a marginal notion but occupies centre stage.49 This is well brought out in our text by this quotation from the non-extant Yon-tan bcu attributed to dGa-rab rdo-rje:50 The view of Mahāyoga: All Buddhas and sentient beings, 45 On the role of violence and its liberation in the context of tantric Buddhism, see DALTON, J., The Taming of the Demons: Violence and Liberation in Tibetan Buddhism, New Haven, Yale University Press, 2011. 46 GUENTHER, H.V., Yuganaddha: The Tantric View of Life, Varanasi, Chaukhamba Amarabharati Prakashan, 2008, p. 55. 47 EVOLA, J., Métaphysique du Sexe, Traduit de l’italien par Philippe BAILLET, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2005, pp. 311f. 48 One might note in this regard the relation that exists, among the four tantric activities, between the charismatic activity of dominating (Skt. vāśa) and the practice of sexual yoga. 49 On the centrality of non-duality and equality (mnyam-nyid; Skt. samatā) in early Mahāyoga exegesis, see VAN SCHAIK, S., « A Definition of Mahāyoga: Sources from the Dunhuang Manuscripts », in Tantric Studies, vol. 1, 2008, pp. 45-88, esp. p. 57. 50 SM VI §1.1.2 (C 191.4-5): mahā yo ga’i lta ba ni/ /sangs rgyas sems can thams cad dang/ /mtshan mar btags pas thams cad kun/ /gnyis med ngang du gcig pa ste/ /de bas sku gsung thugs kyi bdag/. On the Yon-tan bcu as being probably a doxographical treatise, see ACHARD, J.-L., L’Essence Perlée du Secret: Recherches philologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition rNying ma pa, Turnhout, Brepols, 1999, p. 32, n. 36.
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No matter what marks are assigned to them, Are all one in the state of non-duality: Hence, they are the paragon of awakened body, speech and mind.
In the bSam-gtan mig-sgron, non-duality is initially introduced in the tantric context as the key to understanding the form of non-discursiveness specific to Mahāyoga; the latter is explained in terms of non-dual thusness (Skt. tathatā), wherein the open dimension (dbyings; Skt. dhātu) and wisdom (ye-shes; Skt. jñāna) are inseparable.51 What this means will need to be elucidated somewhat: the open dimension is the empty spaciousness wherein phenomena appear; it cannot in fact be thought separately from phenomena, since it is their very depth.52 Wisdom is the capacity to cognize this depth-dimensionality of phenomena in the very moment of their lighting-up. Both aspects are experienced non-dually: since intrinsic awareness is not merely empty, but is clarity through and through, its clarity embraces at once all the phenomena of appearance and the wisdom which recognizes this lighting-up for what it is.53 Since the realization of the principial body (Skt. dharmakāya) is itself described as the non-duality of emptiness and appearance, there is no need on this path to inhibit appearances.54 In the Dunhuang manuscript IOL Tib J 454 (II.31-36) Madhusādhu makes it clear that it is by realizing non-duality that tantric practitioners can tread the swift path of Mahāyoga, whereby sensual enjoyment can be utilized on the path and enlightenment gained in a single lifetime.55 This is because experiencing appearances and their emptiness (or their absence of an intrinsic nature) non-dually is the key to unifying the twin principles of means (Skt. upāya) and sapience (Skt. prajñā) alluded to above. In the words of gNubs-chen Sangs-rgyas ye-shes:56 Everything pertaining to appearance-existence is the non-duality of means and sapience – that is awakening. If one solely looks at appearances, one 51 SM III §3.1.3 (C 59). Cf. the translations of the relevant passage in GUENTHER, H.V., « Meditation Trends in Early Tibet », in LAI, W. and LANCASTER, L.R. (eds.), Early Ch’an in China and Tibet, Berkeley, Asian Humanities Press, 1983, pp. 351-366, esp. p. 359; and DALTON and VAN SCHAIK, « Lighting the Lamp », op. cit., pp. 170f. 52 LEVIN, The Body’s Recollection of Being, op. cit., p. 22, p. 51. 53 SM VI (C 187). 54 SM VI §1.1.1 (C 189). 55 Sam VAN SCHAIK, « The Sweet Sage and the Four Yogas: A Lost Mahāyoga Treatise from Dunhuang », in Journal of the International Association of Tibetan Studies, no. 4, December 2008, pp. 1-67, esp. p. 28 (English translation), pp. 39f (Tibetan text). 56 SM VI §1.3 (C 199.1-2): snang srid thams cad thabs dang shes rab gnyis su med par sangs rgyas pa la/ /snang ba zhig tu bltas na shes rab dang bral la/ /rang bzhin med
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is free from sapience. If one solely looks at the absence of an intrinsic nature, one is free from means. There is no relinquishing, nor is there any essence whatsoever − this is non-duality.
Our author goes on to elaborate57 that whatever appears in terms of one’s ordinary mundane reality (the aggregates, sense-constituents and sense-bases)58 is transfigured in the divine configuration of the gods’ and goddesses’ awakened body, speech and mind; ordinary appearance is thereby sealed in means. Because this transfiguring experience is not reified in terms of an intrinsic nature and is relished in the freedom of non-imaging (mi-dmigs),59 it is simultaneously sealed in sapience. Indeed, the contrast between means and sapience can be no more than apparent, since both are one in the open dimension, wherein all dichotomies, such as ‘self’ and ‘other’, ‘knowing subject’ and ‘knowable object’, are unified. The unification of these opposites is not only significant epistemically, but has important soteriological implications, since freedom from the concept of subject (‘grasper’) brings about the purification of the obscuration of the afflictions (Skt. kleśāvaraṇa), whereas freedom from the conception of (‘grasped’) object brings about the purification of the obscuration of the knowable (Skt. jñeyāvaraṇa); this amounts to saying that the two obscurations that prevent realization of enlightenment are removed in non-duality.60 Interestingly for our purposes, non-duality is itself the subject of one of the six views by which Sangs-rgyas ye-shes seeks to define the Mahāyoga perspective; as such, it is treated in much detail,61 yet we will only be able to provide a brief synopsis here. Non-duality is examined under a number of different headings, each of which provides a different angle of approach. Under the first of these, it is explained that the various appearances of the aggregates, the constituents and the sense-bases are pa zhig tu bltas na thabs dang bral bas/ de nyid spangs pa dang ma yin la/ de’i ngo bo gang yang ma yin pa ni gnyis su med pa’o/. 57 I here summarize C 199-200. 58 In Buddhism, these are different ways of analysing the psycho-physical components of the concept ‘person’; see ESLER, « Traces of Abhidharma in the bSam-gtan mig-sgron », op. cit., pp. 328-330. 59 On this notion, see ESLER, « Moving from the Conditioned towards the Ineffable: Referential Imaging and its Absence in Buddhist Meditation », in Ephemerides Theologicae Lovanienses, vol. 93:3, 2017, pp. 431-443. 60 SM VI §4.2 (C 270). Regarding the general significance, on the gradual path, of the purification of the two obscurations in terms of the attainment of enlightenment, cf. ESLER, « The Fruition in a Comparative Perspective », op. cit., pp. 163-168. 61 SM VI §1.5 (C 204-210).
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devoid of reality, even as they arise as the luminous clarity of the wisdom configuration. The simultaneity of unobstructed luminous appearance and emptiness or non-substantiality is termed the ‘non-duality of entities (Skt. vastu) and emptiness’. It is further specified that various pairs of opposites are resolved in non-duality, which transcends the limitations of discursive thought: thus, singularity and multiplicity, eternalism and nihilism, as well as production and non-production, are found to be non-dual. This explanation culminates with a citation from the Guhyagarbha:62 Just like the light of the shining sun, So appearance and non-appearance are not two.
Our text goes on to identify the phenomena making up cyclic existence with their transcendent counterpart: the five aggregates are the Victorious Ones (Skt. jina) of the five families, whereas the five elements are their five consorts and the eight consciousnesses are identical to the five wisdoms. Similar forms of identification are found in numerous tantric texts. For example, the Dunhuang manuscript Pelliot tibétain 656 likewise identifies the five elements with the five female consorts and the forms that they manifest as the male deities.63 The implication is that the distinction between impure and pure is obsolete, just as is that between the relative and absolute truths. Indeed, the non-duality of the two truths is the theme of one of the rubrics under which non-duality is examined.64 For the practitioner of Mahāyoga, relative truth (Skt. saṃvṛtisatya), while illusory, is envisaged as an inconceivable display of deities that are seamlessly produced and dissolved in the meditator’s mind. Absolute truth (Skt. paramārthasatya), on the other hand, is the awareness that the mind’s unceasing luminosity is free from an intrinsic nature. In this way, both truths are understood as non-dual. This epistemic non-duality might be said to be the foundation for realizing the ontological non-duality of cyclic existence (Skt. saṃsāra) and transcendence (Skt. nirvāṇa), which we began alluding to above.65 Ultimately, since both dimensions are non-dual, “cyclic existence need not be emptied, nor 62
gSang-ba’i snying-po de-kho-na-nyid nges-pa, in KH, vol. 98, p. 812.5. VAN SCHAIK, « A Definition of Mahāyoga », op. cit., p. 51. 64 See SM VI §1.5.5 (C 207f). Cf., equally from a tantric perspective, the 11th century master Rong-zom-pa’s arguments against the separation of the two truths, in KÖPPL, H.I., Establishing Appearances as Divine: Rongzom Chözang on Reasoning, Madhyamaka, and Purity, Ithaca, Snow Lion, 2008, pp. 47-50. 65 The significance of this shift from the epistemic to the ontological is alluded to in GUENTHER, « Meditation Trends in Early Tibet », op. cit., pp. 360f. 63
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need transcendence be accomplished.”66 This is substantiated with a quote from the Guhyagarbha-tantra:67 Cyclic existence and transcendence Do not exist as two: When cyclic existence is thoroughly known, One speaks of transcendence.
At the end of the section concerning the view of non-duality, Sangsrgyas ye-shes points out that duality is merely a flaw in our perception of reality and refutes it on logical grounds: supposing that duality were an inherent property of phenomena, it would be impossible to explain how Buddhas and sentient beings can appear to each other, or how the Thusgone One’s preaching can be of benefit to wandering beings:68 they would be like the inhabitants of our own world (the southern continent of Jambudvīpa) who cannot communicate with the non-humans of the northern continent of Uttarakuru,69 or like a semi-precious stone that cannot become a jewel, and there would be a radical gulf separating the impure world of sentient beings’ concepts and the pure dimension of the Buddha’s awakened mind.70 Interestingly enough, a similar argument is made by Tagore, who writes that if duality and “separation were absolute, then […] from untruth we never could reach truth, and from sin we never could hope to attain purity of heart; then all opposites would ever remain opposite, and we could never find a medium through which our differences could ever tend to meet. Then we could have no language, no understanding, no blending of hearts, no co-operation in life.”71 66 SM VI §1.5.3 (C 206.4): […] ’khor ba ma stong la/ mya ngan las ’das pa ma bsgrubs […]. 67 gSang-ba’i snying-po de-kho-na-nyid nges-pa, in KH, vol. 98, pp. 853.7-854.1. 68 SM VI §1.5.6 (C 209f). 69 I have emended the reading (C 210.1) mi-ma-legs (‘ghastly’) to mi-ma-lags (Skt. amānuṣa: ‘non-humans’ – see NEGI, J.S., Tibetan-Sanskrit Dictionary, vol. 10, Sarnath, CIHTS, 1993-2005, p. 4354), thus correcting the interpretation formerly proposed in ESLER, « Traces of Abhidharma in the bSam-gtan mig-sgron », op. cit., p. 321. The fact remains that, according to the Abhidharmakośa, the non-human (not ‘ghastly’) inhabitants of Uttarakuru cannot detach themselves from the realm of desire and so are unable to enter contemplation. Furthermore, they are also incapable of taking up the vows of individual release (Skt. pratimokṣa). See de LA VALLÉE POUSSIN, L., L’Abhidharmakośa de Vasubandhu, Traduction et Annotations, Bruxelles, Institut Belge des Hautes Études Chinoises, 1971, vol. 2, ch. 3, p. 183; vol. 3, ch. 4, p. 104. 70 Quite the same point is made in GNYAGS JÑĀNAKUMĀRA, ’Phrul-gyi me-long dgu-skor-gyi ’grel-pa, in NKJ, vol. 82/zu, p. 983.1-2. It might be recalled here that gNyags Jñānakumāra is mentioned as one of gNubs-chen’s teachers. See ESLER, « On the Life of gNubs-chen Sangs-rgyas ye-shes », op. cit., pp. 10f. 71 TAGORE, Sādhanā: The Realization of Life, op. cit., pp. 88f.
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4. Non-duality in rDzogs-chen An attentive reading of the Mahāyoga view of non-duality will reveal that while it undoubtedly unifies various epistemic, ontological and ritual opposites, it also thrives on the tension generated by the juxtaposition of such opposites and their resolution – this finds perhaps its most noticeable expression in the dramatic imagery that is the hallmark of Mahāyoga ritual. All of this is absent once we enter the sphere of rDzogs-chen, which is striking in its evocative simplicity. However, this should not lead us to confuse rDzogs-chen with Chan, for despite a certain shared sobriety and similarity of diction,72 it is clear that both traditions originated from distinct lineages and within different doctrinal environments, the former being tantra-based and the latter sūtra-based.73 Indeed, rDzogs-chen emerged historically in a space of its own after having initially carved a hermeneutical space to contemplatively contextualize tantric ritual. Yet even as it came to be defined through the denial of the sexual and violent imagery typical of the Mahāyoga tantras, the space in which it arose continued to be creatively informed by the very absence of this same tantric imagery and ritual.74 It is perhaps significant that the separation of the view of non-duality from the ritual matrix in which it had been embedded so far, a separation that can probably be traced back to gNyan dPal-dbyangs (9th century CE), was to emerge as one of the principal lines of demarcation between Mahāyoga and rDzogs-chen.75 Doctrinally speaking, the Mahāyoga understanding of non-duality is based on the tantric notion of unification (Skt. yuganaddha),76 which 72
On this similarity of diction, see SM V §5 (C 186) and SM VII §5.1 (C 490). The whole question of Chan’s supposed influence on rDzogs-chen can be seen as a badly-posed question; see VAN SCHAIK, S., « Dzogchen, Chan and the Question of Influence », in Revue d’études tibétaines, no. 24, October 2012, pp. 5-19; and CORNU, Ph., « Dzogchen au Tibet et bouddhisme Chan: Quel rapport et quelle différence? », in Les cahiers bouddhiques, no. 8, January 2015, pp. 71-96. See also ESLER, D., « The Origins and Early History of rDzogs chen », in The Tibet Journal, vol. 30:3, Autumn 2005, pp. 33-62, esp. pp. 40-43. 74 GERMANO, D., « Architecture and Absence in the Secret Tantric History of the Great Perfection (rdzogs chen) », in Journal of the International Association of Buddhist Studies, vol. 17:2, 1994, pp. 203-335, esp. p. 209, pp. 230f. 75 Cf. TAKAHASHI, K., « Contribution, Attribution, and Selective Lineal Amnesia in the Case of Mahāyogin dPal dbyangs », in Revue d’études tibétaines, no. 32, April 2015, pp. 1-23, esp. p. 13, p. 15. See also VAN SCHAIK, S., « The Early Days of the Great Perfection », in Journal of the International Association of Buddhist Studies, vol. 27:1, 2004, pp. 165-206, esp. pp. 194f. 76 For a book-length study, see GUENTHER, Yuganaddha: The Tantric View of Life, op. cit., esp. p. 6, p. 8, p. 161, p. 206. 73
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implies the bridging of the pure and impure visions. On the other hand, in rDzogs-chen non-duality is a primordial principle that is spontaneously present; this hints at the fact that there never was a dichotomy in the first place.77 Insofar as the primordial non-duality of spontaneously complete thusness is free from all dichotomies,78 any attempt to idealize it as an object of yearning and to actualize it by using the methods of tantric practice is obsolete.79 The tantric approach of Mahāyoga is itself criticized for falling prey to a dualistic structure, because it initially evaluates phenomena as dualistic entities, and then seeks to make them non-dual by relying on the practice of pure vision,80 thereby failing to appreciate that non-duality has all along been present as one’s integral identity and requires no effortful striving.81 Moreover, even though, as alluded to above, the Chan understanding of non-duality might, on surface observation, bear certain traits of similarity to the rDzogs-chen view, Sangs-rgyas ye-shes is careful to point out that, in striving for non-duality by focusing on absolute truth – as do the practitioners of Chan – one merely becomes attached to a limitation and ends up encapsulating the view of non-duality in the dualistic framework of action and agent.82 As in the Mahāyoga chapter, the rDzogs-chen chapter of the bSamgtan mig-sgron also contains an entire section devoted to non-duality,83 which provides a wealth of information concerning the rDzogs-chen understanding of non-duality.84 This section occurs in the context of the 77
NORBU, N., Le Chant du Vajra, Édité par Gina PERINI, Paris, A.L.T.E.S.S., 1993,
pp. 110f. 78
SM VII §5.2 (C 491.4). SM III §3.2.3 (C 63). Cf. DALTON and VAN SCHAIK, « Lighting the Lamp », op. cit., p. 173. 80 SM VII §1.1.3 (C 299). 81 Cf. SM VII §5.2 (C 490.5-6). 82 SM VII §1.2.7.2 (C 368f). This statement is made in the section concerning the incomprehension of the rDzogs-chen view of non-duality. 83 SM VII §1.2.7 (C 356-369). 84 While the present study focuses on non-duality as a view within the earliest strata of rDzogs-chen teachings, the so-called ‘mind orientation’ (sems-phyogs), non-duality has, of course, profound implications for contemplative practice as well; for an investigation of this topic in the somewhat later ‘pith instruction section’ (man-ngag-sde), see LAISH, E., « Contemplative Principles of a Non-dual Praxis: The Unmediated Practices of the Tibetan ‘Heart Essence’ (sNying-thig) Tradition », in Buddhist Studies Review, vol. 31:2, 2014, pp. 215-240. For a refutation of the ‘evolutionary’ hypothesis concerning the pith instruction section of rDzogs-chen, see ACHARD, J.-L., « Zhang ston bKra shis rdo rje (1097-1167) et la Continuation des Essences Perlées (sNying thig) de la Grande Perfection », in RAMBLE, Ch. and SUBDURY, J. (eds.), This World and the Next: Contributions on Tibetan Religion, Science and Society, PIATS: Tibetan Studies, Proceedings of the Eleventh Seminar of the International Association of Tibetan Studies, Andiast, Tibet Institut, 2012, pp. 233-266, esp. pp. 234-237. 79
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nine views of the ground, where it occupies the seventh place.85 In the rDzogs-chen paradigm, the principle of the view (lta-ba) is to directly recognize, thanks to the introduction (ngo-sprod) by a qualified master, one’s intrinsic awareness (rang-rig), which is the true nature or beingness of the mind (sems-nyid; Skt. cittatā). This initial recognition is subsequently stabilized through repeated familiarization, which constitutes the practice of meditation (sgom-pa), and then integrated to one’s everyday life, whereby conduct (spyod-pa) is perfected.86 The view is thus not a postulate of discursive reasoning, but an encounter with one’s own true face, the deepest dimension of one’s mind.87 It follows that assimilating the view of non-duality is much more than an academic exercise, and failing to do so has direct repercussions on meditative praxis: one thereby becomes incapable of bridging the apparent gap between the momentary clarity of signlessness (mtshan-ma med-pa; Skt. animitta) and the fluctuations of signs (mtshan-ma; Skt. nimitta) and discursiveness,88 and such faulty meditation is disparagingly referred to as ‘hybrid concentration’ (phra-men-gyi ting-nge-’dzin).89 In terms of the view, one of the fundamental distinctions articulated by the rDzogs-chen thinkers pertains precisely to that between the ordinary mind (sems) and mind’s beingness (sems-nyid). Whereas the former is constantly plagued by conceptions and afflictions, the latter is always untouched by this superficial turbulence, yet remains unrecognized most of the time. Not only are the mind and its beingness fundamentally distinct, but they are also structurally asymmetrical, since the former is merely a derivative epiphenomenon of the latter. It is therefore foolhardy 85 For these nine views, see ESLER, D., « The Exposition of Atiyoga in gNubs-chen Sangs-rgyas ye-shes’ bSam-gtan mig-sgron », in Revue d’études tibétaines, no. 24, October 2012, pp. 81-136, esp. pp. 86-101. 86 The key points alluded to above are expressed most succinctly in the “three aphorisms that hit the crucial points” (tshig-gsum gnad-brdeg) by dGa’-rab rdo-rje, the founding father of the rDzogs-chen tradition. For a translation of these aphorisms, see REYNOLDS, J.M., The Golden Letters, Ithaca, Snow Lion, 1996, p. 39. For accompanying commentaries by Dudjom Rinpoche (1904-1987) and Patrul Rinpoche (1808-1887), see Ibid., pp. 41-63. A French translation of Patrul Rinpoche’s commentary may be found in ACHARD, J.-L., Le Docte et Glorieux Roi: Commentaire de Peltrül Rinpoche sur le Testament de Garab Dorje, Paris, Les Deux Océans, 2001, pp. 29-50. On the problems concerning the dating of dGa’-rab rdo-rje, see ESLER, « The Origins and Early History of rDzogs chen », op. cit., pp. 34f. 87 ACHARD, Le Docte et Glorieux Roi, op. cit., p. 17. 88 This is due to attachment to the state of non-conceptuality, which here is called ‘signlessness’. See NORBU, N., The Mirror: Advice on Presence and Awareness, Arcidosso, Shang Shung Edizioni, 2005, p. 26 (root text), p. 44 (commentary). 89 SM VII §2.2.1.3 (C 408). For a translation of the passage, see ESLER, « The Exposition of Atiyoga », op. cit., p. 104. Note my emendation of ’phra-men to phra-men.
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to expect to achieve enlightenment gradually by relying on the ordinary mind, just as it is impossible to seek to transform this ordinary mind into wisdom. Realization depends rather on the dissolution of the mind in its underlying source, whose very nature is wisdom.90 Once the adept is capable of passing beyond the ordinary mind to recognize intrinsic awareness and learns to settle in that naked recognition, the various dichotomies that make up the problem of duality lose their hold, since they all pertain to ordinary mind. This is well expressed in our text, where it is explained that if one examines the true nature of mind as to its essence, it is for all intents and purposes non-existent, since there is nothing to pinpoint; and yet, it ceaselessly appears as anything and everything, so its ‘no-thingness’ is not just nothing; hence, existence and non-existence are non-dual.91 Our text continues in a similar vein:92 Likewise, since the essence of intrinsic awareness appears as anything whatsoever, there is nothing to grasp at. Hence, that which is produced and that which is unborn are non-dual. Since the sun of awareness’ self-originated wisdom expands without bias, day and night are non-dual. Since the six classes of wandering beings are primordially self-originated adamantine light, they are free from the analogical name of ‘Buddhas’. Hence, Buddhas and sentient beings are non-dual. Since the spontaneously complete beingness of phenomena (Skt. dharmatā) is primordially self-arisen as the awakened bodies and wisdoms of the fruition, it is inexpressible in terms of the mere name of the fruition. Hence, cause and effect are non-dual.
The contrasts evoked in this passage – of day and night, light and darkness, Buddhas and sentient beings – echo those juxtaposed in the rDzogs-pa spyi-gcod.93 They are an invitation to see that non-duality may be approached from various angles, which correspond to the locale of 90
HIGGINS, D. The Philosophical Foundations of Classical rDzogs chen in Tibet: Investigating the Distinction Between Dualistic Mind (sems) and Primordial Knowing (ye shes), Vienna, Arbeitskreis für Tibetische und Buddhistische Studien Universität Wien, 2013, p. 26, p. 30. 91 SM VII §1.2.7 (C 357.1-2): byang chub sems kyi ngo bo kyi ngo bo brtags na med la/ bsam na thams cad du snang bas yod pa dang med pa gnyis med/. This non-duality of intrinsic awareness’ twin aspects of non-existence and unobstructed creative appearance is reasserted in SM VII §1.2.7.1 (C 364.3-4). 92 SM VII §1.2.7.1 (C 357.4-358.1): de ltar rang rig pa ngo bo cir yang snang la gzung du med pas/ skyes pa dang ma skyes pa gnyis med/ rig pa rang byung [byung M 252b.6 : ’byung C] gi ye shes kyi nyi ma ye phyogs med par brdal ba la nyin mo dang mtshan mo gnyis med/ /’gro ba rigs [rigs M 253a.1 : rig C] drug ye nas rang byung [byung em. ’byung C, M] rdo rje ’od kyi sangs rgyas ming gi bla dwags [dwags em. : dags C, M] dang bral ba la/ /sangs rgyas dang sems can gnyis med/ lhun gyi rdzogs pa’i chos nyid ye nas ’bras bu sku dang ye shes su rang shar ba la/ ’bras bu’i ming tsam du’ang brjod du med pas/ rgyu ’bras [’bras M 253a.3 : ’gras C] gnyis med/. 93 rDzogs-pa spyi-gcod, in NGM, vol. 1/ka, p. 635.2-6.
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one’s environment, experienced either as cyclic existence or as transcendence; to the experiencer himself, who is either a sentient being or a Buddha; and to the awareness (rig-pa = wisdom, ye-shes) or lack thereof (= ignorance, ma-rig-pa) that makes either experience possible.94 These contrasts may seem to be irreconcilable opposites, yet this impression is only valid as long as one remains within the bounds of the dichotomizing tendencies of the ordinary mind; once one passes beyond to the boundless freedom of mind’s beingness, these contrasts are realized to be little more than conventional designations95 of the momentary fluctuations in the whole’s dynamic process of self-recognition.96 Indeed, the very term non-duality which is used to denote their interdependence is itself just another such convenient designation – nothing, we are reminded, worthy of being held on to, but just a pointer-term.97 Non-duality, in the rDzogs-chen sense, is based on the principle of complementarity: it brings seemingly irreconcilable opposites together in a dynamic unity in which the contrasting aspects of reality mutually include and enrich one another.98 The most fundamental non-duality alluded to in our text is, as mentioned above, that concerning the twin aspects of intrinsic awareness, its non-existence and ceaseless appearance. This is well brought out in the following citation from the Kun-tu bzang-po che-ba-la rang-gnas-pa:99 Though existent, it is not an entity, For, like a water moon, it is without intrinsic nature. Though non-existent, it is not nil, For, like the open dimension of space, it appears as anything whatsoever. Though it is one, it is not an aspect,100 For absolute truth comprises one and all.101 Though it is non-dual,102 it is not evenness, 94
GUENTHER, H.V., The Teachings of Padmasambhava, Leiden, E.J. Brill, 1996, p. 110. Thus, even the wisdom illusions of the Victorious Ones, which are the cause of transcendence, and the mistaken illusions of sentient beings, which are the cause of cyclic existence, are in essence the same. See VALBY, J. (tr.), The Self-Originated Victorious Peak of Pure Perfect Presence, with Tibetan Commentary by Nubchen Sangye Yeshe, Shelburne Falls, Jim Valby Publications, 2014, pp. 49f. 96 On this self-organizing and self-cognizing holistic process, see GUENTHER, From Reductionism to Creativity, op. cit., p. 218, p. 223. 97 SM VII §1.2.7.1 (C 364.2). 98 GUENTHER, From Reductionism to Creativity, op. cit., p. 185. 99 Kun-tu bzang-po che-ba-la rang-gnas-pa’i rgyud, in NGM, vol. 4/nga, p. 224.3-4; quoted in C 366f. 100 The NGM version reads “it is not permanent” (rtag pa ma yin te). 101 The NGM version reads “comprises all in one” (gcig tu thams cad ’dus). 102 The NGM version reads “Though it is dual [...]” (gnyis te). 95
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For the awakened body is thoroughly all-pervading and everywhere expanding.
Indeed, the very terms of this pair might be said to hold the key to their symbiosis:103 the fact that intrinsic awareness is non-existent signifies that it does not exist as any specific thing, and so cannot be nailed down to being ‘this’ or ‘that’; hence, it need not be bound to a particular framework and can appear in all circumstances and at all times, even while it transcends time and circumstances.104 Non-existence is thus open to ceaseless appearance, just as ceaseless appearance is possible by grace of non-existence. The key to understanding non-duality in the rDzogs-chen sense is therefore to recognize and settle into intrinsic awareness, the beingness of mind: as the optimal vibrancy of the whole in its knowledge of itself, it is ever ungraspable yet always responsive, at once infinite presence and eternal absence.105
5. Conclusion The problem of duality, or, in Blake’s words, of the “Contraries […] necessary to Human existence,”106 might be said to pose itself, in 103 ‘Symbiosis’ may be suggested as an appropriate translation for the Tibetan term ’du-’bral med-pa, which means ‘neither coalescing into nor dissociating from’, and carries with it the idea of a mutually enriching dynamic unity. For the usage of this term in the context of non-duality, see SM VII §1.2.5.1 (C 346.5). 104 In view of the fact that intrinsic awareness is not restricted to particular experiences and circumstances, “but rather stands as the intuitional background for all experiences,” contemplative attunement to this deepest dimension of the mind is, in principle at least, not limited to a particular set of circumstances and phenomena. See LAISH, « Contemplative Principles of a Non-dual Praxis », op. cit., p. 229. 105 This description is not just due to gratuitous poetic license, but reflects the way intrinsic awareness is evoked in the texts: alpha-purity (ka-dag) is awareness’ diaphanous absence/no-thingness that is eternal in that it is ‘before’ fragmentary time; spontaneous presence (lhun-grub) is awareness’ presence/capacity-to-appear that is infinite in that it is without limitations. On these two aspects, which are often conjoined in a third, pervasive compassion (thugs-rje), see ACHARD, L’Essence Perlée du Secret, op. cit., pp. 109-112. On the place these descriptions occupy in the bSam-gtan mig-sgron, see ESLER, « The Exposition of Atiyoga », op. cit., p. 127. For a detailed study of the triadic nature of awareness according to the classical formulation of the sNying-thig doctrine, see DEROCHE, M.-H. and YASUDA, A., « The rDzogs chen Doctrine of the Three Gnoses (ye shes gsum): An Analysis of Klong chen pa’s Exegesis and His Sources », in Revue d’études tibétaines, no. 33, October 2015, pp. 187-230. 106 For a book-length study of non-duality in Blake’s thought, see FREEMAN, K.S., Blake’s Nostos: Fragmentation and Nondualism in The Four Zoas, Albany, State University of New York Press, 1997.
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Buddhist terms, as the opposition between the following binary pairs: relative and absolute truth, phenomena and their emptiness, cyclic existence and transcendence, Buddhas and sentient beings, etc. As a question calling for a solution, the answers proposed by various Buddhist traditions tend to differ from each other. The gradual approach of the classical Mahāyāna (which was not in the purview of the present essay) seeks to progressively build a bridge from the relative to the absolute. For the Chan approach the gulf between both dimensions is such that trying to bridge them gradually is impossible; it is rather by fixating the fundamental and primary pole of this dichotomy, absolute truth, that the secondary and second-rate pole of relative truth is resorbed therein.107 Mahāyoga Tantra, on the other hand, transfigures the relative in the light of the absolute through pure vision, and dynamically embraces both poles as the two partners of a creative dance. In rDzogs-chen the solution is to rest in the central point that is prior to all bifurcation, or, which amounts to the same thing, in the primordial space that englobes the apparent dichotomies of relative and absolute, of signs and signlessness, of movement and stillness, as momentary fluctuations in the vast expanse of its vibrant repose. We may close with these words by Tagore:108 Waves rise, each to its individual height in a seeming attitude of unrelenting competition, but only up to a certain point; and thus we know of the great repose of the sea to which they are all related, and to which they must all return in a rhythm which is marvellously beautiful.
Abbreviations C
GNUBS-CHEN
SANGS-RGYAS YE-SHES, rNal-’byor mig-gi bsam-gtan or bSam-gtan mig-sgron: A treatise on bhāvanā and dhyāna and the relationships between the various approaches to Buddhist contemplative practice, Reproduced from a manuscript made presumably from an Eastern Tibetan print by ’Khor-gdong gter-sprul ’CHI-MED RIG-’DZIN, Smanrtsis shesrig spendzod, vol. 74, Leh: Tashigangpa, 1974.
107
Cf. GUENTHER, « Meditation Trends in Early Tibet », op. cit., p. 356. TAGORE, Sādhanā: The Realization of Life, op. cit., pp. 80f. While the passages quoted here show that the creative unity aspired to by Tagore was not a standstill but a dynamic harmony of opposites, he cannot really be considered an advocate of non-dualism (Skt. advaitavāda), though whether of non-duality (Skt. advaya) in the sense of a dynamic principle may still be open to question. Cf. RADICE, W., « Two Sides or One? Poetry as a Guide to Truth », in Temenos Academy Review, no. 13, 2010, pp. 132-153, esp. pp. 147f. 108
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KD
bKa’-’gyur, Facsimile of the sDe-dge 1733 edition prepared by Si-tu paṇ-chen Chos-kyi ’byung-gnas, 103 Volumes, Delhi: Karmapae Chodhey Gyalwae Sungrab Partrun Khang, 1976-1979.
KH
bKa’-’gyur, 100 Volumes, Lhasa: Zhol bKa’-’gyur par-khang, 1934.
M
GNUBS-CHEN SANGS-RGYAS YE-SHES, sGom-gyi gnad gsal-bar phye-ba bsam-gtan mig-sgron ces-bya-ba, in bKa’-ma shin-tu rgyas-pa, Edited by mKhan-po MUN-SEL, vol. 97/je, Chengdu: Kaḥ-thog, n.d.
NGM rNying-ma rgyud-’bum, mTshams-brag edition, 46 Volumes, Thimphu: Royal National Library, 1982. NKJ
sNga-’gyur bka’-ma, Edited by Kaḥ-thog mKhan-po ’JAM-DBYANGS, 120 Volumes, Chengdu: Kaḥ-thog, 1999.
SM
bSam-gtan mig-sgron. For editions consulted, see C and M.
L’ESPRIT AU-DELÀ DE LA DUALITÉ. ÉVAGRE LE PONTIQUE ET VASUBANDHU Fabien MULLER
Entre Évagre le Pontique, « Père du désert »1 et philosophe de l’Antiquité grecque tardive, et Vasubandhu, moine bouddhiste et théoricien important d’abord de l’école Sautrāntika, puis du Yogācāra, il y a l’écart de deux cultures, religions et langues différentes. Évagre et Vasubandhu abordent les problèmes liés à leur appartenance philosophique respective et prennent part aux débats qui sont typiques de leur contexte historique – pour Évagre, les problèmes de la théologie d’inspiration origéniste, la théorie de la vie monastique, etc. ; pour Vasubandhu, la question de l’interprétation correcte de l’Abhidharma, le débat avec l’école Mādhyamika, etc. Néanmoins, un parallèle permet de rapprocher, à plusieurs niveaux, ces deux penseurs : ils établissent ce qu’on peut appeler une métaphysique ; leur projet métaphysique est centré sur le concept de l’esprit (νοῦς/vijñāna) et manifeste une tendance idéaliste ; le problème auquel ils répondent par cette métaphysique idéaliste est celui du dépassement de la dualité (par la ἕνωσις/le dépassement du grāhadvaya, « dualisme du sujet et de l’objet »). Au-delà des problèmes herméneutiques du transculturel, il y a là une remarquable unité d’intuitions philosophiques. Pour approfondir ce parallélisme, nous nous proposons, sur ces pages, d’aborder un problème spécifique qui permettra, d’un côté, de montrer à quel point Évagre et Vasubandhu sont proches l’un de l’autre, mais aussi de voir combien leurs réponses sont redevables de leur contexte historique respectif. Les prémisses philosophiques du problème seront les suivantes : L’esprit est fondamentalement scindé, en ce sens qu’une tendance à la différenciation entre un monde extérieur (chez Évagre, le monde fini de la création ; chez Vasubandhu, le monde objectif interprété comme extérieur à l’esprit, dharmopacāra) et un monde intérieur 1 C’est-à-dire autorité monastique dont certaines paroles sont consignées dans l’anthologie classique de la littérature monastique, les Apopthegmata Patrum.
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l’habite. Il ne peut donc jamais aspirer au repos de son activité, puisque cette activité est subordonnée à un imaginé extérieur qui demeure essentiellement imprévisible, puisqu’extérieur, et donc perturbateur. Comment donc l’esprit peut-il aboutir à l’unité ? Et quelle est cette unité : est-elle immanente, ou constitue-t-elle une réalité plus grande ? Quel est le repos de l’esprit dans son unité essentielle retrouvée ? Ces questions seront discutées à partir du Traité sur la Prière d’Évagre (περὶ προσευχῆς), et du traité dit Trente Vers (Triṃśikākārikā) de Vasubandhu.2 Ces œuvres sont représentatives de la doctrine de leurs auteurs. Dans l’introduction aux deux philosophes, d’autres œuvres seront néanmoins citées, qui permettront de cerner la doctrine des auteurs sous un angle plus grand. Nous commencerons par donner un aperçu de la métaphysique d’Évagre, puis passerons à analyser sa conception de l’esprit (νοῦς), présentée dans les chapitres 117-120 du TP. Le but sera de déterminer vers quelle forme d’unité de l’esprit la prière donne accès et à quel niveau métaphysique cette unité peut être située. Dans une deuxième étape, nous lirons les Trente Vers de Vasubandhu en prêtant une attention particulière aux précisions que l’auteur donne sur les trois formes de l’esprit et sur l’unité finale dans laquelle ses formes doivent se résoudre. La métaphore de l’esprit comme océan au vers 15 servira comme point d’appui pour une interprétation plus large de la doctrine Yogācāra. Une synthèse des deux perspectives permettra de souligner les divergences, mais surtout, les convergences entre les deux penseurs. Évagre n’est – malgré sa réputation – pas un théologien de l’abstrait. Son rapport à la connaissance théologique est marqué par un primat de l’enseignement pratique (πρακτική). Même si, ultimement, la discipline de la contemplation ou gnose (θεωρητική ou γνωστική) sont envisagées comme but et activité supérieure de l’Esprit, l’œuvre d’Évagre est centrée sur l’acquisition des moyens nécessaires à la purification et à l’ascension vers cette contemplation. Tentons cependant de synthétiser quelques 2 Le Traité sur la prière est cité d’après Migne : PG 79, 1165A-1200C. Ce traité est faussement attribué à Nil d’Ancyre dans la Patrologie. Nous citerons selon le schéma : TP § numéro du chapitre. Vasubandhu est cité d’après l’édition de LÉVI, S., Vijñaptimātratāsiddhiḥ. Deux traités de Vasubandhu. Viṃśatikā (La Vingtaine) accompagnée d’une explication en prose et Triṃśikā (La trentaine) avec le commentaire de Sthiramati (Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sciences Historiques et Philologiques, n° 245), Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, 1925, pp. 1s, cité d’après le schéma : TVK n° du vers. Toutes les traductions depuis le grec et le sanskrit sont faites par l’auteur.
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éléments théologiques contenus dans le Traité sur la Prière, pour encadrer l’enseignement pratique. Le « Divin », respectivement la Divinité, est selon Évagre une réalité sans « qualité et apparence »3. Le Divin est essentiellement esprit, et c’est par conséquent, dans l’homme, uniquement l’esprit qui peut se laisser élever vers lui. C’est l’« élévation de l’esprit vers Dieu »4, formule qui marquera profondément la théorie de la prière dans le christianisme. Ce Dieu inqualifiable, purement intellectuel et néanmoins incompréhensible en sa trine unité abyssale, constitue le sommet de l’univers évagrien. En-dessous, il y a les « λόγοι », qui sont les principes intellectuels, créés eux-mêmes, et constituant la base de la création subséquente (les êtres incorporels, les corps, etc.).5 Cette structure doit être rapportée, d’une part, au moyen- et néo-platonisme (conception d’un cosmos noétique, respectivement des idées dans l’intellectus divinus, cf. Xénocrate, Philon d’Alexandrie, Plotin, etc.), et, d’autre part, à la théologie d’Origène et de la tradition dite « origéniste », ce qui a porté p.ex. Hans Urs von Balthasar à son célèbre et audacieux jugement : « Er [sc. Évagre] ist origenistischer als Origenes »6. L’origénisme d’Évagre est d’ailleurs une des questions les plus discutées dans la recherche contemporaine ; depuis Guillaumont7 et la découverte des Kephalaia Gnostica, il semble évident que l’origénisme n’ait non seulement inspiré Évagre, mais qu’il en soit lui-même – plutôt qu’Origène – une source de première main. Le cosmos évagrien a pour sommet l’unité inexprimable divine, purement intellectuelle, et, en-dessous, une hiérarchie de gradation intellectuelle allant du Christ par les λόγοι jusqu’à la nature corporelle. Cette conception implique la primauté absolue du νοῦς en tant qu’intellect, par rapport à tout autre mode d’existence. Le νοῦς est le principe supérieur régentant tout ce qui peut être ; et cela, il l’est non seulement en raison TP § 68: « ἄποσον δὲ τὸ θεῖον καὶ ἀσχημάτιστον ». TP § 36: « ἀνάβασις νοῦ πρὸς Θεόν ». 5 Cf. Skemmata § 1. FRANKENBERG, W., Euagrios Ponticus (Abhandlung der Königlichen Gesellschaft der Wisenschaften zu Göttingen, Philologisch-Historische Klasse, Neue Folge, vol. 13), Berlin, Waidmannsche Buchhandlung, 1912, p. 423. Cf. aussi : RAMELLI, I. L. E., Evagrius’ Kephalaia Gnostica. A Translation of the Unreformed Text from the Syriac, Atlanta, SBL Press, 2015, p. 83. 6 VON BALTHASAR, H. U., « Metaphysik und Mystik des Evagrius Ponticus », in Zeitschrift für Aszese und Mystik n° 14 (1939), pp. 31-47, ici p. 32. 7 GUILLAUMONT, A., Les « kephalaia gnostika » d’Évagre le Pontique et l’histoire de l’Origénisme chez les Grecs et chez les Syriens (Patristica Sorbonensia 5), Paris, Ed. du Seuil, 1962. Cf. aussi REFOULÉ, F., « Évagre fut-il origéniste ? », in : Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 47 (1963), 3, pp. 398-402 ; BUNGE, G., « Origenismus – Gnostizismus. Zum geistesgeschichtlichen Standpunkt des Evagrios Pontikos », in Vigiliae Christianae 40 (1986), 1, pp. 24-54. 3 4
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de sa spécificité ontologique – tout se réduit ontologiquement à lui en tant que principe –, mais aussi en raison de son éminence hiérarchique dans l’ordre de la création. Il est le créateur, l’origine et le sommet de l’univers des intelligences, en conformité avec la théologie d’Origène : « Qu’est-ce qui est, parmi les choses intelligentes et incorporelles, aussi fondamental, aussi excellent, de façon ineffable et inestimable que Dieu ? »8 Dans le Traité sur la prière, la prévalence absolue du νοῦς est évidente dès les premiers chapitres : conformément à la finalité du traité, le premier chapitre parle de l’encadrement dont le νοῦς incarné dans l’homme a besoin pour que celui-ci puisse entamer sa transformation dans la prière, le deuxième, de la position et de la configuration intérieure qu’il doit s’approprier (il doit être « ἀκλόνητον »9, inébranlable) pour aboutir à cette prière, définie au troisième chapitre comme « conversation de l’intellect avec Dieu »10. Le début du traité donne donc trois précisions sur le νοῦς. C’est ainsi que sont posés le sujet, la structure et la méthodologie d’Évagre, autant pour ce traité que pour sa pensée en général. La structure du monde lui-même impose le sujet : c’est la mise en relation entre le νοῦς fini et incarné et le νοῦς archaïque, qui est la monade divine. Etant donné qu’entre ces deux extrêmes de la création, il y a une différence de principe si énorme, que nulle approximation, analogisme ou autre rapprochement progressif ne pourraient les concilier, une méthodologie différente est exigée. La pensée discursive – celle qui procède par raisonnement et reste donc limitée à la finitude de ses prémisses – ne mènerait à rien, quand il s’agit d’aboutir au principe sous-jacent à l’identité impliquée dans cette pensée. Il faut donc faire appel à une faculté intellectuelle plus fondamentale. Évagre favorise la méthode introspective et négative, introduite au chapitre onze : « Quand tu pries, lutte pour rendre ton esprit sourd et muet, et alors tu pourras prier. »11 Deux éléments sont introduits ici : la prière est proposée comme mode autonome de la pensée, puis cette même prière est identifiée comme disposition spécifique de l’esprit par laquelle il peut s’orienter vers l’unité inqualifiable de Dieu. 8 ORIGÈNE, de principiis, PG 11, 124B : « Quid autem in omnibus intellectualibus, id est incorporeis, tam praestans omnibus, tam ineffabiliter atque inaestimabiliter praecellens quam Deus? » 9 TP § 2. 10 TP § 3 : « Ἡ προσευχὴ, ὁμιλία ἐστι νοῦ πρὸς Θεόν. » « La prière est une conversation de l’intellect avec Dieu ». 11 TP § 13 : « Ἀγωνίζου στῆσαι τὸν νοῦν σου, κατὰ τὸν καιρὸν τῆς προσευχῆς κωφὸν, καὶ ἄλαλον, καὶ δυνήσῃ προσεύξασθαι. »
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Sur le premier point, Évagre s’exprime ailleurs, en affirmant que la prière est la plus haute « νόησις »12, la plus haute activité intellectuelle qui soit. Le recours à cette νόησις constitue le fondement méthodologique qui permettra à l’esprit de cheminer sans les obstructions qui lui viennent des raisonnements, des tendances vitales (p.ex. du corps), etc. Sur le deuxième point, Évagre reviendra tout au long du traité, puisqu’il s’agit d’une question de première importance pour la pratique ascétique des moines. Au niveau structurel enfin, c’est la forme littéraire préférée d’Évagre qui s’impose : les centuries organisées en courts chapitres aphoristiques. Ces chapitres se distinguent moins par leur unité générale ou la consistance de leur ensemble, que par leur caractère singulièrement incisif et méditatif. Ils se rapportent certainement à un système philosophique plus ample (tel que le présentent les Kephalaia Gnostica), mais ce système ne nous est plus connu dans ses détails. Le TP n’est pas systématique parce qu’il s’adresse à des personnes déjà initiées, qui nécessitent un guide immédiat pour la prière, et non pas une synthèse sur un système qu’ils connaissent déjà et qui forme plutôt un arrière-plan. Ce qui – face à la structure hiérarchique du cosmos – s’impose donc, c’est que l’homme unisse son Esprit à l’Esprit qu’est Dieu. Cette réduction de deux à un est le but de l’enseignement pratique d’Évagre et le but de la vie monastique. Comment donc cette unité peut-elle se réaliser ? Abordons les chapitres 117 à 120, qui répondent précisément à la question de la disposition nécessaire à l’esprit pour pouvoir envisager l’union : « Bienheureux l’esprit qui, au moment de la prière, parvient à l’absence totale de forme. Bienheureux l’esprit qui, dans une prière ininterrompue, dirige tout son désir vers Dieu. Bienheureux l’esprit qui, en priant, devient immatériel et ne possède plus rien. Bienheureux l’esprit qui, dans la prière, acquiert l’insensibilité parfaite. »13
Ce sont chez chapitres qui ont sans doute contribué à la réputation d’Évagre comme d’un « cryptobouddhiste »14. La doctrine idéaliste, ou TP § 35 : « ἄκρα νόησις νοός ». TP § 117-120 : « Μακάριος ὁ νοῦς ὃς κατὰ τὸν καιρὸν τῆς προσευχῆς τελείαν ἀμορφίαν ἐκτήσατο. Μακάριός ἐστιν ὁ νοῦς, ὃς ἀπερισπάστως εὐχόμενος πλείονα πόθον ἀεὶ πρὸς Θεὸν προσλαμβάνει. Μακάριός ἐστιν ὁ νοῦς, ὁ κατὰ τὸν καιρὸν τῆς προσευχῆς ἄϋλος καὶ ἀκτήμων γίνεται. Μακάριός ἐστιν ὁ νοῦς, ὁ κατὰ τὸν καιρὸν τῆς προσευχῆς τελείαν ἀναισθησίαν κτησάμενος. » 14 Cf. GAWRONSKI, R., Word and Silence. Hans Urs von Balthasar and the Spiritual Encounter between East and West, Kettering, Angelico Press, 2015, p. 87. 12 13
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du moins, intellectualiste, qui sous-tend ces chapitres paraît en effet bien loin de la théologie de l’époque, truffée de versets de l’Ecriture, souvent catéchétique et luxuriante en concordismes. L’on retrouve ici au contraire un ton très austère. Quelle est donc la réponse qu’Évagre donne, avec ces chapitres, à la question de l’union de l’esprit à Dieu ? L’esprit, le principe divin dans l’âme, doit parvenir à « l’absence totale de forme ». Qu’est-ce que la forme ? Elle n’est ici pas à prendre au sens technique aristotélicien, comme principe d’actualisation, mais au sens large de principe et différenciation et donc d’individualité. La forme est une détermination et s’oppose donc à l’abstrait en tant qu’indétermination. Dans cette interprétation, et au niveau de l’esprit, la forme pourrait représenter toute modification qui détermine l’esprit de l’extérieur, c’est-à-dire de la perception, ou qui relève de cette perception, comme la mémoire, la réflexion, etc. Ainsi, au sens large, la forme est tout ce qui modifie l’état « informe » et donc indéterminé de l’esprit. Par conséquent, « l’absence totale de forme » serait cet état primitif, totalement inactif et inqualifiable de l’esprit : la masse intellectuelle pure. Quand l’esprit se dévêt de sa forme, selon le premier aphorisme cité, il repose donc en lui-même, perd tout contour et toute conscience de contour. Il cesse toute opération intentionnelle, fût-ce vers lui-même ou vers un objet quelconque, il n’est plus qu’une concentration informe de conscience non-réflexive. Le chapitre suivant confirme l’idée de non-réflexivité : le mode sur lequel l’esprit doit se diriger vers Dieu, c’est « πλείονα πόθον », le mode du désir intégral et unique. Il ne s’agit pas de tendre vers une représentation de Dieu, qui resterait confinée « ἐν σχήματι καὶ μορφαῖς »15, « dans une figure et des formes » ; cela serait, dans une théologie négative du type évagrienne, inadmissible. Le πόθος est plutôt à entendre ici comme une aspiration sans pourquoi et sans finalité, une pure tension dont l’orientation reste invisible à l’esprit lui-même. – Mais ce désir intégral n’est non seulement sans objet, mais aussi sans sujet. Il est l’oubli de l’esprit lui-même, c’est-à-dire non seulement un abandon de l’intentionnalité, mais aussi de la réflexion. Ces deux négations qu’implique le concept de désir intégral correspondent aux deux déterminations auxquelles l’aphorisme précédent s’est opposé grâce au concept de l’ἀμορφία. L’esprit se dévêt donc autant vers l’intérieur que vers l’extérieur. A ce point apparaît déjà la façon originelle dont Évagre réconcilie idéalisme métaphysique et théologie négative. D’un côté, Dieu est intellectuel ; 15
TP § 116.
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mais d’un autre côté, son intellectualité est si pure que l’esprit humain ne peut l’atteindre qu’en abandonnant toute forme et en se faisant pur désir, sans rapport à aucun sujet ou objet. En d’autres mots : Étant donné que Dieu est un esprit inqualifiable, et que l’esprit humain peut atteindre la τελείαν ἀμορφίαν au-delà de toute forme, l’on pourrait dire que l’esprit humain peut se transformer, lorsqu’il ne se représente plus rien, en sa propre représentation de Dieu. Il y a là une unité paradoxale où plusieurs influences, traditions et langages confluent : l’esprit devenant néant pour devenir identique à l’esprit qu’est Dieu. C’est ce que vient reformuler le chapitre suivant, où il est dit de l’intellect priant qu’il « devient immatériel et ne possède plus rien ». Ce chapitre est particulièrement intéressant parce qu’il contient comme une contexture très osée d’un origénisme radical et d’un précepte littéralement évangélique. Le mot signifiant « sans possession » (ἀκτήμων) repose sur la même racine que les « possessions » (κτήματα) du jeune homme déçu dans Matthieu : « Car il avait de grandes possessions »16. En se référant à cette parole évangélique, ce n’est pas uniquement une idée isolée qui est évoquée, mais tout l’esprit de la pauvreté évangélique. Dans la parole du Christ qui répond au jeune homme : « Vends tout ce qui t’appartient »17, l’appartenance est exprimée par le mot « ὑπάρχοντα » (au sens général de « ὑπάρχω », être), signifiant « ce qui est [à toi] ». Le sens en est qu’en abandonnant toutes ses possessions, le jeune homme peut suivre le Christ et donc aspirer au mode de vie divin, être comme Dieu. Il s’agit d’une destitution qui mène paradoxalement à une plénitude, celle de la divinité. Ainsi donc, les « possessions », κτήματα, dont Évagre demande qu’elles soient rejetées, c’est tout ce que l’esprit « possède », tout ce qui lui vient de son état incarné, les souvenirs, les désirs finis, etc. Puis, quand l’esprit atteint ainsi l’état de pauvreté, ἀκτήμων, s’opère en lui ce renversement paradoxal où la dépossession devient plénitude absolue : comme dans les deux aphorismes précédents, c’est la perte de détermination qui devient cause d’unification. Dans cet aphorisme, il y a aussi, comme nous l’avons mentionné plus haut, une certaine part d’origénisme, figuré par l’état immatériel (ἄϋλος) auquel l’esprit doit tendre. La « matière » représente ici le poids corporel attaché à l’intellect. Mais il ne s’agit pas d’une injonction au simple détachement du corps. La matérialité désigne plutôt ce qui, de la matière, comme p.ex. par les perceptions ou un autre contenu de 16 17
Mt 19, 22 : « ἦν γὰρ ἔχων κτήματα πολλά ». Mt 19, 21 : « πώλησόν σου τὰ ὑπάρχοντα ».
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conscience qui ne relève pas immédiatement de la pensée pure (νόησις), devient l’objet d’une intellection, et qui passe donc du corps à l’intellect. C’est cette intrusion de l’extérieur dans l’esprit qu’Évagre cherche à empêcher, puisqu’elle est le contraire direct de l’ἀμορφία du premier aphorisme cité (et l’utilisation relativement libre des notions de forme et de matière renforce l’impression qu’Évagre ne recourt pas à la terminologie aristotélicienne). Enfin, l’intellect doit rechercher dans la prière « l’insensibilité parfaite ». L’ἀναισθησία donne notre « anesthésie », et c’est avec cette nuance lointaine en tête qu’il faut lire ce chapitre. Suite aux trois caractérisations précédentes de l’esprit comme pure unité de pensée informe, c’est à présent sa réceptivité qui est discutée. Il ne doit être accessible pour plus rien : il est anesthésié, et ne dispose plus de la liberté de laisser entrer en lui et trier ce qui lui vient du monde. Il a, pour ainsi dire, perdu conscience, et ne sait plus rien ni de ce qui n’est pas lui-même, ni de ce qu’il est lui-même. La prière l’a hébété jusqu’à un degré où il n’est plus qu’un amas liquide de conscience déstructurée et sans objet. C’est ainsi que se laisse synthétiser l’enseignement des aphorismes traités sur les pages précédentes : 1) Le point de départ est l’idée que, étant donné la nature intellectuelle de Dieu et de la partie supérieur de l’âme humaine, l’homme doit chercher l’unité avec Dieu dans son esprit. 2) Cette unité ne peut s’opérer que par le passage à un état informe, où l’esprit humain perd tout rapport à lui-même et à un objet extérieur, état informe qui est proche de l’indétermination totale de l’esprit divin. 3) Le chemin menant vers cet état informe est le désir intégral, la dépossession, l’anesthésie et la dématérialisation. On pourrait parler, en synthétisant ces trois points, d’une mystique intellectualiste au sens d’une contemplation qui exige « l’idéité » totale de l’homme. Il faut que l’homme devienne un esprit qui n’est plus qu’infinité, un esprit-uniquement – un « citta-mātra » comme le veut Vasubandhu. Passons à présent à ce dernier. Vasubandhu est un des philosophes bouddhistes les plus difficiles à lire. Cela ne tient non seulement au genre littéraire de ses œuvres principales, les « kārikā », qui sont des textes cryptiques, destinées à être commentés par un maître-initiateur. La difficulté est aussi d’ordre historique et biographique. Sous le nom de Vasubandhu nous sont parvenus des écrits d’inspirations si radicalement
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différentes18, qu’à moins de supposer une « Kehre » dans la biographie d’un Vasubandhu unique, on se voit forcé de supposer l’existence de deux Vasubandhu19. Le dernier Vasubandhu serait décidément idéaliste, en ce sens qu’il s’oppose radicalement à la supposition de la dualité extérieur-intérieur ; mais même cette caractérisation se voit contestée.20 En raison de ces difficultés philologiques, nous n’admettons ici que l’hypothèse « d’un » certain Vasubandhu, auteur de plusieurs traités représentatifs de l’évole dite Yogācāra, « pratique du yoga », Vijñānavāda, « doctrine de la pensée » et Cittamātra, « il n’y a que conscience ». Nous nommons d’abord quelques traits généraux de la doctrine Yogācāra. Le but de cette doctrine est de mener le pratiquant à dépasser le mécanisme des « perturbations » (kleśa), qui causent en l’esprit des « obscurations » (āvaraṇa), le gardent emprisonné dans le flux des « semences » (bīja) et provoquent, en interagissant avec karma, la réincarnation et donc la perpétuation de l’existence marquée de souffrance. Il est évident que cette perspective paraît, de prime abord, très éloignée d’une métaphysique telle que nous venons de la reconstruire avec Évagre. Chez Vasubandhu, il manque certains points d’appui : Dieu/ esprit divin, âme, etc. Point de départ et point d’aboutissement diffèrent fondamentalement de ceux de la théologie esquissée avec Évagre. Néanmoins, des similitudes de structure, de méthode et de terminologie invitent à approfondir la question du dépassement de la dualité. Les Trente Vers sont un court traité dédié à l’analyse des états de conscience liés à la représentation des objets du monde. Ce traité est construit de façon systématique, allant du plus basique et général (la structure globale de l’esprit) vers le but de la doctrine idéaliste (le dépassement de la dualité dans l’absolu, la dharmatā/tathatā).
18 D’un côté, l’Abhidharmakośabhāṣyam contient ce qu’on pourrait appeler une ontologie positive (les réalités extérieures, dharma, sont admises) ; au contraire, les ci-traités Trente Vers, ainsi que les Vingt Vers (Viṃśatikā), l’Enseignement sur les Trois Modes de l’Etre-Soi (Trisvabhāvanirdeśa, dont il n’est pas sûr si le même Vasubandhu en est l’auteur), aboutissent à un rejet de la réalité en dehors de l’esprit. 19 Supposition faite déjà au milieu du 20è siècle : FRAUWALLNER, E., On the Date of the Buddhist Master of the Law Vasubandhu (Seria Orientale Roma Bd. 3), Rome, Instituto Italiano per il Medio ed Estremo Oriente, 1951; aussi: PADMANABH, S. J., “On the theory of two Vasubandhus”, in Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 21 (1958), 1-3, pp. 48-53, et JAINI, P.S., « On the theory of two Vasubandhus », in Bulletin of the School of Oriental and African Studies n° 21(1958), pp. 48-53. 20 Cf. KOCHUMUTTOM, TH. A., A Buddhist Doctrine of Experience. A New Translation and Interpretation of the Works of Vasubandhu the Yogācārin, Delhi: Motilal Banarsidass, 1982, p. 1.
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Le premier vers du traité explique : « Les diverses expressions figurées ‘soi’ ou ‘chose’ ne sont que des modifications de la pensée. »21 Il s’agit là de l’hypothèse fondamentale de l’école Vijñānavāda : premièrement, le soi et les choses sont des projections de principes mentaux vers l’intérieur (aboutissant à la réflexion et la supposition d’un sujet) et vers l’extérieur (aboutissant au monde objectif) ; deuxièmement, ces projections peuvent être rapportés à l’esprit, vijñāna. Ensuite, selon le principe du passage du plus général au plus spécifique, Vasubandhu explique les trois modifications22 par lesquelles l’esprit peut être affecté. 1) La forme basale de l’esprit est la simple pensée, sans obstruction et moralement neutre23, pris non pas comme une pensée spécifique, mais comme simple élément qui « contient » (d’où se dérive sa désignation « pensée-conteneur », ālayavijñāna) la dynamique des pensées spécifiques et laisse ces pensées « murir » (elle est aussi appelée « maturation », vipāka) comme des « semences » (bīja) qui, en retour, se répercuteront sur l’esprit. 2) Ensuite, lorsque cette forme basale de l’esprit est, par une mésinterprétation, conçue comme « Soi » (ātman) subsistant, se développe la modification « dite réflexion » (mananākhya24) ou encore « réflexion afflictive » (kliṣṭamanas), c’est-à-dire la conscience du Soi émerge, avec toutes les afflictions que cela entraîne, comme l’amour de Soi25, l’égarement par le Soi26, etc. 3) Finalement, c’est la « perception objective »27 qui se développe, c’est-à-dire la perception d’un monde extérieur, transmis par les sens. Evidemment, toutes ces modifications, sauf le principe neutre de la première, n’ont aucune réalité : les pensées individuelles qui constituent des « semences » dans la première modification, le Soi imaginé de la deuxième modification, un monde conçu comme extérieur au soi – tout cela n’existe pas. C’est de cette réduction de toute détermination de la pensée, subjective ou objective, au seul fait indistinct et primordial de la pensée que se dérive le nom de l’école de Vasubandhu : Vijñānavāda, « théorie de l’esprit », ou plus simplement : idéalisme. Quelle est la finalité de cette théorie, et comment remédier aux déformations que l’esprit subit par les modifications ? Quel est l’état 21 22 23 24 25 26 27
TVK 1 : « ātmadharmopacāro hi vividho yaḥ pravartate / vijñānapariṇāme ‘sau ». TVK 1 : « pariṇāmaḥ ». TVK 4 : « ānivṛtāvyākṛtaṃ ». TVK 2 : « mananākhyaśca ». TVK 6 : « ātmasneha ». Ibid. : « ātmamoh[a] ». TVK 8 : « viṣayasyopalabdhiḥ ».
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normal de l’esprit ? Pour pouvoir répondre à ces questions, il faut en revenir à la première modification et identifier en elle le principe nonmodifié de l’esprit. Le terme « pensée-conteneur » a suscité de nombreuses controverses. Quelle est sa fonction précise, et dans quel contexte est-il apparu ? Est-ce qu’il ne ressemble pas de très près à ce que la tradition brahmanique appelle « ātman », Soi, âme ? La monographie la plus importante à ce sujet est publiée en 1987 par Lambert Schmithausen.28 Il ressort de la synthèse de Schmithausen que la notion de « pensée-conteneur » a connu des évolutions multiples et que la signification apparaissant chez Vasubandhu n’est qu’une étape de ces évolutions. La pensée-récipient constituait originellement, suivant l’analyse de Schmithausen, dans le texte dit Yogacārābhūmiśāstra (un des plus anciens témoignages de l’école Vijñānavāda, constitué de plusieurs strates de texte), une réponse à un problème typique du bouddhisme : comment en effet pourrait-on expliquer, dans une vision du monde où il n’y a ni âme, ni cohérence des éléments de base de la personnalité, qu’il y ait une certaine continuité vitale qui permet d’attribuer à un unique sujet des états de conscience, des actes, etc., et aussi, d’expliquer ce qui, après la mort, transmigre vers un autre corps ? – La réponse est la pensée-conteneur, en tant qu’elle constitue un support pour les impressions de la vie passée, entrant comme physiquement dans la mère lors d’une nouvelle naissance, pour constituer de nouveau le noyau de vie de la personne.29 On trouve dans cette notion une certaine ambivalence : D’un côté, la pensée-conteneur est porteuse du dynamisme des bījas, elle est donc le suppôt même de la transmigration ; elle est aussi l’élément sur lequel toutes les autres modifications se fondent ; et en principe, tout n’est qu’une transformation de cette forme basale de pensée. D’un autre côté, cette pensée-conteneur n’est pas mouvementée en soit, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas pur en elle est accidentel. Si le principe de la dynamique vitale se trouve en elle, le principe de l’esprit pur et non-transformé doit aussi s’y trouver. Cette ambivalence se trouve dans les textes mêmes. Considérons un passage de Vasubandhu où est décrit le rapport de la perception des sens 28 SCHMITHAUSEN, L., Ālayavijñāna. On the Origin and the Early Development of a Central Concept of Yogācāra Philosophy (2 vol.), Tokyo, The International Institute for Buddhist Studies, 1987. 29 Cf. ibid., p. 43.
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(conçus, selon l’enseignement Abhidharma, comme cinq sens liés à cinq consciences individuelles) à la pensée-conteneur : « L’émergence des cinq consciences [c’est-à-dire de la quintuple conscience liée aux sens, FM] a lieu, selon leurs conditions spécifiques, dans la pensée fondamentale, soit ensemble, soit autrement, telles des vagues dans l’eau. »30
L’image représentant la façon dont les impressions entrent et se fixent dans la pensée-conteneur est celle des vagues dans l’océan. Cette image exprime toute l’ambivalence de l’idée de la pensée-conteneur : tout mouvement a lieu en elle, mais en soi, elle n’est que l’eau d’un océan qui, s’il n’est pas mu par des vagues, est en repos. A la base, la penséeconteneur est en repos. Cette caractérisation de la pensée-récipient permet d’ailleurs un lien direct avec le soutra dit Laṅkāvatārasūtra, qui est une source problématique sous l’aspect de sa datation et de son auteur, mais de grande importance pour la doctrine Vijñānavāda. Citons, à titre d’exemple, un des vers de ce soutra expliquant le rapport de la conscience à la pensée-récipient : « Comme lorsque des vagues sont levées, sur l’océan, par le vent Et qu’elles vont dansant, sans interruption, Ainsi la mer de la pensée-récipient, hérissée par les vents des objets de cognition, Danse sous l’impact des vagues des diverses consciences. »31
Cette représentation de la pensée-récipient est identique à celle que propose, dans un langage plus comprimé et obscur, Vasubandhu dans son traité. La pensée-récipient est un océan informe de conscience, qui n’a aucune borne, puisque les bornes ne seraient imaginables que comme projection de la pensée, et resteraient donc des bornes imaginées à l’intérieur de l’océan. Les vagues sont les tressaillements de la sensibilité, ridant l’océan, mais n’altérant pas sa constitution. Elles sont faites d’océan et lui restent intérieur, tout comme, dans la doctrine Vijñānavāda, le monde ne constitue qu’une modification immanente à la pensée. Il faut ensuite demander : comment la forme primitive de la penséeconteneur, l’esprit pur et immobile, peut-elle être restituée ? La finalité de l’enseignement pratique du Vijñānavāda, c’est ce que Vasubandhu 30 TVK 15 : « pañcānāṃ mūlavijñāne yathāpratyayamudbhavaḥ / vijñānānāṃ saha na vā taraṅgāṇāṃ yathā jale ». 31 « taraṃgā hyudadheryadvatpavanapratyayeritāḥ / nṛtyamānāḥ pravartante vyucchedaśca na vidyate // ālayaughastathā nityaṃ viṣayapavaneritaḥ /citraistaraṃgavij ñānairnṛtyamānaḥ pravartate. » ed. VAIDYA, P. L., Saddharmalaṅkāvatārasūtram (Buddhist Sanskrit Texts, vol. 3), Darbhanga, The Mithila Institute, 1963, p. 19.
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appelle, à la fin de son traité en Trente Vers, un « renversement du fondement »32. Que faut-il entendre par là ? Il s’agit d’une « conversion » de la pensée-conteneur. Par un travail de méditation ardu, l’esprit se dévêt de ses deux formes « d’impéritie »33, qui sont deux formes de comportement inadéquat par rapport aux objets de connaissance, menant à deux formes d’obscuration (āvaraṇa) de l’esprit. L’effet principal de ce renversement est de déraciner le « dualisme du sujet et de l’objet »34, la cause de tout le dysfonctionnement de l’esprit ; c’est en reconnaissant qu’il n’existe pas d’objet extérieur ni de sujet subsistant comme entité réflexive, que le dualisme est sans fondement, que l’esprit est restitué dans sa forme primitive. Le sommet de l’enseignement de Vasubandhu est la résolution du dualisme et le retour à l’esprit dans sa pureté primitive. C’est à ce niveau que se produit le retour à la non-représentation35 et la percée dans le « monde inimaginable, complaisant et ferme »36 de l’esprit absolu, « l’ainsité »37, encore identifiable à la nature du bouddha, au « [corps] appelé ‘absolu’ »38. Par le renversement de la pensée-conteneur, celle-ci s’est défaite du dynamisme des semences et s’est transformé en cet océan de pensée indistinct et sans ride, qui, comme chez Évagre, devient absolu en devant infinité inqualifiable. Passons en revue le chemin parcouru pour identifier les points de départ des deux auteurs et le point d’aboutissement, qui semble à présent n’être plus qu’unique. Évagre part d’une métaphysique centrée sur l’esprit divin, cette monade au sommet de l’univers intelligible vers laquelle toute la création tend. Bien qu’il ne nie à aucun endroit la réalité du monde créé, Évagre juge que la seule voie qui puisse ramener l’homme à Dieu, la dualité à l’unité, est le processus d’idéalisation de l’homme. Pour comprendre ce processus et son dynamisme dans la prière, nous avons analysé les chapitres 117 à 120 du Traité sur la Prière d’Évagre, où nous avons identifié une théorie du νοῦς incarné et de sa conversation avec Dieu. La prière est pour Évagre un mode autonome d’activité 32 33 34 35 36 37 38
TVK 29 : « āśrayasya parāvṛtti[ḥ] ». Ibid. : « dauṣṭhulya ». TVK 26 « grāhadvaya ». TVK 29 : « Sans perception », « anupalambha ». TVK 30 : « dhātu acintyaḥ kuśalo dhruvaḥ ». TVK 25 : « tathābhāva ». TVK 30 : « dharmākhy[aḥ kāya] ».
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noétique, et même le mode suprême, en ce qu’il permet le dépassement des structures discursives impliquées dans les modes inférieurs. En effet, la prière permet d’être « sourd et muet ». Elle est une forme de séquestration paradoxale, d’informité totale et d’immatérialité où l’esprit est coupé de toute information extérieure, mais où, paradoxalement, cet état de non-information provoque une ouverture intérieure si totale, qu’elle ôte à l’esprit toute limitation et le transpose dans une unité qui est celle du νοῦς divin lui-même. Le point départ de Vasubandhu est différent. Vasubandhu part de la seule donnée de l’esprit humain. Il analyse la structure de cet esprit, détermine en lui la cause du mouvement et de l’engouffrement dans l’illusion d’un monde intérieur et extérieur, puis propose une issue, qui est celle du dépassement du dualisme par le « renversement du fondement ». Ce renversement est une épuration du mode fondamental de l’esprit, la « pensée-récipient », qui, en se renversant, évacue les « semences » (bīja) et les impressions résiduelles de la perception intérieure et extérieure, pour devenir une forme d’esprit qui ne sera plus qu’une « ainsité » (tathatā) intellectuelle sans dualité. Le point d’aboutissement ne sera donc justement pas l’esprit humain, mais la nature du Bouddha. Chez Évagre, la dualité est celle de l’esprit incarné et de l’esprit divin ; chez Vasubandhu, celle du sujet et de l’objet. L’unité est, chez Évagre autant que chez Vasubandhu, l’esprit qui n’a plus de rapport à lui-même ni à un extérieur, et dans cette unité convergent les noms que les deux auteurs lui donnent : ἀμορφία ou le « savoir transcendant »39. Quelle conclusion tirer de ce rapprochement ? Alors que le bouddhisme n’admet ni âme, ni substance intellectuelle, et que la théologie antique est toute centrée sur la θέωσις (ἕνωσις visant Dieu) de l’âme, et qu’il semble donc y avoir une incompatibilité dans les termes mêmes du problème, l’étude ici proposée montre que la non-dualité correspond à une intuition philosophique plus fondamentale que toute incompatibilité de prémisses. Il y a donc lieu de croire que la non-dualité fasse partie des concepts qui, au-delà des oppositions de surface, manifestent le caractère primaire, indéniable et universel des intuitions philosophiques.
39
TVK 29 : « jñānaṃ lokottaraṃ ».
L’ONTOLOGIE CORRÉLATIVE D’IBN ῾ARABĪ : MÉTAPHYSIQUE DE L’ÊTRE ET DE SES RELATIONS Gregory VANDAMME (Université Catholique de Louvain)
1. Introduction1 La métaphysique d’Ibn ῾Arabī (m. 638/1240)2 est devenue célèbre jusqu’aujourd’hui sous l’appellation d’« unité de l’être » (waḥdat al-wujūd)3, bien qu’il n’ait jamais utilisé lui-même cette formulation, élaborée par ceux qui réclamèrent son héritage4, et devenue le centre de polémiques célèbres dans l’histoire de la pensée islamique5. Cette doctrine 1 Je tiens à exprimer toute ma gratitude aux Pr. Cécile Bonmariage et Pr. Raphaël Gély pour leur généreuse relecture de ce texte et leurs précieux commentaires. 2 Pour un aperçu biographique et doctrinal succinct mais très riche, cf. ADDAS, C., Ibn Arabî et le voyage sans retour (Sagesses, 114), Paris, Points, 1996. Une excellente introduction est également proposée par CHITTICK, W.C., Ibn ῾Arabi: heir to the prophets (Makers of the Muslim world), Oxford, Oneworld, 2005. Ces deux auteurs ont également réalisé ce qui reste de loin la meilleure biographie scientifique à ce jour (ADDAS, C., Ibn ʻArabī, ou la quête du soufre rouge (Bibliothèque des Sciences Humaines), Paris, Gallimard, 1989) et les meilleures synthèses doctrinales (CHITTICK, W.C., The Sufi Path of Knowledge: Ibn al-ʻArabī’s Metaphysics of Imagination, Albany, State University of New-York Press, 1989 ; et The self-disclosure of God: principles of Ibn al-῾Arabi’s cosmology (SUNY series in Islam), Albany, State University of New-York Press, 1998). On signalera aussi l’excellente synthèse de MORRIS, J.W., The Reflective Heart. Discovering Spiritual Intelligence in Ibn ‘Arabī’s Meccan Illuminations, Louisville, Fons Vitae, 2005. 3 Pour une synthèse de la place d’Ibn ῾Arabī dans la philosophie en Islam, cf. CHITTICK, W.C., Ibn ‘Arabî, dans NASR, S.H., et LEAMAN, O., (éd.), History of Islamic Philosophy, Routledge History of World Philosophies, London / New York, Routledge, 2007, pp. 497-509. À propos de l’élaboration du concept de “Waḥdat al-wujūd”, cf. CHITTICK, W.C., Rūmī and Waḥdat Al-Wujūd, dans HOVANNISIAN, R., BANANI, R.A. et SABAG, G. (eds.), Poetry and Mysticism in Islam: The Heritage of Rumi, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 70-111. 4 À propos de l’école de pensée élaborée par les disciples d’Ibn ῾Arabī, cf. CHITTICK, W.C., The School of Ibn ʻArabī, dans History of Islamic Philosophy, op. cit., pp. 510-523. 5 Pour une synthèse de ces polémiques, cf. KNYSH, A., Ibn ‘Arabi in the later Islamic tradition: the making of a polemical image in medieval Islam, Albany, State University of New York Press, 1999 ; et CHODKIEWICZ, M., Le procès posthume d’Ibn ‘Arabî, dans DE JONG, F. et RADTKE, B. (éd.), Islamic mysticism contested: thirteen centuries of
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ontologique mal définie a souvent été qualifiée de « monisme », voire de « panthéisme », tant par ses opposants historiques que par les chercheurs récents, souvent sans faire droit à la complexité et à l’originalité de l’écriture de celui qui fut qualifié par ses partisans de « Shaykh alakbar » (« plus grand des maîtres »)6. En effet, la lecture attentive de ses œuvres7 révèle une approche nuancée de l’ontologie, articulée autour des multiples relations et interconnexions entre Dieu et Sa Création – autrement dit, entre l’être et les modes d’existence –, qui résiste mal aux reformulations – et a fortiori aux traductions – s’éloignant trop de cette écriture particulière. Cette difficulté provient avant tout du fait que la formulation de son ontologie « n’est rien d’autre qu’une reconstruction théorique ou rationnelle d’une vision métaphysique originale qui est conçue comme intuition de la réalité »8. Ibn ῾Arabī fonde en effet sa métaphysique sur une expérience fondamentale, qu’il nomme « dévoilement » (kashf) ou « réalisation » (taḥqīq), censée extraire de la dualité sujet / objet, pour accueillir un état d’être qualifié de « perplexité » (ḥayra), seul à même d’appréhender pleinement la coincidentia oppositorum entre unité de l’être et multiplicité des modes d’existence. On comprend dès lors que cette intuition première de l’être doive nécessairement être formulée de manière ambivalente. Ibn ῾Arabī y parvient notamment en utilisant la polysémie du terme « wujūd » (dont la racine w-j-d renvoie à la fois au fait de « trouver », de « faire l’expérience » et d’« exister »), et qui désigne sous sa plume tour à tour l’être unique, l’existence partagée, et ce qui est trouvé par l’expérience9. Ce que d’aucuns nomment la waḥdat al-wujūd renvoie donc tout autant à « l’unité de l’être » qu’à « l’unité du trouvé ». Le projet spéculatif du Shaykh s’articule autour de cette appréhension indifférenciée de l’être qui résorbe l’articulation entre subjectivité et objectivité : « Il n’est pas divisé par quelque chose qui n’est pas Lui (…) controversies and polemics (Islamic history and civilization : Studies and texts, 29), Leiden, Brill, 1999, pp. 93-123. 6 Cf. RUSTOM, M., Is Ibn Al-‘Arabī’s Ontology Pantheistic?, dans Journal of Islamic Philosophy 2 (2006), pp. 53-67. 7 YAHIA, O., Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn ῾Arabī : étude critique, 2 t., Damas, Institut français de Damas, 1964, renseigne 846 œuvres au total, mais dont certaines sont des doublons et d’autres de fausses attributions. On estime aujourd’hui l’œuvre originale à environ 300 titres. 8 IZUTSU, T., Unicité de l’existence et création perpétuelle en mystique islamique, Paris, Les deux océans, 2011, p. 52. 9 Ibn ῾Arabī définit par ailleurs le terme wujūd”comme : “L’expérience (wijdān) du Réel dans l’extase (wajd)”, IBN AL-῾ARABĪ, Iṣṭilāḥāt al-ṣūfiyya, éd. ṢALĀH ḤAMDĀN, A., Le Caire, Maktaba Madboulī, 1999, p. 7.
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il est celui qui voit (al-shāhid) et celui qui est vu (al-mashhūd) »10. La formulation de son ontologie veille donc à conserver cette ambivalence afin de ne pas objectiver l’être en trahissant par là ce qu’il est. Comme le résume très bien Izutsu : « Dès l’instant où l’“existence” est saisie en tant qu’objet, elle cesse d’être elle-même. L’“existence” dans son indétermination originelle ne peut jamais être tenue pour objet. Elle ne peut être réalisée qu’en tant que sujet de toute connaissance »11.
Ainsi, l’intuition de l’être est avant tout pour Ibn ῾Arabī une expérience d’unification, celle de l’effacement de la dualité sujet / objet dans la présence ambivalente de l’être. Sa pensée et son écriture se déploient dès lors dans un mouvement constant, qui orbite autour de ce noyau d’expérience primordiale pour en révéler toutes les implications : « The ontological core itself of Ibn ‘Arabî’s entire philosophizing is surprisingly simple and solidly immovable; it is the different angles from which he considers it that constantly move and change, revealing at every step a new aspect of the core. Every new angle discloses some unexpected aspect of it. As he goes on changing his perspective, his philosophy becomes molded into a definite form. This process itself is, in short, his philosophy »12.
Parce qu’elle vise à formuler une intuition de l’être dégagée de la différenciation entre subjectivité et objectivité, et qu’elle se fonde sur la polysémie du terme « wujūd » lui-même, l’ontologie développée par Ibn ῾Arabī est radicalement inséparable de son épistémologie. Comme le remarque justement Chittick : « “Being” is in no way divorced from consciousness, from a fully aware finding, perception, and knowledge of the ontological situation »13. Autrement dit, l’être-sujet et l’être-objet ne renvoient qu’à un seul être : « In the Shaykh’s view, existence and knowledge are two names for the same reality ; it is impossible to discuss one without the other »14. Un poème d’Ibn ῾Arabī, où il fait s’exprimer 10 IBN AL-῾ARABĪ, Al-futūḥāt al-makkiyya, 4 vol., Beyrouth, Dar al-Fikr, s. d. [dorénavant indiqué “Fut., vol., p.”], ici : Fut., II, 484. 11 IZUTSU, T., Unicité de l’existence, p. 61. Izutsu choisit de traduire “wujūd” par “existence”. Le terme “être” me semble plus approprié car il est moins connoté et comporte notamment le sens “d’acte d’être” qui est sans doute plus proche de la polysémie originelle du terme “wujūd”. 12 IZUTSU, T., Sufism and Taoism: A Comparative Study of the Key Philosophical Concepts, Berkeley-Londres, University of California Press, 1984, p. 183. 13 CHITTICK, W.C., The Sufi Path of Knowledge, p. 6. 14 Ibid., p. 91.
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l’être à propos de lui-même, laisse apparaître cette corrélation entre être et connaissance : « Je suis l’être (wujūd) par mon essence. L’être m’est dû, sans restriction, Tout comme ma Science est, en réalité, absolue »15.
On comprend que le Shaykh ait recours à la forme poétique lorsqu’on constate combien la formulation de sa pensée se confronte perpétuellement aux limites du langage, foncièrement inapproprié, de par sa structuration, pour exprimer avec précision cette approche ontologique. En effet, l’être est toujours traité dans la grammaire comme s’il était un accident se rapportant à une substance, alors que pour respecter l’approche ontologique d’Ibn ῾Arabī, l’existence devrait au contraire être l’unique sujet de toute proposition, et non l’un de ses prédicats, puisque toute chose n’est in fine pour lui qu’une épithète qualifiant l’être unique16. Une autre particularité de sa métaphysique est qu’elle repose bien évidement sur une perspective théologique. Autrement dit, pour Ibn ῾Arabī, Dieu est Lui-même pur être, pure plénitude, pure conscience. « Il est la lumière inaltérée (maḥḍ) et l’être pur (khāliṣ) »17, et « Il n’y a [rien] dans l’être (wujūd) si ce n’est Dieu »18. Tout ce qui « est » à part Lui n’existe que par un reflet de la brillance de cet être unique, dont la variété des éclats dessine une ramification de relations entre les modes d’existence multiples et leur source unique. Autrement dit, l’être est unique et purement divin, et la Création est une manifestation de cet être dans une multiplicité de modes d’existence. Cet être divin ne se fait connaître dans son ambivalence qu’à travers le processus de Révélation, seul à même d’en exprimer toute l’irrésoluble tension sans chercher à la résoudre par l’objectivation de la raison : « Sache que Dieu est l’Apparent (al-ẓāhir) que les yeux contemplent, et le Caché (al-bāṭin) que les intellects contemplent (…) Néanmoins, la contemplation n’implique pas de savoir qu’Il en est l’objet (maṭlūb), si ce n’est par une information [venant] de Dieu »19.
La métaphysique du Shaykh est en ce sens une perspective théologique ancrée au plus profond de la révélation coranique, à laquelle il puise abondamment afin d’appréhender et d’exprimer l’être tel qu’il est. 15 16 17 18 19
Fut., I, 72. IZUTSU, T., Unicité de l’existence, pp. 55-56. Fut., III, 266. Fut., III, 373. Cf. également CHITTICK, W.C., The Sufi Path of Knowledge, p. 7. Fut., III, 484.
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En effet, si Ibn ῾Arabī a parfois recours à la terminologie classique de la philosophie et de la théologie de son temps pour exprimer sa perspective métaphysique, son langage puise avant tout aux registres symboliques du Coran, du Hadith, et de la tradition soufie20. Cette forme d’écriture particulière lui permet de garder l’expression de son ontologie des limites d’une formulation systématique qui ne parviendrait pas à rendre l’ambivalence qu’il tente de tenir, à savoir que tout ce qui se trouve dans l’être est à la fois « Lui non-Lui » (huwa lā huwa). Il est donc nécessaire d’aborder ses énoncés métaphysiques en tenant compte à la fois de cette conception unitaire – et ambivalente – de l’être, et des particularités du langage qu’il emprunte pour l’exprimer. À ce titre, la notion de « relation » (nisba) (et de « corrélation » – munāsaba) se révèle indispensable pour déplier la complexité de son langage. Elle apparaît en filigrane dans toutes les formulations de son ontologie, car elle concerne précisément le point d’articulation entre l’être unique et la multiplicité des choses qui se trouvent à part lui. Cette étude se propose précisément d’esquisser les bases d’une redéfinition des notions fondamentales de l’ontologie d’Ibn ῾Arabī, à partir de la notion de « corrélation ». Nous aborderons les relations qui définissent l’articulation entre être et non-être, sur laquelle se fonde la multiplicité des existences, et le premier niveau de distinction qu’impliquent ces relations, entre ce que le Shaykh nomme « l’Essence » (al-dhāt), et « la Divinité » (al-ulūhiyya). Afin de définir les principales notions de sa métaphysique de l’être, cette étude devra être étendue ultérieurement à la manifestation (tajallī) des Noms divins, faisant passer l’être du niveau de « l’Un » (aḥadiyya) à celui de « l’Unité » (wāḥidiyya), ainsi qu’à l’articulation entre les « entités positives » (a῾yān thābita)21 et les différents niveaux de relation. Une telle reformulation de l’ontologie du Shaykh al-akbar, faisant droit à la variété des points de vue qu’elle adopte, permettra de mieux saisir la façon avec laquelle ces corrélations déterminent le rapport entre l’être (wujūd) et les existants (mawjūdât)22. 20 Cf. les définitions souvent déconcertantes qu’il donne à des termes usuels du vocabulaire de la falsafa et du kalām dans ses Iṣṭilāḥāt al-ṣūfiya, op. cit., et notamment l’exemple donné ci-dessus à propos du terme “wujūd”. 21 On pourrait le traduire également par “entités établies”. Il s’agit des entités déterminées de chaque existant dans leur état non-manifesté. Autrement dit, les choses telles qu’elles sont dans la Science de Dieu. 22 Cette étude se base principalement sur l’opus magnum du Shaykh : les Futūḥāt makkiyya (IBN AL-῾ARABĪ, al-Futūḥāt al-makkiyya, op. cit.). Pour une introduction substantielle à cette œuvre, cf. CHODKIEWICZ, M., Une introduction à la lecture des Futûhât
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2. Être et non-être L’être (wujūd) est l’unique absolu pour Ibn ῾Arabī. Autrement dit, l’être est indétermination absolue, unité pure sans attributs. Du point de vue théologique, Dieu n’est en substance rien d’autre que cet être absolu : « Il est l’être pur et inaltéré (al-wujūd al-khāliṣ al-maḥḍ) »23. Le non-être (῾adam), quant à lui, désigne la négation de l’être, autrement dit, ce qui n’« est » absolument pas lorsqu’on considère l’être absolu24. Cette négation ne renvoie dès lors à rien d’autre qu’à l’être, ou plutôt elle est une relation de l’être à l’être. Elle est en cela autre que l’être, sans rien désigner rien à part l’être. La non-existence de la relation entre l’être et lui-même est ainsi la première qualification qui soit applicable à l’être, bien qu’elle ne renvoie à aucune existence à part l’être pris absolument. « L’associé (al-sharīk) est pur non-être (῾adam maḥḍ), et l’être absolu (al-wujūd al-muṭlaq) n’admet pas le non-être. Dès lors, il n’y a pas de doute sur le fait que l’associé n’a rien avoir avec son associé (…) C’est pourquoi nous disons qu’il n’admet pas d’associé, parce qu’il n’y a pas d’associé »25
Cette première relation entre l’être et sa négation fonctionne dès lors, selon Ibn ῾Arabī, comme un miroir capable de réfléchir l’indétermination radicale de son unité dans cette détermination primordiale, qui caractérise son absoluité26. Autrement dit, cette détermination première de l’être n’a lieu que dans le reflet de la négation de son indétermination, sans altérer l’indétermination radicale de l’être. L’ensemble des déterminations subséquentes de l’être qui vont se déployer à partir de cette détermination primordiale, n’ont à leur tour aucune « existence » propre : « Les relations ne sont ni des entités (a῾yān) ni des choses (ashyā᾿). Elles sont plutôt de l’ordre du non-être (umūr ῾adamī) lorsqu’on observe leurs réalités »27. On comprend à nouveau ici, d’une autre façon, pourquoi l’ontologie et l’épistémologie sont irrémédiablement corrélées dans la pensée du Shaykh : du point de vue de l’être, rien n’existe à part lui, étant donné qu’il n’a de relations qu’à lui-même ; tandis que du point de vue de la multiplicité intelligible des relations, se trouvent une série de déterminations Makkiyya, dans CHODKIEWICZ, M., (éd.), Les illuminations de La Mecque / The Meccan Illuminations (Bibliothèque de l’Islam. Textes), Paris, Sindbad, 1988, pp. 15-75. 23 Fut., I, 420. Cf. également la citation précédente de Fut., III, 266, en note 17. 24 Lorsqu’il est considéré en rapport à l’absoluité de l’être, il est alors qualifié plus particulièrement de “non-être absolu” (῾adam muṭlaq), cf. e.a. Fut., I, 148 et II, 672. 25 Fut., III, 71. 26 À propos de l’articulation entre le miroir du non-être et l’être, cf. Fut., III, 47. 27 Fut., II, 516.
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relatives à cet être unique. Parce que toutes ces déterminations se rapportent ultimement aux relations entre le pôle de l’être absolument indéterminé et celui de sa négation, leur qualité intelligible est leur seul degré d’existence : « Les relations ne sont pas des entités d’être (a῾yān wujūdiyya), mais elles ne peuvent pas être qualifiées par le non-être absolu (῾adam muṭlaq) puisqu’elles sont intelligibles (ma῾qūla) »28. De cette manière, c’est à travers des relations non-existantes que l’être unique se détermine pour donner lieu aux modes d’être multiples, et ces relations ne tiennent leur existence que de l’être unique qui se détermine à travers elles : « Il n’y a pas d’entité dans les relations mêmes (lā ῾ayn fī ῾ayn al-nisab)29, car celles-ci n’ont pas d’entités, bien que leurs propriétés (aḥkām) définissent (yaḥkamu) l’être (wujūd). Elles n’ont pas d’entité et elles n’ont pas d’existence (wujūd) si ce n’est par leurs propriétés »30.
L’être possède ainsi deux relations fondamentales : la première avec le miroir de sa négation, à partir de laquelle se déploie le réseau de relations qui fonde la multiplicité de l’existence apparente ; la seconde avec sa propre indétermination absolue, ou autrement dit, avec l’image que ce miroir non-existant renvoie de l’être lui-même. Dans le langage de la perspective théologique, et du rapport de Dieu au monde, cette double relation fonde la distinction essentielle entre les aspects manifesté (ẓāhir) et non-manifesté (bāṭin) de l’être divin : « Dieu a rattaché le monde à Lui, et a rapporté à propos de Lui-même qu’Il possédait deux relations (nisbatayn) : une relation au monde à travers les Noms divins (al-asmā᾿ al-ilāhiyya), qui établissent les entités (a῾yān) du monde ; et la relation de son indépendance au monde. Par la relation de de son indépendance au monde, Il se connaît Lui-même, tandis que nous ne Le connaissons pas (...) et par la relation de son rattachement au monde (...) Il se connait également Lui-même, et nous Le connaissons »31. 28
Fut., II, 684. La question de la réalité ou non des choses inexistantes a fait l’objet de nombreux débats dans la littérature du kalām, notamment à travers l’affirmation de certains Mu῾tazilites : “ce qui est non-existant est une chose” (al-ma῾dūm shay᾿). Cf. e. a. KLEIN-FRANKE, F., The Non-Existent is a Thing, dans Le Muséon. Revue d’études orientales (1994) 107, pp. 375-90; et BENEVICH, F., The Reality of the Non-Existent Object of Thought. The Possible, the Impossible, and Mental Existence in Islamic Philosophy (eleventh– thirteenth centuries), dans Oxford Studies in Medieval Philosophy, vol. 6, PASNAU, R., (ed.), Oxford, Oxford University Press, 2018, pp. 34-58. 29 Chittick le traduit par : “Relationships are non-entities within entities”, The Sufi Path of Knowledge, p. 36, mais la lecture adoptée ici permet de maintenir ces relations hors de toute “essentialisation”, ce qui me semble correspondre à ce qu’indique Ibn ῾Arabī à ce propos. 30 Fut., III, 362. 31 Fut., II, 533.
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L’aspect manifesté de l’être apparaît dans les relations qui tissent la trame du monde, tandis que son aspect non-manifesté n’est connu que de lui-même. Mais, malgré qu’il soit pur être sans relations, cet aspect nonmanifesté demeure la potentialité indéterminée de toutes les relations qui viennent à l’existence à travers son aspect manifesté. De cette manière, la non-existence des relations potentiellement contenues dans l’aspect non-manifesté de l’être n’est qu’une non-existence « relative » (῾adam iḍāfī) à leur possibilité de manifestation, et ce qui ne se trouve pas dans l’existence manifestée se trouve dès lors tout de même compris dans la potentialité indéterminée de l’être, ou autrement dit, dans son aspect nonmanifesté. L’être est donc absolu au sens où il possède à la fois un aspect manifesté et un aspect non-manifesté, et qu’aucun de ces deux aspects ne le limite. Du point de vue modal, cet être unique et absolument indéterminé est le seul nécessaire par soi, puisque sa réalité est radicalement équivalente à l’existence elle-même. Les impossibles, c’est-à-dire les choses dont la définition requiert la non-existence, appartiennent quant à eux au non-être absolu (῾adam muṭlaq), puisqu’elles ne sont que la négation qui se trouve dans la potentialité indéterminée de l’être. « Il est pure lumière, tandis que l’impossible est pure ombre »32. Tout ce qui se trouve en dehors de l’être pur – autrement dit, tout ce qui nous apparaît comme « à part Dieu » (mā siwā Llāh) à travers les relations –, sont des possibles, en tant que leur définition ne requiert ni l’existence ni la non-existence. Entre les deux pôles fondamentaux de l’être et de sa négation, les possibles sont donc les réalités dont les relations à l’existence et à la non-existence demeurent égales : « S’ils étaient existant (mawjūd), non qualifiés par le non-être (῾adam), ils seraient dès lors le Réel (al-ḥaqq) ; et s’ils étaient non-existant (ma᾿dūm), non qualifiés par l’être (wujūd), ils seraient des impossibles (muḥāl) »33.
Cet état de potentialité demeure tant que l’être nécessaire par soi ne donne pas la prépondérance à l’un des deux aspects – manifesté ou nonmanifesté – du possible. Le possible demeure donc dans un état intermédiaire, car sa relation à l’être est équivalente à sa relation au non-être. « La signification de sa “potentialité” c’est le fait qu’il est – comme l’ensemble du monde – relié à l’être, de sorte qu’il l’admet, et au non-être, de sorte qu’il l’admet. Puisque les deux ordres (amrān) [de l’être et du
32 33
Fut., III, 274. Fut., III, 275.
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non-être] lui conviennent de manière égale, du point de vue de son essence, sa relation à l’être n’est pas première par rapport à sa relation au non-être. Il dépend donc de l’être qui établit pour lui la prépondérance (al-wujūd al-murajjiḥ) de l’une des deux caractéristiques sur l’autre »34.
L’acte premier, par lequel l’être divin fait advenir à l’existence l’un des possibles en donnant la prépondérance à sa relation à lui, correspond à ce que la perspective théologique nomme « création ». L’être divin est ainsi – en quelque sorte – « créateur », en tant qu’il donne la prépondérance à l’aspect manifesté du possible, et cette capacité n’est donc rien d’autre pour Ibn ῾Arabī que l’un des attributs divins : « Celui qui donne la prépondérance (al-murajjiḥ) c’est Dieu »35. Tout ce qui se trouve dans l’existence – c’est-à-dire tout possible dont l’aspect manifesté à reçu la prépondérance de l’être – s’agence de manière relationnelle : ombre et lumière, silence et son, repos et mouvement, intérieur et extérieur, etc. Tout ce qui « existe » à part Dieu provient ainsi du mélange, dessiné par ces différentes relations, entre l’être divin et sa négation. C’est pourquoi, pour Ibn ῾Arabī, le monde est « Lui non-lui » (huwa lā huwa), et les distinctions ne proviennent que du niveau (martaba) à partir duquel on observe l’existence du cosmos : « Sache que sans les formes (ṣuwar) les entités (a῾yān) ne se distingueraient pas, et sans les niveaux (marātib) les valeurs (maqādir) des choses (ashyā᾿) ne seraient pas connues (...) Par les niveaux Dieu et le monde sont distingués »36.
Ces différents niveaux, qui sont autant de points de vue particuliers définissant certains aspects du réseau des relations, tissent la trame permettant de distinguer l’ordonnancement des possibles qui se manifestent dans l’existence : « Les relations (nisab) ne sont que des choses non-existantes (umūr ῾adamiyya). Cela se manifeste de manière intuitive dans les autorités (aḥkām) des niveaux, comme ceux de la souveraineté et de la vassalité dans le genre humain par exemple. Le souverain a autorité sur le vassal d’après ce que demande le niveau de la souveraineté, bien que la souveraineté ne possède pas d’existence concrète (wujūd ῾aynī). Donc l’autorité (al-ḥukm) appartient aux niveaux »37.
34 35 36 37
Fut., Fut., Fut., Fut.,
II, 382. IV, 297. II, 469. III, 452.
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3. Essence et Divinité Parmi ces niveaux de distinction, celui qui différencie ce qu’Ibn ῾Arabī nomme « l’Essence divine » (dhāt) et « la Divinité » (ulūhiyya) est fondamental, car c’est sur celui-ci que reposent tous les autres niveaux qui se trouvent dans l’existence. Ce niveau est fondé sur les deux relations primordiales évoquées précédemment : l’aspect non-manifesté (bāṭin) de l’être divin ne renvoie qu’à Lui-même, et n’est connu que de Lui-même ; tandis que l’aspect manifesté (ẓāhir) renvoie à tout ce qui est à part Lui, à travers la trame de relations qui dessinent le cosmos. La Divinité désigne le niveau de l’être en relation avec tout ce qui est à part lui, en tant qu’il est la seule réalité qui soit en relation avec tout ce qui se trouve dans l’existence, ou si l’on veut en tant qu’il est la relation qui relie toutes les relations. L’Essence désigne quant à elle le niveau de l’être épuré de toute relation, en tant qu’il est seulement en relation avec lui-même, ou si l’on veut la seule réalité qui ne soit en relation avec rien d’autre qu’elle-même. Autrement dit, seule l’Essence désigne l’être en lui-même, tel qu’il demeure non-manifesté (bāṭin), et qu’il n’est connu que par lui-même. Quant au niveau de la Divinité, il désigne cette essence de l’être divin lorsqu’elle est considérée dans sa relation avec tout ce qui se trouve dans l’existence. « La Divinité (al-ulūha) est un niveau pour l’Essence »38, mais « l’Essence précède le niveau en toute chose, puisqu’il s’agit d’un niveau de celle-ci »39. La perspective théologique d’Ibn ῾Arabī désigne par le nom « Dieu » (Allāh) le niveau de la Divinité, bien que la réalité à laquelle il renvoie n’est – en elle-même – rien d’autre que l’essence de l’être divin. Cette Essence étant pur être indéterminé, elle est finalement la seule chose qu’on ne puisse pas considérer comme un « niveau » à proprement parler. La Divinité, quant à elle, est le premier de tous les niveaux de distinction : « Dieu est “indépendant des mondes” (Coran 3:97) du point de vue de Son Essence (dhāt), de sorte que notre parole ne Le concerne seulement qu’en tant que Divinité (ilāh). En fait, notre parole concerne le niveau et non pas l’entité (῾ayn), comme nous parlons du sultan en tant qu’il est sultan, et non en tant qu’il est un être humain »40.
Ce niveau de distinction concerne le contraste entre l’absolue ineffabilité de l’Essence, et le fait que celle-ci soit reliée à tout ce qui se 38 39 40
Fut., I, 42. Fut., II, 43. Fut., I, 441.
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trouve dans l’existence. Mais, du point de vue de l’être lui-même, Essence et Divinité sont inséparables. La distinction entre l’Essence et le niveau de la Divinité n’a donc de réalité que pour les existants qui se situent à l’autre bout de la relation avec l’être, tandis que son essence demeure indéterminée par les différentes relations qui se rattachent au niveau de la Divinité : « La relation (nisba) entre le seigneur (rabb) et son vassal (marbūb) existe, et c’est par elle qu’il est seigneur. Mais il n’y a pas pour autant de relation entre le vassal et l’essence du seigneur »41. L’asymétrie qu’on observe dans cette relation concerne finalement tout autant le niveau de la Divinité que les autres niveaux d’être qui en découlent. « La Divinité (ulūhiyya) demande l’Essence, tout comme elle demande son dévoué (ma᾿lūh). La Divinité a ainsi deux demandes (ṭalabān)42. Si l’indépendance de l’Essence se manifestait, la Divinité s’évanouirait, car l’Essence est indépendante de l’ensemble de l’existence (wujūd), et il ne lui revient pas de rechercher quoi que ce soit, du fait qu’elle réalise l’indépendance absolue (...) Si tu supposais que l’Essence te dit : ‘Je suis ta divinité (ilāhuka)’, tu devrais dénier cela de Sa part, en raison de l’absence d’indication vous rattachant tous les deux, puisqu’elle est indépendante de toute chose. L’indépendant n’a absolument aucun rattachement à quelque chose, il n’a donc absolument aucune relation à quoi que ce soit »43.
L’être, dans son unité radicale, demeure ineffable et inconnaissable dans tous les niveaux qui dessinent la trame des relations. La distinction primordiale entre l’Essence divine et la Divinité permet ainsi de ne pas essentialiser les conceptions et les formulations qui déterminent l’être d’une certaine façon, et qui trahissent dès lors forcément son indétermination absolue : « La diffusion (sarayān) de l’être (wujūd) du Réel dans le monde est connue, de sorte que personne ne le dénie. En fait, l’erreur ne survient qu’avec la recherche de la quiddité (māhiyya), qui mène à la divergence à propos de Celui qui Se manifeste dans le monde »44. 41
Fut., II, 608-609. On pourrait également traduire par “deux objets de recherche”. 43 SAWDAKĪN, I.B., Lawāqiḥ al-asrār wa lawā᾿iḥ al-anwār min ma῾ārif al-shaykh Muḥyī al-dīn Ibn ῾Arabī, éd. MIFTĀḤ, ῾Abd al-Bāqī, Ninawa, Damas, 2015, p. 61-62. Ce texte très récemment édité est la transcription d’enseignements oraux d’Ibn ῾Arabī, par l’un de ses principaux disciples, Ibn Sawdakīn. Une édition d’un autre manuscrit reprenant une partie des questions retranscrites dans celui-ci avait déjà été proposée par PROFITLICH, M., Die Terminologie Ibn ‘Arabīs im “Kitāb wasā’il as-sā’il” des Ibn Saudakīn. Text, Übersetzung und Analyse, Fribourg, K. Schwarz, 1973. On y découvre des explications circonstanciées et brèves de notions précises, souvent formulées de manière plus schématique que dans ses œuvres écrites. 44 Fut., III, 164. 42
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Le niveau de la Divinité se rapporte toujours aux relations non-existantes à travers lesquelles l’être se détermine, et n’a donc aucune existence en soi, puisque l’être n’appartient en propre qu’à l’Essence. En réponse à l’un de ses disciples, qui l’interrogeait sur le rapport entre l’Essence et la Divinité dans les termes de la « cause » (῾illa) et du « causé » (ma῾lūl), empruntés à la falsafa et à certains auteurs du kalām, Ibn ῾Arabī rappelle ainsi le caractère non-existant de ce niveau : « La cause et le causé sont deux choses existantes (amrān wujūdiyān) pour eux, alors que la divinité est pour nous une relation non-existante (nisba ῾adamiyya), et non pas existante. Clarifie cela et tu seras bien guidé. Et Dieu est plus Savant à propos de Son Mystère »45.
Si, comme nous l’avons évoqué plus haut, le terme « Dieu » (Allāh) désigne, pour Ibn ῾Arabī, le niveau de la Divinité en tant qu’il focalise l’ensemble des niveaux de relation, autrement dit en tant qu’il se rapporte à l’aspect manifesté de l’être, le nom « le Réel » (al-ḥaqq) semble quant à lui désigner ce même niveau pris dans son sens le plus absolu, c’est-àdire en incluant l’aspect non-manifesté de l’être46. Autrement dit, il désigne l’aspect sous lequel la Divinité n’est rien d’autre que l’Essence. « Nous disons que le Réel (al-ḥaqq) est identique à l’être (wujūd) »47. Dans le miroir des relations non-existantes entre l’être et lui-même, où l’Essence se mire elle-même, le niveau de la Divinité fait fonction de tain. C’est en effet parce qu’il permet de focaliser l’ensemble des relations en les séparant diamétralement de l’Essence, que le niveau de la Divinité permet à l’Essence de s’y refléter. L’ensemble des corrélations entre les possibilités de l’être possède ainsi les propriétés d’un plan à deux faces, sur lequel se reflètent les deux aspects de l’être divin : la face spéculaire du tain – celle du miroir à proprement parler – reflète son aspect manifesté dans les possibles en qui l’être est prépondérant ; quant SAWDAKĪN, I.B., Lawāqiḥ al-asrār, p. 62. IZUTSU, dans son Sufism and Taoism, op. cit., choisit de traduire “al-ḥaqq” par “the Absolute”, ce qui est pertinent pour ce cas de figure, mais a le désavantage de ne pas conserver le lien sémantique avec les notions de réalité (ḥaqīqa) et de réalisation spirituelle (taḥqīq). Pourtant, c’est justement dans le rapport entre ces termes que se joue la formulation d’Ibn ῾Arabī : la réalisation spirituelle est quelque part la réalisation de la réalité absolue de la Divinité, c’est-à-dire qu’elle n’est rien d’autre que le premier niveau de différenciation de l’être divin, auquel sont reliées toutes les existences. 47 Fut., IV, 306. Un exemple de cette équivalence se trouve dans l’articulations entre ces deux passages concernant la “forme” des existants, et qui renvoient tour à tour à l’être lui-même et au Réel : “Il est l’être et ce qui se trouve dans l’univers n’est rien d’autre que Sa forme (ṣūratuhu)” (Fut., III, 245) ; “Rien dans le cosmos ne peut avoir une existence (wujūd) qui n’est pas la forme du Réel (al-ḥaqq)” (Fut., III, 409). 45 46
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à la face non-réfléchissante du tain – celle de l’envers du miroir – elle isole l’aspect non-manifesté de l’être, en absorbant les possibles en qui l’être n’est pas prépondérant. De cette façon, le tain du niveau de la Divinité permet à l’être de se réfléchir dans la trame des relations intelligibles qui se focalisent en lui, tout en séparant son Essence absolument indéterminé des possibles amenés à l’existence : « La corrélation entre le Réel (al-ḥaqq) et la création (al-khalq) n’est ni intelligible (ma῾qūla) ni existante (mawjūda). Rien ne provient de Lui en tant qu’Essence, et rien ne l’atteint en tant qu’Essence. Tout ce qui est indiqué par la Révélation (shar῾), ou qui est tiré de l’intellect comme indication, est rattaché (muta῾allaqa) à la Divinité (al-ulūha), et non à l’Essence. Dieu (Allāh), en tant qu’il est une divinité (ilāh), est ce à quoi le possible se rapporte dans sa potentialité »48.
4. Conclusions Au terme de ce bref survol des catégories ontologiques fondamentales d’Ibn ῾Arabī, nous commençons à entre-apercevoir la façon avec laquelle il élabore son ontologie en redessinant sans cesse l’articulation entre l’être unique et ses multiples auto-déterminations dans les formes d’existence de ses possibles. Le langage particulier utilisé par Ibn ῾Arabī, fait d’énonciations non systématiques qui redéfinissent sans cesse – en fonction du point de vue adopté – la corrélation entre l’unité de l’être et ce qui se trouve dans l’existence, empêche d’en rendre compte par une formulation qui ne reste pas étroitement liée à ses propres expressions, et qui s’éloigne des jeux de langage subtils de son vocabulaire. À ce titre, nous avons vu à quel point les notions de « relation » (nisba) et de « corrélation » (munāsaba) semblaient occuper une fonction centrale dans la formulation de son ontologie, du fait qu’elles désignent précisément la trame de l’existence intelligible qui se tisse à partir de la différentiation primordiale entre l’être et sa négation. Nous avons également vu comment cette différentiation elle-même semblait devoir être considérée comme désignant la relation fondamentale de l’être à lui-même. De cette manière, c’est dans la relation de l’être à l’être que se trouve le non-être, et dans la relation de l’être au non-être de cette relation que se tisse la trame de ses déterminations. La notion de relation apparaît dès lors comme le matériel conceptuel élémentaire de la métaphysique d’Ibn 48
Fut., II, 579.
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῾Arabī, car elle permet d’articuler les déterminations de l’être à partir de ces réalités non-existentes, qui ne sont ultimement que des relations internes à l’être. Nous avons vu également comment la notion de niveau (martaba) permettait d’articuler les relations autour de points de vue déterminants qui ordonnancent la trame de l’existence, en établissant « l’autorité » (ḥukm) de certaines relations sur d’autres49. Ces rapports intelligibles entre les niveaux et leur autorité rendent ainsi l’ontologie formulée par le Shaykh radicalement inséparable de l’épistémologie : « Un des secrets de la connaissance en Dieu (ma῾rifa bi-Llāh)50 – qu’Il soit exalté – réside dans le lien (irtibāṭ) entre la divinité (al-ilāh) et son dévoué (al-ma᾿lūh), ou entre le seigneur (al-rabb) et le vassal (al-marbūb) (...) Le nom “l’Apparent” (al-ẓāhir) exerce pour toujours son autorité (ḥukm) dans l’existence, tandis que le nom “le Caché” (al-bāṭin) exerce son autorité dans le savoir et la connaissance. Par le nom “l’Apparent”, il fait subsister le monde, tandis que par le nom “le Caché” nous Le connaissons, et par le nom “la Lumière” nous Le contemplons »51. « Sache que Dieu est l’Apparent (al-ẓāhir) que les yeux contemplent, et le Caché (al-bāṭin) que les intellects contemplent. Tout comme il n’y a aucun objet de savoir (ma῾lūm) qui Lui soit caché à aucun moment – au contraire chaque chose est contemplée par Lui –, de la même manière Il n’est pas caché à Ses créatures, qu’elles soient dans leur état de non-existence (῾adam) ou dans leur état d’existence (wujūd). Au contraire, Il est contemplé par eux, dans les attributs de manifestation (ẓuhūr) et de non-manifestation (buṭūn), par leurs discernement (baṣā᾿ir) et leurs regards (abṣār). Néanmoins, la contemplation n’implique pas de savoir qu’Il en est l’objet (maṭlūb), si ce n’est par une information de Dieu »52.
49 Afin d’appréhender l’ontologie d’Ibn ῾Arabī dans l’entièreté de ses niveaux, il sera nécessaire d’aborder, dans une étude ultérieure, le rôle des Noms divins (asmā᾿ ilāhiyya) et de leur manifestation (tajallī). Ceci nous amènera ensuite à mieux comprendre la notion d’« entité positive » (῾ayn thābita) et son lien avec les niveaux de corrélations, afin de finalement synthétiser le statut des existants (mawjūdāt) au regard de ces différentes notions. Cette reformulation par le prisme des corrélations devrait permettre in fine de mieux saisir les différents niveaux de complexité que recèle sa doctrine dite de « l’unité de l’être » (waḥdat al-wujūd), car elle permet de comprendre comment son ontologie vise à considérer l’être divin à la fois comme objet et comme sujet de connaissance. 50 L’expression “ma῾rifa bi-Llāh” est impossible à traduire dans toute sa subtilité sémantique. La particule “bi-” peut en effet exprimer à la fois la connaissance de / en / par Dieu, et cette ambivalence est d’une grande importance pour Ibn ῾Arabī, au vu des considérations épistémologiques que nous avons évoquées dans l’introduction. La traduction par “connaissance en Dieu” permet d’éviter de considérer Dieu comme un objet de connaissance. 51 Fut. III, 65. 52 Fut., III, 484.
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1. Introduction Lorsqu’une analyse de la non-dualité est proposée, c’est souvent vers l’Inde et plus particulièrement vers la tradition de l’advaïta vedānta que les chercheurs tournent leurs regards. Dans les différents comparatismes proposés autour de la non-dualité, on oublie souvent qu’il y a différentes écoles de non-dualité et qu’entre l’Advaita Vedānta d’un Śaṅkara et le viśiṣṭādvaita Vedānta d’un Rāmānuja la distinction est grande. D’ailleurs, le non-dualisme « qualifié » d’un Ramanuja apparaît plus proche de celui que l’on trouvera dans la tradition abrahamique. Reste que les versions les plus radicales de l’Advaita, de la non-dualité, sont inconceptualisables puisqu’elles affirment une totale unité entre l’être de Brahman et l’être humain. Voilà pourquoi le progrès spirituel ne s’atteint que par la pratique de la méditation, du savoir ou de l’initiation. Le discours étant incapable de transmettre cet enseignement, il n’y a que dans l’expérience que peut être réalisé la non-dualité. Un enseignement qui doit mener à l’expérience du « tu es cela » (tat tvam asi). Une expérience inconceptualisable philosophiquement et donc impossible à transmettre dans le langage. Dans le non-dualisme qualifié (viśiṣṭādvaita) l’être de l’humain et l’être de Brahman ne sont pas totalement identiques. La dualité n’est illusoire que du point de vue de Brahman. Du point de vue de l’humain, celle-ci est existante et il faut la dépasser en se libérant progressivement de l’illusion (māyā). En rendant impossible l’accès au point de vue de Brahman et proposant une voie de réconciliation du dualisme, le viśiṣṭādvaita est plus proche des problèmes de la tradition abrahamique. Au final, ce n’est pas une exploration du non-dualisme indien qui est proposé. Il est seulement important de rappeler que chaque école de philosophie non-dualiste a sa propre version de celui-ci et que si cela est vrai pour l’Inde cela est aussi vrai pour les non-dualismes de la tradition abrahamique. En d’autres mots, la catégorie
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« non-dualiste » pose des problèmes définitionnels similaires à la catégorie « mystique », des mots bien pratiques, mais conceptuellement glissants. Pour traiter de la question de la non-dualité dans l’œuvre de Henry Corbin, il faut entrer d’une part dans la philosophie islamique et d’autre part analyser les deux conférences de Corbin sur la pensée d’Ibn al-῾Arabī et qui deviendront l’essentiel de son célèbre livre L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, car ce dernier est justement reconnu comme le fondateur de la « doctrine » de l’unicité de l’être (waḥdat al-wujūd), un concept souvent identifié au non-dualisme. D’autre part, il faudra aller au-delà d’Ibn al-῾Arabī et se demander ce qui, dans l’œuvre de Corbin, ouvre à la non-dualité et comment il pense celle-ci, et ce, même si le terme « non-dualité » n’a pas été repéré dans son œuvre. Corbin préfère le terme de « dualitude » et cela marque déjà la distance entre le nondualisme de l’Advaita Vedānta et celui que l’on trouve dans la philosophie islamique. Où il s’agit moins de se fondre dans l’unité que d’intégrer la dualité – de la Face divine et de la face humaine, par exemple – en une unité multifacettes. Il s’agit moins d’un non-dualisme – d’une négation radicale de la dualité – que d’une dualitude, une réciprocité parfaite entre l’humain et Dieu. Enfin, cette petite exploration du problème se termine par une analyse conceptuelle et ontologique du problème de la dualitude tel qu’il se présente dans l’œuvre de Henry Corbin.
2. Essai de définition Avant d’entrer dans la réception d’Ibn al-῾Arabī chez Corbin, essayons de définir la non-dualité, un exercice périlleux, mais important, car si l’idée est intellectuellement assez facile d’accès, ses conséquences philosophiques posent de grandes difficultés. La non-dualité serait l’état d’être un en deux. Et, pour mettre en perspective cette définition avec le terme de prédilection de Corbin pour qualifier la sorte de non-dualité de la tradition abrahamique, il pourrait être possible de dire que la dualitude serait de son côté l’état d’être deux en un. La distinction étant que la destination ultime de la non-dualité serait l’unité, c’est-à-dire la fusion de l’unité et de la multiplicité, tandis que la destination ultime de la dualitude serait la réciprocité. À la différence du non-dualisme, la multiplicité n’est pas subsumée dans l’unité. La première difficulté de ces deux définitions est qu’elles sont en elles-mêmes dualistes, car elles laissent percevoir une distinction entre l’unité et la multiplicité, une distinction
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qui dans les courants stricto sensu non-dualistes n’existe pas. L’affirmation même de la non-dualité pose alors problème, car la description nonduelle, l’acte rationnel de la description philosophique de la non-dualité réduit celle-ci à une forme de dualité. Il est en quelque sorte impossible d’affirmer la non-dualité de l’un sans justement fixer cette unité dans une description duelle, dans une définition qui nécessairement enferme cette unité dans la dualité. Voilà pourquoi la non-dualité a surtout été chantée par les poètes mystiques qui sans avoir l’obligation de fournir un raisonnement rationnel ont pu forger des images allusives de la non-dualité1. En islam, Hafez, Rūmī, ῾Aṭṭār ou Ibn al-῾Arabī sont de ceux qui ont au mieux utilisé la poésie-mystique pour exprimer de manière non-duelle la réalité divine. Mais comme déjà allusivement mentionné, en islam, c’est moins la non-dualité qui est présente dans les écrits mystiques, c’est-à-dire la mêmeté de l’être de Dieu et de l’être de l’humain, que la dualitude, la réciprocité divine et humaine sur le fond d’une mêmeté ontologique. Autrement dit, la problématique au cœur de la dualitude correspond à la tension entre l’un et le multiple dans un contexte religieux et créationniste. Cette difficulté est très certainement l’une des plus anciennes problématiques philosophiques du monothéisme. En effet, si Dieu est l’ensemble de ce qui est, de ce qui se trouve (wujūd), quelle est la différence entre ce que je suis et ce qu’Il est ? Comment penser le rapport entre la créature et son créateur, entre soi-même et son seigneur ? Derrière ce problème philosophico-théologique se trouve aussi un problème logique : celui de la non-contradiction. Depuis Aristote et l’énonciation du principe de non-contradiction dans la Métaphysique – « il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose2 » –, l’idée même de poser un principe non-dualiste entraîne des difficultés, surtout si l’on admet qu’Aristote est le père du raisonnement philosophique occidental. Sans entrer dans cette question qui ouvre à des réflexions et des débats de plusieurs millénaires, il faut rappeler que l’Aristote de la philosophie islamique est très plotinien. Reste que si Aristote écarte la pensée paradoxale comme principe définitionnel, les mystiques se feront un plaisir de construire la recherche de l’ultime par la transgression de la non-contradiction. Par exemple, quand Rūzbehān écrit : « Médite avec 1 Voir par exemple cette petite anthologie qui puise dans toutes les traditions. Véronique LOISELEUR, Anthologie de la non-dualité : la non-dualité dans la vie quotidienne, Paris, La Table Ronde, 1981. 2 ARISTOTE, Métaphysique, livre Gamma, chap. 3, 1005 b 19-20.
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le regard même de Dieu3 », il transgresse « faiblement » le principe de non-contradiction, car le regard de l’humain et le regard de Dieu sont assimilés à un même regard sous le même rapport. Le qualificatif « faiblement » a été utilisé, car d’un point de vue métaphorique ou symbolique cette affirmation est tout à fait compréhensible et elle signifie simplement « médite du point de vue du regard de Dieu », médite comme avec le regard de Dieu. À partir de cet exemple, trois postures peuvent être dégagées. Ces « rapports de niveaux » structurent la dualitude et sont au cœur de la mystique « non-duelle » présente dans l’ensemble de l’œuvre de Henry Corbin. Des rapports de niveaux qui permettent de caractériser des courants de pensée en islam. Du point de vue du kalām, de la théologie rationnelle et des docteurs de la Loi, des foqahā᾿, la dualitude est refusée, car justement elle peut entraîner une confusion entre les attributs de Dieu et les attributs humains. Dans le champ de la philosophie, on montrera l’aspect allégorique de l’affirmation et on pourra en comprendre l’importance et la beauté, mais on reste généralement dans un régime dualiste, à cause de l’observance de la rationalité. Finalement, dans les courants théosophiques, gnostiques ou mystiques, on prendra simultanément en considération le niveau exotérique de l’affirmation, celui de kalām et le niveau ésotérique où l’affirmation peut signifier une vérité à deux niveaux, pour les intégrer dans un troisième niveau, celui de l’ésotérique de l’ésotérique, c’est-à-dire une intégration de vérité extérieure par la vérité intérieure, réconciliation de la dualité, de l’exotérique et de l’ésotérique, dans une dualitude, une réciprocité.
3. Réception d’Ibn al-῾Arabī chez Henry Corbin La réception corbinienne d’Ibn al-῾Arabī est somme toute limitée. Cette réflexion vise d’abord et avant tout à expliciter la posture corbinienne en lien avec la non-dualité. Il serait certes intéressant une fois l’éclaircissement de la réception corbinienne bien reconstitué d’essayer de départager ce qui appartient à Ibn al-῾Arabī et à Corbin, mais cette tâche est monumentale, même si elle est d’apparence simple. En effet, plusieurs des éléments philosophiques qui intéressent Corbin et qui transparaissent dans sa réception d’Ibn al-῾Arabī ont des traces antérieures, 3 RŪZBEHĀN BAQLĪ SHĪRĀZĪ, Le jasmin des fidèles d’amour (Kitâb-e ʻAbhar al-ʻÂshiqîn), édité par JAMBET, Ch., trad. du persan par Corbin, H., Lagrasse, Verdier, 1991, p. 50.
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notamment dans ses travaux sur Hamann, Luther, Heschel et S. Boulgakov, sans parler de la philosophie allemande. Certes Corbin fait deux conférences à Eranos sur le shaykh al-Akbar, mais il n’a jamais donné cours à l’EPHE sur Ibn al-῾Arabī et il réfère peu à l’auteur dans le corps de ses articles et ses livres. Les deux conférences sur Ibn al-῾Arabī datent de 1955 et 1956 et c’est la question de l’imagination, de la théophanie et de l’amour qui sont le cœur de ces deux conférences. Des thèmes qu’il explorera à travers d’autres penseurs iraniens, notamment Ḥaydor Āmolī. Comme il le dit lui-même le « théophanisme sur lequel insiste le présent livre [L’imagination créatrice], parce qu’il est le fond même de la doctrine de notre shaykh, la clef de son sentiment de l’univers, de Dieu et de l’homme, et de leurs rapports réciproques4. » C’est dans la structure théophanique de la cosmologie akbarienne que s’exprime, pour Corbin, la dualitude de l’humain et de Dieu et c’est pourquoi il faut d’abord explorer sa réception d’Ibn al-῾Arabī. En d’autres mots, Ibn al-῾Arabī fut une clef parmi d’autres permettant à Corbin d’explorer des concepts chers à sa pensée philosophique propre. Corbin assimilera au fil des ans plusieurs idées dont certaines sont peut-être attribuables directement à Ibn al-῾Arabī. Mais il est important de préciser que le philosopher de Corbin est agglutinant, au point où il est difficile de discerner ce qui appartient à Corbin de ce qui appartient aux auteurs auxquels il s’intéresse. Comme si tous les auteurs qu’il explore étaient toujours le prétexte de l’expression de sa pensée propre. Ce travail quoique essentiel ne peut être réalisé ici et nécessite une compréhension fine de l’œuvre d’Ibn al-῾Arabī qui échappe malheureusement à l’auteur de ces lignes. Pour comprendre le soufisme en islam et la philosophie islamique, notamment Sohravardī, Corbin s’est intéressé à Ibn al-῾Arabī, car entre son rejet et son adulation, la marque historique qu’il a laissée sur l’ensemble de l’islam est indéniable. On trouve par exemple plus de 130 commentaires iraniens des Fusūs al-hikam5. En contexte shī῾ite, sa réception fut cependant très différente, car outre le fait qu’Ibn al-῾Arabī est sunnite, il a fait de la figure de Jésus (῾Īsā) le sceau de la walayāt générale et de 4 CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, 2e éd., Paris, Flammarion, 1976 [1958], p. 47. 5 CORBIN, H., Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1986, p. 407. Fusūs al-hikam a été traduit de différentes manières : La sagesse des prophètes, Les gemmes de la sagesse, Les chatons de la sagesse. À noter que cette dernière traduction est fort intéressante, car le chaton d’une bague est l’espace dans lequel s’enchâsse une pierre précieuse, ce qui tématise fort précisément toute la question de la réception de la sagesse des prophètes.
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lui-même le sceau de la walāyat mohammadienne6. Une situation que ne peut accepter un shī῾ite, car les Imāms sont considérés comme le sceau de la walāyat mohammadienne, c’est-à-dire l’ésotérique de la prophétie législatrice. Corbin travaillant en Iran et étant très proches des milieux philosophiques traditionnels, de Ṭabāṭabā᾿ī7 et du shaykhisme notamment, où le rôle de l’imāmologie est central, il était probablement difficile pour lui de travailler sur Ibn al-῾Arabī, du moins sur une réception traditionnellement sunnite de son enseignement, car celui-ci entre directement en conflit avec la tradition imāmite. Son imprégnation de l’Iran et sa fascination personnelle pour l’imāmologie ont certainement un rôle dans le fait, qu’outre ces deux conférences, il n’a pas porté une grande attention au shaykh al-Akbar. À cela, il faut ajouter que l’anti-institutionnalisme de Corbin l’avait aussi amené à juger négativement les tarīqat qui sont au cœur du soufisme. En ce sens, il affirme dès 1958 dans la longue introduction de L’imagination créatrice rédigée lors de la réunion de ses deux conférences sur Ibn al-῾Arabī que : Il y aura à déterminer dans quelle mesure l’influence d’Ibn ῾Arabī est responsable du sentiment grâce auquel le soufisme retrouve peut-être bien le secret de ses origines, lorsque Ḥaydar Āmolī8 (XIVe siècle), par exemple, lui-même commentateur shī῾ite d’Ibn ῾Arabī, proclame que le vrai shī῾isme c’est le soufisme, et que réciproquement le vrai soufisme c’est le shī῾isme9.
Quelques années plus tard, la formule de réciprocité entre shī῾isme et soufisme n’est pas répétée des deux points de vue, seul le point de vue shī῾ite, comme étant le vrai soufisme, est mis de l’avant et il en profite 6 Corbin s’intéresse étrangement bien peu à l’importance de la figure d’῾Īsā chez Ibn al-῾Arabī qui le déclare pourtant son « premier maître », insistant plutôt sur la figure de Khaḍir (Élie). CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, Paris, Entrelacs, 2006 [1958], p. 74-88. D’ailleurs, Jésus n’est mentionné qu’allusivement dans livre. Difficile de savoir pourquoi il insistera autant sur cette connexion, est-ce un simple manque de compréhension, suis-t-il une interprétation iranienne, incline-t-il sciemment son interprétation ? La recherche est à faire. 7 Pendant de nombreuses années Corbin et Ṭabāṭabā᾿ī se sont rencontré hebdomadairement lorsqu’il séjournait à Téhéran. Voir notamment ṬABĀṬABĀ᾿Ī, M. Ḥ et CORBIN, H., Risālat-i Tashayyuʻ dar dunyā-yi imrū : guft va gūyī dīgar bā Hānrī Kurbin, édité par Hādī KHUSRAWSHĀHĪ, Qum, Būstān-i Kitāb, 2008 [1960]. Le texte français, signé par Corbin, a été réédité dans mes travaux de thèse. PROULX, D., De la hiérohistoire, portrait de Henry Corbin, sous la direction de COUNET, J.-M., PhD, Institut supérieur de philosophie, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve (Belgique), 2017, p. 581-590. 8 La plus ancienne occurrence de Seyyed Ḥaydar Āmolī se trouve dans Avicenne et le récit visionnaire publié en 1954. CORBIN, H., Avicenne et le récit visionnaire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 154 n. 229. 9 CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, Flammarion, 1976 [1958], p. 28.
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même pour dénoncer à mots à peine couverts l’institution de la tarīqat, ce qui témoigne évidemment de son anti-institutionnalisme : C’est qu’en fait il n’est pas besoin d’appartenir à une tarîqat pour vivre la spiritualité du soufisme. Tel est l’exemple de ceux qui en Iran ont vécu leur shī῾isme comme étant le vrai soufisme, et réciproquement : ni Haydar Amolī, ni Mīr Dāmād, ni Mollā Ṣadrā, ni tant d’autres, n’ont appartenu à une tarīqat10.
Ces deux citations montrent parfaitement l’inclinaison personnelle de Corbin et le rapport problématique qu’il entretient entre les deux principales traditions de l’islam et subséquemment entre la spiritualité shī῾ite et la tradition soufie. Cela donne à penser que Corbin corrige Ibn al-῾Arabī avec Haydar Āmolī, ce dernier étant l’auteur d’un important commentaire sur le shaykh al-Akbar, commentaire édité par Corbin en 1975 sous le titre Le texte des textes11, mais il connaît Haydar Āmolī depuis au moins les années cinquante. Pour revenir aux questions soulevées par la non-dualité et la dualitude, on se rend compte rapidement que le livre de Corbin sur Ibn ῾Arabī ne traite pas directement du problème, mais à travers les notions d’amour, d’imagination et de théophanie, la dualitude est sous-jacente à l’ensemble de l’œuvre. Cela permet de se demander comment l’imagination peut servir à penser l’unicité de l’être et comment se déploie le problème de la dualité à travers la notion de théophanie ? Comme nous venons de le dire, Corbin a une lecture shī῾ite d’Ibn al-῾Arabī qui est pourtant un sunnite. Ce qui marque le mieux l’intention corbinienne dans L’imagination créatrice c’est la longue introduction qui est un prétexte pour situer la « philosophie orientale », précédemment présentée dans Avicenne et le récit visionnaire et en montrer le déploiement. Dans cet introduction, après avoir situé et amplifié le départ d’Ibn al-῾Arabī vers l’Orient comme étant le moment précis de la séparation métaphysique entre l’Orient et l’Occident, il clôt celle-ci avec une section intitulée « situation de l’ésotérisme » dans laquelle il positionne déjà de nombreux concepts qui viendront structurer sa « philosophie islamique », 10 MOLLĀ ṢADRĀ SHĪRĀZĪ, Le livre des pénétrations métaphysiques (Kitāb al-Mashā῾ir), texte arabe publié avec la version persane [῾Emād al ḥikmat] de Badīʻ al-Mulk Mīrzā ʻImād al-Dawlah, trad. de l’arabe et du persan, intro. et notes de Corbin, H., Téhéran / Paris, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien/Adrien-Maisonneuve, 1964, p. 34. 11 ĀMOLĪ, Ḥ, Le Texte des textes (Nass al-Nosus), commentaire des « Fosûs al-hikam » d’Ibn ῾Arabī, édité par Henry CORBIN, H. et YAHYA, O., prolégomènes par Corbin, H., avec double introduction et un quintuple index, Téhéran/Paris, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien/Adrien-Maisonneuve, 1975, 28 diagrammes h. t., fr. 46, fa. 545 p.
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notamment la polarité entre l’apparent et le caché, entre l’exotérique et l’ésotérique, entre le zāḥir et le bāṭin et qui est le postulat nécessaire pour comprendre la profondeur de l’herméneutique spirituelle, du ta᾿wīl d’un livre révélé, d’un livre descendu du Ciel. Corbin ne s’intéresse pas en priorité à l’unicité de l’être chez Ibn ῾Arabī. Mais il est possible de déceler une intention qui serait historiquement intéressante à explorer. En effet, si le problème ontologique n’est pas central dans son livre sur Ibn al-῾Arabī, il semble cependant préoccupé par l’idée de mettre à jour les travaux d’Asín Palacios autour des « Fidèles d’amour ». Il conclut son introduction en écrivant : « Il n’entrait pas dans notre propos de rouvrir le grand débat inauguré jadis par Asín Palacios, sur les relations historiques effectives entre ceux auxquels nous pouvons donner le nom de “Fidèles d’amour” en Orient et en Occident. Il nous importait davantage de relever les affinités typologiques indéniables12. »
Comme il le dit lui-même, il ne veut pas fournir une trace historique de l’influence de l’islam sur Dante et ne veut pas faire le procès du livre de son bon ami Denis de Rougemont qui vient d’être republié13, mais bien plutôt chercher, par-delà les traces historiques des « affinités typologiques ». Une méthode typiquement corbinienne pour éviter le problème de l’historicisation des courants spirituels et sur laquelle est construit son comparatisme spirituel. C’est la trace spécifique du philosopher de Corbin que l’on voit à l’œuvre. C’est à ce titre que la figure de Béatrice est mise en parallèle avec celle de la Sophia. Mais comme la plupart des comparaisons proposées par Corbin, il n’élabore guère sur le sujet, même s’il propose régulièrement ce type de convergence. Un philosopher toujours allusif et typologique. Conséquemment très difficile à analyser et à circonscrire, car la pensée analysant s’assimile à la pensée analysée. Corbin rejette d’emblée la thèse de l’unicité de l’être comprise comme une sorte de monisme existentiel, expression proposée par Louis Massignon pour décrire la waḥdat al-wujūd. L’unicité de l’être, particulièrement lorsqu’elle est comprise comme un monisme existentiel, peut mener à la confusion entre l’« unité de l’être » et l’« unité de l’étant » ce qui entraîne d’un côté un panthéisme en anthropologisant Dieu et de 12 CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, Flammarion, 1976 [1958], p. 84. 13 de ROUGEMONT, D., L’amour et l’Occident, édition remaniée et augmentée, Paris, Plon, 1956 [1939], 332 p. Corbin participe d’ailleurs à une table ronde sur la question en 1956. Écouter l’enregistrement « Henry Corbin parle de l’amour en Orient et en Occident (1956) » https://www.amiscorbin.com/ressources-documentaires/mediatheque/.
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l’autre un agnosticisme en empêchant radicalement tout discours sur Dieu. Ce double piège est central dans l’interprétation corbinienne d’Ibn al-῾Arabī, car ce double piège, celui du ta῾ṭīl (agnosticisme) et celui du tashbīh (anthropomorphisme), Ibn al-῾Arabī l’évite très consciemment à travers un complexe système de théophanie. Sur ce point Corbin se différencie clairement de son maître Massignon. Probablement influencé par une vie de recherche consacrée à Ḥallāj, Massignon interprétait l’état ultime du mystique comme une sorte de réduction, de fusion avec l’unité. Bien sûr, cet état de fusion n’est jamais totalement accompli, car si elle l’était, il ne resterait rien de l’être humain. C’est pourquoi Massignon avait distingué entre le monisme existentiel et le monisme testimonial. D’ailleurs, la séance du cours du mercredi de Louis Massignon prononcé au Collège de France en 1952 portait sur ce problème de « L’alternative de la pensée mystique en Islam : monisme existentiel, ou monisme testimonial14. » Massignon avait fait la distinction entre les soufismes d’Ibn al-῾Arabī et de Ḥallāj en distinguant leur approche autour de la question de l’unité, de la waḥdat. Chez le premier, il s’agit de la waḥdat al-wujūd et chez le second de la waḥdat al-shuhūd, reste que la finalité mystique pour Massignon c’est la fusion dans l’être Divin et il semble que Massignon comprend l’expression waḥdat al-wujūd à travers ses détracteurs. Alors, comment comprendre la notion de création et sa relation à l’unicité de Dieu. Tel que mentionné précédemment, le système akbarien a été catégorisé comme celui de l’unicité de l’être. Or, l’expression ne se trouve pas dans l’œuvre d’Ibn al-῾Arabī selon William Chittick15, elle tirerait plutôt son origine de son disciple Ṣadr al-Dīn al-Qūnawī selon Claude Addas16. D’ailleurs, la filière d’influence d’Ibn al-῾Arabī en Iran doit beaucoup à Qūnawī qui a été en contact avec les œuvres de Kirmānī, de Rūmī et de deux disciples de Najm al-Dīn Kubrā17, des auteurs qui ont tous été étudiés par Corbin. Le problème de la waḥdat al-wujūd est que cette expression porte flan à la critique exotérique, au double piège mentionné par Corbin comme celui du ta῾ṭīl et du tashbīh. Voilà pourquoi il est important de rappeler que l’expression waḥdat al-wujūd n’est pas dans l’œuvre de Ibn al-῾Arabī et pourquoi Corbin parle bien souvent de la confusion chez certains soufis entre l’unité de l’être et l’unité de 14 MASSIGNON, L., Écrits mémorables, édité par JAMBET, Ch., ANGELIER, F., L’YVONF., et AYADA, S., vol. 1, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 844-845. 15 CHITTICK, W.C., The Sufi path of knowledge – Ibn al-ʻArabi’s metaphysics of imagination, Albany, State University of New York Press, 1989, p. 79. D’ailleurs, chaque qu’il en a l’occasion Chittick rappelle cette affirmation. 16 ADDAS, C., Ibn ‘Arabī ou La quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, 1989, p. 275. 17 Ibid., p. 272-274.
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l’étant. Il faut aussi préciser que le mot wujūd, qui sert généralement à traduire le verbe « être », signifie en fait « trouver » ou « qui se trouve ». Il faut donc toujours garder à l’esprit que lorsqu’Ibn al-῾Arabī écrit « Dieu est wujūd », il n’écrit pas tant « Dieu est l’être », que « Dieu est ce qui se trouve », il est le Réel. Cela rend compréhensible l’omniprésence du vocabulaire de la perception et les rapprochements phénoménologiques proposés par Corbin. Il y aurait aussi à se questionner sur l’idée qu’être c’est être perçu (esse est percipi), mais en complétant la formule par Dieu : « Être, c’est être perçu par Dieu », car si Dieu me perçoit c’est donc que je participe de Dieu. En d’autres mots, percevoir c’est percevoir l’être de Dieu. Contrairement à Berkeley, il ne faut pas prendre ici dans un sens fort l’identification de l’être et de la perception au sens d’un même. Cette distinction est essentielle, car cela signifie que wujūd n’est jamais abstraitisé. L’expression la plus adéquate pour décrire la pensée ontologique d’Ibn al-῾Arabī n’est peut-être pas waḥdat al-wujūd, mais plutôt al-wāḥid al-kathīr que l’on pourrait traduire par simplement par « l’un le tout », ce qui ne serait pas sans rappeler la notion d’ouroboros (οὐροϐόρος). En fait, l’unité divine dans son essence elle-même est l’unité de l’un (aḥadiyyat al-aḥad) et l’essence divine comprise à travers ses théophanies et ses Noms est l’aḥadiyyat al-katra, l’unité de la multiplicité. Laissons expliquer Ibn al-῾Arabī ce problème de l’un et du multiple dans une magnifique traduction de William Chittick : The philosophers have said that nothing comes into existence from the One save one. But the cosmos is many, so it has come into existence from the many, and this manyness is nothing other than the divine names. Thus He is one through the Unity of Manyness – the unity that the cosmos demands through its essence. Despite what they say about the one that proceeds from the One, when the philosophers saw that manyness proceeds from the One – although they had said that it was one in its procession – they were forced to take into account plural faces, which derive from this One and through which the manyness proceeds. Thus the relation of the faces to this proceeding one is the relation of the divine names to God. So why not let the manyness proceed from Him, just as it does in actual fact?! Just as manyness has a unity that is named the “unity of manyness,” so also the one has a manyness that is named the “manyness of the one,” and it is this that we mentioned. Hence He is the One/the Many and the Many/the One. This is the most lucid exposition that can be mentioned in this question18.
18 Al-Futūḥāt al-makkiya, chap. 558, vol. IV 231.31, cité dans CHITTICK, W.C., The self-disclosure of God – principles of Ibn al-ʻArabī’s cosmology, Albany, State University of New York Press, 1998, p. 169.
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Pour contourner le problème de l’unité de la multiplicité, Ibn al-῾Arabī forge des termes non-duels. Et pour expliquer qu’il y a quelque chose plutôt que rien, la cosmologie akbarienne s’explique par une théophanie dont le point de création initial est, d’après Corbin, la nostalgie Divine « qui le fait aspirer à se révéler dans les êtres qui le manifestent à lui-même pour autant qu’il se manifeste à eux19. » Le miroir de l’âme est le reflet de Dieu. « J’étais un Trésor caché, j’ai aimé à être connu. C’est pourquoi j’ai produit les créatures afin de me connaître en elles20. » Ce principe théophanique doit être rattaché pour Corbin à la « nostalgie divine » ou à la « tristesse » à travers une interprétation ismaélienne de la racine de ilāh (῾lh) qui viendrait de wilāh (whl), tristesse21. En d’autres mots, la connaissance de nous-mêmes par les Noms divins, car la seule partie connaissable de Dieu est la partie révélée de Dieu, celle qui a « aimé à être connue », c’est l’autorévélation de la nostalgie divine. « Dieu se décrit lui-même à nous-mêmes par nous-mêmes22. » Cette situation fait apparaître une connaissance de soi comprise comme auto-transcendantale de la connaissance de Dieu. Le problème du positionnement du soi comme auto-conditionnement dans la phénoménologie aurait peut-être à être comparé aux réflexions d’un Ḥaydor Āmolī sur l’unité et la multiplicité. Si Fink avait forgé « la mêmeté dans l’être autre23 » (Selbigkeit im Anderssein) Ḥaydor Āmolī écrivait à propos du problème de l’unité de l’être face à la multiplicité des noms divins : « Les théosophes mystiques règlent la question par la vision de l’Un dans la multiplicité même, et de la multiplicité dans l’unité même24. » L’objectif ici est simplement de contourner le problème de la création ex nihilo. La nostalgie Divine ouvre un cycle de théophanies, de manifestations successives de la présence divine, l’existentiation rend inaccessible l’être inconditionné, le theos agnostos. Tout le réel correspond conséquemment au domaine de l’être Divin. Corbin explique cette opération théophanique initiale « par laquelle l’Être Divin se révèle, “se montre” 19 CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, Entrelacs, 2006 [1958], p. 199. 20 Ibid. 21 Outre les références proposées par Corbin, nous n’avons pas réussi à attester cette racine. 22 CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, Entrelacs, 2006 [1958], p. 134. 23 FINK, E., Sixième méditation cartésienne, trad. par Nathalie DEPRAZ, édité par EBELING, H., HOLL, J. et van KERCKHOVEN, G., Grenoble, J. Millon, 1994 [1932], p. 77. 24 CORBIN, H., Le paradoxe du monothéisme, Paris, L’Herne, 1992 [1981], p. 28. Citation tirée de ĀMOLĪ, Ḥ., Le Texte des textes (Nass al-Nosus), commentaire des « Fosûs al-hikam » d’Ibn ῾Arabī, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien / AdrienMaisonneuve, 1975, § 838.
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à lui-même, en se différenciant dans son être caché, c’est-à-dire en se manifestant à soi-même les virtualités de ses Noms, […] cette opération est conçue comme étant Imagination active créatrice, Imagination théophanique25. » On comprend immédiatement que l’imagination dont il est question ici n’a rien à voir avec l’imagination conçue comme intermédiaire entre les sens la mémoire et que celle-ci est au cœur du principe théophanique. Des réflexions qui aboutiront chez Corbin dans le développement du concept de mundus imaginalis et qui le pousseront à se séparer progressivement de l’utilisation psychologique de l’imagination créatrice, particulièrement chez Jung26. Avant de poursuivre, il est important de rappeler un problème fondamental dans l’œuvre de Corbin, à savoir que doit-on attribuer à la pensée corbinienne elle-même. S’il apparaît que la compréhension corbinienne d’Ibn al-῾Arabī est somme toute généralement assez juste dans son ensemble, les thèmes, les concepts, les exemples ou les références choisis, trahissent une lecture partiale. Pour ne donner qu’un exemple de cela, il attache sa compréhension de la cosmogonie d’Ibn al-῾Arabī au concept de nostalgie, mais en lisant les autres livres de Corbin on s’aperçoit rapidement qu’il fait de cette caractéristique l’essence de l’âme iranienne, et ce, dès 1946 : Ce mot de nostalgie que nous venons de prononcer, exprime peut-être au mieux un des états profonds de l’âme iranienne : attente contenue et discrète de ce que l’on sait impossible dans les limites de la condition humaine, mais que peut atteindre, l’éclair d’un instant, l’élan dans lequel l’âme se projetant en avant de soi, se révèle à elle-même l’objet de son attente27.
Quelques années plus tard, plongé dans le mazdéisme et l’ismaélisme, il écrit en 1951 : en menant pour lui [l’Ange de l’humanité] le combat, puisqu’ils ont assumé son repentir et sa nostalgie, en deviennent aussi responsables dans leur propre personne. C’est leur propre Iblîs qu’ils doivent précipiter dans l’abîme, et ce faisant c’est pour l’Ange qui est en eux en puissance qu’ils combattent28. 25 CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, Entrelacs, 2006 [1958], p. 200-201. 26 PROULX, D., « L’imagination selon Henry Corbin », dans Os Trabalhos da Imaginação: abordagens teóricas e modelizações, sous la direction de WUNENBURGER, J.-J., ARAÚJO, A.F., et de ALMEIDA, R., João Pessoa, Universidade Fédéral de la Paraíba, 2017, p. 421-437. 27 CORBIN, H., Les motifs zoroastriens dans la philosophie de Sohrawardî Shaykh-olIshrâq (ob. 587/1191), préf. de Pouré Davoud, Tehéran, éditions du courrier, 1946, p. 45. 28 CORBIN, H., « Le temps cyclique dans le mazdéisme et dans l’ismaélisme », dans Eranos-Jahrbuch – Mensch und Zeit, sous la direction de FRÖBE-KAPTEYN, O., vol. XX/1951, Zürich, Rhein-Verlag, 1952, p. 206.
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Encore une fois, ces deux extraits montrent que Corbin « plaque » pour ainsi dire une structure de pensée iranienne (Avicenne, Sohravardī, l’ismaélisme et le mazdéisme) sur Ibn al-῾Arabī. Ses deux conférences sur le Shaykh al-Akbar sont moins une exploration directe de sa pensée que l’occasion pour Corbin de présenter les thèmes qui l’intéressent déjà depuis plus d’une dizaine d’années. Nous irions même jusqu’à dire que tout l’appareil critique qu’il cite et qui appuie les thématiques corbiniennes est un ajout a posteriori. Il a probablement d’abord écrit la conférence, avec quelques citations directes, mais l’exemplification détaillée de l’appareil critique semble avoir été ajoutée après avoir rédigé le texte. Cette situation permet aussi de donner une explication au fait qu’il y ait peu de références directes à l’œuvre d’Ibn al-῾Arabī dans le reste de son œuvre. Ibn al-῾Arabī, comme bien d’autres philosophes et spirituels évoqués dans son œuvre, semble davantage un prétexte permettant à Corbin de mettre en lumière l’essence de la dualitude telle qu’il la concevait. À la fin de sa vie Corbin rédigera trois conférences qui seront éditées sous le titre Le paradoxe du monothéisme, un titre issu d’un des textes du recueil29 et dans lequel il reprend synthétiquement le problème de la dualitude en développant l’idée d’un paradoxe du monothéisme causé par la relation entre le créateur et la créature ou encore comme un rapport de seigneurialité, terme qui désigne la relation entretenue entre le Seigneur et celui dont il est le seigneur. Pour défendre le monothéisme philosophique au cœur des théosophies mystiques de l’Iran, il forgera le terme de « théomonisme » qui doit être rapproché du panenthéisme, terme qui n’est utilisé qu’une seule fois par Corbin dans son œuvre et justement autour de la pensée d’Ibn al-῾Arabī. Il écrit : Le couple Créateur-créature (Haqq-Khalq) se répète à tous les niveaux des théophanies, à tous les degrés des “descentes de l’être”. Ce n’est ni monisme ni panthéisme, mais plutôt, si l’on veut, théomonisme et panenthéisme. Le théomonisme ne fait qu’énoncer la condition philosophique rendant solidaires Créateur et créature, mais cela au niveau des théophanies.
29 Dans Le paradoxe du monothéisme les références directes à Ibn ‘al-῾Arabī sont absentes. Comme il le fait lorsqu’il fait des rapprochements avec la pensée spirituelle et mystique d’Occident, les « attributions » à Ibn al-῾Arabī ou à l’École d’Ibn al-῾Arabī sont absolument allusives. À trois reprises, il rapproche aussi Ibn al-῾Arabī et Proclus, mais sans jamais donner d’explications. Cette situation rend l’étude de sa réception d’Ibn al-῾Arabī très difficile. De plus, dans ces trois conférences rédigées à la fin de sa vie, si l’esprit philosophique du problème qu’il veut mettre en lumière est en cohérence avec ses écrits antérieurs, l’emphase n’est plus mise sur le maître Andalous, mais sur Haydor Amolī, ce dernier comme devenant le prétexte d’une nouvelle exploration d’un thème déjà ancien dans son œuvre.
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C’est le secret de la divinité personnelle (sirr al-robûbîya30), c’est-à-dire l’intersolidarité entre le seigneur (rabb) et celui le choisit comme seigneur (marbûb), telle que l’un ne peut subsister sans l’autre31.
Autrement dit, le théomonisme est le point de vue théophanique du problème de l’un et du multiple, tandis que le panenthéisme est le point de vue humain du problème. Reste que pour Corbin le théomonisme signifie que les problèmes d’agnosticisme ou du monisme et de l’anthropomorphisme ou du polythéisme sont évités. Cela donne à penser qu’une étude sur les différentes structures des pensées ésotériques et hermétiques devrait être entreprise sous l’égide du théomonisme et du panenthéisme. Ce problème n’est cependant pas uniquement une réflexion métaphysicophilosophique pour Corbin. Le théomonisme s’attache à une réflexion « personnaliste » ou « éthique », car celui-ci permettrait de sauvegarder l’« individualité spirituelle inaliénable32 ». Derrière l’idée de la théologie apophatique conçut comme théomonisme, celle-ci serait l’antidote au nihilisme métaphysique, car la source du nihilisme métaphysique serait la dissolution de la notion de personne, sa réduction matérielle, psychologique ou historique33. Cette position de thèse l’amène à faire une critique véhémente d’un article de Georges Vallin sur « Le tragique et l’Occident à la lumière du non-dualisme asiatique34 », car dans le non-dualisme indien présenté par Vallin c’est l’ego qui bloque et qui distorsionne la vision authentique de Brahman. Pour lui, le tragique a sa source en Occident dans l’identification de l’individualité à la réalité. Cette position Corbin la rejette avec une rare véhémence35. Reste que l’association 30
On pourrait aussi traduire « secret de la seigneurialité ». CORBIN, H., Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 1986, p. 406. 32 CORBIN, H., « De la théologie apophatique comme antidote du nihilisme », dans L’Impact planétaire de la pensée occidentale rend-il possible un dialogue réel entre les civilisations ?, sous la direction du CENTRE IRANIEN POUR L’ÉTUDE DES CIVILISATIONS, Paris, Berg International, 1979, p. 35. 33 Pour ouvrir ce thème c’est les rapprochements entre la pensée de Henry Corbin et de Nicolas Berdiaev qui devrait être poursuivis. 34 VALLIN, G., « Le tragique et l’Occident à la lumière du non-dualisme asiatique », dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 165, no. 3, 1975, p. 275-288. 35 Fait étrange, Vallin participa au volume de Mélanges offerts à Henry Corbin coordonné par Nasr, ce qui laisse croire à une proximité d’esprit. Mais peut-être que la proximité d’esprit doit plus à Nasr qu’à Corbin. Cette critique acerbe de Corbin a probablement aussi à voir avec le fait que Georges Vallin était un guénonien non public. À ce propos David Bisson cite un propos de Jean Borella où il témoigne de la filiation. « Chose étonnante, Borella témoigne de leur adhésion à l’œuvre de Guénon [Vallin et Bugault] pour aussitôt préciser : “Mais ils n’en parlaient jamais dans leur cours, ni même dans les entretiens privés qu’ils m’accordaient, l’un et l’autre m’ayant accepté comme ami.” » Cité par BISSON, D., René Guénon. Une politique de l’esprit, Paris, PGDR, 2013, p. 476. 31
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de l’individualité à la réalité comme source du nihilisme exige par conséquent de rejeter la personne et de la fondre dans la réalité, un nondualisme fusionnel que ne peut accepter Corbin, car il remettrait en cause les systèmes théologico-philosophiques qu’il a passé une vie à faire émerger. En effet, le non-dualisme de la « tradition primordiale » élaboré par Guénon à partir de l’Advaita Vedānta ne pouvait convenir à Corbin. Si dans le sunnisme mystique une telle perspective est envisageable – notamment à partir de la mystique de Ḥallāj dans laquelle il y a une fusion entre l’unité de l’être et l’unité et l’unité de l’étant – Corbin réfère à cette situation en parlant de la confusion faite par certains soufis, restant comme souvent assez vague. Bien évidemment, même s’il rappelle que les métaphysiciens de l’École d’Ibn al-῾Arabī n’ont pas commis cette confusion, il en profite constamment pour mettre sur un piédestal la position iranienne, la position shī῾ite sur la question. Il écrit : « Sayyed Ahmad ῾Alavī Ispahānī, reprochant notamment à un certain nombre de soufis d’être tombés dans cette erreur. “Que personne ne vienne à penser, dit-il, que ce que professent les théosophes mystiques (les Mota῾allihūn) est quelque chose de ce genre. Non pas, ils professent tous que l’affirmation de l’Un est au niveau de l’être, et l’affirmation du multiple est au niveau de l’étant36. » Position qui entre en conflit avec l’idée même d’une Tradition primordiale.
4. La question conceptuelle : panenthéisme, kathénothéisme ou théomonisme ? La non-dualité comprise comme une réciprocité dialogique entre l’unité et la multiplicité, c’est-à-dire comme une dualitude, a poussé Corbin à développer des concepts et des expressions. C’est la signification conceptuelle de ces différentes expressions qui fait l’objet de cette section. Tel qu’indiqué supra, le terme de panenthéisme n’a été repéré qu’une seule fois dans toute son œuvre37. Chronologiquement, la réflexion corbinienne s’organise d’abord autour de son travail sur l’herméneutique de Hamann et Luther et du problème du livre prophétique. C’est la locution « chaque » qui est au cœur de cette réflexion. Ensuite, on trouve 36 CORBIN, H., Le paradoxe du monothéisme, Paris, L’Herne, 2003 [1981], p. 15, 25. Voir aussi Henry CORBIN, Philosophie iranienne et philosophie comparée, Paris, Buchet/ Chastel, 1985, p. 64. 37 Voir l’extrait cité supra.
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l’expression plus spécifique « du tout dans le chaque » conceptualisé comme « kathénothéisme ». Enfin, c’est le terme de théomonisme qui viendra conceptualiser la relation de l’un et du multiple du point de vue du tawhīd de l’être, du tawhīd ontologique. Dès 1935, alors qu’il travaillait sur Hamann, Corbin avait noté que son écriture était comme une suite ininterrompue de rhapsodies qui cherchent à « vouloir chaque fois s’exprimer tout entier38. » Cette perspective Corbin la retrouve dans la conception historique de Hamann autour de la question de la transmission de la prophétie. Le sens de l’histoire est intimement lié à l’avènement de la foi, car, comme l’explique Hamann, « [c]haque histoire biblique est une prophétie qui s’accomplit à travers tous les siècles dans l’histoire de chaque homme39. » La temporalité humaine est conditionnée par le passé actualisé au présent afin de réaliser l’avenir. Le hic et nunc de l’existence humaine est solidaire de la réalisation de la prophétie dans chaque âme humaine. L’existence individuelle n’est pas une substance ayant divers attributs sur laquelle le temps passe, l’existence rend possible la réalisation du temps dans l’actualisation de la Parole prophétique : « pour le présent de chaque existence, celle-ci est à la fois le fondement et la transcendance, l’origine et la fin, prôton et eschaton40. » Il y a donc une permanence de la Parole divine solidaire de chaque existence humaine, c’est le renversement du cogito ergo sum, par le cogitor ergo sum, le renversement du « je pense donc je suis » par le « je suis parce que je suis pensé ». Le « déjà là », témoignage de la permanence de l’être, de la permanence du wujūd conditionne chaque existence au présent dans son rapport à la Parole divine. Comme l’a écrit Annemarie Schimmel à propos de la pensée d’Ibn al-῾Arabī : « everything gains its wujūd, its existence, by “being found”, i.e., perceived, by God41 ». Alors comprendre la relation entretenue par l’existence humaine à Dieu, c’est comprendre la présence de l’être de Dieu dans chaque existant. C’est toute la problématique de la significatio passiva, car « les données de l’histoire ayant le caractère d’un “chiffre”, la compréhension 38 CORBIN, H. et HAMANN, J.G., Hamann, philosophe du luthéranisme, avec une intr. de Jean Brun, Paris, Berg international, 1985 [1935], p. 13 et 109. 39 HAMANN, J.G., Hamann’s Schriften, édité par von ROTH , F., 8 vols, Berlin, Bey G. Reimer, 1821, vol. 1, p. 50. Cité et traduit dans CORBIN, H. et HAMANN, J. G., Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg international, 1985 [1935], p. 27. 40 CORBIN, H. et HAMANN, J.G., Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg international, 1985 [1935], p. 28. 41 SCHIMMEL, A., Mystical dimensions of Islam, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1975, p. 267.
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historique transcende chaque fois la connaissance du fait empirique ; car “l’histoire est une révélation auditive, sans la foi en celui qui est l’auteur même de toute révélation elle reste un livre scellé, une énigme muette”42. » La relation de dualitude présentée ci-dessus par la notion de seigneurialité est très similaire. En fait, la conception temporelle et historique de Hamann implique une forme de dualitude et il apparaît assez évident que les années consacrées à Hamann par Corbin lui ont donné un cadre à partir duquel il lui a été plus facile de traiter cette question dans la philosophie islamique. En effet, dans les théosophies explorées par Corbin l’unité divine n’est jamais diminuée par la génération des individus. Autrement dit, l’être est un universel tout à la fois identique et différent de celui-ci. Le réel n’est jamais dégradé, l’être divin est plutôt exemplifié complètement dans chaque niveau, dans chaque demeure, « il prend demeure totalement chaque fois, à la façon d’une lumière unique43. » L’explication traditionnelle rapportée par Corbin est celle de la structure du plérôme des quatorze immaculés, à savoir que Mohammad, Fatima et les douze Imāms partagent en propre la même lumière de la prophétie. Ce qui permet aux Imāms d’affirmer : « Nous sommes tous Mohammad44. » Une affirmation qui ne vise pas à assimiler Mohammad aux Imāms, mais bien à montrer que les Imāms réalisent complètement la parole prophétique. Cette idée singulière, Corbin l’a thématisée dans le néologisme « kathénothéisme », terme qui avait été proposé par Max Müller pour qualifier le passage de la perception des grands dieux de l’hindouisme simultanément et chaque fois comme étant l’objet exclusif de la pensée religieuse du fidèle. Le terme kathénothéisme, parfois confondu avec celui d’hénothéisme, Corbin cherche à le réhabiliter dès 1951 dans sa conférence Eranos sur Le temps cyclique dans le mazdéisme et dans l’ismaélisme, conférence dans laquelle il écrit : « Une première série d’exemple s’attacherait à montrer l’épiphanie du Temps éternel comme essentiellement multiforme, c’est-à-dire l’Αἰών comme 42 HAMANN, J.G., Hamann’s Schriften, 8 vols, Bey G. Reimer, 1821, vol. 2, p. 19. Cité et traduit dans CORBIN, H. et HAMANN, J.G., Hamann, philosophe du luthéranisme, Berg international, 1985 [1935], p. 78. 43 MOLLĀ ṢADRĀ SHĪRĀZĪ, Le livre des pénétrations métaphysiques (Kitāb al-Mashā῾ir), texte arabe publié avec la version persane [῾Emād al ḥikmat] de Badīʻ al-Mulk Mīrzā ʻImād al-Dawlah, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien/Adrien-Maisonneuve, 1964, p. 202. 44 Ibid. Voir aussi CORBIN, H., « Épiphanie divine et naissance spirituelle dans la gnose ismaélienne », dans Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg international, 1982 [Eranos XXIII, 1954], p. 161, n. 207.
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παντόμορφος θεός. Non seulement cette modalité fonde ses épiphanies multiples, mais elle rend possible la “transition exégétique” conduisant l’être de l’hypostase en soi à son être dans ce qu’elle opère. C’est grâce à cette multiformité que le Temps éternel peut se montrer chaque fois comme Figure-archétype, car par là-même est assurée sa Présence totale dans le “chaque fois”. L’idée d’une unité qui est respectivement celle de chaque membre d’un Tout et aussi l’unité de leur ensemble, se vérifie également à propos de l’heptade archangélique, dans le mazdéisme et dans le très ancien christianisme. Elle rend possible une simultanéité de l’unité et de la pluralité divine qui échappe au dilemme simpliste opposant monothéisme et polythéisme. Ce serait l’occasion de donner une valeur nouvelle au terme jadis proposé de “kathénothéisme”, comme étant ici la catégorie hiérophanique du “chaque fois”. Ce que cette dernière signifie, c’est qu’étant donné la Figure sur laquelle tend à se fixer le jeu des transpositions de l’Αἰών, le mode d’existence de l’âme pour laquelle le Temps éternel s’épiphanise comme une Figure qui en est la dimension-archétype, n’aboutit dans son élan suprême ni au vide de son propre isolement, ni à une présence divine uniformément nommable, mais à une individuation de celle-ci rigoureuse et irremplaçable (χαθ ‘ένα, singulatim)45. »
Temporellement cela signifie que le temps cyclique est moins un éternel retour du même que le temps du retour à l’origine éternel. Il n’y a pas de rupture radicale entre Dieu et sa créature, le Temps éternel est médiatisé dans chaque créature et la réalisation spirituelle de la Parole prophétique transfigure hic et nunc le temps médiatisé en Temps éternel, faisant advenir la dimension eschatologique de l’être. « L’ange annonce à son âme […] : “Je suis ton Éternité, ton Temps éternel”46. » Mais, comme mentionné supra, il n’est pas possible de faire advenir l’eschatologie au présent sans une personne conçue substantiellement, sans que la dimension ontologique ne rejoigne la Divinité par le tawhīd ontologique. L’humain est le théophore de Dieu, parce que Dieu se découvre par sa créature. Enfin, le terme « théomonisme » est particulièrement développé dans les trois conférences qui composent Le paradoxe du monothéisme. Celuici est présenté comme une sorte de monothéisme ontologique. Corbin 45 CORBIN, H., « Le temps cyclique dans le mazdéisme et dans l’ismaélisme », dans Eranos-Jahrbuch – Mensch und Zeit, sous la direction de FRÖBE-KAPTEYN, O., vol. XX/1951, Zürich, Rhein-Verlag, 1952, p. 176-177. Voir aussi CORBIN, H., « Le récit d’initiation et l’hermétisme en Iran (Recherche angélologique) », dans Eranos-Jahrbuch – Der Mensch und die mythische Welt, sous la direction de FRÖBE-KAPTEYN, O., vol. XVII/1949, Zürich, Rhein-Verlag, 1950, p. 153. CORBIN, H., En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques ‒ Les fidèles d’amour, shî’isme et soufisme, vol. 3, Paris, Gallimard, 1972, p. 133. 46 CORBIN, H., Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg international, 1982, p. 21.
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insiste sur le fait que le monothéisme à toutes les chances de devenir une sorte d’idolâtrie métaphysique lorsqu’il fait de Dieu un super-être au-delà de tous les êtres et donc le transforme en un être inaccessible. En poussant toujours plus loin Dieu des âmes humaines, celui-ci devient inaccessible et il n’est plus médiatisé par quoi que ce soit ce qui efface sa présence du monde. Ce phénomène d’effacement, d’idolâtrie métaphysique dit Corbin, est le danger le plus important du monothéisme. Le terme théomonisme sert à décrire un monothéisme ontologique « dont le symbole de foi s’énonce, selon Corbin, sous cette forme : Laysa fī῾l-wojūd siwā Allāh ; “il n’y a dans l’être que Dieu”47. »
5. La question ontologique : le problème du Lui-pas-Lui. Si la pensée causale aimerait pouvoir demander qu’est-ce qu’il y avait avant la création, il faut rappeler que le néant compris comme non-présence de Dieu n’existe pas. Dieu est non-fini et il existe de toute éternité, mais avant la création, Allāh était dans une nuée sans dessus ni dessous. L’acte de création se fait dans un soupir de compatissance existenciateur qui donne la masse à la nuée qui reçoit et donne les formes aux êtres. Cette nuée est active et passive, en elle s’opère la différentiation dans l’être divin, moment où il se montre à lui-même. La philosophie a médité jusqu’au vertige le tawhīd, la profession de foi monothéiste : Lā Ilāha illā Allāh (pas de dieu hormis Dieu). Étymologiquement le mot tawhīd est un causatif, il signifie faire-un, unifier. Alors, on comprendra que la notion de tawhīd théologique, la simple reconnaissance du Dieu unique, signifie simplement : il n’y a pas de Dieu hormis Dieu. Cette reconnaissance, somme toute superficielle, renvoie à la lecture exotérique que mentionnée ci-dessus et risque de mener à ce que Corbin appelle une idolâtrie métaphysique, à savoir faire de Dieu un être au-delà des êtres, car « dès lors qu’on l’a investi de tous les attributs positifs concevables, portés à leur degré suréminent, il n’est plus possible à l’esprit de remonter encore au-delà. L’ascension de l’esprit se fixe devant cette absence d’au-delà d’un Ens, d’un étant. Et c’est cela l’idolâtrie métaphysique48 ». De ce tawhīd théologique et exotérique, il faut s’élever au tawhīd ésotérique et c’est à ce niveau que la confusion de l’unité de l’être et de l’étant guette le pérégrinant. Pour éviter le péril à 47 48
CORBIN, H., Le paradoxe du monothéisme, L’Herne, 1992 [1981], p. 9. Ibid., p. 11-12.
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ce niveau, il faut instaurer un tawhīd ontologique, une ontologie intégrale à deux degrés. La formule du tawhīd ontologique est : « il n’y a dans l’être que Dieu ». L’intégration est à deux niveaux, car l’intégration simple de la multiplicité dans l’unité abolit complètement les différences. C’est le problème de la fusion indifférenciée dans l’unité. Une fois ce niveau atteint, il faut passer du tout indifférencié au tout différencié de nouveau. « Après l’intégration de la diversité à l’unité, doit venir l’intégration de l’unité à la diversité reconquise49. » C’est l’intégration de l’intégration, différenciation seconde qui permet le pluralisme métaphysique et qui permet de sauvegarder la notion d’ange. Cette ontologie intégrale, Ḥaydor Āmolī la décrit magnifiquement : « Il importe donc d’avoir la vision simultanée de l’Être Divin avec celle des créatures, et la vision simultanée des créatures avec celle de l’Être Divin. Bref, il importe de voir le multiple dans l’unité même de ce multiple (et de voir l’unité dans la multiplicité même de cette unité), vision intégrale qui est intégration de l’intégration50 ». C’est ainsi que le théosophe devient un sage parfait, devient une personne intégrale sauvegardant la dualitude de l’homme et de l’ange. Être, c’est être un et un en tout. Il faut donc parler de Créateur-Créature, mot concept non duel et sans opposition. D’où l’idée que l’Être divin est le premier et le dernier, l’apparent et le caché, l’ésotérique et l’exotérique. Ibn al-῾Arabī rapporte cette question dans les Al-Futūḥāt al-makkiya : « “Par quoi connais-tu Dieu ? […] Par cela qu’il est coincidentia oppositorum.” Car, [explique Corbin] l’univers des mondes tout entier est à la fois lui et non lui (huwa lā-huwa)51. » L’agir humain dans ce contexte est entièrement déterminé par sa relation à Dieu. Pour Corbin, la réalisation spirituelle ne peut jamais se faire à l’extérieure de l’intériorité humaine, car le théophanisme justifie l’unité intime qui lie la personne à Dieu. La réalisation spirituelle dans ce contexte est, elle aussi, un processus non duel, car se réaliser spirituellement signifie en même temps réaliser l’unité divine. « Ici, l’Action, la pensée ou la parole, ont leur terme dans l’agent : elles se réfléchissent sur lui, se personnifient en lui, en le faisant être ce qu’elles sont. Elles en sont les modes d’être ; elles sont “chaque fois” cette personne. Sous 49
Ibid., p. 19. ĀMOLĪ, Ḥ., Le Texte des textes (Nass al-Nosus), commentaire des « Fosûs alhikam » d’Ibn ῾Arabī, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien/AdrienMaisonneuve, 1975, §835, p. 382 Cité dans CORBIN, H., Le paradoxe du monothéisme, L’Herne, 1992 [1981], p. 26-27. 51 Al-Futūḥāt al-makkiya, vol. 2, p. 379, cité dans CORBIN, H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ῾Arabī, Entrelacs, 2006 [1958], p. 203. 50
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cet aspect, la personne en qui s’incarne sa propre action, est la significatio passiva de son action, c’est-à-dire elle est ce que son action la fait être52. » Une compréhension « personnaliste » très influencé par le protestantisme de Corbin et ses travaux sur Hamann et qui percolera autant sur sa réception d’Ibn al-῾Arabī que sur son traitement du Paradoxe du monothéisme. Terminons avec ces quelques mots de Gaston Bachelard sur la réalisation : « Ainsi la réalisation prime la réalité. Cette primauté de la réalisation déclasse la réalité. Un physicien ne connaît vraiment une réalité que lorsqu’il l’a réalisée, quand il est maître ainsi de l’éternel recommencement des choses et qu’il constitue en lui un retour éternel de la raison. L’idéal de la réalisation est d’ailleurs exigeant : la théorie qui réalise partiellement doit réaliser totalement. Elle ne peut avoir raison d’une manière fragmentaire. La théorie est la vérité mathématique qui n’a pas encore trouvé sa réalisation complète. Le savant doit chercher cette réalisation complète. Il faut forcer la nature à aller aussi loin que notre esprit53. »
CORBIN, H., Temps cyclique et gnose ismaélienne, Berg international, 1982, p. 63. BACHELARD, G., La philosophie du non essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, 4e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1966 [1940], p. 36. 52 53
RETRAIT DE L’UN ET MANIFESTATION DE L’ÊTRE : DE LA DÉITÉ À DIEU SELON MAÎTRE ECKHART Hervé PASQUA (Université Côte d’Azur)
Saisir Dieu dans « l’océan sans fond de son infinité », affirme Maître Eckhart, c’est dépasser Dieu. Dieu au-delà de Dieu, autrement dit la Déité, tel est le terme ultime dans lequel doit s’abîmer l’être lui-même. Dans plusieurs de ses écrits le Thuringien distingue nettement la Déité (Gotheit) et Dieu (Got). Ces textes permettent d’affirmer la distinction qu’il opère entre l’Être et l’Un, entre Dieu et la Déité. La Déité est « l’Un dont tout procède, l’essence divine en soi inconnaissable, que l’on ne peut évoquer que par négation en écartant toute multiplicité. C’est en quelque sorte Dieu au-delà de Dieu » comme le dit Benoit Beyer de Ryke1. La Déité excède Dieu, ce dernier dépend de la Déité qui est un « Un ». « Dieu est ce qui entre en contact avec les créatures, c’est le Dieu révélé et l’objet d’une connaissance positive.2 Eckhart est ainsi conduit à exalter le désert de la Déité en la situant au-dessus de la Trinité. Les textes sont probants : L’Un est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que l’on n’est capable selon aucun mode d’y regarder. En toute vérité, et aussi vrai que Dieu vit, Dieu lui-même ne le pénétrera jamais un instant, ne l’a encore jamais pénétré de son regard selon qu’il possède un mode et la propriété de ses Personnes. On le comprend aisément, car cet Un unique est sans mode et sans propriété. C’est pourquoi, si Dieu doit jamais le pénétrer de son regard, cela lui coûtera tous ses noms divins et la propriété de ses Personnes. Il lui faut les laisser toutes à l’extérieur pour que son regard y pénètre. Il faut qu’il soit l’Un dans sa simplicité, sans aucun mode ni propriété, là où il n’est en ce sens ni Père ni Fils ni Saint-Esprit, et où il est cependant un quelque chose qui n’est ni ceci ni cela.3
Même si le terme « Déité », n’est pas explicitement nommé, il est évident que c’est là cet Un que le maître rhénan a en vue. Cette distinction, BEYER DE RYCKE, B., Maître Eckhart, Paris, Entrelacs, 2004, p. 118 Cf. MACARY-GARIPUY, P., « L’ex-sistence de la déité chez maître Eckhart » in Psychanalyse 20 (2011), p. 65. 3 Sermon Intravit Iesus in quoddam castellum. 1 2
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pour inquiétante qu’elle paraisse, est cependant une caractéristique essentielle de la pensée d’Eckhart. Elle résulte, d’un côté, de son point de départ hénologique qui ramène l’Un au non-être et répond, d’un autre côté, à la logique que ce dernier s’est imposée en identifiant l’Intellect et Dieu. Quand l’Intellect se tourne vers soi, il se saisit en-deçà du non-être de l’Un qui se confond avec la Déité ; quand il se tourne vers l’extérieur4, il jaillit comme l’Être auquel Dieu s’identifie en se manifestant à la créature. On reconnaît le schéma plotinien du passage de la première à la deuxième hypostase, de l’Un-pur-qui-n’est-pas à l’Un-qui-est, c’est-àdire au Noûs qui unifie tout ce qui est. La Déité-Une se situe ainsi au-delà du Dieu-Être. Cette transcendance de l’Un se caractérise par sa communicabilité. Si la Déité ne se communiquait pas, en effet, non seulement elle ne serait pas la Déité, mais Dieu ne serait pas Dieu. En d’autres termes, Dieu ne serait pas sans la Déité et la Déité ne serait pas sans Dieu : Et je dis que sa Déité dépend de ce qu’il peut se communiquer à tout ce qui lui est réceptif et s’il ne se communiquait pas, il ne serait pas Dieu5.
La communicabilité de l’Un traduit le double mouvement de transdescendance et de transascendance. Descente de l’Un dans l’Être, par laquelle il sort de lui-même en perdant sa pureté. Remontée de l’Être vers l’Un dans lequel il se perd en s’effaçant. Dieu est ainsi la « manifestation » de la Déité et la Déité se retire dans la pureté de son non-être. Cette conception pèsera sur la doctrine du fond de l’âme. L’union à Dieu, d’ordre intellectif dans un premier temps, transcende dans un deuxième temps l’intellection pour accéder à l’union à la Déité. Le retour de l’âme à Dieu et de Dieu à la Déité s’effectue par la conversion de l’Intellect – c’est-àdire l’Être en tant que retour sur soi – qui se détourne de soi pour se tourner vers l’Un. Tout ce qui est aspire à retourner vers ce dont tout est issu. Ce qui s’est déployé dans le multiple doit se replier dans l’unité pure de l’Un. Mais ce repli est une perte. Car là où deux doivent devenir un, il y en a un de trop : Où deux doivent devenir un, l’un doit perdre son être. De même, si Dieu et l’âme doivent devenir un, l’âme doit perdre son être et sa vie. Autant il en demeurerait, autant certes ils seraient unis, mais s’ils doivent devenir un, l’un d’eux doit perdre entièrement son être et l’autre conserver son être, ainsi ils sont un6. 4
Cf. Sermon 37, AH, II, p. 44. Sermon 73, AH, pp. 90-91. CF ; ZUM BRUNN, E. et DE LIBERA, A., Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et Théologie négative, Beauchesne, Paris, 1984, pp. 18-19. 6 Sermon 65, AH III, p. 38. 5
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Unie à Dieu, l’âme serait encore quelque chose, c’est pourquoi Eckhart précise qu’elle doit devenir un avec lui et non unie7, ce qui signifie qu’elle doit être réduite à néant : Et quand l’âme parvient là, elle perd son nom et Dieu l’attire en lui, en sorte qu’en elle-même elle est réduite à néant, comme le soleil attire en lui l‘aurore, en sorte qu’elle est anéantie8.
L’âme de retour en Dieu, faut-il préciser, perd son être intelligé, non son être en tant qu’être car la créature est pur néant, comme l’Un dont elle est l’image diffractée dans le multiple. Quand tout sera intelligé, c’est-à-dire rassemblé dans l’Intellect, qui est la Forma formarum, tout ce qui s’était dispersé dans la multiplicité extérieure du monde s’identifiera à l’unité pure et impensable de la Déité. L’union sans différence sera atteinte dans le fond sans fond de l’âme qui est le lieu sans lieu de l’insondable Déité. L’Un pur est pur non-être. Eckhart recourt à l’image du désert pour désigner la Déité comme l’Un sans l’être. Pour devenir un avec l’Un, il faut dé-devenir (entwerden), c’est-à-dire perdre son être intelligé, ou plus précisément se détacher de ce que l’on est, se « désessencialiser ». Il faut que le désert croisse, dirait Nietzsche. L’Un et l’Être ne sauraient, en effet, se confondre dans la Déité inintelligible. Aussi, quand Emilie Zum Brunn et Alain de Libera écrivent que l’Un – le Fond ou la Déité – finit par devenir chez Eckhart un synonyme de l’esse divin, ils oublient que pour le Thuringien l’esse est source de multiplicité et, par conséquent, différent de l’unité pure de l’Un9. D’ailleurs, ils affirment cette « synonymie » en rappelant que la conception eckhartienne se raccroche à celle de Denys selon lequel Dieu est « surêtre » et néant de l’être. Au-delà de l’être, il y a l’Un qui est un néant d’être : un désert. Parler de l’esse divin selon Eckhart, c’est parler de Dieu, non de la Déité. Le Thuringien prend garde d’expliquer que, quand il dit que Dieu n’est pas un être, il ne lui conteste pas l’être : comprenons que Dieu n’est pas un être créé, il est un Être au-dessus de l’être ainsi entendu : Mais quand j’ai dit que Dieu n’était pas un être et qu’il était au-dessus de l’être, je ne lui ai pas par là contesté l’être, au contraire, je lui ai attribué un être plus élevé.10 7
Sermon 27, AH, I, p. 226. Du détachement, AH, Traités, p. 169. 9 ZUM BRUNN, E. et DE LIBERA, A., op. cit., p. 166 : « Eckhart conservera, dans sa conception de la réalité ultime, Un, Fond ou Déité, qui deviendront ou redeviendront chez lui synonymes de l’esse divin, la voie d’éminence et la voie négative de Denys selon lesquelles Dieu est à la fois sur-être et néant de l’être ». 10 Questions parisiennes, II, 4, in Maître Eckart à Paris. Une critique médiévale de l’onthothéologie. Etudes textes et introductions par ZUM BRUNN, E, KALUZA, Z., DE 8
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Que signifie alors : Dieu n’est pas un être et il est un être, qu’il est un « être plus élevé » ? Qu’est-ce que cet être plus élevé ? Est-ce l’Un ? Dans ce cas, ce ne peut être qu’un Un qui est : l’Un de la deuxième hypostase du Parménide. Il ne s’agit donc pas de l’Un pur sans l’être de la Déité. C’est bien cela qu’il faut comprendre, selon nous, car il ne faut pas confondre l’être pensé (intelligé) puis projeté au-dehors de la créature et l’Être pensant (l’Intellect) du Créateur. En ce sens, l’Être-Dieu est un être plus élevé que l’être de l’ange et l’être d’un moucheron qui sont des créatures. Mais il y a encore quelque chose d’innommable et de plus élevé que l’Être-Dieu lui-même : c’est l’Un sans l’être de la Déité. Il y a donc une transascendance à effectuer en trois étapes : de l’être pensé à l’Être pensant, puis de l’Être pensant à l’Un impensable. Dieu en sa Déité est dépouillé de tout ce qui en lui impliquerait de la différence, c’est-à-dire, du non-un. Car l’Un pur exige le dépouillement de tout ce qui est source de multiplicité. Il nie tout ce qui le nie, c’est-àdire tout ce qui s’ajoutant à lui, lui ferait perdre sa pureté : il est negatio negationis. Si en effet Dieu est l’Un, Dieu n’est pas et il n’est pas l’Être : il est au-delà de l’Être-Dieu. Dans ce cas, ajoute Eckhart, il n’est pas davantage le Bien : Dieu n’est ni être ni bonté. La bonté s’attache à l’être et n’est pas plus vaste que l’être, car, s’il n’y avait pas d’être, il n’y aurait pas de bonté, et l’être est plus pur encore que la bonté. Dieu n’est ni bon, ni meilleur, ni le meilleur de tous. Qui qualifierait Dieu de bon serait aussi injuste à son égard que s’il qualifiait le soleil de noir11.
Ce texte signifie qu’Être, Bien et Un pur, ne sont pas convertibles, non convertuntur. Autrement dit, l’Un pur de la Déité n’est pas considéré comme un transcendantal pouvant se convertir avec l’Être : il est au-delà de l’Être.12 Dieu advient à l’Être en se laissant participer par tout ce qui est, il est parce qu’il intellige et il intellige en s’intelligeant comme le quo est des étants, de tout ce qui est. L’Être accompagne l’Intellect en Dieu, conformément à la dyade plotinienne alors que la Déité, elle, demeure en retrait dans son intouchable unité. L’Être est encore un mode qui détermine et limite l’immensité divine et ne saurait atteindre la pureté de l’Un. Il en découle que la liberté divine opère uniquement dans le LIBERA, A., VIGNEAUX, P. et WEBER, E.-H., Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Section des sciences religieuses, LXXXVI, Paris, 1984 11 Sermon 9, AH, I, p. 12 Cf. LOSSKY, V., Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, éd. Vrin, 1960, pp. 66-67. Notre lecture du rapport entre l’Un et l’Être diffère de l’auteur qui fait de l’Un la « première détermination transcendantale de l’Être ».
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non-être de la Déité-Une en se mouvant sans se mouvoir dans l’étendue sans extension et vide de tout ce qui est. La negatio negationis affirme la vacuité de l’Un d’où l’Être est exclu, alors que le Sum qui Sum de l’Exode indique plutôt la plénitude d’Être. Selon Vladimir Lossky : « l’Un manifeste dynamiquement l’identité de l’Être »13. Il saisit la production de l’Être comme une activité intrinsèque à l’Un. Le bouillonnement intérieur ne se traduit pas en ébullition extérieure. La procession à partir de l’Un est en même temps une conversion qui est un retour sur soi. Il y a compénétration des Personnes divines qui restent immanentes à l’Un dans leur procession même. La génération de la deuxième Personne, le Fils, impliquant la réflexion de l’ardeur amoureuse, est dès lors inconcevable en dehors de la spiration par le Père et le Fils de la troisième Personne, l’Esprit-Saint. Cette interprétation de la doctrine trinitaire repose sur l’affirmation du lien qui relie l’Un à l’Être en tant que transcendantal. Mais, en est-il vraiment ainsi pour le Thuringien ? Sa doctrine n’est-elle pas plus proche de celle de Proclus que celle de saint Thomas ? « Déterminée par l’Un, poursuit Vladimir Lossky, la procession hypostatique, chez Maître Eckhart, est donc une action intérieure dans laquelle l’identité de l’Esse se manifeste par son retour complet sur lui-même. Cette conversion réflexive, dans la réalité divine, n’est pas une récupération de l’identité perdue, comme chez Proclus, où l’επιστροφη devait rétablir l’unité de la μονη rompue dans la προοδος. Pour Eckhart, l’immanence du principe de la production n’est rompue que par la « sortie » des créatures tombées dans la dualité où tout est connu extérieurement, comme Cause première et Fin dernière de tout ce qui est ».14 Cette lecture serait tout à fait correcte si, comme le pense Lossky, l’Un était un transcendantal de l’Être. Or, tout nous pousse à penser que le Maître thuringien situe l’Un pur de la Déité au-dessus de l’Être de Dieu et, par conséquent, de la Trinité. Il serait donc plus proche de la doctrine proclienne que de la pensée du Docteur angélique. Vladimir Lossky lui-même se sent comme contraint de revenir sur son interprétation quand il écrit : « A certains égards, l’Essence divine ou Deus sub ratione Esse, chez Maître Eckhart, peut être rapprochée de l’« Un qui n’est pas » plotinien : en effet, non seulement l’Essence est indicible, mais aussi, dans son indétermination absolue, elle ne saurait être opposée à quoi que ce soit, même au non-être ».15 Et il fait mention de la deuxième hypostase des néoplatoniciens pour lesquels l’« Un est 13 14 15
Ibid., p. 70. Ibid. Ibid., p. 72.
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tout ». Puis, il rappelle que l’Un d’Eckhart est Principe de production. Principe non principié, l’Un se donne en se retirant. Le bouillonnement d’unité déborde hors de l’Un pur pour former la dyade de l’Un qui contient tout ce qui est : l’Être-Un, source du nombre. Cet Un là est « l’Intellect paternel qui contient les raisons de toutes choses dans son Verbe unique, en les réduisant à l’unité. » Il n’est pas l’Un pur sans l’Être de la première hypostase plotinienne. Un-Intellect embrassant tout ce qui est, il exprime la plénitude de l’Être dans l’Un. Il s’agit bien de la dyade, source du nombre et de toutes choses. N’est-ce pas cet Un qu’Eckhart identifie au Père ? On comprendrait mieux pourquoi le Créateur de toutes choses apparaît en même temps que le créé et que l’Un pur, resté en retrait, précéderait dès lors la Trinité. Ce que nous venons de dire nous conduit à penser que l’Être est un premier écart par rapport à l’Un (casus ab uno) entraînant l’Un à sa suite dans la dyade, puis que la chute se poursuit dans les choses créées, dans un mouvement de transdescendance qui entraîne le monde multiple toujours plus loin de l’Un-Être, après que celui-ci se soit lui-même éloigné de l’Un-Néant. Cette interprétation diffère quelque peu de celle de Ray L. Hart, pour qui il n’y a pas deux Eckhart : le métaphysicien de l’Exode pour qui Dieu est l’Etre, l’esse ipsum, et le métaphysicien néoplatonicien pour qui Dieu est l’Un. Et il ajoute qu’il n’y a pas davantage un seul Eckhart qui serait l’un ou l’autre. Nous nous trouvons, dit-il, devant un « penseur profondément original, où s’entremêlent deux courants, dans lesquels les mots clés (Etre, Néant, Intellect), appliqués à la Déité, prennent un autre sens que chez ses prédécesseurs et ses contemporains »16. Nous partageons le même avis selon lequel il n’y a pas deux Eckhart, mais nous n’en tirons pas la même conclusion, à savoir qu’il n’y a pas non plus un seul Eckhart qui serait le métaphysicien de l’Être ou celui de l’Un. Nous soutenons la thèse qu’il n’y en a qu’un : le métaphysicien de l’Un pour lequel les « mots clés » d’Être et d’Intellect s’appliquent à Dieu et non à la Déité. A cette dernière, ne peut être appliquée que la notion de Néant, car l’Un n’est pas. La Déité s’identifie, en effet, au non-être de l’Un. L’Un n’est pas, il précède tout ce qui est. L’Être, lui, surgit avec la pensée du créé, comme manifestation à la créature, il est Dieu en tant que Créateur. En ce sens, qui est celui des Questions parisiennes,17 Dieu n’est pas 16 HART, R., « La négativité dans l’ordre du divin » in Voici Maître Eckhart, J. Millon, Grenoble, 1998, p. 200. 17 Questions parisiennes, II, 4 : « Ce n’est pas parce qu’il est que Dieu intellige, c’est parce qu’il intellige qu’il est ».
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d’abord l’Être, il est essentiellement Intellect. En tant qu’Intellect, il fait être ce qu’il intellige parce que l’Intellect en se détournant de l’Un se tourne vers l’Être : il devient alors Intellect en recherche, intelligeant tout ce qui est. Quant à la Déité, elle est néant non au sens où elle s’oppose à l’Être, mais au sens où elle est l’Un sans l’Être : l’Un-Néant de la première hypothèse du Parménide. Ce néant n’est pas l’absence de toute détermination caractérisant Dieu qui n’est ni ceci, ni cela. La Déité en tant que néant de l’Un est « Dieu au-delà de Dieu ». C’est pourquoi elle ne saurait se confondre avec le Dieu trinitaire et créateur. Telle est la Déité, identique à « l’Un pur et clair ». Le néant de l’Un : n’est-ce pas ce que vit saint Paul sur le chemin de Damas ? Lorsqu’il vit le néant, c’est alors qu’il vit Dieu… Lorsqu’il se releva de terre ; les yeux ouverts, il vit le néant et le néant était Dieu ; car avoir vu Dieu saint Paul appelle cela un néant18.
« Ce néant était Dieu » : cette affirmation invaliderait notre interprétation si nous ne comprenions pas que le néant de Dieu signifie l’essence de Dieu, c’est-à-dire, sa Déité. Saint Paul, en voyant le néant, a donc vu l’essence de Dieu, sa Déité. Le sermon allemand Surrexit autem Saulus de terra affirme avec netteté le non-être de l’Un. Eckhart commente le passage des Actes des Apôtres où il est dit : « Paul se releva de terre, et les yeux ouverts il ne vit rien ». Il commence par énumérer les quatre sens qu’il donne à ces mots. Le premier est : quand il se releva de terre, les yeux ouverts il ne vit rien, et ce néant était Dieu ; le deuxième : quand il se releva, il ne vit rien que Dieu ; le troisième : en toutes choses, il ne vit rien que Dieu ; le quatrième : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un néant. L’idée principale se trouve dans ce passage : Dans cet enveloppement de lumière il fut jeté à terre, et ses yeux furent ouverts de sorte que, les yeux ouverts, il vit toutes choses comme néant. Et lorsque toutes les choses il vit comme un néant, alors il vit Dieu19.
Texte subtil où deux distinctions sont opérées. D’une part, la distinction entre le néant de la créature et le néant de Dieu et, d’autre part, la différence entre Dieu et la Déité. La lumière dont il est question symbolise la Déité, les ténèbres font référence aux créatures. La lumière qui terrasse et aveugle saint Paul vient du ciel. Elle est inaccessible à l’homme, c’est ce que signifie la cécité. Cependant, le prédicateur rhénan dit que saint Paul 18 19
Sermon 71, p. 93. Ibid.
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avait les yeux ouverts et voyait quelque chose. Qu’est-ce qu’il voyait ? Il voyait les choses comme néant, il voyait donc le néant. C’est alors qu’il vit Dieu. Il vit le néant de Dieu parce qu’il a vu le néant des créatures. Eckhart veut dire que chercher Dieu au niveau des créatures, c’est se condamner à ne pas le trouver parce que tout ce que nous cherchons dans quelque créature que ce soit, tout cela est ombre et est nuit. La nuit des créatures recouvre la lumière de Dieu, car « il n’est point de nuit qui n’ait une lumière : mais elle est recouverte. Le soleil brille dans la nuit, mais il est recouvert. » Autrement dit, la nuit des créatures recouvre la lumière de Dieu, le néant des créatures cache le néant de Dieu. En plein jour, le soleil brille et recouvre toutes les autres lumières, ainsi fait la lumière de la Déité qui recouvre la lumière de Dieu. Or trouver Dieu, c’est trouver Dieu dans sa lumière virginale et primitive d’avant la création, c’est le trouver dans sa Déité, c’est voir le néant de son Unité. La Déité ne se situe pas au niveau de Dieu qui s’épanche dans l’âme avec son être, sa bonté, sa lumière à lui, – celle de « l’Intellect qui ne cherche pas » et qui se tient dans sa simplicité limpide –, on y accède quand, après avoir quitté la « couchette » étroite des créatures, « on va un peu plus loin. » Quand on a enfin dépassé et retranché tous les ajouts, alors on peut accéder à la divinité comme Un. Mais cet Un, nul ne saurait le voir : « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien. » Dieu n’est rien d’étant. Il est un néant parce qu’il n’est ni ceci ni cela. Eckhart peut dire que ce qui est quelque chose est aussi un néant, parce qu’il entend que Dieu n’est pas néant seulement au sens où il n’est pas quelque chose : il est aussi néant au sens où il est considéré dans sa Déité. Pour voir le néant de la Déité, il faut être aveugle au créé et au Dieu qui a créé. Il faut s’écarter, se détacher, de tout ce qui est quelque chose et de Dieu par rapport à quelque chose. Alors, seul le néant s’offre à la vue. Après le rejet d’elle-même, après s’être élevée au-dessus de la création et du Créateur, l’âme trouve Dieu dans le néant, c’est-à-dire dans sa Déité. Car, c’est là que Dieu naquit. Il a son origine dans la Déité, sa naissance est son essence. Il est un être qui a tous les êtres en lui, il est Forme des formes, dit le prêcheur. De même, en effet, que la Déité est grosse de Dieu qui naît d’elle, Dieu est gros de tous les êtres qui vont naître de lui. Tout est donc le fruit du néant. Le non-être de l’Un-Déité est la source en retrait de tout ce qui naît nécessairement multiple. Le sermon allemand 71, qui se caractérise par son étendue, synthétise la pensée du Maître rhénan : La lumière que Dieu est, elle brille dans les ténèbres. Dieu est une vraie lumière ; celui qui doit la voir, il lui faut être aveugle et il lui faut tenir Dieu à l’écart de tout quelque chose. Un maître dit : Celui qui parle de
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Dieu par comparaison quelconque, il parle de lui de façon non limpide. Quant à celui qui parle de Dieu par rien, celui-là parle de façon appropriée. Lorsque l’âme parvient dans l’Un et qu’elle entre là dans un limpide rejet d’elle-même, alors elle trouve Dieu comme dans un néant. Il parut à un homme, comme dans un rêve – c’était un rêve éveillé –, qu’il était gros de néant comme une femme avec un enfant, et dans le néant Dieu naquit ; il était le fruit du néant. C’est pourquoi il dit : « Il se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien. » Il vit Dieu, où toutes les créatures sont néant. Il vit toutes les créatures comme un néant, car il a en lui l’être de toutes les créatures. Il est un être qui a tous les êtres en lui20.
Tous les êtres sont en Dieu l’Être de Dieu, ils sont intelligés en tant que formes dans la Forme. En dehors de Dieu qui est l’Être, c’est-à-dire l’Intellect en tant que retour sur soi, les créatures ne sont rien : c’est-à-dire rien d’intelligé. Telle est la doctrine du Maître dominicain qui veut que l’Être de Dieu, en tant qu’Intellect, Forme des formes, naisse dans le mouvement par lequel en intelligeant il tombe pour ainsi dire de l’Un pur de la Déité laquelle reste en retrait du monde multiple. Eckhart parle de l’unité de Dieu dans son sermon latin Deus unus est21. Il commence par se référer aux autorités en citant saint Anselme, saint Augustin, saint Bernard et Sénèque. Tous déclarent que Dieu est ce dont on ne peut rien penser de plus grand, de meilleur ou de plus élevé. Infini et simple, ajoute le Thuringien, il pénètre toutes choses et il est ce qu’il y a de plus intérieur en tout. Enfin, il conclut que lui seul est un. En ce point, l’unité de Dieu s’affirme comme une qualité, un attribut. Mais dans le point suivant, il se confond avec l’Un : Il faut noter que toute créature aime en Dieu l’Un, et l’aime parce qu’il est Un22.
Puis, il passe en revue toutes les qualités de l’Un. Son analyse le conduit à distinguer l’Un pur-qui-n’est-pas, de la première hypothèse du Parménide, de l’Un-qui-est de la deuxième pour ne retenir que cette dernière. Celle-ci contient la totalité de ce qui est et se confond avec l’Intellect. Dans l’Un en tant qu’il est Un, sont toutes choses. L’Un ne se distingue pas du Tout. En raison de cette indistinction, toutes les choses et la plénitude de l’Être sont en lui. Rien ne lui manque. Cet Un n’est pas l’Un pur sans l’être, qui est au-delà de la toute-puissance de Dieu, de sa sagesse, de sa bonté. Toutes ces qualités regardent vers l’extérieur. L’Un 20 21 22
Ibid., p. 97. Sermon latin, XXIX, 295-305. Ibid., 297.
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de la Déité, lui, précède Dieu en tant qu’Être et Intellect, il est plus élevé et plus simple : En outre, il faut noter que celui qui aime vraiment Dieu en tant qu’Un et pour l’unité et l’union, ne se préoccupe pas de la toute-puissance de Dieu ou de sa sagesse, puisque ces qualités appartiennent à plus et regardent le multiple ; ni de la bonté en général, soit parce que celle-ci se réfère à l’extérieur et se trouve dans les choses, soit parce qu’elle consiste en une adhésion, comme le dit le psaume : « adhérer à Dieu est pour moi le bien » (Ps 72, 28)23.
Ce passage se réfère à l’Un pur de la Déité au-delà de Dieu. Celui qui suit se rapporte à l’Un qui est uni à l’Être : (…) l’Un est plus élevé, prioritaire et plus simple que le bien lui-même, et plus proche de l’être même et de Dieu, ou, plutôt, en conformité avec son nom, un unique être avec l’être même.
L’Un, en s’unissant à l’être de tout ce qui est, amorce sa descente dans les étants tout en demeurant toujours Un, mais Un dans toutes les choses singulièrement prises, unissant en lui tout ce qui est divisé à l’extérieur. Cet Un est la propriété de l’Intellect divin et non des étants qui sont un et ne sont pas un parce que composés de matière et de forme, d’être et d’essence. Le Dieu qui est, est le Dieu qui pense et qui en soi est totalement Intellect24. Ainsi, l’expression Deus unus est peut s’entendre de deux façons. La première : « Dieu, un, est ». Dans ce sens, il s’agit du Dieu Intellect qui est l’être de toutes les choses en tant que Forme de toutes les formes. L’autre façon de comprendre la même expression est : « Ton Dieu est le Dieu Un » dans le sens où rien d’autre n’est vraiment un, parce que rien de créé n’est pur être et absolument intellect. Dans un cas comme dans l’autre, il est toujours question de l’Un de la deuxième hypothèse comme identité de l’être et de l’intellect. Identité qui n’existe en aucune créature. Car en dehors de l’Intellect divin on ne trouve que la différence et la difformité. Mais en Dieu, nulle altérité, nulle division : En fait, l’intellect est propre à Dieu, mais Dieu est Un. Donc, un homme participe d’autant plus de l’intellect ou de la capacité intellective, qu’il participe de Dieu, de l’Un et de l’être un avec Dieu. Dieu est en effet l’intellect-Un, et l’intellect est le Dieu Un25.
Dans son Commentaire de l’Exode, Eckhart confirme que la distinction des attributs en Dieu se fait au niveau de l’Intellect non au niveau 23 24 25
Sermon latin, XXIX, 299. Cf. Sermon Quasi stelle matutina. Sermon latin, XXIX, 304.
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de l’Un pur. Il est plus clair que dans le sermon latin cité. Tout ce qui est différent est au-dessous de l’Un et correspond à une chute hors de l’Un : (…) car l’on constate que la distinction des attributs divins, à savoir la puissance, la bonté, la sagesse et tout autre de ce genre, provient totalement à partir de l’intellect qui reçoit et ramasse une telle connaissance à partir des créatures et à travers les créatures, là où nécessairement ils dérivent de l’Un, mais sont au-dessous de lui, et tombent dans le nombre, la multiplicité, la distinction, la tache et la faute, ce par quoi on les désigne tous. Car ce qui, dans l’Un s’écarte de l’Un en chutant de l’Un, trouve la tache de la distinction et tombe dans la pluralité26.
Ce passage souligne la distinction de niveau entre l’Un et l’Intellect. L’Intellect est ce qui perçoit la différence, la différence est au-dessous de l’Un, ce qui est au-dessous de l’Un est la multiplicité. Or, la multiplicité est le résultat d’une chute. A cette chute est liée l’idée de faute : le mouvement de descente est donc considéré négativement. Quant à l’Un pur, il est caractérisé comme ne comprenant pas de différence et ne pouvant par conséquent tomber, il est ce en quoi il n’y a aucun nombre, aucune multiplicité et dès lors pas d’Intellect. Il s’agit bien de l’Un sans l’Être de la première hypothèse du Parménide et qui désigne la Déité. Ainsi, celui qui verrait une ou deux distinctions ne verrait pas Dieu en sa Déité. Eckhart rejoint la mystique néoplatonicienne de l’Un pur. Tous les degrés d’unité sont destinés à conduire l’âme à coïncider avec l’Un. « On trouve ici, écrit Pierre Hadot, l’aboutissement d’une longue tradition, qui a toujours identifié l’Un et le Bien. Platon avait déjà l’âme à se recueillir, donc à s’unifier, les Stoïciens avaient identifié le Bien de l’individu avec sa cohésion intérieure. Les Néoplatoniciens veulent plus : ils ne se contentent plus de chercher à unifier leur multiplicité intérieure, ils veulent coïncider avec l’Un absolu et originel. L’unité de l’Un devient un état de l’âme, et même, pour Proclus, le sommet de l’âme, la fleur de l’intellect. L’homme doit chercher à coïncider avec cette partie transcendante de lui-même qui n’est autre que l’Un en nous ».27 Dans le sermon latin Nemo potest duobus dominis servire Eckhart conclut de l’expression « nul ne peut servir deux maîtres » que la dualité est le principe de la division et la racine de toute distinction : Le deux, en fait, signifie la division et est la première racine de la division et de la distinction. Qui, donc, reçoit Dieu et une quelconque autre chose 26
Com. de l’Exode, 58. HADOT, P., Un, Unité, in Plotin, Porphyre. Etudes platoniciennes, Les Belles Lettres, Paris, 1999, p. 51. 27
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comme deux, reçoit Dieu comme s’il était divisé et distinct d’autres choses, alors que sa nature et sa bonté sont l’indistinction et l’être en tout et avec tout. Et quiconque pense vouloir dire quelque chose – même s’il s’agissait de tout ce qui est contenu dans la sphère céleste –, richesse ou joie, en dehors de Dieu, ne sert pas Dieu, n’est pas un serviteur de Dieu. C’est pourquoi dans les Actes 9, 8 on dit de Paul : « avec les yeux ouverts, il ne voyait rien », et en Mt 5, 3 : « bienheureux les pauvres, etc. ». La nature et la bonté de Dieu, donc, sont indistinction et être en tout et avec tout. Nier cela équivaudrait à nier que Dieu soit Dieu28.
Et s’il n’est ni Bonté, ni Vérité, ni Un, qu’est-il donc ? Il est Néant, il n’est ni ceci ni cela. Si tu penses encore qu’il est quelque chose, il n’est pas cela. Dans le sermon latin Ex ipso, per ipsum et in ipso sunt omnia, le Prêcheur conclut son développement sur la Trinité en disant que Dieu étant indicible dans sa nature et par nature, tout ce qui est dit être n’est pas en lui. Tout ce sermon tend à montrer que l’Un est l’essence de Dieu, sa Déité, et que, en tant que telle, celle-ci précède la Trinité. Tout ce qui peut être nombré comme la bonté, la vérité et autres qualités ne peuvent se dire en toute propriété de l’essence de Dieu qui est l’Unité indicible : (…) tout nom ou, plus en général, tout ce qui fait allusion à un nombre ou fait venir à l’esprit ou dans le concept un nombre, est éloigné de Dieu ; étant donné que pour Boèce29, « est vraiment Un ce en quoi il n’y a aucun nombre ».30
L’unité de la Déité n’est pas l’unité numérique, mais celle de l’Un pur au-delà de tout ce qui divise et énumère : Dieu est exempt, au sens propre, de tout nombre. En fait, il est un sans unité, trine sans trinité, comme il est bon sans qualité, etc. Il est « au-delà de tout nom », de toute raison et intellect, au-delà de l’être et de l’étant, dont la distinction est le nombre, et au-delà de toutes les choses de ce genre31. Le texte suivant, où il est question du détachement, apporte une indication précieuse sur la nature de la Déité : … je pensais un jour en cheminant que l’homme devrait être totalement détaché dans son intention qu’il ne devrait penser à personne ni à rien qu’à la Déité elle-même : ni à la béatitude, ni à ceci ni à cela, sinon à Dieu seul en tant que Dieu et à la Déité en elle-même, car toute autre chose à quoi tu penses est un être d’accompagnement de la Déité. C’est pourquoi écarte tout être d’accompagnement de la Déité et saisis-la nue en elle-même.32
28 29 30 31 32
Sermon latin, XXXIV, 2, 344. De Trinitate, ch. 2. Sermon latin, IV, 30. Cf. Sermon latin, XI, 2, 118. Sermon 3, AH, p. 120.
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En elle-même, la Déité ne comprend aucun être. Elle ne peut être saisie que dans sa nudité, c’est-à-dire dépouillée de toute détermination, au-delà de la pensée. C’est pourquoi on ne peut y accéder que dans le pur détachement. Mais ce qui importe ici pour notre propos est de retenir que la Déité est pure nudité : unité pure sans être d’accompagnement. Cette doctrine de l’Unité pure de la Déité comme essence de Dieu n’est pas sans conséquence sur la théologie trinitaire : Il faut bien remarquer cela, car cet unique Un n’a ni mode ni propriété. C’est pourquoi, si Dieu veut jamais y jeter un regard, cela lui coûtera nécessairement tous Ses noms divins et Ses propriétés personnelles. Il Lui faudra tout laisser à l’extérieur, s’Il veut regarder à l’intérieur. Mais c’est en tant qu’Il est un Un simple, sans mode ni propriété, là où Il n’est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit (…)33.
Dans son sermon Unus deus et pater omnium, le Maître part de deux citations, l’une tirée de l’Epître aux Ephésiens, 4, 6 : « Un Dieu et Père de tous, qui est béni au-dessus de tous, par tous et en nous tous » et l’autre de saint Luc, 14, 10 : « Ami va plus haut, monte plus haut! ». Les deux textes font la même allusion à la hauteur. Il faut s’élever, donc se déplacer. Or, qui cherche un autre lieu hors de lui-même se modifie. Après avoir défini ce dernier comme une puissance libre, une lumière de l’esprit, une petite étincelle, il dépasse toutes ces définitions pour le dénommer comme ce qui n’est ni ceci ni cela et qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l’est de la terre : il est libre de tous noms, dépourvu de toutes formes, absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que l’on n’est capable selon aucun mode d’y regarder. En cet endroit précis, Eckhart passe tout à coup, poussé par la logique de son raisonnement, de la relation du fond divin au fond de l’âme au rapport entre Dieu et la Déité, c’est-à-dire, entre le Trinité et l’Unité. Or, affirme-t-il, la Trinité ne pénétrera jamais l’Unité, elle restera en dehors de l’essence de la divinité. Si, donc, la Déité est l’unité pure et nue de Dieu et qu’en elle nulle distinction n’est concevable, il en découle logiquement qu’elle est au-dessus des Personnes divines : « Il n’est de distinction ni dans la Nature de Dieu ni dans les Personnes, en raison de l’Unité de la Nature. La Nature divine est Unité et chaque Personne est également Une et est cette même Unité qui est la Nature divine »34. L’essence de Dieu 33 34
p. 87.
Sermon 2, p. 23. Le Sermon de l’Homme Noble, trad. DE GANDILLAC, M., in Voici Maître Eckhart,
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détermine non seulement le rapport entre le Créateur et la créature, mais aussi le rapport de Dieu avec lui-même, c’est-à-dire, entre les Personnes. Mais, alors, on peut se demander, à partir du moment où chaque Personne est Une, dans quelle mesure il n’y a pas ici un risque de modalisme. D’une part, il établit une nette différence entre Déité et Dieu ; la Déité est l’essence de Dieu, le désert silencieux, l’abîme apophatique, le fond sans fond, au-delà de tous noms et de toutes formes, qui n’engendre pas, ne crée pas et n’est pas une personne. De l’autre, Dieu est un être personnel, il a les noms de Père, de Fils et de Saint-Esprit, il se manifeste quand il engendre et crée. Les trois Personnes sont Un, mais comme l’Un précède la Trinité, la question se pose de savoir quelle est la nature des relations entre les Personnes. Alain de Libera a étudié la relation entre la théologie trinitaire et l’hénologie eckhartienne dans un article au titre suggestif de « L’Un ou la Trinité »35. Il commence par souligner un paradoxe, propre à la pensée d’Eckhart, naissant du choc entre sa théologie trinitaire et sa philosophie de l’Un. Là, en effet, écrit-il, où le lecteur s’attendait à une théologie de l’unitrinité il trouve une hénologie ; là où l’on cherchait une théologie authentiquement chrétienne, on rencontre un Dieu apophatique dans lequel on a du mal à reconnaître le Dieu de la Révélation. Peut-on se tirer de cet embarras ? Libera le pense. Il commence par écarter la thèse d’une opposition volontaire entre la philosophie et la théologie. Ce qui permet de comprendre le paradoxe, dit-il, est tout simplement un problème de traduction : « Si le lecteur d’aujourd’hui éprouve de l’embarras devant le chassé-croisé de la théologie trinitaire et de l’hénologie qui semble miner tout l’édifice doctrinal eckhartien, s’il a l’impression qu’Eckhart cesse d’être chrétien là où, précisément, il affirme s’attacher au mystère suprême de la théologie et de la foi, c’est parce que l’instrument même de la prédication où il réalise en acte la synthèse de la science du philosophe et de la foi du chrétien, la traduction, brouille irrésistiblement et la nature de son initiative et la forme de son achèvement. En d’autres termes et pour dire les choses brutalement : si Eckhart semble, ici ou là, côtoyer l’hérésie trinitaire, c’est que nous n’entendons pas et n’identifions pas ce qui se dit, se transmet et se transpose dans le rude idiome de sa prédication. » Pour De Libera, il s’agit en somme d’une question de traduction. Clarifions donc le langage d’Eckhart, et sa doctrine cessera de nous 35 DE LIBERA, A., « L’Un ou la Trinité ? Sur un aspect trop connu de la théologie eckhartienne », in Revue des sciences religieuses, 70, n°1 (1996), pp. 31-47.
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apparaître suspecte ! Tout l’effort de l’Auteur va donc consister à traduire une langue dans une autre. Ce qu’il y a « d’infiniment problématique dans la théologie d’Eckhart », nous dit-il, ce n’est pas la question : Unité ou Trinité ? Dans le fond, cette question ne présente pratiquement plus d’intérêt puisque « le thème n’est pas neuf, et en un sens, il est trop connu. » Traduisons donc ! Tout d’abord, rappelons que l’énigme de la théologie eckhartienne réside dans le fait qu’elle est une transposition de la théologie de Denys. Malheureusement, l’écho de cette théologie ne se retrouve pas toujours là où il le faudrait. Transposée dans la langue vulgaire de la prédication, on ne la reconnaît plus, et cependant elle imprègne toute la pensée du Maître de Thuringe! L’œuvre de Denys est l’instrument privilégié de son effort missionnaire, car ne l’oublions pas l’intention qui motive toute son œuvre est pure, elle vise l’union de l’âme à Dieu : « L’œuvre de Denys est à Eckhart ce que la révélation du Grand art de la logique nouvelle est à son contemporain Raymond Lulle : le vecteur principal, sinon exclusif, d’une pratique de conversion. » Pour Alain de Libera, cet effort se traduit dans « un langage qui se veut nouveau, voire inouï. » C’est ce caractère nouveau et inouï, en somme, qui provoque l’illusion d’une pensée hérétique. Les inquisiteurs n’y ont vu que du feu, si nous osons dire. Nous nous trouvons donc devant un extraordinaire malentendu ! C’est ce malentendu qu’il s’agit de dissiper quand on étudie le problème de l’Un et de la Trinité. Saint Thomas d’Aquin recourut à l’œuvre de l’Aréopagite dont il recueillit la réflexion trinitaire qui s’opposait au néoplatonisme païen de Proclus. En se hiérarchisant, les hypostases plotiniennes partant de l’Un et retournant à l’Un se désarticulent et se dissocient. Or, une telle conception va à l’encontre de la conception de la Trinité selon la Révélation pour laquelle les trois Personnes sont unies dans le même Être. L’Être, c’est-à-dire l’essence de Dieu pour l’Aquinate, et non l’Un, garantit l’unité de la vie trinitaire. D’où sa critique de l’hénologie néoplatonicienne : l’Un n’est pas, c’est l’Être qui est un. Denys s’était efforcé de christianiser Proclus en assurant l’unité des trois Personnes. Tout se passe chez Eckhart comme s’il opérait un retour à Proclus dans le cadre de la postérité thomasienne. A ses yeux, en effet, la Trinité des Personnes est bien affirmée. A la différence de Proclus, sa pensée est chrétienne. Mais son option hénologique ne l’entraîne-t-il pas au-delà des frontières de l’orthodoxie quand il présente l’Unité comme impénétrable au Dieu trine ? Souvenonsnous du Sermon allemand cité plus haut : (…) si Dieu doit jamais le pénétrer de son regard, cela lui coûtera tous ses noms divins et la propriété de ses Personnes. Il lui faut les laisser toutes à l’extérieur pour que son
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regard y pénètre.36 Faut-il s’étonner que ce passage ait soulevé les soupçons des gardiens de l’orthodoxie. L’idée de l’Unité comme un lieu de Dieu – également lieu de l’âme : le « château fort » – conçu comme une place vide à laquelle Dieu et l’âme accèdent par une « percée » (durchbruch) après le dépouillement, le détachement, d’eux-mêmes est proprement eckhartienne. Dieu, de même, doit se dépouiller de sa Trinité comme l’âme doit se dépouiller de ses trois puissances psychiques – mémoire, intelligence, amour – qui sont l’image de la Trinité en elle : Si l’âme contemple Dieu en tant qu’il est Dieu ou en tant qu’il est Image ou en tant qu’il est trinitaire, il y a en elle un manque. Mais quand toutes les images de l’âme sont écartées et qu’elle contemple seulement l’unique Un, l’être nu de l’âme reposant passivement en lui-même rencontre l’être nu, sans forme, de l’unité divine, qui est l’être suressentiel37.
La place vide (ledic), lieu de liberté, est le point de rencontre où Dieu et l’homme aspirent à se perdre en se libérant d’eux-mêmes et l’un par l’autre. Le ressort de la démarche mystique, écrit Alain de Libera, est donc la quête d’une double liberté : l’homme doit satisfaire le désir de Dieu qui est que l’homme se libère de Dieu, pour libérer Dieu de luimême. Dieu aspire à être perdu pour se perdre lui-même. La véritable « renaissance » ou « naissance de l’âme en Dieu » est une libération de Dieu dans le vide, dans la liberté, où il n’est pas ou pas encore devenu Dieu pour la créature. Il faut, dit Eckhart, laisser Dieu dédevenir (entwerden). Telle est alors la réponse que l’on peut donner à qui demanderait comment aimer Dieu : Tu dois l’aimer en tant qu’il est un non-Dieu, un non-Intellect, une nonPersonne, une non-Image. Plus encore en ce qu’il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer : du quelque chose (iht) au néant (niht).38
Ce texte évoque la Déité comme néant dans lequel Dieu et l’homme sont appelés à s’abîmer. Le commentaire d’Alain de Libera, ici, est irréprochable : « La notion de l’abîme, à laquelle aboutit ce discours, reprend la même idée d’une réciprocité du dépouillement : l’homme doit s’abîmer dans l’abîme de Dieu tout comme Dieu doit s’abîmer dans son propre abîme. C’est là qu’ils sont en unité »39. L’Auteur poursuit en disant que 36 37 38 39
Sermon 2. Sermon 83. Sermon 83. DE LIBERA, A., Art. cit., p. 40.
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la doctrine exposée apparaît de prime abord comme une perversion, voire comme la destruction pure et simple de la théologie trinitaire. Nous soulignons l’expression « apparaît de prime abord », car cette réserve laisse entendre que, à vrai dire, il n’en est rien. De fait, telle est bien la conclusion d’Alain De Libera. La question qu’il se pose est : dans quelle théologie sommes-nous ? Sommes-nous en pleine hérésie ou dans une formulation sui generis d’un thème traditionnel ? La réponse est : « nous sommes chez Denys ». Il suffit de « traduire ». Mais qu’entendre par cette formule : « être chez Denys » ? Être chez Denys, c’est être en théologie négative. Certes, mais la théologie négative recouvre un champ très vaste de doctrines. Denys eut le mérite de la christianiser telle qu’elle fut léguée par Proclus. Il mit l’accent, comme nous l’avons vu, sur l’unité des trois Personnes divines dans un contexte doctrinal où les trois hypostases plotiniennes se hiérarchisaient en se séparant, compromettant ainsi la théologie trinitaire des trois Personnes unies dans un même Être. Eckhart, en prolongeant la problématique de Denys, ira plus loin que lui dans la défense de l’Unité et retournera, porté par son élan mystique, à Proclus en la situant au-delà des trois Personnes divines. Il nous semble donc difficile de ramener la doctrine du Maître rhénan à la traduction de celle de l’Aréopagite et d’exhiber comme seule difficulté à comprendre le lien entre les doctrines un embarras provenant de la langue allemande, autrement dit : « du geste traducteur par lequel Eckhart énonce la pensée de Denys en allemand. » On reconnaît ici la méthode de l’Auteur consistant à « traduire » une doctrine dans une autre en tenant compte des époques à la manière de Michel Foucauld40. Suffit-il de dire, en recourant au témoignage du poème Granum sinapis, que le vocabulaire de l’hénosis – point, centre, essence, unité, ascension, immobilité –- commun aux deux auteurs confirme que l’on n’est ici « ni dans le paradoxe, ni dans une alternative entre l’Un et la Trinité, l’hénologie platonicienne et la théologie chrétienne » ? On nous répond que tout est une question de traduction, que dans le fond le mot gelâzenheit est improprement traduit, qu’il rend mal ce que dit Denys et que répète dans sa langue Eckhart. Mais nous restons insatisfaits. Eckhart est chez Denys parce qu’il est en théologie mystique. Le pseudo-Aréopagite décrit « l’union mystique » comme une union se réalisant par-delà ce que l’intelligence de l’homme peut connaître de Dieu. Saint Thomas abonde dans ce sens, mais en s’appuyant sur l’analogie de 40 Ibid., p. 43. Nous reconnaissons ici la manière d’Alain de Libera qui consiste à expliquer un auteur par un autre en fonction de la méthode foucaldienne.
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proportionnalité dans le contexte d’une philosophie de l’Esse. Eckhart, en raison de sa conception univoque de l’être et de l’hénologie qui la sous-tend, donne à la gelâzenheit un sens étranger à la pensée de Denys. La gelâzenheit est en effet liée, chez lui, au détachement qui consiste à se séparer de tout ce qui est pour se fondre dans le Néant de l’Unité pure de la Déité. L’Aquinate avait pris soin de sauvegarder le statut ontologique de la créature, qui demeure face à Dieu dans la vision béatifique, en retenant la leçon de Denys, à savoir, que l’être est de l’ordre du créé. Il y parvint en distinguant l’ens créé de l’Esse du Créateur, distinction qui s’appuie sur sa conception analogique de l’être, doctrine entièrement transformée par Eckhart. Nous sommes donc très loin d’un problème de sémantique et, malgré tout le talent que l’Auteur déploie à analyser les différentes traductions du texte de Denys et la conclusion selon laquelle dans les mots d’Eckhart c’est Denys que nous retrouvons, il ne nous convainc pas. Il ne suffit pas, en effet, d’avoir prouvé que « le lâzen (apoleipein) conduit à l’union – vereinigunge – c’est-à-dire à l’unité – einekeit – ou à l’unition – einunge –, autrement dit aux trois principales traductions latines du terme hénosis -unio, unitas, unitio », encore faut-il avoir démontré que le sens de l’union est le même chez le Thuringien et chez Denys. Notre lecture de Maître Eckhart vise à nous montrer que tel n’est pas le cas. En effet, l’hénosis désigne chez le pseudo-Aréopagite, d’une part, l’union des trois Personnes et, de l’autre, l’union de la créature aux trois Personnes. Libera le rappelle justement. Mais, alors que l’union, selon Denys, permet le face-à-face dans la vision béatifique, il n’en est pas de même pour une conception selon laquelle l’union est fusion dans le Néant de la Déité. Telle est la doctrine d’Eckhart. Pour lui, en effet, l’essence divine, la Déité, s’affirmant au-delà des trois Personnes, il s’ensuit que, non seulement les trois Personnes ne s’affirment pas comme telles dans l’Unité, mais que la créature elle-même doit se détacher de son étant créaturé pour disparaître et fondre dans le fondement sans fond de l’Unité déifiée. Le « mot » union est certes toujours le même sémantiquement, mais le sens en est totalement différent. L’hénologie eckhartienne s’oppose donc, quoi qu’on en dise, à la théologie trinitaire et nous ne pouvons adhérer à la conclusion de l’Auteur selon laquelle « le mystère de la théologie eckhartienne est linguistique avant d’être doctrinal, c’est celui de l’hénosis »41. Le problème du rapport entre l’Un et la Trinité ne se 41 Et encore, en conclusion : « Eckhart a tenté de donner une lecture systématique de Denys, de proposer en allemand une théologie dionysienne, et donc de dire en cette
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ramène pas à un problème de sémantique ! L’alternative entre l’Un et la Trinité est exclusive. Elle se résout, non avec une meilleure traduction du dionysisme en eckhartisme, mais par une remise en question de l’hénologie. Il s’agit, en effet, de se demander s’il ne vaut pas mieux partir de l’Être que de l’Un. Que l’Unité de la Déité remette en question la Trinité de Dieu est une conclusion nécessaire et inhérente à la logique que s’est imposée Eckhart. Si l’essence de Dieu, en effet, est l’Un, chaque Personne doit être l’Un. Or, l’Un est incompatible avec la distinction, avec la pluralité : « Il n’existe de distinction ni dans la nature de Dieu ni dans les Personnes selon l’unité de leur nature. La nature divine est une et chaque Personne aussi est l’Un et le même Un qu’est leur nature »42. Le maître rhénan ajoute : « C’est seulement là où cet Un n’est plus en lui-même qu’il reçoit, possède et produit une distinction. » Il en découle que la distinction des Personnes se réalise en-deçà de la Déité, au niveau du Dieu généré. Eckhart décrit le procès qui va de Dieu à la Déité ou de la Déité à Dieu comme la naissance de l’Un et l’égalité de l’Un en l’Un et avec l’Un. La notion de naissance prend une importance singulière dès lors qu’elle s’inscrit dans le passage d’une hypostase à l’autre. Elle revêt le sens d’émanation. Au niveau de l’Un pur de la Déité, il ne saurait y avoir de distinction donc de relation et par conséquent de l’amour. L’amour n’apparaît qu’avec la « naissance » et « l’égalité » : « Il est dans la nature de l’amour qu’il flue et jaillisse de deux qui ne sont qu’Un. Un en tant qu’Un ne produit pas l’amour ». L’amour n’apparaît qu’au niveau de la Trinité divine et au niveau de l’engendré et du créé. On passe alors du désert de l’amour à l’amour prisonnier de la créature. Car l’homme cocréateur de lui-même devient co-engendreur de Dieu dans la mesure où Dieu est Dieu dès que la créature apparaît, c’est-à-dire, dès que le multiple surgit avec l’Intellect qui le pense. On assiste à une inversion de la relation de dépendance entre le Créateur et la créature. L’Un se trouve dans la dépendance du multiple : dès que le multiple apparaît, l’Un pur se retire. La nature de l’Un est en réalité faiblesse, sa tentation constante en effet est de céder au désir d’être. C’est la raison pour laquelle il peut être appelé pure donation. En tant qu’Un le propre de Dieu est de donner, plus précisément de se donner en se perdant afin de gagner la Déité. Telle langue nouvelle venue une expérience qui était déjà passée par le filtre ou le prisme déformant de plusieurs traductions latines. C’est sans doute cette pratique doublement filtrée de Denys, privée du secours de la philologie, qui fait l’essentiel du danger de l’entreprise eckhartienne. » ; art. cit., p. 47. 42 De l’Homme noble, p. 149.
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est bien la pensée d’Eckhart selon un de ses disciples qui écrit : « Maître Eckhart dit dans un sermon : mon humilité donne à Dieu sa Déité, et l’on montre cela ainsi. En effet, le propre de Dieu est de donner, mais Dieu ne peut donner s’il n’a quelque chose qui soit réceptif à son don. Or, je me rends réceptif à son don par mon humilité et c’est pourquoi je fais de Dieu un donateur par mon humilité, et comme donner est le propre de Dieu, je donne ainsi à Dieu ce qui lui est propre par mon humilité ».43 Dieu est ainsi soumis au bon vouloir de la créature, il est captif. Nietzsche en tirera la conclusion logique dans son Zarathoustra : Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ? / Depuis dix ans que tu viens vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent. / Mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t’en bénissions44.
La déification de « l’homme noble », en confondant le fond de l’âme avec le fond sans fond de la Déité, conduit à la « mort de Dieu » et à l’exaltation nietzschéenne du « surhomme ». L’essence de l’Un est donc de se donner. Que cela signifie-t-il ? Que l’Un est pure faiblesse, qu’il ne résiste pas à la tentation d’être et qu’il décide de « sortir », ce que Plotin appelle un coup d’audace. D’où la naissance de la deuxième hypostase. Si l’essence de l’Un est de se donner, il ne peut y avoir don – dans le langage d’Eckhart – que s’il y a récepteur. En effet celui qui prend, le preneur, « fait du Seigneur un donateur. » Dieu se trouve donc dans la dépendance de celui qui reçoit sans lequel il ne serait pas ce qu’il est par essence : un donateur45. Ainsi, l’homme fait que Dieu soit Dieu ! Il y a subordinationisme : Dieu a un tel besoin de nous chercher, comme si vraiment toute sa Déité en dépendait, ainsi qu’il en est réellement. Et Dieu peut aussi peu se passer de nous que nous de lui, car même si nous pouvions nous détourner de Dieu, Dieu ne pourrait jamais se détourner de nous. Toute la dignité de l’homme consiste donc à recevoir et, en recevant Dieu, laisser Dieu être Dieu dont l’essence « l’oblige à donner. » Cela est si vrai qu’en refusant le don de Dieu on priverait Dieu d’être Dieu : … c’est une vérité certaine et une vérité nécessaire que Dieu ait si grande nécessité de nous chercher, comme si justement toute sa déité en dépendait, (…). Et Dieu peut aussi peu se passer de nous que nous de lui, car serait-ce 43 Voici Maître Eckhart …, p. 66. Le sermon auquel il est fait référence est le sermon Surge, illuminare, iherusalem, etc (Sermon 14). 44 NIETZSCHE, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, 1. 45 Cf. Maître Eckhart ou l’empreinte du désert, JARCZYK G. et LABARRIÈRE, P.-J., Albin Michel, Paris, 1995, pp. 136-140.
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que nous puissions nous détourner de Dieu, Dieu pourtant ne pourrait jamais se détourner de nous. Je dis que je ne veux pas prier Dieu qu’il me donne ; je ne veux pas non plus le louer de ce qu’il m’a donné, mais je veux le prier pour qu’il me rende digne de recevoir, et veux le louer de ce qu’il est de sa nature et de son être qu’il lui faille donner. Qui voudrait en spolier Dieu, il le spolierait de son être propre et de sa vie propre.46
L’homme est humble dans la mesure où son humilité est ce qui rend à Dieu sa Déité : « sans mon humilité Dieu ne peut rien me donner, car je ne peux recevoir son don sans l’humilité. »47 Etrange conception de l’humilité qui consiste à commander Dieu ! De fait, Dieu est si dépendant dans son être de la créature que, en se trouvant en face de celle qui s’est entièrement vidée de tout le créé, il se retrouve en face de son lieu naturel. Ce lieu est le fond incréé de l’âme. Là où la créature n’est plus, Dieu est Dieu. L’homme humble est donc l’homme détaché, pauvre. Humilité et pauvreté sont liées parce que l’Un sans l’être est pure misère. Au désert du néant, brûle la soif d’être. Une fois cette soif étanchée, c’est tout l’Un qui bascule dans la multiplicité désagrégée du ceci et du cela. Soif mortifère qui est à la source de tout le créé. Mais, en rejetant toute la création, l’humilité et la pauvreté rendront à l’incréé sa place, cette place vide, ce lieu pur, que l’Unité n’aurait jamais dû quitter et auxquels la nécessité l’a arrachée ! Grâce à l’homme humble Dieu, enfin rendu à lui-même, retournera à sa Déité. A vrai dire, ce mouvement de remontée du créé à la Déité coïncide avec le mouvement de descente de la Déité dans le créé. Dans le créé, c’est-à-dire, dans cette partie du créé qui n’appartient pas au créé : le fond de l’âme, de telle manière que l’on peut dire que la Déité se donne à ellemême. Mais la Déité comme Don poursuit sa communication sans réserve, par delà le créé, au sein d’elle-même. L’Unité, pur circuit interne, se reçoit elle-même sans se compromettre. C’est pourquoi les trois Personnes ne peuvent que se relayer dans un mouvement kénotique par lequel chacune d’entre elles doit être l’Un et s’affirmer en se niant dans l’autre. Ainsi, le Père meurt dans le Fils qui meurt dans le Saint Esprit. Nous retrouvons l’incompatibilité entre l’hénologie et la théologie trinitaire. Cette doctrine est abordée dans la troisième partie de son traité sur L’homme noble : Toute espèce de médiation est étrangère à Dieu. Je suis, dit Dieu, le premier et le dernier (Apoc. 22, 13). Il n’existe de distinction ni dans la nature de 46
Sermon 26, p. 221. Dit n°46, Pfeiffer, p. 614, cité par A. DE LIBERA in Maître Eckhart. Sur l’humilité. Arfuyen, Paris, 1998, pp. 15-16. 47
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Dieu ni dans les Personnes selon l’unité de leur nature. La nature divine est Un, et chaque Personne aussi est l’Un et le même Un qu’est leur nature. La distinction entre l’être et l’essence est saisie comme Un et est Un. C’est seulement là où cet Un n’est plus en lui-même qu’il reçoit, possède et produit une distinction48.
Ce texte arrêta l’attention des enquêteurs. Ils y virent des « affirmations malsonnantes » sur la nature de la Trinité. En effet, le Thuringien affirme que toute différence est étrangère à Dieu, dans la nature comme dans les Personnes. La preuve en est que la nature divine est une parce que Dieu est l’Un et tout en lui est Un et, par conséquent, chaque Personne est l’Un. C’est bien là la doctrine de l’auteur du Commentaire de l’Exode : « En Dieu lui-même il n’existe aucune différence et on ne peut en dire aucune »49. Elle est confirmée par son Apologie où il affirme que nier l’absence de toute différence en Dieu signifierait nier Dieu lui-même et son unité. Dès que l’Un n’est plus en lui-même, une distinction apparaît : « C’est pourquoi dans l’Un on trouve Dieu et celui qui veut trouver Dieu doit devenir Un. “Un homme partit”, dit Notre-Seigneur. Dans la distinction ni l’Un ni l’être, ni Dieu, ni repos, ni béatitude, ni satisfaction. (...) ». Plus bas, dans le même traité, en reprenant la distinction augustinienne entre une connaissance du soir et une connaissance du matin, il oppose à la connaissance vespertinale des « créatures par images avec de multiples distinctions » la connaissance matutinale où l’on contemple les créatures en Dieu : « Sans aucune distinction, désappropriées de toute image et dégagées de toute ressemblance dans l’Un que Dieu est lui-même »50. Il est manifeste que ne pas voir l’Un, ce n’est pas voir Dieu. Le Commentaire de l’Exode affirme : « Quiconque aperçoit deux ou une différence ne voit pas Dieu, car Dieu est un, en dehors et au-dessus de tout nombre, et ne se laisse additionner à rien. En Dieu même, on ne peut voir ni penser aucune différence »51. Eckhart s’apercevait-il, en affirmant cette doctrine, qu’il introduisait l’idée d’un mouvement kénotique au sein de la vie trinitaire dans laquelle les trois Personnes ne peuvent coexister dès lors que l’essence divine est l’Unum in se et non l’Esse ipsum ? Ses objecteurs n’ont-ils pas vu juste en « jugeant hérétique cet article formulé dans ces termes, car il nie toutes les différences en Dieu, celles des Personnes, des attributs divins
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Livre de la consolation, p. 111, p. 22-112, p. 24. Commentaire de l’Exode, n°58 et 60. Livre de la consolation, 116, 8-19. Commentaire de l’Exode, n°58 et 60.
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et des idées »52? La pensée de Maître Eckhart, quelque contorsion que l’on fasse pour dire le contraire, affirme bien que la Déité se situe au-delà du Dieu trine. Voilà pourquoi Eckhart dit que « l’âme doit perdre Dieu », car tant que l’âme a encore un Dieu, connaît un Dieu, a la notion d’un Dieu créateur, elle est encore éloignée de Dieu et Dieu est éloigné de sa Déité : « Nous devons nous affranchir de Dieu même »53. Tant que ma relation au Dieu créateur demeure, l’essence de Dieu, c’est-à-dire la Déité, échappe à Dieu : Dieu cesse d’être l’unité pure. Or, l’essence de la Déité se confond avec l’essence de l’âme. C’est pourquoi : « Je prie Dieu de me libérer de Dieu ; car mon être essentiel est au-dessus de Dieu »54. Cette identité d’essence dans le même fond de néant, où s’abîment la créature et le Créateur, l’homme et Dieu, se réalise dans la Déité. C’est la raison pour laquelle Eckhart va jusqu’à écrire : « Nous ne devons pas œuvrer pour Dieu ni pour aucun bien extérieur à nous, mais uniquement pour l’amour de ce qui est notre essence propre et notre propre vie et qui réside en nous »55. Il faut que Dieu disparaisse pour que paraisse sa Déité. Celle-ci surgit dans le néant avec lequel l’essence de l’âme se confond. De même l’âme doit se perdre pour trouver Dieu : Quand l’âme se perd ainsi complètement elle trouve qu’elle est cela même qu’elle cherchait sans l’atteindre… ce n’est qu’ainsi que, sans le chercher, elle trouve le Royaume de Dieu.56
Le sermon allemand Renovamini … spiritu mentis vestrae développe et complète en quelque sorte la même idée. Dieu, en sa Déité, est sans nom, car personne ne peut parler de lui ni le comprendre. Cet apophatisme absolu se fonde sur la négation de tout ce qui est. L’essence de Dieu est au-delà de l’être, non pas de l’être créé, c’est-à-dire l’être en tant qu’étant (ens), mais de l’être en tant qu’être (esse). Plus précisément, elle est au-delà de l’être et de l’essence : c’est un « Néant superessentiel », un « Néant innommé ». Il en découle que Dieu en sa Déité est au-delà de toute compréhension et de tout amour possible. Tu dois aimer Dieu sans attrait d’amour, prêche Eckhart, car Dieu n’est pas aimable, il est au-dessus de tout amour. Et tu dois aimer Dieu non intellectuellement, c’est-à-dire sans images ni intermédiaire d’aucune sorte. Le véritable amour réside dans la simplicité, c’est-à-dire dans la néantisation de l’âme 52 53 54 55 56
Article 23 du Procès. Sermon 52. Ibid. Ibid. Cela n’est pas sans évoquer la doctrine quiétiste du pur amour. Ibid.
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qui doit s’abîmer dans le Néant de la Déité. Il faut aimer Dieu en sa Déité en tant qu’Un, non en tant qu’être, en tant qu’intellect, en tant que Personne, en tant qu’image : « tout cela doit disparaître ».57 L’hénologie est la clé de la théologie négative de Maître Eckhart. Hénologie négative58 en ce sens que l’Un de la Déité est pur Non-Être. Ce Non-Être n’est pas le contraire de l’Être au sens où il n’est « ni Bonté, ni Être, ni Vérité, ni Un »59 : c’est le Non-Être de la Déité qui est pure indétermination, rien d’étant, au-delà de toute détermination, au-delà de l’Intellect et de l’Être. Autrement dit, l’hénologie négative ne consiste pas mettre l’Un à la place de Dieu, mais au-delà. En un sens, on peut dire avec Alain de Libera, que « le terme d’Un, même attribué négativement, ne nomme pas Dieu. Il ne fait qu’indiquer le lieu de l’unité incirconscriptible et inassignable de Dieu et de l’âme ».60 Ce lieu est l’origine sans origine et sans lieu de l’Un sans l’Être et au-delà de l’Intellect : la Déité qui précède Dieu naissant dans le Néant de l’Un.
57
Sermon, 83 AH, p. 154. Cf. DE LIBERA, A., La mystique rhénane, (1ère édition ŒIL, 1984) Seuil, Sagesses, 1994, p. 284. 59 Sermon. 23, AH, I, p. 201. 60 DE LIBERA, A., ibid. 58
UNITÉ DU RÉEL ET NON-ALTÉRITÉ DE DIEU CHEZ NICOLAS DE CUES Jean-Michel COUNET (Université catholique de Louvain)
1. L’autre et le Non-autre Dans le Non Autre, une de ses œuvres tardives, Nicolas affirme que le réel se perçoit selon un double niveau : – le niveau de l’altérité – le niveau caractérisé au contraire par la non-altérité Dans le cadre du premier niveau, les choses sont distinctes, différentes les unes que les autres ; elles manquent de l’être des autres choses et sont pour cette raison autres que ces dernières ; l’altérité des choses les unes par rapport aux autres est ainsi d’abord et avant tout la marque de leur finitude. Mais les choses sont également autres par rapport à ellesmêmes : elles changent au cours du temps ou, à tout le moins, si elles échappent au flux du devenir, elles sont caractérisées par la composition physique ou métaphysique. Le réel se situant à ce niveau est, en première approximation, le monde concret de notre expérience. Nicolas de Cues défendra une version forte de l’altérité des créatures en affirmant, comme Leibniz le fera plus tard, l’identité des indiscernables : toutes les choses différentes dans l’espace et le temps diffèrent par au moins une propriété fondamentale et il n’existe pas deux réalités absolument identiques l’une à l’autre. Pour le second niveau, la non-altérité, en revanche, est de mise ; nonaltérité par rapport à soi-même tout d’abord. La signification de la nonaltérité implique à cet égard l’immatérialité, l’immutabilité, la parfaite simplicité ; les prédicats du non-autre sont en fait les prédicats habituellement décernés à Dieu, à l’absolu. Le non-autre est également non-autre par rapport aux réalités usuelles de notre expérience, qui ont été décrites cidessus comme appréhensibles sous la modalité de l’altérité. Le non-autre est ainsi, identique à tout ce réel regroupé sous le domaine de l’altérité
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précédemment décrit ; pour prendre quelques exemples, le non-autre est ainsi non-autre que la lune, non-autre que soleil, non-autre que cette chaise ou que cette table située devant nous, etc. Il est identique, en fait, à toute réalité empirique Nous pouvons dès lors nourrir l’impression de nous trouver devant un panthéisme radical, puisque le non-autre, Dieu, l’absolu, semble être complètement identique au domaine du fini. Mais, en réalité, l’essence du non-autre ne s’épuise pas dans son identité avec le fini : tout en ne faisant qu’un avec ce dernier, il le dépasse car le fini, lui, précisément, n’est pas identique à ce qui n’est pas lui, alors que c’est bien le cas du non-autre. En d’autres termes et c’est là quelque chose de remarquable, tout en étant immanent au réel ordinaire, le non-autre est transcendant par rapport à lui, non en dépit de son identité à celui-ci, mais bien par son identité même avec lui : c’est parce qu’il s’identifie à tout qu’il est irréductible à ce tout. Nous sommes devant une relation de transcendant à transcendé, d’enveloppant à enveloppé, d’absolu à relatif, qui, en toute rigueur, ne peut pas rentrer dans la catégorie de l’altérité proprement dite. Le non-autre est non-autre de tout, ce n’est que du point de vue des choses autres qu’il existe de l’altérité et, du point de vue de l’autre, même le non-autre est, en un certain sens, autre que l’autre. Nous sommes habitués, à la suite d’une vénérable tradition de théologie négative et de pensée juive, à voir en l’absolu le Tout-Autre ; il n’a rien à voir avec les réalités intramondaines, ce qui rend la théologie, le discours sur Dieu, particulièrement problématique. Nicolas de Cues voit les choses quelque peu différemment : Dieu est le Non-Autre, et c’est dans la mesure où il n’est l’autre de rien, où il est identique à tout qu’il est radicalement transcendant par rapport au monde. Le caractère totalement sui generis du non-autre oblige ainsi à penser une différence qui ne soit précisément pas du registre de l’altérité. Non Autre et Tout-Autre, bien qu’opposés conceptuellement, coïncident dans les faits car ils désignent tous deux le fondement absolu auquel tout le reste de ce qui existe est relatif. Les réalités finies participent au non-autre et c’est du reste cette participation qui leur confère leur être, leur identité et leur stabilité relative. Une chose ne peut en effet être pure altérité ; tout en étant autre qu’elle-même, elle est aussi toujours identique à soi dans une certaine mesure, et par là non-autre que soi. Nicolas voit dans le non-autre un opérateur permettant la définition de toute réalité : de tout x en effet, quel que soit cette entité x, nous pouvons dire qu’il est non-autre que x. Posant toute réalité de son être et son identité avec soi, le non-autre est ainsi présupposé par toute réalité et doit donc être considéré comme antérieur logiquement et ontologiquement à celle-ci. Même des concepts tels
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qu’infini, absolu, Dieu, Un, etc. sont postérieurs au non-autre car, de tous, on peut dire qu’ils sont non-autres qu’eux-mêmes : l’infini est non autre que l’infini, Dieu non autre que Dieu, etc. Définissant ainsi toute réalité et s’affirmant par là comme antérieur à tout, le non-autre se définit également lui-même puisque, du non-autre, je peux effectivement énoncer qu’il est non-autre que le non-autre ; dans ce déploiement ternaire de la définition du non-autre par lui-même (non aliud est non aliud quam non aliud), s’atteste la primauté absolue du non-autre et sa parfaite simplicité, fondement de tout l’ordre du réel. Participant au non-autre, la chose n’est cependant pas identique à lui, alors qu’en revanche le non-autre est identique à tout. Il contient donc toute réalité, est présent en elle sans y être à proprement parler inclus, et sans que son être s’épuise dans cette présence immanente. Le Non-autre peut être interprété de deux manières différentes, qui naturellement convergent : – soit comme un être infini, transcendant faisant être toutes choses ; de ce point de vue, le non-autre peut être assimilé à ce que nous entendons habituellement par Dieu. Notons qu’il n’y a pas lieu de se le représenter comme nous faisant face, tel une sorte de vis-à-vis car un tel être serait forcément autre que nous et ne correspondrait donc pas du tout à ce qui est visé par le concept de non-autre. Dans le même ordre d’idée, l’interprétation théologique du non-autre ne rentre pas dans la dérive onto-théologique dénoncée par Heidegger et ses partisans : le nonautre n’est en effet pas non plus un super-étant, surplombant les étants finis et faisant nombre avec ceux-ci – soit comme un milieu, un domaine où les choses et les êtres de notre expérience seraient pourvues d’un nouveau mode d’être les rendant non-autres les unes que les autres et complètement connexes entre elles : alors que soleil, lune, table et chaise sont autres les uns que les autres dans notre expérience « autre » du monde, ces réalités s’identifieraient complètement dans le domaine du non-autre ; chacune serait, au niveau du non autre, elle-même et en même temps toutes les « autres » choses, en une complète circumincession1, où elles seraient unes, égales et connexes les unes avec les autres. Le Cusain médite longuement dans la Docte Ignorance les arcanes du Maximum qui est à la 1 La circumincession est un concept important de la théologie trinitaire chrétienne, selon laquelle chaque personne divine contient en elle les deux autres ; ainsi le Père contient le Fils et l’Esprit, le Fils contient le Père et l’Esprit et l’Esprit le Père et le Fils. Cette circumincession se vérifie également des formes ou Idées divines. Le terme grec équivalent au nom latin circumincession est périchorèse.
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fois Unité, Egalité et Connexion absolues : toutes choses dans ce Maximum n’étant pas autre chose que lui, elles sont elles aussi Unité, Egalité et Connexion ; cela signifie qu’elles sont identiques, égales et complètement enveloppées les unes dans les autres ; elles réalisent de la sorte entre elles la coincidentia oppositorum et s’identifient à Dieu lui-même puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu même2.
2. La connexion entre les parties du réel Lorsque les choses sont créées et entrent dans le champ de la manifestation, elles perdent la connexité parfaite avec la totalité du réel qu’elles avaient dans leur principe ; elles se séparent les unes des autres, perdent leur fondamentale égalité et expérimentent l’éloignement mutuel et l’éparpillement, en même temps que leur éloignement du principe divin. Toutefois, comme elles restent en lien avec leurs exemplaires éternels auxquels elles participent, cette séparation et cette mise à distance ne sont pas totales : les choses restent dans une concordance, une sympathie mutuelle qui constitue le monde. Plus précisément, les choses dans le monde sont distinctes mais dans une certaine unité ; elles sont inégales mais dans une égalité foncière et enfin elles sont distantes les unes des autres, mais conservent cependant une immanence réciproque partielle. Il n’y a pas dans l’univers deux réalités qui n’ont absolument rien en commun ; toujours il y a, ne serait-ce qu’une affinité rudimentaire ou une proportion, un rapport entre elles, quel qu’il soit, et cette communauté scelle l’appartenance de ces réalités à un même monde. Il n’est dès lors pas étonnant de voir Nicolas développer une cosmologie qui s’apparente à une philosophie de l’organisme : de même que dans un être vivant les différents organes sont enveloppés les uns dans les autres, chacun travaillant pour les autres et pour lui-même, au bénéfice du tout, de même toutes les parties de l’univers œuvrent de conserve, s’influencent mutuellement et constituent une unité concrète où tout est pour ainsi dire dans tout. Chaque réalité peut être considérée comme la contraction du tout, c’est-à-dire comme la concentration en telle zone de l’espace et du temps de tout le dynamisme cosmique. « L’œil ne peut être en acte la main, le pied ou tout autre membre, il tend de toutes ses forces à être œil, comme le pied à être pied. Et tous les 2 Dieu étant une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part, selon le livre des XXIV philosophes, affirmation dont Eckhart et Nicolas de Cues feront grand cas.
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membres se portent mutuellement, afin que chacun soit de la meilleure façon possible ce qu’il est. Ni la main ni le pied ne sont dans l’œil, mais dans l’œil ils sont œil, dans la mesure où l’œil est immédiatement dans l’homme. Et, de même, tous les membres sont dans le pied dans la mesure où le pied est immédiatement dans l’homme. Ainsi chaque membre est par n’importe quel membre immédiatement dans l’homme et l’homme, c’està-dire le tout, par n’importe quel membre est dans n’importe quel membre, comme le tout dans les parties est dans n’importe laquelle par n’importe laquelle »3
D’une manière tout à fait similaire, dans ce tout qu’est l’univers, vaut le même enveloppement réciproque des parties, qui est dû au fait que toutes ces parties de l’univers procèdent du même fondement divin et que dans cet unique effet de la causalité créatrice qu’est le monde, l’unité du tout a une priorité logique et ontologique sur la multiplicité des parties. « Toutes les choses reposent donc en chaque chose, un degré ne saurait être sans un autre de même qu’un membre quelconque du corps en porte un autre et que tous sont soutenus par tous. »4 « L’univers, étant parfait, a précédé toutes les choses, selon l’ordre de la nature pour ainsi dire, afin que toute chose puisse être en toute. Dans n’importe quelle créature, l’univers est cette créature et ainsi chaque chose reçoit toutes choses pour que toutes soient en elle de façon contractée. »5
On a ici un point de la plus haute importance : chaque chose, autrement chaque phénomène, n’est autre que l’univers en totalité vu sous une certaine perspective, ce que Nicolas de Cues appelle une contraction de l’univers total6. Dans la scolastique traditionnelle, on parlait de contraction des formes universelles par la matière, qui limite les possibilités d’actualisation des formes à telle ou telle instantiation particulière. Ici c’est l’univers lui-même qui se contracte dans la chose que le DI, II, V, trad. PASQUA p. 135. DI, Ibid., p. 134 5 DI, Ibid., p. 132 6 DI, II, IV, p. 130 : « Dieu, étant immense, n’est ni dans le soleil, ni dans la lune, même s’il est en eux de façon absolue ce qu’ils sont, ainsi l’univers n’est ni dans le soleil ni dans la lune, mais il est en eux ce qu’ils sont de manière contractée. Et parce que la quiddité absolue du soleil n’est pas autre que la quiddité absolue de la lune – car elle est Dieu lui-même qui est l’entité et la quiddité absolue de tout – la quiddité contractée du soleil est autre que la quiddité contractée de la lune – car, alors que la quiddité absolue de la chose n’est pas la chose elle-même, la quiddité contractée de la chose n’est autre que la chose elle-même –, c’est pourquoi, il apparaît clairement que, l’univers étant quiddité contractée, celle-ci est contractée d’une façon dans le soleil, d’une autre dans la lune. Ainsi, l’identité de l’univers est dans la diversité, comme son unité est dans la pluralité. » 3 4
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connaissant appréhende ; comme déjà affirmé plus haut, chaque réalité se donne à chaque observateur comme la concrétion de tout le dynamisme du cosmos et du réseau relationnel qui le sous-tend en un domaine circonscrit de l’espace (et du temps). Faire face à cette contraction pour un sujet, c’est donc avoir devant soi le tout sous une certaine modalité. Cette modalité implique une présentation en perspective de la totalité du réel, perspective induite par la chose autour de laquelle s’articule la manifestation du tout (la chose, pivot de la manifestation du tout peut être considérée comme le centre de l’univers) ; mais cette perspective – que l’on pourrait qualifier d’objective car la subjectivité n’y joue pas encore de rôle majeur – est encore accentuée par le point de vue que prend sur elle le sujet connaissant. Celui-ci peut encore prendre sur la chose qui se profile à l’avant-plan diverses postures. Concrètement, la chose se présente à nous comme corrélée avec toutes les autres choses, d’une manière singulière et spécifique. Mais comme le sujet fait luimême partie de ce tout, il est lui-même « inclus » c’est-à-dire connoté dans la modalité particulière sous laquelle la chose manifeste et exprime le tout : ce qui signifie que la situation du sujet (spatiale, cinématique, affective, etc.) est corrélée, elle aussi, avec la phénoménalité de la chose : celle-ci reflète nécessairement la perspective que le sujet a sur elle.
3. Echos dans l’expérience humaine Parmi les réalités de l’existence humaine où fait signe une présence du non-autre à tout le fini, mentionnons tout particulièrement la connaissance et l’amour. En effet, dans la connaissance, comme le soulignait déjà Aristote, connaissant et connu sont un seul et même acte. Le connaissant se fait en quelque sorte non-autre que le connu ; cette particularité de l’acte de connaissance ne doit pas être considérée comme une exception, une anomalie incompréhensible : elle est l’indice d’une ouverture de toute réalité à ce qui n’est pas elle, un lien constitutif, sympathique au sens premier du terme, qui la relie à tout et au tout, et donc en définitive au non-autre qui constitue son fondement. Dans la connaissance, c’est le connaissant qui enveloppe le connu et l’introduit en soi, alors que dans l’amour, c’est l’inverse : l’aimant se projette dans l’aimé et s’y abîme, en un mouvement extatique de communion avec lui. Denys l’Aréopagite, comme on le sait, ira jusqu’à attribuer à Dieu lui-même cet élan amoureux vers les créatures, élan qui est constitutif de leur être et de leur bonté.
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Ni la connaissance, ni l’amour ne seraient possibles sans ce niveau de non-altérité qu’ils saluent en en reflétant – ne serait-ce que très partiellement – la logique paradoxale.
4. L’omnivoyant, similitude sensible du non-autre Nicolas nous donne une illustration saisissante de ce fait dans La Vision de Dieu7. Voulant répondre à la demande des moines de Tegernsee, une abbaye bénédictine du Sud de l’Allemagne, de leur donner une initiation à la vie mystique, Nicolas leur envoie un traité accompagné d’un tableau qu’ils doivent accrocher à un mur du monastère. Ce tableau est un omnivoyant c’est-à-dire qu’il a la particularité de fixer tous ceux qui le regardent ; se dispersant dans la pièce, les moines regardent tous vers le tableau, et font l’expérience d’être regardés par le tableau. Où qu’ils soient, ils sont suivis et enveloppés par ce regard. S’ils se mettent en mouvement, le regard les suit ; s’ils s’arrêtent, le regard se me lui aussi au repos. Si un moine regarde le portait depuis la gauche, il voit ce regard dirigé vers la gauche. S’il le contemple depuis la droite, il voit le regard tourné vers la droite. Chacun fait ainsi l’expérience d’être une sorte de centre du monde et croit monopoliser le regard de l’omnivoyant, n’imaginant même pas que ce regard perpétuellement dirigé dans leur direction, fait de même pour les autres. Lorsque les moines discutent entre eux, ils sont très étonnés de découvrir que tous vivent fondamentalement cette même expérience ; ils se demandent comment la chose est possible. Ils découvrent que le tableau est comme un miroir, renvoyant à chaque observateur les linéaments de sa situation spécifique. Cet omnivoyant fait en fait voir de la manière la plus claire une caractéristique de toute relation perceptive : le percevant et le perçu sont corrélés, le premier projetant sur le deuxième des traits qui lui appartiennent et le second affectant le premier sous une modalité qui lui est propre. Tout ceci ne fait qu’exprimer l’appartenance du percevant et du perçu à la sphère de l’altérité, mais d’une altérité nécessairement traversée par une certaine participation au non-autre. 7 Voir sur ce point Le Tableau ou la vision de Dieu, introduction, traduction et notes de MINNAZOLI A. (La Nuit Surveillée), Paris, Cerf,1986 ; Das Sehen Gottes nach Nikolaus von Kues. Akten des Symposions in Trier (25-27 September 1986), hrsg. von HAUBST R., Mitteilungen und Forschungen der Cusanus-Gesellschaft 18, Trier, Paulinus, 1989 ; Participation et Vision de Dieu chez Nicolas de Cues (Publications de l’institut d’études médiévales de l’ICP), MOULIN, I. (éd.), Paris, Vrin 2017.
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5. Gelassenheit et docte ignorance Chez maître Eckhart, qui constitue une source de Nicolas de Cues sur le thème qui nous occupe, la découverte que les différentes réalités du monde ne sont pas complètement indépendantes mais ont des connexions essentielles les unes avec les autres n’advient qu’au terme d’un processus de renoncement. L’homme doit apprendre à considérer toutes choses comme étant égales : la richesse, la santé, la réussite, le bonheur ne doivent pas être jugées de plus grande valeur spirituelle que la pauvreté, la maladie, l’échec ou la souffrance. Il faut pour cela renoncer à soimême, se laisser littéralement soi-même (Gelassenheit), et même laisser là l’image que nous avons habituellement de Dieu8. Cette mentalité habituelle sur soi, les réalités extérieures consistent à les considérer comme des substances existant par soi (même si créées bien entendu par Dieu) : le réel est vu comme une somme d’enclosures autonomes, seulement reliées par des liens accidentels ; la perception que l’homme en a résulte d’une projection de son propre état intérieur d’aliénation (dualismes corps-âme, masculin-féminin, créature-créateur, être-néant, etc.). Une fois résolument entré dans le renoncement, l’homme voit émerger un univers d’entités en connexion mutuelle car composé de parties d’un seul et même tout, pensé sur le modèle de l’organisme. Eckhart, en réponse à la thèse d’Avicenne comme quoi une cause radicalement une ne peut produire qu’un effet unique lui aussi, affirme de la manière la plus claire que l’univers constitue le seul effet de la causalité créatrice divine « Il reste à voir comment de l’un simple, à savoir de Dieu, pourraient être ou être produites des réalités multiples, distinctes e différentes, à savoir le ciel, la terre et autres choses semblables. Moïse dit en effet : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre… Il est exact que de l’un qui se possède uniformément, procède toujours immédiatement l’un. Mais cet un est l’univers lui-même dans son entièreté qui procède de Dieu, qui est un en dépit de ses multiples parties comme Dieu lui-même qui produit est un ou une unité simple d’être, de vie, de pensée et d’opérations alors qu’il est pluriel en raisons idéales. Universellement en effet la nature considère et vise d’abord et par soi immédiatement le tout. »9
Les choses n’ont de consistance qu’au sein de cette totalité fondamentale qui fait l’objet proprement dit de la création. Le renoncement, par conséquent, ne nous enlève pas le monde, que du contraire : il nous le fait découvrir tel qu’il est, au-delà des projections que notre mental 8 9
Cf. en particulier sur ce thème le sermon 52 Beati pauperes spiritu. In Genesim, 10-13 LW1, pp. 193-197.
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non régulé ne cesse de susciter à son sujet. Ces projections tendent à travestir le monde en une somme de substances indépendantes, alors que le monde est plus fondamentalement un tout aux composants essentiellement interconnectés. Chez Nicolas de Cues, il n’est guère question d’un renoncement moral qui ouvrirait à l’homme l’accès au monde tel qu’il est. Certes, l’idée d’un détachement où toutes choses sont considérées comme égales lui est familière, mais elle ne joue qu’un rôle marginal dans son approche du monde. Là où Eckhart insiste sur les conditions morales d’accès au réel, Nicolas de Cues met l’accent plutôt sur les conditions épistémologiques. C’est par la docte ignorance, la prise de conscience que la vérité absolue restera toujours à distance, qu’on se confronte au réel tel qu’il se donne à nous. En un certain sens, il est ici question également d’un renoncement, mais c’est le renoncement à l’omniscience et à une saisie exhaustive de la vérité. La vérité, et en particulier la vérité définitive du monde est inaccessible ; l’homme pourra certes e comprendre quelque chose, mais ce sera toujours partiel, conjectural. L’argument du début du livre II de la Docte Ignorance est très clair : le monde est tout aussi incompréhensible que sa cause divine. C’est là la conséquence inéluctable de la thèse même d’Aristote comme quoi connaître c’est fondamentalement connaître par la cause. Dieu, cause du monde, étant incompréhensible, il ne peut en être autrement de son effet. Le monde est même, en un certain sens, encore plus incompréhensible que Dieu car la procession même du monde à partir de l’absolu rajoute encore une couche de mystère à celle de l’absolu en soi. La vérité est en tant que telle insaisissable parce que le réel ne se donne à l’homme que sous une perspective limitée : les positions et les mouvements sont relatifs à un observateur qui se place, par définition, au centre de son univers perceptif. C’est ce qu’Aristote n’avait pas compris. En décrétant que la Terre est au centre du monde et immobile, le Stagirite a absolutisé la situation des observateurs terrestres que nous sommes, en négligeant le caractère toujours situé de la perception et de la connaissance humaine. L’expérience montre pourtant que pour un observateur situé sur un bateau et qui n’aurait pas de vue de la rive, il n’y a pas moyen de discerner s’il est en mouvement ou au repos. Vue de l’extérieur, la Terre se meut, elle est un corps céleste de même sorte que les autres. C’est cette prise en compte de la nature perspectiviste de la connaissance qui introduit nécessairement la question de l’infinité du monde à la Renaissance10 : en effet, même dans un univers 10 Cf. sur ce point HARRIES, K., Infinity and Perspective, MIT Press, Cambridge US, 2001, pp. 42-63 et 104-124 principalement.
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d’extension finie, il est possible de prendre une infinité de points de vue différents sur n’importe quel élément de ce monde et ce simple fait suffit à dynamiter la conception aristotélicienne de notre univers. Nicolas appellera « conjecture » cette connaissance du monde depuis un angle et un point de vue déterminé. Il affirmera que le caractère situé de la connaissance humaine limite la précision, l’exactitude de la connaissance humaine sans l’empêcher totalement : le vrai est saisi, mais à travers la prise en compte d’une inévitable multiplicité de points de vue différents, dont chacun appelle de l’intérieur même de lui-même tous les autres. En d’autres termes, l’unité du vrai est saisi dans l’altérité conjecturale.
6. Accès vers l’un En définitive, la corrélation entre le sujet et les objets est à la fois le signe de l’appartenance incontournable de l’homme au monde de la perspective, de l’altérité et de l’illusion épistémologique et l’attestation de la possibilité d’en sortir : l’illusion ne saurait être totale – la preuve en est d’ailleurs que l’homme est capable d’en prendre conscience – elle repose elle-même sur cette connexion qui fait du monde une totalité organique où tout est dans tout, sous le mode spécifique à chaque chose ; encore une fois, l’altérité, sous sa version de l’illusion perspectiviste, n’est pensable que sur fond du non-autre auquel elle participe. Les voies concrètes pour s’élever au-dessus de ces jeux de miroir où tout est dans tout sont multiples selon Nicolas : sans nous attarder sur ce point, citons tout de même l’intersubjectivité, mise en évidence dans La Vision de Dieu, (c’est en discutant entre eux que les moines de Tegernsee découvrent que tous font la même expérience d’être au centre du monde éclairé par le regard du tableau), la théologie négative au livre I de la Docte Ignorance (seule manière de viser le maximum au cœur de la hiérarchie illimitée des degrés du relatif), la cosmologie perspectiviste du livre II (qui rompt avec les présupposés astronomiques courants et réalise le dépassement dialectique de toute « théorie astronomique », atteignant par là, paradoxalement, le but de cette astronomie sans hypothèses recherchée par les Anciens) et la foi religieuse du livre III (où l’union à Dieu est possible dans le non-savoir, dans la mesure où ce Dieu vient à nous en prenant la voie de l’incarnation et du non-être (la kénose du Verbe)). D’une manière générale, toute approche de la coïncidence des opposés est une voie vers la sortie du monde de la manifestation et de l’altérité et une voie d’accès à l’un.
FICHTE : MOI ET NON-MOI ENTRE « RÉEL » ET GENÈSE DE LA LIBERTÉ Marc MAESSCHALCK (Université Catholique de Louvain)
1. Introduction : Enjeu pratique de la dualité La philosophie moderne de l’action a pris son essor à la fin du XVIIIe siècle dans le prolongement de la philosophie pratique de Kant. Si Kant a dépassé la métaphysique rationnelle de l’action en établissant deux formes parallèles de jugement capables de détermination dans leur rapport au monde, il a fallu attendre la philosophie de Fichte pour que la nature pratique de la raison dans son ensemble soit reconnue et que la dualité des mondes téléologique et normatif soit abolie. Grâce à sa théorie de l’action, Fichte a rendu possible une nouvelle approche de la genèse du Moi dans son rapport au Réel. La fondation fichtéenne de l’agir rationnel ne se limite donc pas à une simple radicalisation de la théorie kantienne. Avec sa philosophie pratique, Kant a certes inauguré un nouveau domaine d’investigation de la raison inaccessible aux approches traditionnelles de la psychologie empirique ou de la philosophie morale telles que les pratiquait encore son maître Wolff. Mais il n’a ouvert la voie vers ce domaine qu’au prix d’une refondation de la philosophie théorique de la nature et de l’esprit qu’il espérait ainsi mettre à l’abri des illusions transcendantales de la raison pure. Le projet était donc de faire cohabiter une nouvelle philosophie de l’action et des mœurs avec une métaphysique future qui permettrait de comprendre l’unité téléologique du monde dont s’empare l’homme moderne. De ce point de vue, une dualité se maintient chez Kant non seulement au plan systématique de la division des domaines de la raison pure, mais également au sein de sa compréhension de l’action, à la jonction entre l’idéalité des principes et leur devenir empirique à travers l’engagement des personnes morales. La normativité de la morale est coupée de l’incertitude stratégique des situations où la réalisation du devoir semble contredire les règles garantissant la perpétuation de l’ordre empirique dans
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l’organisation sociale. La solution ne consisterait-elle pas alors à agir comme deux hommes différents habitant la même personne ? Obéir à l’institution jusqu’à la mort tout en proclamant en même temps à ceux qui peuvent l’entendre son inanité ? Figure christique (quasi religieuse) de l’homme pratique saisi dans la tension de son obéissance empirique et de sa révolte transcendantale ? Agent téléologique d’un côté ; acteur normatif de l’autre ? Kant est donc encore sur la ligne de fracture de ce qu’il tente de dépasser. Il peut encore recueillir tous les éléments d’une métaphysique rationnelle de l’agence tentant de substantifier la position de la délibération individuelle face aux lois du monde, mais au même moment, il ouvre une perspective inédite vers la position transcendantale d’une normativité sociale positive et autonome fondée sur sa seule formalité. Pourtant, cette seconde perspective ne suffit pas à dépasser le blocage auquel elle participe par la répétition du dédoublement de l’agent téléologique et de l’acteur normatif, du Moi empirique et du Moi transcendantal. C’est sur ce plan qu’intervient la première affirmation fondamentale de Fichte en philosophie : Moi = Moi. Ces deux Moi de Kant ne font qu’un, ils ne se dissocient que par l’oubli de la condition qui rend possible une pensée de l’action du Moi, c’est-à-dire l’identité première de son autoposition en tant que Moi. Il n’est Moi réellement qu’à la seule condition qu’il puisse se poser par son action comme ce Moi qu’il se donne d’être ici et maintenant en tant que ce pouvoir d’être soi. Il n’y a pas plus de Moi avant le Moi que de Moi sans le Moi pour un tiers-neutre. Il n’y a que le Moi qui se donne comme Moi par son action, dans son immanence réflexive. Sans cette affirmation fondamentale de Fichte, la philosophie pratique resterait bloquée : elle n’est que partiellement déterminante, mais elle n’est aussi que partiellement téléologique. Elle est postulatoire et subjective. Son pragmatisme est suspendu à un finalisme objectif, à une prédestination qu’elle ne peut incorporer. Ainsi, la figure de l’action leibnizo-wolffienne continue à conditionner la position de la liberté formelle que veut fonder le kantisme. Selon cette formule extraordinaire de Paul Ricœur, « l’homme peut être parce qu’il lui est donné d’être possible »1. Figure de l’homme capable d’un côté, dans sa propre stance normative, figure de l’homme déterminé de l’autre côté, livré à son pouvoir par une cause originaire qu’il ne maîtrise pas, mais qui lui donne sa capacité. La capacité peut-elle se départir de ce miroir d’une origine qui lui dicte 1 RICOEUR, P., « La foi soupçonnée », in Recherches et débats, octobre n° 73, 19 (1971), pp. 64-75, p. 69.
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sa réalité et détermine son intelligibilité ? Si la réponse est négative, ces deux aspects antinomiques de l’action humaine finissent à tous les coups par s’opposer et par annuler la tâche de la raison tantôt emballée par son pouvoir formel de normativité, tantôt déboussolée par le retour du réel et les limites imposées à son désir. Le savoir de soi comme déterminé et déterminant ne constitue pas le prisme originaire par lequel la raison se découvre comme action. Il n’est que la conséquence d’une position de soi comme pure détermination immanente, comme activité première ellemême productrice des images du Moi et du Non-Moi par lesquelles elle se différencie et se réalise. La philosophie moderne de l’action s’est construite dans l’identification de cette tension, bien plus qu’elle n’est parvenue à tirer les conséquences de son dépassement par Fichte. C’est dire que ce moment d’identification est à la fois fondamental et récurrent et qu’il permet de cerner une véritable pierre d’attente pour une philosophie de l’action réellement novatrice. Mais en même temps, il montre toute la difficulté de dépasser ce point de blocage des perspectives historiques sur l’action issu du rationalisme moderne. Ainsi, la figure double de l’homme contraint, mais en même temps capable de ruse par rapport à cette contrainte est le secret du processus dialectique tel que le jeune Hegel l’a conçu dans sa deuxième philosophie de l’esprit2. Il faut à la force brute, non réfléchie, l’intelligence de la ruse pour s’appliquer au moment opportun. De la combinaison des deux résulte la vertu de l’acteur conscient de ses limites, mais aussi confiant dans son pouvoir-faire. Dans le cadre de la dialectique hégélienne de l’action, la solution est clairement téléologique, car c’est l’enchaînement des deux dans une séquence qui garantit contre une dissociation hasardeuse productrice de blocage : chaque moment du processus dissocié cherche alors à annuler l’autre pour affirmer son unilatéralité. Par rapport à cette solution téléologique, l’avantage d’une solution normative est de mieux anticiper les risques liés à la dissociation des moments de conscience. La solution normative pose d’emblée l’incomplétude ou l’unilatéralité des deux moments pour orienter vers leur synthèse. Mais ce que cette solution gagne en anticipation sur le résultat à produire, elle le perd en immanence par rapport au processus. Elle devra agir sur les propriétés et les capacités propres à chacun des moments, plutôt que sur des mécanismes reliant les différents moments du processus ensemble. 2 1805/1806, HEGEL, G.W.F., Jenaer Systementwürfe III, Naturphilosophie und Philosophie des Geistes, hrsg. von HORSTMANN, R.P., Meiner, Hamburg, 1987, p. 207.
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Le blocage ne résulte donc pas uniquement d’une perception à double niveau des contraintes d’action dont les niveaux seraient susceptibles de se neutraliser l’un l’autre. Les solutions sont elles-mêmes susceptibles de reconduire le blocage dans la mesure où elles ne tiennent compte que d’un aspect de celui-ci et se concentrent soit sur des mécanismes garantissant un processus téléologique de combinaison de positions unilatérales, soit sur des capacités propres à chacune des positions en présence de dépasser leur singularité pour se combiner à d’autres. Dans les deux cas, le pouvoir de dépassement du blocage est privilégié sur ce qu’on pourrait appeler sa déconstruction généalogique. La figure double de l’action est prise comme base d’une modification pour trouver une issue. Elle n’est donc pas comprise génétiquement comme un blocage à part entière, mais simplement contournée selon le modèle déjà agissant de la ruse de la raison. C’est pourquoi les solutions apportées finissent par répéter le blocage de l’action : la figure double continue d’agir sur les possibilités de genèse. Pour apporter une solution plus radicale, c’est la figure double qui doit être remise en question comme préalable à tout pouvoir-faire, car celle-ci conditionne d’abord le faire-pouvoir. Ce dédoublement n’est pas simplement présent au plan des contraintes en recourant à la figure de la ruse. Il est également présent au plan des capacités lorsque celles-ci sont rapportées au choc du réel pour se déplacer et s’élargir en fonction de l’attention aux situations. Dans le premier cas – celui des contraintes – le geste consiste à s’extraire, à prendre du recul, à réévaluer. Dans le second cas, le geste consiste au contraire à s’impliquer, à se laisser interpeller par les spécificités d’une situation, à réinterpréter. A tous les coups, il s’agit de deux processus de relance sans mise en question du dédoublement dont ils procèdent. Et si celui-ci était la source de l’erreur, le biais initial ? Si le geste même de dédoublement sans se demander d’où il provient et ce qu’il implique d’emblée était en lui-même problématique ? Pourquoi faudrait-il toujours introduire une perception double dans la question du faire-pouvoir ? La solution fichtéenne que nous allons examiner sur ce point propose une autre voie. Elle considère l’action comme un processus d’autogénétisation du faire-pouvoir, c’est-à-dire comme un processus constitutif d’un sujet d’action s’auto-réalisant dans un rapport complexe à l’identité de soi à soi, incorporant une double référence au Moi et au Non-Moi dans un cadre génétique. C’est à partir de la perception interne de ce pouvoir de genèse que se construit la liberté d’action. Elle se détermine comme une sphère de coopération où se construisent des limitations productives
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pour engendrer des formes de vie. L’identité de soi à soi est ainsi constamment confrontée à son dépassement grâce au principe d’autolimitation de soi qui permet d’accorder les possibles et les limites du rapport au Non-Moi.
2. Enjeux de la première philosophie : le point de départ d’une génétique du Soi Il faut rappeler que cette solution qui constituera le centre évolutif de la philosophie pratique de Fichte a été acquise de haute lutte par le travail de la première WL confrontée constamment à la dualité des régimes de jugement imposée par Kant : représentation et action, téléologie et normativité, l’homme capable et l’homme déterminé. De cette dualité découle en effet une hypothèse d’arrière-plan qui permet précisément de poser comme comparables et achevées deux sphères de la raison. Il s’agit d’une hypothèse sur la symétrie de la raison dans ses deux formes principales qui fondent comme en miroir le domaine de la théorie et le domaine de la pratique. Nous parlons ici de symétrie dans le sens d’une relation entre des éléments telle que si la relation binaire (a,b) est établie, la relation (b,a) est également établie et est équivalente à (a,b). Dans le cas d’un jugement schématique permettant l’application d’une norme, la relation binaire est établie entre la norme et le contexte sous la condition schématique/mentaliste que la norme exprimée sous la forme d’un schème (expression sensible d’un abstrait) puisse être appliquée/rapportée à une image (expression abstraite d’un sensible). On obtient alors la relation (s,i) où s est un schème et i une image qui rend possible la subsomption (n,c) où n est une norme et c un contexte donné. Le schématisme se boucle sur lui-même en supposant sa symétrie comme opération mentale, c’est-à-dire l’équivalence de la relation (i,s) avec la relation (s,i). Cette hypothèse de symétrisation du schématisme est vérifiable dans la Critique de la faculté de juger à partir du moment où est envisagé le « libre jeu » de l’imagination et de l’entendement ou leur action réciproque (Wechsel-Wirkung). Alors que la subsomption (jugement déterminant) ne pose pas en principe la symétrie de (s,i) et de (i,s), le jugement réfléchissant franchit le pas et pose la possibilité d’un rapport à une loi de développement sans contenu déterminé (une finalité sans fin ou sans contenu), c’est-à-dire d’un rapport imaginaire à un principe purement formel (rapport qu’on pourrait d’ailleurs dire « quasi transcendantal »,
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car non déterminant). Cette symétrisation a des conséquences dans le champ de la détermination pratique, car celui-ci pose le principe d’une relation entre une maxime de l’action et la forme abstraite d’un comportement cohérent avec cette maxime, c’est-à-dire entre une image de la loi morale (concret d’un abstrait) et la forme de détermination qu’elle doit produire dans l’existence (la droiture du juste, l’authenticité, etc. : abstrait d’un concret). Dans cette optique, la typique du jugement pratique apparaît comme la relation symétrique du schématisme du jugement théorique. Le type résulte (dans la relation de i à s) du même rapport d’ajustement du concret à l’abstrait. Or, dès 1796, Fichte envisage le dépassement de la dualité de la raison à travers un concept d’asymétrie générale de la raison. C’est la fameuse priorité du Moi pratique pour saisir « le caractère propre et essentiel de la raison »3. Le parallélisme avec l’activité théorique du Moi ne tient que pour le point de vue philosophique qui reconnait d’abord leur unité pratique comme forme de l’activité du Moi. La conséquence pour une théorie du droit est que la liberté ne peut être séparée du devenir contingent de l’expérience qu’elle perçoit. Sa confiance dans la loi doit pouvoir être garantie pour la totalité de son expérience à venir4. Mais pour que l’unité pratique de la liberté et de son expérience à venir puisse l’emporter, il faut une conception de la règle qui modifie le rapport schématique du particulier à l’universel (rapport de détermination) et qui amène à prendre en compte un rapport d’inférence. C’est la Doctrine de l’Ethique (1798) qui mettra définitivement en place cette inversion de la subsomption par le jugement réfléchissant5. Ce dépassement de la dualité de la raison s’est préparé à travers la construction de la WL depuis 17946. Le point de départ est le suivant : en 1794, marqué par la dualité posée par Kant entre les deux sous-régimes de la raison (théorique et pratique), le jeune Fichte va d’abord élaborer une approche de la raison basée sur la réversibilité et la symétrie. Aux principes premiers de l’identité du Moi (Moi = Moi) et de la détermination (Moi > Non-Moi) s’adjoignent 3 GA 1, 3, p. 332 (Fondement du Droit naturel). Pour les références à Fichte, nous suivons la Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, hrsg. VON LAUTH, R., †, GLIWITZKY, H., †, JACOB, F., †, FUCHS, E., SCHNEIDER, P.K., u. ZOELLER, G., 42 Bände, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1962 bis 2012. 4 GA 1, 3, p. 395. 5 GA 1, 5, p. 110 (Le système de l’Ethique). 6 FICHTE, G.J., Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, in Gesamtausgabe, I, 2, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1965.
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deux autres principes fondant symétriquement les deux sous-régions de la raison sur la base d’une équivalence réciproque entre le Moi déterminé et son complément le NonMoi : A : Le Moi se pose comme déterminé par le Non-Moi B : Le Moi se pose comme déterminant le Non-Moi. Il y a symétrie entre un Non-Moi qui détermine le Moi et un Moi qui détermine le Non-Moi du point de vue réversible de l’autoposition du Moi dans sa déterminabilité. Mais cette hypothèse de symétrie est rapidement ébranlée dans la mesure où elle reste dépendante d’opérations encore insuffisamment construites dans les deux sous-régimes de la raison et mettant en parallèle la détermination théorique de ce qui peut être comme ce qui doit être (subjectivation conceptuelle de la nature) et la détermination pratique de ce qui doit être comme ce qui peut être (objectivation volontaire de la liberté). Le modèle subsomptif du jugement qui permet de décliner deux grands modes de détermination dans l’ordre de la réceptivité et dans l’ordre de la spontanéité, du voir et du vouloir, n’appelle pas uniquement une sorte d’assouplissement téléologique d’ordre subjectif ou objectif à travers un modèle réfléchissant les processus subsomptifs de la raison. C’est l’unité a priori du soi jugeant qui pose problème en arrière-plan de ces processus, l’universalité du soi pensant dans son rapport de détermination au monde, l’identité de soi à soi que suppose dans ce proto-sujet de la représentation ou de l’action le jugement transcendantal comme forme apriorique de la vérité de l’être de la pensée. Le système de l’Identité de Schelling va mener à son expression achevée le principe de symétrie en reconstruisant le parallélisme de Fichte selon une opération commune de l’imagination transcendantale : l’information. Dans l’auto-affirmation de l’absolu, il y a ainsi relation entre l’information de l’infini dans le fini et l’information du fini dans l’infini. La symétrie de (i,f) et (f,i) est ainsi complète du point de vue de la réversibilité totale de l’ordre intradivin des personnes et l’ordre extradivin des puissances7. Dès 1796, cependant, le rapport schématique (s,i) ne peut plus être considéré comme étant en relation symétrique avec le rapport typique (i,s). Du point de vue général de la raison, cela signifie qu’il y a d’une part réversibilité de la relation (i,s) pour les opérations de jugement, mais d’autre part, qu’il y a asymétrie de ces relations dans leur mode de détermination. Les domaines théorique et pratique étant en asymétrie, ils 7
Dans ce cadre Schelling parlera de « théogonie transcendantale ».
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doivent être rapportés à une opération plus fondamentale qui met en cause la nature du jugement en général, à savoir l’opération réflexive qui infère la totalité de destin qu’est la liberté à travers ses opérations de jugements8.
3. Premier signe du tournant : la question d’une non-identité de soi à soi Il n’y a toutefois pas rupture entre 1794 et 1796 concernant la nécessité de dépasser la mise en scène d’une dualité de la raison. On trouve dès 1794 une remise en cause de cette dualité qui permet aussi d’entendre autrement le principe d’identité à soi du Moi. Certes, dans le contexte interprétatif légué par l’idéalisme allemand, on a retenu la figure de Fichte, penseur du Moi, ou selon le Vom Ich du jeune Schelling, Fichte le penseur qui rapporte la substance spinoziste au principe actif de la conscience comme forme générique de toute existence. Pourtant, il est fondamental de remarquer que la préoccupation de Fichte ne porte que très secondairement sur l’identité à soi de la conscience. C’est Schelling qui va concentrer toute l’attention de la philosophie transcendantale sur un système dit de l’identité. Mais pour Fichte, l’identité n’intervient, par exemple dans la Grundlage de 1794, que dans une note pour préciser une conséquence relative à l’affirmation de l’unité organique du Moi9. Dans la mesure où l’affirmation absolue de l’Exode « Je suis qui je suis » pourrait être entendue comme la manière dont le Je s’assume nécessairement à partir de l’unité de son être comme un « je suis uniquement ce que je suis », alors il en résulte que pour le Moi dans cette proposition, le sujet affirmant est identiquement l’objet affirmé. Grammaticalement, le je qui pose son être ne peut distinguer ou 8 C’est dans la dernière philosophie que s’exprime de la manière la plus complète la conception asymétrique de la raison chez Fichte, sans remettre en cause le principe générique de la réversibilité. Comme Moi = Moi, la raison est une reconnaissance d’images c’est-à-dire une attention à la réalisation de soi par l’intermédiaire de la représentation comme simple médiation, mais où se combinent plusieurs régimes de schématisation que seule la dernière philosophie parviendra à traiter de manière satisfaisante en développant un concept génétique d’attention spéculative : le premier régime de schématisation est celui des synthèses passives d’un représenté apparaissant comme produit de la réalité sensible (habitualité), le deuxième est celui des synthèses actives du représentant apparaissant comme producteur de schèmes (typique), le troisième est celui de la synthèse composée de la représentation apparaissant comme forme de sa propre activité (dans sa réversibilité). 9 GA 1, 2, p. 259 (Fondation de la Doctrine de la Science, Première partie : Les principes).
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poser une différence entre son acte et son fait : il est par le fait de son acte et, réciproquement, son acte désigne sa factualité. Cette note grammaticale n’a d’autre finalité pour Fichte que d’indiquer le point de départ de toute affirmation pour le Je. Originairement, sa conscience suppose son acte d’être, l’unité de l’affirmant et de l’affirmé pour soi-même comme constitutive de toute forme de Je. L’indifférence dont il est question n’est donc pour Fichte qu’un point de départ qui permet de replier dans l’unité préalable de la conscience un Réel absolu qui ne se saisit jamais parce qu’il est sa propre cause, parce qu’il est uniquement et totalement son acte. L’Un au départ de soi est ainsi une forme prélogique, pré-conceptuelle, qu’il faut éviter de livrer à l’imagination. De fait, l’Unité imaginaire de la conscience est construite a posteriori, rêvée ou désirée, comme si elle pouvait se saisir dans ses propres conditions d’existence. Alors que l’Un réel de la conscience est uniquement ce que la conscience ne cesse de poser comme départ. Il est donc essentiel de remarquer que l’approche de Fichte conduit à dissocier deux types de rapport à l’unité de départ de la conscience : celui qui tenterait d’en définir imaginairement la cause ou la signification et celui qui prend acte de ce Réel dans sa complexité. Car au sens de Locke ou de Hume, le « Je suis » comme principe absolu n’est pas une idée simple. Au contraire, l’esprit qui se rapporte à ce Réel comme principe absolu est actif car il compose entre elles des idées simples accessibles par la sensation ou la réflexion (« Je suis ») et il les combine par relation : « je suis uniquement qui je suis, ce que je suis, parce que je suis »10. Un tel degré d’abstraction et de jugement n’est possible que si est acceptée dès le départ la réalité de la relation par laquelle un je se pose soi-même, c’est-à-dire devient par son action un étant. Le complexe Réel est le suivant : il est pour autant qu’il se pose et réciproquement, il se pose pour autant qu’il est. Si on se contente alors d’entendre que son être est donc identiquement son poser (de manière fusionnelle et imaginaire ; même si aucun discours ne peut éviter cette fusion), on manque alors la relation, c’està-dire le se-poser-comme-étant. Or le Réel pour Fichte est précisément cette unité complexe de la Relation repliée dans l’être de la conscience, le poser-du-soi, l’acte premier, originaire, la genèse au sens de la coïncidence d’un dire et d’un être : « Je suis » est l’expression du poser par soi-même, l’acte que je suis et l’expression du posant l’acte, je suis cet acte qui pose. On pourrait distinguer le « posand » et le « posant » 10
GA 1, 2, p. 260.
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comme parties de cette unité complexe qui constitue le point de départ de la conscience pour Fichte. En aucun cas, l’imagination n’est en mesure de fournir une autre image de cette unité première que sous le mode de l’identité sujet/objet : un Je-fondement en pleine possession de son auto-activité, l’idée de l’autonomie, le libre-arbitre. Pourtant, cette relation imaginaire à l’unité est aussi à la source du blocage de celle-ci dans une forme de répétition, car l’Un prédonné, ou toujours déjà posé en idéal de soi n’est pas un point de départ. Le terme clé pour Fichte est schlechthin11. Je ne suis que ce que je suis, Je suis uniquement ou seulement parce que je suis, selon un point origine qui m’échappe absolument dans l’autodestination d’un soi qui s’advient à soi-même par soi-même avant toute conscience de soi et tout savoir de soi, comme pure capacité. L’Un en question n’est donc que le premier d’une série, le commencement absolu dans lequel ce qui pose l’acte de commencer et ce qui doit commencer coïncident sans se confondre parce qu’ils forment précisément l’unité réelle de ce commencement, le complexe initial de l’auto-activité, la non-identité de départ qui fait du soi un constructible, un à-venir toujours déjà limité. Dans une réponse à Schiller12, Fichte a tenté d’exprimer cette forme particulière de la non-identité à partir d’une approche de la pulsion esthétique du soi, la pulsion créatrice, en tant qu’elle supplante la tendance naturelle et la tendance morale. Naturellement, l’être humain cherche à savoir, c’est-à-dire à reproduire intellectuellement la nécessité d’un monde entièrement déterminé hors de lui sans son intervention. Pratiquement, l’être humain cherche à intervenir dans son environnement pour réaliser par son action un état de chose qui corresponde à ses valeurs. Dans les deux cas, les êtres humains sont traversés par un désir d’harmonie entre les choses et leurs représentations, sans que la relation qu’ils présupposent ainsi ne soit visée pour elle-même13. L’imagination créatrice constitue une troisième dimension de cet accord entre les choses et les représentations, mais cette fois, c’est uniquement la possibilité de la mise en relation qui est recherchée, la satisfaction produite par l’idée d’un accord possible. Il ne s’agit ni de réaliser une action, ni de construire une vérité, mais de s’attacher à la possibilité d’une relation entre ce qui vise 11
GA 1, 2, p. 259. Il s’agit de FICHTE, J.G., « Ueber Geist und Buchstab in der Philosophie. In einer Reihe von Briefen », in Philosophisches Journal, Bd. IX, H. n°4, 1798 (1800), édition critique: GA, 1, 6, pp. 333-361. (« L’esprit et la lettre en philosophie », in Essais philosophiques choisis (1794-1795), Vrin, Paris, 1984). 13 GA 1, 6, p. 342. 12
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et ce qui doit être l’objet de la visée, le désirant et le désirand. L’imagination correspond à ce moment spécifique de l’auto-activité de l’être humain où la forme déterminante s’éprouve comme action de l’auto-activité : elle s’autosatisfait comme autoaffection, à la manière du « Ich bin Ich ». Fichte précise d’ailleurs que même vide l’image esthétique peut satisfaire parce qu’elle ne dépend pas d’une vérité extérieure ou d’une fin extérieure14. Mais il est aussi possible de l’entendre à partir de cette double négation, en fonction de l’indépendance de l’autoactivité qu’elle signale, comme hors sens et hors norme. Elle est alors totale adéquation à soi-même comme unité rêvée, forme générale et absolue de l’autoactivité. Ou bien, elle est plutôt un mode symbolique qui garde la trace d’une non-identité fondamentale de l’auto-activité tendue entre un besoin de savoir et un besoin d’agir, un désir de vérité et un désir de jouissance. La pulsion esthétique pour Fichte n’a d’intérêt que parce qu’elle renvoie au-delà d’elle-même à une intuition de l’auto-activité de la conscience. Dans le monde conscient, celui des représentations, elle montre la nécessité de l’imagination, même lorsque celle-ci n’est pas apparente : le vrai comme le bien dépendent d’un pouvoir de représenter qui se désire soi-même comme forme possible de l’existence. Mais, une dimension plus radicale transparaît avec cette forme pulsionnelle spécifique de l’imagination combinant désir pratique et désir théorique. Il ne s’agit pas uniquement de la forme générale de l’image comme pouvoir de représenter. Il s’agit de l’activité qui s’y joue comme mode de l’auto-affection de l’existence humaine qui constitue le départ ou le point origine de toute activité, l’Un préalable à l’action, dans sa non-identité première. Plus radicalement que le désir ou la volonté orientant l’engagement de la liberté, il y a, dans l’autoactivité de notre existence, une relation incomplète, mobile ou variable, entre le plaisir et le déplaisir, l’affection et la désaffection, le libidinal et l’anti-libidinal, une schize du soi qui est au départ de l’attirance et du rejet15. Le chanteur, sans avoir conscience de lui-même, guide la direction de votre esprit du haut en bas de l’échelle des sons, et ce dernier développe peu à peu, à travers les accords les plus divers, son pouvoir tout entier16.
Mais sa vie interne et cachée le pousse vers le son suivant ; son développement n’est donc pas encore achevé, cet accord n’exprime pas 14 15 16
GA 1, 6, p. 343. GA 1, 6, p. 346. GA 1, 6, p. 346 (trad. Vrin, p. 95).
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encore son être tout entier et ce plaisir est par conséquent absorbé en un clin d’œil dans un déplaisir qui se résout, au son suivant, en un plaisir plus élevé, mais qui revient à nouveau et pousse ainsi le chanteur encore plus loin17. Notre existence est ainsi inconsciemment entraînée par l’humeur et les tonalités de ses ressentis. Fichte tente d’interpréter la psychologie romantique qui a marqué aussi la pensée d’Heidegger et la théorie psychanalytique. Mais ici, c’est moins le manque imaginé, le désir insatisfait ou le trauma du commencement qui importe. La psychiatrie de l’époque s’intéresse à l’excitation, à l’engouement, voire à la rêverie, aux délires tant mystiques que scientistes. Pour Fichte, il faut approcher l’arrière-monde de la conscience, le préthétique ou le précompréhensif, de manière beaucoup plus minimaliste, sur la base d’une protologie. Il est possible d’inverser Kant et de simuler une grammaire de l’arrière-plan ou de la folie. Des médecins comme Platner ou Hoffbauer ont considéré que l’esprit esthétique serait plutôt une sorte d’antichambre de la folie parce qu’il résulte précisément de cette capacité à éprouver l’entre-deux du savoir et de l’action, et donc de cette capacité à se maintenir dans un état second sans sanction du réel, pour créer des liens imaginaires entre les choses, comme mettre ensemble par transfert de propriété des choses sans lien représentables ou testables : attribuer des propriétés mystiques à la nature, voir des événements miraculeux dans l’histoire ou admettre comme vérités métaphysiques les propos de doctrines philosophiques sur l’invisible ou l’au-delà18… L’esprit se lie alors à son propre pouvoir de liaison et s’enferme en lui. Fichte se refuse à une telle approche. Il y a, d’un côté, le pouvoir imaginaire qui dépend du plaisir et du déplaisir qu’il crée chez celui qui l’habite et produit à travers lui. Il y a, d’un autre côté, la dimension suspensive de l’entre-deux qui renvoie intuitivement à la source de ce pouvoir comme instituant tant du savoir que de l’action et qui manifeste ainsi l’indépendance de l’autoactivité, laquelle n’a pas besoin de s’auto-entretenir, mais est justement la condition de toute forme de rapport au plaisir ou au déplaisir. La source du pouvoir de l’autoactivité provient de son rapport à l’Un, lequel est la condition de l’itération du soi à partir de la relation du posant et du « posand », dans leur non-identité. Il ne s’agit pas uniquement de rapporter la subjectivité à une règle de subjectivation : celle du se-poser-comme-étant-pour-moi. Ce qui est en jeu dans cette structure primitive de l’autoactivité du soi, c’est la relation de plaisir et de déplaisir 17 18
GA 1, 6, p. 347. PLATNER, E., Philosophische Aphorismen, Schwickert, Leipzig, 1776, Aphorisme 473.
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qui s’établit dans son acte même sans être réfléchie, encore moins représentée, mais sans pour autant n’être que le donné primitif d’une manière d’être un je. C’est une manière de se donner à la relation et de conserver précisément la possibilité de varier intérieurement, sans être fixé dans son désir, ni par lui, car le désir procède de cette variation première du plaisir. Pour le dire encore autrement, l’Un nous renvoie à l’intuition d’un point zéro de notre liberté : le début d’une suite répétitive qui entraîne, comme le chanteur se laisse aller au plaisir et au déplaisir de ses tonalités, mais sans mettre à nu intuitivement, comme le suggère Fichte, le rapport au hors sens de cette expérience originaire par laquelle le sujet s’intuitionne et « éprouve cette première expérience signifiante comme une représentation de lui-même sans faire acte de la dimension réflexive où se constitue cette présentation »19. L’enjeu ici ne réside pas dans la reconnaissance de l’activité symbolique comme production du sens, mais dans la prise en compte de la non-identité du soi où coïncident forme libidinale et forme antilibidinale, plaisir et déplaisir, comme la simple mise en route ou comme le simple départ de l’autoactivité, livrée dans le dénuement de la jouissance répétitive. Il s’agit du point d’itération propre à la non identité où l’Un s’échappe à lui-même tant comme vérité de soi (interprétation) que comme jouissance. Dans cette non-identité, il n’y va pas que du soi pour Fichte. Celleci permet aussi de penser ce que pourrait signifier l’expérimentation de dissociations croisées : je me saisis également par cette non-identité que j’apprends à travers l’autre. Etant ce que je suis par la non-identité de ce que l’autre est en devenir dans sa dépendance à l’égard de notre communauté de destin, la « vie nue » des autres soi pour moi est aussi réciproquement la différence constitutive de ma « vie nue » que j’apprends à travers l’autre par mes déterminations conceptuelles.
4. Fonction heuristique de la non-identité pour la théorie du Droit Alors que l’épistémologie moderne atteint un point d’orgue avec le modèle transcendantal d’explicitation des modes de phénoménalisation de la raison tant théorique que pratique, une réaction est survenue aussi en théorie du droit pour traduire cette non-identité première de la vie nue comme nécessaire à l’intelligence du soi libre. On pourrait même formuler 19 LENOBLE, J., « Le Dernier enseignement de Lacan : Vers une approche réflexive de l’UN Réel », in Les Carnets du Centre de Philosophie du Droit, n°165, 2015.
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la thèse que la construction du rapport à une non-identité de soi à soi en théorie du droit participe d’une réaction au formalisme de la critique kantienne de la raison, qui marque avec son Moi clivé, ce rapport primordial à l’autoactivité du soi. Cette réaction est apparue dès les premiers moments de la reformulation transcendantale de la théorie du droit. Le premier texte à verser au dossier est écrit par le jeune Schelling en 179520 et porte sur une première tentative d’application de la philosophie de Fichte – ou de ce qu’il est convenu d’appeler Doctrine de la Science (1794) – à la question du droit naturel. Le texte de Schelling est construit sur la nécessité d’une dissociation entre raison négative et raison positive, entre une approche impérative des normes (morales) et une approche problématique de la normativité (juridique). Le maintien d’une telle dissociation se justifie dans son argumentation par le rapport qu’entretient la conscience avec son activité de jugement dans le domaine pratique. Loin de se viser comme une simple identité de soi à soi, la conscience ne parvient à s’appréhender comme activité rationnelle qu’à travers le choc de sa dissociation comme volonté de déterminer le monde dans son unité et comme désir de singulariser sa position comme être-à-soi. La tendance impérative du Moi moral entre en conflit avec la résistance libidinale du Moi désirant détaché de toute nécessité de correspondance à l’idéal moral de soi. Le texte est partagé sur cette frontière entre la morale universelle et le droit à l’individualité. Pour Schelling, le droit est le moment par excellence où se manifeste la non-identité de soi à soi de la raison. Le droit concerne en effet la volonté dans sa forme individuelle et son pouvoir d’opposabilité à toute forme générale et universelle de loi. Il y a, selon Schelling, fondamentalement, une problématicité du droit comme expression de l’individualité, comme protection du soi en fonction de sa différence. L’éthique agit sur chaque volonté individuelle en les traitant comme une seule dans l’ordre idéal de l’action morale ; elle suppose l’harmonie universelle de la volonté de tous les individus21. Le droit procède tout différemment : il s’applique à soi-même une forme problématique de généralité, de telle sorte que toute autre volonté 20 SCHELLING, F.W. J., « Neue Deduction des Naturrechts », in Werke, Bd. III, Fromman Holzboog, 1982, p. 136-175 (trad. fr. Nouvelle déduction du droit naturel, trad. par BONNET, S. et FERRY, L., in Cahiers de philosophie politique, 1983, n° 1, pp. 96-127). On trouve une présentation de ce texte, traduite en anglais et réalisée dans le cadre de l’école historique du droit (en 1912), qui est mieux informée que bien des textes actuels sur cette période, à l’exception évidemment des travaux spécialisés et réservés aux historiens de la philosophie (« Schelling and the Historical School », in BEROLZHEIMER, Fr., The World’s Legal Philosophies, trad. par JASRROW, R.S., McMillan, New York, 1929, § 34, pp. 204 ss). 21 SCHELLING, F. W. J., « Neue Deduction des Naturrechts », § 43.
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puisse la respecter comme forme de vie possible, sous une condition déterminée 22. Le droit affirme la possibilité pratique de la volonté individuelle en lui conférant la forme de la volonté générale23. C’est ce décalage pratique de la possibilité qui permet de « problématiser » le rapport à la loi et de le rendre positif, là où l’éthique fonctionne de manière négative par l’interdit et le commandement exigeant la soumission. L’enjeu de cette démarche pour Schelling est de distinguer un mode de rapport à la loi que la survalorisation du pouvoir catégorique de la règle tend à oblitérer : le schéma suivant lequel une loi oblige de manière inconditionnelle n’a d’intérêt que pour garantir une identité de soi et de tous dans la soumission à la loi. Aucune liberté ne contraint la mienne car nous participons identiquement à la forme universelle de l’autodétermination morale : la moralité suppose une communauté des libertés sous la forme d’une co-action unique et universelle dans la forme et le contenu24. Il s’agit d’une forme négative du rapport à la loi qui suspend l’individualité au profit de l’identité du commandement moral pour tous. Un autre rapport à la loi est cependant possible, mais il n’est envisageable qu’à la condition de modifier radicalement le sens moral de l’identité formelle des volontés dans l’ordre moral. Partons ainsi de la non-identité de la volonté avec soi et avec les autres libertés. Comment peut-elle encore se garantir sans se suspendre à l’obligation d’un ordre inconditionnel garantissant tous indifféremment ? Elle devra fatalement se rapporter à la positivité d’un ordre conditionnel, fonction de circonstances déterminées, un ordre simplement possible et non nécessaire a priori. D’une loi morale, je peux démontrer la nécessité du devoir-être pour ma liberté et la considérer comme un devoir. Par contre, il se peut aussi que des actes soient simplement possibles pratiquement, sous la forme d’un pouvoirêtre, sans pour autant constituer une obligation morale. Dans ce cas, le choix singulier de cette possibilité pratique est un droit25, c’est-à-dire une libre expression de la volonté individuelle dans sa non-identité de soi à soi et aux autres produisant, sous la forme d’une causalité spécifique26, sa règle d’action provisoire et limitée. Selon Schelling, tous les problèmes de la philosophie du droit proviennent de cette non-identité de la volonté individuelle entendue comme possibilité pratique, donc comme « pouvoir-être ». Alors que la loi 22 23 24 25 26
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
§ § § § §
62. 67. 45. 65. 93.
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morale soumet la matière de la volonté individuelle à la forme de la volonté universelle comme devoir-être universel des libertés, la loi juridique procède d’une non-identité de la forme et de la matière de la volonté individuelle. Le choix d’une possibilité pratique qui s’impose comme singularisation provisoire et limitée d’une liberté dans l’existence suppose une déterminabilité de soi par soi qui implique de concevoir un rapport spécifique entre une matière non déterminée de la volonté individuelle et une forme déterminée de celle-ci27, ou plus précisément encore un indéterminé-déterminable et un déterminé-déterminant : une puissance signifiante est ainsi dissociée dans la volonté individuelle d’une activité signifiée, une matière déterminable est dissociée d’une forme déterminante. Si le terme de dissociation est ici important en lien à celui de non-identité, c’est parce que ce rapport de soi à soi que met en évidence la non-identité n’est pas un rapport à un objet de détermination permettant l’application d’une force à une réalité extérieure à soi. Il s’agit d’une causalité interne à la volonté comme sujet qui oriente le flux de son indétermination signifiante vers une destination révisable manifestant et réalisant une singularité, une forme du soi désirant qui se corporise28. D’où cette affirmation de Schelling : « Je possède un droit à toute action par laquelle j’affirme l’ipséité de la volonté »29, c’est-à-dire la non-identité de soi à soi de la volonté individuelle. Nous sommes en 1795, l’année qui précède la publication de la Théorie du Droit de Fichte et l’année de l’écrit de Kant sur la Paix perpétuelle30. Beaucoup de spécialistes se sont étonnés du caractère chaotique et inachevé du texte de Schelling31. Pourtant, cette anthropologie juridique radicale de la non-identité trouve facilement son pendant dans les articles préliminaires de l’écrit kantien, dont Fichte fera la recension, alors même qu’il est déjà occupé à la rédaction du sien32. Chez Kant, il est bien entendu question d’Etat et de droit international. Mais il est aussi question dès lors de volonté « individuelle » et d’inscription de ces volontés 27
Ibid., § 92. Ibid., § 105. 29 Ibid., § 145. 30 Voir notamment LABERGE, P., LAFRANCE, G., DUMAS, D., (dir), L’Année 1795: Kant, essai sur la paix, Vrin, Paris, 2002. 31 A commencer par TILLIETTE, X., Une introduction à Schelling, Honoré Champion, Paris, 2007, p. 26. Mais également, RIVELAYGUE, J., « Schelling et les apories du droit », in Cahiers de philosophie politique, 1983, n°1, pp. 13-61 ; FISCHBACH, F., « La pensée politique de Schelling », in Les études philosophiques, 2001, n°56, pp. 31-48. 32 FICHTE, J.G., « Compte rendu pour la paix perpétuelle », in KANT, I., Pour la paix perpétuelle, suivi d’un choix de textes sur la paix et la guerre d’Erasme à Freud, Textes réunis par Joël Lefebvre, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1985. 28
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dans un ordre collectif sanctionné par le droit et non par des lois morales. Ce qui est en jeu, c’est la construction de la volonté singulière des Etats comme puissance politique et la possibilité pour cette volonté d’être reconnue par d’autres sans pour autant limiter ces rapports aux autres à des calculs d’intérêt et donc à un équilibre instrumental. Comment les Etats peuvent-ils parvenir à établir des liens de droit dans le respect de leur volonté singulière sans utiliser le droit comme une simple variable d’ajustement des politiques de la force ? De nouveau, la solution réside dans une théorie de la non-identité de soi à soi de ces entités politiques. L’Etat est à la fois une forme publique de souveraineté sur soi et un corps social complexe constitué de citoyens. Pour interagir dans un cadre légal, les Etats doivent tenir compte de cette indétermination interne qui les constitue, favoriser un climat de paix sociale dans leur politique intérieure de manière à devenir eux-mêmes une matière déterminable pour un accord collectif. L’Etat dont la volonté individuelle est une détermination provisoire du contrat de paix sociale avec ses citoyens est formellement fiable pour constituer la base matérielle d’un accord international (articles préliminaires). Le droit est donc au centre des préoccupations à ce moment chez les romantiques et les théoriciens de la nouvelle philosophie transcendantale. La question de la non-identité de la volonté dans l’ordre juridique est patente. Saisir et maintenir celle-ci comme dissociation primitive semble fondamental pour penser le rapport aux normes. Quand il écrit sa Théorie du droit, le jeune Fichte s’intéresse à la théorie des tendances, notamment en réaction à l’anthropologie proposée par Schiller et en écho aux théories médicales de Platner33. De nouveau, la non-identité de soi à soi est au cœur de la problématique occupée à se dessiner, d’une part sur le plan d’une théorie des pulsions34, d’autre part sur le plan d’une théorie du langage. La théorie du langage que construit Fichte à la même époque35 sur la base de leçons sur les Aphorismes de Platner permet aussi d’éclairer la portée du schéma pulsionnel mobilisé dans les lettres destinées à Schiller. L’approche généalogique de la 33 Le dossier est repris dans FICHTE, J.G., Vorlesungen über Platners « Philosophische Aphorismen » 1794-1812, en GA 2, 4. 34 Dans l’écrit étudié plus haut sur l’esprit et la lettre en philosophie, Fichte proposait une première approche de la fracture du soi comme existence pulsionnelle. Il situe la « pulsion esthétique » au lieu de partage des pulsions théorique et pratique, comme une forme originaire de la pulsionalité. Là où c’est l’intérêt du dualisme et de la symétrie qui semble l’emporter, ce qui préoccupe Fichte concerne l’origine de l’anthropologie des tendances, le rapport que l’esprit peut entretenir avec la prise de conscience de son existence pulsionnelle. 35 GA 1, 3, 97-127 : „Von der Sprachfähigkeit und dem Ursprung der Sprache“.
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faculté de parler proposée en 1795 est entièrement basée sur un processus de dissociation : dissociation du signe et du son, de la correspondance et de la référence, de la notion et du concept, de l’abstraction et de la spéculation. Mais le langage spéculatif met en question ce processus d’identification progressive entre la vérité de la parole et l’adéquation au monde sensible, la mise en ordre des choses par la grammaire de la désignation. Il fait apparaître un problème que l’usage des sons pensait définitivement résolu, celui de l’accord entre l’acte de parole et l’attention intellectuelle. Si le langage spéculatif reconduit à l’intuition d’une auto-activité qui ne se saisit pas totalement elle-même comme objet de savoir, il reproduit la non-identité primitive de la parole et de l’attention, de la désignation comme jouissance et de l’autre comme vérité. L’accord entre le plaisir de signifier et la vérification que l’autre a compris dépend d’abord d’une croyance dans la capacité à signifier au-delà de soi-même. C’est ce que met en scène le droit comme forme de promesse dans la doctrine de 1796. Suivant la Doctrine du droit naturel, la promesse contient une double postulation qui permet de saisir la manière dont les parties en présence parviennent à se lier dans un devenir commun par une forme spécifique d’autolimitation réciproque. Celle-ci repose précisément sur une certaine conception de la non-identité inhérente au pouvoir langagier : le postulat de la postulation d’autrui, poser que l’autre postule ce que je postule en m’engageant à son égard. Suivant cette conception, promettre relève d’un pouvoir de « postuler », donc d’aller au-delà de l’immédiatement perceptible/sensible grâce à un régime de croyance basé sur une forme particulière de conscience de l’autre pour soi. Chaque conscience porte en elle « le concept de l’autre comme être libre »36, comme condition nécessaire de son humanité. Fichte fixe épistémologiquement ce moment de manière très précise sur la base d’un chiasme. L’autre perçu dans sa vie nue apporte à mes sens un phénomène qui oblige le percevant à former le concept d’un semblable-là-devant-lui : la connaissance qui se produit de cette manière à partir du phénomène extérieur suscite, par la détermination conceptuelle, une « déclosion » des intériorités ainsi spéculativement mises en contact sous le mode d’une réciprocité ; la connaissance extérieure se dédouble de cette manière d’une reconnaissance intérieure. De ce rapport de dédoublement naît un nouvel écart qui n’est plus celui produit par le visage du semblable, mais celui produit par la communauté 36
Ibid.
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de réciprocité : le corps n’apparaîtra jamais comme phénomène déterminable en dehors de cette communication des intériorités qui suspend toute détermination à la co-action possible des volontés saisie dans la déclosion des intériorités. La connaissance du corps-autre du semblable déclôt la possibilité d’une limitation de soi pour engager une relation d’un genre particulier parce que résultant d’un ajustement permanent des libertés entre elles dans un processus régulé ou co-géré d’influences réciproques.
La vie nue force sa reconnaissance par son semblable sans que sa liberté ait le moindre rôle à jouer. Mais cette communauté d’influence réciproque qui constitue l’identité de notre conscience de soi dans la reconnaissance de la « vie nue » d’autres soi semblables signifie pour soi que la différence constitutive de cette vie nue est aussi réciproquement la différence que j’apprends à travers l’autre par mes déterminations conceptuelles. Etant ce que je suis par la non-identité de ce que l’autre est en devenir dans sa dépendance à l’égard de notre communauté de destin, je me saisis également par cette non-identité de ce que j’apprends à travers lui. Dès lors, ce que je ne peux vouloir absolument suspendre – à savoir cette différence que je ne cesse de devenir – je peux choisir d’essayer de la co-vouloir, dans sa contingence, en acceptant de devenir concrètement, de manière conditionnée, à travers cette communauté de destin. Pour construire cette forme durable de relation réciproque, limitée et conditionnée, je dois envisager des règles qui reposent sur l’hypothèse d’un tel co-vouloir du devenir réciproque37 de nos différences relatives. C’est cela le droit : Je ne veux rien d’autre que me trouver avec lui dans une communauté de traitement raisonnable ; la manière de se comporter doit être réciproque. 37
GA 1, 3, 385.
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Nous voulons tous deux nous traiter ainsi. Lui à mon égard, moi au sien ; moi à son égard, lui au mien. Donc, je n’ai rien posé dans ce projet pour le cas où lui ne me traite pas ainsi ; et si en cette matière, il n’y a plus rien de ce projet, je n’ai absolument rien posé pour ce cas38.
Le droit a donc pour vocation de devenir une fonction positive de quantification/limitation des relations interpersonnelles dans l’ordre social. Il inscrit les rapports entre volontés dans des schémas quantifiables déterminant la sphère d’influence que chacun projette de concéder pour rendre possible une action commune. Il s’agit d’un accroissement collectif et progressif de la qualité rationnelle que ces volontés acceptent de réaliser ensemble comme communauté de personnes. Tout le schéma fichtéen de limitation repose en dernière instance dans son application sur une non-identité de soi à soi fondant la personne juridique comme agent rationnel et relationnel : la limitation renvoie au point de partage de la vie nue, à cette vulnérabilité qui s’inscrit dans le visage entre la parole qui peut appeler ou répondre et le regard qui peut se soustraire, excéder la parole ou la confirmer. Le corps est parlant et force la reconnaissance, mais le regard se réserve, il se voit être vu. Dans la pratique, l’identité de principe de la conscience comme moment rationnel perd de son intérêt au profit d’une autre relation à soi, celle de la non-identité. C’est ce qu’exprime la forme de la personne juridique qui n’existe que par le décalage entre le traitement qu’elle sera « en droit » d’attendre de tout autre (Behandlung) et l’effet qu’elle revendique en même temps déjà sur chaque proposition de traitement (Einwirkung) pour en décider avec celui qui l’avance39. L’action réciproque c’est fondamentalement, dans le processus des autolimitations croisées, le déséquilibre répondant à l’écart creusé par la non-identité de soi à soi, à savoir la possibilité incertaine de la relation, d’un destin dont la norme est fondamentalement la raison. L’analytique de la promesse qui fonde la communauté juridique sur le chiasme de l’autolimitation réciproque procède donc des recherches menées par Fichte à l’époque sur la non-identité à partir du soi fracturé de la vie pulsionnelle et de l’origine de la faculté de parole. Dans ce cadre, c’est la postulation de la vérité qui se substitue à la jouissance 38
GA 1, 3, 386 (trad. P.U.F, 1984, pp. 103-104). Le concept de personne juridique trouve sa source sur ce plan fondationnel d’après Fichte. Est reconnu comme personne : d’un côté, l’être libre qui reçoit un traitement qui s’adresse à sa liberté et suppose donc sa capacité d’assentiment, d’acceptation pratique ; d’autre part, le même être libre qui a en même temps lui aussi le pouvoir d’impacter sur l’action d’autrui (et pas uniquement à l’égard des actions dirigées vers ses actions). 39
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immédiate, une croyance dans la réalisation de la promesse, sous le mode d’un désir du désir ou d’un vouloir du vouloir d’autrui. Une telle postulation ne peut se concrétiser par un acte d’engagement dans le langage que parce qu’elle procède d’un écart déjà présent dans cet acte même : l’esprit se signifie au-delà de soi-même comme forme de vie, comme l’Un réel d’une existence qui ne cesse de s’éprouver en se dissociant. D’un côté, le sujet qui s’engage par une promesse est motivé par l’autointuition de son auto-activité ; il s’éprouve désirant se lier à autrui. D’un autre côté, il diffère la jouissance de son acte en dissociant la vérité qu’il produit dans l’immédiat de l’effet qu’il engage à terme comme relation. Il se trouve ainsi dans un rapport spécifique au langage de l’esprit entre une certitude immédiate de vouloir et l’impossibilité d’affirmer la vérité de cette certitude dans l’immédiat. La postulation de la postulation d’autrui repose sur une faculté de parole qui s’ouvre à une telle opération en fonction de la non-identité de soi à soi constitutive de sa promesse comme consciente en soi du départ de son action en l’autre que soi. Cette conscience est le socle qui permet la déclosion de la reconnaissance d’autrui comme ce « semblable qui ne s’appelle pas moi, mais se dit moi en mon moi ou dit son moi dans le mien ». En même temps, on doit affirmer que selon cette perspective, une forme d’attention à soi est nécessaire pour fixer le rôle de la norme juridique, dans la mesure où celle-ci conduit à la représentation de la dissociation créatrice de la personne juridique en tant que condition de sa communauté de destin avec autrui. La source, l’autoactivité, approchée dès 1794 comme condition d’itération de la conscience ou commencement réel de la relation à partir de l’autodestination de soi, devient ainsi l’élément décisif d’une nouvelle anthropologie juridique dès 1796. La dualité des sphères pratique et théorique de la raison est dès lors dépassée comme structure modale du pouvoir-être et du devoir-être partageant le Moi et son environnement réel. Le clivage du Moi transcendantal est perçu comme procédant d’un rapport plus fondamental à la non-identité de soi qui le rend disponible à l’incertitude relationnelle du destin avec autrui. Le Moi réel dans son unité destinale n’est pas partagé entre ses représentations et ses promesses. Il est libre de suspendre leur dualité imaginaire pour croire en l’unité incertaine de sa relation avec autrui.
LA NON-DUALITÉ DANS LA PHILOSOPHIE D’ARTHUR SCHOPENHAUER : DUALITÉ DE LA CONSCIENCE CONNAISSANTE ET UNITÉ MÉTAPHYSIQUE DU VOULOIR-VIVRE Manoé REYNAERTS (Université Catholique de Louvain)
Tenir distinctement en l’unité d’une unique identité : voilà l’un des résultats les plus grands auquel nous porte l’étude du criticisme et de la métaphysique d’Arthur Schopenhauer. « Le monde comme volonté et comme représentation » à lui seul suffirait d’ailleurs à traduire si merveilleusement l’idée. Un monde, deux visages : celui de l’idéalité du connaitre, à savoir, la représentation, celui de la réalité du vouloir, à savoir, la volonté ; indissociables, en même temps qu’irréductibles, tous deux ensemble l’établissent et épuisent son essence : le premier selon l’objectivité de la connaissance, le second selon la subjectivité de la conscience de soi de la volonté. Tenir distinctement en l’unité d’une unique identité ; voilà donc l’énigme à laquelle cette profonde philosophie nous ouvre, voilà donc aussi le sigle sous lequel nous aborderons la non-dualité en son sein. Depuis le fondement épistémologique de la connaissance jusque dans l’ontologie du vouloirvivre, et l’éthique de la négation de la volonté qui en résulte, réside en effet au fond de cette philosophie ce principe d’une identité duelle qui, comme la traversant de part en part, régit son intelligence ; en cela elle s’avère un axe de lecture favorable et pertinent, en même temps qu’une manière de compréhension profonde et uniforme des manifestations de la nondualité. Car, si la philosophie d’Arthur Schopenhauer est une « Thèbes aux cent portes », chacune d’entre elles ouvrant sur la seule et unique volonté, il n’est cependant pas égal de privilégier telle ou telle entrée au détriment de telle ou telle autre. 1. Les influences et inspirations d’Arthur Schopenhauer : brève contextualisation a) L’Occident : Platon et Kant Le jeune Schopenhauer alors auditeur de Fichte et lecteur de Schelling, sous le conseil avisé de son Professeur G-E Schultz, lit conjointement
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de 1811 à 1813, Platon et Kant : du premier, il retient la possibilité d’une intuition des essences idéales, à ceci près qu’il redéfinit cette intuition, non plus dans la médiation d’une dialectique conceptuelle, mais au sein d’une contemplation esthétique opérant à même l’immédiateté d’une intuition spéciale ; du second il se fait l’héritier du criticisme et de la caractérisation transcendantale de la connaissance, marquant ainsi cette dernière et l’ensemble de ses formes du sigle de l’idéalité. Il est d’ailleurs remarquable que dès la toute première phrase ouvrant la Dissertation sur la quadruple racine de principe de raison suffisante (thèse doctorale de l’auteur) de 1813, Schopenhauer indique qu’il conformera l’ensemble de sa méthode d’investigation au respect de la double loi de la spécification, défendue par Kant, et de l’homogénéisation, promue par Platon. « Le divin Platon et l’étonnant Kant unissent leurs voix impressionnantes pour recommander une règle, comme méthode de toute philosophie, et même de tout savoir en général. On doit, disent-ils, satisfaire à deux lois, celle de l’homogénéité et celle de la spécification, dans la même mesure et non l’une au détriment de l’autre. »1
Un principe d’homogénéité donc, qui restreint l’hétérogénéité des êtres en classes d’objets identifiant spécifiquement la communauté des objets depuis l’observation de la forme des relations selon laquelle ces objets peuvent, précisément, être dits objets, et dont un unique principe caractérisera l’intelligibilité en propre. Ce principe, nous l’avons compris, est celui de la raison suffisante. Observer ce qui fait la ressemblance, ainsi que la concordance des choses, les réunir ensuite en genres, puis en classes, afin qu’au terme un concept général2 subsume uniformément en lui lesdites communautés génériques3 : voilà donc en quoi consiste le respect de la loi d’homogénéisation. Un principe de spécification, ensuite, dont le respect nous enjoint, cependant qu’autour de classes génériques d’objets l’homogénéisation soit respectée, à ce que nous prenions garde de ne pas commettre quelques généralisations abusives en subsumant, par exemple, sous ce concept générique, des espèces qui, étant donné la spécificité des relations qu’elles décrivent, méritent précisément d’en être 1 SCHOPENHAUER, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, trad. CHENET, F., Paris, éd. Librairie philosophique J. Vrin, 2008, p. 21. 2 En l’occurrence, relativement aux quatre expressions spécifiques du principe de raison : la causalité, la logique, l’espace et le temps, la motivation. 3 Notons au passage que, cette double caractérisation comme observation d’abord et classification ensuite, n’est pas sans rappeler la manière selon laquelle Ernst Cassirer appréhende l’activité du concept comme conceptualisation qualifiante, puis généralisante.
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spécifiquement distinguées. C’est alors sous les auspices de ces deux grands penseurs, et des principes d’organisation de la connaissance qu’ils défendent respectivement, que la détermination du nombre des spécifications du principe de raison suffisante s’établira dans la philosophie schopenhauerienne à hauteur de quatre : ni plus, ni moins. On ajoutera néanmoins, en même temps qu’on gardera à l’esprit, qu’aussi puissantes que puissent être ces influences sur la philosophie de Schopenhauer, leur détermination n’est que seconde relativement à l’observation immédiate de la nature : « Je reconnais enfin moi-même que dans le développement de ma propre philosophie, les écrits de Kant, tout autant que les livres sacrés des Hindous et que Platon, ont été, après le spectacle vivant de la nature, mes plus précieux inspirateurs. »4
On retrouve ainsi le signe emblématique caractérisant toute la philosophie schopenhauerienne, celui de l’intuitivité5 selon lequel les propres catégories de l’intelligence lui sont comme restituées à elle-même (à l’intelligence). C’est également ce rapport déterminant à l’immédiateté de l’intuition, devant le tribunal de laquelle donc, tout concept, toutes catégories et tout jugement sont reconduits comme à leur vérité, qui caractérise, en même temps qu’il distingue, la philosophie schopenhauerienne de la philosophie critique de Kant ou de la dialectique de Platon ; la dialectique platonicienne, ainsi que l’application des catégories kantiennes de l’entendement à la sensibilité sont décrétées par Schopenhauer comme étant trop médiates encore. b) Le jeune Schopenhauer et l’Idéalisme Allemand : intellectualité de l’intuition et « intuition intellectuelle » Avant les critiques acerbes qui leur réservera, Arthur Schopenhauer lira et assistera au cours de Fichte, ainsi qu’il s’intéressera à la philosophie du moi de Schelling. Il appréciera en eux d’avoir reconnu à l’intelligence une faculté d’intuition des essences métaphysiques, il ne leur concèdera pas cependant la possibilité d’une traduction en raison de ces dernières. C’est aussi en conséquence du respect d’A. Schopenhauer pour cette méthode critique par laquelle Kant et Platon enjoignent au philosophe SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, trad. BURA., Paris, PUF, 1966, p. 521. 5 Ce signe de l’intuitivité selon lequel l’intelligence se découvre à elle-même dans la compréhension de ses propres catégories est parfaitement illustré par Jeanne Delhomme dans DELHOMME, J. : « Lire Schopenhauer. De la quadruple racine du principe de raison suffisante », in Études philosophiques, 4/197 4
DEAU,
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une manière de philosopher que nous pouvons comprendre l’analyse de T. Ruyssen lorsqu’il écrivait : « {…} ce qui a détourné Schopenhauer de Schelling, ce qui l’a empêché de s’attacher à Fichte {…} : c’est Kant et Platon ; le premier, parce qu’il ruinait définitivement toute métaphysique conceptuelle ; l’autre parce qu’à défaut des concepts impuissants, il ouvrait à l’intuition l’accès de la chose en soi. »6 Pas très clair : qui ruine toute métaphysique conceptuelle ? Platon ou Schelling ? Qui ouvrait à l’intuition l’accès de la chose en soi ? Kant ou Fichte ?
L’intuition intellectuelle, selon le terme consacré, est ainsi rejetée par Schopenhauer. Il existe bien une intuition des essences (une conscience meilleure distincte de la conscience empirique), mais elle n’a rien d’intellectuel, elle est d’un genre spécial, elle est une contemplation esthétique des Idées aussi brève que vive, qui ne procède pas plus d’une volonté ou d’une décision de l’individu, que d’une puissance intellective de sa raison ou de son entendement, mais de la cessation momentanée en lui du vouloir-vivre, d’un silence soudain de la volonté, par lequel l’individu se voit, bon gré mal gré, comme délivré de la détermination affirmative et intéressée de la volonté sur sa connaissance : il devient en conséquence de cela un pur sujet connaissant affranchi du vouloir ; la subjectivité voulante étant alors momentanément anéantie, le sujet connaissant n’est plus tenu dans un rapport à sa connaissance, mais à la connaissance, c’est-à-dire encore à la forme la plus générale de la représentation. Dans la langue schopenhauerienne, l’intuition intellectuelle ne signifie donc pas une intuition spéciale des Idées, laquelle est la contemplation esthétique, mais simplement une intellectualité de l’intuition, à savoir, une intuition immédiatement pénétrée par l’intellectualité de l’entendement, selon laquelle toute perception est ainsi nécessairement déjà une représentation organisée par l’unique loi de l’entendement7, la causalité. En somme et grosso modo, Schopenhauer conserve l’esthétique transcendantale de la philosophie kantienne, à laquelle il retranche les catégories, les réduisant à une seule et unique loi de l’entendement, celle de la causalité. Cette loi unique rend ainsi possible une intelligence immédiate et pré-conceptuelle, c’està-dire pré-catégorielle, du monde comme représentation. De la sorte, Schopenhauer se distingue de ses prédécesseurs (Fichte et Schelling), auxquels il impute un syncrétisme des facultés de l’intelligence, et face 6
RUYSSEN, T., Schopenhauer, Paris, éd. L’Harmattan, 2004, pp. 126-127. Schopenhauer réduit en effet l’ensemble des catégories kantiennes à la loi de causalité, laquelle subit en sa philosophie quelques distinctions encore, qu’il ne servirait à rien de préciser davantage ici. 7
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auxquels, héritier en cela de Kant, il promeut une approche criticiste du savoir : en conséquence de cela, aucun discours ne pourra prétendre, en raison même de sa nature conceptuelle, adéquatement pouvoir parler de l’absolu selon les règles internes qui lui sont propres, mais seulement relativement et de manière inadéquate : « Mais que la philosophie se borne à montrer la limitation de l’entendement comme Kant l’a fait et qu’elle ajoute qu’il y a en nous un pouvoir tout autre que l’entendement, qu’elle en montre à l’entendement les manifestations, de façon empirique et historique : car il n’existe rien d’autre pour l’entendement. Mais {…} qu’elle n’aille pas exiger de l’entendement de penser comme un ce dont la division est sa première condition de possibilité, qu’elle n’exige pas l’annulation du principe de contradiction, qu’elle ne fasse pas une extravagance de la causalité hors du temps. »8
C’est pourquoi en définitive, comme l’indique une note de 1832, Schopenhauer se situera relativement aux deux idéalistes allemands, en affirmant que : « Fichte et Schelling sont en moi, mais non pas moi en eux, c’est-à-dire que le peu de vérité qu’enferment leurs doctrines est contenu dans ce que j’ai dit. »9
c) L’Orient : l’annihilation du désir de vivre et l’idéalité illusoire du voile de la Maya En 1813, Arthur Schopenhauer rencontre par l’intermédiaire de Goethe, Frédéric Maier, un orientaliste amateur qui ouvre l’esprit du jeune philosophe aux mystères et aux particularités de la pensée indienne. De 1814 à 1818, Schopenhauer lit les Upanishads et à sa mort, en 1860, on dénombre dans sa bibliothèque plus de 80 ouvrages, principalement en langue anglaise, consacrés à l’Orient. Il découvre en cette pensée de l’Inde, une étrange similitude avec sa propre philosophie. Le voile de Maya, par exemple, enrobant de ses illusions la conscience égotique et bornant ainsi la connaissance à l’individu et à ce qui lui parait réel de ce point de vue (la naissance et la mort dans le temps), ce voile disais-je, Schopenhauer le fait correspondre à l’idéalité de la connaissance, c’està-dire au monde comme représentation, lorsque cette dernière est sous l’emprise, et comme soumise, à la volonté s’affirmant dans son désir de vivre. Dans l’abnégation du soi égotique et dans la cessation du désir d’existence, lequel (cette toirnure supprime une ambiguïté : on pouvait 8 Cité par Lefranc, J. Dans LEFRANC, J. (dir.), Les Cahiers de l’Herne Schopenhauer, Paris, éd. De l’Herne, 1997, p. 109. 9 RUYSSEN, T., Schopenhauer, op. cit., p. 121.
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avoir l’impression en lisant ton texte que c’est l’abnégation du moi et la cessation du désir qui caractériseraient le samsara, mais c’est l’inverse effectivement) caractérise le samsara indien, Schopenhauer voit la confirmation de ce qu’il nomme la négation du vouloir-vivre, selon laquelle, avec la dissipation du voile de Maya, la réalité égotique et individuée du monde de la représentation s’effondre, laissant place à un pur sujet connaissant (pur de la volonté), une connaissance abstraite de toute volonté en même temps qu’une connaissance d’Idée et non d’objet, l’« œil unique du monde » et éternel qui regarde en chaque être doué de conscience, ou encore l’Atman des brahmanistes : « Ce pur sujet, de la connaissance {…} demeure alors comme œil éternel du monde ; cet œil, quoiqu’avec plus ou moins de clarté, regarde en toute créature vivante, il est à l’abri de la naissance et de la mort, et ainsi, identique à lui-même, toujours un, toujours le même, il est le support des idées permanentes. »10
Ces différentes sources d’inspiration, brièvement exposées ici, détermineront l’ensemble de la philosophie schopenhauerienne et ne cesseront de poindre, ici et là et selon plus ou moins de force, tout le long de son œuvre. 2. Le monde comme Représentation : l’idéalisme critique d’Arthur Schopenhauer a) Le fondement épistémologique de la connaissance : la dualité sujet – objet Dans son œuvre majeure Le monde comme volonté et comme représentation11, Arthur Schopenhauer distingue une double appréhension du monde, l’une, intérieure : comme volonté ; l’autre, extérieure : comme représentation. Une double appréhension à laquelle correspond donc une double manière de connaitre : une double connaissance à la mesure de laquelle l’ensemble des objets du monde, en ce compris le sujet luimême, nécessairement se règlent : un sujet de la représentation donc, le sujet connaissant, ainsi qu’un sujet de la volonté, qui est en fait un objet, l’objet subjectif par excellence et exclusif de la conscience de soi, à savoir, le sujet de la volition. Le monde comme représentation identifie 10
SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.,
p. 1094. 11
SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.
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l’objectivité des êtres en classes spécifiquement distinctes d’objets pour le sujet. À ces classes correspondent les facultés subjectives qui leurs sont spécifiquement relatives, et d’après lesquelles, les relations instituées en propre au sein de chacune desdites classes d’objets esquissent un ensemble d’intelligibilités qu’identifient les différentes espèces du principe de raison suffisante. Ainsi, par exemple, à la classe spécifique d’objets de l’impression sensible correspond spécifiquement la faculté subjective de l’intuition empirique selon l’activité de laquelle, uniformément, l’ensemble des objets tombant sous sa prise s’appréhende désormais sous la forme générale et spécifique de l’objectivité régie par le principe du devenir (spécification du principe de raison), en l’occurrence, selon la relation de causalité. De même, à la spécification du principe de raison suffisante comme principe de la connaissance (ou principe logique), correspond spécifiquement la classe d’objets pour le sujet que sont les concepts, et dont la possibilité des relations et de leur intelligibilité spécifique dépend de la faculté subjective de la raison ; il en va ainsi pour chacune des classes d’objets pour le sujet, des facultés subjectives et des spécifications du principe de raison correspondantes ; c’est là l’expression la meilleure de l’application du criticisme schopenhauerien à la connaissance. Voici le résumé, très succinct, de la quadruple spécification du principe de raison : Espèces d’objets pour le sujet
Spécifications du principe de raison correspondantes
1. Impression sensible
Principe du devenir (ou principe physique) : la causalité.
2. Concepts
Principe de la connaissance (ou principe logique) : lois logiques de l’entendement.
3. Intuitions pures (espace et temps)
Principe de l’être (ou principe mathématique) : détermination réciproque des parties de l’espace et du temps.
4. Le sujet du vouloir
Principe de l’action (ou principe éthique) : la motivation
Autrement dit, toute objectivité est nécessairement une forme d’objectivité dont l’intelligibilité peut se réaliser dans le cadre de la triade : classe d’objets – facultés subjectives – principe de raison spécifié. Qu’est-ce à dire sinon que cette philosophie reconnait à tout objet, ainsi que pour un même objet, la possibilité d’être apprécié simultanément selon le pôle subjectif de l’activité d’une faculté, selon le pôle objectif de la classe de
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l’objet auquel il correspond12, ainsi que selon le pôle de la connaissance, à savoir, selon la manière d’une connaissance, dont l’intelligence est réductible à celle d’une expression principielle spécifiée décrivant la forme de l’objectivité sous laquelle l’objet en question est circonscrit. Généralement donc, ces intelligibilités spécifiques traduisent l’expression quadruple de la racine du principe de raison suffisante qu’Arthur Schopenhauer détaille dans l’ouvrage qui lui est exclusivement destiné, à savoir, De la quadruple racine du principe de raison suffisante. Notons également que ce principe est au fondement de toute connaissance possible, puisqu’il en est, tout simplement, le principe cardinal13, en même temps qu’il explicite les diverses manières selon lesquelles le sujet et l’objet sont tenus en relation (S-O) d’après l’ordre des espèces de raison qui le structure. Le principe de raison suffisante et sa quadruple spécification décrivent ainsi l’objectivité du monde comme représentation. Cependant, comme toute connaissance possible, le principe de raison suffisante dépend luimême, et en dernière instance, de la dualité radicale décomposant tout savoir en deux pôles indissociables, en même temps qu’irréductibles, celui du sujet et celui de l’objet : « Le monde, considéré comme représentation, seul point de vue qui nous occupe ici, comprend deux moitiés essentielles, nécessaires et inséparables. La première est l’objet, qui a pour forme l’espace, le temps, et par suite la pluralité ; la seconde est le sujet, qui échappe à la double loi du temps et de l’espace, étant toujours un et indivisible dans chaque être percevant. Il s’ensuit qu’un seul sujet, plus l’objet, suffirait à constituer le monde comme représentation, aussi complètement que les millions de sujets qui existent ; mais que cet unique sujet percevant disparaisse, et, du même coup, le monde conçu comme représentation disparait aussi. Ces deux moitiés sont donc inséparables, même dans la pensée ; chacune d’elle n’est réelle et intelligible que par l’autre et pour l’autre. »14 12 Arthur Schopenhauer appréhende la nature de la connaissance dans le cadre d’un idéalisme critique transcendantal, et c’est pourquoi il s’agit dans sa philosophie d’organiser les espèces d’objets en classes et, plus précisément, en classes d’objets pour le sujet, et non pas en termes de nature, de substance, ou de réalité d’objets, termes qui impliqueraient un postulat ontologique du concept, auquel assurément Schopenhauer se refuse. Conformément à cela, Arthur Schopenhauer conclut son ouvrage Quadruple racine du principe de raison en expliquant que, s’il avait à prendre position dans le débat opposant le réalisme et le nominalisme, il opterait pour ce dernier. Notons toutefois que la compréhension transcendantale de la connaissance implique une compréhension autrement plus profonde de la réalité, à laquelle la reconduction soit à un réalisme, soit à un nominalisme, serait nécessairement une forme de réductionnisme. 13 C’est là un héritage de la pensée leibnizienne que revendique, explicitement et en toute conscience, Arthur Schopenhauer. 14 SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 28.
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Pour comprendre le caractère fondamental de la détermination idéaliste de la connaissance, et donc du monde de la représentation dans la philosophie schopenhauerienne, il s’agit de saisir la nature de cette dualité relationnelle du sujet et de l’objet. Or, la nature constitutive de la dualité sujet-objet tient de la nature même de la relation, par laquelle et le sujet et l’objet sont établis entre eux toujours indissociablement et irréductiblement. Cela signifie donc qu’aucun objet ne pourrait être indépendamment d’un sujet, puisque, précisément, est objet tout élément relatif à une conscience connaissante, en l’occurrence, un sujet qui lui est corollaire : il n’y a d’objet que s’il y a connaissance, or la connaissance présuppose la décomposition du sujet et de l’objet en une dualité relationnelle tenant entre eux ces deux pôles irréductiblement et indissociablement. Mais réciproquement, aucun sujet ne pourrait être indépendamment d’un objet, puisque cela reviendra à reconnaitre qu’il existe une conscience subjective existant indépendamment de toute relation possible ; ce qui reviendrait, entre autre, à nier la relation propre de cette conscience à elle-même, par laquelle elle est justement dite subjective : une conscience de soi sans conscience d’elle-même, une conscience sans objet de conscience, c’est-à-dire encore en termes plus contemporains une conscience qui ne soit pas conscience de quelque chose, une conscience dépourvue d’intentionnalité : voilà le genre de conscience que nous aurions alors produit. Or, un tel énoncé, une fois constaté, est inadmissible selon Schopenhauer, puisqu’il s’y agirait de nier ce qui fait en propre la possibilité de toute conscience en général tout en prétendant simultanément définir la conscience : en plus d’être un acte contreperformatif, c’est également une contradictio in adjecto. La conscience de soi, aussi immédiate soit-elle, ne pourra dès lors être elle-même considérée comme absolument simple, puisque sa possibilité même dépend de la décomposition relationnelle de toute conscience possible en un sujet et un objet ; laquelle reconnait fondamentalement que tout sujet n’est que relativement à un objet, sans quoi être sujet ne signifierait rien. L’indissociabilité du sujet et de l’objet définit donc une première relativité radicale au fondement de toute connaissance possible, sans laquelle le principe de raison suffisante n’aurait lui-même pas lieu d’être, puisque précisément il la présuppose comme préalable à sa propre application à quelqu’ objet que ce soit. L’irréductibilité du sujet et de l’objet pose une seconde relativité radicale au fondement de toute connaissance possible : car, si le sujet et l’objet sont indissociables entre eux, ils sont également irréductibles en ce que, ni l’objet ni le sujet ne peuvent être réduits l’un à l’autre sans qu’en même temps la possibilité de la connaissance
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elle-même ne s’effondre. Prétendre, par exemple, que nous connaissons le sujet selon l’une des objectivations que nous en avons produites, ne peut vouloir signifier que nous connaissons par là la subjectivité en totalité ou adéquatement, puisqu’en vertu de leur indissociabilité, on n’aura reconnu à cette objectivation d’être précisément un objet de connaissance, c’est-à-dire un objet connu relativement à un sujet connaissant qui le connait, et ce,’à la condition seulement que le sujet connaissant n’y soit pas alors réduit, mais, qu’en tant que corrélat nécessaire à toute représentation, il en soit distinct pour connaitre en cet objet une objectivation de lui-même. L’indissociabilité et l’irréductibilité de la dualité sujet-objet au fondement de la connaissance posent donc que le sujet connaissant ne peut lui-même être connu en tant que tel, mais seulement relativement à l’une ou l’autre de ses objectivations. Si, d’aventure, on s’avisait de nous interpeler sur la dimension réflexive du connaitre sur lui-même en reconnaissant, par exemple, que, dans le cas de l’objection de la réflexivité, il est énoncé généralement que : « assurément nous connaissons, mais nous connaissons aussi que nous connaissons », et il faudrait, semble-t-il, reconnaitre alors que le connaitre lui-même est connaissable et que, par conséquent, le principe de la connaissance soit lui-même objectivable : on se tromperait également par-là, puisqu’en effet, si nous y regardons de plus près, que découvrons-nous, sinon que, conformément à ce qui a été dit de l’indissociabilité et de l’irréductibilité, une connaissance de la connaissance ne diffère pas, par nature, de la structure sujet-objet ? Aussi, Schopenhauer affirme-t-il que la proposition « je connais que je connais » peut se réduire identiquement à « je connais » ou encore « aucun objet n’est sans sujet et réciproquement » puisqu’aussi bien la connaissance que la connaissance de la connaissance ne sont possibles qu’à la condition qu’il y ait dans un cas comme dans l’autre, une subjectivité connaissante irréductible, en même temps, qu’indissociable de l’objet connu, et ce, quand bien même, cette subjectivité serait à ellemême son propre objet. Pour nous en convaincre aisément, Schopenhauer propose l’expérience de pensée suivante : pouvons-nous envisager qu’il nous soit possible, par exemple, de connaitre quoi que ce soit sans, en même temps, en avoir conscience ou, réciproquement, d’avoir conscience de quoi que ce soit sans simultanément le connaitre ? Qu’observonsnous, sinon que, dans un cas comme dans l’autre, connaissance et conscience sont indissociables et irréductibles, qu’elles marchent donc main dans la main sous le sigle du fondement radical S-O précité ? La dualité S-O et le principe de raison suffisante forment donc ensemble le monde de la représentation et, en tant que représentation, l’épuisent.
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Sujet et objet sont ainsi tenus distinctement en l’unité fondamentale, mais duelle, du connaitre en général : « le dédoublement en objet et sujet est {…} la forme primitive, essentielle et commune à toute représentation. »15. Une forme primitive commune et essentielle à toute représentation, qui traduit dans la problématique qui nous occupe, une certaine et première expression épistémique de la non-dualité dans la philosophie critique schopenhauerienne : tenir distinctement en l’unité d’une identité, en l’occurrence, une forme : celle du mode représentationnel du connaitre en général. b) L’irréductibilité et l’indissociabilité impliquent la dualité des sujets (représentationnel et voulant) dans l’identité du corps L’irréductibilité et l’indissociabilité de la dualité fondamentale de toute connaissance possible impliquent dans la philosophie schopenhauerienne l’instauration d’une dualité des sujets identifiés dans l’unicité d’un corps individuel. L’argument, relativement simple, du philosophe consiste en ceci que : étant données l’irréductibilité et l’indissociabilité de la dualité S-O, le pôle connaissant, à savoir, le sujet connaissant, ne peut luimême, et en tant que tel, être connu, puisqu’il est précisément le connaissant irréductiblement et indissociablement lié au connu (l’objet). Or, nous nous éprouvons subjectivement. C’est donc qu’il doit exister un sujet qui ne soit pas le sujet connaissant, mais qui puisse être connu subjectivement par lui, c’est-à-dire être appréhendé comme un objet subjectif : le sujet voulant est cet objet, en même temps qu’il l’est uniquement et exclusivement pour la conscience de soi, c’est-à-dire la conscience de nous-mêmes. Or, l’élément premier, exclusif et final que nous trouvons au fond de la conscience de soi est la volonté. « Le sujet connaissant, comme tel ne saurait jamais être connu : sans quoi, il serait l’objet connu d’un autre sujet connaissant. Comme élément connu dans la conscience de nous-mêmes, nous trouvons exclusivement la volonté. »16
Cette conscience de soi est distinguée du mode représentationnel de la connaissance, elle en diffère « toto genere »17 en ce qu’elle expose le 15
SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.,
16
SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.,
p. 52. p. 898.
17 Ainsi, par exemple, lorsque Schopenhauer qualifie la conscience de soi de la volonté : « {…} ce résidu, considéré comme différent en tout point (toto genere) de la représentation, ne peut être autre que la volonté {…} Chacun a conscience qu’il est lui-même
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monde et le sujet depuis l’intériorité et l’intimité d’une expérience corporelle immédiate de soi ; une subjectivité expérientielle du corps, pour ainsi dire. Aussi, Schopenhauer nomme-t-il cette conscience, la conscience de soi de la volonté et, avec elle, déploie le monde comme volonté. « C’est justement parce que le sujet de la volition est connu immédiatement par la conscience, qu’on ne peut plus définir ou décrire davantage ce qu’est la volition : elle est la plus immédiate de toutes nos connaissances, et même celle dont l’immédiateté doit finalement jeter du jour sur toutes les autres, très médiates. »18
Ou encore : « – De même on avait, depuis les temps les plus reculés, proclamé l’homme un microcosme. J’ai renversé la proposition et montré dans le monde un macranthrope, puisque volonté et représentation épuisent l’essence de l’un comme de l’autre. Mais il est évidemment plus juste d’apprendre à connaitre le monde par l’homme que l’homme par le monde : car ce qui est donné immédiatement, c’est-à-dire la conscience propre, sert à expliquer ce qui est donné médiatement, c’est-à-dire les objets de la perception externe, et l’inverse n’est pas possible. »19
Cela signifie, que dans l’identité d’un même et unique corps sont contenus, et le sujet connaissant et le sujet voulant : une non-dualité d’un genre particulier que Schopenhauer qualifie volontiers de « miracle par excellence », et qui, notons-le, constitue la pierre angulaire de sa métaphysique : puisque sur elle repose, en l’unité d’un monde, la distinction de ce monde en représentation et en volonté, du monde saisi médiatement et comme extérieurement et du monde immédiatement (intérieurement) donné et comme intimement vécu, et ce, sans qu’entre ces deux mondes ne soit introduite une relation de causalité posant, par exemple, l’antériorité et/ou la postériorité de l’un sur l’autre. Sujet connaissant et sujet voulant sont donc tenus distinctement et simultanément en un unique corps, lieu exclusif de leur identité ; lequel, selon les mots du philosophe, nous serait d’ailleurs complètement étranger, si par des voies mystérieuses, il ne nous était pas donné à vivre directement et intimement de l’intérieur. La dualité des sujets (connaissant et voulant) qu’implique cette volonté, volonté constitutive de l’être intime du monde ; chacun a conscience qu’il est lui-même le sujet connaissant, dont le monde entier est la représentation {…} » in SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 213. 18 SCHOPENHAUER, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, op. cit., pp. 195-196. 19 SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1417.
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« l’unidualité » du fondement épistémologique de la représentation, ouvre donc la conscience corporelle de soi à elle-même selon une double donation simultanée : extérieure, comme corps empirique dans la représentation, et intérieure, comme conscience organique de soi de la volonté, en un lieu unique pour moi : mon corps. C’est pourquoi aussi cet objet très spécial, puisqu’à la fois objectivement et subjectivement donné à la conscience, doit être le point initial depuis la lumière duquel la connaissance du monde et des choses plus médiates doit s’en voir éclairée. c) Idéalité de la connaissance (s – o : voile de maya) et réalité de la volonté : dualité des sujets et unité de l’être Un monde comme représentation donc, et un monde comme volonté : un monde appréhendé depuis l’objectivité et un monde s’exposant depuis la subjectivité ; les deux faces d’une même pièce de monnaie selon l’expression de notre auteur. Pour comprendre comment en une même pièce ces deux faces s’articulent l’une à l’autre, il nous faut saisir leur nature épistémologique propre. Or, dans la philosophie schopenhauerienne, la représentation est à la volonté ce que l’idéalité est à la réalité : le sujet connaissant et l’objet connu rendent possible le mode représentationnel de la connaissance, en cela, ils sont d’ordre transcendantal et ressortissent donc d’un ordre idéal, alors que le sujet voulant est immédiat en même temps qu’a posteriori et manifeste en nous ce qu’il y a de plus réel : « {…} l’intuition ne fournissant que des phénomènes et non pas des choses en soi, il en résulte que nous n’avons aucune connaissance des choses en soi {…} Cependant, il y a une exception, c’est la connaissance que chacun a de son propre vouloir ; cette connaissance n’est pas une intuition (toute intuition étant située dans l’espace), et n’est pas non plus vide ; elle est au contraire plus réelle qu’aucune autre. Elle n’est pas non plus a priori comme la connaissance purement formelle ; mais entièrement a posteriori {…} En fait, notre volonté nous fournit l’unique occasion que nous ayons d’arriver à l’intelligence intime d’un processus qui se présente à nous d’une manière objective. C’est elle qui nous fournit quelque chose d’immédiatement connu, et qui n’est pas comme tout le reste uniquement donné dans la représentation. »20
S’agissant de la dualité du sujet connaissant et de l’objet connu d’abord, il est fort intéressant de remarquer que ni le sujet de la connaissance, ni l’objet connu ne peuvent revendiquer l’accès à la réalité, et ce, pour une raison simple et précédemment démontrée : puisqu’étant indissociables 20
Ibid., p. 891.
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en même temps qu’irréductibles, il suffirait que l’un appartienne à la réalité pour que l’autre en fasse également partie. Or, premièrement : leur caractère de fondement transcendantal leur empêche une telle revendication et, deuxièmement : la qualification d’objet implique nécessairement dans une approche transcendantale, que l’on reconnaisse, en quelque manière que ce soit, le caractère relatif de sa forme (l’objectivité) par rapport à une faculté du sujet connaissant d’après laquelle seule il peut être dit objet, c’est-à-dire en définitive que l’on reconnaisse sa nature idéale. L’indissociabilité et l’irréductibilité impliquent donc que le sujet connaissant se voit également appliquer cette qualification : ainsi la réalité n’est pas plus du côté du sujet connaissant, que de l’objet connu, car tous deux sont des idéalités transcendantales, telle est leur valeur épistémologique ; seule la volonté, dans cette philosophie, peut prétendre à la réalité. En conséquence, et selon l’influence de l’idéalisme hindouiste sur sa philosophie, Schopenhauer associe l’idéalité de la connaissance au voile de Maya, voile d’illusion nous faisant prendre pour réel ce qui n’est qu’apparence fugitive et incessante, nous confondant ainsi dans la croyance en la réalité du monde phénoménal et de l’individualité de l’ego, celui de la représentation, en vertu duquel naissance et mort nous semblent si véridiques, là où la volonté ne souffrant, quant à elle, ni la division et la multiplicité de l’espace, ni la succession, la fin et le commencement dans le temps, en est comme parfaitement étrangère ; l’expression de l’auteur est plus précise et plus élégante, citons-le donc : « Pourquoi ce maintenant-ci, son maintenant à lui, est-il justement maintenant ? Pourquoi n’a-t-il pas été il y a longtemps déjà ? On le voit par la singularité même de la question qu’il pose ; à ses yeux, son existence et son temps sont deux choses indépendantes entre elles ; celle-ci s’est trouvée jetée au milieu de celui-là ; au fond, on admet deux maintenant, l’un qui appartient à l’objet, l’autre au sujet, et l’on se réjouit du hasard heureux qui les a fait coïncider. Mais en réalité, ce qui constitue le présent, c’est {…} le point de contact de l’objet avec le sujet, l’objet qui a pour forme le temps, avec le sujet qui n’a pour forme aucune expression de la raison suffisante. Or, un objet quelconque n’est que la volonté, mais passée à l’état de représentation, et le sujet est le corrélatif nécessaire de l’objet ; d’autre part, il n’y a d’objets réels que dans le présent ; le passé et l’avenir sont le champ des notions et fantômes ; donc le présent est la forme essentielle que doit prendre la manifestation de la volonté ; il en est inséparable. Le présent est la seule chose qui existe, toujours stable, inébranlable. Aux yeux de l’empiriste, rien de plus fugitif ; pour le regard du métaphysicien, qui voit pardelà les formes de l’intuition empirique, il est la seule réalité fixe, le nunc stans des scolastiques. Ce qu’il contient a pour racine et pour appui la volonté de vivre, la chose en soi ; et nous sommes cette chose. Quant à ce qui en chaque instant devient et disparait, ce qui a été jadis ou sera un jour, tout
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cela fait partie du phénomène en tant que tel, grâce aux lois formelles qui lui sont propres et qui rendent possible le devenir et l’anéantissement. À la question : Quid fuit ? il faut répondre : Quod est ; et à celle-ci : Quid erit ? – Quod fuit. – Entendez ces mots dans le sens précis : le rapport n’est pas de similitude, mais d’identité. Car la propriété de la volonté, c’est la vie ; et celle de la vie, le présent. Aussi chacun a-t-il le droit de se dire : « Je suis, une fois pour toutes, maître du présent ; durant l’éternité entière, le présent m’accompagnera, comme mon ombre ; aussi je n’ai point à m’étonner, à demander d’où il est venu, et comment il se fait qu’il tombe justement maintenant. »21
3. Le monde comme Volonté : l’identité dans la métaphysique d’Arthur Schopenhauer a) Ce qu’est la volonté considérée en elle-même (en soi) : un désir aveugle, une « louve affamée et chasseresse » L’autre face du monde est celle de la volonté. Essentiellement en dehors du principe de raison suffisante, qui organise l’objectivité de la représentation, elle est dite « grundlos », c’est-à-dire sans fondement, puisque sans rapport à la possibilité d’une fondation en raison. Lorsque nous la considérons selon la conscience d’elle-même, c’est-à-dire comme conscience immédiate de soi de la volonté, la volonté s’objective alors sous la forme du sujet du vouloir et s’éprouve elle-même dans la subjectivité du corps qu’elle habite. C’est pourquoi si, comme chose en soi, « La Volonté n’est en elle-même ni représentant ni représenté. »22, elle est dans l’expérience humaine représentée comme un désir aveugle, infondé et sans raison, tiraillant et incessant, se soumettant à elle-même la connaissance et l’ensemble de ses espèces, dans l’unique but de poursuivre son désir de vivre, selon l’éclairage que la connaissance lui fournit et d’après les moyens d’y atteindre qu’elle lui indique alors. Elle est en perpétuelle recherche de toute chose qui pourra favoriser sa conservation dans l’existence. Or, lorsqu’elle prend conscience d’elle-même, c’est le plus fréquemment sous le prisme d’une conscience individuelle, c’est-àdire sous la forme d’une conscience se distinguant de toutes les autres et relativement auxquelles ses intérêts propres diffèrent le plus souvent. Sous cette perspective, elle méconnait l’unicité, l’unité et l’universalité de sa nature, et s’ouvre alors à une dimension conflictuelle avec tout autre 21 SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., pp. 355-356. 22 Ibid., p. 687.
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individu dont les besoins du moment différeraient des siens ; chacun privilégiant généralement la conservation de son existence individuelle au détriment de toutes les autres : l’état de guerre, actuel ou potentiel, est donc la norme. Sous cette forme individuelle de conscience, la volonté s’apparait alors comme multiple et divise, comme en conflit paradoxal avec elle-même. La réduction de sa nature à l’individualité d’une conscience connaissante, à une conscience égotique unique et exclusive, caractérise ainsi l’affirmation du vouloir-vivre et l’illusion du voile de Maya, par lesquelles la volonté se rend hostile à elle-même : de cette méconnaissance, résultent la méchanceté et la cruauté, entre autres humeurs possibles. Le vouloir-vivre abonde alors aveuglément dans sa soif d’existence, et semble ainsi être à lui-même sa propre proie, dévorant avidement sa propre chair. « {…} la volonté doit se nourrir d’elle-même, puisque, hors d’elle, il n’y a rien, et qu’elle est une volonté affamée. De là cette chasse, cette anxiété et cette souffrance qui la caractérise. »23
b) L’objectivation première de la volonté : le corps empirique et le corps vécu (double appréhension du même) Comme nous l’avons observé, la forme de la connaissance de soi comme sujet du vouloir est de nature intérieure et immédiate : intérieure, car son objectivation dépend du sens interne selon la forme intuitive temporelle de la succession ; immédiate, en ce qu’elle ne dépend pas par nature de l’espace, et donc du sens externe de l’intuition, puisque si elle avait été, et spatiale et temporelle, cette objectivation de la subjectivité voulante aurait été empirique et, par conséquent, médiate au même titre que n’importe quel autre objet du monde, de n’importe quel autre nonmoi. Notons cependant que cette connaissance, quoiqu’elle ne soit pas empirique, n’est pas pour autant a priori, mais relève au contraire d’une forme d’intuition a posteriori, distincte de l’intuition empirique spatiotemporelle, et distincte toto genere de l’intuition intellectuelle empirique, en ce qu’elle nous offre sur le monde et la vie une visibilité directement dépendante de l’expérience intime et immédiate que nous en faisons : par elle s’ouvre autrement le monde, son accès se réalise par « les coulisses » et l’envers de la scène. Aussi, bien qu’elle soit soumise à la dualité relationnelle irréductible et indissociable S-O constitutive de toute connaissance, et qu’à ce titre elle tombe, elle aussi, sous la forme représentationnelle du monde, il demeure qu’en elle, nous pénétrons le monde comme 23
Ibid., p. 203.
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représentation d’une manière si intime et si intérieure, qu’aucunement nous ne pourrions nous méprendre sur le caractère tout à fait spécial et distinct de cette intuitivité, non intellectuelle, immédiate en même temps qu’a posteriori de nous-mêmes et du monde qu’elle nous découvre alors selon cette manière d’existence. À cette connaissance intérieure de soi s’adjoint une connaissance extérieure empirique, c’est-à-dire spatiotemporelle et donc matérielle de nous-mêmes, laquelle est directement dépendante de notre corps organique : une objectivation du sujet se produit ainsi au sein de la relation de la connaissance à la conscience de soi s’identifiant à sa corporéité empirique, c’est-à-dire comme objet médiat situé dans l’espace et le temps, et possédant ainsi une matérialité régie selon la juxtaposition de ces formes transcendantales (espace et temps), en l’occurrence selon la loi de causalité que définit l’espèce du principe du devenir. Intérieurement et simultanément à l’appréhension extérieure de soi comme corps organique, la subjectivité se saisit donc dans une relation de connaissance immédiate à elle-même sous la forme de la conscience de soi s’identifiant directement à sa propre volonté de vivre. La subjectivité connaissante et le sujet voulant (objet subjectif) s’identifient donc à un corps unique, à une individualité organique, les contenant tous deux, et appréhendée comme leur seul corps, à l’identité duquel ils sont tenus ensemble et distinctement : en cela notre individualité s’y enracine identiquement comme corps empirique et comme corps vécu. Il n’y a donc pas de relation de causalité entre ces deux visages du corps, car pas d’espace, ni de temps, mais une stricte simultanéité. C’est pourquoi d’ailleurs aussi, au sein de la conscience de soi, est toujours réservée cette double possibilité d’appréhender immédiatement les objets de notre propre connaissance, à la fois subjectivement et objectivement : il y a une appréhension subjective immédiate de l’objet subjectif (sujet voulant) et une appréhension objective, tout aussi immédiate de l’objet subjectif (notre unique corps organique et empirique). Cette possibilité est exprimée comme suit24 : 24 La traduction française, d’habitude si élégante et précise de Burdeau. A n’est, sur ce point, pas aussi claire, c’est pourquoi nous avons privilégié directement la citation allemande de Schopenhauer. Voici la traduction en question : « – La vérité, c’est que les données immédiates de notre conscience comprennent une existence subjective et une existence objective, ce qui est en soi et ce qui n’est qu’au point de vue d’autrui, un sentiment de notre moi propre et un sentiment d’autre chose {…} ». Dans SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 886. À notre sens, le texte original nous semble accentuer le caractère « immédiatement donné » des consciences en question en situant « uns unmittelbar gegeben » directement après lesdites consciences, de telle sorte donc que ces consciences soient caractérisées par l’immédiateté de la donation,
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« In Warheit hingegen ist ein subjektives und ein objektives Daseyn, ein Seyn für sich und ein Seyn für Andere, ein Bewuβtseyn des eigenen Selbst und ein Bewuβtseyn von andern Dingen, uns unmittelbar gegeben {…}. »25
Bien qu’elle puisse s’y manifester, cette connaissance immédiate de soi ne dépend donc pas spécifiquement de l’espace, mais est intimement liée à la temporalité, selon la succession de laquelle l’ensemble des actes du vouloir-vivre subjectif se laissent connaitre progressivement à la conscience du sujet connaissant. Lorsque Arthur Schopenhauer se réfère au sujet du vouloir, c’est donc à cette forme de connaissance de soi de la volonté qu’il renvoie, et par elle assure que l’objectivation de la volonté dans l’expérience corporelle que nous en faisons ouvre à une double appréhension du même, à cette identité miraculeuse précédemment nommée, des sujets, connaissant et voulant, en l’unité d’un corps unique : une dualité dans l’identité. c) L’expérience de la douleur, la souffrance et la mort : impulsions premières du philosopher et ouverture sur l’absurdité du monde et de la vie Or, la singularité de cette expérience intime du corps subjectif qui caractérise la conscience de soi de la volonté, ouvre aux yeux d’emprunts de cette dernière une étrange visibilité sur son œuvre, lorsqu’en nous et en ce monde qu’elle contemple, elle se reconnait alors identiquement : c’est là le point d’origine du philosopher selon Schopenhauer. « Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne de sa propre existence ; c’est pour tous une chose si naturelle, qu’ils ne la remarquent même pas. La sagesse de la nature parle encore par le calme regard de l’animal ; car chez lui, l’intellect et la volonté ne divergent pas encore assez, pour qu’à leur rencontre, ils soient l’un à l’autre un sujet d’étonnement. Ici, le phénomène tout entier est encore étroitement uni, comme la branche au tronc, à la Nature d’où il sort ; il participe, sans le savoir plus qu’elle-même, à l’omniscience de la Mère universelle. – C’est seulement après que l’essence intime de la nature (le vouloir-vivre dans son objectivation) s’est développée, avec toute sa force et toute sa joie, à travers les deux règnes de l’existence inconsciente, puis à travers la série si longue et si étendue des animaux ; c’est alors enfin, avec l’apparition de la raison, c’est-à-dire chez l’homme, qu’elle s’éveille pour la première fois à la réflexion ; elle s’étonne de ses propres œuvres et se demande à elle-même ce qu’elle est. Son étonnement est d’autant plus sérieux que, pour la première fois, elle s’approche de la mort là où, dans la traduction, il semblerait qu’à l’inverse ces deux sortes consciences caractérisent les données immédiates. 25 SCHOPENHAUER, A., Die Welt als Wille und Vorstellung II, in Arthur Schopenhauers Werke in fünf Bänden, Zürich, Haffmans Verlag, 1988, p. 222.
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avec une pleine conscience, et qu’avec la limitation de toute existence, l’inutilité de tout effort devient pour elle plus ou moins évidente. De cette réflexion et de cet étonnement nait le besoin métaphysique qui est propre à l’homme seul. L’homme est un animal métaphysique. »26
Si l’origine de l’étonnement philosophique réside dans la prise de conscience de soi, en nous, de la volonté au travers de l’absurdité et de la vacuité de toute son œuvre, l’impulsion la plus forte du philosopher réside quant à elle dans les sentiments immédiatement conséquents : l’effroi, la douleur, l’angoisse et la mort : « {…} car, sans doute, c’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. »27
Mais encore : « La vie de notre corps n’est qu’une agonie sans cesse arrêtée, une mort d’instant en instant repoussée {…} À chaque gorgée d’air que nous rejetons, c’est la mort qui allait nous pénétrer, et que nous chassons ; ainsi nous lui livrons bataille à chaque seconde, et de même, quoique à de longs intervalles, quand nous prenons nourriture, sommeil ou chaleur, etc. Enfin il faudra qu’elle triomphe ; car il suffit d’être né pour lui échoir en partage ; et si un moment elle joue avec sa proie, c’est en attendant de la dévorer. Et nous, cependant, nous entourons notre vie d’attention et de soins aussi longtemps qu’elle peut durer : ainsi, quand on souffle une bulle de savon, on la prolonge, on la grossit tant qu’on peut ; et pourtant, l’on sait bien qu’elle crèvera ! »28
Devant cette prise de conscience radicale de la volonté par elle-même, Arthur Schopenhauer détermine deux attitudes possibles : l’affirmation du vouloir-vivre et sa négation. Par là il ouvre à toute l’éthique de son système. Or, en la matière, il existe une séduisante théorie29, selon laquelle 26 SCHOPENHAUER, A., Sur le besoin métaphysique de l’humanité, trad. BURDEAU, A., Paris, éd. Mille et une nuits, 2010., pp. 7-8. 27 SCHOPENHAUER, A., Sur le besoin métaphysique de l’humanité, op. cit., p. 9. 28 SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 394. 29 Cette thèse est défendue par F-X. Chenet et exposée notamment dans sa préface de SCHOPENHAUER, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, trad. CHENET, F., Paris, éd. Librairie philosophique J. Vrin, 2008, ainsi que dans LEFRANC, J., (éd.) Les Cahiers de l’Herne, Schopenhauer, Paris, éd. De l’Herne, 1997. Elle défend, texte à l’appui, l’idée que toute la philosophie d’Arthur Schopenhauer aurait émergé d’une intuition de jeunesse du philosophe alors qu’il côtoyait les pensées de Fichte, Schelling, Jacobi et Jakob Böhme, celle de la distinction entre une conscience empirique liée au désir de la vie et d’une conscience meilleure qui, contemplant l’absolu, y voit l’absurdité et la
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l’ensemble de la philosophie schopenhauerienne pourrait être lue. Cette thèse est celle de la dualité de la conscience en conscience empirique, d’une part, et à laquelle correspondrait la connaissance et l’existence morale de l’individu selon l’affirmation du vouloir-vivre, et d’autre part, la conscience meilleure initiée depuis la négation du vouloir-vivre, caractérisant principalement la connaissance selon la contemplation esthétique des Idées, et l’existence morale de la sainteté dans l’abnégation et le sacrifice du moi individuel. Le choix entre l’une de ces deux consciences nous ouvre donc à la possibilité d’une conversion et, dans le cas de la négation du vouloir, d’un salut. Cela signifie également que l’unité choisie d’une vie dépend d’abord de la reconnaissance de cette dualité de la conscience, laquelle dépend à son tour et ultimement, de la prise de conscience de l’unité de la volonté dans une conscience de soi s’identifiant directement à elle-même lorsqu’elle contemple son œuvre. 4. La dualité de la conscience : conscience empirique et conscience meilleure a) Conscience empirique : connaissance selon l’affirmation individualisante du vouloir La conscience empirique caractérise le mode de vie selon l’affirmation du vouloir-vivre, c’est-à-dire la recherche effrénée et incessante de la satisfaction du désir de vivre selon le primat de l’individualité. L’attachement de l’individu à son existence individuelle, la prépondérance qu’il lui accorde par rapport à toute autre chose, son commencement dans sa naissance et sa fin dans sa mort, ainsi que les conséquences affectives et existentielles qui en résultent, détermineront sa moralité, ainsi que la manière dont il connaitra toute chose en général. Le choix de vivre selon l’affirmation du vouloir a donc des retombées éthiques et épistémologiques sur la compréhension de la vie et sur la manière de connaitre le vacuité de toutes choses et, en âme et conscience, choisit le renoncement par une abnégation du vouloir. Nous avons fait remarquer l’importance de ses lectures platoniciennes et kantiennes sur la détermination de ses positions critiques face au syncrétisme de ces auteurs. L’application de cette thèse à la lecture des quatre livres du monde comme volonté et comme représentation est d’ailleurs tout-à-fait remarquable par sa cohérence : les deux premiers livres décrivent, respectivement, la représentation et la volonté selon l’appréciation de la conscience empirique, les deux suivants (la représentation comme contemplation esthétique et la volonté selon sa négation) selon celle de la conscience meilleure, triomphant pour ainsi dire dans l’apogée du dernier livre portant sur la théorie de la négation du vouloir vivre.
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monde, puisqu’il implique de vivre selon la priorité des intérêts individuels. « Semblable au soleil, mon existence individuelle éclipse tout de son éclat supérieur {…} »30 La vie selon l’affirmation de son vouloir est ainsi principalement attachée au caractère phénoménal du monde, au voile illusoire de la Maya et, en conséquence de cela, aux déterminations multiples de l’espace et du temps. Or, l’existence de l’individu n’a d’importance que pour cet espace et ce temps, puisqu’il ne peut exister qu’en eux, et qu’en dehors il ne peut rien signifier. C’est pourquoi aussi, l’affirmation du vouloir caractérise : sur le plan épistémologique, une conscience empirique et non pas métaphysique (conscience meilleure), et sur le plan pratique, une conscience connaissant les objets selon les relations intéressées de l’individu en question, c’est-à-dire une conscience caractérisée par la relativité et, non pas, comme c’est le cas pour la conscience meilleure, indépendamment du caractère individué de la connaissance, hors de l’espace et du temps donc, laquelle conscience établit en conséquence le sujet de la connaissance dans un rapport pur de toute volonté (silence momentané du sujet voulant) avec l’Idée (et non plus l’objet). La conscience meilleure opère une fois ce basculement éthique et épistémologique réalisé. « ‘Rien’ n’est qu’un concept de rapport. Ce qui n’entretient en effet aucune espèce de rapport avec une autre chose n’est rien pour cette autre chose, laquelle n’est à son tour rien. Si, par exemple, nous nous considérons comme existant dans l’espace et dans le temps, nous appelons rien tout ce qui est hors de l’espace et du temps, ou bien nous disons que cela n’existe pas et nous disons aussi à juste titre que ‘dès que nous cesserons d’exister dans l’espace et dans le temps (i.e. comme tous organiques, ce qui seul nous importe), nous cesserons d’être : notre existence (le contraire du rien) cesse donc avec la mort : nous les vivants, ne sommes que tant que nous vivons ; pour nous les vivants, vivre et être, c’est tout un et mourir et ne plus être c’est la même chose. – Par contre, si nous sommes conscients de nous comme n’étant pas dans l’espace et dans le temps, c’est à juste titre que nous appelons rien ce qui s’y trouve et comme il n’y a de commencement et de fin que dans le temps, ces mots n’ont plus de sens pour nous, puisqu’ils ont trait à ce qui n’est rien. »31
À ce titre l’individualité propre à la conscience empirique s’avère au fond « un obstacle, placé entre nous et la connaissance de la véritable 30
p. 1368.
SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.,
31 Cité par F-X. Chenet dans LEFRANC, J., (éd.) Les Cahiers de l’Herne, Schopenhauer, Paris, éd. De l’Herne, 1997, p. 115.
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étendue de notre être. »32 Et à ceux qui vivent selon cette manière, s’adressent alors ces vers profonds : « Tous les hommes désirent uniquement se délivrer de la mort ; ils ne savent pas se délivrer de la vie. » 33 Lao-tseu-Tao-te-king
Notons à ce titre que, dans la philosophie de Schopenhauer, le suicide est un exemple emblématique de l’erreur dans laquelle nous plonge l’affirmation du vouloir-vivre. Car en lui l’individu voit la cessation absolue de son existence, en même temps que de toutes les douleurs et souffrances qui la lui rendaient si insupportable. Ce que le suicidant ne voit pas alors, c’est que ce qui l’anime est encore un désir de vivre : car, son suicide ne manifeste pas son désir de ne plus vivre, il désire encore ardemment la vie, plus la sienne, mais une autre qui ne vint jamais et le poussa dans l’abîme irréversible. C’est parce qu’il ne voulait plus vivre sa vie, mais en désirait une autre, que l’affirmation du vouloir-vivre en lui le jeta dans un regret, si grand, qu’il ne pouvait le supporter. Par là l’individu se trompe doublement, car il n’annule pas la cause originelle et universelle de la souffrance, la volonté de vivre dans son affirmation, il n’en supprime que l’accident individuel et phénoménal, et deuxièmement, il redouble d’attachement à la vie. Seule dans cette philosophie la conversion du vouloir-vivre dans sa négation peut définitivement annihiler la souffrance, car, à la racine, l’extinction de tous les maux est alors réalisée. Or, c’est principalement par « le bain purificateur de la douleur » et par l’expérience des grandes souffrances que la vie, elle-même, nous enseigne qu’il est préférable de ne pas la désirer. Dans sa manifestation la plus profonde, à savoir, éthique et morale, c’est là ce que nous enseigne la conscience meilleure : un magnifique dialogue entre l’homme et l’esprit du monde exprime d’ailleurs cet enseignement dans l’œuvre de maturité du philosophe, les Parerga et Paralipomena : « L’ESPRIT DU MONDE : Ici donc est la charge de tes travaux et de tes souffrances ; tu existeras pour cela, comme existent toutes les autres choses. L’HOMME : Mais qu’ai-je de l’existence ? Si je suis occupé, j’ai de la peine ; si je suis inoccupé, j’ai de l’ennui. Comment peux-tu m’offrir une récompense si misérable pour tant de travail et tant de souffrances ? 32
SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit.,
p. 1368. 33 Cité par Schopenhauer dans : SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1201.
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L’ESPRIT DU MONDE : Et cependant cette récompense est l’équivalent de toutes tes fatigues et de toutes tes souffrances ; et cela en raison même de sa pénurie. L’HOMME : Vraiment ? Cela dépasse réellement les capacités de mon entendement. L’ESPRIT DU MONDE : Je le sais. (À part) : Dois-je lui dire que la valeur de la vie consiste précisément à lui apprendre à ne pas la vouloir ? À ce dévouement suprême, la vie elle-même doit d’abord le préparer. »34
Sur le plan épistémologique, la conscience meilleure se manifeste ainsi dans la contemplation esthétique, c’est-à-dire dans une connaissance non-relative (qui ne connait pas par relation, contrairement à la connaissance selon le principe de raison qui est purement relative), absolue et intuitive de l’Idée. Sur le plan ontologique, elle se caractérise dans la négativité de l’être du vouloir, sa négation, dans la détermination éthique qui en résulte, selon la sainteté, c’est-à-dire dans le détournement de l’attrait de la vie et de ce monde, préférant l’état de compassion pour tous les êtres vivants, « compagnons de souffrance » et proies perpétuelles de la douleur et de la mort, œuvre de la méconnaissance d’une volonté à l’origine du mal. La conscience meilleure est donc à la conscience empirique, ce que la négation du vouloir-vivre est à son affirmation : elle est une conversion de la vie initiée par une conscience immédiate, claire et spéciale d’ellemême. À nouveau, nous voyons poindre ici le signe d’une non-dualité, en l’occurrence d’une non-dualité que l’on qualifierait volontiers d’épistémologico-éthique, et selon laquelle, il n’existe qu’une seule vie, mais deux manières fondamentales de la vivre ; en la matière, la manière dont nous la connaitrons déterminera la manière dont nous la vivrons. Or, l’essentiel de cette idée est exprimé dans la maxime générale et célèbre du philosophe : « connaitre le plus, vouloir le moins » ; voilà en quoi peut se résumer la vie d’un homme digne de ce nom.
5. Synthèse conclusive Qu’il s’agisse donc des fondements épistémologiques de toute connaissance possible, à savoir ceux de la dualité sujet-objet en l’unité de la conscience connaissante, de la dualité résultante des sujets en l’unicité d’un corps, ou du rapport des « faces » idéale (la représentation) et 34 SCHOPENHAUER, A., Parerga & Paralipomena Petits écrits philosophiques, trad. J.-P. Jackson., Paris, Coda, 2010, p. 662.
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réelle (la volonté) en un unique monde, ou qu’il s’agisse encore de la dualité de la conscience connaissante, que caractérise la conscience empirique et la conscience meilleure, relativement à l’unité et à l’identité métaphysique de la volonté, en tous ces cas, disions-nous, la règle du tenir distinctement en l’unité d’une unique identité s’avère, sous réserve de quelques nuances tout de même, un principe fondamental d’intelligence et un axe de lecture que privilégie la philosophie d’Arthur Schopenhauer. Quoiqu’il semblerait donc, qu’au premier regard cette philosophie s’ouvre à sa propre identité comme un thème musical se révèle toujours le même malgré la diversité de ses variations, ou comme une Thèbes aux cents portes n’offre jamais qu’un seul et unique centre à chacune d’entre elles, une vue plus aiguisée, et, il est vrai plus complexe, nous découvre en revanche une autre manière de conscience de cette philosophie par elle-même : une identité qui, si elle peut bien se reconnaitre dans l’infinité de ses manifestations comme identique à elle-même, peut également, et comme en complément à cette première vue, s’apparaitre dans l’unité d’une conscience double, unique et exclusive, l’instaurant relativement à elle-même par l’intermédiaire de son opposé symétrique : la compréhension du sujet par l’objet, la conscience du sujet connaissant par celle du sujet voulant, la connaissance de la volonté par rapport à la représentation, la saisie de la réalité par l’idéalité de la connaissance, l’expérience de l’absoluité de la conscience meilleure par la connaissance de la relativité de la conscience empirique : la réciprocité étant valable pour chacun de ces exemples ; dans l’ensemble des cas ici considérés, c’est donc principalement le retour différencié de l’identité à elle-même dans l’unité d’une forme de conscience qui caractérise la manière dont cette identité sera dite identique. L’expression principielle de cette forme d’intelligence de la philosophie schopenhauerienne est encore : tenir distinctement en l’unité d’une unique identité.
POUR EN FINIR AVEC LA FIN DE L’HISTOIRE Alexis FILIPUCCI (Université de Liège)
La figure d’Alexandre Kojève semble particulièrement pertinente lorsqu’on évoque les différents aspects qu’a pu prendre la (pensée de la) non-dualité. En effet, outre qu’il confère à cette notion une place explicite importante dans ses écrits1, Kojève inclut dans le champ de ses vastes recherches – de la christologie2 à l’épistémologie de la physique quantique3 en passant par la théorie du droit international4 – ce qu’il est convenu d’appeler «la tradition orientale» et, plus spécifiquement, le bouddhisme indien et les Légistes chinois5. Héritier d’une certaine tradition russe qui 1 Beaucoup de ces écrits demeurent non publiés. Nous espérons pouvoir un jour combler en partie cette lacune. 2 Entre autres dans le commentaire du chapitre VII de la Phénoménologie de l’esprit lors des cours de l’année scolaire 1937-1938. Un résumé ainsi qu’une petite partie de ces cours a été publiée par QUENEAU, R., dans Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, « Tel », 1947. Outre les très brefs développements disséminés çà-et-là, dans les trois tomes de l’Essai d’une Histoire raisonnée de la philosophie païenne, Paris, Gallimard, « Tel », 1968-1972-1973, on pourra se reporter à la thèse de Kojève sur Soloviev, dirigée par Karl Jaspers et intitulée : La métaphysique religieuse de Vladimir Soloviev. Ce texte publié en 1934-1935 est très important car il condense le reste de l’œuvre à venir. L’intuition du Système précède donc la rencontre avec Hegel. Surtout on peut voir dans ce jeu de miroirs – un Kojève qui a déjà tout en main commente un Soloviev en possession de sa pensée avant la trentaine – que c’est bien autour des questions de l’athéisme et de l’énergologie que se joue la « mise à jour » kojévienne. 3 L’idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne (inédit de 1932), Paris, Biblio/Essais, 1990. 4 Esquisse d’une phénoménologie du Droit, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1943. 5 Voir notamment les compte-rendus de lecture (inédits pour la plupart) rédigés par Kojève dans sa jeunesse. On y trouve notamment des compte-rendus de : Indian Philosophy de RADAKRISHNAN, S. ; La conception de la Loi et la Théorie des Légistes à la veille des Ts’in de K’I-TCH’AO, L. ; Die Sekten des Alten Buddhismus de Walleser, M. (qui fut son professeur) ; Le bouddhisme de Tomomatsu, E. ; Les philosophies indiennes. Les systèmes de GROUSSET, R. ; La pensée chinoise de GRANET, M. ; Principe unique de la Philosophie et de la science d’extrême-Orient de SAKURASAWA, N. (fondateur de la macrobiotique, connu plus tard sous le nom de Georges Oshawa). Kojève moque ce dernier ouvrage. Sa critique de la volonté de tout ramener à un principe unique confus et qui n’intégrerait pas
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se représente comme la «cheville ouvrière» entre l’Orient et l’Occident, Kojève transforme néanmoins cette influence en l’élevant à un niveau spéculatif inouï. Désormais, il ne s’agira plus de comparer les pensées orientale et occidentale (tout le champ de la «philosophie comparée» est d’ailleurs questionné par ce geste qui risque de la dénoncer comme une politesse du relativisme), mais de s’interroger bien plutôt sur leur éventuelle «non-dualité». Suivre Kojève dans cette voie nous oblige à nous confronter au problème suivant : si, en toute rigueur, il ne peut y avoir qu’un Système (ce qu’entend indiquer la majuscule), cela implique que toutes les pensées qui se sont prétendues systématiques – mentionnons, parmi d’autres, l’hégélianisme, le dzogchen, le vedanta, le thomisme ou encore le shivaïsme du Cachemire – doivent ou bien pouvoir se traduire les unes dans les autres, ou bien se réduire à l’une d’entre elles qui est alors la seule «vraiment» systématique (et donc la seule véritable pensée), ou bien, enfin, être toutes considérées comme des idiolectes théoriques exclusifs mais non comme la pensée systématique se démontrant elle-même. Etrangement, c’est souvent ce dernier cas de figure qui a pu apparaître comme le plus raisonnable : l’accomplissement de l’histoire et la compréhension de son mouvement demeureraient évidemment devant nous. La Fin de l’Histoire doit alors être comprise comme une idée régulatrice vers laquelle tendent chacune des pensées prétendument systématiques sans pouvoir atteindre jamais la systématicité qui présuppose l’effectuation de cette même Fin. Mais peut-être ce kantisme de bon aloi n’est-il que ce qui vient justifier une immaturité affective incapable d’accepter que, véritablement, l’Histoire est finie ? Car le pluralisme des « systèmes » – pluralisme qui n’est ni affirmation de l’unité, ni affirmation de la nondualité, mais en fait simple relativisme – préserve en effet une mission à l’humanité et aux animaux spirituels qui pensent avoir la charge de l’éclairer. Le refus « progressiste » de la Fin de l’Histoire ainsi que son affirmation idéologiquement suspecte s’enracineraient alors dans le rejet partagé d’une angoisse existentielle. La thèse que nous esquisserons ici est que cette thématique, débattue et rebattue, de la Fin de l’Histoire ne peut être comprise que si l’on s’avise qu’elle est un nom de code désignant une des expressions du principe métaphysique de « non-dualité » (que Kojève nomme également « dualisme la dualité oppositionnelle annonce bien des discussions (auxquelles le présent article contribue d’ailleurs).
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temporel »6) et que, par conséquent, elle doit être replacée au sein de la problématique générale de l’affirmation de l’existence d’une pensée systématique. En d’autres termes : comprendre la Fin de l’histoire nécessite de comprendre la non-dualité ou le dualisme temporel. Or comprendre ce dualisme temporel n’est possible qu’à condition de dépasser le stade de l’angoisse et son évitement kantien, c’est-à-dire en énonçant le Système du Savoir qui démontre que les autres systèmes sont soit lacunaires, soit réductibles à ce même Système. Mais une telle énonciation n’est possible que si l’histoire est vraiment finie. Et nous voici pris dans un cercle dont nous devrons voir s’il est vicieux ou vertueux. Boris Groys indique très justement7 que si la Fin de l’Histoire nomme la satisfaction du désir anthropogène, elle doit alors être comprise et représentée comme la satisfaction dépassant toutes les oppositions nées dans et par ce désir. Or la réception majoritaire qui a été réservée à l’annonce de la Fin de l’Histoire a réduit unilatéralement celle-ci au seul dépassement des oppositions politiques issues de la Lutte. Le monde étant désormais unifié par la fin des guerres pour la reconnaissance, le désir anthropogène est alors déclaré être satisfait : l’Histoire s’arrête car il n’y a plus ni Maître ni Esclave, ni Ami ni Ennemi, ni Groupe gouvernant ni Groupe gouverné. Les conséquences pour l’humanité, pour le Sage, pour la Sagesse et pour la Politique de cette lecture «politisante» réductrice ont fait le miel de tous les contempteurs de Kojève (et, de façon plus ou moins voilée, de Hegel, de Marx, mais aussi du libéralisme) : • Si l’animal s’humanise dans une lutte à mort pour la reconnaissance, alors la Fin de l’Histoire signe la fin de ce processus d’humanisation. L’Humanité s’abîme dans son support, l’espèce homo sapiens. C’est le retour à une animalité assouvissant goulûment ses besoins dans la consommation et où règnent entre les individus soit des non-rapports, soit des rapports simplement brutaux. La Fin de l’Histoire kojévienne ne serait en quelque sorte que l’assomption à l’omniprésence de la société de consommation.
6 C’est le thème de l’anneau en or que l’on trouve développé dans la « Lettre à Tran Duc Thao datée du 7 octobre 1948 » (in JARCZYK, G. et LABARRIÈRE, P.-J., De Kojève à Hegel, 150 ans de pensée hégélienne en France, Paris, Albin Michel, « Idées », 1996) ainsi que dans l’Introduction à la lecture de Hegel (ibid., p. 187, note 1). Il n’est pas inutile de citer ce passage : « Prenons un anneau en or. Il a un trou, et ce trou est tout aussi essentiel à l’anneau que l’or : sans or, le ‘trou’ (qui n’existerait d’ailleurs pas) ne serait pas un anneau ; mais sans le trou, l’or (qui existerait néanmoins) ne serait pas anneau non plus. » 7 Notamment dans Introduction to Antiphilosophy, Verso, London, 2012, pp. 145 sq.
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• Le Sage peut sans doute tenter d’adopter un certain snobisme8 dans cette société, mais il ne peut vivre et demeurer dans la Sagesse. En effet, une fois qu’il a dit son discours unitotal, une fois qu’il a retracé toute l’histoire qui a rendu son discours possible et réel, il a manifesté la sagesse discursive et donc satisfait son désir. Mais puisque cette satisfaction supprime le désir, la conscience issue d’un tel désir disparaît, ainsi que le souvenir de cette satisfaction et de ce qui y a mené. En d’autres termes, la Sagesse kojévienne ne serait qu’un moment d’intense conscience-de-soi précédant une chute dans l’oubli, une Errinerung totale débouchant sur une superficialité totale épousant l’extériorité immédiate9. • Cela ne serait pas trop grave si le Sage pouvait recommencer tout le cycle du ressouvenir de l’Histoire. Or l’existence du livre qui nous révèle l’épopée du désir (nommément, la «Phénoménologie de l’Esprit») nous ôte jusqu’à cette possibilité. La Fin de l’Histoire absolutise ce sentiment commun à toute génération : «on arrive trop tard, après la bataille», ou, version lévi-straussienne : «toute aventure réelle est désormais impossible». • La Fin de l’Histoire kojévienne apparaît de plus comme la justification idéologique de la disparition de la politique au profit des sciences politiques. Plus besoin de librement décider, il ne s’agit désormais plus que de gérer. Le gouvernement est faillible comme l’est l’homme alors que la gouvernance a l’infaillibilité du calcul10. • Si le constat de la Fin de l’Histoire s’autorise de l’existence de l’État universel et homogène (il n’y a plus de raison de lutter puisque chaque individu est reconnu par tous dans sa singularité et puisque les inégalités matérielles ont été dépassées), alors il nous faudrait nous contenter, en termes d’État universel et homogène, de légères adaptations de ce que nous vivons présentement. La Fin de l’Histoire kojévienne serait 8 Cf. la fameuse note de la seconde édition de l’Introduction sur la disparition de l’Homme (ibid., p. 434, note 1). 9 Le Sage kojévien rejoindrait en cela le Bouddha tel que le comprend Gampopa (tib. SGam po pa) : après avoir obtenu l’éveil, sa conscience individuelle s’éteint et il fait le bien de façon automatique, ce qui ne le distingue en rien d’un arbre exauçant les souhaits. Pour une critique tibétaine de cette position, voir notamment SENGGE, G.S., La distinction des vues. Rayons de Lune du Véhicule suprême, traduit du tibétain par ARGUILLÈRE, S., Paris, Fayard, « Trésors du bouddhisme » 2008. 10 Cf. évidemment SUPIOT, A., La Gouvernance par les nombres, Cours du Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, « Poids et Mesures du Monde », 2015. Tout le travail d’Alain Supiot mériterait selon nous d’être considéré à la lumière du schème anthropogénétique kojévien et de son actualisation discursive qu’est le Système du Savoir.
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au fondement du There is no alternative (TINA) en indiquant en creux qu’un véritable État universel et homogène est impossible. On le voit, cette Fin de l’Histoire est tout sauf réjouissante, et elle a été, à juste titre, dénoncée et critiquée comme un coup de force idéologique visant à naturaliser et à rendre pérenne une configuration géo-politique particulière et le projet expansionniste nommé « globalisation ». Mais puisque le retour à l’animalité, la sagesse-éclair laissant place à l’absence de toute historicité, le règne des disciplines «quantitatives» (Kojève dirait «métriques») ainsi que l’État universel et homogène impossible ne peuvent nous satisfaire, c’est que la Fin de l’Histoire, moment où la satisfaction du désir n’est plus seulement possible mais réelle, doit être comprise différemment. C’est qu’on n’a pas suffisamment tenu compte que la Lutte n’est qu’un des aspects du désir fondamental qui est désir de reconnaissance. L’histoire ne pourra donc s’achever que lorsque toutes les dimensions de ce désir auront été satisfaites par le dépassement des oppositions présentes en leur sein. Nous nous contenterons ici d’une brève mention de ces autres dimensions que sont le désir sexuel, le travail et le silence. Le désir sexuel. Boris Groys et, surtout, Laurent Bibard11 ont insisté sur l’importance du paradigme sexuel dans la pensée de Kojève (comme d’ailleurs, dans celle de Soloviev et dans celle de cet « autre Sage » qu’est Auguste Comte). L’humanité est polarisée sexuellement. La première incarnation du désir fondamental de reconnaissance ne se manifesterait donc pas par la lutte pour la vie et la mort, mais par la tension résultant du caractère sexué de notre espèce, c’est-à-dire par la tension existant entre les pôles «mâle» et «femelle». Lors de l’union sexuelle, cette tension en puissance devient tension active : il y a à la fois reconnaissance du corps de l’autre, assomption de son propre corps que l’autre reconnaît et négation momentanée de leur dualité. Se joue dès lors pour la première fois la dialectique menant à l’identité de l’identique et du différent. Si l’on adopte un tel prisme, une lumière bien différente éclaire la problématique de la Fin de l’Histoire : • loin de se réduire à la consommation pornographique, l’humanité s’érotise en jouissant de ses différences ; • le Sage ne s’abrutit plus dans une hébétude post-coitum, mais pénètre de son Logos l’humanité réalisée dans l’État universel homogène (dont 11 BIBARD, L., La sagesse et le féminin. Science, politique et religion selon Kojève et Strauss, Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2005.
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Kojève fournit une image frappante dans un manuscrit non-publié : c’est comme, dit-il, «Un 14 juillet universel et perpétuel» dont les chants sont fugués par des polyphonies d’hommes et de femmes) ; • la « Phénoménologie de l’Esprit » n’est plus un obstacle à la pérennité de la Sagesse, mais se rapproche d’un manuel visant à la débusquer et à la réaliser dans la moindre activité mondaine (une sorte de kama-sutra spirituel). • Enfin, la politique conserve la dimension du conflit qui lui est essentielle et qui seule rend possible une véritable réconciliation. Notons en passant que, en nous approchant ici franchement d’un imaginaire tantrique somme toute assez fidèle à l’œuvre kojévienne, nous aurions une piste pour comprendre les systèmes tantriques – à l’exemple du Trika shivaïte, mais aussi du Dzogchen qui, s’il n’est pas tantrique à proprement parler, mobilise néanmoins tout cet imaginaire particulier – comme issus d’une réduction à cette dimension sexuée du désir de reconnaissance. Le travail. Suite à la Lutte initiale, l’Esclave obéit aux ordres du Maître et se met au Travail, poursuivant ainsi l’épopée du désir en cherchant à produire ce que le Maître souhaite. Ce faisant, il interagit avec la matière et en vient à créer les Sciences, qui étudient et mesurent ses interactions avec elle, et les Techniques, qui transforment le monde et, par contrecoup, les êtres qui y vivent. Véritable moteur de l’histoire et de l’humanisation progressive de l’animal homo sapiens, ce travail génère néanmoins des difficultés trop peu aperçues (alors même que la carrière post-académique de Kojève nous indique qu’il s’agit là de points cruciaux à traiter). Il nous semble fécond de convoquer les recherches de Sartre12 à ce point. La Critique de la Raison dialectique peut en effet être lue comme une gigantesque modélisation des interactions possibles entre les hommes et la matière. L’action humaine y est pensée en termes de praxis s’exerçant sur un milieu extérieur, le transformant et étant 12 Les Cahiers pour une morale nous fournissent une trace de recherche qui mèneront Sartre de L’être et le néant à la Critique de la raison dialectique. Or c’est bien avec la pensée de Kojève que Sartre dialogue dans ces cahiers. Et c’est d’ailleurs sur la question du « travail » qu’il entend compléter le « communisant Kojève ». Mais à nouveau, le fait que l’Introduction à la lecture de Hegel insiste sur la Lutte ne s’oppose en rien à un développement du pôle « Travail » que Kojève esquisse à de nombreuses reprises dans ses manuscrits ainsi que dans l’Esquisse, et qui sera au cœur de son activité après la seconde guerre mondiale. On pense à nouveau aux recherches d’Alain Supiot sur le Droit du travail au cours desquelles il enracine les différents pôles en tension dans le Droit à l’ambivalence première du travail en tant que phénomène anthropologique.
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transformée en retour par lui. En se concentrant sur la dimension laborieuse de l’action, Sartre confère ainsi une base matérielle au désir et aux luttes pour la reconnaissance. Forts de ces outils (la praxis, le groupe-enfusion, le groupe assermenté, le pratico-inerte, la sérialité, etc.), nous pourrions désormais comprendre beaucoup plus finement des phénomènes complexes qui sont devenus monnaie courante. Pensons à ces luttes qui se manifestent par la manipulation de contraintes matérielles, ou encore au fait que tout développement technique ou toute acquisition de connaissances peut alimenter la lutte (comme le montre d’ailleurs le fait que la science n’avance jamais autant qu’en période de guerre). Mais, surtout, Sartre indique que pour pouvoir rendre compte des interactions des praxis entre elles et avec la matière, il est nécessaire de poser le principe de la rareté : structure contingente de l’être qui nous menace, c’est par la négation de cette structure (manque, besoin) que l’on organise l’être. L’action humaine a désormais un sens : elle peut réussir ou échouer. Or dans le monde de la rareté, la réciprocité liant les hommes (je vois que l’autre que moi est aussi le même, ce qui est une manifestation de l’identité de l’identique et du différent) se transforme en dualité oppositionnelle : l’autre devient un anti-humain me menaçant dans mon être puisqu’il peut me tuer en m’ôtant le pain de la bouche. Si donc l’on souhaite actualiser la réciprocité (identité du même et de l’autre), il faut dépasser la rareté et son produit qu’est le monde de la pratico-inertie au sein duquel le produit de nos actions se retourne contre nous comme une force malfaisante (comme on le voit, par exemple, avec le réchauffement climatique). Il ne s’agit là que d’une très brève reformulation du passage du monde de la nécessité à celui de la liberté qu’avait évoqué Marx et que Kojève visait à faire advenir par son activité diplomatico-organisationnelle mais que les spéculations relatives à la Fin de l’Histoire oublient parfois complaisamment. En somme, tant que nous évoluerons dans un monde de rareté, nous serons opposés les uns aux autres par la médiation de la matière. La Fin de l’Histoire ne signifie rien tant que l’on n’a pas réglé ces contradictions issues du Travail et qui s’avèrent bien plus complexes que celles issues de la Lutte pour la reconnaissance. La dialectique du Travail nous mettra peut-être en demeure d’envisager la dernière Lutte comme une Lutte unissant l’humanité contre les traces matérielles de son histoire qui la menacent dans sa survie. Il ne s’agirait plus alors d’une Lutte pour la reconnaissance mais d’une Lutte par la reconnaissance. Dans cette perspective, la Fin de l’Histoire apparaît comme l’advenue de la société d’abondance au sein de laquelle les interactions entre les
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hommes et la matière sont multiples et variées mais non marquées du sceau de la menace. Le silence. La scénarisation de l’opposition entre Occident et Orient met face à face un Sage discourant et un Sage silencieux, avec un Parménide qui serait comme au point de bifurcation des deux. Le premier, capable de proférer un discours qui peut dire tout ce qu’il est possible de dire sans se contredire, vise à une extension maximale de la reconnaissance par son action pédagogique tout en cherchant à accélérer la pleine réalisation de l’État universel et homogène. Le second demeure silencieux dans une bienheureuse contemplation et, s’il en prend la décision, enseigne par des «contacts directs» avec l’esprit de ses disciples ou en s’exprimant par maximes ou métaphores (avec, parfois, de sérieuses mais vaines incursions dans la philosophie). Sa sagesse, inactive, ne dépend aucunement de la réalisation de l’État universel et homogène. Mais, à nouveau, cette opposition qui nous est présentée comme un choix – soit on accomplit le désir dans et par la reconnaissance universelle, soit on le déracine totalement – ne peut nous satisfaire. En effet, il faut bien voir que l’homme est cet existant qui peut soit parler soit se taire. Par conséquent, la pleine réalisation de la Sagesse, la totale humanisation de l’homme, ne peut advenir que lorsqu’il est satisfait tant lorsqu’il parle que lorsqu’il se tait. C’est ainsi qu’à côté du discours unitotal, il faut envisager un système articulant divers types de silence que tout aspirant à la sagesse devrait cultiver (et l’on sait que Kojève distinguait les silences mystiques, les silences érotiques, les silences esthétiques, les silences métriques, les silences discursifs, comme la poésie, etc.13). L’on peut alors ici imaginer la Fin de l’Histoire comme ce moment où toute culture 13 Kojève développe cette thématique du silence principalement dans des manuscrits encore inédits. On trouvera toutefois quelques remarques éparses dans l’œuvre publiée, notamment dans Le Concept, le Temps, et le Discours, présentation de HESBOIS, B., Paris, Gallimard, « NRF » 1990. Par exemple : « On peut certes ‘connaître’ une pièce de musique en silence (le silence s’imposant même par cette sorte de Connaissance) et même comme on dit à tort ‘comprendre’ silencieusement son ‘sens’. Mais il s’est jusqu’à présent révélé impossible de définir discursivement ce prétendu ‘sens’ et de l’introduire dans le Discours proprement dit, même ‘intérieur’. […] si l’Homme parle beaucoup, il se tait aussi par moments. Il peut prendre des attitudes silencieuses qui excluent tout discours quel qu’il soit. Inversement, dans certaines attitudes humaines rien ne peut remplacer le discours. Or si toutes les Connaissances pouvaient être discursives, pourquoi y aurait-il un Silence spécifiquement humain sur terre (tel qu’un jeu de dés, par exemple) ? Et si l’on pouvait tout connaître avant le Discours, pourquoi les hommes parleraient-ils ? » (p. 88). À titre personnel, nous considérons que l’établissement de rapports corrects entre Silence et Discours est la condition sine qua non de l’accomplissement de la philosophie, c’est-à-dire de l’atteinte de la Sagesse.
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des silences ne me rend pas objectivement complice de l’exploitation de l’homme par l’homme ; ou bien comme ce moment où l’action pédagogique ni n’entre en contradiction avec le système politique ni n’empêche de consacrer du temps à la culture des silences. Unité de la dualité sexuée, unité de la dualité de l’homme et de son objectivation dans la matière, unité de la dualité entre la sagesse discursive et la sagesse silencieuse, telle nous est apparue la Fin de l’Histoire. Or, à l’inverse de son interprétation exclusivement politisante, ces représentations répondent au principe métaphysique de non-dualité compris comme dualisme temporel, c’est-à-dire comme dualité constamment reconnue, dépassée et maintenue en tant que dépassée. D’une certaine façon, on pourrait dire que même si l’on considérait la reconnaissance politique comme acquise et ne générant donc plus de luttes, nous n’en serions qu’au début de la Fin où tout demeurerait à faire. Sous réserve, évidemment, que toutes les oppositions que nous avons mentionnées ne se transforment pas en des contradictions insurmontables – entre le féminin et le masculin, entre l’homme et la matière, entre le Discours et le Silence – risquant d’annihiler (peut-être définitivement) nos efforts pour atteindre la Sagesse (c’est-à-dire l’intériorisation personnelle du Système du Savoir). Cela nous mène au dernier point que nous aborderons, celui de la représentation. Nous ne ferons à cet égard que quatre brèves remarques qui nous semblent découler de ce qui précède : 1. Fredric Jameson, dans Représenter le Capital14, rappelle cette phrase de Marx : «Le développement de la marchandise crée la forme au sein de laquelle les contradictions peuvent se mouvoir»15. Pour éviter une rigidification de la contradiction menant à un affrontement stérile et potentiellement destructeur entre ses pôles, un nouveau cadre formel est secrété. Selon nous, c’est sous cet angle qu’il convient d’aborder l’épineuse question de l’État universel homogène : il s’agit là d’une notion idéologique visant à ce que demeurent pensables les contradictions empêchant la pleine réalisation de la justice dans le monde. Puisque l’État se définit, en politique extérieure, par sa souveraineté par rapport aux autres États qui le reconnaissent et, en politique intérieure, par une distinction entre Gouvernants et Gouvernés, l’expression «État universel et homogène» est une contradictio in terminis qui désigne de façon codée la 14 JAMESON, F., Représenter le Capital. Une lecture du livre I, traduit de l’anglais par VIEILLESCAZES, N. Editions Amsterdam, 2017. 15 MARX, K., Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 118.
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disparition de l’État tel qu’il s’est développé dans l’Histoire. L’État post-historique sera libéré des affres de la Lutte (intérieure et extérieure) et il aura à organiser le Travail pour que celui-ci demeure le moteur anthropogénétique qu’il a toujours été et de telle sorte qu’il ne s’oppose pas au temps libre dévolu à la culture de la Sagesse discursive et silencieuse. 2. L’exigence de cultiver la Sagesse silencieuse nous enjoint à renouer avec le genre oublié du « manuel spirituel » afin, comme le suggérait Raimon Pannikar, d’approfondir la dimension monacale de l’être humain aujourd’hui. Une mission des intellectuels serait de réécrire – de mettre à jour… – les Exercices spirituels ou l’Introduction à la vie dévote. On pourrait d’ailleurs interpréter la vogue New Age, qui influence très profondément le monde contemporain, comme un signe de cette exigence. 3. De la même façon, nous avons besoin de grandes narrations et d’expériences de pensée afin d’imaginer ce que pourrait être cette «société d’abondance» ou ce «14 juillet perpétuel». Notre temps serait ainsi celui du règne de la science-fiction, ce dispositif littéraire augmentant notre pouvoir de représentation par-delà l’opposition stérile entre utopie et dystopie. 4. Puisque la Sagesse discursive est accessible (en attendant d’y adjoindre la Sagesse silencieuse), la philosophie « classique » est désormais inutile. À la fois pédagogue et thérapeute, l’ex-philosophe doit désormais choisir parmi le passé ou au sein du présent ce qui convient le mieux pour introduire telle ou telle personne au Système du Savoir. Le philosophe de la Fin de l’Histoire n’est plus, vive le curateur de l’Histoire ! Pour pasticher Kojève, concluons en disant que nous n’avons pas encore dé-montré que le cercle initial – la Fin de l’Histoire ne peut être comprise que si on atteint la Sagesse, ce qui n’est possible que si l’histoire est finie – n’est pas vicieux. Pour cela, il nous aurait fallu re-dire le Système du Savoir pour qu’il soit intelligible à d’autres, seul moyen de le rendre intelligible à soi-même et de posséder ainsi la Sagesse. Et à vrai dire, nous n’avons même pas simplement montré qu’il ne l’était pas. Tout au plus avons-nous suggéré qu’il était nécessaire de poser le principe métaphysique de la non-dualité (contre le monisme et contre le dualisme spatial et non temporel) pour rendre compte à la fois du fait que l’histoire (au sens de narration) est finie puisqu’il est désormais impossible de dire quelque chose d’essentiellement nouveau, et du fait que l’Histoire (au sens d’une suite d’événements) continue. Dans une telle perspective, le
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Système du Savoir ne sera rien d’autre que la suite de ses mises à jour circonstanciées proférées par ceux qui désirent atteindre la Sagesse depuis leur configuration historique. Toutes ces re-dites ne sont ni les mêmes (ce serait du psittacisme), ni différentes (cela ruinerait l’idée même de Système), mais sont non-duelles. Ou encore, mais cela revient au même, il s’agit de la suite des dépassements dans le temps de leur caractère duel.
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Introduction Certains d’entre vous seront peut-être surpris ou déçus mais cette dualité, dont le titre de mon exposé laisse entendre que sa négation serait envisageable, n’est pas celle à laquelle on songe le plus souvent quand on évoque aujourd’hui la physique. De fait, il ne sera pas question ici de la fameuse dualité onde-corpuscule qu’imposerait de considérer la mécanique quantique, ni même du concept plus général de complémentarité introduit par Niels Bohr, l’un des « pères fondateurs » de cette remarquable théorie. Pour audacieux que cela semblera, la dualité dont je propose de placer la négation en regard de la physique sera ni plus ni moins que cette dualité que l’on dit entretenue par la matière et la pensée, la dualité corps-esprit. Comme vous l’imaginez aisément, je n’ai pas la prétention de résoudre ce qui constitue l’un des problèmes majeurs de la philosophie. À vrai dire, mon intention n’est même pas de l’éclairer – fût-ce faiblement. Je voudrais seulement signaler que la physique autorise enfin l’adoption d’une ontologie naturelle où le rapport entretenu par le psychique et le physique n’est plus celui d’une dualité irréductible.
1. Notre ontologie naturelle commune Si j’en crois mon expérience, nous serions – pour le dire de manière délibérément ambiguë – naturellement substantialistes. Je m’explique. Lorsque j’interroge quelqu’un à brûle-pourpoint à propos de son ontologie naturelle, je n’obtiens généralement pour toute réponse qu’une demande de clarification – au demeurant fort légitime – quant à ce qu’il s’agit d’entendre par ontologie naturelle. Mais, sitôt que je précise que j’utilise cette locution pour désigner le ou les genres
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d’entités sans lesquelles la nature n’existerait pas ou, du moins, ne serait telle que nous la connaissons, la personne interrogée me répond presque invariablement que, d’après elle, la nature est constituée de corps qui interagissent dans l’espace au cours du temps. Et quand je lui demande alors de préciser ce que sont pour elle ces corps, cet espace et ce temps qu’elle désigne ainsi comme les constituants fondamentaux de la nature, je suis tout aussi invariablement amené à reconnaître dans la description qu’elle me donne de chacune de ces entités ce que nous, philosophes, appelons une substance, c’est-à-dire une entité qui « n’a besoin que de soi-même pour exister »1. Le plus souvent, cette personne m’explique en effet qu’elle n’a aucune raison de croire que l’espace n’existerait pas s’il était vide de tout corps et que le temps n’existait pas ; et, de même, que celui-ci n’existerait pas s’il n’existait ni espace ni corps ; bref, qu’il lui semble que l’espace et le temps possèdent l’un et l’autre une existence qui n’est conditionnée par rien. Affirmation qu’elle complète généralement en me disant ensuite qu’elle est aussi d’avis qu’il en va très probablement de même pour les corps, et cela pour deux raisons. Parce que, bien qu’elle doive admettre que tous les corps dont elle a connaissance sont étendus, situés dans l’espace et soumis à des changements, rien ne lui interdit d’imaginer un corps qui serait non seulement ponctuel mais n’occuperait aucune position au sein d’un quelconque espace et demeurait de surcroît éternellement identique à lui-même ; et parce que, par ailleurs, quoiqu’elle admette tout aussi volontiers que tout corps interagit avec d’autres, elle ne peut toutefois se résoudre à l’idée qu’un corps n’existe que parce qu’existent les autres corps avec lesquels il interagit, puisque c’est bien plutôt l’inverse qui lui semble évidemment vrai, à savoir qu’il faut absolument qu’un corps existe pour qu’il puisse éventuellement interagir avec d’autres. Sauf rares exceptions, les personnes que je mets ainsi à la question se révèlent donc substantialistes : qu’il s’agisse de collègues, d’étudiants, de proches ou de simples connaissances, qu’elles soient commerçantes, gestionnaires, artistes, scientifiques ou techniciennes, diplômées ou non, la plupart ne voient ultimement dans la nature qu’un ensemble de substances. Et tout me porte à croire que je ferais le même constat si j’en interrogeais bien davantage. Ainsi votre réaction ou, plus exactement, votre absence de réaction tandis que je vous en fait part m’indique-t-elle, par exemple, que j’obtiendrais la même réponse si j’élargissais mon 1 DESCARTES, R., Principes de la philosophie in Œuvres de Descartes (édition d’ADAM, Ch. et TANNERY, P.) Paris, Léopold Cerf, 1897-1913, vol. IX (2), p. 51.
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échantillon au point d’y inclure une proportion non négligeable de philosophes. Le résultat de cette petite expérience ne semble en effet que fort peu vous étonner. Et, à vrai dire, ce résultat ne m’étonne pas beaucoup non plus ; pour être tout à fait franc, je vous avouerais même que cette réponse qui m’est si souvent fournie est aussi celle que j’aurais moi-même songé à donner si cette question de la constitution de la nature m’avait été posée dans les mêmes conditions, c’est-à-dire aussi abruptement. Ce qui m’amène à penser que nous sommes spontanément enclins à adopter cette ontologie naturelle substantialiste, somme toute très particulière, selon laquelle la nature ne serait fondamentalement constituée que de ces seules substances que sont les corps, l’espace et le temps. Or ceci a incontestablement de quoi surprendre – raison pour laquelle je me permets de vous en parler. Car, pour commune qu’elle soit, cette ontologie naturelle n’en est pas moins très difficilement défendable. Il suffit de quelques minutes pour s’en rendre compte.
2. Une ontologie commune mais inacceptable Pour commencer, cette ontologie semble tout d’abord un catalogue d’entités d’un seul et même genre, à savoir de substances ; ce qui la rend indéniablement attrayante, puisque l’adopter paraîtrait ainsi dispenser de la tâche, souvent pénible et toujours susceptible d’échouer, qui consiste à rendre compte d’une différence et du rapport qu’entretiennent ses termes. Mais, sitôt qu’on prend la peine de l’examiner posément, l’illusion se dissipe et cette rassurante uniformité se révèle seulement superficielle. De fait, il devient alors soudainement évident que ces substances que cette ontologie présente comme les seuls constituants de la nature relèvent en réalité de catégories différentes. Personne, en effet, ne conçoit l’espace ou le temps comme un corps, ni d’ailleurs l’espace comme une substance analogue à cette autre substance que serait le temps. De sorte que ce n’est pas seulement d’une différence qu’il s’agit en fait de rendre compte dès lors qu’on fait sienne pareille ontologie, mais de trois ; et de surcroît telles qu’on voit mal comment y parvenir sans l’abandonner, puisque s’y tenir exige précisément de nier l’existence de quoi que ce soit qui permettrait même de distinguer les termes de l’une ou l’autre d’entre elles. Quand on s’y appesantit quelques instants supplémentaires, c’est ensuite la profonde incohérence de cette ontologie qui devient évidente. En effet, on remarque alors très vite une autre caractéristique qui la rend décidément trop pauvre, à savoir que le genre de ces entités dont elle
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suppose la nature exclusivement constituée est précisément tel que cela ne se peut. Car, pour qu’existe une substance, il faut qu’existe au moins une entité qui n’en soit pas une, à savoir une propriété ou ce que l’on préfère parfois appeler une qualité ou un attribut. Que serait en effet une substance qui ne posséderait aucune propriété ? Rien assurément, puisqu’une entité de ce genre, du moins telle qu’on la conçoit habituellement, est aussi ce qui en possède forcément au moins une. Tout corps, par exemple, est étendu et mobile ; s’il ne possédait l’une de ces deux propriétés ni aucune autre, il ne serait rien et n’existerait donc pas. De plus, il paraît bien indiscutable que ces propriétés que doivent posséder les substances ne sont pas elles-mêmes des substances : ces entités leur appartiennent, ce qui n’est la cas d’aucune substance – pour autant qu’il soit même possible de concevoir qu’une substance appartienne à quoi que ce soit. On peut certes discuter du genre dont relèvent ces propriétés et préférer y voir des entités dont chacune est susceptible d’être partagée par plusieurs substances ou plutôt des entités qu’on appelle tropes et qui n’appartiennent qu’à la seule substance qui en est porteuse. Mais il semble qu’il doive de toute façon s’agir d’entités d’un genre différent du seul qu’admet cette ontologie, puisque, quelle que soit l’option retenue, on imagine mal qu’elles existeraient sans qu’existe au moins une autre entité, à savoir une substance. La mobilité, par exemple, n’existerait pas s’il n’existait au moins un corps qui est justement une substance mobile et la mobilité de ce corps-ci n’existerait évidemment pas davantage si ce corps-ci n’existait pas.2 Pour être cohérente, notre ontologie naturelle devrait par conséquent se voir considérablement enrichie. Et cependant, par ailleurs, cette ontologie semble beaucoup trop riche. Car, à la réflexion, selon la définition qui en est donnée, il ne pourrait en toute rigueur exister plusieurs substances. S’il n’en existait même que deux, à moins d’accepter qu’une entité puisse exister sans raison, c’est-àdire sans devoir son existence à quoi que ce soit, il faudrait en effet conclure qu’au moins l’une de ces deux substances doit à l’autre d’exister ; ce qui, par définition, serait contraire à sa nature de substance, qui – pour rappel – est de ne devoir qu’à soi-même d’exister. Si bien que notre ontologie ne deviendrait cohérente qu’à la condition de se trouver cette fois drastiquement appauvrie.3 2 Il est bien connu que même ceci peut – et doit – se discuter, mais ce n’est évidemment pas le lieu de le faire. 3 Que la seule ontologie substantialiste acceptable soit celle incluant une substance unique est, comme on le sait, la conclusion rigoureuse qu’osa tirer Spinoza.
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Ces quelques défauts sont tellement évidents et si rédhibitoires, qu’on en vient inévitablement à se demander pourquoi, s’agissant de la nature, nous nous satisfaisons donc si communément d’une telle ontologie.
3. Une raison de cet attachement Je n’essaierai pas de dégager les raisons profondes pour lesquelles cette ontologie particulière s’impose ainsi à nous – d’autant qu’elles sont vraisemblablement aussi lointaines que profondes, et donc difficilement compréhensibles. Je me contenterai de mentionner deux événements, encore relativement proches mais qui, à en juger par l’effet conjoint qu’ils ont produit, paraissent bien avoir été déterminants : la naissance de la science moderne et l’apparition d’une nouvelle épistémologie empiriste à la fin du dix-septième siècle. Pour se convaincre de l’importance qu’eut le premier de ces deux événements dans la mise en place de cette ontologie, il ne faut pas faire grand effort : cela demande seulement d’ouvrir les Principia Mathematica Philosophiae Naturalis, le livre fondateur de notre science moderne publié par Newton en 1687. Dès les premières pages, on y reconnaît en effet cette ontologie naturelle désormais si familière, résumée en trois phrases qui en expriment très exactement les thèses principales : « Le temps absolu, vrai et mathématique, qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, en lui-même et de par sa nature coule uniformément. »4 « L’espace absolu, qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, de par sa nature demeure toujours semblable et immobile. »5 « Loi I. Tout corps persévère en son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme, sauf si des forces “imprimées” le contraignent d’en changer. »6
Or ces trois phrases, nous les connaissons tous. Non parce que nous les avons lues, car – nous pouvons bien l’avouer7 – la plupart d’entre nous 4 NEWTON, I., Les Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle (traduction nouvelle, postface et bibliographie établies par BIARNAIS, M.-F.) Paris, Bourgeois, 1985, p. 30. 5 Ibidem. 6 NEWTON, Principes, p. 40. 7 In Discovering the Principles of Mechanics 1600-1800. Essays par SPEISER, D. (WILLIAMS, K. and S. CAPARRINI, S. eds.) Basel, Birkhauser, 2008, p. 64, D. Speiser croit pouvoir affirmer, à la suite d’autres newtonian scholars, que « […] during Newton’s lifetime at best six savants understood the book and, up to the present, probably not more than one dozen or, if one is generous, two. ».
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n’ont même jamais ouvert le livre de Newton. Mais tout simplement parce que ce qu’elles énoncent nous a été inculqué durant nos études secondaires, lors de ces cours de physique élémentaire que nous avons tous suivis bon gré mal gré. Et s’il en a été ainsi, c’est-à-dire s’il a été demandé à nos professeurs de nous l’apprendre, c’est évidemment en raison de l’importance accordée depuis trois siècles aux sciences naturelles et aux techniques qu’elles rendent possibles ; et tout particulièrement à cette physique newtonienne sur le modèle de laquelle toutes les autres sciences se sont depuis érigées, en lui empruntant et sa méthode empiricomathématique et cette triple hypothèse fondatrice justement, qui veut que, si complexe qu’elle nous paraisse, la nature ne soit en réalité fondamentalement constituée que d’entités corporelles tout à la fois indépendantes les unes des autres et de ces autres entités, elles aussi indépendantes l’une de l’autre, que sont l’espace et le temps. Cette ontologie naturelle à laquelle nous nous raccrochons si spontanément quand on nous interroge à propos de notre conception de la nature doit donc manifestement beaucoup aux succès des sciences modernes et, partant, à Isaac Newton, le fondateur de la première d’entre elles. Mais il ne faudrait pas en conclure qu’elle lui doit tout. Pour que cette ontologie s’impose si largement et avec une telle évidence, il fallait en effet que l’hypothèse qui la suggère acccède au rang de vérité. Or ceci nécessitait qu’elle se trouve justifiée autrement que par l’adéquation empirique de cette science physique qui la posait, c’est-à-dire qu’elle soit motivée philosophiquement. Ce qui aurait fort bien pu ne jamais arriver, puisque cette physique reposait sur une philosophie naturelle qui paraissait contradictoire, et même doublement contradictoire. Car, non seulement Newton prétendait rendre compte des phénomènes mathématiquement « sans feindre d’hypothèses »8, c’est-à-dire sur base de la seule observation, tout en faisant sienne l’hypothèse mécanistique selon laquelle tous ces phénomènes ne résultaient que de mouvements, mais il doublait cette hypothèse de celle d’un corpuscularisme universel consistant à supposer que tous ces mouvements étaient ceux de corps, dont certains éventuellement inobservables comme ces corpuscules qui composaient selon lui tous les corps qu’il nous est effectivement donné d’observer et même ce que nous appelons lumière. Et cependant, il arriva qu’une telle justification devint disponible deux ans à peine après la 8 NEWTON, I., Opticks : or, a Treatise of the Reflexions, Refractions, Inflexions and Colours of Light. London, 1704 ; 2nd ed. 1717, reed. by HORSLEY S., in Opera quae extant omnia, vol. 4, London, 1782, Faksimile, Stuttgart, Friedrich Frommann Verlag, 1964, p. 237.
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publication des Principia, et – fait également notable – grâce à une philosophie elle-même en quête de justification. Comme on le sait, dans son Essay concerning Human Understanding publié en 1689, Locke soutint un empirisme radical qui reposait tout entier sur une distinction entre deux types de propriétés : celles qu’il disait premières et qui sont ces qualités que tout corps doit forcément posséder pour être un corps, à savoir l’extension, la figure, la solidité et la mobilité ; et celles que nous avons pour habitude d’attribuer aussi à toute entité de ce type au motif que nous les percevons mais qui, comme la couleur ou le goût par exemple, n’ont en réalité de propriété que le nom et doivent plutôt se voir qualifiées de secondes parce qu’elles résultent en fait de l’effet que ce corps produit sur nous grâce à ses qualités premières.9 Hypothèse astucieuse que le philosophe anglais défendait du mieux qu’il pouvait, mais qui, en l’état, n’était aucunement fondée et ne valait que par ce qu’elle permettait selon lui d’expliquer, à savoir l’origine strictement empirique de toute connaissance. Cependant, dès qu’on la rapprochait de la physique newtonienne, cette curieuse hypothèse d’une distinction entre deux types de qualités perdait son caractère ad hoc pour acquérir une puissance explicative aussi impressionnante qu’inattendue en devenant une simple conséquence de cette physique et de son hypothèse corpusculariste. Car, si l’on prenait Newton au sérieux et admettait avec lui que tout phénomène ne résultait effectivement que de mouvements de corps, il fallait alors admettre que ce phénomène qu’est cette couleur, ou toute autre qualité que nous attribuons à un corps suite à ce que nous appelons une perception, résultait lui aussi du mouvement de certains corps ; corps qui, de toute évidence, ne pouvaient être que ces corpuscules composant notre propre corps et celui que nous percevons, et dont les plus petits devaient forcément être tels que nous ne puissions jamais les pervevoir et donc tels qu’on ne puisse leur reconnaître que certaines qualités parmi toutes celles susceptibles d’être attribuées à un corps. Ce qui revenait bel et bien à distinguer deux types de qualités, dont certaines, de surcroît, à bon droit qualifiables de premières puisque toutes les autres en dérivaient et pouvaient donc être proprement dites secondes. Plus étonnant encore : ces qualités premières, que Newton préférait pour sa part qualifier d’originelles, étaient précisément celles qu’avait retenues Locke, à savoir l’extension, la figure, la solidité et la 9 LOCKE, J., An Essay concerning Human Understanding, Book II, chap. 8 in The Works of John Locke. London, Baldwin, 12th ed., 1824, vol. 1, pp. 109-121.
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mobilité.10 Certes, le physicien ne parvenait à rendre mathématiquement compte des phénomènes que parce qu’il considérait aussi comme telle cette autre propriété particulière qu’il appelait inertie, mais cette adjonction ne modifiait en rien la nature même de l’hypothèse, dont elle confirmait au contraire le bien-fondé d’une manière inespérée. Car, d’évidence, cette qualité supplémentaire ne pouvait être considérée comme seconde, tout corps devant forcément en être pourvu sous peine de ne posséder cet « état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme » dont la première loi de la nouvelle physique imposait qu’il soit conservé pour chaque corps dès lors qu’on supposait celui-ci isolé de tous les autres. De sorte que cette qualité méritait incontestablement de se voir, elle aussi, tenue pour première. L’ensemble des qualités premières qu’avait distinguées Locke était donc incontestablement trop étroit et devait être étendu afin de coïncider avec celui des propriétés originelles qu’avait identifiées Newton. Mais cette erreur bénigne ne menaçait aucunement son hypothèse d’une distinction entre qualités et, une fois corrigée, l’asseoyait même au contraire définitivement en en faisant une conséquence indiscutable de la nouvelle physique. Au moins sur ce point, Locke devait donc avoir raison si Newton ne s’était pas trompé. Et, de toute évidence, la réciproque tenait également : s’il y avait bien une différence entre deux types de qualités qui expliquait comment nous percevons, que puisse exister cette science mathématique des seuls phénomènes qu’était la physique newtonienne devenait alors compréhensible. Car, si Locke avait raison et que les qualités secondes que nous attribuons aux corps n’étaient que des effets produits par ces corps sur le nôtre du fait de leur inertie et de leurs autres qualités premières, alors s’expliquait sans la moindre difficulté la possibilité de ce savoir très particulier, qui prétendait rendre exactement compte des phénomènes grâce à leur seule observation, c’est-à-dire grâce à la seule perception, tout en réduisant chacun d’eux aux mouvements de corps seulement doués d’inertie et de ces quelques autres qualités qu’étaient l’extension, la figure, la solidité et la mobilité. Leurs hypothèses respectives se renforçant mutuellement, la physique newtonienne et l’épistémologie lockéenne s’enchâssaient donc parfaitement. 10 En fait, comme on peut le lire in Essay, Book II, chap. 8, § 9, p. 112, Locke dit explicitement que les qualités qu’il désigne comme premières peuvent tout aussi bien être qualifiées d’originelles. Il ne fait cependant aucune référence à Newton, ni à cet endroit ni lorsque, in Essay, Book II, chap. 4, § 1, p. 99-100, il prend la peine d’expliquer pourquoi il pose comme synonymes le terme solidité et le terme impénétrabilité que lui préférait pour sa part le physicien.
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Au point de constituer un édifice intellectuel qui semblerait toujours plus inébranlable à mesure que s’accumuleraient les succès de cette physique, et de toutes les autres sciences empiriques ensuite, invariablement conçues sur son modèle. Ce qui eut notamment pour conséquence ce que nous avons constaté, à savoir de rendre quasiment inimaginable toute autre ontologie naturelle que l’ontologie substantialiste qu’abritait cette impressionnante construction.
4. L’embarras de la physique classique Toutefois – nous l’oublions souvent – ni Locke ni Newton n’était dupe, et, même si leurs raisons différaient, tous deux refusaient de s’en tenir à une ontologie substantialiste aussi simpliste que celle que nous adoptons si communément aujourd’hui. Locke, en effet, était un philosophe trop sérieux pour songer un seul instant à défendre pareille ontologie. Pour lui, comme nous venons de le rappeler, il devait forcément exister dans la nature d’autres entités que des substances, à savoir des qualités et, sinon des qualités secondes, du moins des qualités premières. Il aurait d’ailleurs jugé absolument dépourvu de sens de parler de substances privées de ces qualités, puisqu’une substance n’était pour lui qu’un porteur de qualités.11 Quant à Newton, s’il n’était pas philosophe au sens où nous entendons ce terme aujourd’hui, il n’en était pas moins préoccupé par l’incohérence ontologique sous-jacente à sa science. Car cette ontologie n’était évidemment pas aussi homogène que celle que nous nous autorisons à y voir. Comme on nous l’a aussi appris, dans les Principia, il faisait en effet immédiatement suivre l’énoncé que nous connaissons sous le nom de principe d’inertie de cet autre énoncé que nous désignons comme la loi fondamentale de la dynamique, à savoir « Loi II. Le changement de mouvement est proportionnel à la force motrice imprimée et s’effectue suivant la droite par laquelle cette force est imprimée. »12
Car il faut évidemment que des forces existent. Sans elles, rien de ce qui se produit dans la nature ne serait expliqué, puisque chaque corps conserverait indéfinitivement son état de repos ou de mouvement 11 12
Voir LOCKE, Essay, Book II, chap. 23, § 2, pp. 283-286. NEWTON, Principes, p. 41.
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rectiligne uniforme, conformément à sa nature substantielle d’être non seulement indépendant de tout autre mais de ne dépendre absolument de rien. Or, comme le comprit immédiatement Newton, l’existence de ces forces posait un problème quasiment insoluble. De fait, ces entités ne sont évidemment pas substantielles : il n’y a de forces que parce qu’il y a des corps ; elles n’existent donc pas par elles-mêmes. Mais il serait par ailleurs inadmissible de les considérer comme des qualités premières ou des propriétés originelles des corps. En effet, certaines doivent obligatoirement s’exercer à distance du corps qui la possède, ce qui semble bien contradictoire : « Que la Gravité soit innée, inhérente et essentielle à la matière, de sorte qu’un corps puisse agir à distance sur un autre à travers un vide, sans la médiation de quelque autre chose, par et à travers laquelle leurs action et force puissent être transmises de l’un à l’autre, est pour moi une si grande absurdité, que je crois qu’aucun homme, ayant la faculté de penser avec compétence en matière philosophique, puisse jamais y tomber. »13
Du reste, il semble même tout simplement impossible de concevoir ces nouvelles entités comme des propriétés de quelque type que ce soit, puisque, pour rendre exactement compte des phénomènes et notamment de l’attraction universelle, il faut encore introduire cette troisième loi que l’on connaît sous le nom de loi de l’action et de la réaction : « Loi III. La réaction est toujours contraire et égale à la réaction : ou encore les actions que deux corps exercent l’un sur l’autre sont toujours égales et dirigées en sens contraire. »14
De sorte que « […] quoique les actions de chacune des planètes d’une paire sur l’autre peuvent être distinguées l’une de l’autre et peuvent être considérées comme deux actions par lesquelles chacune attire l’autre, comme elles s’exercent entre les deux mêmes corps, elles ne sont pourtant pas deux mais une simple opération entre deux extrémités. Deux corps peuvent être tirés l’un vers l’autre par la contraction d’une corde [lancée] entre eux. La cause de l’action est double, à savoir la disposition de chacun des deux corps ; semblablement l’action est double, dans la mesure où elle s’exerce sur deux corps ; mais dans la mesure où elle s’établit entre les deux corps, elle est seule et unique. Il n’y a pas, par exemple, une opération par laquelle le Soleil attire Jupiter et une autre opération par laquelle Jupiter attire le Soleil, mais 13 NEWTON, I., Lettre à R. Bentley du 25 février 1693 in Opera quae extant omnia. (HORSLEY, S., ed.) London, 1782, Faksimile, Stuttgart, Friedrich Frommann Verlag, 1964, vol. 4, p. 438. 14 NEWTON, I., Principes, p. 41.
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une opération par laquelle le Soleil et Jupiter tentent de s’approcher l’un de l’autre. »15
Bref, les forces sont des entités d’un genre irréductiblement différent de celles jusqu’alors reconnues, des entités dont on ne peut faire l’économie mais dont la présence dans notre ontologie naturelle la rend décidément fort peu cohérente. Ce qui conduisit Newton à faire le choix – pour le moins radical – de les en exclure et d’inviter le lecteur des Principia à « […] considérer ces forces d’un point de vue seulement mathématique et non physique ».16
Or, si surprenant que cela soit, c’est encore cet étrange conseil que nous suivons aujourd’hui lorsqu’on nous demande quelle est notre ontologie naturelle. Comme on l’a vu, dès lors que nous nous trouvons invités à répondre rapidement à cette question, c’est en effet à la quasiunanimité que nous oublions de mentionner ces entités que sont les forces. Certes, on parle de corps qui interagissent dans l’espace au cours du temps mais il est très rare qu’on affirme explicitement l’existence d’entités de ce genre, manifestement non substantielles et auxquelles fait pourtant clairement référence le terme interaction – comme si, de nos souvenirs d’école, nous évacuions généralement ce qui embarrassait déjà Newton. Et il n’est pas impossible que nous ayions effectivement hérité de cet embarras ontologique newtonien. De fait – je n’y insisterai pas, mais il m’est difficile de ne pas le signaler – quand on examine l’évolution de la physique durant les deux siècles qui suivirent la parution des Principia, on ne peut s’empêcher de deviner chez les successeurs de Newton cette même gêne à devoir admettre des entités si différentes au sein d’une ontologie qui semblait par ailleurs si homogène. Ainsi par exemple, dans les formulations de sa mécanique que proposèrent ensuite Lagrange, Hamilton et Poisson, ces forces se trouvèrent-elles à ce point dissimulées qu’elles disparurent de l’expression des lois du mouvement au profit de l’énergie, entité sans doute jugée moins problématique parce que davantage apparentée à une substance ou à une propriété.17 Et, même s’il est 15 NEWTON, I., Premier brouillon du « Système du monde » in COHEN, I. B., The Birth of a New Physics. Harmondswoth, Penguin, 1987, pp. 237-238. (Notre traduction) 16 Comme on le sait, à la fin de sa vie, Newton ira encore plus loin et fera de ces entités des manifestations de Dieu in Opticks, Query 28, p. 238. 17 Il faut toutefois rappeler que Leibniz, à qui revient pourtant la paternité du concept d’énergie cinétique, ne céda lui-même jamais à la tentation d’en faire une substance,
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peu contestable que ce furent d’abord des considérations physiques qui conduisirent à la formulation exacte de cet autre développement de sa physique qu’est l’électromagnétisme, il faut bien constater que les efforts de Faraday, et de Maxwell ensuite, poussèrent en quelque sorte ce processus de dissimulation à l’extrême puisqu’ils aboutirent à reléguer ces entités dans le domaine du possible en préférant faire des lois de cette partie de la physique l’expression du comportement de champs, entités semblant effectivement davantage s’apparenter à des substances mais curieusement définies par ceci que leur valeur en un point est celle de la force correspondante que subirait une substance-test si elle se trouvait placée en ce point.
5. Le désaveu de la physique contemporaine Que cette hypothèse d’une transmission directe de l’embarras newtonien soit exacte ou pas importe peu ici: le fait est qu’au début du vingtième siècle, c’était déjà cette ontologie naturelle substantialiste que nous faisons spontanément nôtre aujourd’hui qui sous-tendait la vision que les physiciens se faisaient de la nature. Et s’il fallait n’en donner qu’une preuve, il suffirait de mentionner le titre d’un article qui parut alors et se révélerait pourtant l’un des plus révolutionnaires jamais écrits. En 1905, Albert Einstein choisit en effet d’intituler l’article fondateur de la théorie de la relativité restreinte Sur l’électrodynamique des corps en mouvement. Et de fait, dans le cours de son texte, le physicien allemand ne cesse de parler de corps. Mais ce qu’il démontre à leur propos, c’est en réalité que nous sommes sans doute bien mal inspirés de supposer que la nature est fondamentalement constituée de telles entités. Comme Minkowski, son ancien professeur, sera le premier à le remarquer, dans cette publication historique, Einstein fait en effet bien davantage que ce qu’on prétend encore trop souvent, à savoir démontrer qu’il est inutile de supposer l’existence de cette autre entité au statut ontologique énigmatique qu’était l’éther pour expliquer pourquoi les grandeurs de l’électromagnétisme sont soumises aux transformations de Lorentz plutôt qu’à celles de Galilée lorsqu’on les mesure dans un référentiel en mouvement rectiligne ou même la propriété d’une substance : ce qu’il appelait la force vive était pour lui la manifestation phénoménale de l’activité des substances ou monades ; substances qu’il concevait aussi de manière fort originale puisqu’il les tenait pour des entités non spatiotemporelles et les considérait donc comme non corporelles.
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E
A
B
t C S
x
Figure 1. Les événements et l’espace-temps (dont une seule dimension spatiale est représentée) : L’événement B, se trouvant à l’extérieur du cône de lumière de l’événement A, ne peut lui être relié causalement, contrairement à E qui peut en être un effet et à C et S qui peuvent chacun en être une cause.
uniforme par rapport à celui dans lequel on les a initialement mesurées et qu’il suffit pour cela de poser que la vitesse de la lumière garde la même valeur dans tous les référentiels de ce genre et d’imposer aux équations de Maxwell, exprimant les rapports qu’entretiennent ces grandeurs et leurs variations, de conserver invariablement la même forme. Quoique de manière implicite, ce qu’il y propose est en réalité ni plus ni moins qu’une nouvelle ontologie naturelle, puisque les entités posées par l’ontologie newtoniano-lockéenne semblent s’y évanouir au profit de ces entités d’un genre radicalement différent que sont les événements. À le lire, on découvre en effet tout d’abord que l’espace et le temps ne sont en aucun cas ces substances qu’imaginaient Newton et ses successeurs et que, si ces entités conservent une certaine substantialité, c’est uniquement en ceci qu’elles forment, comme cousues l’une à l’autre par la lumière, cette seule entité d’allure substantielle qu’est l’espace-temps et en chaque point de laquelle cette vitesse18 définit un cône, justement dit de lumière, contenant exclusivement les seuls points auxquels sont susceptibles de se trouver attachés des événements causalement reliés à l’événement situé à son origine (figure 1). 18 Dans les quelques formules accompagnant les figures qui suivent, cette vitesse, habituellement désignée par la lettre minuscule c, est posée égale à 1.
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Ensuite, ces substances que seraient les corps se révèlent ne posséder en propre quasiment aucune de ces propriétés originelles ou qualités premières que leur attribuaient Newton et Locke. À commencer par cette mobilité que tous deux leur conféraient sans hésiter mais dont la perte de substantialité de l’espace porte plus que jamais à douter de la réalité, puisque les états de mouvement de ces prétendues substances ne peuvent plus être communément rapportés à cette substance unique particulière mais seulement à d’innombrables référentiels eux-mêmes en mouvement les uns par rapport aux autres et dont aucun ne paraît privilégié. Et il en va de même pour leur extension. En effet (figure 2), un corps de longueur L n’a dans un référentiel en mouvement par rapport à lui qu’une longueur L’ qui dépend à son tour de la vitesse de ce référentiel. De sorte que sa figure change aussi, et avec elle son apparente solidité19, selon le référentiel choisi pour le décrire. En fait, même la durée T de l’existence de tout corps varie, valant T’ par exemple dans un référentiel se déplaçant à vitesse constante par rapport à celui dans lequel il est au repos. Seule l’inertie demeure une propriété susceptible de lui être attribuée. Et, pour être exact, même ceci est sujet à caution. Car, si, conformément à la tradition initiée par Euler, on considère cette propriété adéquatement mesurée par cette grandeur qu’on a coutume d’appeler masse, deux interprétations semblent également possibles.20 En effet, d’une part, il ne paraît y avoir de sens à attribuer une telle propriété à un corps que dans le référentiel par rapport auquel il est au repos ; si bien que, selon cette théorie, la valeur attribuée à cette grandeur demeure évidemment invariable. Mais, d’autre part, comme le montrera Einstein dans un autre article cette même année 1905, la masse d’un corps est en réalité intrinsèquement liée à son énergie. Or cette autre grandeur varie, quant à elle, avec la vitesse du corps – raison pour laquelle, d’ailleurs, on était généralement peu porté à en faire une qualité première – et, donc, avec le référentiel choisi pour le décrire. De sorte qu’il semble nécessaire d’admettre que la masse varie elle aussi selon le référentiel considéré. Bref, – pour le dire de manière imagée –, de ces corps dont Newton faisait les constituants de la nature, Einstein ne laisse rien subsister. Rien, sinon peut-être leur inertie et ce qui est censé leur arriver, c’est-à-dire des événements. Car ce sont bien ces entités auquelles n’avait 19 Pour une démonstration particulièrement convaincante, voir « How to teach special relativity » in BELL, J.S., Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics. Cambridge, Cambridge University Press, 1987, revised ed., 2004, pp. 67-80. 20 Voir l’article récapitulatif de ROCHE, J., « What is mass ? », European Journal of Physics, 26 (2005) 1-18.
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t’
t’
t
t B
T’
x
x
T
dt’
L
dt dx
x’ L’
Figure 2. Les variations des longueurs et des durées : L’= [1-v2]1/2 . L et T’= [1-v2]-1/2 . T
O
x’
dx’
Figure 3. L’invariance de la distance spatio-temporelle entre les événements O et B : dt’2 - dx’2 = dt2 - dx2
jusqu’alors été attribuée qu’une existence seconde qui apparaissent maintenant comme tout ce qui existe fondamentalement et comme ce à quoi les corps doivent sans doute en réalité eux-mêmes d’exister. De fait, contrairement à ce que laisserait penser le nom qui lui a été donné, la théorie einsteinienne désigne bel et bien des invariants, c’est-à-dire des grandeurs dont la valeur ne varie pas d’un référentiel à l’autre comme le font toutes ces propriétés ; et, si de telles grandeurs existent, c’est précisément en raison de l’existence de cet invariant fondamental qu’est la distance spatio-temporelle séparant les entités susceptibles d’exister en deux points quelconques de l’espace-temps, c’est-à-dire entre deux événements (figure 3). Si bien que choisir de ne considérer comme un éventuel constituant de la nature que ce qui y est en principe décelable empiriquement, et donc se refuser à retenir comme tels les points de l’espace-temps auxquels ces événements sont en quelque sorte attachés, impose de reconnaître que ce sont bien là les seules entités qui existent fondamentalement dans la nature. Cette affirmation vous surprendra peut-être. Bien peu vont en effet jusqu’à dire que la théorie de la relativité restreinte impose pareille révison de notre ontologie.21 Mais tous ceux qui ont étudié cette théorie ou l’utilisent fréquemment vous le confirmeront : quand on s’obstine à y voir une description du comportement de corps, on risque à tout instant 21 Il y a toutefois des exceptions notables : celles de Wheeler en physique (TAYE.F.T., and WHEELER, J.A., Spacetime Physics. San Francisco, Freeman, 1963) et de Whitehead en philosophie (WHITEHEAD, A.N., The Concept of Nature. Cambridge, Cambridge University Press, 1920), par exemple.
LOR,
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de commettre des erreurs de calcul ou d’interprétation des résultats que l’on obtient ; tandis qu’on les évite presque sans effort en n’y voyant qu’une description des relations qu’entretiennent des événements. De plus, il semble bien que cette théorie ne soit pas la seule à inviter à adopter une ontologie événementialiste. Quand on l’examine de près, on constate en effet que cet autre pilier de la physique contemporaine qu’est la mécanique quantique fait exactement la même recommandation. Certes, il semblerait que cette théorie traite de phénomènes mettant en jeu des électrons, des photons, des atomes, ou de ce qu’on appelle généralement des systèmes quantiques, conçus à la manière dont on conçoit les corps macroscopiques c’est-à-dire comme des substances. On dit même effectuer sur ces systèmes des mesures de leurs propriétés, au cours d’expériences dont cette mécanique prédit effectivement les résultats avec une exactitude tout à fait remarquable : position, vitesse, quantité de mouvement, moment angulaire, spin, etc. Mais force est de constater que cette façon de s’exprimer trahit bien davantage cette ontologie substantialiste à laquelle nous tenons tellement qu’elle ne révèle ce qui, à s’en tenir strictement à ce que dit cette théorie, existe réellement. Car – on le déplore si souvent qu’on ne peut que s’étonner de l’oublier si aisément – cette théorie ne prédit en fait que des probabilités. Si tentant qu’il soit de l’interpréter de manière substantialiste, son étrange formalisme n’aboutit en effet qu’à prédire la probabilité d’obtenir tel ou tel résultat lors de telle ou telle mesure sur l’un ou l’autre de ces prétendus systèmes. Or, de toute évidence, il n’y a de probabilité que de l’occurrence d’un événement ; sinon de manière figurée, il est dépourvu de sens de parler de probabilité à propos de quoi que ce soit d’autre que de ce qui se produit dans une région de l’espace durant un certain laps de temps. Et ce sont d’ailleurs des entités de ce genre que donnent seulement à voir les expériences concrètement effectuées (figure 4). De sorte qu’il convient d’admettre que c’est bel et bien une ontologie événementialiste que cette intrigante théorie enjoint, elle aussi, d’adopter. Enfin – sans surprise cette fois, puisqu’elle combine les deux théories précédentes – la mécanique quantique relativiste ne parle, elle aussi, que d’événements. Même si, lorsqu’on évoque cette théorie ou les phénomènes hautement énergétiques qu’elle permet de décrire, on continue le plus souvent à parler de substances corporelles. L’habitude prévaut encore en effet de parler de particules ; et même de familles de particules, dites élémentaires, rassemblées selon leurs propriétés communes et dont le tableau d’ensemble récapitulerait ce que nous avons appris de plus profond sur la matière : leptons d’un côté, et quarks de l’autre ; toutes
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e-
ea
B
A
e-
e-
S
Figure 4. La détermination de la propriété B d’un système quantique : [un grand nombre de systèmes semblables sont émis par une source S, interagissent avec un appareil de mesure et sont réceptionnés dans un détecteur B] versus [une longue série d’émissions S et de réceptions B].
Figure 5. Un diagramme de Feynman : [deux électrons échangent un photon virtuel] versus [une émission et une absorption].
particules nommées fermions et soigneusement distinguées des bosons (de jauge), particules pour leur part conçues comme les médiatrices des interactions qu’entretiennent les précédentes, c’est-à-dire comme des substituts substantiels à ces forces dont l’existence dérangeait tellement Newton. Ainsi, devant l’un de ces diagrammes que l’ont dit de Feynman (figure 5), parle-t-on par exemple couramment de deux électrons qui interagissent en échangeant un photon ; alors que, comme le sait pertinemment tout physicien, la théorie ne prédit en réalité que la probabilité d’occurrence de ces événements que sont dans ce cas l’émission et l’absorption d’un photon par des électrons ; probabilité dont ce type de diagramme n’avait d’ailleurs été imaginé par le physicien américain que dans le but d’en faciliter le calcul. Nous sommes même à ce point attachés à cette ontologie substantialiste que nous acceptons de tomber dans le paradoxe en prétendant que cette théorie démontrerait ainsi l’existence de particules qui, comme ce photon dans ce cas-ci, seraient seulement virtuelles. Or il n’y a jamais eu autant de raisons de douter de la validité d’une telle ontologie naturelle que depuis que la physique est ainsi devenue tout à la fois relativiste et quantique, puisque l’expérience a récemment confirmé l’une de ses prédictions les plus audacieuses qui consistait à faire de la masse le résultat d’une interaction avec un champ particulier, connu sous le nom de champ de Higgs ; ce qui signifie que ces prétendues substances corporelles dont nous nous obstinons à croire la nature fondamentalement constituée ne possèdent même pas d’elles-mêmes une inertie, cette seule
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qualité première que la théorie de la relativité restreinte pouvait encore sembler leur avoir laissée. Peut-être me ferez-vous remarquer que les implications ontologiques de la théorie de la relativité générale, cette autre grande théorie de la physique contemporaine, ne sont pas aussi aisées à préciser. Et je vous le concéderai bien volontiers. Le rôle dynamique qu’assigne cette théorie à l’espace-temps inciterait en effet à faire de cette entité un autre constituant fondamental de la nature. Mais sans doute reconnaîtrez-vous qu’il est néanmoins très improbable qu’un examen ontologique poussé de cette théorie contredise jamais les conclusions précédentes au point de nous contraindre à réhabiliter l’ontologie substantialiste. Car, comme vous le savez, cette théorie, construite par ce même Einstein afin d’étendre l’exigence d’invariance des équations de la physique aux référentiels accélérés, a ceci de commun avec la mécanique quantique relativiste d’être une théorie de champ, en l’occurrence du champ gravitationnel. Or, même s’il est tentant de concevoir un champ comme une entité qui « n’a besoin que de soi-même pour exister », c’est-à-dire comme une substance, la rigueur impose évidemment de s’en garder – contrairement à ce que je vous laissais moi-même entendre tout à l’heure. Et cela, pour la raison fort simple22 qu’un champ n’est en réalité qu’un ensemble de valeurs attribuées à une certaine grandeur physique23 en différents points de l’espace-temps et s’apparente donc plutôt, du point de vue ontologique, à un ensemble d’événements24, ces entités dont toutes les autres théories physiques invitent précisément à considérer la nature fondamentalement constituée.
6. L’appui de l’expérience à un nouvel engagement ontologique Sans doute éprouverez-vous quelque difficulté à admettre que la nature n’est fondamentalement constituée que d’événements. Nous nous sommes en effet découverts naturellement substantialistes. Et – si vous m’avez suivi – nous connaissons désormais au moins l’une des raisons 22 Raison à laquelle il faudrait ajouter le fait qu’un champ ne peut exister sans qu’existe ce qu’un substantialiste concevra comme une substance et qu’on appelle sa source. 23 Le terme grandeur devant s’entendre ici de manière large, puisqu’un champ n’est pas forcément scalaire et peut donc avoir une valeur ne se réduisant pas à un nombre. 24 Il s’agit effectivement de se montrer prudent à ce propos, car il est impossible d’ignorer ce que révèle la contrefactualité inhérente à la définition de ce genre d’entité, à savoir que le possible s’y mêle étrangement à l’actuel.
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pour lesquelles nous tenons tant à cette ontologie très particulière, à savoir qu’elle est celle que nous impose l’empirico-corpuscularisme codéveloppé par Newton et Locke voici déjà plus de trois siècles et qui, sous l’effet cumulatif des succès des sciences et des techniques, semble bien avoir piégé la pensée occidentale, puisqu’on a dorénavant tant de mal à s’en défaire qu’on tiendrait presque pour paradoxal, et donc pour impossible, qu’une science puisse jamais nous enjoindre d’abandonner l’ontologie qu’elle véhicule ; ce qui – comme j’ai essayé de vous le montrer – paraît pourtant l’une des grandes leçons de la physique contemporaine dès lors qu’on s’efforce de se libérer de tout a priori ontologique au moment d’en examiner les résultats. Peut-être redoutez-vous par ailleurs les conséquences de l’adoption d’une ontologie événementialiste. Les difficultés qu’un tel engagement ontologique exigera de surmonter sont effectivement aussi énormes qu’innombrables. Et il n’y a pas lieu de s’en étonner non plus, puisque changer d’ontologie naturelle revient ni plus ni moins qu’à concevoir de manière différente l’ensemble de ce qui existe dans la nature, et donc aussi nous-même ou du moins ce que nous avons pris l’habitude de considérer comme notre corps. Si bien qu’à en croire la physique contemporaine, c’est aussi notre anthropologie et notre épistémologie, voire notre éthique, et donc en définitive la quasi-totalité de notre philosophie qu’il s’agira de reconstruire ; ce qui non seulement nous imposera de chercher réponse à une multitude de questions auxquelles nous pouvions penser avoir déjà répondu de manière satisfaisante mais nous conduira aussi à en déclarer nulles et non avenues certaines que nous jugions importantes ou, au contraire, à en formuler d’inédites. Comme celles-ci par exemple, qui relèvent spécifiquement de cette discipline philosophique particulière qu’est l’ontologie et qu’il conviendra donc probablement de traiter en priorité : Un événement est-il une entité simple et, s’il ne l’est pas, de quoi est-il lui-même constitué ? Quel rapport une telle entité entretient-elle avec la région de l’espace-temps qu’elle paraît devoir occuper ? Chaque événement est-il unique ? À quoi doit-il son unité et en quoi se distingue-t-il d’un autre ? Doit-il forcément être actuel ou peut-il être aussi seulement possible ? Quelles relations, s’il y en a, entretient-il avec les autres ? Celles-ci sont-elles toujours externes ou parfois internes ? Etc. Toutes questions assurément plus difficiles les unes que les autres mais dont je suppose que vous conviendrez avec moi que leur difficulté, fût-elle plus grande encore, ne saurait en aucun cas excuser qu’on ne tente d’y répondre, et moins encore qu’on se refuse d’acter le constat qui les suscite.
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Enfin, il se pourrait que votre réticence à changer ainsi d’ontologie naturelle soit la conséquence, non d’une soumission bien involontaire à la philosophie empirico-corpusculariste dominante ou d’une crainte fort compréhensible à l’idée que toutes les difficultés soulevées par une ontologie événementialiste ne soient jamais surmontées, mais de ce vous considérez peut-être comme une évidence, à savoir que ces substances corporelles auxquelles il faudrait désormais refuser l’existence sont au contraire les seules entités dont vous ayez une expérience directe et, donc, aussi celles dont l’existence vous paraît la moins douteuse. En effet, il s’agit là d’une autre conviction dont il est extrêmement difficile de se défaire. Au point que les philosophes eux-mêmes semblent parfois se refuser à la questionner. Comme ces philosophes des sciences par exemple, qui, s’inquiétant à raison des dérives auxquelles peut toujours donner lieu l’interprétation du résultat d’une expérience scientifique, se font un devoir de rappeler que, contrairement à ce qu’on s’autorise généralement à penser, aucune expérience de ce genre ne révèle jamais immédiatement la valeur de la grandeur théorique censée y être mesurée mais seulement une position à un instant : celle de l’aiguille d’un voltmètre ou d’un spot sur un écran, par exemple. Si la nécessité d’une telle mise en garde paraît bien incontestable, il en va en effet tout différemment de la recommandation à laquelle elle aboutit. De fait, comme nous avons une fâcheuse tendance à croire en la vérité de ce que nous disons et qu’il nous paraît aller de soi que la vérité de nos discours consiste en leur adéquation avec les faits, si nous omettions systématiquement de nous interroger à propos de ce dont une expérience fournit effectivement la mesure, nous risquerions fort de finir par croire en l’existence d’une multitude d’entités qui n’ont d’autre réalité que celle de fictions théoriques. Mais faut-il pour autant n’affirmer que l’existence de ces corps dont toute expérience révèlerait la position à l’instant de la mesure par laquelle elle s’achève, comme ces philosophes semblent souvent le suggérer ? Et peut-on même affirmer l’existence de telles entités au motif que c’est bien là ce qu’on perçoit lors d’une expérience ? À la réflexion, rien n’est moins sûr – il faut bien l’avouer. Pour être certain que les entités que l’on perçoit existent effectivement, nous devrions en effet disposer d’une théorie de la perception qui nous l’assure et soit elle-même certaine. Or ce n’est manifestement pas le cas, puisqu’aucune des nombreuses théories de la perception proposées par les philosophes tout au long de l’histoire, et plus récemment par les psychologues, ne possède ces deux qualités. De sorte que cette même prudence à laquelle nous invitent ces
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philosophes des sciences nous impose en définitive de les juger euxmêmes par trop téméraires et leur recommandation bien trop hasardeuse pour être suivie. Les raisons sont assurément nombreuses et variées pour lesquelles ces philosophes – et la grande majorité d’entre nous sans doute – se satisfont ainsi de croire que les corps sont les seules entités dont la perception nous garantirait l’existence. Mais il est bien difficile de ne pas voir en cette attitude un autre effet de l’emprise qu’exerce sur nous cette ontologie substantialiste que nous connaissons désormais fort bien. Et l’on devine par ailleurs sans peine que, chez beaucoup, cette croyance est en outre motivée par la crainte de sombrer dans le scepticisme ou de devoir épouser l’une ou l’autre forme d’idéalisme. Il pourrait en effet sembler que la conclusion de ce qui précède soit que l’expérience ne nous révèle jamais aucune existence dont on ne puisse douter ou – au mieux – que nous-même, ou l’esprit qui perçoit, est la seule entité dont elle fournisse une preuve indubitable de l’existence. Mais ce n’est évidemment pas le cas : il est tout simplement faux que l’expérience ne nous apprend jamais rien de certain à propos d’autre chose que de nous-même ! Et il n’est pas inutile de le souligner car on a trop souvent soutenu l’inverse ; ce qui est d’autant plus difficilement compréhensible qu’il suffit de s’abstenir durant quelques instants de tout engagement ontologique pour s’en convaincre. En effet, il devient alors soudainement évident que chaque perception, qu’elle soit véridique ou erronée, hallucinatoire ou illusoire, nous permet en tout cas d’énoncer au moins une vérité qui ne porte ni sur nous ni sur notre esprit et dont nous avons pourtant la certitude que c’en est une, à savoir qu’elle, cette perception, existe. Or, pour tautologique que soit un tel énoncé, son contenu informationnel n’est pas nul. Car affirmer qu’une perception existe, c’est aussi affirmer que quelque chose a lieu, en l’occurrence en celui qui perçoit, donc qu’un changement localisé se produit, c’est-à-dire qu’un événement existe ; un événement, certes psychique, mais qui n’en est pas moins d’abord un événement et, donc, une entité qui, d’un strict point de vue ontologique, ne diffère en rien de celles que la physique présente désormais comme les constituants fondamentaux de la nature. Ce qui est doublement remarquable, puisque cela nous indique d’une part qu’à l’inverse de ce que nous pourrions penser, l’examen de ce phénomène qu’est la perception ne contredit nullement la leçon ontologique de la physique contemporaine mais la confirme et, d’autre part, que la dualité qu’on prétend généralement exister entre le psychique et le physique pourrait être sans réel fondement.
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7. Une difficulté centrale de la nouvelle ontologie naturelle Sur ce dernier point, il s’agit, bien entendu, de se montrer extrêmement prudent. Car c’est une chose de constater qu’à s’en tenir exclusivement à ce qui est certain dans la perception, on se trouve du même coup amené à reconnaître au moins l’existence de ce type d’entités dont, précisément, la physique prétend désormais la nature fondamentalement constituée. Mais c’en est une toute autre d’affirmer qu’adopter une ontologie événementialiste conduit inévitablement à identifier la nature et la pensée. Personne ne peut en effet sérieusement soutenir que celle-ci se réduise à la seule perception et, quand bien même cela serait contre toute attente démontré, il resterait à prouver qu’un événement psychique n’est pas seulement un événement mais un événement physique ; ce qui paraît beaucoup plus difficile encore. Et cependant, – comme j’aimerais maintenant vous le montrer – c’est bien à cette improbable possibilité que cette même physique nous enjoint également de nous préparer – du moins, pour ce qui concerne la perception. On s’accorde en effet très généralement pour considérer qu’il n’y a de perception que s’il y a sensation. Il est même de tradition de définir la perception comme l’acte par lequel nous organisons nos sensations25; entités dont la nature est rarement précisée mais dont il paraît peu discutable qu’elles sont, elles aussi, de nature événementielle puisqu’on y voit généralement « l’impression brute reçue par l’un de nos cinq sens ».26 Qui s’interroge à propos de la perception se voit ainsi conduit à s’interroger à propos de ces événements particuliers que sont les sensations et de cette relation manifestement essentielle qu’ils entretiennent avec ces événements, quant à eux bel et bien exclusivement physiques, que nous décrivons couramment comme le contact de notre corps avec quelque chose d’extérieur : le choc produit par une vibration de l’air sur notre tympan ou l’arrivée de lumière dans notre œil, par exemple. Ce qui, en définitive, amène à soulever la question très générale des types de relations que peuvent entretenir les événements. 25 Voir par exemple LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris, Presses Universitaires de France, 12 ème éd., 1976 ou WEIL-BARAIS, A. (dir.), L’homme cognitif. Paris, Presses Universitaires de France, 1993. 26 J’emprunte délibérément cette définition simplifiée au site www.kartable.fr destiné aux élèves du secondaire, parce qu’elle me semble effectivement conforme au sens que nous attribuons communément à ce terme et qu’elle me paraît en outre heureusement condenser celles qu’on trouve habituellement sous la plume des philosophes et des psychologues, et dont nous n’avons pas à nous embarrasser ici des multiples nuances. Sur la distinction qu’il convient en revanche de faire entre perception et sensation, on peut par exemple consulter WEIL-BARAIS, A., L’homme cognitif, pp. 91-108.
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Cette question pourrait sembler secondaire mais elle est au contraire de celles auxquelles il convient de fournir une réponse convaincante sous peine de devoir déclarer toute ontologie événementialiste incohérente, puisqu’en dépend ni plus ni moins que la possibilité de l’existence des entités qu’une telle ontologie pose comme fondamentales. Chacun admettra en effet qu’un événement ne peut être qu’à la condition d’être un événement.27 Autrement dit, un événement doit impérativement posséder une unité. Pour ne prendre qu’un exemple bien connu, si nous parlons de la bataille de Waterloo comme d’un événement, c’est bien parce que nous considérons que l’ordre donné par Napoléon au matin du 18 juin 1815 d’attaquer l’armée de Wellington disposée dans cette plaine située à une vingtaine de kilomètres au sud de Bruxelles, la diversion opérée à 11h30 par l’armée française contre la ferme d’Hougoumont, l’arrivée de l’armée de Blücher à Plancenoit vers 16h30 et la prise de la Haye-Sainte à 18h30, ainsi qu’une multitude d’autres sous-événements, ne sont pas sans liens mais se trouvent au contraire suffisamment unis pour former un tout. Cela semble tout à fait évident. Mais, pour évident que cela paraisse, il n’est pas aisé de déterminer à quelle condition cela se produit, c’est-àdire dans quelles circonstances. En fait, à en croire la physique, il semblerait même rigoureusement exclu, sinon dans des cas très spécifiques, que plusieurs événements puissent ainsi n’en former qu’un ; et il est de surcroît très facile de comprendre pourquoi. À l’inverse de ce qu’on pourrait penser, cela ne requiert en effet ni de préciser ce qu’est un tout ni de déterminer la relation exacte qu’entretient une telle entité avec ce qu’on désigne habituellement comme ses parties ; étonnamment, cela demande seulement d’admettre que, pour constituer un tout, et donc être lui-même un événement, un ensemble d’événements doit être tel que ceux-ci dépendent fortement les uns des autres. En effet, comme la causation, ou relation de causalité, est la seule relation de dépendance qu’on imagine susceptible d’être entretenue par deux événements physiques, ceci amène inévitablement à poser que des événements ne seront jamais des constituants d’une totalité qui soit elle-même un événement qu’à la condition de dépendre causalement l’un de l’autre. Or, à l’examen, cette condition, qui s’impose donc pourtant quasiment d’elle-même, se révèle totalement inadéquate. 27 Cf. LEIBNIZ, G.W., Lettre à Arnauld du 30 avril 1687 in Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld (Introduction, texte et commentaire par LEROY, G.) Paris, Vrin, 3e éd., 1970, p. 165 : « […] je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n’est diversifiée que par l’accent : que ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. ».
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Tout d’abord, cette condition paraît évidemment insuffisante, car s’il suffisait qu’un événement soit cause d’un autre pour que tous deux composent un seul événement, il y aurait bien plus d’événements que nous n’en reconnaissons généralement ou la plupart des ensembles d’événements que nous admettons en constituer un seraient beaucoup plus étendus qu’ils ne le sont en fait ; cette même bataille de Waterloo s’étendrait, par exemple, jusqu’à inclure l’érection de la butte du Lion élevée en 1826 en souvenir de la victoire des coalisés ou formerait avec cet événement postérieur d’une dizaine d’années un événement qu’aucun livre d’histoire n’a cependant jamais considéré comme tel. Cependant, cette insuffisance ne fait pas réellement difficulté. Mais ce qui est fort embarrassant en revanche, c’est que ladite condition ne peut être effectivement satisfaite que par certains événements – à moins qu’une hypothèse au coeur de la théorie de la relativité ne se révèle fausse. Comme on l’a vu, cette théorie pose en effet l’existence d’un cône de lumière en chacun des points de l’espace-temps ; cône qui a comme particularité de scinder en deux l’ensemble de tous les événements existants, relativement à l’événement en occupant le sommet : quel que soit cet événement, se trouvent à l’intérieur de ce cône ou à sa surface ceux qui peuvent lui être causalement reliés, et en dehors ceux qui ne peuvent l’être. Or, comme on peut le voir (figure 6), combinée à cette hypothèse, que l’on dit généralement de localité, la condition précédente impose qu’un événement spatialement étendu ait toujours une extension temporelle minimale non nulle28 ; ce qui est totalement inacceptable puisque cela interdit en particulier qu’un tel événement contienne jamais ne serait-ce que deux événements simultanés comme c’est pourtant le cas de cette fameuse bataille par exemple, de toute évidence constituée d’un nombre incalculable de sous-événements se produisant en différents endroits au même instant : la mort à 13h11 de ce soldat devant Hougoumont, le coup tiré à cette même heure par le septième canon placé devant la divison d’Erlon, la chute au même moment de ce cavalier anglais au centre du champ de bataille, etc. Bref, contre toute attente, la condition envisagée ne peut être sérieusement retenue comme nécessaire : elle est beaucoup trop forte. À première vue, ceci pourrait également sembler un problème mineur, car on voit sans difficulté comment affaiblir ladite condition. En effet, deux événements peuvent fort bien dépendre causalement l’un 28 La vitesse de la lumière c étant posée égale à 1, cela signifie tout simplement, comme le montre la figure 6, qu’un événement doit avoir une durée T au moins égale à son extension L.
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V
Y
T A
H
L
B
A
B
G F S
Figure 6. Si les seules relations causales sont directes, un événement d’extension spatiale L non nulle doit avoir une extension temporelle T minimale : contrairement à S, F ou V, ni G ni H ne peut former avec A un événement d’extension spatiale L ; et il en va a fortiori de même pour l’événement B.
X
Figure 7. Les deux types de relations causales indirectes : A et B ont X pour cause commune, et Y pour effet commun.
de l’autre de manière indirecte : plutôt que d’être cause et effet l’un de l’autre, ils peuvent seulement être tous deux effets ou causes d’un seul et même événement (figure 7). C’est même le cas de bon nombre des sousévénements appartenant à des ensembles qu’on s’accorde à considérer comme des événements. Ainsi, rien ne permet par exemple de supposer que la mort du général Baudouin survenue devant Hougoumont vers 12h a été la cause de la charge malheureuse des cuirassiers ordonnée par le Maréchal Ney à 15h au centre du champ de bataille, ou que celle-ci a à son tour causé la chute de Plancenoit aux mains des Prussiens vers 18h. Si l’on considère que ces trois événements sont autant de constituants de la bataille de Waterloo, c’est bien plutôt parce qu’ils ont eu pour effet commun la défaite de l’armée impériale ou pour cause commune l’ordre, donné par Napoléon vers 11h30 le 18 juin 1815, d’attaquer celle de Wellington. De sorte qu’il semble effectivement raisonnable de seulement poser comme condition nécessaire à l’existence d’un événement que, parmi tous les événements dont il est constitué, ceux qui ne sont pas causalement reliés les uns aux autres de manière directe possèdent au moins une cause ou un effet en commun. Autrement dit, un ensemble d’événements n’en formerait lui-même un qu’à la condition que chacun de ceux-ci soit cause ou effet direct de l’un des autres ou, à défaut, qu’il partage avec lui une même cause ou un même effet.
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Mais, à la réflexion, une telle condition se révèle, elle aussi, totalement inadéquate. En effet, pour commencer, on voit fort mal pourquoi il faudrait par exemple s’interdire de considérer comme un événement cette même bataille de Waterloo au motif que certains de ses sous-événements n’y satisfont pas, comme le passage de ces nuages noirs au-dessus des combattants alors que la pluie a cessé, le mouvement sans conséquence d’un petit arbre secoué par le vent près de la Belle-Alliance ou la bouffée de pipe de ce paysan contemplant son champ piétiné la veille par les troupes alliées à Mont-Saint-Jean. Autrement dit, cette condition est, elle aussi, indiscutablement trop forte. Et, sans surprise cette fois puisqu’elle est encore plus faible que la précédente, cette nouvelle condition est par ailleurs également insuffisante. Il est en effet pour le moins difficile d’admettre comme suffisant que deux événements aient une cause ou un effet en commun pour que, combinés à cet autre événement, ils n’en forment qu’un seul. Car, si ce l’était, trois événements aussi étrangers l’un à l’autre que mon arrivée dans cette salle, le passage quasiment simultané de Sébastien, un étudiant en mathématiques, devant la porte de la bibliothèque située à l’autre bout du campus, et l’entrée en gare du train qui nous y a tous deux amenés en formeraient également un ; de même que la victoire d’Eddy Merckx au tour de France en 1969, le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune cette même année et la diffusion ce soir à la télévision d’une rétrospective évoquant notamment ces deux événements. Et ce constat est infiniment plus gênant que le précédent. Car, cette seconde condition épuisant manifestement l’ensemble des façons dont deux événements peuvent être liés causalement l’un à l’autre, on ne voit plus cette fois comment l’amender. Si bien qu’on se trouve finalement contraint de conclure à l’impossibilité de rendre compte de cette unité dont doit pourtant être doté un ensemble d’événements spatialement étendu pour n’en former qu’un ; et cela paraît bien ruiner tout espoir de constituer un jour une ontologie naturelle événementialiste cohérente. À moins – notons-le bien – que les événements ne soient effectivement susceptibles de dépendre les uns des autres d’une manière qui ne soit pas causale, auquel cas cette conséquence dramatique ne pourrait être immédiatement tirée ; ou que l’hypothèse de localité, sur laquelle repose le raisonnement aboutissant à cette conclusion, ne soit elle-même fausse. Ce qui, puisque rien n’indique que la théorie de la relativité soit empiriquement inadéquate et, moins encore, qu’elle le serait parce que serait fausse cette hypothèse de localité sur laquelle elle repose, ne laisse en définitive ouvertes que deux possibilités : soit la nature n’est pas fondamentalement constituée d’événements, contrairement à ce que la
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physique elle-même nous invite pourtant à supposer ; soit ces entités y entretiennent parfois une relation tout à la fois non spatio-temporelle et non causale. 8. Une solution apportée par un fait empirique Voici quelques années encore, j’aurais dû me contenter de vous dire qu’il existait seulement de fortes présomptions en faveur de la branche la moins probable de cette alternative, à savoir la seconde, et que le projet d’une ontologie naturelle événementialiste semblait donc seulement demeurer viable. Mais la situation a tellement changé que faire preuve de prudence à ce propos serait aujourd’hui totalement déplacé. De fait, il n’y a désormais plus aucun doute qu’une telle ontologie est bel et bien défendable. Les physiciens ont en effet récemment mis au jour un fait qui offre presque la démonstration la plus parfaite qu’on puisse imaginer29 de ce qu’existe effectivement dans la nature une relation différente de cette seule causation que nous y avions jusqu’à présent observée et de surcroît précisément telle que des événements puissent effectivement exister.
A
B
S
Figure 8. Une expérience de corrélations à distance décrite en termes substantialistes.
A
B
S
Figure 9. Une expérience de corrélations à distance décrite en termes d’événements.
Ce fait est connu sous le nom de violation de l’inégalité de Bell et constitue le résultat d’expériences dites de corrélations à distance. Comme vous le devinez, ces expériences ont été conçues et réalisées dans 29 Voir l’avis d’Alain ASPECT, l’un des pionniers des expériences ayant conduit à la reconnaissance du fait en question, in « Closing the Door on Einstein and Bohr’s Quantum Debate », in Physics, 8, 2015, 123.
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le cadre de l’ontologie substantialiste dominante. Initialement, elles visaient même à répondre à une question qui n’avait de sens que dans cette ontologie.30 Mais leur résultat se laisse évidemment lire au travers de ce que, comme toute expérience, elles permettent seulement de constater, à savoir – souvenez-vous ! – des événements et les relations qu’ils entretiennent ; ce qui signifie que ce fait peut s’interpréter immédiatement dans le cadre de cette ontologie événementialiste que la physique elle-même recommande d’adopter et qu’on s’efforcera donc de ne pas quitter en faisant délibérément abstraction des multiples détails techniques de ces expériences – qu’il est d’ailleurs très difficile de ne pas décrire sans parler de particules et de mesures effectuées sur elles (figure 8).31 Or ce que, réduites ainsi à l’essentiel, donnent à voir ces expériences qui ont demandé plusieurs décennies d’efforts aux physiciens, ce sont des séries de paires d’événements, dont chacun est extérieur au cône de lumière de l’autre et ne peut donc en être ni la cause ni l’effet (figure 9), mais qui sont néanmoins corrélés d’une manière qui demeure inexplicable lorsqu’on prend en considération (1) l’ensemble μ des événements appartenant à l’intersection de leurs cônes de lumière respectifs, c’està-dire susceptibles d’en être une cause commune (figure 10), et même (2) l’ensemble ν des événements appartenant à une région de l’espace-temps arbitrairement étendue coupant les deux cônes passé de ces événements appariés et « écrantant » leur intersection (figure 11) ; et ceci pour la raison – aussi simple qu’imparable – qu’une inégalité numérique entre certaines grandeurs calculées à partir de ces événements s’y révèle violée, alors que, comme l’a démontré le physicien auquel cette inégalité doit son nom, celle-ci devrait forcément être respectée si les événements de chacune de ces paires avaient tous deux pour cause un événement appartenant à l’un ou l’autre de ces ensembles. C’est-à-dire qu’on observe désormais en laboratoire ce que la théorie de la relativité semblait décréter impossible : des événements causalement isolés et pourtant corrélés d’une manière que ne suffit à expliquer l’occurrence d’aucun autre événement (figure 12).32 Ce qui constitue bel 30 Il s’agissait de savoir si devait être définitivement exclue la possibilité de construire une théorie, à la fois locale et exacte, qui décrirait plus complètement l’état des systèmes physiques que ne le fait la mécanique quantique. 31 Pour une analyse particulièrement claire de ces expériences et de leurs résultats, voir NORSEN, T., Foundations of Quantum Mechanics. An Exploration of the Physical Meaning of Quantum Theory. Cham, Springer, 2017. 32 Qui douterait que c’est bien cette conclusion qu’il s’agit de tirer de la violation de cette inégalité une fois écartée l’hypothèse d’une causation rétrograde, c’est-à-dire de l’existence de causes postérieures à leurs effets, doit lire « La nouvelle cuisine » in
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A
B
+
S
Figure 10. Première lecture de la violation de l’inégalité de Bell : les événements A et B ne peuvent avoir pour cause commune un événement de la région μ.
Figure 11. Seconde lecture de la violation de l’inégalité de Bell : les événements A et B ne peuvent avoir pour cause commune un événement de la région ν.
et bien une preuve empirique de ce que des événements entretiennent parfois une relation qui, sans être causale, les lie fortement les uns aux autres et qui semble de surcroît telle que des événements spatialement séparés et causalement isolés puissent néanmoins former un tout (figure 13), et donc telle que puissent effectivement exister des événements dotés d’une extension temporelle inférieure à celle que la seule localité leur imposerait de posséder en raison de leur extension spatiale.
A
B
Figure 12. Certains événéments causalement isolés entretiennent une relation acausale leur permettant de ne former éventuellement qu’un seul événement.
A
B
Figure 13. Certains événéments causalement isolés sont corrélés d’une manière que ne permet d’expliquer l’occurrence d’aucun autre événement.
BELL, J.S., Speakable and unspeakable in quantum mechanics. Cambridge, Cambridge University Press, 2nd ed., 2004, pp. 232-248 et GISIN, N., L’Impensable hasard : Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, Paris, Odile Jacob, 2012.
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9. La confirmation théorique de la solution Il serait tentant de dire qu’en réalisant ces expériences, les physiciens ont donc sauvé l’ontologie que leur science condamnait en même temps qu’elle la suggérait. Mais ce serait oublier que leur science n’est pas seulement relativiste mais aussi quantique ; point sur lequel j’ai délibérément omis d’insister, afin d’éviter de vous laisser accroire ne fût-ce qu’un instant que l’existence de cette relation acausale n’était qu’une spéculation théorique. Cependant, il faut aussi que vous sachiez que le fait empirique qui l’atteste est accompagné d’un fait théorique non moins remarquable, à savoir que le formalisme de la mécanique quantique conduit, lui aussi, à prédire une violation de l’inégalité de Bell pour toutes les expériences du type de celles effectuées ; et – ce qui est plus remarquable encore – que cette violation prédite par la théorie est très exactement celle observée en laboratoire. Si bien que le fait empirique que je viens de vous présenter n’est en réalité que l’une des deux faces d’un seul et même fait, par ailleurs également théorique. Or, lorsqu’on examine le versant théorique de ce fait, on constate que tout ce que laissait entrevoir l’examen de sa face empirique s’y trouve étonnamment corroboré. En effet, pour commencer, cet examen confirme que la violation de l’inégalité de Bell est bien la manifestation d’une unité entre entités physiques ; en l’occurrence, entre certains systèmes, puisque – sans surprise – la mécanique quantique fait également sienne cette ontologie substantialiste que nous adoptons si spontanément. Dans cette théorie, cette violation se révèle en effet la conséquence directe d’un postulat qui concerne spécifiquement les systèmes composés, comme le sont par exemple les systèmes utilisés lors des expériences de corrélation à distance ayant permis de découvrir ce fait nouveau. Postulat qui pourrait sembler accessoire vu la particularité des systèmes qu’il concerne mais dont l’adjonction à l’ensemble des autres postulats formant le cœur de cette théorie est en réalité ni plus ni moins qu’essentielle puisque seule à même d’en garantir la cohérence globale. Selon le postulat premier de cette théorie, l’état d’un système est en effet décrit par un vecteur ψ normalisé, c’est-à-dire par un élément, d’un espace dit de Hilbert, dont la longueur est posée égale à l’unité. Tenu pour universellement valide, ce premier postulat vaut donc pour tout système, quel qu’il soit. Aussi, quand deux systèmes a et b n’en forment qu’un, l’état du système composé ab qu’ils constituent doit-il être pareillement décrit par un vecteur ψab, lui aussi normalisé et également élément d’un espace de Hilbert Hab. Mais, comme on le voit, dans une situation comme celle-là, ce postulat
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fondamental laisse imprécisé le rapport qu’entretient ce nouvel espace avec les deux espaces de Hilbert Ha et Hb, auxquels appartiennent les deux vecteurs normalisés ψa et ψb décrivant les états respectifs des deux systèmes a et b. Ce qui est évidemment inadmissible, puisqu’un système tel que a, par exemple, n’en demeure pas moins le système qu’il est, qu’il soit isolé ou constitue au contraire avec le système b un système comme ab, de sorte qu’une théorie censée décrire adéquatement son état se doit impérativement d’en fournir dans l’un et l’autre cas des descriptions qui ne soient pas sans rapport mais au contraire d’une quelconque façon accordées. D’où la nécessaire introduction d’un postulat supplémentaire qui, en l’occurrence, précise que ce nouvel espace Hab est, dans pareille situation, le produit tensoriel Ha ⊗ Hb des espaces Ha et Hb. Choix qui comble effectivement la lacune mentionnée mais qui a aussi pour effet spectaculaire d’élargir considérablement l’ensemble des états dans lesquels un système quantique est susceptible de se trouver. Car cet espace Hab, auquel, selon ce postulat, appartient le vecteur ψab normalisé représentant l’état du système composé ab, est bien plus riche qu’on ne le penserait et contient d’autres vecteurs que ceux obtenus par simple produit tensoriel des deux vecteurs ψa et ψb, décrivant les états respectifs des deux systèmes dont ce système est composé. Ou, pour le dire formellement, pour tout Hab = Ha ⊗ Hb et tout ψa ∊ Ha et ψb ∊ Hb, tels que |ψa| = 1 et |ψb| = 1, il existe ψab ∊ Hab tel que |ψab| = 1 et ψab ≠ ψa ⊗ ψb. Et ces vecteurs additionnels possèdent, à l’inverse des autres, la propriété d’être non factorisables, caractéristique qui, compte tenu du fait que ces vecteurs n’apparaissent qu’à l’occasion de la description de systèmes composés, impose de considérer leur présence dans le formalisme comme l’expression mathématique de l’unité de ces systèmes. Or il se fait par ailleurs que c’est précisément de cet excès de vecteurs que, d’un point de vue théorique, découle la violation de l’inégalité de Bell ; laquelle n’apparaît effectivement susceptible de se produire que pour des systèmes composés se trouvant dans un état décrit par l’un de ces vecteurs indécomposables. Ce qui amène à conclure que ce fait observé en laboratoire est bien, comme il semblait, la manifestation d’une unité jusqu’alors insoupçonnée entre certains systèmes physiques. Unité dont, selon cette même théorie, peuvent d’ailleurs aussi se trouver dotés plus de deux systèmes, puisque ce qui vaut pour un système composé de deux systèmes devant évidemment valoir pour un système lui-même composé
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de ce système et d’un troisième, l’état de celui-ci sera décrit par un vecteur appartenant au produit tensoriel des espaces associés à chacun des trois systèmes ; et de même pour un système composé de quatre, voire d’un nombre quelconque, de systèmes. Peut-être ferez-vous remarquer que, dans l’interprétation que j’avais donnée du versant empirique de ce fait, j’invoquais moins l’existence d’une telle unité que celle d’une nouvelle relation qui la sous-tendrait. Mais ceci se trouve aussi très exactement confirmé par un examen de cette même mécanique quantique. En effet, selon cette théorie, cette unité qu’entretiennent parfois certains systèmes n’est pas binaire, en ce sens qu’elle pourrait seulement exister ou ne pas exister ; elle est graduelle, c’est-à-dire qu’elle peut être plus ou moins forte – exactement comme peut l’être une relation. Car il se fait que tous les vecteurs indécomposables de l’espace Hab n’expriment pas une même unité, pour ainsi dire indifférenciée, du système auquel ils sont susceptibles de se voir attachés. Bien au contraire : de même qu’on peut distinguer ces vecteurs de ceux qui sont décomposables, et que l’on dit correspondre à des états purs, il est possible de distinguer ces différents vecteurs selon l’angle qu’ils forment avec ceux-ci dans cet espace commun ; ce qui traduit bien l’existence d’une relation entre les sous-systèmes constituant le système composé dont ils décrivent l’état. Relation à laquelle les physiciens ont d’ailleurs déjà attribué le nom spécifique d’intrication et qui, lorsqu’elle est maximale, interdit tout simplement de savoir quoi que ce soit de l’état des systèmes qui l’entretiennent alors que toutes les observations susceptibles d’être faites sur le système unifié qu’ils composent sont au contraire parfaitement prédictibles. Bref, sur ce point également, la théorie confirme ce que l’expérience paraissait révéler, à savoir l’existence d’une relation demeurée jusqu’ici inaperçue et pourtant responsable de l’unité de certaines entités naturelles. De plus, la théorie est muette quant à la distance séparant deux systèmes qui, d’après elle, peuvent se trouver de la sorte intriqués et même n’en former réellement qu’un lorsque cette intrication est maximale. En effet, le postulat additionnel permettant d’étendre la validité de ses autres postulats aux systèmes composés ne dit rien de plus que ce que je vous en ai dit, à savoir que l’espace associé à ces systèmes est le produit tensoriel des espaces associés à ceux qui en sont alors des sous-systèmes. Il est donc entendu qu’il s’applique quelles que soient les positions respectives de ces sous-systèmes et, par conséquent, que cette relation d’intrication se joue totalement de l’espace et, partant, de la localité qu’impose par ailleurs la théorie de la relativité ; localité dont vous ne vous étonnerez
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donc pas d’apprendre qu’il est assez facile de montrer que le formalisme de la mécanique quantique n’impose aucunement d’abandonner l’hypothèse dont elle fait l’objet pour rendre compte de la violation de l’inégalité de Bell.33 Ce qui ne peut effectivement se comprendre qu’à la condition d’admettre que cette nouvelle relation est bien, comme nous le suspections, d’une autre nature que la causation. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce que la théorie quantique révèle de la nature au travers de ce fait que constitue la violation de l’inégalité de Bell. Mais je n’en dirai pas davantage. Parce que cela exigerait de reformuler l’ensemble de cette théorie en termes d’événements seulement, afin d’éviter d’être induit en erreur par sa formulation habituelle qui – comme nous l’avons remarqué – repose entièrement sur une ontologie substantialiste.34 Et – surtout – parce que ce que nous venons de découvrir de la face théorique de ce fait aura certainement suffi à vous convaincre qu’elle confirme tout ce que semblait nous apprendre l’analyse de sa face expérimentale, à savoir qu’existe bel bien dans la nature une relation qui n’est pas seulement différente de la causation, et de la simple relation spatio-temporelle qu’entretiennent forcément toutes les entités naturelles, mais qui permet aussi à certaines d’entre elles de se trouver dotées d’une unité qui, sans cette relation, leur aurait inévitablement fait défaut. Et c’est bien cela qui importe ici, puisqu’il s’agissait – souvenezvous – de trouver une solution à une difficulté qui menaçait l’ontologie naturelle de type événementiel recommandée par la physique contemporaine, et que seule la découverte d’une telle relation permettait d’espérer résoudre.
10. Vers une ontologie non duale? Mais qu’il convienne de se méfier de toute interprétation de la mécanique quantique qui serait par trop dépendante de l’ontologie présupposée par sa formulation ne signifie évidemment pas que toute autre 33 Voir par exemple SUSSKIND, L., and FRIEDMAN, A., Mécanique quantique. Le minimum théorique, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015, pp. 215-218. 34 Parce que, dans cette théorie, les termes ou relata de cette relation sont des systèmes, nous pourrions notamment continuer à penser que cette relation lie des substances plutôt que des événéments et, par conséquent, nous satisfaire d’une ontologie substantialiste au lieu de tenter de clarifier la nature de cette relation et d’essayer de comprendre pourquoi cette théorie parvient à rendre exactement compte des probabilités d’occurrence des événements conjoints qui en révèlent l’existence.
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information qu’elle fournirait soit à négliger ou ne puisse être lue convenablement qu’une fois cette théorie complètement reformulée. Certaines informations suggèrent en effet d’elles-mêmes comment les lire correctement, et c’est notamment le cas de celle-ci, que je me dois encore de vous livrer vu son importance. Comme toute théorie scientifique digne de ce nom, cette mécanique précise en effet les situations dans lesquelles ses différents postulats, qui ne seraient pas universellement applicables, doivent être pris en considération. Ainsi précise-t-elle en particulier quand il s’agit de tenir compte du postulat supplémentaire évoqué précédemment, c’est-à-dire quand les espaces de Hilbert de deux systèmes doivent se trouver multipliés tensoriellement afin de former l’espace auquel appartient le vecteur censé décrire l’état du système unifié que constitue alors leur ensemble. Et cette précision se révèle, en l’occurrence, tout à fait remarquable, puisqu’il apparaît que la condition nécessaire pour que ces systèmes se trouvent ainsi intriqués est simplement qu’ils aient au préalable interagi – directement l’un avec l’autre, ou tous deux avec un même système tiers. Information qui se laisse immédiatement lire en termes événementiels et se ramène alors à ceci que des événements sont susceptibles de n’en former qu’un dès qu’un autre événement, certes spécifique mais qui ne cesse pour autant d’en être un, à savoir une interaction, s’est produit. Grâce à cette théorie, on apprend donc, d’une part, qu’existent dans la nature au moins deux types d’événements, à savoir les interactions et ceux qui n’en sont pas, et d’autre part, que l’existence des premiers suffit à expliquer cette relation qu’entretiennent parfois les seconds au point de ne plus éventuellement en faire qu’un (figure 14) – tout de même que l’existence de ceux-ci suffit évidemment à expliquer l’existence de ceuxlà (figure 15). Ce qui – vous en conviendrez – constitue une information de toute première importance, puisque cela signifie que les seules entités posées comme existantes par une ontologie naturelle événementialiste expliqueraient d’elles-mêmes qu’elles puissent exister et, donc, qu’une telle ontologie se suffirait en quelque sorte à elle-même. Et cela m’amène enfin à ce que je voulais vous dire aujourd’hui concernant cette énigmatique dualité du corps et de l’esprit. De fait : il est extrêmement tentant d’imaginer que tout ceci vaudrait aussi pour ces événements non physiques que sont les événements psychiques. Pourquoi, en effet, de tels événements ne se trouveraient-ils pas, eux aussi, parfois intriqués ? Après tout, nous n’éprouvons aucune difficulté à admettre que les événements psychiques puissent tout autant être causes et effets que les événements physiques, et même souvent causes et effets d’événements
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B
A
I
S
Figure 14. Une interaction S est cause de deux événements A et B n’en formant qu’un.
M
N
Figure 15. Deux événements M et N sont causes d’une interaction I.
physiques : que la déception de ne pas avoir atteint un objectif engendre parfois de la tristesse, que le souvenir agréable de vacances passées en un endroit précis suscite l’envie d’y retourner, qu’une piqûre de guêpe provoque une douleur soudaine tout de même qu’un coup de marteau maladroit et que cette même douleur nous pousse ensuite à chercher dans notre pharmacie de quoi la soulager, par exemple. Aussi, pourquoi nous refuserions-nous d’envisager que de tels événements non physiques puissent aussi parfois entretenir cette relation non causale qu’est la relation d’intrication ? Bien sûr, nos émotions, sentiments, souvenirs, impressions, idées et autres perceptions ne sont pas de même nature que mon entrée dans cet auditoire, le mouvement de l’aiguille d’un voltmètre, la première victoire d’Eddy Merckx au Tour de France ou la mort de ce grenadier devant la ferme de la Haye Sainte, par exemple. Il est hors de question de le nier. Mais force est cependant de reconnaître que ces différentes entités ont néanmoins en commun avec ces événements physiques d’exister en un lieu de l’espace durant un certain laps de temps. Personne, en effet, n’a jamais observé une émotion ou un souvenir qui n’existerait nulle part, un sentiment sans durée ou une perception qui se ferait partout indéfiniment, ni saisi une idée qui n’aurait surgi ou ne se serait formée quelque part à un moment précis. Les substantialistes que nous sommes vont d’ailleurs jusqu’à prétendre qu’à l’inverse de celles que nous tenons pour physiques, ces entités psychiques ne peuvent exister qu’en certains corps ; ce qui est bien une preuve de ce que nous leur attribuons un caractère spatio-temporel, puisque cela revient ni plus ni moins qu’à affirmer qu’elles existent seulement en certaines régions de l’espace-temps, au premier rang desquelles celles par ailleurs occupées par ces événements
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physiques spécifiques qu’on qualifie de cérébraux. Bref, bien qu’indéniablement non physiques, ces entités n’en sont pas moins, elles aussi, des événements. Or – comme nous l’avons vu – il faut, pour qu’existent des événements, qu’existe également une relation, différente de la causation, qui soit à même de leur conférer l’unité qu’ils se doivent de posséder. J’ai tenté de vous en convaincre en évoquant longuement cet événement physique particulier qu’est la bataille de Waterloo, parce qu’il s’agit aussi d’un événement historique que nous connaissons tous et que nous pouvions par conséquent examiner ensemble. Mais j’aurais pu tout aussi bien vous inviter à le constater à propos d’un événement psychique comme l’un de ces souvenirs d’enfance que nous avons tous, l’une ou l’autre émotion qui nous est commune, un sentiment dont j’aurais été tout à fait certain que nous le partageons ou une idée dont j’aurais été assuré que nous la comprenons tous de la même manière. Si j’avais eu assez de talent pour vous le décrire finement, vous auriez alors tout aussi inmanquablement remarqué que cet événement n’en est également un que parce que ses constituants se trouvent suffisamment unis et que ceci ne se peut que parce qu’ils sont, eux aussi, susceptibles d’entretenir une relation qu’il paraît bien impossible de qualifier de causale et qui, en cela, s’apparente étrangement à celle mise en évidence par les physiciens. De sorte qu’on en vient inévitablement à se demander si ces deux relations ne sont pas en réalité identiques. Que les termes de la relation d’intrication puissent ainsi relever du psychique tout autant que du physique est une hypothèse que beaucoup jugeront bien trop audacieuse pour être sérieusement examinée. Certains, sans doute, se refuseront même à seulement l’envisager. Et pour d’excellentes raisons. Parce que cette relation d’intrication n’a encore jamais été observée qu’entre des événements physiques, et que rien ne permet de penser que la seule théorie qui parvienne actuellement à la décrire se révèlera prochainement également à même de prédire les probabilités d’occurrence d’événements d’une toute autre nature ni que cette mécanique quantique se trouvera un jour intégrée à une théorie scientifique suffisamment vaste pour offrir de telles prédictions, a fortiori à propos d’événements psychiques. Et, plus simplement encore, parce qu’il n’a jamais été démontré que cette intrication est la seule relation qui soit à même de doter les événements de l’unité qu’il leur faut impérativement posséder, et qu’il est donc parfaitement concevable que c’en soit une toute autre qui convienne en réalité aux événements psychiques. Quoique marqués au sceau du bon sens, ces différents arguments sont toutefois de peu de poids au regard de ce qu’on gagne à prendre le
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risque de les négliger – ne serait-ce que quelques instants. À suspendre ainsi son jugement et à considérer cette hypothèse avec autant de sérieux que l’ontologie qui la suggère, on découvre en effet immédiatement que, si sa vérité était établie, se trouverait du même coup résolue cette embarrassante énigme du rapport du corps et de l’esprit, ou – du moins – du physique et du psychique. Car, s’il se pouvait que des événements psychiques soient intriqués comme le sont certains événements physiques, plus rien ne s’opposerait à ce qu’un événement psychique se trouve parfois intriqué avec un événement physique ; ce qui aurait pour conséquence, non d’abolir, mais de dépasser la dualité entre le psychique et le physique. De fait, il pourrait alors arriver qu’un événement physique et un événement psychique se trouvent suffisamment intriqués pour ne plus en former qu’un seul ; lequel serait forcément tout à la fois physique et psychique (figure 16). C’est-à-dire qu’apparaîtraient naturellement en certaines régions de l’espace-temps des événements où se résorberait précisément cette dualité aussi gênante qu’indéniable du matériel et du mental. Peut-être estimez-vous que, plutôt que nous réjouir, cette seule prédiction de l’existence d’événements contradictoires, et donc impossibles, devrait nous inciter à balayer cette hypothèse d’un revers de la main. Mais, si c’est le cas, j’aimerais vous rappeler deux faits importants. Le premier est qu’il n’a jamais été prouvé qu’une entité contradictoire ne peut exister. Certes, on est porté à le croire mais on n’en a aucune démonstration ; et l’espoir d’en trouver une s’est même définitivement
A
B
Figure 16. Une conséquence de l’hypothèse d’intrication entre événements psychiques : un événement physique A et un événement psychique B (représenté par un disque plein) entretiennent une relation non causale d’intrication maximale et forment de ce fait un seul événement AB tout à la fois physique et psychique.
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évanoui voici quelques décennies lorsqu’on a découvert que la logique, cette science du nécessaire qui était la seule à permettre d’en rêver, pouvait fort bien être paraconsistante, c’est-à-dire telle que certaines contradictions y soient vraies sans que toute affirmation le soit pour autant.35 De sorte qu’il est désormais parfaitement imaginable – puisque logiquement autorisé – qu’existent des entités à la fois physiques et non physiques, comme le seraient par exemple ces événements résultant d’une intrication maximale d’un événement physique et d’un événement psychique. Et, une fois ce premier fait dûment acté, un second devient soudainement tout aussi incontestable, à savoir que de tels événements contradictoires paraissent bel et bien exister. À vrai dire, ils semblent même alors innombrables. En effet, si de pareils événements existent, étant essentiellement uns et de nature ambiguë, ils doivent forcément aussi être tels qu’on peine à en déterminer la nature et à en séparer les constituants tandis qu’on les perçoit. Or c’est très souvent, sinon toujours, ce qu’on observe quand on a ce qu’on appelle une sensation. Lorsque cela arrive, on a effectivement beaucoup de mal à distinguer cet événement psychique interne qui correspond à ce phénomène et l’événement physique extérieur auquel celui-ci est indissociablement lié. Un examen soigneux de ce qu’on ressent alors révèle même notre totale incapacité à procéder spontanément à une telle différenciation ; laquelle – comme l’ont souvent souligné les philosophes – requiert en effet la mise en œuvre de concepts et ne doit donc jamais d’aboutir qu’à une intervention de la pensée. Ainsi, avant que j’y pense, rien ne distingue cet événement physique qu’est le contact de mon doigt sur cette touche de mon ordinateur et cet événement psychique qu’est la pression que je ressens, l’arrivée sur mon tympan des ondes composant cet accord majeur joué au piano et la sensation d’harmonie que j’éprouve, ou la réaction chimique de ce morceau de pomme avec ma salive et cette impression d’acidité qui me fait ensuite légèrement frissonner. Dans chaque cas, ces deux événements n’en font qu’un ; un événement que je décompose ensuite par la pensée en deux composantes, respectivement physique et psychique, mais qui, tout d’abord, n’est bien qu’un seul et même événement, à la fois physique et psychique. Cela s’observe mieux encore – comme vous l’aurez sans doute vous-même déjà remarqué – quand la pensée peine à s’exercer ; ce qui se produit quand la sensation en question n’est accompagnée d’aucune 35 À propos de cette révolution du dernier siècle, encore trop souvent ignorée, on consultera par exemple PRIEST, G., An Introduction to Non-Classical Logic. From if to is. Cambridge, Cambridge University Press, 2nd ed., 2008.
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autre, c’est-à-dire quand un seul de nos sens est sollicité. De fait, la confusion est alors parfaite : cette tape sur l’épaule, par exemple, est ni plus ni moins que ce qui me fait sursauter, ce choc violent reçu dans l’obscurité la douleur que je ressens, l’inhalation de la fumée du tabac l’apaisement presque immédiat qui s’empare de moi. Et c’est plus flagrant encore dans le cas d’une expérience physique intérieure comme un claquage musculaire, une démangeaison, une aigreur d’estomac, une migraine ou des acouphènes. Au point qu’il est extrêmement difficile de décrire avec exactitude ce qui se produit alors. D’ailleurs, il n’est pas rare que notre langage confonde un événement psychique et l’événement physique qui lui est associé : cette « brûlure » est tout autant le contact de cette flamme avec ma peau que la douleur que je ressens, et cet « éclat de lumière » tout autant l’arrivée de mutiples photons sur ma rétine que mon éblouissement, par exemple. Et cette confusion n’est manifestement pas l’apanage du seul langage courant, puisque – comme nous l’avons déjà noté – les dictionnaires de philosophie et de psychologie désignent le plus souvent par le seul mot de « sensation » cet événement psychologique proprement dit et l’événement physique associé, à savoir « l’impression brute reçue par l’un de nos cinq sens ». Bref – on ne peut que le constater – ces événements tout à la fois physiques et psychiques dont l’hypothèse prédit l’existence sont loin d’être illusoires et semblent même au contraire constitutifs de nos expériences les plus élémentaires. Ce qui rend, sinon plus plausible, beaucoup plus intéressante encore cette hypothèse apparemment farfelue de l’existence d’intrications dont l’un des termes au moins serait psychique. Et peut-être conviendrez-vous enfin que cette hypothèse mérite décidément d’être au moins envisagée quand je vous aurai fait remarquer qu’elle n’expliquerait pas seulement en quoi consistent nos sensations mais aussi pourquoi de tels événements prétendûment impossibles existent bel et bien. Si les événements psychiques peuvent tout autant se trouver intriqués que les événements physiques et, a fortiori, s’ils peuvent l’être avec de tels événements, on se doit en effet de supposer que la relation qu’ils entretiennent alors est aussi correctement décrite par la mécanique quantique ou, à défaut, qu’elle le sera un jour par une théorie dont cette mécanique constituera la restriction au domaine physique. Or – comme nous venons de le voir – cette mécanique précise justement à quelle condition peut s’établir une telle relation : il faut pour cela qu’une interaction se soit produite. Et – une fois encore, on ne peut que le constater – c’est très exactement ce qui est aussi requis pour qu’une sensation existe. Tout porte à croire, en effet, que nous ne sentirions
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P
B
A
A
B
S
Figure 17. Une sensation conçue comme un événement physico-psychique AB résultant d’une intrication entre un événement physique A et un événement psychique B, elle-même produite par une interaction S.
Figure 18. Une perception conçue comme un événement résultant d’une intrication entre un événement physico-psychique AB et un événement psychique P.
jamais rien si notre corps n’interagissait jamais avec quoi que ce soit d’extérieur à lui, c’est-à-dire si rien ne se produisait jamais à la frontière séparant cette région de l’espace-temps seulement occupée par des événements physiques et celle où nous admettons que peuvent au contraire également exister des événements psychiques.36 Bref, avec cette hypothèse, c’est la possibilité même de la sensation qui devient compréhensible (figure 17). Et il y a plus encore. Car, si cette hypothèse était avérée, il se pourrait évidemment aussi qu’un événement à la fois physique et psychique, comme le serait alors chacune de nos sensations, se trouve suffisamment intriqué pour n’en former réellement qu’un avec un événement exclusivement psychique comme l’est par exemple ce que nous appelons communément une perception. C’est-à-dire que, grâce à cette hypothèse, non seulement l’existence de nos expériences les plus élémentaires perdrait enfin son caractère désespérément énigmatique, mais se trouverait aussi du même coup expliquée la possibilité de la perception (figure 18), cette faculté, aussi mystérieuse qu’évidente, grâce à laquelle nous parvenons à connaître ce qui nous est extérieur, et que nous appelons la nature.
36 Comme il nous arrive aussi de percevoir des événements intérieurs à notre corps, la situation est en réalité bien plus complexe que celle présentée. Si cela avait eu la moindre importance pour la suite, j’aurais donc dû préciser que ce qui est dit ici de notre corps peut également être dit de certaines de ses parties.
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11. Une objection mais un nouvel argument Bon nombre de physiciens s’insurgeront certainement contre cette suggestion et objecteront que je n’ose vous la soumettre que parce que j’ai négligé une leçon essentielle de la mécanique quantique, à savoir que, s’il est nécessaire qu’une interaction se produise pour que plusieurs systèmes n’en forment qu’un, cela ne suffit évidemment pas: il faut encore que ne se produise aucune autre interaction susceptible de défaire l’unité alors conférée à l’ensemble qu’ils forment. De fait, si les raisons profondes d’une telle différence nous échappent encore, il n’en est pas moins avéré que toutes les interactions ne sont pas du même type et que certaines d’entre elles détruisent les intrications au lieu d’en générer. On parle alors de décohérence, terme qui désigne cette substitution d’un état pur à un état intriqué. Et sont généralement de ce type les interactions dans lesquelles interviennent, outre des systèmes quantiques, ces corps macroscopiques que sont les appareils permettant d’en mesurer l’une ou l’autre propriété. Or, comme y intervient au moins ce corps macroscopique qu’est celui de la personne qui sent ou perçoit, c’est précisément à de telles mesures que s’apparentent les interactions présentées ci-dessus comme à l’origine des sensations. De sorte qu’il est illusoire – et, somme toute, fort peu sérieux – d’espérer rendre compte du rapport qu’entretiennent le psychique et le physique en invoquant l’existence d’intrications, puisque de telles intrications ne peuvent tout simplement pas exister. Cette objection est tout à fait fondée. C’est bien simplifier que de procéder comme je l’ai fait en distinguant seulement parmi tous les événements physiques ceux qui sont des interactions et ceux qui n’en sont pas. Car, non seulement toutes les interactions ne sont manifestement pas sources d’intrications, mais certaines les détruisent effectivement. Si bien qu’il convient d’admettre qu’en plus de différer par leur nature, physique ou psychique, les événements diffèrent aussi par ce qu’on pourrait bien appeler leur type : certains sont des interactions tandis que d’autres n’en sont pas et, parmi ceux qui en sont, certains produisent de l’intrication, d’autres la détruisent et d’autres encore ne font ni l’un ni l’autre. Chaque événement physique est en tout cas de l’un de ces quatre types, et non de deux seulement comme je le laissais entendre précédemment ; et ce serait manifestement aller à l’encontre de notre hypothèse que de supposer que cette classification plus complète ne vaudrait pas aussi pour les événements psychiques. J’ai donc effectivement été un peu vite en déclarant que ladite hypothèse suffirait à rendre compte de la sensation : il se pourrait bel et bien qu’aucun des innombrables événements se produisant
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à la surface de notre corps ne soit jamais une interaction productrice d’intrication. Mais, si elle est fondée, cette objection n’est pas pour autant concluante. Tout d’abord, vous voudrez bien noter qu’elle ne porte pas. En effet, je n’affirme pas que se produisent à la surface de notre corps des interactions ayant pour effet d’intriquer des événements physiques et psychiques. Et je ne prétends même pas que se produisent à cette surface des interactions ayant pour effet d’intriquer des événements qui seraient exclusivement physiques. J’affirme seulement que cela se pourrait ; ce qui – vous l’admettrez – est tout différent. Pour être tout à fait précis, j’affirme simplement qu’il n’est pas impossible que se trouvent intriqués des événements situés de part et d’autre de cette frontière et qu’il est donc parfaitement concevable que certains de ceux-ci soient de nature psychique, puisque la région que borde cette zone est justement celle où des événements de cette nature existent. En d’autres termes, je ne fais qu’inviter à poser une hypothèse. L’objection manque donc clairement sa cible. Ensuite – et ceci est beaucoup plus intéressant –, cette objection ne saurait même porter. Pour la bonne et simple raison que l’argument qui la sous-tend ne tient pas. Il repose en effet à la fois sur une affirmation fausse et sur une identification inacceptable. L’affirmation est celle selon laquelle la mécanique quantique interdirait toute intrication entre deux systèmes physiques, dont l’un est un appareil de mesure. C’est là une affirmation courante mais elle n’en est pas moins erronée. Certes, dans sa formulation habituelle, cette théorie contient un postulat, dit postulat de la mesure ou de la réduction de la fonction d’onde, qu’il s’agit de prendre en considération lorsqu’un système interagit avec un système destiné à en mesurer l’une des propriétés. Toutefois, de l’aveu des physiciens eux-mêmes, ce postulat y est introduit de manière quelque peu artificielle et la seule justification qu’on puisse en donner est qu’on n’a jamais observé lors d’une interaction de ce genre ce que prédit pourtant formellement l’ensemble de ses autres postulats pour les systèmes qui ont interagi, à savoir – justement – qu’ils doivent alors se trouver intriqués.37 37 Voir, à ce propos, SUSSKIND and FRIEDMAN, Mécanique quantique, op. cit., pp. 210214, ou SCHUMACHER, B., and WESTMORELAND, M., Quantum Processes, Systems, & Information. Cambridge, Cambridge University Press, 2010, pp. 121-123, par exemple. La même objection semble pouvoir être opposée à la théorie connue sous le nom de théorie de la décohérence quantique ; laquelle constitue pourtant un progrès notable dans la résolution de ce problème dit du passage du quantique au classique, puisqu’elle entend offrir une explication à l’absence d’intrication – jusqu’ici constatée – entre de tels systèmes. Voir par exemple OMNÈS, R., Comprendre la mécanique quantique. Paris, EDP Sciences, 2000.
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S’il est exact que la mécanique quantique interdit qu’un système soit jamais intriqué avec un appareil de mesure, c’est donc seulement parce qu’elle a été expressément construite de manière à l’interdire et non parce que cette interdiction découlerait logiquement de ses postulats les plus fondamentaux. Et, par ailleurs, ce n’est pas faire preuve de mauvaise foi mais de lucidité que de rappeler que le fait qu’un phénomène n’ait jamais été observé n’est pas même un signe de ce qu’on ne l’observera jamais, et moins encore de ce qu’il ne peut exister. Bref, cette affirmation, au cœur de l’argument, est on ne peut plus douteuse. Quant à l’identification sur laquelle repose également cet argument, elle ne vaut guère mieux. Elle consiste en effet à assimiler un corps susceptible d’être le siège de sensations avec un appareil de mesure. Or, si l’observation nous impose d’admettre qu’un corps doué de sensibilité ne peut vraisemblablement qu’être macroscopique comme l’est tout appareil de mesure, il est en revanche tout à fait déraisonnable de supposer que rien ne distingue l’un et l’autre. Bien peu, d’ailleurs, s’y risquent sérieusement. La plupart, y compris parmi les physiciens, reconnaissent au contraire que de tels corps diffèrent au moins certainement en ceci que seul celui capable de sensations peut précisément être le lieu d’occurrence d’événements psychiques, et donc non physiques. Si bien que confondre l’un et l’autre, comme le nécessite l’argument, revient en fait à nier l’existence d’événements psychiques et, par conséquent, à supposer davantage encore que ce qu’il est destiné à démontrer. Pour convaincante qu’elle puisse sembler et pour commune qu’elle soit, cette objection n’est donc en rien recevable. L’examiner ne manque cependant pas d’intérêt. On vient de le voir : cela permet de se départir de certains préjugés et, donc, de jauger plus sereinement la plausibilité de notre hypothèse. Mais cela invite surtout à se souvenir d’un fait qu’on aurait effectivement tendance à oublier, à savoir qu’il existe des interactions destructrices d’intrication. Or – comme je voudrais vous le montrer pour terminer – ce fait est précisément tel qu’une fois acté, cette hypothèse cesse enfin de paraître injustifiée. Qu’il y ait dans la nature des événements qui suppriment les intrications est en effet peu contestable. Nous pouvons même considérer cela comme définitivement établi, puisque, si les intrications se maintenaient indéfiniment, il n’aurait sans doute pas fallu attendre aussi longtemps avant de s’assurer empiriquement de leur existence. Mais rien ne nous impose, en revanche, d’accepter la typologie des événements qui semble en découler. Quand on y regarde de plus près, cette classification qui distingue événements et interactions paraît en effet fort bancale, car on voit mal en quoi les événements qui ne sont pas des interactions différeraient
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de ceux qui en sont bel et bien mais ne produisent ni ne détruisent de l’intrication. À la réflexion, ce que nous avons admis jusqu’ici nous impose même au contraire de les identifier. De fait : comme nous l’avons remarqué, c’est tout événement qui se doit de posséder une unité que seule une relation non causale est à même de lui conférer ; et, comme j’ai essayé de vous en convaincre, pour les événements physiques, cette relation est précisément celle d’intrication. Si bien que ce serait nous contredire que de ne pas admettre que tout événement de cette nature qui ne serait ni producteur ni destructeur d’intrication doit au moins être tel qu’une intrication s’y maintient. Ce qui, sauf à revenir sur ce que je vous ai longuement suggéré, nous conduit finalement à reconnaître dans la nature, non pas quatre, mais trois types d’événements physiques, constituant tous ce qu’il faut bien appeler des interactions et différant les uns des autres en ceci qu’une intrication au moins s’y trouve soit produite, soit détruite, soit maintenue. Prendre acte de ce que tous les événements physiques ne sont pas intriqués permet donc de classer ces entités beaucoup plus simplement que nous ne l’avions entrevu et, partant, de clarifier considérablement cette ontologie naturelle événementialiste que la physique contemporaine recommande de substituer à celle dont nous nous contentons généralement. Mais cette nouvelle classification a par ailleurs de quoi surpendre, puisque la relation d’intrication s’y révèle dotée d’une prééminence qu’on ne lui avait pas reconnue. Car – vous l’aurez remarqué –, ainsi classés, les événements physiques ne se distinguent plus que par ceci que cette relation y apparaît, y disparaît ou s’y maintient. Autrement dit, ce qu’est chacun d’eux, et jusqu’à son existence, dépend totalement du mode d’être qu’y manifeste la relation d’intrication : aucun n’existerait, ni ne serait ce qu’il est, si cette relation n’existait pas. Bref, cette nouvelle classification agit comme un révélateur : l’intrication, qu’on était spontanément porté à considérer comme seconde, s’y découvre en réalité première. Une telle découverte constituerait une véritable catastrophe pour un substantialiste, qui y verrait – à raison – la ruine de son ontologie naturelle. Mais elle ne saurait en revanche sérieusement perturber les événementialistes que nous nous devons d’être. Et ce parce que les événements ne sont justement pas des substances et qu’il est, de ce fait, non seulement possible mais nécessaire qu’ils tirent leur existence d’autre chose que d’euxmêmes. Loin de nous autoriser à en douter, cette découverte confirme donc au contraire l’obligation, dans laquelle nous disions nous trouver, d’abandonner notre ontologie naturelle commune ; et – mieux encore – elle nous indique comment aisément consolider celle qui nous semblait devoir lui être préférée. Car – comme on le voit – elle nous apprend aussi que
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fournir aux entités, qui s’y trouvent posées comme constitutives de la nature, le fondement, que leur genre d’être leur impose de posséder, ne requiert ni l’introduction d’entités d’un genre nouveau ni la multiplication de celles qui s’y trouvent déjà admises mais seulement une inversion de la dépendance qu’entretiennent certaines d’entre elles, à savoir celle liant chaque événement à la seule relation d’intrication. Ce qui devrait en principe suffire à écarter les principales difficultés rencontrées par les ontologues pour n’en garder finalement qu’une : celle consistant à penser une relation comme antérieure à ses termes. Difficulté assurément non négligeable mais qui paraît déjà moins redoutable lorsqu’on remarque qu’elle tient surtout à ceci que ces substantialistes que nous sommes peinent à imaginer que les termes d’une relation puissent ne pas être des entités substantielles, comme c’est pourtant le cas de ces événements dont nous devons désormais supposer la nature constituée.38 Cette découverte d’une primauté de l’intrication au sein de la nature est d’une importance capitale. Mais, pour ce qui nous concerne, elle est surtout remarquable en ceci qu’elle suggère une hypothèse dont se déduit immédiatement celle qui nous intéresse ici. Vu cette prééminence dans l’ordre naturel, c’est-à-dire compte tenu du fait qu’elle n’est ni possédée ni partagée par les événements physiques mais à l’origine de leur existence et de leurs caractéristiques, et compte tenu de cet autre fait que, quelle que soit sa nature, un événement se doit d’être un pour exister et que cela nécessite précisément une relation au moins analogue à celle-ci, il devient en effet extrêmement tentant de supposer qu’il en va ainsi pour tout événement ; autrement dit, que l’intrication n’est pas seulement première dans l’ordre de la nature mais tout simplement ontologiquement première, c’està-dire première dans l’ordre de l’être. Car, tant que cette relation était posée comme ontologiquement postérieure à ses termes, il était légitime de supposer que sa nature dépendait de la nature de ceux-ci. Mais cela cesse évidemment de l’être dès lors qu’on la tient pour première : une fois qu’on conçoit cette même relation comme ontologiquement antérieure aux entités qui l’entretiennent, il devient impossible de soutenir qu’elle dépendrait de celles-ci d’une quelconque façon, et a fortiori 38
Il est à noter que nous disposons sans doute déjà d’une théorie susceptible d’aider à surmonter cette difficulté : la théorie mathématique des catégories, issue voici trois quarts de siècles des réflexions de S. Eilenberg et S. Mac Lane. Voir LAVENDHOMME, R., Lieux du sujet. Paris, éditions du Seuil, 2001 ou LAWVERE, F.W., and SCHANUEL, S.H., Conceptual Mathematics. A first introduction to categories. Cambridge, Cambridge University Press, 2nd ed., 2011, par exemple. Rien n’indique toutefois qu’un recours à cette théorie soit absolument requis ; une tentative toute différente, directement inspirée de l’interprétation de la mécanique quantique soutenue par Niels Bohr, est notamment menée in BARAD, K., Meeting the Universe Halfway. Duke University Press Books, 2nd ed., 2007.
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qu’elle se trouverait déterminée par elles. Il faut bien plutôt admettre que ce sont au contraire ces entités qui, se trouvant en dépendre, sont déterminées par cette relation, et donc notamment déterminées par elle à être les entités qu’elles sont. En d’autres termes, il s’agit de reconnaître que c’est à cette relation d’intrication qu’un événement, de quelque nature qu’il soit, doit d’être ce qu’il est, à savoir un événement ; et, par voie de conséquence, que cette relation est aussi – comme nous inclinions à le supposer – ce à quoi, tout autant que les événements physiques, les événements psychiques doivent d’exister et donc aussi une relation à laquelle de tels événements sont effectivement susceptibles de participer. Bref, notre hypothèse se voit enfin justifiée. Il faut toutefois rester extrêmement prudent. En effet, l’enjeu est tel qu’on serait tenté d’accorder à ce nouvel argument une puissance qu’il n’a pas et d’y voir une démonstration. Or, tel quel, il ne prouve manifestement rien et, s’il vient bien à l’appui de notre hypothèse, celle-ci n’en demeure pas moins ce qu’elle, à savoir une proposition potentiellement fausse. Proposition que cet argument ne transformerait en certitude que si l’hypothèse plus générale, dont il révèle qu’elle en dérive, était elle-même susceptible d’une justification à la fois indépendante et indubitable ; ce qui, malgré quelques travaux aussi prometteurs qu’étonnants39, n’a pas encore été établi. Mais s’il convient d’être circonspect, il s’agit aussi de se montrer conséquent. Car, bien qu’il ne soit preuve de rien, cet argument n’en possède pas moins une certaine pertinence. Compte tenu de la nature empirique de l’hypothèse particulièrement audacieuse qu’il appuie et, donc, de ce que celle-ci est telle que seule une expérience pourrait éventuellement la confirmer, il apparaît même comme le plus fort qu’on puisse imaginer. Quel meilleur argument pourrait-on en effet apporter à l’appui d’une proposition empirique qu’un argument justifiant de l’éprouver au moyen de l’expérience ? Or c’est très précisément ce que celui-ci parvient à faire, puisqu’il débarrasse notre hypothèse de ce caractère ad hoc qu’on était en droit de lui trouver et qui, seul, pouvait éventuellement justifier qu’on se dispense de l’envisager sérieusement. Bref, cet argument n’a rien d’anodin : à qui l’entend et se veut conséquent, il enjoint au contraire de reconnaître que, si extravagante qu’elle paraisse a priori, 39 Certaines recherches théoriques donnent en effet à penser que l’intrication serait ni plus ni moins qu’à l’origine de l’espace-temps. Voir notamment VAN RAAMSDONK, M., « Building up spacetime with quantum entanglement » in General Relativity and Gravitation, vol. 42, 2010, pp. 2323–2329, et MALDACENA, J., and SUSSKIND, L., « Cool horizons for entangled blackholes », arXiv:1306.0533.
PHYSIQUE ET NON-DUALITÉ
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cette hypothèse d’une extension de l’intrication quantique aux événements psychiques mérite d’être confrontée à l’expérience – ni plus ni moins que toute autre hypothèse empirique. Le mieux qu’on puisse faire est donc d’espérer que certains osent prochainement s’employer à concevoir, monter et mener des expériences qui soient à même d’établir sans la moindre ambiguïté que l’hypothèse en question n’est vérifiée dans aucune des circonstances où l’on pourrait suspecter qu’elle l’est ou, à l’inverse, qu’existent bel et bien des situations où elle l’est effectivement.40
Conclusion Si l’une de ces expériences venait à révéler que certains événements psychiques se trouvent parfois intriqués, beaucoup qualifieraient sans doute cette découverte de séisme philosophique. Et l’on ne pourrait que leur donner raison – surtout si les événements avec lesquels ces événements psychiques apparaissaient ainsi liés se trouvaient être des événements physiques plutôt que psychologiques. Mais je crois qu’il faudrait en revanche absolument dénoncer l’erreur que commettraient ceux qui s’étonneraient en outre de ce qu’un tel bouleversement ne se soit trouvé précédé d’aucun des signes que l’on dit généralement annonciateurs de ce genre d’événements. Et ce parce que – comme j’ai essayé de vous le montrer – cet événement serait tout sauf inopiné et que – pour filer la métaphore – il vaudrait mieux parler de ce bouleversement ontologique comme de la première réplique d’un séisme qui s’est, quant à lui, déjà bel et bien produit et qui avait effectivement été précédé d’une multitude de signaux enregistrés par les physiciens, à savoir la découverte – via le constat de la violation de l’inégalité de Bell – de cette relation naturelle fondamentale qu’est l’intrication. Découverte dont il est grand temps d’acter qu’elle a tellement fait se lézarder et vaciller cette ontologie substantialiste à laquelle nous tenons tant qu’une nouvelle secousse importante la ferait à coup sûr s’effondrer complètement et ne laisserait en place que cette ontologie événementialiste concurrente dont tout porte heureusement à penser qu’elle pourrait être débarrassée de cette incompréhensible dualité du corps et de l’esprit qui hante la philosophie occidentale.
40 Les progrès réalisés en imagerie cérébrale rendent désormais de telles expériences parfaitement imaginables.
L’ÉMERGENCE, UN OUTIL POUR PENSER LA NON-DUALITÉ ? Olivier SARTENAER (Universität zu Köln)
1. Introduction Le point de concours des diverses écoles de la non-dualité consiste en ceci que la diversité ou multiplicité des formes du monde – que ce soit dans leur existence propre ou dans leur advenue à la conscience – s’avérerait tout entière sous-tendue par un unique principe d’unité. Une telle pensée « non duale », aujourd’hui revenue en force sur le devant de la scène philosophique, s’avère confrontée à une difficulté récurrente, que l’on peut capturer par l’entremise de la question suivante : comment estil possible, dans le cadre d’une conception du monde essentiellement moniste, de penser l’advenue de nouveautés au cours de l’évolution cosmologique, advenue constitutive, généalogiquement, de la diversité des formes qui se donne à l’expérience ? Face à un tel questionnement, il semblerait que les divers penseurs de la non-dualité soient généralement confrontés à ce qui apparaît comme un inévitable dilemme. D’une part, il leur est loisible de concevoir la nouveauté comme le jaillissement de ce qui était en réalité déjà là, en latence ou en puissance. Dans un tel cas de figure, la nouveauté dont il est question, ainsi d’ailleurs que la diversité à laquelle celle-ci donne naissance, s’avère foncièrement illusoire. L’évolution cosmologique est alors à comprendre dans un sens relativement faible, en tant qu’un simple processus de dévoilement de ce qui, en fait, était toujours déjà présent, en attente d’actualisation. D’autre part, on peut aussi choisir de prendre au sérieux l’existence de nouveautés évolutives, en leur conférant, pour ainsi dire, une réelle charge ontologique. Dans cette seconde perspective, ce qui est neuf était tout simplement inexistant avant son advenue, et cela même à titre de potentialité. Le monde qui nous entoure ou que nous expérimentons est ainsi authentiquement diversifié. Le défi philosophique qui traverse les pensées non duales réside en ceci que les deux branches d’une telle alternative se révèlent sujettes à
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leurs propres apories. Alors que la première, fidèle à l’intuition moniste, s’oppose au sens commun en niant l’existence de réelles nouveautés évolutives et, ce faisant, d’une authentique diversité naturelle, la seconde semble devoir conduire à embrasser l’idée d’une création de formes ex nihilo ou d’origine extra-mondaine, ce qui semble d’emblée en tension avec toute exigence non duale. De ceci, il ressort deux questions interdépendantes qui se révèlent structurantes pour le présent ouvrage : La non-dualité est-elle réellement pensable philosophiquement ? Ou : quel est le statut ontologique réel de l’apparence dans une pensée moniste ? Il se fait que, récemment, un concept philosophique a été façonné qui permettrait d’élaborer une piste de réponse intéressante à ces questions et, ce faisant, de dissoudre le dilemme auquel semblent inexorablement confrontées les pensées de la non-dualité. Un tel concept, appelé « émergence », ne capture bien sûr pas une intuition totalement inédite, dans la mesure où, comme nous le verrons, des tendances « proto-émergentistes » ont existé dès les premiers jours de la philosophie. Néanmoins, depuis quelques années, l’idée d’émergence a pris une ampleur sans précédent dans le monde philosophique, notamment en vertu de sa récente récupération dans les travaux de scientifiques respectés, d’où il est ressorti que la notion aurait, outre un intérêt théorique, un répondant certain au sein du monde naturel1. L’objectif principal du présent chapitre est de défendre l’idée selon laquelle l’émergence est un concept philosophique scientifiquement respectable qui permet de penser l’évolution cosmologique comme l’advenue d’authentiques nouveautés, et cela sans sacrifier à une déclinaison du monisme chère à la science contemporaine (à savoir, comme nous le verrons, le physicalisme). Exprimé autrement, il sera défendu ici que l’émergence constitue un outil philosophique intéressant pour toute pensée de la non-dualité, dans la mesure où la notion autorise à réconcilier un monisme intégral avec la reconnaissance d’une authentique diversité ontologique. À cet égard, l’émergence serait une possible clé pour rendre la non-dualité « pensable philosophiquement ». Cet objectif à l’esprit, le présent chapitre sera structuré en deux temps. Premièrement, il sera question d’introduire l’idée d’émergence, en prenant soin de délimiter les contours du projet philosophique au service duquel la notion a été initialement construite et qui, nous le verrons, résonne avec le défi de la non-dualité. Ensuite, nous nous pencherons sur 1 En guise d’exemple, l’intrication quantique en serait une exemplification paradigmatique. Voir par exemple à cet égard HUMPHREYS, P., « How Properties Emerge », Philosophy of Science, n°64, 1997, p. 1-17.
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l’histoire de l’émergence, avec comme objectif d’identifier l’une des déclinaisons possibles du concept qui se révèle constituer aujourd’hui l’outil philosophique le plus à même rencontrer le défi de la non-dualité. En particulier, nous évoquerons comment la science contemporaine parvient à crédibiliser cette déclinaison particulière de l’émergence, légitimant ainsi la réconciliation recherchée entre monisme et diversité. 2. L’idée d’émergence a. Le projet philosophique de l’émergentisme Un bon point d’entrée pour saisir l’idée générale véhiculée par le concept d’émergence consiste à s’interroger sur la nature de la relation qui se noue entre les systèmes qui peuplent le monde naturel et les éléments dont ces systèmes sont intrinsèquement constitués. En guise de cas d’étude que nous prendrons le soin de conserver tout au long de la présente section, considérons d’emblée le système naturel particulier qu’est la cellule vivante, faisant office d’un « tout » dont les « parties » consistent en diverses variétés de molécules en interaction. Face à un système composé de ce genre, la question philosophique suivante peut légitimement être soulevée : la cellule, en tant que tout, possède-t-elle une existence en sus de celle de ses parties, à savoir les diverses molécules qui la composent ? Face à une telle question, deux pistes de réponses antagonistes se dégagent. D’un côté, on peut défendre l’idée selon laquelle, en toute généralité, « le tout n’est que la somme de ses parties », suggérant par là une réponse négative à la question posée. L’existence du tout est supposée épuisée par celle de ses parties. Exprimé par l’autre sens, et dans le contexte de notre illustration choisie : il n’y a rien dans la cellule, en tant que cellule, qui n’existe pas déjà dans les molécules en relation qui la composent, ou rien qui ne puisse être réduit ou ramené aux propriétés de ces molécules en relation. D’un autre côté, et en totale opposition avec cette première approche, il peut également être affirmé que, en général, les touts témoignent d’une existence indépendante par rapport à leurs parties, dans le sens où les premiers et les secondes ressortissent à des règnes ontologiques séparés et distincts. Dans cette seconde perspective, le rapport tout-parties se pense ainsi sur le mode, non de l’assimilation ou de l’identité, mais plutôt sur celui de la dichotomie ou de la rupture radicale. Dans le contexte de notre illustration, la cellule témoignerait ici d’une existence indépendante et irréductible à celle de ses molécules constitutives.
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Les deux approches ici brièvement évoquées, et qui s’opposent quant à la question du statut d’existence des touts par rapport à celui de leurs parties, peuvent être appelées respectivement « monisme réductionniste » et « dualisme antiréductionniste ». Cette dénomination est, somme toute, assez intuitive. Concevoir le rapport entre cellules et molécules sous-jacentes au travers du prisme du monisme réductionniste ne veut en effet dire que ceci : cellules et molécules participent d’un règne ontologique unique et commun – en l’occurrence le règne physique, ce qui fait du monisme ici en jeu un « physicalisme » –, et tout ce qui est attaché aux premières peut en principe être réduit aux propriétés des secondes. Dans l’optique du dualisme antiréductionniste, on concevra plutôt les cellules et les molécules comme ressortissant à deux règnes ontologiques distincts, respectivement le règne vital (dans l’esprit d’un dualisme alors souvent qualifié de « vitaliste ») et le règne physique. Incidemment, certaines propriétés cellulaires typiquement vitales, comme par exemple la respiration ou la reproduction par mitose, ne pourront être réduites ou assimilées à de quelconques combinaisons de propriétés moléculaires. Le contraste entre monisme réductionniste et dualisme antiréductionniste étant ainsi posé, il nous est maintenant possible de saisir le lieu d’opération initial de l’émergence. En substance, l’émergence est à penser comme une relation qui se noue entre un tout et ses parties qui se veut constituer un intermédiaire entre l’identité pure et la dichotomie métaphysique, dans l’esprit de la maxime selon laquelle « le tout est plus que la somme de ses parties ». Refusant par exemple de considérer à la fois qu’une cellule n’est que l’ensemble de ses molécules constituantes en relation, ou qu’elle participe à l’inverse d’un tout autre registre ontologique que ses molécules constituantes, l’émergentisme pose plutôt que les cellules sont ancrées dans leur substrat moléculaire physique sans pour autant s’y réduire. D’emblée, l’émergentisme s’affiche donc comme une tentative de médiation entre le monisme réductionniste et le dualisme antiréductionniste, dans l’esprit de ce qu’il est coutume d’appeler, assez naturellement, un « monisme antiréductionniste ». Dans le cas particulier des rapports entre entités vivantes et inertes, l’un des pionniers historiques de l’émergentisme capture l’essence même de cette doctrine par l’entremise des mots suivants : « La vie est un complexe physico-chimique et, à la fois, n’est pas simplement physique et chimique »2. En identifiant la vie à un complexe physico-chimique, 2
duction.
ALEXANDER, S., Space, Time, and Deity, Londres, Macmillan, 1920, p. 46. Ma tra-
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l’émergentiste marque un refus affiché du dualisme selon lequel la vie serait tout bonnement hétérogène à la physico-chimie, ou qu’elle serait d’un autre ordre – l’ordre vital, en l’occurrence. Et en ajoutant que la vie n’est pas non plus simplement physique et chimique, l’émergentiste s’oppose dans le même mouvement à l’idée réductionniste selon laquelle la réalité de la vie s’épuiserait dans celle des entités inertes dont elle dépend. L’enjeu de l’émergentisme est ainsi d’emblée posé, faisant écho à la question posée dès l’introduction relativement au défi philosophique de la non-dualité : il s’agit de réconcilier une pensée moniste avec la reconnaissance d’une certaine diversité ontologique. Exprimé autrement, il s’agit de penser que les touts et leurs parties ressortissent d’un même et unique règne ontologique – par exemple, et assez classiquement, le règne physique –, sans pour autant qu’il soit impossible de considérer qu’existent entre eux certaines différences ontologiques significatives. La philosophie de l’émergence s’accorde ainsi généralement avec la pensée commune et intuitive selon laquelle les objets complexes, bien que dépendant de leurs parties, possèdent une certaine autonomie par rapport à celles-ci. b. L’outil philosophique : l’émergence Historiquement, l’émergence a été conçue comme un outil au service de ce projet philosophique réconciliateur. C’est ainsi assez naturellement que, depuis les origines de l’émergentisme, le concept se voit caractérisé à l’aune de deux clauses, l’une capturant le refus du dualisme, l’autre cristallisant le refus du réductionnisme, sur le modèle général suivant : L’émergence est une relation qui se noue entre un tout T et ses parties {Pi} de manière à ce que (i) T dépende de {Pi} et que, malgré cela, (ii) T soit irréductible à {Pi}.
En réalité, s’il est vrai que l’émergence se conçoit bien souvent comme une relation entre touts et parties, sur le modèle évoqué de la cellule et de ses molécules constitutives, il est important de noter que, dans les faits, la relation d’émergence peut se penser plus largement. On parlera ainsi parfois de l’émergence de l’esprit sur le corps, de propriétés esthétiques sur leur base matérielle, ou encore de valeurs sur les faits, sans que de telles interfaces ne soient directement pensables sur le modèle tout-parties. Prendre cette observation en compte conduit assez directement à la généralisation suivante : L’émergence est une relation qui se noue entre un émergent E et sa base d’émergence B de manière à ce que (i) E dépende de B et que, malgré cela, (ii) E soit irréductible à B.
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Ainsi posée, cette caractérisation est neutre quant à la nature exacte des relata de l’émergence, qui peuvent tout aussi bien être des objets (comme des touts et des parties), mais aussi des propriétés, des lois, des processus, des pouvoirs causaux, etc. Tout ce qui est d’emblée requis pour l’émergence, c’est que la relation entre E et B allie (i) dépendance et (ii) irréductibilité, dans l’esprit du refus (i) de la dichotomie et (ii) de la pure identité. Il est évident que, à ce stade préliminaire, l’émergence ainsi caractérisée est un concept équivoque qui appelle à de multiples lectures possibles. Nombreuses sont en effet les manières envisageables de capturer l’essence des clauses de dépendance et d’irréductibilité et, corrélativement, nombreuses sont les manières possibles de construire une position émergentiste. Il en ressort qu’existent aujourd’hui de nombreuses variétés d’émergence et d’émergentisme ayant cours sur le marché philosophique, ayant toutes leurs propres enjeux, avantages et apories. Il n’est dès lors pas étonnant de voir fleurir dans la littérature diverses entreprises taxinomiques ayant pour vocation de cartographier le paysage conceptuel riche et complexe de l’émergentisme3. Avant de continuer, il est important de mettre en lumière un point qui n’aura peut-être pas échappé au lecteur, à savoir que, de prime abord, il semblerait que l’émergence encoure le risque de se révéler autocontradictoire, dans la mesure où elle entend concilier deux idées, la dépendance et l’irréductibilité, qui entrent en conflit l’une avec l’autre. Comment en effet faire sens de l’exigence selon laquelle une entité émergente dépend de sa base d’émergence, tout en conservant en même temps une certaine indépendance par rapport à celle-ci ? L’émergentisme ne cherche-t-il pas à capturer quelque chose qui relèverait de la simple contradiction ? Faisant écho à la citation d’Alexander présentée plus haut, comment peut-on penser par exemple qu’une cellule vivante est essentiellement physique, sans pour autant n’être que physique ? Loin d’être anodine, cette mise en question de la consistance même de l’entreprise émergentiste constitue en réalité l’un des plus grands défis de tout le mouvement, quelle que soit la manière dont on choisit de le décliner dans la pratique. La tension dont il est ici question fait écho à la nature souvent quelque peu mystérieuse ou énigmatique de l’émergence, ayant conduit de nombreux penseurs à être suspicieux à l’égard de la notion4. 3 Pour un exemple, se référer à SARTENAER, O., Qu’est-ce que l’émergence ?, Paris, Vrin, 2018. 4 Voir par exemple WEINBERG, S., Dreams of a Final Theory, New York, Pantheon Books, 1992.
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c. Un monde naturel hiérarchisé Que ce soit en sa version « tout-parties » ou en celle, généralisée, relative au rapport entre un émergent putatif et sa base d’émergence, la relation d’émergence semble d’emblée requérir qu’un certain rapport hiérarchique existe entre ses relata. On considérera en effet généralement l’émergent comme situé à un niveau « supérieur » par rapport à sa base « sous-jacente » ou de niveau « inférieur ». Par exemple, les propriétés de respiration ou de reproduction par mitose sont considérées comme existant ou se manifestant au niveau cellulaire, supérieur par rapport à celui, moléculaire, des composants chimiques constitutifs de la cellule. Similairement, si l’on pense aux rapports corps-esprit au travers du prisme de l’émergence, on concevra aussi généralement l’esprit et ses modalités, comme par exemple l’intentionnalité, la conscience ou la volonté, comme « supérieurs » par rapport à une base corporelle « sousjacente », par exemple neuronale, faisant office de substrat matériel à l’esprit. On le voit donc, un cadre opératoire intéressant – mais strictement non nécessaire – pour situer l’émergence dans le monde naturel consiste à voir ce dernier comme structuré de part en part en niveaux de composition ou de « complexité » croissante, niveaux successivement physiques, chimiques, biologiques, psychologiques, sociaux, etc. Une telle stratification du monde naturel prend généralement appui sur un « niveau zéro », habité par les entités les plus élémentaires postulées par la physique – comme les cordes, les champs ou les particules, ceci importe peu ici – qui, en s’organisant, engendrent les niveaux supérieurs, successivement atomiques, moléculaires, cellulaires, organismiques, sociaux, etc. Bien sûr, les détails quant à la structure exacte d’une telle hiérarchie naturelle sont complexes et controversés – est-elle par exemple linéaire ou multibranches, à penser en termes ensemblistes plutôt que comme une arborescence, univoque ou dépendante de nos intérêts de recherche ?5 – mais de tels détails ne nous retiendrons pas ici. Suffisante pour notre propos présent sera la double idée suivante : d’une part, le monisme dont il est question dans l’émergentisme embrasse la stratification naturelle dans son ensemble, de manière à ce que toutes les entités qui la peuplent, à quelque niveau que ce soit, participent d’un seul et unique règne ontologique. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà évoqué, ce règne est généralement considéré comme Sur ces questions et sur d’autres, se référer par exemple à KIM, J., « The Layered Model: Metaphysical Considerations », Philosophical Explorations, 5, 2002, p. 2-20. 5
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celui de la physique, et ceci pour des raisons essentiellement empiriques. Non seulement le monde physique fait office de base compositionnelle pour tout l’édifice (en atteste par exemple le fait que l’on peut décomposer une cellule en particules physiques, et non l’inverse), mais en outre, le monde physique est aussi la source généalogique de tout l’édifice (dans le sens où, hylozoïsme mis à part, le monde physique a par exemple préexisté au monde biologique, et c’est le premier qui a historiquement engendré le second, et non l’inverse). Le physicalisme prévaut ainsi naturellement dans les débats sur l’émergence, dans la mesure où, par l’entremise de la relation de dépendance, la nature physique des ultimes entités de base « percole » aux niveaux supérieurs, alors eux-mêmes considérés comme essentiellement physiques, car ancrés dans le monde physique. D’autre part, la nature antiréductionniste du monisme physicaliste généralement associé à l’émergence traduit le fait que, malgré leur nature essentiellement physique, les entités des niveaux supérieurs de la hiérarchisation naturelle, comme par exemple les cellules ou l’esprit humain, échouent à simplement se ramener ou se réduire aux entités peuplant les niveaux inférieurs. On retiendra finalement de tout ceci que, dans la perspective du modèle stratifié du monde naturel, un émergent est donc une entité située à un certain niveau de la stratification naturelle (par exemple le niveau cellulaire) et qui, en vertu de la clause (i) de dépendance, participe du même règne ontologique que les entités des niveaux inférieurs, comprenant le « niveau zéro » (la cellule étant ultimement et exclusivement constituées de particules physiques, elle est elle-même physique) et, en vertu de la clause (ii) d’irréductibilité, ne se réduit pourtant pas aux entités de ces niveaux inférieurs (la cellule possède une certaine réalité en sus de celle des particules physiques qui la composent). En guise de remarque, il est important de souligner qu’aucune connotation morale ou, plus généralement, évaluative, ne saurait être attachée à l’idée d’une hiérarchisation naturelle, au sens où les entités des niveaux supérieurs seraient plus abouties, désirables, parfaites ou intéressantes, que les entités inférieures. Penser les relata de l’émergence comme hiérarchisés ne revêt en réalité qu’une dimension purement descriptive, qualifiant par exemple un rapport de priorité ontologique (la base a existé avant l’émergent, ou la base compose l’émergent) ou épistémique (comprendre la base permet de comprendre l’émergent). À cet égard, les considérations selon lesquelles l’émergence permettrait de repenser le physicalisme d’une manière qui « rende justice […] à la qualité de
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vie humaine »6, ou encore que les sciences réductionnistes vident la réalité de la « dignité humaine » et de toute « signification supérieure »7 sont assez marginales et, pour être intéressantes, demanderaient dans tous les cas une argumentation indépendante qui n’a rien de propre à l’émergentisme.
3. L’histoire de l’émergence Ces préliminaires sur l’émergence étant posés, nous nous tournons dans la présente section sur l’histoire de l’émergence. L’objectif n’est pas de proposer ici une exégèse approfondie de divers émergentistes anciens (à cette fin, le lecteur est renvoyé aux références bibliographiques suggérées). Plutôt, il s’agit de présenter certaines balises qui aident à apprécier d’où l’émergence provient, et sur quel arrière-fond les débats se déploient aujourd’hui. En particulier, l’objectif poursuivi est double. D’une part, il s’agit d’identifier une déclinaison historique particulière de l’émergence – en l’occurrence, nous le verrons, celle prenant corps au sein de l’évolutionnisme émergent de Morgan – qui a ceci d’intéressant qu’elle autorise à rencontrer d’une certaine manière le défi de la nondualité dont nous parlions en introduction. D’autre part, ce bref aperçu historique nous permettra également de fournir une clé d’interprétation pour comprendre les revendications émergentistes récentes de certains scientifiques. a. L’idée d’émergence avant le mot Bien que, comme nous allons le voir, le terme d’émergence n’ait été introduit dans l’arsenal philosophique qu’en 1875 par George Henry Lewes, il s’avère que le projet philosophique de constitution d’une position intermédiaire au monisme réductionniste et au dualisme antiréductionniste est bien plus ancien. On peut en l’occurrence retracer l’élaboration d’une approche alliant monisme et antiréductionnisme jusqu’aux origines mêmes de la philosophie. Par exemple, relativement au cas spécifique du problème des rapports corps-esprit, on peut effectivement constater que, dès l’antiquité, les trois modalités possibles d’articulation 6 SELLARS, R.W., « Levels of Causality: The Emergence of Guidance and Reason in Nature », Philosophy and Phenomenological Research, n°20, 1959, p. 16. Ma traduction. 7 SPERRY, R., « Changed Concepts of Brain and Consciousness: Some Value Implications », Perkins Journal, n°36, 1983, p. 23. Ma traduction.
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du corps et de l’esprit sont déjà fermement établies. Alors que, par l’entremise des dernières paroles de Socrate mises en scène dans le Phédon, Platon défend que le corps et l’esprit consistent en deux entités hétérogènes en interaction, l’école atomiste de Démocrite conçoit plutôt l’esprit, au même titre d’ailleurs que toutes les autres entités mondaines, comme réductible à l’activité d’un nombre fini d’unités invariantes et identiques en interaction – les atomes. En guise de « proto-émergentisme » médiateur entre ces deux positions antagonistes, Aristote développe quant à lui, notamment dans le De Anima, une philosophie essentiellement moniste et antiréductionniste des rapports corps-esprit8. S’il y a donc un sens à considérer Aristote comme l’un des premiers proto-émergentistes, une telle assimilation peut également être opérée relativement à deux membres plus tardifs de l’école aristotélicienne : Alexandre d’Aphrodise (circa 150-215) et le médecin Claude Galien (131-201). Ce dernier, et le seul sur l’œuvre duquel nous prenons la peine de nous pencher brièvement ici, serait l’auteur ayant proposé la première théorie explicite de l’émergence9. Quoi qu’il en soit de la véracité d’une telle affirmation, il semblerait bien que ce soit chez Galien, en particulier dans son œuvre De elementis ex Hippocratis sententia, que soit proposé pour la première fois un critère de démarcation entre deux classes de propriétés naturelles faisant écho à celui qui sera proposé plus tard par les pionniers de l’émergence du 19ème siècle, et qui servira de matrice à la distinction entre propriétés émergentes et propriétés réductibles. Galien explicite cette démarcation en ces termes : « Un tout constitué de parties existera toujours sur le même mode que ses parties, pour autant que celles-ci demeurent inchangées ; il n’acquerra de l’extérieur aucune nouvelle propriété qui ne soit déjà possédée par les parties. Par contre, si les parties venaient à être altérées, transformées ou modifiées de diverses façons, quelque chose d’un genre nouveau pourrait survenir dans le tout, et qui n’appartient pas aux éléments premiers »10.
Selon Galien, certains objets manifestent des propriétés similaires à celles de leurs parties. Si par exemple une maison est construite au départ de corps simples et divers comme le bois, le plâtre ou la pierre, elle manifestera des propriétés similaires à celles de ces constituants, comme 8 HEINAMAN, R., « Aristotle and the Mind-Body Problem », Phronesis, n°35, 1990, p. 83-102. 9 CASTON, V., « Epiphenomenalisms, Ancient and Modern », Philosophical Review, n°106, 1997, p. 309-363. 10 Extrait de On the Elements according to Hippocrates (trad. P. De Lacy), 1.3, 70.18-70.20, cité dans CASTON, V., 1997, op. cit., p. 355. Ma traduction.
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la forme, l’étendue, la dureté ou la couleur. Lorsque leurs constituants s’organisent de la manière appropriée, il est toutefois possible que certains touts manifestent des propriétés d’un genre différent de celles manifestées par leurs parties. Si le corps vivant est ultimement composé des quatre éléments – terre, air, eau et feu –, il n’en demeure pas moins que celui-ci est sensible alors que ces éléments ne le sont pas isolément. Dans la perspective de Galien, la sensibilité du vivant, entre autres choses, peut ainsi être dite « émerger » d’un substrat élémentaire. On le voit donc, un intermédiaire entre les extrêmes réductionniste et dualiste existe bel et bien dès l’antiquité. Bien plus, la controverse tripartite entre monisme réductionniste, dualisme antiréductionniste et émergentisme médiateur traverse en réalité l’histoire entière de la pensée philosophique et scientifique. Pour ne s’arrêter ici que sur un autre contexte historique particulier, on peut évoquer les débats modernes entre mécanistes et vitalistes relativement à la nature des relations entre le vivant et l’inerte. À nouveau, entre les dépositaires de l’école démocritéenne selon laquelle les systèmes vivants ne sont que des amas d’entités physiques organisées diversement (Descartes, La Mettrie) et, de l’autre côté, dans un sillage plutôt platonicien, les partisans de l’idée selon laquelle les êtres vivants sont animés d’un principe vital irréductiblement non physique – comme une « âme » ou une « entéléchie » (Stalh, Driesch) –, des penseurs « vitalistes matérialistes » se dressent dans un effort de réconciliation entre les enseignements de la biologie et la reconnaissance d’une certaine spécificité du vivant (Barthez, Bernard), et ce dans un esprit émergentiste avant la lettre11. Bien que riche d’une longue préhistoire, il faut en réalité attendre le ème 19 siècle pour que l’idée d’émergence prenne explicitement forme. On retrace généralement l’origine directe du concept contemporain à la Logique de John Stuart Mill. Dans l’étude sur la manière dont se composent différentes causes pour provoquer un certain effet, ce dernier opère une démarcation entre deux modes possibles de composition causale qui préfigurent la distinction entre ce qui est réductible et ce qui est émergent : le mode « homopathique » et le mode « hétéropathique » de composition causale12. 11 MALATERRE, Ch., « Le ‘néo-vitalisme’ au XIXème siècle: une seconde école française de l’émergence », Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, n°14, 2007, p. 25-44 ; SARTENAER, O., « Disentangling the Vitalism-Emergentism Knot », Journal for General Philosophy of Science, n°49, 2018, p. 73-88. 12 MILL, J.S., A System of Logic, Ratiocinative and Inductive, Being a Connected View of the Principles of Evidence and the Methods of Scientific Investigation, Londres, John W. Parker, 1843.
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Le premier cas de figure se présente lorsque l’effet conjoint d’un ensemble de causes est équivalent à la somme des effets qui auraient chacun été provoqués par les causes partielles isolées. Une illustration paradigmatique consiste en la composition des forces en mécanique newtonienne, régie par la loi d’addition vectorielle communément appelée « règle du parallélogramme ». En vertu de celle-ci, l’accélération résultante d’un mobile est en effet identique à la somme (vectorielle) des accélérations partielles qui auraient été suscitées par l’ensemble des forces externes agissant isolément sur le mobile. Alexander Bain, philosophe positiviste contemporain de Mill, déclinera à loisir ce genre d’illustration. Il notera par exemple que deux hommes, deux locomotives ou deux poids tirant sur une corde dans un même sens induisent en celle-ci une force de traction deux fois plus grande que dans le cas où ceux-ci tirent isolément13. Si ces diverses illustrations constituent sans doute les exemples les plus naturels du mode homopathique de composition causale, ce mode ne se limite toutefois pas à la seule mécanique. Empruntant à nouveau les exemples particulièrement originaux – et, comme le lecteur s’en rendra compte, éminemment contestables – de Bain, on peut penser que le mode de composition homopathique est aussi opérant en chimie – deux feux produisent deux fois plus de chaleur qu’un seul ; deux bougies deux fois plus de lumière qu’une seule –, en biologie – une plante qui bénéficie d’une double quantité de nutriments et de lumière croît deux fois plus vite –, en psychologie – la joie d’un homme augmente proportionnellement à ses gains –, ou encore en sociologie – une augmentation de mécontentement social correspond à une avancée proportionnelle vers l’anarchie et la révolution. Lorsque ce mode homopathique de composition causale n’est pas opérant, i.e. lorsqu’un effet complexe ne consiste pas en la somme des effets simples suscités par les causes partielles isolées, le cas de composition est alors qualifié d’« hétéropathique ». Un tel cas de figure se présente typiquement lors de réactions chimiques. Le produit d’une réaction suscité par la combinaison de réactifs n’est en effet généralement pas identique à la somme des effets provoqués par les réactifs isolés. La composition de deux causes toxiques, le sodium et le chlore, par exemple, ne produit pas une substance doublement toxique, mais du chlorure de sodium – c’est-à-dire du sel de cuisine ordinaire – tout à fait comestible. De manière analogue, si l’administration d’une certaine dose de médicament possède un certain effet thérapeutique sur un patient malade, 13
BAIN, A., Logic (Vol. II), Londres, Longmans, Green, Reader, & Dyer, 1873.
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l’administration d’une dose cinq fois plus importante peut entraîner sa mort et non, malheureusement, une guérison cinq fois plus rapide ou efficace. Un effet hétéropathique complexe, comme la nature comestible du sel de cuisine ou les propriétés létales d’une dose trop importante de médicament, semble ainsi, dans les termes de Mill lui-même, « hétérogène » à la somme des effets simples suscités par leurs causes isolées. Il faut en fin de compte attendre 1875 pour que le concept d’émergence fasse son entrée officielle dans le lexique philosophique. Ce n’est en effet qu’alors que le philosophe positiviste anglais George Henri Lewes propose de rebaptiser la distinction de Mill et Bain en des termes jugés moins rébarbatifs et plus en phase avec l’intuition. Dorénavant, un effet homopathique sera nommé « résultant » et un effet hétéropathique « émergent »14. Rétrospectivement, il est possible de formuler le concept d’émergence développé par Mill, Bain et Lewes selon le schéma récurrent déjà employé, notamment, en section 2.2, c’est-à-dire, rappelons-le, comme la combinaison d’une clause de dépendance et d’une clause d’irréductibilité. En choisissant de manière conventionnelle les propriétés comme relata privilégiés de la relation d’émergence, on peut alors dire ceci : L’émergence de Mill, Bain et Lewes est une relation qui se noue entre une propriété E et des propriétés de base Bi de manière à ce que (i) E soit causée par une combinaison de causes Ci dont chacune des Bi serait l’effet isolé, et (ii) E soit différente de la somme des Bi.
Cette première mouture de l’émergence constitue une lecture littérale de l’aphorisme classiquement associé à l’émergentisme : « Le tout est plus que la somme des parties ». Cela étant, la restriction arbitraire de la caractérisation de l’émergence à la relation mathématique particulière de sommation sera rapidement levée par Lewes lui-même, qui associera plutôt l’émergence à un échec plus général de mathématisation. Seront ainsi qualifiées d’émergentes toutes les propriétés qui échouent à s’exprimer comme des relations mathématiques – impliquant des sommes, mais pas seulement – entre leurs propriétés de base. C’est à cet égard que deux ingrédients typiquement émergentistes se révèlent déjà ici en gestation. D’abord, les propriétés émergentes témoignent d’une certaine nouveauté qualitative par rapport à leurs propriétés de base, nouveauté qui se manifeste par l’impossibilité d’exprimer les premières comme le résultat d’opérations sur les secondes. Propriétés émergentes et propriétés de base se révèlent ainsi d’emblée incommensurables. Ensuite, de l’absence 14
LEWES, G.H., Problems of Life and Mind (Vol. II), Londres, Trübner & co, 1875.
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d’algorithme mathématique permettant de « calculer » l’émergent au départ de sa base, il résulte que l’émergent est imprédictible au départ d’une connaissance exclusive de sa base. Ceci contraste avec les propriétés résultantes qui, elles, peuvent être anticipées aussitôt que l’on a connaissance des propriétés dont elles résultent et de la relation mathématique qui lie les premières aux secondes. Ce dernier thème, nous allons le voir, sera particulièrement important pour la première véritable philosophie de l’émergence, vers laquelle nous nous tournons à présent. b. L’évolutionnisme émergent Bien que, depuis la contribution importante de Brian McLaughlin à l’élucidation de certains pans de l’histoire de l’émergence, on regroupe sous le vocable d’« émergentisme britannique » des philosophes hétéroclites tels que Mill, Bain, Lewes, Morgan, Alexander et Broad15, il est important de noter que ce « mouvement » n’a en réalité en commun que le nom. Bien que les penseurs qu’il rassemble partagent effectivement une certaine affinité avec la notion d’émergence, leurs philosophies divergent à de nombreux égards, au point que la suggestion qu’ils forment un mouvement unifié peut se révéler trompeuse. En conséquence, nous faisons le choix de nous focaliser ici sur ce qui constitue en réalité la première véritable école émergentiste ayant historiquement existé, et rassemblant des auteurs tels que Morgan, Alexander, Sellars, Thomson ou Jennings autour d’un projet philosophique commun, à savoir celui de l’élaboration d’une philosophie particulière de l’évolution, appelée, à la suite de Morgan, « évolution émergente »16. Notre objectif principal est ici de dégager les motivations essentielles d’une telle école, ainsi que de proposer une caractérisation reconstruite du concept d’émergence qui y est explicitement mobilisé17. Incidemment, ceci nous permettra d’apprécier la mesure dans laquelle l’émergence peut se révéler un outil philosophique intéressant pour que la non-dualité soit pensable philosophiquement. En substance, l’évolutionnisme émergent prend comme point de départ la question suivante – qui résonne bien entendu, comme nous MCLAUGHLIN, B., « The Rise and Fall of British Emergentism », In BECKERA., FLOHR, H., et KIM, J. (éds.), Emergence or Reduction? Essays on the Prospects of Nonreductive Physicalism, Berlin, de Gruyter, 1992, p. 49-93. 16 Conwy Lloyd MORGAN, Emergent Evolution, Londres, Williams & Norgate, 1923. 17 Pour plus de détails quant aux aspects philosophiques de la doctrine qui ne sont pas abordés ici, le lecteur peut se référer à BLITZ, D., Emergent Evolution: Qualitative Novelty and the Levels of Reality, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1992 ; ou DOAT, D. et SARTENAER, O., « John Dewey, Lloyd Morgan et l’avènement d’un nouveau naturalisme pragmatico-émergentiste », Philosophiques, n°41, 2014, p. 127-156. 15
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l’avons déjà suggéré, avec le défi commun aux pensées non duales : comment l’évolution peut-elle avoir donné naissance aux différences de genre que nous pouvons observer aujourd’hui dans le monde naturel, dont l’exemple le plus sensible consiste en la distinction apparemment radicale entre les êtres vivants dotés d’un esprit et ceux qui en sont dénués ? Face à cette question, deux pistes de réponse antagonistes peuvent être d’emblée dégagées. D’une part, l’option darwinienne, qualifiée de « continuiste » ou « gradualiste », fait le pari de la totale continuité du processus d’évolution. Dans cette optique, l’esprit ne serait advenu au monde que comme la fonction d’un substrat matériel – le système nerveux – ayant évolué structurellement par accumulation progressive d’infimes modifications anatomiques. D’autre part, l’option « discontinuiste » ou « saltationniste », dont on peut identifier l’un des représentants notables en la personne de Bergson, consiste plutôt à défendre l’idée selon laquelle l’évolution est le théâtre de réelles discontinuités. Sous cette perspective, l’esprit serait survenu au cours de l’évolution à l’occasion d’une « saltation » ou d’un saut évolutif, poussant un système initialement physique à entrer dans un nouveau registre ontologique, déconnecté du règne physique. Comme le lecteur pourra s’en rendre compte, ces deux manières de concevoir l’évolution, gradualiste et saltationniste, conduisent assez naturellement à embrasser les positions que nous avons discutées précédemment, à savoir le monisme réductionniste et le dualisme antiréductionniste, respectivement. En effet, dans le premier cas de figure, penser l’avènement de nouveautés évolutives sur un mode purement continu ne peut que conduire à nier la spécificité ontologique de telles nouveautés, qui se révèlent dès lors réductibles à leurs conditions d’apparition. Dans le cas spécifique de l’avènement de l’esprit, l’option gradualiste conduit d’emblée à considérer que l’esprit se réduit simplement au corps – panpsychisme à part. Dans l’optique saltationniste, à l’inverse, il y a place pour penser les nouveautés évolutives comme « authentiques » et irréductibles, mais cela induit nécessairement de souscrire à l’idée que ce qui advient est d’un autre ordre que ce de quoi il advient. Dans le contexte de notre illustration, si l’esprit advient historiquement au monde de manière discontinue, un dualisme corps-esprit est automatiquement de mise. C’est dans le contexte d’une telle opposition que vont progressivement se faire entendre les partisans d’une réconciliation, tentant de tirer parti des atouts, et d’éviter les écueils, des conceptions darwiniennes et bergsoniennes de l’évolution naturelle. Une telle réconciliation prend diverses formes, dont deux des plus importantes, et reconnues comme
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essentiellement équivalentes, sont le « naturalisme évolutionnaire » de Sellars et l’« évolutionnisme émergent » de Morgan18. L’intuition essentielle de ces auteurs est, en substance, relativement simple. Elle consiste fondamentalement en une analogie. Comme l’ont défendu Mill, Bain et Lewes en leur temps, certains processus physiques conduisent à l’émergence de propriétés. Par exemple, la mise en ébullition d’eau liquide produit de l’eau à l’état gazeux, qualifié d’état émergent. Dans ce cas, et comme nous l’avons vu, l’idée véhiculée par le concept d’émergence est double : la propriété « être gazeux » est à la fois dépendante des propriétés sous-jacentes qui forment sa base d’émergence et irréductible à celles-ci (au sens où la relation de composition qui les lie n’est pas additive ou, plus généralement, mathématisable). L’émergence capture ainsi l’idée selon laquelle le processus de vaporisation de l’eau est dans un sens continu – la propriété « être gazeux » provient de l’interaction entre propriétés sous-jacentes – et, dans un autre sens, discontinu – on ne peut réduire la propriété « être gazeux » à sa base d’émergence. Il est dès lors possible d’affirmer que, lorsque de l’eau bout, « il y a ‘évolution émergente’ d’un gaz à partir d’un liquide »19. C’est à ce stade que s’opère l’analogie constitutive de la stratégie de l’évolutionnisme émergent pour répondre à la question centrale qui a motivé son avènement. À l’instar du processus de vaporisation qui donne naissance à une propriété émergente, l’évolution est un processus au cours duquel émergent de nouvelles propriétés telles que, par exemple, l’esprit. L’évolution n’est ainsi ni un processus de modification quantitative opérant graduellement, ni un processus induisant des modifications qualitatives par saltations. Elle est plutôt évolution émergente, c’est-àdire, elle autorise l’advenue de discontinuités qualitatives dans un processus d’engendrement continu, en phase avec les prescriptions d’une philosophie moniste et antiréductionniste en projet. Des mots de Morgan lui-même : « La revendication naturaliste est que, à l’évidence, non seulement les atomes et les molécules, mais aussi les organismes et les esprits sont susceptibles 18 Voir en particulier SELLARS, R.W., Evolutionary Naturalism, New York, Russell & Russell, 1922 ; et MORGAN, C.L., 1923, op. cit. Morgan faisant un usage explicite de la notion d’émergence et ayant précédé Sellars dans son projet d’élaboration de cette conception de l’évolution, c’est principalement sa version de la doctrine que nous discutons dans ce qui suit. 19 MONTAGUE, W.P., « A Materialistic Theory of Emergent Evolution », in DEWEY, J. (éd.), Essays in Honor of John Dewey, on the Occasion of His Seventieth Birthday, New York, Henri Holt, 1929, p. 261. Ma traduction.
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d’être abordés à l’aune de méthodes scientifiques d’un genre fondamentalement similaire ; que tous font partie d’un même tissu événementiel ; et que tous exemplifient un même plan fondationnel. En d’autres termes, la position est que, au regard d’une philosophie fondée sur la procédure sanctionnée par le progrès de la recherche et de la pensée scientifique, l’advenue au monde de toute forme de nouveauté se doit d’être fidèlement acceptée partout où elle est découverte, et cela sans recourir à un quelconque Pouvoir extra-naturel (Force, Entéléchie, Élan, ou Dieu) au travers de l’activité efficace duquel les faits observés pourraient être expliqués »20.
Bien sûr, que soit concevable un processus d’évolution naturelle alliant continuité et discontinuité n’est que le pendant diachronique de la tension intrinsèque à tout émergentisme que nous épinglions déjà plus haut, et selon laquelle il pouvait apparaître contradictoire de penser que certaines entités dites émergentes puissent être à la fois dépendantes de, et irréductibles à, leurs bases d’émergence. Dans le contexte de l’évolutionnisme émergent, une telle tension se retrouve dissoute à l’aune d’un concept clé du mouvement, à savoir la « relationnalité » (ou, chez Sellars, l’« organisation »). Lorsque Morgan affirme que « ce qui émerge à un quelconque niveau constitue une instance de ce que j’appelle un nouveau genre de [«] relationnalité [»], dont aucune instance n’existe aux niveaux inférieurs »21, il souligne l’idée selon laquelle l’émergence constitue l’advenue au monde, par composition d’entités physiques préexistantes, d’un nouveau mode d’organisation manifestant des propriétés nouvelles, i.e. des propriétés qui n’existaient pas – même en puissance – avant leur émergence. Les entités physiques nouvellement organisées constituent ainsi le lieu d’un nouveau régime effectif de transaction avec le monde22. Sous-jacente à ces considérations est l’idée selon laquelle l’émergence de nouvelles propriétés se produit lorsqu’un seuil est atteint dans le degré d’organisation d’un ensemble d’entités physiques. En reprenant les termes de l’exemple que nous évoquions plus haut relativement à la vaporisation de l’eau, on peut dire qu’il y a émergence au cours de l’évolution lorsque la matière s’organise progressivement jusqu’à croiser un « point d’ébullition » au niveau duquel apparaissent de nouvelles propriétés par exemple mentales, corrélatives de l’apparition d’un nouveau mode d’organisation jusque-là inexistant. MORGAN, C.L., 1923, op. cit., p. 2. Ma traduction. Ibid., p. 15-16. Ma traduction. 22 Broad illustrera plus tard ce rôle causal irréductible de l’organisation par l’entremise du phénomène chimique d’isomérie. Voir BROAD, Ch.D., The Mind and Its Place in Nature, New York, Harcourt, Brace & Company, 1925, p. 55-56. 20 21
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Les considérations que nous venons de développer rendent explicites la parenté profonde entre la philosophie de l’évolutionnisme émergent et la théorie proto-émergentiste de l’hylémorphisme aristotélicien, dont nous avons touché un mot plus haut. On ne sera dans ce contexte pas étonné d’apprendre que le sens des concepts de relationnalité ou d’organisation peut être capturé, selon les premiers émergentistes eux-mêmes, par le concept aristotélicien de forme23. Il est à noter toutefois que les émergentistes confèrent à cette notion un sens radicalement nouveau, dans la mesure où ils lui ôtent sa dimension immuable et atemporelle. Pour reprendre l’illustration aristotélicienne bien connue : au travers du prisme de l’évolution émergente, la forme du chêne n’existe pas en puissance ou de manière latente dans le gland. Elle n’apparaît dans l’existence qu’au moment même de son instanciation, c’est-à-dire quand le chêne est formé, ou, plus précisément, quand il émerge. À cet égard, l’évolutionnisme émergent peut être conçu comme une mise en mouvement évolutionniste de l’hylémorphisme, sous l’impulsion des théories de l’évolution naissantes au 19ème siècle. S’il est vrai que l’évolutionnisme émergent mobilise le concept d’émergence développé par Mill, Bain et Lewes quelques décennies auparavant, le courant interprète néanmoins la notion de manière fort différente. En substance, la reconstruction suivante capture cette mouture modifiée : L’émergence de Morgan (et autres évolutionnistes émergents) est une relation qui se noue entre une propriété E et des propriétés de base Bi de manière à ce que (i) E soit univoquement et uniformément déterminée par les Bi, et (ii) E soit « authentiquement nouvelle » par rapport aux Bi.
Ainsi caractérisée, l’émergence remplit bien le rôle pour lequel elle a été convoquée. Si l’on pense par exemple que l’esprit émerge du corps au sens précisé ici, ceci implique bien, d’une part, que la nature de l’esprit est tout entière déterminée par celle du corps, ou que le premier survient du second sans rupture – en opposition avec le saltationnisme et le dualisme – et, d’autre part, que la nature de l’esprit est malgré cela « tout autre » que celle du corps, ou qu’entre esprit et corps subsiste toujours une discontinuité ontologique significative – en opposition avec le gradualisme et le réductionnisme. On le voit donc, l’évolutionnisme émergent entend exploiter les ressources de l’émergence pour défendre une philosophie moniste (ou, selon Morgan, « naturaliste ») en phase 23
Voir par exemple ALEXANDER, S., op. cit., 1920, p. 47.
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avec la reconnaissance d’une authentique diversité naturelle. C’est bien sûr à cet égard particulier que l’émergence se révèle, comme nous l’avons indiqué, un outil philosophique particulièrement intéressant pour désamorcer le dilemme de la non-dualité. Bien sûr, affirmer que l’évolution est le théâtre constant d’émergences au sens indiqué ici relève de l’acte de foi. Il ne suffit en effet pas d’observer le monde naturel pour affirmer que certaines propriétés sont effectivement « authentiquement nouvelles » (et pas, par exemple, simplement nouvelles aux yeux d’un observateur donné qui échouerait à identifier leurs possibles bases de réduction). Bien conscients de cet état de fait, les évolutionnistes émergents vont rapidement opérationnaliser leur compréhension de l’émergence, c’est-à-dire, la reformuler en des termes qui (au moins théoriquement) peuvent être mis à l’épreuve du monde naturel vu au travers du prisme des sciences. Exprimé autrement, il s’agit pour les évolutionnistes émergents d’identifier des indices détectables qui serviront de base pour affirmer que leur déclinaison de l’émergence – métaphysique par nature – s’exemplifie bien dans le monde qui est le nôtre. Ceci s’opère sur le modèle suivant : Il y aura émergence au sens de Morgan lorsqu’une propriété E déterminée par un ensemble de propriétés Bi s’avère imprédictible au départ d’une connaissance exhaustive des Bi, et cela même aux yeux d’un être aux capacités cognitives illimitées (comme par exemple un démon laplacien).
La nature liquide de l’eau, la respiration cellulaire et l’esprit sont ainsi émergentes aux yeux de Morgan, dans la mesure où, malgré le fait qu’elles soient univoquement déterminées par leurs bases – respectivement du dihydrogène et du dioxygène, un ensemble de macromolécules et un corps vivant –, leur nature n’aurait pu être anticipée, même par un être illimité, avant leur survenue. C’est cette radicale nouveauté épistémique qui est indicative du fait que ces propriétés sont aussi radicalement nouvelles d’un point de vue ontologique24. Avant de clore cette section, mentionnons brièvement la dernière formulation de l’émergence qui sera proposée avant l’interlude réductionniste dont nous parlerons dans un instant. Celle-ci, issue des travaux de 24 Comme le lecteur l’aura peut-être remarqué, l’évolution émergente est ainsi entièrement déterministe, mais compatible avec une mise en échec de la prédictibilité de principe. Cette observation étonnante n’est qu’une nouvelle facette de la tension constitutive de l’émergentisme. Pour plus de détails à ce sujet, voir : SARTENAER, O., « Emergent Evolutionism, Determinism and Unpredictability », Studies in History and Philosophy of Science, n°51, 2015, p. 62-68 ; ou SARTENAER, O., « Pour mettre fin au mythe de Laplace », Revue de métaphysique et de morale, n°94, 2017, p. 179-200.
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Broad, est importante dans la mesure où, comme nous allons le voir, elle sera largement discutée par la postérité, notamment critique. En substance : L’émergence de Broad est une relation qui se noue entre une propriété E et des propriétés de base Bi de manière à ce que (i) E soit univoquement et uniformément déterminée par les Bi, et (ii) E soit non-déductible au départ des Bi (ou, plus rigoureusement, les énoncés relatifs à E soient non-déductibles au départ de ceux relatifs aux Bi).
c. L’éclipse réductionniste Après son avènement aux alentours des années 1910-1920, la doctrine de l’émergence, dont nous venons de souligner certains aspects, provoqua un « petit tumulte philosophique »25. Celui-ci ne fut cependant pas de longue durée car, dès la fin des années 1920, le courant émergentiste connut, sinon un déclin prématuré, au moins une profonde remise en question. Autour de la moitié du 20ème siècle, l’émergentisme s’est ainsi vu majoritairement éclipsé par un physicalisme réductionniste dominant toute la pensée philosophique et scientifique occidentale. Il faudra attendre les années 1970 pour que l’émergentisme connaisse une seconde naissance, qui sera l’objet de notre prochaine et dernière section à vocation historique. Diverses raisons philosophiques, scientifiques et contextuelles ont concouru à provoquer la chute de la première vague émergentiste. Nous n’évoquons ici que deux d’entre elles, très certainement les plus décisives : – Fait brut et piété naturelle Dans la perspective de l’évolutionnisme émergent, nous l’avons vu, les émergents constituent des « nouveautés authentiques » ayant pour corrélât épistémique une impossibilité radicale d’anticiper leur survenue. Incidemment, l’apparition d’émergents au cours de l’évolution se révèle par principe inexplicable. Les émergents s’avèrent constituer des faits empiriques bruts, que le scientifique doit se borner à « constater ». Dans les termes évocateurs d’Alexander : « L’existence de qualités émergentes […] est une réalité qui se doit d’être acceptée, comme certains le diraient, sur le mode du fait empirique brut ou, 25 ABLOWITZ, R., « The Theory of Emergence », Philosophy of Science, n°6, 1939, p. 1. Ma traduction.
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en les termes moins sévères que je préconiserais, avec la ‘piété naturelle’ de l’investigateur. Elle n’admet pas d’explication »26.
Si l’on prend au sérieux la maxime antique de Virgile « Felix, qui potest rerum cognoscere causas » [« Heureux celui qui peut connaître les causes des choses »], l’émergence ne peut que frustrer le scientifique, contraint d’accepter avec une révérence pieuse et aveugle le fait brut qu’elle constitue. Si ceci nous apparaît aujourd’hui comme une conséquence méthodologique intolérable de l’émergentisme, ce fait était déjà sévèrement critiqué par certains des premiers commentateurs du mouvement. D’aucuns qualifièrent en effet la prescription de Morgan et Alexander de « plus lourd défaut de toute la théorie », d’« obscurantisme métaphysique » ou encore de « traitrise scientifique »27. Ces auteurs parmi d’autres dénoncèrent ainsi la nature cache-misère de l’émergence des origines, et exhortèrent corrélativement à substituer à une piété « sédative » une étiologie rationnelle « stimulante »28. – Un manque de crédibilité scientifique Au-delà de cette première faiblesse d’ordre philosophique, l’émergentisme des origines a aussi décliné en raison d’une importante carence de nature scientifique. En substance, l’existence supposée d’émergents, tels la nature liquide de l’eau, la respiration cellulaire ou l’esprit humain, n’a reçu, dans le meilleur des cas, aucun support empirique, sinon a été tout bonnement réfutée par divers développements scientifiques subséquents. Il est à noter que la nature empiriquement erronée – ou du moins sujette à caution – de bon nombre d’exemples d’émergents n’est pas nécessairement due à une négligence scientifique de la part des premiers émergentistes. En réalité, il est vraisemblable que ceux-ci n’aient fait qu’exploiter, sans doute sans mauvaises intentions, l’ignorance des scientifiques de l’époque à l’égard de la nature de certains phénomènes. Ayant développé l’essentiel de leur philosophie lors d’une période qui précède la révolution quantique, l’avènement de la biologie moléculaire ou la naissance (plus tardive) des neurosciences, il n’est pas étonnant que des phénomènes alors inexplicables, comme par exemple, au niveau le plus élémentaire, les liaisons chimiques, aient conduit des penseurs tels que ALEXANDER, S., 1920, op. cit., p. 46-47. Ma traduction. Respectivement dans : ABLOWITZ, R., 1939, op. cit., p. 14 ; Arthur PAP, « The Concept of Absolute Emergence », The British Journal for the Philosophy of Science, n°2, 1952, p. 304 ; et MONTAGUE, W.P., 1929, op. cit., p. 265. Ma traduction. 28 Ibid., p. 264. Ma traduction. 26
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Morgan à y déceler la présence d’émergents. Déjà dans le domaine des sciences de la matière inerte, disciplines dont on sait que les premiers émergentistes ont tiré la grande majorité de leurs exemples empiriques, le contexte du début du 19ème siècle se prêtait à merveille à l’idée d’une impossibilité d’expliquer le comportement des touts à partir de leurs parties. Par exemple, la découverte de l’électron par Thomson datant de 1897, les émergentistes tels que Mill, Bain et Lewes ignoraient tout de la structure de l’atome. L’existence de l’atome elle-même était alors encore l’objet de controverses jusqu’en 1905, année de la publication d’Einstein sur le mouvement brownien. Si les partisans de l’évolutionnisme émergent étaient sans doute conscients en leur temps de l’existence de l’électron et du proton, ainsi que de la théorie atomique révolutionnaire de Bohr rendue publique dès 1913, ils ne pouvaient anticiper l’avènement de la mécanique quantique – issue essentiellement des travaux indépendants d’Heisenberg, Schrödinger et Dirac entre 1926 et 1928 – dont on considère qu’elle constitua sans doute le pas le plus significatif vers l’élucidation de la nature des liaisons chimiques et, ce faisant, d’une réduction des phénomènes chimiques à la physique. Avec la révolution quantique et, dans son sillage, l’avènement de la biologie moléculaire, c’est la crédibilité scientifique même de l’émergentisme qui fut radicalement remise en cause29. Conscients de ces apories, divers penseurs se sont élevés à l’encontre de l’émergentisme dès la publication de ce qui est considéré comme la dernière œuvre majeure du mouvement, à savoir The Mind and Its Place in Nature de Broad, publiée en 1926. Si leurs rapports exacts à l’émergentisme diffèrent selon les cas, une critique commune et récurrente peut néanmoins être identifiée : l’émergence ne peut pas être raisonnablement conçue comme ontologique ou absolue, c’est-à-dire, comme capturant une relation entre entités existant dans le monde. En d’autres termes, si l’émergence est synonyme d’imprédictibilité, de non-déductibilité ou d’inexplicabilité, aucune bonne raison ne peut être avancée pour penser que celle-ci est principielle, i.e. relative à tous les édifices théoriques à venir, aussi raffinés et perfectionnés qu’ils puissent être30. Cet appel 29 MCLAUGHLIN, B., 1992, op. cit. ; MALATERRE, Ch., « Life as an Emergent Phenomenon: From an Alternative to Vitalism to an Alternative to Reductionism », in NORMANDIN, S. et WOLFE, Ch. (éds.), Vitalism and the Scientific Image in Post-Enlightenment Life Science, 1800-2010, Dordrecht, Springer, 2013, p. 155-178. 30 Voir par exemple HENLE, P., « The Status of Emergence », Journal of Philosophy, n°39, 1942, p. 486-493.
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concerté à une relativisation de l’émergence a d’autant plus d’impact que l’histoire du développement des sciences semble aller dans ce sens. On assiste en effet depuis la fin des années 1920 à la formulation d’explications réductives de certains phénomènes jugés jusqu’alors émergents. Dans ce contexte, l’émergentisme apparaît peu à peu comme une doctrine un peu obscure d’inspiration vitaliste ou spiritualiste – d’ailleurs souvent récupérée pour défendre des intérêts peu louables –, voguant à contre-courant de l’enthousiasme ambiant et d’une foi de plus en plus partagée en une unification possible des sciences31. Il en résulte l’avènement d’une période essentiellement physicaliste réductionniste, durant laquelle le concept d’émergence disparaît pratiquement de l’horizon philosophique et scientifique, sinon pour être durement critiqué ou reformulé en des termes qui ne font pas justice aux intuitions très fortes des penseurs originaires de l’évolutionnisme émergent. À titre d’exemple, évoquons le concept d’émergence inspiré de celui de Broad mais, pour ainsi dire, vidé de sa substance ou de sa force ontologique (les passages repris en italique indiquent les amendements importants réalisés sur le concept initial)32 : Relativement à une théorie T, l’émergence n’est qu’une relation épistémique qui se noue entre un prédicat E et des prédicats de base Bi de manière à ce que (i) E réfère à une propriété déterminée par les propriétés auxquelles réfèrent les Bi, et (ii), relativement à T, les énoncés impliquant E ne sont pas déductibles des énoncés impliquant les Bi.
Il en ressort que le concept d’émergence constitue ici une notion épistémique qui fait office de mesure de notre ignorance du monde à une époque donnée. Lorsqu’un scientifique est confronté à un émergent (relativement à une théorie T), il est invité non pas à s’abandonner à une révérence pieuse, mais plutôt à s’efforcer de développer une théorie T* dans laquelle l’émergent en question deviendra réductible. Telle est l’« hypothèse de travail » prônée par les empiristes logiques, dont se réclament les penseurs tels que Oppenheim, Putnam ou Hempel, hypothèse qui pourrait – ou devrait – nous conduire un jour vers une théorie finale, c’està-dire, une théorie relativement à laquelle plus aucune propriété naturelle ne serait émergente. 31 À cet égard, voir : OPPENHEIM, P. et PUTNAM, H., « Unity of Science as a Working Hypothesis », in FEIGL, He., SCRIVEN, M. et MAXWELL, G. (éds.), Minnesota Studies in the Philosophy of Science, Minneapolis, Minnesota University Press, 1958, p. 3-36. 32 Voir par exemple HEMPEL, C.G. et OPPENHEIM, P., « Studies in the Logic of Explanation », Philosophy of Science, n°15, 1948, p. 135-175.
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d. Émergence, science et non-dualité Nous l’avons vu, vers la moitié du siècle dernier, et sous l’influence d’un empirisme logique hostile à toute métaphysique, l’émergence est reléguée au rang de mesure passagère de notre ignorance du monde, et est appelée à disparaître progressivement avec les nouveaux développements de la science. Si, durant cette période d’éclipse, certains antiréductionnistes font certes de la résistance, le monisme réductionniste domine néanmoins toute la pensée scientifique et philosophique de tradition occidentale. Vers les années 1970, la situation connait toutefois une nouvelle transformation. La pensée néo-positiviste constituant alors l’orthodoxie est elle-même soumise à de virulentes critiques issues de sources variées, dont le point de concours commun consiste en un abandon, ou du moins une relativisation, du programme réductionniste. Il en résulte un déclin progressif de l’enthousiasme ambiant envers la possibilité de formulation d’une théorie physique finale, déclin qui s’accompagne par effet de levier d’une remise au goût du jour des idées émergentistes. On assiste progressivement à ce qu’il est aujourd’hui coutume d’appeler la « ré-émergence de l’émergence ». Nous ne nous attardons pas à mener ici une analyse approfondie des nombreuses raisons qui ont conduit à un tel passage d’une orthodoxie réductionniste vers une résurgence de l’émergence. Nous pouvons nous contenter d’évoquer le principal moteur de la transformation, à savoir les successives mises en échec du modèle le plus classique de réduction33. Alors que, dans la première moitié du 20ème siècle, il semblait plausible de croire en la réduction à venir des sciences spéciales à la physique fondamentale, la complexité des phénomènes découverts par les sciences de la seconde moitié du siècle est telle qu’il n’est dès lors plus réaliste de concevoir les rapports entre théories sur le mode simpliste et idéalisé de la réduction envisagé alors34. Cette remise en cause du réductionnisme conduit les philosophes des sciences à une bifurcation : soit ils repensent la réduction sur un nouveau modèle plus en adéquation avec la nature des sciences spéciales, soit ils abandonnent la réduction au profit de l’émergence (ou d’un concept 33 À savoir le modèle développé par Nagel. Voir NAGEL, E., « The Meaning of Reduction in the Natural Sciences », in STAUFFER, R. (éd.), Science and Civilization, Madison, University of Wisconsin Press, 1949, p. 97-135. 34 Un premier exemple consiste en la mise en échec de la réduction classique de la thermodynamique à la mécanique statistique sous l’impulsion des travaux de l’école de Prigogine. Un second ressortit à la remise en question de la réduction en génétique moléculaire.
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qui s’y apparente). En conséquence, l’histoire de la philosophie des sciences manifeste une fracture, vers les années 1970, entre les partisans conservateurs d’un physicalisme réductionniste « révisé » et les défenseurs d’une forme contemporaine d’émergentisme. Si cette dernière est au départ principalement représentée dans les sciences de l’esprit, il est important de constater qu’au sein de la physique elle-même se produit, dans une certaine mesure, le même mouvement. À cet égard, on peut noter la contribution éminemment symbolique du physicien nobélisé Philip Warren Anderson dans la revue Science en 1972, au titre explicitement émergentiste de « More is Different », comme moment de bascule à partir duquel le concept d’émergence fait son entrée au sein de la microphysique elle-même35. Cette introduction de l’émergence dans le domaine de la physique fut très certainement déterminante pour la résurgence et la popularisation de la notion. Celle-ci y a en effet gagné une certaine respectabilité scientifique (ou du moins un support empirique crédible) en étant associée à des concepts tels que la « transition de phase », la « bifurcation » ou la « brisure de symétrie ». Dans ce contexte, il devient plus délicat de suspecter les partisans de l’émergence d’avoir des accointances avec des doctrines métaphysiquement chargées telles que le vitalisme ou le spiritualisme. Ceci étant, il n’est aujourd’hui pas déraisonnable d’affirmer, conjointement à Gallagher et Appenzeller qui signent l’éditorial d’un numéro spécial de la revue Science relatif aux systèmes complexes (1999), que la science a amorcé un mouvement la menant « au-delà du réductionnisme » ou, dans les termes du physicien nobélisé Robert Laughlin, que « la science est passée d’une Ère du réductionnisme à une Ère de l’émergence »36. Le concept fait en effet actuellement l’objet d’une abondante littérature. Il s’est popularisé à un point tel que lui sont maintenant dédiés des périodiques, qu’il fait l’objet de numéros spéciaux dans des revues de vulgarisation ou qu’il figure dans les manuels à destination des étudiants. Loin de constituer un concept marginalisé aux relents obscurantistes, l’émergence est aujourd’hui entrée dans le lexique usuel des scientifiques de tous les horizons. Dans ce contexte, il est notable que des travaux récents en sciences physiques, amorcés dans le sillage de la contribution pionnière d’Anderson, 35 ANDERSON, Ph. W., « More Is Different – Broken Symmetry and the Nature of the Hierarchical Structure of Science », Science, n°177, 1972, p. 393-396. Il est notable qu’Anderson ne fait en réalité pas explicitement référence au concept d’émergence. 36 LAUGHLIN, R., A Different Universe: Reinventing Physics from the Bottom Down, New York, Basic Books, 2005, p. 262. Ma traduction.
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constituent aujourd’hui une reprise empiriquement crédible – même si bien sûr philosophiquement sujette à discussion – de l’émergence au sens de Morgan, légitimant ainsi l’application de la notion au monde naturel. Il en ressort que l’utilisation de l’émergence au service des pensées de la non-dualité s’en retrouve renforcée. Il semblerait ainsi que les sciences elles-mêmes autorisent bien à penser la réconciliation possible entre monisme, nouveauté et diversité. Parmi de tels travaux, nous pouvons nous contenter d’évoquer ici ceux relatifs à l’élucidation récente, par Robert Laughlin lui-même, de l’effet Hall quantique fractionnaire, qui, de l’aveu du physicien lui-même – par ailleurs nobélisé pour son travail –, constitue le « moment d’ouverture de l’âge de l’émergence »37. Sans rentrer ici dans les détails techniques d’un tel effet quantique assez exotique38, on peut se contenter d’indiquer que, en substance, l’effet Hall quantique fractionnaire est l’occasion de la production expérimentale de particules inédites – les « anyons », ayant la particularité d’avoir une statistique fractionnaire, les distinguant de la famille des fermions et des bosons – qui peuvent être considérées comme émergentes, dans le sens où elles sont déterminées par la dynamique d’un gaz d’électrons placé dans des circonstances bien spécifiques, tout en ne pouvant s’y réduire. Exprimé autrement, les anyons ont cette particularité d’être des particules radicalement nouvelles – ils sont par exemple considérés comme faisant partie des entités fondamentales ou élémentaires de la réalité –, alors même qu’ils sont produits continûment au départ d’autres entités qui les précèdent. À cet égard, et dans le sillage de la pensée de Laughlin, les anyons sont définitoires d’un nouveau domaine physique obéissant à ses propres lois, sans pour autant que ce nouveau domaine ne soit déconnecté de l’« ancienne physique ». On le voit donc, la production expérimentale d’anyons constitue la base d’un argument empirique inédit en faveur de l’idée selon laquelle des entités naturelles tout à fait légitimes, appréhendables sous l’éclairage d’une pensée purement moniste, peuvent advenir au monde comme d’authentiques nouveauté, c’est-à-dire sur un mode typiquement émergentiste, dans l’intervalle entre dévoilement d’un déjà existant et création ex nihilo. 37
Ibid., p. 75. Ma traduction. Pour de tels détails, ainsi qu’une réflexion philosophique en lien avec l’émergence, le lecteur peut se référer à GUAY, A. et Olivier SARTENAER, O., « Emergent Quasiparticles. Or How to Get a Rich Physics from a Sober Metaphysics », in BUENO, O., FAGAN, M. et CHEN, R.-L. (éds.), Individuation, Process and Scientific Practices (p. 214-235), New York, Oxford University Press, 2018. 38
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4. Conclusion Au cours du présent chapitre, l’objectif principal a été de montrer qu’une déclinaison particulière du concept d’émergence – en particulier celle de l’évolutionnisme émergent – se révèle bien adaptée pour désamorcer ce que nous avons identifié en introduction comme un inévitable dilemme pour les diverses pensées de la non-dualité. En substance, ce dilemme faisait écho à la difficulté pour toute pensée moniste de penser authentiquement la nouveauté et la diversité mondaine. En insistant sur le projet philosophique qui a historiquement présidé à l’avènement de l’émergentisme (section 2), et en présentant les grandes lignes d’une philosophie particulière de l’émergence ayant tenté de rencontrer ce projet (section 3), nous avons eu l’occasion de désamorcer un tel dilemme, en montrant qu’il est tout à fait concevable – bien que cela requiert certaines concessions philosophiques parfois contre-intuitives – de réconcilier un monisme intégral avec la reconnaissance que d’authentiques nouveautés peuvent advenir au cours de l’évolution cosmologique. En particulier, une telle pensée se retrouve aujourd’hui confortée par certains travaux récents en sciences physiques, au sein desquels il est défendu que de nouvelles entités au statut empirique tout à fait respectable peuvent émerger dans un sens non-trivial, en phase avec les intuitions premières et fondatrices de l’émergentisme39.
39 Avec l’accord des éditeurs, des portions du présent texte sont issues d’une introduction générale à l’idée d’émergence parue dans Maxime KRISTANEK (éd.), L’Encyclopédie philosophique, accessible à l’adresse suivante : http://encyclo-philo.fr/emergence-a/
LA COÏNCIDENCE DES OPPOSÉS DANS LES ARTS CONTEMPORAINS. VERS UNE SPIRITUALITÉ NON-DUELLE Philippe FILLIOT (Université de Reims, URCA, France)
« Pour quelqu’un de spirituel tout est un » Novalis1 « Si l’on demande : à quoi sert le Raison intuitive ? Nous répondons : elle sert à effacer l’odeur de la dualité et rien d’autre » Abhinivagupta2
Le propos de cet article est d’étudier les expériences sensibles de la non-dualité dans le champ de l’art contemporain, en me centrant de manière plus spécifique sur la notion de « coïncidence des opposés », la fameuse coincidentia oppositorum, qui traverse les traditions mystiques et ésotériques, de l’antiquité jusqu’à notre postmodernité. Cette « vision paradoxale »3 semble en effet ressurgir dans de nombreuses pratiques artistiques actuelles, où semblent se dissoudre les frontières classiques et les dichotomies habituelles, entre sujet et objet, nature et culture, soi et non-soi, corps et cosmos, fini et infini, sacré et profane, intelligible et sensible, etc. L’œuvre est vue alors comme le lieu d’une « mystérieuse conjonction » (mysterium conjunctionis), qui relie en nous ce qui est séparé, divisé, comme coupé en deux. L’art aujourd’hui permettrait ainsi de réunifier l’âme humaine, et par cette voie intérieure, tenter à sa façon de « réparer le monde »4. 1 NOVALIS (traduit de l’allemand, présenté et annoté par SCHEFER, O.), Le monde doit être romantisé, Paris, Allia, 2008, p. 70. 2 ABHINIVAGUPTA cité par SILBURN, L. dans la revue Hermès, numéro 1, « Les voies de la mystique ou l’accès au sans accès », Paris, Les Deux Océans, 1981, p. 192. 3 PERENNE, S., La vision paradoxale ou l’art de concilier les opposés, Paris, Accarias, L’originel, 2009. 4 Sur cette fonction « thérapeutique » de la création artistique voir cet essai récent, consacré à la littérature contemporaine comme souci de prendre soin de soi-même et des autres : GEFEN, A., Réparer le monde. La littérature face au XXIe siècle, Paris, José Corti, « Les Essais », 2017.
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L’enjeu heuristique de notre approche transversale est de mettre à jour cette dimension « spirituelle » de l’art contemporain. Spiritualité qu’il faut entendre non au sens religieux et dogmatique du terme, mais plutôt au sens existentiel et expérientiel d’une pratique de « transformation de soi », comme le montrent bien les diverses approches philosophiques de ce concept chez Michel Foucault, Pierre Hadot, ou encore Xavier Pavie aujourd’hui5. Comme nous l’étudierons à travers l’exemple de quelques œuvres emblématiques, l’expérience artistique – aussi bien pour le créateur que le spectateur – touche parfois à l’expérience spirituelle, voire mystique, vécue en dehors des religions. Selon l’écrivain anglais Aldous Huxley (en 1961), l’état mystique se définit d’un point de vue phénoménologique par une expérience de l’être au monde « dans laquelle la relation sujet-objet est transcendée, dans laquelle existe un sens de solidarité complète du sujet avec les autres êtres humains et avec l’univers en général »6. Mais cette expérience non-duelle, resituée donc dans le contexte de l’art, a ceci de particulier qu’elle passe là par le biais de la sensibilité, de la matière, de la couleur, du corps, du geste… Nous avons affaire à une « illumination par les sens », pour reprendre la belle expression du sociologue de l’imaginaire Michel Maffesoli, où « l’expérience du monde repose sur l’intime liaison du physique et du spirituel »7. Dans cette expérience intime, à la fois sensible et spirituelle, l’histoire de l’art croise l’histoire de la mystique. L’historien d’art Frédéric Cousinié, qui étudie notamment les rapports entre images et méditation au XVIIe siècle, avance ainsi que « l’expérience mystique, loin de s’opposer à l’expérience esthétique, s’articule ainsi étroitement à elle, et, d’une certaine façon, l’accomplit »8. Parler de cet objet singulier de recherche qu’est cette dimension spirituelle, implique sans doute au préalable de transformer la posture elle-même du chercheur, en allant audelà du cloisonnement académique des savoirs disciplinaires. D’un point
5 Sur cette idée essentielle de la philosophie comme « exercice spirituel » lire entre autres ouvrages : FOUCAULT, M., L’herméneutique du sujet Seuil/Gallimard, coll. « Hautes études », 2001 ; HADOT, P., La philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001 ; PAVIE, X., Exercices spirituels. Leçons de la philosophie contemporaine, Paris, Les Belles Lettres, 2013. 6 Conférence d’A. HUXLEY citée par Lydie Parisse dans PARISSE, L. (dir.), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXème siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.73. 7 MAFFESOLI, M., Eloge de la raison sensible, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 265. 8 COUSINIE, F., Images et méditation au XVIIème siècle, Rennes, PUR, 2007, p. 14.
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de vue épistémologique et méthodologique, notre étude des multiples figures de la non-dualité dans les arts contemporains s’inscrit doublement dans le champ ouvert de la transdisciplinarité, bien définie et développée par les travaux du physicien Basarab Nicolescu9, et dans le champ émergent des recherches sur la spiritualité à l’Université, théorisée en particulier par les nombreuses activités et publications du réseau Théorias10. Notre démonstration se déroulera en trois étapes principales. Dans un premier temps, nous mettrons en perspective la notion de spiritualité, occultée par une conception étroite de la rationalité scientifique, dans les domaines de l’histoire de l’art et de l’esthétique. Il s’agit de proposer une nouvelle lecture spirituelle de l’art, du romantisme à la modernité. Dans un second temps, nous proposerons quelques jalons pour définir la notion cruciale de « coïncidence des opposés ». Nous en étudierons quelques figures principales : Héraclite, Nicolas de Cues, Silesius, Jung, Maffesoli. Dans un troisième temps enfin, après ces deux parties axées sur les concepts abstraits et les discours théoriques, nous nous appuierons avant tout sur les images vivantes et les pratiques concrètes chez quelques artistes contemporains : Robert Filliou, Tania Mouraud, Bill Viola, Anish Kapoor. Comment donnent-ils à voir, et à ressentir, cette dimension spirituelle, qui semble a priori invisible, impalpable ? Comment opèrent-ils matériellement, sensoriellement, cette mystérieuse coïncidence des opposés, qui échappe fondamentalement à la raison et au langage ? Il s’agit d’envisager leurs œuvres comme de véritables « exercices spirituels »11, qui passent par des dispositifs artistiques spécifiques : 1) Trouver l’un dans le multiple 2) Réunir celui est observe et ce qui observé 3) Se fondre dans l’océan 4) Matérialiser l’immatériel. Le but de notre contribution, pour résumer en quelques formules-clés, est de dégager une approche proprement « esthétique » (du grec aisthesis « sensation ») de la non-dualité, et de promouvoir par cette voie une spiritualité vivante, sensible, incarnée dans le monde présent.
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NICOLESCU, B., La transdisciplinarité. Manifeste, Paris, éditions du Rocher, 1996. Le réseau transdisciplinaire et international Théorias, crée en 2012, se donne pour but d’élaborer une théorisation de la notion de spiritualité afin d’en faire un concept utilisable dans les différents champs du savoir scientifique. Lire, entre autres publications : Le FUSTEC, C. et STOREY F.-J. (dir.), Théoriser le spirituel. Approches transdisciplinaires de la spiritualité dans les arts el les sciences, Bruxelles EME, 2015. 11 LONG, O., L’œuvre comme exercice spirituel. L’imaginaire stoïcien des artistes, Paris, Hermann, 2012. 10
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1. Une lecture spirituelle de l’art, du romantisme à la modernité Comme l’exprimait Schelling, dans le contexte du romantisme allemand, le rôle de l’artiste est paradoxalement d’« objectiver l’inobjectivable »12. Il s’agit de spiritualiser la matière, et dans un même mouvement, de matérialiser le spirituel. Pour Novalis (1772-1801), l’art et poésie sont une vaste opération de synthèse, ou plus exactement de « mélanges »13, de passages entre ces deux plans, a priori séparés, du sensible et du non-sensible, du fini et de l’infini, du connu et de l’inconnu... La mission sacrée du peintre ou du poète, à l’instar du prêtre, est d’être un « médiateur » pour les autres d’une authentique transcendance, mais qui doit s’éprouver là dans le monde immanent, avec tous les sens en éveil : « Tout le visible tient à l’invisible, l’audible à l’inaudible, le tangible à l’intangible, et peut-être le pensable à l’impensable »14, disait Novalis. Selon l’esthétique de Hegel, dans le même esprit, l’art a pour finalité ultime d’accorder le sensible et le spirituel : « L’œuvre artistique tient ainsi le milieu entre le sensible immédiat et la pensée pure. (…) Ainsi, dans l’art, le sensible est spiritualisé, puisque l’esprit y apparaît sous une forme sensible. »15. Le grand rêve du romantisme est d’unifier et de rassembler ce qui est séparé et opposé, comme le résume Olivier Schefer : « L’ambition majeure de l’esthétique romantique aura été, pour le dire rapidement, de rassembler ce qui est séparé, d’unifier les opposés (l’ancien et le moderne, la liberté et la nature, l’idéal et le prosaïque) »16. Cette alliance des contraires propre à l’art romantique trouvera certaines résonances dans la modernité artistique. Pensons en particulier au célèbre manifeste surréaliste d’André Breton, en 1930, qui affirme une recherche spirituelle d’un état de non-dualité fondamental de la conscience : « Tout porte à croire qu’il existe un point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, la passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement »17. Walter Benjamin, à propos justement de l’expérience 12 SCHELLING, F.W.J., cité dans : Pierre WAT, Naissance de l’art romantique, Paris, Champs Flammarion 1998, 2012, p. 175. 13 SCHEFER, O., Mélanges romantiques. Hérésies, rêves et fragments, Paris, Le Félin, 2013. 14 NOVALIS cité dans BRION, M., L’Allemagne romantique, tome 2, Paris, Albin Michel, 1963. 15 HEGEL, G.W.F., Esthétique (textes choisis par KHODOSS, C., Paris, PUF, 1953, pp. 19-20. 16 SCHEFER, O., Résonances du romantisme, Bruxelles, La lettre volée, 2012, p. 102. 17 BRETON, A. (1930), Second manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1985, pp. 76-77.
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surréaliste, déclare que la modernité dans l’Europe de l’après-guerre se caractérise par une nouvelle forme d’illumination profane qui consiste en un « véritable dépassement créateur de l’illumination religieuse »18. Celle-ci ne recourt plus à un au-delà transcendant mais s’éprouve dans la matérialité de l’existence ordinaire : le corps, l’objet, le rêve, l’amour, l’ivresse, la ville, la solitude, et tout simplement au sein de la pensée elle-même… Cette « illumination profane »19 se trouve désormais, ici et maintenant, dans ce qu’il nomme un « matérialisme anthropologique »20. Grâce à une « optique dialectique », écrit-il encore, nous reconnaissons alors « le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien »21. Une bonne partie de l’art moderne, dans cette lecture spirituelle, œuvre à ces conjonctions secrètes qui transgressent les limites établies et renversent les hiérarchies apparentes. Cette approche syncrétique de la création artistique est bien mise en évidence par Anton Ehrenzweig, dans son essai inclassable sur la psychologie de l’imagination artistique L’ordre caché de l’art. Entre autres exemples, la peinture all over de Jackson Pollock est, selon lui, une expérience « océanique » de fusion de l’observateur et de l’observé où « nous voyons se dissoudre les frontières qui séparent le monde intérieur du monde extérieur, et nous nous sentons happés et pris au piège de l’œuvre d’art »22. Nous reviendrons sur cette idée essentielle de « sensation océanique », ou de « sentiment océanique », qui renvoie à la célèbre correspondance entre Romain Rolland et Sigmund Freud, au début du XXème siècle, sur les sources intérieures du sentiment religieux et de l’expérience mystique23. Cette dimension océanique et immémoriale est en effet encore actuelle et agissante dans de nombreuses expériences immersives et sensorielles proposées aux spectateurs dans les milieux de l’art contemporain. Le spécialiste des religions et des mythes Mircea Eliade a mis à jour ces survivances dans un article, publié en 1964, sur « La permanence du 18 BENJAMIN, W., Œuvres, chap. 8 « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Paris, Gallimard, 2000, p. 116. (1ère éd. 1929) 19 Je renvoie à mon ouvrage qui développe cette figure paradoxale dans l’actualité des arts plastiques : FILLIOT, Ph., Illuminations profanes. Art contemporain et spiritualité, Paris, Nouvelles éditions Scala, 2014. 20 BENJAMIN, W., op. cit., p. 134. 21 BENJAMIN, W., op. cit., p. 131. 22 EHRENZWEIG, A., L’ordre caché de l’art. Essai sur la psychologie de l’imagination artistique, Paris, Gallimard, 1974, p. 160. 23 VERMOREL, H. et VERMOREL, M., Sigmund Freud et Romain Rolland, correspondance 1923-1936, chap. « De la sensation océanique au malaise dans la culture », Paris, PUF, 1993, pp. 295-325.
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sacré dans l’art contemporain »24. Selon lui, chez un certain nombre d’artistes au XXe siècle, après la « mort de Dieu » proclamée par Nietzsche et l’autonomisation de l’art moderne, le « sacré » reste bien présent dans leurs œuvres, mais caché en quelque sorte dans d’autres formes, d’autres significations : « Le sacré n’est plus évident, comme il l’était, par exemple, dans les arts du Moyen Age. On ne le reconnaît plus immédiatement et facilement, puisqu’il n’est plus exprimé dans un langage religieux conventionnel »25. Cette présence d’une nouvelle forme de religiosité dans l’art s’exprime notamment par le biais de l’affirmation de la matérialité de l’œuvre et la fascination pour ce que Georges Bataille a appelé « l’informe »26. Mircea Eliade interprète cette tendance profonde de l’art moderne comme une expérience religieuse, au sens large du terme. Elle est pour lui la résurgence contemporaine d’une attitude archaïque, qui se caractérise par « la hiérophanisation de la matière, c’est-à-dire la découverte du sacré manifesté à travers la substance »27. Il analyse, par exemple, le travail du sculpteur roumain Brancusi, avec des matériaux élémentaires (en particulier la pierre), comme un processus d’« intériorisation » et d’immersion dans les « profondeurs »28. Cette double transformation plastique et spirituelle chez Brancusi, pour Mircea Eliade, est le creuset symbolique d’une « coïncidence des opposés » : « On pourrait presque dire qu’il a opéré une transmutation de la « matière », plus précisément une coincidentia oppositorum, car dans le même objet coïncident la « matière » et le « vol », la pesanteur et sa négation. »29. Tentons maintenant de définir cette notion paradoxale, qui échappe pourtant fondamentalement aux définitions et aux catégorisations… 2. Petite histoire de la coïncidence des opposés, de Héraclite à Maffesoli L’écrivain Jacques Bonnet a publié (en 2005) une anthologie passionnante sur la thématique de la « coïncidence des opposés » à travers les âges (antiquité, moyen-âge, renaissance, romantisme, modernité…), les cultures (Europe, Inde, Chine, Japon…) et aussi dans de multiples domaines d’expression (spiritualités, sciences, philosophie, arts, littérature, 24 ELIADE, M., Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles, Paris, Gallimard, 1986, p. 25-30. 25 ELIADE, M., op.cit., p. 26. 26 BOIS, Y.-A. et KRAUS, R., L’informe, mode d’emploi, Paris, Centre Pompidou, 1996. 27 ELIADE, M., op.cit., p. 28. 28 ELIADE, M., op.cit., p. 19. 29 ELIADE, M., op.cit., p. 24.
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poésie...). Dans le cadre restreint de cet article, nous ne pouvons pas retracer bien entendu toute la profondeur et l’ampleur de ce concept, mais esquissons simplement quelques jalons dans l’histoire de la pensée occidentale30, de la philosophie antique jusqu’à nos jours : Héraclite, Nicolas de Cues, Silesius, Jung, Maffesoli. Cette notion apparait dans la pensée grecque chez Héraclite (VIe siècle avant J.-C.), surnommé « l’Obscur ». Un de ses « fragments » énigmatiques affirme notamment que l’être humain ne peut atteindre le divin, qui se situe au-delà des oppositions apparentes, qu’en englobant à son tour l’alternance éternelle des contraires, qui est inhérente au cosmos vivant : « Dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim »31. La forme fragmentaire et oxymorique de l’aphorisme renforce cette idée d’une unité globale, contradictoire et dynamique, qui caractérise la vision héraclitéenne du monde. Elle s’opposera au principe de non-contradiction (« A ne peut être non-A »), qui fonde toute la logique en Occident, de Aristote à Hegel. Comme l’écrit Gilbert Durand, de manière imagée et parlante, « les philosophes occidentaux peuvent se classer en deux groupes, ceux qui coupent la vision des choses en deux et ceux qui recollent »32. Héraclite fait partie assurément de ces penseurs qui recollent ce qui est coupé. La figure de Dieu chez Nicolas de Cues, à la charnière entre le moyen âge et l’humanisme, est pensée aussi comme une parfaite coïncidence des opposés, une « unité » transcendante par-delà les séparations et les oppositions : repos et mouvement, éternité et temporalité, fini et infini, minimum et maximum, unité et multiplicité, visible et invisible33... Cette dimension unitive et enveloppante ne peut pas être appréhendée par la seule médiation de la pensée rationnelle, mais doit recourir à une forme paradoxale de connaissance, qu’il nomme « La Docte Ignorance » (1440) : « Cela dépasse entièrement notre intellect, qui ne peut, au moyen de la raison, combiner dans leur principe les contradictoires, car nous vivons parmi les réalités qui nous sont rendues manifestes que par l’intermédiaire de la nature. (…) C’est pourquoi nous voyons, sur le mode de l’inconnaissable, 30 Nous mettons de côté ici la coïncidence des opposés, qui est aussi récurrente dans les spiritualités orientales et extrême-orientales (soufisme, advaïta vedanta, taoïsme, zen…), car elle est traitée par ailleurs dans cet ouvrage collectif sur la non-dualité. 31 BOUCHART D’ORVAL, J., Héraclite. La lumière de l’obscur, Gordes, Les éditions du Relié, 2007, p. 80. 32 DURAND, G., Science de l’homme et tradition, « le nouvel esprit anthropologique », Paris, Albin Michel, 1996, p. 32. 33 Cf. LARRE, D. (dir.), Nicolas de Cues, penseur et artisan de l’unité, Lyon, ENS édition, 2005.
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au-delà de tout discours rationnel, que la maximalité absolue est infinie, qu’elle n’a pas d’opposé, et que lui coïncide le minimum »34.
Johannes Scheffer (1624-1677), plus connu sous le nom du poète Angelus Silesius, sera commenté ensuite par de nombreux philosophes jusqu’au XXe siècle : Leibniz, Hegel, Schopenhauer, Heidegger, Wittgenstein… Sa poésie se fonde sur des paradoxes extrêmes pour tenter de dire l’ineffabilité de l’expérience mystique : « Dieu n’est rien et Il est tout »35 ; « Dieu Se fonde sans fond, Se mesure sans mesure »36 ; « Je ne meurs pas même, ni ne vis : Dieu Lui-Même meurt en moi... »37. Nous retrouvons, comme chez Héraclite, les usages de l’antithèse ou bien de l’oxymore, qui permettent de rassembler et d’unifier les couples d’opposés, de manière violente ou plus apaisée, toujours en détruisant radicalement la logique dualiste. Comme l’analyse en détail Lydie Parisse, dans ses travaux de recherche sur ce le discours mystique, « l’oxymore est une figure récurrente de la poétique mystique »38 : présence-absence ; proximitééloignement ; haut-bas ; plénitude-vide ; lumière-ténèbres39… Cette figure paradoxale exprime, par l’invention d’un langage « autre », cette coïncidence des opposés propre au divin ou à l’absolu, de la tradition apophatique chrétienne (Jean de la Croix, Thérèse d’Avila…) jusqu’aux « voies négatives » de la littérature contemporaine (Beckett, Novarina…). Dans son exploration des profondeurs de la psyché, Carl Gustav Jung (1875-1961) est un grand lecteur des traditions mystiques et ésotériques, occidentales et orientales. Il a notamment consacré, à la fin de sa vie, une vaste étude sur le « mystère de la conjonction » (mysterium conjonctionis) dans les pratiques et les théories de l’alchimie40. L’union des opposés est en effet centrale dans la voie alchimique, mais selon son approche psychologique et symbolique, elle ne se réduit pas à un processus matériel et purement chimique mais implique un profond processus spirituel de réunification de l’être humain : « L’alchimie, par la richesse de son symbolisme, nous donne de plonger nos regards dans une tentative de l’esprit humain que l’on peut mettre en 34
NICOLAS DE CUES, La docte ignorance, Paris, Garnier Flammarion, 2013, p. 50. ANGELUS SILESIUS, Le voyageur chérubinique, Paris, Rivages poche, 2004, p. 386. 36 ANGELUS SILESIUS, op.cit., p. 64. 37 ANGELUS SILESIUS, op.cit., p. 61. 38 PARISSE, L., (dir.), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 80. 39 MIQUEL, P., Les oppositions symboliques dans le langage mystique, Paris, L’Harmattan, 2003. 40 JUNG, C.G., Mysterium conjunctionis, Paris, Albin Michel, 1980. 35
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parallèle avec l’observance religieuse, l’opus divinum, avec toutefois cette différence que le « travail » alchimique ne représente pas une activité collective, formelle, étroitement définie, mais plutôt (…) une entreprise individuelle dans laquelle l’homme pris à part jette son être entier dans la balance pour atteindre ce but transcendantal : la production d’une unité »41.
Comme nous le verrons ensuite, la pratique artistique peut aussi devenir le lieu et le moment d’un tel « travail alchimique » de transformation intérieure, qui passe donc par la confrontation plastique avec la « matière première » (materia prima). Selon le peintre et théoricien Olivier Long, l’œuvre chez certains artistes-philosophes est vécue comme un exercice spirituel : « Dans la transformation d’un matériau, c’est parfois soi que l’on rêve de se réformer ; dès lors, arts plastiques et autoplastie communiquent »42. L’approche sociologique de Michel Maffesoli aujourd’hui, enfin, fait très souvent référence à ce « mystère de la conjonction »43, de Héraclite à Jung, dans la lignée de son maître à penser Gilbert Durand44. Il s’agit par ce retour aux pensées traditionnelles de critiquer radicalement les visions réductives de la modernité (raison, progrès, science), et de mieux comprendre les grandes mutations qui émergent actuellement dans notre monde « postmoderne »45. Selon lui, toute la culture occidentale et judéo-chrétienne se fonde sur la séparation : « Dieu a séparé la lumière des ténèbres, dit la première phrase de la Bible. Nous avons là une séparation inaugurale que nous retrouverons, tout au long des siècles. C’est le concept fondamental de Hegel, c’est également la grande idée de Freud : la Spaltung, la coupure. Il y a une dichotomie entre nature et culture, entre corps et esprit, et entre matériel et immatériel »46.
Conjonction, participation, vibration, correspondance, ambiance, reliance, sympathie, empathie, synesthésie, sont ainsi les thèmes obsédants de sa pensée en spirale, foncièrement spirituelle et non-duelle. Contre les multiples séparations et disjonctions du « sujet rationnel », Michel Maffesoli ne cesse d’affirmer une vision organique et holistique de l’homme et de la société, qui revient à ses yeux en force dans notre temps présent. Analysons maintenant de quelles manières cette coincidentia 41
JUNG, C.G., op.cit., p. 359. LONG, O., op.cit., p. 6. 43 MAFFESOLI, M., Le mystère de la conjonction, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 1997. 44 DURAND, G., op.cit. 45 MAFFESOLI, M., Etre postmoderne, Paris, éditions du Cerf, 2018. 46 MAFFESOLI, M., « Education et initiation », Sociétés, numéro 118, 2012, pp. 9-16. 42
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oppositorum s’opère dans le travail de transformation (plastique et spirituelle) des artistes contemporains.
3. Les exercices spirituels des artistes, pour une esthétique de la nondualité a) Trouver l’un dans le multiple : Robert Filliou Le parcours artistique et personnel de Robert Filliou (1926-1987), figure essentielle de l’art contemporain, échappe d’emblée aux définitions, aux frontières, aux identités figées, qu’elles soient artistiques, culturelles, mentales, géographiques, idéologiques... Il est à la fois artiste, poète, sage, idiot, économiste, pacifiste, yogi, taoïste, gauchiste, gaga, fou, moine, prophète, clochard, bouddhiste, scientifique, pédagogue, ethnologue, cinéaste, musicien, télépathe, et surtout, rien de spécial… Toute sa vie et son œuvre protéiforme expriment un refus de l’enfermement ! Dans sa vision élargie et décapante (qui n’est pas sans rappeler, à la même époque, celle du sage indien Krishnamurti), Filliou affirme au contraire ce qu’il nomme le principe de la création permanente : « Quoi que que vous pensiez, pensez à autre chose. Quoi que vous fassiez, faites autre chose. Le secret de la création permanente c’est d’être sans désir, sans décision, sans choix, conscient de soi-même, largement éveillé, assis tranquillement, sans rien faire »47.
Il n’y a plus de distinctions entre artistes et non-artistes, faire et non-faire, créer et vivre. Il y a une confusion totale de l’art et de la vie, une continuité dynamique de l’expérience artistique et de l’expérience ordinaire. Une sorte de « flux » incessant s’écoule entre ces deux rives. Tout devient merveilleusement fluide. Cette expérience du flux renvoie plus largement à la démarche artistique du mouvement Fluxus, dont fait partie Robert Filliou (avec Ben Vautier, George Maciunas, George Brecht, Yoko Ono, La Monte Young…). Ce groupe d’artistes d’avant-garde, dans les années 1960-1970, s’inscrit en cela dans la lignée directe de la pensée d’Héraclite, où « toutes choses fluctuent » (panta rheî). L’écriture de ce manifeste d’une « création permanente » chez Filliou est aussi inspiré fortement par les spiritualités orientales (bouddhisme tibétain, taoïsme chinois, zen japonais), dont l’artiste avait une connaissance 47
p. 177.
FILLIOU, R. cité dans FORMIS, B., Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2010,
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approfondie, à la fois intellectuelle et expérientielle : « Je suis devenu depuis longtemps un disciple des maîtres tibétains. Ce sont des maîtres dans la science de l’esprit comme nous sommes spécialisés dans la physique ou la technologie »48. Robert Filliou rencontrera notamment le Dalaï Lama, avec Joseph Beuys, à Bonn, en 1982. Il se consacrera ensuite, en 1985, à une retraite spirituelle de plusieurs années, en abandonnant le monde de l’art, au Centre d’études tibétaines de Chanteloube en France. On peut supposer que dans ce moment particulier de vie, l’art et la spiritualité ne font alors plus qu’un chez lui. Comme l’écrit Novalis, cité en exergue, « Pour quelqu’un de spirituel tout est un »… Il décède dans ce monastère bouddhiste, en 1987, suite à une longue maladie. Parmi les multiples travaux (poèmes, objets, gestes, vidéos, livres…) de Robert Filliou, nous choisirons de parler d’une de ses œuvres ultimes, réalisée en 1984, juste avant son départ à Chanteloube, intitulée en trois langues Eins, Un, One. Il s’agit d’une installation de 5000 dés en bois, tous de tailles différentes (petite, moyenne, grande), tous de couleurs différentes (rouge, jaune, bleu), mais dont toutes les faces sont gravées du chiffre 1. Chaque « un » forme un point coloré (ou bien un petit cercle), qui contraste fortement avec la couleur pure du dé, dont les bords sont légèrement arrondis. Les milliers de dés, dispersés aléatoirement au sol, forment un grand cercle de plusieurs mètres. Les spectateurs déambulent lentement autour de cette forme circulaire de multiples couleurs vives, qui se présente comme un mandala chatoyant et ludique. Rappelons que le « mandala » (ce mot sanskrit signifie cercle) est un support rituel de concentration et de méditation, en particulier dans les traditions spirituelles tibétaines et indiennes. Selon Jung, que nous avons évoqué plus haut, les mandalas permettent au méditant de revenir progressivement au centre de l’être : « Leur motif de base est l’intuition d’un centre de la personnalité, pour ainsi dire d’un point central de l’âme, à quoi tout se rapporte, par lequel tout est ordonné, et qui représente en même temps une source d’énergie »49. Par ce « moyen habile », comme disent les bouddhistes, il s’agit au fond de dépasser les couples de contraires, qui caractérisent l’existence habituelle, pour aller vers une forme d’unité primordiale : le centre et la périphérie, l’intérieur et l’extérieur, le conscient et l’inconscient, le moi et le « Soi », dans le langage indien… Dans Eins, Un, One, cette « coïncidence des opposés » tout intérieure est exprimée 48 49
FILLIOU, R. cité dans FILLIOT, Ph., op.cit., p. 41. JUNG, C.G., Psychologie et orientalisme, Paris, Albin Michel 1985, p. 69.
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visuellement par la grande diversité des formes, des couleurs, des espaces etc. et, en même temps, par l’unité parfaite de la forme circulaire, soulignée par la répétition obsessionnelle du chiffre un. Multiplicité dans l’unité. Unicité dans le multiple. Manière de dire que nous sommes tous différents et à la fois tous « un »... L’artiste, à la façon d’un maître zen, vise à détruire méthodiquement toutes idées de distinctions, de hiérarchies, entre les choses ou les êtres. Selon le philosophe japonais D.T. Suzuki, la méthode du zen est dans la négation des opposés : « Dire cela est nous enferme dans un dilemme ; dire cela n’est pas nous met dans la même position. Pour atteindre la vérité, il faut éviter ce dualisme »50. Cette recherche de non-dualité se traduit aussi chez Filliou par le choix ici du motif élémentaire du « point » (bindu en sanskrit), qui symbolise à la fois le minuscule et l’immensité, le zéro et l’infini, l’origine et la fin. Selon le maître indien T.K.V. Desikachar, un simple point est pour cette raison un objet privilégié de méditation : « Lorsque nous dessinons un petit point, cela est tellement subtil que nous pouvons à peine le voir. L’essentiel est sa singularité, son unicité. On l’appelle advaita. Dieu est un et un seul »51. Pierre Tilman, dans sa remarquable biographie (artistique, spirituelle, politique, poétique…) de Robert Filliou, propose enfin une interprétation de Eins, Un, One, qui met en évidence ce principe de non-dualité, à travers la quête proprement mystique de « l’éternel présent »52 (Silesius) : « Toutes les faces du dé, avec ce même chiffre, 1, eins, one, c’est l’unité, bien sûr, le non-dualisme. Mais c’est aussi l’innocence, l’instant unique de la première fois, à chaque fois répété. Une première fois qui ne devient pas une deuxième fois et troisième fois et quatrième fois et donc jamais une habitude. L’éternel présent, celui qui est toujours là en train d’advenir et qui ne se conjugue jamais au passé »53.
b) Réunir celui qui observe et ce qui est observé : Tania Mouraud Tania Mouraud (née à Paris en 1942), concilie dans son travail artistique « le souci de soi et la conscience du monde », pour reprendre l’expression du sociologue Raphaël Liogier, à propos de la religiosité contemporaine54. 50
SUZUKI, D.T., Essais sur le bouddhisme zen, Paris, Albin Michel, 2003, pp. 326-327. DESHIKAVAR, T.K.V., Méditation, Saint-Raphaël, éditions âgamât, 2014, p. 120. 52 « Si Dieu est un éternel présent, quel obstacle y a-t-il à ce qu’il soit déjà en moi tout en tout ? », ANGELUS SILESIUS, op.cit., p. 87. 53 TILMAN, P., Robert Filliou. Nationalité poète, Dijon, Les presses du réel, 2006, p. 255. 54 LIOGIER, R., Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ?, Paris, Armand Colin, 2012. 51
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Ses diverses pièces (environnements, photographies, vidéos, écritures…) impliquent toujours chez le spectateur une expérience intérieure, voire mystique, mais témoignent en même temps d’une conscience aigüe de l’espace perçu et plus largement d’un questionnement social et politique. Elle est une artiste à la fois spirituelle et engagée, méditante et insoumise. Ses célèbres environnements, dans les années 1970, qu’elle nomme Chambres de méditation ou Espaces d’initiation, sont emblématiques de cette spiritualité contemporaine, « individuo-globale »55. Selon les paroles mêmes de Tania Mouraud, ces espaces multi-sensoriels (couleur, lumière, son…) invitaient à faire l’expérience spirituelle d’une vacuité, sans forme et sans objet, dans notre société matérialiste et consumériste : « Depuis que j’ai douze ans, je rêve d’une pièce blanche, je ne rêvais qu’à ça, sans arrêt. Alors j’imagine, puisqu’on est sorti de l’utérus, un endroit où on est allongé, où il n’y a rien qui vous gêne, et où il y a un son très cosmique, on n’a pas faim, on a tout, c’est vraiment le bonheur parfait, le nirvana total. (…) Cet environnement ne peut pas être appréhendé dans sa totalité par l’œil, il n’y a pas une approche formelle, visuelle de la chose, et c’est cette non-appropriation, cette distance du spectateur même, cette impalpabilité quoique matérielle en un sens, qui permet une approche psychique ressentie physiologiquement »56.
Le spectateur est ainsi immergé visuellement dans un lieu clos, enveloppant, entièrement vide, blanc, brillant, réfléchissant la lumière à l’infini. Cet espace lumineux fait disparaître les limites entre le sol, les murs, le plafond. Une vibration sonore, unique et continue, enveloppe de plus totalement les participants et semble pénétrer à l’intérieur même du corps, brouillant encore davantage les frontières entre le « sujet » qui perçoit et « l’objet » perçu. L’œuvre d’art devient une quête d’absolu pour atteindre un état d’unité : « Où règne l’absolu, s’annule toute opposition entre celui qui est écoute et l’objet de l’écoute, entre celui qui regarde et l’objet de la vue », écrit l’artiste57. Selon elle, la relation esthétique forme une triade indissociable entre « CELUI QUI VOIT, L’ACTE DE VOIR, L’OBJET VU »58. Tania Mouraud, qui séjourne 55 « L’individuo-globalisme sacre la singularité individuelle, ce que l’individu a de plus intime, de plus profond, de plus lui-même, mais toujours dans son rapport avec l’environnement, au sens large de ce qui l’entoure naturellement, la Nature », LIOGIER, R., op.cit., p. 29. 56 MOURAUD T. citée dans : PIERRE, A., Tania Mouraud, Paris, Flammarion, 2004, p. 182. 57 MOURAUD, T. citée dans : PIERRE, A., op.cit., p. 29. 58 MOURAUD, T. citée dans : GUENIN, H. et STOECKEN, E., Tania Mouraud, Luxembourg, éditions du Centre Pompidou Metz, 2015, p. 196.
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régulièrement en Inde depuis de nombreuses années auprès de maîtres spirituels, rejoint ici les pensées indiennes de la non-dualité. L’expérience d’absorption totale qu’elle exprime n’est pas sans évoquer l’état de samâdhi, qui est le but ultime de la pratique du yoga classique, où le mental est parfaitement « unifié », « intégré ». Selon le grand indianiste Michel Angot, le samâdhi se caractérise essentiellement par « le fait que le mental et l’objet ne forment plus qu’un, que la distinction ordinaire entre objet connu et sujet connaissant fait défaut »59. Le yogi contemple alors « le spectacle de rien, de la page blanche », écrit-il encore60. Cette vision ultime du rien décrit bien l’expérience psychosensorielle de l’espace, proposée par Tania Mouraud dans ses pièces toutes blanches, dématérialisées, dépouillées à l’extrême. L’artiste déclare ainsi de manière radicale : « L’œuvre, c’est le vide »61. Les conditions spatiales et perceptives favorisent chez le visiteur l’exploration intérieure d’un autre état de conscience, plus aiguisé, plus ouvert, plus apaisé. Le lieu artistique devient alors une voie d’accès à la méditation62 et à la contemplation : « Il est conçu pour s’asseoir et expérimenter le calme. J’ai fait cet environnement après avoir contemplé une tête de Bouddha Tang »63, écrit-elle à propos d’Initiation room n°2 (1971). Pour cela, comme l’écrit Krishnamurti, il faut réunir intimement « l’observateur et l’observé »64. Cet état particulier de l’être n’est pas à penser verbalement mais à éprouver dans la chair. La mise entre parenthèses des mouvements du mental ouvre sur une osmose du sujet et l’objet, de soi et du monde. Krishnamurti donne l’exemple de la peinture chinoise pour illustrer ce processus : « Dans la Chine ancienne, un peintre, avant de commencer à peindre quoi que ce soit – un arbre, par exemple – s’asseyait devant son sujet pendant des jours, des mois, des années – peu importait le temps – jusqu’à « devenir » arbre. Il ne s’identifie pas à lui, il était arbre. Cela veut dire qu’il n’y avait pas d’espace entre l’arbre et lui, pas d’espace entre l’observateur et l’observé, pas d’entité vivant sa perception de la beauté, du mouvement, de 59 ANGOT, M., Le Yoga-Sûtra de Patañjali. La parole sur le silence, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 842. 60 ANGOT, M., op.cit., p. 842. 61 Entretien avec BERNADAC, M.-L., « La nuit blanche de TM », Galerie des arts, numéro 85, février 1970, p. 21. 62 Sur les rapports entre méditation et création je renvoie à mon essai : FILLIOT, Ph., Etre vivant, méditer, créer, Arles, coll. « Le souffle de l’esprit », Actes Sud, 2016. 63 MOURAUD T. citée dans : GUENIN, H. et STOECKEN, E., Tania Mouraud, Luxembourg, éditions du Centre Pompidou Metz, 2015, p. 40. 64 KRISHNAMURTI, J., Se libérer du connu, chap. 12 « L’observateur et l’observé », Paris, Stock, 1969, pp. 96-99.
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l’ombre, de la profondeur d’une feuille, de la qualité de sa couleur. Il était l’arbre totalement et en cet état seulement pouvait-il peindre »65.
Dans la vision krishnamurtienne, l’état créatif coïncide avec l’état méditatif. Nous pouvons retrouver l’équivalent en Occident de cette approche contemplative de la nature vivante et de la création artistique chez Matisse, qui déclare à propos de ses papiers découpés : « C’est en rentrant dans l’objet qu’on rentre dans sa propre peau. J’avais à faire cette perruche avec du papier de couleur. Eh bien ! Je suis devenu perruche. Et je me suis retrouvé dans l’œuvre »66. Tania Mouraud, de la même façon, écrit ce texte (en 1971) sur ses Chambres d’initiation : « Elles sont prévues pour une personne, censée s’asseoir au milieu de la pièce. On peut éprouver un sentiment de claustrophobie si l’on reste longtemps avec une conscience limitée du corps. La seule façon d’accepter cet espace est de s’immerger dedans, de devenir l’espace lui-même, d’étendre les limites de son corps et de parvenir ainsi à un autre état de conscience »67.
Devenir l’espace, devenir arbre, devenir oiseau, devenir tout ce qui est… Pour ces artistes contemplatifs, il n’y a plus dès lors de séparations corps/monde, observateur/observé, œuvre/spectateur. Dans une telle intensité d’attention, conclut Krishnamurti, « l’observateur est l’observé »68. c) Se fondre dans l’océan : Bill Viola Le célèbre vidéaste américain Bill Viola (né à New York, en 1951) convoque de manière interculturelle de nombreuses références aux spiritualités du monde entier : le bouddhisme (il a pratiqué la méditation au Japon auprès d’un maître zen), la tradition chrétienne (en particulier la théologie négative : Maître Eckhart, Jean de la Croix…), mais aussi les pensées indiennes, les sagesses chinoises, le soufisme, le chamanisme... Dans l’ensemble de ses travaux, depuis ses premières expérimentations vidéos avec des moniteurs dans les années 1970, jusqu’à ses dispositifs monumentaux aujourd’hui qui recourent à des technologies de pointe, il affirme constamment que « l’art est un exercice spirituel »69. Le 65
KRISHNAMURTI, J., op.cit., pp. 98-99. Henri MATISSE cité par VOUILLOUX, B. dans : BERNARD, M., GEFEN, A., et TALONHUGON, C. (dir.), Arts et émotions, Paris, Armand Colin, p. 140. 67 GUENIN, H. et STOECKEN, E., Tania Mouraud, op.cit., p. 27. 68 KRISHNAMURTI, J., op.cit., p. 98. 69 NEUTRES, J., (dir.), Bill Viola, chap. « L’art est un exercice spirituel », Paris, Réunion des Musées Nationaux, Grand Palais, 2014, pp. 22-39. 66
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« spirituel » est, selon lui, une dimension à la fois intime et universelle de l’être humain, qui échappe à toute idée de clôture et de maîtrise : « Par spiritualité, j’entends quelque chose qui existe au plus profond de nous, mais qui, en même temps existe dans le monde en dehors de nous, et que nous ne maîtrisons pas »70. Cette dimension spirituelle, a priori irreprésentable, est magnifiquement mise en scène dans l’installation Ocean without a shore (Océan sans rivage), réalisée dans la petite église de San Gallo, à la Biennale Venise en 2007. Trois écrans plasma de grand format, disposés à la place des trois autels, montrent des silhouettes fantomatiques qui surgissent lentement d’un fond noir profond, pour ensuite traverser un écran d’eau vertical, qui les immerge entièrement sous son flux lumineux et transparent. Passages initiatiques de l’obscurité à la visibilité, de la nuit à la lumière, de la mort à la vie. Transfigurations des corps qui apparaissent, s’illuminent, s’éveillent soudainement, qui expriment de manière sensible une métamorphose intérieure de la personne. Comme l’écrit justement Amador Vega, sur les rapports entre « art et sainteté » chez Bill Viola, « Les mouvements de ces corps qui font irruption dans le temps exprime des états mentaux qui, précisément, essaient de sortir du temps »71. Ocean without a shore crée de cette façon une osmose vivante entre le corps et l’esprit, le dedans et le dehors, le présent et l’éternité, la nature et la spiritualité. Dans son journal personnel, il explique ainsi son rapport privilégié aux lieux et aux éléments naturels (l’eau, le feu, le désert, la montagne…) : « Le paysage est le lien entre notre moi extérieur et notre moi intérieur »72. Il se crée une forme de « chiasme » entre les deux, pour reprendre un concept-clé de Merleau-Ponty dans Le visible et invisible : « Il y a ramification de mon corps et ramification du monde et correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors »73. Ce « corps-monde » remet en question, à nouveau, les dichotomies de la tradition occidentale et technicienne, séparant distinctement l’homme et l’univers, le microcosme et macrocosme, l’âme et le monde. Dans un autre domaine d’expression, Michel Collot a bien montré que la 70
NEUTRES, J., (dir.), Bill Viola, op.cit., p. 22. VEGA, A., « Imagination nocturne et contemplation esthétique chez Jean de la Croix », in DE COURCELLES, D. (dir.), Les enjeux philosophiques de la mystique, Grenoble, Jérôme Million, 2007, p. 111. 72 VIOLA, B., Reasons for knocking at an empty house. Writings 1973-1994, Cambridge, MIT Press, 1995, p. 253. 73 MERLEAU-PONTY, M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 177. 71
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poésie contemporaine (Lorand Gaspar, Bernard Noël, Cécile A. Holdban…) vise aussi une réhabilitation de ce qu’il nomme le corps cosmos : « Le corps est un carrefour où se rencontrent le moi, le monde et les mots ; comme tel, il est une source de poésie et une ressource pour la pensée »74. L’art vidéo de Bill Viola recherche cette « nouvelle alliance » pour redonner du sens à l’expérience humaine : « Une grande partie de mon œuvre est axée sur l’union des contraires : le blanc et le noir, l’ombre et la lumière, le jour et la nuit, le masculin et le féminin, la naissance et le mort »75. En plus de cette expérience totale (affective, sensible, poétique, spirituelle) suscitée par les puissantes images de l’installation, le titre choisi ici par l’artiste amplifie la signification intrinsèque de l’œuvre. « Un océan sans rivage »76 fait en effet référence aux écrits mystiques de Ibn Arabi (1165-1240), grand soufi de l’Islam, qui affirme notamment le principe essentiel de « l’unicité de l’être » (wahdat al-wujûd). Cette expression désigne l’union intime avec l’essence de Dieu, illimitée et intemporelle : « Le Soi est un océan sans rivages. Notre regard n’en voit ni le début ni la fin, dans ce monde comme dans celui qui vient »77. Nous pouvons reconnaître là une des multiples facettes du « sentiment océanique », qui définit poétiquement l’expérience mystique selon Romain Rolland. Il écrit dans une lettre à Freud, en 1927, que cette sensation se situe pour lui fondamentalement au-delà des dogmes et des croyances, et même des religions proprement dites : « J’entends par là : – tout à fait indépendamment de tout dogme, de tout Credo, de toutes organisations d’Eglise, de tout Livre Saint, de toute espérance en une survie personnelle, etc. –, le fait simple et direct de la sensation de l’« éternel » (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). (…) C’est un contact. Et comme je l’ai reconnu, identique (avec des nuances multiples), chez quantité d’âmes vivantes, il m’a permis de comprendre que là était la véritable source de l’énergie religieuse »78.
Bill Viola, en tant qu’artiste contemporain, est animé aussi par une telle quête d’une mystique sans Dieu : « Il existe bel et bien une autre dimension, qui peut devenir source de savoir. C’est pour l’identifier et 74 75 76
COLLOT, M., Le corps cosmos, Bruxelles, La lettre volée, 2008, p. 10. NEUTRES, J., (dir.), Bill Viola, op.cit., p. 29. CHODKIEWICZ, M., Un océan sans rivage. Ibn Arabi, le Livre et la Loi, Paris, Seuil,
1992. 77 78
CHODKIEWICZ, M., op.cit. ROLLAND, R. cité dans : VERMOREL H. et VERMOREL, M., op.cit., p. 304.
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entrer en contact avec elle que je cultive ces expériences et je fais ce que je fais »79. Ce sentiment océanique d’immersion dans un espace sans bornes (à la fois intérieur et extérieur) est récurrent dans les pièces principales de Bill Viola (The reflecting pool, The crossing, Ascencion, Five angels for the millenium, The dreamers…). Il s’ancre sans doute profondément dans la vie elle-même de l’artiste, en particulier dans ce souvenir d’enfance qui constitue la matrice de toute son œuvre à venir : « Un jour avec mon cousin et mon oncle, nous avons fait un tour en radeau sur le lac. En prenant notre respiration, nous devions sauter dans l’eau. Mon cousin a sauté le premier et s’est éloigné à la nage, mais quand j’ai sauté à mon tour, j’ai oublié de garder l’air dans mes poumons et j’ai coulé à pic, comme une pierre. Je me suis alors assis au fond du lac, comme un petit Bouddha, et j’ai vu ces rayons de lumière qui pénétraient dans l’eau, exactement comme dans Ascension. Ensuite, mon oncle m’a attrapé par le bras et m’a sorti de l’eau. Cet incident où j’ai failli perdre la vie a été paradoxalement un pur cadeau »80.
Se fondre dans la nature originelle devient alors une authentique expérience d’éveil, qui peut aller jusqu’à la dissolution du moi et à l’extrême la mort du sujet81. Il faut parfois se perdre pour trouver son âme… d) Matérialiser l’immatériel : Anish Kapoor La matière est une voie primordiale d’accès à la spiritualité chez l’artiste Anish Kapoor, né en Inde en 1954, et travaillant à Londres depuis 1973. Dans ses travaux, depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, il revendique une approche singulière qu’il ose qualifier de « spirituelle », à contre-courant d’une conception purement formaliste et autoréférentielle de l’art contemporain : « Je crois profondément que si l’art a un sens, il est spirituel. Je n’ai pas peur d’utiliser ce mot »82. Toute son œuvre est nourrie en profondeur par de multiples sources spirituelles, en particulier orientales et extrême-orientales (hindouisme, tantrisme, bouddhisme, pratique du zen…)83. Les matériaux utilisés pour exprimer cette dimension spirituelle, voire mystique, sont très variés, et parfois extrêmement physiques et organiques : pigments, pierres, béton, VIOLA, B. cité dans : FILLIOT, Ph., op.cit., p. 22. NEUTRES, J., (dir.), Bill Viola, op.cit., p. 25. 81 Le philosophe du corps Bernard Andrieu analyse bien ces différentes figures de l’osmose dans la nature et le cosmos : ANDRIEU, B., Se fondre dans la nature. Figures de la cosmose, Montréal, Liber, 2017. 82 KAYSER, Ch., Anish Kapoor. Le spirituel dans l’art, Rennes, PUR, 2013, p. 13. 83 Pour l’analyse détaillée des sources spirituelles de Kapoor lire la thèse de Christine Kayser sur ce sujet : KAYSER, Ch., op.cit. 79 80
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ciment, acier inoxydable, fibre de verre, cire rouge, plastique transparent, PVC… Face aux œuvres de Kapoor, le spectateur est alors confronté directement à une expérience sensorielle, corporelle, en-deçà du verbal et de l’intellect. Comme l’analyse bien Jean de Loisy, la première sensation produite est une sorte de mise entre parenthèses du langage et de la raison, proche en cela de l’épochè dans « la pratique concrète »84 de la phénoménologie, ou encore du satori dans « l’esprit neuf »85 du zen : « Le regardeur, surpris par sa propre aphasie, est connecté à un stade psychique antérieur, à une expérience archaïque, laquelle, tout d’abord, a comme effet de faire du corps le premier instrument d’exploration de l’œuvre »86. L’expérience de l’œuvre, dans le temps de l’exposition, est alors une sorte de cérémonie ou de rituel, resitué ici dans un contexte artistique et laïque. Elle est vécue « comme un acte de transformation, de la même façon qu’un acte de prière, consacrant un temps spécifique, séparé de la vie ordinaire », déclare dans le même sens Anish Kapoor87. Comme nous le voyons, la pratique de l’art doit retrouver pour lui une fonction spirituelle : « Faire de l’art n’est pas une activité intellectuelle ou théorique ; c’est profondément ancré dans le psychologique, le soi »88. Cette exploration intérieure et transformatrice de soi passe par l’exploration sensible des matériaux. Il s’agit en somme de matérialiser l’immatériel, et en retour, d’opérer une spiritualisation de la matière, dans la lignée de l’esthétique romantique. Relier physique et mystique. Le célèbre critique d’art italien Germano Celant (qui a promu notamment l’Arte povera à la fin des années 1960) a appelé avec raison une exposition d’Anish Kapoor, en 1995 à Milan, Conjunctio oppositorum, en référence à la tradition de l’alchimie. Les exemples de cette transmutation alchimique de la matière et de l’esprit sont en effet récurrents dans toute son œuvre. Ses premières pièces, entre 1979 et 1981, intitulées de manière générique 1000 names, présentent des sculptures de tailles réduites, posées à même le sol, de formes géométriques ou organiques, et entièrement couvertes de pigments de couleurs pures, sans mélanges. La couleur monochrome est ici tout à la fois matière, objet, espace, lumière, énergie… Cette série serait inspirée par les tas d’épices colorés, vus lors d’un voyage 84 Cf. DEPRAZ, N., Comprendre la phénoménologie. Une Pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2012. 85 Cf. SUZUKI, S., Esprit zen, esprit neuf, Paris, Seuil, 1977. 86 DE LOISY, J., Anish Kapoor, Leviathan, Paris, Grand Palais, Réunion des Musées Nationaux, 2011, p. 10. 87 KAPOOR A. cité dans : KAYSER, Ch., op.cit. p. 298 (traduction personnelle). 88 KAPOOR A. cité dans : KAYSER, Ch., op.cit. pp. 176-177.
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de l’artiste en Inde, sur les marchés ou à l’entrée des temples. Les installations évoquent, de manière indéterminée, des paysages méditatifs, des architectures sacrées, des pratiques cultuelles, des éléments végétaux, des cellules microscopiques, ou encore des fragments corporels... Les formes et les couleurs, agencées avec soin dans l’espace, produisent en tous cas chez le spectateur de réelles « résonances intérieures ». Cette belle expression désigne chez Kandinsky les effets intérieurs des éléments plastiques, la « vibration » sur l’âme de l’œuvre d’art (« résonance » est la traduction du mot allemand « klang » qui signifie sonorité)89. La couleur vibrante, de Kandinsky à Kapoor en passant par Rothko ou Newman, est un véhicule privilégié de la spiritualité dans l’art. Mais cette dimension peut être exprimée plastiquement aussi par l’absence totale de couleurs, par la dématérialisation radicale de l’œuvre d’art, qui invite le spectateur à faire l’expérience du vide. Le vide est une notion fondamentale de l’expérience spirituelle, en Orient comme en Occident90. Elle est présente, entre autres exemples, dans l’œuvre de Kapoor intitulée Proposal for a new model of universe (Proposition pour un nouveau modèle de l’univers, 2006). Cette sculpture minimale, présentée notamment à la fameuse exposition Traces du sacré (au centre Pompidou, à Paris, en 2008-2009), est un cube (150 × 150 × 150 cm), en plastique acrylique, parfaitement transparent et lumineux, qui reflète et déforme l’espace environnant comme un prisme ou un cristal. Juste au centre, à l’intérieur du cube, de minuscules bulles d’air semblent exploser vers l’extérieur, mais leur mouvement est définitivement figé dans la masse, suspendu dans le temps. Cette forme chaotique et aléatoire est générée par un phénomène physique de compression de la matière plastique utilisée. Mais elle évoque aussi, comme le titre l’indique, une dimension universelle, cosmique, comme un « big bang » en miniature. La non-couleur, l’absence d’objet, l’espace vide, la transparence, le flou, la perte des limites, contribuent à ce que ce simple cube donne au spectateur une idée de l’infinité. L’œuvre, pourtant finie, provoque alors ce « goût de l’infini », qui caractérise essentiellement le sentiment religieux selon Schleiermacher, à l’époque romantique91. L’art 89 Cf. SERS, Ph. et ESCANDE, Y., Résonance intérieure. Dialogue sur l’expérience artistique et sur l’expérience spirituelle en Chine et en Occident, Paris, Klinchsieck, 2003, pp. 105-107. 90 Cf. SILBURN, L., (dir.), Hermès, numéro II, Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, Paris, Les deux Océans, 1981. 91 LE BLANC, Ch., MARGANTIN, L. et SCHEFER, O., La forme poétique du monde. Anthologie du romantisme allemand, Paris, José Corti, p. 268.
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de Kapoor est une forme de « religiosité cosmique », au-delà des religions instituées, qui relie le fini et l’infini, l’individu et la totalité, l’homme et l’univers. Son installation Léviathan, réalisée au Grand Palais à Paris en 2011, illustre bien ce désir de « reliances »92 de la spiritualité contemporaine. Il s’agit d’une immense structure organique rouge dans laquelle les visiteurs peuvent pénétrer. Elle est réalisée en une membrane de textile gonflée, pesant 10701 kg et mesurant 35 mètres de hauteur... L’ambition de l’artiste est d’exprimer par là ce qu’il nomme « l’espace du sublime ». L’effet de sublime est produit par la démesure des volumes qui nous dépassent et que l’on ne peut saisir complètement, l’immersion totale dans la couleur, la perte des repères sensoriels, l’effet de vertige, la confusion entre intérieur et extérieur…Tout cela concourt à une modification de l’état de conscience proche de l’expérience océanique, évoquée plus haut. Une relation vivante, « directe », « immédiate », se crée en effet avec l’espace qui enveloppe le spectateur comme une peau. La sculpture est une sorte de protoplasme géant qui permet de se relier à une vie plus profonde, plus large, plus intense. Anish Kapoor s’inscrit en cela dans la spiritualité d’aujourd’hui, qui est définie par le sociologue des religions Jean-François Bouvet, justement comme « ce qui relie au monde, à l’univers, au grand tout »93. L’art contemporain nous inviterait ainsi à penser, et à vivre, une spiritualité incarnée, dans le corps, dans le geste, dans la matière, dans le sensible, dans le monde, dans la vie elle-même, dans un continuum sans coupures, qui efface toutes traces de dualité.
92 Sur la notion-clé de « reliance » lire notamment : BOLLE DE BAL, M., Fragments pour une sociologie existentielle (trois tomes), Paris, l’Harmattan, 2013. 93 BARBIER-BOUVET, J.-F., Les nouveaux aventuriers de la spiritualité. Enquête sur une soif d’aujourd’hui, Paris, Mediaspaul, 2015, p. 126.
COMMENT TRANSMETTRE L’EXPÉRIENCE NON-DUELLE AUJOURD’HUI ? José LE ROY (Agrégé de philosophie)
1. Introduction Dans cet article, je voudrais vous présenter le contexte général dans lequel l’expérience non-duelle est transmise aujourd’hui par différents enseignants. On observe depuis quelques dizaines d’années un phénomène nouveau et intéressant en Occident, et particulièrement en France : de nombreuses personnes (et parmi elles de plus en plus de femmes) transmettent ou essayent de transmettre une expérience non-duelle. Habitant Paris, j’ai pu aller écouter à peu près tous les enseignants contemporains importants aujourd’hui qui finissent tous par passer dans la capitale et j’ai pu observer s’assez près leur pédagogie. De plus je dirige les collections d’une maison d’édition parisienne qui publie des livres de non-dualité (contemporaine et traditionnelle), ce qui me conduit à recevoir à ce titre beaucoup de manuscrits sur ce thème. Enfin, j’ai été le collaborateur pendant 15 ans du philosophe et mystique anglais Douglas Harding (1909-2007) qui a été l’un des enseignants les plus originaux dans la transmission de l’expérience non-duelle en Occident. Donc voilà à peu près 20 ans que j’observe toutes ces personnes et que je lis leurs livres et je voudrais présenter ici le contexte général dans lequel l’expérience nonduelle est transmise par ces différents enseignants contemporains. Il est assez remarquable que se développent en Occident une pensée et une pratique non-duelle issue de l’Advaita Vedānta indien, du bouddhisme et dans une moindre mesure du taoïsme chinois. Mon impression est que l’influence de la non-dualité de l’Orient qui a commencé depuis un certain temps déjà – au moins depuis Schopenhauer – est entrée dans une certains phase de vulgarisation et d’expansion et qu’elle touche désormais un public non spécialiste. Il suffit de voir le nombre d’ouvrages qui sont publiés aujourd’hui sur l’éveil ou la non-dualité. Il y a aujourd’hui depuis les années 50-60 un intérêt certain pour la non-dualité en Occident et en particulier en France. Ce développement d’auteurs et de textes
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autour de la non-dualité se passe en dehors de l’université sauf exception. Il y a bien eu Georges Vallin à l’université de Lille, je pense à son remarquable livre : La perspective métaphysique1 et aussi son recueil d’articles posthume Lumière du non-dualisme2. On doit citer aussi Michel Hulin à la Sorbonne et son remarquable ouvrage, La mystique sauvage3, puis François Chenet qui fut mon professeur ; en France aussi, les travaux de Lilian Silburn qui a traduit et diffusé les enseignements du Shivaïsme du Cachemire (Abhinavagupta, Kshemaraja). Mais cela reste marginal. Personnellement, dans mes études de philosophies à Paris, je n’ai jamais entendu parler de non-dualité (sauf chez Chenet mais assez tardivement), c’est un travail que j’ai dû faire moimême en dehors de ce cadre institutionnel. En langue anglaise cependant, on peut trouver davantage de travaux, parmi lesquels je voudrais mentionner l’ouvrage assez remarquable de David Loy Non duality, a study in comparative philosophy4 mais David Loy était professeur au Japon. Bien sûr, la non-dualité est présente dans la philosophie et la spiritualité occidentale en particulier chez Parménide, chez Plotin, chez Maitre Eckhart, Nicolas de Cues sans doute, Spinoza, Fichte, Schelling, Schopenhauer. Mais, on peut sans trop de crainte affirmer que c’est la dualité du sujet et de l’objet qui a beaucoup plus largement structuré la pensée occidentale depuis Aristote. Le philosophe bouddhiste D.T Suzuki (1870-1966) n’hésite pas à caractériser l’esprit occidental d’analytique et de dualiste5. Il écrit : « L’esprit occidental se révèle analytique, discriminatif, inductif, scientifique. Il aime à généraliser, à élaborer des concepts, des lois, à organiser. Il se veut schématique, impersonnel. Il est dominateur, toujours disposé à affirmer son importance, à imposer sa volonté à autrui, etc. Tout au contraire, l’esprit oriental est synthétique. Il totalise et intègre et ne discrimine pas. Il est déductif, dogmatique, intuitif (ou mieux : affectif). Il n’est ni systématique, ni discursif. Il est subjectif, spiritualiste individuellement et collectiviste socialement. »6 VALLIN, G., La perspective métaphysique, Paris, PUF, 1959. ID., Lumière du non-dualisme, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1987. 3 HULIN, M., La mystique sauvage, Paris, PUF, 1993. 4 LOY, D., Non Duality. A study in comparative Philosophy, Atlantic Highlands, Humanity Books, 1997 (1st ed. 1988). 5 Suzuki est une figure intéressante. On connait cette anecdote répercutée par William Barrett : « Un ami allemand de Heidegger m’a dit qu’un jour qu’il visitait Heidegger, il le trouva en train de lire les livres de D. T. Suzuki : “Si je comprends cet homme correctement, dit Heidegger, c’est ce que j’ai essayé de dire dans tous mes écrits”. » LOY, D., Non duality, a study in comparative philosophy, 1997, p. 175. 6 SUZUKI, T.D., Bouddhisme zen et psychanalyse, Paris, PUF, 2011 (éd. anglaise 1960). 1 2
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L’esprit oriental est donc porté à la synthèse, à l’union, à l’intégration là ou l’esprit occidental sépare et divise. Georges Vallin, dont j’ai parlé tout à l’heure, considère également que l’esprit occidental ne peut parvenir à la contemplation non-duelle car l’Occident croit à la réalité de l’ego et reste centré sur la puissance de la volonté qui cherche à asservir le monde. « La contemplation occidentale, écrit-il, nous semble toujours dépendre de l’affirmation de la réalité de l’ego en fonction de laquelle l’objet même de la contemplation est découverte. Or, dans les formes les plus caractéristiques de la spiritualité ou de la métaphysique orientales, cette inhibition est levée, et la contemplation, non crispée sur la réalité d’un ego qu’elle transcende et intègre simultanément, atteint ses ultimes possibilités avec la réalisation de l’identification de l’être individuel avec l’Absolu transpersonnel. »7
Quoi qu’il soit de cette différence entre l’Orient et l’Occident, c’est bien par un détour par l’Orient (l’Inde, le Japon, la Chine) que cette notion prend aujourd’hui un relief particulier. Beaucoup d’enseignants occidentaux reprennent des thèmes qui proviennent de la tradition de l’advaïta-vedanta, en premier lieu d’ailleurs le concept de non-dualité. Ce courant moderne est parfois appelé « néo-advaita », et il est vrai que l’influence de maitres indiens fut essentielle dans cette transmission. Sans vouloir retracer toute l’histoire de ces influences, en voici quelques acteurs majeurs. Ramana Maharshi (1879-1950) est probablement celui à qui on doit en premier la diffusion de la non-dualité en Occident au XXe siècle. Son influence a été considérable, et le demeure encore aujourd’hui. On doit notamment à Paul Brunton (1898-1981) d’avoir fait connaitre Ramana au public occidental. Poonja (1910-1997) appelé aussi Papaji, disciple de Ramana Maharshi, est un maître indien qui vivait à Lucknow et que de nombreux Occidentaux sont allés écouter dans les années 1990 et qui est peut-être à l’origine des satsangs, ces enseignements sous forme de questions-réponses si typique du néo-advaita contemporain. Mooji (né en 1954), Gangaji (née en 1942), Andrew Cohen (né en 1955) entre autres furent de proches disciples. Jean Klein (1912-1998), disciple d’Atmananda Krishna Menon (18831959), est également une figure importante de ce mouvement, et en tant qu’enseignant de l’advaita vedanta qui a joué un rôle éminent dans l’acculturation – si je puis dire – de la non-dualité en France. Citons aussi 7 VALLIN, G., Difficultés d’approches de la non-dualité, in Être n°1 (1974). Etre était une revue dirigée par Jean Klein.
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Swami Prajnanpad (1891-1974) connu en France grâce à Arnaud Desjardins (1925-2011). Sri Nisargadatta Maharaj (1897-1981) qui enseignait à Bombay et son disciple Ramash Balsekar (1917-2009) ont exercé une influence majeure également. Voici quelques lignées8 d’enseignants modernes ou contemporains qui s’inspirent de maitres indiens. D’abord celle de Ramana Maharshi :
[[[AFBEELDING]]] Puis celle de Nisargadatta Maharaj :
8 Ces schémas proviennent de l’ouvrage de WAITE, D., Advaita vedanta, théorie et pratique, Almora, 2011.
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Puis celle de Nisargadatta Maharaj :
La lignée de Krishna Menon :
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Et enfin quelques noms d’enseignants contemporains indépendants de toute lignée précise :
Il faudrait aussi bien sûr souligner l’influence remarquable des maitres bouddhistes en France, en Europe et aux Etats-Unis : Shunryu Suzuki (1904-1971), Taisen Deshimaru (1914-1982), Seungsahn (1927-2004), pour le zen, Chögyam Trungpa Rinpoché (1939-1987), Namkhai Norbu Rinpoché (né en 1938), pour le bouddhisme tibétain par exemple ou Thich Nhat Hanh (né en 1926) pour le bouddhisme vietnamien. Le courant de Mindfulness, par exemple, qu’on traduit en français par « Pleine conscience » développé principalement par Jon Kabat-Zinn et qui provient du bouddhisme (Kabat-Zinn a eu pour maitre Seungsahn) a fait beaucoup pour étendre la pratique de la méditation en Occident. Il est certain que la rencontre de véritables maitres vivants a été essentielle pour la diffusion de la non-dualité en occident ; nous avons devant nous maintenant des hommes et des femmes qui incarnent ces enseignements et qui sont des exemples de jivanmukta (délivrés en cette vie) : lire Plotin est une chose, rencontrer Nisargadatta Maharaj en est une autre.
2. La non-dualité Qu’est-ce que nous devons comprendre par non-dualité ? C’est la traduction du sanskrit Advaita, a privatif et dvaita dualité. Le mot nondualité renvoie à plusieurs sens. J’ai cité déjà ce livre remarquable de
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David Loy, Non duality a study in comparative philosophy qui distingue tous les sens du mot non-dualité. Mais il me semble qu’un des sens essentiels du terme renvoie à l’absence de dualité entre le voyant et le vu, le percipient et le perçu, c’est-à-dire le sujet et l’objet. Ramana Maharshi, que j’évoquais tout à l’heure, disait que la connaissance véritable (Jnāna en sanskrit) est précisément la réalisation qu’il n’y a ni sujet ni objet : « Aussi longtemps qu’il y a un sujet et un objet, il ne s’agit que d’une connaissance relative. Le jnāna (la connaissance) se situe au-delà de la connaissance relative. Il est absolu. Le Soi est la source du sujet et de l’objet. Quand l’ignorance prévaut, le sujet est pris pour la source. Le sujet est le connaisseur et ne constitue qu’un élément de la triade dont les trois éléments ne peuvent exister indépendamment l’un de l’autre. Si bien que le sujet, ou le connaisseur, ne peut être l’ultime réalité. Celle-ci réside au-delà du sujet et de l’objet. Et quand elle sera réalisée, il n’y aura plus de place pour des doutes. » « Si le Soi est connu, sujet et objet fusionnent et l’Unique sans second resplendit. »9
On sait que pour Ramana, la découverte du Soi, au-delà du sujet et de l’objet, se réalise par l’ātmavicāra : l’enquête sur le moi par la question « Qui suis-je ? ». Cette non-dualité du sujet et de l’objet se retrouve dans bien d’autres textes innombrables de l’Inde mais aussi chez Plotin par exemple sans aucun doute. Par exemple, on trouve ce dépassement du sujet et de l’objet dans le bouddhisme dzogchen tibétain ; au chapitre 38 du tantra du « Roi qui crée tout » Küntché Gyalpo tantra, on lit : « Celui qui fait la distinction d’un sujet et d’un objet N’accomplira pas l’éveil semblable à l’espace. La venue de la division sujet-objet est déviante et obscurcissante. »10
L’éveil nous fait sortir de la dualité obscurcissante du sujet et de l’objet. Le philosophe japonais D.T. Suzuki évoque l’éveil qui se dit kensho en japonais, qui signifie voir en sa véritable nature « C’est une vision dans laquelle il n’y a plus de division entre un sujet et un objet. Sujet et Objet ont disparu et les limites entre eux ont disparu. Le logicien peut penser que cela est impossible, car il demeure dans ces limites et fait l’hypothèse qu’au-delà d’elles il n’y a rien. Ou alors, effrayé par le fait d’accomplir un pas de plus hors de ces limites, il essaye de rester au milieu d’elles. Pour le logicien, l’expérience du Kenshô n’arrivera jamais. Car Kenshô est une expérience, un événement qui simplement 9 10
MAHARSHI, R., L’enseignement de Ramana Maharshi, Albin Michel, 2005. Cité par CORNU, Ph., La liberté naturelle de l’esprit, Ed. du Seuil, 1994.
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arrive à quelqu’un, pas quelque chose sur quoi on puisse argumenter selon les règles de la dialectique. Quand vous l’avez, vous l’avez, et aucun argument ne pourra la défaire. C’est quelque chose de définitif. » 11
Cette non-dualité entre sujet et objet entraine bien sûr la non-dualité entre l’intérieur et l’extérieur, entre la conscience et le monde. La nondualité est aussi celle entre l’individu et l’absolu. Entre l’atman et Brahman dans un contexte indien. A ce stade, il me parait important de distinguer le développement personnel de la non-dualité tant la confusion est grande entre eux aujourd’hui. Le développement personnel conduit à améliorer la vie de l’ego, à le rendre plus adaptable au monde, alors que la non-dualité conduit à transcender l’individu en nous faisant sortir de la dualité sujet/objet. Il est malheureusement vrai aujourd’hui que le yoga souvent se réduit à des mouvements de gymnastique, le bouddhisme à une vague et imprécise attitude zen, le shivaïsme à du massage de confort… La Pleine conscience par exemple est aussi exposée à ce risque. Les livres de Kabat-Zinn évoquent très clairement la non-dualité et la vacuité12 de l’individu mais cette dimension spirituelle est souvent – sinon toujours – absente des ateliers de méditation mindfulness. Ceci nous amène à la question suivante : comment cette non-dualité est-elle transmise aujourd’hui ?
3. La transmission dans le néo-advaita L’enseignement dans le néo-advaita se produit en dehors des règles de l’advaita traditionnel. Disons que les enseignants du néo-advaita essayent de transmettre cette expérience par des réunions appelées satsangs (mot sanskrit signifiant rencontre avec la réalité) qui sont pour 11 SUZUKI, T. D., “What is the « I »?” in The Buddha Eye., An Anthology of the Kyoto School and Its Contemporaries, 2004 mais l’article a été publié en 1971 dans The Eastern Buddhist. 12 « La capacité à habiter une présence sans sujet, sans objet, non duelle (où il n’y a plus de « nous » qui « habite » quoi que ce soit) accroît lorsque nous nous consacrons sans réserve à être là. (…) L’égocentrisme s’efface, la présence n’a plus ni centre ni périphérie. Il ne reste que la connaissance, la vision, la sensation, la perception, la pensée. » KABAT-ZINN, J., L’éveil de sens, Ed. Arènes, 2014. Donc, la non-dualité est bien présente dans les livres, mais dans les ateliers de méditation de pleine conscience, je ne crois pas que cet aspect soit toujours exprimé. Il s’agit plutôt d’être attentif à ces sensations, à ces pensées…ce qui est déjà beaucoup. Mais la réalité du témoin de l’observateur n’est peut-être pas mise en cause. L’attention demeure alors duelle : c’est moi l’individu qui médite et qui observe mes sensations…
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l’essentiel des séances de questions-réponses. Le disciple pose des questions sur la non-dualité, la façon de l’atteindre et le maitre répond. J’ai assisté à beaucoup de rencontres à Paris avec les principaux enseignants de la non-dualité et c’est en général selon ce mode de rencontre que l’expérience non-duelle est partagée. Bien que cette pédagogie soit aussi présente dans l’Advaita traditionnel, l’enseignement dans le néo-advaita semble s’éloigner cependant considérablement de ces règles de l’Advaita traditionnel. Aucune préalable moral ou psychologique n’est demandé, aucun texte traditionnel n’est convoqué ou très rarement, personne ne maitrise le sanskrit, aucune relation particulière entre un maitre et un disciple n’est exigée. Ces enseignants n’ont en général aucun lien initiatique avec la tradition. Pour René Guénon, vous le savez, une initiation formelle est requise entre un disciple et un maitre issu d’une tradition ininterrompue. Guénon écrit : « Il est facile de comprendre que le rôle de l’individu qui confère l’initiation à un autre est bien véritablement un rôle de “transmetteur”, au sens le plus exact de ce mot ; il n’agit pas en tant qu’individu mais en tant que support d’une influence qui n’appartient pas à l’ordre individuel ; il est uniquement un anneau de la “chaîne” dont le point de départ est en dehors et au-delà de l’humanité. C’est pourquoi il ne peut agir en son propre nom, mais au nom de l’organisation à laquelle il est rattaché et dont il tient ses pouvoirs, ou, plus exactement encore, au nom du principe que cette organisation représente visiblement. »13
Les critiques que les partisans de l’advaita traditionnel adressent à cette manière d’enseigner du néo-advaita ont été présentées dans différents textes récemment, par exemple par Dennis Waite dans Enlightenment: the Path through the Jungle14 ou par Phillip Charles Luca, professeur en études des religions à l’université de Stetson, dans un article15. Sans développer trop en détails ces critiques – je vous renvoie à ces deux travaux –, on peut dire qu’elles se concentrent essentiellement sur deux ou trois points fondamentaux : La première critique porte sur l’effort préalable nécessaire pour s’ouvrir à cette expérience. Traditionnellement, on demande une préparation 13 14
GUENON, R., Aperçus sur l’initiation, Editions Traditionnelles, 2004. WAITE, D., Enlightenment: the Path through the Jungle, O Books Publishing,
2008. 15 LUCA, Ph. Ch., «Non-Traditional Modern Advaita Gurus in the West and Their Traditional Modern Advaita Critics» in Nova Religio. The Journal of Alternative and Emergent Religions, Vol. 17, No. 3 (February 2014), pp. 6-37.
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de l’étudiant afin que la transmission de l’expérience soit possible. Ici, comme on l’a dit, aucune préparation n’est exigée. Le philosophe indien Shankara (VIIIe siècle) expose dans son célèbre commentaire aux Brahma Sutras sa liste des conditions préalables que le disciple doit satisfaire. Voici ce qu’on y lit : « Atha, c’est-à-dire après avoir acquis certaines compétences préliminaires telles que les quatre moyens de salut à savoir (1) nitya-anitya-vastu-viveka (la discrimination entre l’éternel et le non-éternel) ; (2) īhāmutrārtha-phalabhoga-vairāgya (l’indifférence aux plaisirs dans cette vie ou dans l’autre monde ainsi qu’aux fruits de ses actions) ; (3) ṣaṭsampat (les vertus sextuples : śama – le contrôle de l’esprit, dama – le contrôle des sens externes, uparati – se couper des plaisirs matériels ou ne pas penser aux objets des sens, ou cesser d’assister aux cérémonies religieuses, titikṣā. – la résistance au plaisir et à la douleur, au chaud et au froid, śraddhā – la foi dans les paroles du maitre et des Upanishads et samādhāna – profonde concentration) ; (4) mumukṣutva (le désir de libération) »16.
A côté de capacités de discriminations intellectuelles (distinguer l’éternel de l’éphémère), Shankara insiste ici sur la nécessité d’une ascèse intérieure très exigeante, d’une maîtrise des émotions dont on doute qu’elle soit acquise par les personnes qui viennent dans ces fameux satsangs si populaires de nos jours. Le deuxième reproche qu’on adresse à ces enseignants vise leur pédagogie du non-effort. Beaucoup de ces maitres modernes se contentent de dire à leurs étudiants qu’il n’y a rien à faire pour atteindre l’éveil, car puisque nous sommes tous déjà éveillés et que la non-dualité est déjà établie, suivre une voie spirituelle s’avère en fait inutile et même nuisible. Pour Dennis Waite, c’est là une grave illusion qui ne peut conduire qu’à des désenchantements. La cause du problème, selon lui, provient d’une confusion entre la vérité ultime (paramārthasatya) et la vérité relative (vyāvahārasatya). A ses yeux, affirmer que nous sommes déjà illuminés, qu’il n’y a pas de libre-arbitre, qu’il n’y a rien à faire, qu’aucune pratique n’est nécessaire, qu’aucune voie n’est utile, est une erreur. C’est certes vrai au niveau de l’absolu mais faux au niveau relatif, qui est celui où se situe le chercheur. Ainsi, cette absence de méthode n’est d’aucun secours pour le chercheur puisqu’on ne lui propose aucune voie spirituelle pour atteindre la non-dualité. Un véritable enseignement prend les gens où ils sont et leur offre un chemin vers la réalisation. Le chemin spirituel nécessite des années de travail et non quelques heures ou quelques jours. 16
Cité par WAITE, D., Advaita vedanta, théorie et pratique, Almora, 2011.
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« Ne rien faire ne produira rien » dit Dennis Waite17. Enfin, la troisième critique qu’on adresse à ces approches modernes est l’ignorance des textes traditionnels. Aucun de ces enseignants ne connait le sanskrit ou n’a étudié la philosophie de l’Advaita avec un maitre traditionnel.
4. De nouvelles formes d’enseignements Il y a certainement du vrai dans ces critiques. Entendre parler de non-dualité ne conduit pas toujours, loin de là, à l’expérience non-duelle et si beaucoup de personnes sortent d’un satsang avec des idées au sujet de la non-dualité, peu en ont une véritable expérience : se contenter de lire le menu d’un restaurant ne nourrit pas. Cependant, je serai moins sévère dans mes critiques envers le néo-advaita et je m’éloigne dans ma défense du point de vue religieux de Guénon. Premièrement, les grands maitres ont toujours dit que l’expérience de la non-dualité était simple. Ramana Maharshi, par exemple, affirmait dans ses entretiens, et à de nombreuses reprises, que le Soi est plus facile à voir qu’un fruit dans la paume de sa main. « Question : You have stated that Atma vidya (knowledge of the self) is very easy. How is this Atma vidya very easy? Ramana Maharshi: As an example of direct perception everyone will quote the simile of the nellikai placed in the palm of the hand. The self is even more directly perceivable than the fruit on the palm. To perceive the fruit there must be the fruit, the palm to place it on and the eyes to see it. The mind should also be in the proper condition (to process the information). Without any of these four things, even those with very little knowledge can say out of direct experience, ‘I am’. Because the self exists just as the feeling ‘I am’, Atma vidya is very easy indeed. The easiest path is to see the one who is going to attain the Atma. »18
Le fruit nellikai (sanskrit āmalaka) est le fruit du myrobolan (Emblica Officinalis) qui est une espèce de prunier dont les fruits sont des prunes rouges, et donc très visibles. Ce que Ramana veut donc dire ici, c’est que la connaissance du Soi est la plus simple de toutes. Cette analogie du fruit dans la paume de la main (hastāmalakayat) est d’ailleurs tout à fait classique dans l’advaita vedanta ; on le trouve déjà chez Sureshvara 17
WAITE, D. opus cit., p. 137. Extrait de Living by the Words of Bhagavan, publié par GOODMAN, D., 2008. On trouve aussi cette citation dans Padamalai, Teachings of Sri Ramana Maharshi as recorded by Muruganar, publié par GOODMAN, D., 2004. 18
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(VIIIème siècle), un des disciples les plus importants de Shankara. Dans sa Démonstration du non-agir, Sureshvara écrivait : « On a déclaré plus d’une fois que les propositions “Tu es Cela”, “Je suis Brahman” …en détruisant le doute, la connaissance fausse et l’inconnaissance, font atteindre directement et immédiatement le Soi, comme un fruit āmalaka dans la paume de sa main. »19
Tout le monde peut voir sans difficulté une prune dans la paume de sa main ; le Soi est encore plus clairement accessible que cela. On trouve une analogie proche dans le Vivekacūḍāmaṇi, un traité védantique longtemps attribué à Shankara : « Réalise par toi-même dans le Soi que cette Réalité (le Brahman) est libre de doute (samshayādirahitam) comme de l’eau dans la paume de la main (karāmbuvat). Alors la compréhension de l’être se produira. »
Libre de doute, la Réalité Absolue, l’ātman-brahman se donne à voir sans obstacle. Les maitres du néo-advaita contemporain ne sont-ils donc pas légitimes quand ils reprennent à leur compte cette vérité qui est enseignée en Inde depuis 2000 ans au moins dans les textes ? D’autre part, ces mêmes textes reconnaissent également que l’expérience non-duelle ne demande aucun effort particulier. En effet, puisque nous sommes déjà le Soi, que nous sommes déjà l’absolu, quel effort faudrait-il donc fournir ? Ramana Maharshi, lui-même, affirme que croire qu’il faut accomplir un quelconque effort en vue d’atteindre la réalisation de notre vraie Nature est ridicule : « Il n’y a rien de plus simple qu’être le Soi. Cela n’exige aucun effort, aucune aide. Il suffit de laisser tomber la fausse identité et de demeurer dans son état éternel, naturel, inhérent. (…) La conscience pure est le Soi. Tout ce qui est requis pour réaliser le Soi est de rester tranquille. L’ātma-vidyā (la connaissance de Soi) est donc ce qui est le plus facile à atteindre. »20 « Nous cherchons à atteindre la Réalité alors que nous sommes la Réalité. Nous pensons que quelque chose nous cache notre Réalité et qu’il faut le détruire avant d’obtenir cette même Réalité. C’est ridicule. Un jour viendra où vous rirez vous-même de tous vos efforts passés. Et ce qui sera le jour où vous rirez est déjà ici et maintenant. En ce moment même, vous êtes le Soi »21. 19
Naishkarmyasiddhi, III, 46. MAHARSHI, R., L’enseignement de Ramana Maharshi, Ed. Albin Michel, 2005, p. 177, p. 542. 21 Ibid. 20
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Ainsi, il ne me semble pas que le néo-advaita soit en rupture avec l’essentiel de la tradition de l’advaita. Cependant, il est tout à fait exact que les paroles ne sont pas toujours suffisantes. On peut voyager de maitre en maitre en entendant cette même formule : « Tu es déjà le Soi, tu vis déjà dans la non-dualité, il n’y a rien à faire, nulle part où aller » et ne pas réellement s’éveiller concrètement à cette expérience. Sans doute, bien souvent, faut-il rajouter une pratique à cette pédagogie paradoxale pour permettre réellement de passer des concepts au percept et pour vivre une expérience non-duelle. C’est pourquoi j’ai choisi de vous présenter pour terminer la pédagogie originale de Douglas Harding qui a cherché toute sa vie des moyens de transmettre l’expérience non-duelle sans s’appuyer exclusivement sur le pouvoir de la parole. L’influence de Douglas Harding me semble importante aujourd’hui dans les cercles22 du néo-advaita où ses concepts et certains de ses exercices sont utilisés dans le cadre de la transmission. Le philosophe américain Sam Harris vient d’ailleurs de rendre hommage à ses travaux dans son dernier livre que je viens de traduire : Pour une spiritualité sans religion23. 5. Un exemple : la pédagogie de l’éveil de Douglas Harding Douglas Harding est un philosophe anglais, né en 1909 et mort en 2007, qui pendant plus de 50 ans, a transmis un enseignement sur l’expérience non-duelle. Pour cela, il a mis au point une pédagogie simple basée sur des expériences d’attention. Architecte de profession, sa carrière d’enseignant spirituel s’est déroulée hors du cadre de l’université. C’est en Inde, alors qu’il y séjournait comme officier anglais pendant la guerre, qu’il découvrit le livre du scientifique autrichien Ernst Mach (1838-1916) : L’analyse des sensations24. Un dessin de la main même de Mach – son autoportrait – eut sur lui une influence décisive et lui permit de faire l’expérience de la non-dualité et de vivre un éveil profond. 22 Cercles – il faut le dire pour être honnête – qui regroupent cependant peu de personnes aujourd’hui en Occident, quelques milliers tout au plus. 23 HARRIS, S., Pour une spiritualité sans religion, traduit par LE ROY J. et ANGLESIO, D., Almora, 2017. Titre anglais Waking Up, A Guide to Spirituality Without Religion, Simon & Schuster, 2014. 24 MACH, E., L’analyse des sensations : le rapport du physique au psychique, traduction de l’allemand par Eggers, F. et Monnoyer, J.-M., préface de Monoyer, J.-M., éd. J. Chambon, 1996.
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Dessin de Ernst Mach Dans Die Analyse der Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum Psychischen, (1re édition 1886, 2e édition revue et augmentée 1900).
Vous constatez que sur ce dessin de Mach, qui est un autoportrait en première personne, nul ne regarde la pièce : il n’y a pas d’observateur. La pièce est vue à partir d’une ouverture impersonnelle. Je ne peux ici développer plus avant la philosophie d’Ernst Mach, mais Mach reconnait et décrit lui-même cette expérience en des termes non-duels : « Le moi peut être élargi au point d’inclure le monde entier » « L’opposition entre le moi et le monde, entre la sensation ou le phénomène et la chose disparait » « Le moi ne peut en aucun cas être sauvé » (« Das Ich ist unrettbar »)
Ce dessin montre en effet qu’au-dessus de nos épaules, là où nous placions en imagination une tête, nous ne voyons rien. Le moi disparait du centre de la perception pour laisser place à une vision non-duelle, sans intérieur ni extérieur. Quand Harding vit ce dessin pour la première fois, il découvrit ce qu’il cherchait depuis toujours : la nature véritable de l’homme, et sa quête s’acheva. Voici comment Harding relate son éveil dans son premier livre On Having no Head « Le plus beau jour de ma vie – ma nouvelle naissance en quelque sorte – fut le jour où je découvris que je n’avais pas de tête. Ceci n’est pas un
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jeu de mots, une boutade pour susciter l’intérêt coûte que coûte. Je l’entends tout à fait sérieusement : je n’ai pas de tête.(…) Je découvris instantanément que ce rien où aurait dû se trouver une tête, n’était pas une vacuité ordinaire, un simple néant. Au contraire, ce vide était très habité. C’était un vide énorme, rempli à profusion, un vide qui faisait place à tout – au gazon, aux arbres, aux lointaines collines ombragées et, bien au-delà d’elles, aux cimes enneigées semblables à une rangée de nuages anguleux parcourant le bleu du ciel. J’avais perdu une tête et gagné un monde. Tout cela me coupait littéralement le souffle. Il me semblait d’ailleurs que j’avais cessé de respirer, absorbé par Ce-qui-m’était-donné : ce paysage superbe, intensément rayonnant dans la clarté de l’air, solitaire sans soutien, mystérieusement suspendu dans le vide, et (en cela résidait le vrai miracle, la merveille et le ravissement) totalement exempt de « moi », indépendant de tout observateur. Sa présence totale était mon absence totale de corps et d’esprit. »25
Ou encore celui-ci qu’on trouve dans un autre de ses ouvrages Head of Stress26 : 25 HARDING, D., On having no head, 1961. Traduit en français en 1978, éditions Le Courrier du Livre, sous le titre Vivre sans tête. 26 Livre publié en français sous le titre Vivre sans stress, Editions Accarias-L’Originel, deuxième édition, 2010.
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Dessin de Douglas Harding
Vous constatez que sur ce dessin, il n’y a personne qui regarde et surtout pas de tête. Mach d’ailleurs évoque cette expérience de non-dualité. Il aurait été intéressant d’exposer sa philosophie non-duelle ici. Mais je reviens à Douglas Harding. Ce dessin montre en effet qu’au-dessus de nos épaules, là où nous placions en imagination une tête, nous ne voyons rien, et que l’espace qui aurait dû être occupé par un propriétaire – moi, en tant qu’individu humain – est en fait absolument vide, dépourvu de la moindre chose. L’observateur du monde n’est pas une petite tête, mais au contraire une infinie Vacuité contenant le monde tout entier. Il n’y a pas de dualité entre un observateur et un observé, entre un sujet et un objet… L’observateur ayant disparu (en fait il n’a jamais vraiment été là), il n’existe plus non plus d’objet observé. Quand il vit ce dessin, Douglas connut ce qu’il cherchait depuis toujours. Tandis que jusque là il avait été un chercheur, avec cette vision, cet éveil, il devint définitivement un trouveur. Il venait en effet de découvrir que nous ne sommes pas ce que nous paraissons être, et ce qu’on nous a dit que nous étions (un homme, un individu humain pourvu d’une tête), mais une Vacuité sans limite, éternelle, et consciente. Rentré en Angleterre en 1945, Douglas Harding exerça un moment encore son premier métier avant de consacrer tout son temps à la rédaction d’un livre volumineux, La Hiérarchie du ciel et de la terre : un nouveau diagramme de l’homme dans l’univers, dont la rédaction lui
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prendra plus de six ans, et dans lequel il rassembla ses conclusions. C.S. Lewis, un des écrivains anglais les plus célèbres de son temps, dit de ce travail qu’il était « une œuvre du plus haut génie » et que rien d’aussi grand n’avait été écrit depuis Bergson et écrivit une préface enthousiaste à la version abrégée de cet ouvrage qui fut publiée en 195227. Dès lors Douglas Harding, en parallèle de son métier d’architecte qu’il reprit pour vivre, chercha à partager cette expérience de notre vraie Nature, en inventant des expériences d’attention. Le philosophe Huston Smith, qui est mort en décembre 2016 à 97 ans, témoigne dans la préface qu’il écrivit pour la première édition de On Having no Head de la force de ce texte : « C’était en 1961. Rentrant d’une tournée de conférences dans les universités d’Australie j’avais prévu de m’arrêter à Bangkok pour parler avec John Blofeld de sa traduction des Enseignements Zen de Huang Po et des Enseignements Zen de Hui haï. Nous avions à peine entamé notre conversation que Blofeld, en référence à un point quelconque que je soulevais, s’empara d’un mince volume posé près de lui sur une table de rotin qui, me dit-il, lui était parvenu il ne savait comment. Il s’agissait du livre On having no head de Douglas Edison Harding. Je ne me souviens pas du passage qu’il tenait à commenter, mais je me remémore avec la plus grand précision son enthousiasme pour ce livre. « Je n’ai pas la moindre idée de qui peut-être ce Harding, ajouta-t-il, je ne sais rien de lui et il peut être aussi bien un chauffeur de taxi londonien, mais ce que je peux affirmer, c’est qu’il a tout compris ! » Le lendemain, quand je pris congé de Blofeld, il s’empara à nouveau du livre, insistant pour que je l’emporte et le lise pendant mon vol de retour. Ma curiosité était telle que je n’ai même pas essayé de protester face à tant de générosité. C’est donc en volant au-dessus du Pacifique que j’ai eu l’occasion de vérifier son affirmation. Il ne s’était pas trompé. Sans l’ombre d’un doute, Harding avait tout compris. Ce qui ne veut pas dire que la révélation se produira pour tout le monde – on ne peut jamais être sûr que les mots produisent l’effet souhaité – mais je ne connais aucun texte aussi concis que le premier chapitre de ce livre, autant susceptible d’élever la sensibilité du lecteur à un différent niveau de perception. La raison en est simple. La compréhension s’appuie davantage sur les images que sur les raisonnements et l’image brandie par Harding est particulièrement puissante : « Je n’ai pas de tête ! « Si révoltant qu’il paraisse au premier abord, l’auteur maintient son postulat, en fait le tour, y revient jusqu’au moment où (comme pour les koans qui semblent également absurdes) une barrière se brise et nous voyons, non pas quelque chose de différent, mais d’une façon nouvelle. »28 27 The hierarchy of heaven and earth: a new diagram of man in the universe, préface de Lewis, C.S., chez Faber & Faber. 28 Préface qu’on trouve dans le livre français : Vivre sans tête, Ed. Le Courrier du livre. Première édition française 1978.
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Douglas Harding a commencé à partager cet éveil dans les années 60 et ce jusqu’à sa mort en 2007, soit pendant plus d’un demi-siècle. Il a donné des centaines d’ateliers dans le monde entier, écrit des dizaines d’articles, publié de nombreux livres traduits dans de multiples langues dont le russe, le chinois, le japonais. Cet enseignement a profondément marqué la spiritualité contemporaine et a touché de nombreuses personnes.
6. Les expériences de Douglas Harding Dans toute voie non-duelle, il y a un paradoxe indépassable, à savoir que nous sommes déjà ce que nous cherchons. L’advaita vedanta le formule en disant que nous sommes déjà Brahman, et le bouddhisme soutient de même que la nature-de-bouddha est déjà en nous, même si nous l’ignorons. Douglas Harding était bien conscient de cette difficulté et disait : « Vous devez entreprendre un voyage vers un endroit que vous n’avez en réalité jamais quitté. » Ainsi, il ne s’agit pas d’acquérir quelque chose de nouveau, mais de prendre conscience d’une réalité déjà présente et qui nous échappe du fait essentiellement de notre inattention. Il s’agit d’être attentif or nous sommes distraits ce qui nous conduit dès lors à nous identifier à ce que nous ne sommes pas (comme dans un rêve) : un corps, des pensées, des mémoires ; nous nous réduisons à notre individualité, et perdons de vue notre nature essentielle. Nous confondons notre essence (ce que nous sommes vraiment) avec notre apparence (ce que nous croyons être). Comment recouvrer notre vraie nature et cesser de nous prendre pour un moi séparé ? Le dessin d’Ernst Mach a permis à Douglas Harding de s’éveiller mais il lui a donné aussi une clef pour partager cette expérience non-duelle, car ce dessin montre que la vacuité du moi est absolument évidente : le moi est inexistant. Aucun observateur ne regarde le monde, personne ne voit, personne n’entend, personne ne pense, mais il y a vision, il y a écoute, il y a pensée. Grâce à ce dessin, la phrase de Ramana Maharshi selon laquelle « Le Soi est plus facile à voir qu’une prune dans la paume de la main » peut se vérifier de manière indubitable : il suffit de regarder CE QUI REGARDE EN NOUS. Or, la plupart du temps, nous sommes attentifs au monde (à peu près) mais nous négligeons complètement de regarder CE QUI REGARDE en nous ; nous imaginons un percipient,
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un sujet, un moi séparé, logé quelque part dans notre tête et qui, depuis ce poste d’observation, percevrait le monde à distance. Telle est l’illusion que l’autoportrait de Mach permet de déconstruire immédiatement. Douglas Harding a cherché alors à mettre au point des expériences pour permettre aux gens de retourner leur attention vers la source du regard. Il s’agit d’inverser la flèche de son attention de 180° pour prendre conscience que le monde n’est pas perçu par un individu tapi quelque part derrière les yeux, mais qu’il apparait dans un espace éveillé, sans limite et sans forme. Harding a mis ainsi au point ce qui à ses yeux devient un véritable protocole expérimental qui fait de l’éveil à la nondualité une véritable science de la première personne29. Il est alors impossible pour lui de ne pas constater la vacuité du moi et la non-dualité de la perception. Cette voie est une voie subite et propose sans préparation préalable (morale ou psychologique) de s’ouvrir à l’expérience non-duelle. Il ne s’agit en effet nullement de changer son caractère ou de devenir meilleur mais de s’éveiller. De nombreuses expériences (une vingtaine) ont ainsi vu le jour, au fur et à mesure de sa recherche. Beaucoup concernent la vue (comme dans le dessin de Mach) mais d’autres utilisent comme porte vers l’expérience non-duelle l’ouïe, les sensations, le goût et même les pensées. Dans ses ateliers, en fonction du temps dont il disposait de deux heures à une semaine, Harding utilisait une expérience ou plusieurs. Voici la première expérience qu’il a inventée et qu’il proposait toujours dans ses ateliers : The Pointing (en français Le doigt qui pointe)
29 C’est le titre d’un de ses livres : La science de la première personne, Ed. Trédaniel, 2003,
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Que voyez-vous dans la direction du doigt dans l’instant présent ? Dans cette direction, voyez-vous une couleur ? Est-ce rose, rouge, noir, vert ? Dans cette direction voyez-vous une forme ? Est-ce rond, carré ? Est-ce limité comme une chose ? Est-ce fermé sur soi-même comme une boule ? N’est-ce pas au contraire totalement vide, sans contenu et sans forme ? Votre expérience ne montre-t-elle pas, en ce moment, que dans cette direction – au-dessus de vos épaules – vous ne voyez rien sinon un immense Espace sans limite ? Là où vous pensiez trouver une tête au-dessus de vos épaules, que vous révèle l’expérience ? N’y-a-t-il pas dans cette direction absolument RIEN ? Qui êtes-vous alors ? Dans la direction de ce doigt vous avez jusqu’à présent imaginé un individu, une tête avec un nom et un âge, un moi solide comme une chose. Or, regardez, voyez-vous encore quelque chose ? Mais où cela ? L’évidence de l’instant présent ne vous oblige-t-elle pas à reconnaître qu’il n’y a rien au-dessus des épaules, sinon un Espace vide et conscient de lui comme Espace vide ? Vous vous pensiez dans une tête mais dans l’instant où est passée la tête et où est son occupant ?
Ce doigt, comme une flèche, cherche à percer l’illusion d’être un individu, une chose dans le monde, car, ce qu’il révèle avec une évidence indubitable, c’est qu’au-dessus de nos propres épaules il n’y a rien, sauf un Vide Eveillé infini, c’est-à-dire sans limites, vaste comme l’espace. « Vous n’êtes pas dans le monde, dit Douglas Harding, mais c’est le monde qui est en vous. » 7. L’efficacité de cette voie : La vision sans tête Douglas Harding avait une immense érudition et connaissait très en profondeur la plupart des enseignements non-duels ; les outils qu’il développait permettaient à ses élèves de réaliser concrètement la vérité de ses traditions millénaires. D’ailleurs, on retrouve dans certaines voies spirituelles directes comme le dzogchen (chez Garab Dorjé, Longchenpa ou Tulku Urgyen par exemple), le zen (chez Houei-neng ou Hui-Hai), le shivaïsme du Cachemire (dans le Vijnana Bhairava ou chez Abhinavagupta) ou l’advaita vedanta (chez Shankara ou Ramana Maharshi) des enseignements très semblables. Il me semble que de tout temps, les hommes assoiffés de vérité ont su trouver des chemins directs vers l’absolu. Le chemin proposé par Douglas Harding est une voie intéressante pour notre époque : elle ne demande aucune croyance ni ne repose sur aucun dogme ; elle se présente au contraire comme une série d’expériences
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« scientifiques » que chacun doit tester pour lui-même, et par conséquent elle n’exige aucun maitre ou gourou, puisqu’ici c’est l’expérience seule qui est l’autorité ultime. En ce sens, elle est démocratique et complètement laïque. De plus, cette voie est tout à fait compatible avec la vie moderne ; on peut vivre, travailler, s’occuper de ses enfants et en même temps prendre conscience de la vacuité au-dessus de ses propres épaules dans laquelle tout cela apparait. Mais, cet enseignement est-il efficace ? Réussit-il à transmettre l‘expérience non-duelle à tous les coups ? C’est certainement le chemin le plus efficace que je connaisse ; les expériences mises au point par Douglas Harding sont extrêmement puissantes. J’ai vu de nombreuses personnes s’éveiller grâce à elles et des milliers de gens à travers le monde les pratiquent tous les jours. Mais il est vrai aussi que voir une fois la vacuité ne suffit pas pour s’établir durablement et profondément dans l’expérience non-duelle. Il y faut une consécration de tous les instants. Et si tous (à peu près tous) peuvent avoir un aperçu de la vacuité, force est de constater que ceux qui décident de prendre cette découverte au sérieux sont beaucoup plus rares. Il y faut aussi une certaine maturité, assez mystérieuse d’ailleurs car n’ayant rien à voir avec l’âge : on peut être mûr à 17 ans (comme Ramana Maharshi) ou vert à 90 ans.
8. Conclusion Que penser de ces nouvelles manières de transmettre l’expérience non-duelle ? De celle de Douglas Harding et de bien d’autres : néovedanta, Pleine conscience… N’y a-t-il pas là une sorte de bricolage spirituel ? Ne doit-on pas dénoncer un consumérisme spirituel, une attitude dilettante qui consiste à prendre des éléments de différentes traditions spirituelles et à ne s’engager sérieusement dans aucune ? J’ai bien pris soin plus haut d’évoquer le risque qu’il y a à confondre spiritualité et développement personnel ; c’est certainement un danger mais je ne crois pas que cela puisse inquiéter les traditions : le bouddhisme est là depuis 2500 ans, le vedanta aussi. Ces importantes traditions vont continuer d’exister, sans doute en s’adaptant, en s’acculturant. Mais je ne crois pas non plus que les traditions détiennent le monopole de la transmission de la non-dualité. L’expérience non-duelle en réalité transcende toutes les traditions : elle n’est ni bouddhiste, ni védantiste, ni soufie, ni chrétienne… Les traditions sont des interprétations de
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l’expérience ; toutes à mon avis sont partielles. Aucune ne l’embrasse tout entière. C’est l’expérience de l’éveil elle-même qui donne naissance aux traditions ; notre époque offre de plus en plus de moyens de retrouver cette expérience non-duelle. C’est pourquoi je suis personnellement pour le bricolage spirituel ou plus exactement pour le butinage spirituel. Je trouve intéressant et prometteur que les individus butinent à droite et à gauche et fassent leur miel des trésors spirituels qu’on trouve dans les livres ou sur le net, et je fais moi-même la même chose. Le grand maitre du Shivaïsme du Cachemire du Xe siècle Abhinavagupta recommandait d’être comme l’abeille qui va de fleur en fleur car l’enseignement de la non-dualité est partout présent puisque tout est Shiva, la pure conscience indifférenciée. « Qui veut pénétrer dans la Suprême Réalité doit prendre la voie qu’il juge ou sait lui être la plus proche ; toute autre doit être abandonnée. L’enseignement du Trika proclame en effet l’égalité de toutes les divinités, des familles spirituelles, mantras, phonèmes, etc., comme des agamas et des procédures à suivre, car tout est Siva (sarvam sivamayam). » 30
Jamais d’ailleurs ces textes, jadis secrets, n’ont été autant accessibles : naguère, il fallait gagner le Tibet, rejoindre Bénarès, rencontrer un maitre coopératif, parler la langue indigène pour accéder à des enseignements précieux (comme ceux du dzogchen) qu’on trouve maintenant en accès libre dans n’importe quelle bonne librairie ou sur les réseaux sociaux. Et je crois aussi que les sociétés modernes, laïques, démocratiques dans lesquelles nous vivons aujourd’hui sont une grande opportunité pour l’émergence de nouvelles formes de spiritualité. Les grandes traditions spirituelles offrent des ressources immenses dans lesquelles il faut aller puiser, mais nous ne sommes plus obligés de nous inscrire dans une voie toute tracée. Les chercheurs de la non-dualité modernes sont des autodidactes ; ils font leur miel des textes du christianisme, du bouddhisme, de l’advaita vedanta ou du taoïsme. Ils se nourrissent de ces traditions mais ne se limitent plus à une seule ou en tout cas rarement ; ils écoutent les maitres anciens mais ne se soumettent plus à aucune autorité sinon celle que leur expérience vient valider. Certains pourraient trouver cela inefficace et contre-traditionnel (pensons à Guénon et à son obsession de l’initiation en bonne et due forme). 30 ABHINAVAGUPTA, La lumière sur les tantra, chapitres 1 à 5 du Tantrâloka, 273275a, Traduction SILBURN et PADOUX, Publications de l’Institut de Civilisation Indienne, (2ème édition) 2000.
COMMENT TRANSMETTRE L’EXPÉRIENCE NON-DUELLE AUJOURD’HUI ?
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C’est pour moi au contraire l’expression de la liberté même de la Source ultime de toutes les traditions, qui trouve ainsi de nouvelles manières de s’exprimer dans le monde moderne. Les chercheurs spirituels modernes sont des hommes et des femmes libres, qui se reconnectent, chacun à sa façon, à la Présence universelle, à l’Un. Douglas Harding a montré à quel point la source pouvait être créative pour tracer un nouveau chemin vers elle-même. C’est ce qu’Abdennour Bidar écrit aussi dans un de ses derniers livres dans la pensée duquel je me reconnais pleinement : « A chacun désormais d’inventer sa voie spirituelle, de façon non pas solitaire mais personnelle : à chacun de devenir son propre maître ; à chacun d’aider les autres à le faire. Ceux qui se moquent de cet effort – fait par beaucoup de monde aujourd’hui – pour façonner sa propre spiritualité ont tort. Rien de plus exigeant, de plus noble aussi et de plus digne de l’être humain que de tracer sa propre voie. Cette liberté est aussi redoutable qu’exaltante, notamment parce qu’en plus de requérir du courage il lui faut éviter deux risques majeurs : l’ignorance et l’individualisme. L’autodidacte spirituel aura à s’en prémunir, faute de quoi son effort de construire son propre chemin n’aboutira nulle part. Contre les périls de l’ignorance qui le feraient avancer à l’aveuglette et se perdre en prenant des vessies pour des lanternes, il lui faudra se constituer une culture suffisante – à lui, on le répète, de la chercher où il veut. » 31
Je terminerai par cette phrase sanskrite extraite des illustres Védas : Ekam sad viprâ bahudhâ vadanti32 « L’Être est un, les sages en parlent de multiples manières. »
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BIDAR, A., Les tisserands, Les liens qui libèrent Editions, 2016. Rig. Veda I-164.46, ma traduction.
L’ADVAITA DE ŚAṄKARA ET LA MÉTAPHYSIQUE COMPARÉE : LE POINT DE VUE NÉOTHOMISTE DES MISSIONNAIRES JÉSUITES DE BELGIQUE Christophe VIELLE (FNRS / Université catholique de Louvain)
Les premiers travaux notoires d’indianistes européens sur le Vedānta de Śaṅkara furent, dans la première partie du XIXe siècle, ceux menés par Carl August Ludwig (ou « Louis ») Poley (1805 ou 1812-1885) pour les textes1 (mais de ce point de vue, la qualité des éditions réalisées en Inde par des savants indigènes ne fut jamais égalée), et l’ecclésiastique Friedrich Heinrich Hugo Windischmann (1811-1861) du point de vue théologique2, lequel inspira à Louvain (où son frère, Charles-Joseph, 1807-1839, enseignait l’anatomie) son ami Félix Nève (1816-1893)3, le 1 Oupanichats, ou partie théologique des Védas, et Védânta-soûtras, ou philosophie dérivée des Védas, publiés en sanscrit, avec un commentaire et une traduction française, Paris, Arthus Bertrand, 1835 (Prospectus, 4 pp.) ; Oupanichats. Théologie des Védas. Texte sanskrit, commenté par Sankara, traduit en français, Paris, Arthus Bertrand puis Heideloff - Dondey-Dupré - Merklein, [1835-1837], 6 ou 7 fascicules (199 pp. = textes des Kāṭhakopaniṣad avec bhāṣya, Muṇḍakopaniṣad avec bhāṣya, Kenopaniṣad vā Talavakāropaniṣad avec bhāṣya, et Īśopaniṣad sans le bhāṣya) ; Védânta-Sôutras. Philosophie des Védas. Texte sanskrit, commenté par Sankara, traduit en français, Paris, Heideloff - Dondey-Dupré - Merklein, [1835] (40 pp. = Brahma-sūtra-Bhāṣya 1,1,1 jusqu’au début de 1,1,8) ; Vedánta-sára verfasst von Sadánanda aus dem Sanskrit übersetzt, Wien, Aus der K. K. Hof- und Staatsdruckerei in Commission bei Karl Gerold’s Sohn, 1870, Sitzungsberichte der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften, philosophisch-historische Classe, Bd. 63 (1869), pp. 33-156. Parmi ces premiers travaux d’édition, on relèvera aussi celui du savant suédois Carl Fredrik BERGSTEDT (1817-1903) assisté de BORGMAN, J. A. (fasc. 1), ANJOU, C. Th. (fasc. 2) et FRIGELL, A. (fasc. 3), De cognitione animi commentatio Vedantica. E codibus mss sanscritis Bibl. nat. Paris et Bibl. Bodley. Oxon. edita, 3 fasc., Uppsala, Reg. Acad. Typographi, 1849-1850 (édition de la Jñānabodhinī ou Ādhyātmavidhyopadeśavidhi attribué à Śaṅkara). 2 Sa thèse de doctorat (1832) préparée à Bonn, auprès d’August von Schlegel, constitue la première partie de son ouvrage Sancara sive de theologumenis Vedanticorum, Bonnae, Impensis T. Habichti, 1833 (xvi + 190 pp.). 3 Ainsi son travail d’édition d’un poème vedāntique attribué à Śaṅkara : « Mohamudgara. – Le Maillet de la Folie, ou préservatif contre les illusions humaines », dans Journal Asiatique, 3e série, t. 12, décembre 1841, pp. 607-613. Nève reviendra vingt ans plus tard à cette littérature philosophique avec une traduction d’un autre poème śaṅkarien :
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fondateur des études sanskrites en Belgique. Mais le travail textuel majeur qui révéla en Occident la personnalité intellectuelle de Śaṅkara fut sans conteste celui qu’effectua George Thibaut (1848-1914), indianiste allemand qui après avoir été assistant du grand Friedrich Max Müller (1823-1900) à Oxford (1871-), partit en Inde britannique (à partir de 1875) où il fit carrière comme professeur de philosophie (au Benares Hindu/Government Sanskrit College, puis au Muir College d’Allahabad, et à Calcutta). Il s’agit de sa traduction anglaise des Vedânta-Sûtras, « with the commentary by Śaṅkarācārya » (selon l’orthographe normalisée de sa réédition) parue en deux volumes dans The Sacred Books of the East en 1890 et 1896 (n°34 et 38), fameuse collection dirigée par Max Müller publiée à Oxford. Cette traduction fut suivie de celle du Commentaire de Rāmānuja aux mêmes Brahma-sūtra, parue en 1904 (n° 48). Ces deux traductions sont restées des ouvrages de référence pour tous les travaux occidentaux postérieurs sur le Vedānta. Néanmoins, cette traduction du Commentaire de Śaṅkara n’était pas la première. Elle avait été précédée par celle allemande de Paul Deussen (1845-1919), parue en 18874. Ce philosophe idéaliste, ami de Nietzche qui l’avait converti à Schopenhauer et avec lequel il avait étudié le sanskrit à Bonn, fut d’abord l’auteur d’un manuel très usité d’« Éléments de métaphysique » (Die Elemente der Metaphysik, 1877, trad. anglaise 1897, française 1899) et plus tard d’une vaste synthèse d’« Histoire générale de la philosophie du point de vue particulier des religions » (Allgemeine Geschichte der Philosophie mit besonderer Berücksichtigung der Religionen, 1894-1917), laquelle, s’achevant avec Schopenhauer (Deussen entamera aussi un vaste travail d’édition critique des œuvres de ce dernier, sous l’égide de la Schopenhauer-Gesellschaft qu’il fonda en 1911), commence par un triple volume sur l’Inde (Band I, Teil 1 : Allgemeine Einleitung und Philosophie des Veda bis auf die Upanishad’s, 1894 ; Teil 2 : Die Philosophie der
« Atmabodha ou de la connaissance de l’esprit. Version commentée du poëme védantique de Çañkara âchârya », dans JA, sixième série, t. 7, 1866, pp. 5-96 (aussi en tiré-à-part, Paris, Imprimerie Nationale). Les deux travaux ont été repris dans son ouvrage Les époques littéraires de l’Inde. Études sur la poésie sanscrite, Bruxelles, Muquardt, C., Paris, Leroux, E., Louvain, Peeters, Ch., 1883, pp. 365-434 (« Philosophie indienne : coup d’œil sur la philosophie Védanta »). Voir VIELLE, Ch., « Indianisme et bouddhisme à Louvain, de Félix Nève à Étienne Lamotte », dans COURTOIS, L. (éd.), Les études orientales à l’Université de Louvain depuis 1834. Hommes et réalisations, Bruxelles, Safran, 2021 (Coll. Histoire, 12), pp. 93-116. 4 Die Sûtra’s des Vedânta oder die Çârîraka-Mîmâṅsâ des Bâdarâyaṇa nebst einem vollständigen Kommentare des Çaṅkara. Aus dem Sanskrit übersetzt, Leipzig, Brockhaus, 1887 (réimpr. 1920).
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Upanishad’s, 1898, trad. anglaise 1906, réimpr. 1908, 1919 ; Teil 3 : Die nachvedische Philosophie der Inder, 1908). En outre, précédant sa traduction du Commentaire de Śaṅkara et davantage que cette dernière (quelque peu éclipsée par le travail de Thibaut), sa synthèse sur le Vedānta, Das System des Vedânta (1883), connut un grand succès, plusieurs fois rééditée et traduite en anglais5. Deussen offrit aussi la traduction commentée de soixante Upaniṣad (1897, 2e éd. 1905, réimpr. 1921, 1938) complétée d’un ouvrage sur la « doctrine secrète » (Geheimlehre) de celles-ci sur base d’une sélection de traductions (1907), ainsi qu’un opuscule de philosophie comparée : Vedânta und Platonismus im Lichte der Kantischen Philosophie (1904 ; nouvelle éd., à Vienne, sous le titre Vedânta, Platon und Kant, 1917, rééd. avec le premier titre, Berlin, 1922). Son ouvrage le plus diffusé reste cependant une petite synthèse parue en anglais en 19076, dont la seconde partie est consacrée à « la philosophie du Vedânta et ses relations avec la métaphysique occidentale ». Il s’agit d’un condensé de l’appendice final de Das System des Vedânta. Cette vue, aussi simplificatrice que personnelle, de la pensée de Śaṅkara, distinguant notamment chez lui une doctrine ésotérique et une doctrine exotérique, sera reprise telle quelle par l’indianiste belge Paul-Émile Dumont (1879-1968), qui avait été l’élève de Deussen à l’université de Kiel avant la première guerre, pour une conférence à Bruxelles en 19277, en final de laquelle il déclarait : Cette étrange théorie exotérique de la transmigration des âmes ou samsâra est considérée par Shankara comme aussi vraie que le monde d’apparences 5 Das System des Vedânta, nach den Brahma-Sûtra’s des Bâdarâyaṇa und dem Commentare des Çaṅkara über dieselben als ein Kompendium der Dogmatik des Brahmanismus vom Standpunkte des Çaṅkara aus, Leipzig, Brockhaus, 1883, 2e éd. 1906, reimpr. 1920; traduction anglaise 1912 (mais une autre traduction du seul appendice final, revue par l’auteur, était déjà parue en 1906 sous le titre Outline of the Vedanta system of philosophy according to Shankara, New York, Grafton). Le travail fondateur sur la doctrine des Upaniṣad envisagée comme un système fut d’abord celui de Paul RÉGNAUD (1838-1910), Matériaux pour servir à l’histoire de la philosophie de l’Inde, 2 t., Paris, Vieweg, 1876 et 1878 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, sciences philologiques et historiques, fasc. 28 et 34). 6 Outlines of Indian philosophy, with an appendix: On the philosophy of the Vedânta in its relations to Occidental metaphysics, Berlin, K. Curtius, 1907, dont la première partie reprend un texte paru avec le même titre dans le périodique Indian Antiquary (t. 29, 1900, pp. 365-370, 393-399), et la seconde le texte d’une présentation faite en 1893 à l’Asiatic Society de Bombay. 7 Nous avons édité ce petit texte de Dumont : « Le Vedânta d’après Shankarâcharya », dans Acta Orientalia Belgica, t. 30 (= VIELLE, Ch., CANNUYER, Ch. & ESLER, D. (éds), Dieux, génies, anges et démons dans les cultures orientales & Florilegium Indiae Orientalis, Jean-Marie Verpoorten in honorem, Bruxelles, Société Royale Belge d’Études
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où nous nous débattons : elle est vraie seulement pour ceux qui sont encore dans l’avidyâ, dans l’ignorance, et non pour ceux qui s’en sont affranchis. La théorie ésotérique du Vedânta n’admet ni la réalité du monde, ni la réalité du samsâra ; pour elle, la seule réalité c’est le Brahman, le nirgunam brahman, ou Dieu sans attributs, que nous pouvons cependant saisir en nous-mêmes, puisqu’il est notre Moi, notre âtman. La connaissance de cet âtman, la compréhension parfaite de la formule aham brahmâsmi (je suis le Brahman) [Bṛhad-Āraṇyaka-Up. I 4.10] ne conduit pas au moksha, à la délivrance, elle est la délivrance elle-même. Grâce à cette connaissance, ainsi que le dit une Upanishad, « tous les doutes de l’homme sont brisés, toutes ses actions sont anéanties » [Muṇḍaka-Up. II 2.9bc]. Certes on ne peut vivre sans agir, et par conséquent le jîvan mukta, l’homme délivré vivant, continue à agir ; mais ces actions, qu’il sait illusoires comme le monde, n’ont plus d’effet sur lui et ne peuvent plus le lier à une vie nouvelle après la mort. Les actions du jîvan mukta ne peuvent du reste être que des actions guidées par l’amour. L’Évangile chrétien a dit : « Aime ton prochain comme toi-même. » Mais pourquoi faut-il que j’agisse ainsi, si je ressens la joie et la souffrance en moi-même seulement, et non dans mon prochain ? La Bible ne répond pas à cette question. Mais la réponse se trouve dans la célèbre formule du Véda : « Tat tvam asi » [Chāndogya-Up. VI 8.7], tu es cela, formule qui répond à la fois au problème de la métaphysique et à celui de la morale. Tu aimeras ton prochain comme toi-même parce que tu es ton prochain, parce que c’est une simple illusion qui fait paraître ton prochain différent de toi-même. Le jîvan mukta [délivré vivant] se reconnaît en toute chose, et par conséquent ne peut vouloir de mal à aucun être, car personne ne se veut de mal à soi-même. Malgré la multiplicité apparente des choses qui l’entourent, l’homme délivré sait qu’il n’y a qu’un être : le Brahman, l’âtman, c’est-à-dire son propre Soi, et il manifeste cette conviction par ses actes complètement impersonnels, complètement désintéressés.
Pour les deux derniers paragraphes, le passage correspondant dans l’ouvrage de Deussen disait, un peu différemment et plus radicalement (p. 63-64) : The Gospels fix quite correctly as the highest law of morality : “love your neighbour as yourselves.” But why should I do so, since by the order of
Orientales), 2017, pp. 197-202. Toujours suivant Deussen, Dumont divise en outre son exposé sur la doctrine śaṅkarienne en 1°) théologie, 2°) cosmologie, 3°) psychologie, et 4°) eschatologie (section à laquelle appartient l’extrait ici cité), ordre artificiel que l’on retrouve encore en partie, pour la « convenance de l’exposition », chez GROUSSET, R. (avec l’aide et sous la supervision de DE LA VALLÉE POUSSIN, L. ; avant-propos de LACOMBE, O.), Les philosophies indiennes. Les systèmes, Paris, Desclée De Brouwer, t. 2, 1931, pp. 153156 (1° psychologie, 2° cosmologie, 3° théodicée), en introduction à son résumé magistral des Brahma-sūtra selon les Commentaires comparés de Śaṅkara et de Rāmānuja, à l’avantage du second (pp. 160-403).
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nature I feel pain and pleasure only in myself, not in my neighbour ? The answer is not in the Bible (this venerable book being not yet quite free of Semitic realism), but it is in the Veda, is in the great formula “tat tvam asi”, which gives in three words metaphysics and morals altogether. You shall love your neighbour as yourselves, — because you are your neighbour, and mere illusion makes you believe, that your neighbour is something different from yourselves. Or in the words of the Bhagavadgîtâ: he, who knows himself in everything and everything in himself, will not injure himself by himself, na hinasti âtmanâ âtmânam [BhG 13,28c]. This is the sum and tenor of all morality, and this is the standpoint of a man knowing himself as Brahman. He feels himself everything, — so he will not desire anything, for he has whatever can be had; — he feels himself everything, — so he will not injure anything, for nobody injures himself. He lives in the world, is surrounded by its illusions but not deceived by them: like the man suffering from timira [ophtalmie], who sees two moons but knows that there is one only, so the Jîvanmukta sees the manyfold world and cannot get rid of seeing it, but he knows, that there is only one being, Brahman, the Âtman, his own Self, and he verifies it by his deeds of pure desinterested morality.8
Assurément, Śaṅkara ne pouvait ainsi être laissé métaphysiquement aux seules mains d’un fils de pasteur, ami de Nietzche et nourri de Schopenhauer. Une riposte exégétique allait s’organiser du côté catholique, et plus particulièrement de Jésuites empreints de néothomisme. Ainsi dès 1919 à Calcutta9, le Père Dandoy de répliquer, en note à son propos sur « la révélation négative de l’Upanishad du grand Aranyaka : “Et maintenant, voici l’enseignement : non ! non ! (neti, neti). Car il n’y a rien au-delà de cette formule : non, Brahma n’est pas ceci, pas ceci” [Bṛhad-Āraṇyaka-Up. II 3.6] » : Cela suffit pour en finir avec la théorie de Deussen d’un « ésotérisme » et d’un « exotérisme » dans la Vedânta (Das System des Vedânta, p. 105 sqq., notamment p. 108, où il a l’audace d’enseigner à Shankara sa doctrine !). Ailleurs, dans ses Outlines of Indian Philosophy (Berlin, 1907), p. 47, il revient sur ce thème fantaisiste : « Avec les matériaux des Upanishads, il [Shank.] construit deux systèmes [sic], l’un ésotérique (philosophie) et 8 Ce passage de Deussen est aussi cité et analysé, dans une autre perspective, par FRANCO, E., « On the Periodization and Historiography of Indian Philosophy », dans ID. (éd.), Periodization and Historiography of Indian Philosophy, Vienne, 2013 (Publications of De Nobili Research Library, 37), pp. 1-34, ici pp. 4-5 (trad. allemande « Idealismus, Materialismus, Nationalsozialismus: Zur Historiographie und Periodisierung der indsichen Philosophie », dans ELBERFELD, R. (éd.), Philosophiegeschichtsschreibung in globaler Perspektive, Hamburg, Felix Meiner, 2017, pp. 97-120, ici pp. 100-101). 9 La citation est ici celle de la traduction française de l’original anglais : DANDOY, G., L’ontologie du Vedânta, Paris, Desclée De Brouwer, 1932, p. 101 (ouvrage sur lequel voir davantage infra).
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l’autre exotérique (théologie) » ! Il n’y a pas « deux formes » du Vedânta ; Shankarâchârya ne dispense pas deux doctrines différentes, mais fait gravir marche par marche la doctrine une du pur Advaita.
Et le grand indianiste Louis de La Vallée Poussin (1869-1938) faisant dans un discours à l’Académie royale de Belgique en 1928 (« Indianisme »)10 l’éloge (après celui de l’ouvrage philologique phare de P.-É. Dumont sur l’Açvamedha... paru la même année que sa conférence deussenienne) des initiatives des Jésuites belges de Calcutta, de noter, avec une certaine perfidie : On sait que les Indiens instruits ont trouvé faible le livre du maître allemand Paul Deussen : Das System des Vedânta, un Vedânta fabriqué, en effet, avec du Çamkara insuffisamment compris et détrempé dans du Schopenhauer mêlé de Hegel ; un livre dont nous dirions du mal si nos plus justes sévérités n’étaient requises contre le Bouddha de Pischel et les Upanishads de Garbe.
La présentation de ces Jésuites de Calcutta et de leurs premiers travaux, directement liés à leur œuvre missionnaire, que fait là La Vallée Poussin, lui-même fervent catholique, est intéressante car le savant du bouddhisme y dévoile ses propres convictions : On peut penser que l’évangélisation de l’Inde sera vraiment commencée le jour où un certain nombre d’intellectuels hindous — qui sont, comme qui dirait, la conscience et la science du pays — seront capables de s’assimiler Aristote et saint Thomas, et pourront, sans se les traduire immédiatement en sanscrit et en hindou, adorer le dieu de Nicée et le Saint-Sacrement. — Long et périlleux effort. Les Jésuites du Bengale — mon propos n’est pas d’examiner ce que d’autres font dans de merveilleux collèges du Sud de l’Inde — publient un petit journal fort bien fait : Le Christ, lumière du monde11, où ils montrent 10
Dans BARB, 5e série, t. 14, p. 145-165, cf. p. 153-156 sur les Jésuites de Calcutta. La Vallée Poussin parle ici du Śaṅkara de Deussen comme « détrempé dans du Schopenhauer mêlé de Hegel » ; le Père De Smet dira quant à lui « the Kantian P. Deussen who welcomed Shaṅkara as an Indian Kant » (article cité infra note 25, p. 26). 11 Cet extrait du texte de LVP fut ensuite cité par Jacques MARITAIN (1882-1973) dans son manifeste thomiste qu’est Le docteur angélique, Paris, Desclée De Brouwer, 1930 (Bibliothèque française de philosophie, nouvelle série), p. 69-70 (= Œuvres complètes, t. 4 (1929-1932), Fribourg - Paris, Éd. Univ. de Fribourg - Saint-Paul, 1983, p. 82-83), où, en note p. 69 (= p. 82 n. 7), il précise que le titre exact de la revue à laquelle LVP fait ici référence est The Light of the East (cf. infra) : c’est possible (cf. aussi l’introduction à la citation d’une partie de ce même texte en note de l’avertissement du traducteur [Ledrus] de l’ouvrage du Père Johanns de 1932 cité infra, p. vii n. 1, ou les référence en notes 1-3 de l’avertissement du traducteur [Gauthier] de l’ouvrage du Père Dandoy de 1932, p. 12), mais pourquoi LVP aurait-il été si imprécis, sauf de penser qu’il ait ici cité le titre de mauvaise mémoire ; même s’il n’en a été trouvé trace, serait-il possible qu’il ait existé un
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comment on peut passer, comment on doit logiquement passer, du Vedânta, qui est la philosophie traditionnelle de l’Inde, au Christianisme. Bons sanscritistes, ils étudient dans des notes lucides les cinq ou six formes de cette philosophie qui oscille, par des gradations auxquelles les indianistes n’ont jamais rien compris, entre un monisme qui paraît absolu et un théisme trop dualiste pour être orthodoxe à notre gré. Ces recherches, du point de vue indianiste, sont mieux qu’estimables ; elles mettent notamment en lumière le caractère religieux et mystique de la spéculation indienne, de celle même qui affecte l’aspect le plus rationaliste. Au point de vue pratique, j’ai bien l’impression qu’elles portent dans le joint. Saint Thomas a raison contre Çamkara, Râmânuja et les autres : il présente la seule solution où soient solidement tenus tous les bouts de toutes les chaînes ; il réconcilie, en les dépassant, les thèses adverses des écoles du Vedânta ; il est, en un mot, le vrai docteur du Vedânta. L’art du Père Dandoy est de montrer, dans notre théodicée, le meilleur du vrai Vedânta. De même qu’au temps jadis Platon et Aristote furent mis au service de l’Évangile. (...) [= l’extrait critique de Deussen cité supra] Au contraire, les pandits paraissent prendre très au sérieux l’enquête de mes amis du Bengale : ceuxci ont peiné à lire les textes et les commentaires ; on sent qu’ils connaissent dans le détail, qui importe beaucoup, ce dont ils parlent ; point de polémique, aucun argument venu d’Occident : mais, avec une sûreté de théologie que j’admire et sur le plus mouvant des terrains, un discours de mouvement tout indien et dont l’information est exemplaire, un commentaire nouveau, et persuasif, des vieux Brahmasûtras. Sans adopter, comme jadis Robert de Nobili, le vêtement du brâhmane, ces très modernes apologètes se sont fait une psychologie subtile à souhait, très thomistique et cependant bengalie. Tandis que leurs frères civilisent les totems de Chotanagpore, ils séduisent cette aristocratie intellectuelle qui trouva le Bouddhisme déraisonnable et Allah trop simple.
Qui sont ces Jésuites néothomistes interprètes aussi pointus que critiques de Śaṅkara et des autres docteurs védāntiques qu’évoque La Vallée Poussin ? Pour rappel, la mission du Bengale avait été confiée aux Jésuites belges en 1859, et, en 1860, le St-Xavier’s College, avec ses facultés universitaires, avait été fondé à Calcutta par le Père Henri Depelchin (1822-1900). Du grand nombre de Jésuites formés en Belgique qui y enseignèrent et en bâtirent sa réputation jusque dans les années 1980, les derniers en vie sont aujourd’hui depuis longtemps à la retraite. Il en fut parmi eux qui furent d’excellents indianistes12, regroupés sous l’appelation autre (que The Light of the East) « petit journal », en français, de diffusion interne pour les cadres du Collège, portant le titre donné par LVP ? 12 On citera notamment les philologues Kamiel (Camille) Bulcke (1909-1982), Robert Antoine (1914-1981) et Paul Detienne (1924-2016), les historiens Henri Hosten (1893-1935) et Edouard René Hambye (1916-1990), ainsi que Pierre Fallon (1912-1985).
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spécifique de « Calcutta School of Indology »13, avec en métaphysique les quatre figures marquantes que furent les Pères Dandoy, Johanns, Ledrus et, plus tard, De Smet. Georges Dandoy (Hemptinne, 1882-1962, Calcutta) avait commencé, durant son noviciat, des études de philosophie aux Facultés jésuites de Namur (1904-1905), les avait poursuivies en Angleterre, au Stonyhurst College jésuite (1905-1907), puis avait étudié le sanskrit à l’Université d’Oxford (1907-1909) auprès du savant Arthur A. Macdonell. Sa dissertation doctorale à Oxford porta sur The Philosophy of Rāmānuja as compared with that of Śaṅkara. Parvenu en Inde, il enseigna d’abord au StXavier College (1909-1912), avant d’achever sa formation théologique à Kurseong, au Darjeeling (1912-1916), où il subit l’influence spirituelle du Père Willam Wallace (1863-1922). Celui-ci, inspiré par les vues syncrétiques du brahmane bengali converti Brahmabandhab Upadhyay (Bhavani Charan Banerjee, 1861-1907), supportait le projet d’une assimilation thomiste du Vedānta. Devenu à son tour enseignant au théologat de Kurseong (1917-1922, avant son retour à Calcutta), Dandoy publie son œuvre phare : An Essay in the Doctrine of the Unreality of the World in the Advaita (Calcutta, Catholic Orphan Press, 1919). L’ouvrage, traduit en français par Louis-Marcel Gauthier, parut en 1932, chez Desclée De Brouwer à Paris, dans une collection « Questions disputées », sous le titre L’ontologie du Vedânta. Essai sur l’acosmisme de l’Advaita (cf. supra note 9), avec un avertissement introductif et des notes additionnelles du traducteur et, en annexes, 1°) des « Commentaires » (accentuant la « correction » thomiste et la réduction de la philosophie indienne à une sagesse ou un savoir soi-disant d’abord « pratique ») par Jacques Maritain (p. 161-176), et 2°) une brève note (p. 177-180) par Olivier Lacombe (1904-2001, alors agrégé en philosophie), intitulée « L’Inde connaît-elle l’attitude spéculative », où celui-ci atténue du mieux qu’il peut le jugement de Maritain14. La thèse centrale de ce bref essai, aussi militant que stimulant, basé sur une excellente maîtrise des sources indiennes abondamment citées, est que le « monisme » radical de Śaṅkara constitue une conception appropriée 13 Cf. GANERI, M. (O.P.), Indian Thought and Western Theism: The Vedānta of Rāmānuja, London - New York, Routledge, 2015 (Routledge Hindu Studies Series, [26]), p. 16 (ch. 1. Vedanta and Thomism / Vedānta and scholasticism: a critical history of the encounter / The emergence of Catholic Indology in the twentieth century). 14 Lacombe fut un des premiers disciples de Maritain et restera parmi ses amis les plus intimes. Cf. LACOMBE, O., Jacques Maritain, la générosité de l’intelligence, Paris, Pierre Téqui, 1991 (Collection « Croire et savoir »).
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de l’Absolu = de Dieu, mais sa doctrine, par son « acosmisme », n’est en revanche pas (thomistiquement) correcte, est imparfaite, quant à l’appréhension du monde « réel ». La plupart des autres textes de Dandoy furent publiés dans la revue (et sa série) The Light of the East qu’il fonda en 1922 (elle dura jusqu’en 1946) avec le Père Johanns, un « modeste mensuel édité à Calcutta par des sanscritistes missionnaires. Le périodique expose la doctrine catholique aux intellectuels hindous et s’applique à étudier la pensée indienne du point de vue philosophique et théologique »15 (thomiste, précisera-t-on). Pierre Johanns (Heinerscheid, GD de Luxembourg, 1882-1955, Arlon), né la même année que Dandoy, entra au noviciat de la Compagnie en 1903, et après des études classiques et de philosophie à l’Université de Louvain, poursuivit là sa formation théologique qu’il acheva en 1914, bénéficiant notamment des enseignements du Jésuite métaphysicien (néothomiste) et mystique Pierre Scheuer (1872-1957). Il dut ensuite attendre la fin de la guerre pour partir, comme Dandoy, à l’Université d’Oxford se spécialiser en indianisme (1919-1920) et y décrocher un doctorat avec une thèse sur The Agent Intellect in the Western and Eastern Philosophies. Il rejoignit l’Inde en 1921 et enseigna à St-Xavier College ainsi qu’au théologat de Kurseong. En raison de problèmes de santé, il rentra en 1939 en Belgique, où, après la guerre, il dirigea pendant huit ans le « Juvénat indien » de Wépion. L’Institut Saint-Robert-Bellarmin (son nom officiel) à La Pairelle (Wépion), en activité de 1935 à 1971, « Institut des Lettres Indiennes de Namur » comme le nomme Lacombe (dans sa préface à l’ouvrage de Johanns de 1952), était une institution jésuite originale de préparation missionnaire, où, pour les juvénistes, le sanskrit se substituait au grec et au latin, et la culture lettrée indienne à la culture classique. En ce qui concerne les écrits de Johanns, sa longue série d’essais sur le Vedānta intitulés To Christ through Vedanta parurent dans la revue The Light of the East de 1922 à 1934, et furent rassemblés en quatre volumes dans la collection (du même nom, n° 4 [Śaṅkara], 7 [Rāmānuja], 9 [Vallabha], 19 [Caitanya]) sous le titre [A Synopsis of] To Christ through [the] Vedanta (Calcutta, 1930, 1931, 1932, 1944). Mais avant même la conclusion de l’ensemble, les trois premiers furent traduits en français par le Père Michel Ledrus (qui signe aussi l’avertissement et une série de notes 15 Selon les mots du Père Ledrus dans l’avertissement à sa traduction de l’ouvrage de Johanns de 1932 cité infra.
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additionnelles du vol. 1) et Louis-Marcel Gauthier (vol. 2) en 1932-1933 : Vers le Christ par le Vedanta (Louvain, Museum Lessianum, section philosophique n° 13-14). Comme le note Ledrus dans son avertissement, « le travail du P. Johanns s’adresse donc [d’abord] aux pandits, mais il intéresse à bien des titres les penseurs occidentaux ». L’introduction de Johanns reprend le même type d’arguments que Dandoy : Ainsi donc, pour qui l’étudie du dehors, mais avec sympathie, le Vedânta présente l’aspect d’un amoncellement de membres détachés, attendant une âme commune pour surgir à la vie et au progrès. Nous avons dit que nous trouvons dans la philosophie catholique de saint Thomas toutes les doctrines importantes élaborées dans le Vedânta. Mais le système thomiste nous offre un tout organisé, une harmonie où les divers systèmes védantistes trouvent leur place appropriée. Le désaccord disparaît. Les membres détachés s’agencent à souhait pour former un organisme, un corps harmonieux de vérité.
Le premier volume aborde successivement Śaṅkara (p. 2-33) et, pour sa partie principale, Rāmānuja, avant de les confronter synthétiquement en conclusions, à l’avantage léger du premier et de sa non-dualité dite « pure » (kevala) vu le « panthéisme latent » du second et de sa nondualité dite « qualifiée » (viśiṣṭa). À propos du premier, il commence par déclarer : Sur la doctrine positive tenue et démontrée par Çankara [… laquelle est] l’indépendance absolue de Dieu : Dieu est existant par Soi, sans relation au monde. Cette doctrine, nous l’accueillons.
Et de conclure (p. 33), comme Dandoy : Où Çankara se fourvoie, c’est lorsqu’il pense que le monde[-illusion] ne peut rien nous enseigner relativement à Dieu.
Dans La Pensée religieuse de l’Inde, ouvrage apparemment composé d’abord (mais non publié comme tel) en anglais (vu qu’il est dit traduit par Louis-Marcel Gauthier), sur base de ses enseignements, et publié à la fin de sa vie (Namur, 1952, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de Namur, fasc. 14), la partie principale porte sur « l’Advaitisme » (p. 127-216), constituant le « livre troisième » (et dernier) après les présentations du Viṣṇuisme (où sont discutées les autres formes de Vedānta des maîtres « sectaires » Rāmānuja, Madhva, Nimbārka, Vallabha, Caitanya et Baladeva) et du Yoga. Consacré au seul Śaṅkara, il se divise en « approches métaphysiques » et « routes de la mystique » (en tant que connaissance et expérience), témoignant du chemin parcouru par l’auteur, qui dépasse là le débat purement scolastique pour entrer
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dans la voie salvifique de la doctrine spirituelle du maître indien (cf. déjà la brève esquisse de Dandoy sur l’Advaita śaṅkarien en tant que « réalisation », sādhana, op. cit. 1932, p. 135-137). Olivier Lacombe, entretemps reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes du Vedānta16, en rédigea la Préface, empreinte de respect pour l’auteur. L’ensemble des écrits en anglais du Père Johanns ont été rassemblés dans un recueil, paru en Inde en 1996 : To Christ through the Vedānta17. La figure de Michel (ou Michaël) Ledrus (Gosselies, 1899-1983, Rome), mentionné plus haut, reste quelque peu mystérieuse. Rien sur sa vie, sa formation jésuite (il intègre la Compagnie en 1917), ou sa brève activité missionnaire à Calcutta (qui paraît avoir interrompu pendant quatre ou cinq ans sa carrière romaine), ne nous est encore connu, et c’est en tant que professeur à l’Université pontificale grégorienne de Rome, où il commença par enseigner la philosophie indienne, qu’on le trouve dans les années 1930 puis, pour d’autres cours, jusqu’à sa retraite. Il signa d’abord, en 1924-1931, quelques contributions à la série mensuelle Xaveriana des Jésuites à Louvain (sur l’apostolat bengali ; le « pape des missions » Pie XI ; la figure d’Açoka le pieux ; celle du missionnaire tamoulisant Beschi), puis, en 1931-1932, une série d’articles pointus sur le concept, original et notoire, de « Non-dualité catholique », dans The Light of the East (« Bhāṣya-āgama-advaita-dṛṣṭānta: An illustration of Catholic Advaita » ; « Apavāda in Catholic Advaita » ; « The Pratijñā in Catholic Advaita » ; « Tattvamāsi »), ainsi que des articles plus généraux dans Gregorianum (1932, « L’Absolu brahmanique » ; 1942), la Revue Néo-scolastique de Philosophie (1933 — il signe aussi trois d’articles d’inspiration néothomiste dans la Nouvelle Revue Théologique, 1929-1932), The New Review (« The Eternal Brahmanhood », 1935 ; « Advaita and Creation », 1938) — revue de Calcutta qu’il contribua à fonder en 1934 et dont il fut le premier éditeur18, ou, plus tard, les Studia Cf. LACOMBE, O., L’Absolu selon le Védânta. Les notions de Brahman et d’Âtman dans les systèmes de Çankara et Râmânoudja, Paris, Geuthner, 1937 (Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d’Études, t. 49). 17 To Christ through the Vedānta: The Writings of Reverend P. Johanns, S.J., éd. DE GREEFF, Th., 2 vols, Bangalore, The United Theological College, 1996. Sur la pensée de Johanns, cf. DOYLE, S., Synthesizing the Vedanta: The Theology of Pierre Johanns, S.J., Oxford, Peter Lang, 2006 (Religions and discourse, 32), GANERI, M., op. cit. (supra note 13), pp. 16-22, ainsi que CLOONEY, Fr. X., The Future of Hindu-Christian Studies: A Theological Inquiry, London - New York, Routledge, 2017 (Routledge Hindu Studies Series, [33]), pp. 36-37. 18 Cf. Le témoignage de MARITAIN, J., Œuvres complètes, t. 6 (1935-1938), pp. 12011202 (cette présentation de The New Review parut en septembre 1936 dans La Vie 16
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Missionalia (« De recursu ad Deum apud ethnicos Indiae specimina classica », 1946). Après la guerre, il ne dispensa plus à la Grégorienne qu’un enseignement (en latin) en théologie ascétique et mystique, et, maître d’exercices spirituels, consacra ses derniers écrits à ce seul domaine. Il reste à évoquer Richard De Smet (Montignies-sur-Sambre, 19161997, Bruxelles) qui entra dans la Compagnie de Jésus en 1934 et effectua sa formation à Namur (Facultés jésuites et juvénat indien, où en 1939 revint Johanns dont il resta proche) et à l’Université de Louvain, où, à l’Institut supérieur de philosophie, il s’attacha à l’enseignement du Jésuite néothomiste Joseph Maréchal (1878-1944) tout en subisant, comme Johanns, l’influence du Père Scheuer (toujours actif au philosophat, alors qu’il était privé d’enseignement universitaire depuis 1917). En 1946, il rejoignit la mission du Bengale à Calcutta, ce qui lui permit d’encore étudier le Vedānta auprès du Père Dandoy, alors âgé, ainsi que le sanskrit avec l’indianiste Robert Antoine (cf. supra note 12). De Smet se passionna pour Śaṅkara auquel il consacra sa thèse de doctorat, The Theological Method of Śaṃkara, qu’il soutint en 1953 à la Grégorienne, sous la direction de Michel Ledrus (qu’il remercie particulièrement à la fin de sa Préface). De retour en Inde en 1954, il enseigna à Poona, au De Nobili College jésuite, d’abord la philosophie occidentale puis plus tard aussi celle de l’Inde. Au centre d’une production scientifique pléthorique (le Père Ivo Coelho, son hagiographe, recense 800 écrits, parmi lequels de nombreuses notules, articles de dictionnaires ou d’encyclopédies), se distinguent de nombreux articles sur Śaṅkara et l’Advaita. Coelho, qui a rassemblé dans un premier volume intitulé Brahman and Person (Delhi, Motilal Banarsidass, 2010) les essais de De Smet clarifiant la personnalité du Brahman suprême (param) en tant que « personne », dans une perspective interreligieuse, a édité un second volume intitulé Understanding Śaṅkara (2013) où s’expose notamment la thèse centrale de De Smet consistant, dans le cheminement de sa pensée (au tournant des années 1960), ici contra Dandoy et Johanns mais dans la continuité de la « Nondualité catholique » initiée par Ledrus, en un rejet de l’interprétation illusioniste et acosmique de l’Advaita śaṅkarien, pour amener celui-ci au plus près de la théologie chrétienne (ou l’inverse). De Smet va en effet intellectuelle, t. 44/3, pp. 444-445). On relèvera aussi l’étude indianiste la plus « philologique » de LEDRUS qu’est « The lost āryā of the Sāṃkhya-kārikā », Indian Culture 3, 1937, pp. 281-288 (cf. aussi sur cette tradition philosophique, son syllabus dactylographié Cursus de Philosophia Sāṃkhyana mentionné par R. De Smet dans sa dissertation doctorale de 1953, citée infra).
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être amené à refuser d’assimiler le non-dualisme à un monisme idéaliste : la non-dualité serait, au contraire, une doctrine de création19 réaliste. Pour De Smet, qui renvoie en cela à ce qu’aurait déjà dit Lacombe (op. cit. 1937, p. 68 sv.), le monde selon Śaṅkara est une réalité ontologiquement et complétement dépendante du Brahman, qui lui-même n’en est pas moins unique, sans changement et absolument parfait. Plus « indologiques » et moins apologétiques que ceux de Dandoy ou Johanns20, les écrits de De Smet lui valurent aussi une plus large reconnaissance académique internationale21. Mais Thomas d’Aquin, ce 19 Cf. déjà LEDRUS, M., dans son article « Advaita and Creation » (The New Review 8, sept. 1938, pp. 256-269) : « We find in the inductive part of Shankara’s doctrine what is perhaps the closest approach ever made outside Catholicism to a clear statement of the doctrine of creation ». 20 Pour lesquels il s’était plutôt agi de montrer, avec une visée missionnaire marquée, en quoi les différentes formes du Vedānta aboutissaient à des explications partielles en accord avec ce que le (néo)thomisme lui seul démontrait de façon complète et définitive, tandis que les travaux de De Smet s’inscrivent résolument dans une perspective de dialogue inter-philosophique et -théologique ouvert à un enrichissement métaphysique et mystique mutuel. De Smet (dans son article historiographique cité infra note 25, p. 30-36, 40) rangera ainsi Dandoy et Johanns parmi les « Adepts of the Fulfilment Theory » (avec une critique des vues les plus radicales du premier qui épargne sensiblement le second), alors que Ledrus ouvre la catégorie des « Creative Assimilationists » où prennent ensuite place Lacombe ainsi que la figure oubliée du prêtre franco-italien des Missions étrangères J[ulien] F[idèle] Pessein (1867-1941 ; auteur de l’essai Vedanta vindicated, or Harmony of Vedanta and Christian philosophy, Trichinopoly, St. Joseph’s Industrial School Press, 1925, et du pamphlet Sir, Teach me Brahman, Pondicherry, Catholic Mission Press, 1926) et quelques autres personnalités (comme Dom Henri Le Saux O.S.B., 1910-1973, alias Svāmī Abhiśiktānanda ; suit la catégorie des « Apophatists » avec le Père Jules Monchanin, 1895-1957, alias Svāmī Paramārūpyānanda, et Bede Griffiths O.S.B., 1906-1993, alias Svāmī Dayānanda, trois figures de « renonçants » sannyāsins chrétiens à l’image du guru Śaṅkara, qui œuvrèrent à l’« ashram » bénédictin [comme on parle inversément de « monastère » śaṅkarien] de Saccidānanda au Tamil Nadu). 21 Cf. le volume préparé en son honneur mais qui parut après son décès : MALKOVSKY, B. J. (éd.), New perspectives on Advaita Vedānta: Essays in Commemoration of Professor Richard De Smet, S.J, Leiden, Brill, 2000 (Numen Studies in the History of religions, 85), où l’éditeur (qui fournit aussi une bio-bibliographie de De Smet), le présente comme « one of the foremost authorities in the twentieth century on the Hindu theologian Śaṃkara » — la définition de Śaṅkara comme « théologien » (plutôt que philosophe) est significative ; cf. l’appréciation philosophique plus critique par la spécialiste indienne de l’advaita RUKMANI, T.S., « Dr. Richard De Smet and Sankara’s Advaita », Hindu-Christian Studies Bulletin 16, 2003, pp. 12-21 (reprise par le Jésuite CLOONEY, Fr. X., op. cit. supra note 17, pp. 37-38), ou, contemporaines de celles de De Smet, les vues historicophilologiques (analysant l’Advaita Vedānta dans son évolution plutôt que comme une doctrine systématique fixée dès Śaṅkara), assez divergeantes, de son contemporain et l’autorité allemande en la matière Paul HACKER (1913-1979 ; Luthérien converti au catholicisme en 1962), lequel, par ailleurs, d’un point de vue théologique (cf. infra note 23), préféra souligner les différences irréductibles de l’Advaita avec la doctrine chrétienne (cf. MALKOVSKY, B. J., op. cit., pp. 9-10).
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magister « whose influence on Catholic systematic thought is comparable to that of Śaṃkara on Hindu metaphysics », ainsi que le rappelle Bradley Malkovsky (en parlant de la formation thomiste de De Smet, p. 2), y demeure omniprésent. Comme le souligne Julius Lipner22, sa thèse de doctorat déjà « laid the foundation for a recurrent theme in De Smet’s academic career, viz. comparative study of the thought of Thomas Aquinas, whose system provided the original metaphysical framework for De Smet’s worldview, and of Śaṃkara, who became De Smet’s ongoing revered Hindu interlocutor », ainsi qu’en témoignent ensuite explicitement trois essais comparatifs23. Cependant, un glissement sensible s’est opéré par rapport aux vues de ses prédécesseurs : c’est désormais l’enseignement du « docteur angélique », sinon le christianisme luimême, qui se voit davantage interprété à la lumière de la pensée de l’ācārya, que l’inverse, tant l’auteur24, par une forme toute intellectuelle 22 « Richard V. De Smet, S.J. - An Appreciation », Hindu-Christian Studies Bulletin 11, 1998, pp. 51-54 (ici p. 52). 23 « The correct interpretation of the definitions of the Absolute according to Śaṃkarācārya and Saint Thomas Aquinas », Proceedings of the Indian Philosophical Congress 1954, pp. 1-10 (repr. The Philosophical Quarterly 27/4, January 1955, pp. 187194) ; « Śaṅkara and Aquinas on Liberation (Mukti) », Indian Philosophical Annual 5, University of Madras, 1969, pp. 239-247 (repr. Indian Ecclesiastical Studies 10/1, 1971, pp. 10-17) ; « Śaṅkara and Aquinas on Creation », Indian Philosophical Annual 6, 1970, pp. 112-118 (repr. Indian Ecclesiastical Studies 11/4, 1972, pp. 235-241). Cf. sur ces trois études, LIPNER, J., op. cit., p. 54, MALKOVSKY, B. J., op. cit., pp. 10-12, 15-16, et GANERI, M., op. cit. (supra note 13), pp. 22-25 (ce dernier continue, p. 25-28, avec la critique par De Smet de Rāmānuja, dont la forme de Vedānta théiste et réaliste est précisément celle que cet auteur préfère rapprocher des vues de Thomas d’Aquin, comparaison constituant l’objet même de son ouvrage). Contrastivement, c’est sur leurs différences qu’insiste d’abord Hacker, P., dans l’étude comparative, où il confronte aussi Thomas d’Aquin et Śaṅkara, « Sein und Geist im Vedānta » (1969), publiée dans ses Kleine Schriften, Wiesbaden, Steiner, 1978, pp. 293-319, et traduite en anglais (« Being and Spirit in Vedānta ») par HALBFASS, W. (éd.), Philology and Confrontation: Paul Hacker on Traditional and Modern Vedānta, Albany, SUNY Press, 1995, pp. 187-210. Pour un regard historique (auto-)critique plus général sur les limites des essais de lecture thomiste du Vedānta, voir CLOONEY, Fr. X., op. cit. (supra note 17), p. 32-33 (sur Brahmabandhab Upadhyay en tant qu’initiateur), 34-36 (sur le Père Wallace, qui, influencé par Upadhyay et ayant lui-même inspiré Dandoy, fait ainsi le lien entre le premier et l’école de Calcutta), 36-37 (Johanns), 38-39 (De Smet), 118-119 (Ganeri). Sur Upadhyay et le thomisme, voir aussi DE SMET, R., op. cit. infra note 25, pp. 28-29, et LIPNER, J., Brahmabandhab Upadhyay: The Life and Thought of a Revolutionary, Delhi, Oxford UP, 1999, pp. 186-189. 24 Qui confessa : « From Śaṅkara I learned to focus on the non-dualistic creative presence in me — and in all creatures — of the absolute Brahman as my constant Ground and Cause and thus supreme Sākṣin [« Spectateur / Sujet qui perçoit »] and Ātman », et alla jusqu’à déclarer qu’ontologiquement le personnalisme chrétien présuppose une nondualité métaphysique (cf. ses articles « Advaita and Christianity », The Divine Life 35/6, 1973, pp. 237-239, et « Does Christianity Profess Non-Dualism », The Clergy Monthly 37/9, 1973, pp. 354-357, ainsi que MALKOVSKY, B.J., op. cit., pp. 12-13).
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d’inculturation25, paraît alors baigner dans l’univers conceptuel de la scolastique védāntique (sanskrite)26 plutôt que de la néoscolastique (latine). Pour conclure sur ces quatre Jésuites et leur contribution à l’approche de la non-dualité, on soulignera la fascination qu’a principalement exercée sur eux la figure intellectuelle et spirtuelle de Śaṅkara : c’est la forme la plus radicale (et, en même temps, brahmaniquement très orthodoxe) du Vedānta qu’est l’Advaita śaṅkarien (dit kevalādvaita ou « non-dualité pure »), et la forme originale de cette doctrine telle qu’exprimée dans les écrits du maître indien, qu’ils entendent d’abord discuter et confronter à la doctrine chrétienne, « de même qu’au temps jadis Platon et Aristote furent mis au service de l’Évangile » ainsi que le rappelle La Vallée Poussin (cité supra). Et si pour ce dernier, suivant Dandoy (ainsi que Johanns), « le vrai docteur du Vedânta » reste « Saint Thomas » qui, métaphysiquement, « a raison contre Çamkara », dont il faut retenir la conception de l’Absolu (spirituel = Dieu) mais corriger la conception illusioniste du Monde (réel), un glissement s’opère cependant avec Johanns 25 Par un intéressant regard rétrospectif, dans son essai « The Christian Encounter with Advaita Vedānta: A Survey of Four Centuries » rédigé à la fin des années 1970 (et publié après sa mort sous le titre « Christianity and Shaṅkarāchārya », dans MENACHERY, G. (éd.), The St. Thomas Christian Encyclopaedia of India, t. 3, Thrissur [Kerala], 2010, p. 22-42 ; rééd. Divyadaan: Journal of Philosophy and Education 30/2, 2019, pp. 235320 ; cf. supra note 20 sur Dandoy, Johanns et Ledrus, et note 23 sur Upadhyay), De Smet remonta jusqu’au fameux Jésuite italien indianiste Robert De Nobili (1577-1656), modèle d’inculturation (p. 22-24 ; cf. déjà auparavant son article « Robert de Nobili and Vedānta », Vidyajyoti: Journal of Theological Reflection 40/8, 1976, pp. 363-371). Et en effet, ce dernier, dans son Informatio de quibusdam moribus nationis indicae (éd. S. RAJAMANICKAM [S.J.], Roberto de Nobili on Indian customs, Palayamkottai, St. Xavier’s College, 1972, avec une première traduction anglaise de P. Leonard, cf. la traduction annotée, ici utilisée, des Jésuites AMALADASS, A. & CLOONEY, Fr. X., Preaching Wisdom to the Wise: Three Treatises by Roberto de Nobili, S.J., Missionary, Scholar and Saint in 17th Century India, Chennai, Satya Nilayam Publications, 2005), après la présentation des disciplines de la philosophie (« dialectique » ou « logique » et « philosophie naturelle »), sur base de traités indigènes, offre un premier aperçu relativement correct de l’Advaita Vedānta, une tradition qu’il fait bien remonter au grand maître Śaṅkarācārya (cf. trad. pp. 82-86 et 94 ; et p. 293 pour la mention de Śaṅkara dans un autre traité de Nobili rédigé en tamoul) mais qu’il définit déjà, tel De Smet, d’abord et avant tout, en tant que science (mystérieuse) dite adhyātmika (« de l’Âme/du Soi suprême ») qui traite de Dieu (« dans son sens vrai et absolu » sous le nom de brahman, trad. p. 98), comme une théologie. 26 Sur la notion de scolastique dans le contexte intellectuel de l’Inde ancienne, voir notamment les réflexions épistémologiques d’AUSSANT, E. & COLAS, G., (éds), Les scolastiques indiennes : genèses, développements, interactions, Paris, École Française d’ExtrêmeOrient, 2020 (Études thématiques, 32), pp. 23-24, 29-30, ainsi que, pour le domaine de la métaphysique (même si le mot n’est pas là prononcé), l’article de COLAS, G., « Le corps du Dieu créateur selon Rāmānuja : le dépassement d’un obstacle épistémologique dans la scolastique indienne », ibid., pp. 113-126.
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pour retrouver cette non-dualité moins sur le plan de la raison que sur la voie de la mystique. C’est en passant subtilement du premier au second plan que chez Ledrus, puis chez De Smet, vont pouvoir se concilier création (du monde) et absolue perfection de Dieu, dont la présence non-duelle est inscrite en chaque créature. Mais par là-même peut-être, l’« Advaita catholique » en tant qu’assimilation doctrinale par le catholicisme de l’héritage de Śaṅkara (que l’on distinguera ici d’un non-dualisme proprement chrétien), paraît condamné à rester une voix/voie marginale27 qui ne pourra aboutir aux grandes synthèses métaphysiques jadis produites quand Platon fut digéré par Augustin et Aristote par Thomas d’Aquin.
27 On notera ainsi l’essai autobiographique de l’élève et collaboratrice de De Smet, [Sister] Sara GRANT (1922-2002), Towards an Alternative Theology: Confessions of a Non-Dualist Christian (The Teape Lectures, 1989), Bangalore, Asian Trading Corporation, 1991, rééd. avec une introduction de MALKOVSKI, B.J., Notre Dame UP, 2002 ; ou encore, plus anecdotique, l’essai anonyme du « moine [cistercien-trappiste guénoniste] d’Occident » [Adolphe Levée, 1911-1991], Doctrine de la non-dualité (advaita-vâda) et christianisme. Jalons pour un accord doctrinal entre l’Église et le Vedânta, Paris, Dervy, 1982 (Mystiques et religions, 31) ; cf. le compte rendu de ce dernier par DESCHEPPER, J.-P., dans Revue Philosophique de Louvain 52, 1983, pp. 674-679.
TABLE DES MATIÈRES Introduction (Jean-Michel COUNET) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
La version « solipsiste » de l’Advaita-Vedânta d’après la VedāntaSiddhānta-Muktāvalī, ou Collier de perles des doctrines du Vedānta, de Prakāśānanda (XVIe siècle) (Michel HULIN) . . .
21
La non-dualité comme résultat de l’analyse de la perception et du langage (Victoria LYSSENKO) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
La non-dualité dans le Yogācāra et le rDzogs-chen (Philippe CORNU) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
35
Non-duality in Chan, Tantra and rDzogs-chen : an essay in the transversal enquiry of metaphysical paradigms (Dylan ESLER) . . .
51
L’esprit au-delà de la dualité. Évagre le Pontique et Vasubandhu (Fabien MULLER) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
75
L’ontologie corrélative d’Ibn ῾Arabi : métaphysique de l’être et de ses relations (Gregory VANDAMME) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
89
La non-dualité chez Henry Corbin (Daniel PROULX). . . . . . . . . . .
103
Retrait de l’Un et manifestation de l’Être. De la Déité à Dieu selon Maître Eckhart (Hervé PASQUA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
125
Unité du réel et non altérité de Dieu chez Nicolas de Cues (JeanMichel COUNET). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
149
Fichte : Moi et non-Moi entre « réel » et genèse de la liberté (Marc MAESSCHALCK) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
159
La Non-Dualité dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer : dualité de la conscience connaissante et unité métaphysique du vouloirvivre (Manoé REYNAERTS) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
181
Pour en finir avec la Fin de l’Histoire (Alexis FILIPUCCI) . . . . . . .
205
356
TABLE DES MATIÈRES
Physique et non-dualité (Bertrand HESPEL) . . . . . . . . . . . . . . . . . .
217
L’émergence, un outil pour penser la non-dualité ? (Olivier SARTENAER) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
265
La coïncidence des opposés dans les arts contemporains. Vers une spiritualité non-duelle (Philippe FILLIOT) . . . . . . . . . . . . . . . .
293
Comment transmettre l’expérience non-duelle aujourd’hui ? (José LE ROY) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
315
L’Advaita de Śaṅkara et la métaphysique comparée : le point de vue néothomiste des missionnaires jésuites de Belgique (Christophe VIELLE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
339
LISTE DES OUVRAGES DISPONIBLES OU À PARAÎTRE DE LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN LOFTS S.G., MOYAERT P., La pensée de Jacques Lacan. Questions historiques. Problèmes théoriques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 39, 1994, ISBN: 90-6831-625-7, X-190 p. 25 EURO FLORIVAL G., Dimensions de l’exister. Etudes d’anthropologie philosophique. Tome 5. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 40, 1994, ISBN: 90-6831-626-5, VIII-266 p. 37 EURO TSUKADA S., L’immédiat chez H. Bergson et G. Marcel. Préface de J. Parain-Vial. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 41, 1995, ISBN: 90-6831-761-X, 278 p. 27 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume I. Le platonisme politique dans l’antiquité. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 42, 1995, ISBN: 90-6831-768-7, XIV-276 p. 30 EURO GIACOMETTI A., Dieu en question. Préface de Stanislas Breton. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 43, 1995, ISBN: 90-6831-763-6, VIII-279 p. 37 EURO MAESSCHALCK M., Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne de l’action politique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 44, 1996, ISBN: 90-6831-780-6, LVI-390 p. 42 EURO GREISCH J., FLORIVAL G., Création et événement. Autour de Jean Ladrière. Centre International de Cerisy-la-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 45, 1997, ISBN: 90-6831-869-1, X-390 p. 40 EURO CABADA CASTRO M., L’être et Dieu chez Gustav Siewerth. Traduit de l’allemand par E. Tourpe et A. Chereau. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 46, 1996, ISBN: 90-6831-872-1, XII-324 p. 35 EURO DEPRÉ O., LORIES D., Lire Descartes aujourd’hui. Actes publiés par O. Depré et D. Lories, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 47, 1996, ISBN: 90-6831-870-5, X-208 p. 28 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles. Avec la collaboration d’Alexandre Etienne, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 48, 1997, ISBN: 90-6831-879-9, XXIV-420 p., 63 EURO TOURPE E., Siewerth «après» Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendental. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 49, 1998, ISBN: 90-429-0568-9, X-466 p. 45 EURO DE PRAETERE T., Le principe de non-contradiction et la question de l’individualité du sujet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 50, 1999, ISBN: 90-429-0787-8, X-288 p. 40 EURO STEVENS B., Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 51, 2000, ISBN: 90-429-0811-4, VI-226 p. 29 EURO FÉVRIER N., La mécanique hegelienne. Commentaire des paragraphes 245 à 271 de l’«Encyclopédie». Bibliothèque Philosophique de Louvain, 52, 2000, ISBN: 90-429-08505, X-170 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception. Platos Timaios. Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte. Description. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 53, 2000, ISBN: 90-429-0860-2, XLII-334 p. 60 EURO APEL K.-O., La réponse de l’éthique de la discussion au defi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 54, 2000, ISBN: 90-429-0946-3, IV-159 p. 24 EURO MALHERBE J.-F., La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 55, 2002, ISBN: 90-429-1107-7, IV-284 p. 36 EURO
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DASTUR F., Heidegger et la question anthropologique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 56, 2003, ISBN: 90-429-1281-2, IV-120 p. 30 EURO GABELLIERI E., Être et don. Simone Weil et la philosophie. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 57, 2003, ISBN: 90-429-1286-3, X-581 p. 60 EURO LADRIÈRE J., Le temps du possible. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 58, 2004, ISBN: 90-429-1349-5, IV-326 p. 28 EURO LADRIÈRE J., L’espérance de la raison. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 59, 2004, ISBN: 90-429-1350-9, IV-290 p. 40 EURO STEVENS B., Le néant évidé. Ontologie et politique chez Keiji Nishitani. Une tentative d’interprétation. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 60, 2003, ISBN: 90-429-1379-7, IV-193 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A. Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume II. Platonisme politique et jusnaturalisme chrétien. La tradition directe et indirecte d’Augustin d’Hippone à John Locke. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 61, 2004, ISBN: 90-429-1380-0, IV-745 p. 80 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., GREGORIO F., KÖNIG-PRALONG C., Les herméneutiques au seuil du XXIème siècle. Évolution et débat actuel, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 62, 2004, ISBN: 90-429-1443-2, IV-344 p. 65 EURO FELTZ B., GHINS M., Les défis de la rationalité. Actes du colloque organisé par l’Institut supérieur de philosophie (UCL) à l’occasion des 80 ans de Jean Ladrière. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 63, 2005, ISBN: 90-429-1505-6, IV-132 p. 16 EURO GONTIER T., Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Âge Classique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 64, 2005, ISBN: 90-429-1597-8, IV-246 p. 35 EURO GÉLY R., Les usages de la perception. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 65, 2005, ISBN: 90-429-1599-4, VI-204 p. 48 EURO LADRIÈRE J., Bibliographie de Jean Ladrière. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 66, 2005, ISBN: 90-429-1624-9, VI-112 p. 30 EURO MONSEU N., Les usages de l’intentionnalité. Recherches sur la première réception de Husserl en France. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 67, 2005, ISBN: 90-429-1639-7, IV-330 p. 48 EURO SOUAL Ph., Le sens de l’État. Commentaire des Principes de la philosophie du droit de Hegel. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 68, 2006, ISBN: 90-429-1702-4, IV-846 p. 80 EURO FIASSE G., L’autre et l’amitié chez Aristote et Paul Ricœur. Analyses éthiques et ontologiques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 69, 2006, ISBN: 90-429-1747, IV-318 p. 50 EURO COOLS A., Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 70, 2007, ISBN 978-90-4291838-2, VI-240 p. 46 EURO MAGNARD P., Fureurs, héroïsme et métamorphoses. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 71, 2007, ISBN: 978-90-429-1839-9, IV-177 p. 46 EURO BRAECKMAN, A., La démocratie à bout de souffle? Une introduction à la philosophie politique de Marcel Gauchet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 72, 2007, ISBN: 978-90429-1964-8, IV-172 p. 42 EURO LECLERCQ, J., La raison par quatre chemins. En hommage à Claude Troisfontaines. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 73, 2007, ISBN: 978-90-429-1970-9, X-532 p. 48 EURO DEPRAZ, N., Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la «Philocalie» des Pères du désert et des Pères de l’Église. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 74, 2008, ISBN: 978-90-429-2027-9, IV-280 p. 42 EURO
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