Les Degres Du Silence: Du Sens Chez Austin Et Merleau-Ponty (Bibliotheque Philosophique de Louvain) (French Edition) 9789042937581, 9789042937598, 9042937580

Peut-on pretendre dire la verite sur le monde tout en affirmant l'heterogeneite de ce que nous percevons et de ce q

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LES DEGRÉS DU SILENCE
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Conclusion de la quatrième partie
CONCLUSION GÉNÉRALE
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Les Degres Du Silence: Du Sens Chez Austin Et Merleau-Ponty (Bibliotheque Philosophique de Louvain) (French Edition)
 9789042937581, 9789042937598, 9042937580

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BIBLIOTHÈQUE

PHILOSOPHIQUE 103

DE

L O U VA I N

LES DEGRÉS DU SILENCE DU SENS CHEZ AUSTIN ET MERLEAU-PONTY

JEANNE-MARIE ROUX

LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS 2019

LES DEGRÉS DU SILENCE

BIBLIOTHÈQUE

PHILOSOPHIQUE 103

DE

L O U VA I N

LES DEGRÉS DU SILENCE DU SENS CHEZ AUSTIN ET MERLEAU-PONTY

JEANNE-MARIE ROUX

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT

2019

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-3758-1 eISBN 978-90-429-3759-8 D/2019/0602/6

À Sébastien Schick, le roc et les bulles À notre lumière, à Judith

REMERCIEMENTS

Cet ouvrage, issu de ma thèse de doctorat, n’aurait pas été possible sans tous ceux qui, depuis son commencement, m’ont instruite, éclairée, contredite, encouragée, accompagnée. Ma reconnaissance va au premier chef à Jocelyn Benoist, qui m’a accompagnée de sa confiance, stimulée par son exigence, inspirée par sa pensée si riche et si profonde. Je tiens à remercier du fond du cœur Renaud Barbaras, Étienne Bimbenet, Kim Sang Ong-Van-Cung et Charles Travis, qui m’ont fait le très grand honneur de bien vouloir discuter cette recherche, élaborée dans un dialogue constant avec leurs travaux. Les commentaires précis et passionnants qu’ils m’ont offerts (ainsi que les relecteurs anonymes de ce texte, que je remercie) m’ont permis, je l’espère, d’améliorer ce manuscrit même si – signe s’il en est de l’intérêt de leurs questions – ils m’ont aussi indiqué des pistes que je suis loin d’avoir fini d’explorer. Ma gratitude va aussi à tous les chercheurs qui ont nourri mon travail de leur science et de leurs conseils, et en particulier à Christophe Al-Saleh, Emmanuel Alloa, Bruno Ambroise, Valérie Aucouturier, Avner Baz, Christiane Chauviré, Sandra Laugier, Élise Marrou, Dominique Pradelle, Emmanuel de Saint Aubert. Une pensée spéciale pour le groupe «Phénomaths», la vivifiante équipe de Liège ainsi que le si généreux «VOLAX». Ce travail a bénéficié du soutien d’institutions: l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne (notamment son Centre de philosophies contemporaines et son École doctorale de philosophie), mais aussi l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et la Fondation des Treilles. J’ai eu la chance de préparer ce livre dans d’excellentes conditions à l’Université Saint Louis - Bruxelles grâce à une bourse post-doctorale «Move-inLouvain, Marie-Curie COFUND», et au climat chaleureux du Centre Prospero. Je tiens enfin à exprimer ma gratitude à mes condisciples, qui ont embelli l’aventure des leurs. Une pensée particulière pour l’ultime équipe: Manon Garcia, Claire Miot, Paola Nicolas, Simon Perego. Dans un autre registre, ma gratitude va bien sûr à mes parents, Marie-Madeleine Mervant-Roux et Jean Roux, sources d’inspiration, soutiens indéfectibles, à mes frères adorés et leurs familles, ainsi qu’à ma charmante belle-famille. Merci, beaucoup, à mes irremplaçables amis, drôles, aimants, présents. Dans ce cercle bienfaisant, certains ont bien

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JEANNE-MARIE ROUX

voulu, en plus du reste, lire et corriger tout ou partie de ce travail et m’offrir le luxe d’une altérité sans risque. Je remercie Ghislain Casas, Charlotte Gauvry, Marie-Madeleine Mervant-Roux, Claudia Serban et Sébastien Schick. Premier interlocuteur, premier lecteur, soutien de toutes les minutes, le dernier mot doit lui revenir, ainsi qu’à notre Judith, qui nous accompagnait déjà, «en silence», ce jeudi 26 novembre. Je vous dédie ce livre.

ABRÉVIATIONS ET CONVENTIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Après une première note présentant les informations requises, nous désignerons les ouvrages suivants, fréquemment cités, par les abréviations que voici: J. Austin: – Écritsphilosophiques: EP – Lelangagedelaperception: LP – PhilosophicalPapers:PP – Quanddire,c’estfaire: QDCF M. Merleau-Ponty: – L’institution.Lapassivité: IP – Lemondesensibleetlemondedel’expression: MSME – LaNature:Nat – NotesdescoursauCollègedeFrance.1958-1959et1960-1961:NCF. – NotesdecourssurL’origine de la géométriedeHusserl: NOG – L’œiletl’esprit: OE – Phénoménologiedelaperception: PhP – Leprimatdelaperception: Pr – Laprosedumonde: PM – Recherchessurl’usagelittérairedulangage:RULL – Résumésdecours:CollègedeFrance,1952-1960: RCF – Sensetnon-sens: SNS – Signes: S – Lastructureducomportement: SC – Levisibleetl’invisible: VI Par ailleurs, les articles de chacun de nos deux auteurs sont désignés, à partir de la seconde occurrence, par leur simple titre (Par exemple, «Le philosophe et son ombre»). En outre, pour les textes en langue étrangère dont nous citons une édition en langue originale ainsi qu’une traduction publiée, nous faisons référence en premier lieu à la pagination en langue originale puis, derrière une barre oblique, à la pagination française. Enfin, les dates entre crochets sont toujours les dates de la première édition en langue originale.

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION GÉNÉRALE: La juste place du sens ...........................

1

PREMIÈRE PARTIE: Percevoir n’est pas penser .................................

21

Préambule. Le «problème de la perception» .................................. Chapitre 1. La spécificité du phénomène perceptif selon MerleauPonty .......................................................................................... Chapitre 2. La thèse austinienne du silence des sens .....................

23

Conclusion de la Première Partie .....................................................

111

DEUXIÈME PARTIE: Sens et signification chez Merleau-Ponty .........

117

27 69

Préambule. Un sens ni déterminé, ni confus?................................. 119 Chapitre 3. Les aventures de l’ambiguïté........................................ 123 Chapitre 4. Du particulier à l’universel. La parole comme acte de métamorphose ............................................................................ 165 Conclusion de la deuxième partie ....................................................

209

TROISIÈME PARTIE: Action et vérité austiniennes .............................

213

Préambule. L’adéquation entre transparence et obliquité ............... Chapitre 5. Entre signification et usage: une vérité en acte(s)....... Chapitre 6. La signification à l’usage. Austin lecteur de Frege .....

215 219 267

Conclusion de la troisième partie .....................................................

315

QUATRIÈME PARTIE: Des silences et des sens ...................................

319

Préambule. L’épreuve de la géométrie ............................................ 321 Chapitre 7. La vérité entre diacritique et négation ......................... 325 Chapitre 8. Parole ordinaire et parole philosophique: la même et l’autre ......................................................................................... 381 Conclusion de la quatrième partie ....................................................

431

CONCLUSION GÉNÉRALE......................................................................

435

INTRODUCTION GÉNÉRALE

LA JUSTE PLACE DU SENS

[P]ourquoi serions-nous surpris de la distance qui nous sépare? Il se trouve que nous avons, les uns et les autres, les pieds posés sur des sols différents; et nos sols respectifs, pour si voisins qu’ils fussent, ont réussi à se maintenir distincts très longtemps, et cela sans peine apparente. Je pense peu probable que nous arrivions à nous rapprocher complètement de sitôt. Peut-être, le temps aidant, réussirons-nous à nous rapprocher peu à peu.1 L’objectivité de l’histoire de la philosophie ne se trouve que dans l’exercice de la subjectivité. Le moyen de comprendre un système, c’est de lui poser les questions dont nous nous soucions nous-mêmes: c’est ainsi que les systèmes apparaissent avec leurs différences, qu’ils attestent si nos questions sont identiques à celles que se posaient leurs auteurs.2

Aucune interrogation sur la nature de la vérité, et les conditions de son énonciation, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les catégories selon lesquelles il convient de penser les termes dont, selon son entente usuelle, elle suppose la relation: de quelle manière convient-il de penser l’être et le discours afin que l’être puisse être l’objet d’un discours vrai? Ou, pour le dire autrement, comment l’existence de la catégorie de vérité nous impose-t-elle de penser l’être, d’une part, et le discours, d’autre part? Cette exigence nous a été rappelée avec force par Edmund Husserl dans son œuvre testamentaire, Lacrisedesscienceseuropéennes et la phénoménologie transcendantale3, dont il rédigea le manuscrit principal en 1935-1936. Il y procède en effet à une mise en perspective magistrale des lignes de force qui conduisirent l’humanité européenne depuis Descartes jusqu’à une crisedusensdumonde et, par là même, dusensdevéritédessciences, dont il diagnostique les manifestations au moment où, déjà malade, il rédige son œuvre. Le problème que pointe Husserl peut être résumé rapidement: du fait de la domination d’une certaine forme de rationalisme naïf, «objectiviste», pour lequel ne peut être que ce qui est objectivement vrai, ce qui ne peut être objectivé perd tout sens, mais c’est la foi en la raison (dans la mesure où elle ne constitue pas une entité objectivable) qui se trouve par là-même altérée. Comble de 1

John Langshaw Austin, «Discussion générale», dans Cahiers de Royaumont (éd.), Laphilosophieanalytique, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 372. 2 Maurice Merleau-Ponty, L’uniondel’âmeetducorpschezMalebranche,Biran etBergson, Paris, Vrin, [1968] 2002, pp. 11-12. 3 Edmund Husserl, La crise des sciences et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, [1954] 1976.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

paradoxe, le développement des sciences a pour conséquence qu’est ébranlée la foi qui constitue pourtant leur fondement. Ainsi, la crise des sciences apparaît aux yeux de Husserl comme le symptôme d’une crise ontologique fondamentale, dont l’objet principal est le «sens d’être du monde4». Cet ouvrage discute la nécessité de cette transition qui nous fait passer du constat de la crise des sciences, et donc d’une crise de nos discours sur le monde, à la nécessité de repenser le sensdumonde lui-même. 1. De l’interrogation sur ce qui est vrai à l’interrogation sur la relation entre le réel et le vrai Le constat d’un conflit entre plusieurs discours qui semblent vrais – et par exemple entre le discours cognitiviste et la thèse de l’irréductibilité de la conscience à des catégories matérialistes – exige une réflexion sur le sens de nos discours, sur leur capacité à parler du réel, à dire ce qui est vrai. Le diagnostic porté par Husserl consiste à souligner que, du fait de catégories ontologiques inappropriées au réel, c’est-à-dire aux phénomènes tels qu’ils se présentent à nous, tels que nous en faisons l’expérience, la science se trouve incapable de rendre compte de ces derniers de manière satisfaisante, et qu’elle échoue en particulier à rendre raison d’elle-même. L’échec de la science apparaît ainsi comme le signe qu’il faut repenser nos catégories conceptuelles, et concevoir différemment le «sens d’être du monde». C’est à cela que la phénoménologie lui semble indispensable: en décrivant la corrélation entre l’étant et la manière dont il se donne à nous, c’est-à-dire entre le monde et la manière dont il se donne au sujet, elle doit permettre de résoudre le schisme du sujet et de l’objet que la philosophie occidentale a hérité de Descartes5. L’intentionnalité se trouve alors être le nom, du côté subjectif, de cette corrélation: elle nomme le fait que le sujet n’est jamais qu’en étant corrélé au monde, ouvert sur lui. Ce geste philosophique a cela de remarquable que le sens d’être qu’il identifie n’est pas considéré comme étant un sens, parmi d’autres possibles, que l’on pourrait donner au monde: il s’agit bien du sens d’être du sujet d’une part, du sens d’être du monde d’autre part. Le discours phénoménologique prétend à la vérité. 4

Ibid., §14, p. 5. Ce projet est, selon les termes de Renaud Barbaras, le «projet constitutif de la phénoménologie», et se trouve explicité dans le §48 de la Krisis (cf. Introductionàune phénoménologiedelavie, Paris, Vrin, 2008, pp. 11 sq.). 5

LA JUSTE PLACE DU SENS

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Or, si cette exigence ne nous semble pas faire problème en ellemême, toute la question porte évidemment sur ce qui supporte cette ambition. Il est semble-t-il incontestable que la phénoménologie se fonde sur une description des phénomènes, dont Husserl a explicité le mot d’ordre comme étant le «retour aux choses-mêmes». Mais qu’est-ce que nous permet de dire le rapport «aux choses mêmes», c’est-à-dire – pour reprendre les termes du «principe des principes» – le retour à «ce qui s’offre à nous dans “l’intuition” de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire)6»? En somme, quel discours de vérité peut-on fonder sur les choses mêmes? Quelle prétention à la véridicité se trouve supportée par le retour à l’intuition7? Nous atteignons le lieu où se situe l’interrogation qui motive ce travail. Car ce problème de méthode, qui n’est évidemment pas propre à la phénoménologie mais concerne tous les discours qui, d’une manière ou d’une autre, se réclament de notre expérience (et se nourrissent donc d’empiricité), impose selon nous de revenir sur la nature du lien entre ce dont nous avons l’intuition – c’est-à-dire, pour le formuler en termes plus usuels, ce que nous percevons –, et ce que nous sommes en droit de dire à son sujet, et donc sur le lien entre la perception et le langage. Car ce lien est l’objet de deux discours philosophiques qui, tout en étant très proches et doués l’un et l’autre d’un pouvoir argumentatif fort, manifestent pourtant des différences importantes, dont l’enjeu et les raisons profondes sont restés jusqu’à présent peu ou mal analysés. Pour le dire nettement, il nous semble nécessaire, pour élucider ce que notre intuition nous permet de dire de vrai, de comparer les manières dont le phénoménologue français Maurice Merleau-Ponty et le philosophe anglais John L. Austin pensent respectivement la relation de la perception et du langage. Comme John Austin le rappelle en effet dans Quand dire, c’est faire8, nous usons de notre langage en maintes circonstances différentes et à des fins extrêmement variées: «manifester une émotion9» «prescrire

6 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Tome premier, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, [1913] 1950, p. 78. 7 Ces problèmes de méthode auxquels la phénoménologie est inévitablement confrontée sont synthétisés par Jocelyn Benoist dans L’idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001. 8 J. L. Austin, HowtoDoThingswithWords, 2e éd. revue par J. O. Urmson et M. Sbisà, Oxford, Oxford University Press, [1962] 1975; trad. fr. G. Lane, Quanddire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, [1970] 1991. Nous nous référerons désormais à cet ouvrage par les initiales QDCF. 9 Ibid., p. 2-3/38.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

un mode de conduite10», «influencer le comportement de quelque façon11», mais aussi – cela constitue bien l’un des usages possibles du langage, même si ce n’est qu’un usage parmi d’autres – «“décrire” un état de choses12». Dans ce dernier cas, notre description peut être soumise, dans certains contextes, à des critères de vérité et de fausseté permettant de discriminer une juste description du réel d’une description incorrecte. On considère usuellement que ces critères ont trait à la relation entre la description énoncée et la réalité: la description serait correcte si elle «correspond» à la réalité, si elle est «en accord» avec elle; elle serait incorrecte si elle n’y correspond pas. Cette conception extrêmement usuelle de la vérité comme «accord», «correspondance» ou «adéquation» constitue une sorte de lieu commun de la pensée philosophique, dont on considère généralement qu’il fut énoncé pour la première fois par Aristote, qui écrit dans Del’interprétation: «sont vrais les énoncés qui sont en accord avec la réalité des choses.13» Cette conception fut ensuite explicitement ou implicitement reprise par d’innombrables philosophes, à commencer par Descartes ou Kant, qui la présuppose dans l’introduction de la Logique transcendantale14. Cette exigence pose cependant des difficultés importantes, qui ont été mises en évidence aussi bien par Maurice Merleau-Ponty que par John Austin.

2. Une différence qui n’est pas une séparation: la complicité d’Austin et de Merleau-Ponty Dans le champ des positions relatives à la nature de la vérité, on peut identifier une dissension majeure: Merleau-Ponty et Austin ont comme premier point commun de se situer dumêmecôté de la frontière ainsi tracée. D’une part, il y a les auteurs comme René Descartes ou, dans un tout autre registre, John McDowell, qui ont tendance à penser une communauté de nature entre ce que nous percevons et ce que nous 10

Ibid., p. 3/38. Ibid. 12 Ibid., p. 1/37. 13 Aristote, Del’interprétation, trad. fr. C. Dalimier, Paris, Garnier Flammarion, ch. 9, 19a 33. 14 «La définition nominale de la vérité, qui en fait la conformité de la connaissance avec son objet, est ici accordée et présupposée» (Emmanuel Kant, Critiquedelaraison pure, dansŒuvresphilosophiques, Paris, Gallimard, 1980, p. 1013; B 350). 11

LA JUSTE PLACE DU SENS

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pensons15. D’autre part, il y a ceux qui défendent la thèse selon laquelle percevoir n’est pas penser, ainsi que l’hétérogénéité de nature de ce qui est jugé et de ce qui est perçu, et se refusent donc le secours (épistémologique) que pourrait leur apporter le fait de définir le discours vrai comme étant celui qui parviendrait simplement à reproduire le sens prégnant, dans le même format, au niveau du sensible. Or, comme nous l’indiquions à l’instant, on trouve ce type d’auteurs, soucieux de la différence – phénoménologique, sensible en un sens – qui sépare le fait de voir et le fait de penser, le fait de percevoir et le fait de toucher, des deux côtés du célèbre «fossé analytico-continental». John L. Austin, tout d’abord, qui fut étudiant puis professeur à Oxford dans la première moitié du vingtième siècle, est connu en philosophie de la perception pour être l’auteur de la thèse du «silence des sens», qu’il défend dans différents textes, et en particulier dans Lelangage de la perception, un recueil de conférences données à l’Université de Harvard qui parut après son décès sous le titre original de Sense and Sensibilia16. Le philosophe oxonien critique en effet avec vigueur, notamment contre Descartes – qu’il cible explicitement –, la thèse selon laquelle l’on pourrait se prévaloir d’un quelconque «témoignage de nos sens». Comme il l’écrit avec vivacité: «En réalité, bien sûr, nos sens sont muets. Quoique Descartes et d’autres parlent du “témoignage de nos sens”, nos sens ne nous disent rien du tout, ni de vrai ni de faux.17» De l’autre côté de la Manche, Maurice Merleau-Ponty écrit à la même époque dans sa (seconde) thèse de doctorat que «le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis18». Contre l’idéalisme néokantien de son époque mais aussi en partie contre Husserl, il dénonce à maintes reprises toute assimilation du monde perçu à un monde pensé: 15 Nous pensons bien sûr à la fameuse thèse de la Seconde Méditation, selon laquelle la perception est une «inspection de l’esprit» (René Descartes, Méditationsmétaphysiques, Paris, PUF, 2010, pp. 45-51). Pour sa part, John McDowell, figure tutélaire depuis plus d’une vingtaine d’années de ce que l’on appelle le «conceptualisme», défend la thèse selon laquelle (avec quelques évolutions) ce que nous donne la perception peut aussi être saisi par le jugement, qu’il y a là une communauté de format du contenu. Voir en particulier, J. McDowell, Mind and World, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994; trad. fr. C. Alsaleh, L’espritetlemonde, Paris, Vrin, 2007. 16 J. L. Austin, SenseandSensibilia, reconstitué à partir de notes manuscrites par G. J. Warnock, Oxford, Clarendon press, 1962; trad. fr. P. Gochet, revue par B. Ambroise, Lelangagedelaperception, Paris, Vrin, 2007. Nous ferons désormais référence à cet ouvrage par les initiales LP. 17 LP, p. 11/89. 18 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, [1945] 2009, p. 17. Désormais, nous désignerons cet ouvrage par le diminutif Php.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

toute thèse qui aurait tendance à faire de la perception un jugement se voit dans son œuvre imputée d’«idéalisme». Dans les deux cas est ainsi dénoncée l’erreur qu’il y aurait à identifier dans ce que nous percevons un sens qui serait du même type que celui qui constitue nos pensées et nos paroles. Il y a donc chez John Austin et Maurice Merleau-Ponty un souci commun du caractère concret, vital, réel du monde que nous percevons, par opposition du moins avec la nature abstraite et intellectuelle des idées que nous pensons. Cette similarité est d’autant plus remarquable, et singulière en un sens, que ces deux auteurs partagent aussi une même préoccupation quant à la nécessité d’éviter que cette distinction du perçu et du pensé emporte avec elle la possibilité et la légitimité de la vérité. Il est clair en effet que cette distinction complexifie fortement le problème de ce qui confère à un discours la caractéristique d’être vrai, et du statut à accorder à cette dernière. Car si ce que l’on perçoit n’est plus empreint d’un sens homogène à celui de nos concepts, qu’est-ce qui peut servir de critère distinctif entre le vrai et le faux? Est-ce à dire qu’il n’y a plus de contrainte objective qui pèse sur nos discours scientifiques? Le problème est que, dès lors que le monde que l’on perçoit n’est pas traversé d’un sens d’ordre conceptuel ou linguistique, il est possible de considérer que la prise de nos discours sur lui ne peut être qu’arbitraire ou, plus précisément, infondé. Exemplairement, la critique par le philosophe américain Wilfrid Sellars de ce qu’il appelle le «mythe du donné» vise à dénouer tout lien rigide entre le monde que nous percevons et ce que nous en disons, ou plutôt à montrer que, contrairement à ce que l’on croit parfois, il n’y a rien de tel, mais cela conduit Sellars à affirmer la pluralité des images du monde possibles19. Dès lors que l’on affirme la distinction de ce que l’on perçoit et de ce que l’on pense, le spectre du relativisme ou, du moins, de la perte de l’objectivité de la vérité se dresse inévitablement. Or, John Austin et Maurice Merleau-Ponty ont conservé toute leur vie20 l’idée qu’il est tout à fait possible d’atteindre la vérité, et une vérité 19 Wilfrid Sellars, «Empiricism and the Philosophy of Mind», dans Science,Perception and Reality, Atascadero (Calif.), Ridgeview Publishing Company, [1963] 1991, pp. 127-196; trad. fr. F. Cayla, Empirismeetphilosophiedel’esprit, Cahors, Éditions de l’Éclat, 1992. Pour une présentation synthétique de cette critique complexe, voir Aude Bandini, WilfridSellarsetlemythedudonné, Paris, PUF, 2012. 20 Vie qui fut, triste hasard, dans les deux cas, écourtée prématurément, John Austin étant décédé d’un cancer rapide en février 1960, à l’âge de 49 ans, Merleau-Ponty ayant été emporté en mai 1961 par une crise cardiaque qui l’a saisi à sa table de travail, à l’âge de 53 ans.

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authentique, ni subjective, ni équivoque, même s’ils ont jugé l’un et l’autre qu’il était nécessaire pour en rendre compte de remanier l’entente idéalisante que nous en avons. Il y a bien, souligne Merleau-Ponty, quelque chose «que nous appelons à bon droit notre vérité21»; il est vrai, démontre Austin, que, parfois, lorsque nous énonçons quelque chose, «rien ne peut [nous] donner tort22». À la dénonciation par Merleau-Ponty de l’idée selon laquelle la vérité devrait être pensée sur le mode de «la correspondance point par point que nous avons toujours en vue23», répond en outre la critique par Austin de l’erreur qui consiste à supposer que «pour toute affirmation vraie, il existe “un” fait qui lui correspond précisément et à elle seule – à chaque tête son chapeau24.» Dans un cas comme dans l’autre, c’est une entente naïve de la vérité comme correspondance univoque entre le monde et le langage qui se trouve dénoncée, sans que le concept de vérité soit pour autant répudié. Nos deux auteurs semblent donc relever l’un et l’autre, chacun de leur côté, un défi commun: affirmer la différence de la perception et de la pensée, du monde perçu et des idées que l’on en a, et pourtant assurer la possibilité pour la pensée d’être vraie, et donc de correspondre – en un sens remanié – au monde que l’on perçoit. Une certaine entente sceptique de la différence entre réalité perçue et vérité pensée se trouve ainsi disqualifiée. De ce point de vue-là, John Austin et Maurice Merleau-Ponty semblent bien posséder un point commun assez singulier, qui les distingue tant de la position, aux accents nietzschéens, de Jacques Derrida que de celle, au ton explicitement sceptique, de Stanley Cavell.

21 M. Merleau-Ponty, «Le langage indirect et les voix du silence», dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 67. Désormais le recueil Signesest désigné par S. 22 J. L. Austin, «Other Minds», dans J. Wisdom, J. L. Austin et A. Ayer, «Symposium: Other Minds», ProceedingsoftheAristotelianSociety,SupplementaryVolumes, 1946, vol. 20, p. 160; repris dans J. L. Austin, PhilosophicalPapers, Oxford, Oxford University Press, 3ème édition, [1961] 1979, p. 88; trad. fr. L. Aubert et A.-L. Hacker, «Autrui», dans J. L Austin, Écritsphilosophiques, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 60. Traduction modifiée. Les PhilosophicalPaperssont désormais désignés par les initiales PP. Les Écritsphilosophiques, quant à eux,sont désignés par EP(N.B.: comme tous les articles recueillis dans les PP ne sont pas traduits dans EP, nous nous référerons de préférence aux différents textes de ce recueil, comme il est d’usage, et quand cela est possible, par leurs noms traduits en français, mais devrons parfois, du fait de cette curiosité éditoriale, nous contenter du nom et de l’édition en anglais). 23 «Le langage indirect et les voix du silence», p. 70. 24 J. L. Austin, «Truth», Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volumes,1950, vol. 24, p. 117; repris dans PP, p. 123; trad. fr. L. Aubert et A.-L. Hacker, «La vérité», dans EP, p. 99.

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3. La (courte) histoire d’une comparaison Ce rapprochement, aussi surprenant qu’il ait pu paraître pendant longtemps, est loin désormais d’être inédit: Hilary Putnam a indiqué dans plusieurs textes la solidarité «réaliste» (si l’on prend le «réel» dans le sens qui l’oppose aux idées et aux représentations) qui lui semblait pouvoir être relevée entre la philosophie du langage ordinaire et la phénoménologie, du moins quand celle-ci se concentre davantage sur «le monde de la vie» que sur la subjectivité transcendantale25; Stanley Cavell, dans un autre style, a initié dès les années 70 un rapprochement entre la critique de «la philosophie de la connaissance» traditionnelle issue du langage ordinaire et celle qui se trouve émise par la phénoménologie26. On doit noter également l’importance qu’ont eue dans ce domaine les travaux de Hubert L. Dreyfus, qui a introduit depuis une dizaine d’années la phénoménologie, et notamment les travaux de Maurice Merleau-Ponty, dans le débat sur la nature conceptuelle de la perception27, et suggéré ainsi qu’il existât une solidarité de fait entre la phénoménologie – lorsqu’elle critique l’idéalisme, et creuse donc l’écart entre perception et jugement –, et la philosophie du langage ordinaire qui se réclame des travaux de John Austin. Cependant, il y a évidemment une différence entre une comparaison aperçue, esquissée, ou suggérée, surtout lorsqu’elle traite comme relativement homogène «la phénoménologie», et une confrontation véritablement menée. Jusqu’il y a peu, n’existait qu’une comparaison très 25 Dans ses DeweyLectures, par exemple, Hilary Putnam inclut Edmund Husserl, Ludwig Wittgenstein et John Austin dans la même liste de philosophes qui partagent la thèse selon laquelle le progrès philosophique exige que l’on retrouve «le réalisme naturel» de l’homme ordinaire. Elles ont été publiées sous le titre «Sense, Nonsense, and the Senses: An Inquiry into the Powers of the Human Mind», JournalofPhilosophy, Sept. 1994, vol. 91, n°9, pp. 445-517. 26 Voir par exemple Stanley Cavell, Lesvoixdelaraison.Wittgenstein,lescepticisme,lamoralitéetlatragédie, trad. fr. S. Laugier et N. Balso, Paris, Seuil, [1979] 1996, en particulier pp. 337-344. 27 Hubert Dreyfus, phénoménologue américain spécialiste de Heidegger et MerleauPonty et opposant majeur du projet de recherche autour de l’intelligence artificielle, a proposé en 2005 sa propre critique de McDowell à l’occasion d’une réunion de l’Association philosophique américaine, et son discours a été suivi d’une véritable discussion, puisque les deux auteurs se sont répondus pendant plusieurs mois par textes interposés, tous publiés dans la revue Inquiry(août 2007, vol. 50, n°4, pp. 338-377). Pour la conférence qui inaugura le débat, voir «Overcoming the Myth of the Mental: How Philosophers Can Profit from the Phenomenology of Everyday Expertise» (APA Pacific Division Presidential Address 2005), Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association, nov. 2005, vol. 79, n°2.

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superficielle, et même fautive, de Maurice Merleau-Ponty et de John Austin28, mais les travaux qui comparent rigoureusement les critiques émises par nos deux auteurs de l’assimilation de l’ordre perceptuel et de l’ordre intellectuel ou qui s’interrogent sur l’apport précis de MerleauPonty au débat sur la nature conceptuelle de la perception se sont développés ces dernières années, pour des résultats assez différents. Ainsi, si Sean Kelly insiste sur l’usage possible que l’on peut faire de l’argumentation merleau-pontienne pour creuser l’écart entre perception et jugement29, un auteur comme Étienne Bimbenet, tout en reconnaissant que «l’entente que la pensée de Merleau-Ponty noue avec le non-conceptualisme est réelle, et regarde vers le fond vital du sentir30», insiste sur «les points d’accords eux aussi massifs – moins attendus, certes, mais sans doute plus révélateurs et plus riches d’enseignement31» entre la phénoménologie merleau-pontienne et le conceptualisme mcdowellien. Selon Étienne Bimbenet, en effet, la philosophie merleau-pontienne a cela de commun avec le conceptualisme qu’elle nous entraîne à refuser l’alternative du réalisme et du conceptualisme, mais démontre au contraire que «l’expérience du réalisme n’advie[nt] que chez un sujet déjà rationalisé, visant indéfiniment l’être même au-delà des apparences.32» De ce point de vue, loin d’être un adversaire (à titre posthume) de McDowell, MerleauPonty en serait au contraire, et sur des points peut-être plus importants, un allié de choix. L’existence de ces interprétations contraires indique en tout cas, non pas nécessairement que la position de Merleau-Ponty est intrinsèquement ambiguë, mais du moins que la manière dont il conçoit la relation entre perception et langage, ou sensibilité et rationalité, n’est pas clairement déterminée. On doit remarquer en ce sens que la thèse de l’ambiguïté de la position merleau-pontienne par rapport au problème qui nous occupe est défendue par Jocelyn Benoist, qui est sans conteste le philosophe qui a le plus fait ces dernières années pour élucider la 28

David Lawrence Fairchild, ProlegomenatoaMethodology:ReflectionsonMerleauPontyandAustin, Washington, University Press of America, 1978. 29 Voir sur ce point: Sean Kelly, «The nonconceptual Content of Perceptual Experience. Situation Dependence and Fineness of Grain», PhilosophyandPhenomenological Research, 2001, n°62, pp. 601-608; mais aussi «Seeing things in Merleau-Ponty», dans Taylor Carman et Mark Hansen (dir.), TheCambridgecompaniontoMerleau-Ponty, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, pp. 74-110. 30 Étienne Bimbenet, «Merleau-Ponty et la querelle des contenus conceptuels de la perception. Merleau-Ponty et McDowell», RueDescartes, 2010, n°70, p. 12. 31 Ibid. 32 Ibid., p. 82.

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comparaison entre John Austin et Maurice Merleau-Ponty, de manière relativement souterraine tout d’abord, puis de plus en plus explicite33. Ainsi, dans l’Avant-Propos du Bruit du sensible, il rend hommage à Merleau-Ponty pour «tout ce que peut lui devoir une analyse correcte du concept de perception», mais indique immédiatement que, «tout en dépassant certaines apories traditionnelles, dans lesquelles, après lui, la philosophie contemporaine est retombée, il demeure à [s]es yeux prisonnier de la conception traditionnelle, même s’il la pousse très loin en direction de ses limites34.» Et en effet, toute analyse qui considère la manière dont MerleauPonty pense la différence entre la perception et le jugement doit bien constater que, s’il marque l’écart entre sens linguistique et sens perceptuel, il reconnaît aussi pour chaque perception un sens propre et «originaire», antérieur à toute énonciation; si elle ne la subvertit pas totalement, cette idée d’une signification originaire du perçu nuance indéniablement, et implique de modifier le lieu de la différence entre perception et pensée. De ce point de vue précis, il est incontestable que la perspective merleau-pontienne se situe dans la continuité de la Krisis, dans la mesure où l’interrogation sur le discours qu’il convient de porter sur le monde et sur les catégories qu’il convient d’employer pour en parler prend chez lui aussi la forme d’une réflexion sur le sens du monde que l’on perçoit: en somme, l’affirmation de la distinction entre l’ordre de l’intuition sensible et celui du sens linguistique se double chez lui aussi d’une thèse qui trace une forme de continuité entre eux. Du diagnostic d’une «crise de l’idée de vérité», qu’il reprend explicitement à son compte en 1946, Merleau-Ponty déduit ainsi la nécessité de «poser les bases d’un rationalisme nouveau35», et cela semble se traduire chez lui par une reprise de la question du «sens d’être du monde», quoique celle-ci subisse indéniablement avec lui des inflexions importantes36. 33 Les références possibles sont très nombreuses, dans la mesure où Jocelyn Benoist, depuis plus de dix ans, a consacré à la question de la perception de très nombreux textes où il fait dialoguer en pionnier philosophie analytique et phénoménologie. Sur la question précise du rapport entre Austin et Merleau-Ponty, voir Lebruitdusensible, Paris, Cerf, 2013, en particulier ch. 6. 34 J. Benoist, Lebruitdusensible, op.cit., p. 13. 35 M. Merleau-Ponty, «L’esprit européen», dans Parcours1935-1951, Paris, Verdier, [1947] 1997, p. 77. 36 Il ne s’agit évidemment pas de faire ici le dossier des ressemblances et des différences entre Husserl et Merleau-Ponty. Notre souci, en l’occurrence, consiste simplement à indiquer ce qui, dans la manière dont Merleau-Ponty continue à penser la perception en termes de «sens», indique une continuité, que lui-même reconnaît à la sortie de la guerre, avec l’œuvre testamentaire du père de la phénoménologie.

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De ce point de vue, le fait que le phénoménologue français ne fasse pas l’économie, pour sortir de la crise du rationalisme, de l’idée selon laquelle la perception exhiberait un sens montre, selon Jocelyn Benoist, que «des limites doivent bien être mises à ce rapprochement37» entre Austin et Merleau-Ponty.

4. Trouver le juste lieu de la distinction Plusieurs difficultés rendent cependant difficile, ou en tout cas délicat, d’identifier, d’une part, quelles sont précisément ces limites et d’autre part, d’en comprendre les implications pour le problème général de la vérité. Tout d’abord, en effet, il faut reconnaître une certaine incertitude quant à la signification précise de la thèse austinienne du silence des sens. Dans la mesure où Austin soutient, non pas exactement que «les sens ne nous disent rien», mais que «les sens ne nous disent rien, ni de vrai, ni de faux», il semble possible d’envisager que sa position théorique soit compatible avec l’idée selon laquelle on ne pourrait reconnaître dans notre perception, certes aucun contenu conceptuel, mais un sens d’un autre type. En effet, Austin soutient par ailleurs la thèse selon laquelle le monde «manifest[e] (nous devons observer) des ressemblances et des différences (les unes ne pourraient exister sans les autres)38»: n’y a-t-il pas là une thèse que l’on pourrait rapprocher des descriptions gestaltistes sur lesquelles Merleau-Ponty fonde sa phénoménologie de la perception? À cette hypothèse, on pourrait aisément opposer le fait qu’Austin n’a en aucun cas pensé ces différences et ces ressemblances en termes de sens, et qu’il a au contraire marqué clairement la distinction entre ces différences, qui sont des «relation(s) naturelle(s)», et les différences dont le sens linguistique est fait. Le problème est que l’on pourrait objecter réciproquement au sujet de Merleau-Ponty qu’il est revenu de manière tout aussi nette et à de nombreuses reprises sur le fait qu’il était nécessaire de distinguer le sens linguistique et le sens perceptif: dans Lastructure du comportement déjà, Merleau-Ponty insistait sur la nécessité de concevoir «des significations qui ne sont pas de l’ordre logique39»; 37

J. Benoist, Lebruitdusensible, op.cit., p. 178. «La vérité», p. 121/97. 39 M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF, [1942] 2009, p. 135. Cet ouvrage sera désigné par les initiales SC. 38

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jusque dans Levisibleetl’invisible, il s’interroge sur le passage – qui présuppose leur distinction – de «l’idéalitéd’horizon», propre à la perception, à «l’idéalité“pure”40». Ce double constat – celui de la thèse austinienne des «relations naturelles» et celui des affirmations répétées de Merleau-Ponty quant à la distinction des différents types de sens – rend en tout cas impossible de s’en tenir au lexique employé par ces deux auteurs et montre qu’il est nécessaire, si l’on veut identifier précisément le lieu de leur différence, d’entrer dans le détail de leur argumentation. Pourquoi Merleau-Ponty conçoit-il en termes de sens la structure qu’Austin pense en termes de «relations naturelles»? Y a-t-il là une différence accidentelle, inessentielle, ou est-ce le symptôme d’une différence plus profonde, qui engage le sens de leurs thèses sur la vérité? Même si leur attachement à ce dernier concept semble être, si l’on en croit leurs mots, égal, la manière dont Merleau-Ponty a tendance à entrelacer la vérité et l’imaginaire, et même la vérité et l’erreur, peut en effet insinuer un doute quant à l’intransigeance de son rationalisme. Doit-on mettre cet entrelacement au compte de ce qui est nécessaire pour sortir de l’idéalisme en matière de vérité? Ou est-ce le symptôme d’un décalage plus profond entre Merleau-Ponty et Austin? Nous aurons à en juger. En tout état de cause, le constat de la différence entre la position merleau-pontienne et la position austinienne impose de substituer à la question posée par Husserl une question préparatoire, relative à la manière dont il faut penser la relation entre perception et langage, et portant en particulier sur le lieu où il convient de penser le sens, et donc sur le véritable lieu où se joue ce que Husserl appelle «la crise de l’idée de vérité». À la question «Quel est le sens d’être du monde?», nous entendons donc substituer la question suivante: «Quelle est la juste place du sens?» Est-elle dans le langage, comme semble le penser Austin, ou dans le langage et dans la perception, quoique de manière différente dans les deux cas, comme semble l’admettre Merleau-Ponty? Tenter de réformer l’idée classique de vérité en affirmant l’écart entre la perception et le jugement, et l’hétérogénéité de ce que nous y mettons, ou trouvons, laisse manifestement de l’espace pour des discordes d’importance quant à ce qu’est le sens, et à ce qui le permet.

40 M. Merleau-Ponty, Levisibleetl’invisible.SuivideNotesdetravail, texte établi par Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1964, p. 197. Nous soulignons. Désormais, nous faisons référence au Visibleetl’invisiblepar VI.

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Il est clair de ce point de vue que notre question nous impose de revenir à l’abbaye de Royaumont, où se déroula en 1958 la première rencontre sur le sol français de représentants importants des écoles anglaise et américaine avec des philosophes continentaux: à cette occasion, John Austin, entouré notamment de John Urmson, Peter Strawson, Gilbert Ryle, Alfred Ayer ou encore Willard Orman Quine, rencontra Maurice Merleau-Ponty, qui était pour sa part accompagné de Jean Wahl, Ferdinand Alquié ou encore par le père Van Breda, qui fut l’un de ceux qui contribua de manière décisive à l’introduction en France de la philosophie husserlienne. Or, à de nombreuses reprises, pendant les débats qui suivirent les interventions et pendant la discussion générale qui clôtura ces rencontres, c’est la question du statut accordé au langage dans la recherche philosophique qui se vit donner une importance considérable, comme si elle était évidemment le lieu du désaccord entre les parties en présence. Introduisant le colloque, Jean Wahl commence ainsi par présenter le thème des rencontres comme étant l’occasion pour les philosophes français de s’«enfoncer plus avant cette année dans les sentiers de la logique41»; le père Van Breda, après l’intervention de Peter Strawson, reproche à ce dernier de ne pas admettre que l’on ne peut s’en tenir au «concept» et s’exclame, s’indigne presque de ce qui lui semble manifestement relever de la mauvaise foi: Mais vous distinguez bien ce que vous faites de ce que fait le philologue! Je vous pose mes questions en philosophe. Il reste quelque chose à faire après que l’historien a parlé, après que le savant a parlé!42

Chaïm Perelman, enfin, ouvrant la discussion finale, s’interroge sur la méthode propre à la «philosophie analytique», et pose la question suivante: Dans quelle mesure s’agit-il d’une analyse du langage: dans quelle mesure dépassez-vous l’analyse du langage en pratiquant cette méthode? Qu’est-ce qu’elle pré-suppose endehorsdu langage?43

Du côté analytique, la question de la méthode à employer et du statut qu’elle confère au langage semble reconnue par la plupart des 41

Jean Wahl, «Introduction», dans Cahiers de Royaumont (éd.), La philosophie analytique, op.cit., p. 9. 42 Révérend Père Van Breda, discussion qui suit l’intervention de P. Strawson, dans Cahiers de Royaumont (éd.), Laphilosophieanalytique, op.cit., p. 130. 43 C. Perelman, «Discussion générale», ibid., p. 331. Il y aurait bien sûr d’autres exemples possibles!

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philosophes en présence comme étant un critère décisif de distinction entre traditions (et de qualité philosophique…). Répondant à la question de Chaïm Perelman à la suite de Gilbert Ryle et de John Austin, Alfred Ayer tient par exemple à préciser [p]ourquoi nous estimons que ces méthodes sont les seules méthodes – ne disons pas cela parce qu’il convient d’être prudents –, – mais nous agissons pourtant comme s’il en était ainsi – sont les seules méthodes, dis-je, qui soient propres à faire progresser la réflexion philosophique.44

À la lecture de ces différents commentaires, on pourrait penser que ce qui sépare la philosophie analytique et la phénoménologie est le fait que, dans le premier cas, le philosophe se concentre sur l’analyse du langage, tandis que, dans le second, le philosophe entend «dépasser» cette analyse et trouver des ressources dans d’autres champs de l’expérience. La différence de traitement que chacun de nos deux philosophes accorde au concept de sens trouverait donc sa source dans les divergences méthodologiques propres aux deux traditions auxquels ils appartiennent, et c’est à cette source qu’il conviendrait, d’abord et avant tout, de revenir. Le problème est qu’à cette lecture s’oppose le constat qu’à plusieurs moments du colloque tel ou tel des intervenants semble considérer que la manière dont la frontière est tracée entre les deux traditions est partiellement artificielle ou, en tout cas, infidèle aux pratiques des uns et des autres. John Austin, en particulier, commence par expliciter sa méthode en remarquant que «nous nous servons du langage pour nos recherches, que nous le mettons à contribution dans la plupart des cas45», mais précise immédiatement que «bien entendu notre étude ne s’arrête pas aux mots, quoi que ce soit qu’on veuille entendre par là46». Le langage, expliquet-il au contraire, «nous sert de truchement pour observer les faits vivants, qui constituent notre expérience, et que nous aurions trop tendance, sans lui, à ne pas voir47.» De ce point de vue, il semble raisonnable de penser qu’en jugeant leurs homologues anglo-saxons comme tout à fait étrangers à leur propre vision de la philosophie, certains phénoménologues se soient fondés, pour tout ou partie, sur une fausse interprétation de leur ambition conceptuelle.

44 45 46 47

A. Ayer, «Discussion générale», ibid., p. 337. J. L. Austin, «Discussion générale», ibid., p. 332. Ibid., p. 333. Ibid.

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Il est fort intéressant de remarquer à cet égard qu’après l’intervention de Gilbert Ryle, Merleau-Ponty avait exprimé l’impression selon laquelle «ce qu’il disait ne nous était pas totalement étranger, et que les distances, si distances il y a, c’est lui qui les établissait, plutôt que je ne les constatais en écoutant48»: cette intervention suggère que la rupture méthodologique ne semblait pas si importante que cela à notre phénoménologue. Notons en outre que, si nous n’avons aucune trace des échanges qui eurent lieu entre Maurice Merleau-Ponty et John Austin à cette occasion49, nous savons qu’Austin consacra un certain nombre de séances de travail à la lecture suivie de la Phénoménologiedelaperception50, ce qui montre qu’en dépit des échos négatifs qu’eut cette conférence quant à la possibilité d’un dialogue entre les deux traditions, l’écart ne fut pas jugé si grand qu’aucune discussion ne fut possible51. Merleau-Ponty, enfin, désavoua à plusieurs reprises la méthode d’«analyse linguistique52» des philosophies anglo-saxonnes, mais ne marqua-t-il pas, dans son projet de 1933, une sympathie pour «les philosophies réalistes d’Angleterre et d’Amérique» qui, disait-il alors, «insistent souvent sur ce qu’il y a, dans le sensible et le concret, d’irréductible aux relations intellectuelles53»? 48

M. Merleau-Ponty, discussion qui suit l’intervention de G. Ryle, ibid., p. 93. Il n’est pas certain, par exemple, que Merleau-Ponty ait été présent lors de l’intervention donnée par Austin; il n’a en tout cas pas participé à la discussion qui l’a suivie. D’après Juha Himanka en revanche (qui se fonde sur les témoignages d’Alfred Ayer et de Georges Bataille), Maurice Merleau-Ponty se serait bien entendu avec Alfred Ayer, avec qui il avait déjà partagé une soirée (au moins) dans les bars de Saint Germain des Prés en 1951. Voir «Does The Earth Move? A Search for a Dialogue Between Two Traditions of Contemporary Philosophy», ThePhilosophicalForum, 2000, vol. 31, no1, pp. 57-83. 50 Geoffrey J. Warnock, «Saturday Mornings», dans Isaiah Berlin (dir.), Essayson J.L.Austin.Oxford, Clarendon Press, 1973, p. 36. La pratique consistait à travailler en groupes, en l’occurrence le samedi matin, en lisant et discutant ensemble et en détails un texte donné, et ce pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. D’après les quelques indications dont nous disposons, Austin aurait probablement mis la Phénoménologiedela perceptionau programme avant 1959, mais après les rencontres de Royaumont, donc juste après celles-ci. 51 Ces éléments confortent à nos yeux la pertinence d’une démarche telle que celle que déploie Soren Overgaard, qui entreprend dans un article de penser Royaumont comme une véritable rencontre, quoique fondée bien sûr sur d’importants contre-sens et dénuée pour cette raison, semble-t-il, d’effets visibles. Voir S. Overgaard, «Royaumont revisited», BritishJournalfortheHistoryofPhilosophy, 2010, vol. 18, n°5, pp. 899-924; et pour une critique, Andreas Vrahimis «Is the Royaumont Colloquium the Locus Classicus of the Divide Between Analytic and Continental Philosophy? Reply to Overgaard», BritishJournal fortheHistoryofPhilosophy, 2013, vol. 21, no1, pp. 177-188. 52 VI, p. 129. 53 M. Merleau-Ponty, «Projet de travail sur la nature de la perception», dans Le primatdelaperceptionetsesconséquencesphilosophiques, Lagrasse, Verdier, [1989] 1996, p. 83.L’ouvrage est à présent noté Pr. 49

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Discuter à partir d’Austin et de Merleau-Ponty du juste lieu du sens dans la perception et le langage, se demander pourquoi l’affirmation de l’écart entre eux est assortie, chez Merleau-Ponty, d’une thèse relative à l’existence d’un sens dans le premier, qu’Austin semble répudier, nous imposera, en tout état de cause, de revenir sur la conception que l’un et l’autre se font du sens et du langage, et donc de clarifier la différence que le colloque de Royaumont n’a pu, semble-t-il, être l’occasion que d’apercevoir.

5. Ce qui suit Pour mettre en évidence les tensions fécondes qui opposent Austin et Merleau-Ponty sur la question du sens, il semble d’abord nécessaire d’analyser précisément la manière dont ils creusent l’un et l’autre l’écart entre perception et langage (chapitres 1 et 2). Nous allons ainsi commencer par montrer que, pour Merleau-Ponty comme pour Austin, le monde est d’abord cela que nous percevons ou pouvons percevoir, de sorte qu’il est exclu de penser que le sens du monde puisse être conceptuel, c’est-à-dire homogène au sens linguistique: pour nos deux auteurs, si le monde a un sens, il doit être d’un autre type, et ne peut être univoquement traduit par une série de propositions, qui en restitueraient la vérité. Mais cette partie sera aussi l’occasion pour nous de montrer que Merleau-Ponty et Austin ne poussent pas ce «réalisme» commun, qu’ils démontrent par des voies différentes et selon des motifs qui leur sont propres, aux mêmes extrémités, et qu’il correspond en réalité à des thèses assez différentes dans leur principe – ce contraste constituant le nœud problématique de notre travail, nous tâcherons de l’établir très précisément. Nous examinerons ainsi le sens précis de la thèse merleaupontienne selon laquelle chaque perception est dotée d’un sens propre et «originaire», et entreprendrons de restituer précisément l’argument déployé par Austin pour montrer, non seulement que le sens du monde que nous percevons ne peut être conceptuel, mais qu’il n’existe tout simplement pas. À la fin de notre première partie, nous serons donc en présence de deux versions – deux degrés – du silence des sens, définies par des normes différentes: l’une, celle de Merleau-Ponty, que ne perturbe pas le langage des choses mêmes, l’autre, celle d’Austin, que toute incursion d’un sens déterminé semble devoir déchirer. Un problème est alors pendant: en pensant un langage des choses mêmes, Merleau-Ponty est-il coupable de la confusion entre langage

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et perception qu’Austin indique comme étant le «péché originel» de la philosophie? Nous consacrerons notre seconde partie à cette interrogation et donc, si l’on reprend les termes du problème tels qu’Austin les a posés, à la question suivante: le sens du perçu est-il, pour MerleauPonty, déterminé? Dans un premier temps, nous rendrons compte de la modification que Merleau-Ponty fait subir au problème de la confusion du langage et de la perception, dans la mesure où la thèse de l’indétermination du perçu, qui constitue l’une de ses thèses constantes, est transférée, viale concept linguistique de diacritique, à l’ensemble de sa philosophie du langage, et donc à l’ensemble des sens (chapitre 3). Déplaçant la question de la possible confusion de la perception et du langage sur le terrain défini par Merleau-Ponty, et sur le fond de sa propre définition du silence, nous examinerons alors si la parole permet, comme il le prétend, de reconquérir la spécificité du sens linguistique (chapitre 4). Aboutissant alors à un concept de vérité qui, comme nous le verrons, impose de faire le deuil de toute «rationalité séparée», c’est la possibilité de conserver une conception objective, et non simplement intersubjective, de la vérité, que nous serons ainsi amenée à questionner. Pour cela, nous consacrerons notre troisième partie à examiner en retour les conséquences épistémologiques de la thèse austinienne du silence des sens. Nous démontrerons ainsi qu’Austin refuse lui aussi toute définition strictement sémantique du langage, au sens où la vérité ne peut caractériser chez lui que des actes de langage contextuellement situés, mais qu’il défend pourtant l’idée selon laquelle l’homme est parfois capable d’émettre des énoncés qui ont toute la solidité et la constance exigées usuellement de la vérité (chapitre 5). Nous tâcherons ensuite d’écarter une objection possible et d’établir que, même si Austin en critique fortement la conception usuelle, sa philosophie du langage fait émerger un nouveau concept de signification, contextuel et objectif, pour la consistance duquel le recours au concept de convention s’avérera crucial (chapitre 6). Il sera temps, enfin, d’ouvrir le dernier temps de notre enquête, et de conclure sur la manière dont nos deux auteurs réussissent, ou non, à penser selon nous une authentique vérité. Nous aboutirons ainsi à la thèse selon laquelle Austin parvient, grâce à son usage du concept de convention, à penser une véritable objectivité de la vérité, alors que Merleau-Ponty se trouve pris, infine, dans la confusion du linguistique et du perceptif, et se trouve par là même empêché de penser une vérité qui ne soit pas gagnée ou perdue d’avance, et qui puisse donc correspondre à une évaluation sensée de nos actes de parole (chapitre 7). Nous tâcherons

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

enfin de montrer que le relatif échec merleau-pontien provient d’un reliquat d’idéalisme, qui se traduit par une forme de primauté dans sa pensée des catégories de l’unité et de la continuité, et transparaît dans la conception qu’il propose du rapport entre langage et perçu, mais aussi dans sa philosophie du langage. Nous le mettrons en évidence en marquant l’écart que l’on peut observer entre la conception austinienne de la signification, fondée sur le duo conceptuel du modèle et de l’échantillon, et l’image merleau-pontienne de la sédimentation (chapitre 8). Nous serons ainsi amenée à mettre en évidence le présupposé idéaliste qui motive, selon nous, la thèse merleau-pontienne du sens originaire de la perception, et à nous demander, pour finir, si la dénonciation d’une crise du «sens du monde» n’est pas toujours sous-tendue par une insatisfaction à l’égard de ce que «nous disons», laquelle doit être explicitée et justifiée.

PREMIÈRE PARTIE

PERCEVOIR N’EST PAS PENSER

PRÉAMBULE

LE «PROBLÈME DE LA PERCEPTION»

Dans son sens le plus classique, la vérité est définie comme étant une forme de «correspondance» ou d’«adéquation» entre le langage et le monde. Or, son évaluation suppose évidemment que nous ayons une relation ou un accès quelconque au monde, sous peine de quoi nous ne pourrions évidemment pas en faire un objet de jugement. L’idée la plus intuitive est que ce sont nos sens, c’est-à-dire notre perception – sensorielle1 –, qui nous permet de connaître le monde, c’est-à-dire que ce sont nos sens qui nous permettent d’en faire l’expérience. C’est à ce titre que la perception apparaît comme «ce qui nous donne accès à quelque chose, à ce qu’ilya2». Pour déterminer la valeur de vérité de nos énoncés, et plus spécifiquement la vérité de ceux qui sont relatifs à la réalité sensible, il faudrait donc les comparer avec ce que nous sentons, avec ce que nous percevons. La thèse qui fait de la vérité une «correspondance» rencontre cependant une série d’objections, aussi anciennes que la philosophie elle-même, qui mettent en cause l’identification de la réalité avec ce dont nous faisons l’expérience sensorielle. Si l’on néglige, comme c’est le plus souvent le cas, les auteurs dont il hérite, Platon en est, pour la tradition 1 On le sait, la perception n’a pas toujours eu l’acception sensorielle qui domine aujourd’hui son entente philosophique, puisqu’elle signifiait originellement, de manière à la fois plus vaste et plus orientée – en direction de la recherche de la vérité, et en relation à elle –, le «recueil dans la pensée de ce qui est vraiment». Pour Descartes, par exemple, la perception désignait l’ensemble des actes dont l’esprit est le sujet. Une telle origine, qui apparaît clairement dans l’équivalent allemand du terme de perception – Wahrnehmung – a indéniablement laissé sa marque sur notre entente usuelle du concept de perception et sur la manière dont nous pensons habituellement l’expérience sensorielle, en relation immédiate avec la question de la vérité. Ayant bien conscience de cette charge conceptuelle forte du terme de «perception», nous l’emploierons dans les pages qui suivent comme l’un des «mots de la tribu», dans son seul sens sensoriel, et sans supposer aprioripar là même une perspective véritative. Pour une histoire du concept, voir Michel Fichant, «Perception», dans Barbara Cassin (dir.), Vocabulaireeuropéendesphilosophies.Dictionnairedesintraduisibles, Paris, Seuil, 2004, pp. 908-912. 2 R. Barbaras, Laperception.Essaisurlesensible, Paris, Vrin, [1994] 2009, p. 7. Ce n’est évidemment pas le lieu d’en rendre raison, mais la conception aristotélicienne de la perception constitue une version à bien des égards exemplaire de cette idée.

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PERCEVOIR N’EST PAS PENSER

occidentale du moins, le précurseur. Ses arguments sont bien connus: selon Platon, la perception ne peut fournir matière à connaissance car son objet est mouvant et contradictoire, alors que la connaissance exige l’immuabilité, l’univocité et l’éternité3. Or, pour Platon, l’être est – comme la célébrissime image du Bien comme Soleil l’indique4 – corrélé à la vérité, c’est-à-dire que la réalité du réel est mesurée à l’aune de sa teneur de vérité. Il s’ensuit qu’à ses yeux le lien entre perception et réalité n’est pas originaire ou fondamental mais fragile et dérivé. Contre une telle dissociation de la perception et de la réalité, dont on peut effectivement penser qu’elle contrevient au régime réaliste dans lequel nous vivons, la plupart des philosophes ayant succédé à Platon ont réalisé un geste paradoxal, et révélé par-là même la puissance de la dissociation platonicienne au moment où ils tentaient d’en conjurer les risques. Le philosophe qui aborde le sujet de la perception en homme soucieux de la vérité est en effet confronté à la difficulté suivante, que l’on désigne souvent – du fait de son importance philosophique – comme «le problème de la perception5»: pour penser le fait que ce que l’on perçoit constitue une source de jugements vrais, le philosophe doit, sans réduire la spécificité du phénomène perceptif lui-même, rendre compte de l’existence des illusions et des hallucinations, qui, en étant à la source de jugements faux, semblent rompre cette relation ou, plus précisément, en manifester le caractère non exclusif. Or, pour préserver cette relation, les philosophes qui ont succédé à Platon ont souvent entrepris de rendre compte du caractère contradictoire et mouvant de la perception (ou de ce qui, à leurs yeux comme à ceux de Platon, paraissait être son caractère contradictoire et mouvant) tout en préservant sa part réelle. L’inconvénient est qu’en tentant de dissocier cette part réelle et ce caractère contradictoire, nombre d’auteurs ont en fait reconduit au cœur de la perception la rupture qu’ils souhaitaient 3 Sur le caractère contradictoire de la perception, voir par exemple le texte dit «des trois doigts», dans Platon, République,trad. G. Leroux, Paris, Garnier Flammarion, 2004, VII,523 a-d. 4 Elle se trouve au livre VI de la République, op.cit.,507a-509 d. 5 Le caractère générique de ce «problème» en philosophie contemporaine de la perception est tel qu’il se voit attribué le privilège, apte à susciter la suspicion, d’être déterminé par un article défini – c’est «le» problème de la perception, comme s’il n’y en avait qu’un seul. Ce caractère central est reconnu, avec faveur ou méfiance selon les cas, dans deux textes d’introduction aussi différents, mais aussi doués d’autorité dans leurs registres propres, que l’essai pédagogique rédigé par Renaud Barbaras, La perception. Essai sur le sensible (op. cit.), et l’article synthétique que Tim Crane a consacré à «The Problem of Perception» (dans Edward N. Zalta (dir.), TheStanfordEncyclopediaof Philosophy, éd. du printemps 2011.

PRÉAMBULE

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effacer entre perception et réalité. Nous pensons bien sûr ici à la distinction de la perception et de la sensation (et de ses avatars: sense-data, impression des sens, impression sensorielle…): à bien des égards, l’invention moderne du concept de sensation semble en effet avoir été motivée par le souci de distinguer dans le phénomène perceptif, une couche réelle, c’est-à-dire une base fiable et solide pour la connaissance, d’une part, et des «variations délétères» d’autre part6. Joue ici ce qu’on a appelé de manière générique «l’argument de l’illusion7». Or, si un tel geste a pour ambition de réserver une couche perceptive robuste au niveau de la sensation, il a pour inévitable corollaire l’abandon des variations et des contradictions à un autre ordre de phénomènes sensibles, et donc de préserver l’idée selon laquelle la perception pourrait se contredire elle-même, être vraie ou être fausse. C’est un problème de catégories qui se pose alors: est-il fidèle à notre expérience perceptive d’en faire, même partiellement, un lieu où des contradictions peuvent apparaître, où du vrai et du faux peuvent se manifester, et donc un discours que nous aurions à charge de décrypter? Ne perd-on pas, alors, une grande part de notre expérience perceptuelle? Cette critique se trouve exprimée, en des termes différents, par nos deux auteurs; par John Austin dans Lelangagedelaperception et par Maurice Merleau-Ponty, de manière très claire dans Leprimatdelaperception ainsi que, de manière plus ambiguë, dans Laphénoménologiede laperception.Comme nous le verrons dans cette partie, leurs critiques ne sont pas d’égale ampleur, elles ne minent pas la conception selon laquelle la perception pourrait être vraie ou fausse jusqu’au même point et avec la même radicalité. Nous allons donc tâcher d’analyser précisément la manière dont Maurice Merleau-Ponty d’une part, John Austin 6 Pour une présentation synthétique de l’histoire du concept de sensation, voir le remarquable petit ouvrage de Philippe Hamou, Voiretconnaîtreàl’âgeclassique (Paris, PUF, 2002), qui condense les principaux résultats de la thèse de doctorat de l’auteur (publiée en deux volumes: La Mutation du visible. Essai sur la portée épistémologique desinstrumentsd’optiqueauXVIIesiècle.Vol.1:DuSidereusNunciusdeGaliléeàla Dioptriquecartésienne, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1999 et La Mutation du visible. Vol. II: Télescopes et microscopes en Angleterre, de Bacon à Hooke, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001). 7 Même si cet argument a connu de nombreuses versions, et date, pour ses premières prémisses, d’Héraclite, il semble pourtant possible d’en identifier un format général, qui vaudrait tant pour le René Descartes des Méditations métaphysiques, dont l’usage de l’argument de l’illusion et les exemples ont fait date, que pour l’Alfred Ayer de Thefoundationsofempiricalknowledge(Londres, Macmillan, [1940] 2004), chantre au XXe siècle d’un argument de l’illusionmis au service de la célèbre théorie des sense-data. Nos deux auteurs s’y sont, selon leurs logiques propres, affrontés.

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d’autre part défendent la spécificité du perceptif par rapport au conceptuel, c’est-à-dire l’idée que la perception n’est ni vraie ni fausse, d’identifier rigoureusement ce qui les distingue, pour pouvoir ensuite en rechercher les raisons. La critique de Merleau-Ponty étant très puissante mais, en apparence du moins, moins radicale dans ses implications, nous lui laissons le premier mot; l’écueil, en l’espèce, serait évidemment d’étouffer sa voix subtile sous les formules ironiques de John Austin dès les prémisses de notre réflexion. La critique merleau-pontienne de l’identification de la perception et du jugement sera donc analysée dans le premier chapitre; la critique austinienne de l’attribution du sens à la perception sera examinée dans le deuxième, et dernier, chapitre de cette première partie.

CHAPITRE 1

LA SPÉCIFICITÉ DU PHÉNOMÈNE PERCEPTIF SELON MERLEAU-PONTY

Le réel est à décrire, et non pas à construire ou à constituer. Cela veut dire que je ne peux pas assimiler la perception aux synthèses qui sont de l’ordre du jugement, des actes ou de la prédication.1

Dans cette citation extraite des premières pages de l’Avant-Propos de laPhénoménologiedelaperception, Merleau-Ponty affirme la spécificité de la perception par rapport au jugement2, et marque par là même l’une des lignes de force de son travail sur la perception: le refus de ce qu’il appelle, comme nombre de ses contemporains, «l’intellectualisme». Cependant, si l’importance de cette critique constitue un lieu commun des commentaires consacrés à la philosophie de Merleau-Ponty, son sens précis, c’est-à-dire ce qu’elle cible spécifiquement, n’est nullement évident à déterminer3, ce qui est parfois souligné par les commentateurs, mais bien souvent occulté (ou du moins passé sous silence). Ainsi, l’intellectualisme visé par Merleau-Ponty est parfois identifié au représentationnalisme (aussi appelé théorie représentationnelle de la perception4), mais parfois aussi au rationalisme, cette doctrine étant elle-même parfois caractérisée 1

Php, p. 10. Ainsi que par rapport aux synthèses que sont les «actes» et la «prédication»: comme nous le verrons, la critique de l’assimilation de la perception à un acte fait partie de ce qui la distingue d’un jugement; quant à la question de la distinction de la perception et de la prédication, c’est l’un des enjeux de notre étude. Pour le moment, nous nous concentrons sur la différenciation par Merleau-Ponty de la perception et du jugement, dans la mesure où elle est plus générique, du point de vue de notre sujet, que la précédente. 3 Si Merleau-Ponty propose dans Lastructureducomportementet laPhénoménologiedelaperceptionde nombreuses caractérisations, le plus souvent critiques, de l’intellectualisme, il n’en propose aucune définition explicite, semblant ainsi se reposer sur des concepts «ordinaires» de la philosophie de son temps. 4 Lawrence Hass (dans Merleau-Ponty’s philosophy, Bloomington (Ind.), Indiana University Press, 2008) identifie la critique de l’intellectualisme à la critique du représentationnalisme (de manière significative, le terme «intellectualism» ne se trouve pas dans l’index de l’ouvrage, et il n’y a qu’une occurrence du terme «idealism», mais dix pages sont consacrées à la «representation theory of perception», et plusieurs entrées traitent des diverses «representation theory»), rejoignant ainsi l’approche développée par Jenny Slatman dans le bel ouvrage issu de sa thèse (L’expressionau-delàdelareprésentation.Surl’aisthêsis 2

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comme la thèse selon laquelle la perception est une pensée5 ou (et parfois par les mêmes) comme celle selon laquelle la perception est un jugement6, alors même que l’intellectualisme est défini par d’autres comme la thèse, plus faible, selon laquelle la perception suppose l’intervention du jugement (ce qui n’est bien sûr pas équivalent)7, ou constitue «le produit d’un “acte d’intellection” ou de “jugement”8», ce qui maintient la possibilité d’une distinction de fait entre perception et jugement. À moins d’identifier a priori la pensée et le jugement, et celui-ci avec ses produits, ou ce qu’il rend possible – ce qui nous semblerait fort regrettable dans la mesure où les problématiques merleau-pontiennes tiennent précisément leur principe, et donc leur force, des écarts entre ces concepts –, ces différentes définitions ne doivent pas être trop hâtivement assimilées, et le problème du sens de la critique merleau-pontienne de l’intellectualisme prématurément considéré comme réglé. Il nous semble au contraire indispensable, pour comprendre (ou pour rechercher) la cohérence de la philosophie de la perception déployée par Merleau-Ponty, de ne pas se contenter de ces définitions en partie contradictoires, mais de considérer l’imprécision du sens de la critique merleau-pontienne de l’intellectualisme comme un problème auquel doit être consacrée une analyse serrée.

et l’esthétique chez Merleau-Ponty, Amsterdam, Faculteit der Geesteswetenschappen, [2001] 2003), dont le second chapitre est consacré à «La destruction de la représentation». 5 Dans son article (destiné, de fait, à un assez large public), «Merleau-Ponty and the Mystery of Perception», Taylor Carman écrit ainsi: «L’une des cibles principales de Merleau-Ponty est donc le rationalisme, l’assimilation de l’expérience à la pensée» (Philosophy Compass, 2009, vol. 4, no4, p. 631.). Nota bene: tous les textes en langue étrangère pour lesquels n’existe aucune traduction en français, et dont nous ne citons donc aucune édition française, sont traduits par nous. 6 Dans la première note de «Sensation, judgment and the phenomenal field», Taylor Carman définit l’intellectualisme en ces termes: «L’intellectualisme est globalement équivalent à ce que l’on appelait “le rationalisme” et que l’on appelle aujourd’hui “le cognitivisme”». Et il poursuit: «Merleau-Ponty identifie l’intellectualisme à l’idée plus radicale selon laquelle le contenu de la perception est lui-même constitué, et non pas seulement organisé ou affecté, par des actes de jugement.» (dans T. Carman et M. Hansen (dir.), TheCambridgeCompaniontoMerleau-Ponty, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2005, p. 71). 7 Dans le glossaire placé à la fin de son Merleau-Ponty, Taylor Carman définit l’intellectualisme ainsi: «La thèse selon laquelle le jugement est, ou est nécessaire à, la forme la plus basique de l’expérience (par contraste avec l’empirisme).» (Merleau-Ponty, Londres, New York, Routledge, 2008, p. 232). 8 C’est la thèse soutenue par Aurora Plomer dans le chapitre qu’elle consacre aux «théories intellectualistes» (Phenomenology,geometryandvision:Merleau-Ponty’scritique ofclassicaltheoriesofvision, Brookfield, Gower Publishing, 1991, p. 57. Nous soulignons).

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I. LES MOTIFS DE LA CRITIQUE MERLEAU-PONTIENNE DE L’INTELLECTUALISME 1. Des cibles déterminantes, mais dispersées Tous les commentateurs de la philosophie de la perception merleaupontienne l’ont observé9: cette philosophie a pour caractéristique d’être initialement fondée sur, et très fortement constituée par une double critique, celle de «l’intellectualisme», qu’il semble aussi nommer indifféremment «idéalisme», et celle de «l’empirisme», qui se trouve pour sa part associé au «réalisme»10. Mais qu’entend donc précisément critiquer Merleau-Ponty ainsi et, en particulier, que désigne précisément sous sa plume le terme d’«intellectualisme», dont on trouve cinquante-six occurrences (auxquelles il faut ajouter les dix-huit occurrences de l’adjectif «intellectualiste») dans sa thèse de 1945? La réponse n’est nullement évidente, à nos yeux comme à ceux de nombre de commentateurs qui font le constat de l’éclatement des doctrines ainsi désignées. Aurora Plomer remarque par exemple que les théories de la perception que Merleau-Ponty appelle «intellectualistes» diffèrent considérablement dans le détail, comme la diversité des figures qu’il cite le montre évidemment. Descartes, Spinoza, Kant, Helmholtz, (le premier) Husserl, Sartre, et même les psychologues de la Gestaltsont inclus dans la liste merleau-pontienne des intellectualistes.11 9 Nous ne donnerons que deux exemples: le premier chapitre du premier ouvrage majeur de Renaud Barbaras sur Merleau-Ponty (Del’êtreduphénomène.Surl’ontologie de Merleau-Ponty, Grenoble, J. Millon, 1991) – qui constitue encore aujourd’hui un ouvrage de référence incontournable sur le sujet – s’ouvre par un paragraphe intitulé: «La critique symétrique de l’intellectualisme et du réalisme». Dans un autre registre, nous pouvons citer la première phrase de la contribution de Taylor Carman que nous avons déjà évoquée («Les critiques interconnectées de l’empirisme et de l’intellectualisme traversent à la façon d’une double hélice les pages de la Phénoménologiedelaperception», «Sensation, judgment and the phenomenal field», dans T. Carman et M. Hansen (dir.), TheCambridgeCompaniontoMerleau-Ponty, op.cit., p. 50). Les références possibles sont innombrables. 10 Nous reviendrons plus loin sur cette double dénomination. 11 A. Plomer, Phenomenology, geometry and vision: Merleau-Ponty’s critique of classicaltheoriesofvision, op.cit., p. 57. Si l’ampleur de la liste nous semble justifiée, sa composition nous semble contestable. En ce qui concerne Helmholtz, par exemple, Merleau-Ponty ne se réfère pas à lui dans la Php (p. 57) comme à un intellectualiste, mais comme à un empiriste (avec lequel un intellectualiste – Alain en l’occurrence – partage les mêmes présupposés sur la vision). De même, le classement des psychologues de la forme parmi les intellectualistes nous semble être un contre-sens, dû à une confusion entre les psychologues de la forme, dont le tort aux yeux de Merleau-Ponty serait plutôt un excès de réalisme, et l’Ecole de Graz (Voir Eric Tremault, Structureetsensationdans la psychologie de la forme, chez Maurice Merleau-Ponty et William James, Thèse de

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Corrélativement, il est frappant qu’elle tienne à diviser en deux la critique merleau-pontienne de l’intellectualisme, qu’elle regroupe autour de deux pôles: la critique de la théorie «rationaliste» de Descartes et celle du «transcendantalisme» husserlien. Vincent Peillon, quant à lui, distingue chez Merleau-Ponty trois conceptions de l’intellectualisme, dont chacune recevrait des faveurs différentes12. Plus récemment, Lucia Angelino distingue un «intellectualisme au sens large» et «un intellectualisme au sens restreint13». Dans sa thèse de doctorat, enfin, Éric Trémault distingue deux types d’intellectualisme: «l’intellectualisme des psychologues» – dont la caractérisation est faite par Merleau-Ponty lui-même – et «l’intellectualisme transcendantal», dont Éric Tremault propose le nom afin de faire paraître clairement un contraste avec le premier type d’intellectualisme spécifié par Merleau-Ponty14. Cet éclatement de l’intellectualisme chez les commentateurs n’est évidemment pas un hasard: Merleau-Ponty accole l’étiquette d’intellectualisme à des auteurs qui s’en réclament – Lagneau, Alain, Brunschvicg15 – mais également à des auteurs aussi différents que Descartes16, Spinoza ou Leibniz17, Kant18, Husserl19 (est alors particulièrement visé le premier Husserl, à l’évolution duquel Merleau-Ponty fait fréquemment référence, tout en précisant toujours qu’elle ne lui permet jamais d’éviter doctorat en philosophie, sous la dir. de J. Benoist, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013, pp. 70 sq.). 12 Vincent Peillon, L’épaisseur du cogito, Latresne, Le bord de l’eau, 2004 pp. 21-24. 13 Lucia Angelino, «Merleau-Ponty et la critique des intellectualismes», Philonsorbonne, 2007/2008, n°2, pp. 13-14. 14 E. Tremault, Structureetsensationdanslapsychologiedelaforme,chezMaurice Merleau-PontyetWilliamJames, op.cit., pp. 70 et 284. 15 L’«intellectualisme» d’Alain et Lagneau est clairement critiqué, par exemple aux pages 58-59 de Php.Quant au caractère paradigmatique et au caractère de repoussoir de l’intellectualisme brunschvicgien, ils ont été clairement établis par Emmanuel de Saint Aubert (Lescénariocartésien. Recherchessurlaformationetlacohérencedel’intention philosophiquedeMerleau-Ponty, Paris, Vrin, 2005, pp. 60-69). 16 Le nom de Descartes se trouve par exemple associé au terme «idéalisme» à la p. 9 de l’Avant-Propos, et à l’«intellectualisme» – en bonne et en mauvaise part – pp. 68-71. 17 Spinoza est associé à l’«intellectualisme» que Merleau-Ponty critique p. 63 de la Php.Pour Leibniz, voir par exemple la critique du «géométral» leibnizien, taxé lui aussi d’intellectualisme, p. 95 sq. de Php. 18 Le nom de Kant se trouve par exemple associé, avec Descartes, à l’idéalisme et à l’analyse réflexive à la p. 9 de l’Avant-Propos; et à l’intellectualisme à la p. 263. 19 On trouve par exemple dans la note 1 de la p. 189 de la Phpl’opposition entre deux périodes de Husserl, qui seraient délimitées par les Leçonssurlaconscienceintime dutemps, le premier Husserl étant associé à une thèse qui se trouve qualifiée d’intellectualisme dans le corps du texte.

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tout à fait les travers qu’il dénonce), et leur adresse des critiques nombreuses et diversifiées, dont la congruence et l’homogénéité ne sont jamais établies nettement. Si cette extension ne disqualifie évidemment pas par principe la critique menée par Merleau-Ponty, elle contribue cependant à en brouiller la cible, et donc, inévitablement, à rendre sa reprise malaisée. De ce point de vue, l’indétermination du label «intellectualisme» dans l’œuvre de Merleau-Ponty n’apparaît pas comme une anecdote de l’écriture que l’on pourrait ignorer au profit d’une analyse de ce qui constituerait le vrai lieu de l’argumentation merleau-pontienne (après tout, pourquoi s’entêter à définir uniformément le concept merleau-pontien d’«intellectualisme»? Ne pourrait-on pas, comme bien d’autres l’ont fait, rendre compte de sa critique pour elle-même, indépendamment de ce que recouvre précisément ce terme20?); notre impression est plutôt que l’indétermination de ce label, loin d’être le signe d’une réelle obscurité ou d’un inaboutissement de la critique merleau-pontienne, est un indice de son caractère fondamentalement générique, lequel est lui-même la contrepartie du caractère générique de ce que vise Merleau-Ponty, sans l’expliciter tout à fait. À cet égard, nous ne souscrivons que partiellement à cet énoncé sévère d’Emmanuel de Saint Aubert, dont nous partageons les conclusions, mais pas tout à fait l’inflexion qu’il donne à leur expression: La Phénoménologiedelaperceptionétait déjà traversée par cet art léger du raccourci, dans le perpétuel renvoi dos à dos des opposés équivalents – aux adresses trop vagues de l’empirisme et de l’intellectualisme – comme si Merleau-Ponty s’adressait à des ombres servant de mises en scène à ses propres problématiques.21

Certes, les adresses de l’empirisme et de l’intellectualisme sont chez Merleau-Ponty remarquablement vagues et semblent à maints égards constituer des «ombres servant de mises en scène à ses propres problématiques», mais cette chimère ne nous semble pas accidentelle, ou vicieuse, ce caractère nébuleux ne nous semble pas en excès (donc en défaut), en un mot les adresses ne nous semblent pas «trop vagues», car cette indécision nous semble le signe, comme nous le disions, d’une 20

Merleau-Ponty nous encourage lui-même dans cette voie, lorsqu’il oppose sèchement à une question portant sur «les attitudes d’esprit fondamentales» de la philosophie, le refus suivant: «je préférerais répondre à une question concrète plutôt qu’à une question portant sur l’échantillonnage des doctrines» (Pr, p. 83). 21 E. de Saint Aubert, Duliendesêtresauxélémentsdel’être.Merleau-Pontyau tournantdesannées1945-1951, Paris, Vrin, 2004, p. 49.

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généralité tout à fait décisive, et strictement corrélée, en réalité, aux «propres problématiques» de Merleau-Ponty. S’il y a bien «art du raccourci» ici, celui-ci ne serait donc pas «léger» mais profond. Si un reproche nous semble légitime, à cet égard, ce serait plutôt celui de n’avoir pas été assez explicite quant au statut de ces raccourcis, de n’avoir pas assez justifié le caractère «vague» de ces adresses, en laissant à celui-ci le soin de produire son effet sourd sur le lecteur. Nous allons ainsi tâcher de restituer l’homogénéité de la thèse visée sous le terme d’«intellectualisme», en tentant de resituer sa critique dans l’intention philosophique de Merleau-Ponty et de lui rendre sa nécessité problématique. Le but est donc de fonder notre compréhension de la critique merleau-pontienne de l’intellectualisme en déployant sa généalogie, l’idée étant que le sens de son unité peut être découvert par l’étude du contexte où elle a émergé. Nous devons exprimer à cet égard notre dette envers le travail considérable réalisé par Emmanuel de Saint Aubert, qui justifiât sa méthode en ces termes éminemment pertinents pour notre sujet: Selon un trait personnel voisin du précédent, Merleau-Ponty a tendance à brouiller les horizons critiques de sa pensée. Là encore, les inédits sont précieux, sinon irremplaçables. Ils permettent de comprendre à quel point le philosophe est continuellement en dialogue avec quelques adversaires devenus fantomatiques (Brunschvicg, Sartre, Beauvoir, Hyppolite, Beaufret, Alquié, Lachièze-Rey, Ruyer, Gurwitsch, Lacan, etc.) Ces visages sont souvent insoupçonnés du fait de leur masquage dans les textes publiés du vivant de l’auteur, par une appellation généralisée (empirisme, réalisme, intellectualisme, idéalisme…)22

Ces visages, Emmanuel de Saint Aubert a fait l’effort de les démasquer, afin de restituer, dans le second livre de sa «saga merleau-pontienne», «l’intention philosophique de Merleau-Ponty23»; nous allons utiliser certaines de ses conclusions pour préciser le sens de la critique merleaupontienne de l’intellectualisme, rendre ainsi raison, comme nous le verrons, de sa généricité24 et par là même du sens que prend chez lui «le primat de la perception».

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Ibid., p. 27. E. de Saint Aubert, Le scénario cartésien. Recherches sur la formation et la cohérencedel’intentionphilosophiquedeMerleau-Ponty, op.cit. 24 À ce titre, et pour le dire clairement, il nous semble que la sévérité de l’énoncé précédent d’Emmanuel de Saint Aubert ne rend pas tout à fait justice à la profonde unité de la pensée merleau-pontienne qu’il démontre lui-même. 23

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2. Le «scénario cartésien» La perception est un thème absolument central de la philosophie merleau-pontienne, et même un thème, selon les termes de l’auteur, «primordial». Rappelons seulement que les deux premiers projets de recherche présentés par Maurice Merleau-Ponty à la Caisse Nationale des Sciences en 1933 et 1934 (il est alors jeune professeur de philosophie de lycée à Beauvais, puis bénéficiaire d’une bourse offerte par cette Caisse) portent sur «[l]a nature de la perception», qu’il consacre bien sûr la deuxième thèse de son doctorat ès lettres à la question de la perception, et qu’il décide en novembre 1946 d’intituler son intervention devant la Société Française de Philosophie: «Le primat de la perception»… Le statut du primat de ce thème essentiel doit pourtant être interrogé. a) Leproblèmedes«relationsdel’âmeetducorps» Lorsque Merleau-Ponty aborde le problème de la perception, il semble être mû par des considérations qui ne sont pas directement, ou pas uniquement, relatives à la perception en tant que telle, mais sont originellement d’ordre métaphysique et, en conséquence, psychologique. Cette intention a déjà été décrite, en quelques mots, ou sur toute l’étendue d’un livre, un grand nombre de fois25, Merleau-Ponty ayant lui-même entrepris de l’expliciter, a priori et a posteriori, à plusieurs reprises26. Reprenant ici les résultats obtenus par Emmanuel de Saint Aubert à partir d’une relecture de ses inédits, on peut résumer ainsi la thèse essentielle à cet égard: le travail de Merleau-Ponty aurait été guidé depuis l’origine par le souci d’affronter un problème crucial, qui le situe dans une lignée cartésienne très directe, celui de la relation de l’âme et du corps. Une telle interprétation semble du reste validée par Merleau-Ponty dans l’entretien réalisé en 1959 avec Georges Charbonnier. À celui-ci 25 Le premier grand ouvrage consacré à cette tâche est bien sûr celui de Théodore Geraets (Versunenouvellephilosophietranscendantale. Lagenèsedelaphilosophiede MauriceMerleau-Pontyjusqu’àlaPhénoménologie de la perception,La Haye, Martinus Nijhoff, 1971; voir en particulier pp. 31-37), dans la lignée duquel se situe l’ouvrage de référence que constitue le second volet du polyptique d’Emmanuel de Saint Aubert, Le scénariocartésien,op.cit. 26 Outre les projets de recherche de 1933 et 1934 et l’introduction de Lastructure du comportement, les textes essentiels sur ce point sont celui qu’il présentât en 1946 devant la Société Française de Philosophie, ainsi que l’échange qui le suivit (reproduits dans Pr), les textes relatifs à sa candidature au Collège de France – où, comme il se doit, il explicite sa démarche philosophique – ainsi que certains entretiens qu’il put avoir au cours de sa vie (avec Maurice Fleuret, Georges Charbonnier…).

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qui lui demande «Quel est le sens de vos recherches en philosophie pure?», Merleau-Ponty répond: Le point de départ de ces recherches a été au fond assez traditionnel. Je me rappelle très bien que dès la fin de mes études, je m’étais attaché aux relations de l’âme et du corps comme à un problème qui m’intéressait spécialement (…). J’ai continué dans ce sens pendant une quinzaine d’années, et c’est le résultat de cet effort qui a paru sous la forme de deux livres (…) qui sont tous les deux consacrés plus ou moins au problème des relations de l’âme et du corps. Au fond, voyez-vous, ce qui pendant toutes ces années m’avait toujours frappé, c’est que nos maîtres, dans l’ensemble, étaient cartésiens – un homme comme Léon Brunschvicg était cartésien, il admettait donc entre l’esprit et le corps une distinction catégorique, qui était la distinction de ce qui est conscience, et de ce qui est chose, l’existence comme chose et l’existence comme conscience étant opposées l’une à l’autre (…). Lorsque l’esprit réfléchit sur sa vraie nature, il s’aperçoit seulement comme pure conscience, pensée au sens cartésien, et c’est lui-même qui est encore le spectateur de la relation de l’esprit et du corps. Il la voit, il la pense, il la constitue, cela fait partie de l’univers de la pensée, mais ce n’est pas un lien de la pensée avec autre chose qu’elle-même. Et c’est cette immanence philosophique de la penséeàelle-mêmequim’atoujourschoqué, qui m’a toujours paru insuffisante, de sorte que dès le temps de mes études jemeproposaisdetravailler sur ce problème, des relations de l’esprit avec ce qui n’est pas lui: comment les rendre compréhensibles, comment les rendre pensables.27

Selon ses propres dires, l’intention philosophique de Merleau-Ponty prend son origine dans son insatisfaction eu égard au dualisme cartésien ou, plus précisément, à la «distinction catégorique», qui est un dualisme substantiel dans le texte original, posé par Descartes dans la Seconde des Méditationsmétaphysiqueset contesté, ou rendu problématique, dans la Sixième. Comme on le sait, et comme Merleau-Ponty le rappelle lui-même28, Descartes assume le fait que l’union de l’âme et du corps contredit, si l’on adopte le point de vue de la raison, leur distinction, mais il juge également que cela n’invalide aucune de ces thèses, chacune étant vraie en son ordre propre. Si, pour connaître la distinction entre âme et corps, il faut ne faire usage que de l’entendement pur et se couper des sens, pour connaître l’union entre l’âme et le corps, il faut s’abandonner au sentiment29. 27

Chutes des Entretiens de Merleau-Ponty avec G. Charbonnier, printemps 1959, boîte n°9, 14’10, citées par E. de Saint Aubert, dans Lescénariocartésien,op.cit., pp. 17-18. Nous soulignons. 28 Voir en particulier Php,pp. 66-70. 29 R. Descartes, «Lettre à Elisabeth du 28 juin 1643», dans Œuvresphilosophiques, Paris, Bordas, 1989, t. III, p. 45.

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Si Descartes fait apparaître par lui-même, manifestant par là le génie qui lui vaudra l’attention continue de Merleau-Ponty, les phénomènes dont l’entente n’est pas permise par le dualisme ontologique que sa raison lui semble requérir30, il n’en demeure pas moins qu’il renonce à rendre raison rationnellement de cette union et de ce qui lui est corrélé (au premier chef la perception), à la penser positivement31 et qu’il en abandonne la compréhension réelle à Dieu, l’homme ne pouvant légitimement espérer qu’une légère réduction, en pensée, de l’apparence d’incommensurabilité entre les deux substances. Là est précisément ce que Merleau-Ponty conteste. Dans cette union où Descartes voyait un fait réel mais inconcevable, Merleau-Ponty découvre une exigence: celle de penser le réel tel qu’il est, et de forger pour cela les concepts nécessaires, quitte à revoir toute notre conception de l’être. Cette intention, dont les termes originellement cartésiens apparaissent clairement dans L’œiletl’esprit– «[n]ous sommes le composé d’âme et de corps, il faut donc qu’il y en ait une pensée32» –, Merleau-Ponty l’exprime, justifiant par là même ses synthèses rétrospectives, dès la première ligne de Lastructureducomportement, qu’il ouvre par ces mots: «Notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la nature33». b) Leserreurssymétriquesdel’intellectualismeetdel’empirisme Si Descartes n’est pas parvenu à concevoir le corps, c’est que ses concepts étaient inadéquats; un philosophe qui souhaite dépasser le dualisme cartésien doit donc employer d’autres concepts: le dualisme entre âme et corps, conscience et nature doit être sinon – a priori – effacé, du moins surmonté, afin que l’on puisse penser la relation entre eux. Aux yeux de Merleau-Ponty, le problème – d’où provient son projet philosophique – est qu’il diagnostique chez nombre de ses contemporains 30 Merleau-Ponty insiste à plusieurs reprises dans son œuvre sur l’équivoque qui habite la philosophie cartésienne: dans L’œil et l’esprit (Paris, Gallimard, 1967; nous utilisons désormais l’abréviation OE), dans Levisibleetl’invisible,mais surtout dans son dernier cours au Collège de France, «L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui», où Merleau-Ponty voit dans la découverte cartésienne du cogitonon seulement l’évidence de la chose pensante, mais surtout l’évidence de l’existence de ce qu’il appelle à l’époque un «cogito vertical», un «cogito avant le cogito» (VI, p. 32.). Sur cette lecture féconde, voir en particulier Pascal Dupond, Laréflexioncharnelle. Laquestiondelasubjectivité chezMerleau-Ponty,Bruxelles, Ousia, 2004 (surtout chap. 5). 31 Merleau-Ponty écrit ainsi de la perception selon Descartes: «elle n’est donnée dans le texte que comme l’une de ces évidences irrésistibles en fait seulementet qui restent soumises au doute» (Php, p. 70). 32 OE, p. 58. 33 SC, p. 1.

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les mêmes écueils que ceux qui lui semblent miner l’ontologie cartésienne34; il lui semble en tout cas que les concepts par lesquels ses contemporains tentent de penser l’âme et le corps ne permettent pas de dépasser le cadre antinomique cartésien, et qu’ils aggravent même parfois ses rigidités dès lors que l’inimitable finesse de Descartes leur fait défaut. De là provient l’étonnante similarité des critiques qu’il adresse à ses interlocuteurs, virtuels ou non: si les critiques merleau-pontiennes semblent bel et bien pouvoir être résumées par ces deux couples de termes – empirisme et réalisme versus intellectualisme et idéalisme –, la raison semble donc en être que Merleau-Ponty diagnostique chez tous ses adversaires deux types d’erreurs essentielles, suffisamment similaires entre elles (car provenant de la même source cartésienne35) pour pouvoir être agglomérées en deux erreurs majeures, qui sont ses cibles constantes: l’empirisme et l’intellectualisme36. La relation avec le dualisme cartésien est, dans les deux cas, tout à fait directe: l’erreur consiste à chaque fois à rendre compte des phénomènes à partir de l’une des deux substances, «ce qui est conscience» ou «ce qui est chose» («l’existence comme chose et l’existence comme conscience étant opposées l’une à l’autre» précise bien Merleau-Ponty dans le passage de l’entretien avec Charbonnier que nous avons cité), au mépris de l’autre, rendant ainsi les phénomènes impensables. Ainsi, l’empirisme consiste à penser les phénomènes d’après les caractéristiques de la substance corporelle, et donc, si l’on suit toujours Descartes, comme 34 Comme le fait remarquer E. de Saint Aubert, Merleau-Ponty regroupe Descartes et les psychologues du XIXe siècle en un même geste critique dès son premier article, «Être et avoir» (cf. Le scénario cartésien, op. cit., p. 85). Dans le même sens, on peut noter que Martin Dillon, s’attachant à restituer le sens de l’ontologie merleau-pontienne, reconstitue «les origines cartésiennes de l’empirisme et de l’intellectualisme» dans le premier chapitre de son Merleau-Ponty’s Ontology (Bloomington, Indianapolis, Indiana University Press, 1988, pp. 9-34). On peut par ailleurs penser que, sur ce point, MerleauPonty a probablement été conforté par la deuxième partie de la Krisis, publiée par Husserl en 1936. 35 Ce qui est d’ailleurs revendiqué tout à fait explicitement par certains d’entre eux: Lagneau (qui écrit à la fin de ses Courssurlejugement que «Descartes a raison au fond»), Alain (qui se situe lui-même dans la lignée d’un rationalisme cartésien) ou encore Brunschvicg bien sûr, haute figure de «l’idéalisme français», et à ce titre héritier auto-désigné de Descartes et Kant. 36 Dans un entretien donné juste après la parution de sa seconde thèse, MerleauPonty présente en ces termes le problème qu’il y affronte: «La Phénoménologie de la perceptionessaie de répondre à une question que je me suis posée dix ans avant et que, je crois, tous les philosophes de ma génération se sont posée: comment sortir de l’idéalisme sans retomber dans la naïveté du réalisme?» («Le mouvement philosophique moderne», dans Parcours1935-1951, Paris, Verdier, 1997, p. 66).

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des choses essentiellement étendues37, c’est-à-dire comme une «multiplicité d’événements extérieurs les uns aux autres et liés par des rapports de causalité38», formant ainsi une «réalité en soi39». L’intellectualisme consiste à les penser à partir de la substance pensante, de la conscience, et donc à penser le monde comme le «terme immanent de la connaissance40». Il faut cependant prendre garde à une chose: il n’est évidemment pas nécessaire qu’une conception soit moniste pour que Merleau-Ponty la qualifie d’empiriste ou d’intellectualiste. Ce que Merleau-Ponty vise par ces termes, c’est une certaine tendance à faire primer l’une des substances sur l’autre et à négliger ainsi des caractéristiques propres à l’autre substance ou, plus grave encore, des caractéristiques dont aucune des deux substances ne peut permettre de rendre compte. De ce point de vue, comme Merleau-Ponty le remarque à maintes reprises, intellectualisme et empirisme sont fortement complices et en réalité bien souvent indiscernables rigoureusement l’un de l’autre41. Chacune de ces deux étiquettes indique une tendance à faire certaines erreurs plutôt que d’autres, le poids relatif de certains préjugés, une pente de la pensée, et nullement un corps théorique autonome et hermétique. c) Intellectualismeetidéalisme:l’ubiquitéd’uneerreur Il semble ici utile de revenir sur les doubles dénominations «empirisme»-«réalisme» et «intellectualisme»-«idéalisme» que nous avions évoquées plus tôt: comment interpréter cette double dualité à la lumière de ce que nous venons de dire? Doit-on en déduire que ces dénominations sont équivalentes, ou doit-on leur conférer un sens spécifique? En ce qui concerne les relations de l’intellectualisme et de l’idéalisme, les remarques suivantes s’imposent: si le terme d’«idéalisme» se retrouve dans toute l’œuvre de Merleau-Ponty, jusque dans Levisible etl’invisible, où il l’oppose au réalisme, le terme «intellectualisme» ne se trouve que jusqu’à la Phénoménologie de la perception42. Dans cet ouvrage, en outre, les termes d’«intellectualisme» et d’«idéalisme» 37 Voir R. Descartes, Lesprincipesdelaphilosophie (dans Œuvresphilosophiques, t. III, Paris, Bordas, 1989), §53, p. 123: «tout ce que d’ailleurs on attribue au corps présuppose de l’étendue, et n’est qu’une dépendance de ce qui est étendu». 38 SC, p. 1. 39 Php, p. 53. 40 Ibid. 41 Cf. Php, p. 65: «La parenté de l’intellectualisme et de l’empirisme est ainsi beaucoup moins visible et beaucoup plus profonde qu’on le croit.» 42 On en trouve une occurrence dans «Autour du marxisme», qui date de janvierfévrier 1946, mais le sujet n’est pas la perception.

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semblent être employés de manière quasi indifférente: les cibles qu’il désigne par le terme «intellectualisme» dans le chapitre sur «L’“attention” et le “jugement”» sont visés par le terme «idéalisme» dans l’AvantPropos. Ces observations semblent corroborer l’interprétation continuiste – ou totalisatrice – que la permanence du scénario cartésien retracé à l’instant indique: «l’intellectualisme» et «l’idéalisme» sont au fond deux erreurs similaires ou même deux noms différents donnés à la même erreur. Au crédit de cette hypothèse, on peut apporter les définitions que l’on trouve dans le célèbre vocabulaire dirigé par André Lalande qui, bien qu’appartenant à la génération précédente, fut contemporain de Merleau-Ponty et semble donc pouvoir nous permettre de ressaisir ceux-ci dans leur contexte: l’idéalisme serait, en son sens général, «la tendance philosophique qui consiste à ramener toute existence à la pensée, au sens le plus large du mot pensée(tel qu’il est employé notamment chez Descartes).43» «Ce terme, est-il précisé, désigne donc moins une doctrine qu’une orientation: il sert surtout, dans la critique ou dans la polémique, à caractériser une théorie ou un système en les opposant à d’autres théories ou systèmes qui absorbent à un moindre degré l’être dans la pensée.44» L’intellectualisme, pour sa part, serait, dans son premier sens, une «doctrine selon laquelle tout ce qui existe est réductible, du moins en principe, à des éléments “intellectuels”, c’est-à-dire à des idées (aux différents sens de ce mot), à des vérités et à des implications45»; et, en son second sens, «toute doctrine selon laquelle on ramène à des éléments intellectuels une classe de faits considérés par la plupart des philosophes comme irréductibles à l’intelligence46» (le troisième sens proposé dans le lexique ne semble ici pas pertinent). D’après ces définitions canoniques, ou en tout cas représentatives d’une époque, l’intellectualisme que critique Merleau-Ponty consiste en une variante, historiquement située47, de l’idéalisme philosophique classique, dont Descartes et Kant seraient les figures tutélaires aux yeux 43

André Lalande (dir.), Vocabulairetechniqueetcritiquedelaphilosophie, Paris, PUF, [1926] 1996, p. 435-436. 44 Ibid. 45 Ibid., pp. 522-523. 46 Ibid. 47 Dont la figure paradigmatique serait, si l’on reprend les travaux d’Emmanuel de Saint Aubert, le philosophe Léon Brunschvicg. Cf. Le scénario cartésien, op. cit., pp. 60-70, et en particulier, pp. 61-62: «Dans Lesétapesdelaphilosophiemathématique, Brunschvicg qualifie sa propre doctrine d’“intellectualisme”. Chez Merleau-Ponty, ce label générique, attaqué à toutes les pages de la Phénoménologie de la perception, est d’abord une étiquette pour viser l’entreprise de Brunschvicg».

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de notre philosophe comme à ceux de la plupart de ses contemporains. Cependant, la position merleau-pontienne a cela de spécifique, et de particulièrement intéressant, que – comme l’indique par exemple la confusion des termes dans la Phénoménologie de la perception –, Merleau-Ponty ne souhaite pas, en critiquant l’intellectualisme, atteindre les seuls tenants contemporains, dûment étiquetés, de cette conception mais, plus généralement – et cela seul semble justifier le très grand nombre des auteurs visés par sa critique –, l’ensemble du courant idéaliste ou de ce qui lui apparaît comme étant de près ou de loin coupable ou victime d’idéalisme. Pour le dire autrement, le fait que l’erreur de l’intellectualisme se trouve à l’identique, pour l’essentiel, dans l’ensemble de la tradition idéaliste, que, corrélativement, l’erreur de l’intellectualisme soit assignable, sur le fond, à ses présupposés idéalistes, et qu’il soit donc équivalent de ce point de vue de rapporter des phénomènes à l’intelligence ou de les rapporter à la pensée (dans la mesure où cela constitue la même faute philosophique), est l’une des thèses majeures qui motivent la critique que propose Merleau-Ponty de l’un et de l’autre. L’ambition philosophique, sur ce point, semble immense. De fait, les deux erreurs symétriques de l’empirisme et de l’intellectualisme se modulent à l’infini, selon le thème abordé, la question posée, la thèse énoncée. À cet égard, et comme le fait remarquer à bon droit Theodore Geraets48 en se fondant sur les dires de l’auteur lui-même, le thème de la perception est, dans le cadre du scénario cartésien, un thème parmi d’autres possibles. Merleau-Ponty écrit en effet, revenant sur laPhénoménologie delaperception: Le travail qui est l’occasion de cette communication n’est à cet égard que préliminaire, puisqu’il ne parle qu’à peine de la culture et de l’histoire. Sur l’exemple de la perception, — privilégié puisque l’objet perçu est par définition présent et vivant, il cherche à définir une méthode d’approche qui nous donne l’être présent et vivant, et qui devra être appliquée dans la suite aux rapports de l’homme avec l’homme dans le langage, la connaissance, la société et la religion, comme elle l’a été dans ce travail aux rapports de l’homme avec la nature sensible, ou aux rapports de l’homme avec l’homme au niveau du sensible49.

Merleau-Ponty, abordant ces différents thèmes, affronterait donc toujours, sous différentes formes et de manière plus ou moins directe, le 48 T. Geraets, «Le retour à l’expérience perceptive et le sens du primat de la perception», Dialogue, 1976, n°15, pp. 596-97. 49 Pr, p. 68.

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même problème central, que la philosophie occidentale a hérité de Descartes: «les relations de l’âme et du corps», c’est-à-dire «les rapports de la conscience et de la nature», c’est-à-dire «la discordance entre la vue que l’homme peut prendre de lui-même par réflexion ou par conscience, et celle qu’il obtient en reliant ses conduites à des conditions extérieures dont elles dépendent manifestement50», à savoir «comment l’homme est simultanément sujet et objet, première personne et troisième personne, absolu d’initiative et dépendant51»… d) Resserrerlaperspective En réalité, comme il est connu, puisque ces deux erreurs sont les deux faces de la même médaille, Merleau-Ponty va être amené, pour transformer sa critique en une pensée positive et dépasser réellement ces conceptions symétriques, à proposer une nouvelle ontologie, dont la fonction sera de surmonter la même faute ultra-générique qu’il identifie au cours dela Phénoménologiedelaperception, à la suite de Husserl, comme étant à l’origine des apories cartésiennes: l’objectivisme52, qui est «le préjugé d’un univers en soi parfaitement explicite53». Or, ce qui nous intéresse dans ce chapitre n’est pas de rendre compte de la critique merleau-pontienne de l’intellectualisme danstoutesagénéralité (puisque cela supposerait au fond de rendre compte de toute son œuvre) mais des argumentssoutenantsacritiquedel’intellectualismeenmatièreperceptive, ce qui permet d’ignorer (à titre évidemment provisoire) les autres champs dans lesquels est menée cette critique, par essence protéiforme, mais aussi la réflexion que Merleau-Ponty va engager dans la période succédant à la parution de sa seconde thèse, afin de se donner les moyens de penser positivement ce qu’il n’arrive, selon son propre aveu et l’avis de la plupart des commentateurs, qu’à penser négativement jusque-là. 50 M. Merleau-Ponty,«Titres et travaux – Projet d’enseignement», dans Parcours deux1951-1961, Paris, Verdier, 2000, p. 11. 51 Ibid., p. 12. 52 Sur ce point, l’ouvrage de référence est le premier ouvrage de Renaud Barbaras, qui fait fond sur cette remarque décisive de Merleau-Ponty: «Il est donc vrai en fin de compte que l’analyse réflexive repose tout entière sur une idée dogmatique de l’être et qu’en ce sens elle n’est pas une prise de conscience achevée» (Php, p. 70). Sur le sens de cet «objectivisme» et de la critique qu’en fait Merleau-Ponty, voir le chapitre 3 de: Le tournantdel’expérience.RecherchessurlaphilosophiedeMerleau-Ponty(Paris, Vrin, 1998), ainsi que notre article «Naturalism and Transcendantalism: the Ubiquity of Idealism», Metodo.InternationalStudiesinPhenomenologyandPhilosophy, 2013, vol. 1, n°2, pp. 197-213. 53 Php., p. 67.

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Ce choix méthodologique est fondé sur un simple constat: si Merleau-Ponty est amené à donner à sa critique de l’idéalisme l’ampleur que l’on sait, il n’en demeure pas moins qu’apriori la perception constituait son objet d’étude privilégié, et ce pour des raisons qui touchent au fond de son entreprise philosophique. Etudier «les arguments soutenant sa critique de l’intellectualisme en matière perceptive» est évidemment nécessaire pour mener la comparaison que nous entendons conduire, mais cela permet aussi, comme nous allons le montrer, d’atteindre le cœur de sa critique de l’idéalisme, et donc de se donner les moyens d’analyser le sens précis de sa critique de l’intellectualisme perceptif. Une dernière remarque, cependant, avant d’engager la présentation de ces critiques. La citation de l’entretien avec Georges Charbonnier par laquelle nous avons ouvert notre réflexion indique l’origine cartésienne du problème affronté par Merleau-Ponty, mais elle marque aussi une direction de recherche qui rompt le parallélisme entre idéalisme et empirisme maintenu jusqu’à présent: ce qui nécessite, dit-il, une réforme de la pensée, c’est «l’immanence philosophique de la pensée à elle-même» et «les relations de l’esprit à ce qui n’est pas lui». Présenté ainsi, le problème que pose le dualisme n’est pas tant la conception réductrice du corps qu’il induit que la conception «autonomiste», voire «isolationniste» de l’esprit qui l’accompagne. Le climat intellectuel dans lequel Merleau-Ponty a découvert la philosophie peut sans doute l’expliquer: l’intellectualisme, plus que l’empirisme, serait à ses yeux le véritable danger. II. L’ORIGINALITÉ DE L’ORDRE PERCEPTIF Nous avons essayé de montrer que l’ordre perceptif est original.54 1. Le primat de la perception dans le cadre du scénario cartésien Les domaines où les conséquences délétères de l’intellectualisme se font sentir sont nombreux, mais le thème de la perception a un statut particulier aux yeux de Merleau-Ponty55. Certes, la place qu’il lui accorde 54

M. Merleau-Ponty, Le monde sensible et le monde de l’expression. Cours au CollègedeFrance,Notes,1953,édité par Emmanuel de Saint Aubert et Stefan Kristensen, Genève, MētisPresses, 2011, p. 54.DésormaisMSME. 55 Sur le statut du «primat de la perception» dans la philosophie merleau-pontienne, cf. T. Geraets, «Le retour à l’expérience perceptive et le sens du primat de la perception» (art. cit.).

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s’explique probablement en partie par des déterminations conjoncturelles56, dont Merleau-Ponty lui-même fait part au début de son projet de 1933: des «recherches expérimentales poursuivies en Allemagne par l’Ecole de la Gestalttheorie57» s’opposent selon lui par leurs conclusions aux «postulats de la conception classique de la perception58», qu’il caractérise aussi comme une «doctrine d’inspiration criticiste59», rendant ainsi, dit-il, «utile de reprendre le problème de la perception60». Cependant, cette détermination conjoncturelle n’épuise certainement pas le sens du statut de «préliminaire» que Merleau-Ponty accorde au thème de la perception: au contraire, ce caractère premier apparaît comme la marque d’un primat plutôt que d’un simple statut de préambule. En effet, si la critique majeure de l’auteur porte sur «l’immanence philosophique de la pensée à elle-même», et si la perception est censée être par excellence ce qui met le sujet en relation avec le monde, le thème de la perception semble exiger en lui-même un souci de son extériorité et s’imposer de ce fait comme un sujet d’étude privilégié pour celui qui désire questionner la dualité de l’esprit et du corps, ou de la conscience et de la nature. Étienne Bimbenet, commentant le refus merleau-pontien de «partager l’homme en deux secteurs, dont l’un reviendrait à la nature et l’autre à la conscience61», explique ainsi que [c]’est exactement dans ce contexte que l’étude de la perception se révèle décisive. S’il est vrai que la conscience perceptive s’éprouve à la fois comme un acte de connaissance et comme un événement corporel, s’il est vrai que «la réflexion sera sûre d’avoir bien trouvé le centre du phénomène si elle est également capable d’en éclairer l’inhérence vitale et l’intention rationnelle62», alors une théorie de la perception finit nécessairement par faire droit au dépassement de l’opposition entre l’esprit et la nature.63

Merleau-Ponty lui-même ne semble pas dire autre chose lorsqu’il écrit dans son projet de candidature au Collège de France: «La perception, 56 Evidemment, la distinction entre ces deux ordres de déterminations – le souci du problème ontologique légué par Descartes et l’interrogation suscitée conjoncturellement par de nouveaux travaux – est en partie formelle, puisqu’il est évident que le souci ontologique a pu procéder de, ou être attisé par le contexte scientifique dans lequel MerleauPonty a été formé, et réciproquement. 57 M. Merleau-Ponty, «Projet de travail sur la nature de la perception», dans Pr, p. 11. 58 Ibid., p. 13. 59 Ibid., p. 11. 60 Ibid. 61 É. Bimbenet, Natureethumanité.Leproblèmeanthropologiquedansl’œuvrede Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2004, p. 28. 62 Php, p. 80. 63 É. Bimbenet, Natureethumanité,op.cit., p. 28.

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puisqu’elle est à la jonction des deux ordres, devait devenir notre thème, et c’est sur elle que portent nos deux premiers travaux publiés64.» Il semble ainsi que la subordination de l’étude de la perception à la question cartésienne en explique aussi le statut privilégié au sein de la philosophie merleau-pontienne. Merleau-Ponty semble d’ailleurs reconnaître ces deux aspects conjointement dans son projet de 1934: Même s’il n’était pas dans nos intentions de nous interroger sur les problèmes derniers de la perception – sur le sens de la vérité dans la connaissance sensible – l’élucidation du problème psychologique ne pourrait être complète sans recours à la philosophie de la perception.65

Cette perspective selon laquelle Merleau-Ponty aborde le thème de la perception explique l’insistance avec laquelle il critique toute conception qui réduirait ou négligerait le fait que la perception est rapportàune extériorité, et non une faculté dont les déterminations sont immanentes à la conscience humaine, qui serait par là même absolutisée. Tel est bien, généalogiquement, et non seulement thématiquement, le cœur de la critique merleau-pontienne de l’intellectualisme perceptif. Dans son projet de 1934, il dénonce l’incompatibilité avec «l’état présent de la neurologie, de la psychologie expérimentale (particulièrement de la psychopathologie)66» des postulats qui peuvent être clairement rangés, du fait du vocable employé, sous la bannière de l’intellectualisme. Une doctrine d’inspiration criticiste traite la perception comme une opérationintellectuellepar laquelle des données inextensives (les «sensations») sont mises en relation et expliquées de telle sorte qu’elles finissent par constituer un univers objectif. – La perception ainsi considérée est comme une scienceincomplète, c’est une opération médiate.67

Merleau-Ponty décrit ici une doctrine d’inspiration kantienne qui fait de la perception une «opération intellectuelle» et analyse la perception par comparaison avec la «science». Or, les recherches de la Gestalttheorie, écrit-il, «semblent montrer au contraire que laperceptionn’estpasuneopérationintellectuelle68», ce dont il conclut, au titre d’une direction de recherche: «L’univers de la

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M. Merleau-Ponty, «Titres et travaux – Projet d’enseignement», dans Parcours deux, op.cit., p. 13. 65 M. Merleau-Ponty, «La nature de la perception», dans Pr, p. 21. 66 Ibid. 67 Ibid. Nous soulignons. 68 Ibid.Nous soulignons de nouveau.

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perception ne serait pas assimilable à l’univers de la science69.» Se trouve donc ici exprimée pour la première fois par Merleau-Ponty, préfigurant l’œuvre majeure que constitue la Phénoménologie de la perception et l’exposé puissant du «Primat de la perception», sa critique anti-intellectualiste dans le domaine de la perception.

2. Les caractéristiques propres du phénomène perceptif Critiquer l’intellectualisme en philosophie de la perception consiste, nous l’avons dit, à critiquer toute analyse de la perception qui négligerait la relation de l’esprit à ce qui n’est pas lui, et donc toute analyse qui négligerait le fait que la perception est ouverture de l’esprit à ce qui n’est pas lui, cette ouverture et cette extériorité étant corrélées, dans la pensée de notre phénoménologue, avec de multiples caractéristiques de la perception: «l’opacité70», qui s’oppose à la transparence, la «transcendance71», l’inépuisabilité… Toute conception qui a tendance à négliger cette extériorité et ses corrélats semble donc devoir tomber sous la définition merleau-pontienne de l’intellectualisme. Merleau-Ponty en critique lui-même de nombreuses formes, affirmant par là même les différentes dimensions qui marquent selon lui la spécificité du perceptif eu égard à la pensée72, de la présence eu égard à la vérité. a) L’objet«réel»delaperception Dans son œuvre, Merleau-Ponty affirme inlassablement l’idée que la perception est une «modalité originale de la conscience73», mais nulle part n’est-il aussi clair à ce sujet que dans Leprimatdelaperception.Affrontant le problème du statut des objets, ou fragments d’objets, non visibles directement et dont nous considérons pourtant qu’ils appartiennent au monde que nous percevons, Merleau-Ponty y affirme la différence majeure qui sépare le champ de ce qui est «représenté74» comme «possible», ou «anticipé» en vertu d’une «analyse» ou d’un «raisonnement», et celui de 69

Ibid., p. 13. Php., p. 12. 71 Ibid. 72 En réalité, il marque ainsi la spécificité du perceptif eu égard à la pensée considéréecommepurementimmanenteàelle-même, ce qui en constitue une analyse contestable et dont le sens, en tout état de cause, doit être précisé. Nous reviendrons sur ce point important. 73 Pr, p. 41. 74 Les citations suivantes sont extraites de Pr, pp. 44-46. 70

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ce qui est «présent». Ce que nous percevons n’est, écrit-il, ni «imaginaire» ni «vrai», mais «présent», l’indice majeur de cette distinction étant que là où il s’agit bien de perception, «il suffirait que j’étende la main pour […] saisir» ce qui m’est caché un instant, ou de «bouger un peu pour les voir». Mettant ainsi en évidence la «facticité du monde75» perçu, Merleau-Ponty marque la différence du réel et de l’imaginaire, mais aussi de l’actuel et du virtuel comme devant constituer la base de tout examen philosophique de la perception. Comme il le dit densément: Ce qui m’interdit de traiter ma perception comme un acte intellectuel, c’est qu’un acte intellectuel saisirait l’objet ou comme possible, ou comme nécessaire, et qu’il est, dans la perception, «réel».76

Cette différence cruciale a bien sûr de nombreux corollaires. D’une part, si la liberté caractérise l’imagination et, de manière générale, le jugement, la perception n’est pas un acte ou une «prise de position délibérée77», mais elle est «un fond sur lequel tous les actes se détachent78», le réel que je perçois étant un «tissu solide79» auquel ne se mêlent pas les objets et les personnes que j’imagine. Le perçu est un «donné80», le concept de donné étant ici utilisé par Merleau-Ponty en opposition à toute détermination consciente: il parle par exemple du monde naturel comme d’«une unité donnée et non voulue81» (la donation étant ici clairement contrastée avec la volonté) et oppose, au sujet de la motricité, ce qui est donné et ce que nous visons82. Or, si ce que je perçois échappe à mon contrôle, si le monde est caractérisé, de notre point de vue, par son «jaillissement immotivé83», le spécifie aussi le fait qu’il est impossible d’en faire une expérience complète: il est «inépuisable84». Comme Merleau-Ponty l’écrit dans Le primat, dans ma perception, l’objet «s’offre comme la somme interminable d’une série indéfinie de vues perspectives dont chacune le concerne 75

Php, p. 17. Pr, p. 48. Merleau-Ponty exprime une idée semblable dès Lastructureducomportement, où il écrit au sujet des «objets primitifs de la perception»: «ils sont, disionsnous, plutôt que connus comme des objets vrais, vécus comme des réalités.» (SC, p. 182). Voir aussi Php, p. 17: «Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis.» 77 Php,p. 11 (voir aussi p. 59 et Pr, p. 44). 78 Ibid. 79 Ibid. 80 Ibid. 81 Php, p. 381. 82 Php., p. 169. 83 Php., p. 14. 84 Php., p. 17. 76

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et dont aucune ne l’épuise85». Merleau-Ponty joue alors sur la distinction cruciale entre un infini qui pourrait être «possédé par l’intelligence», selon une loi de l’entendement, tel celui d’une droite géométrique, et un infini «indéfini86», «qui, par principe, n’est saisissable qu’à travers certaines de ses parties ou certains de ses aspects87» et donc excède en droit toute tentative pour le saisir. À cet égard, l’inépuisabilité du perçu est aussi bien ce qui constitue son essentielle «transcendance», due, explicite l’auteur, au fait «qu’il comporte toujours un au-delà de ce qui est actuellement donné88». Il est alors remarquable que l’inépuisabilité du perçu a pour conséquence, non seulement que rien ne peut nous assurer que nous en rendons correctement raison mais surtout, beaucoup plus radicalement, qu’il est de droit impossible d’en rendre entièrement raison. Merleau-Ponty pense donc cette inexhaustible transcendance comme une source d’«opacité89» inéliminable, essentielle à la perception, laquelle s’oppose ici à la «transparence», dont il dénonce le mythe chez les intellectualistes en général, et chez le premier Husserl en particulier. b) Opacitéettranscendanceduperçu–Merleau-Pontyhéritiercritique deHusserl Pour Merleau-Ponty, la philosophie transcendantale de Husserl ne rend pas suffisamment compte de l’opacité irréductible des objets perçus pour la conscience, alors que cette opacité fait partie selon lui de l’objectivité des objets, et de la transcendance du transcendant. Husserl reconnaît une forme d’opacité aux objets transcendants mais, du point de vue de Merleau-Ponty, il a le tort de conserver malgré cela un idéal d’expérimentabilité et de transparence, qui doit être abandonné. Cette interprétation de la philosophie husserlienne se trouve dans la préface de laPhénoménologiedelaperception: Pendant longtemps, et jusque dans des textes récents, la réduction est présentée comme le retour à une conscience transcendantale devant laquelle 85

Pr, p. 48. Pr, p. 49. 87 Ibid. L’opposition au géométral leibnizien est explicitée par l’auteur en Php p. 95 et 247. Sur la critique du géométral leibnizien par Merleau-Ponty, voir E. de St Aubert, Lescénariocartésien, op.cit.,pp. 193-201. 88 Pr, p. 49. 89 Ibid., p. 12. Sur la critique merleau-pontienne du paradigme de la transparence en matière perceptive, voir Emmanuel Alloa, Larésistancedusensible.Merleau-Pontycritique delatransparence, Paris, Kimé, 2008, ch. 2; en particulier pp. 31-43. Nous nous permettons de renvoyer aussi à la troisième partie de notre article, «Naturalism and Transcendentalism: The Ubiquity of Idealism», d’où nous avons repris l’essentiel de l’argumentation qui suit. 86

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le monde se déploie dans une transparence absolue […]. Ainsi, […] le monde ne serait rien d’autre que la «signification monde», la réduction phénoménologique serait idéaliste.90

Même s’il n’est pas tout à fait exact de dire que la conception husserlienne du monde le réduit à «la signification monde», la transparence du monde à la conscience ne semble poser à Husserl aucun problème de principe. En réalité, Husserl admet des limites à ce caractère expérimentable et c’est d’ailleurs sur elles que Merleau-Ponty se concentre pour élaborer sa propre conception du «transcendant». Mais ces limites sont pour Husserl «de fait91», alors que, pour Merleau-Ponty, elles sont si essentielles qu’il leur accorde une signification ontologique – c’est ici que se situe précisément le lieu de leur divergence. Husserl écrit en effet dans le §142 des Idéesdirectricespourunephénoménologie: Àtoutobjet«quiexistevéritablement»correspond par principe […] l’idée d’uneconsciencepossibledans laquelle l’objet lui-même peut être saisi de façon originaire et dès lors parfaitementadéquate.Réciproquement, si cette possibilité est garantie, l’objet est ipsofactoce qui existe véritablement.92

Même s’il n’existe pas d’idée adéquate actuelle, correspond en principe à chaque objet une idée parfaitement adéquate: la réalité est indexée sur la possibilité que nous en ayons conscience93. Selon 90

Php, p. 11. Husserl l’établit clairement à la fin du §48 des Ideen: «Il va de soi qu’il y a des choses et des mondes de choses qu’on ne peut légitimer de façon déterminée dans aucune expérience humaine, mais cette impossibilité a des raisons de pur fait qui tiennent à la limitation de fait de cette expérience.» (Idéesdirectricespourunephénoménologie, op.cit., p. 160). 92 Ibid., p. 478. 93 Certes, Husserl affirme clairement (par exemple au §55 des Ideen) que ce n’est pas la réalité elle-même qui est indexée sur la conscience, mais lesensde la réalité: à cet égard, l’idée qu’il n’y a pas d’idéalisme métaphysique chez Husserl semble juste. Cependant, dans la mesure où il est également vrai que, selon lui, la réalité ne peut pas être pensée comme quelque chose d’indépendant de la conscience, Husserl semble adopter pour le moins une forme d’idéalisme épistémologique. Et nous pouvons affirmer avec Jocelyn Benoist («Le problème de la réalité», dans Roland Breeur et Ulrich Melle (dir.), Life, subjectivity & art: essays in honor of Rudolf Bernet, Dordrecht, Heidelberg, Londres [etc.], Springer, 2012, pp. 325-342), que cet idéalisme épistémologique va nécessairement de pair avec une forme de thèse ontologique: dire que la réalité n’a aucun sens indépendamment de la conscience consiste à soutenir une thèse qui ne concerne pas seulement notre accès «ordinaire» ou «épistémologique» à celle-ci. De ce point de vue, même s’il est intéressant de circonscrire la portée de l’idéalisme husserlien au champ de la phénoménologie de la connaissance (comme le fait par exemple Rudolf Bernet), dans la mesure où cela permet d’étudier précisément les subtilités du traitement husserlien de la question de la réalité dans ce champ, une telle démarche semble sous-estimer la portée métaphysique de la thèse husserlienne (notamment dans les Ideen). 91

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Merleau-Ponty, le problème est qu’une philosophie de ce type «dépouille le monde de son opacité et de sa transcendance» et «ignore le problème d’autrui comme le problème du monde94». Dans la mesure où le sens de tout ce qui n’est pas immanent au sujet est constitué par lui, pas plus les autres sujets que le monde ne peuvent être réellement «autres» au sens où ils ne peuvent avoir aucun réel secret pour le sujet. Comme tout objet transcendant excède toutes les intentions dirigées vers lui, tout objet a toujours des secrets temporaires et locaux pour le sujet; Husserl souligne ce point. Mais cela ne le prive pas de dire, comme la dernière citation le montre, que des idées parfaitement adéquates correspondent à tous les objets qui existent véritablement. Comment pouvons-nous concevoir de telles idées? Leur existence n’est pas réelle: elles sont idéelles. C’est en ce sens que Merleau-Ponty diagnostique une forme d’«idéalisme» dans la philosophie husserlienne: non au sens où Husserl identifierait vraiment le monde avec la «signification monde», mais au sens où ce qui est expérimenté ne peut jamais excéder en principe la conscience que nous en avons. Par contraste, Merleau-Ponty veut rendre la transcendance au transcendant, c’est-à-dire à la fois son altérité et son opacité: «Le monde n’est pas un objet dont je possède par-devers moi la loi de constitution95». Pour ce faire, il insiste sur le fait que le monde n’est pas quelque chose que je pourrai jamais voir en pleine lumière et comprendre totalement, et cela, comme nous l’évoquions, à partir d’arguments husserliens: le phénoménologue français part des concepts husserliens que sont la «donation par esquisses» et l’«horizon» de la perception, mais il les radicalise. L’idée husserlienne, reprise jusque dans Levisibleetl’invisible, est que nous faisons l’expérience de la transcendance à chaque fois que nous percevons par esquisses, et donc à chaque fois que nous percevons, puisqu’on ne peut jamais faire l’expérience de l’objet dans son entièreté. Dans une note de travail de septembre 1959, Merleau-Ponty illustre cette idée à l’aide du fameux exemple, emprunté à Husserl, de la vision d’un cube96. Nous ne voyons jamais toutes les faces d’un cube, une face en reste toujours cachée, et celle-ci est pourtant présente dans la perception que j’en ai: voilà précisément ce qui lui donne sa «transcendance». Dans le même sens, nous ne percevons jamais une chose que sur le fond 94

Php, p. 12. Php., p. 11. 96 On trouve ce même exemple du cube à six faces analysé dans Pr, pp. 44-45 et dans Php, pp. 245-246, pp. 312-313, pp. 353-354. 95

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d’«horizons» intérieurs et extérieurs, qui transcendent ce qui est purement donné lors de toute présentation momentanée de l’objet dans la perception et contribuent à son sens. À ce titre, le monde, qui est l’horizon de toutes nos expériences, n’est jamais identique à ce que nous percevons, il est toujours «autre», il est la condition de possibilité insondable de nos expériences. La stratégie merleau-pontienne consiste ainsi à réformer le concept de «transcendant» de telle sorte qu’il inclue essentiellement, et non pas seulement factuellement,cette dimension d’opacité. La transcendance est ainsi identifiée avec la «distance», laquelle n’est jamais interprétée comme une lacune, mais comme un excès. Comme le résume Agatha Zielinski: en opposition à l’interprétation «idéaliste» qu’Husserl en propose, la transcendance du perçu est essentiellement «pensée sur le mode de l’écart, de l’excès et de la négativité97». De fait, identifiant dans sa thèse de 1945 «le tort de l’intellectualisme», Merleau-Ponty écrit au sujet de «la fonction symbolique»: [L]e tort de l’intellectualisme est de la faire reposer sur elle-même, de la dégager des matériaux dans lesquels elle se réalise et de reconnaître en nous, à titre originaire, uneprésenceaumondesansdistance, car à partir de cette consciencesansopacité, de cette intentionnalité qui ne comporte pas le plus et le moins, tout ce qui nous sépare du monde vrai, – l’erreur, la maladie, la folie et en somme l’incarnation, – se trouve ramené à la condition de simple apparence.98

Négliger la distance qui caractérise notre présence au monde, l’opacité de notre conscience du monde, c’est négliger notre condition incarnée, et donc ce qui sépare le monde perçu du monde vrai, c’est trahir la distinction du réel et du vrai. Dès lors, les objets transcendants ne sont pas seulement définis, comme chez Husserl99, par le fait qu’ils n’appartiennent pas au même flux de processus mentaux que les actes dirigés sur eux, mais aussi par le fait que nous ne pouvons jamais concevoir des actes qui les comprendraient totalement: il est de la nature des objets que nous percevons que nous ne puissions jamais en faire une expérience pleine, sans reste et donc que nous ne puissions jamais les comprendre totalement. Notons à ce sujet, avec Renaud Barbaras, l’importance

97 Agatha Zielinski, «La notion de “transcendance” dans Levisibleetl’invisible: de l’indétermination au désir», dans E. de Saint Aubert (dir.), MauriceMerleau-Ponty, Paris, Hermann, 2008.p. 219. 98 Php, p. 157. Nous soulignons. 99 Voir le §38 des Ideen.

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majeure qu’a eue la psychologie de la forme dans cette désidéalisation de la perception par Merleau-Ponty: Merleau-Ponty […] s’appuie sur la psychologie de la forme pour mettre en évidence l’irréductibilité de la donation par esquisses, c’est-à-dire l’impossibilité principielle d’une donation adéquate de l’objet perçu, impossibilité qui s’exprime précisément dans la relation nécessaire de la figure au fond. Il est par là même conduit à critiquer la dépendance du cogito husserlien vis-à-vis du cogito cartésien et à réévaluer l’importance de la phénoménologie génétique, qui met en évidence la relation constitutive de la conscience transcendantale à une facticité originaire.100

c) Lebonrapportauperçu,lerefusdetouteclarification Le perçu, réel, opaque, distant dans la présence, inépuisable, d’une infinité qui échappe à toute loi, en un mot, transcendant, impose que nous adoptions envers lui un rapport adapté à sa nature. Merleau-Ponty en précise le type à plusieurs reprises: la nature spécifique de la perception appelle une «“compréhension phénoménologique” qui se distingue de “l’intellection classique” qui est limitée aux “vraies et immuables natures”101». Merleau-Ponty amplifie l’écart entre perception et pensée en affirmant non seulement leur hétérogénéité, et donc le fait qu’elles ne peuvent se recouvrir et se substituer l’une à l’autre, mais une forme de réelle insaisissabilité de la première par la seconde. En effet, il ne soutient pas seulement que, du fait de son irréductible opacité, le perçu ne peut être totalement clarifié mais plus radicalement, qu’il «n’est rien qui puisse être rendu plus clair par aucune analyse102», et donc, manifestement, qu’il ne peut aucunement être clarifié. De ce fait, insiste-t-il, la phénoménologie ne doit se donner pour tâche que de «replacer [le monde] sous notre regard, l’offrir à notre constatation103». Si la philosophie fait bien sûr usage de mots, ces mots ne doivent servir, semble-t-il, qu’à nous faire mieux voir ce qui est déjà sous nos yeux. À ce titre, il paraît essentiel de noter que Merleau-Ponty – sans doute par volonté de se démarquer de l’«idéalisme» husserlien, mais reprenant en négatif ses idéaux104 – dramatise l’altérité essentielle du monde perçu

100 R. Barbaras, «Merleau-Ponty et la psychologie de la forme», Lesétudesphilosophiques, juin 2001, n°57, p. 157. 101 Php, p. 18. 102 Ibid. 103 Ibid. 104 Nous reviendrons sur ce point crucial dans la dernière partie. Sur cet hommage paradoxal de Merleau-Ponty à Husserl, indiquons provisoirement le premier chapitre de

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en la pensant comme étrangeté et comme la source d’un «mystère»: le monde est «étrange et paradoxal», il est, «si l’on veut», précise-t-il, «mystérieux105» et «ce mystère [le] définit106». Ainsi, lorsque MerleauPonty réalise cette déclaration d’intention célèbre, «Il s’agit de décrire, et non pas d’expliquer ni d’analyser107», il semble que la description qu’il appelle de ses vœux ne doive viser qu’à nous faire mieux voir le monde, à attirer notre attention sur tel ou tel aspect de celui-ci, sans prétendre réaliser ainsi aucune explication, ni aucune clarification. On peut se demander en première intention si un tel idéal correspond à un acte possible: est-il possible de décrire quelque chose sans clarifier par là même, pour soi-même ou pour les autres, l’expérience que nous en avons? Décrire, n’est-ce pas nécessairement choisir de mettre en valeur certaines déterminations plutôt que telles autres, faire apparaître un relief, un creux, et par là même purifier, inévitablement, la représentation que nous nous en faisons? Pour autant, quoi qu’il en soit de cette question métaphilosophique cruciale, aux difficultés de laquelle MerleauPonty s’est confronté, et sur laquelle nous reviendrons, il s’agit tout d’abord de se demander ce qui justifie, pour Merleau-Ponty, ce caractère d’étrangeté et de paradoxe du perçu. Que celui-ci soit inépuisable pour la pensée, soit, mais pourquoi cette inépuisabilité est-elle pensée sur le mode de ce qui résiste par principe à toute clarification? Comprendre ce point impose de rendre compte d’un aspect fondamental de la philosophie merleau-pontienne de la perception, que nous avons jusque-là laissé inexploré: il s’agit du fait que, malgré la distinction qu’il accuse entre perception et pensée, Merleau-Ponty entreprend de penser une relation essentielle entre perception et vérité, laquelle ne doit pas effacer l’hétérogénéité entre les deux ordres de phénomènes – là est toute la difficulté – mais rendre compte néanmoins du fait que la vérité est fondée sur la perception et qu’en réalité, comme il l’exprime en toute clarté dans le si riche Avant-Propos de laPhénoménologiedela perception: «Chercher l’essence de la perception, c’est déclarer que la perception est non pas présumée vraie, mais définie pour nous comme accès à la vérité.108»

L’êtreduphénomène, op.cit., que nous avons évoqué, ainsi que la dernière partie de notre article, «Naturalism and Transcendentalism: The Ubiquity of Idealism», art.cit. 105 Php,p. 14. 106 Php, p. 21. 107 Php, p. 8. 108 Php, p. 17.

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Dans un tel énoncé s’exprime ce qui, chez Merleau-Ponty, doit nuancer profondément toute entreprise destinée à marquer la spécificité de la perception eu égard à la pensée: si l’une et l’autre sont distinctes, et fondamentalement distinctes, il n’en demeure pas moins que, selon lui, on trouve dans la première l’origine de la seconde, et que la philosophie doit permettre de le penser. La perception, écrit-il dès 1945, est une «connaissance originaire109», elle est même l’origine de la connaissance. Les «choses mêmes», auxquelles la phénoménologie doit revenir, c’est «ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours110». Nous retrouvons ici la thèse biface annoncée dans notre introduction: pour Merleau-Ponty, il faut refuser de juger l’expérience perceptive selon les critères du jugement intellectuel – et en particulier, donc, il faut refuser de la juger vraie ou fausse, alors qu’elle est réelle et opaque –, mais ce refus ne doit pas nous conduire à nier le lien entre la réalité perçue et la vérité, elle ne doit pas nous entraîner à libérer nos discours de vérité de tout rapport à la perception. Or, si l’on garde à l’esprit ce souci qu’a Merleau-Ponty de la relation de la vérité et de la perception et, plus précisément, de la fondation de la première sur la seconde, il est tout à fait remarquable qu’il identifie au cœur de chaque perception un «sens irréductible» (aussi qualifié de «signification originaire», «texte du monde extérieur», «langage muet», «Logos brut», ou encore «Logos sauvage»...), ce qui marque dans le lexique une indéniable homogénéité entre eux. Dès lors, si Merleau-Ponty affirme sur tous les tons que la «signification originaire» n’est précisément pas une «signification conceptuelle», que le sens propre à la perception n’est pas un sens conceptuel, rationnel, il nous semble que les motifs de l’opacité, de l’étrangeté et, plus généralement, du mystère qu’il associe au sensible ne peuvent se comprendre que si l’on considère ce second pan de sa philosophie de la perception, consacré à la continuité tracée entre perception et vérité. Il ne peut bien sûr s’agir ici de rendre compte de toutes les conséquences, eu égard à notre sujet, de cette continuité entre perception et vérité111, mais nous nous devons d’en présenter les principes, qui constituent aussi les bornes que Merleau-Ponty assigne à la spécificité du perçu eu égard à la pensée.

109

Php, p. 69. Php, p. 9. 111 On peut en effet considérer que l’ensemble des analyses consacrées à MerleauPonty dans la suite de ce travail sont destinées, au fond, à réaliser cette tâche. 110

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III. LA SIGNIFICATION «ORIGINAIRE»

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DU PERÇU

Le lecteur de l’œuvre de Merleau-Ponty, et plus particulièrement de ses écrits consacrés à la perception, ne peut être qu’impressionné par la récurrence d’un thème: celui de la «signification primaire», «antéprédicative112», du monde que nous percevons. Il écrit par exemple: Dans le silence de la conscience originaire, on voit apparaître non seulement ce que veulent dire les mots, mais encore ce que veulent dire les choses, le noyau de signification primaire autour duquel s’organisent les actes de dénomination et d’expression.113

Ce noyau de signification primaire est en outre, précise-t-il régulièrement, ce sur quoi repose le langage, et toutes ses significations114. Merleau-Ponty affirme donc de manière récurrente l’existence d’un «sens immanent» au perçu, ainsi que le caractère fondationnel de ce sens eu égard au sens linguistique usuel. Or, si les arguments qui soutiennent chez lui cette thèse sont (relativement) aisés à reconstituer, l’analyse des raisons qui la motivent nous semble plus difficile, et ce du fait que la critique fondatrice de MerleauPonty a un caractère originellement duel. Dans ses deux thèses, la notion de «signification originaire» du perçu apparaît dans un contexte critique, où Merleau-Ponty oppose à une conception empiriste qui fait du perçu une somme de sensations atomiques un donné sensible plus riche, structuré, empreint d’un «sens immanent». Les travaux de la psychologie de la forme ainsi que ceux de Kurt Goldstein jouent, comme il est connu, un rôle crucial dans son argumentation. L’embarras ne provient cependant pas, selon nous, de cette contestation de l’atomicité du perçu, mais des concepts dont Merleau-Ponty use pour la réaliser: le sens, la signification, le Logos, ces concepts imposent de comprendre sa conception de la perception, non seulement dans son rapport (critique) à l’empirisme, mais aussi dans son rapport à l’intellectualisme. La complexité induite par la double visée critique qui caractérise la philosophie merleau-pontienne est ici manifeste: parce qu’il critique conjointement l’empirisme et l’intellectualisme, Merleau-Ponty est amené à refuser et l’atomisme perceptif, qui dénie à la perception toute structuration immanente, et l’intellectualisme perceptif, qui lui assigne un sens idéalisé. Entre les deux, Merleau-Ponty tente de penser un sens spécifique 112 113 114

Php, p. 16. Ibid. Cf. par exemple, dans le même texte, pp. 15-16.

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du perçu, qu’il nomme «signification originaire». Le problème – et tel sera l’objet principal de notre interrogation à son propos – est qu’il semble que, ce faisant, et pour des raisons que nous aurons à déterminer, il ait conservé d’eux plus que ce qu’il aurait souhaité.

1. La motivation de la thèse du sens du perçu: la déconstruction de l’atomisme perceptif a) Lacritiquedel’empirisme L’idée que toute perception serait empreinte d’un sens immanent est présente dès le premier ouvrage de Merleau-Ponty, où elle est introduite sous les traits des concepts de «structure» et de «forme», dont il montre la pertinence pour décrire l’ensemble du comportement animal, et donc humain115. Nous l’avons évoqué: son but est de «comprendre les rapports de la conscience et de la nature», et il se trouve confronté dans cette recherche à deux tendances philosophiques majeures: une philosophie qui fait de toute nature une unité objective constituée devant la conscience, et des sciences qui traitent l’organisme et la conscience comme deux ordres de réalités, et, dans leur rapport réciproque, comme des «effets» et comme des «causes».116

Entre le physique et le psychologique, entre une compréhension des êtres vivants en termes d’objets privés d’autonomie et que l’on peut décrire selon un point de vue purement externaliste d’une part et une analyse qui s’enferme dans une dimension purement interne et en fait de purs sujets inconditionnés d’autre part, Merleau-Ponty recherche une «troisième dimension117», qui rendrait compte de ce qu’il y a de fondé dans le naturalisme sans réduire pour autant le vivant à la mécanique. Dans Lastructureducomportement, l’idée d’une signification immanente 115

En ce qui concerne cette critique de l’atomisme perceptif effectuée par MerleauPonty dans La structure du comportement, nous nous permettons de signaler que nous avons extrait certains des développements qui suivent de notre article, «La structure comme fait et comme principe. La relativité de la transformation dans La structure du comportement» (dans Thierry Paul et Jocelyn Benoist (dir.), Le formalisme en action. Aspectsmathématiquesetphilosophiques, Paris, Hermann, 2013). 116 SC, p. 2. 117 Nous reprenons ce terme à Bernard Waldenfels, qui a proposé une analyse du rôle fondamental du concept de structure dans la philosophie de la perception de MerleauPonty dans «Perception et structure in Merleau-Ponty» (Research in phenomenology, 1980, vol. X, pp. 21-38).

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au perçu apparaît donc dans le cadre d’une critique de l’atomisme perceptif visant à montrer que cet atomisme n’est pas seulement descriptivement faux, mais intellectuellement trompeur, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de le corriger en y ajoutant un principe «d’intégration ou de coordination118» (ce qui nous reconduirait en réalité à une forme d’intellectualisme, dont il serait alors clair qu’elle est «la simple antithèse ou contrepartie de l’atomisme119»), mais qu’il faut en réformer fondamentalement les termes. Le concept merleau-pontien de sens du perçu provient donc initialement d’un constat critique: dans les traités de psychologie classiques, on étudie d’abord les matériaux, les «données» de la sensibilité puis, dans les chapitres suivants, leurs «synthèses» de plus en plus complexes: perceptions, souvenirs, jugements, etc. L’idée sous-tendant une telle organisation du discours est que le psychologue, le scientifique a la charge d’isoler les données sensibles de tout ce dont notre expérience primitive et notre réflexion les ont chargées, et ce afin de retrouver le monde «réel» sous le vêtement interprétatif qui le dissimule à nos yeux. Le monde objectif étant donné, on admet qu’il confie aux organes des sens des messages qui doivent donc être portés, puis déchiffrés, de manière à reproduire en nous le texte original.120

À une telle démarche, Merleau-Ponty objecte ce que les psychologues de la forme, avant lui, ont montré: certaines formes d’organisation appartiennent defaçonprimitiveà la perception et préexistent si bien à toute construction en deçà de laquelle on pourrait revenir, ou dont on pourrait faire abstraction, que toute entreprise destinée à séparer le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire les sensations d’un niveau organisationnel supérieur, est vouée à supposer ce qu’elle est censée découvrir, manifestant par-là son caractère arbitraire. b) «Lesignalestuneconfiguration» La nécessité des concepts de «structure» et de «forme» pour décrire l’ensemble des comportements humains, parmi lesquels il place la perception, est mise au jour par Merleau-Ponty à partir des expériences de psychologie menées par Kurt Goldstein, Wolfgang Koehler et d’autres critiques de la «théorie classique du réflexe». Merleau-Ponty démontre 118 119 120

SC, p. 84. Ibid. Php, p. 14.

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grâce à leurs travaux que, pour comprendre les réflexes des animaux, il ne faut précisément plus les considérer comme de purs réflexes ou, du moins, ne les considérer comme des réflexes que dans certains cas exceptionnels. La théorie classique du réflexe est en effet fondée sur l’hypothèse théorique selon laquelle une réaction donnée doit correspondre à un stimulus donné: Il y a un parti pris initial qui est d’admettre que dans l’organisme une excitation complexe contient à titre de parties réelles les processus qui seraient déclenchés par chacun des stimuli élémentaires, ou encore que chaque stimulus partiel possède une efficacité propre.121

Or, ce que met en évidence Merleau-Ponty, c’est que «le stimulus adéquat ne peut se définir en soi et indépendamment de l’organisme122». D’une part, parce que l’excitation est «déjà une réponse», et qu’elle dépend de l’organisme. D’autre part, parce que la réaction de l’organisme à une excitation donnée dépend de toutes ses autres excitations, passées ou présentes: Un stimulus objectif donné produit dans l’organisme des effets différents selon qu’il agit seul ou en même temps que tel autre. […] L+S n’est pas réflexogène parce que l’adjonction de S n’est pas pour l’organisme une simple addition, même algébrique. Elle ne laisse pas subsister le stimulus précédent S, elle lui substitue une nouvelle situation dont il ne fait plus partie.123

La conséquence théorique à tirer de telles observations est que ce qui produit une réaction chez un animal n’est pas un stimulus isolable, compréhensible comme un atome perceptif ou un objet doté d’une certaine individualité: plus que des entités isolables, ce sont les relations entre toutes les entités que l’on pourrait isoler dans la situation qui constituent le stimulus. C’est dire que le stimulus véritable est l’ensemble en tant que tel. […] L’excitant véritable des réactions conditionnées n’est ni un son, ni un objet, considérés comme des individus, ni un assemblage de sons ou d’objets considérés comme des ensembles à la fois individuels et confus, mais plutôt la distribution des sons dans le temps, leur suite mélodique, les relations de grandeur des objets, en général: la structure précise de la situation.124

121 122 123 124

SC, SC, SC, SC,

p. 58. p. 31. pp. 58-59. p. 59.

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Une structure plutôt qu’une somme d’atomes perceptifs, voilà ce que nous percevons inévitablement. Pour démontrer et illustrer cette thèse, Merleau-Ponty use de divers types d’exemples, qui ont l’intérêt de montrer au lecteur la structuration de sa propre perception, mais aussi celle des autres, l’altérité étant ici suffisamment large pour inclure les gallinacés. En ce qui concerne la structuration de notre propre expérience perceptuelle, nous pouvons restituer l’exemple de la perception des couleurs. Grâce à l’expérience fameuse de l’anneau de Koffka125, Merleau-Ponty montre en effet que la «valeur chromatique d’une excitation donnée» dépend «de la structure chromatique de l’ensemble», mais aussi «de sa structure spatiale126». Le dispositif est le suivant: Un anneau gris dessiné sur fond mi-partie vert, mi-partie rouge, paraît gris quand il est perçu comme une seule figure, et paraît mi-partie rougeâtre, mi-partie verdâtre, si un trait, coupant l’anneau sur la ligne de séparation des fonds, le fait voir comme un ensemble composé de deux demi-anneaux accolés. Aucun phénomène de contraste ne se produit tant qu’un disque est perçu comme situé en avant du fond sur lequel il se détache; l’effet de contraste apparaît quand le disque est vu comme posé sur le fond.127

L’expérience décrite montre, tout d’abord, que la valeur chromatique d’une excitation sensorielle n’est pas immuable mais qu’elle varie selon la répartition des couleurs dans le champ visuel: si l’on analysait chacune des deux moitiés de l’anneau comme des sommes d’excitations locales, on devrait admettre que, lorsqu’un trait vient séparer de manière visible ces deux moitiés, les excitations locales ne varient pas, mais correspondent pourtant, avant l’imposition du trait, à la perception d’une même couleur grise dans l’ensemble de l’anneau et, après le tracé, à la perception de deux couleurs distinctes, un gris «rougeâtre» et un gris «verdâtre». Elle démontre également que cette valeur chromatique varie selon l’organisation chromatique mais aussi selon l’organisation spatiale du champ visuel considéré: qu’est-ce qui joue le rôle du fond? Qu’est-ce qui joue le rôle de la figure? Ces déterminations paraissent centrales pour rendre compte des valeurs chromatiques attribuées, de fait, dans notre perception aux différentes excitations sensorielles qui sont, d’un point de vue physiologique, à l’origine de celle-ci. 125 Aussi appelé cercle de Benussi-Koffka. Merleau-Ponty se réfère pour sa part à l’expérience décrite par Koffka dans ses PrinciplesofGestaltPsychology, Londres et New York, Kegan Paul, Trench Trubnet and Co (et al.), 1935, p. 134. 126 SC, p. 91. 127 SC, pp. 91-92.

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Or, si Merleau-Ponty montre grâce à ces expériences accessibles à tous qu’aucune de nos perceptions ne peut se comprendre comme une somme de sensations atomiques, mais toujours, et inévitablement, comme une «structure», une «forme», ou une «configuration128», il renforce son argumentation à l’aide d’expériences démontrant cette thèse depuis un point de vue en troisième personne. Référons nous par exemple à l’expérience réalisée par Kœhler avec une poule129. On met une poule en présence de deux tas de grains de blé de couleurs différentes, et on lui apprend à privilégier le tas de grains dont la couleur est la plus claire, couleur que l’on va appeler «gris clair». On ôte ensuite le tas dont la couleur était la plus foncée et on le remplace par un tas dont la couleur est encore plus claire que les deux couleurs initiales, par un tas donc de couleur «gris très clair». Or, que constate-t-on? La poule va privilégier non le tas qu’elle avait préféré dans la première situation, mais le nouveau tas (de couleur «gris très clair», donc). Ce que privilégie la poule, le stimulus qui l’attire n’est pas un tas ayant telle couleur précise (par exemple, «gris clair»), mais le tas ayant la couleurlaplusclaire (qui varie donc selon les situations). Et ce résultat vaut quelle que soit la place des tas: on peut faire permuter les deux tas du début et les deux tas de la seconde situation, cela n’y change rien, la poule persiste à préférer le tas dont la couleur est la plus claire. Il s’ensuit, semble-t-il logiquement que, comme l’écrit Merleau-Ponty: «Le signal est une configuration (SignGestalt).130» Sous sa forme initiale, la thèse merleau-pontienne de la «signification originaire» du perçu est donc la suivante: nous ne percevons jamais des éléments isolés, que l’on associerait et coordonnerait ensuite, mais uniquement des ensembles structurés. «Une figure sur un fond est la figure la plus simple que nous puissions obtenir131». Supposer donc qu’il 128 D’un point de vue d’histoire des idées, on peut noter qu’à la même époque le sociologue Norbert Elias, autre héritier de la Gestaltpsychologie, dont il se réclame explicitement dans plusieurs ouvrages, fait lui aussi usage du terme de «configuration», qui se trouve employé au service de la critique d’une certaine conception individualiste, et individualisante, des membres d’une société. Les deux tomes de son ouvrage majeur, Surle processusdecivilisation(ÜberdenProzeßderZivilisation.Soziogenetischeundpsychogenetische Untersuchungen, Bâle, Verlag Haus zum Falken, 1939) sont publiés pour la première fois en 1939 dans leur langue originale. 129 Wolfgang Kœhler, «Optische Untersuchungen am Schimpansen und am Haushuhn»et «Nachweis einfacher Strukturfunktionen beim Schimpansen und beim Haushuhn», Abhandlungen der Preußischen Akademie der Wissenschaften», respectivement 1915 et 1918. Merleau-Ponty la commente dans SC, p. 116. 130 SC, p. 116. 131 Php, p. 26.

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y aurait des sensations sans forme, des éléments sensitifs isolables à partir desquels notre monde serait ensuite constitué par association constitue une hypothèse théorique qu’aucune expérience ne confirme.

2. De la structure à la signification a) Lasignification,troisièmetermeentrelachoseetl’idée Dans Lastructureducomportement, Merleau-Ponty démontre donc cette thèse qui constituera le fond de tous ses écrits ultérieurs relatifs à la perception: Nous montrions avec la théorie de la Forme qu’on ne peut assigner une couche de données sensibles qui dépendraient immédiatement des organes des sens: la moindre donnée sensible ne s’offre qu’intégrée à une configuration et déjà «mise en forme».132

Il est cependant frappant que, dans sa thèse de 1945, ce motif de la forme du perçu est dominé par le concept de sens, ou de signification, qui apparaît dès l’Avant-Propos du livre133, et dont Merleau-Ponty use dès les premières pages consacrées à la critique de la sensation. Il s’en sert donc pour rendre compte des résultats de la critique de l’atomisme perceptif, et on le retrouve ensuite quasiment à chaque page. Évoquons, pour en donner le goût, un exemple parmi cent autres: «Percevoir [...] c’est voir jaillir d’une constellation de données un sens immanent sans lequel aucun appel aux souvenirs n’est possible.134» Mais une remarque lexicographique s’impose: en réalité, MerleauPonty fait référence au concept de signification dès Lastructureducomportement, et de manière extrêmement significative, puisqu’il en propose alors une justification135. L’analyse se trouve dans le troisième chapitre de l’ouvrage, au moment où Merleau-Ponty affronte directement la question de la nature de la structure, dont il a mis en évidence le caractère problématique à la fin du chapitre précédent. Affirmant alors que la forme n’est «ni chose ni conscience136», Merleau-Ponty va proposer 132

Php, p. 186. Cf. «le noyau de signification originaire», qui est «ce que veulent dire les choses» dans «la vie antéprédicative de la conscience» (Php, p. 16). 134 Php, p. 31. Nous soulignons. 135 Le concept apparaît p. 133 puis une cinquantaine de fois, en grande majorité dans la dernière partie de l’ouvrage (cf. par ex. pp. 185, 218, 237, 239…) 136 SC, p. 138. 133

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de la comprendre comme une «signification». L’intérêt de ce concept, argumente-t-il, est qu’il permet, contre le mécanisme, de «maintenir à titre définitif l’originalité des catégories vitales137» – démontrée dans les chapitres précédents – sans revenir à «la notion d’élan vital138»: «l’idée de signification permet de conserver sans l’hypothèse d’une force vitale la catégorie de vie.139» À «l’unité de corrélation140» à l’œuvre en physique, MerleauPonty oppose ainsi «l’unitédesignification141» des organismes vivants, qui est le fait d’une «coordination par le sens142». Il est frappant que, dans ce contexte, Merleau-Ponty revendique la vérité de la description qu’il propose, et récuse déjà143 toute accusation de «projection» «anthropomorphique»: La signification et la valeur des processus vitaux, dont la science, nous l’avons vu, est obligée de faire état, sont bien des attributs de l’organisme perçu, mais ce ne sont pas pour autant des dénominations extrinsèques à l’égard de l’organisme vrai, car l’organisme vrai, celui que la science considère, c’est la totalité concrète de l’organisme perçu, porteur de toutes les corrélations que la science y découvre et non décomposables en elles.144

Merleau-Ponty entend donc, en posant l’organisme comme une «unité de signification», un «ensemble significatif» et même «un phénomène au sens kantien145», trouver un troisième terme entre chose et idée. b) Lanaissancesymboliquedelasignification La difficulté est que, si l’écart qui sépare le concept de «signification» du concept de «chose» est plutôt intuitif, il n’en est pas de même de l’écart qui le sépare du concept d’«idée». Or, comme cela a été maintes fois remarqué146, Merleau-Ponty démarque de manière forte et 137

SC,p. 167. SC, p. 168. 139 Ibid. 140 SC, p. 169. 141 Ibid. 142 Ibid. 143 Il anticipe alors de manière frappante les critiques qui le conduiront (comme nous le verrons dans le chapitre 3) à développer sa propre philosophie du sens et du langage. 144 SC,p. 169. 145 SC, p. 170. 146 Nous pensons à l’article magistral de R. Barbaras («Merleau-Ponty et la psychologie de la forme», art. cit.), mais aussi aux travaux de P. Dupond («Nature et Logos. D’une pensée de la fondation (Fundierung) à une pensée de l’entrelacs (Ineinander)», StudiaPhaenomenologica, 2003, vol. III, n°3/4, pp. 119-141)», ou encore (même s’il fait peut-être plus crédit à Merleau-Ponty que nous aurions tendance à le faire) de Jean-Noël 138

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convaincante la «signification» d’«une somme de processus extérieurs les uns aux autres147», il montre bien qu’elle n’est pas un être de nature, mais il ne la distingue pas aussi clairement – ou, en tout cas, autrement que par des déclarations d’intentions – de l’idée. Il écrit par exemple de l’organisme: «il est un ensemble significatif pour une conscience qui le connaît, non une chose qui repose en soi148». Et de fait, lorsqu’il entérine et «officialise» le concept de «signification» pour rendre compte de la structure du comportement animal (au sens générique) et de notre perception, il élargit en réalité à toutes les formes l’usage d’un concept proposé initialement pour analyser les seules «formes symboliques149». Le concept de signification apparaît en effet, dans Lastructuredu comportement et donc dans l’œuvre merleau-pontienne, au sein d’un paragraphe consacré à la capacité qu’a l’homme (spécifiquement) de jouer un morceau sur deux orgues différentes: la «structure de structures» qui apparaît dans un tel cas est qualifiée de «signification musicale du morceau», les «propriétés internes de structure» du stimulus étant caractérisées comme constituant sa «signification immanente150». Ce qui est spécifique, dans un tel exemple, et justifie que Merleau-Ponty appose sur le concept de «structure» celui de «signification», est qu’alors que dans le cas de l’animal, le signe «ne médiatise aucune réaction à la signification généraledes stimuli151», dans le cas de l’organiste, «il faut que la nouvelle corrélation des stimuli visuels et des excitations motrices soit médiatisée par un principe général152». De «signal», le signe devient «symbole153».

Cueille dans «Le Silence du Sensible. Éléments pour une esthésiologie dans la pensée de Merleau-Ponty» (ChiasmiInternational, 2002, n°4, pp. 119-155). 147 SC, p. 172. 148 Ibid. 149 Tout ce qui suit est développé dans un paragraphe de SCintitulé «Les formes symboliques» (pp. 130-138). La référence à Cassirer, et plus largement à la tradition néokantienne, est transparente (elle est encore plus explicite dans Php), et a été souvent commentée. Ce passage ne se comprend pas, en outre, indépendamment de la référence à Kurt Goldstein (que Cassirer lisait lui-même, et connaissait très bien), sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 3. Pour une réévaluation de la dimension kantienne de la philosophie merleau-pontienne, voir par exemple Samantha Matherne, «The Kantian Roots of Merleau-Ponty’s Account of Pathology», BritishJournalfortheHistoryofPhilosophy, 2014, vol. 22, n°1, pp. 124-149. 150 SC, p. 133. 151 SC, p. 130. Nous soulignons. 152 Ibid. 153 Ibid.Le commentaire de référence de ces textes est développé par É. Bimbenet dans Natureethumanité(op.cit., en part. pp. 61-80). Voir aussi M. Merleau-Ponty, La

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Une interprétation possible de cette analyse et de la généralité qu’elle met en exergue consisterait à remarquer qu’il est légitime de décrire cette situation en disant que l’organiste est en train de jouer un morceau, c’està-dire un morceau qui reste le même, d’un certain point de vue, s’il le joue sur une autre orgue, et par exemple dans une autre église lors d’une autre célébration, qu’il y a bien là «une même structure154», qui guide ses gestes et lui permet d’exploiter l’apprentissage du morceau réalisé sur une orgue lorsqu’il interprète ce même morceau sur une autre orgue. Cependant, puisque la structure est définie par la solidarité et la cohésion entre ses différentes parties, c’est-à-dire par leur capacité à se transformer collectivement, solidairement, la mise en évidence d’une invariance ne permet nullement de sortir du régime de la structure155. Toute structure, en tant qu’elle est une structure singulière, c’est-à-dire en tant qu’elle est la structure qu’elle est, doit être fondée sur la distinction entre des éléments variables et des éléments fixes, c’est-à-dire entre des éléments dont la variation est censée être intégrée à son ordre (par exemple, dans l’exemple de la poule et des grains, la couleur des grains), et des éléments dont la variation fait que l’on change de structure, ou que l’on sort en tout cas de l’ordre que celle-ci constitue (par exemple, dans l’exemple de la poule, la poule!). On pourrait en ce sens considérer que, dans l’exemple du morceau d’orgue, la «généralité» signifie qu’une variation infinie est possible àunevariabled’ajustementprès, qui serait fixée par une convention: si en droit on peut dire que c’est le «même morceau», par exemple la «Lettre à Élise», qui est joué par les débutants du monde entier, la raison en est que, conventionnellement, on considère que deux instrumentistes jouent le même morceau s’ils jouent les mêmes notes en respectant à peu près le même rythme, et ce même si ce qui est joué diffère autant que la version de Wilhelm Backhaus et une adaptation au violon par André Rieu. Or, il est frappant que Merleau-Ponty, lorsqu’il développe l’exemple de l’orgue, non seulement refuse cette explication conventionnaliste de la généralité de la structure, mais semble affirmer la possibilité de changer tous les paramètres et de reconquérir, à chaque changement, une structure du comportement. chap. III, 3 – L’ordre humain, commenté par É. Bimbenet, Paris, Ellipses, 2000. 154 SC, p. 132. 155 Merleau-Ponty l’explicite par exemple lorsqu’il écrit: «On dira qu’il y a forme partout où les propriétés d’un système se modifient pour tout changement apporté à une seule de ses parties et se conservent au contraire lorsqu’elles changent toutes en conservant entre elles le même rapport.»(SC, p. 49).

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structure qui permettrait d’intégrer ces nouvelles variations. L’homme semble disposer d’une liberté, non pas relative, mais en droit infinie, dont l’animal est le plus souvent privé: il y a là une «possibilité d’expressions variées d’un même thème», mais surtout – c’est l’argument décisif – celle-ci rend «possible toutesles substitutions de points de vue156». Il y a là, commente Étienne Bimbenet, «une objectivité et une variabilité sans limites157». C’est «l’attitude catégoriale», et son indéfinie liberté qui se trouve ici annoncée. Certes, reconnaît Merleau-Ponty, il y a entre les gestes à réaliser pour jouer le morceau, les signes sur la partition et les sons émis un rapport défini conventionnellement, mais cette définition conventionnelle n’est pas décisive, dès lors qu’elle est fondée en raison: ce rapport «est intérieur et nécessaire158». Le signe vrai représente le signifié, non pas selon une association empirique, mais en tant que son rapport aux autres signes est le même que le rapport de l’objet signifié par lui aux autres objets.159

Si les gestes du pianiste, les signes sur la partition et les sons qui résonnent dans l’église forment ensemble une structure, la raison en est que la structure des gestes, celle des sons et celle des signes sont, au fond, les mêmes: l’identité de structure que l’on peut identifier entre deuxinterprétationsdifférentesdumêmemorceau doit être rapportée à une identité de structures que l’on peut observer entre les troisensemblesdephénomènes impliqués dans chaqueinterprétation. Cette identité manifeste le fait, souligne Merleau-Ponty, que dans sa conduite l’homme est ouvert sur «la vérité et […] la valeur propre des choses160» – c’est elle qui, dans ce texte, doit en tout cas permettre de comprendre la généralité, unique, c’est-à-dire la liberté du comportement humain. L’animal est capable de sursauts d’intelligence, qui lui permettent d’accéder parfois à ce qui fait l’unité objective d’une situation, mais comme le synthétise Étienne Bimbenet, [q]uel que soit le degré d’évolution et d’intelligence d’un animal, il n’en reste pas moins que l’objectivation de son milieu, et la liberté corrélative de sa conduite, restent chez lui à l’état d’ébauche, et ne peuvent anticiper que de manière exceptionnelle ce qui chez l’homme, au contraire, transit par définition chacun des aspects de sa conduite.161 156 157 158 159 160 161

SC, p. 133. Nous soulignons. É. Bimbenet, Natureethumanité, op.cit., p. 75. SC, p. 132. Ibid. SC, p. 133. É. Bimbenet, Natureethumanité, op.cit., p. 70.

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Par contraste, pour l’homme, les structures locales peuvent être intégrées dans une structure plus globale, qui constitue l’objet de la vérité. Merleau-Ponty exprime cette idée clairement en parlant de la physique lorsqu’il écrit: La forme n’est pas un élément du monde, mais une limite vers laquelle tend la connaissance physique et qu’elle définit elle-même.162

Autrement dit, tout signe, ou toute structure de signes, pour les hommes du moins, tendrait à exprimer une structure de structures, un invariant de signification, dont la connaissance serait le but de la science, et dont la nécessité permettrait seule de rendre compte de la généralité incomparable de la structure du comportement humain. Avec cette variation indéfinie, infinie même, un saut qualitatif semble de fait être franchi par rapport au concept de structure tel qu’il se trouvait à l’œuvre dans les exemples précédents. Mais il faut remarquer une chose: la description de la structure semble ici redevable d’un point de vue proprement humain, et même gnoséologique sur le monde. Comme le précise de manière fort révélatrice Merleau-Ponty, «le comportement n’aplus seulement une signification, il estlui-même signification163.» Nous est donc décrite une sortie hors des conditions d’existence immédiates, une abstraction par laquelle la structure semble se rapprocher singulièrement de l’idée, ou de ce qui en tient lieu dans l’architecture théorique de Lastructureducomportement. User du terme de «signification» pour parler de la «structure» du perçu induit dès lors un risque évident: penser le perçu à partir de l’intelligence, la réalité à partir de la vérité, et échouer par là-même à rendre compte de leur spécificité, perdre donc le combat contre l’idéalisme. c) Étoufferlarésonanceidéalisted’unconcept Lorsque Merleau-Ponty revendique l’usage du concept de «signification» pour rendre compte de l’originalité de la structure de l’être vivant, il généralise un concept initialement utilisé pour qualifier un comportement proprement humain, pour l’élucidation duquel est notamment employé le concept de «vérité», ou celui de «liberté»: le soupçon d’intellectualisme semble s’imposer naturellement. Merleau-Ponty, cependant, a tout à fait conscience de ce reproche possible, qu’il reprend à son compte en en déduisant un programme de recherche. L’erreur, soulignet-il ainsi, serait d’«expliquer l’inférieur par le supérieur»: il faut au 162 163

SC, p. 153. SC, p. 133.

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contraire marquer le fait que les «structures supérieures», aussi «originales» soient-elles, «ne rendent pas compte des autres164», qui ont leur ordre propre. Merleau-Ponty conserve le concept de «signification», mais comme l’objet d’un travail à mener, comme source d’interrogation plutôt que comme outil homologué: Nous aurons à distinguer l’intelligence et l’intellectualisme, et peut-être à reconnaître l’existence de significations qui ne sont pas de l’ordre logique165. Il ne peut s’agir ici que d’une description préalable qui ne résout pas les problèmes transcendantaux de la pensée confuse, mais qui contribue à les poser.166

Nous retrouvons ici la critique de l’intellectualisme par laquelle nous avons ouvert le chapitre, et cette double exigence typique de l’œuvre merleau-pontienne: si, pour combattre l’empirisme, Merleau-Ponty tient à faire valoir la structure immanente du perçu, cette structure ne doit pas être pensée pour autant comme une signification idéale, logique, un être de pensée, qui serait détaché des conditions réelles de l’existence, et ce même si cette structure doit in fine permettre de rendre compte des comportements les plus libres de l’homme, et notamment de la science. Merleau-Ponty, soucieux de la réalité des formes qu’il décrit, tient à se démarquer de l’idéalisme, dont certaines descriptions d’inspiration explicitement criticiste peuvent le rapprocher167, et insiste donc sur ce qui, dans la signification du perçu qu’il décrit, est davantage de l’ordre du fait que de l’idée, de la structure que de la signification au sens où nous entendons habituellement ce terme: Ce qu’il y a de profond dans la Gestalt d’où nous sommes partis, ce n’est pas l’idée de signification, mais celle de structure, la jonction d’une idée et d’une existence indiscernables, l’arrangement contingent par lequel les matériaux se mettent devant nous à avoir un sens, l’intelligibilité à l’état naissant.168

Or, il nous semble que c’est précisément à ce genre de souci distinctif qu’il faut rapporter l’insistance merleau-pontienne sur le caractère «mystérieux» de la perception. Contre toute identification de la «signification originaire» du perçu à la «signification idéale» du langage, 164

SC, p. 135. Cf. Chap. III (Note de Merleau-Ponty lui-même). 166 SC, p. 135. 167 «D’une manière générale, remarque-t-il, il semble que nous rejoignions l’idée critique.» (SC, p. 222) Mais la conclusion qui nous fait penser ainsi, précise-t-il tout de suite, «est avec une philosophie d’inspiration criticiste dans un rapport de simple homonymie.» (Ibid., pp. 222-223). 168 SC, p. 223. 165

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Merleau-Ponty dramatise l’hétérogénéité du perçu et du langage, au point de rendre celui-ci inatteignable par celui-là. Lorsque MerleauPonty insiste sur le caractère «paradoxal» du perçu, un tel accent semble devoir se comprendre en relation avec l’idéalisme dont il tient à se démarquer, par contraste avec le sens idéal à l’égard duquel il veut éviter toute confusion. Si le sens du perçu est paradoxal et mystérieux, si la perception ne peut nullement être clarifiée, la raison en serait donc que l’opacité qui caractérise le sens du perçu n’est en aucun cas celle qui peut caractériser un sens intellectuel (laquelle peut être dissoute), que l’obscurité qui affecte notre perception n’est en aucun cas du même type que celle qui peut entacher nos idées (laquelle peut être dissipée). Ce que l’on entend du morceau d’orgue n’est certainement pas réductible à ce que la science pourrait en dire. Le perçu, rappelons ses termes précis, «n’est rien qui puisse être rendu plus clair par aucune analyse»: Merleau-Ponty désire marquer, lorsqu’il s’agit de perception, l’incongruité de la clarté qui résulte de l’analyse intellectuelle. La dramatisation merleau-pontienne de l’altérité du perçu à l’égard de la pensée devrait donc se comprendre, purement et simplement, par cette volonté de contraste. Il n’en demeure pas moins que, dans La structure du comportement, un problème considérable semble s’être immiscé dans les failles ouvertes par la critique de l’empirisme: comment maintenir la réalité de la structure, le fait qu’elle mette en jeu une existence, tout en rendant compte grâce à elle de la généralité du comportement humain, de la liberté de ses associations? La diplopie du projet merleau-pontien impose à son jeune concept de structure une tension forte et incontestable. CONCLUSION Lorsqu’il se confronte à la question de la perception (comme aux autres du reste), Merleau-Ponty est mû par une volonté biface: ne pas faire primer l’une des substances (l’esprit ou la matière) sur l’autre et négliger ainsi des caractéristiques propres à l’autre substance ou, plus grave encore, des caractéristiques dont aucune des deux substances ne pourrait permettre de rendre compte. Contre l’idéalisme, il insiste sur la spécificité de l’ordre perceptif par rapport à celui de la pensée; contre l’empirisme, il insiste sur le fait que le perçu manifeste tout de même une «structure», ou «forme», qu’il qualifie aussi, soucieux de l’intégration de l’ordre humain dans l’ordre de la nature, du nom de «signification». Pour éviter toute lecture idéalisante de celle-ci, il en précise cependant

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les caractéristiques: mystérieuse, opaque – car rivée à l’existence –, quoique susceptible pour les «structures supérieures» d’atteindre à la généralité, elle est censée se démarquer de «l’idée». Restent cependant deux problèmes importants, qui s’opposent à cette première lecture de la «signification originaire» merleau-pontienne. D’une part, la distinction entre signification perçue et signification idéale restera dans La structure du comportement à l’état d’ébauche. Comme l’écrit Renaud Barbaras: La conclusion de l’ouvrage montre que, en vérité, le problème du statut de la forme et donc de la perception reste entier: les formes sont des objets «qui n’existent que par leur sens, mais le sens qui jaillit en eux n’est pas encore un objet kantien, la vie intentionnelle qui les constitue n’est pas encore une représentation, la “compréhension” qui y donne accès n’est pas encore une intellection».169

Merleau-Ponty, à la fin de sa première thèse, reste totalement tributaire de doubles négations, qu’il s’agit de dépasser. Tel est l’objectif qui l’anime dès lors, dans laPhénoménologiedelaperception. La difficulté est que, comme nous le verrons, il semble que la thèse de 1945 n’accomplisse pas non plus tout à fait ce partage entre signification conceptuelle et signification du perçu, dont le besoin est exprimé par l’auteur dès 1943. Nous touchons là en réalité au second problème annoncé. Car si ce partage n’est pas, selon nous, bien réalisé dans la Phénoménologiedelaperception, cela ne semble pas relever d’un hasard, ou d’un défaut conjoncturel – eu égard à ses propres exigences – de la philosophie merleau-pontienne. Pour éviter toute ambiguïté, Merleau-Ponty aurait pu en effet se dispenser de ces termes – d’un indéniable encombrement – que sont «le sens» et «la signification». Or, il nous semble que s’il ne l’a pas fait, la raison en est la seconde intention majeure qui préside au déploiement de son œuvre, cette seconde intention qui, comme la première, le situe dans la tradition philosophique la plus classique: le souci de «l’origine de la vérité» (dont on sait qu’il fut longtemps le titre prévu pour l’œuvre qui devait regrouper Laprosedumondeainsi que les travaux préparatoires rassemblés dans Levisibleetl’invisible170). 169

R. Barbaras, «La psychologie de la forme», art. cit., p. 156. L’auteur cite SC, p. 241. Rappelons-le: ces deux textes furent probablement rédigés respectivement en 1950-1951 et en 1959-1961, et furent édités séparément sous l’autorité de Claude Lefort après le décès de leur auteur. Le titre «L’origine de la vérité», ou son doublet «Généalogie du vrai», sont envisagés très tôt par Merleau-Ponty, et se retrouvent très tard, quoiqu’ils semblent avoir été supplantés pendant les derniers mois par le titre qui fut finalement donné au recueil. 170

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Comme l’écrit Jenny Slatman, le retour aux choses mêmes, tel que Merleau-Ponty le comprend, n’est pas un retour anti-intellectualiste à un monde inhumain, mais le «retour à une origine qui comporte le germe de l’expression ou du logos171». Soucieux du lien entre perception et vérité, soucieux de faire de la perception non pas, comme les intellectualistes, «une science incomplète», mais «une connaissance originaire», «l’intelligibilité à l’état naissant»172, Merleau-Ponty userait des concepts de «sens» et de «signification» comme de leviers destinés à assurer le passage de la perception à la vérité. Il sépare donc perception et pensée, il rend compte abondamment de la spécificité du perçu, mais c’est paradoxalement au moment où il semble les distinguer radicalement – lorsqu’il affirme le caractère mystérieux et paradoxal du perçu – que le lien qu’il trace par ailleurs entre eux apparaît, comme une ombre dans l’obscurité indique la présence d’une lumière, venant ainsi imposer une pâleur significative sur le visage de la perception. Même s’il nous reste bien sûr à déterminer précisément son sens, et ses conséquences exactes sur l’analyse de la perception, le souci de l’origine de la vérité vient tempérer, en tout état de cause, la spécificité que l’auteur reconnaît à la perception. Pour faire apparaître ce point, tournons-nous à présent vers la thèse austinienne du silence des sens. Cette thèse a en effet l’immense intérêt, relativement à la conception merleau-pontienne, de radicaliser l’écart entre perception et pensée sans mettre pour autant la première hors d’atteinte de la seconde. Qu’est-ce qu’une telle philosophie nous dit de la spécificité du perçu eu égard à la pensée? Quel jugement invite-t-elle à porter sur les thèses qui reconnaissent un sens au perçu? Selon quelle perspective nous invite-t-elle à les considérer? Comme nous le verrons, c’est bien la question du lien entre perception et vérité et du sens qu’il y a à rechercher dans l’une les prémisses, ou la garantie de l’autre, c’est «le problème du problème» de la relation entre perception et vérité qui paraîtra, à l’issue de ce premier travail comparatif, comme tout à fait central.

171 J. Slatman, L’expressionau-delàdelareprésentation.Surl’aisthêsisetl’esthétique chezMerleau-Ponty, op.cit., p. 46. 172 Voir SC, p. 223, cité supra p. 82.

CHAPITRE 2

LA THÈSE AUSTINIENNE DU SILENCE DES SENS

Si Merleau-Ponty souligne la spécificité de la perception eu égard à la pensée, cette spécificité se trouve indéniablement complexifiée lorsque Merleau-Ponty fait appel pour la qualifier au concept de «signification originaire». En dépit du fait que, lorsqu’il l’emploie, le phénoménologue français est animé par la volonté de le dissocier de toute idée de «signification idéale», nous avons entrepris dans les pages précédentes d’indiquer son caractère ambigu. Avec John Austin, nous avons l’exemple d’un autre philosophe qui insiste lui aussi sur la spécificité de la perception eu égard à la pensée, mais qui n’assortit cette thèse d’aucune considération relative à la nature de la signification de la perception, pour la raison radicale que la perception n’a selon lui aucune signification du tout1. Cette thèse est énoncée dans cette affirmation désormais célèbre: «nos sens sont muets2». Pour reprendre les termes de la philosophie merleau-pontienne, Austin

1 Cette thèse se trouve énoncée de manière transparente dès les premières lignes du sixième chapitre de Le bruit du sensible (op. cit.), de Jocelyn Benoist, qui reprend des thèses approfondies depuis Sensetsensibilité(Paris, Cerf, 2009; en particulier pp. 53-78). Jocelyn Benoist contribue ainsi à la critique issue d’Austin, dans une lignée ouverte notamment – à la suite de Putnam – par Charles Travis, dont le fameux «Silence of the senses» (Mind, janvier 2004, vol. 113, n°449, pp. 57-92; trad. fr. B. Ambroise, V. Aucouturier et L. Raïd, «Le silence des sens», dans C. Travis, Le silence des sens, Paris, Cerf, 2014, pp. 97-148) constitue en réalité l’article séminal sur la question, mais aussi par Michael G. F. Martin (cf. en particulier «Austin: SenseandSensibilia Revisited», LondonPhilosophyPapers, 2007, pp. 1-31) ou encore, dans le contexte francophone, Sandra Laugier (en particulier «La perception est-elle une représentation?», dans Jacques Bouveresse et Jean-Jacques Rosat (dir.), Philosophiesdelaperception.Phénoménologie,grammaireet sciencescognitives, Paris, Odile Jacob, 2003, pp. 291-313). Parmi les travaux inspirés par la critique austinienne, il faut aussi noter ceux de Christophe Al-Saleh (notamment «L’usage des sens», RevuedeMétaphysiqueetdeMorale, 2004, n°2, pp. 193-215) et de Bruno Ambroise (voir en premier lieu l’introduction rédigée avec S. Laugier pour la nouvelle traduction française du Langage de la perception, pp. 7-54, ou encore, avec C. Al-Saleh, «Expérience et représentation: Métaphysique de l’expérience vs silence des sens», dans Laurent Perreau (dir.), L’expérience, Paris, Vrin, 2010, pp. 155-176). 2 LP, p. 11/89.

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porterait donc plus loin la critique de l’intellectualisme perceptif, au point de nier que la perception puisse avoir quelque sens que ce soit. Notre problème est que cette rapide synthèse, aussi clarificatrice soit-elle, n’est pas évidente. Car malgré le redoutable tranchant de son expression, il n’est pas trivial d’identifier la portée exacte de la thèse austinienne dite du silence des sens; en particulier, il n’est pas indiscutable, à lire le texte de près, qu’on puisse la faire porter contre la «signification originaire» élaborée par Merleau-Ponty, notamment si l’on se propose de prendre au sérieux le refus de tout idéalisme exprimé par ce dernier. La vérité est que, si l’on entreprend de resituer précisément l’argumentation austinienne et qu’on la remet dans ce but dans son contexte, le résultat auquel on aboutit peut sembler un tantinet déceptif. Comme le précise déjà Christophe Al-Saleh3, Austin formule la thèse dite du silence des sens dans trois textes différents: «Are There APriori Concepts?4», qui date de 1939, «Autrui5», publié pour la première fois en anglais en 1946, et Lelangagedelaperception, dont la parution date de 1962, mais qui fut établi par Geoffrey James Warnock à partir de notes rédigées à l’occasion de conférences qu’Austin présenta en plusieurs occasions. En ce qui concerne ce dernier texte, nous pouvons semble-t-il dater à 1947 le premier exposé véritablement similaire à celui que l’ouvrage restitue. Or, si l’on trouve bien dans ces textes des arguments en faveur de la thèse selon laquelle «les sens sont muets», celle-ci n’est l’objet principal d’aucun d’entre eux, mais semble être traitée enpassant ou comme une thèse intermédiaire, nécessaire à leurs arguments centraux (la démarche est tout à fait explicite dans Lelangagedelaperception, à peine moins dans «Autrui» et «Are There APrioriConcepts?»). Elle vise alors à contredire une même conception philosophique: la théorie des sense-data, c’est-à-dire des «données des sens», celle-ci pouvant être raisonnablement considérée comme une thèse philosophique strictement située historiquement (puisque plus personne ne semble vraiment 3

C. Al-Saleh, «L’usage des sens», art. cit. J. L. Austin, «Are There APrioriConcepts?», dans D. M. Mackinnon, W. G. Maclagan et J. L. Austin, «Symposium: Are There APriori Concepts?», ProceedingsoftheAristotelianSociety, SupplementaryVolumes, 1939, Vol. 18, pp. 83-105; repris dans J. L. Austin, Philosophical Papers, Oxford, Oxford University Press, 3ème édition, 1979, pp. 32-54. Nous traduisons. 5 J. L. Austin, «Other Minds», dans J. Wisdom, J. L. Austin et A. Ayer, «Symposium: Other Minds», ProceedingsoftheAristotelianSociety,SupplementaryVolumes, Vol. 20, 1946, pp. 148-187; repris dans J. L. Austin, PP, pp. 76-116; trad. fr. L. Aubert et A.-L. Hacker, «Autrui», dans J. L Austin, Écritsphilosophiques, Paris, Éditions du Seuil, 1994, pp. 45-91. 4

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la défendre aujourd’hui)6. À lire le texte au pied de la lettre, la thèse du silence des sens ne constituerait donc qu’un argument parmi d’autres dans une entreprise critique de dimension par ailleurs modeste. Un constat s’oppose pourtant à cette interprétation: à cette thèse d’abord modeste, on a attaché des sens contrastés, dont certains excèdent de beaucoup l’interprétation en mode mineur que nous venons de présenter. En affirmant que «les sens sont muets», Austin affirme-t-il, comme le commentent par exemple Bruno Ambroise et Sandra Laugier, que «la perception n’a rien de conceptuel ou ne fait pas intervenir, en tant que telle, un jugement7» ou, plus largement, selon l’interprétation de Charles Travis, que «peut-être, dans la perception, les choses ne nous sont pas représentées comme étant telles ou telles8»? La première de ces deux lectures de la thèse semble à première vue correspondre à une identification plus précise des cibles de l’argumentation austinienne. Mais si la seconde a évidemment l’intérêt, pour notre projet en particulier, d’être plus ambitieuse, elle semble aussi pouvoir s’autoriser – au moins en principe – du fait qu’Austin lui-même indique avoir pour ambition de «démasquer une grande variété de motifs cachés9», ce qui suggère qu’il serait réducteur, sinon trompeur, de restreindre la portée de la thèse du silence des sens aux cibles locales, contingentes, que son énonciation initiale devait atteindre10. Ainsi, l’identification du sens de l’énoncé d’Austin semble se heurter à un constat déconcertant: il existe un écart frappant entre les propos 6 Nous reviendrons plus loin sur cette théorie (voir infra I. 2. b), mais indiquons qu’elle fut longtemps très populaire, puisqu’elle fut soutenue par des auteurs aussi importants – en leur temps du moins – que Bertrand Russell, Henri Price ou Alfred Ayer, au point d’être considérée par George Moore en 1953 comme «le point de vue admis», mais connut ensuite un déclin très important, modéré seulement par le soutien de quelques rares philosophes (par exemple Franck Jackson ou Brian O’Shaughnessy). Pour une rapide présentation, voir Michael Huemer, «Sense-data», dans E. N. Zalta (dir.), The Stanford EncyclopediaofPhilosophy (édition du printemps 2011). 7 B. Ambroise et S. Laugier, «Introduction», dans LP, p. 22. 8 C. Travis, «Le silence des sens», dans C. Travis, Le silence des sens, op. cit., p. 64/107. 9 LP, p. 5/81. 10 À ce sujet, nous tenons à indiquer que les deux lectures que nous indiquons ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais correspondent à deux types de commentaires différents réalisés à deux échelles différentes (l’introduction d’une nouvelle traduction et l’article développant des thèses propres étant bien sûr deux exercices aux exigences hétérogènes). Bruno Ambroise et Sandra Laugier rejoignent d’ailleurs sur un autre plan, dans cette même introduction, l’interprétation travisienne. Nous insistons ici sur leur distinction afin de mettre au jour la difficulté qu’il peut y avoir à identifier rigoureusement la portée de l’énoncé d’Austin.

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que tient explicitement Austin au sujet de sa thèse du silence des sens et les conséquences qui en ont été tirées depuis qu’il l’a énoncée. Celle-ci constitue-t-elle une arme contre une doctrine très localisée – la théorie des sense-data – et même, plus précisément encore, contre la dimension conceptualiste de celle-ci ou, beaucoup plus généralement, contre toute conception selon laquelle la perception aurait un sens quelconque? Effectivement, la formule d’Austin «les sens sont muets» est tranchante, massive, elle résonne, elle ébranle, mais Austin fournit-il en quelque lieu les moyens argumentatifs de fonder les conclusions critiques drastiques qu’on en tire parfois? Et s’il les fournit – car, nous allons le montrer, tel nous semble bien être le cas –, comment expliquer cet écart frappant entre l’énoncé précis de la thèse et ses effets réels, et comment le combler? Rendre compte de l’extension légitime de la critique austinienne au-delà de son contexte initial, rendre raison ainsi de l’impulsion critique fondamentale que nombre d’auteurs ont trouvée chez elle, et ce à partir d’une lecture serrée du texte original, telle est l’ambition de ce second chapitre. Pour ce faire, nous allons commencer par rendre compte précisément de l’étonnant écart qui sépare à nos yeux la lettre du texte austinien de ses effets dans le champ de la philosophie contemporaine, avant d’entreprendre de combler cet écart, ou de le justifier, en rendant raison de ce qui constitue infineune étonnante fécondité du texte même. I. UNE AVEUGLANTE CLARTÉ: LE CONTRASTE ENTRE LA LETTRE DU TEXTE ET SA PORTÉE

1. Intentionalisme, représentationalisme, propositionalisme, les arcanes de la réception contemporaine de John L. Austin La littérature contemporaine consacrée à la question de la perception fait fréquemment référence à John Austin comme à un philosophe fournissant certains des arguments majeurs contre la thèse, actuellement dominante dans le champ de la philosophie analytique de la perception, selon laquelle la perception serait une forme de représentation mentale, ou d’intentionalité, thèse que l’on qualifie usuellement de «théorie intentionaliste de la perception» ou de «théorie représentationnelle de la perception»11. 11 Si l’on considère cette littérature de près, il apparaît en réalité qu’elle ne se réfère que très superficiellement à Austin, à la lecture duquel est le plus souvent superposée ou substituée celle de Charles Travis: Austin y intervient le plus souvent à titre de

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Or, – et il semble crucial de le noter sans tarder pour que l’enjeu contemporain de l’argumentation austiniennesoit spécifié avec toute la netteté requise –, malgré l’assimilation rapide que nous venons de faire, la question de savoir si la thèse intentionaliste et la thèse représentationaliste sont identiques ou, du moins, équivalentes et interchangeables est hautement controversée. On peut ainsi penser à la tentative menée par Tim Crane12 pour établir un intentionalisme qui ne soit pas représentationaliste (ou plutôt, qui ne le soit pas dans le sens propositionaliste standard selon lequel on interprète souvent cette position), tentative que des auteurs comme Robert Brisart ou Charles Travis jugent vaine. Ces deux auteurs en tirent du reste des conséquences opposées; du fait qu’intentionalisme et représentationalisme seraient solidaires, le premier déduit en effet qu’il faut adopter un intentionalisme représentationaliste, alors que le second juge qu’il faut les abandonner tous deux13. Pour déterminer précisément la portée des critiques austiniennes en philosophie de la perception, il semble donc crucial de commencer par faire quelques distinctions définitionnelles, lesquelles ne sont pas toujours faites ou, quand elles le sont, pas toujours respectées par les philosophes concernés. Elles procèdent d’un effort de notre part pour clarifier apriori le champ du débat qui nous occupe14. Il semble ainsi crucial de distinguer trois types de thèses différentes relativement à la perception15, présentées «raccourci». En tout état de cause, une indéniable confusion des thèses et des arguments règne dans la littérature anglo-saxonne consacrée à la question; cette négligence à l’égard d’Austin y est peut-être pour quelque chose. 12 Exposée par exemple dans les articles rassemblés dans Aspectsofpsychologism (Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2014). 13 Cela a été par exemple développé très clairement par Robert Brisart dans «Intentionalisme et conceptualisme. Le problème de Tim Crane», intervention effectuée dans le cadre du colloque «L’intentionalisme en question», organisé par Charlotte Gauvry à l’Université de Liège les 6 et 7 mars 2014. On peut consulter aussi R. Brisart, «L’expérience perceptive et son passif. À propos des sensations dans le constructivisme de Husserl», Philosophie, 2013, n°119, pp. 33-63. La thèse est par ailleurs une constante de l’œuvre travisienne: voir par exemple «Le silence des sens», art. cit., ou «Is Seeing Intentional?», dans S. Laugier et C. Al-Saleh, JohnL.Austinetlaphilosophiedulangageordinaire, Hildesheim, Zürich et New York, G. Olms, 2011, pp. 387-411; trad. fr. B. Ambroise et C. Gauvry, «La vision est-elle intentionnelle?», dans A. Dewalque et C. Gauvry (dir.), Conscienceetreprésentation, Paris, Vrin, 2016. 14 Cet effort de clarification doit beaucoup à l’impulsion et à l’attention critique de Charlotte Gauvry, qui organisa et orchestra en mars 2014 à l’Université de Liège des débats passionnants sur les variétés de l’intentionalisme contemporain. Voir sur ce sujet son recueil de textes et son introduction: R. Brisart et C. Gauvry (dir.), Perceptionetconcept. Leconceptualismeenquestion, Bruxelles, Ousia, 2016. 15 Celles-ci correspondent parfois à des thèses plus générales en philosophie de l’esprit (dans l’esprit de leurs auteurs, elles n’en sont parfois qu’une variété) mais, bien

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dans ce qui nous semble être un ordre de charge philosophique croissante: l’intentionalisme, le représentationalisme et le propositionalisme. a) L’intentionalisme L’intentionalisme est la thèse la plus large, et de ce fait la plus difficile à définir. Elle couvre en effet un spectre philosophique couvrant aussi bien la phénoménologie merleau-pontienne que la philosophie conceptualiste de John McDowell. Comme sa reprise par des auteurs comme Tim Crane ou Uriah Kriegel le manifeste aujourd’hui, la philosophie de Franz Brentano constitue, à l’époque contemporaine, l’origine commune de ces variantes. Tâchons ici d’en donner la définition la plus ample et indéterminée possible. Être intentionaliste consisterait à penser que la conscience (y compris donc la conscience perceptive), ou l’ensemble des états mentaux, est intentionnelle et donc qu’elle est dirigée ou orientée, selon la métaphore privilégiée, verssesobjets. À ces deux images, la direction et l’orientation, s’adjoignent parfois celles de la visée et de la projection. Dans «The Intentional Structure of Consciousness», par exemple, Tim Crane définit l’intentionalité comme «la direction de l’esprit vers ses objets» («the mind’s direction upon its objects»)16. Au début des Limitesdel’intentionalité, Jocelyn Benoist définit de son côté «l’idée d’intentionalité, prise dans sa plus grande généralité» comme l’idée selon laquelle «l’esprit, dans son activité de pensée, et spécialement celle qui accompagne l’activité de locuteur du sujet, nouerait avec les choses, faites objets, un rapport caractérisé en termes de visée, de projection 17». L’image de l’orientation se retrouve par exemple dans la caractérisation de l’intentionalité

que cette manière de situer philosophiquement notre question soit fort significative, nous ne nous concentrerons pas apriori, pour lire Austin du moins, sur cet aspect du problème. La confrontation avec Merleau-Ponty nous donnera cependant l’occasion d’y revenir. 16 T. Crane, «The Intentional Structure of Consciousness», dans Q. Smith et A. Jokic (dir.), Consciousness:NewPhilosophicalPerspectives, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 33. Nous traduisons et soulignons. Notons la proximité de cette définition, qui privilégie l’image de la direction, avec celle que Crane choisit d’entériner officiellement dans l’article «Intentionality» livré à la RoutledgeEncyclopaediaofPhilosophy(E. Craig (dir.), Londres, New York, Routledge, 1998): l’intentionalité y est définie comme «la capacité de l’esprit à se diriger lui-même vers les choses» (vol. 4, p. 816. Nous traduisons). La référence brentanienne est en tout cas totalement assumée, Tim Crane soutenant clairement «la thèse de Brentano» («Brentano thesis») selon laquelle «l’intentionnalité» est «la marque du mental» («Intentionality as the mark of the mental», dans Anthony O’Hear (dir.), ContemporaryIssuesinthePhilosophyofMind, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1998, p. 234.) 17 J. Benoist, Les limitesdel’intentionalité, Paris, Vrin, 2005, p. 7.

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offerte par le même auteur dans Sens et sensibilité: la question du «caractère intentionnel de la perception» y est définie comme portant sur le «fait de savoir si oui ou non elle peut et doit être caractérisée par son orientation constitutive vers un objet18». Ici, il importe surtout de noter que les différentes définitions de l’intentionalité constituent de légères variantes de la définition séminale de Franz Brentano, qui caractérisait en 1874 l’intentionalité, appelée «inexistence intentionnelle», comme «la relation à un contenu, la direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité (Realität)) ou objectivité (Gegenständlichkeit) immanente.19» Mais une autre remarque s’impose. À l’origine, l’intentionalité n’a pas été pensée par Brentano comme ce qui lie l’esprit et le monde, et donc comme la relation qui unit la conscience et ses objets, mais plutôt comme la marque du mental danssaspécificitéeu égard au monde physique, la question de la relation du mental au monde physique n’étant pas par là même réglée, mais bien plutôt exacerbée ou, du moins, indiquée comme problème20. À cet égard, il faut bien conserver à l’esprit que, si l’intentionalité peut être pensée par certains de ses défenseurs comme une thèse permettant d’expliquer la manière dont la conscience (y compris perceptive) est en relation avec le monde réel, elle peut aussi être pensée par d’autres comme le nomduproblème posé par cette relation, et donc comme un point de départ pour l’aborder. Notons à titre préparatoire que cette lecture de l’intentionalité comme marque du problème que constitue, pour le dire en termes mcdowelliens, la relation de l’esprit et du monde semble à première vue tout à fait pertinente pour comprendre l’usage merleau-pontien du concept d’intentionalité si, comme nous avons commencé à l’indiquer, celui-ci doit s’interpréter relativement à ce qui constitue l’une des interrogations qui motivent fondamentalement la philosophie de Merleau-Ponty, c’est-à-dire la relation de l’âme et du corps. b) Lereprésentationalisme Relativement à cette thèse flottante, ou en tout cas très indéterminée, le représentationalisme est caractérisé par une plus grande précision, qui n’exclut pas une part d’ambiguïté (laquelle sera, sans prétention 18

J. Benoist, Sensetsensibilité, op.cit., p. 15. Franz Brentano, Psychologiedupointdevueempirique, trad. fr. M. de Gandillac, revue par J.-F. Courtine, Paris, Vrin, [1874] 2008, p. 101. 20 J. Benoist, «Two (or Three) Conceptions of Intentionality», TijdschriftvoorFilosofie, 2007, vol. 69, pp. 79-103. Sur ce point précis, pp. 82-86. 19

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d’exhaustivité, en partie prise en charge par notre distinction suivante). Pour caractériser cette thèse, référons nous aux premières lignes de l’article consacré aux théories représentationnelles de la conscience dans la StanfordEncyclopediaofPhilosophy, où est bien indiquée la relation d’inclusion du représentationalisme et de l’intentionalisme: En effet, il existe à présent de multiples théories représentationnelles de la conscience, correspondant à différents usages du terme «conscient», chacune de ces théories entreprenant d’expliquer le phénomène correspondant en termes de représentations. Plus précisément, chaque théorie entreprend d’expliquer le phénomène qu’elle vise en termes d’intentionalité, et suppose que l’intentionalité est une représentation. Un état intentionnel représente un objet, réel ou irréel (disons, Smarty Jones ou Pégase) et, de manière typique, il représente un état de choses, qui peut ou non avoir cours (disons, que Smarty Jones gagne le derby du Kentucky en 2004).21

Cette définition du représentationalisme est à la fois éclairante et problématique car, même si elle est compatible avec celle qu’en fait Travis dans son «Silence des sens22», elle met au jour par sa formulation même un sujet de discorde important relativement au représentationalisme. William Lycan précise que «de manière typique» (typically) un état intentionnel «représente un état de choses, qui peut ou non avoir cours». Or Tim Crane, comme nous le verrons, refuse précisément cette caractérisation du représentationalisme, et nous indique par-là même qu’il faut laisser une place, lorsque nous définissons le représentationalisme, à sa définition non «typique», sans l’exclure aprioridu champ de notre étude. Soyons donc très prudents, et tâchons de définir le représentationalisme dans sa plus grande généralité. La définition minimale du représentationalisme perceptif se limite à ceci: l’intentionalité perceptive est une représentation. Comme l’écrit Tim Crane, «un état mental intentionnel est normalement compris, par conséquent, comme un état qui porte sur, ou représente, quelque chose dans le monde23». La manière dont la perception nous représente le 21 William Lycan, «Representational Theories of Consciousness», dans E. N. Zalta (dir.), TheStanfordEncyclopediaofPhilosophy(édition de l’automne 2008). Nous traduisons. 22 C’est ainsi qu’il y définit le représentationalisme: «Suivant l’idée qui est peutêtre la plus répandue aujourd’hui, la perception est représentationnelle: dans l’expérience perceptive, c’est-à-dire lorsque nous voyons, entendons, ressentons, sentons comme nous le faisons, le monde nous serait représenté comme étant dans tel ou tel état.» («Le silence des sens», art. cit.,p. 57/97). 23 T. Crane, «The problem of perception», art. cit., §3.3. Remarquons que Tim Crane, s’il réfute une définition du représentationalisme qui l’assimilerait au propositionalisme,

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monde est ce que l’on appelle usuellement le «contenu» de cette perception, que l’on nomme parfois «contenu perceptuel», «contenu intentionnel de la perception» ou «contenu représentationnel de la perception», voire «contenu propositionnel» et dont la nature fait l’objet d’intenses débats. La précision apportée par rapport à l’énoncé général de l’intentionalisme est importante: avec le représentationalisme est spécifié le fait que l’orientation de la conscience vers ses objets est une représentation. (1) Cela n’implique pas que cette orientation constitue une relation entre deux entités qui seraient à proprement parler distinctes (comme l’exemple de la représentation d’une pièce de théâtre le montre, ce qui est représenté peut n’être pas distinct strictosensude sa représentation). Mais (2) si la représentation signifie originellement l’«action de replacer devant les yeux de quelqu’un24», elle semble du moins impliquer la pensée d’un écart possible entre ce qui est représenté et la représentation, ou plutôt celle d’une appréhension (qui peut être en droit) limitée de ce qui est représenté par celui à qui cela est représenté: celui à qui l’on représente les pièces justificatives manquantes n’en dispose évidemment pas; celui qui assiste à une représentation de la pièce de théâtre, quand bien même il l’avait lue et en un sens la connaissait, en découvre de nouveaux aspects, de nouvelles potentialités. Notons-le, le fait de penser la représentation perceptive sur fond d’écart oud’appréhension limitée n’est pas équivalent, mais correspond à des conceptions de la correspondance avec la réalité et de la vérité très différentes. Si une certaine limitation semble supposée par tous les représentationalismes perceptifs, c’est la possibilité de l’écart qui implique, selon nous, cette thèse commune à tous les représentationalismes perceptifs «typiques», selon laquelle ce que l’on perçoit peut, ounon, correspondre à la réalité. Il nous semble que cette interprétation de la représentation sur fond d’écart, et donc en termes de vérité et de fausseté possible, correspond en réalité, non pas tant au représentationalisme ensoi, mais à sa version propositionaliste qui constitue de fait sa version la plus fréquente, qu’il nous faut analyser pour finir. défend une version de l’intentionalisme qui l’identifie au représentationalisme (en un sens donc, particulier, puisqu’il s’agit d’une variante, rare, non propositionaliste). 24 D’après le dictionnaire étymologique du CNTRL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), la représentation signifie originellement l’«action de replacer devant les yeux de quelqu’un» a) mil. xiiies. [ms. xives.] dr. «par la présence effective (de pièces justificatives)» (StatutsdelaléproseriedeNoyon ds Statutsd’Hôtels-Dieuetdeléproserie, éd. Le Grand, 2e part., p. 194); b) 1370 representacion «par l’évocation, la pensée» (Oresme, Ethiques, éd. A. D. Menut, III, chap. 22, note 7, p. 221); c) 1538 «par l’imitation, le jeu» (Est., s.v.actio)». Url: .

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c) Lepropositionalisme…etsaversionconceptualiste La nécessité de la distinction entre «propositionalisme» et «représentationalisme» est mise en évidence par Tim Crane. Le contenu intentionnel de la perception est parfois appelé «contenu perceptuel» […]. Qu’est-ce que le contenu perceptuel? Une approche standard de l’intentionalité traite tous les états intentionnels comme des attitudes propositionnelles: des états qui sont attribués par des phrases de la forme «S_que p», où il faut remplacer «S» par un sujet, «p» par une phrase, et le «_» par un verbe psychologique. Le trait distinctif des attitudes propositionnelles est que leur contenu – la manière dont elles représentent le monde – est une chose évaluable en termes de vrai ou de faux. Par conséquent, la forme canonique des phrases par lesquelles on attribue des expériences perceptuelles est: «S perçoit/fait l’expérience que p». Selon cette version de l’intentionalisme, la perception est une attitude propositionnelle (voir Byrne 2001 pour une défense récente de cette idée). Mais l’intentionalisme n’est pas solidaire de la thèse selon laquelle la perception est une attitude propositionnelle. D’une part, il n’est pas évident que tous les états intentionnels soient des attitudes propositionnelles (voir Crane 2001, chapitre 4). Parmi les phénomènes intentionnels, il y a des relations comme l’amour et la haine qui n’ont pas de contenu propositionnel, et il y a aussi des états non-relationnels exprimés par ce que l’on appelle des verbes «transitifs intensionnels» comme rechercher, redouter, s’attendreà[…]. Tous ces états d’esprit ont des contenus qui ne sont pas, à première vue, évaluables en termes de vrai et de faux.25

Dans ces lignes, Tim Crane définit le propositionalisme comme la thèse selon laquelle la perception est une attitude propositionnelle, dont la caractéristique est d’être évaluable en termes de vrai et de faux. Notons que l’on retrouve ici la première caractérisation du représentationalisme que nous avions citée, celle qui, assimilant donc à tort représentationalisme et propositionalisme, identifiait la thèse représentationaliste à l’idée que notre perception représente les choses, le monde, ce que l’on perçoit comme étant de telle ou telle manière, qui peut correspondre ounonà la réalité des choses. La définition du propositionalisme que propose Tim Crane correspond donc à la définition du représentationalisme «typique» proposée par Lycan. Si l’on veut être tout à fait précis, cependant, il faut remarquer une coupure parmi les tenants du propositionalisme. S’il est indéniable que tous considèrent, plus ou moins consciemment, que la perception a un 25 T. Crane, «The problem of perception», art. cit., §3.3.2. Remarquons que Tim Crane, dans la mesure où il parle en termes de contenu des états d’esprit, s’écarte du propositionnalisme, mais adopte bien une forme de représentationalisme.

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«contenu» de représentation susceptible d’être évalué comme correct ou incorrect (ou du moins «exact» ou «inexact»), il faut distinguer deux camps, selon le sort réservé à ce contenu: Fred Dretske et Michael Tye, par exemple, défendent l’idée qu’il n’est pas nécessairement conceptuel, alors que John McDowell et Robert Brisart considèrent qu’un propositionaliste conséquent doit reconnaître que le contenu de la perception est nécessairement de forme conceptuelle, que toute information perceptive est nécessairement conceptualisable – cette dernière position, usuellement nommée «conceptualisme» (et qui connaît elle-même plusieurs versions), constitue en quelque sorte la version radicale du «propositionalisme». Ce qui nous importe ici, cependant, est cette thèse commune à tous les propositionalistes: le contenu de la perception doit être évaluable en termes de vrai et de faux. C’est en effet à ce niveau que l’on situe habituellement le célèbre partage, dont nous aurons à reparler à maintes reprises, entre perception véridique et perception fausse, perception normale et illusion ou hallucination. Selon un certain nombre d’auteurs, le propositionalisme est la seule version cohérente du représentationalisme ou, pour le dire autrement, la seule qui lui permette de réaliser ses buts, d’expliquer ce pour quoi on l’a conçu26. Selon Tim Crane, cette version pose pourtant des problèmes de fond et ne constitue pas une description fidèle de notre expérience; il propose donc une version non propositionaliste du représentationalisme. Il n’est évidemment pas question de régler ce conflit ici, ce qui n’exclut pas que nous ayons par la suite quelque chose à en dire. Pour le moment, par souci de précision, et parce que, comme nous le verrons, le débat entre Austin et Merleau-Ponty se situe entre ces distinctions, et dans les interstices des thèses qui organisent ce champ, nous tâcherons d’être fidèle à la singularité de droit de chacune de ces trois thèses. Si nous devions les assimiler, cela serait un résultat de notre travail, et ne saurait en être un préalable. 2. Lectures d’Austin a) «Austin,unauteuranti-représentationaliste» Revenons à la lecture qui est faite d’Austin dans la littérature contemporaine et précisons-en le sens eu égard aux distinctions que nous 26 Nous avons déjà cité Robert Brisart et Charles Travis. John McDowell devrait évidemment être ajouté à la liste. Ces auteurs ont en plus la caractéristique de considérer que la seule version correcte du propositionalisme est le conceptualisme – ils identifient donc, en droit, représentationalisme, propositionalisme et conceptualisme.

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venons de faire. L’idée générale est que les arguments austiniens, s’ils ne touchent pas nécessairement toute conception intentionaliste de la perception27, doivent du moins ébranler toute théorie représentationaliste de celle-ci. C’est la position que l’on trouve par excellence adoptée et justifiée dans le célèbre «Silence des sens» de Charles Travis. Ce dernier écrit ainsi: «Peut-être les choses ne nous sont-elles pas représentées dans la perception comme étant telles ou telles. C’était la position d’Austin28.» Et il ajoute alors une note extrêmement significative pour ce qui nous occupe: Il est temps de reconnaître que les remarques que je vais faire ici contre la conception représentationaliste ne diffèrent que peu, sinon pas du tout, de celles qu’Austin fit valoir dans Le Langage de la perception, une œuvre particulièrement riche. Si Austin n’était pas si superbement ignoré, peut-être n’aurais-je pas écrit ce texte.29

D’après ces mots de Travis, Austin avait lui-même une position anti-représentationaliste, et l’on peut donc se référer à ses arguments pour défendre cette position. Le problème, ou plutôt la difficulté, est que, si la position anti-propositionaliste d’Austin semble tout à fait évidente, il n’est pas totalement clair apriori que l’on puisse aussi aisément trouver chez lui des énoncés opposés au représentationalisme dans sa forme la plus générale, le doute étant en outre favorisé, selon nous, par le fait que les auteurs qui usent d’Austin font rarement l’effort de distinguer les deux thèses. La difficulté est accrue par le fait que, quand bien même il serait possible d’identifier dans son œuvre des énoncés clairement anti-représentationalistes, il n’est pas si aisé d’isoler une réelle argumentation anti-représentationaliste. Comme nous l’avons déjà indiqué, aucun des textes où il énonce la thèse que «les sens sont muets» n’est évidemment consacré, en totalité ou pour partie, à la démontrer.

27

Olivier Massin, par exemple, constate comme nous que la critique austinienne n’est pas étendue par la plupart des commentateurs à toutes les formes d’intentionalisme (cf. «Le mutisme des sens», dans C. Al-Saleh et S. Laugier (dir.), John L. Austin et la philosophiedulangageordinaire, op.cit., pp. 325-350). Il faut cependant noter que cet article, comme celui que Charles Travis a publié dans le même recueil («Is seeing intentional?», art. cit.) constituent deux exemples de critique de l’intentionalisme perceptif dans une lignée austinienne, même si la référence est rendue moins significative dans les deux cas par le fait qu’elle offre à chaque fois une perspective plus que des arguments spécifiques. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans la suite de ce travail. 28 C. Travis, «Le silence des sens», art. cit., p. 64/107. 29 Ibid.

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b) Primautéousecondaritédelacritiquedequelreprésentationalisme? Prenons l’exemple du Langage de la perception, qui constitue l’œuvre majeure d’Austin sur le sujet de la perception(et qui est de fait le texte le plus souvent cité à ce sujet; c’est à lui que Travis fait par exemple référence dans la citation précédente). Cet ouvrage n’a pas pour ambition principale de combattre la position représentationaliste, ou ce qui en tenait lieu pour Austin, que ce soit à son époque ou dans l’histoire de la philosophie à laquelle il se réfère. Il vise plutôt, ou plus explicitement, ce que l’on appellerait aujourd’hui la théorie du «réalisme indirect», qui consiste dans l’idée que nous ne percevons pas directement la réalité matérielle, mais uniquement des entités intermédiaires entre elles et nous, qui peuvent prendre différents noms (les idées de sensations pour René Descartes, les sense-data pour Alfred Ayer…) S’il existe de nombreux arguments pour soutenir que ces deux critiques sont liées au point que l’on puisse les identifier (le «réalisme indirect» est de fait fréquemment baptisé «réalisme représentationnel»), les deux cibles ne sont cependant pas aprioriidentiques: le fait de tirer du Langagedelaperception une interprétation anti-représentationaliste n’est donc pas évident, et doit être justifié. Une première indication nous est offerte par Bruno Ambroise et Sandra Laugier dans l’introduction de la traduction française de l’ouvrage. Car y est énoncée l’idée que, malgré cette secondarité apparente, la thèse du silence des sens joue bel et bien un rôle central dans l’ouvrage et que l’argumentation qu’il contient la concerne au premier chef. Ils écrivant à son sujet: «L’idée n’est formulée qu’à la p. 89 de LPmais elle sous-tend véritablement l’ensemble de l’argumentaire anti-représentationaliste d’Austin30». Il faudrait ainsi comprendre que «[l]orsque Austin critique l’idée d’intermédiaire, sa critique est inséparable de l’idée, bien plus forte 30 B. Ambroise et S. Laugier, «Introduction», dans LP,n. 1 p. 22. Il faut noter ici la difficulté que pose cette introduction euégardànotreexigenceparticulière, du fait que s’y manifeste l’assimilation que nous évoquions plus haut: les auteurs identifient dans leur lexique, sous le terme de «représentationalisme», le réalisme indirect et la théorie représentationnelle que nous avons distingués par souci de précaution. L’intérêt de cette remarque pour nous, cependant, est qu’en vertu de cette assimilation, le fait qu’ils présentent par ailleurs la thèse du silence des sens comme une thèse spécifiquement anti-propositionaliste, et même plus précisément anti-conceptualiste – ils la définissent comme «la thèse selon laquelle la perception n’a rien de conceptuel ou ne fait pas intervenir, en tant que telle le jugement» (Ibid., p. 22) – n’exclut pas que ce soit l’ensemble de ce que nous appelons représentationalisme qui en constitue selon eux la cible. Il faut remarquer, en tout cas, que ces confusions sont non seulement révélatrices de mais tout à fait conformes à l’esprit de l’argument austinien, puisque le regroupement de ces thèses dans une même catégorie générique constitue, comme nous allons le montrer, l’une de ses conséquences.

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chez lui, que “les sens sont muets”.31» De ce point de vue, la thèse du silence des sens aurait chez Austin une fonction architectonique, ou du moins bien plus fondamentale que celle qu’il lui assigne explicitement. Le fait est que, à l’examen, cette thèse semble bien constituer l’un des cœurs argumentatifs de chacun de ses textes, et qu’elle constitue en réalité – pas seulement, donc, du point de vue de l’usage que l’on en fait aujourd’hui en philosophie de la perception et de la connaissance – l’une de ses thèses opératoires centrales. Le corollaire de tout ceci, qui est ce qui nous intéresse réellement, est que bien des développements austiniens dont on aurait pu ne pas penser qu’ils étaient liés à l’argumentation en faveur de la thèse du silence des sens apparaissent, dans cette perspective, comme y ayant part. Pour rendre compte de la portée réelle de la thèse, nous serions donc autorisée à considérer dans leur ensemble chacun des textes où elle est mentionnée. Notre première tâche consiste donc à identifier la fonction exacte de la thèse du silence des sens dans l’argumentation menée par Austin contre la théorie des sense-data. Or, comme nous allons le voir, la première spécificité de cette fonction est précisément de ne pouvoir être circonscrite apriori, mais, bien au contraire, de viser abinitiola généralisation; motif suffisant, s’il en faut, du polymorphisme troublant par lequel nous avons ouvert ce chapitre. Notons d’ailleurs l’intérêt que peut prendre le lecteur au fait que le lien entre la thèse du silence des sens et la critique de la théorie des sense-dataest plus ou moins direct dans les trois textes cités et que cette dernièrey est abordée par différents côtés: sont ainsi révélées la pluralité et la richesse des implications de la critique austinienne, que chaque occurrence, prise isolément, ne manifesterait pas dans toute leur ampleur. Loin d’être redondante, la pluralité des occurrences de la théorie du silence des sens nous aide à prendre toute la mesure de sa portée.

3. Quel argument pour quelle argumentation? Les multiples usages du silence a) Leconceptualismeduréalismeindirect:uneciblebiendéfinie? Dans Lelangagedelaperception, John Austin entreprend de discuter «certaines doctrines courantes32» sur la perception sensible ainsi 31 S. Laugier, «Perception et représentation», dans C. Al-Saleh et S. Laugier (dir.), JohnL.Austinetlaphilosophiedulangageordinaire, op.cit., p. 360. 32 LP, p. 1/77.

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que les présuppositions importantes qu’elles partagent, qu’il résume en ces termes: jamais nous ne voyons ou nous ne percevons (ou sentons), en tout cas, directement, des objets matériels (ou des choses matérielles). Ce que nous percevons directement, ce sont seulement des sense-data(ou nos propres idées, impressions, sensa, perceptions sensibles et percepts, etc.)33

La cible du Langagedelaperception, telle qu’Austin l’explicite dès les premières pages de l’ouvrage (en réalité, dès les premiers mots – tels que George Warnock les a reconstitués – de cette série de conférences), est donc l’idée que nous ne percevons pas directement la réalité matérielle, mais des entités intermédiaires entre elle et nous. Deux remarques sur cette thèse: (1) elle peut être reconnue commune à bien des philosophes classiques, dont certains sont mentionnés lors de ces conférences (Descartes, Berkeley), ainsi qu’à des contemporains d’Austin (il pense en particulier à ses collègues oxoniens, théoriciens des sense-data: Henry H. Price, qui fut son professeur, Alfred Ayer, dont l’argumentation est la cible principale de l’ouvrage, et Geoffrey J. Warnock), mais aussi à des auteurs qui nous sont contemporains et qui se rangent dans la catégorie générique du «réalisme indirect34»; (2) d’après les définitions que nous avons proposées, la thèse selon laquelle nous percevons, non la réalité elle-même, mais des intermédiaires entre elle et nous, correspond à une certaine forme, assez radicale, de représentationalisme. La représentation est alors pensée comme une suppléance (on peut penser à l’exemple de la représentation diplomatique) et suppose une relation à trois termes: ce qui est représenté (le monde réel), la représentation (les entités intermédiaires que nous percevons) et celuiàqui cela est représenté (le sujet conscient). Une telle analyse justifie le fait que l’on qualifie souvent le «réalisme indirect» de «réalisme représentationnel», et constitue un argument pour user d’Austin contre le représentationalisme. Mais une précaution d’importance s’impose: lorsqu’Austin critique le «réalisme indirect», il semble bien s’opposer à unecertaine version du représentationalisme, mais nullement à toutes les versions possibles du représentationalisme. La généralisation de la portée de sa critique nécessite, comme nous le disions, d’être justifiée. 33

LP, p. 2/78. Parmi les tenants de cette conception, on peut citer Franck Jackson (Perception. ARepresentativeTheory. Cambridge, Cambridge University Press, 1977) et Jonathan Lowe («Experience and its objects», dans T. Crane (dir.), The Contents of Experience, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, pp. 79-104). 34

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Mais revenons-en à sa cible explicite, le réalisme indirect. Critiquer cette doctrine consiste pour Austin à critiquer les arguments qui la fondent car, comme il le soutient clairement, cette doctrine n’est pas évidente, y compris pour ceux qui la défendent, et doit donc être justifiée ou réfutée: dans la mesure où «[i]l est clair, en tout cas, qu’on pense la doctrine digned’êtreénoncée, et [qu’]il est tout aussi clair qu’on la juge troublante35», nous avons «l’assurance qu’elle mérite une attention sérieuse». Puisque l’espoir de parvenir à une réfutation définitive de tous les arguments qui pourraient être proposés en faveur de cette thèse est évidemment vain, il s’agit, selon ses propres termes, «de débrouiller un à un une masse de raisonnements invalides et séduisants36» qui lui servent souvent d’arguments, de manière à réduire l’apparence d’évidence – qui constitue en réalité une «illusion» – qu’elle revêt pour nombre de philosophes. Nous en arrivons ainsi à ce qui constitue la raison principale de notre intérêt (présent) pour Lelangagedelaperception, car c’est dans ce cadre qu’Austin est amené à critiquer ce qui apparaît, à la lecture de ses arguments, comme l’un des corollaires inévitables du réalisme indirect, à savoir l’idée selon laquelle nos sens nous diraient quelque chose qui pourrait être vrai, dans le cas de la perception «véridique», ou faux, dans le cas de la «perception trompeuse». C’est pour la dénoncer qu’Austin énonce la thèse du silence des sens dans Lelangagedela perception. Il commente alors l’expression, extraite d’Ayer, et rapportée à Descartes, selon laquelle nous serions «trompés par nos sens», et il écrit: Remarquons, tout d’abord, que quoique la phrase «trompée par nos sens» soit une métaphore commune, elle n’en est pas moins une métaphore. Ce fait vaut la peine d’être noté, car dans ce qui suit, la même métaphore est fréquemment reprise et prolongée par l’expression «véridique» et est prise très au sérieux. En réalité, bien sûr, nos sens sont muets. Quoique Descartes et d’autres parlent du «témoignage de nos sens», nos sens ne nous disent rien du tout, ni de vrai ni de faux.37

Cet énoncé est le moment le plus célèbre du Langagedelaperception, et constitue la source de l’expression qui constitue le titre de l’article de Travis, «Le silence des sens». La clarté et la vigueur de l’énoncé sont en effet remarquables. Il n’en demeure pas moins que, pour identifier 35 36 37

LP, p. 3/79. LP, p. 5/81. LP, p. 11/89.

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l’adresse précise et donc le sens initial de cette thèse, nous devons préciser sa fonction dans l’argumentation de l’ouvrage. Une chose doit d’abord être notée: en disant que «nos sens sont muets», Austin semble bien exprimer l’idée que nos sens ne nous disent rien du tout d’aucunesorte, et non seulement quelque chose qui peut être vrai ou faux. Selon cette interprétation, la portée de la thèse austinienne excéderait le seul propositionalisme. Pourtant, le cœur de sa critique semble être plus spécifique: dans la mesure où sa cible première est l’expression «être trompé par nos sens», et son corollaire positif, la «perception véridique», ce qu’il dénonce ici au premier chef, c’est la conception selon laquelle nos sens nous disent quelque chose qui peut être vrai ou faux, conception qui suppose une compréhension des sens en termes de vrai et de faux, mais aussi en termes linguistiques, comme le manifeste le fait qu’Austin emploie pour la caractériser le verbe «dire», le concept de «témoignage» ou l’adjectif «muet». Il semble donc qu’Austin cible ici, non pas le représentationalisme en général, mais la version conceptualistedu propositionalisme38. Quoi qu’il en soit, si la thèse qu’Austin critique au premier chef est celle selon laquelle les sens nous disent quelque chose qui peut être vrai ou faux, le lien avec la thèse du réalisme indirect – selon laquelle, rappelons-le, nous ne percevons pas directement la réalité matérielle mais des entités intermédiaires entre elle et nous – est trivial. En effet, la mention des concepts de «vrai» et de «faux» suppose l’existence d’un critère extérieur à ce que nous disent les sens, à l’aune duquel on pourrait juger de sa vérité et de sa fausseté; cette mention suppose donc la possibilité d’un écart39 entre ce que les sens nous disent et la réalité. Or, cet écart a été pensé par maints auteurs (qui sont ceux auxquels Austin s’oppose ici) comme celui qui sépare la réalité des entités intermédiaires que nous percevons: ces entités auraient pour caractéristique d’être

38

Nous retrouverions ainsi l’analyse conceptualiste de la thèse du silence des sens proposée par B. Ambroise et S. Laugier que nous avons évoquée. On pourrait cependant soutenir que ce que vise Austin ici n’est pas tant le format du contenu «énoncé» par les sens que le fait qu’il peut être vrai ou faux, trompeur ou véridique. Austin, à la suite de Descartes, énoncerait la thèse propositionaliste en termes conceptualistes, mais il viserait ainsi, même en première lecture, l’idée selon laquelle la perception a un contenu quipeut êtrevraioufaux, et donc le propositionalisme dans sa version générique. En ce sens, la présentation conceptualiste de la thèse serait incidente, inessentielle. Néanmoins, par souci de respect de la lettre du texte, nous nous en tenons, pour commencer, aux plus visibles apparences. 39 À distinguer de la seule limitation dont nous parlions plus haut.

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«véridiques» ou «trompeuses», et donc de nous représenter la réalité comme étant telle ou telle. De fait, et l’argument est en partie historique et contextuel (peutêtre y a-t-il d’autres manières de soutenir la thèse du réalisme indirect, mais ce n’est pas d’elles dont il s’agit dans Lelangagedelaperception), la thèse à la réfutation de laquelle Austin consacre ses conférences est fondée sur un raisonnement de ce type: Descartes, Berkeley, Ayer, Price (tous les auteurs dont il est fait mention dans l’ouvrage) ont défendu la thèse du réalisme indirect parce qu’il leur est apparu que les sens pouvaient nous dire quelque chose de vrai ou de faux et, en réalité – puisque la vérité est en l’espèce indolore, c’est-à-dire qu’elle ne se fait pas remarquer, qu’elle ne suscite pas la réflexion –, parce qu’il leur est apparu que les sens pouvaient nous dire quelque chose de faux. C’est ce que l’on appelle génériquement «l’argument de l’illusion», qui constitue l’objet explicite de la critique austinienne: les cas d’illusions ou d’hallucinations ont conduit certains auteurs au «constat» que les sens peuvent nous tromper, nous dire quelque chose de faux, et donc à la thèse selon laquelle nous ne percevons pas directement la réalité, mais des intermédiaires entre elle et nous40. Si on lit Lelangagedelaperceptionde près, se révèle donc une logique argumentative où l’argument de l’illusion est l’origine non seulement de la thèse conceptualiste, mais aussi du réalisme indirect. Deux choses doivent alors être bien comprises: 1/ Dans la mesure où l’argument de l’illusion apparaît comme la source principale de la thèse à laquelle Austin consacre explicitement Le langagedelaperception, il semble logique qu’Austin consacre à sa réfutation l’essentiel de son argumentation. 2/ Puisque le réalisme indirect procède ici d’une thèse conceptualiste (laquelle procède elle-même de conclusions traditionnellement tirées du fait de l’illusion), la critique du conceptualisme assèche la source du réalisme indirect, et joue donc un rôle fondamental dans l’économie argumentative de l’ouvrage. La thèse du silence des sens constitue donc bien, comme le soutiennent Bruno Ambroise et Sandra Laugier, un argument majeur dans la grande entreprise «anti-réalisme indirect» qu’est l’ouvrage, et c’est en tantqu’elleconstitueunecritiqueduconceptualisme qu’elle joue ce rôle majeur. Il semble ainsi possible d’accorder un caractère primordial, dans 40 Nous retrouvons ici l’argument de l’illusion rapidement présenté dans le préambule de cette partie, p. 35.

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un contexte austinien, à la thèse du silence des sens tout en identifiant sa cible directe comme étant «seulement» la source conceptualiste du réalisme indirect. b) L’extensibilitédeprincipedesciblesaustiniennes À lire le texte austinien de près, le conceptualisme du réalisme indirect serait donc la cible explicite de l’argument du silence des sens. Il faut cependant comprendre que, dans son économie argumentative, le réalisme indirect est présenté comme uneconséquence théorique, parmi d’autrespossibles, du conceptualisme suscité par l’argument de l’illusion: Austin ne lui reconnaît aucun privilège autre que circonstanciel (il se trouve que c’est la conséquence avec laquelle Austin a le plus affaire dans la scène philosophique de son temps) et il prétend lui-même dépasser ses termes historiquement situés pour atteindre toutes les thèses qui procéderaient d’argumentations semblables. Or, ce qui vaut pour le réalisme indirect semble pouvoir valoir aussi pour le conceptualisme. S’il semble clair qu’en critiquant le réalisme indirect, Austin vise toutes les conséquences possibles du conceptualisme, de même il semble exact qu’en critiquant le conceptualisme, il vise plus largement l’ensemble des théories qui procéderaient d’argumentations semblables. Cette ambition «généralisatrice» du philosophe anglais transparaît clairement si l’on considère ses déclarations d’intention. En effet, notre constat relatif au caractère fondamental de l’argument de l’illusion n’est pas explicité par Austin, mais ce dernier précise tout de même que «nous devons nous débarrasser d’illusions telles que “l’argument de l’illusion”», formule qui suggère que cet argument n’est qu’un argument parmi d’autres, qu’il ne possède aucun privilège. Austin présente en outre sa critique comme n’étant qu’une occasion de «démasquer une grande variété de motifs cachés», de nous prévenir contre certains réflexes philosophiques «invalides mais séduisants41». On peut ainsi résumer sa démarche: il critique une thèse précise (en l’espèce, principalement celle d’Alfred Ayer), dont il pense qu’elle possède un certain caractère de généralité, déterminé par le fait qu’un ensemble de thèses proches sont soutenues par un argument identique, ou par des arguments similaires. Mais alors, ce n’est pas la thèse précise qui l’intéresse fondamentalement, ni l’argument précis qui la motive, mais les mauvais réflexes et les fausses conceptions qui les sous-tendent.

41

LP, p. 4/81.

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Se manifeste ici une extensibilité de principe qui, loin de demeurer une pure idée, est réalisée dans les faits par les usages multiples de la thèse du silence des sens dans la philosophie austinienne. Dans «Are There APrioriConcepts?», tout d’abord, la thèse du silence des sens est énoncée dans le cadre d’une argumentation dont la cible explicite est la conception de la ressemblance de Maclagan, mais consiste en réalité dans le partage entre sensaet concepts qui la sous-tend: dans ce contexte, l’énonciation par Austin de l’idée que les sens sont muets lui sert à remettre en cause ce partage42. L’article «Autrui», quant à lui, est explicitement consacré à «examiner ce qui se passe réellement quand on demande à quelqu’un “comment le sais-tu?”43» – à première vue, le lien avec le représentationalisme n’est nullement trivial. En réalité, l’argumentation qu’y déploie Austin consiste à discuter une certaine conception du savoir et de la certitude qui fait fond, ici comme ailleurs, sur une certaine idée de ce que disent les sens; de nouveau, l’idée que les sens sont muets joue un rôle beaucoup plus central dans le texte que ce que sa place manifeste à première vue. Dans cette perspective, il faut prendre bien garde au fait que, lorsque nous étudions l’argument du silence des sens tel qu’il est présenté dans Lelangagedelaperception, nous faisons un usage local d’un texte dont la portée est, aux yeux de l’auteur lui-même, beaucoup plus générale: c’est toute une famille d’arguments semblables dont nous avons déjà identifié deux avatars – un certain partage entre sensaet concepts, et une certaine manière de penser le savoir – qu’elle doit servir à condamner. Un tel constat autorise bien sûr un usage du texte au-delà de ses cibles explicites. Mais comme toutes ses semblables, cette liberté comporte bien sûr une part de risque: l’écueil serait de lire en Austin ce qu’il n’a nullement écrit44. Tâchons à présent d’analyser précisément ce qui, dans l’argumentation austinienne, nous prévient contre une certaine communauté de réflexes philosophiques «invalides», de préciser donc les traits communs de cette famille d’arguments afin de définir la juste extension de la critique austinienne au-delà de ses cibles explicites. 42 Cet aspect de l’argumentation austinienne sera évidemment détaillé par la suite; voir le II.1. de ce chapitre. 43 «Autrui», p. 77/46. 44 Un tel geste, surtout si l’on considère les prétentions généralisatrices exprimées par Austin lui-même, ne constituerait pas une faute en soi, mais nous paraîtrait dommageable dans la mesure où s’y résoudre abinitio serait à nos yeux la marque d’une regrettable défiance envers la force de l’argument original (ou, pour le dire autrement, dans la mesure où une lecture serrée nous semble le meilleur moyen pour tirer d’un texte tout le jus qu’il peut donner).

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II. «CONFONDRE SENTIR ET PENSER»: LA CRITIQUE AUSTINIENNE 1. La détermination des sense-data: l’argument séminal de «Are There A priori Concepts?» Dans «Are There A priori Concepts?», l’objet principal d’Austin n’est pas la perception: il participe alors à un colloque organisé sous les auspices de l’AristotelianSociety sur la pertinence de la philosophie de David Hume pour la philosophie de son temps, et se trouve plus précisément engagé dans un débat, qui eut lieu le samedi 8 juillet 1939, sur le thème – énième reprise du débat de l’empirisme et de l’idéalisme – qui donne son titre à l’article. a) Àlarecherchedelafauteoriginelledelathéoriedelaressemblance deMacLagan Affrontant la question de l’existence des concepts a priori, l’un de ses interlocuteurs, le professeur W. G. MacLagan argumente ainsi: il commence par critiquer la démarche du professeur Mackinnon, dont l’intervention précédait la sienne, définit l’apriori comme ce qui s’oppose à l’empirique, puis entreprend de définir ce qu’est un «concept empirique» afin d’examiner, dans un dernier temps, si l’on peut trouver des concepts qui ne seraient pas empiriques en ce sens-là. Étant ainsi amené à interroger la relation de l’empiricité à l’accointance, et de celle-ci avec la sensation, MacLagan constate une incertitude relative à «ce qui peut être proprement dit donné dans la sensation [given in sensation]45». Pour éliminer cette incertitude, MacLagan envisage le cas de la ressemblance, et plus précisément celui de la ressemblance entre deux couleurs, et défend la thèse selon laquelle «nous sentons les couleurs mais nous ne sentons pas la ressemblance46», cette dernière étant selon lui l’objet d’une «accointance non sensible47» ou d’une connaissance non identifiable en tant que telle à un type d’accointance. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, sur lequel MacLagan ne tranche pas, la thèse défendue repose sur une distinction, sur laquelle MacLagan insiste explicitement, entre «ce qui est donné par les sens [sensuouslygiven]48» 45

D. M. Mackinnon, «Are There APrioriConcepts?», dans J. L. Austin, D. M. Mackinnon et W. G. Maclagan, «Symposium: Are There A Priori Concepts?», Proceedings oftheAristotelianSociety.Supp.Vol., Vol. 18, 1939, p. 59. 46 Ibid. 47 Ibid. 48 Ibid., p. 60.

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et «ce qui ne doit pas être donné par les sens [must be given non-sensuously], si cela est seulement donné en quelque manière49», la caractéristique du premier type de donné étant que, quand bien même nous avons besoin de mots pour le désigner («ceci est rouge»), il est l’objet d’«une conscience sensible, en elle-même inexprimable, de ce qui est nommé50». Le terme exact n’est pas prononcé, ni écrit, mais on trouve dans le texte l’un de ses équivalents («sense-given»): MacLagan fait clairement fond sur une théorie des sense-data,dont apparaissent ici des aspects qui ne seront pas ceux par lesquels Austin l’abordera dans Lelangagedela perception–et qui sont, en réalité, plus fondamentaux puisque, comme nous espérons le montrer, ils permettent d’identifier ce qui constitue selon nous le trait argumentatif générique que vise Austin lorsqu’il affirme que les sens sont muets. Notre thèse sur ce point est que le réflexe argumentatif identifiable grâce à cette idée se retrouve dans tous les textes où Austin énonce le silence des sens et constitue à chaque fois la source de l’erreur qu’il souhaite dénoncer. Ce réflexe philosophique aurait pour caractéristique d’être tout aussi générique qu’invalide et possède donc à nos yeux toutes les qualités requises pour être un bon candidat au titre de cible officielle du silence des sens. Mais revenons-en à notre objet du moment: quelle est donc cette idée cruciale qui apparaîtrait dans le texte de MacLagan? Nous pouvons la résumer en ces termes: nos sens nous donnent quelque chose qui, en principe, est inexprimable, mais qui pourtant est bien caractérisé, bien circonscrit, puisqu’on peut à bon droit en exclure d’autres choses (en l’espèce, la ressemblance). Ce dont on a «une conscience sensible, en elle-même inexprimable», ce n’est pas la ressemblance, nous assure en effet MacLagan, ce ne peut être que la couleur. Sous-jacente à son argumentation réside donc l’idée que nous sont données de manière sensible des choses bien circonscrites, dont la discrimination est antérieure à tout langage, à toute nomination, et qui sont donc immunes à toute erreur d’identification. Si l’on reprend les termes de notre typologie, nous sommes en présence de la thèse selon laquelle la perception aurait un contenu, concept qui implique (comme la détermination qui nous semble ici présupposée) qu’il y a un intérieuret un extérieurdu contenu, qu’apriori, intrinsèquement, certaines choses y appartiennent et que les autres en 49 50

Ibid. Ibid.

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sont exclues: il s’agit donc d’une forme de représentationalisme. Comme MacLagan précise que la conscience sensible dont il est question est «inexprimable», il semble en outre que nous ayons ici à faire à une version non conceptualiste de représentationalisme, ou en tout cas à une théorie qui se présente ainsi. Or, cette idée, nous montre Austin, constitue le cœur de toutes les théories des sense-data. b) Lestermesdedonnéesdessensmisàlaquestion Austin, critiquant les termes mêmes selon lesquels McLagan pose le problème, écrit ceci: Mr. McLagan demande «Qu’est-ce qui est donné dans la sensation?» – une manière malheureuse de poser une question très facile, dont la réponse doit être et ne peut qu’être «Sensa». Ce qui est malheureux est le mot «donné» (cf. «sense-data», les «data des sens»). Car il suggère (a) que quelque chose nous est «donné» ici par quelqu’un. (b)Que l’on dit des sensa qu’ils sont «donnés» par contraste avec quelque chose qui serait plutôt «fait» ou «pris», à savoir, mes pensées. Il est pourtant douteux qu’il y ait un sens à ce que mes pensées soientsous mon contrôle, tandis que mes sensa ne le seraient pas. (c) Que certaines propositions nous sont «données» dans la sensation comme incorrigibles, ainsi que les prémisses dans les sciences ou les «données» au détective. Mais les sensa sont muets, et rien n’est plus assurément fatal que de confondre sentir et penser.51

Austin met en lumière dans ces lignes plusieurs présupposés inhérents à toute conception de ce qui serait «donné dans la sensation» (i.e. à toute conception des «sense-data»): d’une part, l’existence d’un donateur (a), mais aussi l’idée que ce qui est «donné» n’est pas le fait de celui qui le reçoit, qui ne le «contrôle» pas (b). Austin décèle alors un troisième présupposé, selon nous moins trivial, selon lequel des propositions seraient données dans la sensation: parler de ce qui est donné dans la sensation impliquerait qu’y soient données des propositions (c). Toute la question est alors de comprendre le statut de ces propositions par rapport au donné: ce qui est donné, sont-ce les propositions et seulement elles? Ou bien la donation sensible de quelque chose implique-t-elle une forme de donation annexe, qui serait une donation de propositions?

51 J. L. Austin, «Are There APriori Concepts?», dans PP, p. 48. Contrairement à Lou Aubert et Anne-Lise Hacker, et puisque telle est précisément l’identification qu’Austin refuse, nous ne traduisons pas «sensa» par «données sensorielles», mais choisissons, à l’instar de Christophe Al-Saleh dans «L’usage des sens», de conserver le terme «sensa», dont la technicité semble être équivalente en anglais et en français.

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Comprendre le sens de ce dernier présupposé nous semble en tout cas d’autant plus crucial que c’est précisément à son sujet qu’Austin oppose à l’idée de «données des sens» ce démenti formel, énonciation précoce de la thèse du silence des sens: «les sensa sont muets, et rien n’est plus assurément fatal que de confondre sentir et penser.» Dans ce cadre, notons-le, la thèse à laquelle s’oppose le silence des sens est clairement conceptualiste: dire que les sens sont muets, c’est pour Austin dire qu’aucune proposition ne nous est donnée dans la sensation. La difficulté, et nous en revenons à la question que nous avons posée plus haut, est qu’il n’est pas évident que toute conception des données des sens soit conceptualiste en ce sens; comme nous l’avons vu, les termes employés par MacLagan permettent de classer sa conception comme relevant «simplement» d’une forme de représentationalisme (qui se targue en outre d’être non conceptualiste). Il n’est pas évident, en somme, qu’en passant de son point (b) à son point (c), Austin n’accomplisse pas un saut interprétatif. c) Leconceptualismeaucœurdessense-data L’analyse austinienne nous semble pourtant justifiée, et ce pour des raisons que nous avons commencé à mettre en lumière lorsque nous avons présenté l’argument de MacLagan. L’un de ses présupposés est en effet que ce qui est donné dans la sensation est bien circonscrit, puisqu’on peut légitimement dire ce qui en fait partie (la couleur) et ce qui n’en fait pas partie (la ressemblance). Il suppose donc que le donné est déterminé, intrinsèquement constitué de telle ou telle chose et intrinsèquement dénué de telle ou telle autre52. Or, dire cela, réfute Austin un peu plus 52

Comme cette idée peut être rapprochée, en termes contemporains, de la thèse représentationaliste, il semble qu’en étudiant «Are There A priori Concepts?», nous soyons amenée à retrouver l’argumentation déployée par Travis dans «Le silence des sens» (art. cit.), où, après avoir mis en évidence le lien entre le représentationalisme et le concept de contenu (Travis définit le premier en ces termes: «Si nous voulons donner un nom, bien plus innocent, à cette idée, nous pouvons l’exprimer de manière plus brève: une expérience perceptive (donnée) a un contenu représentationnel (donné)», p. 57/97), il critique le premier par le biais du second. Il est alors remarquable que Travis argumente contre le représentationalisme en montrant l’inanité de l’usage qui y est fait du concept de contenu et, plus précisément, que la détermination de ce contenu soit sa cible privilégiée. Il écrit ainsi p. 85/138: «il n’y a rien dans l’expérience perceptive qui puisse la doter d’un contenu représentationnel précis, distinct d’innombrables autres». Notons que cette profonde connexion, via le concept de contenu, entre l’argumentation austinienne et la critique travisienne du représentationalisme a déjà été mise en évidence par Sandra Laugier dans le très clair «Perception et représentation» (art. cit., voir en particulier pp. 351-353 et p. 359).

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loin, c’est attribuer aux données des sens une caractéristique – la détermination – qui est nécessairement le fait du langage. Étant donnée la phrase «A ressemble à B», il semble que M. McLagan se dit à lui-même: Cela signifie qu’il devrait y avoir trois choses à sentir, A, B, et une ressemblance; or nous sentons bien les couleurs, mais nous ne sentons pas la ressemblance. Mais, tout de même, à proprement parler, nous ne sentons pas plus «le rouge» et «le bleu» que «la ressemblance» (ou «les qualités» pas plus que «les relations»): nous sentons quelque chose dont nous pourrions dire, si nous souhaitions en parler, que «c’est rouge»; et donc nous sentons quelque chose dont nous pourrions dire, si nous souhaitions en parler, que «ceci est similaire à cela» ou «que ce rouge-ci est similaire à ce rouge-là». Si nous tenons à dire ce que nous sentons(ce qui est impossible), nous pourrions essayer de dire que «Je sens A-ressemblant-à-B», et voir si cela aide.53

Dans ce passage crucial, Austin répartit nettement les rôles entre le domaine du sentir et celui du dire, et dénonce leur confusion. Lorsqu’on sent une chose, argumente-t-il, n’appartiennent pas plus à notre sensation le fait de décrire cette chose comme étant «rouge» ou «bleue» que le fait de juger que sa couleur est plus ou moins ressemblante à telle ou telle autre couleur. Parler de «rouge» et de «bleu», c’est en effet opérer des distinctions qui ne sont pas immanentes au sensible, présentes à même lui. Comme il semble vouloir l’indiquer lorsqu’il désigne la chose sentie par la forme englobante munie de tirets «A-ressemblant-à-B», le sensible en tant que tel ne manifeste pas de distinctions telles que celles dont on use dans le langage: tout ce qui est distingué dans le langage se trouve en lui, non pas uni, non pas mélangé, mais non distingué. De ce point de vue, le présupposé propre à la théorie des sense-data de MacLagan, selon lequel le sensible est en tant que tel déterminé, apparaît coupable d’une confusion entre sentir et penser, d’une occupation indue du champ de la perception par ce qui n’appartient qu’au langage – les propositions – et donc, si l’on reprend les définitions établies au début de notre première partie, d’une forme de propositionalisme, qui dissimule en outre son vrai visage, fatalement conceptualiste. Corrélativement, affirmer que les sensa sont muets, de la part d’Austin, semble devoir servir à dénoncer cette confusion du sentir et du penser et à contester que les sens font ce que nous leur faisons faire, pour la raison que, s’ilsfaisaientcequ’onleurfaisaitfaire, ils parleraient54. Dire 53

«Are There APrioriConcepts?», pp. 48-49. C’est-à-dire qu’ils feraient ce que, par définition, seuls des sujets parlants sont capables de faire. Là encore, notons que nous retrouvons la thèse défendue par Travis, qui insiste dans «Le silence des sens» sur notre responsabilité, i.e. notre responsabilité à nous 54

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que les sensa sont muets, de la part d’Austin, ne revient donc pas seulement à contester la thèse selon laquelle les sens parlent – une thèse somme toute relativement marginale, que seul le conceptualisme, parmi les théories que nous avons présentées, pourrait en quelque manière assumer –, mais, beaucoup plus largement, toutes les thèses qui, d’une façon ou d’une autre, et sans le savoir le plus souvent, font parler la perception. Le conceptualisme, en somme, serait le vice caché de toutes les formes de représentationalisme, qu’elles se prétendent non-propositionalistes ou non, non-conceptualistes ou non55. Cette confusion se manifeste du reste clairement dans les deux autres textes où Austin énonce la thèse dite «du silence des sens». En effet, lorsqu’Austin affirme dans «Autrui» que «les sensa sont muets56», il présente la thèse à laquelle il s’oppose comme l’idée que les sensa, c’est-à-dire les choses, les couleurs, les bruits et le reste, parlent ou sont (parlaient ou étaient) étiquetées par nature, de sorte que je peux littéralement direce que je vois:ça se fait entendre, je le lis à livre ouvert.57

Ce qui est frappant dans cet extrait, c’est l’équivalence établie par Austin entre deux manières de caractériser les sensa: la théorie des sensedataconsidère qu’elles «parlent» ouqu’elles sont «étiquetées par nature»58, l’étiquetage semblant pouvoir ici parfaitement correspondre à la détermination, dont on a vu que, selon Austin – et l’image employée semble bien corroborer cette hypothèse –, elle ne pouvait être le fait que du langage59. en tant que sujets parlants, envers toute distinction: «La perception nous confronte à ce qui se trouve là, de telle sorte qu’en remarquant, en reconnaissant les choses, en y prêtant attention, ou en exerçant de quelque autre façon les capacités dont nous disposons, nous pouvons, à certains égards, distinguer ce qui est là pour ce que c’est (ou échouer à le faire).» («Le silence des sens», art. cit., p. 65/109. Nous soulignons). Le contenu représentationnel, souhaite-t-il démontrer, n’est pas le fait de la perception mais de la seule autoreprésentation, c’est-à-dire, de la «posture» que nous prenons «à l’égard des choses qui sont telles ou telles» (Ibid., p. 61/102). Dans la lignée d’Austin, Travis prétend rendre à César ce qui est à César. 55 Mettons-le en évidence: Austin justifie ainsi, apriori, la position théorique soutenue par ceux qui, comme Charles Travis, Robert Brisart ou John McDowell, considèrent que tout représentationalisme est en réalité, non seulement, propositionaliste, mais conceptualiste. Il donne tort en revanche à tous ceux qui, comme Michael Tye ou Fred Dretske, prétendent défendre un propositionalisme non conceptualiste, mais aussi à ceux qui, comme Tim Crane, ambitionnent d’atteindre une position représentationaliste non propositionaliste. 56 «Autrui», p. 97/70. Traduction modifiée par nous. 57 Ibid. 58 L’équivalence est peut-être encore plus nette en anglais: «sensa, that is things, colours, noises, and the rest, speak or are labelled by nature». 59 Même si nous ne souhaitons pas nous engager plus avant dans le complexe dossier des relations entre Austin et Wittgenstein (qui reste pour l’essentiel à constituer), il

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Dire que les sens sont muets, pour Austin, c’est donc non seulement dire que les sensa ne parlent pas, mais aussi, et plus généralement, qu’ils ne sont pas étiquetés par nature, qu’ils ne sont pas déterminés; celui qui affirmerait l’inverse serait nécessairement victime d’une mauvaise métaphore faisant de la nature un «livre ouvert». Une dernière remarque s’impose alors. Si, à la lecture des textes de 1939 et 1946, il semble raisonnable de qualifier l’aspect de la théorie des sense-data qui constitue la prise privilégiée d’Austin comme une forme de «propositionalisme rampant», et même plus radicalement de «conceptualisme rampant», la lecture du Langagedelaperceptionsemble totalement corroborer l’importance de cette ligne de front. Car quelle dimension de la théorie des sense-dataconstitue la cible privilégiée d’Austin à la fin de ses conférences? C’est le fait qu’elle ait pour but, souvent explicite, d’isoler une espèce de phrases «incorrigibles», dont les sense-data seraient l’objet. Cette idée se trouve par exemple exprimée par Ayer, qui écrit dans The foundations of empirical knowledge: «Lorsque nous sommes directement conscients d’un sense-datum, il s’ensuit que nous savons qu’une certaine proposition qui décrit le sense-datumest vraie.60» Ayer concède ainsi que, si l’on peut se tromper de mot, ce type d’erreur verbale doit être absolument exempte de toute erreur sur les faits, en droit impossible, mais ne peut être qu’une erreur comparable à celle de l’homme qui voudrait traduire en anglais le nom de couleur «rouge» et dirait «blue» à la place de «red». Il y aurait donc, selon Ayer, pour chaque «sense-datum», une proposition vraie correspondante que l’on ne pourrait ignorer et dont on ne pourrait douter.La solution adoptée par les «sense-datistes» consiste donc à «stipuler qu’un sense-datumest tout simplement ce que le locuteur croit qu’il est61». Il est alors particulièrement notable que ce qu’incrimine Austin est une forme de confusion entre ce qui relève de l’ordre du linguistique et ce qui n’en relève pas. Il écrit en effet au sujet de cette conception «infaillibiliste» des sense-data: Et si les choses se passent ainsi, comment les sense-datapeuvent-ils encore être, comme on leur demande, des entités non linguistiques dont nous est difficile ici de ne pas penser aux toutes premières pages des Recherchesphilosophiques (trad. fr. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero et al., Paris, Gallimard, 2004) et à la manière dont Wittgenstein représente les premiers jeux de langage – les pommes, les couleurs s’y trouvent également étiquetées à l’aide de «signes» apposés sur des «tiroirs», de «mots» qui se trouvent «en face» des échantillons de couleurs (p. 28). 60 A. Ayer, Thefoundationsofempiricalknowledge, op.cit., p. 80. 61 LP, p. 113/205, note 1.

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sommes conscients, et auxquelles nous nous référons, et qui servent de banc d’épreuve ultime pour établir la vérité de fait de tous les énoncés empiriques.62

Dans cette citation, la distinction de ce qui relève du linguistique et de ce qui n’en relève pas apparaît comme l’un des fondements essentiels de la critique austinienne des sense-dataet, plus particulièrement, de leur dimension «infaillibiliste»: faire des sense-datades entités intrinsèquement déterminées, c’est leur interdire – voilà ce que dit Austin ici – le statut d’entités «non linguistiques», c’est leur interdire, en contradiction avec le rôle qu’on souhaite leur donner, le statut de «référ[ences]» dont nous pourrions faire l’«épreuve», c’est donc inscrire dans l’ordre du langage ce que l’on souhaiterait conserver dans l’ordre du réel. Sousjacente à cet énoncé, qui met clairement en exergue le rôle fondateur de la distinction du linguistique et du non-linguistique dans l’argumentation austinienne, il y a donc l’idée que la détermination est affaire de langage. Finalement, il semble que soit émis, dès le premier texte qu’Austin consacre à la critique des sense-data, un argument qui pourrait nous incliner à croire, comme Robert Brisart ou Charles Travis, que tout représentationalisme est conceptualiste, l’argument essentiel consistant à souligner que, si la perception a un contenu, celui-ci doit être déterminé. Nous retrouvons le problème mis en évidence par Austin dans la théorie de la ressemblance de MacLagan: dire du contenu d’une perception qu’il est déterminé (ce qui, du reste, ne fait que développer le sens impliqué dans le concept de «contenu»), c’est lui attribuer une caractéristique que le langage seul peut lui conférer, c’est donc, consciemment ou non, adopter une forme de conceptualisme. Une chose essentielle semble donc devoir être retenue de la première occurrence de la thèse du silence du sens: non seulement elle constitue, dans son contexte, l’argument central de la critique austinienne, mais surtout sa portée semble bien supérieure à celle qu’une lecture un peu trop rapide pourrait lui prêter. Loin de n’atteindre que la théorie des sense-data de MacLagan, elle semble porter contre toute théorie conceptualiste, et même contre toute théorie qui serait conceptualiste sans le savoir, ce qui, à la lecture attentive de l’argument austinien, constitue une caractérisation fort extensive. La confusion entre sentir et penser, et sa dénonciation, semblent ainsi en état de jouer un rôle tout aussi déterminant chez Austin que chez Merleau-Ponty. À ce stade, notre restitution 62

Ibid.

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de l’argument austinien reste cependant un peu courte: Austin nous dit «à proprement parler, nous ne sentons pas plus “le rouge” et “le bleu” que “la ressemblance”», mais pourquoi? Qu’est-ce qui lui permet d’affirmer que le perçu n’est pas intrinsèquement déterminé? C’est Le langagedelaperception, et au premier chef son dixième et avant-dernier chapitre, consacré à «la recherche de l’incorrigible63», qui nous fournit ici les arguments pertinents.

2. La critique de «la recherche de l’incorrigible» a) Indétermination du perçu ou faillibilité du discours sur le perçu? L’enjeudelathèsedusilencedessens Lorsque Austin affirme qu’«à proprement parler, nous ne sentons pas plus “le rouge” et “le bleu” que “la ressemblance”», il critique l’idée selon laquelle on pourrait isoler dans toute expérience sensible, si on l’analysait suffisamment, un contenu, c’est-à-dire une donnée ou un ensemble de données, simple et incontestable; dans ce cadre, «le rouge» et «le bleu» représentent bien sûr deux exemples de contenus simples et incontestables, «la ressemblance» constituant au contraire un exemple de contenu plus complexe, dont la détermination est soumise à l’examen et à la variation et donc à l’erreur. Or, cette conception est habituellement corrélée à la thèse, que l’on peut qualifier de «fondationnaliste», selon laquelle la science doit être fondée sur certaines propositions basiques, dont la valeur épistémique ne dépendrait d’aucune autre proposition, mais qui seraient elles-mêmes infaillibles et incorrigibles: dans le cas de la théorie des sense-data, ces propositions correspondraient exactement aux contenus simples et incontestables de la sensation. Comme le résume Austin dans l’antépénultième – et décisive – conférence du Langagede laperception, «ce sera une caractéristique des dataque, dans leur cas, aucun doute ne soit possible et aucune erreur ne puisse être faite.64» Dans cette conférence, est ainsi mis en évidence un lien fondamental entre la thèse de la détermination du perçu (en l’espèce des data) et l’infaillibilité du discours à son sujet (en l’espèce, des propositions basiques de la science). Indiquons-le: Austin met en évidence ce même présupposé chez M. Wisdom dans «Autrui» – qui, restitue-t-il, écrit que «la particularité 63 64

LP, p. 104/195. LP, p. 105/196.

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des affirmations de la perception immédiate réside dans le fait que “quand elles sont exactes et faites par X, alors X sait qu’elles sont exactes”.65» Il est tout à fait remarquable que, dans ce cadre, Austin attribue explicitement une importance fondamentale à ce présupposé. Il poursuit en effet la citation précédente: Cela me semble erroné, et pourtant cette idée a été, sous des formes plus ou moins subtiles, à la base de nombreux développements philosophiques. Peut-être est-ce le péché originel (la pomme de Berkeley, l’arbre dans le jardin) par lequel le philosophe se chasse lui-même du paradis du monde dans lequel nous vivons.66

Nous reviendrons dans la conclusion de ce chapitre sur cet ample diagnostic. Mais revenons à la dixième conférence du Langage de la perception. L’intérêt de l’argumentation qui s’y déploie est en effet que, au lieu de viser directement la détermination du perçu, elle l’atteint par le biais de sa critique de l’infaillibilité du discours. Austin soutient ainsi qu’il est vain de chercher à isoler dans des phrases d’authentiques sensedata, dont le contenu serait incontestable, pour la raison que, dès que nous parlons, la possibilité du doute et de l’erreur ne peut jamais être éliminée en droit: «cet objectif idéal est totalement inaccessible.67» Nous touchons là, nous semble-t-il, au cœur de la thèse austinienne du silence des sens. Car s’il est en droit impossible d’isoler dans chaque sensation par le moyen de mots le contenu qui serait indubitablement le sien, quel sens peut-il y avoir à parler de cet hypothétique contenu? Quand bien même il existerait, nous ne pouvons le connaître, et il ne peut donc jouer pour nous aucun rôle épistémologique68. Le contexte d’énonciation doit être rappelé: la thèse du silence des sens est énoncée par Austin dans le cadre de discussions dont l’enjeu est épistémologique, la question étant toujours, dans les trois textes où Austin la formule, «Que pouvons-nous dire avec vérité?». Or, dans ce cadre, et cela ressort clairement dans Le langage de la perception, Austin en arrive à cette conclusion sans appel: quand bien même les sens auraient 65

«Autrui», p. 90/62. Ibid. 67 LP, p. 112/204. 68 Cette exigence fait écho à celle qu’exprime Charles Travis dans «Le silence des sens», lorsqu’il indique que l’une des exigences associées au concept de «représentation» est que «nous devons pouvoir reconnaître la représentation pertinente»: pour que la représentation puisse bien être considérée comme telle, c’est-à-dire comme possédant un «contenu», «nous devons être capables d’apprécier l’expérience comme représentant ce qu’elle représente ainsi – d’apprécier ce qui est ainsi dans cet état selon elle» (art. cit., p. 62/109). Sinon, rien n’est représenté! 66

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quelque chose à dire, ils «ne nous disent rien [donottellusanything]69». La formulation choisie par Austin est hautement signifiante: il n’écrit pas, comme en 1939, «les sensa sont muets», mais «les sens ne nous disent rien», marquant ainsi plus nettement que ce qui importe est ce que les sens nousdisent, et non pas ce qu’ils disent à d’autres, à la cantonade ou tout seuls dans leur coin (trois hypothèses, du reste, dont l’intelligibilité est hautement douteuse – conserver l’idée d’un sens des sens semble en tout cas exiger que soit pensé un contexte où prendrait sens la question de ce que les sens diraient alors même que l’on ne pourrait en aucun cas l’entendre ou le comprendre). Dans les textes où Austin affirme le silence des sens, il s’agit de notre capacité à dire la vérité de ce que nous percevons. Reste cependant à démontrer ce qui a été énoncé: selon Austin, aucun énoncé portant sur le perçu n’est entantquetel incorrigible. Quels sont ses arguments? b) Lemythedel’incorrigibilitédudiscourssurlessense-data Il n’y a pas de genreou de classede phrases («propositions») dont on puisse dire que commetelles: elles sont incorrigibles elles procurent un fondement à d’autres phrases et elles doivent être mises à l’épreuve pour que d’autres phrases puissent être vérifiées.70

La thèse austinienne, démontrée longuement dans la dixième conférence du Langagedelaperception, est tout à fait claire: toute tentative pour essayer d’isoler dans la sensation à l’aide d’un énoncé ce qui constituerait son contenu propre, prédéterminé et incorrigible, est vouée à l’échec. 69 Remarquons là encore que la distinction entre ces deux ordres de problème est à l’œuvre dans «Le silence des sens» lorsque Charles Travis explore deux manières dont les choses perçues pourraient avoir un contenu représentationnel, sous la forme de «deux notions différentes de l’air qu’ont les choses». Selon la première notion, en effet, «l’air qu’ont les choses» est «approprié pour rendre reconnaissable le contenu représentationnel» mais «il ne détermine pas quel contenu représentationnel particulier doit avoir une expérience donnée»; selon la seconde, «l’air qu’ont les choses n’est pas ce qui nous rend disponiblele contenu représentationnel» (art. cit., p. 69/114. Nous soulignons). Toute la difficulté, semble-t-il, réside dans la coalition de la détermination et de la disponibilité du contenu de la représentation, l’hypothétique détermination n’ayant de sens, c’est-à-dire ne remplissant sa fonction, chez Travis comme chez Austin, que si elle nous est disponible! Tout l’article de Travis consiste précisément à montrer qu’une telle coalition (qui prend chez McDowell la forme «hybride» d’un «air visuel» qui ferait «ce qu’un air pensable fait», art. cit., p. 81/133) est impensable. 70 LP, p. 123/215.

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Examinons l’un des exemples développés par Alfred Ayer, qu’Austin discute dans son ouvrage: la proposition «cette couleur est vermillon». Cette proposition, Ayer et ses partenaires l’admettent tout à fait, peut se révéler fausse si je découvre que je ne maîtrise pas la distinction entre «magenta» et «vermillon». Pour éviter ce genre de problèmes, ils affirment qu’il faut soutenir, dans les termes austiniens, un genre de phrases dans l’énonciation desquelles je ne prends absolument aucun risque, mon engagement étant minimal, en sorte qu’en principe rien ne pourrait montrer que j’ai fait une erreur, mon propos étant donc «incorrigible».71

Pour ce faire, les auteurs qui cherchent à fonder leurs énoncés proposent donc d’énoncer nos propositions de base en termes totalement circonstanciés, tels que «il me semble à moi personnellement, hicetnunc, que je vois quelque chose de magenta.72» La difficulté est que, quelles que soient les précautions prises pour circonstancier ces énoncés, il reste qu’il faut à un certain moment qualifier son expérience. Comme un sense-datum est supposé être exactement ce qu’il semble être, la solution est censée être fournie par l’emploi du vocabulaire des sense-data.Mais cette solution, soutient Austin, ne règle rien: Stipuler qu’un sense-datum a toutes les qualités qu’il paraît posséder ne suffit pas en l’occurrence, puisqu’il n’est pas impossible de se tromper, même lorsqu’on se limite à dire quelles qualités une chose paraît avoir – il peut arriver, par exemple, que l’on n’examine pas l’apparence de cette chose avec assez de soin.73

Même s’il n’y a aucune possibilité logique pour que ce que je perçois n’ait pas exactement toutes les qualités qu’il paraît avoir à mes yeux, ma description de ce que je vois peut être erronée, car l’identité de ce que je perçois et de la réalité ne garantit pas que j’use des bons mots pour le décrire, et que je sois certain que j’en use74. 71

LP, p. 112/203. LP, p. 113/204. Dans «Autrui», le même procédé est restitué ainsi: «Si toutefois je me borne à affirmer: “voici quelque chose qui, maintenant, me semble rouge”, alors, enfin, je ne peux pas me tromper (au sens premier du terme).» (p. 91/63) 73 LP, p. 113/205, note 1. 74 Notons que le travail mené ici par Austin est repris et développé par Travis lorsqu’il analyse la notion d’«airs visuels» et qu’il montre qu’elle ne permet nullement de déterminer, pour tout air visuel, ce que serait sa bonne description ou, pour le dire autrement, d’identifier ce que serait lecontenu de la perception, d’«indexer le contenu» («Le silence des sens», art. cit., p. 72/119), et ce notamment en vertu de la sensibilité à l’occasion de toute description (sur tout cela, voir pp. 68-75/114-122). 72

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Austin développe ce point dans Le langage de la perception mais également dans «Autrui». L’argument est multiple. Son premier versant est fondé sur l’idée que toute description à l’aide de mots est «classificatoire75» et implique par là même une «reconnaissance», et donc une «mémoire» – toutes choses qui peuvent être défaillantes et sont, selon les termes d’Austin, «souvent incertaines et non fiables». Dire «il me semble à moi personnellement, hicetnunc, que je vois quelque chose de magenta76», cela suppose en effet de reconnaître le magenta et donc de se souvenir de ce qu’est le magenta. À cet égard, plusieurs difficultés peuvent se poser. Premièrement, il est possible que je voie du magenta alors que je n’en ai jamais vu. Dans ce cas, «je ne trouve rien dans mon expérience passée à quoi comparer ce que je suis en train de [voir]77» (dans l’exemple d’Austin, il s’agit de «goûter», mais la logique est évidemment identique). Il est probable que je tente alors une description, la plus prudente possible si je sais que je n’ai jamais vu une telle couleur, mais cette description constituera nécessairement, qu’elle soit prudente ou non, consciemment ou non, une approximation. Comme le remarque Austin lui-même, on rejoint alors le second cas de figure, celui «où je ne suis pas tout à fait certain, ou seulement presque certain, ou pratiquement certain» que c’est la couleur, disons, que l’on nomme magenta. Dans ce cas, de même, je vais proposer une description approximative, et voulue comme telle, de ce que je vois. Je vais dire quelque chose comme «il me semble à moi personnellement, hicet nunc, que je vois quelque chose qui ressemble à du magenta». Mais on atteint alors un second type de problème. Car cette approximation permet-elle à l’énoncé d’être vrai? Rien n’est moins certain. On peut au contraire considérer, comme nous allons le montrer à la suite d’Austin, que cela dépend des circonstances ou, pour parler en termes travisiens, de l’occasion. Pour comprendre ce point crucial, imaginons le cas où, examinant et décrivant un rideau rouge, je ne fais pas attention à la petite tache d’encre bleue qui s’y trouve. Cette tache, je la vois distraitement et ne l’intègre pas à ma description: le résultat, trivialement, est que ma description ne correspond pas précisément à ce que j’ai vu. Une manière possible de réagir à ce constat serait de soutenir: il faut préciser que le rideau est de deux couleurs, rouge et bleu. Mais cette réponse pose un 75 76 77

«Autrui», p. 92/64. LP, p. 113/204. «Autrui», p. 92/64.

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problème essentiel, suggéré par Austin dans la neuvième conférence du Langagedelaperception: à partir de quelle taille une tache modifie-telle la couleur originale du tissu qu’elle abîme? Est-il donc erroné de dire d’une feuille d’écolier qu’elle est blanche si elle est marquée de lignes noires, ou bleues? La couleur d’une façade est-elle modifiée dès lors qu’on y appose une plaque de médecin? Le problème, en somme, se déplace: il ne s’agit plus de savoir si je suis capable de décrire infailliblement la couleur du rideau, mais de s’interroger sur ce que peut bien être la vraie couleur d’un rideau ou, pour le dire autrement, sur ce que doit être la description de la couleur d’un rideau pour être adéquate. c) Lapluralitédesdescriptionscorrectesdecequel’onvoit Est-ce qu’un rideau dont la couleur d’origine était le rouge et qui porte à présent une petite marque d’encre bleue est encore de couleur rouge ou non? Cela n’est pas évident. Nous pourrions soutenir, en effet, que la bonne réponse dépend de la raison pour laquelle je suis en train de décrire la couleur de ce rideau: suis-je en train d’essayer de la décrire à un vendeur dans le magasin de meubles où je choisis mon nouveau canapé? Ou suis-je en train d’écrire mon autobiographie et d’y décrire mon salon afin de donner au lecteur une idée de l’atmosphère qui y règne? N’est-il pas vain de vouloir choisir a priori, c’est-à-dire indépendamment du contexte d’énonciation, ce que serait la juste description de la couleur de mon rideau? N’est-il pas vain, dès lors, de vouloir que la réponse soit prédéterminée? Avec de tels exemples s’impose l’idée, qui constitue le cœur de ce que l’on appelle le contextualisme, selon laquelle la relation entre ce que nous percevons et notre langage est souple, qu’il y a un jeu – irréductible – entre les mots et le monde que nous percevons78.

78

Cette thèse se trouve développée, en référence plus ou moins directe à Austin, dans de nombreux travaux de Charles Travis: voir en particulier «Le silence des sens», art. cit., pp. 71/117 sq., «Pragmatics» (dans Bob Hale et Crispin Wright (dir.), ACompaniontothePhilosophyofLangage, Oxford, Blackwell, 1997, p. 87-107) ou «A Sense of Occasion» (PhilosophicalQuaterly, 2005, vol. 55, n°219, pp. 286-314) – l’ensemble du recueil intitulé Occasion-sensitivity.Selectedessays (New York, Oxford University Press, 2008), dans lequel ces deux derniers textes sont repris est important de ce point de vue. Dans le contexte francophone, la thèse se trouve déployée par Jocelyn Benoist, selon une logique propre à l’auteur, depuis Leslimitesdel’intentionalité(op.cit.). Voir en particulier la quatrième partie de Sens et sensibilité (op. cit.) et le chapitre 3 des Eléments de philosophieréaliste(Paris, Vrin, 2011).

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Décrivant à la suite d’Ayer différents cas où nous pouvons légitimement décrire une perception de différentes façons (par exemple, «une tache argentée» et «une grosse étoile»), Austin écrit: Ainsi les différences dans la manière de décrire ce qui est vu proviennentelles de différences dans notre savoir, dans la finesse de nos facultés discriminantes, dans notre propension à nous exposer, ou dans notre intérêt pour tel ou tel aspect de la situation totale; elles peuvent aussi provenir du fait que ce qui est vu est vu différemment, vu commececi plutôt que comme cela. Et parfois il n’y aura pas qu’uneseulemanière correctede décrire ce qu’on voit, pour la bonne raison qu’il n’existera pas de manière correcte de le voir.79

La conclusion de son propos nous intéresse bien sûr au premier chef: loin qu’il y ait un sens univoque de ce que nous percevons, que nous devrions saisir afin de décrire le monde proprement, Austin semble montrer au contraire que «ce que nous “percevons” peut être décrit, identifié, classé, caractérisé et nommé de différentes façons80», selon le contexte d’énonciation, selon notre effort de précision, selon nos intentions, de sorte que la question de la juste description de notre sensation semble devoir se poser différemment lors de chaque tentative faite en ce sens. Et cela vaut en particulier pour régler la question de l’approximation. Si, comme le dit Austin, «[p]resque toujours, sinon toujours, nous pouvons être tout à fait ou pratiquement sûrs si nous nous réfugions dans une description suffisamment approximative de la sensation81», toute la question consiste précisément à évaluer ce qu’est, dans le contexte donné, une «description suffisamment approximative de la sensation», l’idée de suffisance supposant l’usage d’un critère que le contexte contribue à déterminer. S’il s’agit pour moi, lorsque j’énonce qu’«il me semble à moi personnellement, hic et nunc, que je vois quelque chose qui ressemble à du magenta», de reconnaître dans un magasin de peinture la nuance qui correspond à la couleur précise de mon mur afin d’acheter la peinture qui 79

LP,p. 101/191. LP, p. 98/188. Notons aussi ces autres énoncés d’Austin qui, commentant l’idée d’Ayer selon laquelle «“le mot ‘voir’, comme le mot ‘percevoir’, est communément employé avec des sens variés”. Il y aurait un “sens” dans lequel il est vrai que l’homme voit une étoile et un autre “sens” dans lequel il est vrai qu’il voit une tache argentée» (p. 93/182), lui donnent raison. Il écrit ainsi qu’il a «observé, d’une manière tout à fait correcte, que la question “qu’est-ce que X perçoit?” peut recevoir – au moins normalement – beaucoup de réponses différentes, et que ces réponses différentes peuvent toutes être correctes et donc compatibles entre elles» (p. 97-98/187). 81 «Autrui», p. 94/66. 80

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me permettra de faire un raccord après l’intervention maladroite d’un plombier, il est possible que la ressemblance énoncée soit insuffisante, c’est-à-dire impuissante à rendre mon énoncé vrai. Mais s’il s’agit pour moi d’assortir la couleur d’une cravate avec celle d’une robe – activité qui permet un certain jeu, la monochromie n’étant pas une règle absolue en la matière –, la ressemblance énoncée peut être tout à fait suffisante et l’énoncé, par là-même, juste. Comme l’écrit Charles Travis au sujet de ce qu’il appelle, à la suite des idées austiniennes présentées à l’instant, les «standards d’appropriation»: Selon Austin, on peut fixer ce qu’est ce dont on juge; et ce qu’est lavérité, tout bien considéré, laisse de la place pour n’importe lequel des nombreux standards en vigueur.82

Or, si la contextualité de la vérité des énoncés interdit que l’on détermine apriorisi notre capacité à retrouver les bons mots pour décrire nos sensations est suffisante pour que nos énoncés soient vrais, elle interdit également que l’on détermine a priori si notre «discernement83», notre «discrimination sensorielle» sont suffisants pour que nos énoncés relatifs à ce que nous sentons soient justes. Austin explique en effet dans «Autrui» qu’au problème de la comparaison avec nos expériences passées s’ajoute un second type de difficultés (qui lui est cependant lié): celui du «manque d’acuité» éventuel de ce que nous percevons84. Il donne les exemples suivants: Maintenant, j’essaie d’apprécier pleinement l’expérience que je suis en train de faire, de l’interroger, de la percevoir de façon très précise. Je ne suis pas sûr que ce soit le goût de l’ananas: cela n’a-t-il pas quelquechose, une odeur, quelque chose de piquant, ou un manque de piquant, ou un je ne sais quoi d’écœurant, que ne possède pasvraimentl’ananas? N’y a-t-il pas là un soupçon de vert qui exclurait le mauve, et ne correspondrait guère à l’héliotrope? Ou peut-être est-ce un peu étrange? Je dois regarder plus attentivement, observer longuement; peut-être y a-t-il là un léger miroitement anormal qui fait que ça ne ressemble pas tout à fait à de l’eau ordinaire. Il y a dans ce que nous percevons réellement un manque d’acuité auquel il ne faut pas remédier, ou pas seulement, par la pensée, mais par un plus grand discernement, par une discrimination sensorielle.85

82

C. Travis, «A sense of occasion», art. cit., p. 297. «Autrui», p. 92-93/65. 84 Notons qu’on retrouve ici le problème évoqué dans un énoncé – déjà cité – du LP, lorsqu’Austin mentionne qu’«il peut arriver, par exemple, que l’on n’examine pas l’apparence de cette chose avec assez de soin» (LP, p. 113/205, note 1). 85 Ibid. 83

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Parfois, pour pouvoir décrire ce que nous percevons, il faut être attentif à sa complexité, concentrer notre attention sensorielle. Mais cette nécessité, comme celle de décrire de manière «suffisamment approximative» ce que nous percevons, est relative au contexte86. Reprenons l’exemple des teintes de violet. Le mauve, dans le système de codification RVB (qui indique la proportion de rouge, de vert et de bleu que contient chaque couleur) correspond conventionnellement au «dosage»: 212, 115, 212; l’héliotrope correspond conventionnellement au «dosage»: 223, 115, 255. Mettons que l’on rajoute un peu de vert au mauve (disons, «45» dans l’unité de valeur du système RVB), on obtient une couleur dont le code est 212, 160, 212, et qui est donc très proche de la glycine (dont le code RVB est 201, 160, 220). Or, s’il parfois nécessaire de distinguer la glycine du mauve et de l’héliotrope (si l’on retouche une peinture abîmée, pour reprendre notre exemple précédent), et donc de faire l’effort de discriminer ces couleurs, cela est parfois inutile: par exemple, s’il s’agit simplement d’envoyer des fleurs violettes à quelqu’un pour lui signifier qu’on l’aime de loin en secret. La conséquence, pour notre problème initial, coule de source: s’il y a a priori beaucoup de bonnes réponses différentes à la question «qu’est-ce que tu vois?», et que seul le contexte d’énonciation peut nous permettre de déterminer que telle ou telle réponse est inappropriée, alors aucun énoncé destiné à décrire a priorice que je perçois ne peut être considéré comme incorrigible; dans un autre contexte, en effet, cet énoncé pourrait paraître inadapté à mes nouvelles intentions, insuffisamment précis ou au contraire excessivement pointilleux. De ce point de vue, le sens de ce que l’on perçoit n’est jamais intrinsèque à celui-ci, mais il y a une irréductible multiplicité de descriptions possibles d’une même expérience perceptive, qui dépend du contexte. En outre, même si l’on essaye d’identifier le contexte, et par là même de fixer le contenu de ce qui est perçu (la détermination du contexte serait donc la clé de la détermination de la perception), il demeure une pluralité irréductible de descriptions possibles de ce que l’on perçoit, car un contexte ne peut jamais être identifié de telle sorte que toute indétermination soit levée, que tous les paramètres soient pris en compte. Si l’on reprend l’exemple de la peinture, rien ne peut me garantir que la description du contexte comme étant celui où j’essaye de retrouver la teinte exacte de mon mur afin d’en retoucher la peinture est 86 Austin ne le précise pas dans «Autrui», mais cela nous semble directement appelé par d’autres parties de son œuvre.

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suffisamment précise pour me permettre de juger si telle description de couleur comme étant «la même» que celle de mon mur est assez précise; peut-être suis-je dotée d’une capacité de discernement des couleurs hors du commun? La science a prouvé que, en la matière, les êtres humains sont fort inégaux. Ou alors mon choix va-t-il être soumis au jugement psychorigide de mon grand-oncle coloriste, qui ne visite jamais un appartement qui vient d’être refait sans son nuancier? Toute description, à cet égard, implique une prise de risque, une décision en situation quant au contexte et au point de vue qu’il convient d’adopter à l’égard de ce qui est perçu, dont rien ne peut nous dispenser. Dans cette mesure, à l’argument de la pluralité des descriptions d’une même expérience perceptive s’ajoute l’idée d’une irréductible prise de risque dans toute parole, d’une inévitable décision relative aux critères d’exactitude auxquels il faut, en l’occurrence, se conformer. Toute prétention à isoler le contenu intrinsèque d’une perception est ainsi invalidée. Mais alors, s’il est impossible d’isolerle contenu intrinsèque d’une perception, il paraît clair que «le rouge» de mon rideau n’est pas plus incontestable que «la ressemblance» de ce rouge avec celui du canapé, mais dépend, comme elle, de la finesse de mon regard, de mon attention, de mes intentions, de ma sensibilité à l’occasion etc. Il paraît donc clair que je ne sens pas plus «le rouge» de mon rideau que sa «ressemblance» avec «le magenta» du canapé que je convoite. Ce que je perçois n’est pas a priori doté de cette détermination dont seuls nos discours doivent la doter. Mes sens, en somme, «sont muets». CONCLUSION Pour Austin, nos sens «ne nous disent rien», pour la raison qu’aucun énoncé n’est apriori incorrigible, et aucun énoncé n’est aprioriincorrigible dans la mesure où il existe manifestement, pour toute sensation donnée, une pluralité de descriptions possibles, et que cette pluralité ne peut être réduite hors de tel ou tel contexte conversationnel précis. Cette conclusion impose deux compléments. Un diagnostic critique (déjà évoqué) s’impose tout d’abord. S’il existe, pour toute expérience perceptive, une pluralité de descriptions possibles, nier cette pluralité en associant hypothétiquement à chaque sensation un énoncé indubitablement vrai revient à associer à la perception une caractéristique que seul le langage peut lui conférer: la détermination. C’est en ce sens que, si l’on suit l’argument austinien,

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toute conception qui considère que la perception a un contenu – c’est-àdire toute conception qui, d’une manière ou d’une autre, serait représentationaliste – peut être taxée d’une forme de conceptualisme, et mêmede propositionalisme. Une ultime étape semble en outre pouvoir être franchie si l’on remarque que, si l’on définit l’intentionalisme comme la thèse selon laquelle la conscience serait dirigée ou orientée vers des objets87, l’intentionalisme tombe aussi sous le coup de cette critique: un objet, par opposition à une chose, n’est-ce pas en effet ce que par définition nous identifions et ré-identifions? L’idée même d’objet, de ce point de vue, semble impliquer l’idée de contenu et de détermination dont nous avons vu que, selon Austin, elle entraînait avec elle inéluctablement des présupposés conceptualistes. L’ensemble de l’intentionalisme, du moins tel que nous l’avons défini, serait donc coupable de la même confusion du linguistique et du non-linguistique. Mais un nouveau commentaire s’impose à la fin de ce chapitre. Car n’est-il pas surprenant d’accuser de conceptualisme, et en un sens d’hypertrophie de la sphère langagière, des conceptions qui en nient les caractéristiques, d’après la conception qu’en propose Austin? À la fin du Langage de la perception, Austin accuse en effet Ayer et ceux qui partagent ses thèses d’une forme de trahison du langage: il les accuse de vouloir parler sans prendre le risque que cela comporte inévitablement, c’est-à-dire sans prendre le risque de l’erreur. Comme nous l’avons vu, la théorie des sense-dataa pour but, souvent explicite, d’isoler une espèce de phrases «incorrigibles», visant ainsi un idéal qui, d’après Austin, est inatteignable. Il n’y a pas et ne pourrait y avoir aucune sorte de phrase qui fût comme telle, une fois prononcée, définitivement à l’abri de tout amendement et rétractation.88

Or, quelles conséquences doit-on tirer d’une telle citation en termes d’analyse du langage? Apparaît dans la critique austinienne cette idée selon laquelle parler, c’est nécessairement prendre un risque. Par contraste, c’est une forme d’occultation du langage par la théorie des sense-data qui est ainsi repérée, dans un cousinage troublant avec l’invasion subreptice de la perception par le langage que nous avons déjà décrite. La volonté d’isoler dans la perception un contenu déterminé (le sense-datum) apparaît corrélée à une volonté de parler sans parler. 87 88

Cf. notre définition en I. 1. a). LP, p. 112/204.

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Or, il ne semble pas que ces deux travers doivent être distingués autrement que formellement. Dans les deux cas, la position et donc le risque engagés par toute détermination semblent en effet être l’objet d’un déni. Dans les deux cas, la critique austinienne semble précisément consister à lever ce déni, à rendre à chacun ce qui lui revient: la détermination et sa part de décision au langage, l’indétermination au sentir. Elle révèle ainsi (à nos yeux) que toute conception qui, accordant trop à la perception (la détermination) ou trop peu au langage (la part de décision), confond les deux ordres de phénomènes, peut tout aussi bien être taxée de conceptualisme. Dans tous les cas est en effet accordée au perçu la détermination que seul le langage peut lui conférer, ces travers jumeaux étant uniquement départagés par le fait qu’y est assumé, ou non, le risque afférant à cette détermination89. «Le péché originel […] par lequel le philosophe se chasse lui-même du paradis du monde dans lequel nous vivons» serait-il donc le refus du risque que toute existence humaine et, partant, tout langage humain doit, que l’on soit nietzschéen ou non, nécessairement affronter? C’est bien à cette interprétation que semble nous inviter Austin lorsqu’il écrit par exemple dans «Autrui»: Les sens et l’intelligence de l’être humain sont en eux-mêmes faillibles et trompeurs […]. Il est vain de vouloir construire une «théorie de la connaissance» qui nie ce risque d’erreur: ces théories finissent chaque fois par l’admettre tout de même, et par nier l’existence de la «connaissance».90

Mais se pose alors un problème évident: s’il semble toujours possible de remettre en cause l’incorrigibilité d’une description, si aucune description ne semble pouvoir être en elle-même soustraite à tous les doutes, est-il encore possible de parler d’incorrigibilité et, par là-même, de vérité d’une description91? Nous avons écrit à plusieurs reprises qu’il existe une pluralité de descriptions correctes de chaque sensation mais, 89 Pour présenter les choses en termes schématiques, Ayer semble être, tel qu’Austin le présente, un bon représentant de l’école «averse au risque» du conceptualisme; à l’extrême opposé, le constructivisme radical que soutient un auteur comme Robert Brisart semble constituer un bon exemple d’«amour du risque». 90 «Autrui», p. 98/71. 91 La mention de la référence nietzschéenne, remarquons-le, ne fait d’ailleurs qu’exacerber ce doute: il est probable au contraire qu’elle constitue, du point de vue d’Austin, une fausse piste, un leurre. Il n’en est que plus remarquable, à ce titre, que Nietzsche soit une authentique référence merleau-pontienne (A. Dufourcq le montre très bien dans Merleau-Ponty: une ontologie de l’imaginaire, Dordrecht, Heidelberg, Londres et al., Springer, 2012, en part. pp. 310-314) – ce qui lui confère une forme de fécondité «en creux», à titre de symptôme de la différence qui sépare l’inconscient philosophique de chacun de nos deux auteurs, et probablement, par éducation, celui d’Austin du nôtre.

LA THÈSE AUSTINIENNE DU SILENCE DES SENS

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après tout, avons-nous prouvé jusqu’ici autre chose que le fait que tous les énoncés que les théoriciens des sense-datatentaient de soustraire au doute pouvaient, dans certaines circonstances, être sujets à caution? S’il n’existe aucun énoncé qui serait, entantquetel, c’est-à-dire en tant qu’il est l’énoncé qu’il est, incorrigible, est-il encore légitime de parler d’incorrigibilité? À quel titre peut-on encore considérer qu’un énoncé peut être vrai? Dire d’un énoncé qu’il est vrai, en effet, ne signifie-t-il pas qu’on juge qu’il ne peut pas être faux? Or, si l’on pense de tout énoncé que, intrinsèquement faillible, il peut être faux, cela ne nous interdit-il pas d’user jamais du qualificatif «vrai»? La dénonciation par Austin de la confusion du sentir et du penser n’a-t-elle pas à ce titre, pour conséquence une critique radicale – et peutêtre trop coûteuse – de la vérité? En réalité, comme cela a été magistralement commenté par des auteurs comme Charles Travis, Sandra Laugier ou Jocelyn Benoist, loin de déstabiliser la vérité, Austin prétend au contraire la penser adéquatement, en faisant la part de l’inévitable dimension circonstancielle de son énoncé et, au fond, la préserver des agressions sceptiques. La question nous intéresse évidemment d’autant plus que, comme nous avons commencé à l’indiquer dans le chapitre précédent, Merleau-Ponty maintient l’idée d’une «signification originaire» de la perception afin de penser «l’origine de la vérité». Entre ces deux gestes – la refondation «contextualiste» de la vérité par Austin et la recherche du fondement originaire de Merleau-Ponty – semble se jouer un débat fondamental entre deux conceptions du vrai et du discours que nous pouvons porter sur le monde.

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Une première analyse comparée de la manière dont Maurice MerleauPonty et John L. Austin affirment la spécificité de la perception eu égard à la pensée impose une conclusion évidente: si l’un comme l’autre ont le souci de ne pas attribuer à la perception de caractéristiques qui lui seraient étrangères et ne lui seraient conférées qu’en vertu du réflexe idéaliste classique qui consiste à confondre la perception avec la pensée que nous en avons ou la réflexion dont elle est l’objet, si nos deux auteurs, en somme, ont en commun de vouloir penser la réalité de ce que nous percevons par opposition avec la vérité de ce que nous pouvons penser, leur souci distinctif ne les mène pas aux mêmes extrémités. Là où Austin déclare l’inopportunité de l’assignation d’un quelconque contenu de sens à la perception, Merleau-Ponty semble reconnaître une forme de proximité ou d’homogénéité entre perception et langage au moment où, soucieux de rendre compte de la structuration propre au perçu, il affirme qu’il est doté d’une «signification originaire». Plusieurs remarques s’imposent alors. D’une part, il y a lieu de rappeler que, si les démarches merleau-pontienne et austinienne semblent menées par des impulsions critiques très similaires, leurs cibles ne sont pas identiques et, en particulier, qu’ils conçoivent différemment ce dont ils souhaitent distinguer la perception. Merleau-Ponty, pour sa part, a primordialement le souci de distinguer la perception de la pensée, laquelle est initialement définie pour lui en termes cartésiens, comme ce dont le cogitofait l’expérience évidente et par là même indubitable. Distinguer la perception de la pensée consiste ainsi primordialement, pour MerleauPonty, à briser l’immanence de la pensée à elle-même. Or, les formulations d’Austin sont tout à fait explicites sur ce point: il prend explicitement soin de distinguer la perception du langage, mais aussi de la pensée, les deux problèmes ne semblant pas être véritablement distincts chez lui. Lorsqu’il énonce la thèse du silence des sens, il affirme des sens qu’ils ne disentrien, mais il arrive comme nous l’avons vu qu’il précise sa thèse en soulignant qu’il ne faut pas «confondre sentir et penser». La conception de la pensée à l’œuvre chez lui, cependant, n’est manifestement pas celle sur laquelle Merleau-Ponty fait fond: alors que ce dernier hérite son concept de «pensée» de Descartes, Austin l’hérite

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de Frege, dont il fut un fervent lecteur, et qui définit la pensée dans un lien irréductible avec le langage, puisque selon ce dernier, «la pensée est le sens d’une phrase1». Il est indéniable à ce titre que Merleau-Ponty et Austin ont non seulement une conception différente de la pensée, mais qu’ils ont une appréciation divergente des tâches prioritaires de la philosophie en matière perceptive: alors que le premier est concentré sur la nécessité de repenser les rapports de la nature et de l’esprit, le second semble davantage préoccupé par la distinction des catégories du linguistique et du non-linguistique. Pour autant, il paraît clair malgré cela que l’immanence du perçu à la conscience est récusée par Austin aussi bien que par Merleau-Ponty. Au premier niveau de lecture duLangagedelaperception, c’est en effet l’idée selon laquelle nous percevrions, non pas la réalité, mais des représentations de celles-ci, qui constitue la cible d’Austin. Or, ces représentations peuvent être caractérisées comme étant «des sense-data(ou nos propres idées, impressions, sensa, perceptions sensibles et percepts, etc.)2»: la critique de la thèse selon laquelle nous percevrions des idées immanentes à notre conscience, et non la réalité elle-même, est, il ne faudrait pas l’oublier, l’un des objectifs principaux de son ouvrage – c’en est même le plus visible! En revanche, il n’est pas du tout évident que Merleau-Ponty, tout à son souci de contester l’immanence de la pensée à elle-même, puisse être considéré comme évitant toute projection de l’ordre linguistique sur l’ordre du perçu. Nous l’avons démontré: l’argument austinien peut être interprété comme une démonstration du fait que tout représentationalisme implique, qu’il le veuille ou non, une forme de conceptualisme, et que tout représentationalisme est de ce fait sensible à la critique du conceptualisme, et donc à l’argument qui montre que «les sens sont muets». Or, Merleau-Ponty prend une distance évidente avec tout conceptualisme, c’est-à-dire avec l’idée que la perception serait pourvoyeuse d’un sens de nature conceptuelle, ou linguistique, mais il n’est pas clair qu’il n’adopte pas une forme de représentationalisme. Comment pouvons-nous en effet tenter de situer Merleau-Ponty dans notre typologie, initialement taillée, rappelons-le, pour tenter de rendre compte de l’ensemble du spectre des positions possibles en philosophie de la perception? 1 Gottlob Frege, «La pensée. Une recherche logique», trad. fr. J. Benoist, dans B. Ambroise et S. Laugier (dir.), Textes-clésdephilosophiedulangageI. Signification, véritéetréalité, Paris, Vrin, 2009, p. 92. Nous reviendrons sur cette filiation dans notre sixième chapitre. 2 LP, p. 2/78.

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

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Tout d’abord, il est clair que Merleau-Ponty possède un concept d’intentionalité et que la perception, selon lui, est intentionnelle. Il l’admet sans fioritures au début de la Phénoménologiedelaperception: ««Toute conscience est conscience de quelque chose», cela n’est pas nouveau3». De ce point de vue, il semble que le fait que la position merleau-pontienne relève de l’intentionalisme ne fasse pas débat. Le problème est que, tout en adoptant apparemment sans difficulté cette thèse, qu’il rapporte à Kant, Merleau-Ponty en discute en réalité chacun des termes, puisque son but constant est de contester l’opposition entre conscience et chose, entre sujet et objet, que l’intitulé de la thèse intentionaliste suppose pourtant, et que c’est ce but qu’il poursuit encore au moment où il l’énonce dans son Avant-Propos. Ainsi, comme l’a montré par exemple Emmanuel de Saint Aubert, l’intentionalité est avant tout pour Merleau-Ponty «le nerf de la sortie de l’idéalisme4». Le projet de Merleau-Ponty, de ce point de vue, est de penser l’intentionalité d’une manière qui ne fasse ni de la conscience un produit du monde, ni – c’est le danger que présente à ses yeux le concept husserlien – du monde le produit de la conscience. Il faut donc que le monde excède toute pensée que je puisse en avoir, tout acte intentionnel qui pourrait le viser, et donc toute perception. Selon sa formule célèbre: Le monde n’est pas ce que je pense, mais ce que je vis. Je suis ouvert au monde, je communique indubitablement avec lui, mais je ne le possède pas, il est inépuisable.5

Relativement à notre typologie, il semble donc que l’on puisse bien considérer que Merleau-Ponty est intentionaliste, mais en un sens très particulier, et inédit par rapport à nos catégories, puisque la définition de son intentionalisme exige, aprioridu moins, de se passer du concept d’«objet». Plus qu’une visée ou une direction, c’est le concept d’«ouverture» qui doit permettre de le caractériser. Les positions possibles seraient donc plus nombreuses, la variété des «intentionalismes» plus grande que ce que notre typologie pouvait laisser penser. Il n’en demeure pas moins que certains traits de la philosophie de la perception merleau-pontienne le rapprochent de positions connues, ce qui suggère que son refus des catégories classiques d’«objet» ou de «visée» pourrait ne pas être suffisant ou, du moins, non dénué d’équivocité. 3

Php, p. 17. E. de Saint Aubert, Lescénariocartésien, op.cit., p. 104. L’analyse, remarquonsle, se fonde sur la démonstration du rôle important qu’a joué pour le jeune Merleau-Ponty la lecture précoce de Max Scheler. 5 Php, p. 17. 4

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Nous avons en effet établi dans le premier chapitre que MerleauPonty affirme que la perception n’est pas un jugement, mais qu’il lui reconnaît une structure propre, qu’il désigne aussi à l’aide du terme de «signification». La question, d’un point de vue austinien, se pose alors en ces termes: cette signification, Merleau-Ponty (1) considère-t-il qu’elle peut être vraie ou fausse, et – si l’on passe à un second niveau d’analyse, qui ne s’en tient pas à ce qu’il affirme explicitement – (2) est-elle déterminée? C’est-à-dire suppose-t-elle une distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qu’elle exprime et ce qu’elle n’exprime pas? Cette signification, en somme, constitue-t-elle un contenu? Si l’on en croit Le primatdelaperception(et d’autres textes de la même veine), il semble que l’on peut répondre «non» à ces deux questions: ce que nous percevons, y souligne Merleau-Ponty, n’est pas «vrai» ni «imaginaire», mais «présent». Ce que nous percevons, en outre, ne semble pas pour lui pouvoir être «déterminé», puisque il le caractérise comme étant «opaque», «étrange et paradoxal» ou «mystérieux» – aucune possibilité d’identification d’un contenu défini ne semble ici ouverte. Il n’en demeure pas moins que l’élucidation par Merleau-Ponty de la notion de «signification originaire» est traversée par l’idée que le perçu ne correspond qu’à une appréhension en droit limitée du monde par celui qui perçoit, qu’il y a là, sinon un écart à proprement parler, du moins une limitation. Or, puisque l’idée de limitation suppose de manière transparente une idée de «limite», et donc une différence entre l’intérieur et l’extérieur, Merleau-Ponty semble ainsi mis au rang des représentationalistes «modérés»6. La difficulté est que cette limitation qui rapproche Merleau-Ponty des représentationalistes est aussi ce qui doit lui permettre de récuser toute détermination de la signification, et donc de se distinguer de ces mêmes représentationalistes. Sous cette lumière, c’est le balancement même entre détermination et ambiguïté qui peut apparaître suspect. Par là même se dévoile l’ambivalence que recèlent les thèmes de «l’ambiguïté», du «mystère» et du «silence» chez Merleau-Ponty. La question se pose désormais de savoir dans quelle mesure l’affirmation de l’ambiguïté, du caractère mystérieux ou silencieux de la perception ne creuse pas en réalité la distance avec le silence des sens dans sa version austinienne. Réciproquement, la comparaison avec Merleau-Ponty nous incline du reste à souligner en retour la radicalité (peut-être excessive) de la thèse austinienne du silence des sens: en effet, Austin prétend conserver 6

Voir supra, ch. 2, I. 1. b).

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

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toute sa pertinence à l’idée de vérité, et donc à l’idée selon laquelle nous pourrions bien dire ce qui est, si bien que le silence des sens semble signifier a priori, non pas tant l’indétermination de la perception, que son caractère non déterminé, c’est-à-dire le fait qu’elle se trouve hors du champ de la détermination, et qu’elle n’est donc pas plus déterminé négativement que positivement. Il y aurait bien là une divergence entre nos deux auteurs. Mais celle-ci repose sur un point que nous n’avons pas encore analysé: y a-t-il effectivement dans la philosophie austinienne les ressources nécessaires à la sauvegarde du concept de vérité, et donc – si l’on respecte la manière dont il distingue sentir et penser – une possibilité de détermination? À défaut, la différence de catégorie qu’Austin semble vouloir marquer perdrait son ressort essentiel, et le silence des sens y gagnerait une tournure sceptique. Il importe de remarquer que nous touchons ici à l’un des thèmes que le phénoménologue français a le plus travaillé et retravaillé, la question de la manière dont le philosophe doit penser la détermination et l’indétermination, la bonne et la mauvaise ambiguïté, l’ayant animé jusqu’à son brutal décès. Les silences, chez Merleau-Ponty lui-même, sont manifestement pluriels. Il est clair à cet égard que l’un de ses combats a été de penser un langage de la perception hors des catégories du vrai et du faux, de l’exact et de l’inexact. Qu’il y ait réussi ou non, et donc qu’il ait réussi ou non à constituer un intentionalisme qui ne soit en aucune façon représentationaliste, et donc en aucune façon conceptualiste, tel est ce dont nous aurons à juger. Il sera sans doute important, pour ce faire, de se rappeler que l’intentionalité est pour Merleau-Ponty un outil pour contester l’immanence de la pensée à elle-même – car cela suggère que c’est parce qu’il cherche à penser la transcendance du perçu par rapport à notre pensée, c’est-à-dire le fait que notre pensée est orientée, tendue, ou liée à autre chose qu’elle-même, qu’il est amené à lui conférer une forme de sens susceptible d’entrer en collision avec la conception austinienne. Serait donc en jeu dans ce travail non seulement le rapport de la philosophie merleau-pontienne à la thèse austinienne du silence des sens, mais aussi la capacité de l’intentionalisme engénéralà se départir du représentationalisme… Si toute intentionalité n’est pas apriorireprésentationnelle, il paraît nécessaire, en somme, de se demander si l’écart qui sépare les intentions philosophiques de nos deux auteurs n’est pas seulement cause du fait que leurs critiques du conceptualisme, malgré leur convergence partielle, peuvent se contredire, mais aussi du fait qu’elles le doivent. Ce sont les ambiguïtés du silence, ses sens pluriels, ses multiples dimensions qui se révèlent ainsi.

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PERCEVOIR N’EST PAS PENSER

Finalement, il nous semble que doivent être évalués, d’une part, la capacité de l’intentionalité merleau-pontienne à être, selon les exigences austiniennes, véritablement silencieuse et, a contrario, la pertinence philosophique et métaphilosophique associée à ce concept de silence. Car nous l’avons vu: le silence des sens ne va pas sans contrepartie, mais met à mal, au moins à première vue, notre représentation de ce que serait un robuste discours de vérité. L’intentionalisme n’a-t-il pas ici des atouts à faire valoir? Pour le moment, c’est le juste diagnostic qu’il nous faut cependant rechercher. Dans les deux chapitres suivants, réunis pour cette raison en une même partie, nous allons affronter frontalement la question que la fin de notre chapitre premier laissa pendante, et que notre second chapitre, croyons-nous, n’a fait que rendre plus urgente: la «signification originaire» merleau-pontienne est-t-elle porteuse d’une confusion entre l’ordre du langage et l’ordre du perçu? Merleau-Ponty, en somme, est-il coupable de la confusion dénoncée par Austin entre ce qui appartient au perçu et ce qui appartient au langage seul? C’est ce que nous allons tâchons d’évaluer à présent.

DEUXIÈME PARTIE

SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY

PRÉAMBULE

UN SENS NI DÉTERMINÉ, NI CONFUS?

En pensant un «sens immanent au perçu», Merleau-Ponty est-il coupable de la confusion de la perception et du langage que dénonce Austin? Pour le dire plus précisément, attribue-t-il au perçu une détermination que seul le langage peut lui conférer? La réponse semble ne pouvoir être que complexe. En effet, l’insistance sur la distinction entre la signification du perçu et la signification idéale (c’est-à-dire la signification du langage telle que – selon Merleau-Ponty – on le conçoit classiquement) est une constante de son œuvre, une thèse sur laquelle il n’a cessé de revenir. Dès la Structureducomportement, il parle de «significations qui ne sont pas de l’ordre logique1», qui sont, écrit-il encore dans les notes préparatoires au cours de 1953 sur «Le monde sensible et le monde de l’expression», des significations «non parlantes2». Dans la Phénoménologiedelaperception, il affirme clairement qu’avec le sens d’une qualité sentie, il s’agit «d’une valeur expressive plutôt que d’une signification logique3», ce qu’il reprend en 1953 en écrivant qu’«un perçu a un sens, non comme subsumé sous une essence, ou signification, participant à une idée, ou à une catégorie4», ou encore qu’il a un «sens non parlant5». Dans les notes de travail reproduites dans Levisibleetl’invisible, Merleau-Ponty insiste enfin: «il y a le monde du silence, le monde perçu, du moins, est un ordre où il y a des significationsnonlangagières6». À ce titre, Merleau-Ponty s’oppose tout à fait clairement à l’idée d’une «détermination» du sens de la perception. Inutile, pour le constater, de dépasser la troisième partie de l’introduction de la Phénoménologie delaperception: [L]a perception du corps propre et la perception extérieure, on vient de le voir, nous offrent l’exemple d’une consciencenon-thétique, c’est-à-dire 1

SC, p. 135. MSME, p. 50. 3 Php, p. 28. 4 MSME, p. 50. Sauf indications contraires, tout ce qui est littéralement souligné est souligné par l’auteur dans les notes de travail ou de cours qui se trouvent ici reproduites. 5 MSME, p. 58. 6 VI, p. 223. Nous soulignons. 2

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SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY

d’uneconsciencequinepossèdepaslapleinedéterminationdesesobjets, celle d’une logique vécue qui ne rend pas compte d’elle-même, et celle d’une signification immanente qui n’est pas claire pour soi.7

Dans ce texte, le sens du perçu est «ambigu8», la détermination de ce sens étant la tâche qu’affecte explicitement Merleau-Ponty à la pensée en tant qu’elle constitue un acte de réflexion. Ainsi cet énoncé lumineux: Ce passage de l’indéterminé au déterminé, cette reprise à chaque instant de sa propre histoire dans l’unité d’un sens nouveau, c’est la pensée même.9

Il apparaît ainsi que la défense par le phénoménologue français de la spécificité de la perception eu égard à la pensée se prolonge dans une affirmation relative à la spécificité du sens de la perception eu égard à celui de toute pensée, laquelle a notamment et crucialement pour motif l’affirmation de l’indétermination du sens du perçu. En outre, l’affirmation de la spécificité du sens du perçu a pour contrepoint la réunion sous la même enseigne – tout du moins à titre de repoussoir et avec des variations selon le contexte d’écriture – de la logique et de l’essence, mais aussi de la signification, du langage, de la pensée, ou encore de la parole. Le lecteur, cependant, rencontre là une difficulté, si ce n’est un paradoxe. Car pour exprimer l’indétermination du sens de la perception, Merleau-Ponty fait usage (notamment) d’un concept issu de la linguistique: le diacritique10. Dans une note fameuse du 27 octobre 1959, significativement intitulée «Perception et langage», Merleau-Ponty définit en effet la perception comme «un système diacritique, relatif, oppositif11». 7

Php, p. 76. Nous soulignons. Php, p. 55. 9 Ibid. 10 Si l’importance du concept de diacritique dans la philosophie merleau-pontienne, et plus généralement l’influence de la linguistique saussurienne sur le développement des concepts merleau-pontiens de «forme» et de «structure», ont été remarquées par nombre de commentateurs, certains d’entre eux se distinguent par l’attention qu’ils accordent au fait que Merleau-Ponty emploie le concept de diacritique pour penser, non seulement le sens en général, mais plus précisément la nature du sens du perçu. Il faut citer le texte très important d’Emmanuel de Saint Aubert, «Conscience et expression chez Merleau-Ponty. L’apport du cours inédit surLemondesensibleetlemondedel’expression», ChiasmiInternational, 2008, vol. 10, pp. 85-106; repris et complété dans «Conscience et expression», dans MSME, pp. 7-38; mais aussi la première partie de l’article de Richard Kearney, «Écrire la chair. L’expression diacritique chez Merleau-Ponty», ChiasmiInternational, 2013, n°15, pp. 183193; ainsi que les travaux d’Emmanuel Alloa: «The Diacritical Nature of Meaning. MerleauPonty with Saussure», ChiasmiInternational, 2013, vol. 15, pp. 161-173 (voir spécialement pp. 166-169); mais aussi La résistance du sensible, op. cit., en particulier V. 3; et surtout «La chair comme diacritique incarné», ChiasmiInternational, 2009, vol. 11, pp. 249-262. 11 VI, p. 263. 8

UN SENS NI DÉTERMINÉ, NI CONFUS?

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Dès lors, on ne peut qu’être frappé du fait que, pour exprimer le caractère «non parlant» du sens perçu, Merleau-Ponty emploie un concept issu de la linguistique. En vérité, ce fait semble être le signe d’une difficulté plus profonde, qui apparaît en 1952-1953: comme il l’explique au début du cours sur «Le monde sensible et le monde de l’expression», à l’affirmation très nette de la différence entre le sens du perçu et la signification linguistique idéale telle qu’on la conçoit traditionnellement («soumise, comme le résume Emmanuel de Saint Aubert, à une définition claire et distincte12»), MerleauPonty adjoint le projet de prendre la mesure sur le plan du sens engénéral de son étude de la perception – et ainsi, de donner à cette dernière toute sa «valeur philosophique13», de transformer, comme le dit Renaud Barbaras, sa «description du perçu» en une «philosophie de la perception». Ainsi, c’est la signification linguistique, et non seulement le sens du perçu, dont Merleau-Ponty entend renouveler la compréhension par rapport à toute entente idéaliste, ce qui explique la récurrence dans son œuvre des expressions telles que «langage muet14», «sens perceptif15», «savoir silencieux16», «savoir lié et muet17» et plus généralement l’opposition, affirmée dès 1945, de deux types de langage: la «parole parlante18» – c’est-à-dire «le langage à l’état naissant19» –, étant opposée 12

E. de Saint Aubert, «Conscience et expression», dans MSME, p. 17. R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., p. 60. On ne peut l’ignorer, plusieurs lignes d’interprétation s’opposent sur le sens à donner à cette réforme générale de la notion de sens, car celui de l’intérêt particulier qu’accorde Merleau-Ponty, à la même période, au phénomène du langage fait lui-même débat. Dans la première note de «Dicibilité du monde et historicité de la vie» (dans Lavisibilitédel’invisible.Merleau-Ponty entre Cézanne et Proust, Hildesheim, Olms, 2001, pp. 57-58), Mauro Carbone oppose deux thèses: selon la première, attribuée à Gary Madison et Remy Kwant, cette phase de la pensée de Merleau-Ponty «se caractériserait comme projection, exercée horizontalement sur de multiples champs de réflexion, des acquis de Lastructureducomportementet de la Phénoménologiedelaperception»; selon la seconde, qu’il prend à son compte et attribue également à R. Barbaras, cette phase constituerait au contraire «un déplacement de l’intérêt théorique d’ensemble de Merleau-Ponty». Qu’est-ce qui, dans l’analyse du langage et de l’expression par Merleau-Ponty, peut-être directement rapporté à son étude de la perception? Y a-t-il eu à cet égard mouvement sur place plus que déplacement? Derrière ce problème interprétatif, nous retrouvons en réalité l’enjeu indiqué en introduction: dans quelle mesure une étude du perçu peut-elle exiger une analyse du sens? Dans une certaine mesure, tout ce travail consiste à élucider cette question. 14 Php, p. 75 ou Pr, p. 175. 15 VI, p. 227. 16 VI, p. 230. 17 M. Merleau-Ponty, Résumésdecours. CollègedeFrance,1952-1960, Paris, Gallimard, [1968] 1982, p. 107. Désormais RCF. 18 Php, p. 238. 19 Pr, p. 67. 13

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SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY

à la «parole parlée20», le «langage originaire du signifié21» au «langage constitué22», le «logos prophorikos23» au «logos endiathetos». Si Merleau-Ponty oppose donc le sens du perçu à celui de la logique, de l’essence, de la signification, du langage, de la pensée, ou de la parole, il faut donc déterminer ce qui, parmi les raisons qui justifient qu’ils soient, pour notre auteur, les objets de contraste qu’ils sont, est à mettre au compte de leur (mauvaise) entente idéaliste. La question des rapports entre le sens du perçu et la signification linguistique, et donc entre l’ordre du perçu et celui du langage, se complique donc chez Merleau-Ponty de la réforme anti-idéaliste qu’il fait subir au concept de sens dans toute sa généralité. Avant d’interroger la manière dont Merleau-Ponty distingue, ou non, le sens du perçu et la signification linguistique, il faut donc prendre la mesure de cette réforme générale du sens. Tel sera l’objet de notre troisième chapitre. Comme nous le verrons, se posera alors le problème de l’inflexion que cette réforme impose à la conception de la vérité: si le sens, intellectuel ou perceptif, est diacritique, en quoi peut consister un discours vrai? Pour le penser, Merleau-Ponty distingue-t-il différents types de sens, et si oui, comment prétend-il restituer une forme de spécificité au sens linguistique? Tel sera l’objet de notre quatrième chapitre. Il nous faudra examiner ensuite si cette restitution est satisfaisante et suffisante du point de vue d’Austin – nous lancerons par cette question la troisième partie de cet ouvrage.

20

Php,p. 238. Pr, p. 47. 22 Php, p. 229. 23 VI, p. 221. Pour le dire rapidement, les stoïciens opposent le langage prophorikos, qui est le langage proféré, au langage endiathetos, qui est une profération intérieure. 21

CHAPITRE 3

LES AVENTURES DE L’AMBIGUÏTÉ

Comme l’énonça le premier Alphonse de Waelhens, le concept d’ambiguïté joue un rôle tout à fait transversal dans la philosophie de Merleau-Ponty, dans la mesure où il constitue l’un des concepts que ce dernier privilégia pour instaurer une nouvelle entente anti-idéaliste du sens1. En matière perceptive, l’insistance merleau-pontienne sur le caractère «ambigu» du sens du perçu ne fait pas débat. Si Merleau-Ponty affirme en effet dès la Phénoménologiedelaperception(il est alors en train d’analyser l’illusion de Müller-Lyer): «Le propre du perçu est d’admettre l’ambiguïté, le “bougé”, de se laisser modeler par son contexte2», la thèse de l’ambiguïté de la perception se retrouve jusque dans Levisible etl’invisible, où le philosophe français énonce qu’au moyen du sensible, l’Être se manifeste «sans cesser d’être ambigu3», ou encore que «l’être du perçu» relève d’un «ordre ambigu4». Cependant, si l’ambiguïté du perçu merleau-pontien ne fait pas question, son sens, et les conséquences théoriques qu’en tire notre auteur nous semblent bien plus complexes à déterminer. Il faut remarquer que, si le lexique employé possède une forme de continuité, les concepts avec lesquels le terme d’ambiguïté se trouve associé au fil de l’œuvre manifestent une forme d’hésitation, d’oscillation de la pensée. Si l’ambiguïté du sens du perçu est associée initialement au caractère contextuel et biologique de celui-ci5, on la trouve aussi interprétée, dès l’origine mais de manière croissante, en termes d’«inépuisable6», ce second motif semblant destiné à contrebalancer ce que le premier pouvait supposer de naturalisme et donc en réalité d’idéalisme désambiguïsant. 1 Notons-le cependant: en dépit de son titre, on ne peut pas considérer qu’Unephilosophiedel’ambiguïté(Paris et Leuven, Nauwelaerts, 1978) soit réellement consacrée à la notion d’«ambiguïté», qui constitue, davantage qu’un véritable objet d’étude, une étiquette pour désigner les exigences propres à une philosophie de «la conscience engagée». 2 Php, p. 34. 3 VI, p. 264. 4 VI, p. 40. 5 Php, p. 34. 6 Php, p. 287 ou VI, p. 186.

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SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY

Désireux, comme il le dit dans la leçon inaugurale au Collège de France, de ne pas «subir l’ambiguïté» et donc de ne pas sombrer dans l’«équivoque», de faire droit, donc, à la «bonne ambiguïté» contre la «mauvaise7», il semble que Merleau-Ponty se soit confronté aux difficultés qu’il y a à faire en sorte que l’ambiguïté «contribue à fonder les certitudes8» sans lui faire perdre son statut d’ambiguïté. Au début de notre enquête, nous devons donc bien nous prémunir contre tout fétichisme de l’ambiguïté, que Merleau-Ponty prit lui-même pour cible sous le nom d’«occultisme» dans certains écrits critiques à l’égard de Heidegger. Il est à ce titre remarquable que Ferdinand Alquié ait été le premier à définir, de manière évidemment péjorative, la philosophie merleau-pontienne comme une «philosophie de l’ambiguïté9», et que cet étiquetage ait alors correspondu à une caractérisation faisant de Merleau-Ponty un «idéaliste qui s’ignore, enfermé dans la subjectivité10». Là-contre, Merleau-Ponty a énoncé dès sa thèse de 1945 la nécessité d’une pensée positive de l’indétermination, qui n’en fasse précisément pas le contrairede la clarté (il y écrit sans détour: «Il nous faut reconnaître l’indéterminé comme un phénomène positif11»). S’il lui importât de préserver une compréhension non idéaliste du monde et de la pensée sans pour autant faire le jeu de l’obscurantisme ou du mysticisme, la formulation de cette pensée a été l’objet d’efforts d’incessants de sa part, de perpétuelles reprises et ce jusqu’à son décès. C’est selon nous une raison supplémentaire de penser que la tension que nous avons indiquée dans l’introduction a été l’un des moteurs philosophiques les plus constants du phénoménologue français. La question de l’évolution de la pensée merleau-pontienne s’impose alors à notre réflexion. Nous souhaitons montrer que la substitution par Merleau-Ponty d’une détermination (biologique) à une autre (physicochimique) a ensuite donné lieu à diverses tentatives destinées à proposer une véritable pensée positive de l’indétermination et ce, telle fut la gageure à laquelle il se consacra sans relâche, sans transiger jamais sur le refus de «l’équivoque», et donc le «goût de l’évidence» qui caractérise selon lui l’activité du philosophe. Nous rejoignons ici la thèse de Renaud Barbaras, 7

M. Merleau-Ponty, Élogedelaphilosophie, Paris, Gallimard, [1953] 1960, p. 14. Ibid. 9 Cf F. Alquié, «Une philosophie de l’ambiguïté. L’existentialisme de MerleauPonty», Fontaine, 1947, XI, n°59, pp. 47-70. Nous devons cette information à E. de Saint Aubert, Versuneontologieindirecte.Sourcesetenjeuxdel’appelàl’ontologiechezMerleauPonty, Paris, Vrin, 2006, p. 28. 10 L’expression est d’E. de Saint Aubert (loc.cit.) 11 Php, p. 28. 8

LES AVENTURES DE L’AMBIGUÏTÉ

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selon lequel Merleau-Ponty, lorsqu’il entreprend dans ses premiers travaux de «mettre en évidence l’irréductibilité du corps à l’ordre objectif, […] reste tributaire de la fixation de dimensions naturelles du corps», et ne surmonte alors «le corps objet» qu’«au profit du corps vivant12». Or, selon Renaud Barbaras, c’est en adoptant une nouvelle définition de l’infini que Merleau-Ponty aurait affronté, pour finir, cet objectivisme rémanent: en substituant à l’infini objectivé – qui ne serait compris que négativement par rapport à l’être plein du fini (Unendlichkeit) –, un infini ouvert (Offenheit), impossible à mettre en série13, Merleau-Ponty se serait donné à la fin de sa vie le moyen de critiquer tout «positivisme de l’essence14», c’est-à-dire tout idéal de «plénitude de détermination de l’essence15». Le «goût de l’évidence» aurait été, par-là même, évidemment transformé16. Penseur, contre l’idéalisme, de l’ambiguïté du perçu, puis du sens en général, Merleau-Ponty a réformé les concepts de détermination, d’évidence, et donc de vérité. Ce sont ces réformes dont nous souhaitons évaluer la portée. I. LE «BOUGÉ»

DU SENS: D’UNE INTELLIGIBILITÉ À L’AUTRE

1. L’incorporation du sens: Kurt Goldstein contre l’école de Berlin Pourquoi le sens du perçu est-il, selon Merleau-Ponty, «ambigu»? Pour le comprendre, il faut ressaisir ce qui atteste selon lui l’existence de ce sens. Dans la célèbre critique du concept de «sensation» qui ouvre l’introduction de la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty récuse vigoureusement deux thèses relatives aux qualités sensibles, dont l’une nie l’existence du sens du perçu, et l’autre le caractère indéterminé de ce sens; il indique alors un lien organique entre ces deux erreurs. Il y a deux manières de se tromper sur la qualité: l’une est d’en faire un élément de la conscience, alors qu’elle est objet pour la conscience, de la 12

R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., p. 62. Sur tout cela, voir le troisième chapitre du Tournant de l’expérience, op. cit., «Merleau-Ponty et la racine de l’objectivisme husserlien», pp. 63-79. 14 Ibid., p. 75. 15 Ibid.,p. 76. 16 Remarquons qu’en mettant en évidence une évolution de la pensée merleaupontienne de l’ambiguïté, nous rejoignons aussi, plus spécifiquement, une thèse soutenue par Étienne Bimbenet, qui écrit par exemple: «dans Lastructureducomportement, l’ambiguïté n’est pas réellement conforme à son concept» (Natureethumanité, op.cit., p. 101), puis signale une «reformulation des termes de l’ambiguïté dans la Phénoménologiedela perception» (Ibid., p. 126). 13

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SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY

traiter comme une impression muette alors qu’elle a toujours un sens, l’autre est de croire que ce sens et cet objet, au niveau de la qualité, soient pleins et déterminés. Et la seconde erreur comme la première provient du préjugé du monde.17

Nous l’avons rappelé dans notre premier chapitre: la thèse du sens du perçu est pour Merleau-Ponty un résultat que l’on peut tirer des travaux de la Gestalttheorie, qui permettent d’établir que nous ne percevons jamais des éléments isolés, que l’on associerait et coordonnerait ensuite, mais uniquement des ensembles structurés et donc, au minimum, une figure sur un fond18. Pourtant, un tel constat ne suffit pas à assurer l’ambiguïté du perçu, comme les complexes rapports de Merleau-Ponty à la Gestalttheorie le manifestent19. Notons d’ailleurs que, sur ce point, la relation de Merleau-Ponty à la Gestalttheorie n’est pas seule en question, mais qu’il faut aussi rendre compte de la distance qu’il prend, en dépit des références essentiellement positives qu’il fait à son œuvre (lesquelles expliquent sans doute que les commentateurs l’aient pour l’essentiel négligée), avec la pensée de Kurt Goldstein. Le lecteur qui découvre La structure du comportement peut être surpris du fait que, en dépit de son titre, et même si l’on trouve de nombreuses occurrences de la notion de structure dans l’ouvrage, son auteur mette en son cœur la notion de forme. En réalité, l’une est pour lui très souvent synonyme de l’autre20 et, de fait, les deux termes correspondent à deux traductions différentes de l’allemand Gestalt, qui est le concept utilisé par les théoriciens de l’École de Berlin (dont les membres éminents sont Wertheimer, Köhler et Koffka) pour critiquer l’atomisme en matière de perception, de comportement ou de réflexe. L’usage de telle ou telle traduction n’est cependant pas anodin; en l’occurrence, l’emploi 17

Php, p. 27. Voir supra, ch. 1 III. 1. a). 19 Le sujet fait l’objet d’une abondante littérature. Citons seulement l’article fondamental de Renaud Barbaras, «Merleau-Ponty et la psychologie de la forme», déjà cité, ainsi que les articles de Lester Embree («Merleau-Ponty’s Examination of Gestalt Psychology», ResearchinPhenomenology, 1980, vol. 10, pp. 89-121; l’ensemble du numéro – consacré au concept merleau-pontien de structure – a été republié sous forme d’ouvrage: John Sallis (dir.), Merleau-Ponty.Perception,structure,language.Acollectionofessays, Atlantic Highlands (New Jersey), Humanities Press, 1981) et les travaux d’Étienne Bimbenet: Natureethumanité, op.cit. (en particulier pp. 48-93), mais aussi «De la science à la philosophie: la création continuée du concept de forme dans l’œuvre de Merleau-Ponty» (dans Laurent Fedi (dir.), Les cigognes de la philosophie. Études sur les migrations conceptuelles, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 217-236). 20 On peut en donner pour indice, par exemple, cette disjonction de Merleau-Ponty: «aidés par la notion de structure ou de forme» (SC,p. 199). 18

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de la notion de «structure» rapporte le travail de Merleau-Ponty, davantage qu’à la Gestalttheorie, à l’ouvrage de Kurt Goldstein, Lastructure del’organisme– ou en langue originale, DerAufbaudesOrganismus –, qui constitue à l’époque l’une des références majeures de Merleau-Ponty. En effet, comme le rappelle Renaud Barbaras dans son article de référence sur le sujet, pour Merleau-Ponty la Gestaltpsychologie (…) ne voit pas que «l’atomisme psychologique n’est qu’un cas particulier d’un préjugé plus général: le préjugé de l’être déterminé21», de sorte qu’elle tend à inscrire la Gestalt dans le cadre d’une nature existant en soi. Tel est le sens de la théorie de l’isomorphisme de Koffka. Arguant du fait qu’on trouve des formes dans l’univers physique (distribution des charges électriques dans un conducteur ellipsoïde), il «pose les formes vécues comme répliques intérieures des formes externes du monde physique, par l’intermédiaire des formes du système nerveux22». Ainsi, l’organisation phénoménale de l’entourage de comportement renvoie en dernière analyse, par isomorphisme, à une structure physique. Or, tout l’effort de Merleau-Ponty va consister à montrer qu’il y a une contradiction entre la signification même de la forme et la tentative de l’inscrire dans une ontologie de type naturaliste.23

Merleau-Ponty considérait donc que le trio central de l’Ecole de Berlin avait tendance à réifier les structures du perçu, à en faire non plus des structures dont l’être est phénoménal, relatif à un organisme vivant, mais des structures du monde lui-même et, à ce titre, tout à fait objectives et déterminées24. Il faut indiquer qu’il reprenait alors la critique que Kurt Goldstein leur adressait25. Lorsque ce dernier écrit Der Aufbau des Organismus, qui paraît en 1934, il connait parfaitement la Gestalttheorie et c’est sciemment qu’il ne reprend pas le terme de Gestalt pour décrire la «structure» de l’organisme, mais qu’il emploie celui d’Aufbau. Contre ce qui lui apparaît comme une certaine abstraction de la théorie des 21

Php, p. 62. M. Merleau-Ponty, Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne, 1949-1952, éd. par J. Prunaire, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 441. (Désormais PPE). 23 R. Barbaras, «Merleau-Ponty et la psychologie de la forme», art. cit., p. 154. 24 Sur ce point, voir la discussion de Merleau-Ponty dans SC, pp. 139-147. Nous verrons par la suite que cette opposition elle-même est contestable, ou insuffisante (l’insuffisance de la référence à Goldstein, ou d’une certaine manière d’y faire référence, sera en cause). 25 Cette critique était aussi probablement liée pour Merleau-Ponty à la personne d’Aron Gurwitsch, dont on sait qu’il fut déterminant dans sa découverte de la Gestaltpsychologieet de la phénoménologie. Cf. Maria-Luiz Pintos, «Gurwitsch, Goldstein, MerleauPonty: Analyse d’une étroite relation», ChiasmiInternational, 2005, vol. 6, pp. 147-170. 22

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formes (les formes étudiées seraient surtout psychiques et perceptives, et justifiées par «la structure du monde extérieur»), Goldstein entend mettre l’accent sur la nature concrète, voire incarnée de la structure et de l’activité qui préside à son établissement (les formes seraient plutôt justifiées par la structure de l’organisme chaque fois considéré). Il écrit ainsi que son orientation de recherche est «tout à fait différente» de celle de «la psychologie de la forme26»: c’était toujours l’organisme total qui m’apparaissait comme «totalité», comme «forme», non pas les phénomènes d’un seul domaine ou même seulement «des impressions conscientes».27

Or, cette différence d’orientation entraîne, soutient Goldstein, des conclusions divergentes. Selon lui, l’origine de la préférence pour certaines structurations n’est pas claire pour les gestaltistes, et semble parfois considérée comme provoquée du dehors par la structure du monde extérieur. Mais cela est naturellement impossible. Au fond, nous ne pouvons pas discerner si le monde est structuré ou non et jusqu’à quel point il l’est. (…) Ce qui est forme pour un organisme dépend en majeure partie de sa propre structure.28

En mettant l’accent sur le concept de «structure», Merleau-Ponty lie son travail davantage à celui de Goldstein qu’aux psychologues de la forme. Et de fait, il considère comme celui-ci que la structure du perçu dépend crucialement de l’organisme percevant. Il écrit fort nettement: C’est dire que la «qualité sensible», les déterminations spatiales du perçu et même la présence ou l’absence d’une perception ne sont pas des effets de la situation de fait hors de l’organisme, mais représentent la manière dont il vient au-devant des stimulations et dont il se réfère à elles.29

À ce titre, la structure du perçu n’est jamais une structure «en soi», elle n’existe nullement comme une chose, un «ob-jet»: Merleau-Ponty écrit de manière fort révélatrice à ce sujet que «la perception, comme le langage, n’est pas affrontement d’un ob-jet30» (nous reviendrons sur cette comparaison avec le langage). Au contraire, la structure du perçu

26 K. Goldstein, Lastructuredel’organisme. Introductionàlabiologieàpartirde lapathologiehumaine, trad. fr. D E. Burckhardt et J. Kuntz, Paris, Gallimard, [1934] 1951, p. 405. 27 Ibid. 28 Ibid., pp. 405-406. 29 Php, p. 103. 30 MSME, p. 205.

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dépend crucialement de la relation de l’organisme considéré à son environnement, à son monde31. C’est la raison pour laquelle Merleau-Ponty, lorsqu’il récapitule dans l’introduction de la Phénoménologiedelaperception, les raisons pour lesquelles la science doit échouer à objectiver «la perception effective», rend compte, après avoir fait la part de l’apport de la Gestalt, de celui du travail de Goldstein. Toute science qui «cherche à reconstruire (…) la perception effective32» doit ainsi découvrir que: les conditions extérieures du champ sensoriel ne le déterminent pas partie par partie et n’interviennent qu’en rendant possible une organisation autochtone, – c’est ce que montre la Gestalttheorie; – ensuite que dans l’organisme la structure dépend de variables comme le sens biologique de la situation, qui ne sont plus des variables physiques, de sorte que l’ensemble échappe aux instruments connus de l’analyse physico-mathématique pour s’ouvrir à un autre type d’intelligibilité.33

Il faut remarquer un point essentiel: ce dernier syntagme – «un autre type d’intelligibilité» – constitue en réalité l’énoncé d’un véritable programme de recherche, qui va animer Merleau-Ponty jusqu’à son brusque décès. La perspective de Goldstein déstabilise indubitablement les critères d’objectivité en vigueur en physique mathématique, mais n’en fournit-elle pas d’autres? Faut-il comprendre, corrélativement, l’indétermination du perçu comme une indétermination relative à ces seuls critères «physiques», et qui laisserait donc place à une détermination d’un nouveau type, correspondant à cet «autre type d’intelligibilité»?

2. L’écueil de la détermination: Merleau-Ponty avec et contre Goldstein a) La«structuredéterminée»deGoldstein Toute structure perçue est une structure corporelle, vitale, car elle est insérée dans une certaine conduite de l’organisme vivant, c’est-à-dire, selon le concept souvent commenté de Merleau-Ponty (qu’il reprend à Goldstein), dans un certain «“projet moteur”, une “intentionnalité 31 Comme le souligne S. Noble, Goldstein est l’un des auteurs qu’emploie MerleauPonty pour soutenir la thèse de «la dialectique de l’interne et de l’externe» (Silence et langage, op.cit., p. 31 sq.). 32 Php, p. 33. 33 Php, p. 34.

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motrice”34». Le problème est que cette incorporation, dans une lignée goldsteinienne, de la structure perçue écarte certainement le spectre d’une certaine détermination idéalisante de celle-ci, mais qu’elle n’exclut pas tout type de détermination. Dans La structure de l’organisme, Goldstein définit en effet la forme en ces termes: «Nous comprenons par forme, une totalité qui a une structure déterminée lui appartenant par nécessité interne35». La structure du perçu, bien que corporelle et vitale, bien que relative à l’organisme, est donc pour Goldstein tout à fait déterminée. En effet, que la forme ne se comprenne pas indépendamment du «projet moteur» de l’organisme n’exclut pas, si celui-ci est déterminé, que celle-là le soit. Or, d’après Goldstein, l’organisme a bien une «essence», à laquelle correspond une certaine «nécessité interne»: Une bonne forme […] représente une forme tout à fait déterminée du compromis entre l’organisme et le monde, à savoir la forme dans laquelle l’organisme s’actualise le plus conformément à son essence. […] Certes, pour bien pouvoir en juger, il faut connaître l’essence de l’organisme.36

Avec Goldstein, ce qui est perçu ne possède pas un sens déterminé «en soi», mais il semble qu’il n’en possède pas moins un sens biologique tout à fait déterminé en son ordre vital propre. De fait, il semble que Merleau-Ponty souscrit en un certain sens à ce type de conception de la sensation, lorsqu’il écrit par exemple dans le chapitre sur «Le sentir»: On peut mettre à nu le fond végétatif et moteur des qualités en employant des stimuli faibles ou brefs. La couleur, avant d’être vue, s’annonce alors par l’expérience d’une certaine attitude du corps qui ne convient qu’à elle et la détermine avec précision.37

Ce que révèle nous semble-t-il cette citation est que l’adoption d’un concept de structure proche de celui de Goldstein plus que de celui des Gestaltistes de l’Ecole de Berlin ne garantit pas Merleau-Ponty contre l’idée selon laquelle la structure du perçu serait déterminée. L’écueil serait, en tout état de cause, de passer d’un déterminisme physicaliste à un déterminisme biologisant. 34

Php, p. 141. K. Goldstein, Lastructuredel’organisme, op.cit., p. 421. 36 Ibid., p. 407. Ce que l’analyse de Goldstein recèle de kantisme, et donc d’idéalisme, a été très bien mis en lumière par S. Noble dans le premier chapitre de Silenceet langage, op.cit., pp. 16-37. Y est bien montré notamment que Goldstein cherche «un fondement de la connaissance», «une idée» (p. 21), et que c’est «la finalité interne de l’individu compris en tant que totalité» qui joue pour lui ce rôle (p. 32). 37 Php, p. 255. Nous soulignons. 35

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b) Uneindéterminationsimplementrelative? La manière dont Merleau-Ponty affirme l’ambiguïté du perçu au début de la Phénoménologiedelaperception – il analyse alors l’illusion de Müller-Lyer38 – semble corroborer cette interprétation. En effet, cette affirmation fait suite au moment où Merleau-Ponty oppose à la science physico-chimique les acquis de la Gestalttheorie et des travaux de Goldstein39. Il critique alors la manière dont «la science (…) introduit des sensations qui sont des choses, là où l’expérience montre qu’il y a des ensembles significatifs40», et conclut: Elle exige que deux lignes perçues, comme deux lignes réelles, soient égales ou inégales, qu’un cristal perçu ait un nombre de côtés déterminé41 sans voir que le propre du perçu est d’admettre l’ambiguïté, le «bougé», de se laisser modeler par son contexte. Dans l’illusion de Müller-Lyer, l’une des lignes cesse d’être égale à l’autre sans devenir «inégale»: elle devient «autre». C’est-à-dire qu’une ligne objective isolée et la même ligne prise dans une figure cessent d’être, pour la perception, «la même». Elle n’est identifiable dans ces deux fonctions que pour une perception analytique qui n’est pas naturelle.42

Dans ces lignes, Merleau-Ponty prend pour cible une interprétation classique de l’illusion de Müller-Lyer, selon laquelle cette figure constituerait une illusion pour la raison qu’il y aurait une contradiction entre la détermination objective de la figure (deux lignes égales) et la sensation visuelle que l’on en a (deux lignes inégales), sensation qui est donc supposée déterminée elle aussi (si elle ne l’était pas, il serait impossible de juger qu’elle contredit quoi que ce soit). Merleau-Ponty conteste cette interprétation en critiquant cette manière de penser la sensation visuelle. Il dénonce alors le geste qui consiste à identifier dans la figure des éléments génériques (ici, «la ligne») qui pourraient être, une fois ré-identifiés dans d’autres contextes et dans d’autres figures, l’objet de comparaisons. Là-contre, Merleau-Ponty critique le caractère «pas naturel» d’une telle analyse, qui isole artificiellement des éléments qui n’ont en réalité de 38 La thèse est énoncée et commentée en deux lieux, p. 28 et p. 34. Notons que cette analyse constitue l’un des lieux où Merleau-Ponty critique le plus clairement «l’argument de l’illusion» que nous avons présenté dans le préambule de la première partie. Le fait qu’il existe certaines limites, ou des ambiguïtés, dans cette argumentation a donc des implications très directes sur la manière dont Merleau-Ponty arrive ou non, en 1945 du moins, à se départir du cadre «idéaliste» dont il souhaite sortir. 39 Cf. citation p. 69, référencée à la note 116. 40 Php, p. 34. 41 Koffka, Psychologie, pp. 530 et 549. [Note de l’auteur] 42 Php, p. 34.

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sens (c’est l’enseignement de la Gestaltpsychologie) que dans leur contexte. Au fond, Merleau-Ponty affirme donc qu’il n’y a pas d’inégalité perçue entre les deux lignes de Müller-Lyer pour la raison que ces deux lignes ne sont pas commensurables, ou qu’elles ne le sont, la précision est importante, que pour une perception «qui n’est pas naturelle». Mais se manifeste en ce lieu ce qui constitue, à nos yeux comme à ceux de nombre de commentateurs, un préjugé, et donc une insuffisance eu égard à la recherche merleau-pontienne d’une pensée positive de l’indétermination. Car cette précision ultime révèle ce qui constitue, au fond, le présupposé de toute l’analyse menée par Merleau-Ponty, qui relève ici clairement d’un héritage goldsteinien: ce qui est, à ses yeux, naturel ou non. De fait, Merleau-Ponty ne se contente pas de dire, comme Austin le ferait, que, selon le contexte, la ligne objective isolée peut être, ou non, considérée comme «la même» que la même ligne prise dans une figure; il écrit positivement: elle «devient “autre”». Se joue ici un point crucial pour notre propos. Merleau-Ponty est en effet confronté à une difficulté de taille. Il affirme en effet qu’aucune sensation n’a de sens indépendamment de son contexte. Mais de quoi ce «contexte» est-il précisément le nom? Et en particulier, si le perçu «se laisse modeler par son contexte», quelle limite y a-t-il au contexte à prendre en compte pour caractériser ce perçu? La question est essentielle: de la possibilité d’identifier, ou non, ce contexte dépend en effet crucialement le caractère déterminé, ou non, du sens du perçu car, s’il est impossible d’assigner aucune limite au contexte pertinent, il est impossible que le sens soit déterminé. Il serait vain dès lors, remarquons-le, de vouloir jamais identifier deux figures, deux éléments qui seraient, «pour la perception», «les mêmes43». Mais si le contexte pertinent est défini, on ne voit pas pourquoi le sens ne le serait pas lui-même. À ce titre, l’insuffisance de l’analyse de l’illusion de Müller-Lyer réside dans le fait que Merleau-Ponty détermine apriorile contexte dans lequel chaque ligne prend sens: celui-ci est déterminé par ce qui est «naturel». Dans les passages consacrés quelques pages plus tôt à la même illusion, il écrivait ainsi que, dans «le champ visuel44», les objets sont «saisis chacun dans son contexte privé comme s’ils n’appartenaient pas au même univers.45» Il y a ici, pour chaque objet, un contexte à 43 On peut alors s’interroger sur la signification qu’il y a, dans de telles conditions, à continuer à parler en terme de «sens»… Cette question, qui engage la réforme générale du concept de «sens» menée par Merleau-Ponty, sera bien sûr au centre de développements futurs. 44 Php, p. 28. 45 Ibid. Nous soulignons.

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prendre en compte, il est, pour chaque sensation, «privé»; fonctionnant comme un opérateur de séparation (ce qui appartient au contexte, ce qui n’y appartient pas), il est donc déterminé46. Tout le paradoxe, qui apparaît davantage dans le premier extrait commenté, est que la détermination du sens du perçu a pour corollaire l’affirmation de son altérité, et donc d’une certaine forme d’indétermination de ce sens. La manière dont Merleau-Ponty caractérise le contexte qui «modèle» le perçu comme étant, pour chaque objet, «privé», condamne en effet le sens de chacun à être incommensurable et irréductiblement singulier. Il n’en demeure pas moins que l’affirmation de cette indétermination ne paraît que «relative», relative à une détermination idéale, objective, qui constitue le point de référence par rapport auquel le sens est «autre». L’indéterminé – qui est en fait davantage une altérité relative – apparaît ainsi comme le produit, la marque d’une détermination, la détermination «naturelle», la bonne détermination en quelque sorte, qui vient remplacer une détermination artificielle et idéaliste. Cette conclusion doit d’ailleurs nous alerter sur une difficulté générique: lorsqu’une forme d’indétermination est affirmée, quelle détermination joue le rôle de point de référence? Et surtout, quel est le point de vue dont l’adoption est censée permettre de constater l’écart par rapport à ce premier point? Toute affirmation d’indétermination ne suppose-t-elle pas, en effet, l’affirmation d’un écart qui suppose que des points (des points de vue) soient fixés? C’est la possibilité d’éviter toute détermination ou, plus précisément, d’affirmer une indétermination radicale, absolue, dont cette analyse pourrait nous engager à douter. En l’espèce, l’affirmation du caractère privé de chaque contexte suppose précisément ce qui était en jeu: 46

On peut rapporter à ce constat tous les travaux consacrés au fait que MerleauPonty, dans sa thèse de 1945, pense l’intentionnalité comme une «intentionalité opérante» (qui fournit «le texte dont nos connaissances cherchent à être la traduction en langage exact», Php, p. 18), et caractérise celle-ci comme une «intentionalité motrice», «corporelle» ou «intentionalité du corps». Sur l’évolution du concept merleau-pontien d’intentionnalité, voir Arion Kelkel, «Merleau-Ponty et le problème de l’intentionnalité corporelle. Un débat non résolu avec Husserl» (dans Anna-Teresa Tymieniecka (dir.), Merleau-Ponty,lepsychique etlecorporel, Paris, Aubier, 1988, pp. 15-37), M. Carbone, «Temps et parole» (dans La visibilité de l’invisible, Hildesheim, Olms, 2001, pp. 33-55), R. Barbaras, «Le vivant comme fondement originaire de l’intentionnalité perceptive»(dans Jean Petitot, Francisco Varela, Bernard Pachoud et al. (dir.), Naturaliserlaphénoménologie.Essaissurlaphénoménologiecontemporaineetlessciencescognitives,Paris, CNRS, 2002, pp. 681-696) et E. de Saint Aubert, Le scénario cartésien (op. cit.). L’écueil que nous signalons a été indiqué, en des termes parfois différents, par A. Kelkel, suivi par E. de Saint Aubert (pour qui Merleau-Ponty a tendance à «dissoudre l’intentionnalité dans la motricité», p. 136), ou encore par M. Carbone (art. cit., p. 47) et R. Barbaras (op.cit., p. 685).

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l’identification des objetsperçus, à partir delaquellese déploie l’analyse du sens et du contexte de chacun. Merleau-Ponty écrit d’ailleurs: «Il y a du déterminé, au moins dans un certain degré de relativité.47» Sans bien sûr être encore en mesure de nous prononcer sur cette difficulté – que nous venons d’indiquer à titre d’avertissement, de balise problématique –, il paraît cependant nécessaire de rendre compte ici du fait que Merleau-Ponty, conscient de ces écueils, se démarquera progressivement de ce qu’il pouvait y avoir de biologisant dans ses premiers travaux, et radicalisera de fait l’indétermination et l’altérité du sens du perçu, la détermination rémanente du contexte devant ensuite être invalidée par la prise en compte croissante de son infinie profondeur. Établissant un bilan critique au début de son cours de 1953 sur «Le monde sensible et le monde de l’expression», Merleau-Ponty écrira ainsi au sujet de sa défense du primat de la perception dans la Phénoménologiedelaperceptionque le lecteur pouvait croire que c’était primat de la perception au sens ancien: primat du sensoriel, du donné naturel, alors que pour moi la perception était essentiellement un mode d’accès à l’être.48

Si ce geste de «dénaturalisation» prend une forme plus aboutie dans les travaux menés par Merleau-Ponty après 1945, il faut toutefois noter qu’il se trouve esquissé dès la Phénoménologie de la perception, où il prend la forme d’une critique de la conception que se fait Goldstein de «l’attitude catégoriale». Il est alors frappant de constater à quel point, en cette matière comme en d’autres, la lutte contre ce qui pouvait apparaître comme un résidu d’empirisme est solidaire, chez Merleau-Ponty, d’une lutte contre un résidu d’idéalisme. II. DE L’INDÉTERMINATION RELATIVE À L’INDÉTERMINATION DE PRINCIPE: L’ENJEU DE «L’ATTITUDE CATÉGORIALE» 1. Merleau-Ponty critique de Goldstein a) Attitudecatégorialeetdéterminationdusensduperçu Il serait faux de dire que, dans la Phénoménologiedelaperception, Merleau-Ponty s’en tient à une affirmation seulement relative de l’indétermination du sens du perçu, et se contente de substituer une détermination 47 48

Php, p. 387. MSME, p. 46.

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«naturelle» à une détermination «analytique» non naturelle. Effectuant le mouvement de balancier bien connu de ses lecteurs, il ne se contente pas d’incorporer ou de biologiser le sens du perçu, mais il initie un authentique dépassement de l’alternative du «pour soi» et de «l’en soi». On l’a vu en effet: la détermination rémanente du sens du perçu dans la Phénoménologiedelaperceptiondépend chez Merleau-Ponty du recours aux concepts de «projet moteur», ou d’«intentionalité motrice», toutes choses dont la détermination dépend (implicitement en l’occurrence) de l’hypothèse goldsteinienne d’une «essence de l’organisme». Or, quelle est cette «essence de l’organisme» dont parle Goldstein? Parler d’une essence – c’est un constat trivial – suppose de se situer dans l’ordre du concept, et suppose donc l’exercice de «la fonction symbolique», ou de «l’attitude catégoriale». Or, voilà précisément ce qui, selon Merleau-Ponty, ne peut se faire de la manière dont le pense Goldstein, ici associé à Gelb (dans ces textes, le philosophe français prend pour cible, confondant parfois ces deux auteurs en un seul, leur article commun, «Über Farbennamenamnesie», et l’article de Goldstein, «Über Zeigen und Greifen»49). MerleauPonty n’accomplit pas clairement ce pas dans la thèse de 1945, mais il nous semble y être impliqué: lorsqu’il critique la conception de «l’attitude catégoriale» de Goldstein, il dénonce aussi l’insuffisance de ce qui demeure déterminé dans sa propre conception du sens perceptif50. Pour le comprendre, il nous faut restituer les quelques propos critiques que tient Merleau-Ponty à l’égard de Gelb et de Goldstein dans Laphénoménologiedelaperception51.Il leur reproche en effet de ne pas 49 Adhémar Gelb et Kurt Goldstein, «Über Farbennamenamnesie», Psychologische Forschung, 1925, vol. 6, pp. 127-186 et K. Goldstein, «Über Zeigen und Greifen», Der Nervenarzt, 1931, vol. 4, pp. 453-466. On ne peut qu’être frappé à ce sujet de la proximité thématique de l’analyse de Merleau-Ponty avec celle que mène A. Gurwitsch dans ses travaux sur Gelb et Goldstein, et notamment dans l’article «Gelb-Goldstein’s Concept of “Concrete” and “Categorial” Attitude and the Phenomenology of Ideation», Philosophy andPhenomenologicalResearch, déc. 1949, vol. 10, n°2, pp. 172-196. 50 Comprenons-le bien: en critiquant Gelb et Goldstein, il semble que soit également en jeu sa propre compréhension de l’attitude catégoriale, telle qu’elle se trouvait en particulier présentée dans SC(voir supra ch. 1, III.2.b). 51 Ce rapport critique de Merleau-Ponty à Gelb et Goldstein, en dépit de son caractère crucial pour retracer l’histoire du concept de «structure» dans l’itinéraire de notre auteur, et ne pas être dupe – par là même – du caractère «miraculeux» que constituerait, contre l’idéalisme husserlien, l’incorporation de l’intentionnalité, est largement passé sous silence par les commentateurs, qui ne retiennent en général que son rapport positif à ces deux auteurs. Trois exceptions notables à cela: les pages importantes consacrées par É. Bimbenet à «La réévaluation existentielle de l’attitude catégoriale» dans Nature et humanité,op.cit.; le passage consacré au catégorial par Stefan Kristensen dans Paroleet subjectivité.Merleau-Pontyetlaphénoménologiedel’expression (Hildesheim, Zürich et

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avoir dépassé la distinction de l’en soi et du pour soi, et de «retomb[er] souvent à la dichotomie classique du corps et de la conscience.52» Merleau-Ponty est alors en train de contester la manière dont Gelb et Goldstein distinguent le «mouvement concret» et le «mouvement abstrait53» ou, autrement dit, le «Greifen» (le geste de saisie) et le «Zeigen54» (le geste de monstration), leur reprochant de faire correspondre cette distinction à «celle du physiologique et du psychique, de l’existence en soi et de l’existence pour soi55», autrement dit, de «rapporter le Greifen au corps et le Zeigen à l’attitude catégoriale56». Acontrario, soutient Merleau-Ponty, «la distinction du mouvement abstrait et du mouvement concret ne se confond (…) pas avec celle du corps et de la conscience.57» Pour le penser, il faut poursuivre jusqu’au bout les analyses de Gelb et de Goldstein et, contre certains de leurs énoncés, dépasser l’opposition de l’en soi et du pour soi, mais aussi, par conséquent, celle du corps et de l’attitude catégoriale. Le philosophe français écrit ainsi: Ils ont fait plus que personne pour dépasser l’alternative classique de l’automatisme et de la conscience. Mais ils n’ont jamais donné son nom à ce troisième terme entrele psychique et le physiologique, entre le pour soi et l’en soi auquel leurs analyses les ramenaient toujours et que nous appellerons l’existence.58

b) Lacritiquedel’alternativedumouvementabstraitetdumouvement concret En quoi consiste donc la critique merleau-pontienne eu égard à la manière dont Gelb et Goldstein distinguent «mouvement abstrait» et New York,Olms, 2010, en particulier, pp. 111-131; notons que Kristensen y indique un désaccord avec Bimbenet parce qu’il semble avoir négligé le passage que nous commentons ici); enfin, l’article de H. Dreyfus, «Reply to Romdenh-Romluc», dans T. Baldwin (dir.), ReadingMerleau-Ponty.OnPhenomenologyofPerception, Londres et New York, Routledge, 2007, pp. 59-69. 52 Php, p. 154, note 1. 53 Php, p. 154. 54 Ibid. 55 Ibid. 56 Php, p. 156, note 1. 57 Php, p. 156. 58 Remarquons que cette interprétation est reprise par Merleau-Ponty, qui se concentre alors sur Goldstein, dans le cours de 1949 sur la conscience et l’acquisition du langage, où il dit que «Goldstein présenterait une conception idéaliste, qui montre derrière la fonction linguistique un pouvoir de pensée; partant de l’extériorité, il reviendrait à l’intériorité, à la conscience pure» (PPE, p. 62). L’intérêt de ce cours est qu’il y met aussi en évidence la thèse selon laquelle toutes les analyses de Goldstein «ne s’orientent pas vers l’intellectualisme» (Ibid.). Nous reprendrons ce point dans le chapitre suivant.

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«mouvement concret»? Selon Merleau-Ponty, ils partageraient à leurs corps défendant certains travers d’une psychologie «intellectualiste et réflexive59», pour laquelle le mouvement abstrait est caractérisé par le fait qu’il n’est «déclenché par aucun objet existant», qu’«il dessine dans l’espace une intention gratuite», et qu’il «est donc habité par une puissance d’objectivation» (aussi appelée, par d’autres psychologues cités au même moment: «fonction symbolique», «fonction représentative» ou «puissance de projection»). Le mouvement abstrait serait donc conditionné par une capacité à «prendre l’“attitude catégoriale”», elle-même caractérisée comme la capacité d’un «sujet en face d’un monde objectif»; ainsi, lorsque le malade ne peut plus montrer («zeigen»), ce serait cette capacité, cette spontanéité qui serait altérée. Dans les deux cas, l’altération de la «puissance d’objectivation» aurait pour corollaire la limitation des gestes aux «réflexes conditionnés solidement établis», ou, pour le dire selon les termes de Gelb et Goldstein cités par Merleau-Ponty, aux «réactions immédiates60», qui appartiennent à un «processus beaucoup plus vital, et, en langage biologique, primitif» que l’acte de montrer61. Contre cette autonomisation du mouvement abstrait et de l’attitude catégoriale, qui est à ses yeux une autonomisation du pour soi par rapport à l’en soi, Merleau-Ponty affirme que le stimulus à l’origine d’un mouvement, qu’il soit abstrait ou concret, ne peut jamais être un pur «objet intentionnel62», c’est-à-dire un objet intentionnel qui ne serait pas toujours aussi une cause du mouvement qui le vise, et ce parce que l’homme n’est à proprement parler capable d’aucune intention absolument «gratuite», ou immotivée. La «fonction symbolique» ou la «fonction de représentation» sous-tend bien nos mouvements, mais elle n’est pas un terme dernier pour l’analyse, ellereposeàsontoursuruncertainsol, et le tort de l’intellectualisme est de la faire reposer sur elle-même.63

59

Php, p. 152. Toutes les citations de ce paragraphe sont extraites de Php, pp. 152-

154. 60

Merleau-Ponty cite alors «Zeigen und Greifen», art. cit., p. 459. Il est intéressant de constater qu’Étienne Bimbenet met au jour le même type de présupposés dans La structure du comportement et, en particulier, qu’il en attribue la responsabilité à l’influence de Goldstein (cf. Natureethumanité, op.cit., p. 100). Dans La phénoménologie de la perception, comme le développe également Bimbenet dans la suite de l’ouvrage (loc. cit., pp. 126-142), Merleau-Ponty réalise donc un mouvement critique par rapport à Geld et Goldstein et ses propres erreurs passées (et en fait, comme on l’a vu, pas encore tout à fait passées). 62 Php, p. 155. 63 Php, p. 157. Nous soulignons. 61

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L’idée qui paraît dès lors déterminante est la thèse, défendue à de nombreuses reprises dans l’ouvrage, selon laquelle je ne perçois pas spontanément tel ou tel objet, que mon intention à cet égard ne suffit pas, mais que tout objet que je perçois me «sollicite»: «Le bleu, dit MerleauPonty, est ce qui sollicite de moi une certaine manière de regarder, ce qui se laisse palper par un mouvement défini de mon regard64.» Si j’adopte, en face du spectacle du monde, telle ou telle attitude, telle ou telle conduite, cela n’est pas arbitraire, ni gratuit, ma liberté à cet égard n’est pas «totale», au sens où elle n’est pas indépendante de certaines conditions; il faut reconnaître au contraire que le monde que je perçois suscite de ma part tel ou tel mouvement, telle ou telle attitude, telle ou telle conduite. Comme l’écrit Merleau-Ponty dans l’ultime chapitre de la thèse de 1945: «la Sinngebung n’est pas seulement centrifuge65». La conséquence est que la puissance symbolique elle-même n’est pas «autonome66», mais qu’elle repose sur une base – «les contenus visuels» – dont elle ne peut se passer: ce sont les «données sensibles» qui lui «suggèr[ent]67» les significations qu’elle va reprendre, utiliser, sublimer… La conscience n’est donc pas, comme pourrait le penser l’intellectualisme, «hors de l’être68», le pour soi ne peut être pensé indépendamment de l’en soi. Critiquant Gelb et Goldstein, Merleau-Ponty considère donc que leur tort est d’avoir eu tendance à ignorer (ou de ne pas s’être donné les moyens de penser) le fait que la fonction symbolique se réalise dans des matériaux, qu’elle repose sur un sol, et qu’elle ne peut se détacher ni de ceux-ci ni de celui-ci. Ce sol, c’est la vision; ces matériaux, ce sont les données sensibles. En indiquant cela, il faut en prendre la mesure, nous touchons un point essentiel de la phénoménologie merleau-pontienne, puisqu’il ne s’agit de rien moins que du sens que prend, à ses yeux, le mot d’ordre husserlien du «retour aux choses mêmes», auquel il rattache cette thèse qui lui est propre, le «primat de la perception». Merleau-Ponty énonce en effet dans la préface de la Phénoménologiedelaperception, la thèse célèbre selon laquelle [r]evenir aux choses mêmes, c’est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l’égard duquel toute détermination 64 Php, p. 255. Hubert Dreyfus, dans l’article déjà cité, met également en exergue ce point comme étant l’élément central du désaccord de Merleau-Ponty envers Gelb et Goldstein. 65 Php, p. 514. 66 Php, p. 159. 67 Php, p. 166. 68 Php, p. 157.

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scientifique est abstraite, significative et dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie, une rivière.69

Mais alors, c’est bien le fait que toute «fonction symbolique» repose sur le sol que constitue la perception qu’il a en vue70. Si l’on applique cette idée à «l’essence de l’organisme», la conséquence est limpide: l’essence de l’organisme ne peut être détachée de la vision que l’on en a. Or, nous allons le voir, la conséquence en est que, selon MerleauPonty, elle est principiellement indéterminée.

2. Par-delà l’opposition de la forme et de la matière Une telle conception de l’attitude catégoriale comporte un risque: celui de retomber – de nouveau – du «pour soi» à l’«en soi». S’il n’en est pas ainsi, si cette sollicitation, cette suggestion de sens par les «données visuelles» n’est pas cequi, ultimement, va donnersens à ma perception, c’est que, souligne Merleau-Ponty, elle reste «vague», c’est-à-dire que la question posée par le sensible à mon corps reste «mal formulée», que le problème reste «confus71» tantque mon regard ou ma main n’ont pas exploré le sensible, tant que mon corps ne s’est pas synchronisé avec lui. La sollicitation, en somme, ne prend sens qu’au moment où elle reçoit une réponse de ma part. La thèse est essentielle: sans elle, en effet, les données visuelles, la vision, contiendraient d’ores et déjà le sens de tous les actes humains possibles. Mais s’il en était ainsi, il n’y aurait nulle place pour aucune indétermination, pour nulle liberté, et la description phénoménologique retomberait sur l’empirisme le plus mécaniste. Telle est bien sûr une conséquence que Merleau-Ponty refuse tout à fait. Pour l’éviter, il faut donc, non pas rapporter l’en soi au pour soi, ni le pour soi à l’en soi, mais, soutient notre auteur, dépasser cette alternative. 69

Php,p. 9. Cette position théorique, qui engage le sens que Merleau-Ponty donne à sa thèse du «primat de la perception», est l’un des enjeux centraux de la conférence éponyme donnée par Merleau-Ponty en 1946, ainsi que de la discussion qui l’a suivie – celle-ci fait notamment apparaître le problème spécifique que posent les concepts mathématiques dans une telle perspective. Nous reviendrons sur ce problème qui traverse l’œuvre merleaupontienne (et qui constitue en fait celui à partir duquel nous le lisons dans ce travail), que l’on peut aussi bien caractériser comme étant celui de la fondationde nos actes intellectuels que celui de leur motivation. 71 Php, p. 259. 70

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Se trouve ici énoncé, en somme, un rapport complexe entre forme et matière, que Merleau-Ponty rapporte au concept phénoménologique de Fundierung, avant d’être conduit par son insuffisance à élaborer le concept de «chair»72: Le rapport de la matière et de la forme est celui que la phénoménologie appelle un rapport de Fundierung: la fonction symbolique repose sur la vision comme sur un sol, non que la vision en soit la cause, mais parce qu’elle est ce don de la nature que l’Esprit devrait utiliser au-delà de tout espoir, auquel il devrait donner un sens radicalement neuf et dont cependant il avait besoin non seulement pour s’incarner, mais encore pour être.73

La fonction symbolique repose donc sur la vision comme sur un sol, mais elle ne s’y réduit pas, puisqu’elle doit lui donner un sens «radicalement neuf». Tout le paradoxe, que Merleau-Ponty jugera par la suite intenable (posé en ces termes du moins), est que le sens de la fonction symbolique est censé être à la fois «radicalement neuf» et dépendant, «pour être», de la vision, que celle-ci lui est donc indispensable mais qu’elle n’en est pas pour autant une simple «cause». Il semblerait donc que la vision doive ne constituer ni un fondement rationnel, une raison du sens de la fonction symbolique (auquel cas le sens ne serait pas radicalement neuf), ni une simple cause (ce que Merleau-Ponty récuse évidemment); elle en est, précise-t-il, un «motif». Au-delà de ce qui peut apparaître comme une déclaration d’intention un peu désespérée, il importe de comprendre la conséquence que Merleau-Ponty entend tirer de cette idée, qui en constitue au fond la raison et qu’il conservera. Son principe est que matière et forme se nécessitent, s’impliquent l’une l’autre, si bien qu’il est impossible de les distinguer, sinon abstraitement, et donc, selon une certaine conception de l’abstraction74, arbitrairement. Comme l’écrit Merleau-Ponty de manière

72 Évoquons seulement les pages importantes consacrées par E. de Saint Aubert à la période où Merleau-Ponty, prenant la mesure de l’effondrement de tout sol, se tourne vers le «monde de l’Ineinander», de l’entrelacs (Versuneontologieindirecte, op.cit., ch. 6) et l’article consacré par P. Dupond à cette transition de la fondation à l’entrelacs («Nature et Logos. D’une pensée de la fondation (Fundierung) à une pensée de l’entrelacs (Ineinander)», art. cit.). 73 Php, p. 159. 74 Celle-ci n’est bien sûr pasla seule possible. Nous reviendrons sur ce point important, qui, en réalité, met en jeu pas moins que la conception que Merleau-Ponty se fait du but de la philosophie, et les conceptions alternatives qui peuvent lui être opposées.

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(paradoxalement, sans doute) lumineuse: «Le sensible me rend ce que je lui ai prêté mais c’est de lui que je le tenais.75» Dans le sensible se mêlent inextricablement, indissolublement, le sujet et le monde, l’en soi et le pour soi, à un point tel que nous ne pouvons plus distinguer ce qui provient de l’un et ce qui provient de l’autre76. Et nous retrouvons là, remarquons-le de nouveau, l’origine du concept merleau-pontien de «chair», cette indistinction du sentant et du senti qui englobe corps et monde dans un continuum de sensible-sentant, dans une même étoffe. L’important est alors que, si dans la sensation, le sensible et le sentant sont dans un état de «coexistence» et de «communion77» (et Merleau-Ponty insiste de manière fort remarquable: cette expression doit être prise «à la lettre»!78), ils ne peuvent être séparés: L’intérieur et l’extérieur sont inséparables. Le monde est tout au-dedans et je suis tout hors de moi.79

Deux conclusions en découlent, selon que l’on se place du côté de chacun des deux termes de la dichotomie qui vise à être dépassée. D’une part, du côté du «pour soi», toute détermination de l’essence ou de la forme d’un organisme se voit donc condamnée à porter – indissociablement – la marque de la vision que l’on en a, laquelle constitue, nous l’avons analysé dans notre premier chapitre, une matière opaque, infiniment riche. Toute détermination de l’essence d’un organisme, et donc celle du sens du perçu se voit donc condamnée à être infiniment complexe, et donc inaccessibleparprincipe. Si l’on anticipe un peu, on peut donc considérer que, en décrivant cette coexistence, comme il décrira l’entrelacs plus tard, Merleau-Ponty se met en capacité de ne fixer aucun pointde vue, et donc d’affirmer un écart sans présupposer aucune détermination à un quelconque niveau80. Il faut bien le saisir: est évidemment 75

Php, p. 259. Là-dessus, voir P. Dupond, Laréflexioncharnelle.Laquestiondelasubjectivité chezMerleau-Ponty,Bruxelles, Ousia, 2004, en particulier Ch. 2 §2. 77 Php, p. 258. 78 Sur l’inspiration claudélienne manifestée par ce terme de «communion», et l’opposition qu’elle comporte à l’égard d’une certaine théorie de la connaissance criticiste, détachée de la chose, cf. E. de Saint Aubert, Duliendesêtresauxélémentsdel’être,op. cit., pp. 234-255. Notons que notre lecture rejoint celle qui se trouve développée dans l’ouvrage, lorsqu’y est remarqué, dans les lignes où Merleau-Ponty affirme l’indissociation du sensible et du sentant, «une étonnante anticipation de l’ontologie du sensible des derniers écrits» (p. 246). 79 Php, p. 469. 80 Le problème qui se pose alors, que nous anticipons aussi, est celui du lieu depuis lequel le philosophe écrit: où se situe le philosophe? Peut-il écrire depuis le cœur de 76

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en jeu dans ces textes ce qui doit protéger chez Merleau-Ponty la «structure» du perçu, sa «signification originaire», de toute compréhension idéaliste. Nous rejoignons en effet par ce canal, du côté de l’en soi, la seconde conclusion du dépassement appelé par Merleau-Ponty. Car si le monde est tout au-dedans et si je suis tout hors de moi, le corollaire en est que je ne peux déterminer ce qui, dans ce que je perçois, dans sa structure et sa signification originaire, vient du sensible ou de moi, de mon organisme, qui est par ailleurs, selon le même principe de réversibilité, entremêlé avec le monde. Notons qu’au contexte privé naturel du début de la thèse semble alors se substituer un contexte extensible à l’ensemble du monde, et donc à l’infini. Comme le conclut du reste Merleau-Ponty: On comprend maintenant pourquoi les choses […] ne sont pas des significations offertes à l’intelligence, mais des structures opaques, et pourquoi leur sens dernier demeure brouillé.81

Mais comment dire cette «opacité», ce «brouillage» d’une manière qui ne soit pas seulement négative? Comment, plus précisément, ne pas prêter le flanc à la critique selon laquelle cette signification opaque, modelée par le monde entier, ne posséderait nulle unité, nulle identité que l’on puisse ré-identifier et devrait donc être radicalement distinguée de la signification linguistique qui est censée être, sinon parfaitement univoque, du moins dotée d’une certaine détermination, d’un certain pouvoir de caractérisation distinctive des phénomènes du monde? Comment justifier en somme que l’on parle à son sujet de signification et qu’il s’agisse donc bien, avec le perçu, du sens et de l’être des choses? Puisque la phénoménologie prétend dire la vérité des phénomènes, il convient à présent pour Merleau-Ponty de montrer qu’il n’y a pas d’autre vérité que celle que dévoile la perception ou, pour le dire autrement, que nos discours de vérité doivent se conformer à la véritable nature, indéterminée, opaque, inépuisable, du monde dans lequel nous vivons. C’est pour s’en donner les moyens que, comme nous l’avons énoncé au début de ce chapitre, Merleau-Ponty va entreprendre une réflexion consacrée spécifiquement au langage et à la réflexion.

l’entrelacs, sans dénouer ce qui est noué, sans délacer ce qui est entrelacé? Ce sont les conditions du langage en général, et du langage philosophique en particulier qui sont ici crucialement interrogées. 81 Php, p. 390.

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III. «ECART»

ET

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«DIACRITIQUE». UNE NOUVELLE PENSÉE DU SENS

Comme Merleau-Ponty lui-même l’écrit dans Levisibleetl’invisible82 ou, avant cela, dans les notes rédigées à l’occasion de la préparation de son cours sur «le monde sensible et le monde de l’expression», l’analyse du monde perçu menée dans la Phénoménologiedelaperception«restait tout de même ordonnée à des concepts classiques83», de telle sorte que «la détermination des nouveaux thèmes […] se faisait encore par rapport à ces concepts classiques, et donc était souvent négative84». De manière fort significative, Merleau-Ponty indique, à la première place de ces concepts classiques: «perception (au sens de position d’un objetisolable, déterminé, considérée comme forme canonique de nos rapports avec le monde)85». Prenant acte de ces insuffisances, Merleau-Ponty se propose d’«éviter les équivoques en reprenant (et complétant) les résultats acquis à l’aide du concept d’expression.86» Or, nous l’avons vu, lorsqu’il montre dans la Phénoménologiedelaperceptionque l’on ne peut distinguer qu’abstraitement l’objet et le sujet de toute perception, l’intérieur et l’extérieur, la conscience et le monde, Merleau-Ponty indique déjà que le sens du perçu n’est pas simplement celui d’un donné naturel et qu’il ne peut pas l’être; et inversement que le sens catégorial ne peut être séparé du perçu. Mais une telle thèse, pour ne pas être que négative, doit reposer sur une nouvelle définition du sens engénéral, adéquate à ces doubles négations. Si l’on revient sur l’interprétation qu’il convient de faire de cette réforme du sens (est-elle en continuité, ou non, avec les analyses merleaupontiennes de la perception?), il est clair, d’une part, qu’en s’interrogeant sur le phénomène de l’expression, Merleau-Ponty ouvre un nouveau chapitre de son travail: comme Renaud Barbaras l’expose dans Del’être duphénomène, Merleau-Ponty a rencontré à l’issue de sa thèse de 1945 un problème théorique majeur qui a exigé de sa part des recherches nouvelles sur le sens à donner à ses premiers travaux, et en particulier de nouvelles analyses du langage et de la vérité (et donc du concept de signification)87. Mais, d’autre part, la présentation que Merleau-Ponty donne lui-même de cette évolution dans la première leçon du cours de 82 Dans la célèbre citation: «Les problèmes posés dans Ph.P. sont insolubles parce que j’y pars de la distinction “conscience”-“objet”» (VI, p. 250). 83 MSME, p. 45. 84 MSME, p. 46. 85 MSME, p. 45. Nous soulignons. 86 MSME, p. 47. 87 R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., pp. 59 sq.

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1953 exige de nuancer ou du moins de préciser le sens de cette rupture: de son propre aveu, il ne complète point son œuvre de nouvelles thèses, mais il se donne de nouveaux moyens pour soutenir de manière moins équivoque les conclusions théoriques qu’il a déjà avancées. En effet, comme nous l’indiquions à l’instant, l’argument qui fonde crucialement sa nouvelle conception du «sens» est constitué par une idée que nous venons d’énoncer sous une autre forme: le monde et le sujet sont impliqués dans toute perception de telle sorte qu’on ne peut les distinguer qu’abstraitement. Merleau-Ponty écrit d’ailleurs explicitement au début de son cours de 1953, au sujet de ce que la Phénoménologiede laperceptionpouvait laisser croire au lecteur: Il pouvait croire que ce n’était qu’une phénoménologie – introduction qui laisse intacte la question de l’être, alors que je ne fais pas de différence entre ontologie et phénoménologie, que l’étudedel’êtredusensquirestaitnécessaire après cette phénoménologie en serait indépendante alors que, selon moi, dansnotremanièredepercevoirestimpliquétoutcequenoussommes.88

Ce qu’indique Merleau-Ponty ici est que, même s’il ne faut pas méconnaître l’importance des «résultats acquis à l’aide du concept d’expression89», il est clair que son étude de la perception était déjà imprégnée d’exigences relatives au sens et au langage, dans la mesure où en étudiant la structure du comportement humain, il était déjà soucieux de la juste description phénoménologique des phénomènes linguistiques et intellectuels, ainsi que de l’unité du comportement humain, de l’intégration réelle des différentes dimensions de son existence. De ce point de vue, il est erroné de vouloir décider si sa réforme du sens serait commandée par des exigences propres à son étude de la perception ou à son étude du langage: l’un ne semble en effet jamais pensé sans l’autre, les exigences propres à leur relation paraissant de ce fait imprégner l’un et l’autre champ, et diriger leur approche par notre auteur90. Il l’écrit d’ailleurs de manière très nette: Tout est perception, mais la perception est tout, c’est-à-dire que notre idée de la perception doit être élargie de manière à rendre possible une analyse de l’entendement.91 88 MSME, p. 46. Nous soulignons. Il ne dit pas autre chose, nous semble-t-il, lorsqu’il indique au début du cours qu’«il apparaît que notre étude de la perception 1) impliquait bien une vue sur l’être du sens […]» (MSME, p. 7). 89 MSME, p. 47. 90 Cette interprétation, et la question qu’elle impose au philosophe («quel est le rapport de la conscience intellectuelle et de la conscience perceptive?», Pr., p. 55) est identifiée de manière parfaitement claire par Merleau-Ponty dès 1946 dans Pr, pp. 53-55. 91 MSME, p. 55.

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Pour cette raison, il semble que nous ne pouvons que souscrire à l’opinion exprimée par Renaud Barbaras, qui écrivait déjà en 1993: Il nous semble que le rapport entre la Phénoménologiedelaperceptionet Levisibleetl’invisiblese situe par-delà l’alternative de la rupture et de la continuité: en un sens, tout est déjà là dès la Phénoménologie de la perception, et cependant une reprise s’avère nécessaire, comme si cette œuvre demeurait en retrait sur son propre sens.92

Pour éviter que les conclusions de son analyse de la perception ne constituent qu’une analyse de la perception, périphérique, psychologique, qui laisserait intacte la définition classique de ce qui est, c’est-à-dire de l’être et de la vérité (et rendrait difficilement compréhensible, réciproquement, la fondation du catégorial sur le perceptif), Merleau-Ponty entend donc démontrer le caractère fondamental des descriptions phénoménologiques déployées dans sa thèse de 1945, et donc leurs implications ontologiques. Mais quelles ressources Merleau-Ponty trouve-t-il donc dans l’étude de l’expression pour reprendre les conclusions de la Phénoménologiedelaperceptionet, en ce qui nous concerne, penser positivement son indétermination et donc, selon les termes de 1952, réconcilier l’ambiguïté et le goût de l’évidence? Comme il l’exprime lui-même dans sa conférence sur «Le primat de la perception» avec la vigueur caractéristique de ce texte, [i]l est exact que, quand on décrit le monde perçu, on aboutit à des contradictions. Et il est exact aussi que s’il y a une pensée non contradictoire, elle exclura, comme simple apparence, le monde de la perception. Seulement, la question est justement de savoir s’il y a une pensée logiquement cohérente ou encore une pensée de l’être pur. (…) Il y a une contradiction vaine qui consiste à affirmer deux thèses qui s’excluent dans le même temps et sous le même rapport. Et il y a des philosophies qui montrent les contradictions présentes au cœur même du temps et de tous les rapports.93

Préfigurant dès 1946 la distinction entre mauvaise et bonne ambiguïté qui ouvrira son «Éloge de la philosophie», Merleau-Ponty se situe indéniablement dans cette dernière tradition. Comme on l’a vu, toute la difficulté consiste pour lui à penser l’indétermination sans la référer négativement à une détermination qui lui manquerait, à faire, donc, de l’indétermination, non un défaut, mais l’être même de la pensée, sa condition naturelle. L’affirmation même de l’indétermination ne présuppose-telle pas, pourtant, cette référence implicite? 92 R. Barbaras, «De la parole à l’être. Le problème de l’expression comme voie d’accès à l’ontologie», dans Letournantdel’expérience, op.cit., p. 183. 93 Pr, pp. 54-55.

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1. La critique de la «conception réflexive» du langage: le sens comme «diacritique» a) Lacritiquedela«conceptionréflexive»dulangage Au début de son cours publié sous le titre Psychologieetpédagogie del’enfant,qui contient le premier travail sur le langage rendu public par Merleau-Ponty après la Phénoménologiedelaperception, le phénoménologue français critique une certaine entente du langage, sa «conception réflexive94». On en trouve un écho au début du cours sur «le monde sensible et le monde de l’expression», où Merleau-Ponty identifie clairement, parmi les implications fondamentales du concept de «conscience perceptive» auquel il s’oppose, la conception du sens qu’il entend critiquer: Ceci [la notion de conscience] implique conception du sens comme essence = ce qui répond à la question: quoi? = définition. Toute conscience est saisie d’une essence de ce genre ou son application à un cas particulier.95

De manière fort significative, Merleau-Ponty fait référence dans ce cours à Husserl96, dont la conception du langage était déjà présentée et critiquée en 1951, dans le fameux texte «Sur la phénoménologie du langage», comme «original[e] et énigmatique97». Or, quel est le premier motif de la critique énoncée en 1951? La dénonciation, une fois encore, de l’idéalisme, qui est ici l’idéalisme husserlien. Merleau-Ponty critique ainsi l’idée de grammaire universelle (telle qu’elle est exposée dans la 4ème des Rechercheslogiques) en disant: Ce projet suppose que le langage soit l’un des objets que la conscience constitue souverainement, les langues actuelles des cas très particuliers d’un langage possible dont elle détient le secret, – système de signes liés à leur signification par des rapports univoques et susceptibles, dans leur structure comme dans leur fonctionnement, d’une explicitation totale. Ainsi posé comme un objet devant la pensée, le langage ne saurait à son égard jouer d’autre rôle que celui d’accompagnateur, substitut, aide-mémoire ou moyen secondaire de communication.98 94

PPE, p. 9. MSME, p. 48. 96 La citation continue ainsi: «P. ex. même les données hylétiques chez Husserl sont l’occasion d’une Auffassungals… qui est l’imposition d’une essence – Husserl dit bien que toute constitution ne peut être de ce type, qu’il y a une Urkonstitution qui quitte les essences, mais ne la décrit guère». 97 M. Merleau-Ponty, «Sur la phénoménologie du langage», dans S, p. 136. 98 S,p. 137. Dans «Le corps de la parole» (dans M. Merleau-Ponty,Notesdecours surL’origine de la géométrie deHusserl, suivi de R. Barbaras(dir.), Recherchessurla phénoménologiedeMerleau-Ponty, Paris, PUF, 1998, pp. 349-368. Désormais, nous désignons ce recueil par les initiales NOG), Françoise Dastur montre bien que la conception 95

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Merleau-Ponty dénonce clairement toute conception pour laquelle le langage serait «posé comme un objet devant la pensée», et serait par elle constituée, selon le schéma dualiste classique dont on a vu que sa critique constituait une véritable ligne de fond de la philosophie merleaupontienne. On en retrouve ici les caractéristiques: un sujet constituant, la conscience réflexive, pose devant lui un objet, qu’il peut en droit expliciter totalement99, qui est donc à ses yeux transparent, clair, parfaitement adéquat à sa pensée, sans «puissance propre100». Dans le domaine du langage, cette «conception réflexive» est hantée, selon les termes de La prose du monde, par le «fantôme d’un langage pur101», dont l’algorithme peut être l’(involontaire) flambeau. Et logiquement, les caractéristiques dénoncées sont celles-là mêmes qui étaient en cause dans l’analyse de la perception: rêve d’une signification «sans équivoque», d’un langage «absolument clair102», qui constituerait «seulement [un] code de “signaux” pour des idées103», et d’une adéquation telle entre la pensée et son expression que la seconde pourrait «remplacer» «sans reste104» la première sur la place publique, que la pensée serait, comme le dit Mauro Carbone, «dicible sans résidus105». À la conception «réflexive» du langage identifiée par Merleau-Ponty est donc strictement corrélée (l’une et l’autre étant les deux faces de la même médaille) une certaine conception de la conscience comme «constitu[ant] en toute clarté son objet106», lui étant tout à fait homogène, et formant donc une «conscience toute prête à être mise en mots, traduite en langage (…) déjà position d’un énoncé, conscience parlante107.»

de la langue «qui voit en elle la superstructure contingente de la signification» est propre au premier Husserl (le texte sur L’originedelagéométrieconstituant un cas particulier, comme nous le verrons par la suite), mais «commande encore l’approche heideggerienne de la signification dans SeinundZeit» (p. 353). 99 On peut noter l’usage du verbe «expliciter», et bien sûr la racine de celui-ci, le pli, dont nous aurons à reparler. 100 PPE, p. 10. 101 M. Merleau-Ponty, Laprosedumonde,Paris, Gallimard, 1969, p. 7. Désormais noté PM. 102 PM, p. 8. 103 M. Merleau-Ponty, Recherchessurl’usagelittérairedulangage.CoursauCollègedeFrance.Notes,1953, Genève, MetisPresses, 2013, édité par Benedetta Zaccarello, p. 124. Désormais noté RULL. 104 PM, p. 180. 105 M. Carbone, «Dicibilité du monde et historicité de vie. Expression, vérité, histoire dans la période intermédiaire de la pensée de Merleau-Ponty», dans Lavisibilitédel’invisible, op.cit., p. 60. 106 MSME, p. 49. 107 Ibid.

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Le sens possède alors la positivité dictée par ces conceptions: «essence», qui «par principe est claire», qui est «unité rigoureuse», qui ne peut qu’être tout à fait ce qu’elle est ou n’être rien. Ce sens, pour le dire selon les termes qui nous intéressent, est parfaitement déterminé. En opposition frontale avec cette thèse, Merleau-Ponty tient à penser dès 1945 que la parole, chez celui qui parle, «ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l’accomplit108», et soutient donc que la pensée n’est pas autonome, qu’elle «n’est rien d’“intérieur”, qu’elle n’existe pas hors du monde et hors des mots 109». Comme il en prendra une conscience croissante à mesure de l’avancement de son travail spécifique sur le langage, cette incorporationdu sens, cette refondation sensible du sens dans les signes, cette refondation sémiotiqueen somme, implique un remaniement de notre entente du «sens», qui constituera la base de sa réévaluation ontologique de l’indétermination. Avant de présenter cette nouvelle conception du sens, il faut cependant remarquer un point crucial, qui n’est, à notre connaissance, jamais noté: parce que la position que Merleau-Ponty critique relève de l’idéalisme le plus radical, qu’elle affirme la transparence parfaite de tous les objets à la conscience, celle des objets que l’on perçoit comme celle des signes dont on use pour en parler, et écrase donc toutes les spécificités ontologiques que l’on pourrait marquer entre ces différents types d’objets, la critique qu’il adresse aux différents pans de cet idéalisme est remarquablement homogène, et met Merleau-Ponty en situation d’écraser luimême les spécificités ontologiques que l’on pourrait marquer entre ces différents types d’objets. Merleau-Ponty explicite du reste à plusieurs reprises le spectaculaire amalgame corrélé à la conception de la conscience qu’il critique. En 1949, analysant la «conception réflexive», il commence ainsi son cours sur «la conscience et l’acquisition du langage»: «Si on reconnaît, dans la conscience, un type d’être unique, alors le langage se trouve rejeté hors de la conscience et analogue aux choses.110» Quatre ans plus tard, il explicite de quel type d’être unique, induit par le type d’être unique de cette conscience, relèvent ces choses: «De quelque façon qu’on le conçoive, cette conscience ne peut avoir affaire qu’à ses

108

Php, p. 217. Php, p. 223. L’«intérieur» dont il est ici question est à comprendre comme ce qui s’oppose à l’extérieur, i.e. comme une intériorité étanche au sens de la seconde Méditation. 110 PPE, p. 9. 109

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significations.111» On ne peut qu’être frappé, à cet égard, par la proximité, et même l’identité des termes employés par Merleau-Ponty pour critiquer la conception idéaliste de la perception et la conception idéaliste du langage, mais aussi par la similarité des critiques que Merleau-Ponty oppose, comme en miroir avec l’ambition absolutisante qui les sous-tend, à l’une et à l’autre. On en trouve une expression paradigmatique dans des énoncés tels que celui-ci (que nous avons déjà cité): «la perception, comme le langage, n’est pas affrontement d’un ob-jet112». Comme nous allons le détailler à présent, Merleau-Ponty va trouver dans la linguistique saussurienne (entre autres références importantes, mais de manière particulièrement cruciale) des ressources qui lui permettront de poser les bases de sa «contre-attaque» contre l’idéalisme, sur le plan du langage, mais aussi sur celui de la perception. Il est loin d’être certain que Merleau-Ponty ait évité tout à fait de tomber dans le piège – en l’espèce, l’amalgame – que lui tend (sans même le vouloir) son adversaire. b) Lesenscomme«diacritique» La conception alternative du langage et du sens que Merleau-Ponty propose a été maintes fois commentée, et se trouve développée dans nombre de ses textes. Citons, dans l’ordre chronologique d’écriture présumée, les plus importants: les cours à la Sorbonne que nous avons déjà cités, La prose du monde, «Sur la phénoménologie du langage», «Le langage indirect et les voix du silence», mais aussi les deux premiers cours donnés au Collège de France, «Le monde sensible et le monde de l’expression» et «L’usage littéraire du langage». Or, comme il est bien connu, il apparaît dans ces textes que, pour éloigner le «fantôme d’un langage pur», Merleau-Ponty trouve des ressources essentielles chez Saussure. Pour éviter toute équivoque, il est très important de noter qu’en ce qui concerne la pensée de Saussure, Merleau-Ponty avait essentiellement, comme la plupart de ses contemporains, une source d’information et d’inspiration: le Cours de linguistique générale, édité en 1916 par Charles Bailly et Albert Séchehaye, dont on sait à présent par le travail mené sur les notes des étudiants ayant assisté au cours qu’il s’éloigne parfois considérablement de l’esprit et de la lettre saussurienne. Le Saussure dont il s’agit ici n’est donc «que» le Saussure de Merleau-Ponty à 111 112

MSME, p. 48. MSME, p. 205.

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plusieurs titres: parce que c’est celui auquel Merleau-Ponty (comme bien d’autres à l’époque) avait accès, mais aussi parce c’est le résultat de la lecture merleau-pontienne, dont les commentateurs ont souligné la liberté113. Cela n’enlève rien évidemment à la fécondité et à la puissance de la lecture merleau-pontienne, qui à maints égards fera date et déterminera fortement le destin de Saussure dans la pensée française contemporaine. Ainsi, contre la pleine positivité, l’unité rigoureuse du sens tel que l’idéalisme le pense, Merleau-Ponty va extraire de la linguistique structurale de Saussure – ou donc de ce qui en tenait lieu pour lui… – de quoi y introduire de la négativité, ce mouvement conceptuel ayant pour emblème ce concept que Merleau-Ponty, après l’avoir découvert, ne cessera jamais d’employer: le «diacritique». En 1952, il commence en ces termes le fameux article rédigé pour LesTempsModernes: Ce que nous avons appris de Saussure, c’est que les signes un à un ne signifient rien, que chacun d’eux exprime moins un sens qu’il ne marque un écart de sens entre lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les différences qui apparaissent entre eux.114

Par rapport à la «conception réflexive» du langage, où la positivité de chaque signe, porteur d’une signification univoque, correspond à la positivité de chaque essence, la rupture est radicale, car Merleau-Ponty extrait de Saussure l’idée que les signes n’ont pas de signification intrinsèque, qui leur serait accolée isolément, indépendamment des autres signes linguistiques, mais que chaque signe ne tient son sens que du fait qu’il est le signe qu’il est etnonunautre, et donc que sa signification lui est fondamentalement conférée par le fait qu’il est différent des autres 113 Cf. le remarquable article d’Anna-Petronella Foultier, «Merleau-Ponty’s Encounter with Saussure’s Linguistics: Misreading, Reinterpretation or Prolongation?», Chiasmi International, 2013, n°15, pp. 129-148, qui a le grand intérêt de synthétiser et d’ordonner les interprétations les plus connues de la relation de Merleau-Ponty à Saussure; mais aussi Paul Ricoeur, «New developments in Phenomenology in France. The Phenomenology of Language», SocialResearch, 1967, 34.1, pp. 1-30; et un ouvrage incontournable défendant la thèse d’une lecture merleau-pontienne «prémonitoire» relativement aux enseignements sur Saussure que l’on peut tirer de l’étude des inédits: Beata Stawarska, Saussure’s Philosophy of Language as Phenomenology. Undoing the doctrine of the CourseinGeneralLinguistics, Oxford, Oxford University Press, 2015. 114 «Le langage indirect et les voix du silence», p. 63. Nous soulignons. Il est fort intéressant de noter que dans le chapitre de Laprosedumondeintitulé «Le langage indirect», qui constitue une première version de ce texte, Merleau-Ponty n’employait pas le terme de «diacritique», qui n’apparaît que dans l’article rédigé pour LesTempsModernes. Nous devons cette remarque à R. Kearney, «Écrire la chair. L’expression diacritique chez Merleau-Ponty», art. cit., p. 183.

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signes existants. Comme Merleau-Ponty l’écrit dès 1949 dans la troisième partie, intitulée «Apports de la linguistique», de son cours sur «La conscience et l’acquisition du langage»: La plus exacte caractéristique d’un mot est d’être «ce que les autres ne sont pas». Il n’y a pas signification d’un mot, mais de tous les mots les uns par rapport aux autres (…). Ainsi le phénomène linguistique est cette coexistence d’une multiplicité de signes, qui, pris individuellement, n’ont pas de sens, mais qui se définissent à partir d’une totalité dont ils sont eux-mêmes les constituants.115

Une nouvelle conception de la signification procède de cette idée: la signification d’un signe, produit d’un écart, et même d’écarts116 (puisque chaque signe est différent de touslesautres signes du langage), ne peut recevoir aucune définition autonome, positive, pleinement déterminée, mais ne semble être déterminée que négativement, ou «comme «en creux»117». L’importance du motif de l’écart apparaît encore lorsque, usant, abusant peut-être, du préfixe «inter», Merleau-Ponty écrit en 1952: «Le sens n’apparaît donc qu’à l’intersection et comme dans l’intervalle des mots.118» Déclinant cette idée, Merleau-Ponty parle ainsi d’un «sens latéral ou oblique119», de «signification latérale ou indirecte120» ou affirme «que tout langage est indirect ou allusif, est, si l’on veut, silence121». C’est cette idée fondamentale, il faut bien le comprendre, que MerleauPonty entend emprunter à Saussure lorsqu’il s’approprie son concept de «diacritique». C’est tout à fait clair lorsqu’il écrit par exemple: Saussure admet que la langue est essentiellement diacritique: les mots portent moins un sens qu’ils n’en écartent d’autres.122

115

PPE, p. 84. Dans les notes de travail de 1953, Merleau-Ponty parle ainsi de «signification par écarts» (MSME, p. 207). 117 PPE, p. 24. Merleau-Ponty fait ici référence à Jakobson. En affirmant que la signification est «en creux», par ailleurs, Merleau-Ponty pense une profondeur et un «intérieur» du signe (il écrit dans «Le langage indirect et les voix du silence»: «C’est parce que d’emblée le signe est diacritique, c’est parce qu’il se compose et s’organise avec lui-même, qu’il a un intérieur et qu’il finit par réclamer un sens», p. 66), et dépasse ainsi l’opposition, consubstantielle au dualisme qui constitue sa cible, de l’intérieur et de l’extérieur, en vertu de laquelle l’intérieur serait tout au-dedans et l’extérieur tout au dehors, chacun homogène et uniforme en son ordre propre. Ici, l’enjeu ontologique de l’usage merleau-pontien du «diacritique» nous paraît d’ores et déjà évident. 118 S, p 68. Nous soulignons. 119 S, p. 75. 120 S, p. 122. 121 S, p. 70. 122 PPE, p. 81. E. Alloa a montré, à la suite de R. Kearney, que Merleau-Ponty donne par là une importance majeure à un concept aprioriplutôt mineur de Saussure, et 116

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L’allusion, le silence, l’oblique, la latéralité, le diacritique, tous ces concepts, que nous retrouverons employés au sujet du sens perceptif jusque dans les notes de travail duVisibleetl’invisible, servent au fond à marquer, comme l’opacité ou l’obscurité dont il était question dans le premier chapitre de ce travail, la relative négativité du sens du langage telle que Merleau-Ponty la découvre après Saussure par rapport à la pleine positivité présupposée par la conception réflexive. Comme le résume Bernhard Waldenfels: «Ce qui vient à la lumière n’est pas dans la lumière mais reste entouré d’une zone d’ombre.123» c) Négativité et positivité du signe linguistique: les ambiguïtés de la lecturemerleau-pontiennedeSaussure Mais, comme nous l’avons fait alors, nous pouvons de nouveau nous interroger: la définition négative de la signification introduit-elle réellement du silence au cœur de la parole? Constitue-t-elle à proprement parler une indétermination? Il est clair, d’une part, que la réponse à ces questions dépend des exigences que l’on associe à la détermination, et de la radicalité que l’on accorde à cette négativité. Car il est possible de considérer, et il semble que ce soit le cas du Saussure du Coursdelinguistiquegénérale, que la détermination purement négative des significations constitue bien – la formule confine à la tautologie – une détermination, dans la mesure où il n’y aurait aucun sens à concevoir une détermination qui ne soit pas précisément de cette sorte-là. Saussure n’écrit-il pas dans son Coursde linguistiquegénérale: Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est

en use pour rendre compte, de manière plus ou moins fidèle d’ailleurs (nous y reviendrons), d’aspects plus vastes de sa linguistique. Il joue alors manifestement sur l’étymologie du terme «diacritique», comme étant ce «à travers quoi» (dia) une «distinction» (diakrisis) est faite, comme étant essentiellement ce qui «écarte». Cf. E. Alloa, «The Diacritical Nature of Meaning: Merleau-Ponty with Saussure», art. cit., pp. 164-166. La place centrale que prend le diacritique dans la lecture merleau-pontienne de Saussure a été pointée dès 1965 par M. Lagueux dans «Merleau-Ponty et la linguistique de Saussure» (Dialogue, 1965, 4(3), pp. 351-364). 123 B. Waldenfels, «Le paradoxe de l’expression chez Merleau-Ponty», dans NOG., pp. 338.

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nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue.124

Dans cette citation, la langue se voit clairement attribuer un pouvoir de distinction qui semble contredire le projet merleau-pontien. Or, ce pouvoir de clarification, ou plus précisément de distinction clarificatrice, de la langue semble devoir être lié très directement à la thèse saussurienne selon laquelle, par le signe, sont associés, effectivement, un concept et une image acoustique. Selon la célèbre définition du Cours: «Le signe unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique.125» Ce point est important car l’union assure bien, dans les termes de Saussure, l’association positive d’une image acoustique et d’un concept126. Or, que cette image et ce concept ne soit définis que négativement, réciproquement par écart avec les autres concepts signifiés et par écart avec les autres signes de la langue, n’empêche pas qu’ils soient susceptibles d’une (et une seule, mais une au moins) forme d’identification positive, par le biais de leur association. Ce qui se joue là, comme le fait remarquer Jocelyn Benoist dans l’un des articles qu’il consacre à la question du structuralisme, c’est qu’il y a une positivité du signe linguistique, qui, «entité psychique à deux faces127», «n’est pas à proprement parler un pur effet de différenciation128». En effet, explique-t-il, ce sont le signifiant d’un côté et le signifié de l’autre qui sont «différences sans termes positifs»; le signe au contraire bénéficie d’une certaine forme d’être positif: celle de la miseencorrespondancedes deux séries.129

Du reste, Saussure lui-même affirme explicitement une forme de positivité du signe, qui est celle de la combinaison dont il est le nom. Cela se trouvait déjà dans le Coursdelinguistiquegénéralede 1916: Bien que le signifié et le signifiant soient, chacun pris à part, purement différentiels et négatifs, leur combinaison est un fait positif; c’est même la seule espèce de faits que comporte la langue, puisque le propre de

124

Ferdinand de Saussure, Coursdelinguistiquegénérale, Paris, Payot, [1916] 1972,

p. 155. 125

Ibid., p. 98. Sur ce problème crucial, voir les travaux substantiels de Patrice Maniglier et en particulier «L’ontologie du négatif. Dans la langue n’y a-t-il vraiment que des différences?», Méthodos, 2007, n°7. 127 F. de Saussure,Coursdelinguistiquegénérale, op.cit., p. 99. 128 J. Benoist, «Le “dernier pas” du structuralisme: Lévi-Strauss et le dépassement du modèle linguistique», Philosophie, 2008, n°98, pp. 56. 129 Ibid. 126

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l’institution linguistique est justement de maintenir le parallélisme entre ces deux ordres de différences.130

Le caractère non strictement négatif du signe induit par cette combinaison se trouve encore dans les textes inédits à l’époque de MerleauPonty, comme par exemple dans cet extrait qui définit en quoi consiste une «forme» linguistique: Forme = non pas une certaine entité positived’un ordre quelconque, et d’un ordre simple; mais l’entité à la fois négativeet complexe: résultant (sans aucune espèce de base matérielle) de la différence avec d’autres formes COMBINÉE avec la différencede signification d’autres formes.131

Notons-le bien: dans le texte de 1916, c’est l’institution linguistique qui, pour Saussure, maintient visiblement le parallélisme entre les deux ordres de différence, c’est elle qui assure, selon la formule employée par Jocelyn Benoist, «la miseencorrespondancedes deux séries.» Or, sur ces deux points (un caractère non strictement négatif du signe, et son caractère conventionnel), la position merleau-pontienne a manifestement oscillé, mais il nous semble que l’écart qu’il a toujours maintenu par rapport à Saussure est fort significatif. En 1949, en effet, mû peut-être par l’enthousiasme suscité en lui par le puissant potentiel philosophique de la linguistique saussurienne, Merleau-Ponty semble affirmer le caractère entièrement négatif du langage. Il poursuit ainsi la phrase que nous avons déjà citée: Saussure admet que la langue est essentiellement diacritique: les mots portent moins un sens qu’ils n’en écartent d’autres. (…) Dans une langue, dit Saussure, tout est négatif, il n’y a que des différences sans termes positifs.132

Dans la langue, fait dire Merleau-Ponty à Saussure, il n’y a donc que des différences, et c’est cela qu’il entend dire en usant du concept de «diacritique». N’écrit-il pas en effet dans le résumé du cours sur «Le problème de la parole» que les «signes n’existent que dans leur rapport133», ce qui semble faire fi de la positivité (complexe) pourtant pointée par Saussure? Il est certain en tout cas que Merleau-Ponty a vu 130

Cf. F. de Saussure, Coursdelinguistiquegénérale, op.cit., pp. 166-167. F. de Saussure, Écritsdelinguistiquegénérale, éd. par S. Bouquet et R. Engler, Paris, Gallimard, 2002, p. 36. 132 PPE, p. 81. E. Alloa, citant le même passage, commente ainsi: «La langue est dès lors essentiellement négative, résume Merleau-Ponty (PPE 81), en tant qu’elle ne se situe – ajouterons-nous – qu’entrece qu’elle n’est pas et ce à travers quoi elle apparaît.» (Larésistancedusensible, op.cit., p. 57) 133 RCF, p. 34. 131

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dans Saussure un allié de poids dans la conquête d’une conception du sens, du langage et de la vérité qui se départît de tout idéalisme, renonçât à toute positivité univoque et soit donc adaptée à l’être ambigu du sensible. Cette définition diacritique du sens paraît ainsi constituer l’instrument théorique idéal pour penser le sens propre du perçu. Par rapport au problème posé à la fin de la deuxième partie de ce chapitre – comment penser la signification d’un perçu toujours mêlé au monde entier, à qui il semble de ce fait impossible de conférer une unité? – l’avancée semble de fait incontestable: nul besoin d’unités pour avoir des significations, des écarts suffisent. Mais des écarts entre quoi? Comme l’écrit Vincent Descombes, ironisant sur certaines lectures caricaturales du structuralisme: «s’il y a une différence, il faut qu’il y ait des choses qui diffèrent sous un certain rapport.134» En l’occurrence, qu’est-ce qui permet de décider ce qui, dans l’infinie richesse du perçu mise en exergue par Merleau-Ponty lui-même, va jouer le rôle de signes, et donc les rapports à considérer? Le problème est que l’on ne voit guère comment identifier des signes du perçu sans retomber, comme les Gestaltistes, dans une forme de naturalisme, de détermination a priori du sensible. Mais si l’on n’en identifie pas, peut-on encore penser un sens du perçu? Tout le problème posé par l’enracinement sémiotique du sens réalisé par Merleau-Ponty pour lutter contre l’idéalisme est qu’il le met en demeure de sémiotiser le perçu pour en penser le sens, et donc d’y identifier des signes. Nous touchons ici à un point délicat et crucial de l’appropriation par Merleau-Ponty de la linguistique saussurienne. Car sur la nécessité, ou non, de disposer de signes, empreints d’une certaine positivité, pour penser du sens, lui-même négativement déterminé, Merleau-Ponty a, comme nous l’indiquions, hésité, et ce tant au sujet du langage que de la perception. Dans l’article de 1952, prenant peut-être acte de cette difficulté, Merleau-Ponty exprime une thèse légèrement différente, qui tâche, semble-t-il, de rendre compte de cette positivité sans pour autant lui conférer aucun caractère a priori. Il écrit ainsi: «la langue est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les différences qui apparaissent entre eux135.» Selon cette interprétation, il n’y aurait pas que des différences, mais des termes seraient engendrés par ces différences. Merleau-Ponty semble tenter de

134 135

V. Descombes, Lesinstitutionsdusens, Paris, Editions de Minuit, 1996, p. 182. «Le langage indirect et les voix du silence», p. 63. Nous soulignons.

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conserver la (relative) positivité du signe en évitant d’en défendre une représentation idéaliste. Entre la position prise en 49 et la position adoptée en 52 se déploie donc la distance qui sépare l’idée d’une négativité radicale, exclusive de toute positivité, et donc d’une réelle indétermination – mais dont on ne sait pas si elle permet encore de penser fidèlement le phénomène linguistique – et celle d’une détermination, certes relative, des termes du langage, et donc d’une négativité non exclusive d’une certaine forme de positivité – mais qui rend problématique une conception diacritique du sens du perçu, dans la mesure où, comme nous le disions à l’instant, elle suppose d’y transposer le même mélange de positivité et de négativité. Comme nous allons à présent le voir, il semble que Merleau-Ponty ait hésité quant à l’interprétation à conférer à la linguistique saussurienne, mais aussi, assez logiquement du reste, quant aux conséquences à en tirer en matière perceptive et ontologique. Du sens «diacritique» du langage à l’opacité du sens du perçu, la continuité ne va pas sans difficulté.

2. Le sens du perçu comme diacritique a) Laperceptioncommeexpression Au début du cours de 1953 sur le monde sensible et le monde de l’expression, Merleau-Ponty associe clairement la conception du sens qui l’identifie à une essence et une certaine conception de la conscience, qui est à la fois dans une situation de «présence immédiate (…) à ses objets136» (puisqu’elle ne peut avoir affaire qu’à des significations homogènes à sa nature de pensée) et «à leur égard survol absolu137» (puisque ses objets lui sont totalement accessibles, i.e. de tous les côtés). À ces deux conceptions, il oppose leurs pendants «non idéalistes138»: «la conscience perceptive éclairée par le concept d’expression139» et le sens comme «écart140». Nous l’avons exposé, la caractéristique de la perception, selon Merleau-Ponty, est qu’elle ne nous met pas en contact avec des idéalités dont on pourrait avoir une connaissance exhaustive, mais avec des choses 136 137 138 139 140

MSME, p. 48. Ibid. Ibid. MSME, p. 49. MSME, p. 50.

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réelles, opaques, à des «êtres existants», par rapport auxquels nous ne sommes précisément ni dans une situation de «présence immédiate» ni dans une situation de «survol absolu141», mais dans une situation de «proximité vertigineuse, non impalpable», de «mélange» ou encore de «rapport expressif142». Il ne dit rien d’autre lorsque, au début de son cours de 1953 et pour rendre compte de la portée ontologique de son travail sur la perception, il insiste en ces termes déjà cités: selon moi, dans notre manière de percevoir est impliqué tout ce que nous sommes. Cf. Hippolyte à la société de philosophie: pas de solidarité entre description de la perception et conception de «l’être du sens».143

En 1953, Merleau-Ponty est donc très clair: la conscience perceptive n’est certainement pas une conscience «réflexive» car, comme il l’a montré dans sa thèse de 1945 (sans en tirer toutes les conséquences), le sujet percevant et le monde empiètent irréductiblement l’un sur l’autre144, et cela impose une nouvelle conception, non idéaliste, du sens, qui permette de penser cet empiétement irréductible, et ce – c’est ce que Merleau-Ponty a recherché en étudiant le langage – sans que la pertinence de cette nouvelle conception soit circonscrite au «petit canton145» de la perception. Cette nouvelle conception consiste essentiellement, nous venons de le voir, à penser le sens en termes d’«écart». Et en effet, si «dans notre manière de percevoir est impliqué tout ce que nous sommes», le sens de chaque perception ne peut apparaître que sur le fond de «ce que nous sommes», qui ne peut lui-même, toujours mêlé au monde qui empiète sur lui146, n’apparaître que sur le fond que celui-ci constitue toujours. Si l’on considère les choses depuis le point de vue du sujet, il y a «toujours quelque chose d’inarticulé et de sous-entendu dans ce dont il y a 141

MSME, p. 49. MSME, p. 56. 143 MSME, p. 46. Dans le premier chapitre de Versl’ontologieindirecte, E. de Saint Aubert fait clairement apparaître la manière dont Merleau-Ponty s’est continuellement référé à cette co-extensivité de l’être et du sujet pour démontrer la valeur ontologique du primat de la perception (op.cit., pp. 21-36). 144 C’est également sur cet empiétement réciproque que Merleau-Ponty insiste lorsqu’il écrit que «la conscience perceptive est essentiellement expression» (MSME, p. 176). Ce dernier énoncé lui sert en effet à résumer l’idée suivante: «on voit sur les choses ce qui manifestement est expression du sujet». 145 Pr, p. 53. 146 Merleau-Ponty écrit ainsi de la conscience qu’«elle-même n’est pas absolument retranchée de l’être qu’elle nous présente, il empiète sur elle, il l’entoure. Comme conscience qui perçoit, je fais partie du monde et j’y occupe un point de vue.» (MSME, p. 49). 142

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conscience147». Au moment où il y a perception, il y a toujours aussi imperception et, corrélativement, le sens du perçu ne peut jamais être plein, positif, transparent et totalement déterminé. La stratégie merleaupontienne consiste à prendre en charge ce fait à l’aide des concepts de diacritique et d’écart, faisant ainsi paraître ce qui lui semble être – et ce que, soucieux d’éviter toute séparation entre eux, il souhaite penser comme – l’étoffe commune du sens perçu et du sens linguistique. Si l’on reprend notre question, ce sens perçu manifeste cependant la même indétermination que le sens linguistique (1), et celle-ci suscite des questions tout à fait symétriques (2): (1) Pour qu’il y ait sens oppositif, selon la leçon saussurienne, ne faut-il pas reconnaître au signe une forme de positivité? (2) Si oui, le discours du «sens» semble justifié, mais se pose le problème de l’identification des signes du perçu: n’est-elle pas nécessairement coupable de naturalisme? Si non, le problème de l’identification des signes est réglé, mais c’est la possibilité de parler encore de sens perceptif, et donc ce qui fonde l’ambition ontologique de la phénoménologie merleau-pontienne, qui serait mis en cause. De même que Merleau-Ponty a hésité sur les implications, en linguistique, de la conception «diacritique» du sens, il a hésité sur ses implications dans le domaine du perçu. b) Un«écartparrapportàuncertainniveau» En 1953, Merleau-Ponty cherche à penser le sens du perçu à partir du concept d’«expression», qu’il définit comme la «propriété qu’a un phénomène d’en révéler, par son agencement interne, un autre qui n’est pas et même n’a jamais été actuellement donné.148» A ce titre, le perçu (de même que, souligne-t-il, l’ouvrage de l’esprit ou le tableau) «exprim[e] le monde et par là exprim[e] homme149» et, comme il y a empiétement du sujet percevant et du monde perçu, la réciproque est vraie. Comme le dit Merleau-Ponty: «j’exprime le monde ou il m’exprime.150» Il définit alors le sens en ces termes: Sens comme écart (comme «diacritique») par rapport à un niveau.151 147

MSME, p. 51. Nous ne l’avons pas encore indiqué, mais ces lignes soulignent clairement qu’en pensant le sens comme «écart» et comme «diacritique», Merleau-Ponty écrit une nouvelle page de sa philosophie de la Gestalt. 148 MSME, p. 57. 149 Ibid. 150 MSME, p. 58. 151 Ibid.

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Deux éléments concordants et importants doivent être remarqués: la définition de l’expression suppose un «agencement interne» et, corrélativement, la définition du sens suppose l’existence d’«un niveau», dont Merleau-Ponty précise bien qu’il n’est pas un «thème152», c’est-à-dire qu’il n’est pas explicite, qu’il «n’est pas posé153», mais qui n’en est pas moins «une certaine dimension154» par rapport à laquelle le sens constitue une «modulation155». Cette définition suppose indéniablement l’existence pour l’homme percevant de niveaux, de dimensions qui constituent des éléments de référence, c’est-à-dire, comme Merleau-Ponty l’explicite luimême, «une norme156», dont on peut donner à sa suite un exemple (le fait que «nous prenons les murs p. ex. comme dimension privilégiée157»). En 1953, Merleau-Ponty semble très tiraillé: d’une part, il insiste sur le caractère «tacite158» de ce sens, «qui se révèle plutôt dans les exceptions où il manque que par sa position propre159», qui n’apparaît donc que lorsque ce que nous percevons contredit notre perception normale, et qui sinon reste inaperçu, qui n’apparaît donc irréductiblement «qu’en laissant tout un reste implicite160», un sens, donc, dont il paraît clair qu’on ne peut jamais le déterminer totalement; mais il n’en demeure pas moins, d’autre part, qu’il affirme l’existence d’«une norme» et par là même d’un sens pour toute perception. L’indétermination du sens paraît ici, comme dans certains passages de la thèse de 1945, tout à fait relative. Cette hésitation de notre auteur nous semble particulièrement manifeste lorsqu’il écrit, en marge de ses notes de cours: Ce sens est moins possédé comme tel qu’il n’est pratiqué: peut-être ne pourrait-on le définir, mais on vit tout fait aberrant comme déviation par rapport à lui. Ainsi la perception régularise les cercles imparfaits, va vers les bonnes formes.161

Il y a, affirme Merleau-Ponty, des «bonnes formes». Reprenant dans son cours l’analyse de l’orientation, de l’espace et du mouvement, il se situe clairement dans la continuité des développements menés dans la Phénoménologiedelaperceptionsur la notion d’«orientation» 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161

MSME, MSME, Ibid. Ibid. MSME, Ibid. MSME, Ibid. MSME, MSME,

p. 57. p. 56. p. 58. p. 49. p. 175. p. 50.

160

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(Wertheimer étant significativement cité dans les deux textes). Lorsque Merleau-Ponty écrit en 1953, «[l]a perception a système d’équivalences entre tracés parce qu’elle est le fait d’un sujet incarné – Le sens du mouvement est le projet moteur162», le schéma corporel joue, comme en 1945, le rôle d’une norme163, ce qu’il explicite du reste dans la neuvième leçon: «schéma corporel comme norme, comme zéro d’écart, comme niveau ou attitude privilégiée.164» De telles formules soulignent clairement qu’un «zéro d’écart» et donc une adéquation peuvent être pensés. La tentation de la naturalisation du sens, et donc du retour à l’empirisme est alors particulièrement patente; Merleau-Ponty en vient même à se référer, comme source de norme, aux «tensions musculaires», qui entraînent définition d’une position normale de repos, position où rien ne serait senti comme figure, où le corps rejoindrait son fond, et par rapport à laquelle toute autre est écart, anomalie, expressément perçue.165

c) Lenormaletlepathologique Et pourtant, souligne-t-il en même temps, ce sens qui permet d’identifier des «bonnes formes», il n’est pas certain qu’on puisse le définir! Dans les notes de travail associées au cours, il s’interroge au sujet de l’inclination du corps dans le miroir de l’expérience de Wertheimer: «D’où vient cette priorité, cette normalité, ce principe?166» Et il répond: [L]e «droit» et «l’incliné» n’appartiennent proprement ni au corps comme donné ni au spectacle comme donné: ils ne peuvent donc plus, dira-t-on, naître de leur rapport, puisqu’ils sont facultatifs en chacun d’eux. Par rapport à quoi se fait donc l’écart de l’un ou de l’autre? ou leur coïncidence? Le paradoxe est ici le même que dans les signes: les signes sont diacritiques i.e.chacun marque une différence de signification et non une signification, et le langage finit par signifier à force de marquer des différences de signification sans en porter jamais aucune qui soit positive. De même ni les données du corps ni celles du spectacle ne nous donnent la verticale. Toute l’expérience de mon corps et toute celle du spectacle se {diversifie} par rapport à elle-même en oscillant autour de normes qui ne sont jamais vraiment données, mais les {?} par là.167 162

MSME, p. 119. Merleau-Ponty identifiait alors que «ce qui importe pour l’orientation du spectacle», c’est «mon corps comme système d’actions possibles, un corps virtuel dont le “lieu” phénoménal est défini par sa tâche et sa situation.» (Php, p. 297). 164 MSME, p. 131. 165 MSME, p. 143. 166 MSME, p. 177. 167 MSME, p. 178. 163

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Dans ce texte, Merleau-Ponty semble prendre acte de la difficulté que pointait déjà la fin de la Phénoménologiedelaperception: quel sens y a-t-il à parler de «bonnes formes», de «normes», à prétendre les identifier (par exemple, le cercle) et à les référer à un «schéma moteur» si, comme la discussion des travaux de Goldstein le révélait, ce schéma est irréductiblement mêlé pour nous au monde, de telle sorte qu’aucune «forme» ne semble jamais pouvoir nous apparaître comme un point «zéro d’écart»? Qu’aucun terme ne semble jamais pouvoir être identifié? Les «normes», conclut-il logiquement, ne sont «jamais vraiment données». Elles sont pourtant, semble-t-il suggérer (et l’on peut ici regretter que la dégradation du texte n’ait pas permis sa retranscription totale), «évoquées». Dans le débat qui oppose les deux conceptions de l’indétermination du sens permises par l’usage du concept de «diacritique», il semble donc que, en 1953, Merleau-Ponty adopte encore une position ambiguë: il semble parfois considérer que, quoique le sens ne soit jamais qu’un écart, il soit pertinent d’en parler comme d’un terme identifié (il y a des «bonnes formes») et parfois, comme dans le texte que nous venons de citer, qu’aucune signification positive ne puisse jamais être identifiée et donc que, comme dans le premier cours prononcé à la Sorbonne, l’on ne puisse pertinemment parler que de différences de signification. Ce balancement est pour nous riche d’enseignements. En effet, lorsque Merleau-Ponty reconnaît une positivité au sens du perçu, ici incarnée par le «projet moteur», la difficulté, de son propre point de vue, est que le sens du perçu demeure déterminé, certes «par écarts», mais déterminé tout de même. Merleau-Ponty tombe alors sous le coup de la critique austinienne, qui est aussi, en l’occurrence, celle de tous ceux qui, comme Beaufret à son époque168, l’accusaient d’«idéalisme», c’est-àdire, rappelons-nous, de confusion de l’ordre du perçu avec celui de la pensée. Pour contrer cette objection, et donc réfuter la détermination du sens du perçu, Merleau-Ponty doit éviter de se référer à aucune «positivité», et donc refuser même – comme il l’écrit nettement dans cette note de janvier 1959 où il réaffirme qu’«il n’y a que des différencesde significations169» – l’idée d’un «sens» ou d’un «cogito» qui serait seulement «tacite». Le paradoxe est qu’il n’est pas certain que le prix à payer ne soit pas la possibilité de rendre compte du «sens linguistique», et donc

168 169

Cf. E. de Saint Aubert, Versuneontologieindirecte, op.cit., p. 25. VI, p. 23.

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infinela spécificité de l’ordre linguistique à l’égard de la perception et, plus fondamentalement encore, l’idée même de vérité. C’est en tout cas le problème qui se pose indéniablement: pour «sauver» le perçu d’une détermination idéalisante ou d’un cantonnement ontologique, Merleau-Ponty semble devoir adopter une conception purement négative du sens en général («purement négative» contre l’idéalisme, «en général» contre le cantonnement), mais ce geste théorique le met en demeure de penser la spécificité de «l’expression linguistique170» et des «changements de structure171» qu’elle introduit. Cette question, Merleau-Ponty se la pose lui-même, mais il faut prendre conscience qu’elle en engage d’autres, et de plus radicales. Car s’interroger sur la spécificité du sens linguistique à l’égard du sens du perçu, c’est aussi, plus fondamentalement, s’interroger sur la pertinence qu’il y a, dans un tel contexte, à parler de «sens» et, par là même, de vérité. Car si le «signe» se trouve privé de toute positivité, est-ce encore un signe, c’est-à-dire l’union entre un signifiant et un signifié? Peut-on encore, en somme, penser un sens sans aucune positivité du signe? Et que devient alors, dans un tel contexte conceptuel, l’idée de vérité? Ne suppose-t-elle pas précisément la détermination que MerleauPonty s’efforce d’éliminer de sa conception du sens? Quel serait, en outre, le statut d’une philosophie qui prétendrait se passer de cette idée de vérité? Comme tel n’est pas ce que Merleau-Ponty souhaite faire, il y a bien là une difficulté qui interroge la consistance de son discours sur le perçu. Telles sont donc les questions que nous allons devoir aborder dans le chapitre suivant. CONCLUSION Dans son cours de 1953, Merleau-Ponty prend acte de la tâche théorique qui lui incombe à présent: dans le cadre de sa nouvelle philosophie du sens, il doit faire apparaître la spécificité du phénomène linguistique par rapport à l’ordre perceptif. Il est vrai qu’il reste à différencier le signe diacritique du niveau «naturel» et du niveau «culturel», et que, tant que cela ne sera pas fait, on pourra toujours croire que nous réintroduisons la nature dans la conscience.172 170 171 172

MSME, p. 64. Ibid. MSME, p. 203.

LES AVENTURES DE L’AMBIGUÏTÉ

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Il est frappant que le risque qu’il identifie soit, de nouveau, l’écueil qui prend chez lui le nom d’empirisme – qui n’est de nouveau que l’envers de ce que nous venons d’indiquer comme un risque d’idéalisme. Cela suggère que, si Merleau-Ponty doit se protéger du reproche selon lequel il confondrait l’ordre du langage et celui de la perception, la cause en serait, comme en 1945, l’invasion de la conscience par la nature, l’enlisement du langage dans la perception. Paraît alors mise en question la capacité de l’homme à parler de ce qui n’est pas sa situation strictement singulière, mais concerne d’autres temps, d’autres espaces et d’autres individus, d’autres situations en somme, à s’ouvrir donc à une forme de généralité. Or, qu’est-ce qui demeure de l’idée de vérité si une certaine forme de généralité, et donc de dépassement de la stricte singularité de l’expérience vécue naturellement, n’est pas pensée? D’après Merleau-Ponty lui-même, il y a là un dépassement, une métamorphose dont il faut effectivement rendre compte, mais cela n’a rien d’impossible si l’on corrige ce qu’il y a encore, selon lui, d’excessivement idéaliste dans la conception saussurienne du sens et du langage, ou ce qui en apparaît dans le Cours173, c’est-à-dire l’accent mis sur la langue et sur la détermination conventionnelle des signes qui la constituent, alors que c’est le phénomène de la parole qui seul peut nous permettre de comprendre comment, dans notre monde, le sens vient aux hommes. De ce point de vue, l’appropriation singulière que MerleauPonty fait de Saussure semble s’inscrire dans un mouvement de critique plus large, qui conteste aux mots – seuls –ou aux phrases – seules – le pouvoir de signifier, et met en exergue la nécessaire activité à l’origine du sens. Pour évaluer la manière dont Merleau-Ponty parvient, ou non, à rendre compte de cette métamorphose, il nous donc faut revenir sur le geste qui sous-tend la reprise par Merleau-Ponty de la conception diacritique du sens héritée de Saussure, c’est-à-dire, l’enracinement, affirmé 173

De nombreux travaux ont montré depuis que la présentation de la pensée saussurienne donnée par le Coursdelinguistiquegénéraleédité en 1916 était contestable sur bien des points, et notamment sur la question de la relation langue-parole. Cf. Robert Godel, «Retractatio», CahiersFerdinanddeSaussure,1982, n°35, pp. 29-52; Simon Bouquet, IntroductionàlalecturedeSaussure, Paris, Payot, 1997; Cristian Bota et Jean-Pierre Bronckart, «Dynamique et socialité des faits langagiers», in J.-P. Bronckart, E. Bulea et C. Bota (dir.), Le projet de Ferdinand de Saussure, Genève, Droz, 2010, pp. 193-213; P. Maniglier, Lavieénigmatiquedessignes,Saussureetlanaissancedustructuralisme, Léo Scheer, Paris, 2006; André-Jean Pétroff, La langue, l’ordre et le désordre, Paris, L’Harmattan, 2004; B. Stawarska, Saussure’sPhilosophyofLanguageasPhenomenology, op.cit.

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dès la Phénoménologiedelaperception, du sens dans les paroles. Il faut lire en effet le diacritique merleau-pontien comme l’insigne d’un projet plus profond, qui vise à rendre compte de la distinction de l’ordre du perçu et de l’ordre linguistique sans les séparer ou, autrement dit – le scénario cartésien nous semble encore une fois fondateur –, à rendre compte de l’enracinement corporel, matériel, sensible de la pensée.

CHAPITRE 4

DU PARTICULIER À L’UNIVERSEL. LA PAROLE COMME ACTE DE MÉTAMORPHOSE

Lorsque Merleau-Ponty affronte la question du langage dans la Phénoménologiedelaperception, son principal combat le met aux prises, en cette matière comme en d’autres, avec l’idéalisme. Son principal adversaire est déjà la «conception réflexive» du langage qui sera encore sa cible en 1949, son souci tout à fait explicite étant de «dépasser définitivement la dichotomie du sujet et de l’objet1.» Contre tout développement autonome de la pensée, il s’agit de rendre compte du fait que la parole, loin de reproduire un sens qui serait constitué par la pensée, et donc par le sujet autonome, contribue de manière décisive au sens des énoncés et qu’elle possède donc un pouvoir, une «efficacité propre2» – le scénario cartésien, et le souci de contester l’immanence de la pensée à elle-même sont plus que jamais d’actualité. Comme le résume densément MerleauPonty: «Ainsi, la parole, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l’accomplit.3» Une telle thèse implique qu’une pensée qui ne serait pas exprimée, même intérieurement, n’en serait pas vraiment une, car elle «n’existerait pas même pour soi4. Cependant, si Merleau-Ponty accomplit une critique de l’idéalisme que l’on peut juger nécessaire dans son principe, sa mise en œuvre le confronte à une série de difficultés qui touchent à sa capacité à penser la spécificité de l’ordre linguistique d’une manière qui – compte tenu de l’intention exprimée de rendre à la parole son «efficacité propre» – peut paraître paradoxale.

1 Php, p. 213. Dans le troisième chapitre de son ouvrage intitulé Del’êtreduphénomène, R. Barbaras met bien en avant le caractère de «mise à l’épreuve» que constitue, eu égard à «l’archéologie du perçu» entreprise par Merleau-Ponty, cette étape de la thèse (op.cit., p. 61). 2 Php, p. 216. 3 Php, p. 217. 4 Ibid.

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La situation de Merleau-Ponty est la suivante: si la pensée d’un orateur s’identifie à sa parole5, il n’est plus loisible de comprendre le sens des mots en les référant à la pensée qu’ils seraient censés véhiculer, de les considérer comme «le[s] signe[s] extérieur[s] d’une reconnaissance intérieure qui pourrait se faire sans [eux] et à laquelle il[s] ne contribue[raient] pas6». Une certaine manière, idéaliste, de calquer le sens des mots sur le sens de pensées qui seraient parfaitement claires et déterminées se voit ainsi refusée. Là-contre, comme nous l’avons analysé dans le chapitre précédent, Merleau-Ponty va proposer une conception alternative, qui substitue l’idée d’une signification purement «oppositive» à la signification positive de la philosophie réflexive. Le problème est que Merleau-Ponty use de concepts saussuriens pour subvertir l’entente idéaliste du langage, mais qu’il se distingue aussi sur des points apparemment essentiels des conclusions du célèbre linguiste suisse – lorsqu’il refuse la conventionalité du signe, qu’il met l’accent sur la parole plus que sur la langue, qu’il déplace la distinction entre synchronie et diachronie... – et surtout, de manière plus évidemment problématique, sa position à leur égard est parfois ambiguë. Le signe linguistique, notamment, dispose-t-il d’une forme de positivité ou ne peut-on le définir que de manière purement négative? La question s’avère fondamentale pour notre propos. La difficulté est en effet que, pour contester à l’ordre du signifié toute autonomie, et pour mettre en évidence le caractère essentiel, pour la pensée elle-même, de la relation du signifié et du signifiant, MerleauPonty va entreprendre dans un premier temps de «fonder» le signifié sur le signifiant d’une manière telle que son hétérogénéité sera pour partie effacée, ou rendue inintelligible. Comme il est bien connu7, Merleau-Ponty a eu tendance, dans la Phénoménologiedelaperception, à identifier la 5

Cf. Php, p. 219. Php, p. 216. 7 Les commentateurs sont nombreux à pointer le fait que, dans la Phénoménologie delaperception, Merleau-Ponty propose une théorie «émotiviste» de la signification, qui en rate l’idéalité, à commencer par Gary B. Madison dans LaphénoménologiedeMerleauPonty. Unerecherchedeslimitesdelaconscience (Paris, Klincksieck, 1973, pp. 131 sq.), mais aussi R. Barbaras, dans le chapitre que venons de citer, ou, plus récemment, Alessandro Delcò, Merleau-Ponty et l’expérience de la création. Du paradigme au schème (Paris, PUF, 2005; voir pp. 97-101), E. Alloa, Larésistancedusensible.Merleau-Ponty, critique de la transparence (op cit., en particulier pp. 45-51), ou encore É. Bimbenet, Natureethumanité(op.cit., pp. 198 sq.). Cet aspect de la pensée de Merleau-Ponty est cependant souvent traité, surtout dans les textes récents, de manière relativement rapide, ce qui pourrait donner l’impression que la tentation «émotiviste» ne correspondrait chez notre auteur qu’à une erreur de jeunesse. Il nous semble pourtant qu’elle indique bien, par 6

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parole à un geste réalisé dans un «organisme de mots8» et le sens du mot à son «essence articulaire et sonore9», ce qui a pour avantage de penser une efficacité de la parole, mais a pour inconvénient de penser celle-ci comme un geste comme les autres, ce qui laisse pendante, au moins à titre provisoire, la question de sa singularité. L’«essence articulaire et sonore» du mot n’est-elle pas, selon Merleau-Ponty, «l’un des usages possibles de mon corps10»? Il semble ainsi que, comme l’écrit Renaud Barbaras: Le refus de l’intellectualisme appelle une genèse de l’idéalité et par conséquent une philosophie du corps expressif, mais la dépendance de l’analyse de l’expression à l’égard d’une conception encore naturaliste du corps interdit de rendre compte de l’idéalité de manière satisfaisante.11

Ainsi, Merleau-Ponty est mû par une ambition double, qu’une certaine formulation, celle de l’époque de la seconde thèse, rend difficilement réalisable: il veut penser pleinement l’idéalité du sens linguistique – c’est-à-dire le fait que l’ordre du signifié, la pensée, est caractérisé par une certaine forme de généralité – sans référer celle-ci à une pensée idéalisée, coupée du monde sensible. Il est donc contraint de rendre compte d’une certaine forme de spécificité de l’idéalité, sans penser celle-ci comme étant séparée de la nature. Comme il le dit nettement devant la Société française de philosophie en novembre 1946: «Il n’y a donc ici aucune destruction de l’absolu ou de la rationalité, sinon de l’absolu et de la rationalité séparés12». Si l’on entreprend de nommer ce problème en termes saussuriens, l’enjeu est de penser le caractère consubstantiel de la relation du signifié et du signifiant sans réduire l’un à l’autre, la parole étant le lieu où cette relation doit s’incarner. Que le caractère essentiel de cette relation ait pour corollaire le fait que le sens se pense par écarts; que le caractère essentiel de cette relation ait pour corollaire, relativement à l’entente idéaliste du sens, une forme d’indétermination de celui-ci, cela ne semble faire guère problème. La difficulté est que cette relation est pensée par Merleau-Ponty comme devant empêcher ou contredire la séparation du signifié et du signifiant, but dont il n’est pas certain qu’il ne contrevienne son caractère un peu maladroit et caricatural peut-être, l’une des lignes de force de sa pensée du langage. 8 Php, p. 222. 9 Php, p. 220. 10 Ibid. 11 R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., p. 65. 12 Pr, p. 71.

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pas à la conception de la différence des deux termes en présence: est en jeu ici la manière dont est pensée cette relation et donc l’unité du signe linguistique. Nous devrons en juger. Le problème de la positivité du signe et celui de la rationalité paraissent en tout cas reliés par des fils qu’il nous faudra mettre au jour et démêler. Une chose est certaine: Merleau-Ponty va devoir dépasser l’opposition de la nature et de la culture, sans pour autant nier leur différence.De la «fondation» à l’«entrelacs», son parcours sera relativement tortueux. Il nous reviendra d’évaluer à la fin de ce que Merleau-Ponty, à son corps défendant, ou pas, aura dû payer comme tribut à Descartes pour franchir le limestracé par ses (remarquables) soins.

LA

I. LA

MOTIVATION DU SIGNE CONTRE L’IDÉALISME.

NÉCESSAIRE RELATION DU LANGAGE ET DE LA PERCEPTION

1. La parole contre l’autonomie du «pour soi» a) Laparolecommelieud’accomplissementdelapensée Lorsqu’il aborde la question du langage dans ses deux premières œuvres, le souci prioritaire de Merleau-Ponty est de dégager la compréhension du sens linguistique de ses interprétations idéaliste et empiriste usuelles, et donc de ne le rabattre ni sur un «phénomène donné en troisième personne13» (qui serait de l’ordre de l’en soi uniquement) ni sur un sens idéal, «une reconnaissance intérieure14» dont l’expression ne serait qu’un «signe extérieur15» (qui serait seulement de l’ordre du pour soi). Dans ce contexte, Maurice Merleau-Ponty est de nouveau amené à penser un phénomène qui transcende l’opposition du pour soi et de l’en soi, comme le manifeste la référence faite cette fois encore, mais de manière beaucoup plus positive, au travail de Gelb et Goldstein sur l’attitude catégoriale et l’attitude concrète16. 13

Php, p. 214. Php, p. 216. 15 Ibid. 16 Voir Php, p. 215. De manière fort significative, comme l’ont commenté E. Bimbenet et S. Kristensen, la question de l’attitude catégoriale et du jugement à porter sur les thèses de Gelb et Goldstein revient, en dialogue avec Saussure etBenveniste (mais aussi Humboldt et Ombredane), dans le cours de Merleau-Ponty sur «Le problème de la parole». D’autres textes sont cependant en question, puisque Merleau-Ponty s’y consacre surtout à un ouvrage publié par Goldstein en 1948 (cf. Paroleetsubjectivité, op.cit., «La feuille et sa nervure», ainsi que Natureethumanité, op.cit., pp. 229-233). Pour une analyse de cette reprise, voir infra II. 3. b). 14

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Or, pour transcender cette opposition, Merleau-Ponty emploie la thèse, étonnamment simple dans sa formulation, selon laquelle «lemot aun sens17». Il s’explique longuement sur la signification qu’il entend ici conférer au terme «avoir»: dans ce contexte, le verbe ne s’oppose pas au fait d’«être dépourvu» mais doit être pris en un sens beaucoup plus fort comme le fait de «posséder18», c’est-à-dire d’avoir à soi, en propre, et donc de disposer d’une certaine forme de maîtriseà l’égard de ce que l’on possède; si «le mot a un sens», c’est bien parce que le sens qu’a ce mot ne serait pas le même indépendamment de ce mot, qu’il en dépend essentiellement. [L]e mot, loin d’être le simple signe des objets et des significations, habite les choses et véhicule les significations. Ainsi, la parole, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l’accomplit.19

La conséquence est fondamentale en termes de critique de l’idéalisme, car cette thèse n’implique rien moins que la dénonciation de toute autonomie de la pensée. Merleau-Ponty conclut ainsi: «La pensée n’est rien d’“intérieur”, elle n’existe pas hors du monde et hors des mots 20». De manière fort intéressante pour notre sujet, l’auteur semble alors trouver dans le langage ce qui permet à la pensée de s’accomplir pour la raisonqu’elle est aussi ce qui lui permet de se déterminer. Ne demandet-il pas en effet, pour contester l’idée d’une présupposition de la pensée par la parole, pourquoi la pensée tend vers l’expression comme vers son achèvement, pourquoi l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n’en avons pas retrouvé le nom?21

«La dénomination, souligne-t-il en outre, est la reconnaissance même22»; à ce stade de son travail, il reconnaît le fait que la nomination, le langage permet d’accomplir la pensée parce qu’elle permet de la fixer, de la déterminer; le motif de la «reconnaissance objectuelle», et donc le 17

Php, p. 216. Ce sens n’est bien sûr pasleseulpossible: on ne possède pas les trois fils ou les amis que l’on a, pas plus que l’on ne possède la chambre d’hôtel qu’on loue pour une nuit ou le travail pour lequel on est employé depuis deux mois. Remarquons d’ailleurs que la simple locution «j’ai un travail» suggère une forme de précarité de l’emploi, une relation de maîtrise toute relative à l’égard de ce travail. 19 Php, p. 217. 20 Php, p. 223. L’«intérieur» dont il est ici question est à comprendre comme ce qui s’oppose à l’extérieur, i.e.comme une intériorité étanche au sens de la seconde Méditation. 21 Php, p. 216. 22 Php, p. 217. 18

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paradigme objectiviste semblent ici encore dominer l’idéal que se fait Merleau-Ponty d’une pensée, selon ses propres termes, «accomplie». Il est remarquable qu’en lien avec cette critique d’une pensée qui ne serait pas dite, Merleau-Ponty refuse le «silence prétendu» de la vie intérieure, qui ne peut jamais être, en tant qu’elle habite d’authentiques pensées, que «bruissant[e] de paroles23». Le silence se trouve ici caractérisé par l’absence de paroles mais surtout, beaucoup plus radicalement, par l’absence de pensées déterminées, et donc, selon le Merleau-Ponty de 1945, de pensées tout court. Notons en outre que sur le point de l’accomplissement de la pensée par le langage, il retrouve déjà – ce qu’il pointera lui-même quelques années plus tard24 – la thèse, mentionnée précédemment, et exprimée par Ferdinand de Saussure lorsqu’il ouvre son chapitre consacré à «La valeur linguistique»: Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue.25

b) Lapouvoirdelaparole:lecommentetlepourquoi Le sens d’une parole est irréductiblement solidaire de son énonciation; il est, écrit notre auteur, «pris dans la parole26». Le sens d’une parole n’est donc pas de l’ordre d’un «pour soi» autonome. Mais de quel ordre est-il alors? Sur ce point, cela a été maintes fois remarqué, Merleau-Ponty a rencontré des difficultés. Car si le sens d’une parole n’est pas de l’ordre du «pour soi», «il faut bien qu’ici le sens des mots soit finalement induit par les mots eux-mêmes27». Mais comment les mots peuvent-ils induire leur sens? Comment rendre compte de ce pouvoir? À cette question, Merleau-Ponty attribue deux significations différentes. Il lui reconnaît un premier sens, le plus trivial, qui demande, non 23

Php, p. 223. Cf. par exemple, dans le cours sur «La conscience et l’acquisition du langage»: «La fonction de la langue est de faire apparaître la pensée articulée au contact de ces deux chaos, et non de servir de moyen matériel pour l’expression de la pensée. La “pensée pure”, dit Saussure, est comme le souffle du vent sans figure et sans contour.» (PPE, p. 84). 25 F. de Saussure, Coursdelinguistiquegénérale, op.cit., p. 155. 26 Php, p. 222. 27 Php, p. 219. Nous soulignons. 24

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pas comment ce pouvoir est possible, mais ce qu’il est; c’est, si l’on veut, la question du «comment». Il est possible d’y répondre, comme Merleau-Ponty le remarque dans un premier temps, que «nous vivons dans un monde où la parole est instituée28», dans lequel, donc, «le langage et la compréhension du langage paraissent aller de soi29», deux éléments qui semblent suggérer, pourrions-nous compléter, que le pouvoir qu’ont les mots d’induire leur propre sens est pour nous consubstantiel à ce qu’est un mot et à ce qu’est un sens. Dès lors, il est clair que cette première réponse a pour effet de rendre difficilement compréhensible le second sens de notre question initiale, qui s’interroge sur la manière dont les mots en sont venus à avoir du sens. Selon cette première réponse, affronter la question de l’origine supposerait en effet que l’on puisse penser un monde où il n’y aurait ni mot (puisqu’un mot a un sens) ni sens linguistique (puisque le sens linguistique est induit par des mots); cela supposerait donc que l’on puisse faire la part, dans notre conception du monde, de ce qui relève des mots et de leurs sens et de ce qui n’en relève pas, entreprise dont on pourrait penser qu’elle est vaine dans son principe30. Tel n’est pourtant pas exactement l’avis de Merleau-Ponty, qui ne se contente pas de la réponse «institutionnelle», et de l’interdit qu’elle fait peser sur la seconde compréhension de la question initiale, mais suggère une seconde réponse possible à cette première entente de la question, qui ouvre le champ de questionnement de l’origine: Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu’elle se joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt le silence. La parole est un geste et sa signification un monde.31

Se trouve exprimé dans ces lignes, de manière fort précoce, ce qui va guider la lecture merleau-pontienne de Saussure durant toute sa vie. Car apparaît ici que Merleau-Ponty souhaite, non seulement décrire la relation essentielle des mots et de leur sens, mais revenir à l’origine de celle-ci. Ce qui importe au philosophe français n’est pas seulement de rapporter le sens aux signes institués grâce auxquels nous l’exprimons, 28

Php, p. 224. Ibid. 30 Dans son Coursdelinguistiquegénérale (op.cit., p. 105) Saussure indique d’ailleurs ce problème comme étant insoluble et, en fait, mal posé. 31 Php, p. 224. 29

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de rapporter le sens à l’union du signifié et du signifiant dont on a vu qu’il disposait selon Saussure d’une positivité corrélée à son caractère institutionnel; ce qui importe à Merleau-Ponty, c’est, plus radicalement en un sens, et de manière plus novatrice, de rapporter le sens à l’usage concret, vital, corporel des signes grâce auxquels nous l’exprimons, et donc à la paroleplus qu’à la langue32. Pour le dire brutalement, ce qui lui importe au premier chef, dans son entreprise d’incorporation du sens, n’est pas le signe expressif, mais le geste d’expression. Merleau-Ponty veut donc penser, non seulement la relation essentielle des mots et de leur sens, mais l’origine de celle-ci. La thèse merleau-pontienne, explicite en 52, selon laquelle la positivité du signe est le produit de la différenciation paraît donc en germe dès la Phénoménologiedelaperception, où, d’ores et déjà, c’est la créationdu sens, et donc du signe, plus que le signe lui-même, qui l’intéresse. L’analyse comparée des deux réponses envisagées par MerleauPonty impose cependant une question: comment peut-on penser l’origine du signe? De deux choses l’une: ou bien Merleau-Ponty régresse en deçà des acquis du chapitre sur «Le corps comme expression et la parole», et fait éclater le couple des mots et de la pensée qu’ils induisent, mais il sombre dans l’idéalisme; ou bien Merleau-Ponty considère, en conformité avec ce qui précède, que toute pensée n’a de sens que celui que lui confèrent les mots, mais c’est donc aux mots qu’il revient de dire leur apparition, et l’on doit s’interroger sur ce qu’ils sont, en cette matière, capables de dire. À cet égard, il est fort intéressant que Merleau-Ponty, qui a récusé l’idée d’un «silence» de la vie intérieure, dont il considère qu’elle est toujours «bruissant[e] de paroles», nous appelle ici à «retrouver» «le silence primordial». Une telle formule suggère qu’il est possible de penser, à l’aide de notre langage, le geste par lequel nous avons été mis en sa possession; à un premier «silence», qui serait illusoire et correspondrait au fantasme idéaliste d’une pensée autonome, Merleau-Ponty en oppose donc un second, semblable en cela qu’il est aussi caractérisé par l’absence de paroles déterminées, mais différent et non illusoire. Merleau-Ponty est du reste quasiment explicite à cet égard lorsqu’il écrit, au sujet de tous ceux – et il se range alors parmi eux – qui ne 32 Tous les textes qui portent sur le rapport de Merleau-Ponty à la linguistique en rendent compte. Parmi les références déjà citées, voir en particulier, pour une lecture de Merleau-Ponty en visionnaire, B. Stawarska, Saussure’s philosophy of language as phenomenology, op.cit.

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s’«étonne[nt] plus» du «monde linguistique et intersubjectif»: «c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons.33» Penser la première parole semble impliquer une réflexion qui ne se situe plus tout à fait «à l’intérieur» de ce monde «déjà parlé et parlant», mais qui d’une certaine manière parvient à s’en extraire. Comprendre le sens de cette extraction, qui consistera infineen un geste qui subvertit l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur, c’est comprendre l’ambition nourrie par Merleau-Ponty au sujet du langage.

2. Le sens immanent de la parole: la conventionnalité contestée a) Oùtrouverlapremièreparole?Laprofondeurdusilenceenquestion Comment le philosophe, qui parle et pense avec des mots, peut-il réfléchir hors du monde «déjà parlé et parlant»? Nous atteignons là un point essentiel de la philosophie du langage merleau-pontienne: il le peut parce qu’en réalité, écrit Merleau-Ponty (étonnamment vite, d’ailleurs, compte tenu des enjeux), tout enfant qui apprend à parler ou tout homme qui exprime pour la première fois quelque chose le fait déjà! Ceux-ci, en effet, «transforment en parole un certain silence34» et réalisent donc, à leur échelle, le «miracle de l’expression35». On voit une forme de cette première parole, suggère notre auteur, à chaque fois que quelqu’un parle. Il l’écrit de manière explicite au sujet de «l’intention significative» qui se trouve «à l’état naissant» dans la «parole parlante»: Cette ouverture toujours recréée de la plénitude de l’être est ce qui conditionne la première parole de l’enfant comme la parole de l’écrivain, la construction du mot comme celle des concepts.36

Un problème évident, dont Merleau-Ponty a parfaitement conscience, se pose pourtant: l’enfant qui apprend à parler et l’homme qui exprime quelque chose de neuf ont tous deux à leur disposition des mots et donc «des significations acquises37», qui constituent un «monde commun38», 33

Php, p. 224. Php, p. 224. 35 Php, p. 375. 36 Php, p. 239. 37 Php, p. 227. En parlant de «significations», Merleau-Ponty entend se référer au sens en tant qu’il est pris dans des mots, et donc, en termes saussuriens, au couple signifiésignifiant que constitue le signe. 38 Ibid. 34

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dont tout acte d’expression constitue un (re)maniement. Mais il apparaît alors que le «silence primordial» n’est pas celui qui emplit le monde en tant qu’il est simplement perçu, indépendamment de l’appartenance à tel ou tel monde linguistique, mais «un certain silence», toujours relatif à un monde linguistique donné. Entre les deux, pourtant, il n’est pas évident qu’il n’y ait pas solution de continuité. Car le «silence primordial» ne pourrait-il pas être, en un sens austinien, le silence de ce qui n’est aucunement censé parler, et qui serait donc à la fois défini par contraste avec la parole (puisqu’il est bien clair que, comme le montrent les expériences réalisées en chambre sourde, ou anéchoïque, le silence physique – même s’il n’est que presque absolu – est absolument invivable et n’est jamais expérimenté dans la nature), mais aussi essentiel et irréductible? En 1945, pourtant, Merleau-Ponty semble écraser l’un sur l’autre, faisant donc du «silence primordial» un silence certes impossible à combler totalement, mais relatif à une parole possible, en laquelle il peut être «transformé». Le silence, ici, ne se définit par contraste ni avec le bruit (en général), ni avec la parole (en général), mais avec telle ou telle parole et donc tel ou tel monde39. Par rapport au silence prétendu de la vie intérieure, le «silence primordial» dont il s’agit ici semble être le silence qui se trouve actuellement sous le bruit des paroles, ce silence que rompt (partiellement) chaque parole effective40. La difficulté consiste à identifier ce silence, et à le distinguer de ce qui n’est pas lui: en quoi consistent les silences d’un monde linguistique donné? Il ne peut s’agir évidemment de tout ce qui n’est pas dit à un moment donné. En 1945 – mais cela durera –, Merleau-Ponty semble les rapporter négativement à ce qu’il appelle la «parole parlée»: les silences d’un monde linguistique donné, c’est ce qui ne correspond à aucun lieu commun, à aucune «signification disponible»… Retrouver le «silence primordial», cela consiste donc à retrouver ce qui n’est pas sédimenté 39

Le corollaire de cette conception, d’un pur point de vue analytique, c’est que, si nous reprenons notre formulation précédente, il n’y a pas de «monde en tant qu’il est simplement perçu» ou, plutôt, que le «monde en tant qu’il est simplement perçu» est identique à «tel ou tel monde linguistique». Cf. infra 3. c). 40 Clara da Silva-Charrak analyse fort clairement le sens réel de la recherche merleau-pontienne de la première parole. Selon elle, en effet, il ne s’agit pas d’«une recherche de l’origine», mais du «primordial»: il ne s’agit donc pas de trouver une «première parole», mais plutôt de mettre à jour «ce qui est toujours déjà là», c’est-à-dire non pas un silence originaire mais, pour reprendre les mots de Signes(S, p. 58) qu’elle cite alors, «les fils de silence dont la parole est entremêlée.» Cf. C. Silva-Charrak, Merleau-Ponty. Lecorpsetlesens, Paris, PUF, 2005, p. 49 sq.

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dans les «significations acquises». Et la preuve de la possibilité d’une telle chose nous serait donnée par le fait que les écrivains, et tous ceux qui font montre de «parole parlante», s’appuient sur elles et se projettent au-delà. Deux commentaires à ce sujet. D’une part, pour penser cette parole qui peut s’extraire du lieu commun, cette «parole parlante» qui se distingue de la «parole parlée», Merleau-Ponty prend dans sa première thèse le modèle du geste, qui a l’immense intérêt de posséder une «signification immanente41» et donc, puisque son sens l’habite, de pouvoir, s’il est lui-même inédit, manifester un sens inédit. Merleau-Ponty n’écrit-il pas au sujet du langage, lorsqu’il défend l’identification de la parole au geste, cette proposition rarement citée alors même qu’elle nous semble tout à fait cruciale: «si nous poussons la recherche assez loin, nous trouverons finalement que lelangage,luiaussi,neditrienquelui-même, ou que son sens n’est pas séparable de lui42»? Cette formule nous semble passionnante à bien des égards. Premièrement, elle paraît être la stricte conséquence de la critique de l’idéalisme menée par Merleau-Ponty sur le sujet du sens: le sens du langage n’est pas séparable du langage. Mais elle est surtout l’indice de la radicalité de la version que Merleau-Ponty propose de cette critique, qui est menée chez lui par l’identification de la parole au geste: en découle en effet, non seulement l’indifférence,ou lemépris à l’égard de la conventionnalité du langage, mais son refus, autre thèse importante, bien plus souvent commentée, de ce chapitre essentiel. Or, refuser la conventionnalité du langage amène Merleau-Ponty, eu égard au problème de l’origine du langage, à considérer non seulement que la première réponse – la réponse institutionnelle – est insuffisante ou superficielle, mais qu’elle est tout simplement erronée. Si Merleau-Ponty juge possible de concevoir l’origine du langage ou, plus justement, de notrelangage, c’est-à-dire l’origine du couple que forment notre langage et son sens, la raison en est qu’il conçoit cette origine comme continuellement réitérée, à l’occasion de chaque acte de parole et donc que le sens n’est, à proprement parler, jamais institutionnellement fixé, mais toujours réalisé en acte. Relativement à la question de la négativité ou de la positivité du sens que nous posions plus haut, une telle idée nous suggère l’hypothèse selon laquelle Merleau-Ponty proposerait en réalité une

41 42

Php, p. 227. Ibid. Nous soulignons.

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définition dynamique de la positivité du sens, à opposer à la positivité statique des signes du langage. Pourtant, toute l’ambiguïté de cette thèse est que Merleau-Ponty semble admettre l’existence de «significations disponibles» et d’une «parole parlée». Comment réconcilier ces concessions apparentes à l’institution linguistique et au pouvoir de la parole? Ce problème a partie liée avec la difficulté entraînée par l’orientation originale, et à maints égards visionnaire, de l’intérêt merleau-pontien à l’égard du phénomène linguistique: en inclinant Merleau-Ponty à (sur?)valoriser la dimension gestuelle, et par là même singulière et subjective du langage – instanciée par la parole – et à négliger (et en réalité à refuser pour l’essentiel) la dimension conventionnelle, et par là même normative et collective de celui-ci, elle le met aussi en demeure de trouver d’autres moyens pour rendre compte de la capacité de la parole à exprimer des idées dotées d’une certaine généralité, et donc à se constituer, selon ses propres termes, en véritable «acquis intersubjectif43». b) Merleau-Ponty,Saussure:unarbitrairediscuté Lorsque Merleau-Ponty refuse la conventionnalité du langage, il commente sa position en ces termes: Il n’y a donc pas à la rigueur de signes conventionnels, simple notation d’une pensée pure et claire pour elle-même, il n’y a que des paroles dans lesquelles se contracte l’histoire de toute une langue, et qui accomplissent la communication sans aucune garantie, au milieu d’incroyables hasards linguistiques.44

Cet énoncé explicite l’interprétation que fait Merleau-Ponty de la célèbre thèse saussurienne du caractère arbitraire du signe. Pour le Saussure du Cours, le signifiant «est immotivé, c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité45». Cela implique que [l]’idée de «sœur» n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant; il pourrait aussi bien être représenté par n’importe quelle autre: à preuve les différences entre les langues et 43

Php, p. 231. Php, p. 229. 45 F. de Saussure, Coursdelinguistiquegénérale, op.cit., p. 101. Ce qui est littéralement souligné est ici souligné par nous. Nous ne nous consacrons pas ici aux débats nombreux sur l’édition du Cours, mais nous nous penchons uniquement sur le texte auquel Merleau-Ponty avait accès (l’édition de Bally et Séchehay) et, en fait, sur l’interprétation qu’il en a fait. 44

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l’existence même de langues différentes: le signifié «bœuf» a pour signifiant b-ö-f d’un côté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de l’autre.46

Au contraire, précise-t-il, «tout moyen d’expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention.47» Là-contre, Merleau-Ponty se porte en faux: le signifiant n’est certainement pas arbitraire par rapport au signifié dans la mesure où le sens des mots est induit par les mots eux-mêmes, et donc qu’il y a bel et bien une relation essentielle qui relie ce sens et les mots qui le portent, et donc le signifié et le signifiant. Pour notre auteur, concevoir des «signes conventionnels» serait donc une manière de régresser vers une conception idéaliste selon laquelle le sens d’un mot ne serait pas consubstantiellement le sens qu’il est parce qu’il est le sens de ce mot, et nond’unautre48. L’ignorer, c’est penser le sens indépendamment des signes qui les portent, qui apparaîtraient alors, comme l’écrit nettement Merleau-Ponty, comme la «simple notation d’une pensée pure et claire pour elle-même». Deux commentaires à ce sujet. D’une part, il est frappant que la critique de la thèse saussurienne que Merleau-Ponty formule ici rejoigne pour partie une critique déjà formulée en 1939 par Emile Benveniste, qui considérait que certaines formulations de la thèse de l’arbitraire dans le Cours n’étaient pas fidèles au cœur de la linguistique saussurienne49. Ainsi, nous pourrions penser qu’en critiquant l’arbitraire du signe, Merleau-Ponty défende l’unité du signe linguistique contre l’interprétation 46

Ibid.,p. 100. Nous soulignons (selon la règle usuelle, i.e. en italique). F. de Saussure, Coursdelinguistiquegénérale, op.cit., pp. 100-101. 48 Si l’importance de ce principe de différenciation n’est pas aussi explicite dans la Phénoménologiedelaperception qu’il le sera par la suite, lorsque, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Merleau-Ponty s’emparera résolument des acquis de la linguistique saussurienne, il nous semble que ce principe est déjà implicitement au cœur de l’argumentaire merleau-pontien, comme le manifestent certains énoncés où il fait clairement surface. Lorsque Merleau-Ponty entend rendre compte du lien essentiel qui relie chaque mot à son sens, il fait par exemple l’hypothèse que l’on pourrait découvrir «à l’origine de chaque langue un système d’expression assez réduit mais tel par exemple qu’il ne soit pas arbitraire d’appeler lumière la lumière si l’on appelle nuit la nuit» (Php, p. 228). On retrouve une analyse similaire de ce passage chez E. Alloa, dans Larésistance dusensible, op.cit., p. 111, note 24. 49 Nous avons analysé plus avant cette critique merleau-pontienne de l’arbitraire dans deux articles: en lien avec Saussure et Benveniste dans «Forme du perçu, structure du langage. Merleau-Ponty avec et contre Saussure», Bulletin d’analyse phénoménologique, 2016, vol. 12 n°2, pp. 275-292; en lien avec Derrida également dans «L’enjeu rationaliste de l’unité de la langue. Pensées de la différence chez Saussure, Merleau-Ponty et Derrida», à paraître. Nous y revenons par ailleurs un peu plus en détails infra. 47

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idéalisante que certaines formules saussuriennes peuvent induire. C’est d’ailleurs en ce sens que Merleau-Ponty semble lui-même comprendre Saussure lorsqu’il s’y réfère directement en Sorbonne: Quand Saussure parle du caractère conventionnel du langage, il exprime dans un autre vocabulaire cette idée que le langage est «culturel», non «naturel».50

Mais est-ce à dire que, pour réfuter l’idéalisme, il soit nécessaire que la structure formée par les mots et exhibée par le monde se trouve dans une relation de continuité? Voilà précisément le lieu où se joue l’une des thèses les plus paradigmatiques de la philosophie merleaupontienne, l’un des points sur lesquels il est revenu le plus fréquemment, manifestant par là aussi bien l’importance du sujet pour sa philosophie que la difficulté qu’il représentait pour elle. On a beaucoup glosé sur les évolutions de la pensée merleau-pontienne en cette matière; elles sont évidentes, et nous ne souhaitons pas les contester. Il nous semble néanmoins que certains commentateurs ont eu tendance à écraser ce qui, dans la philosophie de Merleau-Ponty, constitue en cette matière une constante.

3. Structure du perçu, structure du langage. Quelle relation entre signifié et signifiant? a) Contingenceetnécessité:leproblèmede«l’accordentrel’espritetle monde» Selon Merleau-Ponty, la relation entre signifié et signifiant ne peut être arbitraire; le croire, ce serait – Merleau-Ponty le dit à sa façon – revenir au mythe d’«une pensée claire et pure pour elle-même». Quels sont les contours exacts de cette nécessité à laquelle est soumise le signe linguistique? Nous touchons ici à l’un des points nodaux, à l’un des embranchements décisifs de notre développement. Tournons-nous vers la critique proposée par Benveniste de l’arbitraire du signe. Il y a un lien nécessaire, dit Benveniste, entre le signifiant et le signifié, au sens où le signifiant ne peut pas être le signifiant qu’il est sans être le signifiant de ce signifié-ci et non de celui-là. Mais, précise-t-il pourtant, il demeure quelque chose d’arbitraire dans la langue; 50

PPE, p. 82.

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simplement, cet arbitraire ne concerne pas, comme cela est formulé dans le Cours, les différentes dimensions du signe, mais son lien à la réalité: Ce qui est arbitraire, c’est que tel signe, et non tel autre, soit appliqué à tel élément de la réalité, et non à tel autre. En ce sens, et en ce sens seulement, il est permis de parler de contingence, et encore sera-ce moins pour donner au problème une solution que pour le signaler et en prendre provisoirement congé. […] C’est en effet, transposé en termes linguistiques, le problème métaphysique de l’accord entre l’esprit et le monde, problème que le linguiste sera peut-être un jour en mesure d’aborder avec fruit, mais qu’il fera mieux pour l’instant de délaisser.51

Ces quelques lignes de Benveniste résonnent amplement, presque trop amplement peut-être, puisqu’elles suscitent en nous une forme de vertige, tant les implications suggérées sont vastes. Tâchons de les déplier. Benveniste souligne qu’il y a un lien nécessaireentre tel signifié et tel signifiant car l’un et l’autre n’existent pour nous qu’ensemble; pour autant, il n’est pas nécessaire, mais contingent, que ce soit tel couple signifié/signifiant, et donc tel signe, qui serve dans telle langue à désigner tel élément de la réalité. Par exemple, il n’y a pas de relation nécessaire entre «l’animal “bœuf” dans sa particularité concrète et “substantielle”» et «böf d’une part, oks de l’autre52»: mais la relation entre eux est de l’ordre de la «convention symbolique53». Il est remarquable cependant, et cela va s’avérer crucial par la suite, qu’au moment d’indiquer ce par rapport à quoi le langage prend une position non nécessaire, c’est-à-dire «le monde», Benveniste parle de «tel élément de la réalité» et de «tel autre», ce qui semble suggérer – et l’exemple de «l’animal “bœuf” dans sa particularité concrète et “substantielle”» corrobore cette impression – que le découpage de la réalité en ces différents éléments n’est pas lui-même dans une relation essentielle avec le fait d’user de tels ou tels signes pour en parler, qu’il n’en dépend pas… Or, comme nous l’avons analysé dans nos premiers chapitres, ces formulations peuvent induire l’idée selon laquelle la réalité perçue serait intrinsèquement prédécoupée, que l’on pourrait aprioriy distinguer certains objets, ce qui, du point de vue d’Austin, mais aussi, croyons-nous, de certaines des perspectives dessinées par Saussure et poursuivies par Merleau-Ponty, relève d’une forme de naïveté ou, du moins, d’une forme d’insuffisance et d’inachèvement conceptuel. La comparaison 51 E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», Acta Linguistica, 1939, n°1; repris dans Problèmesdelinguistiquegénérale,1, Paris, Gallimard, 1966, p. 52. 52 Ibid., p. 50. 53 Ibid., p. 53.

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avec la position défendue dans la Phénoménologiedelaperceptionimpose à cet égard plusieurs remarques importantes. b) Par-delànatureetculture:unenécessitéémotionnelle Car il est clair que Merleau-Ponty refuse tout à fait la contingence affirmée par Benveniste, pour des raisons qui nous semblent fondamentales. Il y a en effet pour Merleau-Ponty une relation essentielle entre les mots et, non seulement leurs significations, mais les réalités qu’ils désignent54. Il écrit que: les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter le monde et qu’ils sont destinés à représenter les objets, non pas, comme le croyait la théorie naïve des onomatopées, en raison d’une ressemblance objective, mais parce qu’ils en extraient et au sens propre du mot en expriment l’essence émotionnelle.55

Les mots, pense donc Merleau-Ponty, représentent les objets, leur relation avec tel ou tel élément de la réalité n’est pas purement contingente. Mais avec quel «élément de la réalité» chaque mot est-il en relation essentielle? Non pas avec les objets eux-mêmes – un peu plus haut, Merleau-Ponty désigne ce référent comme étant «le sens conceptuel et terminal des mots56», ce qui indique assez le caractère contingent, et abstrait selon lui, de ce découpage de la réalité – mais avec leur «essence émotionnelle». Remémorons-nous son analyse de la cheminée, qui, dit-il, est «un système d’équivalences qui [se fonde] sur l’épreuve d’une présence corporelle», et dont la signification «n’est pas au-delà du spectacle sensible et de la cheminée elle-même telle que mes regards et mes mouvements la trouvent dans le monde57.» À l’essence émotionnelle d’un objet est donc essentiellement lié selon Merleau-Ponty «le sens émotionnel du mot58» qui le nomme, qu’il qualifie aussi de «sens gestuel», de «signification existentielle59» ou d’«essence articulaire et sonore60» et correspond à 54

En réalité, comme nous allons le voir, le cœur de la thèse merleau-pontienne consiste à contester cette différence, qui relève à ses yeux du naturalisme et de ce qu’il appelle péjorativement le réalisme, et touche alors une difficulté réelle de la linguistique: dès que l’on parle «des réalités», ne présuppose-t-on pas de fait un découpage de laréalité, qu’il serait naïf d’essentialiser? 55 Php, p. 228. 56 Php, p. 227. 57 Php, p. 226. 58 Php, pp. 227-228. 59 Php, p. 222. 60 Php, p. 220.

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une certaine «modulation», un certain «usage possible de mon corps». Selon cette conception, il existe une relation nécessaire entre «l’essence émotionnelle» d’un objet et «le sens émotionnel du mot» qui le désigne, relation qui trouve sa source dans l’émotion, le projet moteur, existentiel, qui fait de l’un et de l’autre les sens qu’ils sont, pour la raison que, selon le motif auquel Merleau-Ponty donnera ensuite une large ampleur, ils l’«expriment» l’un et l’autre. Il faut bien remarquer une chose: «les mots» dont il s’agit ici ne sont pas des institutions linguistiques, mais des «manières de chanter le monde», c’est-à-dire qu’il s’agit des mots tels qu’on en use, qu’on les dit, les mots, donc, en tant qu’ils sont pris dans les pratiques des hommes ou, pour le dire en termes plus phénoménologiques, dans leur vie et dans leurs gestes. Les mots ne sont précisément pas assortis pour lui de «significations» qui leur seraient accolées conventionnellement: la signification linguistique qu’il considère est toujours celle de gestes linguistiques circonstanciés61. Comme Merleau-Ponty le dit lui-même, c’est leur «sens gestuel» qui est pour lui essentiel et définitionnel, et c’est cette orientation fondamentale de sa linguistique qui constitue la raison de la liaison nécessaire qu’il découvre entre les mots et «l’essence émotionnelle» des objets. Il est alors fascinant de constater que Merleau-Ponty propose ici une conception dont il va lui-même critiquer ultérieurement une forme d’insuffisance et de naïveté, mais qui, engageant certaines de ses positions métaphysiques les plus personnelles et les plus constantes, lui permet aussi de prendre de front les difficultés auxquelles Benveniste s’est heurté. L’un des éléments clés de la critique merleau-pontienne de l’arbitraire du signe consiste ainsi à souligner que l’homme ne distingue dans la réalité tel élément de tel autre, c’est-à-dire qu’il n’y a pour lui tel monde structuré de telle manière et non de telle autre, et donc tel monde, queparceque ce qu’il perçoit suscite en lui telle ou telle émotion, a pour lui telle ou telle «signification motrice». C’est donc cette émotion, cette «signification motrice» qui structure le monde qu’il perçoit, qui joue le rôle de facteur de discrimination entre les différents éléments de la réalité et qui fait qu’il va vouloir dire, s’exprimer de telle ou telle façon. 61

C’est d’ailleurs en lien avec cette insistance mise sur la parole que l’on peut comprendre qu’à Royaumont, comme nous avons l’indiqué dans notre introduction, Merleau-Ponty ait aperçu une affinité entre sa conception de la parole et la philosophie de Gilbert Ryle. La remarque est aussi faite par E. Alloa, dans Larésistancedusensible, op. cit., p. 54.Afortiori, comme nous allons le voir, cette insistance commune sur les actes de parole plus que sur les signes de la langue rapproche aussi Merleau-Ponty d’Austin.

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Merleau-Ponty assume tout à fait la conséquence de cette thèse: au monde, l’homme superpose toujours et inévitablement, par la «gesticulation émotionnelle62» qui caractérise sa vie, «le monde selon l’homme63». Remarquons-le, pourtant: nous n’identifions ici aucune autre thèse que celle qui était en jeu, au chapitre précédent, dans l’empiétement du sujet et du monde. Il n’en demeure pas moins que la thèse, ainsi exprimée, est d’une grande radicalité: si les émotions diffèrent, le monde perçu doit différer aussi, et l’idée même d’une nature humaine commune indépendamment de la culture, mais aussi des émotions des uns et des autres devient problématique64. Les implications pour notre propos sont considérables. La position merleau-pontienne à l’égard du monde signifie bien que, pour l’homme qui la perçoit, il n’existe aucune réalité indépendante de la signification qu’elle prend alors pour lui. C’est le «privilège de la Raison65» qui se trouve dès lors rendu fort problématique. À ce stade de sa réflexion, Merleau-Ponty envisage en tout cas le fait que «l’idée de vérité» puisse constituer une «idée-limite», et même, très radicalement, «un contre-sens66». c) Lemondeselonl’homme,leproblèmedelavérité La difficulté se situe en ce point précis. Car que le monde ne soit jamais, pour Merleau-Ponty, que «le monde selon l’homme», que tel soit le niveau auquel, comme nous le reverrons par la suite, il souhaite ajuster sa description, que tel soit ce que la philosophie a selon lui à dire, cela ne rencontre a priori (croyons-nous!) aucune objection conceptuelle, mais cela procède d’un certain intérêt porté au monde, d’un certain regard posé sur celui-ci, d’une certaine propension à donner, comme le dirait Stanley Cavell, un certain «ton» à sa philosophie. Le problème est que, comme nous l’avons analysé à la suite de nombre de commentateurs (qui n’ont pas toujours suffisamment noté, selon nous, que c’est ici que se situait précisément le lieu du principal problème affronté par 62

Php, p. 229. Merleau-Ponty écrit exactement: «Il faudrait donc chercher les premières ébauches du langage dans la gesticulation émotionnelle par laquelle l’homme superpose au monde donné le monde selon l’homme.» (Php, p. 229). 64 L’«idiosyncrasie» des «mondes anthropologiques» dans lesquels nous enferment les analyses de Laphénoménologiedelaperceptionse trouve mise en évidence de manière particulièrement claire par É. Bimbenet dans Natureethumanité(op.cit., pp. 183-204). Cet enfermement est du reste manifeste lorsque Merleau-Ponty explicite le fait que nous n’habitons jamais qu’une langue à la fois (cf. Php, p. 228). 65 Php, p. 231. 66 Ibid. 63

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Merleau-Ponty jusqu’à la fin de sa vie67), Merleau-Ponty ne prétend pas, ce faisant, proposer une simple description psychologique, ou subjective, de l’être perçu, mais bien atteindre l’être même. Le monde selon l’homme, d’après lui, c’est bien le monde, il s’y identifie tout à fait68. Or, du point de vue linguistique, cela implique une chose essentielle: que le langage ne puisse jamais faire référence à autre chose qu’au «monde selon l’homme», et donc que la «signification linguistique» des mots ne soit pas ultimement rapportée, dans les termes qu’il emploie alors, à leur «sens conceptuel et terminal», mais à leur «signification émotionnelle». La positivité propre à la parole créatrice est comprise en termes émotionnels et existentiels, ce qui suggère que l’éventuelle spécificité de cette positivité du sens de la parole parlante se trouve négligée et rabattue sur une entente de l’être naturalisante. De fait, la capacité du langage à atteindre la généralité et l’idéalité se trouve par là même rendue problématique. La question à laquelle Merleau-Ponty se trouve ensuite confrontée paraît inéluctable: comment rendre compte de la généralité de la pensée à partir de cette signification linguistique émotionnelle? Comme le remarque Renaud Barbaras, on se demande comment une telle dérivation est possible, comment un sens émotionnel pourra jamais s’égaler à un sens conceptuel. […] Que le geste silencieux ne soit pas lié à la nature sur un mode causal ne permet pas de comprendre qu’il se dépasse vers une signification linguistique.69

Un manque argumentatif et conceptuel est ici patent… À la fin de la rédaction de la Phénoménologiedelaperception, Merleau-Ponty doit 67 Prenons-en pour indice les formulations relativement prudentes d’E. Alloa, qui cite avec une légère circonspection les formulations bien plus radicales de Merleau-Ponty. Commentant la critique du conventionnalisme réalisée par ce dernier, il écrit ainsi: «C’est cette conviction sans doute qui expliquera pourquoi Merleau-Ponty détachera le problème du langage de ses investigations précédentes et lui consacre l’essentiel de son travail des années suivantes, arrivant même à affirmer que “le problème du langage […] contient tous les autres, y compris celui de la philosophie” (SG 116)» (Larésistancedusensible, op. cit., p. 49.) 68 Stephen Noble met en évidence le rôle important que joue dans ce contexte la notion d’Umwelt(Silenceetlangage.GenèsedelaphénoménologiedeMerleau-Pontyau seuil de l’ontologie, Leiden et Boston, Brill, 2014). Le travail que réalisera plus tard Merleau-Ponty sur le concept de nature, et qui sera accompagné – nous montre S. Noble – d’un travail sur le concept de monde semble ainsi correspondre à un effort pour sortir des impasses «idiosyncrasiques» dans lesquelles certaines des analyses des premières thèses semblaient l’entraîner, et constituent ainsi à nos yeux un aveu en creux de ces impasses. Nous reviendrons sur cette étape ontologique dans les chapitres 7 et 8. 69 R. Barbaras, «De la parole à l’être», art. cit., p. 189-190.

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donc encore répondre à la question suivante: comment des gestes linguistiques circonstanciés peuvent-ils exprimer un sens qui ne constitue pas une simple copie, un simple décalque de l’émotion circonstanciée se trouvant à leur source, ce qui exclurait de fait – puisque, stricto sensu, tout homme et donc toute émotion est singulière – la possibilité de la communication (on ne sait trop, du reste, à quoi pourrait ressembler cette simple copie)? Comment le sens d’une parole peut-il dépasser la situation strictement singulière et subjective qui fut l’occasion de son émission, et atteindre une forme de généralité70? Comment, en somme, – nous retrouvons le problème aperçu dans le chapitre précédent – rendre compte de l’attitude catégoriale de manière non idéaliste sans que celleci ne retombe dans l’en soi? Pour le dire en un mot, le problème que pose l’identification merleau-pontienne du monde et du «monde selon l’homme», c’est la vérité. Que ce concept précis fasse problème, l’auteur lui-même le reconnaît du reste dès 1947, dans cette note de «La métaphysique dans l’homme» où, pour la première fois, Merleau-Ponty parle du projet qui l’occupera jusqu’à son décès: Il y aurait évidemment lieu de décrire précisément le passage de la foi perceptive à la vérité explicite telle qu’on la rencontre au niveau du langage, du concept et du monde culturel. Nous comptons le faire dans un travail consacré à l’Originedelavérité.71

Peut-on, doit-on, renoncer à l’idée que la vérité doit avoir quelque lien à la réalité (en tant qu’elle serait, pour partie du moins, indépendante du regard que les sujets portent sur elle) et la réduire à une simple cohérence, purement interne, du discours de chaque homme avec lui-même? Ou, dès lors que l’émotion peut se transmettre, doit-on en faire une 70 Il nous semble que nous retrouvons ici le problème déjà posé de manière lumineuse par Platon dans le Théétète car, si l’on considère que l’on ne parle que de nos sensations privées et muables, alors, soutient Socrate, «il ne faut – tel est le langage des savants – concéder ni “telle chose”, ni “attribut de telle chose”, ni “attribut de ma personne”, ni “ceci”, ni “cela”, ni aucun autre mot signifiant qu’il y a fixité, mais il faut s’en tenir à la nature, et énoncer les choses qui viennent à être, sont faites, détruites, altérées». (Platon, Théétète, trad. fr. M. Narcy, Paris, Flammarion, 1995, 157b). Le caractère nodal de l’opposition entre singularité et généralité fait par ailleurs écho au rôle crucial que lui donne Charles Travis dans la critique du représentationalisme et, plus généralement par là même, dans l’analyse du lien entre langage et perception (sur ce point, voir Lesilencedessens, op.cit.). 71 «Le métaphysique dans l’homme», dans Sens et non-sens, Paris, Gallimard, [1948] 1996, p. 115 note 1. Nous citons désormais le recueil Sensetnon-senspar ses initiales: SNS.

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question d’empathie? Dans tous les cas, c’est la généralité de droit de la vérité qui semble mal assurée. En somme, «[l]a question est celle de l’universel, en son infinité même, et non celle du prochain, en sa factualité donnée.72» Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty prétend trouver l’origine du langage humain, et donc sa prétention à l’universalité, le «privilège de la Raison», dans la nature humaine, mais la possibilité du décentrement nécessaire reste à ce stade problématique. Comme le résume Étienne Bimbenet, [a]ussi stimulante nous apparaisse l’idée d’un autodépassement de la nature en esprit, une telle idée demande donc à être justifiée, et elle ne peut l’être qu’en se mesurant à la distance réellement infinie qui sépare l’absoluité rationnelle de la factualité naturelle.73

En réalité, même si nous partageons le diagnostic critique d’Étienne Bimbenet, qui nous semble établi avec une rigueur singulière, nous ne sommes pas certaine que le thème de la «distance» soit ici le plus approprié, dans la mesure où cette image appelle – ce qui est du reste conforme au mouvement de la philosophie de Merleau-Ponty – à couvrir cette distance, objectif dont on peut penser qu’il est, dans la mesure où la distance est «réellement infinie», irréalisable apriori. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, que nous reprendrons, il nous semble que la présentation du problème correspond tout à fait à l’agenda philosophique que s’est ensuite donné Merleau-Ponty. Il lui revient clairement, après avoir contesté la définition idéaliste du sens, de rendre compte de celui-ci sans le rabattre sur une autre positivité naïve, sans retomber de l’idée pleine et entière à la positivité plate d’une nature stérile. Dans les années qui suivent la publication de sa seconde thèse, et nous semble-t-il au moins jusqu’au cours sur la nature de 1957, MerleauPonty va entreprendre de repenser la capacité du langage à dire la vérité en évitant ces deux (sempiternels) écueils symétriques: l’idéalisme d’une part, le naturalisme d’autre part74.

72

É. Bimbenet, Natureethumanité, op.cit., p. 197. Ibid., p. 201. 74 Notre analyse de cette étape de l’élaboration théorique merleau-pontienne et du rôle qu’y joue la littérature se trouve déjà développée dans notre article: «L’inassignable différence du vrai et du faux. Le problème du langage dans les cours de Merleau-Ponty sur la littérature», Lebenswelt. Aesthetics and Philosophy of Experience, 2016, n°9, pp. 84-99. 73

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II. LA POÉSIE SUR

LE CHEMIN D’UNE VÉRITÉ NON SÉPARÉE

1. Le problème de la vérité après La phénoménologie de la perception Dans le texte rédigé en 1952 à l’occasion de sa candidature au Collège de France, Merleau-Ponty envisage le problème du rapport entre la connaissance et le monde perçu. Il caractérise les exigences associées à cette connaissance en ces termes: «l’esprit veut posséder le vrai, définir lui-même des objets et accéder ainsi à un savoir universel et délié des particularités de notre situation.75» L’exigence d’universalité, et donc de dépassement de la stricte singularité de chaque situation, est distinctement identifiée; indice supplémentaire du sérieux avec lequel MerleauPonty la considère, il y revient à plusieurs reprises dans le texte76. Son hétérogénéité à l’égard de notre vie perceptive également, puisque Merleau-Ponty écrit ensuite: «Il nous semble que la connaissance, et la communication avec autrui qu’elle présuppose, sont, en regard de la vie perceptive, des formations originales.77» Entre la connaissance et la vie perceptive, il y a, écrit-il encore, «métamorphose78», et donc changement de forme. Une «métamorphose» qui permet de sortir du simple ordre de la «coexist[ence]» entre singularités concrètes pour entrer dans celui de la «symbolis[ation]79», et donc d’une certaine forme d’abstraction à l’égard de ces singularités concrètes80. Le concept de métamorphose est d’ailleurs irréductiblement duel. S’il suggère, c’est son sens littéral, un changement de forme, il indique aussi une continuité: c’est lamêmeentité qui passe d’une forme à une autre. Changement et continuité, tout le programme de la philosophie de la vérité développée par Merleau-Ponty après la guerre se trouve, selon nous, résumée par ce concept81. Il l’explicite du reste lorsque, ayant 75 M. Merleau-Ponty, «Un inédit de Maurice Merleau-Ponty», RevuedeMétaphysiqueetdeMorale, oct. 1962, vol. 67, no4; repris dans Parcoursdeux, op.cit., p. 41. 76 Il y caractérise en effet la vérité comme étant «intégrale» (par contraste avec la peinture, qui ne l’est pas; PM, p. 143), «éternelle» (PM, p. 174), et affirme que toute vérité est posée «comme exemplaire et comme réitérable par principe pour toute conscience placée dans la même situation de connaissance» (PM, p. 168). 77 «Un inédit de Maurice Merleau-Ponty», p. 42. Nous soulignons. 78 Ibid. 79 Ibid. 80 Rappelons qu’un symbole évoque, par définition, quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir. 81 Pour dire la même transformation, Merleau-Ponty parle aussi de «sublimation», qui désigne toujours chez lui, comme l’analyse S. Kristensen, «le processus par lequel un sens se stabilise et se détache du contexte qui le voit naître pour se prêter à une

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reconnu le caractère «original» de la connaissance et de la communication avec autrui à l’égard de la vie perceptive, il précise immédiatement les bornes de cette «originalité»: Il nous semble que la connaissance, et la communication avec autrui qu’elle présuppose, sont, en regard de la vie perceptive, des formations originales, mais qu’elles la continuent et la conservent en la transformant, qu’elles subliment notre incarnation plutôt qu’elles ne la suppriment.82

C’est à «élaborer en toute rigueur les fondements philosophiques83» de cette métamorphose que Merleau-Ponty entend consacrer la «théorie de la vérité» à laquelle il déclare alors travailler. Comment envisage-t-il de procéder? Sa thèse d’alors est explicite: ce qui permet la métamorphose de la vie perceptive en connaissance, c’est tout simplement (pour ainsi dire) la parole. Le chapitre de La prosedu mondeconsacrée à «La perception d’autrui et le dialogue» se clôt ainsi: Comment appeler finalement ce pouvoir auquel nous sommes voués et qui tire de nous, bon gré mal gré, des significations? […] C’est encore en l’appelant parole ou spontanéité que nous désignerons le mieux ce geste ambiguquifaitdel’universelaveclesingulier,etdusensavecnotrevie.84

En 195185, il semble donc que Merleau-Ponty fasse fond sur les mêmes thèses qui gouvernaient son travail sur le langage dans la Phénoménologie de la perception: si notre incarnation se sublime en connaissance, la raison en est que nous parlons; c’est la parole qui accomplit cette métamorphose et cela parce que, comme il l’écrivait déjà en 1945, la pensée est accomplie par la parole. La profonde continuité entre les perspectives adoptées en 1952 et en 1945 nous semble du reste manifestée par la manière dont MerleauPonty présente ce qu’il entend démontrer dans son texte de candidature au Collège de France, à savoir que: «le langage n’est jamais le simple

reproduction» (Paroleetsubjectivité, op.cit., p. 164). Merleau-Ponty parle par exemple des «voies de la sublimation qui conserve et transforme le monde perçu dans le monde parlé» (PM, p. 173; cité par S. Kristensen, p. 165). L’ensemble du cinquième chapitre de Parole et subjectivité, «Le mouvement de la sublimation» (pp. 157-180) traite donc du problème, que l’auteur va jusqu’à qualifier d’«énigme», qui nous occupe ici. Notons que, pour élucider cette sublimation, S. Kristensen la réfère également à la question de «la symbolisation» (voir pp. 168 sq). 82 «Un inédit de Maurice Merleau-Ponty», p. 42. Nous soulignons. 83 Ibid. 84 PM, p. 203. Nous soulignons. 85 La date de rédaction présumée de La prose du monde, d’après l’enquête de Claude Lefort.

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vêtement d’une pensée qui se posséderait elle-même en toute clarté.86» La proximité avec des formulations plus précoces est frappante, et induit une forme d’impression de répétition, même si Merleau-Ponty concentre désormais tout son effort à l’élucidation de l’énigmatique métamorphose que la parole doit permettre. Il va de ce fait concentrer son effort sur la «parole parlante», et sur ses formes les plus créatrices, les plus novatrices. Ainsi, Merleau-Ponty a pour ambition principale de montrer comment le langage, lorsqu’il est de l’ordre de la «grande prose», permet de «capter un sens qui n’avait jamais été objectivé jusque-là et de le rendre accessible à tous ceux qui parlent la même langue87», et donc en quoi consiste le pouvoir qui lui permet de «fonder […] une universalité nouvelle et de communiquer dans le risque88». Son premier objet est donc la fondation de l’universalité par un acte créateur, celui de l’artiste, c’est-àdire la manière dont un sens qui ne l’était pas devient, par le langage, communicable à autrui, et se dégage ainsi de l’idiosyncrasie du monde vécu par le sujet. L’accent mis sur la productivité propre à l’artiste doit nous donner des clés qui nous permettront de nous extraire de l’arène où se déroule le duel métaphysique éprouvant de l’âme et de la matière. Un point un peu dérangeant peut cependant être remarqué: les formulations que nous avons citées sous-entendent en effet que le sens rendu accessible par l’artiste existait avant d’être «capt[é]», ce qui contredit la conclusion du chapitre sur «La perception d’autrui et le langage», qui indiquait que c’était à la parole que revenait la responsabilité de faire «du sens avec notre vie». Merleau-Ponty voudrait-il donc montrer comment la parole fait du sens avec notre vie à partir d’un sens qui lui préexiste? L’affirmation de la continuité primerait dès lors sur celle de la transformation. Il est manifeste pourtant que, dans les deux cas, Merleau-Ponty ne veut pas parler du même sens89, de même qu’il aspire à ne pas se contredire lorsqu’il affirme chercher «une communication avant la communication» et «une raison avant la raison90». Néanmoins, la circularité de ces expressions comme celle de Laprosedumonde(dont les conclusions semblent retomber sur l’introduction) l’indique assez, Merleau-Ponty 86

«Un inédit de Maurice Merleau-Ponty», p. 44. Ibid., p. 45. 88 Ibid. Nous soulignons. 89 Il est plausible au contraire que le premier sens soit celui, idiosyncrasique, du perçu et que le second soit le sens, universel en droit, du langage, mais la confusion des termes semble ici tout à fait représentative du projet merleau-pontien. 90 PM, p. 79. 87

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semble toujours guetté par une forme de mouvement circulaire – ou elliptique – uniforme, semblable à celui d’un satellite qui ne parviendrait pas à sortir de son orbite, qui menacerait toute sa prose d’impuissance. Là-contre, Merleau-Ponty entend décrire, non pas un véritable «cercle» géométrique – qui serait pure continuité –, mais – pour rendre raison de la «transformation» induite par la parole – un «tourbillon91». Tout notre travail consiste à évaluer la réussite de cette transformation. 2. Penser le tourbillon: une poésie «perpétuellement agissante92» a) Lapermanencedel’extraordinaire Pour décrire cette sublimation par laquelle la parole fait de l’universel avec du singulier, pour comprendre «comment on peut communiquer sans le secours d’une Nature préétablie et sur laquelle nos sens à tous ouvriraient, comment nous sommes entés sur l’universel par ce que nous avons de plus propre93», Merleau-Ponty va accorder un intérêt privilégié à la littérature et à la poésie. Comme il le justifie dans son texte de candidature de 1952, par ces mots déjà cités: Dans ce domaine, il est plus aisé de montrer que le langage n’est jamais le simple vêtement d’une pensée qui se posséderait elle-même en toute clarté.94

Nous pourrions considérer que la limite de cette démarche est tracée par son objet: les conclusions relatives au langage littéraire ne valent-elles 91 Fort significativement, Merleau-Ponty, qui utilise cette image jusque dans le Visibleetl’invisible, l’emploie dès la Phénoménologiedelaperceptionpour dire la communication intersubjective impliquée par le caractère sensible de mon corps: «En tant que j’ai des fonctions sensorielles, un champ visuel, auditif, tactile, je communique déjà avec les autres, pris aussi comme sujets psychophysiques […]. Autour du corps perçu se creuse un tourbillon où mon monde est attiré et comme aspiré dans cette mesure, il n’est plus seulement mien, il ne m’est plus seulement présent, il est présent à X, à cette autre conduite qui commence à se dessiner en lui.» (Php, p. 406; nous soulignons). Annabelle Dufourcq, en travaillant sur la dimension imaginaire du réel merleau-pontien, corollaire de la critique de l’objectivité «idéaliste» classique, a mis en exergue l’importance de cette image du «tourbillon». (Merleau-Ponty.Uneontologiedel’imaginaire, op.cit.). 92 RULL, p. 128. Dans son cours au Collège de France consacré à des «Recherches sur l’usage littéraire du langage», Merleau-Ponty cite Paul Valéry (Variété III, p. 49; réédité in Œuvres I, Paris, Gallimard, 1957, p. 1289), et souligne l’expression, qui lui sert de pivot pour tordre la conception valéryenne du langage. En un sens, ce qui suit consiste à commenter cette torsion. 93 S, p. 84. Compte tenu du problème de l’entrelacement du sujet et du monde, que nous avons déjà souligné, et sur lequel nous allons revenir imminemment, l’image de la greffe (de l’ente) mérite d’être remarquée. 94 «Un inédit de Maurice Merleau-Ponty», p. 44.

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pas que pour le langage littéraire? Cette objection est rejetée dans le cours sur les Recherchessurl’usagelittérairedulangage, oùil apparaît que Merleau-Ponty souhaite généraliser à l’ensemble du langage et en toute connaissance de cause les conclusions relatives à la littérature et à la poésie. Quelles sont ses raisons? Si, comme il l’écrit lui-même, «l’œuvre résulte d’un passage de la vie au “temps extraordinaire” de l’expression95», la pensée d’une poésie «perpétuellement agissante» dans le langage implique en effet une «permanence de l’extraordinaire96» qui mérite (les victimes de tout état d’exception qui se perpétue ne nous donneront pas tort) des explications. b) Leflaconetl’ivresse.Lalecturemerleau-pontyennedeValéry De fait, Merleau-Ponty, en accomplissant cette généralisation, étend à l’ensemble du langage les analyses de Paul Valéry sur la poésie, et ce en allant àl’encontre de l’opposition valéryenne entre poésie et langage ordinaire – que Valéry désigne par le terme de «prose» –, et en subvertissant par là même l’opposition sartrienne entre poésie et littérature97. Le caractère polémique de cette généralisation lui donne l’occasion d’en préciser les ressorts. La poésie est le langage «à l’état naissant» et inversementlelangageest tout porté par une poésie, il est «le chef d’œuvre des chefs d’œuvre» (IntroductionàlaPoétique p. 12).

95 RULL, p. 135. L’expression de «temps extraordinaire» est extraite de Paul Valéry (L’idéefixe, Paris, Gallimard, 1933 p. 137). 96 Nous empruntons cette expression au titre de la thèse de doctorat de Rachel Renault, consacrée aux révoltes paysannes suscitées par des conflits sur la fiscalité dans l’Empire du XVIIe siècle: La permanence de l’extraordinaire. Fiscalité d’Empire, constructionsdupouvoiretinteractionssocialesdanslesprincipautés,comtésetseigneuries deReuss,SchönburgetSchwarzburgdumilieuduXVIIesiècleàlafinduXVIIIe siècle, thèse de doctorat en histoire moderne, sous la dir. de C. Lebeau et B. Stollberg-Rilinger, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014. 97 Voir Benedetta Zaccarello, «Pour une littérature(-)pensée. Avant-Propos», dans M. Merleau-Ponty, RULL, p. 33. Sur la polémique qui oppose Merleau-Ponty à Sartre et à Valéry sur le sujet de la relation entre prose et poésie (Jean Paulhan étant son allié dans ce conflit), voir les analyses précieuses de Stephen A. Noble (Silenceetlangage, op.cit., pp. 216-229), qui a le grand intérêt de nourrir son propos d’analyses enrichies par la lecture de notes inédites relatives aux projets de remaniement de Laprosedumonde. Pour consulter ces notes, voir les manuscrits déposés à la Bibliothèque nationale de France (Mss. B.n.f.), Vol. III, f°199 et f°204 recto. [Pour les inédits, nous indiquons en premier lieu le volume où se trouve le feuillet concerné puis, après f°, le numéro qui y a été apposé par les Archives nationales ou par la Bibliothèque nationale de France, et enfin, le cas échéant, et entre parenthèses, la numérotation de Merleau-Ponty lui-même].

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Tout ceci permet de dire que Valéry ne s’en tient pas à particularité indéfinissable de la poésie, et que l’intimité du son et du sens est là chaque fois qu’il y a vive expressivité.98

Merleau-Ponty, dans ces quelques phrases, lit Valéry contre lui-même, mais n’indique ni n’explicite la raison de son désaccord avec lui. Celle-ci se trouve commentée un peu plus loin lorsque «Merleau-Ponty s’attaque […] à l’affirmation valéryenne selon laquelle la poésie serait à la prose ce que la danse est à la marche.99» Il écrit ainsi: Ceci fait comprendre ce que Valéry voulait dire quand il disait que la poésie va de l’être à l’être par résonance, ou quand il disait qu’elle est musique, danse du langage et non pas marche, ivresse du langage, qu’elle ne signifie pas directement: tout ceci vient du symbolisme et traduit bien mal la poésie de Valéry – qui est loin du corps et de la voix, comme le dit assez la Pythie. C’était expression approximative (les idées ne sont pas en poésie des «valeurs de même espèce» que dans prose Variété III 71) – elles sont en poésie des moyens qui concourent avec sons, cadences etc. à soutenir tension à engendrer en nous «monde – ou un monde d’existence – tout harmonique» ibid. 68 «transmission d’un état poétique qui engage tout l’être sentant» ibid. 53.100

Quel est le grief exprimé? Merleau-Ponty reproche à Valéry d’user, pour parler de la poésie, des images de la danse, de la «musique» et de «l’ivresse», qui suggèrent le caractère extraordinaire de la poésie à l’égard de la prose, ainsi que l’idée qu’avec la poésie et la prose, «les matériaux sont les mêmes, mais transfigurés par deux usages différents101». Effectivement, Valéry soutient que «la marche, comme la prose, vise un objet précis», elle «est un acte dirigé vers quelque chose que notre but est de joindre102» – fin qui va, une fois atteint, absorber le moyen qu’elle constitue –; que la poésie, en revanche, à l’image de la danse, «est un système d’actes; mais qui ont leur fin en eux-mêmes.103» Les mêmes mots, les mêmes sons, les mêmes «moyens» que dans le cas de la prose n’y «répondent à aucune besoin, si ce n’est au besoin qu’ils doivent

98

RULL, p. 129. Nous soulignons. RULL, p. 134, note 1. Cette affirmation se trouve développée par Valéry dans la partie intitulée «Poésie et pensée abstraite» de «Variété» (dans ŒuvresI, op.cit., plus particulièrement pp. 1329-1330 sq.). 100 RULL, p. 134. 101 B. Zaccarello, «Pour une littérature(-)pensée. Avant-Propos», dans RULL, p. 33. 102 P. Valéry, «Variété», dans ŒuvresI, op.cit.,p. 1330. 103 Ibid. 99

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créereux-mêmes104» – la poésie «nous excit[ant ainsi] à la faire reconstituer identiquement105». Or, de manière fort caractéristique, Merleau-Ponty prend pour cible le concept d’«idée» mis en œuvre par Valéry lorsqu’il oppose poésie et prose: il refuse la thèse valéryenne selon laquelle la prose aurait à faire aux idées, c’est-à-dire à la «signification définie106», qui serait son «terme fini107», qui constituerait son but, alors que tel ne serait pas le cas de la poésie – ce qui justifierait son caractère gratuit, désintéressé, voire même imbriaque, et donc privé du sens commun. La raison de ce refus n’est évidemment pas que la poésie signifierait elle aussi des idées, mais plutôt qu’il n’y a pas d’idées signifiées directement par la prose! Ce que reproche donc Merleau-Ponty à Valéry, c’est au fond une forme d’idéalisme, qui conserverait aux idées, en creux, leur rôle de «gouvernement» alors même que, selon lui, le sens de toute parole, poétique ou prosaïque, est le produit de cette parole même, de l’acte qu’elle constitue, et ne possède donc nulle «signification définie». Il y a poésie, précise en effet Merleau-Ponty, «quand le langage lui aussi fonctionne comme un tout non pas sous gouvernement des idées et du vouloir, mais sous celui d’un sens implicite qui l’habite.108» L’outil de cette discussion – Merleau-Ponty s’y réfère dans la suite du cours – c’est la conception diacritique du sens, qu’il distingue ici de la signification, ce qui marque dans le lexique, par la substitution d’un terme à un autre, la réforme considérable dont nous avons commencé à évaluer les conséquences. À la jauge idéaliste de l’idée, par rapport à laquelle la poésie serait non-signifiante et la prose signifiante (ce qui explique que le concept de signification soit accolé à celui d’idée dans le cours de 53), Merleau-Ponty va donc substituer une autre jauge, produit de son «tournant diacritique», celle du sens, dont il découvre peu à peu qu’elle exige d’être assortie d’une conception enrichie du silence dont le monde est fait. c) «Non-signifiantn’estpasnon-sens» Merleau-Ponty explicite à plusieurs reprises dans ses Recherches sur l’usage littéraire du langage sa position à l’égard de l’absence de 104 105 106 107 108

Ibid.,p. Ibid., p. Ibid., p. Ibid., p. Ibid.

1324. 1331. 1325. 1330.

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signification de la poésie. Or, s’il est exact qu’il l’assume tout à fait, il insiste surtout sur la limitation de ses implications. Il écrit ainsi: Poésie est non-signifiante en ce sens que le discours n’y est pas signal, mais il y a différence entre le non-signifiant du langage et celui de la musique.109

Merleau-Ponty avait déjà marqué cette différence dans les mots un peu plus tôt: «Non signifiant, a-t-il précisé, ne veut pas dire non-sens110». La thèse est transparente: la poésie est certes non signifiante, au sens où elle ne signifie pas directement, où le discours n’y est pas signal, n’est «pas seulement code de “signaux” pour des idées, des actions contre lesquelles on l’échange, et qui sont connues par ailleurs111», «pas consommable dans sa “signification”112» mais, pour autant, la poésie n’est pas non-signifiante de la même manière que la musique car, contrairement à elle, elle n’est pas non-sens. Le geste théorique réalisé dans cette partie du cours est assez spectaculaire. Car il a pour effet, surprenant si l’on considère la nature étonnamment extensive du concept merleau-pontien d’expression, de tracer une frontière entre la musique et la poésie et surtout – et c’est ce qui intéresse particulièrement Merleau-Ponty – de regrouper la prose et la poésie dans la même catégorie, du même côté de la frontière du sens et du non-sens. Car d’une part, il est clair pour Merleau-Ponty que le langage, qu’il soit prosaïque ou poétique, ne peut signifier quelque chose que de manière indirecte, oblique, diacritique. De ce point de vue, la prose est aussi non-signifiante que la poésie, et que la musique. Mais, d’autre part, Merleau-Ponty nous l’indiquait en réalité dès 1945 (sans s’y confronter davantage), la prose possède selon lui un sens que la musique ne possède pas113. Selon lui, «la musique aussi peut s’écrire» mais «chaque artiste reprend la tâche à son début […] au lieu que dans l’ordre de la parole, chaque écrivain a conscience de viser le même monde que les autres écrivains écrivaient déjà114». Ce qui ferait le propre du langage par rapport à la musique serait donc que chaque parole – prosaïque ou poétique – a à faire avec les paroles des autres (si l’homme

109

RULL, p. 140. RULL, p. 137. 111 RULL, p. 124. 112 RULL, p. 125. 113 Cf. Php, pp. 219-223. 114 Php, p. 221. Ces mots, il faut l’indiquer, précèdent de quelques lignes à peine le moment où Merleau-Ponty met le «privilège de la Raison» au centre d’un programme de recherche futur. 110

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qui parle ne reprend pas la tâche à son début, c’est bien qu’il la reprend là où les autres l’ont laissée)115. Or, du point de vue de la conception diacritique du sens, la thèse est d’importance, car elle signifie que chaque parole prend son sens par rapport aux paroles qui furent neuves un jour et constituent à présent un fond par rapport auquel la nouvelle parole prend sens. La conséquence, mécanique, est que toute nouvelle parole a nécessairement un sens nouveau. La communauté du monde linguistique apparaît comme la condition de la nouveauté de chaque parole – et donc, finalement, de l’effacement de la différence entre prose et poésie. Mais comment se réalise cette communauté? Ce geste de redécoupage de la sphère expressive pose deux questions. Doit-on comprendre, d’une part, que Merleau-Ponty admet ici une forme de conventionnalité du langage? L’hypothèse paraît peu plausible dans la mesure où il semble être venu chercher dans la littérature de quoi rendre compte de la capacité du langage à créer un sens nouveau, ce qui, d’après toutes ses analyses, suppose de ne pas se reposer sur nos «significations acquises». Mais alors, de quelle communauté s’agit-il ici? Et en particulier, quelle est cette communauté qui se trouve à l’œuvre en prose et en poésie? Est en jeu ici, nous le verrons, l’un des motifs les plus importants des dernières recherches ontologiques de Merleau-Ponty. Que le concept idéaliste de «signification» ne soit pas l’outil adéquat pour tracer la frontière entre prose et poésie, la linguistique saussurienne semble l’avoir démontré. Mais cela implique-t-il qu’il n’y ait pas de frontière entre prose et poésie, en tant que ce sont, selon Valéry, deux régimes d’emploi du langage distincts? C’est le degré d’hétérogénéité des actes de langage qui se trouve ici interrogé. Car à l’inverse – c’est notre seconde question, qui est aussi celle qui nous préoccupe au premier chef –, le sens qui serait produit par la prose etpar la poésie possède-t-il la forme de généralité nécessaire à la vérité? Sommes-nous bien par lui, pour le dire selon les mots du célèbre essai sur «Le langage indirect et les voix du silence», «entés sur l’universel»? Si l’écart entre le langage et la musique est redevable de ce monde linguistique commun, et donc commun aux prosateurs et aux poètes, notre souci est de savoir si ce trait 115

Il faut remarquer que Merleau-Ponty reviendra sur ces considérations à l’égard de la musique, puisqu’on trouve par exemple dans Levisibleetl’invisible une analogie forte entre langage et musique. Voir VI, pp. 193-198, commenté infrach. 7 III. 2. Cela constitue un nouvel indice du fait que Merleau-Ponty lui-même jugera insatisfaisante, et en réalité excessivement rigide, la manière dont il fait la part, jusqu’en 1954 au moins, entre sens et non-sens.

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distinctif nous permet d’obtenir le résultat que nous cherchons depuis le début de ce chapitre: identifier un sens qui puisse être vrai, ou faux. En 1953, Merleau-Ponty n’en semble pas totalement convaincu. La particularité du sens ne fait pas problème, l’universalité, malgré quelques formules positives, semble plus douteuse. Ne caractérise-t-il pas, à la suite de Valéry certes, la poésie comme «un langage qui essaie de se retourner vers le monde de l’expression prélinguistique au lieu de fuir dans l’universel116»? Ne conclut-il pas ensuite de manière fort prudente: «universel s’il y est n’y est qu’à travers la particularité117»? Comme Claude Lefort l’explicitait dès la publication de La prose du monde en 1969, c’est la nécessité d’une nouvelle conception de la vérité dont prend acte, avec de plus en plus d’acuité, Merleau-Ponty.

3. L’action de la poésie, une nouvelle définition de la vérité Lorsque Maurice Merleau-Ponty revendique la possibilité d’étendre à l’ensemble du langage les conclusions résultant de son analyse du langage poétique, il se positionne de façon polémique par rapport à Valéry mais aussi par rapport à Sartre. Or, comme le remarque Stephen Noble118, l’un des pivots de la distinction sartrienne de la prose et de la poésie est l’idée développée dans Qu’est-cequelalittérature? selon laquelle la parole, àl’exceptiondelaparolepoétique, serait «un certain moment particulier de l’action119», par laquelle l’homme est «au-delà des mots, près des objets120», alors que la poésie, loin de constituer le même engagement de l’homme dans le monde, s’arrêterait aux mots. Là-contre, Merleau-Ponty reproche à Sartre d’avoir ignoré la dimension irréductiblement sociale, intersubjective du langage entantquetel (et non du langage en tant qu’on en fait tel ou tel usage, à l’exception de l’usage qu’en fait le poète) et donc, pour parler en termes sartriens, d’avoir mal analysé l’action qu’elle constituerait infailliblement (et en réalité, d’avoir mal analysé l’action en général). Se joue ici le deuxième volet du redécoupage de la sphère de l’expression opéré par Merleau-Ponty: sa 116

RULL, p. 120. RULL, p. 121. Nous soulignons. 118 Sur ce point, voir les très utiles pages de S. Noble, Silenceetlangage, op.cit., pp. 216 sq. 119 Jean-Paul Sartre, «Qu’est-ce que la littérature?», dans SituationsII:Qu’est-ceque lalittérature?, Paris, Gallimard, 1948, p. 71. 120 Ibid., p. 64. 117

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critique de l’action «définie» de la prose doit s’accompagner d’une mise en évidence de l’action de la poésie et donc, pour reprendre les formules de notre auteur, du fait qu’elle intervient dans «le même monde», deux gestes théoriques qui sont l’envers l’un de l’autre, et engagent la même réforme des concepts d’action et de sens. Il n’est guère étonnant de ce fait que la dispute entre Sartre et Merleau-Ponty sur le langage se concentre sur cette question de l’action. Selon cette même logique, la nouvelle définition de la vérité qui émerge des Recherches sur l’usage littéraire du langage fait la part belle à la dimension du «faire», et donc au pouvoir que comporte toute parole: «Il y a une façon spontanée d’être soi qui entraîne les autres121» souligne Merleau-Ponty, et tel semble être le critère qui distingue alors à ses yeux la parole vraie de la parole fausse. C’est en ce sens que l’on peut comprendre, nous semble-t-il, cette intrigante indication de Merleau-Ponty, relevée par Stephen Noble dans les notes inédites qu’il a dépouillées: «le concept de poésie comme clé pour tous les problèmes d’intersubjectivité122». Le concept de poésie serait la «clé pour tous les problèmes d’intersubjectivité», supposons-nous, parce que la forme d’engagement spécifique à laquelle elle correspond indique pour Merleau-Ponty une dimension irréductiblement intersubjective du langage, qu’il soit prosaïque ou poétique; en prendre la mesure doit permettre de faire progresser notre analyse de la mystérieuse métamorphose du sens perçu particulier en sens linguistique universel. En quel sens Merleau-Ponty accorde-t-il un pouvoir, et donc une efficace propre, à la poésie? En quel sens ce pouvoir doit-il lui permettre de penser à nouveaux frais la dimension intersubjective du langage et, infine, le concept de vérité? Comme nous allons le montrer, les analyses esquissées dans ce cours ouvrent plus de portes qu’elles ne parcourent de chemin. a) «Poésieestdufairenondudire123».Lelangagecommecirconscription dusilence Lorsque Merleau-Ponty indique ce que produit la poésie qui la distingue de la musique, il énonce qu’elle est «non signifiante», mais pas «non sens». Le résultat de l’acte poétique, ce n’est donc pas de la «signification», mais du «sens». La difficulté réside dans le fait que les 121 122

RULL, p. 207. Mss. B.n.f., Vol. III, f°204 recto, cité par S. Noble, Silenceetlangage, op.cit.,

p. 213. 123

RULL, p. 124.

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éléments de définition du sens que donne Merleau-Ponty dans ce contexte correspondent à la définition diacritique dont on a vu qu’elle laissait ouverte la question de la spécificité du sens linguistique, et ne permettait pas, à elle seule, de comprendre pourquoi la musique, de même que le monde perçu, ne disposerait pas d’un sens similaire en tous points à celui du langage. Un peu plus tôt dans le cours, en effet, Merleau-Ponty affronte explicitement la question de la manière dont la poésie se distingue de la prose: Poésie est langage dans le langage comme son monde particulier dans celui des bruits. Mais la distinction bruit-son est immédiate. Par où le langage poétique se distingue-t-il? Par gênes arbitraires? Sujet sans importance? Non-signification? Aptitude à résoudre problèmes artificiels?124

Dans ces quelques lignes, l’enseignant s’interroge sur la manière dont nous pouvons distinguer le langage poétique des autres, dès lors que sa spécificité est moins «immédiate» que la différence des bruits et des sons. Il envisage alors l’hypothèse selon laquelle l’absence de signification serait le signe distinctif de la poésie. Mais à cette idée, il oppose sans attendre un refus tranchant: «il y a significations et, sinon signification125», il y a, dit-il aussi, «pluralité des significations126», ou même «surdétermination127». Il s’en explique: Pluralité des significations: ceci ne veut pas dire arbitraire ou équivoque, mais liaison latérale et non par subsomption sous sens idéel.128

Dans ce texte, Merleau-Ponty, qui a maille à partir avec Valéry, parle encore à l’aide du vocabulaire qu’il critique, mais nous retrouvons, dissimulé sous un lexique encore empreint d’idéalisme, la conception diacritique du sens, et sa détermination indéfinie, et par là même plurielle, profonde et positivement infinie. La difficulté est que l’on ne voit guère à ce stade ce qui distingue ce sens de la poésie de celui de la musique: la «liaison latérale» ici évoquée n’est-elle pas identique au «sens latéral et oblique129» qui justifiait aux yeux de Merleau-Ponty de «comparer l’art du langage aux autres arts de l’expression qui n’ont pas recours à lui»? 124 125 126 127 128 129

RULL, p. 122. Ibid. RULL, p. 124. RULL, p. 123. RULL, p. 124. PM, p. 64.

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Ce qui nous intéresse pourtant dans ce texte est que Merleau-Ponty, tout à son objet, en vient à caractériser ce qui fait selon lui l’action propre de la littérature. De la surdétermination de la poésie, il déduit en effet l’idée que la poésie «est du faire non du dire». Que fait en effet le poète? Il ne dit rien – puisqu’en un sens c’est impossible – mais, en choisissant d’écrire ou de prononcer tels et tels mots, et donc de nepas écrire ou de nepas en prononcer d’autres, il ne fait pourtant pas rien, ce que marque le retournement de l’absence en pluralité que nous venons d’indiquer. Comme l’énonce Merleau-Ponty au sujet de Stendhal et de ses fameux monologues intérieurs: «tout ce langage n’est que pour {présenter} un certain silence, une certaine unité pour le cerner et le laisser s’exprimer lui-même130». Il est remarquable que la négativité intrinsèque au sens diacritique, le silence au cœur de la parole se trouve circonscrit par l’action du poète: le monologue nous présente «un certain silence»… Cette idée, que Merleau-Ponty ne creuse pas ici, constitue le cœur de son ultime pensée de l’idéalité, telle qu’on la trouve par exemple exposée dans son cours sur «Husserl aux limites de la phénoménologie». La géométrie s’y trouve définie ainsi: [L]a géométrie s’offre à moi comme un qqc qui n’a pas la réalité massive de l’être naturel, comme un certain manque ou creux, […] une négativité circonscrite, bref une ouverture.131

Or, si elle s’offre ainsi, souligne-t-il ensuite, c’est grâce au langage132. Le langage agirait donc en circonscrivant une négativité, en circonscrivant le silence. Voilà la seule positivité, minimale, et irréductible à la positivité de l’idée comme à celle de la nature, que Merleau-Ponty reconnaîtrait donc à la parole. Tout le problème, maintenant, est de savoir si cette définition permet de concevoir une vérité, et laquelle. L’usage qu’en fait Merleau-Ponty en 1954 lorsqu’il analyse la question de la sincérité chez Stendhal suggère plutôt une réponse positive à cette première question. Il s’agit en effet avec cet auteur d’une Littérature de demi-silence ou de langage indirect: la littérature comporte des aveux mais aussi des silences correspondant à l’émotion*/[enmarge]* (Fin de HenriBrulard)/ Des silences circonscrits, en «relief».133

130 131 132 133

RULL, p. 210. M. Merleau-Ponty, NOG, p. 33. Voir par exemple, ibid., p. 39. RULL, p. 192.

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Par ce moyen souligne Merleau-Ponty, Stendhal «donne le présent, mais aussi l’au-delà du présent et une sorte d’éternité d’un moment.134» Par ce moyen, donc, l’auteur nous donne quelque chose qui dépasse la stricte singularité d’un moment; par ce moyen – et notre quête aboutit enfin à un premier résultat – il «fait l’universel135». L’auteur réalise l’universel en circonscrivant le silence par le langage, et donc en un sens tout autant par ce qu’ilfait que par ce qu’ilne fait pas. Ce qui survient ici, et qui permet Merleau-Ponty de penser la généralité intrinsèque du sens nouveau, est la sortie du régime idéaliste de la «constitution» et de la «signification», et l’entrée dans l’ordre de «l’institution», où le sujet est «institué et instituant, mais inséparablement»136. Comme il l’explicite dans son cours sur «L’institution»: Constituer en ce sens est presque le contraire d’instituer: l’institué a sens sans moi, le constitué n’a sens que pour moi et le moi de cet instant. Constitution [signifie] institution continuée i.e. jamais faite. L’institué enjambe son avenir, a son avenir, sa temporalité, le constitué tient tout de moi qui constitue (le corps, l’horloge).137

Cette analyse est remarquable en cela que le silence au cœur du sens y apparaît clairement comme étant, non pas ce que la parole doit surmonter, mais au contraire le support de la généralité: c’est en effet ce qui est «au-delà de ce qui est voulu138» qui semble permettre ici que le sens soit partagé. De ce point de vue, la généralité ne doit pas être conquise dans un ordre d’être spécifique, accessible à la seule conscience rationnelle, mais elle est permise par les signes en tant qu’ils sont sensibles, et donc en un certain sens silencieux. Comme l’écrit Renaud Barbaras: Une idée trop maîtrisée n’est plus pensée: il lui est essentiel, afin d’être signifiante, de demeurer voilée, de s’offrir à d’autres actes de parole. Il y a bien un silenceessentiel de la parole, qui n’est pas obstacle à la conquête d’un sens plein mais condition de la signification. Il suit de là que le sens doit être caractérisé par sa dimension d’historicité.139

Cette conception, cependant, pose un problème épineux, car on ne sait plus très bien si le monde (le monde du silence) est aprioricommun 134

RULL, p. 210. RULL, p. 79. 136 M. Merleau-Ponty, L’institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France,1954-1955, édité par D. Darmaillacq, C. Lefort et S. Ménasé, Paris, Belin, 2003, p. 35. Désormais noté IP. 137 IP, p. 37. 138 IP, p. 40. Nous soulignons. 139 R. Barbaras, «De la parole à être», art. cit., p. 73. 135

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ou si l’universalité est le produit de l’acte de parole. La communauté du monde dans lequel nous parlons semble en effet être la raison pour laquelle tout silence est, d’après la Phénoménologie de la perception, «bruissant de paroles»: il apparaît dans les Recherchessurl’usagelittérairedulangagecomme la condition sinequanonede la généralité du sens, et en tout cas comme ce qui seul permet d’en rendre compte philosophiquement. À la convention saussurienne, Merleau-Ponty opposerait donc une généralité sous-jacente, silencieuse et non conventionnelle. Dans cette conception, le silence est bien pensé comme un silence partagé, et non comme un mutisme qui isole, un échec ou une renonciation à la communication. La difficulté est que cette inflexion du sens du silence rend plus difficilement intelligible l’action propre au langage. Pour le dire schématiquement, si le silence est déjà partagé, pourquoi parler? L’universel peut paraître assuré, mais la question de ce qui distingue la parole de la musique n’est pas (encore) éclairée. Cette interrogation doit être rapprochée du fait que Merleau-Ponty, à la même époque, esquisse peu à peu une nouvelle définition de la vérité. b) Unenouvelledéfinitiondelavérité? Il est clair en effet que, comme nous l’indiquions dès notre préambule, Merleau-Ponty critique avec vivacité toute conception de la vérité qui l’identifie à une forme de correspondance naïve, terme avec terme, avec la réalité. C’est d’ailleurs l’une des conséquences les plus importantes de l’idée selon laquelle le sens du perçu ne peut être apriori du même ordre que le sens du langage: dire la vérité ne peut consister à restituer un «texte original» à l’aide d’une «table de correspondance140», c’est-à-dire un sens déjà présent, déjà fait dans le monde, qu’il suffirait d’exprimer, selon un code univoque. Comme l’écrit déjà Merleau-Ponty en 1952, le langage «est bien autre chose qu’une technique de chiffrement ou de déchiffrement pour des significations toutes faites.141» Or, s’il n’y «pas de vérité préalable142», il s’agit donc d’en proposer une nouvelle conception. Il est remarquable à cet égard que la période des premiers cours au Collège de France soit aussi celle d’un retour sur la théorie de Kurt Goldstein, et plus particulièrement de la lecture d’un

140 141 142

«Le langage indirect et les voix du silence», p. 70. Ibid., p. 69. RULL, p. 193.

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nouvel ouvrage de celui-ci, paru en 1948143, qui a l’immense intérêt au regard des insuffisances dénoncées par Merleau-Ponty en 1945144 que Goldstein «n’y maintient pas la dichotomie de l’attitude concrète et de l’attitude catégoriale caractéristique de ses travaux plus anciens.145» La référence à Humboldt vient ici, en outre, compléter la lecture de Saussure, et confirmer Merleau-Ponty dans son interprétation dynamique du sens146. Merleau-Ponty propose ainsi une réinterprétation de l’attitude catégoriale qui exclut tout à fait qu’elle existe hors de son effectuation linguistique: au contraire, elle «trouve “à s’incarner” dans le langage instrumental147». Le risque qu’emporte cependant cette réinterprétation est que, non seulement l’attitude catégoriale est désormais «inséparable de la langue particulière dans laquelle elle se déploie148», de la «forme intérieure» de la langue en question (qui est un concept hérité de Goldstein et de Humboldt), mais en outre, «cette totalité n’est jamais exactement la même d’un individu à l’autre149». Le risque qu’encourt dès lors la nouvelle définition de la vérité est donc, de nouveau, le subjectivisme. Selon cette logique, le silence est peut-être partagé, mais la parole l’enferme dans une forme d’idiosyncrasie. Ce problème est également sensible (sous sa forme inversée) lorsque Merleau-Ponty propose de penser le vrai en lien avec le concept de style – qui serait le pendant «épistémologique» du primat accordé au pouvoir créateur de la parole. Il affirme ainsi en 1953 que «le style est vrai150». En adoptant le style comme objet du vrai, il s’agit pour Merleau-Ponty de «dépasser une conception de la vérité qui prend la ressemblance pour critère ultime151», et dépasse donc l’alternative de la vérité et du 143 K. Goldstein, Language and language disturbances. Aphasic symptoms complexesandtheirsignificanceformedicineandtheoryoflanguage, New York, Grune and Stratton, 1948. 144 Nous en avons fait la présentation supra, ch. 3, II, pp. 160 sq. 145 S. Kristensen, Paroleetsubjectivité, op.cit., p. 137. Pour une analyse précise de cette lecture, voir aussi É. Bimbenet, Natureethumanité, op.cit., p. 229-233. 146 Cette référence est explicite dans le résumé du cours sur la parole (RCF, pp. 36-38), et se trouve commentée, outre É. Bimbenet et S. Kristensen, par F. Dastur (voir «Le corps de la parole»,art. cit.). 147 É. Bimbenet, Natureethumanité, op.cit., p. 230. 148 Ibid. 149 Ibid., p. 231. 150 RULL, p. 192. 151 C. Da Silva-Charrak, Merleau-Ponty.Lecorpsetlesens, op.cit., p. 143. Sur le refus merleau-pontien de la vérité comme coïncidence, on peut se reporter aussi à Pierre Rodrigo, «Une genèse de la phénoménologie du langage: de Bergson et Whitehead à Merleau-Ponty», Annalesbergsoniennes, 2004, II, pp. 427-439.

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mensonge. Là contre, comme le révèle La prose du monde, incontournable sur ce sujet, la référence au concept de style doit marquer le fait que celui qui exprime, le locuteur, l’écrivain, le peintre se donne à luimême des critères ou, en tout cas, que c’est au moment de l’expression et par l’expression que se définissent les critères du vrai: Il y a style (et de là signification) dès qu’il y a des figures et des fonds, une norme et une déviation, un haut et un bas, c’est-à-dire dès que certains éléments du monde prennent valeur de dimensions selon lesquelles désormais nous mesurons tout le reste, par rapport auxquelles nous indiquons tout le reste.152

A priori, donc, pour qu’il y ait style, il faut que des éléments du monde «prennent valeur de dimensions»: c’est ensuite par rapport à ces dimensions, qui jouent le rôle de normes, que le vrai sera mesuré. Le problème est que, comme le précise Merleau-Ponty en 1953, tout en littérature semble toujours prendre valeur de dimensions. Il y a, soulignet-il ainsi, «Style du non-style. Style quand même153»; c’est d’ailleurs pour cela que, selon lui, la sincérité de Stendhal est indissociablement sincérité et dissimulation, ou que sa dissimulation est indissociablement sincérité et dissimulation. La difficulté identifiée provient très directement de la définition qu’il donne du sens produit par la littérature. Si «dire c’est ne pas dire154», quoi qu’on dise, on dit et on ne dit pas, et tout, en ce sens-là, fait sens, c’est-à-dire que toute parole prend valeur de dimension. Mais alors, si au présent, tout est vrai, cela signifie-t-il que toute circonscription du silence, c’est-à-dire toute parole présente est vraie? Si l’on s’en tenait là, il semble que l’on retomberait sur une forme d’identification (indirecte) du vrai et du réel, où ce qui fait le propre de nos discours de vérité les plus ordinaires ou des discours de sciences – c’est-à-dire pouvoir être vrai ou faux – serait rendu inintelligible. En somme, il nous importe désormais de comprendre si toute circonscription du silence fait style, fait sens, si toute parole fait date, et donc s’il y a un lieu dans l’élaboration théorique de Merleau-Ponty où une évaluation ou un tri des paroles est possible, s’il existe une place pour distinguer des paroles qui seraient, sinon totalement fausses, sinon totalement vraies, du moins suffisamment fausses ou suffisamment vraies pour être considérées, même relativement, comme étant fausses ou 152 153 154

PM, pp. 85-86. RULL, p. 193. RULL, p. 79.

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comme étant vraies. A défaut, nous pourrions en effet douter du fait que Merleau-Ponty distingue bien la circonscription du silence par le langage de l’interruption du silence par le bruit, et qu’il permette donc de rendre compte, c’est notre sempiternel problème, de la différence du sens perceptif et du sens linguistique. c) Surrationnelouirrationnel:quellesconditionsaupouvoirdelaparole? Est-il vrai que toute parole fait l’universel? Merleau-Ponty identifie lui-même le risque emporté par sa nouvelle conception du sens et de la parole dans son cours de 1953 sur la littérature lorsqu’il distingue le «surrationnel» et l’«irrationnel» et indique comme une tâche à accomplir le fait de se donner les moyens de penser leur différence: Nous avons dit: sursignifiant qui donne sens – Mais puisque par définition la littérature dépasse la vérité vérifiée, ne risquet-elle pas d’être simplement subjectivité, fantasmagorie des rapports réels, leur sublimation? Comment distinguer le surrationnel de l’irrationnel?155

Apparaît clairement dans cette citation la nécessité d’expliquer en quoi toute parole n’est pas neuve, que toute parole n’institue pas un sens nouveau. Or, il se trouve que ce même cours contient des indications en ce sens puisque Merleau-Ponty y souligne que tous les actes de parole ne sont pas équivalents, et que tous les écrivains ne se valent pas. C’est évidemment une thèse cruciale, car elle implique que toute fiction ne devient pas vérité. Il caractérise ainsi les exigences propres à la vérité: Et il n’y a pas de vérité dans le réel en tant que ce réel serait vue «objective» qui ferait soustraction de ce que nous vivons. La vérité d’un événement, d’un sentiment, exige qu’il soit désinséré du «réel» et qu’on le laisse développer tout son sens intérieur, i.e.son sens imaginaire.156

Pour saisir la vérité d’un événement, d’un sentiment, il faudrait donc le «désinsér[er] du “réel”», et ce pour qu’il développe son «sens imaginaire». Ce qui est ici entendu par réel est précisé un peu plus tôt lorsque Merleau-Ponty identifie «le problème littéraire»: La vérité est d’essence poétique, ne se trouve que dans la fiction, – qui n’est pas l’irréel ou l’arbitraire. Distinguer le mythique. Le problème littéraire comme vital est de dépasser l’instantané/ qui est caractère commun au réalisme et au mythique.157

155 156 157

RULL, p. 153. RULL, p. 206. RULL, p. 187.

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Il apparaît ainsi que «le réel», pour notre auteur, c’est précisément l’instantané, largement mythique, naturaliste en un sens, la matière sans silence, dont on a vu depuis le début de ce chapitre que, tel que MerleauPonty les pensait, il menaçait d’impuissance le langage. L’énonciation d’une vérité exige donc la désinsertion du réel, c’est-à-dire le dépassement de l’instantané. De ce point de vue, comme le souligne Annabelle Dufourcq158, il faut noter qu’il n’y a pas chez Merleau-Ponty de frontière nette entre réalité et imaginaire – «Le lecteur et l’écrivain sont dans le même monde fait de réel et d’imaginaire159» – et entre vérité et fiction. C’est tout à fait explicite lorsque Merleau-Ponty écrit: Pourquoi il n’y a de vérité que dans la fiction (le vécu est insondable). Mais qu’en retour la fiction devient vérité.160

La fiction, ainsi, doit permettre de rendre compte des latences du réel, de la virtualité161, de la profondeur qui caractérise son être, et donc nous sortir d’un régime «réaliste» naïf et stérile. L’écueil inverse, cependant, et Merleau-Ponty l’identifie bien dans la citation précédente, serait de verser dans l’irréel, dans l’arbitraire – voilà précisément ce qu’un acte littéraire réussi doit éviter de faire, en développant «son sens imaginaire», qui n’est pas n’importequelsens, mais «son sens intérieur». Le modèle est bien celui de l’authenticité, que le mensonge ne contredit pas nécessairement et que Merleau-Ponty analyse en parlant de Stendhal: «Le seul effort utile envers soi est la projection de ce soi dans les œuvres.162» 158 Si l’on reprend les termes de sa conclusion, l’une des conséquences de la thèse selon laquelle «l’imaginaire est la dimension “fondamentale du réel”» est que «la notion de réalité au sens courant de ce terme, au sens purement réaliste, est dénoncée non seulement comme inexacte mais également comme dangereuse: il n’y a aucune résistance pure, aucune facticité pure, rien n’est acquis, garanti ni implacable.» (Merleau-Ponty.Uneontologiedel’imaginaire, op.cit., p. 400). Elle commente également les conséquences complexes de cette profonde réforme en termes de vérité: elle écrit ainsi que si Merleau-Ponty nous fait à certains égards «sortir de l’opposition entre vérité et fausseté» (Ibid., p. 294), il «ne renonce pas complètement au terme de “vérité”, précisément pour nous rappeler que nous n’inventons pas arbitrairement le monde et le sens» (Ibid., p. 295). 159 RULL, p. 216. 160 RULL, p. 202. 161 Cette idée se trouve aussi développée par É. Bimbenet, «“Voir c’est toujours voir plus qu’on ne voit”; Merleau-Ponty et la texture onirique du sensible»,StudiaPhaenomenologica, 2003, Vol. 3, n°3/4, pp. 1-72. 162 RULL, p. 200. On trouve des développements forts utiles sur ce concept d’authenticité dans A. Dufourcq, «La conquête de l’authenticité», dans Merleau-Ponty.Une ontologie de l’imaginaire, op. cit. pp. 255-340. Cependant, nous partageons nombre de ses analyses, mais sa conclusion nous semble un peu trop conciliante, ou trop silencieuse, à l’égard de ce qui, dans l’analyse merleau-pontienne de l’authenticité, permet de conserver

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Dire la vérité consisterait à se projeter dans les œuvres de manière à atteindre un «lyrisme indirect», caractérisé par le fait que «l’assemblage de faits ou de mots, leur recoupement, leur appartenance à un même univers de ordre de sensibilité serait est assez parlant pour que le lecteur {rejoigne}163». La vérité, ainsi, se caractériserait par la capacité à créer un sens authentique et, plus précisément, un sens assez authentique pour toucher autrui, qu’il soit lecteur, auditeur, spectateur… La vérité se mesurerait à l’aune d’un certain effet sur autrui; elle se mesurerait comme on évalue un pouvoir et un acte164. Si l’on reprend le problème par lequel nous avons ouvert cette souspartie, il apparaît donc qu’une parole ne «fait l’universel» que si elle fait preuve de «lyrisme indirect» et parvient ainsi à «dépasser l’instantané». Selon cette logique, la circonscription du silence qui caractérise la parole parlante ne se prolonge pas toujours au-delà de cette parole instantanée. Comme Merleau-Ponty le souligne encore en 1954-55: il faut que les nouveaux moyens soient devenus vraiment normes de la praxis, du paysage théorético-pratique et que le nouveau vécu se repère par rapport à elles. Révolution et institution: la révolution est réinstitution.165

Cependant, les développements que propose notre phénoménologue en 1953 et 1955 sur ce qui permet de conserver une différence entre le «surrationnel» et «l’irrationnel», l’«institution vraie166» et le simple événement, nous semblent très importants pour notre propos, mais sont, à nos yeux, encore insuffisants. Car la compréhension entre moi et autrui, et l’éveil en lui de réactions, n’est-elle pas, chez Merleau-Ponty, primordiale? Françoise Dastur, commentant le fait que Merleau-Ponty interprète le langage comme un geste, écrit ainsi: De même en effet qu’il y a une coexistence de mon corps et des choses qui fait de l’expérience perceptive non pas la construction d’un objet les «caractères essentiels du concept classique qu’elle entend avec lui préserver, et notamment “(1) la fidélité à une certaine nature interdisant l’arbitraire.” et “(3) le refus du relativisme”» (Ibid.p. 256); en cette matière comme en d’autres, la mise en «flottement» des critères nous semble priver ces caractères de leur pertinence; nous y reviendrons évidemment. 163 RULL,p. 208. 164 Ce motif d’une «vérité à faire» est identifié comme le cœur de la conception merleau-pontienne de la vérité par Bernhard Waldenfels («Vérité à faire. La question de la vérité chez Merleau-Ponty», Les cahiers de philosophie, 1989, n°7, «Actualités de Merleau-Ponty», pp. 55-68.) L’auteur met en exergue le fait que sa conception «échappe à l’ancienne distinction entre vérité pratique et vérité théorique» (p. 56). 165 IP, p. 42. 166 Ibid.

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scientifique, mais bien l’épreuve d’une présence corporelle, de même il y a entre moi et autrui une réciprocité qui permet au sens intentionnel d’habiter plus d’un corps et d’émigrer ainsi de l’un à l’autre.167

Dès lors qu’une communauté est affirmée, que l’intersubjectivité est considérée comme étant de droit, l’identification de ce qui peut faire la spécificité de la vérité est rendue problématique. Les exigences propres assignées à la vérité par Merleau-Ponty au milieu des années 50 dissipent de manière fort profonde les tentations idéalistes et, selon ses termes, leurs tenants «réalistes», mais elles laissent précisément sous silence, nous semble-t-il, ce qui fait problème: en quoi consiste le fait de se projeter dans ses œuvres si l’on en est, qu’on le veuille ou non, l’auteur? Qu’est-ce qui fait qu’une parole dépasse l’instantané ou non, qu’elle est donc la marque d’un style si l’absence de style est aussi style? Ce n’est pas parce que, selon ses propres termes, «personne n’est sauvé et personne n’est perdu tout à fait168», que personne n’est jamais sauvé, et que personne n’est jamais perdu… Et si la capacité à toucher autrui doit caractériser l’authentique parole parlante, l’authentique création de sens, doit-on en déduire que la parole qui ne parviendrait pas à ce niveau de vérité ne ferait rien? La dichotomie sartrienne dénoncée par MerleauPonty se retrouve-t-elle simplement déplacée entre la parole parlante et la parole parlée? C’est la possibilité de l’échec et de l’erreur, mais aussi l’action propre de la parole banale, dans une philosophie qui entrelace positivité et négativité, qu’il semble nécessaire d’élucider. CONCLUSION Dans ce chapitre, nous sommes partis du constat que Merleau-Ponty attribue au sens du perçu et au sens linguistique des caractéristiques similaires, puisqu’il entreprend, après sa thèse de 1945, de concevoir l’un et l’autre de manière purement négative, afin de se départir de tout idéalisme, le problème étant que cette définition purement négative du sens le met en demeure de reconquérir la spécificité du sens linguistique et de montrer, en particulier, que l’on peut atteindre à ce niveau ce que l’on appelle la vérité. Nous avons entrepris d’analyser la solution que 167 F. Dastur, «Le corps de la parole», art. cit., p. 361. L’auteur commente alors le chapitre de la Phénoménologie de la perception sur «Le corps comme expression et la parole». 168 Php, p. 199.

DU PARTICULIER À L’UNIVERSEL

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propose Merleau-Ponty à ce problème: la parole doit réaliser la «métamorphose» qui permet de passer du sens singulier du perçu au sens général propre au linguistique. Ainsi, nous avons commencé par mettre en évidence la difficulté que constitue, relativement à ce but, ce qui domine très visiblement sa première approche du langage, c’est-à-dire le souci de se départir de tout idéalisme. En effet, pour critiquer la «conception réflexive» du langage, Merleau-Ponty ne se contente pas de proposer une définition négative du sens, mais entreprend aussi d’affirmer qu’aucune pensée n’existe si elle n’est accomplie dans une parole, et dans une parole neuve. Nous avons ainsi montré que le refus de la positivité pleine du sens se manifeste chez Merleau-Ponty par son incorporation dans une parole vivante, tout repos sur des signes déjà constitués, et donc des significations conventionnelles, étant considéré par notre auteur comme une tentation idéaliste, à repousser avec constance. Il faut noter à cet égard ce trait distinctif de sa philosophie: le refus de la positivité et de la conventionnalité du signe est très visiblement motivée par une volonté, non seulement de se concentrer sur la sémiotique, mais de se placer sur un plan que l’on peut appeler pragmatique. Or, si Merleau-Ponty a eu tendance dans un premier temps à penser cette pragmatique selon des termes excessivement matérialistes, nous avons consacré le second temps de ce chapitre à analyser la manière dont, en étudiant l’action propre à la poésie et à la littérature, MerleauPonty a entrepris de rendre compte du mode d’être propre au langage en son concentrant sur son effectivité, c’est-à-dire sur la manière dont une parole parlante, une parole créatrice, fait selon lui l’universel. Au lieu de penser le sens linguistique comme l’expression d’une «signification émotionnelle», Merleau-Ponty montre alors que la parole consiste à «circonscrire le silence», et que se trouve là la seule effectivité du discours. Mais alors, nous avons voulu montrer que la manière dont MerleauPonty conçoit à cette occasion la vérité marque un indéniable progrès (du point de vue de ses exigences propres en tout cas) par rapport à la thèse de 1945, mais qu’elle reste encore problématique, puisque manque à notre sens une véritable élucidation de ce qui sépare une authentique création de sens d’un discours vide, c’est-à-dire un critère qui permettrait de distinguer vraiment un discours qui «fait l’universel» d’un discours qui ne le ferait pas, et donc si l’on veut un bruit d’une vraie parole. Dès 1946, en effet, Merleau-Ponty est extrêmement clair. Sa critique de l’idéalisme doit s’accompagner d’une critique de toute conception de

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SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY

la vérité qui la penserait sur le mode de la correspondance avec une réalité préalable. Dans Lesaventuresdeladialectique, Merleau-Ponty oppose ainsi à «une vérité toute faite169», «une vérité qui se fait». À cet égard, il est important de souligner que l’exigence de la vérité n’est jamais abandonnée par notre auteur: comme le souligne Annabelle Dufourcq, «la notion de vérité ne perd pas tout sens», mais elle doit désormais être pensée dans l’ordre de la «praxis»: «c’est en créant et en déformant, souligne-t-elle, que nous sommes le plus fidèles au réel170». Semble donc demeurer chez Merleau-Ponty un idéal de vérité, et d’adéquation, mais cette adéquation ne constitue plus un trésor à découvrir, un préalable à la parole, un rapport de correspondance objectif entre le monde tel qu’il est et une parole telle qu’elle devrait être, elle ne peut être atteinte que par le biais d’un langage créatif. Le problème consiste alors à mesurer la réussite du faire. Or, en substitution à la rationalité «séparée», Merleau-Ponty propose, dans La prosedumondemais aussi dans ses premiers cours au Collège de France, une conception qui semble faire de la vérité, non pas une question de pure cohérence, mais une question d’authenticité, qui se mesurerait par la capacité du locuteur – ou de l’écrivain – à toucher son auditeur – ou son lecteur. Mais si la vérité est une question d’effet, la difficulté consiste alors à trouver un critère qui permette de différencier ce qui serait un échec (car échouer à transmettre une émotion, n’est-ce pas produire un effet, certes décevant?) ou une réussite (car qu’est-ce qu’une réussite si l’on ne peut échouer?), et donc une erreur et une vérité. Nous devons dès lors nous interroger sur ce qui fait la capacité du langage à dire la vérité. Si le sens est indissociable des signes employés pour le dire, qu’est-ce qui permet en effet à un acte de parole situé d’atteindre à une forme d’idéalité, c’est-à-dire à une forme de généralité et d’intersubjectivité dedroit? Au début des années 50, Merleau-Ponty semble encore prisonnier, ou mal dégagé, de l’opposition du singulier et de l’universel qui contraignait déjà en 1945 sa conception de la vérité.

169 M. Merleau-Ponty, LesAventuresdeladialectique, Paris, Gallimard, [1955] 1967, AD, p. 224. 170 A. Dufourcq, Merleau-Ponty.Uneontologiedel’imaginaire, op.cit., p. 296-297.

CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE

Nous avons ouvert cette deuxième partie par une question suscitée par la première. Merleau-Ponty est-il coupable de la confusion entre langage et perception qu’Austin dénonce en démontrant la thèse du silence des sens? Et en particulier, Merleau-Ponty pense-t-il le sens du perçu comme étant déterminé? Le premier chapitre de cette deuxième partie nous a permis de nous rendre compte que la question, chez Merleau-Ponty, exigeait d’être posée différemment. Car il réforme le concept de sens dans toute sa généralité. Ayant bouleversé à l’aide du concept de diacritique la conception classique, idéaliste de la «signification» linguistique, à laquelle il substitue préférentiellement le concept de «sens», Merleau-Ponty a fait apparaître que celui-ci doit être pensé comme un «écart», une différence. De ce point de vue, Merleau-Ponty n’affirme certes pas que les sens sont silencieux, mais il introduit du silence au cœur de tous les sens: de celui du perçu bien sûr – puisque le sens y est ambigu, indéterminé, profond, latent –, mais aussi de celui du langage – puisque le sens y est défini comme un «silence circonscrit». Il est frappant à cet égard que l’écueil qui se présente alors soit très similaire de celui auquel l’insistance merleau-pontienne sur l’idée de «signification originaire» du perçu nous faisait penser au premier abord: le risque, en effet, ne semble plus être seulement que la vérité serait déjà pensée au niveau du perçu, comme «déjà faite» ou «déjà jouée» à ce niveau, mais plutôt qu’il serait impossible de décider s’il est vrai qu’on l’atteint à tout moment ou qu’on ne peut jamais l’atteindre tout à fait. La version merleau-pontienne de la thèse du silence de la perception, qui consisterait à faire apparaître les «fils de silence» qui traversent le perçu, aurait ainsi pour corollaire une forme de relativisme. De ce point de vue, la philosophie de la vérité esquissée par MerleauPonty dans la première moitié des années 50 suscite deux questions: comment concevoir, d’une part, la présence du silence au cœur du sens de telle sorte que celle-ci ne fasse pas obstacle à notre capacité à faire «l’universel», et donc à dire la vérité? Est-ce seulement possible? Et, d’autre part, cette capacité étant assurée, peut-on encore distinguer le silence du perçu et celui du langage, de telle sorte que soit repoussé le

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SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY

spectre de la confusion du langage et de la perception sur lequel Austin a attiré notre attention? Il est clair en effet que le phénoménologue français refuse avec vigueur toute interprétation relativiste de sa philosophie: ce thème se trouvera déployé dans la suite de son œuvre, mais apparaît déjà au début des années 50 que, malgré le fait que Merleau-Ponty mette l’accent sur l’immanence du sens à la parole, qui est le geste d’un corps, ce sens n’est pour lui ni propre à ce corps ni propre à ce geste (c’est-à-dire idiosyncrasique) car il n’estpasdû entièrement à ce geste, ou dû à ce corps, mais qu’il y a un fond sur lequel ils existent, qui est l’essentielle part de silence au cœur de tout sens. Comme le cours sur «L’institution» y insiste en effet, le sens peut être général, c’est-à-dire être aussi sens pour les autres, pour l’avenir, parce que le sujet n’est pas maître du sens, qu’il ne le constitue pas, que le sens donc n’est pas le produit purement positif d’un sujet pleinement constituant, mais un écart par rapport à un certain niveau, d’une infinie profondeur, ou pour le dire dans les termes de sa philosophie, d’un «invisible» irréductible. De ce point de vue, le silence au cœur du sens, le négatif au cœur du positif apparaît voué à jouer chez Merleau-Ponty le rôle, non pas de ce à quoi se heurte la parole dans sa fonction de métamorphose, mais au contraire de ce qui rend ce sens général, c’est-à-dire non strictement instantané, non strictement local. La condition, évidemment, d’une telle conception est que le silence au cœur du sens soit précisément doté de cette généralité de principe, que l’intersubjectivité soit bien, non une chose à conquérir, mais un présupposé, le fond sur lequel nous vivons, de même que le silence est ce sur le fond de quoi résonnent les bruits, ce sur quoi s’imposent nos paroles. Comme nous le verrons dans la dernière partie de ce travail, c’est à réaliser ce pas que Merleau-Ponty s’attèlera lors des dernières années de son existence. Il n’en demeure pas moins que la conception de la vérité qui se trouve esquissée dans son œuvre dès le début des années 50 fait apparaître un programme de recherche relatif à la nature du silence qui traverse notre perception, mais suscite aussi une question, relative à la capacité de la philosophie merleau-pontienne à penser, non pas seulement la généralité d’un sens défini négativement, mais une distinction du sens et du non-sens, et donc la possibilité d’une évaluation du vrai et du faux, d’un partage du réel et du fictif, ce qui, en termes de philosophie pratique, impose de trouver dans la philosophie merleau-pontienne un critère de distinction de l’échec et de la réussite ou, pour le dire dans les termes de la conférence de Genève de 1951, de la création et de l’adversité.

CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE

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Or, il nous semble là encore que, dans les premiers cours des années 50, l’exigence est aperçue, sa résolution est esquissée, mais la démonstration n’est pas menée à son terme. Il nous importe à ce stade que ces textes soient l’occasion de mettre au jour les importantes difficultés conceptuelles qui accompagnent nécessairement toute entreprise philosophique qui entreprend de se départir de la «conception réflexive» du langage. De ce point de vue-là, la philosophie merleau-pontienne joue manifestement le rôle d’épreuve pour notre conception usuelle de la vérité: elle nous fait comprendre que la révolution linguistique induite par la dénonciation de l’idéalisme doit nécessairement être suivie d’une réforme profonde de ce concept, dont nous avons vu qu’il n’était nullement évident qu’elle nous permette de retrouver notre distinction usuelle entre vrai et faux. Il est clair en tout cas que les problèmes posés à Merleau-Ponty – comment distinguer entre différents discours dans le registre du «faire» et non plus du «dire»? cette distinction peut-elle se faire sur des critères objectifs ou ne peut-elle être fondée que sur un accord intersubjectif? – se posent de manière tout aussi aiguë lorsque l’on considère la philosophie austinienne. En effet, Austin ne considère-t-il pas que toute parole constitue un acte? Austin ne critique-t-il pas lui aussi une certaine conception correspondantiste de la vérité? Or si, comme nous l’avons analysé, il y a selon Austin une pluralité de descriptions correctes de ce que l’on voit, comment parvient-il à distinguer le vrai du faux? Qu’il y ait une pluralité de descriptions possibles dans différentes circonstances, il l’a montré, mais qu’est-ce qui nous montre que ces descriptions possibles peuvent être correctement qualifiées de «vraies»? À quoi correspondent surtout ces différentes possibilités? Qu’est-ce qui permet de les évaluer, de les trier, de les hiérarchiser? C’est la difficulté de parler en termes de vérité dès lors que l’on a refusé l’idéal d’une certaine correspondance univoque entre la réalité et le langage, et ce, semble-t-il, parce qu’on a remis le langage en situation, qui paraît ici dans toute son acuité. Avant d’envisager la manière dont Merleau-Ponty répond à la fin de son œuvre aux objections que nous venons d’indiquer, nous allons présenter les réponses que propose John Austin afin de penser le langage hors de toute conception idéaliste du sens, au niveau des actes de langage effectifs, sans sacrifier pour autant un authentique concept de vérité.

TROISIÈME PARTIE

ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

PRÉAMBULE

L’ADÉQUATION ENTRE TRANSPARENCE ET OBLIQUITÉ

Dans son célèbre article, significativement intitulé «La vérité1», John Austin dénonce l’une des erreurs récurrentes de ce qu’il appelle lui-même les théories «de la correspondance», qui consiste à supposer que pour toute affirmation vraie, il existe «un» fait qui lui correspond précisément et à elle seule – à chaque tête son chapeau.2

Par ces mots, John Austin semble condamner précisément le même idéal d’adéquation univoque et exclusive que Maurice Merleau-Ponty de l’autre côté de la Manche, cet idéal qui domine une certaine conception traditionnelle de la vérité et qu’ils associent tous deux – conformément à une tradition qui résiste aux clivages usuels de la philosophie contemporaine – au concept de «correspondance». Si, comme le soutient le phénoménologue français, tout langage est «indirect ou allusif, est, si l’on veut, silence3», il s’ensuit en effet que: [l]e rapport du sens à la parole ne peut plus être cette correspondance point par point que nous avons toujours en vue.4

Une parole donnée n’a donc plus un sens donné, qui correspond à un état donné du monde. Le refus par Merleau-Ponty de toute «table de correspondance5» entre parole et sens semble ainsi étonnamment consonnant avec la critique austinienne des ambitions bijectives de la conception correspondantiste de la vérité. Le fait qu’ il existe, pour chacun des deux auteurs, un ouvrage destiné à mettre en exergue sa critique de la «transparence6» nous semble constituer un indice supplémentaire de 1

J. L. Austin, «La vérité», art. cit. Ibid., p. 123/99. 3 «Le langage indirect et les voix du silence», p. 70. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Il s’agit d’une part de l’ouvrage d’E. Alloa, Larésistancedusensible.MerleauPonty,critiquedelatransparence, que nous avons déjà cité, et d’autre part de François Recanati,Latransparenceetl’énonciation.Pourintroduireàlapragmatique, Paris, Le Seuil, 1979. 2

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

cette frappante convergence: dans les deux cas, la transparence désigne un «idéal idéaliste» qui ne règne pas seulement sur le domaine de la perception, mais aussi – de manière plus générale et, pour l’un comme pour l’autre, plus fondamentale – sur celui du langage et de la vérité. À cet égard, l’ubiquité de la conception théorique prise pour cible par nos deux auteurs trouve en quelque sorte son pendant dans le fait que la transparence n’a pas à proprement parler de lieu. En outre, la proximité entre eux est d’autant plus forte à première vue que, si l’un comme l’autre s’opposent à certains traits de ce paradigme, l’un et l’autre ne lui refusent pas toute pertinence. Merleau-Ponty ne continue-t-il pas jusque dans ses dernières notes de travail à parler d’«adéquation», qui ne serait certes plus donnée mais àfaire, et même àcréer? Il écrit sans ambiguïté dans une note de travail de juin 1959 – il parle alors de la philosophie: Elle est donc création dans un sens radical: création qui en même temps est adéquation, la seule manière d’obtenir une adéquation.7

Pour sa part, Austin n’admet-il pas, comme cela a été du reste maintes fois remarqué8, une certaine justesse de la définition de la vérité qui l’identifie à une forme de correspondance entre l’affirmation et les faits? Il écrit en effet: Quand une affirmation est-elle vraie? Nous sommes tentés de répondre: «quand elle correspond aux faits» (au moins si nous nous limitons aux affirmations «simples et directes»). Si on considère que c’est du français courant, ce n’est probablement pas faux. En fait, je dois l’avouer, je ne considère pas du tout que ce soit faux: la théorie de la vérité est une série de truismes.9

Une hypothèse de lecture possible serait qu’à une correspondance prédéterminée, prédonnée – au moins idéalement – entre chaque énoncé vrai et un état ou un fait du monde, qui ferait de lui l’énoncé vrai qu’il est, Austin comme Merleau-Ponty substitueraient une correspondance à conquérir, de manière toujours singulière et conjoncturelle, par l’expression, chaque énoncé vrai correspondant à l’état du monde considéré selon des termes impossibles à prévoir apriori. Le motif de la «création» mis à l’honneur par Merleau-Ponty pourrait ainsi être rapproché de la thèse austinienne selon laquelle la vérité d’un énoncé ne peut se décider qu’en 7 8 9

VI, p. 248. Cf. par exemple S. Laugier, Duréelàl’ordinaire, op.cit., pp. 64-66. «La vérité», pp. 121/97.

L’ADÉQUATION ENTRE TRANSPARENCE ET OBLIQUITÉ

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contexte, «compte tenu de nos intentions et objectifs présents10», d’une manière – tel serait le motif principal de leur rapprochement – qui ne peutêtreprévueoudéterminéeàl’avance. Comme l’écrit déjà Austin dans «La signification d’un mot», les «domaines d’application» des normes linguistiques qui nous permettent de nous entendre ordinairement sur la manière dont il faut décrire telle ou telle situation «ne sont pas précisément délimités11», de telle sorte que, par exemple, «il n’existe pas de règles limitant ce que l’on peut ou ne pas dire dans les cas extraordinaires12». Il est remarquable à cet égard que Jean-Philippe Narboux, commentant cette «relative indétermination des limites d’application de toute norme, convention ou procédure13», la juge essentiellement liée à la thèse, qu’il attribue à Austin, selon laquelle «nos mots sont capables d’avoir, nous pourrions le dire ainsi, une prise plus oblique sur le monde que ce que nous pourrions supposer14»: la dénonciation d’une correspondance univoque et «directe» entre les mots et le monde se dit ici dans des termes éminemment merleau-pontiens. Ces rapprochements, cependant, ne doivent pas nous aveugler. Que la détermination de la vérité d’un énoncé ne puisse se faire qu’en contexte signifie-t-il que l’énonciation doive être pensée comme une «création»? La dimension individuelle, subjective suggérée par ce dernier concept semble en effet difficilement compatible avec la thèse très clairement assumée d’Austin selon laquelle la correspondance qui définit la vérité est tout à fait conventionnelle15. Considérons par exemple, extraite de «La vérité», cette formulation dénuée de toute ambiguïté: Le seul point essentiel est celui-ci: la corrélation entre les mots (= phrases) et le type de situation, d’événement, etc. – telle que, lorsqu’une affirmation est posée entre ces termes, en référence à une situation historique de ce type, alors elle est vraie –, est absolumentet purementconventionnelle.16

10

«Autrui», pp. 84/55. «La signification d’un mot», pp. 67/35. 12 Ibid., pp. 68/36. 13 Jean-Philippe Narboux, «“There’s many a Slip between Cup and Lip”: Dimension and Negation in Austin», dans Martin Gustafsson et Richard Sørli (dir.), ThePhilosophy ofJ.L.Austin, Oxford, Oxford University Press, 2011, pp. 234. Nous traduisons. 14 Ibid., p. 231. 15 Il serait d’ailleurs intéressant de comparer ici le recours austinien à la convention à l’emploi que Wittgenstein fait du concept d’usage, de manière peut-être moins distincte (ou moins clairement distincte) de la conception merleau-pontienne. Cela ferait l’objet d’un autre travail. 16 «La vérité», p. 124/101. 11

218

ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

Comment Austin rend-il cohérentes à la fois l’idée que la vérité est purement conventionnelle et celle selon laquelle elle ne se décide qu’en contexte, et donc de manière toujours singulière? Dans quelle mesure sa conception de la vérité recoupe-t-elle ou s’éloigne-t-elle de la manière dont Merleau-Ponty articule l’idée de la vérité et sa considération du langage par l’angle de la parole? C’est à analyser cette difficile articulation d’une théorie de la vérité dans une théorie des actes de parole, c’està-dire au fond les conséquences engagées pour notre conception de la vérité par le fait qu’on ne la pense plus au niveau des propositions, mais de leur énonciation que nous allons consacrer cette troisième partie.

CHAPITRE 5

ENTRE SIGNIFICATION ET USAGE: UNE VÉRITÉ EN ACTE(S)

Lorsqu’il s’agit de la question de la vérité, la philosophie de John L. Austin est, comme en d’autres matières, premièrement critique. Il est de notoriété publique – dans le public austinien du moins – qu’Austin était redoutablement doué pour cette activité. La conception de la vérité qui se trouve défendue depuis l’exposé sur «Autrui» de 1946 jusqu’aux Williams James Lectures de 1955 prend en effet pour cible une certaine conception traditionnelle de la vérité, une forme idéaliste, pourrions-nous dire, de la conception correspondantiste de la vérité, qu’il résume en ces termes, comme toujours délicieusement énergiques: Les mots employés pour faire une affirmation vraie n’ont nul besoin de «refléter», même indirectement, une quelconque caractéristique de la situation, ou de l’événement. Pour être vraie, une affirmation n’a pas plus besoin de reproduire, disons, la multiplicité, ou la «structure», ou la «forme» de la réalité, qu’un mot n’a besoin d’être onomatopéique, ou l’écriture pictographique.1

Loin de penser qu’il y ait besoin d’un lien réel, sensible, observable, d’une relation de continuité effective, entre les mots et la situation qu’ils servent à décrire, Austin affirme au contraire le caractère «absolument et purement conventionnel2» de la corrélation entre eux. Or, il nous semble que le sens de cette thèse conventionnaliste peut être grandement éclairé par l’étude de la conception austinienne de la signification des mots, à laquelle sont consacrés les premiers textes de lui dont nous disposions. La critique d’une conception de la signification que l’on peut là aussi qualifier d’idéaliste est en effet l’objet principal tant du précoce «Are There APrioriConcepts» (1939) que de l’à peine plus tardif «La signification d’un mot» (1940) – le méconnu «Άγαθόν and εύδαιμονία in the Ethics of Aristotle» (le plus ancien texte d’Austin que nous connaissions) allait déjà dans ce sens… Analyser notre concept 1 2

«La vérité», p. 125/101. Ibid., p. 124/101.

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

de «signification» linguistique implique en effet, nous montre Austin, d’interroger profondément un présupposé très général, dont la source remonte au vénérable Cratyle: il s’agit de l’idée que, pour qu’il soit possible (comme c’est effectivement le cas) que «nous appelions de nombreux sensa différents par le même nom unique3», «il doit exister quelque chose qui soit d’un type fort différent des sensa4». Austin met alors au fondement de la conception idéaliste de la signification la difficulté qu’il y a à penser le pouvoir référentiel général d’un certain type de sensa, que l’on appelle les mots, sans le référer à un «universel» et se perdre ainsi dans la «mythologie». C’est un certain cantonnement des sensa, et donc du sensible,à la sphère du strictement singulier – c’est-àdire de ce qui ne peut jouer aucun rôle autre que celui d’être strictement singulier – qui est par là-même pointé du doigt5. La lecture d’Austin fait alors apparaître que remédier à ce cantonnement permet de réorganiser le champ conceptuel où se joue usuellement la question de la vérité – et de nous purger, infine, de notre besoin de «reflet», de «reproduction» ou de «fondation6», de sécurité en somme. Fort éloquente nous semble être à ce titre la référence à Aristote qu’Austin adjoint à son analyse du partage des rôles traditionnels entre «sensa» et «concepts», ou «universaux». Critiquant le «dogme» «si bizarre» selon lequel «mes relations ne sont pas senties7», Austin en attribue la paternité à Aristote, qui considère, comme l’homme de la rue [plainman], que «ce qui est réel, ce sont les choses», et ajoute alors à contrecœur «ainsi que leurs qualités», qui sont d’une certaine manière inséparables des choses; mais il a tracé une limite avant les relations, qui sont vraiment trop inconsistantes [à ses yeux].8

Apparaît alors à nos yeux une puissante logique qui veut qu’Austin ait interrogé dans le même élan la conception correspondantiste de la vérité héritée d’Aristote et sa conception de la réalité, et de ce qui peut compter comme tel. Il nous semble donc qu’en un certain sens la conception austinienne de la vérité consiste à la remettre en action, à en penser l’émergence au cœur de nos pratiques linguistiques et donc à 3

Ibid., p. 33. «Are There APrioriConcepts?», pp. 37-38. 5 Cf. J.-P. Narboux, «The Logical Fabric of Assertions», dans C. Al-Saleh et S. Laugier (dir.), JohnL.Austinetlaphilosophiedulangageordinaire, op.cit., pp. 183-232. 6 Nous faisons ici référence «à la recherche de l’incorrigible» dont nous avons vu dans notre chapitre 2 (II. 2. a) qu’elle pouvait être associée à ce que l’on appelle parfois le «fondationnalisme». 7 «Are There APrioriConcepts?», p. 49. 8 Ibid., p. 49 n. 2. 4

ENTRE SIGNIFICATION ET USAGE: UNE VÉRITÉ EN ACTE(S)

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rendre compte du pouvoir véritatif de nos pratiques, mais ainsi ce n’est rien de moins que les ressources que nous offre le réel qu’il s’agit pour lui de réévaluer. I. DE LA PROPOSITION À L’ACTE DE

LANGAGE: LA VÉRITÉ DÉSTABILISÉE

Pourquoi la vérité est-elle parfois considérée comme mise en danger par la philosophie du langage ordinaire et en particulier par la philosophie austinienne? Avant toute chose, il faut considérer un point: il n’y a pas véritablement, pour Austin lui-même, de «problème de la vérité» car son travail consiste au premier chef à éliminer des exigences superfétatoires traditionnellement associées à celle-ci, et donc à dissoudre tout «problème de la vérité», plutôt qu’à le résoudre. Si problème de la vérité il y a, il ne peut donc être, du point de vue d’Austin, qu’externe et apparent – ce qui n’empêche pas, évidemment, que la vérité nous pose parfois problème, qu’il nous soit parfois difficile de l’atteindre, ou de la déterminer. Rappelons en effet les termes classiques de la définition de la vérité, tirés d’Aristote, qui écrit dans Del’interprétation: «sont vrais les énoncés qui sont en accord avec la réalité des choses.9» Si l’on s’en tient là, Austin semble tout à fait en accord avec cette définition classique. Lorsqu’il affirme qu’il ne considère pas du tout comme fausse l’idée selon laquelle une affirmation est vraie «quand elle correspond aux faits», il semble en effet que la définition proposée dans De l’interprétation puisse bénéficier de la même indulgence. Le problème commence lorsqu’il s’agit de qualifier cet accord et, plus crucialement encore, ce sur quoi il porte. Car Austin, comme Merleau-Ponty, prend acte du fait que ce ne sont jamais des phrases, c’est-à-dire des assemblages de mots infiniment réitérables, qui sont vraies, mais des énoncés réalisés par un locuteur dans un certain contexte.

1. Qu’est-ce qui est vrai? Des énoncés historicisés a) L’objetordinairedel’analyseaustinienne.Uneméthodephilosophique passiextraordinaire Lorsqu’on s’attache à caractériser la conception austinienne de la vérité, une première remarque, désormais banale mais incontournable, 9

19a 33.

Aristote, Del’interprétation, trad. fr. C. Dalimier, Paris, Garnier Flammarion, ch. 9,

222

ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

s’impose: Austin refuse de parler de la vérité, mais s’attache à étudier l’adjectif «vrai». Le célèbre article sur «La vérité» s’ouvre par ces mots: «Qu’est-ce que la vérité?» disait Pilate en plaisantant, et sans attendre de réponse. Pilate était en avance sur son temps. Car «vérité» en soi est un nom abstrait, le chameau d’une construction logique qui ne peut pas même passer par le chas d’un grammairien. Nous l’approchons chapeau bas et nos catégories à la main: nous nous demandons si la Vérité est une substance (la Vérité, le Corps de la Connaissance), ou une qualité (quelque chose comme la couleur rouge, quelque chose d’inhérent aux vérités), ou encore une relation («correspondance»). Les philosophes devraient toutefois faire porter leurs efforts sur quelque chose qui soit davantage à leur mesure. C’est plutôt de l’emploi, ou de certains emplois, du mot «vrai» qu’il faut discuter. Invino, peut-être, «veritas», mais dans un symposium tout à fait sobre «verum».10

Si l’on examine de près le diagnostic austinien, il peut paraître outré et contestable: il ne semble pas, à considérer nos usages ordinaires, que «la vérité» ne soit que le résultat d’une «construction logique». «Tu me dis vraiment la vérité?», «Tu crois que c’est la vérité?», «La vérité, c’est que l’on n’est pas totalement certain de l’existence des trous noirs» sont des expressions, si ce n’est quotidiennes, du moins tout à fait courantes. Si Austin évite de se pencher sur «la vérité», mais choisit de discuter, pour le citer, «de l’emploi, ou de certains emplois, du mot “vrai”», la raison en serait donc, selon nous, non pas que ce terme serait à éliminer, mais que son étude est embarrassée d’habitudes philosophiques et de questions stéréotypées qui obscurcissent souvent la réflexion. Cette vigoureuse entrée en matière ne doit donc pas nous leurrer: le changement initié par Austin n’est pas tant un changement d’objet qu’un changement de perspective et de méthode d’analyse. Comme on le sait, la méthode philosophique austinienne, parfois dénommée «philosophie du langage ordinaire», consiste à examiner «ce que nous dirions quand, quels mots employer dans quelles situations11». Cette méthode est parfois jugée très exotique d’unpointdevuephilosophique, comme si elle conduisait la philosophie sur des terres tout à fait inconnues d’elle, comme si elle la conduisait à changer radicalement d’objet, d’environnement, à quitter le terrain familier de la philosophie, que celui-ci soit le

10 11

«La vérité», p. 117/92. «Plaidoyer pour les excuses», p. 182/144.

ENTRE SIGNIFICATION ET USAGE: UNE VÉRITÉ EN ACTE(S)

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ciel des Idées ou l’arche-originaire Terre, pour revenir sur le continent avec les simples mortels12. En réalité, et contrairement à ce que suggère l’expression «philosophie du langage ordinaire», qu’Austin critique lui-même13, la méthode proposée par le philosophe oxonien n’a pas pour but de trivialiser la philosophie et ses objets – au sens où cela reviendrait à lui interdire de dire quoi que ce soit de neuf –, mais d’utiliser au mieux la grande richesse des distinctions que l’on fait dans la langue ordinaire (richesse qui est d’ailleurs d’autant plus grande, ou pour ainsi dire d’autant plus exploitable que nous sommes doués pour l’utiliser avec finesse, une qualité qui est bien sûr variable et, bien heureusement, perfectible14), et de faire apparaître ainsi les différents traits des choses dont nous parlons, c’est-à-dire des phénomènes du monde, naturel et social, dans lequel nous vivons. La méthode austinienne consiste donc à étudier ce que nous disons pour dévoiler avec subtilité la manière dont nous percevons et pensons tout ce qui fait notre vie. Comme il le précise: Quand nous examinons ce que nous dirions quand, quels mots employer dans quelles situations, encore une fois, nous ne regardons passeulement les mots (ou les «significations», quelles qu’elles soient), mais également les réalités dont nous parlons avec les mots; nous nous servons de la conscience affinée que nous avons des mots pour affiner notre perception, qui n’est toutefois pas l’arbitre ultime, des phénomènes.15

12 Sur cette question de l’espace propre à la philosophie, voir la question que pose Jean Wahl à Austin après l’intervention que celui-ci vient de donner à Royaumont: «La philosophie est-elle une île ou un promontoire?» (dans Cahiers de Royaumont (éd.), La philosophieanalytique, op.cit., p. 291) À cette question Austin répond par cette formule célèbre: «Si je cherchais une image de ce genre, je crois que je dirais qu’elle ressemble plutôt à la surface du soleil. “Aprettyfairmess” [Littéralement:unassezjoligâchis] […] La philosophie sans cesse déborde ses frontières et va chez les voisins. Je crois que la seule façon claire de définir l’objet de la philosophie, c’est de dire qu’elle s’occupe de tous les résidus, de tous les problèmes qui restent encore insolubles après que l’on a essayé toutes les méthodes éprouvées ailleurs. Elle est le dépotoir de tous les laissés pour compte des autres sciences, où se retrouve tout ce dont on ne sait pas comment le prendre.» (op. cit., pp. 292-293). 13 Ce nom, souligne-t-il lui-même, est «trompeur» (Ibid.). Stanley Cavell critique aussi cette appellation dans «Austin at criticism», Thephilosophicalreview, avril 1965, vol. 74, n°2, p. 205 sq.; trad. fr. C. Fournier et S. Laugier, «Austin critique», dans Dire etvouloirdire, Paris, Cerf, 2009, p. 199 sq. 14 Comme le souligne Jocelyn Benoist au sujet de notre capacité à reconnaître nos propres sensations et à les nommer correctement: «Il n’est jamais évident de reconnaître ses sensations, pour ne rien dire de quand ces sensations deviennent sentiments. Et comme tout ce qui n’est pas évident, cela s’apprend, et nous sommes plus ou moins bons à cela.» (Leslimitesdel’intentionnalité,op.cit., p. 202). 15 «Plaidoyer pour les excuses», p. 182/144.

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De ce point de vue, il nous semble que l’on est en partie justifié de rapprocher cette méthode de celle que prend à son compte MerleauPonty lorsqu’il use de toutes les subtilités du langage, de son style particulièrement souple et précis, pour décrire notre expérience et faire ainsi apparaître au lecteur ce que, philosophiquement, on a parfois tendance à négliger, à ne plus voir. De ce point de vue précis16, la proximité suggérée par le label proposé par Austin lui-même, la «phénoménologie linguistique17», ne nous semble pas usurpée. Pour conclure sur ce point, retenons une chose essentielle: en étudiant la manière dont nous employons les mots de «vrai», de «vérité» et le verbe «savoir» (la liste pourrait être, avec précautions, rallongée), Austin entend faire apparaître des traits fondamentaux de ces concepts en tant qu’ils constituent ce avec quoi nous pensons notre existence et ne sont pas (en un sens, la méthode austinienne le montre!) de pures inventions de philosophe. b) L’affirmationcommelieuduvrai Qu’est-ce qu’Austin découvre alors au sujet de la vérité et du vrai? La première constatation est, compte tenu de la méthode employée, triviale, mais déterminante: lorsque nous parlons de ce qui est vrai ou faux, nous qualifions parfois les «mots» et les «phrases», certes; mais ce à quoi on se réfère dans tous les cas, souligne Austin dans «La vérité», c’est aux «mots ou phrases entantqu’ilssont employésparunepersonnedonnée dansuneoccasiondonnée18». En effet, il n’est pas vrai ou faux de dire simplement à haute voix «l’arbre» (par exemple pour essayer de se faire une idée de ce que peut être la genèse du concept d’arbre qui est censée se produire en moi, d’après la Phénoménologiedelaperception, à chaque fois que j’en aperçois un spécimen), pas plus que la phrase «il y a un livre sur la table» n’est vraie ou fausse indépendamment de la considération d’une table particulière19. Comme le souligne de manière particulièrement claire Austin dans Lelangagedelaperception:

16 De ce point de vue précis seulement car, comme cela apparaîtra de plus en plus clairement au fil des prochaines pages, cette proximité ne doit pas être surestimée. 17 Soulignons-le: en 1956-1957, lorsqu’Austin écrit ces mots, il est fort probable qu’il connaisse déjà la phénoménologie, et peut-être même d’assez près; d’après Warnock en tout cas, les séances du samedi matin consacrées à Merleau-Ponty ont eu lieu avant 1959 («Saturday Mornings», dans I. Berlin (dir.), op.cit., p. 36). 18 «La vérité», p. 119/95. Traduction modifiée. 19 Et d’un certain nombre d’autres déterminations circonstanciées, comme nous allons le détailler ensuite; pour le moment, nous n’avons besoin que de démontrer le fait

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En bref, tel est le problème: il semble assez généralement reconnu aujourd’hui que si vous prenez simplement un lot de phrases (ou de propositions, pour employer le terme que Ayer préfère) impeccablement formulées dans l’une ou l’autre langue, il ne peut être question de les classer en phrases vraies et en phrases fausses. Car (laissant hors de portée de notre explication les énoncés dits «analytiques»), pour trancher la question de savoir si une phrase est vraie ou fausse, il ne suffit pas de savoir ce qu’est une phrase, ni même ce qu’elle signifie, mais il est nécessaire de connaître aussi, pour parler en termes très généraux, les circonstances dans lesquelles elle est énoncée. Les phrases ne sont pas, entantquetelles, vraies ou fausses.20

Ce qui est vrai, dit Austin, ce ne sont pas des «phrases», mais des «affirmations» [statements]21». Mais qu’est-ce qu’une «affirmation»? Qu’est-ce qu’un «statement» selon Austin? Comme on va le voir, la réponse est loin d’être claire. D’après certaines formulations de Quand dire,c’estfaire, l’affirmation constituerait un certain type d’énonciation («utterance»), de telle sorte que le vrai et le faux, la vérité et la fausseté, seraient des «dimensions d’appréciation22» d’un certain type d’énonciation (l’affirmation). Lorsque nous qualifions quelque chose de «vrai» ou de «faux», nous évaluerions donc un certain type d’acte de parole, nous lui attacherions une certaine valeur. Mais se pose alors une difficulté évidente – qui fait écho à l’un des problèmes affrontés par Merleau-Ponty: si ce qui est vrai n’est jamais qu’une affirmation réalisée par «unepersonnedonnéeenuneoccasion donnée23» et même, plus précisément (la relativisation apparaît alors non plus double, mais triple), un certain usage des mots par une personne donnée en une occasion donnée, qu’est-ce qui permet à une autre personne de la comprendre et, le cas échéant, d’apprendre grâce à elle quelque chose concernant les «faits», c’est-à-dire «la réalité des choses»? Qu’est-ce qui permet en somme à une affirmation, par définition triplement circonstanciée (un certain usage des mots par une certaine personne en une certaine occasion), et donc singulière, d’être soumise à une «appréciation que la prise en compte des circonstances de l’énonciation est nécessaire pour déterminer la vérité d’un énoncé, pas d’exposer l’ampleur de cette nécessaire prise en considération. 20 LP, p. 110-111/202. Comme le remarque malicieusement Charles Travis dans la préface d’Occasion-sensitivity, «il s’avéra qu’Austin se trompait grandement au sujet du “généralement reconnu”» (Occasion-sensitivity.Selectedessays,New York, Oxford University Press, 2008,p. 2, nous traduisons). Remarquons cependant qu’il ajoute – ce sera important pour la suite: «Il avait raison sur tout le reste. Le reste constitue l’idée centrale de la sensibilité à l’occasion.» 21 Ibid. 22 QDCF, p. 148/152. 23 «La vérité», p. 119/95. Traduction modifiée. Déjà cité infra.

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objective24» – comme Austin nous dit qu’elle l’est – ou, pour parler en termes frégéens, d’exprimer une pensée dotée de généralité? Comme nous allons le détailler à présent, l’une des clés qui permet de résoudre cette difficulté se trouve dans l’identification d’une certaine indétermination du concept austinien de «statement», dont l’un des symptômes consiste dans une forme de résistance à la traduction. Le terme de «statement» est employé par Austin tout au long de son œuvre, où il joue un rôle constant, mais sa traduction se trouve fort complexifiée par le fait que la détermination de ce qu’est un «statement», de ce qui, parmi les faits linguistiques observables, en relève ou non est l’un des enjeux majeurs de Quanddire,c’estfaire, où le terme se rencontre à de nombreuses reprises assorti de guillemets. La difficulté est que là où Austin remplace assez clairement (comme nous le détaillerons) un duo de concepts (constatif/performatif) par un autre (le trio locutoire/illocutoire/perlocutoire), le terme de «statement», pourtant presque identifié à l’un des termes du duo initial (le «statement» comme «énonciation constative»), est conservé tout au long de l’œuvre, et semble ainsi lui survivre, sans pour autant être clairement associé à tel ou tel concept du trio final: le «statement» se voit ainsi assigner un lieu au niveau illocutoire25 (c’est sur cette constatation que nous nous sommes basée au paragraphe précédent), maisaussi au niveau locutoire26! L’identification du «statement» se heurte en somme à une indétermination relativement embarrassante, qui sera l’un des enjeux de ce chapitre, et qui ne permet pas en outre de trancher aisément quant à sa meilleure traduction. En effet, si le terme français «énoncé» semble tout à fait correspondre à la caractérisation proposée par Austin dans «La vérité» («mots ou phrases entantqu’ilssont employésparunepersonnedonnéedansune occasion donnée»), pouvoir traduire correctement ce qui est en jeu au niveau locutoire, bénéficier en outre de l’amplitude sémantique dont jouit le «statement anglais», il semble malheureusement difficile de soutenir sans embarras qu’un «énoncé» («statement») est un certain type d’énonciation («utterance»), alors même que le texte anglais l’exige. En l’espèce, nous choisissons donc de conserver la traduction usuelle de «statement» par «affirmation», mais avertissons le lecteur du fait que ce concept, encore employé de manière (relativement) candide dans «La vérité», sera l’objet d’une reprise critique par la suite. Ce choix 24 25 26

QDCF, p. 140/144. QDCF, p. 146/149. QDCF, p. 98/111.

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semble du reste concorder avec le fait qu’Austin lui-même nous dit qu’il aurait pu admettre à la place du terme «statement» celui d’«assertion», dont la proximité avec «affirmation» nous semble patente. L’essentiel, en tout état de cause, ne réside pas là: c’est le problème de fond posé par l’omniprésence du concept d’affirmation dans la théorie des actes de parole qu’il va nous falloir affronter. 2. L’acte d’affirmer. L’adresse inconnue de la vérité a) Lesactesdelangagecontrelasémantiquedesconditionsdevérité À l’époque d’Austin comme à la nôtre, la conception austinienne (dont Strawson fut, à cet égard du moins, l’initiateur) pose en tout cas un problème clair à la position majoritaire au sein de la tradition analytique. À la question de ce qui permet à une affirmation circonstanciée d’être soumise à une «appréciation objective27», on répond en effet classiquement: lorsqu’on qualifie une affirmation de «vraie», ce qui est crucialement en jeu, ce n’est pas tant l’affirmation elle-même, en tant qu’énonciation historique – «l’usage historique d’une phrase par un énonciateur28» – que son contenu, ou sa signification, c’est-à-dire «ce qui est dit» par l’affirmation. L’affirmation, ensemble de signes dotés d’une existence concrète, serait donc le véhicule, ou le porteur, d’un contenu de pensée objectif, compréhensible et partageable a priori par tout être comprenant le langage employé. Comme cela se trouve présenté dans de nombreux textes29, la philosophie de l’esprit du vingtième siècle (qui se prolonge à maints égards au vingt-et-unième) rapporte fréquemment, le sens ou la signification d’un énoncé […] à une «proposition» qui est elle-même indexée sur le réel viades conditions de vérité déterminées. […] L’idée est que la signification des mots suffit à elle seule à déterminer quelle est la bonne application d’un énoncé composé de ces mots, encequ’elle fixe sesconditionsdevérité.30 27

QDCF, p. 140/144. «La vérité», p. 121/97. 29 Cf. par exemple B. Ambroise, «Pragmatiques de la vérité: sens, représentation et contexte, de G. Frege à Ch. Travis», art. cit.; David Wiggins, «Meaning and truth conditions: from Frege’s grand design to Davidson’s», dans B. Hale et C. Wright (dir.), ACompaniontothePhilosophyofLanguage, Oxford, Blackwell, [1997] 1999, pp. 3-28; ou encore A. Baz, «Knowing knowing (that such and such)», dans M. Gustafsson, The philosophyofJ.L.Austin, op.cit., 2011, pp. 146-174. 30 B. Ambroise, «Pragmatiques de la vérité: sens, représentation et contexte, de G. Frege à Ch. Travis», art. cit., p. 5. Nous soulignons. 28

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La réciproque de cette conception, qualifiée par Tyler Burge de «sémantique des conditions de vérité», est l’idée que l’on peut étudier la signification des mots «en se contentant pour l’essentiel de rechercher leurs “conditions de vérité”, sans considérer les différentes choses que l’on fait avec eux31.» Là contre, ce que l’on nomme à présent «le contextualisme» consisterait à dire que «la vérité n’est pas l’affaire du (seul) sens des mots, mais une question d’usage, c’est-à-dire pragmatique32.» Austin en serait (avec Wittgenstein) l’un des précurseurs, puisque l’on trouve dans «La vérité» une dénonciation claire de toute conception selon laquelle une «proposition» – alors rapportée par Austin à l’usage philosophique qui la définit comme «la signification et le sens d’une phrase ou d’une famille de phrases33» – pourrait être vraie: Mais, que l’on fasse ou non grand cas de cet usage, une proposition prise en ce sens ne peut, en tout cas, être ce que nous disons être vrai ou faux. Car nous ne disons jamais: «la signification (ou le sens) de cette phrase (ou de ces mots) est vraie»; nous disons ce que dit un juge ou un jury: «les mots, pris en ce sens, ou si nous leur attribuons telle ou telle signification, ou si nous les interprétons ou les comprenons ainsi, sontvrais»34.

Austin déclare ainsi sans ambiguïté que, si l’on reconnaît que seule une affirmation est vraie, c’est-à-dire que la considération de la vérité ne peut se passer d’une attention portée à l’usageque l’on fait des mots, la sémantique des conditions de vérité (ou ce qui en jouait le rôle à son époque) se trouve invalidée. La difficulté est que, si les implications critiques de l’œuvre austinienne sont (sur ce sujet du moins) tout à fait claires, il est beaucoup moins simple de reconstituer la théorie de la vérité alternative qu’elle proposerait. Il semble difficile de nier, nous semble-t-il, que cette considération de l’usage des énoncés est nécessaire à l’évaluation de leur vérité et de leur 31 A. Baz, «Knowing knowing (that such and such)», dans M. Gustafsson, The philosophyofJ.L.Austin, op.cit., p. 150. Nous traduisons. Cette position se trouve par exemple défendue par Donald Davidson: «Une signification littérale et des conditions de vérité littérales peuvent être assignées aux mots et aux phrases indépendamment de leurs contextes d’usage particuliers» (InquiriesintoTruthandInterpretation, New York, OUP, 2001, p. 14; nous traduisons). 32 B. Ambroise, «Pragmatiques de la vérité: sens, représentation et contexte, de G. Frege à Ch. Travis», art. cit., p. 2. A. Baz précise fort clairement la nature du conflit qui oppose les «philosophes du langage ordinaire» à la conception analytique traditionnelle sur la question du rapport entre signification («meaning») et usage («use) dans When wordsarecalledfor.ADefenseofOrdinaryLanguagePhilosophy, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 2012. 33 «La vérité», p. 119/94. 34 Ibid.

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fausseté (ce que reconnaissent tout à fait des auteurs comme Paul Grice ou, bien après lui, François Récanati35); toutefois, la simple mention de «l’usage» ou de «l’emploi» (qui traduisent le même terme, «use») est, comme l’affirmait Austin dès 1955, loin d’être suffisante: «Emploi» [«use»] est un mot désespérément ambigu, tout comme «signification», qu’on a maintenant coutume de tourner en dérision. Au vrai, le mot «emploi», qui a supplanté «signification», n’a pas une position beaucoup plus confortable.36

Saisir la radicalité de la réforme austinienne relativement à la vérité, c’est comprendre qu’elle ne consiste précisément pas à remplacer le terme de signification par celui d’«emploi» ou d’«usage», et cela impose de prendre la mesure de la radicalité de sa théorie des actes de langage. Le cœur de l’analyse austinienne du langage consiste en effet, d’une part, à montrer que toutes nos énonciations, qu’on ait l’habitude de les ranger dans la classe des affirmations ou dans celle des promesses, des constatifs ou des performatifs, constituent des actesdelangage – au sens où, pour reprendre l’ingénieuse traduction de Gilles Lane, «dire, c’estfaire», et ce l’est toujours –, mais aussi, et en ce qui nous concerne, surtout, à distinguer les différents types d’actes en jeu (et donc la polysémie de «l’emploi») pour chaque énoncé. Or, comme nous l’avons indiqué rapidement ci-dessus, la lecture d’Austin est rendue particulièrement ardue par le fait que, s’il est relativement aisé d’identifier ces différents types, l’analyse du niveau auquel il convient de situer et d’étudier l’affirmation, et donc la vérité, se heurte à une forme de prolifération du concept d’affirmation à toutes les strates ou presque de la théorie des actes de langage. C’est à cette tâche qu’il nous faut pourtant nous atteler. b) L’affirmation,unacte Si l’on suit la lecture proposée par Marina Sbisà dans «How to read Austin», le but d’Austin dans Quanddire,c’estfaire est de montrer que tout discours doit être considéré comme une action: la distinction «constatif/performatif», qui ouvre le livre, n’est de ce point de vue introduite par Austin que pour mieux être critiquée. Sa stratégie argumentative serait la suivante: Austin montre d’abord qu’il n’y a aucun moyen de distinguer clairement les énoncés constatifs des énoncés performatifs 35 À la suite de Sandra Laugier, nous pouvons nous référer à ce courant de pensée comme étant celui de «la pragmatique», par opposition à celui des «actes de langage» – le sens de cette distinction sera éclairci un peu plus loin. 36 QDCF, p. 100/113.

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– l’énonciation performative étant caractérisée par le fait qu’elle «ne dit pas, ou ne se limite pas à dire, quelque chose, mais qu’elle fait quelque chose37» –, pour la raison que tous nos énoncés accomplissent des actions du même type que celles qui sont accomplies par les énoncés performatifs, et il démontre ainsi que tous nos énoncés sont des actes, susceptibles de bonheur et de malheur, et non pas, ou pas uniquement, de vérité et de fausseté. En parlant, nous agissons donc plus que nous disons ou, plus exactement, le fait que nous disions quoi que ce soit ne se comprend qu’eu égard au fait que la parole constitue un acte. Découvrant alors que chaque acte de parole peut échouer, en tant qu’acte, de différentes façons, et se trouve donc soumis à différents types d’«accidents38» – diversité que la grossière distinction entre le constatif et le performatif réduisait donc artificiellement à deux, et dissimulait par là-même –, Austin distingue donc «différents “actes” abstraits», au premier rang desquels on retrouve la fameuse tripartition locution-illocutionperlocution, introduite au début de la huitième conférence. Avant d’introduire cette tripartition, commençons donc par rendre compte de cette première étape indispensable de l’analyse, où Austin subvertit la distinction du constatif et du performatif et démontre que le constatif, comme le performatif, constitue un acte. Lorsqu’on qualifie quelque chose de vrai ou de faux, l’objet de l’évaluation est, nous l’avons dit, une affirmation. Or, et tel est ce qui, dans les six premières conférences de Quanddire,c’estfaire, fait obstacle à la découverte de critères décisifs pour la frontière constatif/performatif, il n’est nullement évident de déterminer celles de nos énonciations qui peuvent être considérées comme des affirmations. Comme Austin le note au début de la première conférence, [o]n en est venu à penser communément qu’un grand nombre d’énonciations [utterances] qui ressemblent à des affirmations ne sont pas du tout destinées à rapporter ou à communiquer quelque information pure et simple sur les faits.39

Partant de l’hypothèse selon laquelle le monde des énonciations se diviserait en deux, les «affirmations» ou énonciations constatives40 d’un 37

QDCF, p. 25/57. QDCF, p. 147/149. 39 QDCF, p. 2/38. 40 Les guillemets utilisés dans tout ce passage indiquent assez – d’après l’analyse qu’Austin propose lui-même du discours indirect, que l’on utilise, dit-il, «si le sens ou la référence risquent de ne pas être clairement saisis» (QDCF, p. 96/111) – que le propos d’Austin ne va pas consister simplement à proposer une nouvelle analyse, plus complexe, de 38

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côté, les performatifs de l’autre, et cherchant un critère permettant de distinguer ces deux types d’énoncé, Austin découvre que ce qui semble caractériser le performatif – la possibilité d’un certain type d’échec, qui se mesure à l’aune de conventions attachées à l’acte produit par la parole et donc le fait d’être évaluable comme «heureux» ou «malheureux» – concerne aussi les constatifs41. Cette démonstration, initiée dans la quatrième conférence et approfondie dans la onzième, se trouve esquissée dès 1940 dans «La signification d’un mot». Pour reprendre l’un des exemples communs à ces deux textes: Dire «Le chat est sur le paillasson» laisse entendre que je crois qu’il l’est, en un sens de «laisser entendre» que G. E. Moore signalait récemment. Nous ne saurions dire «Le chat est sur le paillasson mais je ne crois pas qu’il le soit».42

Si on affirme «Le chat est sur le paillasson mais je ne crois pas qu’il le soit», on ne peut pas considérer qu’on ait affirmé quoi que ce soit. Cette phrase est «apparemment absurde43». L’essentiel, pour Austin, n’est cependant pas là: que les affirmations puissent échouer, en un sens, on le savait déjà avant lui. Mais on avait tendance à considérer qu’une affirmation qui échouait ne pouvait le faire que d’une manière: en étant contradictoire avec elle-même et donc en étant un «non-sens» [nonsense]. La pointe de son argument de 1940 consiste à montrer que l’échec de l’affirmation «Le chat est sur le paillasson mais je ne crois pas qu’il le soit» n’est dû à aucune contradiction, à aucun non-sens: «Le chat est sur le paillasson» et «je ne crois pas qu’il en est ainsi» ne sont pas des propositions contradictoires – «car le locuteur peut mentir44». L’échec est bien plutôt dû au fait que celui qui affirme «“Le chat est sur la paillasson”» «implique» au «sens particulier» (c’est-à-dire non conforme à la logique classique) de «laisse entendre»,«“je crois qu’il en est ainsi”.» Il s’agit alors, souligne Austin, d’«une convention sémantique (bien entendu, implicite) sur la façon dont nous employons les mots ensituation». ce que l’on appelle les «affirmations», mais, plus fondamentalement, à questionner ce dont on parle lorsqu’on utilise ce terme, c’est-à-dire le sens et la référence qui lui sont attachés. 41 Les différents types d’échecs possibles d’une affirmation sont détaillés et commentés par J.-P. Narboux dans «“There’s many a Slip between Cup and Lip”: Dimension and Negation in Austin», art. cit. 42 QDCF, p. 48/75. 43 «La signification d’un mot», p. 63/31. Dans les deux prochains paragraphes, toutes les citations sont extraites de cette page ainsi que de la suivante, p. 64/32. 44 Traduction légèrement modifiée.

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Or, qu’est-ce qui échoue alors? Le problème n’est pas que l’énoncé n’aurait pas de sens – ce que je dis lorsque je mens peut être tout à fait sensé, tout à fait compréhensible et réitérable –, mais que l’acte qui consiste à affirmer n’est pas mené à bien. Si Austin ne l’explicite pas alors en ces termes, les conférences de 1955 nous permettent de compléter le raisonnement: ce qui est en jeu ici n’est pas le sens de l’acte locutoire qui consiste à dire «Le chat est sur la paillasson», mais la valeur de l’acte illocutoire qui consiste à affirmer, lequel suppose une adhésion à ce que j’énonce. C’est précisément pour rendre compte de la différence entre ces deux types d’échecs, et donc entre les différents types d’actes dont ils constituent l’échec, qu’Austin va forger la tripartition déjà mentionnée entre locutoire, illocutoire et perlocutoire. La question qui justifie cette invention conceptuelle se trouve clairement posée à la fin de la septième conférence: Il est temps après cela de reprendre le problème à neuf. Il nous faut reconsidérer d’un point de vue plus général les questions: en quel sens dire une chose, est-ce la faire? en quel sens faisons-nous quelque chose en disant quelque chose? (Et peut-être aussi, ce qui est un autre cas: en quel sens faisons-nous quelque chose parle fait de dire quelque chose?) Un peu plus de clarté et de précision nous permettra sans doute de sortir un peu de cet embrouillamini.45

C’est donc pour introduire «un peu plus de clarté et de précision» dans cette thèse très générale selon laquelle nous faisons des choses en parlant qu’Austin introduit la tripartition locution-illocution-perlocution. Ces trois concepts désignent ainsi trois dimensions de chaque acte de langage ou, pour reprendre la description de Bruno Ambroise, «trois façons de faire des choses avec des mots […], trois perspectives différentes prises à l’égard d’un même énoncé qui réussit sur trois plans différents46». En outre, chacun de ces actes peut être lui-même divisé en plusieurs actes: l’acte locutoire, par exemple, est lui-même composé de trois actes différents: «l’acte “phonétique”», «l’acte “phatique”» et «l’acte “rhétique”47». L’acte phonétique consiste à «produire certains sons» – le résultat de l’acte est un «phonème»; l’acte phatique consiste à «produire certains vocables ou mots (i.e.certains types de sons appartenant à un certain vocabulaire, et en tant précisément qu’ils lui appartiennent) selon une certaine construction (i.e.conformément à une certaine grammaire, et entantprécisément qu’on s’y conforme), avec une certaine intonation, etc.» – le résultat de l’acte s’appelle un «phème»; l’acte rhétique, 45 46 47

QDCF, p. 91/107. B. Ambroise, Qu’est-cequ’unactedeparole?,Paris, Vrin, 2008, p. 23. QDCF, p. 92-93/108.

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enfin, consiste à «employer un phème ou ses parties constituantes dans un “sens” plus ou moins déterminé, et avec une “référence” plus ou moins déterminée48» – l’acte rhétique produit un «rhème». c) Unacte,maislequel?(L’évaluationdesénoncés.Leproblèmedela pluralitédesactes) La perspective ouverte par la théorie des actes de langage austinienne tend, comme il est connu, à profondément déstabiliser la sémantique des conditions de vérité, mais d’une manière qui n’est pas aussi limpide que ce que l’on considère parfois. De fait, il est clair qu’avec l’idée selon laquelle l’affirmation constitue un acte de langage, Austin ne met pas simplement en évidence le fait que la signification des mots dépend du «contexte propositionnel49» dans lequel nous les émettons – ce que Frege dit déjà lorsqu’il énonce dans la préface aux Fondementsdel’arithmétique50 son fameux «principe de contexte» –mais, en mettant au jour le fait que tous les énoncés sont des actes, il met aussi en cause l’idée selon laquelle tout énoncé viserait à dire quelque chose et, corrélativement, il souligne la pluralité des actes que nous accomplissons en parlant et donc la pluralité des critèresd’évaluation adaptés à ces différents types d’actes: l’idée que la réussite propre à l’affirmation vraie se situerait au niveau du dire, et non du faire se trouve ainsi interrogée.

48

Ibid. Comme le nomme Jocelyn Benoist dans son article sur les «Variétés d’objectivisme sémantique», dans J. Benoist (dir.), Propositionsetétatsdechoses, Paris, Vrin, 2006, p. 19. 50 «On doit rechercher ce que les mots veulent dire non pas isolément mais pris dans leur contexte [im Satzzusammenhange]» (G. Frege, Les fondements de l’arithmétique, trad. fr. C. Imbert, Paris, Seuil, 1969, p. 122). Notons qu’Austin lui-même traduit cette formule en ces termes: «never to ask for the meaning of a word in isolation, but only in the context of a proposition.» (G. Frege, The foundations of arithmetics, trad. ang. J. L. Austin, New York, Harper and Brothers, 2nde éd. révisée, [1953] 1960, p. xxii). La thèse se trouve précisée dans «La pensée. Une recherche logique», lorsque Frege écrit au sujet des cas où interviennent des indexicaux: «Dans tous les cas de ce genre, la simple lettre, telle qu’elle peut être fixée par écrit, n’est pas l’expression complète de la pensée, mais on a besoin, pour appréhender correctement celle-ci, encore de la connaissance de certaines circonstances qui accompagnent la parole, et qui, dans ces cas, sont employées comme des moyens de l’expression de la pensée.» (trad. fr. J. Benoist, dans B. Ambroise et S. Laugier (dir.), Textes-clés de philosophie du langage. I, op. cit., p. 100). Sur les différentes interprétations possibles de ce «principe de contexte», voir C. Gauvry, «De la sémantique pragmatique au contextualisme» (Corela[en ligne], 2013, HS-14). Sur son sens frégéen originel, voir J. Benoist, «Frege, philosophe de l’esprit» (dans Sandra Laugier et Sabine Plaud, Lecturesdephilosophieanalytique, Paris Ellipses, 2011, pp. 55-68), ainsi que Sensetsensibilité (Paris, Cerf, 2009). 49

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L’affirmation vraie se trouve en effet englobée dans un système théorique plus vaste, où elle ne constitue plus l’une des deux options possibles (constatif/performatif), mais un type d’acte illocutoire parmi bien d’autres, dont la réussite implique celle de plusieurs actes à des niveaux différents. Comme Austin le conclut dans la onzième conférence: Affirmer est tout autant exécuter un acte illocutoire qu’avertir, par exemple, ou déclarer. […] «Affirmer» semble ainsi répondre à tous les critères dont nous disposions pour reconnaître l’acte illocutoire.51

Cette citation pourrait être interprétée comme indiquant le plan sur lequel Austin déplace la question de la vérité: il s’agirait du plan illocutoire de la valeur de l’énoncé, et non plus celui de la signification. La difficulté est que, malgré ce qui peut apparaître comme un brouillage pragmatique du «dire» dans le «faire» – brouillage qui aurait pour corollaire, comme nous le détaillerons dans la partie suivante, une forme de renonciation à l’idée même de vérité générale –, Austin semble tenir au concept de vérité et vouloir préserver l’idée que nous puissions bien parler de choses qui ne dépendent pas strictement, pour être ce qu’elles sont, du certain usage que la certaine personne que nous sommes fait de certains mots en une certaine occasion. Si on lit attentivement «La vérité», Austin n’y souligne-t-il pas que ce qui constitue un «événement historique», ce n’est pas l’affirmation elle-même, mais le fait qu’elle est réalisée, ou, plus précisément, sa réalisation? Il y écrit en effet qu’«[u]ne affirmation est réalisée, et sa réalisation constitue un événement historique.52» À la solution, aussi séduisante qu’elle soit, selon laquelle on devrait positionner l’affirmation au niveau de l’illocutoire, Austin oppose plusieurs remarques: n’écrit-il pas, au moment où il définit l’acte locutoire, qu’il est parfois possible d’identifier dans deux actes rhétiques différents «“la même affirmation”53»? Ne conclut-il pas en outre son cycle de conférences en déduisant du fait que des actes a priori performatifs peuvent être également évalués en termes de vrai et de faux une association du vrai et du faux au niveau locutoire de l’énoncé? Il commence ainsi sa douzième conférence par ce «résumé»: D’une manière générale, et pour toutes les énonciations considérées (sauf peut-être les jurons), nous avons mis au jour:

51 52 53

QDCF, p. 134/139. «La vérité», p. 119/95. Traduction modifiée. QDCF, p. 98/111.

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1) La dimension bonheur/malheur 1. a) une valeur illocutoire 2) la dimension vérité/fausseté 2. a) une signification (sens et référence) locutoire.54

Enfin, n’est-il pas étrange que, comme nous le mentionnions rapidement, le terme «affirmer» soit encore assorti de guillemets au moment même, pourtant décisif pour la première interprétation envisagée, où il déclare le caractère illocutoire de l’acte d’affirmation? La passage de la catégorie du constatif à celle de l’illocutoire ne constitue pas le dernier mot de la théorie austinienne de l’affirmation. À cet égard, si le reproche que lui adresse Peter Strawson dans «La vérité55», selon lequel il confondrait l’affirmation avec un événement historique, nous semble injustifié, qu’Austin choisisse de ne pasrépondre à Strawson sur la nature de l’affirmation lorsqu’il rédige «Injuste envers les faits» paraît caractéristique d’une indéniable ambivalence, ou d’une explicitation insuffisante de sa théorie. Si l’on en croit les querelles qui opposent ses héritiers à ce sujet, on peut en tout cas penser qu’Austin nous a laissé un testament, si ce n’est à proprement parler ambigu, pour le moins – comme à son habitude du reste – elliptique. Notre opinion à ce sujet est que les différentes lectures de l’œuvre d’Austin sont permises, ou suscitées, par ses propres silences sur ce point. Notre projet en découle: dans ce qui suit, nous souhaitons rendre compte de cette complexité de la théorie des actes, y repérer les lieux de l’affirmation, les mettre en rapport avec les différentes lectures d’Austin et tâcher bien sûr, pour finir, de les ordonner.

3. La signification et l’usage. Trois lectures d’Austin a) CharlesTravis L’interprète qui a sans doute fait le plus grand cas de l’insistance d’Austin quant au fait que le concept de vérité ne se dissout pas dans celui de félicité est Charles Travis, qui propose pourtant d’interpréter la question de l’usage de manière fort radicale – d’où le qualificatif de 54

QDCF, p. 148/151. Peter Frederick Strawson, «Truth», Proceedings of the Aristotelian Society, 1950, Supp. Vol. XXIV, pp. 129-156; trad. fr. J. Milner, «La vérité», dans Études de logique et de linguistique, Paris, Seuil, 1977, pp. 217-242. Désormais désigné par «La vérité – 1950». La critique que nous mentionnons est développée pp. 129-133/pp. 217-221. 55

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«contextualisme radical» parfois associé à sa pensée. Selon lui, nous pouvons bien identifier, pour chaque énoncé, ce qu’il veut dire, mais cela n’est possible que grâce à l’intervention du contexte, intervention qui ne peut elle-même être déterminée hors contexte et se trouve donc «sensible à l’occasion» – toute tentative pour extraire le sens d’un énoncé de son contexte, c’est-à-dire pour l’identifier indépendamment d’un énoncé réalisé en une occasion donnée paraît ainsi vouée à l’échec. Or, cette idée est, selon Travis, directement issue d’Austin. Il présente ainsi «Austin’s point» dans la lumineuse introduction au recueil Occasion-sensitivity: [P]renez n’importe quelle phrase ouverte, avec le nombre de places vides supposées que vous voulez, chacune de ces places devant être remplie en faisant référence à une sorte de chose donnée. Prenez n’importe quelle séquence de choses, dont chacune peut servir de référence à la place correspondante. Ce que la phrase ouverte signifiealors est compatible avec le fait qu’elle dise n’importe laquelle des innombrables choses que l’on peut dire de ceschoses, auxquelles on a fait référence en fermant la phrase de cette manière. Par exemple, il y a une variété indéfinie de choses que l’on peut dire en disant de quelqu’un qu’il est à la maison à un certain moment (Êtes-vous à la maison quand votre maison, avec vous dedans, vient de glisser en bas de la colline?) […] Bien sûr, dire la vérité, c’est dire que les choses sont comme elles sont, et pas autrement. Mais quand on se demande si quelqu’un a dit la vérité, par exemple, en nous disant qu’il y a des biscuits sur le buffet, cela peutsusciter des questions portant sur ce que l’on veut compter comme réalisant cela. Si ces biscuits sont là depuis des mois, ou sont des biscuits pour chiens, est-ce que cela compte? Les circonstances dans lesquelles on évalue l’affirmation peuvent dans ce cadre être importantes pour répondre.56

Comme le résume Bruno Ambroise: Il ne suffi[rait] donc pas de disposer de deux éléments – la signification d’une phrase d’un côté (qui représente le monde), l’état du monde de l’autre – pour déterminer si une phrase est vraie. Un troisième élément doit intervenir: les circonstances d’usage qui déterminent comment l’énoncé pourrait être satisfait (étant donnés les deux premiers éléments). Ce qui suppose, de la part des locuteurs, une certaine sensibilité aux circonstances, leur permettant d’établir comment la vérité pourrait à cette occasion être établie.57

Le problème que nous rencontrons est qu’il a été contesté par certains auteurs que ce contextualisme, aussi radical qu’il puisse être, soit 56 C. Travis, Occasion-sensitivity, op. cit., pp. 2-3. La référence à «l’argument d’Austin» est une reprise critique (parodique?) de «l’argument de Frege», convoqué par Peter Geach contre Austin dans son article de 1965, «Assertion» (Philosophicalreview, 1965, vol. 74, n°4, pp. 449-465). Nous y reviendrons. 57 B. Ambroise, «Pragmatiques de la vérité: sens, représentation et contexte, de G. Frege à Ch. Travis», art. cit., p. 12.

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aussi déstabilisant pour la conception traditionnelle de la vérité que les travaux d’Austin. Cette lecture préserve en effet le concept de «vérité» et, semble-t-il, par là même, l’idée d’une «signification» objective qui serait ce sur quoi nous nous entendrions, dans des circonstances déterminées, et qui pourrait être vraie ou fausse. b) SandraLaugier Or, selon une autre perspective, inspirée cette fois-ci de Stanley Cavell, Sandra Laugier soutient qu’Austin nous invite à élargir le concept de vérité pour la définir comme une «adéquation à la réalité» évaluable pour «tous nos énoncés ordinaires58», et donc pour ceux que l’on classe traditionnellement dans la catégorie des «performatifs» comme pour les «constatifs». Vraidésigne une dimension générale de convenance – de ce qui est approprié, opportun dans telles circonstances.59

Comme le rappelle Sandra Laugier, Austin écrit en effet, dans Quand dire,c’estfaire, qu’ [i]l est essentiel de comprendre que «vrai» et «faux», comme «libre» et «non libre», ne désignent pas du tout quelque chose de simple, mais seulement une dimension qui a à voir avec le fait d’être une chose appropriée ou adéquate à dire, et non une chose à ne pas dire, dans ces circonstances.60

Ce qui est certain est que cette interprétation conteste tout à fait que l’affirmation dispose d’un quelconque privilège par rapport aux autres actes de langage, et par là même qu’il faille réserver à la manière dont elle «correspond aux faits61» un quelconque primat sur les valeurs dominant le reste de notre activité linguistique. Son inconvénient est qu’elle s’expose, plus que celle de Travis, à la question que nous avons posée à Merleau-Ponty: dans quelle mesure la vérité ne désigne-t-elle pas seulement, dans ces conditions, une forme d’adaptation purement circonstanciée d’un discours à une situation? Dans quelle mesure, en somme, nos énoncés peuvent-ils encore prétendre à une forme d’objectivité? Pour le dire en termes un peu brutaux, la sémantique n’est-elle pas ici engloutie par la pragmatique?

58 S. Laugier, Duréelàl’ordinaire.Quellephilosophiedulangageaujourd’hui?, Paris, Vrin, 1999, p. 139. 59 Ibid., p. 104. 60 QDCF, p. 144/148. 61 QDCF, p. 140/144.

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Dans Duréelàl’ordinaire¸Sandra Laugier refuse cette assimilation et soutient que «la doctrine d’Austin» comme «les réflexions de Wittgenstein» (qu’elle commente ensemble dans ce passage) «n’ont […] rien à voir avec ce qu’on entend couramment par pragmatisme, ou une conception pragmatique de la vérité», pour la raison que le caractère approprié que la doctrine d’Austin comme les réflexions de Wittgenstein veulent saisir est déterminé par des critères précis et énumérables – logiques – qui ne se résument pas, bien au contraire, à la réussite ou à l’effet du discours, à ce qui «marche».62

Une logique, et donc une objectivité, seraient ici préservées du fait des caractéristiques des critères employés pour déterminer la réussite des actes: ils devraient être «précis» et «énumérables». Le dilemme devant lequel nous place une telle doctrine est que, comme nous venons de le rappeler, l’un des éléments décisifs du contextualisme radical de Charles Travis est l’idée selon laquelle les critères qui nous permettent de juger du vrai et du faux ne sont pas déterminables apriori, hors contexte, indépendamment de l’occasion de tel ou tel énoncé donné. Nous pourrions interpréter, peut-être, la thèse de Sandra Laugier comme soutenant que ces critères ne sont énumérables qu’aposteriori, une fois l’énoncé effectué et jugé. Mais on ne voit pas, alors, ce qui distinguerait le caractère approprié déterminé par ces critères de n’importe quel autre fonctionnement. Une dernière solution serait que l’énumération de ces critères soit possible en contexte. Mais alors, la seule différence avec la position défendue par Charles Travis serait qu’il n’est ici reconnu au vrai aucune spécificité. En tout état de cause, il y a là une tension qu’on ne peut négliger. Il paraît ainsi nécessaire de choisir, d’une part, entre la conception de la vérité défendue respectivement par Charles Travis et par Sandra Laugier, mais aussi, d’autre part, entre leurs lectures d’Austin, qui paraissent de ce fait incompatibles (à moins que l’on ne pense qu’Austin lui-même se contredit – ce qu’il est impossible d’exclure apriori, mais ne peut constituer un principe de lecture). c) AvnerBaz Avant de s’atteler à cette tâche, un troisième point de vue sur Austin doit cependant être présenté dès lors qu’il peut sembler médian relativement à l’opposition mise en scène à l’instant. Plus récemment, et de manière plus ouvertement critique à l’égard de la lecture travisienne 62 S. Laugier, Duréelàl’ordinaire.Quellephilosophiedulangageaujourd’hui?, op.cit., p. 105.

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d’Austin, Avner Baz a dénoncé ce qui constitue à ses yeux une importance démesurée accordée par cette lecture à la question de la vérité63. Selon ses propres termes, le contextualiste est encore marié avec la conception représentationnaliste du langage qui imprègne le programme dominant et cela le conduit à mésinterpréter ce qu’il y a de vrai dans sa propre position.64

Par rapport aux positions respectives de nos deux précédents protagonistes, Avner Baz semble rejoindre Sandra Laugier dans sa critique de la domination de l’étude du langage par un certain idéal de vérité qui demeurerait représentationnel: comme l’a fait remarquer Bruno Ambroise, Charles Travis souligne régulièrement le fait qu’il ne parle que d’énoncés constatifs65 mais, ce faisant, il se place, du point de vue d’Avner Baz comme de Sandra Laugier, en deçà de ce que celle-ci appelle «l’explosion finale de la distinction performatif/constatif66». Mais par ailleurs, Avner Baz semble faire droit – négativement du moins – à l’analyse travisienne en montrant que, si l’on prend acte de cette explosion, il faut renoncer à la supposition selon laquelle l’application de nos mots aux faits «devrait toujours être évaluable en termes de vérité et de fausseté67». Loin d’être une pure question de terminologie, il nous semble que ce désaccord entre Avner Baz et Sandra Laugier est fonction de leurs conceptions divergentes des critères – énumérables ou non, précis ou non, c’est-à-dire, selon les termes de Sandra Laugier, «logiques» ou non – qui nous permettent de juger de l’appropriation de nos énoncés aux situations. Qu’est-ce qui nous permet de dire la vérité de ce nous percevons? La réponse apportée par Austin à cette question doit être démêlée. II. L’ÉNONCÉ DANS TOUS

SES ÉTATS

Pourquoi l’héritage austinien est-il si contrasté? La raison en est la complexité des implications de la philosophie des actes de parole. L’analyse austinienne montre en effet, nous l’avons rappelé, que tous nos 63 Cf., par ordre chronologique, A. Baz, «The Reaches of Words», International JournalofPhilosophicalStudies, 2008, n°16, pp. 31-56, A. Baz, «Knowing Knowing (that Such and Such)», art. cit.; ainsi que A. Baz, WhenWordsAreCalledFor., op.cit. 64 A. Baz, Whenwordsarecalledfor, op.cit., p. 135. 65 B. Ambroise, «Austin and Travis on Truth», exposé prononcé à l’Universidade do Porto le 20 mai 2014. 66 S. Laugier, Duréelàl’ordinaire, op.cit., p. 142. 67 A. Baz, Whenwordsarecalledfor, op.cit., p. 200.

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énoncés, qu’on ait l’habitude de les classer dans la catégorie des affirmations ou dans celle des promesses, constituent des actes de langage; la conséquence en serait, les différentes conceptions décrites ci-dessus le montrent, un certain brouillage de la distinction entre dire et faire. En réalité, comme Austin le remarque lui-même, la thèse que nous venons d’indiquer est, en un certain sens, triviale, elle n’est guère nouvelle. Selon son propre jugement, l’apport essentiel de son travail sur les actes de langage n’est pas constitué par cette thèse, mais par l’élaboration qu’il propose de différents typesd’actes de langage, par l’analyse de ce qui les distingue et de ce qui, dans nos différents emplois du langage, relève de tel ou tel de ces types, un accent particulier étant mis, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, sur la dimension illocutoire de l’activité langagière. Comme il le souligne lui-même dans cette fameuse huitième conférence où il propose une première typologie des actes de langage: Notre intérêt, dans ces conférences, va essentiellement à l’illocutoire, dont nous voudrions faire ressortir l’originalité. On a constamment tendance en philosophie à l’escamoter au profit des deux autres.68

Or, si Austin se méfie du terme de «signification» autant que de celui d’«emploi», c’est précisément parce qu’il leur reproche de brouiller ces distinctions! Nous avons déjà vu comment les termes «signification» et «emploi d’une phrase» peuvent brouiller la distinction entre les actes locutoires et les actes illocutoires. Nous remarquons maintenant que parler de l’«emploi» du langage peut aussi jeter la confusion entre les actes illocutoires et perlocutoires. Il nous faudra donc les distinguer avec le plus grand soin, dans un instant.69

En quel sens, donc, la vérité est-elle, selon Austin, question de l’usage que l’on fait de nos mots? Pour s’en rendre compte, c’est la complexe 68

QDCF, p. 103/115. Ibid. Il est sans doute utile de remarquer qu’à la date où Austin prononçait ces mots, il avait consacré, avec son groupe de travail du samedi matin, de nombreuses séances à la lecture suivie des Recherchesphilosophiquesde Wittgenstein. G. Warnock, qui participait à ces séances, écrit ainsi: «Mon impression est que ce furent des passages de L’EthiqueàNicomaqued’Aristote que nous discutâmes le plus régulièrement. Après 1953, les Recherches philosophiques de Wittgenstein furent mises sur le tapis presque aussi souvent.» («Saturday Mornings», art. cit., p. 36. Nous traduisons). Il est fort probable à ce titre que les formules assez acerbes d’Austin sur le concept d’«emploi» aient eu pour cible la célèbre remarque 43 des Recherchesphilosophiques: «Pour une largeclasse des cas où il est utilisé – mais non pour tous –, le mot “signification” peut être expliqué de la façon suivante: La signification d’un mot est son emploi [“use”] dans le langage.» (L. Wittgenstein, Recherchesphilosophiques,op.cit., p. 50). 69

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architecture des actes de langage telle qu’Austin la dispose à partir de la huitième conférence de Quand dire, c’est faire qu’il faut restituer. Austin montre en effet dans cet ouvrage que, lorsque nous parlons, nous accomplissons différentes choses à différents niveaux. L’unité de l’acte de parole n’est pas une unité simple, mais une unité complexe. Or, si on l’examine attentivement, les débats suscités par l’opposition entre une conception «performative» de la vérité et une conception «sémantique» deviennent sans objet.

1. Locutoire et illocutoire. Contexte à tous les étages Voici les caractéristiques des différents actes telles qu’elles se trouvent énoncées au début de la huitième conférence. Exécuter un acte locutoire consiste à faire quelque chose. À savoir la production: de sons, de mots entrant dans une construction, et douée de signification. Entendez signification [meaning] comme le souhaitent les philosophes, c’est-à-dire: sens et référence.70

Faire, au niveau locutoire, c’est simplement «dire» – l’action à laquelle correspond cette dimension de l’acte de parole consiste ainsi à réaliser un «discours» (nous reviendrons sur ce terme dans un instant). «L’objet essentiel» de l’étude austinienne, selon ses propres termes, c’est cependant l’acte suivant: l’acte illocutoire. En effet, pour un énoncé donné, identifier l’acte illocutoire exige de s’interroger sur «la manière» et «le sens [sense] dans lesquels en chaque occasion nous l’“utilisons”71.» Dans l’acte locutoire, nous utilisons le discours. Mais comment, précisément, l’y utilisons-nous? Car le discours [speech] a de nombreuses fonctions, et très nombreuses selon les manières dont nous l’employons; en un sens – sens (B*) – l’acte sera très différent suivant la manière et selon le sensdans lesquels, en chaque occasion, nous l’«utilisons».72

Ce qui importe à ce niveau, c’est donc la manière dont on identifie cette «manière» et ce «sens», qu’Austin nomme «valeur» à la page suivante (par souci d’éviter toute confusion, nous adoptons désormais ce vocable). Remarquons-le, cette distinction permet de retraduire le problème apparu dans la première partie de ce chapitre lorsque nous avons fait 70 71 72

QDCF, p. 94/109. QDCF, p. 99/112. Ibid.

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apparaître, à la suite d’Austin, les différents types d’échecs possibles de l’affirmation. Qu’un énoncé affirme quelque chose suppose plusieurs choses sur le plan de l’acte: l’affirmation suppose l’accomplissement d’un acte de langage qui dit quelque chose, qui parvient à dire quelque chose – un acte locutoire réussi, donc –, mais aussi l’accomplissement d’un acte de langage qui affirme – c’est-à-dire un acte illocutoire à valeur d’affirmation. Qualifier un énoncé de «vrai» ne reviendrait donc pas seulement à porter un jugement sur sa signification, et donc sur sa dimension locutoire, mais également à évaluer sa valeur illocutoire: la vérité d’un énoncé suppose que l’énoncé ait une certaine valeur illocutoire. Comme le souligne Jocelyn Benoist: «la vérité (et la fausseté) n’est pas indépendante de toute force et préalable à celle-ci: elle suppose éminemment la mise en jeu d’une certaine force.73» Cette première distinction entre locutoire et illocutoire, aussi éclairante soit-elle, suscite cependant un premier commentaire. Car, selon la manière dont on définit l’énoncé, on pourrait en effet considérer que l’acte locutoire consiste aussi à l’utiliser: pour identifier un acte locutoire, en effet, la simple considération des mots prononcés ne suffit pas, puisque la troisième dimension de l’acte locutoire, l’acte rhétique, consiste à «employer ces vocables dans un sens et avec une référence plus ou moins déterminés74», ce qui suppose la considération du contexte d’énonciation – attestée par le fait que l’acte rhétique est l’objet, souligne notre auteur, du «discours indirect» –, et donc une certaine variabilité du «sens» et de la «manière» avec lesquels nous employons les mots. S’impose alors une précision qui n’est, à notre connaissance, jamais faite. Car lorsqu’Austin définit l’acte illocutoire, il ne parle justement pas de la manière et du sens dans lequel nous employons les mots: l’objet considéré ici, c’est le discours [speech]. Or, cette précision est déterminante si l’on considère la distinction opérée par Austin, assez discrètement certes, entre «langage» [language] et «discours» [speech]. Glosant sur la différence entre l’acte phatique et l’acte rhétique, Austin précise ainsi: Le phème est un élément de langage [language]: son défaut spécifique serait d’être un non-sens – d’être sans signification. Mais le rhème est un élément de discours [speech]: son défaut spécifique serait d’être vague, ou vide, ou obscur, etc.75 73 J. Benoist, «Sens et performance», dans Gilles Kévorkian (dir.), Le langage, Paris, Vrin, 2013, p. 169. 74 Ibid., p. 95/110. 75 Ibid., p. 98/112.

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Nous avons grâce à cette distinction les moyens de déterminer avec précision le niveau où l’illocutoire se distingue du locutoire: alors que le locutoire se situerait au niveau où nous utilisons le langage pour en faire un discours, il s’agirait avec l’illocutoire de la manière et du sensdans lesquels, en chaque occasion, nous utilisons, non pas le langage, mais le discours76. Lorsque, commentant la différence entre acte locutoire et acte illocutoire, Austin écrit qu’«il s’agit d’un acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose77», on peut donc comprendre qu’utiliser le langage de manière à émettre un discours, c’est dire quelque chose, alors que lorsqu’on utilise le discours, nous sommes dans une forme de relation utilitaire78 avec ce dire et ce discours: on agit endisant quelque chose. Notons bien ce point: le contexte, chez Austin, intervient dès la réalisation de l’acte locutoire et vient déterminer, comme dans la sémantique pragmatique, «ce qui est dit» par l’énoncé. 2. Illocutoire et perlocutoire. Le problème des frontières de l’acte de langage Nous voici donc à la question des différents emplois possibles du discours, de ses différentes valeurs. Encore une fois, fixer la frontière haute de l’illocutoire, si l’on peut dire, suppose quelques précautions, qui se trouvent relativement bien documentées dans la littérature secondaire (quoiqu’elles aient été négligées par quelques contradicteurs célèbres d’Austin). Ce qui permet de caractériser les différents valeurs illocutoires du discours, ce ne sont pas leurs effets, considérés dans leur globalité, mais, beaucoup plus spécifiquement, leurs «conséquences conventionnelles». L’acte perlocutoire est en effet défini en ces termes: Selon un sens différent (C), produire un acte locutoire – et par là un acte illocutoire –, c’est produire encore un troisième acte. Dire quelque chose produira souvent – le plus souvent – certains effets sur les sentiments, les 76 Nous retrouvons ici une opposition semblable à celle que propose Saussure entre «la langue» et «la parole», l’immense différence étant que chez Austin le «discours» n’est pasindividuel, mais régi par des règles sociales tout autant que l’est la langue, ou le langage. Nous reviendrons dans le chapitre 7 sur cette discordance majeure, dont l’étude de l’œuvre merleau-pontienne permet de vérifier la survivance par-delà les écrits du linguiste suisse, et ce malgré l’évidente distance prise par Merleau-Ponty à l’égard de la conception saussurienne de la parole. 77 Ibid., p. 99/113. 78 Toutàfaitrelative, en particulier si on la compare avec la troisième dimension de l’acte de parole, le perlocutoire (cf infra, le 2 de ce II).

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pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore. Et l’on peut parler dans le dessein, l’intention, ou le propos de susciter ces effets.79

Par contraste avec la définition de l’illocutoire, il s’agit avec le perlocutoire non d’actes effectués en disant quelque chose, mais «d’actes que nous provoquons ou accomplissons parle fait de dire une chose80». L’utilisation des préfixe «il» et «per» manifeste ainsi une opposition entre une intériorité et une extériorité, qui est du reste explicitée au début de la neuvième conférence: si l’acte perlocutoire est provoqué et accompli parlefait de dire une chose, il n’est pas identique au fait de dire une chose, c’en est, pour reprendre les termes d’Austin, la «conséquence». Et l’on doit bien, précise-t-il, «séparer nettement l’acte effectué […] et ses conséquences.81» Or, une telle exigence de séparation pose problème. Car s’il est fondamental de distinguer l’acte de ses conséquences, et donc le fait de dire de ses conséquences, pourquoi caractériser l’acte perlocutoire comme un acte de langage, ou comme un type d’acte de langage, et non simplement comme les conséquences de l’acte de langage? La séparation nette qu’Austin appelle de ses vœux entre l’acte et ses conséquences semble ainsi justifier le problème que pointe Marina Sbisà dans un article consacré à la tripartition qui nous occupe ici: Austin semble avoir traité de la perlocution dans le seul but de la mettre en contraste avec l’illocution, et non pour elle-même. Il entreprend d’explorer le problème général de ce que c’est pour un locuteur que d’effectuer un acte perlocutoire (par opposition avec un acte illocutoire), mais néglige des problèmes spécifiques possibles relatifs aux types de perlocution. Cela a peut-être contribué à rendre sa notion de perlocution difficile à comprendre – si cela ne lui refuse pas simplement toute pertinence dans une théorie des actes de langage.82

Si tout acte doit être distingué de ses conséquences, et si l’acte perlocutoire consiste dans les conséquences de l’acte qui consiste à dire quelque chose, le perlocutoire semble ne pas être un acte de langage. Et pourtant, manifestement, selon Austin, il en est un83. 79

QDCF, p. 101/114. QDCF, p. 108/119. 81 QDCF, p. 110/120. 82 Marina Sbisà, «Locution, Illocution, Perlocution», dans Marina Sbisà et Ken Turner (dir.), PragmaticsofSpeechActions, Berlin, De Gruyter Mouton, 2013, p. 58-59. 83 Son analyse étant, par exemple, très clairement résumée au début de la dixième conférence sous la rubrique «nous avons repris le problème à neuf et étudié selon quels sens dire quelque chose consiste à faire quelque chose»: QDCF, p. 120/129. 80

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3. L’unité de l’acte: un enjeu descriptif La solution à ce problème est indiquée par l’auteur lui-même, mais dans un passage antérieur à la neuvième conférence: elle consiste au fond à insérer la théorie des actes de langage d’Austin dans sa théorie de l’action. Reste cette objection à nos actes illocutoires et perlocutoires selon laquelle la notion d’acte même n’est pas claire. Nous y répondrons par une théorie générale de l’action. L’«acte» est généralement tenu pour un événement physique précis, effectué par nous, et distinct à la fois des conventions et des conséquences. Mais a) L’acte illocutoire et même l’acte locutoire peuvent envelopper des conventions. […] b) L’acte perlocutoire peut inclure d’une certaine manière des conséquences – ainsi lorsque nous disons «Par l’acte x, je faisais y». L’acte en réalité entraîne toujours des conséquences (plus ou moins considérables) et certaines d’entre elles peuvent être imprévues [unintentional]. Il n’y a pas de limite à l’acte physique minimum. Que l’on puisse importerdansl’actelui-mêmeunesérieindéfinimentlonguedeceque nouspourrionsaussiappelerles«conséquences»del’actec’estlà– ou cequidevraitêtre –unlieucommunessentieldelathéoriedulangage quitoucheàl’«action»engénéral.84

Et il prend alors un exemple très éclairant pour notre propos: Si on nous demande, par exemple, «Qu’a-t-il fait?», nous pouvons répondre «Il a tué l’âne», ou «Il a tiré un coup de fusil», ou «Il a appuyé sur la détente», ou «Il a remué l’index». Et toutes ces réponses peuvent être correctes.85

Ce passage est selon nous la clé qui permet de comprendre à la fois pourquoi l’acte perlocutoire est bien un acte de langage et – plus significativement pour nous – ce que sont l’acte locutoire, l’acte illocutoire et l’acte perlocutoire les uns par rapport aux autres. Austin dit très clairement dans ce texte qu’il est possible de considérer que fait partie de l’acte une série de conséquences qui est indéfinie apriori, et donc qu’il 84 QDCF, p. 106/117-118. Nous soulignons et modifions fortement la traduction officielle, qui suggère une forme d’essentialisme de l’acte, ou de sa définition, que l’argumentation austinienne vise précisément, selon nous, à contester. En anglais, Austin écrit en effet: «That we can import an arbitrarily long stretch of what might also be called the “consequences” of our act into the nomenclature of the act itself…», ce que «Que l’acte lui-même comporte la série indéfiniment longue de ses “conséquences”» ne fait pas, selon nous, bien ressortir. 85 QDCF, p. 107/118.

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n’y a pas de frontière absolueentre ce qui constitue un acte et ce qui doit être considéré comme produit par lui, et donc extérieur à lui: en la matière comme en d’autres, tout dépend des circonstances. Par exemple, ce qui serait considéré d’un point de vue physicaliste comme un même geste peut être décrit selon différents points de vue comme différentes actions, plus ou moins étendues dans le temps, incluant plus ou moins ce qui n’est considéré, selon d’autres perspectives, que comme les conséquences des autres actions86… C’est en tout cas selon cette perspective qu’il faut comprendre la relation entre les différents actes: la locution, l’illocution et la perlocution sont, en un sens, le même acte, décrit selon trois perspectives différentes, la perlocution incluant en elle ce qui n’est considéré du point de vue de l’illocution que comme des conséquences. Chaque énoncé donne l’occasion d’une pluralité de descriptions en termes d’acte, pluralité qu’Austin organise selon sa fameuse tripartition. Il faut donc séparer l’acte de ses conséquences, mais ce qui nous manquait pour ne pas mésinterpréter cette idée, c’était la thèse fondamentale selon laquelle la définition de l’acte, et donc la distinction de l’acte et de ses conséquences, est contextuelle, que l’acte de langage n’est pas en lui-même identique à un acte illocutoire, qu’il ne s’y identifie que contextuellement, selon les fins de notre description de l’acte, et donc que la distinction entre l’acte illocutoire et l’acte perlocutoire n’implique pas que ce dernier ne soit pas un acte de langage. Ce qui distingue alors l’illocution de la perlocution, c’est l’idée que sont intégrées à l’acte perlocutoire les «vraies conséquences, dénuées de tout élément conventionnel87» de l’acte de parole, alors que l’illocution n’inclut que ses conséquences conventionnelles, qu’Austin préfère d’ailleurs qualifier du nom d’«effets»88. La perlocution a donc comme caractéristique le fait qu’elle constitue un changement dans le cours naturel des événements, cette naturalité des conséquences du perlocutoire devant être opposée au caractère conventionnel des effets de

86 Voir l’article de Valérie Aucouturier, «Descriptions de l’action: Austin et Anscombe», dans C. Al-Saleh et S. Laugier (dir.), JohnL.Austinetlaphilosophiedulangage ordinaire,Hildesheim, Zürich et New York,G. Olms,2011, pp. 245-267. 87 QDCF, p. 102/115. 88 Sur ce point, voir par exemple le moment de la neuvième conférence où Austin précise que, à proprement parler, l’illocutoire ne produit pas de conséquences, mais des effets, la production de conséquences étant la caractéristique exclusive du perlocutoire (QDCF, p. 115/124).

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l’illocution89. Austin le dit de manière tranchée au début de la dixième conférence: Les actes illocutoires sont conventionnels; les actes perlocutoires nele sont pas. Des actes des deux types – ou, plus précisément, des actes désignés par le même mot (par exemple, des actes équivalant à l’acte illocutoire d’avertir, ou à l’acte perlocutoire de convaincre) – peuvent être exécutés sans qu’on use de paroles; mais même alors, l’acte (l’avertissement par exemple) doit être un acte non verbal conventionnel pour mériter d’être appelé illocutoire; et, en revanche, les actes perlocutoires ne sont pas conventionnels, bien qu’on puisse les susciter par des actes qui le sont. Un juge devrait pouvoir décider, en entendant ce qui a été dit, quels actes locutoires et illocutoires ont été exécutés; mais non quels actes perlocutoires.90

Retenons pour finir deux points de cette analyse: d’une part, l’illocutoire se définit, par opposition au perlocutoire, par son caractère conventionnel – en produisant un acte illocutoire, on produit «des énonciations ayant une valeur conventionnelle91», qui peuvent être de différents types, correspondant à différentes «dimensions d’évaluation»; d’autre part, la distinction entre les différents actes est de l’ordre de l’abstraction. Ce sont les nécessités de la description, la perspective adoptée en chaque situation, qui font que nous intégrons à un acte telle ou telle de ses conséquences. III. ENDURANCE DE

LA VÉRITÉ

Qu’en est-il alors de l’adjectif «vrai»? De quelle réussite parlonsnous précisément lorsque nous qualifions un énoncé à l’aide de cet adjectif? À quel niveau doit être analysée l’affirmation? Nous allons commencer par envisager l’hypothèse la plus simple, et probablement 89 Si l’on devait se pencher davantage sur la question du perlocutoire, une question s’imposerait alors: si l’acte perlocutoire comporte en lui des conséquences non conventionnelles, qu’est-ce qui nous permet de juger de ce qui relève bien de cet acte et de ce qui n’en relève pas? Comme nous l’avons développé à l’occasion d’une journée d’étude consacrée à la question du perlocutoire en mai 2014, il nous semble qu’il faudrait ici faire droit à une forme de convention au niveau du perlocutoire, normant ce à quoi le locuteur est censé faire attention lorsqu’il accomplit tel ou tel acte illocutoire, et ce de manière à rendre compte d’une forme de limitation du perlocutoire, et de l’imputabilité qu’il implique. Ce point mériterait bien sûr d’être démontré, mais ce chapitre n’est pas le lieu pour cela. 90 QDCF, p. 129/120-121. 91 QDCF, p. 108/119.

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celle qui rend compte des thèses les plus massives de Quanddire,c’est faire; son examen nous conduira à introduire dans l’analyse des éléments propices à la complexifier.

1. L’affirmation comme acte illocutoire, le «vrai» comme évaluation de l’acte illocutoire Comme nous l’avons expliqué, en cherchant (à des fins didactiques) un critère qui permettrait d’opposer constatifs et performatifs, Austin a découvert que l’affirmation pouvait échouer non seulement parce qu’elle ne «disait rien» de sensé, mais parce qu’elle n’affirmait rien à proprement parler, et qu’elle supposait donc l’accomplissement de l’acte locutoire qui consiste à dire quelque chose, mais aussi de l’acte illocutoire qui consiste à affirmer en disant. Il paraît alors parfaitement cohérent que, lorsqu’il s’agit de revenir dans l’antépénultième conférence sur l’opposition entre constatif et performatif, Austin conclue: «“Affirmer” semble ainsi répondre à tous les critères dont nous disposions pour reconnaître l’acte illocutoire.92» En conséquence, si l’adjectif «vrai» doit prendre une place dans cette théorie, il semble logique de considérer qu’il constitue un critère d’évaluation de la réussite de l’acte illocutoire qui consiste à affirmer, que le «vrai», en somme, soit le nom que prend la félicité lorsqu’il s’agit des affirmations. La difficulté est que – des auteurs comme Sandra Laugier et Avner Baz y ont bien insisté à la suite de Stanley Cavell –, le «vrai» et le «faux» ne sont pas les seuls critères d’évaluation des affirmations, et qu’une affirmation peut être réussie sans être vraie pour autant – le «vrai» serait ainsi destitué de toute primordialité dans l’évaluation des actes de langage et même, plus radicalement encore, dans l’évaluation des affirmations. Ce point nous invite à nous demander, comme certaines des formules d’Austin nous y inclinent, si le «vrai» est un objectif réaliste, un idéal selon lequel on peut légitimement juger nos assertions. Si tel n’était pas le cas, la théorie des actes de langage aurait bien pour conséquence l’engloutissement de la question de la vérité dans celle du bon usage et de la convenance – que l’on donne à cette dernière le nom de vérité ou non ne serait évidemment pas anodin, mais ne pourrait conduire à sous-estimer l’importance de l’infléchissement conceptuel réalisé. D’une manière 92

QDCF, p. 133/139-140.

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qui est en réalité faussement paradoxale, il nous semble pourtant que les analyses austiniennes nous permettent au contraire d’éprouver toute l’importance et la spécificité attachées à la vérité dans le langage des hommes, et donc dans leur vie. a) Levraietl’heureux:touteaffirmationheureuseest-ellevraie? Commençons par le plus intuitif et considérons que la qualification d’un énoncé par «vrai» ou «faux» sanctionne l’évaluation des affirmations et donc que le terme de «vrai» – ou de «vérité» – est le nom que prend le terme d’«heureux» – ou de «félicité» – pour les actes illocutoires particuliers que sont les affirmations. Cette idée, en dépit de son caractère intuitif, est controversée et contestable. Car que démontre Austin? Dans la onzième conférence de Quanddire,c’estfaire, il insiste bien sur le fait que la félicité et la vérité ne sont pas des caractéristiques contradictoires, ou incompatibles, qui ne pourraient s’appliquer aux mêmes énoncés: une affirmation vraie, souligne-t-il au contraire, est aussi une affirmation réussie et certains actes de langage qui ne sont pasdes affirmations et dont on pourrait donc penser qu’ils ne sont évaluables qu’en termes de «félicité» – comme les avertissements par exemple93 – peuvent aussi être évalués en termes de vrai et de faux. Il n’y a donc pas nécessairement conflit entre a) Le fait que, en produisant l’énonciation, nous effectuions quelque chose, b) Le fait que l’énonciation soit vraie ou fausse.94

Néanmoins, et c’est sur ce genre de remarques que se fondent les interprétations cavelliennes de notre auteur, certaines formulations d’Austin semblent suggérer qu’une affirmation peut être heureuse, réussie, sans être pour autant «vraie». «La France est hexagonale», par exemple, est une affirmation qui n’est en elle-même ni vraie ni fausse – il semble en effet bien difficile d’identifier dans notre pratique linguistique courante des critères qui permettraient de trancher aprioridans un sens ou dans un autre: Il s’agit tout simplement d’une affirmation sommaire: voilà la bonne et définitive réponse à la question concernant le rapport entre «La France est hexagonale» et la France elle-même.95

93 Austin donne l’exemple suivant: «Je vous avertis qu’il va foncer», où il s’agit d’un taureau qui se trouve dans un champ que l’on traverse, p. 135/141. 94 QDCF, p. 134/141. 95 QDCF, p. 142/146.

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Lorsqu’Austin écrit ces mots, il semble invalider l’idée que toutes les affirmations pourraient se ranger selon l’échelle du «vrai» et du «faux». Pour autant, reconnaît-il: Je peux évidemment comprendre ce que vous voulez dire en affirmant qu’elle est vraie à certains points de vue, dans une certaine intention. Cela suffit pour un général haut placé, peut-être; mais pas pour un géographe.96

Plus que l’incongruité de l’évaluation de «La France est hexagonale» selon la dimension d’évaluation du «vrai», cette dernière remarque signale que l’affirmation «La France est hexagonale» n’est pas sommaire enelle-même, et dans toutes les situations, mais qu’elle l’est pour Austin et pour son auditeur au moment où, prononçant à Harvard la onzième conférence de Quand dire, c’est faire, il s’interroge, non pas tant hors de tout contexte que hors de tout contexte autre que celui d’une interrogation abstraite sur la vérité d’une affirmation telle que celle que met en scène Austin ici. Après avoir souligné que «la bonne et définitive réponse» est que l’affirmation «La France est hexagonale» est «sommaire», Austin commente d’ailleurs: Une fois encore, donc, dans le cas de l’affirmation vraie ou fausse (tout comme dans celui du conseil bon ou mauvais), les visées et buts de l’énonciation, ainsi que son contexte, sont importants; ce qu’on estime vrai dans un manuel scolaire peut ne pas être jugé tel dans un ouvrage de recherche historique.97

Il est frappant qu’après avoir, apparemment, identifié «la bonne et définitive réponse», Austin reconnaisse que deux autres réponses sont possibles… Il semble ainsi mettre au jour que, dès lors que l’on se pose la question du vrai et du faux, la réponse dépend essentiellement du contexte d’énonciation et que celui-ci ne permet pas toujours de trancher, mais peut nous conduire à privilégier un troisième terme. Comme il le conclut avec force: La vérité ou la fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises dans lesquelles il est effectué.98

Ainsi, Austin nous invite indéniablement à faire une place, à côté des termes de «vrai» et de «faux», à toute une gamme de qualificatifs

96 97 98

Ibid. QDCF, p. 142/147. QDCF, p. 144/148.

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– «exagérée», «vague», «lapidaire»99… –, mais il nous semble que ces qualificatifs ne sont pas destinés à remplacer, pour un énoncé donné, les termes de «vrai» et de «faux», mais plutôt à compléter la gamme des réponses possibles à la question du vrai et du faux, ces deux termes conservant toute leur pertinence en tant que critères d’évaluation de ces énoncés. b) Levraicomme«dimensiongénérale»d’évaluationpourtoutesles affirmations Par conséquent, c’est ainsi qu’il nous semble pertinent de comprendre cette formule souvent citée par les tenants d’une dissolution générale de «la vérité» dans «la convenance» (ou de «la convenance» dans «la vérité»): Il faut se rendre compte que «vrai» et «faux», tout comme «libre» et «non libre» [unfree], ne recouvrent absolument pas des notions simples; mais seulement une dimension générale où ils représentent ce qu’il est juste et convenable de dire – par opposition à ce qu’il serait mal venu de dire – en ces circonstances, à cet auditoire, dans ce dessein et cette intention.100

Deux voies interprétatives sont ouvertes par ces quelques lignes. On pourrait en effet déduire de ce qui précède qu’une affirmation pourrait être tout à fait accomplie, c’est-à-dire «juste et convenable» compte tenu des circonstances, sans être vraie: la vérité ne serait donc pas le nom que prendrait la réussite de l’acte illocutoire que constitue l’affirmation, mais il y aurait d’autres manières pour une affirmation d’être «juste et convenable» que d’être vraie. Cette interprétation nous semble cependant fautive. Que la «dimension générale» du vrai et du faux ne s’analyse pas de manière dichotomique est une chose, sur laquelle Austin insiste indéniablement lorsqu’il soutient que l’analyse des termes employés pour approuver ou non un acte «ne nous permettra sûrement pas d’en arriver à une distinction simple entre “vrai” et “faux”101». Que le vrai n’y occupe aucune place privilégiée en est une autre. S’il y a bien, en chaque circonstance, de nombreuses manières possibles de ne pas accomplir correctement une affirmation, de ne pas dire «ce qu’il est juste et convenable de dire», s’il 99 Nous reprenons les exemples pris par Austin dans «La vérité», où il fait déjà droit à ses «autres adjectifs» qui «appartiennent à la même classe que “vrai” et “faux”, c’est-à-dire qu’ils se rapportent aux relations entre les mots (énoncés en référence à une situation historique) et le monde» et que pourtant «personne n’écarterait comme logiquement superflus.» (p. 97/107). 100 QDCF, p. 144/148. 101 QDCF, p. 146/149.

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y a bien en outre de nombreux énoncés qui, en réalité, ne sont pas des affirmations et n’y prétendent pas, si l’affirmation ne jouit donc en tant que telle «d’aucune position privilégiée102» parmi les actes illocutoires, il nous semble cependant que, en chaque circonstance, il n’y a qu’une manière d’affirmer correctement, et que c’est de dire lavérité. Après avoir fait la part, dans «La vérité», de toutes les énonciations prises à tort pour des affirmations, Austin n’exprime-t-il pas en effet le sentiment qu’«il vaut mieux, lorsqu’un imposteur a été démasqué, ne pas l’appeler “affirmation” et nepasdire qu’il est vrai ou faux103»? En s’opposant alors franchement à l’idée qu’il faudrait «continuer à appeler ces imposteurs “affirmations”» et «étendre les emplois de “vrai” et de “faux” à “différents sens”», il semble bien maintenir une certaine indissociabilité de l’acte d’affirmer et de la valeur de vérité. C’est la même idée qui apparaît dans Quand dire, c’est faire lorsque, au détour d’une analyse où il commente la qualité illocutoire de l’affirmation, il écrit: bien que l’énonciation «Il ne l’a pas fait» soit souvent prononcée comme une affirmation, et qu’elle soit alors sans aucun doute vraie ou fausse (si quelque chose de vrai existe, c’est bien ceci!).104

Qu’il faille réduire, dans notre considération du langage, la part accordée à l’affirmation, et par là même à la vérité, nul doute, mais Austin semble préserver l’idée d’un acte illocutoire spécifique qui serait l’affirmation, dont la valeur serait la vérité. Le fait qu’il ait consacré trois textes, et de nombreux paragraphes, à la question de la vérité – et d’une manière qui est loin d’être purement négative – nous semble d’ailleurs être un indice du fait que cette notion, s’il l’ébranle considérablement, conserve chez lui un intérêt philosophique réel. Si question il y a, elle nous semble ne pouvoir porter que sur la possibilité d’affirmations pures (qui ne rempliraient donc pas d’autres fins), qu’Austin semble mettre parfois au rang d’idéaux inatteignables, comme lorsqu’il écrit: Il semble que l’affirmation «pure» soit plutôt un but, un idéal, vers quoi tend l’évolution de la science, comme elle tend vers un idéal de précision. Le langage comme tel, et dans ses étapes primitives, n’est pas précis; il n’est pas explicite non plus, au sens que nous donnons à ce mot.105

102

QDCF, p. 148/151. «La vérité», p. 99/109. 104 QDCF, p. 134/140. Nous soulignons: le «sans aucun doute», qui traduit le «undoubtedly» anglais, est particulièrement important pour notre propos. 105 QDCF, p. 73/93. 103

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La question de la vérité serait ainsi subordonnée à celle de l’existence d’affirmations. Notre thèse est que, malgré ces doutes, il demeure et doit demeurer une place pour celles-ci comme pour celle-là dans l’édifice austinien.

2. La vérité, une réussite conventionnellement normée Une thèse possible, formulée par Avner Baz, serait ainsi que «la vérité» comme «l’affirmation» (qui, rappelons-le, est définie comme une «énonciation constative» en début d’ouvrage) ne sont que des idéaux, ce que suggère du reste la fin de la onzième conférence, lorsqu’y sont récapitulés les acquis de sa recomposition du champ des actes de langage: Dans l’énonciation constative, nous faisons abstraction des aspects illocutoires (sans compter les aspects perlocutoires) de l’acte de discours, pour concentrer notre attention sur ses aspects locutoires. D’ailleurs, nous avons alors recours à une conception simpliste de la correspondance de l’énonciation avec les faits – simpliste parce qu’elle implique essentiellement l’aspect illocutoire. Nous tendons vers un idéal où nous dirions ce qu’il est juste [right] de dire en toutes circonstances, à n’importe quelle fin, à n’importe qui, etc. Peut-être cet idéal est-il parfois atteint.106

La dernière phrase de la citation impose cependant de moduler immédiatement toute interprétation prématurément sceptique que l’on pourrait faire du texte austinien. Austin ne marque-t-il pas le fait qu’il est possible que l’idéal qui régit l’affirmation soit réalisé parfois? N’écrit-il pas par ailleurs qu’il est fondamental que l’on puisse dire que l’on sait? Pourquoi, en ce cas, et en quel sens Austin parle-t-il d’«idéal» et d’«abstraction» lorsqu’il analyse vérité et affirmation? Telle est la question que nous allons tâcher d’élucider dans ce qui suit. a) Ilestlégitimededire«jesais» Si l’affirmation est un acte illocutoire, sa réussite doit être corrélée à l’accomplissement d’un acte conventionnel; tel est le principal acquis de la théorie des actes de langage, centrée sur la mise en évidence de la dimension illocutoire de la parole. Dans la dernière conférence de Quand 106 QDCF, pp. 145-146/148. Nous soulignons. La traduction a été modifiée, notamment pour faire apparaître le concept d’«abstraction», dont la compréhension en contexte austinien jouera un rôle stratégique par la suite.

254

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dire,c’estfaire, Austin le reconnaît explicitement: il a «omis de considérer explicitement la valeur illocutoire des “affirmations107”». Cet aveu vaut à nos yeux comme un argument supplémentaire en faveur de l’idée que ses propos peu amènes à l’égard du «fétiche vérité-fausseté108» ne doivent pas être interprétés comme visant à annihiler ces termes, mais à en réduire la place symbolique et intellectuelle dans l’étude philosophique du langage et de la pensée. De ce point de vue, nous aurions tendance à considérer que, derrière ce fétiche, ce que vise Austin au premier chef, c’est le duo conceptuel vérité/fausseté, et donc la prétendue coupureen deux du domaine de l’évaluation des constatifs. Il nous semble en effet que, si la fausseté se trouve décomposée par son analyse, la vérité conserve, à titre d’idéal et d’«abstraction artificielle, toujours possible et même légitime à certaines fins109», une véritable place dans l’édifice austinien: l’effet conventionnel de l’affirmation, Austin s’en explique clairement ailleurs, possède toutes les caractéristiques de la vérité110. Ainsi, lorsqu’il s’agit de la valeur illocutoire de l’affirmation, les formules employées par Austin dans Quanddire,c’estfaire, si elles ne l’explicitent pas, suggèrent une chose: une affirmation réussie doit valoir pour tous et pouvoir être reprise par chacun. Glosant sur la manière dont nous pouvons expliciter la valeur illocutoire de notre acte en précisant «J’affirme que…», Austin met bien en évidence la complexité de cet acte d’affirmer qui, bien que singulier, doit valoir pour tous. Il indique que cette valeur de l’affirmation n’est pas contingente, ni idéaliste, mais qu’elle est conventionnelle et qu’elle dirige la manière dont nous nous entretenons réellement les uns avec les autres: [S]i je me contente de dire «Je pense qu’il l’a fait», il serait fort impoli de me répondre «Voilà une affirmation à propos de vous-même»: il est fort

107

QDCF, p. 148/152. QDCF, p. 150/153. 109 QDCF, p. 148/152. 110 Une conséquence de cette thèse serait qu’il y aurait, dans la pensée austinienne, une disparité entre le négatif et le positif. Cette conclusion ne doit guère nous étonner si l’on se souvient des remarques d’Austin sur les termes qui portent la culotte dans «Plaidoyer pour les excuses», où il écrit que «[s]upposer qu’un mot doive avoir un contraire, ou un seul contraire, que ce soit un mot “positif” comme “délibérément” ou une locution adverbiale “négative” comme “par inadvertance” n’apporte rien. Par-dessus tout, on ne tiendra pas pour acquis que le mot “positif” porte la culotte: il est assez courant au contraire que ce soit le mot (apparemment) négatif qui marque l’exceptionnel (positif), tandis que le mot “positif”, s’ilexiste, ne sert qu’à en exclure l’hypothèse.» («Plaidoyer pour les excuses», p. 192/155). Nous allons voir dans ce qui suit qu’elle joue en réalité un très grand rôle dans l’écart qui sépare Austin et Merleau-Ponty. 108

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possible, en effet, qu’il s’agisse de moi, mais pas pour autant qu’il est question d’une affirmation.111

Or, de cette valeur de l’affirmation, le texte intitulé «Autrui» fait paraître le caractère tout à fait crucial112. Austin y montre, d’une part, qu’il est légitime, dans certaines circonstances, de dire que «l’on sait», qu’il y a des conditions pour cela et qu’elles peuvent être satisfaites et, d’autre part, que la satisfaction de ces conditions nous assure d’une chose: on ne peut pas se tromper. Que se passe-t-il en effet dans «Autrui»? À première vue, ce texte a pour but d’affronter les arguments sceptiques qui portent sur notre capacité à connaître l’esprit des autres, et notamment l’idée selon laquelle on ne pourrait jamais vraiment savoir si quelqu’un est en colère ou pas, mais uniquement si quelqu’un al’air en colère ou pas. Très rapidement le texte revendique cependant une portée plus large, et va s’intéresser à l’ensemble des arguments sceptiques selon lesquels on ne saurait jamais ce que sont vraiment les choses, mais que l’on ne pourrait savoir que ce dont elles ontl’air. Alors qu’il confronte ces arguments à notre usage usuel des verbes «connaître» et «savoir», Austin montre une chose essentielle: il y a des limites à ce qu’il faut démontrer pour avoir le droit de dire que l’on sait; n’importe quelle objection, même si elle se fonde sur une hypothèse cohérente, ne constitue pas un doute légitime qui justifierait que l’on s’abstienne de dire que l’on sait. Au contraire, des contraintes fortes pèsent sur ce qui compte comme un doute légitime ou pas. Austin le montre en développant l’exemple suivant. Imaginons que quelqu’un déclare: «je sais que l’oiseau au fond du jardin est un chardonneret» et qu’à la question, légitime: «comment le savez-vous?», il vous réponde: «à sa tête rouge». Vous pouvez tout à fait lui objecter: Mais ça ne suffit pas: bien d’autres oiseaux ont une tête rouge. Ce que vous dites ne prouve rien. D’après ce que vous savez, cela peut aussi être un pic.113

Effectivement, lorsqu’on déclare savoir telle ou telle chose, par exemple que tel oiseau au fond du jardin est un chardonneret, il faut être capable de donner un certain nombre d’arguments pour le prouver. Mais Austin nous montre qu’il y a des limites à ce qu’une personne doit faire 111

QDCF, p. 134/141. Certes, ce texte est antérieur aux conférences données à Harvard mais, puisqu’on retrouve dans celles-ci certaines analyses de celui-là, il ne semble pas que cela l’invalide. 113 «Autrui», pp. 83/53-54. 112

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pour montrer qu’elle sait – qu’il y a des limites, donc, aux questions auxquelles il est nécessaire de répondre pour avoir le droit de considérer, et de dire que l’on sait. Il soutient ainsi que «Si vous dites: “ça ne suffit pas”, vous devez alors avoir à l’esprit un manque plus ou moins précis114», la précision de ce manque – nous retrouvons l’argument relatif à «La France est hexagonale» – étant dépendante des circonstances. Car à l’inverse, [a]ssez c’est assez: cela ne veut pas dire n’importe quoi. Cela signifie que ça suffit pour montrer que (dans des limites raisonnables, et compte tenu de nos intentions et objectifs présents) ce «ne peut» être autre chose, qu’il n’y a pas de place pour une description différente, ou rivale. Ça ne signifie pas, par exemple, que ça suffit pour montrer que ce n’est pas un chardonneret empaillé.115

Le point essentiel tient dans cette précision: «dans des limites raisonnables, et compte tenu de nos intentions et objectifs présents». Selon les circonstances de l’échange, nous avons des intentions et des objectifs différents: se renseigner sur le nom de l’oiseau que l’on voit, pour savoir, par exemple, ce que l’on est en train de dessiner ou de filmer, ce n’est pas comme se renseigner sur le nom de l’oiseau que l’on voit pour savoir si cet animal appartient bien à cette espèce que l’on croyait disparue, car dans ce dernier cas, le fait qu’il soit ou non empaillé nous importe bien davantage… Or, ces intentions et ces objectifs correspondent à des exigences très différentes en matière de certitude et de connaissance: les limites dans lesquelles on peut considérer que l’on sait telle ou telle chose sont très variables selon ces différents contextes. Et il arrive, donc, que cela soit «assez». Pour reprendre un exemple développé par Mark Kaplan116, si un passant cherche l’hôpital le plus proche afin d’y faire soigner la vilaine blessure qu’il vient de se faire à la main, le fait d’être un habitant de la ville où se passe l’incident, mais de n’être que de passage dans le quartier en question et de n’avoir ainsi qu’une idée vague du nom d’un hôpital proche ne semblent pas être des conditions suffisantes pour qu’il soit légitime de dire que l’on sait où se trouve l’hôpital le plus proche. Il est probable que, dans ce cas, il serait «juste et convenable» de ne donner qu’un avis prudent au blessé et de l’aider, ou de l’encourager à interroger 114

Ibid., p. 84/54. «Autrui», p. 84/55. Nous avons modifié la traduction. 116 Mark Kaplan, «Austin’s Way with Skepticism», dans John Greco (dir.), Oxford HandbookofSkepticism, Oxford, Oxford University Press, 2008, pp. 348-71. 115

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un autre passant pour assurer nos dires. À l’inverse, le fait d’être un infirmier qui travaille dans cet hôpital depuis trois ans et d’habiter dans ce quartier constituent des raisons amplement suffisantes pour pouvoir légitimement affirmer savoir où se trouve cet hôpital. Dans ce cas, la réussite de l’affirmation est un objectif tout ce qu’il y a de plus réaliste, donc un objectif accessible – et le nier constituerait une forme de mauvaise foi, de négation de la responsabilité qui m’incombe (selon les conventions en vigueur, c’est-à-dire précisément que je le veuille ou non) à l’égard de mes actes. b) L’effetconventionneld’uneaffirmationréussie:lesavoir(tautologie: delavérité) Il existe donc des «limites raisonnables», «compte tenu de nos intentions et objectifs présents», aux justifications à apporter pour pouvoir dire légitimement que «l’on sait»; comme nous allons le voir, c’est la procédure qui permet l’accomplissement d’un acte illocutoire qui est ici identifiée. En effet, si les conditions contextuellement requises sont réunies, il est tout à fait légitime de dire que l’on sait, et cela même s’il est toujours possible d’imaginer des objections encore sans réponse à ce savoir. Parmi ces conditions, on retrouve, comme pour tous les actes illocutoires, la reconnaissance par les autres de la valeur illocutoire de mon énoncé: c’est à cela que servent les formules comme «je sais que…» ou «il est vrai que…», dont Strawson, dans la polémique qui l’opposait à Austin, contesta la valeur. Le seul énoncé d’une proposition peut constituer une affirmation, mais ces formules permettent d’en expliciter la valeur. Comme l’écrit Austin: La précision du langage rend plus clair ce qui est dit – le sens [meaning] de ce qui est dit –; et le caractère explicite (dans notre acception de ce mot) rend plus claire la valeurde l’énonciation: c’est-à-dire «comment (en un sens; voir plus loin) il faut la prendre».117

Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui nous importe ici surtout est l’effet considérable de cette affirmation, qu’elle soit explicitée ou non

117 QDCF, p. 73/93. Sur cette polémique, qui fait bien apparaître le caractère fondamentalement conventionnel de l’acte illocutoire, et donc de l’affirmation, chez Austin, voir J. Benoist, «... Et actes de langage: d’un débat entre Austin et Strawson», dans Les limites de l’intentionalité. Recherches phénoménologiques et analytiques, Paris, Vrin, 2005, pp. 39-66 et C. Al-Saleh et B. Ambroise, «Le débat entre Austin et Strawson sur la vérité», dans J. Benoist (dir.), Propositionsetétatsdechose, Paris, Vrin, 2006, pp. 199229. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.

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par «je sais que…», «je suis certain que…», «je suis sûr que…» ou «il est vrai que…». Comme Austin le soutient dans «Autrui»: Quand je me suis assuré que c’est un chardonneret réel (il n’est pas empaillé, des personnes désintéressées l’ont confirmé, etc.), alors je ne fais pas une «prédiction» en disant qu’il s’agit d’un chardonneret réel, et, à strictement parler, quoi qu’il arrive, rien ne peut me donner tort [Ican’tbe provedwrong].118

Lorsque je dis que «je sais» et que toutes les conditions nécessaires à la réussite de l’acte illocutoire qui consiste à déclarer son savoir – c’està-dire à affirmer – sont réunies, alors «rien ne peut me donner tort». L’idée paraît évidemment difficile à admettre, d’autant plus qu’elle semble entrer en contradiction avec certaines des thèses sur lesquelles notre premier chapitre faisait fond –, n’avons-nous pas dit notamment que, selon Austin, «il n’y a pas et ne pourrait y avoir aucune sorte de phrase [kind of sentence] qui fût comme telle, une fois prononcée, définitivement à l’abri de tout amendement ou rétractation119»? En réalité, la contradiction n’est qu’apparente, pour une raison essentielle: dans cette citation du Langagedelaperception, Austin vise en effet l’idée que ce qui permettrait d’atteindre l’incorrigible serait d’employer une certaine «sorte de phrase» – celle qui porte sur les sense-dataen l’occurrence. Il précise d’ailleurs quelques pages plus loin: Oui, mais, peut-on répondre, si d’autres formules prudentes ne sont pas intrinsèquement incorrigibles, il y aura assurément nombre de cas dans lesquels ce que nous dirons en les énonçant sera enfaitincorrigible – c’està-dire des cas dans lesquels absolument rien ne pourrait vraiment constituer une raison contraignante de nous rétracter. Eh bien, ici, sans doute cela est vrai. […] Cependant, ce qui décide s’il en est ainsi ou non, ce n’est pas la sortedephrase[kindofsentence]que j’utilise pour faire mon affirmation, mais ce sont les circonstances dans lesquelles je la fais.120

Il y a donc des circonstances dans lesquelles mon énoncé est defait incorrigible, c’est-à-dire que rien ne peut faire qu’il faille le retirer, le corriger ou le regretter, cette thèse semblant bien être une constante de la philosophie austinienne. En refusant l’incorrigibilité d’un certain type de phrases, Austin prendrait donc pour cible l’idée que, face à la nécessité de décrire chaque nouvelle situation (nécessairement singulière), 118

«Autrui», p. 88/60. Traduction modifiée. LP, p. 112/204. 120 LP, pp. 114/205-206. Traduction modifiée pour faire apparaître l’identité des expressions utilisées dans les deux citations («kind of sentence»). 119

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nous pourrions nous dispenser du risque d’une décision, mais non l’idée que, une fois cette décision prise, l’énonciation accomplie pourrait être incorrigible. La thèse de la possible incorrigibilité de fait de nos affirmations n’en est pas moins surprenante: et si les choses, comme il en reconnaît lui-même la possibilité, se passent mal («turn out badly121») et qu’«il apparaît par la suite que nous nous sommes trompés122»? Austin souligne que cette possibilité est permanente, car l’homme est un être faillible; pour autant, elle n’est pas fatale, c’est-à-dire qu’elle ne constitue aucune fatalité qui nous priverait de la possibilité du bonheur, ou de la vérité. Qu’en est-il en effet si les choses se passent mal? En fonction de «ce qui n’a pas marché», il semble légitime de dire – la remarque est descriptive – que «vous ne saviez pas» ou que «vous ne pouviez pas le savoir», ou encore que «vous n’aviez pas le droit de dire que vous saviez123». Dans les trois cas, qui ne sont pas tout à fait identiques, c’est en réalité l’accomplissement de l’acte de parole qui consiste à affirmer son savoir, etdoncenfaitàaffirmer, qui est contesté. Austin met ici «je sais» en parallèle avec «je te l’ordonne»: s’il s’avère finalement que toutes les conditions n’étaient pas réunies pour que je te donne quelque ordre que ce soit (par exemple, j’avais usurpé mon grade de lieutenant), alors, en un sens, je t’ai bien «donné un ordre», mais pourtant je ne pouvais pas le faire, je n’en avais pas vraiment la possibilité; en clair (Austin ne disposait pas lorsqu’il écrivait ce texte du vocabulaire pour le dire), j’ai accompli l’acte locutoire qui consiste à dire «je te donne un ordre», mais je n’ai pas accompli l’acte illocutoire qui consiste à ordonner. Cet échec se trouve indiqué dans le langage par diverses expressions possibles (qui ne sont pas tout à fait équivalentes): «il ne m’a pas donné l’ordre124», «il n’avait pas le droit de me donner l’ordre» ou «il n’aurait pas dû dire qu’il me donnait l’ordre»… Or, le cas du savoir, souligne Austin, est identique. S’il s’avère finalement que toutes les conditions n’étaient pas réunies pour que je sache (par exemple, je n’avais pas vérifié si l’oiseau avait des marques autour des yeux), alors en un sens j’ai bien accompli l’acte locutoire qui consiste à dire «je sais», mais je n’ai pas accompli l’acte illocutoire qui consiste à 121 122 123 124

«Autrui», p. 101. Ibid., p. 98/71. Ibid., p. 102/76. Ibid., p. 102/76.

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affirmer. Comme Austin le résume fort clairement: «vous vous trompiez, vous ne l’avez pas fait.125» À l’inverse, il y a des cas où les exigences sont exagérées. Austin continue à l’affirmer en 1955 lorsqu’il considère, reprenant de manière transparente les analyses d’«Autrui» (ce qui confirme à nos yeux la constance de ses positions sur cette question), le cas de figure suivant: Supposons qu’avant la découverte de l’Australie, par exemple, X dise: «Tous les cygnes sont blancs»; si on découvre plus tard un cygne noir en Australie, X se trouve-t-il réfuté? son affirmation est-elle fausse à présent? Pas nécessairement, il se rétractera, mais il pourrait dire: «Je ne parlais pas de tous les cygnes absolument; je n’affirmais rien, par exemple, des cygnes éventuels de la planète Mars.» La référence dépend de la connaissance qu’on possède au moment de l’énonciation.126

Dans un tel cas, l’avenir ne donne pas tort à l’ornithologue amateur car les exigences associées (par les conventions, qui décident ce que je peuxounon dire) à l’affirmation n’impliquent pas que mon affirmation soit vraie pour tous les cygnes qui voleront un jour dans le ciel. Bien sûr, cette revendication est possible, mais elle ne constitue pas une exigence nécessairementassociée à ce type d’affirmation. De ce point de vue, les contradictions que m’apporteront l’avenir ne font pas nécessairement de mon affirmation une affirmation «fausse», elles ne m’imposent pas nécessairement d’en rabattre sur sa vérité. Selon Austin, ces risques futurs ne m’imposent donc pas – ils ne l’imposent pas nécessairement, a priori –de ne sauver la vérité que sur le long terme, ou de la considérer comme une vérité toujours à conquérir, et donc jamais vraiment conquise. Il s’oppose sur ce point au Merleau-Ponty duPrimatdelaperceptionqui affirme que le «théorème de Pythagore» doit être «rem[is] à sa place de vérité partielle et encore abstraite127» et que «ce qui nous sauve, c’est la possibilité d’un nouveau développement, et notre pouvoir de rendre vrai même ce qui est faux, en repensant nos erreurs et en les replaçant dans le domaine du vrai.128» De manière remarquable, l’argument austinien porte ici sur «la référence» de l’affirmation. Le point essentiel, dans tous les cas, est le suivant: la possibilité de l’échec, comme celle de la réussite, est normée conventionnellement. Elle dépend de l’acte réalisé, dont la définition 125 126 127 128

Ibid., p. 103/76. QDCF, p. 144/147. Pr., p. 57. Pr., p. 59.

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dépend essentiellement des conventions attachées à ce qu’est une affirmation. Certes, je dois toujours prendre une décision relative à la manière dont il convient, en l’occurrence, de faire jouer les conventions, mais toutes les décisions ne sont pas contestables: certaines m’appartiennent, et m’appartiennent légitimement, au sens où elles me sont réservées par les conventions, et ne peuvent donc être contestées aposteriori. Est-ce que je parle de tous les cygnes existant dans le monde lorsque je parle de «tous les cygnes»? Cela n’est pas nécessaire: il y a là une marge de manœuvre réelle, protégée par les conventions, et qui est donc, plus que réduite par les conventions, encadrée par elles. Ce sont ces dernières qui permettent ainsi au locuteur de dire «c’est assez». La conclusion, radicale, de toute cette analyse est que l’affirmation est un acte illocutoire dont l’effet, conventionnel, est le savoir, la connaissance de la vérité, et que cet acte est réalisable. Telle est la raison, qui sous-tend toute l’argumentation déployée dans «Autrui», selon laquelle, lorsqu’on dit que l’on sait, on ne peut pas avoir tort. Encore faut-il, donc, parvenir à ledire, réussir donc à accomplir l’acte qui consiste à affirmer – chose difficile, certes, mais selon nous (ce qui nous écarte de la position d’Avner Baz) pas impossible, précisément parce que la réussite de cet acte met en jeu les conventions qui lui sont propres, qui seules peuvent nous permettre de considérer que «c’est assez», mais aussi le contexte, et que cette réussite se décide donc toujours selon la singularité d’une situation. Il y a une pluralité de façons de ne pas réussir à affirmer: dans tous les cas, le résultat est le même: on a eu tort d’affirmer que l’on savait, on n’a pas accompli l’acte que l’on a prétendu accomplir. c) Qu’est-«ceque»jesais?Leproblèmedelanaturedel’affirmation Mais se pose alors une difficulté particulière. Car si l’on dit que l’on sait, si on parvient vraiment à le dire, on ne peut avoir tort. Mais que signifie dans ce cadre ne pas pouvoir avoir tort? Austin l’indique dans «Autrui»: cela signifie que je donne à un autre l’autorité nécessaire pour affirmer la même chose que moi: «Quand je dis: “je sais”, je donnema paroleà autrui, j’autoriseautruiàdireque “P est Q”.129» Comme l’anglais l’indique clairement («I give others my authority»), cette autorisation doit être entendue au sens le plus fort: il s’agit ici, non pas d’une autorisation que je décide de donner subjectivement, d’une autorité qui se transmet dans un jeu intersubjectif, «entre toi et moi», il s’agit d’une autorité authentique, conventionnelle, que je donne, comme dans le miracle 129

«Autrui», p. 99/73.

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de la multiplication des pains, à tout un chacun, aux autres (others) en général. Vous obtenez par là un droit effectif, réel–vous avez à présent tout à fait «le droit de dire: “je sais”130». Mais une chose doit nous arrêter: quel est la nature et l’objet du droit qui est transmis? La traduction d’«Autrui» que nous avons citée suggère une réponse: celui de dire que «P est Q». Mais en quoi consiste ce droit? S’il autorise autrui à faire exactement le même énoncé, c’està-dire la même affirmation dans le même contexte, l’autorité transmise est vaine; les circonstances permettant d’énoncer exactement la même chose dans le même contexte ne se reproduiront, par définition, plus jamais. Autrui est-il dès lors autorisé à prononcer les mêmes mots? Cela ne semble pas plus adéquat: il est bien évident que si j’affirme savoir que «l’animal au fond du jardin est un chardonneret», cela ne donne pas à autrui le droit d’affirmer, dans n’importe quelle circonstance, «l’animal au fond du jardin est un chardonneret»… Le problème est d’autant plus épineux, semble-t-il, que chaque parole, nous l’avons dit, engage une décision en contexte. Pourtant, il y a bien là, souligne Austin, quelque chose qui est vrai, et qui n’est pas réductible à l’affirmation en tant qu’énonciation historiquement située. Il s’agit de «l’affirmation». Comme l’indiquent ces passages de Quand dire c’est faire et de «La vérité» que nous avons déjà rapidement mentionnés, deux épisodes verbaux distincts (deux énonciations différentes, pour reprendre le vocable d’Austin) peuvent, selon Austin, constituer «“la même affirmation”131». La condition, précise-t-il, est qu’ils soient utilisés avec «les même sens et référence» (identifiés, rappelons-le, au niveau de l’acte rhétique). Or, il est intéressant d’observer qu’Austin distingue ici deux cas de figure: l’un où l’on obtiendrait ce résultat en employant des mots différents (avec des phèmes différents donc) – il s’agit alors d’«actes rhétiquement équivalents» et de «“la même affirmation”» –; l’autre où le même effet serait obtenu avec les mêmes mots – il s’agit alors des «mêmes rhèmes» et, plus simplement, de «la même affirmation» (sans guillemets dans le texte original, donc). L’affirmation semble alors désigner non plus l’acte accompli au niveau illocutoire, mais l’acte accompli au niveau locutoire, une certaine identité de l’affirmation étant même envisagée à un niveau qui ne correspond plus à aucune des dimensions de l’acte de langage distinguées dans l’ouvrage, l’originalité de 130

Ibid., p. 100/74. QDCF, p. 98/111. L’ensemble des citations de ce paragraphe sont extraites de la même page. 131

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«l’équivalence rhétique» devant être selon nous appréciée à sa juste valeur. Est désigné alors par ce terme d’affirmation quelque chose qui n’est ni une phrase, ni un épisode historique, mais est associé, puisque le sens et la référence semblent être ici mis en jeu de manière cruciale, à ce qu’Austin continue à qualifier de «signification». Ce qui serait transmis par l’affirmation en tant qu’acte illocutoire, ce ne serait donc ni la possibilité de réitérer le même acte illocutoire, ni le même acte rhétique, mais un acte «rhétiquement équivalent», qui posséderait «la même signification». Mais il est essentiel d’éviter tout malentendu; car est en jeu ici, croyons-nous, rien de moins que la complexe relation d’Austin au concept de «signification». Le retour au texte original nous semble à ce titre fort utile: dans «Autrui», Austin écrit, non pas exactement «j’autorise autrui à dire que “S est P”», mais: «Igiveothersmyauthorityfor sayingthat “S is P”», c’est-à-dire «je leur donne cequim’autorise à dire que “S est P”». Or, leur transmettre ce qui m’autorise à dire que «S est P», ce n’est pas leur transmettre un quelconque contenudesignification qui serait identifiable indépendamment de tel ou tel énoncé – il ne s’agit ici d’aucune «représentation», au sens que Charles Travis donne par exemple à ce terme, ni d’aucune «proposition» qui serait ensuite, selon les circonstances d’énonciation, porteuses de telle ou telle valeur. Mais c’est pourtant bien transmettre quelque chose quipeutêtrerepris, qui est donc réitérable, qui dispose d’une forme de généralité. Ce qui est ainsi transmis par l’acte d’affirmation a à voir avec la réforme austinienne de la conception frégéenne de la vérité – les concepts de «signification», de «sens» et de «référence» se trouvent renouvelés. Comme nous allons l’analyser dans le chapitre suivant, consacré à l’analyse de cette réforme, la logique traditionnelle est ainsi profondément remodelée par Austin. Prendre la mesure de cette réforme nous donnera les moyens, espérons-le, de mettre en lumière, puis d’analyser, l’écart de cette logique réformée avec la conception merleau-pontienne de la signification et de la vérité. CONCLUSION Au début de ce chapitre, nous sommes partis d’un constat: pour Austin comme pour Merleau-Ponty, étudier philosophiquement le langage exige, non pas d’étudier des «propositions» ou des significations décontextualisées, mais des actes de parole circonstanciés, contextuellement

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réalisés. En ce qui concerne la vérité, une analyse des textes qu’Austin lui a consacrés permet d’établir que le lieu du vrai se trouve pour lui dans l’affirmation, en tant qu’elle constitue un certain type d’acte illocutoire (parmi d’autres). De ce point de vue, la question que pose la conception austinienne de la vérité semble être la même que celle dont nous avons vu qu’elle s’imposait à la lecture de l’œuvre merleau-pontienne: si ce qui est vrai est, non pas une proposition idéalisée, mais un acte de parole, peut-on encore considérer que la vérité est objective? Nous avons montré dans la première partie de ce chapitre que cette question ne faisait aucunement l’unanimité chez les commentateurs d’Austin, qui interprètent de diverses manières la «pragmatisation» austinienne de la vérité, ou disons la manière dont notre auteur fait de la vérité l’attribut d’un acte. Pour notre part, nous avons entrepris de montrer que l’idée selon laquelle le vrai est chez Austin l’attribut d’un acte n’empêche pas qu’il soit aussi pour lui l’attribut d’un discours. Si l’on interprète correctement la théorie austinienne des actes de langage, il apparaît en effet qu’une pluralité d’actes auxiliaires est impliquée dans chaque acte, dont chacun est isolé par le moyen d’une «abstraction132», contextuellement motivée. Dès lors, l’analyse de la vérité doit être réalisée à tous les niveaux engagés, d’une manière ou d’une autre, dans l’accomplissement d’un acte vrai. L’analyse des textes qu’Austin consacre à la vérité permet ainsi de montrer trois choses. D’une part, qu’il paraît tout à fait juste de penser que l’affirmation est au premier chef, selon Austin, un type d’acte illocutoire, dont la réussite se trouve conventionnellement définie. D’autre part – et c’est évidemment un préalable à toute autre analyse –, qu’il y a bien chez lui la thèse selon laquelle l’accomplissement de l’acte illocutoire que constitue l’affirmation fait de celle-ci une affirmation vraie, que la réussite de l’affirmation peut donc être identifiée à la notion de vérité. De ce point de vue, la vérité ne serait certes pas une «notion simple», mais un objectif réalisable et qui se trouve parfois réalisé, dans la mesure où les conditions de réussite conventionnellement définies de l’affirmation sont telles qu’il est parfois légitime de juger qu’on les a accomplies. Comme l’écrit Austin dans «Autrui», il est parfois justifié de dire «je sais». Le nier reviendrait, nous semble-t-il, à contester notre capacité à réaliser des actes conventionnels, qui supposent tous une décision portant sur leur pertinence dans le contexte considéré, et n’en sont pas moins

132

QDCF, p. 145/149.

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possibles. En ce sens, refuser la possibilité du savoir reviendrait à refuser la possibilité de la promesse, du baptême etc. Cependant, un nouveau problème se pose alors: il est parfois légitime de dire «je sais», mais quel est l’effet conventionnellement associé à cette réussite? Quelle est l’extension du pouvoir conféré par cette réussite? Pour l’identifier, il semble qu’il faille revenir à l’autre niveau auquel le terme d’affirmation semble associé chez Austin, c’est-à-dire au niveau locutoire. Austin n’affirme-t-il pas en effet qu’au niveau du locutoire, il est possible d’identifier dans deux actes de parole différents, non pas, si on le cite entre guillemets, «la même affirmation», mais «“la même affirmation”»? Ce qui rend cependant problématique cette piste de travail est qu’elle semble reconduire le vrai au niveau de la signification – qui est pour Austin l’effet du locutoire –, alors même qu’il propose par ailleurs une critique forte de ce concept. Dans la mesure où le seul sens des mots, des phrases et même des énoncés ne permet pas selon lui de déterminer si une affirmation est vraie ou non, qu’est-ce qu’une affirmation vraie peut donc transmettre d’un contexte à l’autre? Nous allons consacrer notre prochain chapitre à élucider ce point, tout à fait crucial si l’on veut comprendre la conception de la vérité impliquée par la théorie austinienne des actes de parole, et si l’on veut savoir en particulier quelle objectivité de la vérité se trouve par elle sauvegardée.

CHAPITRE 6

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

Si la vérité, comme Austin le met en évidence en opposant savoir et croyance, est une affaire sur laquelle autrui a son mot à dire, c’est bien parce que ce qui est vrai, ce que l’on désigne par le mot «vrai» n’est pas purement subjectif, ou idiosyncrasique, au sens où je serais seul à en juger et à pouvoir en juger, mais que cela peut faire l’objet du jugement d’autrui et être affirmé également par lui, que le vrai est donc endroit partageable inter-subjectivement, qu’il bénéficie d’une forme d’objectivité de principe. L’effectivité de la vérité serait ici réglée, normée et donc, dans les conditions adhoc, assurée. Mais qu’est-ce qui, dans la philosophie austinienne, peut prétendre être vrai? Qu’est-ce qui, dans l’affirmation proférée, bénéficie exactement de cette capacité de réitération? Quel est donc, en somme, cet objet sur lequel tout un chacun devrait, dans certaines conditions, s’entendre? Intuitivement, il semble que ce soit «ce qui est dit». C’est ce qui est dit qui est vrai, ou faux, ou approximatif, ou sommaire… Lorsqu’Austin affirme par exemple devant les auditeurs des Williams James Lectures que «la France est hexagonale», est sommaire ce qui est dit. Or, selon la théorie des actes de langage, ce qui est dit, c’est ce que nous avons identifié comme le produit de l’acte locutoire. Est-ce à dire que, si la vérité ne peut qualifier que des actes de langage dont la valeur illocutoire est affirmative, la dimension locutoire de cet acte est la dimension pertinente pour isoler ce qui se transmet d’un individu à l’autre? Pour identifier ce qui, dans le vrai, est l’objet d’un partage intersubjectif possible et, surtout, légitime? Austin semble le suggérer au début de la douzième conférence, lorsqu’il résume par ces mots (déjà cités) ce qui précède: D’une manière générale, et pour toutes les énonciations considérées (sauf peut-être les jurons), nous avons mis au jour: 1) La dimension bonheur/malheur 1. a) une valeur illocutoire

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2) la dimension vérité/fausseté 2. a) une signification (sens et référence) locutoire.1

Deux remarques, aux suggestions opposées, s’imposent alors. Car d’une part, l’interprétation que nous venons de proposer, aussi indéterminée soit-elle encore (dans quelle mesure l’identification de «ce qui est dit» dépend-elle, ou non, de l’acte illocutoire réalisé, voilà un point qui, par exemple, n’a pas été élucidé), a dans tous les cas pour résultat que la «signification» (meaning) se trouve remise au cœur de la théorie de la vérité: l’acte locutoire est en effet caractérisé par le fait qu’il constitue une «production de sons, de mots entrant dans une construction, et douée de signification.2» En outre, le fait que l’on puisse observer «“la même affirmation”» dans deux énonciations différentes dépend selon Austin, non pas de l’acte locutoire dans tous ses aspects, mais du fait que ces énonciations soient ou non «rhétiquement équivalentes», c’est-à-dire qu’elles partagent ou non «les mêmes sens et référence3». Pour poursuivre la déclinaison du concept de «sens» déjà modulé par Austin aux niveaux locutoire et illocutoire, il semble donc que le «sens» rhétique de l’acte locutoire, c’est-à-dire sa «signification», soit ici déterminant. L’essentiel réside en tout cas dans la possibilité d’identifier dans des énonciations différentes «“la même affirmation”», qu’une identité soit ici préservée, ou obtenue, ce qui ouvre la voie selon nous à la généralité et à l’objectivité qui font l’objet de nos recherches depuis quelques chapitres. La «signification» serait-elle donc le concept ultime? Rappelons qu’Austin précise à son sujet: «Entendez signification [meaning] comme le souhaitent les philosophes, c’est-à-dire: sens et référence4». Or, derrière «les philosophes» mentionnés ici, il s’agit d’abord et avant tout de Gottlob Frege. Doit-on dès lors situer la conception austinienne dans une lignée assez fidèlement frégéenne – Austin complexifierait le schéma frégéen, sans le déstabiliser fondamentalement? Puisqu’un acte locutoire donné peut être muni de différentes valeurs dans différents actes illocutoires, la signification serait-elle ce qui peut être repris par d’autres sujets dans d’autres affirmations? À cette interprétation semblent pourtant s’opposer certains lecteurs d’Austin qui, comme Peter Geach, lui ont reproché de rendre inconcevable la généralité de la pensée chère au logicien autrichien, et ce parce que sa 1 2 3 4

QDCF, QDCF, QDCF, QDCF,

p. p. p. p.

148/151. 94/109. 98/111. 94/109.

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

269

philosophie ne conserverait précisément pas la relation entre signification et vérité telle que Frege la concevait. Faisant valoir «l’observation de Frege» («Frege’spoint»), Peter Geach reproche ainsi à Austin de ne pas penser la connaissance et la vérité en termes de proposition (au sens frégéen du terme), et de ne pasêtre en mesure pour cette raison de rendre compte de la manière dont le vrai pouvait entrer dans différents raisonnements logiques, être l’objet d’inférences, et donc de ne pas avoir rendu compte des propriétés d’emploi qui font précisément selon lui la spécificité du vrai et du savoir. Comme Geach l’écrit: Austin maintiendrait que si je fais l’assertion que «Je sais que le Vermeer de Smith est un faux», cela ne constitue pas une proposition assertée à mon sujet, mais un acte qui consiste à donner l’assurance à mes auditeurs que le tableau est un faux. Austin n’a jamais remarqué que cette supposée nonproposition pouvait fonctionner comme une prémisse obéissant aux règles de la logique ordinaires, dans des inférences comme celle-ci: Je sais que le Vermeer de Smith est un faux. Je ne suis pas un expert en art. Si quelqu’un sait que le Vermeer de Smith est un faux, alors qu’il n’est pas un expert en art, c’est que le Vermeer de Smith est un faux très mal réalisé. Donc le Vermeer de Smith est un faux très mal réalisé. Et Austin a encore moins discuté de la manière dont une non-proposition pouvait constituer une prémisse. Mais le fait qu’il néglige cette discussion prive de toute valeur la conception austinienne de «Je sais».5

La question se pose alors en ces termes: est-il exact, comme Geach le soutient, qu’Austin ne pense pas la signification, produit du locutoire, sur le modèle d’une proposition frégéenne et qu’il n’est pas en mesure, pour cette raison, de rendre compte de la généralité qui semble devoir caractériser le vrai? Est en jeu l’importance de l’inflexion que la théorie des actes de parole impose à la conception frégéenne de la vérité, mais surtout, infine, la capacité de celle-ci à rendre compte, indépendamment des considérations historiques (évidemment structurantes par ailleurs), d’une authentique vérité. En clair, il s’agit de rechercher si Austin a bien les moyens conceptuels de soutenir la thèse de l’endurance de la vérité à laquelle il semble tenir.

5 P. T. Geach, «Assertion», art. cit., p. 463. Nous traduisons. Cet argument de Geach est rappelé par Mathieu Marion dans «Oxford realism: Knowledge and perception ii», Britishjournalforthehistoryofphilosophy, 2000, vol. 8, n°3, p. 500.

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

I. LA SIGNIFICATION DU

LOCUTOIRE, UN HÉRITAGE DE

FREGE?

1. Austin et la signification, ombres et lumières Le sort réservé par John Austin au concept de signification («meaning») est fort contrasté: s’il lui a réservé certaines de ses critiques les plus virulentes, il en use lui-même dans ses écrits de manière fort généreuse. Sans même prendre en compte le verbe «to mean», le terme «meaning» se trouve utilisé deux-cent quatre-vingt-dix-neuf fois dans les Philosophicalpapers,trente-deux fois dans HowToDoThingsWith Wordset vingt fois dans SenseandSensibilia(soit trois cent cinquante et une fois en tout). En réalité, ce contraste ne doit guère nous étonner; il nous semble être assez représentatif du fait qu’Austin nous a légué, non pas véritablement une théorie de la signification, mais bien davantage un chantier en cours. George Warnock avait d’ailleurs déjà remarqué ce point dans son ouvrage sur Austin: Il est remarquable qu’Austin ne soit jamais, ici [dans l’article intitulé «Truth»] ou ailleurs, entré dans le détail de la question de ce que «signification» signifie – quoiqu’il soit certain qu’il n’ait jamais supposé que la réponse fût évidente et à portée de la main. Il n’avait aucune «théorie» de la signification.6

D’un point de vue chronologique, en effet, Austin prononce en 1955 cette formule souvent citée, qui annonce un travail à mener sur la conception frégéenne de la signification linguistique – elle-même étant fondée sur le célèbre couple «sens» et «référence»: Nous pouvons aisément prévoir que la théorie de la «signification», dans la mesure où elle recouvre le «sens» et la «référence», devra être épurée et reformulée, à partir de la distinction entre actes locutoires et illocutoires (sicettedistinctionestfondée: elle n’a été qu’esquissée jusqu’ici). J’admets ne pas avoir suffisamment apporté sur ce point: je m’en suis tenu au bon vieux «sens et référence» tel qu’il a habituellement cours.7

Dans «Plaidoyer pour les excuses», texte dans lequel Austin définit et défend sa méthode philosophique, on trouve ensuite cette notation prudente, si ce n’est méfiante (plus marquée dans le texte original que dans sa traduction officielle), qui indique assez que le programme annoncé l’année précédente est loin d’avoir été réalisé: Quand nous examinons ce que nous dirions quand, quels mots employer dans quelles situations, encore une fois, nous ne regardons passeulement 6 7

G.J. Warnock, J.L.Austin, Londres, Roultedge, [1989] 1991, p. 158, note 24. QDCF, p. 148/152.

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

271

les mots (ou «les significations», quelles qu’elles puissent être), mais également les réalités dont nous parlons avec les mots.8

Or, on ne rencontre dans la suite de l’œuvre d’Austin aucune reprise explicite de la distinction du «sens» et de la «référence», ni aucune autre mention de cette définition traditionnelle de la «signification» qu’il faudrait réformer, mais l’auteur continue à utiliser ce terme, sans plus marquer aucune distance à son égard. On le trouve ainsi employé en lien avec le concept d’«application9» («application») mais surtout, de manière assez fréquente et tout à fait positive, lorsqu’il entreprend d’appliquer la méthode explicitée dans «Un plaidoyer pour les excuses». Le terme de «signification» sert alors à désigner soit la matière sur laquelle Austin travaille – les différents sens d’un mot tels qu’on les découvre dans un dictionnaire ou les différents usages que l’on en fait dans divers contextes10 – soit, encore plus significativement, le but de sa recherche. Dans «Trois manières de renverser de l’encre», article qui a été reconstruit à partir de notes rédigées par Austin pour une conférence donnée en 1958 (nous ne disposons d’aucun texte publié qu’il aurait rédigé postérieurement), il écrit ainsi: Au lieu de quoi nous devons imaginer des cas (les imaginer soigneusement, en détail et de façon exhaustive) et tenter de tomber d’accord sur ce que nous pourrions dire en fait à leur propos. Si nous parvenons à cet accord, nous disposerons alors de données(de données «expérimentales» en fait), puis nous poursuivrons en les expliquant.L’explication prend ici la forme d’un exposé des significations de ces expressions, à laquelle nous espérons parvenir par des méthodes comme «l’accord» et «la différence»: ce qui est en fait présent lorsque nous utilisons, disons, «délibérément», et ce qui est absent quand nous ne l’utilisons pas. Bien sûr, nous n’en serons alors arrivés à rien de plus qu’à l’exposé de certains «concepts» ordinaires employés par des locuteurs (du français) mais aussi à rien de moins. Ce qui n’est pas si peu.11 8 «Un plaidoyer pour les excuses», dans EP, p. 182/144. Traduction légèrement modifiée. Ce qui est littéralement souligné est souligné par nous. 9 Cf. par exemple, dans le même article, «leurs significations et applications ordinaires» (Ibid., p. 188/151). 10 Par exemple: «Prenez par exemple le side “il y a des biscuits sur le buffet si tu en veux”, où le verbe est un ilyades plus courants, mais où le siressemble plus à celui de “je peux si je veux” qu’à celui de “je serais essoufflé si je courais”: nous pouvons avec certitude en inférer “il y a des biscuits sur le buffet, que tu en veuilles ou non”, et “il y a des biscuits sur le buffet”; il serait en revanche absurde d’en inférer “s’il n’y a pas de biscuits sur le buffet, tu n’en veux pas”, ou de comprendre que cela signifie que tu n’as qu’à vouloir des biscuits pour faire qu’il y en ait sur le buffet.» («“Pouvoir” et “Si”», dans EP, p. 210/180; traduction modifiée pour faire apparaître l’usage de «meaning»). 11 J. L. Austin, «Three Ways of Spilling Ink», dans PP, p. 274; trad. fr. L. Aubert et A.-L. Hacker, «Trois manières de renverser de l’encre», dans EP, pp. 231-232.

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Si l’on en croit ces mots, Austin n’aurait jamais renoncé au concept de «signification», et de manière plus révélatrice encore, il ne semble pas avoir considéré l’absence de reformulation du concept comme un obstacle à son usage – en dépit de l’indétermination indiquée dans How todothingswithwords, la signification semble être demeurée pour Austin un but de recherche philosophique pertinent. À ce titre, Austin semble avoir finalement jugé qu’était indispensable, plus qu’une réforme en profondeur, un «ajout» à l’analyse classique de la signification. Tel est en tout cas ce que suggèrent ces quelques mots prononcés à l’occasion d’une émission de radio publiée sous le titre «Performativeutterances»: Ce dont nous avons besoin, enplusde l’ancienne doctrine sur les significations, est une nouvelle doctrine qui porte sur toutes les forces d’énonciation possibles, pour la découverte desquelles la liste des verbes performatifs explicites que nous avons proposée serait d’une grande aide.12

Le problème se présente donc de cette manière pour nous: en quel sens Austin continue-t-il à parler des «significations des expressions» et à faire de leur élucidation le but de ses investigations alors même que, comme cela a été souvent commenté, son travail conduit à déstabiliser son entente classique – et au premier chef sa définition par Frege, le père fondateur?

2. L’affirmation vraie selon Frege (ou ce que l’on en dit) La question des sources philosophiques de l’œuvre de John Austin ne se trouve, à notre connaissance, traitée nulle part de manière systématique. Si l’influence sur son œuvre des différents auteurs rassemblés sous le label du «réalisme d’Oxford» a été l’objet de quelques travaux précisément documentés13, l’impact qu’aurait eu la lecture de Frege sur son œuvre reste, hors quelques remarques éparses, assez peu commenté14. Nous savons pourtant qu’Austin a consacré une quantité nécessairement 12

«Performative utterances», dans PP, p. 252. Nous soulignons. Voir le diptyque de M. Marion, «Oxford realism: Knowledge and perception i», Britishjournalforthehistoryofphilosophy, 2000, vol. 8, n°2, pp. 299-338 et «Oxford realism: Knowledge and perception ii», art. cit.; ainsi que, plus récemment, Mark Kalderon et Charles Travis, «Oxford Realism», dans Michael Beaney (dir.) OxfordHandbook oftheHistoryofAnalyticPhilosophy, Oxford, Oxford University Press, 2013, pp. 10-23. 14 Des liens ont cependant été tracés entre leurs œuvres, notamment par Charles Travis, mais son propos, très important par ailleurs, est moins historique que conceptuel. Voir en particulier «Truth and merit», dans M. Gustafsson (dir.), The philosophy of J.L.Austin, Oxford et New York, Oxford University Press, 2011, pp. 175-203. 13

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importante de son temps à traduire lui-même, dès 1950, les Fondements del’arithmétiqueet qu’il a en outre pris la peine, trois ans plus tard, de reprendre cette traduction pour une nouvelle édition15. Nous savons en outre grâce à George Warnock que les Fondements de l’arithmétique furent l’objet de nombreuses séances du groupe de travail du samedi matin16, et grâce à Michael Dummett, qu’Austin mit cet ouvrage (parmi d’autres, y compris le Théétète de Platon!) au programme d’un cours («intitulé de manière absurde», selon les mots de Dummett, «Fondements de l’épistémologie moderne»), pour lequel – selon le même Dummett – Austin aurait entrepris de traduire l’ouvrage17. Les références, plus ou moins implicites, à des concepts ou des thèses de Frege sont pourtant nombreuses dans l’œuvre d’Austin et, s’il ne s’agit évidemment pas d’en faire ni la liste, ni le bilan, la question de la relation d’Austin à certains aspects de la pensée frégéenne nous semble, pour le sujet qui nous occupe, incontournable. En effet, il a été souvent affirmé, dans un sens parfois négatif – par exemple par Peter Geach ou, plus récemment par Tyler Burge18 –, ou beaucoup plus positif – par exemple par Charles Travis19, Sandra Laugier20, Jean-Philippe Narboux ou, dans 15 Il nous semble intéressant d’indiquer à ce propos que Peter Geach fut l’auteur, en 1951, d’un compte-rendu critique de la traduction par Austin des Fondements de l’arithmétique («Frege’s Grundlagen», Philosophicalreview, 1951, vol. 60, n°4, pp. 535544), et que ce dernier, dans la seconde édition, remaniée, de la traduction, reconnaît une dette envers lui. Nous citons (et traduisons): «Les remerciements du traducteur vont à plusieurs lecteurs, et en particulier à M. P. T. Geach, pour le mal qu’ils ont pris à proposer des corrections et des suggestions: rien ne pourrait être plus bienvenu que d’être encore soumis au même traitement.» (J. L. Austin, «Translator’s Preface to the Second Edition», dans G. Frege, Thefoundationsofarithmetics, op.cit., p. v). Geach fut en outre l’auteur, avec Max Black, de la première traduction en anglais de «Sur le sens et la référence», et autres textes capitaux de Frege (TranslationsfromthePhilosophicalWritingsofGottlob Frege, trad. angl. P. Geach et M. Black, Oxford, Blackwell, 1952). 16 G. Warnock, «Saturday Mornings», dans I. Berlin (dir.), EssaysonJ.L.Austin, op.cit., p. 36. 17 Voir Michael Dummett, TruthandOtherEnigmas. Londres, Duckworth, 1978, pp. xxiii-xxiv; et OriginsofAnalyticalPhilosophy, Londres, Duckworth, 1993, p. 169. 18 Cf. la rapide mention dans Tyler Burge, Truth, Thought, Reason: Essays on Frege, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 28. 19 Voir par exemple le relativement précoce «Annals of analysis» (Mind, avril 1991, vol. 100, n°2, pp. 237-264, en particulier pp. 204-242), où Travis fait apparaître le contraste entre l’ancienne conception, attribuée notamment à Frege, et la nouvelle conception, attribuée à Austin et Wittgenstein, de la relation entre sémantique et pragmatique, c’est-à-dire de la relation entre le langage et ce que l’on dit en en usant. Dans les premiers paragraphes de «Pragmatics» (art. cit.), C. Travis énonce que la thèse austinienne brouille la distinction entre les questions relevant de la sémantique et celles qui relèvent de la pragmatique. 20 Cf. S. Laugier, «Acte de langage ou pragmatique», Revuedemétaphysiqueetde morale, 2004, n°42, no2, pp. 279-303.

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un autre registre, par François Recanati21 –, qu’Austin infléchissait profondément la conception frégéenne de la vérité. Mais en quoi cette réforme consiste-t-elle précisément? Il est en effet particulièrement intrigant de constater que, malgré cette révolution que la théorie des actes de langage semble constituer, Austin ait continué, tout au long de son œuvre, à se référer à la «signification», pourtant définie par lui dans Quanddirec’estfaire en lien avec le fameux doublé du «sens» et de la «référence». Doit-on lire, ou non, cette constante référence comme une reprise de l’héritage frégéen? Et si oui, dans quelle mesure? Avant d’entrer dans le détail de l’analyse austinienne, il est indispensable, semble-t-il, de rappeler en quelques lignes les principaux aspects de la conception de la vérité proposée par Frege et, en particulier, du lien qu’il trace entre signification et vérité. a) L’objetdelavérité:lapensée Comment Frege conçoit-il la vérité? Ce qui est vrai, selon Frege, ce ne peut être que les pensées. Dans son article de 1918, leur définition en procède: [j]’appelle pensée quelque chose à propos de quoi en général la vérité peut venir en question.22

Dire que quelque chose est «vrai» ou «faux», c’est donc toujours qualifier une pensée – ce qui s’appelle «juger», qui consiste donc en une «progression d’une pensée à sa valeur de vérité23». Ce dont on dit que c’est vrai ou faux, ce qui peut être vrai ou faux, c’est une pensée. Jusqu’à présent, cependant, la question n’est que déplacée. Car qu’estce qu’une pensée, c’est-à-dire, qu’est-ce qui peut jouer ce rôle? Plusieurs points sont pour nous déterminants. D’une part, une pensée, c’est «le sens d’une phrase24», car c’est bien à l’aide des phrases (que nous prononçons, que nous écrivons…) que nous arrivons à exprimer nos pensées et, ainsi, à dire des choses vraies ou fausses. Notons un point important: «Satz», que traduit ici «phrase», a été souvent traduit par «proposition»

21 François Recanati met en évidence, dès 1980, des éléments qui s’opposent à l’idée d’une interprétation orthodoxe, d’un point de vue frégéen, de l’acte locutoire austinien. Cf. «Qu’est-ce qu’un acte locutionnaire?», Communications, 1980, n°32, pp. 190-215; plus récemment, voir Literal Meaning, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, surtout pp. 1-5, 121-130, 141-153. 22 G. Frege, «La pensée», art. cit., p. 92. 23 G. Frege, «Sur le sens et la référence», art. cit., p. 64. 24 G. Frege, «La pensée», art. cit., p. 92.

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(en français et en anglais25), ce qui, selon Jocelyn Benoist, n’est justifié que si l’on entend «proposition» en un sens strictement grammatical, ce qui suppose une nette conscience de l’usage technique, non intuitif, qui est alors fait du terme26; la traduction de «Satz» par «proposition» a pu, à cet égard, incliner certains à ignorer la très importante dimension linguistique de la conception frégéenne. Comme l’écrit Frege: la pensée est le sens d’une phrase, sans vouloir affirmer par-là que le sens de toute phrase est une pensée.27

En effet, comme le fait remarquer Frege dans la suite de l’article, précédant le travail mené par Austin sur la multiplicité des usages possibles de nos énoncés, les propositions impératives, par exemple, n’expriment aucune pensée, car elles ne visent pas à dire quelque chose qui soit vrai ou faux (ou plutôt, à dire quelque chose qui soit vrai). Ne serait-ce que parce que ces propositions, ou ce type d’énoncés, existent, l’analyse des phrases et celle des pensées doivent être soigneusement distinguées. La thèse essentielle, cependant, est que différentes phrases peuvent avoir le même contenu, c’est-à-dire exprimer la même pensée. Non seulement, pour reprendre un exemple de 1892, la pensée exprimée par la phrase «la pensée que 5 est un nombre premier est vraie» serait selon Frege la même que celle qui se trouve exprimée si l’on dit: «5 est un nombre premier», mais une affirmation (par exemple «Il fait beau dehors»), et une phrase interrogative (par exemple «Est-ce qu’il fait beau 25 Cf. par exemple le glossaire de la traduction française de la Begriffsschrift de 1879 (trad. fr. C. Besson, Idéographie, Paris, Vrin, 1999, p. IX) ou l’introduction de la traduction des Écritslogiquesetphilosophiquespar C. Imbert, où celle-ci précise cependant que «propositionest à prendre au sens de Littré: terme de logique et de grammaire. C’est, plus précisément, la proposition indépendante des grammairiens, la sentencedes Anglo-saxons.» (Paris, Seuil, 1971, p. 14). 26 Dans la préface déjà citée de la seconde édition de sa traduction, Austin nous met d’ailleurs en garde contre la traduction de Satzpar «proposition», qu’il rapporte à l’interprétation qui a été faite de Frege par ses contemporains anglais, les «BritishIdealists». Les traducteurs français des Ecrits posthumes privilégient eux aussi la traduction de «Satz» par «phrase» plutôt que par «proposition» au motif, justifié selon nous, qu’a contrariode ce que Frege souhaite explicitement (comme cela est manifeste dans «Sur la géométrie euclidienne», trad. fr. H. Sinaceur, dans G. Frege, Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999, p. 199), le terme tend en français contemporain à désigner «non la phrase, mais son contenu. […] Nous devions donc traduire “Satz” par “phrase”; tandis que c’est le contenu de la phrase, ou, plus précisément, en termes frégéens, son sens, la “pensée” (Gedanke) qu’elle exprime, qu’aurait fatalement évoqué le terme “proposition”» (P. de Rouilhan et C. Tiercelin, «Avant-propos pour la traduction française», dans G. Frege, Écritsposthumes, op.cit., p. IV). 27 G. Frege, «La pensée», art. cit., p. 92.

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dehors?») contiennent la même pensée, sous deux formes différentes. Nous citons de nouveau Frege: La proposition interrogative et la proposition assertive contiennent la même pensée; mais la proposition assertive contient encore quelque chose en plus, à savoir précisément l’assertion. La proposition interrogative aussi contient quelque chose en plus, à savoir la sollicitation d’une réponse28.

Derrière cette thèse de la préservation (possible) de la pensée pardelà les différents types de phrases et par-delà les différentes affirmations, s’abrite cette thèse fondamentale, et spectaculaire dans la forme qu’elle prend à la fin de l’article de 1918: une pensée est indépendante du fait qu’elle soit portée par un tel, ou exprimée par un autre; elle est donc dansunecertainemesure indépendante de son expression, qui ne constitue jamais qu’une certaine prise sur elle (même si, il faut y être attentif, nous n’avons pas d’autre moyen de la connaître, et donc de l’identifier, que par son biais): Ainsi, par exemple, la pensée que nous extériorisons verbalement dans le théorème de Pythagore est intemporellement vraie, vraie indépendamment de savoir si qui que ce soit la tient pour vraie. Elle n’a besoin d’aucun porteur. Ce n’est pas seulement depuis qu’elle a été découverte qu’elle est vraie, tout comme une planète a déjà été en action réciproque avec d’autres planètes avant que quelqu’un ne l’ait vue.29

Si cette thèse, fondamentale, permet seule de comprendre comment une même pensée peut être exprimée par différentes phrases (qu’elles soient émises par la même personne ou non), il n’en demeure pas moins que le fait que nous usions, pour exprimer nos pensées, de différentes phrases est essentiel à la question de la vérité. Qu’est-ce qui importe, en effet, lorsque nous tâchons de dire la vérité? C’est que nous exprimions une pensée vraie, par opposition à une autre qui serait fausse. Ce qui importe, en somme, c’est que les pensées que nous exprimons soient distinctes les unes des autres – au mépris de quoi, sinon, nous ne dirions pas grand-chose… De ce point de vue-là, comme l’écrit Frege dans «Sur le sens et la référence», juger, c’est progresser d’une pensée à une valeur de vérité, mais cela n’a d’intérêt que si les pensées dont on juge, ou dont on a à juger, sont distinctes, que dans «le règne» de la pensée, pour reprendre sa célèbre métaphore, le roi n’est pas son seul sujet, que «le règne» ne contient donc pas qu’une seule pensée. C’est pour cela, 28 29

Ibid., p. 95. Ibid., p. 108.

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semble-t-il, que Frege propose cette seconde définition du jugement, qui met en exergue l’importance de la distinction des pensées: On pourrait aussi dire que l’acte de juger consiste à distinguer des parties à l’intérieur de la valeur de vérité. Cette opération de distinction s’effectue au moyen d’un pas en arrière vers les pensées. Tout sens qui appartient à une valeur de vérité correspondrait à un mode propre de cette décomposition en parties.30

Si certaines phrases peuvent exprimer la même pensée, il est évidemment crucial, donc, qu’à différents énoncés correspondent parfois – et en fait, selon toute apparence, le plus souvent – des pensées différentes. b) Forceetproposition:lesimplicationsdelasuperfluitéde«vrai» Si l’on considère l’expression des pensées, un adjectif ne fait cependant, nous dit Frege, aucune différence. Car lorsqu’on affirme qu’une certaine pensée est vraie, souligne le logicien allemand, on exprime cette pensée en énonçant une certaine phrase, et cela de telle sorte qu’est nécessairement suggéré qu’on a raison de penser ce que l’on pense, c’est-à-dire que ce que l’on énonce est vrai (sinon, comme l’explique Charles Travis dans le remarquable «Truth and merit31», c’est que l’on exprime une autre pensée…). De cela Frege déduit le caractère superflu du qualificatif «vrai» ou de l’expression «Il est vrai que…» lorsqu’ils viennent désigner une pensée que nous venons d’asserter. Comme Frege l’écrit de manière particulièrement nette: «Le mot “vrai” n’apporte donc par son sens aucune contribution essentielle à la pensée.32» Ce qui importe donc en logique, et dès qu’il s’agit de pensées vraies ou fausses, ce n’est donc pas le mot «vrai» lui-même, ou ses dérivés, mais ce qu’il indique ou fait apparaître (telle est la présentation de Frege dans «Mes intuitions logiques fondamentales»), c’est-à-dire «la force assertive avec laquelle une phrase est prononcée33». Comme le résume Frege en 1918: À travers la forme de la proposition assertive, nous extériorisons linguistiquement [aussprechen] la reconnaissance [Anerkennung] de la vérité. Pour cela, nous n’avons pas besoin du mot «vrai». Et, même lorsque nous l’utilisons, la force proprement assertive ne réside pas en lui, mais dans la

30

G. Frege, «Sur le sens et la référence», art. cit., pp. 64-65. C. Travis, «Truth and merit», art. cit. 32 G. Frege, «Mes intuitions logiques fondamentales», trad. fr. E. Karger, dans Écritsposthumes, op.cit., p. 297. 33 Ibid., p. 298. 31

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forme de la proposition assertive, et là où celle-ci perd sa force assertive, le mot «vrai» ne peut pas non plus la restaurer.34

Or, de cette analyse de la force de la proposition assertive, des interprètes de Frege ont tiré ce que l’on appelle la distinction du contenu et de la force de l’assertion35. L’un des corrélats de la théorie frégéenne de la force assertive est en effet qu’une pensée peut être exprimée avec ou sans cette force, que la pensée peut donc être expriméesans être assertée, ce que montre la conversion possible de toute assertion en subordonnée36 et le fait que l’on peut faire d’une phrase indicative l’antécédent ou la conséquence d’un conditionnel (elle n’est alors ni jugée ni assertée). Reprenons l’un des exemples de «La négation»: «Si l’accusé était au moment du délit à Rome, il n’a pas commis le crime.37» Lorsqu’on réalise cet énoncé, on n’affirme ni que l’accusé était au moment du délit à Rome, ni qu’il n’a commis aucun crime mais pourtant (le fait que l’on doive «sépar[er] la saisie du sens et le jugement38» est le principal résultat de l’article), on peut identifier ces «deux pensées partielles contenues dans la pensée totale39». Dans cet énoncé, chaque pensée partielle est exprimée sans être assertée; cela atteste cette possibilité logique. Or, comme le rappelle Peter Hanks, c’est en s’appuyant sur ces arguments que Peter Geach déduit ce qu’il appelle «l’observation de Frege», résumée en ces termes fort nets au début de son article de 1965: La pensée peut avoir exactement le même contenu que l’on reconnaisse sa vérité ou non; une proposition peut apparaître dans un discours auquel on adhère ici, auquel on n’adhère pas là, et pourtant pouvoir être reconnue comme étant la même proposition.40

D’après cette «observation», on peut, dans chaque assertion, distinguer la proposition qui est assertée (mais qui pourrait ne pas l’être, et 34

G. Frege, «La pensée», art. cit., p. 96. Cette distinction entre «contenu» et «force», et ses origines frégéennes (controversées), sont présentées de manière fort pédagogique et critique par Peter Hanks dans «The Content-Force Distinction» (PhilosophicalStudies, mai 2007, vol. 134, n°2, pp. 14164). 36 Selon la procédure présentée par Frege dans «Mes intuitions logiques fondamentales»: «Afin d’indiquer plus clairement que la pensée doit seulement être exprimée sans que rien soit asserté, je convertis la phrase en subordonnée: “que l’eau de mer soit salée”.» (trad. fr. E. Karger, dans Écritsposthumes, op.cit.,p. 297) 37 G. Frege, «La négation», dans Écritslogiquesetphilosophiques, trad. fr. C. Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 200. 38 Ibid., p. 197. 39 Ibid. 40 P. Geach, «Assertion», art. cit., p. 449. 35

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possède donc une existence indépendante de son assertion) et la force assertive avec laquelle cette proposition est, en l’occurrence, assertée; on peut donc distinguer le contenu et la force de l’assertion. Frege n’écritil pas lui-même dans «La pensée»: Dans une proposition assertive, il faut donc distinguer deux choses: le contenu, que celle-ci a en commun avec la proposition interrogative correspondante, et l’assertion. Ce contenu est la pensée ou contient du moins la pensée.41

Selon cette lecture, la thèse frégéenne selon laquelle l’adjectif «vrai» est superflu implique donc qu’une affirmation, ou une assertion, est une proposition à laquelle on accorde, en l’énonçant, une force assertive, thèse que l’on trouve formalisée à l’aide des symboles F(p), où «p» désigne la proposition énoncée, et «F» la force affirmative appliquée à la proposition «p» à l’occasion de son énonciation. Selon cette formalisation, c’est bien de la proposition «p» dont on dit qu’elle est vraie ou fausse, car c’est à elle que l’on applique une force affirmative ou non. Cette thèse constitue le cœur de ce qui est, d’après Hanks, la théorie sémantique dominante, selon laquelle une théorie de la signification est une théorie en (au moins) deux parties, une partie qui traite des contenus des phrases et une autre qui traite des forces avec lesquelles ces phrases sont utilisées dans des actes de langage.42

De fait, cette théorie semble constituer la base des réflexions sur la signification depuis le début des années 1970. Son autorité est en effet issue de l’interprétation de Frege répandue et popularisée en 1973 par Michael Dummett dans le célébrissime Frege:Philosophyoflanguage43, où «la théorie de la signification» se trouve divisée en deux parties: «la partie sémantique et cognitive de la théorie d’une part (l’explication de la référence et du sens) et la partie pragmatique d’autre part (l’explication de la force)44». Cette intégration de la question de la forcedans les problèmes sémantiques a pour implication que la théorie de la signification doit être enrichie en théorie de la compréhension(Understanding). 41

G. Frege, «La pensée», art. cit., pp. 95-96. P. Hanks, «The content/force distinction», art. cit., p. 142. 43 Cf. M. Dummett, Frege: Philosophy of language, Londres, Duckworth, [1973] 1992, pp. 413-417. Voir aussi le premier chapitre de Martin Davies, Meaning,Quantification,Necessity: ThemesinPhilosophicalLogic, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1981. 44 M. Dummett, Frege:Philosophyoflanguage, op.cit., p. 416. 42

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Elle constitue depuis lors l’interprétation de référence de Frege, que John McDowell prend par exemple à son compte en 1976 lorsqu’il écrit, en indiquant en note cette page précise de l’ouvrage de Dummett: Une théorie du sens doit interagir avec une théorie de la force pour le langage en question. […] L’idée est qu’une théorie du sens et une théorie de la force, une fois combinées, devraient nous permettre de passer d’une description suffisamment complète de l’énoncé du locuteur, encore noninterprété, à une description de l’acte propositionnel d’un type spécifique avec un contenu spécifié qu’il accomplit, c’est-à-dire une description sur le modèle de «Il affirme que p», «Il demande si p», etc.45

Autre indice de son profond ancrage dans les esprits de l’époque, cette conception sémantique constitue le point de départ de l’article qu’Hermann Parrett a consacré en 1981 au dépassement de la distinction du contenu et de la force ou, selon ses termes, à la «restructuration de la formule F(p)46». Comme il le résume lui-même: S’il est bien vrai que ce que vous comprenez soit F(p), alors une théorie frégéenne de la compréhension sera bipartitedu fait de sa dépendance à l’égard des sous-théories strictement délimitées du senset de la force.47

De manière remarquable, Parrett accorde que la «distinction force/ sens devaitêtre faite comme Frege l’a faite» (ce qui suppose que Frege l’a bien faite comme il le dit), et il admet «ce qui est pris pour acquis dans la ligne de pensée Frege-Dummett-McDowell48». Il faut toutefois noter que cette lecture de Frege et du concept de signification, aussi populaire soit-elle, n’a évidemment pas été adoptée par tous, et partout: Donald Davidson constitue un exemple fameux d’auteur considérant, comme le résume Dummett, que «nous pouvons nous dispenser d’une théorie de la force d’un énoncé49». Ce qui est remarquable, en l’occurrence, c’est que la contrepartie de cette théorie de la force, c’est-à-dire la théorie du sens, ou du contenu propositionnel de la phrase, reste selon

45 J. McDowell, «Truth Conditions, Bivalence and Verificationism», dans Gareth Evans et John McDowell (dir.), Truthandmeaning.EssaysinSemantics, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 44. 46 H. Parrett, «Perspectival understanding», dans Hermann Parrett et Jacques Bouveresse (dir.), MeaningandUnderstanding, Berlin et New York, de Gruyter, 1981, p. 250. 47 Ibid., p. 249. 48 Ibid., p. 250. 49 M. Dummett, Lesoriginesdelaphilosophieanalytique, trad. fr. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, [1988] 1991, p. 31.

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lui valide et semble bien constituer une constante forte de la sémantique contemporaine50. 3. Force et proposition dans la théorie des actes de langage (de John Searle) a) Illocutionetlocution:forceetproposition? Nous en arrivons au lieu où certains lecteurs de la théorie des actes de langage élaborée par Austin ont été tentés d’en faire une lecture frégéenne (selon l’interprétation de Frege que nous venons de détailler) ou plutôt, pour le dire plus justement, de plaquer la distinction austinienne entre locutoire et illocutoire sur la distinction (prétendument) frégéenne du contenu et de la force. Puisqu’Austin parle du produit de l’acte locutoire comme étant une signification («meaning»), qu’il réfère celle-ci à la dichotomie frégéenne du sens et de la référence, et qu’il propose par ailleurs de classer les différents types d’actes illocutoires en fonction de leurs «valeurs», qui semblent bien correspondre à première vue aux «forces» de «La pensée», il est en effet tentant de reconduire dans la théorie des actes de langage la distinction entre force et contenu qu’on trouve mise en exergue par Geach et donc à retrouver: dans la valeur illocutoire de l’affirmation, cette force affirmative pointée par Frege dans «La pensée», et dans la signification locutoire, cette proposition «p» qui serait seule porteuse de valeur de vérité. Telle est par excellence l’interprétation que promeut John Searle51, principal avocat, pendant des années, de la théorie des actes de langage aux yeux du monde. Comme il l’écrit dans Lesactesdelangage: Nous pouvons représenter les distinctions que nous avons faites au moyen du symbolisme suivant: les actes illocutionnaires (un très grand nombre d’entre eux au moins) sont de forme générale: F(p) 50 La thèse selon laquelle «ce qu’un locuteur affirme» est «le contenu sémantique de la phrase prononcée» constitue bien le cœur des conceptions de la signification que Scott Soames présente, avant de les prendre pour cible, au début de son ouvrage Whatis meaning?(Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2010, en particulier pp. 1-4), thèse qui, selon lui, est contestée depuis quelques années par la conscience croissante de la plus grande complexité des liens entre sémantique et pragmatique (l’introduction de F. Recanati, Les énoncés performatifs, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, pp. 20-24, prend déjà acte de manière totalement claire, par exemple, du brouillage de la distinction entre «force» et «sens»), mais reste malgré tout bien ancrée dans les esprits. 51 F. Recanati, dans Lesénoncésperformatifs, op.cit., propose une analyse précise, et critique (dont nous ne partageons cependant pas toutes les options) de la version searlienne de la théorie austinienne des actes de parole (voir le chapitre VIII, «Locution et illocution»).

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Où la variable «F» prend ses valeurs parmi les procédés marqueurs de force illocutionnaire, «p» représentant des expressions qui expriment des propositions52.53

Le présupposé de cette analyse, que son formalisme doit mettre en exergue, est précisément celui qui semblait crucial dans l’analyse frégéenne et qui nous intéresse dans ce chapitre. Searle l’explicite quelques lignes plus haut: Etant donné qu’une même proposition peut appartenir à différents types d’actes illocutionnaires, nous pouvons séparer l’analyse de la proposition de celle des types d’actes illocutionnaires.54

Il importe ici l’idée qu’une même proposition peut être prise dans différents types d’actes, et dans différents actes illocutionnaires de même type. Qu’une «“même affirmation”» puisse être reconnue dans différentes énonciations, cela semble en effet conforme à la conception d’Austin, tout comme le fait que cette possibilité dépende de l’identité de «la signification» en jeu. Mais la conséquence qu’en tire Searle est-elle juste? Comme nous allons le voir, c’est l’extension et le statut que Searle donne à cette possible ré-identification qui pose problème. Il en donne un exemple dans un article plus précoce, qui date de 1965. Il soumet cinq énoncés à notre examen: (1) (2) (3) (4) (5)

Est-ce que John va quitter la pièce? John va quitter la pièce. John, quitte la pièce! Si seulement John quittait la pièce. Si John quitte la pièce, je la quitte aussi.55

Reconnaissant, dans la ligne directe des conférences d’Harvard de 1955, la diversité des actes illocutoires réalisés, Searle dirige l’attention du lecteur sur des «actes subsidiaires» qui seraient «communs à l’ensemble des cinq actes illocutionnaires»: En énonçant chacun d’entre eux, le locuteur réfère à une personne particulière, John, et prédique l’acte de quitter la pièce accompli par cette personne. Cela 52 Note du texte original: «Tous les actes illocutionnaires ne rentreraient pas dans ce modèle. Par exemple: “Allez Manchester!” ou “À bas César” seraient quant à eux de la forme F(n), où “n”peut être remplacé par des expressions référentielles.» 53 John Searle, Speech Acts: An essay in the philosophy of langage, Cambrige, Londres et New York, Cambridge University Press, 1969; trad. fr. H. Pauchard, Lesactes delangage.Essaidephilosophiedulangage, Paris, Hermann, [1972] 1996, pp. 69-70. 54 J. Searle, Lesactesdelangage, op.cit., p. 69. 55 J. Searle, «What is a Speech Act?», dans Max Black (dir.), PhilosophyinAmerica, Londres, Allen and Unwin, 1965, pp. 225.

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ne constitue en aucun cas tout ce qu’il fait, mais dans chaque cas, cela en est une partie. Je dirais, par conséquent, que dans chacun de ces cas, bien que les actes illocutionnaires soient différents, il y a au moins certains des actes non illocutionnaires de référence et de prédication qui sont les mêmes.56

Cela l’amène, précise-t-il ensuite, à dire «qu’il y a un contenu commun à chacun d’entre eux» (en l’espèce, «que John va quitter la pièce»), qu’il propose d’appeler, à défaut de mieux souligne-t-il, «proposition57», et à rajouter que ces différents actes peuvent être écrits d’une manière qui fasse apparaître ce contenu. Le symbolisme F(p) en découle directement. Il est alors particulièrement remarquable que Searle se réfère à une série d’auteurs, dans laquelle Austin ne figure pas, à l’inverse de Frege, qui y tient la première place: Sous une forme ou sous une autre, cette distinction est ancienne et a été marquée de différentes manières par des auteurs aussi différents que Frege, Sheffer, Lewis, Reichenbach et Hare, pour n’en mentionner que quelques-uns.58

b) Ladistinctiondelaforceetducontenuest-ellevraimentfrégéenne? (Excursus) Un problème se pose toutefois: non seulement est-il contestable que cette interprétation de la théorie des actes de langage soit fidèle à Austin (ce que reconnaissent du reste ses avocats), mais en outre, comme le rappelle Hanks, il n’est nullement certain qu’elle soit fidèle à la philosophie de Frege. S’il ne peut s’agir évidemment ici de régler la question du sort du contenu et de la force dans la philosophie frégéenne, il nous faut pourtant indiquer, avant d’aborder le premier point, quelques éléments en faveur de cette deuxième idée; nous en aurons besoin au moment où, affrontant l’objection de Geach, nous devrons démontrer la capacité de la théorie austinienneà penser la vérité. Commençons par le plus visible sans doute: l’usage fait par Geach et ses successeurs du terme de «proposition». Comme on l’a vu, la proposition ne désigne pas chez Frege le contenu de la pensée, mais la phrase à l’aide de laquelle on l’énonce. La définition du terme proposée par Geach lui-même semble d’ailleurs correspondre à cette thèse: une proposition, écrit-il, c’est «une forme de mots dans laquelle quelque chose est avancé, présenté pour être pris en considération59». Le problème est 56

Ibid., pp. 225-226. Ibid. 58 Ibid., p. 226. 59 P. Geach, «Assertion», art. cit., p. 449. Nous reprenons la traduction des extraits du même article de Geach réalisée par C. Pichevin, relue par F. Recanati à l’occasion de 57

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que, dans le schéma frégéen, la seule chose dont on puisse dire qu’elle est vraie ou fausse, ce n’est pas la phrase, que l’on qualifie celle-ci de «proposition» ou de «forme de mots», mais la pensée qu’elle exprime, c’est-à-dire lesens de la phrase. De fait, et malgré sa formulation qui nous paraît confuse (dans la mesure où elle semble mélanger ce que Frege distingue, la phrase et la pensée), Geach souhaite en réalité désigner «la pensée» par le terme de «proposition» – le synonyme qu’il propose, «contenu propositionnel», le prouve. Mais admettons cette variation terminologique: une affirmation serait une certaine pensée, ici appelée proposition, ou «contenu propositionnel» et symbolisée par la lettre «p», énoncée avec une force affirmative, ici symbolisée par la lettre «F». Ce schéma aurait l’intérêt, aux yeux de ses avocats, de mettre en évidence l’irréductibilité de la proposition «p» à la force avec laquelle elle est exprimée. Mais une objection s’impose: comme Peter Hanks le rappelle également, Frege n’a jamais énoncé la distinction entre le contenu et la force d’une phrase de manière si générale. S’il soutient bien qu’une phrase interrogative et une phrase assertive peuvent contenir la même pensée, il ne soutient jamais, par exemple, que les phrases impératives pourraient contenir la même pensée qu’elles; il semble au contraire maintenir tout au long de sa vie l’idée selon laquelle [o]n ne contestera pas qu’une proposition impérative ait un sens; mais ce sens n’est pas d’un genre tel que la vérité puisse dans son cas venir en question. C’est pourquoi je n’appellerai pas le sens d’une proposition impérative [Befehlsatz] pensée. De même il faut exclure les propositions de souhait et de prière [Wunschsätze, Bittesätze].60

La confusion entre les termes de «pensée» et de «proposition» («proposition» et «sentence» en anglais) aurait ainsi pour contrepartie, semble-t-il, une certaine négligence du fait que, précisément, toutes les phrases n’énoncent pas des «propositions» au sens de Geach, c’est-à-dire des pensées. Or, cette restriction frégéenne est d’une très grande importance: elle engage en effet à comprendre que ce que Frege a en vue n’est pas que l’on pourrait distinguer dans toute phrase, d’une part, la pensée qu’elle exprimerait, qui serait son sens, évaluable en termes de vrai et de faux et, d’autre part, la force avec laquelle cette pensée serait exprimée (assertive, interrogative, impérative…), mais bien plutôt 1/ que la diversité des la discussion qu’il en propose dans Lesenslittéral(Paris et Tel Aviv, Éditions de l’Éclat, [2004] 2007, p. 234 note 1). 60 G. Frege, «La pensée», art. cit., p. 94.

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phrases et des types de phrase n’empêche pas que ce soit la même pensée qui soit parfois exprimée, et 2/ qu’il importe crucialement que ce soit parfois la même pensée qui soit exprimée – et en particulier, pour reprendre ses termes, dans une assertion et dans la «proposition interrogative correspondante». Or, ce changement de perspective est loin d’être indifférent: car dire qu’une assertion et la proposition interrogative correspondante partagent le même contenu, la même pensée, n’implique nullement que l’on puisse identifier ce contenu indépendammentde la force. Que l’on doive distinguer, dans une proposition assertive donnée, son contenu et l’assertion réalisée, dans la mesure où ce contenu possède une forme d’objectivité, de généralité qui fait qu’il peut être exprimé dans d’autres propositions est une chose; que cette distinction puisse être réalisée abstraction faite de la force de la proposition alors considérée est une toute autre chose: dans la mesure où la distinction du contenu et de la force ne peut se faire que pour certaines propositions, de certains types, c’est-à-dire de certaines forces – la proposition assertive et la proposition interrogative –, il semble au contraire que ce soit le propre de la force avec laquelle sont émises certaines propositions que de permettre que l’on distingue en elles un contenu. Contrairement à ce que suggèrerait une sémantique fondée sur une distinction tranchée entre «contenu» et «force», il serait donc totalement illégitime de considérer le «sens» des phrases indépendamment de leurs forces. C’est pourtant ainsi que Frege a été interprété par nombre de commentateurs, et c’est sous cette forme qu’il a été introduit comme outil critique de la théorie des actes de langage de John Austin par certains détracteurs de ce dernier. c) «Johnquittelapièce»:(John)Searle,lecteurinfidèlede(John)Austin Avant même d’évaluer, du point de vue du texte austinien, la pertinence du symbolisme introduit par Searle pour l’interpréter, plusieurs éléments, dans les écrits de ce dernier, indiquent clairement la distance qu’il a prise à l’égard de «l’inventeur» des actes de langage. Au moment où Searle adopte le concept d’acte illocutionnaire, dont il attribue explicitement la paternité à Austin, il précise en effet: Ce n’est pas sans quelque appréhension que j’adopte l’expression «acte illocutionnaire», étant donné que je refuse la distinction faite par Austin entre les actes locutionnaireset les actes illocutionnaires.61

61

J. Searle, Lesactesdelangage, op.cit., p. 69, note 1.

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Il renvoie alors le lecteur à un article de 1968 (qui se réfère lui-même à l’article de 1965 que nous avons cité), qui commence fort clairement par ces mots: Lorsque j’ai entrepris d’explorer la notion d’acte illocutionnaire d’Austin, il m’est apparu que la notion d’acte locutionnaire correspondante n’était d’aucun secours, et j’ai été forcé d’adopter une distinction assez différente entre actes illocutionnaires et actes propositionnels.62

Les raisons pour lesquelles il critique la distinction du locutoire et de l’illocutoire sont développées tout au long de l’article, mais l’essentiel peut être résumé ainsi: selon Searle, quel que soit l’énoncé réalisé, un lien peut toujours être dégagé entre sa signification, c’est-à-dire l’acte locutoire accompli, et sa force, c’est-à-dire l’acte illocutoire. L’argument est le suivant: non seulement il y aurait de nombreux cas où l’acte locutoire accompli impose une certaine forme d’acte illocutoire (Searle donne l’exemple de l’énoncé «Je te promets que je vais le faire»), mais en réalité, il n’y a aucun cas où l’acte locutoire accompli n’impose pas une certaine force illocutoire à l’acte de langage réalisé! Comme l’écrit Searle: Nous avons vu plus haut que la distinction originelle du locutoire et de l’illocutoire convient mieux pour rendre compte des cas où la signification de la phrase est, pour ainsi dire, neutre-du-point-de-vue-de-la-force, c’està-dire, dans les cas où son énonciation littérale n’a pas servi à distinguer sa force illocutoire particulière. Mais à présent un examen plus approfondi nous oblige à conclure ainsi: aucune sentence n’est complétement neutredu-point-de-vue-de-la-force. Toute phrase a un potentiel de force illocutoire, au moins en un sens très général, fondé sur sa signification.63

Selon cette conception, le fait de distinguer l’acte illocutoire et l’acte locutoire ne consisterait plus qu’à différencier un acte effectivement accompli et un acte que l’on n’a pas accompli jusqu’au bout (les conditions situées au niveau illocutoire par Austin seraient ici identifiées dès le niveau locutoire, mais, éventuellement, non accomplies), ce qui brouille évidemment leur distinction (qui est censée être fondée, rappelons-le, sur la différence observable entre les types d’échecs qu’ils peuvent subir). Searle déclare être incité de ce fait à remplacer la 62 J. Searle, «Austin on Locutionary and Illocutionary Acts», PhilosophicalReview, 1968, n°77, pp. 405. (L’article a été repris dans I. Berlin (dir.), EssaysonJ.L.Austin, Oxford, Clarendon Press, pp. 141-159, mais pour des raisons de commodité, nous citons l’article original). 63 Ibid., p. 412.

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bipartition austinienne de l’illocutoire et du locutoire (négligeant au passage le perlocutoire), et la tripartition de ce dernier (phonétique, phatique, rhétique) par une tripartition sur un seul niveau: phonétique, phatique et illocutoire. L’argument employé par Searle est particulièrement intéressant. Il croit en effet remarquer qu’au moment d’indiquer la distinction entre l’acte phatique et l’acte rhétique d’une part, l’acte locutoire et l’acte illocutoire d’autre part, Austin emploie le même procédé et use sans le vouloir de l’acte illocutoire pour rendre compte de l’acte rhétique, ce qui montrerait qu’«un acte rhétique est toujours un acte illocutoire d’un type ou d’un autre64.» Le problème est que la lecture que Searle fait alors de Quanddire,c’estfaire manque de précision et néglige, en particulier, des guillemets qui sont pourtant cruciaux. Quels sont en effet les exemples qu’Austin propose pour présenter à son auditeur-lecteur les différents types d’acte? Lorsqu’il s’agit du locutoire et de l’illocutoire, Austin écrit: Locution: Il m’a dit «Tire sur elle!», voulant dire par «tire» tire, et se référant par «elle» à elle. Illocution: Il me pressa (ou me conseilla, ou m’ordonna, etc.) de tirer sur elle. […] Locution: Il m’a dit: «Tu ne peux faire cela». Illocution: Il protesta contre mon acte.65

De même, lorsqu’il fait apparaître un peu plus haut la distinction entre acte phatique et acte rhétique, Austin donne plusieurs exemples, où il présente d’abord l’acte phatique, puis l’acte rhétique: «Il a dit: “Je serai là”» [phatique], «Il a dit qu’il serait là» [rhétique]; «Il a dit: “Sortez!”» [phatique], «Il m’a dit de sortir» [rhétique]; «Il a dit: “Est-ce à Oxford ou à Cambridge?”» [phatique], «Il a demandé si c’était à Oxford ou à Cambridge».66

L’erreur commise par Searle est fort révélatrice car, dans sa reprise du texte d’Austin, il oublie précisément ce qui va faire à ses yeux toute la différence – ou plutôt ce qui révèle qu’il n’y en a pas: les guillemets supplémentaires (ici retranscrits sous la forme «») qui, dans la présentation 64

Ibid., p. 413. QDCF, p. 101-102/114. Nous avons légèrement modifié la présentation des exemples pour coller davantage au texte original, et à la citation faite par Searle p. 410 de son article. 66 QDCF, p. 95/110. De même, nous avons légèrement modifié la présentation des exemples de manière à mieux faire apparaître, comme Searle, les actes rhétiques et les actes phatiques, mais surtout, nous avons rajouté des guillemets, oubliés dans la traduction française, comme dans l’article de Searle. 65

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d’Austin, viennent encadrer actes rhétiques et actes phatiques. Dans l’article de Searle, ils disparaissent, faisant apparaître, effectivement, l’acte rhétique comme l’acte illocutoire, sans guillemets67. Mais ce faisant, c’est le cœur de l’argument austinien que Searle manque: la théorie austinienne des actes de langage est précisément fondée sur l’idée que le même acte locutoire, avec le même sens et la même référence, peut être employé pour accomplir différents actes de langage, et que ce n’est pasparce que ce que mon énoncé signifie (ce qu’il dit, donc, qui est indiqué entre guillemets) est un ordre ou une demande que j’accomplis réellement, au niveau illocutoire, un ordre ou une demande en l’énonçant. Et c’est bien pour cela qu’Austin, lorsqu’il indique en quoi consiste un acte rhétique, emploie les guillemets que Searle a manqués: car ce que l’on dit, ce n’est pas (nécessairement) ce que l’on fait. Searle précise: si l’on réalise une «énonciation sérieuse et littérale68» de ce que l’on dit, alors on fait nécessairement ce que l’on dit. Mais ne présuppose-t-il pas alors ce qui est en jeu, c’est-à-dire la détermination de l’acte que l’on est censé accomplir de manière «sérieuse»69? De ce point de vue, l’analogie proposée par Searle entre la décision théorique qui consiste à différencier locutoire et illocutoire et celle qui consisterait à différencier un «homme non marié» («unmarried man») et un «célibataire» («bachelor») nous paraît presque de l’ordre du lapsus: même à son époque (pas si éloignée), un homme non marié pouvait évidemment ne pas être célibataire, mais être en couple, avec une femme bien sûr, ou même (ne tremblons pas au moment de mettre à terre le déterminisme searlien) vivre sous d’autres formes conjugales. L’essentiel, pour notre problème, peut donc être résumé ainsi: parce qu’il considère que ce qu’une énonciation «signifie» indique le type d’acte de langage qu’elle constitue, Searle concatène en une seule les catégories locutoire et illocutoire. En lieu et place de la double tripartition austinienne, il nous propose donc une tripartition «simple»: accomplir un acte de langage, ce serait toujours produire certains sons (acte 67 J. Searle, «Austin on Locutionary and Illocutionary Acts», art. cit., pp. 410-411: «Locution: He said to me, “You can’t do that.” Illocution: He protested against my doing it. […] He said “I shall be there” (phatic). He said he would be there (rhetic).» (Les guillemets français sont, comme d’habitude pour les citations introduites directement dans le texte, les nôtres.) 68 Ibid., p. 407. 69 Pour une analyse plus développée de ce cercle argumentatif, voir B. Ambroise, Lespouvoirsdulangage:LacontributiondeJ.L.Austinàunethéoriecontextualistedes actesdeparole, Thèse de philosophie soutenue le 25 mars 2005 à l’université Paris X Nanterre, pp. 223-235.

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phonétique), et grâce à eux produire certains vocables, conformément à un vocabulaire et à une grammaire (acte phatique). Ce serait, enfin, employer ces vocables dans un sens et avec une référence plus ou moins déterminés, donc avec une certaine signification, et par là même, avec une certaine force (acte illocutoire). d) Del’actelocutoireàl’actepropositionnel Qu’en est-il alors de la distinction de la force et du contenu dans l’analyse de Searle? Dans l’article de 1968, nous venons de le voir, il refuse la distinction entre acte locutoire et acte illocutoire, ce qui pourrait suggérer qu’il soutient l’impossibilité de distinguer, dans un énoncé donné, sa force et son contenu. Il n’en est rien, cependant, car, comme il l’écrit dans Les actes de langage, Searle n’entend pas simplement dissoudre la distinction entre acte locutoire et acte illocutoire, mais la remplacer par une distinction entre acte illocutoire et un autre type d’acte qu’il nomme «propositionnel». Il insiste en effet, comme en 1965, sur le fait que la proposition que je vais partir peut être un contenu commun à différentes énonciations avec différentes forces illocutoires, car je peux menacer, prévenir, affirmer, prédire ou promettre que je vais partir. Nous devons distinguer, dans l’acte illocutoire total, le type d’acte du contenu de l’acte.70

Cette remarque entraîne Searle à distinguer, à l’intérieur de l’acte illocutoire, et en plus des actes phonétiques et phatiques déjà admis, un «acte propositionnel», qu’il définit comme «l’acte d’exprimer une proposition (une phrase qui est neutre à l’égard de la force illocutionnaire).71» Ce qui caractérise une proposition, c’est son sens et sa référence, c’està-dire qu’«effectuer des actes propositionnels72» consiste à «référer et prédiquer.» Mais pourquoi cet acte propositionnel n’est-il pas équivalent à l’acte locutoire? Celui-ci, comme on l’a noté, consiste précisément, lui aussi, à «référer et prédiquer». La différence est pourtant réelle: un acte propositionnel n’intègre pas, selon la définition de Searle, tous ces éléments – la structure syntaxique profonde, l’accent, l’intonation (et, dans le langage écrit, la ponctuation)73 – qui contribuent à la «signification» («meaning») d’un énoncé et donc à l’accomplissement d’un acte rhétique, et induisent déjà la nature de l’acte illocutoire accompli. Par contraste, la force illocutionnaire seule est marquée par ces éléments. 70 71 72 73

J. Searle, «Austin on Locutionary and Illocutionary Acts», art. cit., p. 420. Ibid., p. 420. J. Searle, Lesactesdelangage,op.cit., p. 61. J. Searle, «Austin on Locutionary and Illocutionary Acts», art. cit., p. 419.

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

Pour comprendre la formalisation searlienne F(p), par laquelle nous avons ouvert cette partie, il faut donc saisir qu’entre l’acte phatique (qui produit des vocables) et l’acte illocutoire (qui produit des énonciations dotées de signification et de force), Searle intercale un «acte propositionnel» (symbolisé par «p»), qui serait doté d’un «sens» et d’une «référence», mais non d’une «signification». Le corollaire de cette analyse est clair: le concept de «signification» est disjoint chez Searle du couple «sens et référence», ce qui révèle une prémisse de son analyse: il serait possible d’identifier le sens et la référence d’un énoncé indépendamment de la force illocutionnaire avec laquelle il est accompli, et donc indépendamment de tous ces éléments qui, selon Searle, font la différence entre son acte propositionnel et l’acte locutoire d’Austin: «l’ordre des mots, l’accent tonique, l’intonation, la ponctuation, le mode du verbe, et les verbes dits “performatifs”74». C’est de ce remarquable découplage que provient la symbolisation finale de l’acte illocutionnaire par F(p). Du reste, Searle va encore plus loin puisqu’il est également possible selon lui d’identifier le sens d’un énoncé indépendamment de sa référence, et sa référence indépendamment de son sens. Logiquement, Searle propose donc la symbolisation F(R, P), «“R” représentant l’expression référentielle et le“P”majuscule, l’expression prédicative75.» Nous importe ici ce que l’analyse searlienne fait apparaître par contraste: c’est parce qu’il estime qu’on peut identifier le sens et la référence d’un énoncé en ne considérant que les vocables qui y sont employés qu’il juge que l’on peut séparer, dans une énonciation donnée, la proposition exprimée – identifiable à l’aide des seuls vocables – et la force avec laquelle elle est exprimée – qui suppose la considération des autres caractéristiques observables de l’énonciation. En 1968 comme en 1969, Searle s’interroge: est-ce cela qu’Austin avait réellement en vue lorsqu’il parlait de la distinction entre locutoire et illocutoire? Le locutoire «réel», est-ce cette combinaison de sens et de référence qu’il faudrait abstraire de tous les éléments relevant (déjà) de la force illocutoire avec laquelle l’énoncé est réalisé? Il semble le penser. Et de fait, Austin indique bien dans Quanddire,c’estfaire, qu’un acte locutoire peut être pris dans différents actes illocutoires, et donc qu’un même acte rhétique fixant un même sens et une même référence peut être pris dans différents actes illocutoires. Mais cela signifie-t-il qu’on peut 74 75

J. Searle, Lesactesdelangage, op.cit., p. 68. Ibid., p. 70.

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

291

identifier celui-ci indépendamment de celui-là? Le sens et la référence d’un énoncé, notamment, peuvent-ils être identifiés indépendamment de tous ces éléments qui, selon Searle, induisent la force d’un énoncé, et donc notamment de «l’ordre des mots, l’accent tonique, l’intonation, la ponctuation, le mode du verbe, et les verbes dits “performatifs”76»? Des articles comme «Comment parler» ou «La signification d’un mot» montrent, selon nous, tout le contraire. Le problème qui se pose néanmoins est que, si l’analyse searlienne du «sens» et de la «référence» est erronée, et si ces derniers dépendent, notamment, de tout ce qui, selon Searle, fixe la valeur illocutoire d’un concept, pourquoi Austin isole-t-il le niveau rhétique et le niveau locutoire? La reprise critique de la théorie des actes de langage d’Austin par Searle nous invite à analyser de plus près la manière dont Austin pense la relation entre le sens et la référence d’un énoncé avec ce que l’on fait avec lui, et donc entre le locutoire et l’illocutoire, ce qui implique de revenir sur le sens qu’il confère au découpage de l’acte de langage en différents actes subsidiaires et, corrélativement, sur le statut de l’unité de l’acte de parole considéré dans sa globalité. II. LA SIGNIFICATION À L’ÉPREUVE DE

LA PAROLE

1. Signifier et référer: la révolution «How to talk» a) Desmanièressimplesdeparler.Commentlire«Commentparler» «Comment parler» est probablement l’un des articles les plus méconnus et les plus incompris de toute l’œuvre d’Austin: il est de fait écrit de manière cryptique, le dispositif technique mis en place par Austin étant, d’une part, relativement difficile à comprendre, le propos qu’il entend démontrer grâce à lui étant, d’autre part, énoncé de manière à la fois générale et ambitieuse, mais sans explicitation excessive; sans notamment que des liens soient clairement établis entre cet article et les autres travaux de l’auteur. En réalité, il semble que l’article constitue le lieu où Austin déstabilise le plus clairement l’idée selon laquelle le sens et la référence d’une affirmation pourraient être identifiés indépendamment de l’acte illocutoire qu’elle constitue, et donc le schéma F(p)77. 76

Ibid., p. 68. Pour ce qui suit, nous sommes hautement redevables à l’égard du groupe de lecture des textes d’Austin VOLAX auquel nous avons eu le privilège de participer: 77

292

ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

Dans «Comment parler», le projet d’Austin est relativement simple: il s’agit d’adopter «un modèle simplifié de situation où nous usons de la langue pour parler du monde78», puis un modèle légèrement plus complexe, afin de faire apparaître la diversité et la complexité des actes de parole possibles dans ce cadre et de montrer ainsi (c’est la seconde conclusion tirée à la fin de l’article) que «n’importe lequel de ces modèles, même le plus simple, semble devoir être assez complexe – trop complexe pour le modèle standard sujet-prédicat ou classemembre.79» Or, derrière ce modèle standard «sujet-prédicat», est en jeu l’identification, pour tout acte de parole, de son sens et de sa référence (le sujet serait identifié à la référence, le prédicat au sens), modèle qui serait, si l’on faisait une lecture frégéenne (ou frégéo-dummettienne) de Quand dire,c’estfaire, conservé par Austin au niveau du locutoire. À cet égard, l’apport essentiel de l’article est de montrer que, selon «les situations de parole80» où sont réalisés les énoncés et selon le type d’affirmation en jeu, le sens et la référence de chaque énoncé ne sont pas les mêmes. À l’opposé de la représentation que l’on se fait classiquement de la signification d’un énoncé, il apparaît ainsi qu’il est impossible d’identifier le sens et la référence du locutoire indépendamment de l’acte illocutoire à chaque fois accompli81. Comment Austin démontre-t-il cela? Il nous présente d’abord une situation de parole S0, où «le monde se compose de toutes sortes d’éléments différents, chacun d’un seul typebien déterminé», et où «la langue permet l’énonciation des seules phrases de forme P: E est un T82». Pour

nous ne pouvons ainsi mesurer ce qui, de notre lecture de «Comment parler», doit aux lumières de Bruno Ambroise, Valérie Aucouturier, Avner Baz et Jean-Philippe Narboux (dont le texte consacré à l’article, déjà cité, a constitué une base de travail inestimable). Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés de leur très grande générosité philosophique. 78 J. L. Austin, «Comment parler. Quelques façons simples», dans EP, p. 134/113. 79 Ibid., p. 150/151-132. 80 Ibid., p. 151/132. 81 Sans qu’Austin l’exprime clairement, «Comment parler» intervient nettement dans le débat, désormais très classique, ouvert par Russell au sujet de la référence frégéenne et des descriptions définies, dans lequel Peter Strawson avait apporté une contribution très importante en 1950 dans «On referring» (trad. fr. J. Milner, «De l’acte de référence», dans Étudesdelogiqueetdelinguistique,Paris, Seuil, 1977, pp. 9-38). 82 «Comment parler», p. 135/114. L’hypothèse est bien sûr totalement irréaliste, mais tel n’est pas le problème, car la simplicité du modèle est précisément ce qui va rendre généralisable la complexité des actes de parole réalisés dans son cadre.

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

293

que cette langue-ci permette de parler du monde, il faut, souligne Austin, deux types de conventions: On a besoin d’une part de conventions-E, ou conventions de référence, qui détermineront à quel élément va référer le vocable destiné à être un mot-E, dans chacun des cas (et, pour la situation simple que nous étudions, dans latotalitédescas) où l’on énonce une phrase (assertive) le contenant. […] On a besoin d’autre part de conventions-T, ou conventions de sens, qui associent un à un les vocables destinés à être des mots-T aux types d’éléments [item-types].83

L’enjeu du rapport à Frege est explicite84. Les conventions-E sont censées associer chaque mot-E à un élément, et donc permettre d’identifier la référence du mot-E, tandis que les conventions-T doivent associer chaque mot-T à un type d’élément et permettre d’identifier le sens du mot-T. Réaliser un acte de langage dans S0, c’est nécessairement énoncer une phrase de type «E est T», ce qui correspond à ce que l’on appelle usuellement «affirmer» ou «asserter». Austin fait alors remarquer, notons-le, que «chaque fois que j’énonce une assertion dans S0, eoipso je faisréférence et je nomme85», actes de référence et de nomination qui constituent «des parties auxiliaires de ce que j’accomplis à une occasion donnée86». Nous retrouvons ici les composantes de l’acte de parole qui se trouvent isolées au niveau du locutoire dans Quanddire,c’estfaire. Or, dans ce cadre, quelle qu’en soit l’occasion, une énonciation (assertive) sera satisfaisante quand l’élément auquel le mot-E fait référence, selon les conventions de référence, est d’un (dans S0, du) type s’appariant au sens attribué par les conventions de sens au mot-T.87

Cette configuration peut se représenter, comme Austin le fait luimême88, dans un diagramme relativement simple: 83 Ibid., p. 135-136/115. Nous faisons apparaître ce que traduit «types d’éléments», «item-types», sur lequel nous aurons à revenir. 84 Austin précise d’ailleurs: il s’agit de conventions «sémantiques», qui ont donc trait à la question de la «signification». Cette indication rapporte en outre le modèle présenté dans «Comment parler» à celui qui est proposé (beaucoup plus rapidement) dans «La vérité», lorsqu’Austin précise en note, après avoir indiqué les deux types de conventions (démonstratives et descriptives) engagées dans la reconnaissance de la vérité: «On peut inclure ces deux ensembles de conventions dans la “sémantique”» («La vérité», p. 122/98). Nous reviendrons sur ce point important à la fin de cette partie. 85 «Comment parler», p. 139/119. 86 Ibid., p. 139/120. 87 Ibid., p. 137/117. 88 Nous ne reproduisons cependant pas le diagramme d’Austin, mais un diagramme, un peu plus clair croyons-nous, que nous avons établi.

294

ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

«1227»

«EST UN»

«RHOMBE»

Mot-E

Lien assertif

Mot-T = Nom(N)

Lien conventionnel Référence (possibilité de mal référer)

Lien conventionnel Sens (possibilité de mal nommer)

= un élément (d’un certain type)

= le sens (du mot-T) Appariement? (lien naturel dans S0)

Ce qui rend difficile l’évaluation de la réussite de l’acte est bien sûr l’appariement entre l’élément référé par le mot-E et le sens du mot-T89. Or, ce que nous montre Austin dans la suite de l’article est que, même dans le cas de figure simplissime de S0, et en n’énonçant que des phrases du type «E est T», nous pouvons accomplir (au moins) quatre types d’acte de langage différents, et de plus que ces quatre types d’acte de langage (c’est en réalité le point crucial) ont différentes conditions de réussite et d’échec, et donc différents critères d’évaluation, qui mettent en jeu, dans chaque cas, différentes ententes du sens et de la référence de ces énoncés. Dans cette perspective, la réussite de ces différents actes de langage implique la réussite d’actes de référence et de nomination différents. Les différents types d’échecs possibles de cet appariement, dont on aurait pourtant pu penser apriori qu’il était binaire, manifesteraient ainsi qu’il est impossible d’identifier le sens et la référence d’un acte de langage indépendamment de sa valeur. b) Quatresortesd’affirmationdifférentes Dans «Comment parler», Austin distingue, en s’inspirant de nos jeux de langage ordinaires, quatre emplois distincts de notre phrase «1227 est un rhombe», quatre actes de parole distincts dont on peut dire qu’on les accomplit quand 89 Remarquons-le: dans la conception défendue (notamment) par Alfred Ayer (cf. suprap. 122 sq.), si l’on ne réfère qu’à des sense-data, il est possible de réduire les erreurs possibles de telle sorte qu’elles ne puissent plus porter que sur les deux liens conventionnels, et non sur l’appariement de l’élément et du sens.

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

295

l’énonciation de cette phrase est assertive ou, si vous préférez, quatre espèces du genre acte de parole assertif. Nous les appellerons: – Identifier-a: ajuster (à chaque pot son couvercle) ou placer – Identifier-f: faire l’affaire ou distribuer le rôle – Affirmer – Instancier.90

Pour établir ces différentes catégories, Austin part de faits linguistiques qui peuvent être constatés par tout un chacun. Pour en rendre compte de manière relativement intuitive, nous allons développer et déplacer dans un univers plus bucolique91 l’un des exemples qu’il propose lui-même. Notre monde est composé de différents arbustes, auxquels on se réfère par les mots: «arbuste 1», «arbuste 2», «arbuste 3», etc., et chaque arbuste est d’une certaine espèce (daphné, rosier, chèvrefeuille)92. J’énonce: «L’arbuste 1 est un daphné». On peut envisager alors différents cas de figure. Indiquons dès à présent que l’analyse qui suit se trouve synthétisée dans un diagramme, qui se trouve à la fin du c) de cette sous-partie. Imaginons que quelqu’un me montre l’arbuste 1 et me demande son nom, afin de savoir comment il convient d’appeler les arbustes qui se trouvent être de la même espèce que celui-ci: ma réponse va consister à «placer» (ou «identifier-a») [placing] le bon nom sur le bon arbuste, c’est-à-dire à indiquer le nom qui s’apparie à l’espèce d’arbuste qui m’est indiquée. J’apporte alors à mon interlocuteur une information sur le sens du mot «daphné» en lui donnant un exemple de choses auxquelles ce mot se rapporte («comment appelle-t-on ce genre d’arbustes?»). Mais alors, je n’accomplis pas le même acte que si quelqu’un me désigne l’arbuste 1 et me demande comment il faut l’appeler afin de connaître son espèce, c’est-à-dire à quel type de choses cet arbuste appartient («est-ce selon toi un daphné, un rosier ou un chèvrefeuille?»). En répondant «l’arbuste 1 est un daphné», j’accomplis une «affirmation» [stating], et j’apporte à mon interlocuteur une information sur le type de l’arbuste désigné.

90

Ibid., p. 140/121. L’exemple original porte sur une daphnie, c’est-à-dire sur une puce d’eau, et se trouve développé p. 142 sq./123 sq.; nous le transformons en exemple portant sur un daphné, c’est-à-dire sur un arbuste qui fleurit en plein hiver. 92 Cet exemple n’est pas parfait dans la mesure où ces différents arbustes partagent, d’après leur qualifiation, un type: «arbuste». Il nous paraît cependant admissible si l’on ignore ce point, qui permet de faire mieux ressortir encore la simplification extrême du modèle, déjà soulignée plus haut. 91

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

Mais il existe plusieurs manières, nous dit Austin, de donner des informations sur les types de choses qui peuplent le monde, car en affirmant, je ne fais pas la même chose que si mon interlocuteur me désignait l’ensemble du jardin et me demandait de lui dire lequel des arbustes que l’on peut y voir est un daphné («Y a-t-il un daphné dans ton jardin?» ou «Tu m’as dit qu’il y avait un daphné dans ton jardin: où est-il?»). En lui répondant que «l’arbuste 1 est un daphné», j’accomplis ce qu’Austin appelle une «distributiondurôle» (ou «identification-f») [casting] et je donne à mon interlocuteur des informations sur les espèces d’arbustes qu’on trouve dans mon jardin, et donc sur les types de choses. Cet acte se distingue lui-même du quatrième type d’acte, que j’accomplis dans un contexte où, alors que mon interlocuteur vient de découvrir le mot «daphné» dans une biographie de Monet, il me demande, pour se faire une idée de ce que l’on appelle un daphné, s’il y a un daphné dans mon jardin («est-ce qu’il y a un des arbustes de ton jardin que l’on peut appeler un daphné?»). Dans ce cas, lorsque je lui dis «l’arbuste 1 est un daphné», j’accomplis une «instanciation» («instancing») et je lui donne une information sur le sens du mot «daphné». «Comment parler» est un article d’une exceptionnelle densité, et il ne s’agit évidemment pas d’en tirer toute la moelle en quelques pages, mais on peut en dégager une idée essentielle pour notre propos, qui apparaît à mesure qu’Austin développe ces différents cas de figure à grand renfort de «direction d’ajustement», de «charge d’appariement», de nom, de type, de modèle et d’échantillon (outils fort complexes pour un sujet qui l’est tout autant). c) Deuxmanièresderéférer,deuxmanièresdenommer Le contraste entre ces différents cas de figure montre que ce que l’on considérait auparavant comme le même acte de référence peut en réalité prendre deux formes très différentes, où ce à quoi l’on réfère est dans un cas un élément du monde (dont il se trouve qu’il est d’un certain type, mais que je peux ignorer ou négliger à cet instant) et dans l’autre un élément du monde entantqu’il constitue un échantillon d’un certain type. Lorsque j’affirme par exemple «l’arbuste 1 est un daphné», ce à quoi je me réfère, c’est à «l’arbuste 1», dont il se trouve qu’il a un type, que je ne présuppose pas au moment où je m’y réfère, puisque je reprends à cet instant la caractérisation (la référence) proposée par mon interlocuteur, qui m’interrogeait précisément sur son type. Mais à l’inverse, lorsque je place le nom «daphné» sur «l’arbuste 1», ce à quoi je me réfère c’est à l’arbuste 1 en tant qu’il constitue un échantillon de son

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

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type, et donc un modèle possible pour comprendre ce qu’est un daphné93. Il s’agit de la différence qui sépare le fait de se référer à une chose comme à un «élément» et le fait de s’y référer comme à un «échantillon», perspective qui présuppose nécessairement le «type» de l’échantillon, le modèle dont il est un exemplaire. Dans le premier cas, l’identification du type de l’arbuste 1 n’est pas une condition nécessaire de la réussite de l’acte d’affirmation, ou plus précisément de l’acte auxiliaire de référence dont il suppose l’accomplissement; dans le second cas, cette identification est une condition nécessaire de l’accomplissement de l’acte de placement. Corrélativement, une mauvaise identification est, dans le premier cas, ce qui fait de l’affirmation, non pas une affirmation «nulle» («void» comme dit Austin), mais «une affirmation fausse94»; dans le second cas, elle fait de l’acte de placement, non pas un placement faux, mais une absence de placement: si je me trompe sur le type de l’arbuste 1, je n’ai aucunement placé le mot «daphné» en disant que «l’arbuste 1 est un daphné». Austin met en évidence ce point en introduisant la négation dans son modèle d’origine, ce qui nous place dans la situation S0n: Quand, dans S0n, j’énonce la phrase «1229 n’est pas un T», j’affirmealors peut-être quelque chose sur 1229, mais je ne l’identifie pas; dire que 1229 n’est pas quelque chose, ce n’est pas l’identifier.95

C’est cette variation dans l’acte de référence qui nous semble indiquée par le fait que, dans le diagramme original d’Austin, ce que nous avons désigné (à titre préliminaire, et pour plus de clarté) par la formule «item d’un certain type», est qualifié par les termes: «élément/type» [«item/type»], assortis de la parenthèse «(échantillon)» [«(sample)»]96. De la même manière, il nous semble que l’un des acquis de l’article consiste dans la mise en évidence de deux manières différentes de «nommer», et donc de deux manières possibles de donner du sens à ce que l’on dit. Pour comprendre cette distinction, plus complexe selon nous, il convient à présent de faire droit à l’un des éléments théoriques fondamentaux de l’article: connaître le «sens» d’un nom, souligne Austin, ne

93 La variation se retrouve de la même manière si l’on compare le fait d’«instancier» et celui de «distribuerlerôle». Cf. le diagramme récapitulatif infra, p. 349. 94 «Comment parler», p. 145-126. 95 Ibid., p. 152/134. Traduction légèrement modifiée. L’acte de placement est aussi qualifié par Austin d’acte d’identification, ou plus précisément, d’«identification-a» (l’acte de distribution de rôle étant aussi appelé acte d’«identification-f».) 96 Nous commentons dans ce qui suit immédiatement ce concept «d’échantillon».

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

peut consister à connaître directement le «type» auquel il se rapporte (le penser, ce serait croire qu’il existe des choses telles qu’«une espèce d’objet ou classed’objets», alors qu’il s’agit là d’une «entité tout à fait fictive97»). En réalité, l’accord sur le sens d’un nom […] est établi en dernier ressort par un accord sur les éléments dont les types doivent servir de normes, ce qui laisse les types eux-mêmes en situation de devoir toujours être évalués par la perception, donc de risquer de donner lieu à des erreurs de perception, reconnues comme possible.98

Comme Austin l’écrivait déjà au début de «Comment parler», lorsqu’il nous présentait les deux types de conventions linguistiques, la mise en relation d’un nom et d’un sens correspond à «lasélectiond’unéchantillon ouspécimencommemodèlestandard99». S’accorder sur le sens d’un nom, c’est-à-dire sur le type associé à ce nom, ce n’est donc pas associer de manière référentielle un nom à «un type» (où trouverait-on cela?), mais s’accorder sur le ou les éléments dont les types vont servir de standards pour ce sens – dans S0, un élément suffit, puisque chaque élément n’est que d’un type100. Dès lors qu’un élément (réel) est de nouveau impliqué, on retrouve du côté du sens (et donc des «noms», des mots-T, par opposition aux mots-I) une variation similaire à celle que l’on peut observer du côté de la référence: lorsque j’utilise un mot-T, je peux soit nommer l’échantillon qui sert de modèle standard pour le type que je nomme alors, indépendamment du fait que cet échantillon est de cetype, et donc indépendammentdes échantillons qui s’apparient avec lui (premier cas), soit nommer cetéchantillon entantqu’il est de tel type101 (deuxième cas). Dans ce deuxième cas, l’erreur pourrait provenir du fait qu’on se trompe sur l’échantillon qui joue le rôle de modèle ou qu’on se trompe sur le type de cet échantillon qui joue le rôle de modèle. L’essentiel est que, dans ce deuxième cas, la connaissance du type nommé est requise pour que la nomination soit accomplie, alors qu’elle ne l’est pas dans le premier cas. 97

J. L. Austin, «La signification d’un mot», p. 61/28. J. L. Austin, «Comment parler», pp. 144-145/125-126. 99 Ibid., p. 137/117. 100 Tout ce qui suit pourrait être modulé pour correspondre au modèle S1, où Austin complexifie les choses, puisque les éléments peuvent être d’un type qui ne s’apparie exactement avec aucun des modèles existants, mais S0 suffit pour ce que nous voulons montrer. 101 N.B: dans le modèle très simplifié S0, chaque échantillon n’est que d’un type, donc nommer un échantillon entantqu’il est de tel type, c’est par là même nommer tous les échantillons qui sont du même type. 98

LA SIGNIFICATION À L’USAGE. AUSTIN LECTEUR DE FREGE

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Ainsi, lorsqu’on distribuelerôle du daphné, ce que l’on nomme à l’aide du mot «daphné», c’est l’échantillon qui joue pour nous le rôle de modèle standard entantqu’il est de teltype (nous sommes donc dans le deuxième cas), alors que, lorsque l’on instancie, ce que l’on nomme à l’aide du mot «daphné», c’est un modèle de daphné, indépendamment du fait que ce rôle est joué par teléchantillon de teltype (nous sommes dans le premier cas). Corrélativement, une mauvaise identification de cet échantillon standard – qu’Austin appelle «une mauvaise conception du sens du nom102» – fait de l’acte de distribution de rôle, non pas une mauvaise distribution (qui serait causée, par contre, par «une mauvaise perception de type d’élément»), mais une distribution «nulle», alors qu’elle fait de l’acte d’instancier, non pas une instanciation nulle, mais une mauvaise instanciation. De même que pour le côté de la référence, c’est cette variation dans l’acte de nommer que l’on peut deviner dans le fait que, dans le diagramme original, ce que nous avons désigné par la formule «le sens (du mot T)», est qualifié par le terme: «sens», accompagné cette fois de la parenthèse «(modèle)» [«(pattern)»]. Dans l’article de 1952, ces variations sont attestées par la manière dont se combinent, dans le propos d’Austin, ce qu’il appelle la «direction d’ajustement» et la «charge d’appariement» de chaque acte. Les quatre types d’actes de langage se distinguent en effet, souligne-t-il, par leurs différentes directions d’ajustement (ajuster un nom à un élément «donné103» [given] ou ajuster un élément à un nom «donné») et leurs charges d’appariement (du type d’élément, «qui va de soi» [taken for granted], au sens du mot-T ou du sens du mot-T, «qui va de soi», au type d’élément). Comme Jean-Philippe Narboux l’a mis en évidence dans un tableau de sa confection, chacun des quatre actes de langage correspond à une combinaison différente de direction d’ajustement et de charge d’appariement104. Or, toutes ces combinaisons sont possibles parce qu’il est envisageable que, pour un acte de langage donné, l’élément soit donné sans que le type d’élément aille de soi, et réciproquement, mais aussi que le nom soit donné sans que son sens aille de soi, et réciproquement. Ces deux types de possibilité impliquent, nous semblet-il, que l’on conçoive la référence comme le sens sur deuxniveaux. Nous 102

«Comment parler», p. 145/126. «Comment parler», p. 143/124. 104 Jean-Philippe Narboux, «The Logical Fabric of Assertions», dans C. Al-Saleh et S. Laugier (dir.), J.L.Austinetlaphilosophiedulangageordinaire, op.cit., p. 198. 103

300

ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

proposons ainsi, pour compléter – et en fait, à proprement parler, déplier – le modèle austinien, le diagramme suivant: "1227"

"EST UN"

Mot-E

"RHOMBE"

Lien assertif

Ce sur quoi porte l'information apportée par l'acte de parole est pointé par la flèche

Mot-T

L1 Lien conventionnel Référence (possibilité de mal référer)

L2 Lien conventionnel Sens (possibilité de mal nommer)

Appariement ? = un élément (d'un type T1)

= échantillon (d'un type T2) qui sert de modèle

Niveau de l'élément (qui peut, ou non, constituer un modèle)

Placer

Distribuer le rôle L3 Lien naturel (en S0)

L4 Lien naturel (en S0)

Affirmer

Instancier

= ensemble des échantillons de de type 2 qui s'apparient au modèle

= un élément de type T1

Niveau du type Élément(s) en tant qu'il(s) est/sont d'un type

Appariement ? Lien naturel (en S0) Côté de la référence

Côté du sens

d) LerefusdeF(p),etlesquestionsquiendécoulent Mais quelles conséquences cela a-t-il sur la manière dont Austin conçoit la relation entre locutoire et illocutoire ou, pour le dire en termes plus disciplinaires, entre sémantique et pragmatique? Quoique notre analyse ne soit pas orientée exactement vers les mêmes aspects de l’article original, nous partageons totalement la conviction de Jean-Philippe Narboux quant à la radicalité des conséquences que l’on doit tirer de «Comment parler» sur ce sujet:

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Les découvertes d’Austin ôtent toute légitimité à l’idée qu’il faudrait identifier l’acte locutoire avec un actepropositionnel et factoriserles actes de langage sous la forme F(p) (où «F» est une variable parcourant le champ des forces illocutoires et «p» une variable parcourant le champ des propositions), ne serait-ce que parce qu’elles montrent que la structurelogique de la valeur de la supposée variable «p» dépend réellement de la valeur de F.105

En effet, l’analyse des quatre actes de langage appartenant au genre de l’assertion révèle qu’il est impossible d’identifier ce à quoi les différents termes d’une assertion réfèrent et ce qu’ils signifient (et donc le sens et la référence de l’assertion dans son ensemble) avant d’avoir saisi à quel acte de langage précis elle correspond. Pour une assertion donnée – «l’arbuste 1 est un daphné» –, je ne peux identifier ce à quoi réfère «l’arbuste 1» – l’élément (dont il se trouve qu’il est d’un type T1) ou l’élément entantqu’il est de tel type T1 –, qu’une fois considéré l’acte précis réalisé à l’occasion de mon énonciation. Ai-je réalisé une instanciation? Alors «l’arbuste 1» réfère à l’arbuste 1 entantqu’il constitue un élément de teltype et donc l’échantillon d’un certain modèle, cet acte de référence n’étant donc correctement accompli que si j’ai bien associé le mot «arbuste 1» à l’arbuste 1 etsi j’ai bien perçu son type. Ai-je distribué un rôle? Alors «l’arbuste 1» réfère «simplement» à l’arbuste 1: pour que l’acte de référence soit correctement accompli, il suffit que j’ai bien associé le mot «arbuste 1» à l’arbuste 1. Dans le premier cas, deux liens doivent être correctement faits (L1 et L3 sur le diagramme) pour que l’acte de référence soit réalisé; dans le second cas, n’est en jeu qu’un seul lien (L1, donc). De la même manière, pour une assertion donnée – «l’arbuste 1 est un daphné» –, je ne peux identifier ce que nomme «un daphné» – l’échantillon qui lui sert de modèle standard, indépendamment du type de cet échantillon et donc de ce pour quoi il sert de modèle, ou le modèle en tant que ce rôle est joué par tel échantillon de teltype – qu’une fois considéré l’acte précis réalisé à l’occasion de mon énonciation. Ai-je placé le bon couvercle sur le bon pot? «Un daphné» nomme le modèle en vigueur pour les daphnés indépendamment du fait qu’il est de teltype, cet acte de nomination se trouvant correctement réalisé si j’ai associé «un daphné» à un échantillon qui lui sert bien de standard. Ai-je réalisé une affirmation? Alors «un daphné» nomme l’échantillon qui lui sert de standard en tant qu’il est de tel type précis: l’acte de nomination est accompli avec succès si j’ai associé «un daphné» au standard adéquat et 105

Ibid., p. 187.

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si j’ai correctement évalué le type de ce modèle. Dans le premier cas, un seul lien est en jeu (L2); dans le second, il y en a deux (L2 et L4). Quoi qu’il en soit des détails de l’analyse, elle fait apparaître de manière capitale que les conditions de félicité des «actes auxiliaires» que sont le fait de référer et de nommer dépendent crucialement, pour un acte de langage donné, du type de l’acte réalisé, et donc de sa valeur illocutoire, laquelle dépend elle-même – et l’on retrouve l’une des conclusions tirées par Austin lui-même dans «Comment parler» – de «ladifférenceentreles situationsdeparoleoùrespectivementleseffectuer106». Par rapport au constat trivial (mais déjà très important) selon lequel il est faux que tous les actes de langage se prêtent à l’isolation d’un sens et d’une référence, et donc d’une proposition en leur sein (un constat déjà fait, rappelons-le, par Frege dans «Sur le sens et la référence», et assumé par Searle), la charge s’alourdit encore, car l’examen est ici restreint aux seuls actes assertifs. Désormais, il paraît tout à fait illusoire de vouloir identifier ce à quoi réfère ou ce que signifie un acte locutoire donné, s’il réfère à ou signifie quoi que ce soit, indépendamment de la considération de l’acte illocutoire dont il constitue (comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent) une abstraction, et ce même si l’on se restreint aux seuls actes illocutoires assertifs, dont on aurait pu penser qu’ils constituaient le juste lieu de l’analyse propositionnelle du locutoire. C’est le formalisme F(p) qui se trouve par là même privé de toute pertinence. La trop rapide indication donnée par Austin à la fin de Quand dire, c’est faire, selon laquelle «la correspondance de l’énonciation avec les faits […] implique forcément l’aspect illocutoire107», nous semble ici trouver un sens très profond: elle ne signifierait pas seulement que l’aspect illocutoire doit entrer en ligne de compte pour déterminer quels actes de parole sont concernés par la recherche de «la correspondance avec les faits» (c’est-à-dire pour savoir si l’acte de parole envisagé vise bien cette correspondance), mais, plus radicalement, qu’il doit entrer en ligne de compte pour déterminer la correspondance dont il s’agit de juger, et en l’espèce le «sens et la référence» de l’énonciation en jeu. La radicalité de cette conclusion entraîne cependant d’importantes questions. Si l’on suit la théorie austinienne, il est faux de représenter sous la forme F(p) la structure, non seulement de l’ensemble des actes 106 107

«Comment parler», p. 151/132. QDCF, p. 146/148.

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de langage, mais même celle des affirmations. Mais alors, en quoi consiste une affirmation vraie? Car, si le sens et la référence de tout acte de langage dépendent fondamentalement de sa valeur illocutoire, si, pour le dire de manière plus synthétique, «p» dépend de «F», n’y a-t-il plus aucune pertinence à identifier des «p»108? Doit-on en déduire qu’il n’y a jamais aucun sens à identifier le même contenu de pensée dans les actes de langage tels que les pense Austin? Mais alors, quel serait le sens de la thèse austinienne selon laquelle deux actes de langage peuvent partager le même sens et/ou la même référence, et donc produire «“la même affirmation”»? Tel est notre premier ordre de questions, qui ne peut être séparé d’un second axe problématique. Car si le sens et la référence du locutoire dépendent de l’illocutoire, pourquoi Austin a-t-il isolé ce sens et cette référence dans une dimension spécifique de l’acte de langage? Pourquoi, en somme, caractériser un niveau comme étant celui du locutoire si celui-ci se trouve immergé dans l’illocutoire? Quel sens y a-t-il en somme à dégager le niveau de la signification, de la sémantique, si le niveau d’analyse pertinent, et primordial, est celui de la valeur illocutoire, et donc de la pragmatique? C’est l’unité de la théorie austinienne des actes de parole, et la place privilégiée qu’y joue l’illocutoire que nous devons examiner. 2. Quelle objectivité de la vérité? a) «Lavérité»àlalumièredes«manièressimplesdeparler» Quand une affirmation est-elle vraie? Austin présente deux réponses à cette question, sous deux formes différentes, dans deux des articles que nous avons déjà commentés: «La vérité» (1950) et «Comment parler» (1953). Commençons par restituer la réponse qu’il propose dans le premier des deux. Nous l’avons déjà souligné, Austin admet qu’une affirmation est vraie «quand elle correspond aux faits», mais indique que cette formulation peut être «trompeuse109». Les pages consacrées à cette réponse (regroupées dans la troisième partie de l’article) s’organisent en deux temps: dans un premier temps, qui n’occupe que deux paragraphes, Austin indique l’interprétation pertinente qu’il faut faire de cette idée 108 Sous réserve, bien sûr, que l’on emploie «p» en faisant l’économie de la «l’illusion constative» («constativefallacy») (et des erreurs afférentes – dont nous venons de présenter certaines) qui l’accompagne usuellement… La confusion à laquelle cet usage nous semble propice nous incite en réalité, quant à nous, à éviter ce formalisme. 109 «La vérité», p. 121/97.

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puis, dans les paragraphes suivants, qui constituent les sous-parties 3a et 3b de l’article, il désactive les erreurs qui peuvent lui être, ou lui sont souvent, associées. Ce sont pour le moment les deux premiers paragraphes qui nous intéressent. La perspective selon laquelle Austin juge de cette conception est indiquée dès la première ligne: il s’agit d’évaluer ce qui «doit exister» «pour que soit possible une communication du type de celle que nous effectuons au moyen du langage110». L’angle d’attaque est explicite: ce dont il s’agit avec le langage, c’est de «communication». Pour autant, cette «communication», explicite-t-il immédiatement, n’implique pas simplement, quoiqu’également, un locuteur et un auditoire ainsi que des symboles qu’ils auraient en commun, ce n’est donc pas une pure affaire intersubjective, mais elle suppose aussi qu’«existe autre chose que des mots à propos de quoi communiquer au moyen des mots: on pourrait l’appeler “le monde”111». La vérité, souligne ainsi Austin, n’est pas une affaire de pure cohérence, de convention linguistique intersubjective, car il y est question, comme dans tout le langage, du «monde»: tel semble être, indiqué dès les premières lignes de ce passage, ce qui fait le nerf, la justesse de la théorie de la vérité correspondance. Nous communiquons àproposde quelque chose, dont la prise en compte est indispensable à notre compréhension du langage, et de la vérité. Pour autant, et nous retrouvons la condamnation du «correspondantisme» que nous avons mise en exergue en ouverture de notre cinquième chapitre, ce «monde» n’intervient dans notre langage que pris dans des «conventions», qui constituent le troisième type de conditions (après les symboles et le monde) identifiées (pour les fins de son argumentation présente) par Austin. Finalement, écrit-il ainsi, il faut encore distinguer deux ensembles de conventions (pour nos objectifs présents, mais il y a bien entendu d’autres conditions à remplir): – Des conventions descriptivesqui mettent les mots (= phrases) en relation avec les typesde situations, choses, événements, etc., rencontrés dans le monde; – Des conventions démonstrativesqui mettent les mots (= affirmations) en relation avec les situations historiques, etc., rencontrées dans le monde.112

La référence à la «sémantique» que l’on trouve dans la note ainsi que la comparaison avec «Comment parler» imposent, semble-t-il, l’idée 110

Ibid. Ibid. 112 Note du texte original: «On peut inclure ces deux ensembles de conventions dans la “sémantique”; ils sont néanmoins très différents.» Ibid., pp. 121-122/98. 111

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selon laquelle les «conventions descriptives» et les «conventions démonstratives» ici repérées correspondent, sans pouvoir leur être tout à fait identifiées (comme nous le verrons), aux «conventions de sens» et aux «conventions de référence» commentées précédemment. La manière dont Austin définit les conditions de la vérité dans l’article de 1950 corrobore cette association: On dit d’une affirmation qu’elle est vraie quand l’état de choses historique auquel la relient les conventions démonstratives (celui auquel elle «fait référence») est du même type que celui auquel les conventions descriptives relient la phrase utilisée pour faire cet énoncé.113

Dans cet article, Austin réserve aux notes la primeur d’idées essentielles à l’économie de sa pensée, et ce passage n’y fait pas exception. Dans une note apposée après l’expression «conventions descriptives» de la citation précédente, Austin explicite ainsi: Le problème est que les phrases contiennent des mots ou des dispositifs verbaux servant à la fois des fins descriptives et démonstratives (pour ne pas en mentionner d’autres), et même bien souvent les deux en même temps. […] Et, quel que soit le nombre de dispositifs verbaux démonstratifs que nous employions comme auxiliaires, ces coordonnées doivent toujours avoir une originenon verbale, qui est précisément le point où l’on énonce l’affirmation.114

À première vue, il semble que le début de cette note permette d’identifier ce qui sépare le langage réel du modèle S0 détaillé dans «Comment parler» (ou du moins une raison, parmi d’autres possibles, de leur séparation). Les mêmes mots, dans une phrase, ou les mêmes «dispositifs», dans une affirmation, peuvent être pris, souligne-t-il, dans des conventions démonstratives oudes conventions descriptives oules deux à la fois, alors qu’il semble que, dans «Comment parler», ces conventions soient associées à deux types de mots bien différents, et soient donc, en quelque sorte, artificiellement séparées. Cependant, quoique cette lecture soit apparemment fidèle au fait que «Comment parler» s’ouvre par la rigide association des deux types de conventions à deux types de mots bien différents, elle est en réalité contraire à ses résultats explicites: n’avons-nous pas vu que, mêmedans S0, un mot-E peut référer, non pas simplement à tel élément réel du monde (et donc à telle situation historique) mais à tel élément entantqu’il est de tel type? Lorsque 113

Ibid., p. 121/98. Note 3 p. 122/Note 11 p. 98. Remarquons l’usage du terme «auxiliaire», qui ne peut que faire écho aux «actes auxiliaires» consistant à référer et à nommer, et qui sont commentés dans «Comment parler» comme dans Quanddire,c’estfaire. 114

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l’on réalise une instanciation du «daphné» en faisant référence à l’«arbuste 1», «arbuste 1» sert à la fois des fins démonstratives et descriptives, puisque le terme sert à identifier tout à la fois la situation historique dont il est question et le type de situation en jeu. Le modèle ultra-simplifié de S0 permettrait donc, non pas de contourner la difficulté pointée dans la onzième note de «La vérité», mais d’en attester la réalité. La structure sujet-prédicat semble déjà, comme ce sera le cas quelques années plus tard, bien malmenée. Comme le résume Jean-Philippe Narboux, Austin montre «que l’analyse logique du sujet et du prédicat ne doit pas être modelée sur l’analyse grammaticale du sujet et du prédicat115». De cette onzième note apparemment incidente, on peut donc tirer des enseignements considérables relativement à la description qu’Austin nous donne des «conditions à satisfaire afin de dire d’une affirmation qu’elle est vraie116». Car si conventions descriptives et conventions démonstratives sont ainsi lexicalement entremêlées (ce qui ne signifie pas qu’elles ne soient pas distinctes – elles associent en effet de manières différentes des types à l’énoncé!), «l’état de choses historique» auquel est relié l’énoncé ainsi que le «type» auquel est reliée la phrase utilisée pour faire cet énoncé ne sont pas déterminés apriori, indépendamment de l’usage qui est alors fait, non seulement de la phrase (et donc de la manière dont l’acte phatique est investi dans un acte rhétique), mais de son énoncé (et donc de l’acte locutoire dans lequel l’acte rhétique luimême est mobilisé): leur détermination dépend crucialement du type précis d’énonciation qui est réalisé, c’est-à-dire de la valeur illocutoire de l’acte de parole réalisé, et donc du fait qu’il s’agit d’une instanciation, d’une distribution de rôle, d’un placement, d’une affirmation, etc.117. Comme l’exprime fort clairement Austin dans Quanddire,c’estfaire: La vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises dans lesquelles il est effectué.118

Or, cette interprétation de «La vérité» a des conséquences théoriques très importantes: car elle signifie que, lorsqu’on évalue la vérité 115 J.-P. Narboux, «The logical fabric of Assertions», dans C. Al-Saleh et S. Laugier (dir.), J.L.Austinetlaphilosophiedulangageordinaire, op.cit., p. 201. 116 J.L Austin., «Unfair to Facts», dans PP,p. 154; trad fr. B.Ambroise, «Injuste envers les faits», dans B. Ambroise et S. Laugier (dir.), Textes-clés de philosophie du langageI, op.cit., p. 276. 117 Sur le caractère contextuel de l’application des «conventions démonstratives», voir J. Benoist, «Les conventions démonstratives et leurs limites», dans Perrine Marthelot (dir.), S’orienterdanslelangage:l’indexicalité, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 13-25. 118 QDCF, p. 144/148.

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d’une assertion, il est faux que l’on considère «l’état de choses historique» fixé par les conventions descriptives d’une part, «le type» fixé par les conventions démonstratives d’autre part, puis que l’on juge, dans un second temps, s’ils sont bien «du même type»; la détermination des deux termes de la comparaison ne peut être que postérieure, ou pour le dire plus proprement, contemporaine à leur comparaison (car dépendante de, ou relative aux modalités de celle-ci)119. La difficulté, qui réside au cœur du débat qui a opposé John Austin à Peter Strawson dans les années 50, consiste dans le fait que, dans ce cadre, l’énonciation du terme «vrai» (ou l’affirmation en tant qu’elle viserait la vérité) ne semble pas venir qualifierune correspondance qui préexisterait à son évaluation, mais réalisercette correspondance: le terme «vrai» (ou l’affirmation dont elle explicite la valeur illocutoire) ne viendrait pas qualifier un certain énoncé (caractérisé par un certain sens et une certaine référence), lui donner une certaine valeur, mais accomplir une certaine relation entre le monde et les mots. Mais comment juger, alors, de cet accomplissement, et selon quel critère? Si la détermination de «l’état de choses historique» est postérieure à sa mise en relation avec tel ou tel énoncé, comment cet «état de choses historiques» peut-il constituer une contrainte sur cette relation? Quels faits, pour reprendre l’un des points nodaux de la polémique, peuvent encore permettre de distinguer un énoncé faux d’un énoncé vrai si les faits à prendre en considération sont dictés par l’énoncé lui-même? C’est l’objectivité du vrai qui est directement mise en cause par cette interprétation. b) Levraiest-ilunacte?Lalecturestrawsonienne Peter Strawson est l’auteur d’une théorie originale des actes de langage et fut un interlocuteur réel d’Austin, une double caractéristique qui représente un grand intérêt pour nous: tout en s’inspirant mutuellement, et tout en partageant certaines thèses fondamentales (en particulier la 119 Nous devons constater, de ce point de vue, un désaccord avec la manière dont Christophe Al-Saleh et Bruno Ambroise lisent «La vérité» dans leur article commun, puisqu’ils y considèrent qu’une phrase donnée, par exemple «“Le chat est sur le tapis”», «en vertu de ses conventions descriptives, renvoie toujours à un même typede situation», la variation n’étant apportée que par le fait que, «selon que je la prononce dans une situation ou dans une autre, où valent certaines conventions démonstratives, je parle soit du chat, soit du tigre, et je ne fais donc pas la même affirmation.» («Le débat Strawson/ Austin sur la vérité. Théorie performative versusdéfinition contextualiste», dans J. Benoist (dir.), Propositions et états de choses, op. cit., p. 217). Selon nous, «la situation» est impliquée au niveau démonstratif bien sûr, mais aussi au niveau descriptif, la détermination de ce que la phrase «signifie» n’étant pas possible indépendamment de la considération de l’acte de langage dans lequel elle se trouve impliquée.

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critique de l’idée selon laquelle le vrai pourrait être une propriété des phrases, et non des affirmations), les deux auteurs s’opposèrent sur des points qu’ils jugèrent assez importants pour consacrer plusieurs articles ou parties d’articles à se répondre120. Ainsi, en 1950, The Aristotelian Society et le journal Mindorganisèrentun symposium sur le thème de la vérité auquel participa Austin, qui prit la peine dans son intervention (qui nous a été transmise sous la forme de l’article intitulé «La vérité») de répondre à un article que Strawson venait d’écrire sur le même thème121, ce dernier répondant immédiatement dans une nouvelle intervention, beaucoup plus connue, sous la forme d’un article également intitulé «La vérité122». Quatre années plus tard sera publiée une nouvelle réponse d’Austin – «Injuste envers les faits» –, qui constitue la reprise d’une intervention prononcée devant la PhilosophicalSocietyd’Oxford, à laquelle Strawson répondra lui-même dans divers textes, de manière plus ou moins explicite, après le décès de son interlocuteur123. Quel est le cœur de la polémique? Comme il l’explicite au début de son intervention de 1950, Strawson se trouve en profond désaccord avec l’analyse proposée par Austin au sujet des deux termes dont la comparaison est au cœur de sa conception de la vérité, et il conteste par là même l’idée selon laquelle la vérité serait, même dans le sens remanié 120 Pour la comparaison entre Austin et Strawson, nous sommes grandement redevables à plusieurs auteurs, et en particulier, par ordre chronologique, à F. Recanati, Les énoncésperformatifs, op.cit.; J. Benoist, «Les actes de langage, entre intention et convention», dans J. Benoist et S. Laugier (dir.), Strawson:langageordinaireetmétaphysique, Paris, Vrin, 2005, pp. 209-247; repris sous le titre «... Et actes de langage: d’un débat entre Austin et Strawson», dans J. Benoist, Les limites de l’intentionalité. Recherches phénoménologiquesetanalytiques, Vrin, Paris, 2009, pp. 39-66; et enfin Ch. Al-Saleh et B. Ambroise, «Le débat entre Austin et Strawson sur la vérité», art. cit. Nous devons aussi évoquer Pascal Ludwig, dont l’enseignement consacré aux théories de la vérité nous donna pour la première fois l’occasion, en 2007, de commenter ce débat essentiel en y faisant, déjà, intervenir Quanddire,c’estfaire. 121 P. F. Strawson, «Truth», Analysis, 1949, vol. 9, n°6, pp. 83–97; trad. fr. B. Ambroise et V. Aucouturier, «La vérité», in B. Ambroise et S. Laugier (dir.), Textes-clésdephilosophie du langage I., op. cit., pp. 246-269. Désormais désigné par P. F. Strawson, «La vérité – 1949». 122 P. F. Strawson, «La vérité – 1950». 123 Voir en particulier P. F. Strawson, «Intention and Convention in Speech Acts», PhilosophicalReview, 1964, n°73, pp. 439-460; trad. fr. J. Milner, «Intention et convention dans les actes de langage», dans Étudesdelogiqueetdelinguistique, op.cit., pp. 173-194; mais aussi P. F. Strawson, «Truth: A reconsideration of Austin’s View», Philosophical Quaterly, 1965, n°15, pp. 289-301; trad. fr. J. Milner, «La vérité: reconsidération des idées d’Austin», dans Étudesdelogiqueetdelinguistique, op.cit., pp. 265-281; et enfin «Austin and “Locutionary Meaning”», dans I. Berlin (dir.),EssaysonJ.L.Austin, Oxford, Clarendon Press, 1973, pp. 46-67.

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d’Austin, une question de correspondance. Nous avons rapidement commenté le premier pan de sa critique – qui vise la manière dont Austin caractériserait ce qu’on dit être vrai124 –, et conclu qu’il ne semblait pas pertinent, puisque fondé sur un contre-sens. Ce qui nous importe ici, et nous semble plus important, est le deuxième pan de cette critique, qu’Austin lui-même semble avoir jugé plus pertinent, puisque c’est à lui répondre qu’est consacré son article intitulé «Injuste envers les faits». Le reproche de fond adressé par Strawson à Austin peut être résumé ainsi: selon lui, Austin propose une analyse erronée de ce à quoi correspond l’énoncé et de ce qui le rend vrai puisque, s’il a raison d’identifier ce second terme de la correspondance par le terme «faits», il a tort de considérer que ces «faits» sont «dans le monde», et il fait ainsi l’erreur de brouiller la différence entre les «faits» et les objets, les événements ou les personnes: ces trois types de choses, par comparaison, sont bien dans le monde et sont bien ce «à propos de quoi» sont les énoncés, mais ils ne les rendent pas vrais pour autant. L’argument de Peter Strawson, exposé dans la seconde partie de l’article, est qu’il n’y a qu’une seule chose (au sens le plus neutre du terme) dans le monde dont l’énoncé parle, à savoir précisément l’objet, la personne ou l’événement auquel il réfère grâce à ce qu’Austin appelle des conventions descriptives. C’est à cela (objet, personne, événement) que l’énoncé réfère, et c’est à cela, nous dit Strawson, qu’il «réussit ou échoue à convenir», bien qu’il soit inadéquat de dire que c’est cette chose qui ««rend[e] vraie» l’affirmation125». L’idée est que, pour reprendre le célèbre exemple d’Austin, ce qui rend vrai l’énoncé selon lequel «le chat est sur le tapis» ne peut être simplement le chat – en tant qu’individu –, car le chat pourrait aussi bien, tout en étant le même chat, rendre vrai l’énoncé selon lequel «le chat n’est pas sur le tapis». C’est la raison pour laquelle Strawson introduit, à côté du chat, «la condition du chat», qui seule peut remplir les exigences de la théorie correspondantiste de la vérité. Le problème est que cette «condition», ici cruciale, n’a pas, selon Strawson, d’existence matérielle ou concrète comparable à celle du chat, mais n’a d’existence que relative au discours que l’on émet sur l’objet en question. Comme l’écrit Strawson: Ce qui «rend vraie l’affirmation» que «le chat a la gale» n’est pas le chat, mais la condition que remplit le chat, c’est-à-dire le fait qu’il a la gale. Le seul candidat possible pour la position de ce qui (dans le monde) rend 124 125

Voir ch. 5 III 2 b). P. F. Strawson, «La vérité – 1950», p. 135/223.

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l’affirmation vraie est le fait qu’elle affirme; mais ce fait n’est pas une chose qui soit dans le monde.126

Nos affirmations, en somme, n’auraient comme pouvoir que de référerà des choses (objets, personnes, événements) extérieures au langage, mais nullement celui de décriredes faits réelsà leur sujet, conséquence (métaphysique) que Strawson explicite lorsqu’il écrit que la chose, la personne, etc., à laquelle on réfère est le corrélat matériel de la partie référentielle de l’affirmation; la qualité ou la propriété que le référent est dit «posséder» est le corrélat pseudo-matériel de sa partie descriptive; et le fait auquel l’affirmation «correspond» est le corrélat pseudo-matériel de l’affirmation prise comme un tout.127

Les faits et les affirmations étant «faits l’un pour l’autre128», il ne s’agit selon lui avec les faits, comme Austin l’écrit à son sujet en 1954, que d’un «accusatif d’objet si profondément et définitivement interne que leur statut d’“entités” en est irrémédiablement compromis.129» Remarquons-le immédiatement: la conception de l’expérience qui sous-tend la critique strawsonienne des «faits» suppose qu’il est possible de se référer à des «objets» indépendamment de toute propriété qu’ils pourraient posséder: en distinguant le «chat» et «la condition du chat», Strawson suppose en effet qu’on peut identifier l’un sans l’autre, et donc le chat indépendamment de toute condition dans laquelle il serait. Or, cette idée ressemble fortement à la présupposition que vise Austin lorsqu’il critique la division (qu’il rapporte alors à Aristote) entre les sensaet les relations130. Répondre aux critiques de Strawson sur ce qu’est la vérité suppose de se départir de ce postulat: il semble bien que le sort de la vérité soit intimement lié à la manière dont nous jugeons possible de référer au monde à l’aide des signes dont est fait notre langage. Nous reviendrons sur cette double critique dans le chapitre suivant. Avant cela, cependant, il nous faut tirer les conclusions épistémologiques de la conception strawsonienne de la vérité. Lorsqu’on affirme qu’une assertion est vraie, soutient Strawson en 1950 comme en 1949, on ne réalise aucune nouvelle assertion relative au lien entre la première assertion et le monde, entre l’affirmation et les faits (s’ils sont faits l’un pour l’autre, cela serait en effet une regrettable perte de temps!), mais l’on fait bien quelque chose de nouveau: selon les cas, «confirmer», 126 127 128 129 130

P. F. Strawson, «La vérité – 1950», p. 135/223. Ibid. Ibid., p. 137/225. «Injuste envers les faits», p. 169/296. Voir l’introduction du chapitre 5.

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«adhérer», «admettre», «être d’accord» avec ce que quelqu’un a dit (ou pourrait dire)131… Il est frappant de constater que Strawson cite explicitement Austin et son article «Autrui» (publié trois ans auparavant) et range «est vrai» du côté du performatif, par opposition au constatif: sa thèse n’est pas que «est vrai» fonctionnerait réellement comme un performatif, mais qu’il peut toujours être remplacé par un performatif, ce qui doit indiquer que, contrairement à ce que l’on est souvent enclin à chercher, cette formule ne décrirait rien. Le concept de vérité et l’adjectif «vrai» ne serviraient donc nullement à sanctionner une quelconque correspondance entre nos énoncés et le monde, mais à manifester notre accord avec les énoncés des uns et des autres. L’objectivité de la vérité paraît retraduite en termes strictement intersubjectifs132. Ainsi, c’est dans un mouvement qui nous paraît fort conséquent que Strawson nous suggère de remplacer l’inévitable question «quel critère avons-nous pour décider si nous devons confirmer ou non ce que quelqu’un a dit?» – dont il considère qu’elle vient du préjugé selon lequel toute assertion serait descriptive – par une autre: «quels sont les fondements de l’accord?133» Il est bien entendu que ces fondements ne peuvent pas impliquer notre idée usuelle de vérité, et donc pas non plus une propriété de nos jugements qui serait liée à leur relation avec le monde. Pour cette raison, la théorie de la correspondance doit bien être, selon Strawson, éliminée, et non simplement réformée. Par sa critique, il met au jour la difficulté qu’il y a à conférer une authentique objectivité – qui ne se résume pas à une forme kantienne d’intersubjectivité – à l’affirmation, et donc à la vérité, alors que toute caractérisation des objets sur lesquels portent l’affirmation semble devoir être relative aux mots que l’on emploie pour la réaliser. Cela semble bien mener à la conséquence que Charles Travis explicite dans Lesliaisonsordinaires: selon la présente notion d’affirmation, il n’y a véritablement qu’une seule affirmation qui peut dire qu’est le cas ce dont une affirmation donnée – l’affirmation que le chat a la gale, par exemple – dit que c’est le cas.134 131

Voir P. F. Strawson, «La vérité – 1949», p. 93/263. Le kantisme strawsonien, si bien condensé à la fin des Boundsofsense, est ici transparent: «Nous n’avons pas les mots pour dire ce qu’il en serait sans eux» (Londres, Methuen, 1966). Sandra Laugier le met en exergue, en lien avec Wittgenstein, au début de son article «Arguments transcendantaux et limites du sens» (dans J. Benoist et S. Laugier (dir.), Langageordinaireetmétaphysique, op.cit., pp. 85-116; nous empruntons sa traduction). Sur ce kantisme, et la forme relativiste qu’il peut prendre chez Strawson, voir (par exemple) H. Putnam, «Strawson and skepticism», dans L. E. Hahn (dir.), Thephilosophy ofP.Strawson, Chicago et Lasalle (Ill.), Open Court, 1998, pp. 273-287. 133 P. F. Strawson, «La vérité – 1949», p. 95/265. 134 C. Travis, Lesliaisonsordinaires, op.cit., p. 216. 132

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

Or, cette thèse est ostensiblement opposée à la suggestion d’Austin qui nous poursuit depuis le début du chapitre précédent, selon laquelle on peut identifier «“la même affirmation”» dans deux énonciations différentes, même si les actes phatiques réalisés sont différents. À la lumière de la contradiction portée par Strawson, la préservation d’une certaine dimension correspondantiste de la vérité paraît bel et bien étroitement liée à cet enjeu de l’identité de «l’affirmation» par-delà les actes de langage réalisés pour l’accomplir. De manière fort significative, Austin, en critiquant la conception strawsonienne de la vérité en 1950, insistera sur un point majeur: il y a une différence importante entre le fait d’affirmer qu’«Il est vrai que le chat est sur le tapis» et le fait d’affirmer que «Le chat est sur le tapis», car la première affirmation contient une chose que la seconde ne contient pas, à savoir précisément cette seconde affirmation. C’est le fait qu’une affirmation, non seulement s’accomplit, mais s’évalue qu’il met ainsi en avant. La normativité propre aux affirmations, et donc en fait la conventionalité propre aux illocutoires, véritable cœur de la théorie austinienne des actes de langage, va se révéler être la clef de l’objectivité de la vérité. CONCLUSION Ce chapitre a été pour nous le lieu d’accomplir une tâche principale: il s’est agi d’évaluer dans quelle mesure le concept austinien de «signification», identifié au niveau du locutoire, pouvait ou non être interprété comme une «proposition», celle-ci étant elle-même contrastée (dans la pensée des lecteurs de la théorie des actes de langage qui adoptent cette perspective) avec un concept de «force» inspiré de Frege, ici associé au niveau illocutoire de l’acte de langage. Or, une lecture serrée du sibyllin «Comment parler» nous a permis de le montrer: le sens et la référence d’un acte de langage, qui forment ensemble ce qu’Austin appelle sa «signification», sont certes localisés, dans sa théorie, au niveau du locutoire, mais leur détermination dépend crucialement de la «valeur» de l’acte de langage à chaque fois réalisé, c’est-à-dire de la nature de l’acte illocutoire dans lequel est pris l’acte locutoire considéré. La formalisation de l’acte de langage par F(p), proposée notamment par John Searle, paraît ainsi infidèle à la philosophie austinienne et – indépendamment des questions relatives à l’herméneutique – au fonctionnement réel des actes de langage. Toutefois, en admettant ce point, on ouvre la porte à des critiques du type de celle qu’adressa Peter Geach à Austin: si la signification du

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locutoire, c’est-à-dire ce à quoi il fait référence et ce qu’il signifie, dépend de manière primordiale de l’acte illocutoire à chaque fois réalisé, cela indique qu’une affirmation donnée ne peut être évaluée qu’en fonction de critères qu’elle fixe elle-même, qu’une affirmation donnée, donc, vient non seulement comparer des termes, mais aussi instituer (dans une certaine mesure!) les termes de la comparaison. Dès lors, dans quelle mesure peuton identifier, dans une affirmation donnée, une signification dotée d’une certaine objectivité, qui ne se réduise pas à une forme d’intersubjectivité? Peter Geach et Peter Strawson lancent à Austin un défi: comment peut-on concevoir une théorie de la vérité qui ne soit ni pure «correspondance» ni pure «cohérence» (comme Austin déclare le souhaiter dans «La vérité»135) ou, pour le dire autrement, qui ne se contente ni de «règles sémantiques136» ni de «considérations syntaxiques» (l’apprentissage des unes supposant d’«imaginer, voire même [de] réellement expérimenter les situations décrites137», les autres ayant trait aux règles de combinaison des «mots» uniquement)? Il est frappant que, par l’intermédiaire de Strawson en particulier, nous nous retrouvions à un point proche de celui auquel l’examen de la conception merleau-pontienne de la vérité nous a menée: comment penser l’objectivité de la vérité si la signification de chaque affirmation est, pour le dire en termes austiniens, dépendante des circonstances, du contexte de chaque acte de parole? Nous retrouvons le problème par lequel nous avons ouvert cette troisième partie: dès lors que la signification d’un énoncé dépend de la valeur de l’énonciation qui la produit, ne peut-on pas considérer que sa détermination toujours contextuelle et singulière est une forme d’indétermination? Austin parvient-il à concevoir une détermination de la vérité qui soit compatible avec le fait que l’application des normes qui permet de l’atteindre ne soit pas déterminée à l’avance? Comment penser, en somme, l’objectivité de la vérité dès lors que l’on a refusé le modèle d’une correspondance un peu naïve de la vérité avec les faits? Comme nous allons le voir dans la partie suivante, la fonction accordée par Austin aux conventions et l’entente particulière qu’il propose de leur intégration dans les signes du langage joue sur ce point un rôle crucial. Ce sont sur les raisons philosophiques profondes du statut respectivement accordé par nos deux philosophes à cette dimension conventionnelle du langage qu’il faudra, pour finir, nous interroger.

135 Il dénonce les travers respectifs de ces deux conceptions de la vérité (lorsqu’elles sont exclusives l’une de l’autre) dans «La vérité», p. 123/100. 136 «La signification d’un mot», p. 63/31. 137 Ibid., p. 57/23.

CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE

Récapitulons les acquis des deux dernières parties de ce travail. Les chapitres trois et quatre nous ont permis de montrer que la critique de l’idéalisme menée par Merleau-Ponty s’accompagne d’une dénonciation claire de toute conception de la vérité qui la penserait sur le mode de la correspondance avec une réalité préalable. La parole, souligne au contraire le phénoménologue français, ne peut jamais consister à énoncer une signification intemporelle, que l’on pourrait abstraire des moyens employés pour l’exprimer: au contraire, le sens que nous exprimons est indissociable des signes employés pour le dire, la relation du signifié au signifiant lui est consubstantielle. Or, les chapitres cinq et six nous ont permis d’établir un résultat très similaire au sujet de la conception du langage et de la vérité de John Austin: pour Austin comme pour MerleauPonty, il n’y a pas «pas de contenu de signification» qui soit identifiable hors d’un acte de parole donné! Puisque tout acte de parole tient sa signification de sa valeur, laquelle dépend crucialement du contexte d’énonciation, il n’y a pas, pour Austin comme pour Merleau-Ponty, de signification indépendante d’une énonciation donnée, réalisée dans une situation de parole particulière. Une critique de toute conception idéaliste de la signification est commune à nos deux auteurs. Dans le même sens, on peut relever le fait que nos auteurs mettent tous deux l’accent sur la parole, plus que sur la langue(pour parler en termes saussuriens), ce qui montre une grande proximité commune avec un linguiste tel que Benveniste, dont la perspective les réunit dans une certaine mesure. Il est intéressant de noter de ce point de vue que Benveniste a lui-même consacré des textes importants à commenter la théorie des actes de langage proposée par Austin1 et que, de l’autre 1 Voir É. Benveniste, «De la subjectivité dans le langage» et «La philosophie analytique et le langage», dans É. Benveniste, Problèmesdelinguistiquegénérale,Tome1, Paris, Gallimard, 1966, respectivement pp. 258-266 et pp. 267-276. Cette relation de Benveniste à Austin se trouve notamment commentée dans B. Ambroise, Lespouvoirsdulangage, op.cit.; Oswald Ducrot, «De Saussure à la philosophie du langage», préface à J. R. Searle, Lesactesdelangage, op.cit.,pp. 7-34; Catherine Kerbrat-Orecchioni, «É. Benveniste et la théorisation. 2. La pragmatique du langage (Benveniste et Austin)», dans Guy Serbat (dir.), É. Benvenisteaujourd’hui.ActesduColloqueinternationalduCNRS,Paris, Société de diffusion grammaticale, 1984, pp. 45-55.

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

côté de notre spectre, d’assez nombreux commentateurs de Benveniste ont mis l’accent sur sa relation à Merleau-Ponty, et sur le fait que la philosophie merleau-pontienne pouvait constituer un cadre d’extension et d’interprétation des thèses de Benveniste au-delà de son domaine scientifique bien identifié2. En outre, leur souhait commun de ne pas penser le langage réel comme étant insuffisant (par opposition à un langage formel, ou purifié, qui serait, lui, titulaire d’une authentique signification3), les incline l’un comme l’autre à critiquer une représentation idéaliste de la vérité, qui la rêverait en vérité universelle, dénuée de conditions d’énonciation, en «analytique universelle ou simplement monotone4», comme l’appelle Claude Imbert. De ce rêve, doit nous réveiller pour l’un comme pour l’autre la prise de «conscience de la distance prise entre un langage dit bien fait, vieille obsession, et les turbulences de l’expression5». À cet égard, Claude Imbert associe elle-même de manière frappante la «réforme de l’entendement» initiée par la philosophie du langage ordinaire (placée chez elle sous l’égide de Wittgenstein principalement) et le geste philosophique merleau-pontien6. On ne peut négliger, pourtant, les limites auxquelles se heurte un tel rapprochement. L’analyse que nous avons faite de la conception du sens et de la vérité défendue par Merleau-Ponty dans notre deuxième partie s’est en effet achevée, on s’en souvient, sur une interrogation forte: dès lors que l’on situe le discours dans le registre du «faire», et non plus du simple «dire», peut-on encore distinguer différents discours, et surtout, comment évaluer leurs divers degrés d’accomplissement? Cette distinction peut-elle se faire sur des critères objectifs ou ne peut-elle être fondée que sur un accord intersubjectif? L’examen des travaux réalisés par Merleau-Ponty jusqu’au milieu des années 50 peut, nous l’avons vu, nous en faire douter, dès lors que semble manquer dans sa philosophie (du moins à cette époque) un critère objectif qui permettrait de distinguer 2

Dans cette veine, voir l’œuvre de Jean-Claude Coquet, en particulier «Réalité et principe d’immanence», Langages, 1991, n°103, pp. 23-35, «Note sur Benveniste et sur la phénoménologie», LINX, 1992, n°26 1992, pp. 41-48, ou le recueil de ses travaux sur la question: J.-C. Coquet,Laquêtedusens.Lelangageenquestion, Paris, PUF, 1997. 3 Sur la critique de l’idée d’«ambiguïté» – dommageable, c’est-à-dire opposée à une détermination souhaitable» – en contexte austinien, voir B. Ambroise, «Pragmatiques de la vérité: sens, représentation et contexte de G. Frege à Ch. Travis», Corela, 2013, HS-14, p. 6. 4 C. Imbert, Pourunehistoiredelalogique, Paris, PUF, 1999, p. 262. 5 Ibid., p. 274. 6 Voir, ibid., pp. 274-278, 288, 296-302.

CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE

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un discours qui «fait l’universel» d’un discours qui ne le ferait pas. Dans la mesure où, dans les recherches sur la littérature qu’il mène à l’époque du moins, tout style est voué à faire effet, sa philosophie semble hésiter entre deux thèses: soit la thèse d’une effectivité contingente du style sur autrui (qui est ici le lecteur ou l’interlocuteur qu’il s’agit de toucher), soit la thèse d’un accomplissement de droit de l’universel (via une réforme du concept de silence, et un remaniement du sens de notre être au monde, qui sera amplifié dans les années suivantes). De ce point de vue, «l’effet» du discours semble être, soit mesuré in situ, et donc n’être ni réglé ni assuré par des normes objectives, soit assuré apriori. Merleau-Ponty, en somme, a tendance à penser la vérité dans les termes d’une effectivité dont il n’est pas clair (jusqu’en 1954 du moins) qu’elle permette de distinguer un véritable concept de vérité. Or, il est remarquable de ce point de vue que l’on trouve chez Austin des déclarations très nettes en faveur de l’existence d’une authentique vérité, c’est-à-dire d’affirmations que l’on serait justifié à considérer comme étant vraies, et donc d’une vérité conventionnellement normée, qui puisse être par là même conventionnellement assurée. Comme nous l’avons montré dans notre cinquième chapitre, il semble, d’une part, que l’on peut interpréter l’affirmation comme un type d’acte de langage illocutoire, dont la réussite est donc normée par des conventions et, d’autre part, que la vérité peut être le nom qui qualifie cette réussite. Cette interprétation, comme nous l’avons analysé au début du chapitre six, pose cependant des difficultés herméneutiques assez importantes. En effet, dès lors qu’Austin a réalisé une critique forte et répétée du concept classique de «signification», l’objet de la vérité, c’est-à-dire ce qui est censé pouvoir être transmis par une affirmation vraie, semble, dans le cadre de sa théorie, difficile à identifier. De fait, la manière dont il démontre la dépendance du sens et de la référence de toutes nos propositions à l’égard de la nature de l’acte illocutoire réalisé, et donc des situations de parole dans lesquelles nous nous trouvons, pourrait laisser penser que nos affirmations vraies institueraient, d’une façon toujours singulière, une certaine relation avec le monde, une certaine manière de s’y référer, de le saisir, et ne pourraient donc être en aucun cas rapportées à une quelconque objectivité, à l’aune de laquelle elles pourraient être évaluées. Telle est en tout cas l’interprétation de la théorie des actes de parole qu’un auteur comme Peter Strawson semble promouvoir. Si nous adoptions cette perspective, nous serions devant deux possibilités: soit nous nous serions mépris sur la juste interprétation qu’il convient de faire

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ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES

d’Austin, qui serait plus «pragmatiste» que ce que nous avons pu penser; soit ce qui nous est apparu comme une forme de rationalisme aigu d’Austin ne serait pas cohérent avec le reste de sa pensée, et le philosophe oxonien n’aurait donc pas les moyens de défendre l’objectivité de la vérité qu’il prétend sauvegarder. En somme – et en dépit des importantes divergences entre nos deux auteurs –, l’analyse de leurs deux conceptions de la vérité suscite un soupçon qui semble trouver à se nourrir de l’une comme de l’autre: si l’on entreprend d’affirmer le caractère non conceptuel de la perception, c’est-à-dire le fait que le sens du perçu n’est pas de la même nature que celui du langage, et en particulier le fait qu’il n’est pas déterminé, peut-on encore sauvegarder la thèse d’une vérité à proprement parler objective? Proposer une réponse définitive à cette question est le but de notre dernière partie.

QUATRIÈME PARTIE

DES SILENCES ET DES SENS

PRÉAMBULE

L’ÉPREUVE DE LA GÉOMÉTRIE

Dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Edmund Husserl pose le diagnostic d’une crise des sciences, et en attribue la cause à une contradiction épistémologique fondamentale: la domination du paradigme objectiviste interdit que l’on porte sur la subjectivité un discours de vérité. La philosophie se voit dès lors conférer la tâche de résoudre ce problème, et donc de rendre conciliables la prise en compte de la subjectivité et l’exigence de rationalité propre à tous les discours de vérité. Pour Husserl, il s’agit donc de comprendre comment l’on peut rendre compte de la rationalité en évitant et l’objectivisme et le scepticisme. Or, il est remarquable qu’en affrontant cette question, le père fondateur de la phénoménologie accorde une place particulière à la géométrie, qui apparaît dans ce contexte comme le paradigme des sciences qui peuvent prétendre à l’universalité et à la rationalité la plus exigeante. En véritable précurseur des débats sur l’objectivité de la vérité dont nous avons vu qu’ils traversaient inévitablement toute lecture des travaux d’Austin et de Merleau-Ponty, il s’interroge sur la manière dont l’on peut penser l’«objectivité idéale1» de «l’idéalité géométrique» sans ignorer son origine historiquement située, c’est-à-dire sans négliger le fait que «la science, et en particulier la géométrie doit avoir eu un commencement historique2». En 1936, Husserl pose dans le texte que nous connaissons sous le titre de L’originedelagéométrie une question qui concentre ses dernières interrogations sur la rationalité: [C]omment l’idéalité géométrique (aussi bien que celle de toutes les sciences) en vient-elle à son objectivité idéale à partir de son surgissement originaire intra-personnel dans lequel elle se présente comme formation dans l’espace de conscience de l’âme du premier inventeur?3 1 E. Husserl, Die Frage nach dem Ursprung der Geometrie als intentional-historischesProblem, dans Husserliana VI, La Haye, Nijhoff, 1944, trad. fr. et introduction Jacques Derrida, L’originedelagéométrie, Paris, PUF, [1962] 1990, p. 369/181. 2 Ibid., p. 367/177-178. 3 Ibid., p. 369/181.

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DES SILENCES ET DES SENS

Les impératifs sont clairs: il s’agit de tenir ensemble et l’objectivité de la géométrie et le caractère singulier, la subjectivité de celui qui, pour la première fois, a énoncé tel ou tel théorème, a dessiné telle ou telle figure. Or, c’est ce même problème que Merleau-Ponty reprend vingt-cinq ans plus tard dans le cours qu’il consacre en 1960 au commentaire de ce texte. Expliquant cette même page, il s’interroge au sujet de «l’exprimé de la géométrie»: Notre problème: comment cette couche-là acquiert-elle l’idéalité au-delà de l’espace conscience de son Erfinder? Par le langage. Mais comment le langage est-il ce pouvoir?4

C’est le problème de ce qui se transmet d’un locuteur à l’autre, de ce qui fait que différents actes de parole peuvent porter sur lamême chose, sur le même objet, que Merleau-Ponty pose ici à la suite de Husserl. Deux commentaires s’imposent. D’une part, il est remarquable que Merleau-Ponty, s’il valide en grande partie l’analyse proposée par Husserl5, en minore fortement la portée. Il affirme ainsi sans ambiguïté que Husserl «ne devrait pas maintenir [des] formules intemporelles comme unbedingteAllgemeingültichkeit6». Merleau-Ponty conteste ainsi la prétention à atteindre une généralité inconditionnée.

4

NOG, p. 25. Merleau-Ponty, dès 1951, considère que Husserl a réalisé un pas très important dans ses textes tardifs par rapport à ses analyses précédentes (qui constituent, comme nous l’avons vu, l’une des cibles principales de sa propre «phénoménologie du langage»). Cf. «Sur la phénoménologie du langage», dans S,p. 137. Cela apparaît aussi clairement dans le cours que Merleau-Ponty intitule «Les sciences de l’homme et la phénoménologie», donné en 1952 à la Sorbonne (nous disposons de deux versions publiées, sensiblement différentes, du cours: la première, reprise du texte publié par le Centre de documentation universitaire en 1952, est publiée dans Parcoursdeux, op.cit., pp. 49-128; la seconde, reprise du Bulletin de psychologie, est publiée dans PPE, pp. 397-464). Il y écrit par exemple: «Le changement des idées de Husserl sur ce point est lié à la maturation de toute sa philosophie. Penser, ce n’est plus retrouver, en deçà des phénomènes particuliers tels que le langage, une conscience qui disposerait d’une façon explicite de tout ce qui est nécessaire pour les constituer; c’est prendre conscience de ce paradoxe que nous ne nous affranchissons du particulier qu’en reprenant à notre compte une situation linguistique qui est à la fois et indissolublement limitation et accès à l’universel. […] Et c’est pourquoi, dans ses derniers écrits, pour la plupart inédits, on le voit accorder au problème du langage une signification beaucoup plus profonde.» («Les sciences de l’homme et la phénoménologie», dans Parcours2, op.cit., pp. 108-109). Notons que, dans la longue introduction qu’il a rédigée pour la traduction de L’originedelagéométrie, Jacques Derrida conteste l’interprétation merleau-pontienne, et donc le contraste qu’il y aurait entre les premiers textes de Husserl et ces textes plus tardifs (J. Derrida, «Introduction», dans E. Husserl, L’origine delagéométrie, op.cit., p. 71). 6 «validité générale inconditionnée», NOG, p. 35. 5

DES SILENCES ET DES SENS

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Mais d’autre part, il faut noter que cette critique de Merleau-Ponty à l’égard de Husserl consonne étonnamment avec la critique que propose Strawson de la conception austinienne de la vérité. Comme nous l’avons analysé dans le chapitre précédent, Strawson refuse à Austin l’idée selon laquelle la théorie des actes de parole permettrait de penser une vérité à proprement parler objective: puisque dire, c’est faire, nous n’avons jamais affaire, soutient Strawson, qu’à des énoncés sur lesquels nous nous entendons, qu’à des accords inter-subjectivement atteints sur des actes singuliers. Pour Merleau-Ponty comme pour Strawson, la situation de parole et l’activité du locuteur semblent faire obstacle à l’attribution d’une généralité de droit à la vérité, ou aux énoncés qui y prétendent. Doit-on considérer pour cela que Merleau-Ponty fait œuvre sceptique? Pourquoi refuse-t-il à la vérité la généralité que Husserl semble lui accorder? De son côté, Austin parvient-il à répondre aux attaques strawsoniennes? Pour finir ce travail, il s’agira donc de déterminer, de fixer ce qu’il en est infinedu sort réservé par nos deux auteurs au concept de vérité.

CHAPITRE 7

LA VÉRITÉ ENTRE DIACRITIQUE ET NÉGATION

Nous allons commencer à le montrer dans ce chapitre: la même question est à l’origine du fait que Merleau-Ponty refuse (se satisfaire d’une vérité fondée sur des conventions) ce qu’Austin accorde (assurer l’objectivité de la vérité à l’aide des conventions). Il s’agit du statut que l’un et l’autre confèrent aux conventions dans la philosophie. En effet, l’objectivité de la vérité dépend de la légitimité reconnue au fait d’identifier et de ré-identifier «la même affirmation» dans deux énoncés différents. Or, l’examen des réponses qu’Austin oppose aux critiques de Strawson fait apparaître que cette possibilité est ouverte, dans le cadre austinien, par la conventionnalité de nos affirmations, qui seule permet de conférer une véritable positivité (et, par contraposée, une négativité qui n’est pas que la contrepartie d’un manque de positivité) à des énoncés nécessairement approximatifs. Cette analyse, à laquelle nous consacrerons la première partie de ce chapitre, pose cependant un problème évident dans le cadre de notre comparaison: si la réponse qu’Austin oppose à Strawson dépend si crucialement des conventions, comment Merleau-Ponty peut-il reconquérir, non pas une vérité «sans aucune condition» d’aucune sorte, mais du moins une vérité générale en droit, et non seulement intersubjective en fait? Et le veut-il seulement? Dans la seconde partie de ce chapitre, nous montrerons que, comme cela a été souvent remarqué, la perspective merleau-pontienne fut rationaliste jusqu’au bout, mais que le rationalisme y prit des formes novatrices, dès lors que l’une de ses ambitions fut de rechercher une nouvelle définition de la vérité, plus profonde, et qui subvertisse l’opposition du sujet et de l’objet, du vrai et du faux. Il s’agira ainsi d’étudier les fortes relations d’implication réciproque que l’on peut repérer entre la réforme ontologique menée par MerleauPonty pendant les dernières années de sa vie, sa conception de la vérité, et son refus du conventionnalisme linguistique. Nous serons ainsi amenée à rendre compte de l’impressionnante extension que prennent les concepts d’écart et de diacritique dans sa dernière philosophie, et à examiner si, comme il déclare régulièrement le souhaiter, il parvient bien à

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DES SILENCES ET DES SENS

rendre compte, dans ce cadre ontologique renouvelé, de l’écart entre signification perçue et signification linguistique, et donc à ménager une place, même subordonnée, à notre concept usuel de vérité. Comme nous le verrons, le résultat, à la fin de ce chapitre, sera relativement déceptif. Notre huitième et dernier chapitre sera consacré à l’examen des causes de ce relatif échec, et donc à une ultime évaluation des raisons de la différence entre Austin et Merleau-Ponty. Mais avant cela, il s’agit donc de fixer ce qu’il en est des conceptions de la vérité dont on peut considérer qu’elles ont été respectivement défendues par Merleau-Ponty et Austin. Les travaux de ce dernier étant, sur ce sujet du moins, nous semble-t-il, moins ambigus, le philosophe d’Oxford aura le privilège d’ouvrir la danse. I. AUSTIN RATIONALISTE: UNE VÉRITÉ À

NOTRE PORTÉE

1. Évaluer, ou non, l’affirmation: Strawson contre Austin Critiquant Austin, Strawson énonce une thèse forte: lorsque nous affirmons que tel ou tel énoncé est vrai, aucun faitréel n’est en jeu, et la vérité ne dispose d’aucune objectivité, c’est-à-dire qu’elle ne qualifie aucun objet (qui disposerait par définition d’une forme de réalité indépendante de la prise que l’on a sur lui); elle ne bénéficie que d’une forme de valeur intersubjective1. La réponse que propose Austin se trouve développée en deux lieux: la fin de «La vérité», où il répond à l’article de Strawson daté de 1949, et «Injuste envers les faits». Les deux réponses sont diversement orientées, mais reposent sur le même argument crucial. a) Évaluerl’affirmationentantqu’affirmation À la fin de «La vérité», Austin développe l’argument suivant: certes, comme le soutient Strawson, l’expression «est vrai» n’est pas employée «pour parler de phrases2», mais cela n’implique pas qu’elle «n’est employée pour parler de (ou que “la vérité n’est une propriété de”) rien. Car elle est effectivementemployée pour parler des affirmations3». Confirmer ou admettre une affirmation, souligne Austin, ce n’est donc pas la même chose, ce n’est pas exactement le même acte que le fait de dire d’elle qu’elle est vraie. 1 2 3

Nous avons clos notre sixième chapitre sur cette critique. «La vérité», p. 133/111. Ibid., p. 133. Nous retraduisons, la traduction officielle étant totalement erronée.

LA VÉRITÉ ENTRE DIACRITIQUE ET NÉGATION

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Pour saisir la différence entre ces deux actes, il faut comprendre ce que Strawson entendait faire en les identifiant. En 1949, il faisait fond, comme cela se trouve développé par Christophe Al-Saleh et Bruno Ambroise, sur la théorie minimaliste de la vérité de Ramsey, et notamment sur sa «thèse d’équivalence, d’après laquelle dire “il est vrai que p” revient au même qu’affirmer “p” et d’après laquelle dire “il est faux que p” revient au même qu’affirmer “non p”4». Passée par le tamis strawsonien, cette thèse devient l’idée que ces deux affirmations («p» et «il est vrai que p»), si elles ne sont pas strictement équivalentes – dans la mesure où j’accomplis dans le second cas un acte(confirmer, garantir, avouer, etc.) que je n’accomplis pas dans le premier –, «ne sont pas différentes5», au sens où, lorsque nous faisons la seconde et non la première, «nous ne faisons aucune affirmation supplémentaire6». Comme le résume Strawson, Lorsque je dis «c’est vrai» en réponse à votre assertion, je fais, d’une certaine façon, une assertion, à savoir l’assertion que vous avez faite; je décris quelque chose, à savoir, ce que vous avez décrit. Mais, souligner ce point reste cohérent avec le fait de dire que «c’est vrai» n’affirme rien en soi, ne fait pas de méta-assertion.7

Est sous-jacente à cette conception l’idée selon laquelle on pourrait distinguer ce qui, dans un énoncé donné, est de l’ordre de l’assertion et ce qui est de l’ordre de l’acte que l’on accomplit en l’énonçant; si l’on transpose cette conception dans le cadre de Quanddire,c’estfaire, l’assertion se trouve réduite au rang d’acte locutoire, dont la signification serait fixée indépendamment de l’acte illocutoire dans lequel il se trouve pris ou, plus précisément (pour rendre raison du fait qu’ici Strawson se concentre explicitement sur les seules assertions, ce qui réserve la possibilité que la logique décrite puisse ne valoir que pour ce type d’actes de langage spécifiques), elle se trouve réduite au rang d’acte locutoire

4

C. Al-Saleh et B. Ambroise, «Le débat Strawson-Austin sur la vérité», dans J. Benoist (dir.), Propositionsetétatsdechose, op.cit., p. 202. Les auteurs font l’hypothèse que Strawson a pu prendre connaissance de la théorie de Ramsey (elle-même présentée dans «Facts and propositions», ProceedingsoftheAristotelianSociety, 1927, Supp. Vol. VII, pp. 153-170; trad. fr. P. Engel, «Faits et propositions», dans Frank Ramsey, Logique,philosophieetprobabilités, Paris, Vrin, 2003, pp. 213-222) viaAlfred Ayer, qui constitue décidément un protagoniste incontournable de ce travail (cf. Language, Truth andLogic, Londres, Victor Gollancz, 1936). 5 «La vérité – 1949», p. 92/262. 6 Ibid., p. 93/263. 7 Ibid., p. 93/264.

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sur la signification duquel les différentes valeurs performatives attribuées à l’énoncé par la formule «est vrai» n’ont aucune prise8. On pourrait donc formaliser la conception strawsonienne de la manière suivante: «Il est vrai que p» = F(p), où p désigne une assertion donnée, et F l’une des valeurs performatives possibles apportées à l’énoncé par la formule «Il est vrai»9.

De ce point de vue, lorsqu’Austin insiste sur le fait que la formule «est vrai» porte sur l’affirmation, qu’elle est une affirmation sur une affirmation, il affirme qu’il n’est pas équivalent, du point de vue de l’affirmationelle-même, qu’elle soit qualifiée de «vraie», qu’il n’est donc pas indifférent au fait qu’une affirmation est l’affirmation qu’elle est qu’elle soit qualifiée de vraie ou fausse. Mais cela implique une chose essentielle, qu’Austin indique également (de manière fort allusive, comme si souvent) à la fin de «La vérité»: faire une affirmation, et dire que les conditions sont réunies pour que cette affirmation soit vraie, ce n’est pas la même chose! Cela suggère que l’assertion «p» n’est pas identique que l’on dise ou non d’elle qu’elle est vraie; cette identité, en tout cas, ne peut être présumée. Car dans les deux cas, l’assertion dont il est question n’est pas identifiée, caractérisée, de la même manière. Certes, comme on l’a vu à la suite de Frege (dont Strawson se réclame), l’accomplissement par un locuteur d’une affirmation implique qu’il la tienne pour vraie. Dans le cas contraire, l’affirmation a été accomplie, elle est identifiable comme «cette affirmation-ci», mais elle n’a pas été correctement accomplie, et elle souffre donc de ce qu’Austin appelle un «abus» (qui est, dans sa terminologie, un échec de type Γ), c’est-à-dire un des «échecs qui ont lieu lorsque l’acte est accompli10».

8 Nous rejoignons ici ce qu’indique J. Benoist lorsqu’il écrit que «Strawson admettrait […] un certain usage autonome de la notion de signification.» («… Et actes de langage: Austin-Strawson», dans Leslimitesdel’intentionalité, op.cit., pp. 42-43). 9 Comme y insiste F. Recanati, Strawson précise dans «Austin on “Locutionary Meaning”» que l’affirmation donnée ne se réduit pas chez lui au contenu propositionnel (tel qu’il se trouve par exemple défini par Searle) mais contient «l’indication pragmatique grossière fournie, au moins dans certains cas, par la modalité de la phrase» (Lesénoncés performatifs, op. cit., p. 239). Il n’en demeure pas moins que, chez Strawson, le sens locutionnaire se détermine indépendamment de la force illocutionnaire, comme l’indique cette symbolisation proposée en 1973: «X fait le – (que…) avec la force de xxx. Une spécification du type général de la signification locutionnaire remplit le premier blanc, du contenu locutionnaire spécifique le second, de la force illocutionnaire le troisième.» («Austin on “Locutionary Meaning”», dans I. Berlin (dir.), EssaysonJ.L.Austin, op.cit., p. 60). 10 QDCF, p. 16/50.

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Comme il l’explique dans la onzième conférence de Quanddire,c’est faire, dire ou affirmer «Le chat est sur le paillasson» laisse entendre que je crois que le chat sur le paillasson. C’est dans un sens parallèle – dans le même sens, en fait – que «Je promets d’être là» laisse entendre que j’ai l’intention d’être là et crois pouvoir y être. L’affirmation est donc sujette au type d’échec qu’on a appelé l’insincérité; et même à celui qu’on appelle l’infraction, car dire ou affirmer que le chat est sur le paillasson m’oblige à dire ou à affirmer «Le chat est sur le paillasson» […] C’est dire que les affirmations peuvent donner lieu aux deux types d’échecs Γ.11

Une lecture rapide de cet argument pourrait laisser penser qu’il est équivalent de soutenir «Le chat est sur le tapis» et «Il est vrai que le chat est sur le tapis». Il suggère en réalité l’idée inverse, que nous avons essayé de développer dans la partie précédente. Il y dit en effet que l’affirmation peut, alors même qu’elle a bien été accomplie (à distinguer de «a été bien accomplie»), être sujette à l’échec (et plus précisément à l’abus), dans la mesure où elle possède des critères d’évaluation propres, et corrélativement, par là même, des sortes d’abus propres (cette propriété ne constituant du reste nul trait distinctif – il faut éviter toute confusion sur ce point). Elle est par exemple susceptible, pour reprendre l’exemple canonique, d’être «sommaire». Mais si elle est sommaire, c’est bien en tant qu’affirmation qu’elle l’est, en tant qu’affirmation qui vise la vérité; elle est simplement faite – tel est son tort – dans un contexte où il est impossible de déterminer si elle est vraie ou fausse, où cela n’a pas de sens de se le demander. À ce titre, l’affirmation qu’«il est vrai que le chat est sur le tapis» semble bien affirmer quelque chose de plus par rapport à «Le chat est sur le tapis»: elle affirme quelque chose sur la réussite de cette première affirmation (dans l’ordre logique), sur sa réussite entantqu’affirmation. b) Intentionscontreconventions Cependant, comme Jocelyn Benoist le montre en lien avec cette controverse, pour que cette question de la réussite de l’affirmation en tantqu’affirmation ait un sens, il faut qu’existent des normes applicables à l’affirmation entantqu’affirmation. Tel est précisément le propre des actes illocutoires, dont la caractéristique est qu’il existe «une relation interne entre l’acte et son effet»: l’effet est précisément identifié, conventionnellement, à l’accomplissement de l’acte, et son échec peut 11

QDCF, pp. 141-142/135-136.

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donc être une déviance, c’est-à-dire une «violation par rapport à ce qu’il faut bien appeler les conventions qui sont les siennes», un «écartdeluimêmeparrapportàlui-même.12» Or, comme Strawson l’explicite dans «Intentions et conventions dans les actes de langage», il y a là un aspect de la conception austinienne qu’il refuse tout à fait! Le caractère de l’acte n’est pas suffisamment fixé, selon lui, par les conventions attachées au contexte, qui doivent être complétées par les intentions du locuteur: [B]ien que les circonstances de l’énonciation soient toujours pertinentes pour la détermination de la valeur illocutionnaire d’une énonciation, il y a de nombreux cas où ce n’est pas en vertu d’une convention acceptée d’aucune sorte (les conventions linguistiques aidant à fixer la signification d’une énonciation mise à part) qu’un acte illocutionnaire est accompli. Autrement dit, il semble clair que, dans de nombreux cas, la valeur illocutionnaire d’un énoncé, quoique non épuisée par sa signification, n’est soumise à aucune convention autre que celles qui contribuent à lui donner son sens.13

Selon Strawson, l’accomplissement de l’acte illocutionnaire suppose au contraire, dans les cas standards, l’existence d’«intentions» diverses, dont il propose une analyse complexe: pour qu’un acte de communication soit effectivement réalisé par le locuteur S, il faut (le plus souvent) qu’il ait l’intention, appelée «(i2)», que son interlocuteur, dénommé A, reconnaisse son intention de réaliser cet acte, et qu’il ait aussi l’intention, appelée «(i4)», que A reconnaisse l’intention (i2). Les verbes performatifs indiqués par Austin comme des moyens de faire apparaître la valeur illocutoire des énoncés seraient ainsi, pour Strawson, des moyens de «rendre explicite le type d’intention de communication (de la part du locuteur) et le type de valeur qu’a l’énonciation14», la réussite d’un acte illocutoire dépendant, entre autres choses bien sûr, de la compréhension par l’interlocuteur de l’intention du locuteur. Le fait de comprendre la valeur d’une énonciation implique dans tous les cas que soit reconnue ce que l’on pourrait appeler de façon générale une intention dirigée vers l’auditoire, et qu’elle soit reconnue en tant que totalement manifeste, destinée à être reconnue. […] Une fois établi cet élément commun à tous les actes illocutionnaires, nous pouvons reconnaître facilement

12

J. Benoist, «… Et actes de langage», dans Leslimitesdel’intentionalité, op.cit.,

p. 60. 13 P. F. Strawson, «Intention et convention dans les actes de langage», dans Études delogiqueetdelinguistique,op.cit., p. 118/178. 14 Ibid., p. 123/185.

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que les types d’intentions impliquées, dirigées vers l’auditoire, peuvent être très divers, et aussi qu’une seule et même énonciation peut constituer un exemple de ces types différents.15

Selon l’effet de la compréhension de l’intention du locuteur sur la réussite de cette dernière, il y aurait ainsi deux types d’actes: dans le cas d’«un acte illocutionnaire du type de ceux qui ne sont pas essentiellement conventionnels16», l’acte de communication peut être accompli, et donc l’intention comprise, mais celle-ci peut «– sansaucunerupturedes règlesoudesconventions –, être frustrée17», alors que dans le cas «où l’énonciation fait partie d’une procédure gouvernée totalement par la convention», l’intention ne peut être frustrée que si les conventions sont rompues. Strawson semble ainsi reconnaître la relation interne, et en fait l’identité, qui unit l’accomplissement d’un acte conventionnel et son effet – il la refuse logiquement pour les actes dont il considère qu’ils ne sont pas essentiellement conventionnels. C’est en outre cette nécessaire intervention de l’intention dans l’accomplissement de nombre d’actes de langage qui permet de justifier, dans son interprétation, la différence entre le niveau locutoire et le niveau illocutoire, et l’insensibilité du premier à l’égard du second: selon lui, les conventions attachées au contexte d’interlocution suffisent dans tous les cas à déterminer le sens locutoire, mais pas la force illocutoire, et c’est cela qui justifie que le premier soit déterminé de manière autonome, alors que la détermination du second suppose que l’on considère les intentions du locuteur. Le problème est que, si la nature d’un acte tient en partie aux intentions du locuteur (dans le cas non essentiellement conventionnel, donc), comment puis-je juger, contre les intentions qu’il a explicitées, que cet acte est mal accompli? Reprenons l’un des exemples développés par Strawson. Imaginons deux personnes qui viennent de regarder la série du relais 4×100 mètres mixte à laquelle participaient les Français lors des championnats du monde de natation de Kazan. L’un des deux spectateurs soutient que «les Français vont être disqualifiés, car l’une des prise de relais était mauvaise», puis l’autre «élèveuneobjection18» et affirme: «il faut attendre les temps officiels, ce genre de choses ne se voit pas à l’œil nu». Le fait que la seconde affirmation constitue une 15 16 17 18

Ibid., p. 129/194. Ibid., p. 128/192. Ibid. Ibid., p. 119/178.

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objection à la première n’est constitué, selon Strawson, par aucune convention: Le fait que l’énoncé de Y ait la valeur d’une objection peut résider partiellement dans le caractère de la discussion et de l’affirmation (ou proposition de X) et, en tout cas, certainement dans la conceptionqu’a Y de ces choses, dans le rapport qu’il pense y avoir entre qet la doctrine de la proposition que p.19

Le fait que la seconde affirmation constitue une objection à la première dépend donc, soutient Strawson, de la conception qu’a le second locuteur du lien entre les deux affirmations: s’il considère que son objection en est une, et si son interlocuteur a bien compris que tel était bien le cas, alors il a réalisé une objection, et cela même si l’erreur des nageurs était telle que le premier locuteur a pu distinctement voir que l’un des nageurs du relais français était parti en avance, et donc s’il semble que l’objection du second locuteur n’aurait pu raisonnablement valoir que dans un cas où l’erreur sur la prise du relais aurait été beaucoup plus petite, l’avance beaucoup moins facile à remarquer. Si le premier locuteur juge ainsi, comme nous le faisons, que l’objection est faible, «l’intention totalement manifeste20» à l’origine de l’acte d’objection peut être frustrée alors même qu’elle est parfaitement claire aux deux locuteurs, et que l’objection est, selon Strawson, tout à fait bien réalisée. Dès lors que nous avons bien compris l’intention du locuteur, dans la conception de Strawson, nous n’avons aucun droit à juger que son acte n’est pas ce qu’il a souhaité qu’il soit: nous pouvons simplement ne pas nous sentir tenus par cet acte. Mais alors, cela signifie que, dans les cas «non essentiellement conventionnels», il n’existe aucune norme commune justifiant que nous jugions qu’une affirmation est, en tant que telle, mal ou bien accomplie. Selon cette logique, le fait que mon interlocuteur ait affirmé «le chat est sur le tapis» semble dépendre, en dernière instance, de son intention d’affirmer «le chat est sur le tapis». Si son énoncé me paraît sommaire, ou insuffisamment précis pour constituer une authentique affirmation, évaluable en termes de vrai et de faux, la raison ne peut être qu’il ait échoué à affirmer correctement; mais cela peut indiquer qu’il n’a rien voulu affirmer à proprement parler, et qu’il s’est contenté de dire quelque chose de sommaire. Ainsi, les critiques que je pourrais émettre sont de toute façon soumises à la prise en compte des intentions, variables, 19 20

Ibid., p. 119/179. Ibid., p. 128/192.

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subjectives, de mon interlocuteur. Peter Strawson, au fond, refuse que les actes de langage nous lient comme Austin l’affirme lorsqu’il énonce cette formule célèbre: «our word is our bond» – «notre parole, c’est notre engagement.21» L’évaluation de l’affirmation en tant qu’affirmation est de toute façon privée de légitimité. Une affirmation est ou n’est pas. Émerge ainsi à la surface une profonde connexion – que nous devons examiner – entre, d’une part, le refus par Strawson de la correspondance de la vérité avec le réel, et donc d’une certaine idée de l’objectivité du vrai, et d’autre part sa critique de la nature conventionnelle de l’illocutoire, le refus de l’évaluation de l’affirmation en tant que telle faisant le pont entre ces deux positions théoriques. Il est notable qu’une même dichotomie semble être à l’œuvre chez Stanley Cavell lorsqu’il écrit: Ce qu’Austin «substitue» au concept logiquement défini de vérité n’estpas la force, mais «la félicité». Les affirmations (statements), si elles sont adéquates à la réalité (adequate to reality), sont vraies, sinon, elles sont fausses (c’est même ce qui définit le concept d’affirmation (statement)). Les performatifs, s’ils sont adéquats à la réalité, sont heureux, sinon, ils sont, de façons spécifiques, malheureux.22

2. La convention à la rescousse de l’objectivité de la vérité a) Laréalitédesfaitsquel’onaffirme Nous aboutissons alors au point sur lequel Austin concentre sa critique dans son article de 1954. Car qu’y dit Austin? Nous l’avons déjà signalé: Strawson interprète les faits affirmés par les assertions comme relevant d’un nouveau type d’entités, qui seraient «pseudo-matérielles», et seraient donc des «pseudo-entités23», pour la raison que, contrairement aux objets ou aux personnes, ils ne se trouveraient pas «dans le monde». Or, voilà précisément ce qu’Austin refuse, concomitamment avec la distinction de type entre choses et faits. Les arguments employés par Austin sont assez nombreux et, apparemment du moins, assez disparates. Nous allons nous concentrer sur ce qui nous paraît être le cœur de sa réponse, qui concerne la distinction strawsonienne 21 Là-dessus, cf. par exemple S. Laugier, «Acte de langage ou pragmatique?», art. cit., p. 299. 22 S. Cavell, Untonpourlaphilosophie: momentsd’uneautobiographie, trad. fr. S. Laugier et É. Domenach, Paris, Bayard, 2003, pp. 125-126. 23 «Injuste envers les faits», p. 155/277.

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entre choses et faits. Car qu’est-ce qui est en jeu dans la position strawsonienne? C’est l’idée que si les choses existent réellement, il est erroné de considérer qu’elles aient réellement telle ou telle propriété, qu’elles soient réellement de tel ou tel type. Le fait que le chat ait la gale (qu’il soit du type de choses qui ont la gale), par exemple, ne serait donc pas réel, contrairement au chat lui-même. Si Austin pense que les faits sont dans le monde ou, plus précisément, qu’ils sont dans le monde tout autant que les choses24, c’est donc parce qu’il considère que les choses sont réellement de tel ou tel type, qu’il est réel que le chat a la gale. Il lui semble «assez évident», d’ailleurs, «que l’état du chat est quelque-chose-qui-se-trouvedans-le-monde, du moins si je comprends cette expression.25» Or, voilà précisément ce qui est en jeu lorsqu’il explicite dans «La vérité» les conditions dans lesquelles un énoncé peut être considéré comme étant vrai. Il y considère, en effet, que le fait qu’un «état de choses historique» soit considéré comme étant de tel ou tel type est une question purement conventionnelle, ce qui peut paraître contradictoire avec la thèse susmentionnée. Notre reconstruction nous a pourtant permis de mettre en exergue une chose: d’après la modélisation réalisée par Austin, les choses du monde sont, dans la réalité, de tel ou tel type. Il l’explicite dans «La vérité»: selon lui, le monde «manifest[e] (nous devons observer) des ressemblances et des différences (les unes ne pourraient exister sans les autres)26» et le fait qu’un état de choses «ressemble à d’autres» «est une relation naturelle27». Cela implique que, dès lors que l’on considère une chose donnée, on voit(on entend, on sent…) qu’elle ressemble à divers titres à telle ou telle autre chose, ou qu’elle s’en différencie, ce qui confère à cette chose une série de caractéristiques intrinsèques (ressembler plus à telle chose qu’à telle autre, ressembler moins à telle chose qu’à telle autre…). Mon expérience sensorielle, en somme, est contrastée28. Selon nous, c’est en ce sens que, dans «Comment 24 Il précise bien, pour pallier toute objection (légitime) qui ferait fond sur le caractère étrange de ces formulations: «il est tout aussi exact et pourtant tout aussi bizarre de dire que “les faits sont des choses-qui-se-trouvent-dans-le-monde” que de dire que “les entités sont des choses-qui-se-trouvent-dans-le-monde.» («Injuste envers les faits», p. 158/282). 25 Ibid., p. 156/279. Dans la suite du texte, il apparaît qu’il préfère penser l’idée d’«être quelque-chose-dans-le-monde» à l’aide du lexique plus courant de «l’existence», de la «réalité» et du «réel» (pp. 158-159/281-282.) 26 «La vérité», p. 121/97. 27 Ibid., note 2, p. 122/note 10 p. 98. 28 Pour parler de cela, Travis parle des «airs» (looks) qu’ont les choses. Voir par exemple C. Travis, «Viewing the Inner», dans Perception:EssaysAfterFrege, op.cit.,

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parler», chaque élément est (intrinsèquement) d’un certain type29; c’est en ce sens également que les éléments peuvent servir de modèle standard pour un type… Il y a bien là quelque chose de tout à fait réel. La convention intervient alors à deux niveaux. D’une part, lorsqu’il s’agit de déterminer à quels types nous allons faire attention, c’est-à-dire les types que nous allons considérer pour caractériser ce que nous percevons – et en particulier pour y isoler des «objets». D’autre part, lorsqu’il s’agit de se demander si les ressemblances (réelles) que nous voyons (entendons, sentons…) sont «suffisantes» pour que l’on identifie des choses qui méritent «la même “description”, ce qui n’est plus une relation purement naturelle30.». Comme le développe Austin dans un passage souvent commenté: Je peux voir, au sens littéral, que des choses sont similaires, ou même «exactement» similaires, mais je ne peux pas, au sens littéral, voir qu’elles sont lesmêmes. Quand je dis qu’elles ont la même couleur, une convention est impliquée, en plus du choix conventionnel du nom à donner à la couleur qu’on leur attribue.31

Au fond, si l’on rapproche ce texte de «Comment parler», Austin écrit ici que, dès lors que chaque chose a bien sa couleur propre, il nous serait tout à fait impossible de sortir du cadre où chaque chose serait une chose unique à tous égards, absolument singulière, et donc du cadre où notre perception serait uniquement constituée de contrastes disparates, de «choses» (par opposition aux «objets») diverses, si n’intervenait pas dans notre description telle ou telle convention, qui fait que l’on considère par exemple que tel chapeau (disons qu’il est magenta) et tel autre chapeau (disons qu’il est vermillon) sont deux échantillons de rouge (une autre convention est bien sûr possible, comme le montrent à loisir les anthropologues ou les historiens des couleurs). Nous retrouvons l’idée fondamentale que nous avons démontrée à la suite d’Austin dans notre deuxième chapitre: il n’y a pas «le rouge» et «le bleu», si l’on entend pp. 99 sq.; trad. fr. B. Ambroise, V. Aucouturier et L. Raïd, «Regards sur l’intérieur», dans Lesilencedessens, op.cit.,pp. 231 sq. 29 Le modèle présenté dans l’article étant hyper-simplifié, il est clair que, dans la réalité, les choses ne sont pas d’un seul type, mais de plusieurs types, et même d’un nombre a priori indéfini de types, dès lors qu’il y a potentiellement une infinité de manières de comparer la ressemblance de chaque objet avec tous les autres. Ce qui importe ici est que ces ressemblances soient visibles et, plus généralement, sensibles. Quant à la manière dont on règle le discours sur telle ou telle ressemblance, elle constitue précisément l’un des enjeux importants de l’apprentissage du langage. 30 «La vérité», note 2, p. 122/note 10 p. 98. 31 Ibid. Traduction légèrement modifiée.

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par là deux catégories qui seraient immanentes au sensible, car il n’y a pas d’étiquetage par nature des choses que nous percevons. Le croire, c’est confondre sentir et pensée32. Il n’en demeure pas moins que tous ceux qui maîtrisent cette convention disent quelque chose du réel en l’employant, puisqu’ils disent quelque chose des ressemblances et des dissemblances dont nous faisons effectivement l’expérience. Simplement, ils n’en disent rien qui ne serait pas soumis aux règles – conventionnelles et contextuelles – de la description linguistique de notre perception. Si je sais ce qu’est le magenta, le vermillon, le rouge et le vert, si j’ai donc une connaissance suffisante du sens de ces mots, je dis quelque chose de ma robe (qui se trouve être vermillon) en disant qu’elle est rouge: je dis que, du point de vue de la couleur, elle ressemble plus à ma robe magenta qu’à ma robe verte. Dans un autre monde linguistique, où l’on considérerait que tel chapeau vermillon est un échantillon d’orange (et non de rouge), je dirais également quelque chose de ma robe (qui se trouve être vermillon) en disant qu’elle est orange: je dirais que, du point de vue de la couleur, ou plus précisément du point de vue sur la couleur corrélé, ou appris, avec la convention évoquée à l’instant33, elle ressemble plus à ma robe couleur potiron qu’à ma robe verte. Deux choses qui sont tout à fait réelles. À présent, notre thèse est que cette intervention de la convention dans la détermination de ce qui est vrai relève précisément du genre de conventions sur lesquelles Austin et Strawson sont en désaccord. Nous l’avons analysé dans la partie précédente: selon Austin, la vérité, et donc l’identité de type en jeu dans l’affirmation est l’idéal de l’affirmation, l’effet conventionnel qu’elle est censée atteindre par son «simple» accomplissement, et cette réussite est évaluable selon les conventions propres à l’acte illocutoire spécifique que constitue l’affirmation. Ce sont donc bien les conventions, sensibles à l’occasion, qui régissent l’affirmation comme telle qui régissent aussi cette norme d’identité: le fait que je 32

Voir supra, ch. 2. Dès lors que chaque chose a potentiellement un nombre de types infinis, apprendre un langage ne consiste pas seulement à apprendre à placer les bons mots sur les types – supposés bien identifiés – de l’objet, mais cela implique surtout d’apprendre à considérer les types dont il s’agit avec les mots dont nous usons, et donc à identifier les ressemblances qui sont en jeu lorsque nous utilisons tel ou tel mot. C’est pour cela qu’à l’expression «point de vue de la couleur», qui présuppose qu’il y ait une seule manière de considérer la couleur, que chaque couleur constituerait en quelque sorte un type de chose univoque, nous préférons l’expression «point de vue sur la couleur», qui indique que la manière dont nous identifions la couleur d’un objet lorsque nous parlons de «magenta» ou de «vert» est elle-même conventionnellement réglée. 33

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parvienne, ou non, à accomplir une affirmation en énonçant que «ma robe est orange», alors qu’elle est vermillon, ne dépend pas de l’intention qui me guide au moment où je prononce ces mots, cela dépend (entre autres conditions) des conventions qui régissent les identifications de couleurs. En outre, comme certains des exemples développés dans notre deuxième chapitre le montraient déjà, ces conventions sont résolument sensibles au contexte: que je sois en train d’assortir ma robe à mes chaussures ou d’acheter du fil pour la repriser n’est, en l’espèce, nullement indifférent. L’analyse peut d’ailleurs être raffinée pour prendre en compte les acquis de «Comment parler»: ce sont les conventions propres aux différents actes illocutoires habituellement rangés sous le nom générique «affirmation» qui constituent cette norme d’identité. L’essentiel est que, comme on vient de le voir, cette norme d’identité est conventionnellement fixée, mais qu’elle n’en permet pas moins de dire quelque chose des ressemblances et des différences réelles que manifeste le monde à nos yeux. C’est à ce titre que, pour Austin, les faits que nous affirmons sont – non pas en dépit de mais grâce au caractère conventionnel des actes de langage – absolument réels, et qu’ils le sont en tout cas tout autant que les objets. De ce point de vue, la conception austinienne du langage semble bien avoir pour conséquence de déstabiliser la distinction métaphysique rigide des choses et des relations, c’est-à-dire toute idée selon laquelle les premières seraient réelles alors que les secondes ne le seraient pas. Ne nous reste plus alors qu’à tirer les conséquences de cette théorie pour le problème qui nous occupe depuis le début de ce chapitre: qu’est-ce qui se transmet d’une affirmation à l’autre? Qu’est-ce qu’une affirmation permet aux autres d’énoncer? En somme, quel est l’objetdu savoir? b) L’identitédel’affirmation:desconditionsconventionnellementfixées On accomplit la dernière étape de l’argumentation si l’on remarque, enfin, que ce qui est vrai pour les couleurs est vrai pour tout ce dont on peut parler: que le sens de cette affirmation-ci (dans la ligne des conventions descriptives) soit le même que le sens de cette affirmation-là, que la référence de cette affirmation-ci (dans la ligne des conventions démonstratives) soit la même que la référence de cette affirmation-là, ce sont deux questions dont la résolution dépend des conventions attachées au contexte dans lequel je suis en train d’en juger. Qu’une affirmation soit la même qu’une autre, tel semble donc être ce qui s’évalue selon les critères de réussite usuels des affirmations!

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Lorsqu’il étudie les différentes dimensions du locutoire, Austin explicite en ces termes précis le fait que des actes de langage différents peuvent impliquer «les mêmes sens et référence»: La question de savoir à quel moment un phème ou un rhème est le même qu’un autre – au sens être de même «type» ou être le même «token» (exemplaire) – n’importe guère ici, pas plus que la question de savoir ce qu’est un phème ou un rhème isolé. Mais il importe évidemment de se rappeler qu’un même phème (i.e. une même phrase, c’est-à-dire des exemplaires du même type) peut être employé, selon les énonciations, dans un sens différent ou avec une référence différente, et constituer ainsi un rhème différent. Lorsque des phèmes différents sont employés avec les mêmes sens et référence, on peut parler d’actes rhétiquement équivalents («la même affirmation» en quelque sorte) mais non pas d’un même rhème ou d’actes rhétiques semblables (la même affirmation impliquant, là, l’usage des mêmes mots).34

Des phèmes différents, c’est-à-dire des phrases différentes, peuvent donc être employés «avec les mêmes sens et référence», c’est-à-dire que différents actes phatiques peuvent constituer des actes auxiliaires pour des actes rhétiques qui, s’ils n’en deviennent pas identiques pour autant, ont le même sens et la même référence, et constituent donc, souligne Austin, non pas véritablement la même affirmation, mais «la même affirmation». Si ce qui est dit diffère (les mots employés ne sont pas les mêmes), «ce qui est dit» est donc identique, ou similaire (Austin parle d’«équivalence»). Il est remarquable qu’Austin isole alors un niveau où il y a un sens à parler de «la même affirmation», et que ce niveau ne corresponde exactement à aucune des dimensions de l’acte de langage distinguées dans Quanddire,c’estfaireet, en particulier, qu’il ne colle ni au niveau phatique ni au niveau rhétique, et donc pas plus au locutoire qu’à l’illocutoire. L’identité du sens et de la référence, et donc de «l’affirmation», implique donc d’évaluer «l’équivalence» des actes rhétiques, dont l’effet propre est bien le fait que sont énoncés des «vocables dans un sens et avec une référence plus ou moins déterminés35», et qui peuvent donc être comparés sur ce dernier aspect. Pour résumer, quel sens y a-t-il à se demander si une affirmation est la même ou non qu’une autre? Austin nous l’a appris: cette question n’a pas de réponse absolue, apriori, qui vaudrait pour tous les contextes. Elle suppose déjà deux déclinaisons différentes: le type (type) et l’exemplaire 34 QDCF, p. 97-98/111. Traduction modifiée pour faire paraître plus clairement ce qu’Austin y dit de l’identité des actes, qui est notre sujet d’intérêt présent. 35 Ibid., p. 95/110.

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(token). Tout dépend donc de la question précise qu’on se pose. En l’espèce, notre interrogation est évidemment orientée, dirigée par notre interrogation sur la vérité. L’enjeu est ici d’identifier ce qui se transmet d’un individu à l’autre, d’un contexte à l’autre, à l’aide d’une affirmation vraie. Si j’affirme quelque chose de vrai, quelles affirmations peuvent être considérées comme étant pour cette raison également vraies. En cette matière comme en d’autres, la réponse semble dépendre crucialement du contexte d’énonciation, et des conventions qui lui sont associées. N’y a-t-il pas là le sens ultime du feuilletage de la théorie des actes de langage réalisé par Austin?

3. La vérité: un jeu d’enfants Pour donner un peu de chair à notre analyse, et en faire apparaître le caractère, non pas seulement plausible, mais adéquat à notre expérience linguistique et donc à la compréhension du monde avec laquelle nous vivons, prenons un exemple de situation discursive qui implique des enfants. Ces sujets philosophiques ont l’immense intérêt d’être extrêmement férus de justice et de justesse et de ne pas dissimuler, le plus souvent, cette sensibilité par peur du ridicule que vaudrait peut-être à des adultes une attention «démesurée» aux «futilités», «pinaillages», «arguties» et autres «finasseries» qui font bien souvent le cœur brûlant de nos existences. a) Lescorpionetlephœnix Imaginons que je demande à Gaston ce que peuvent bien être ces Lego Bionicle dont Maeva me parlait la veille au téléphone, et qu’il me dise, en me montrant un (étrange) scorpion en plastique jaune et noir qu’il vient d’avoir pour son anniversaire: «Ce scorpion est un Lego Bionicle». Il s’agit d’une instanciation réussie. La semaine suivante, lors d’une fête de famille, Elena entre dans la chambre des garçons et demande à Prosper de l’aider à trouver un Lego Bionicle pour qu’ellemême puisse le montrer à Sara; cette dernière va bientôt faire sa rentrée en maternelle, il convient qu’elle possède pour cela un bagage technique à la hauteur. Prosper lui indique ce même scorpion et déclare: «Ce scorpion est un Lego Bionicle». Une parfaite distribution de rôles vient d’être accomplie sous nos yeux ébahis. Je peux alors m’exclamer, semble-t-il sans provoquer d’incidents diplomatiques: «je le savais parce que Gaston m’a dit la même chose la semaine dernière!» Dans ce contexte, il semble bien que l’on puisse considérer que Gaston et Prosper

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ont fait «la même affirmation», et j’aurais sans doute pu moi-même répondre à la question d’Elena en répétant ce que Gaston m’avait dit sans qu’il considérât que j’eusse – grave atteinte à son honneur – déformé ses propos. Pourtant, ce qui précède l’a montré: à proprement parler, on peut considérer que Gaston et Prosper n’ont pas fait exactement le même acte de parole, ce qui apparaît au grand jour si deux impardonnables erreurs d’expertise sont introduites dans le scénario. Imaginons que Gaston ait été, au moment de me répondre, quelque peu distrait (par exemple par une grimace d’Hector), qu’il n’ait pas suffisamment fait attention à ce qu’il avait sous les yeux et qu’il ne m’ait donc pas montré le scorpion, mais une sorte de phœnix rouge (qui appartient en réalité à la série «Legends of Chima»), et dit: «Ce phœnix est un Lego Bionicle». Dans cette hypothèse (qui n’a bien sûr aucune chance d’être réalisée), Gaston vient d’échouer à accomplir une instanciation, car il s’est trompé, l’espace d’une seconde, sur les types des Lego qu’il avait sous les yeux. Prosper, pour sa part, la semaine suivante, se méprend lui aussi en répondant à Elena, mais cette fois parce qu’il n’est pas tout à fait certain de ce qu’est un Lego Bionicle. Il désigne donc du doigt le phœnix rouge: «ce phœnix est un Lego Bionicle». Il vient d’échouer à distribuer le rôle – officiel – de Lego Bionicle (scénario, nous devons le préciser, aussi improbable que le précédent). b) L’originedelafaute Si Léa s’exclame alors: «mais non, c’est un Legends of Chima!», il est possible que Prosper lui réponde, un peu dépité, qu’il ne connaît pas bien la différence entre ces deux types de Lego. Imaginons que j’intervienne pour ma part en disant: «Mais, Gaston m’a dit la même chose la semaine dernière», il est plausible que Gaston protestera en disant: «je connais parfaitement les Lego Bionicle, ce sont mes Lego préférés!» Bien sûr, Gaston m’a induite en erreur, et Prosper a induit en erreur Elena, et de ce point de vue il est possible de considérer qu’ils ont tous deux réalisé «la même affirmation» erronée. En tout cas, de mon point de vue à moi, qui ignore tout des Lego Bionicle et des Legends of Chima, et qui n’ai par là même aucune compétence pour repérer les détails qui permettent de les distinguer imparablement, leurs deux affirmations sont les mêmes: un objet singulier a été associé à un nom singulier, et cette association a pour résultat que je suis susceptible d’induire en erreur Sara en lui désignant comme Lego Bionicle un Lego qui n’en est pasun (avec les effets désastreux que l’on peut imaginer sur sa réputation et son intégration dans la cour de récréation).

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Mais du point de vue de Gaston et de Prosper (et probablement aussi de Léa et d’Elena), les deux affirmations sont bien sûr très différentes, dans la mesure où depuis leurs points de vue, très tatillons en matière de Lego, la différence entre les deux affirmations importe – ou plutôt, l’un au moins des aspects de cette différence. La charge de l’affirmation de Gaston portait sur le sens du mot «Lego Bionicle»; or, cela, il l’a parfaitement identifié – ce qui s’est mal passé, c’est la manière qu’il a eue de choisir l’objet qui s’appariait avec ce sens, mais cela ne met pas en cause (gare à celui qui dirait le contraire) sa connaissance des Lego Bionicle. Au contraire, la manière dont Prosper a échoué met dans une cruelle lumière sa maigre connaissance en matière de Lego Bionicle; l’acte d’affirmation réalisé par Prosper est, de ce point de vue, très différent de celui de Gaston. Or, il y a deux manières de considérer ce point. D’une part, il est possible d’assigner la responsabilité de l’assimilation que je pourrais faire de leurs deux affirmations à la faiblesse de mon expertise et à mon flagrant manque de finesse dans l’analyse de la situation… Mais l’on peut aussi considérer qu’elle est due à mon désintérêt pour les motifs profonds de leurs erreurs, qui de mon point de vue reviennent au même puisqu’elles m’entraînent l’une et l’autre à tendre potentiellement à Sara un Lego qui n’est pasun Lego Bionicle. Qu’est-ce qui est en jeu ici? C’est la question de ce sur quoi porte la charge de l’erreur, ou de la réussite. Si ce qui importe prioritairement, compte tenu du contexte, c’est le fait d’avoir la bonne information pour pouvoir tendre un Lego Bionicle à Sara, et donc de réaliser le bon appariement item-type, les affirmations de Prosper et de Gaston reviennent au même. Si ce qui importe prioritairement, c’est d’identifier la cause de leurs erreurs respectives, les actes rhétiques qu’ils ont réalisés (c’est-àdire leurs affirmations) ne sont pas «équivalents», ils ne peuvent être considérés comme étant les mêmes. Or, ce qui importe prioritairement, ce n’est pas à moi, solitairement, de le décider: tout dépend de ce dont nous sommes en train de parler, de l’enjeu de la conversation en cours. Le tort de bien des analyses du langage consiste d’ailleurs à envisager une situation plausible, mais à parachuter sur elle une question qui ne l’est pas, ou dont l’insertion dans le contexte n’est pas suffisamment spécifiée. En l’occurrence, quel sens pourrait avoir une discussion portant sur l’identité des affirmations réalisées par Gaston et Prosper? Suis-je, en affirmant cette identité des affirmations, en train de mettre en cause l’expertise de Gaston relativement aux Lego Bionicle? Il a, alors, toute légitimité à protester. Suis-je simplement en train de dire que, si

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j’avais suivi ses indications, j’aurais moi aussi donné un mauvais Lego à Sara? Je suis alors autorisée, semble-t-il, à lui opposer que sa protestation se trompe d’objet. Ainsi, il semble possible de juger légitimement que leurs «affirmations» sont identiques ou qu’elles ne le sont pas: tout dépend de ce qui est en question, tout dépend donc du contexte d’énonciation, ce qui n’implique nullement que le choix de la bonne réponse soit soumis à la volonté de chacun. Il arrive, évidemment, que le contexte ne soit pas associé, ou associable de manière claire à des conventions; toute convention, en outre, me laisse toujours une marge d’appréciation quant à la pertinence en l’espèce de tel ou tel acte de parole36. Il n’en demeure pas moins que, dans la plupart des cas, la controverse qui m’oppose à Gaston peut être objectivement réglée. Il apparaît alors qu’en un sens, tous les actes de parole sont apriori différents – de même que, comme le souligne Austin, tous les mots le sont37 –, et ce même s’ils sont plus ou moins semblables les uns avec les autres: ce sont les conventions qui, en cette matière comme en d’autres, permettent de juger que des actes de parole, et leurs produits, peuvent être considérés comme suffisamment ressemblants pour être considérés comme «les mêmes». Ces conventions, là encore, dépendent du contexte, de ce dont il s’agit dans la discussion en cours. Pour juger de l’identité de leur affirmations comme du caractère sommaire ou non de «La France est hexagonale», pour juger, donc, de ce qu’une affirmation vraie autorise ou non à dire, pour juger, en somme, de l’autorité transmise par l’affirmation de telle ou telle vérité, il faut considérer, si l’on suit la philosophie austinienne, le contexte et les conventions qui lui sont associées. Mais qu’en est-il pour Merleau-Ponty? Nous l’avons vu dans le chapitre 4, Merleau-Ponty est aprioriréticent à l’idée de faire reposer sa compréhension du langage sur les conventions, car son souci – pour récuser tout idéalisme – est de revenir au geste créateur par lequel la convention linguistique est instituée, à la parole parlante qui se situe à l’origine de la parole parlée. Si l’on suit Austin, Merleau-Ponty se prive du moyen d’accorder une authentique objectivité à la vérité, il se prive du moyen de sortir du 36 Nous reviendrons dans le chapitre 8 sur cette marge toujours laissée au locuteur, sur laquelle nous avons déjà fait fond dans le chapitre 2. 37 Comme il l’écrit dans «Are There APrioriConcepts?»: «dans tous les cas, il est tout simplement faux que nous usons du mêmenom pour différentes choses: “gris” et “gris” ne sontpasle même mot, ce sont deux symboles (tokens) similaires.» (pp. 38-39).

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cercle de l’intersubjectivité, que seule la convention, paradoxalement, permettrait de franchir. Merleau-Ponty, pourtant, se défend de tout relativisme: ce qu’il recherche, c’est «une vérité du profond qui est de retrouver le mouvement instaurateur de l’univers des idées38». Peut-on penser une vérité en deçà des conventions? Si oui, en quoi consiste-t-elle, quelles sont les coordonnées exactes du concept auquel nous mène cette descente dans les profondeurs? Comme nous allons le voir à présent, on peut considérer – selon les aspects que l’on privilégie – que le geste philosophique du dernier Merleau-Ponty conforte autant qu’il récuse les conclusions austiniennes. Son interprétation nécessite, en tout état de cause, des décisions que nous tenterons de justifier. II. L’EMPIRE DU DIACRITIQUE: MERLEAU-PONTY

LA VÉRITÉ FUYANTE DU DERNIER

En ce qui concerne la pensée de la vérité du dernier Merleau-Ponty, nous sommes, comme pour le reste, handicapée par le fait que ce qui nous est parvenu de l’ouvrage majeur qui l’occupait à la fin de sa vie est fortement lacunaire, et qu’il manque en particulier, quel que soit le découpage que l’on en retient, les parties qui devaient être consacrées aux questions du logos et de la parole39. Nous disposons cependant de supports précieux pour compléter l’idée que les notes de travail nous donnent de ce qu’il aurait souhaité développer dans ces pages, et notamment de ses différents cours au Collège de France: les cours sur la Nature (qui s’étendent jusqu’en 1960) d’une part40, les cours sur le statut et la possibilité de la philosophie d’autre part – et notamment les séances au cours desquelles il commente la conception de la vérité et du langage de Heidegger41 –, mais aussi son cours sur L’origine de la géométrie de Husserl, qu’il professa le lundi en 1959 et 1960 au Collège de France (et 38

NOG, p. 80. Voir les plans prévisionnels successifs de Merleau-Ponty, reproduits dans VI, pp. 10-11. Comme l’indique Claude Lefort, les chapitres publiés correspondent aux premières parties et sous-parties du texte, consacrées, selon le titre que l’on retient, à «être et monde» ou au «visible et la nature». La dernière partie de l’ouvrage, qui aurait dû être consacrée au «logos», à «la parole et l’invisible» ou à «l’invisible et le logos» manque tout à fait – les notes de travail seules nous en donnent quelques bribes. 40 M. Merleau-Ponty, LaNature.Notes,coursduCollègedeFrance,éd. par D. Seglard, Paris, Seuil, 1995. Désormais désigné par Nat. 41 M. Merleau-Ponty, NotesdescoursauCollègedeFrance.1958-1959et19601961,éd. par C. Lefort et S. Ménasé,Paris, Gallimard, 1996. Désormais désigné par NCF. Voir donc en particulier pp. 91-100 et 122-135. 39

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donc en parallèle de son dernier cours sur la nature), qui s’avère particulièrement important pour le sujet qui nous occupe. L’examen de ces différents textes, ainsi que de différents inédits42, nous mène à des conclusions dont nous ne pouvons nous dissimuler le caractère déconcertant. En effet, un constat s’impose d’emblée: on ne trouve nulle part dans l’œuvre de réelle élucidation de ce qui sépare le vrai du faux, la vérité de l’erreur, la vérité étant essentiellement analysée, jusque dans les textes tardifs, dans une relation étroite à la non-vérité et à l’imaginaire. L’importance du débat avec Sartre, presque aussi structurant – si l’on suit les enseignements tirés par Emmanuel de Saint Aubert de la lecture des inédits – que la discussion incessante avec Descartes, paraît ici considérable. L’interprétation de ce constat souffre cependant du fait que Merleau-Ponty semble tiraillé à la fin de sa vie entre deux positions dont la compatibilité n’est nullement assurée. D’une part, le plus évident serait de soutenir que, contre la conception de la vérité comme adéquation, «qui présuppose que l’homogénéité entre l’intellect et la chose puisse être mesurée43», Merleau-Ponty entend revenir à cequeprésuppose cette mesure, c’est-à-dire à la prépossession (Vorhabe) d’un mesurant dans la fonction d’un mesurant. I.e. pré-ouverture à l’être qui conditionne tout vor-stellen. Cette «ouverture» à…, cette «libération pour…» conditionne toute vérité –44

À la vérité comme adéquation, Merleau-Ponty préférerait donc une conception – proche de celle de Heidegger45 ou de la «véracité» dont il 42 Les travaux d’Emmanuel de Saint Aubert, riches en citations importantes pour notre travail, mais aussi l’ouvrage très important de Franck Robert (Phénoménologie et ontologie. Merleau-Ponty lecteur de Husserl et Heidegger, Paris, Budapest et Turin, L’Harmattan, 2005), constituent des ressources très précieuses à cet égard. 43 F. Robert, Phénoménologie et ontologie, op. cit., p. 261. Voir aussi Fabrice Colonna, Merleau-Pontyetlerenouvellementdelamétaphysique, Paris, Hermann, 2014, pp. 298-316; et S. Kristensen, «Corps et symbolisation. La philosophie du dernier MerleauPonty et la question d’une épistémologie de la chair», ChiasmiInternational, 2009, n°11, pp. 321-338. 44 NCF, p. 98. 45 Cf. NCF, pp. 223-225. Emmanuel de Saint Aubert l’a montré: la lecture approfondie de Heidegger par Merleau-Ponty n’a été que très tardive (elle date probablement de 1958), et Merleau-Ponty y trouve alors, certes, des concepts et des idées qui lui sont proches, des aspirations philosophiques communes (ce qui se manifeste par une certaine contagion de son vocabulaire par celui de Heidegger, et une certaine inflation des références faites à son œuvre), mais nulle source d’inspiration radicalement nouvelle. Pour une présentation synthétique, voir E. de Saint Aubert, «Merleau-Ponty face à Husserl et Heidegger: illusions et rééquilibrages», Revuegermaniqueinternationale [En ligne], 2011, n°13, en particulier pp. 9 sq. La thèse est développée dans Versuneontologieindirecte.Sourcesetenjeux critiquesdel’appelàl’ontologiechezMerleau-Ponty,Paris, Vrin, 2006, pp. 101-150.

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décèle le concept en lisant Descartes – où la vérité ne s’oppose plus à l’erreur comme l’adéquation à l’inadéquation, mais est ouverture à l’Être, et à une pluralité de possibles: pour moi, la vérité c’est cet au-delà de la vérité, cette profondeur où il y a encore plusieurs rapports à considérer.46

Selon cette lecture, la difficulté à laquelle nous nous heurtons pour découvrir chez Merleau-Ponty un quelconque critère de différenciation du vrai et du faux serait profondément justifiée par son orientation philosophique propre: ayant pris acte de la révolution conceptuelle exigée par sa phénoménologie, il adopterait une nouvelle conception de la rationalité et de la vérité, qui n’aurait plus à faire à des objets (identiques et différents), mais ne serait pas pour autant de l’ordre de l’intersubjectif, puisqu’elle se situerait en deçà de la distinction du sujet et de l’objet, dans l’ordre du «préobjectif47». D’un certain point de vue, on pourrait donc considérer que Merleau-Ponty se situe là sur un plan assez similaire à celui sur lequel nous placent les indications d’Austin sur les ressemblances et les différences du sensible: le fait que Merleau-Ponty vise une «véracité» distincte de la «vérité» au sens classique pourrait en outre suggérer qu’il partage avec le philosophe oxonien le même refus de tout discours de «vérité» qui prétendrait se situer sur ce plan «préobjectif». Selon cette interprétation, Merleau-Ponty aurait donc pris acte de ce qu’interdit la distinction du perception et du jugement, et renoncé pour cela dans sa philosophie à tout idéal d’adéquation naïf. Ce qui fait cependant la complexité de sa position est qu’en parallèle de cette réforme, notre auteur affirme «l’universalité» du sensible, et semble ainsi vouloir reconquérir au niveau du sensible ce qu’il refuse à l’idéalité géométrique, à laquelle il dénie, comme nous l’avons indiqué en introduction, toute généralité inconditionnée. Sur ce point, la contradiction avec Austin est évidente, et elle est frontale. Or, si l’on cherche dès lors à mieux identifier ce qui fait le propre de la position merleau-pontienne, il est important de remarquer qu’en ce domaine une grande distance sépare aussi Merleau-Ponty de Heidegger48. Cela nous intéresse dans la mesure où cela fait apparaître, par contraste, ce que Merleau-Ponty conserve de la définition plus classique de la vérité. De fait, il entend fonder la vérité comme adéquation par la vérité 46

VI, p. 286. VI,p. 275. 48 Cf. Michel Haar, «Proximité et distance vis-à-vis de Heidegger chez le dernier Merleau-Ponty», dans NOG, p. 124. 47

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comme ouverture, ainsi que le montre son souci répété de «justifier la science49», ou de «retrouver à l’état sauvage les répondants de nos essences et de nos significations50». La citation que nous avons extraite du cours de Heidegger finit d’ailleurs par cette allusion: «(cf. Husserl expérience de Deckung51)»; mais ce rapprochement, comme le souligne Franck Robert, ne peut être que partiel: L’idée de Deckungchez Husserl, dans sa dépendance avec l’idée de constitution, ne renvoie-t-elle pas encore à une conception classiquede la vérité, pensée comme Richtigkeit52?

La réflexion merleau-pontienne aurait ainsi tendance, comme il est du reste bien connu, à mêler les deux héritages de manière originale53. Or, si ce mélange propre à Merleau-Ponty (c’est-à-dire sa propre manière de réaliser ce mélange) peut évidemment être fécond, il nous semble qu’en l’occurrence il manifeste le fait que Merleau-Ponty porte sur la vérité un regard louche car, pour le dire schématiquement, dirigé àlafois 49

VI, p. 274. VI, p. 145. 51 NCF, p. 98. 52 F. Robert, Phénoménologieetontologie, op.cit., p. 261. 53 On peut à cet égard distinguer deux traditions, ou deux époques dans le commentaire portant sur cette question: une première tradition, qui se concentre sur la manière dont Merleau-Ponty emprunte ou non ses différents concepts à Husserl et Heidegger et mélange singulièrement ces deux héritages (dans cette veine, voir par exemple, outre l’article de M. Haar déjà cité, Jacques Colette, «La réflexivité du sensible», dans A.-T. Tymieniecka (dir.), Merleau-Ponty.Lepsychiqueetlecorporel, op.cit., pp. 15-38; Paul Ricoeur, «Par-delà Husserl et Heidegger», Les cahiers de philosophie, 1989, n°7, pp. 17-23; F. Dastur, «La lecture merleau-pontienne de Heidegger dans les notes du Visibleetl’invisible et les cours du Collège de France (1957-1958)», ChiasmiInternational, 2000, n°2, pp. 373-388; ou encore Jacques Taminiaux, «Was Merleau-Ponty on the Way from Husserl to Heidegger?», Chiasmi International, 2009, n°11, pp. 21-30); une seconde école, ensuite, qui a pu bénéficier de la lecture des inédits et insiste sur tout ce qui, dans l’œuvre merleau-pontienne, ne dépend d’aucun de ces deux auteurs, et donc sur la manière dont les problématiques propres à notre phénoménologue (ou, en tout cas, inspirées d’autres sources: Descartes, la philosophie française des années 30, Maine de Biran, Sartre bien sûr, mais aussi les Gestaltistes, le structuralisme français, la littérature…) dirigent sa lecture des deux pères de la phénoménologie allemande (il s’agit au premier chef des travaux d’E. de Saint Aubert, mais aussi de S. Noble ou S. Kristensen). Nous ne prétendons pas ici trancher ce débat, qui n’en est d’ailleurs pas vraiment un, tant il est clair que l’étude de toute la variété des inspirations de Merleau-Ponty ne peut qu’enrichir notre compréhension de la lecture qu’il fait de Husserl et Heidegger, et qu’existent en outre depuis longtemps des études montrant tout ce que peut lui apporter une meilleure connaissance des relations de Merleau-Ponty à Bergson, Hegel, Maine de Biran ou Sartre. Quelles qu’en soient les raisons, la conception de la vérité du dernier Merleau-Ponty et en réalité l’ensemble de son ontologie semblent apriori animés par deuxmotifs différents et non aisément compatibles (ce qui paraît conciliable avec la deuxième école comme avec la première, dans la mesure où «le scénario cartésien» met bien aux prises Merleau-Ponty avec deux cibles principales, l’idéalisme et l’empirisme). 50

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sur la vérité de Heidegger et la vérité de Husserl ou, en termes plus génériques, sur une vérité-ouverture et sur une vérité-adéquation. Certes, le but semble être de fonder la seconde sur la première, l’adéquation sur l’ouverture, mais il nous semble justement – et tel est notre problème – que Merleau-Ponty échoue dans cette entreprise et que la raison (de manière apparemment paradoxale) en est que la seconde demeure dans les faits – du point de vue de ses propres attentes – excessivement prégnante dans sa pensée. On pourrait considérer que cette équivoque, qui fait paraître le dernier Merleau-Ponty tributaire des oppositions que ses premières œuvres tentaient de dépasser, relève d’un retard inessentiel de l’auteur sur ses propres avancées. Cela ne nous semble pourtant pas tenable car notre thèse (finale en quelque sorte) sur cette question est que, en 1961 comme en 1945, cette diplopie est le symptôme d’un résidu idéaliste, non pas isolé, mais traversant l’ensemble de la pensée merleau-pontienne, en constituant, si l’on peut dire, sa membrure invisible, son irréfléchi. Mais avant d’en venir à l’étiologie (qui sera examinée au début du chapitre suivant), concentrons-nous sur la sémiologie, et tâchons de rendre raison de la pensée de la vérité du dernier Merleau-Ponty et donc, dans un premier temps, de la profonde réforme ontologique qui en constitue le cadre.

1. L’entrelacs du langage et du monde a) Lelangagedansl’être En 1954, comme nous l’avons analysé dans notre deuxième partie, Merleau-Ponty développe une conception qui fait de la parole une effectivité qui, lorsqu’elle est réussie, «fait l’universel», mais il se trouve encore incapable, nous semble-t-il, de rendre compte de la possibilité et de la spécificité de cet effet. La vérité apparaît soit comme un phénomène inatteignable pour une parole condamnée à l’idiosyncrasie, soit comme un état de fait donné d’avance, pour une parole dont le silence est la principale force. Dans tous les cas, la possibilité de penser adéquatement le phénomène du langage semble encore douteuse. Or, en 1957-1958, Merleau-Ponty a déjà engagé le mouvement qui va le conduire, via l’étude du concept de nature, à élaborer explicitement une ontologie54. Comme le remarque Renaud Barbaras au sujet de 54 Pour une présentation de ce qui motive ce dernier moment de l’œuvre merleaupontienne, indiquons en particulier Marc Richir, «Le sens de la phénoménologie dans le Visible et l’Invisible», Esprit, juin 1982, n°6, pp. 124-145; R. Barbaras, De l’être du

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ces cours sur la nature, «si l’on se réfère au cours publié, on est frappé par l’absence de justification philosophique préalable au cours lui-même55», mais ses profondes motivations apparaissent de plus en plus clairement au fil des leçons, dans le résumé du cours rédigé en fin d’année tout d’abord, puis dans les introductions proposées au début de chaque nouvelle année, et enfin dans les notes de travail relatives à ce qui nous est connu sous le titre de Le visible et l’invisible. Il apparaît ainsi qu’en revenant à une philosophie de la nature, Merleau-Ponty souhaite récuser «une certaine conception de l’esprit, de l’histoire et de l’homme» qui tend à nier leur dimension matérielle, et donc rééquilibrer par là même notre ontologie: en revenant à la philosophie de la Nature, on ne se détourne qu’en apparence de ces problèmes prépondérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste. Tout naturalisme mis à part, une ontologie qui passe sous silence la nature s’enferme dans l’incorporel et donne, pour cette raison même, une image fantastique de l’homme, de l’esprit et de l’histoire.56

Le tournant ontologique paraît ainsi en grande partie motivé par des problèmes que pose à Merleau-Ponty, au milieu des années 50 comme au milieu des années 40, sa réforme diacritique du sens: du fait de l’insertion du négatif au cœur du sens, celle-ci risque en effet de faire de l’ordre du logos un domaine «fantastique», hétérogène à l’ordre positif de la nature, et donc à celui de l’être, et de faire perdurer ainsi le clivage contre lequel s’érige la philosophie merleau-pontienne depuis l’origine. Le souci porté au concept de Nature et par là même, bientôt, à l’Être vise donc à récuser l’opposition de la nature et de la raison, à rendre compte du caractère, en un sens, naturel de la raison, et donc du «rapport d’Ineinander57» qu’entretiennent le corps et l’esprit. Comme l’indique Merleau-Ponty lui-même dans le résumé de ce fameux dernier cours sur la nature: Car il ne peut être question d’analyser le fait de la naissance comme si un corps-instrument recevait une pensée-pilote venue d’ailleurs, ou comme si phénomène, op.cit.mais aussi «De la parole à l’être: le problème de l’expression comme voie d’accès à l’ontologie», dans François Heidsieck (dir.), Maurice Merleau-Ponty: le philosopheetsonlangage, Paris, Vrin, 1993, pp. 61-81; E. de Saint Aubert, Versuneontologie indirecte, op. cit.; la partie II de F. Robert, Phénoménologie et ontologie, op. cit.; P. Dupond, Laréflexioncharnelle, op.cit.et «Nature et Logos. D’une pensée de la fondation (Fundierung) à une pensée de l’entrelacs (Ineinander)», art. cit. 55 R. Barbaras, «Merleau-Ponty et la nature», Chiasmi International, 2000, n°2, p. 47. 56 Nat., p. 91. 57 RC, p. 177.

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inversement un objet nommé corps produisait mystérieusement la conscience de lui-même. Il n’y a pas là deux natures, l’une subordonnée à l’autre, il y a un être double.58

La gageure, une fois encore, est de rendre compte du fait que le langage, en tant qu’il est l’activité d’un être vivant et partant d’un être de la nature, est une possibilité de la nature, que l’ordre du langage n’exige donc aucune sortie de l’ordre de la nature, et ce tout en conservant une place pour l’identification de la spécificité du langage à l’égard des choses59. Toujours guidé par ce souci de dégagement de l’idéalisme consubstantiel à sa philosophie, Merleau-Ponty cherche donc à rendre compte du fait que l’homme manifeste dans son être même une nature que ne contredit plus la raison. Encore tiraillé en 1957 comme en 1945 entre nature et conscience, objet et sujet, Merleau-Ponty engage un travail de grande ampleur sur le thème de «la nature», afin d’intégrer dans «le concept de nature» ce qui se trouve révélé de ses possibilités par l’étude de la perception humaine et du langage. Cependant, il importe ici de comprendre que le geste théorique réalisé par Merleau-Ponty est, de même que l’être dont il s’occupe, double, c’est-à-dire qu’il est mû par deux types de constats, qu’il faut distinguer si l’on veut interpréter correctement cette ontologie. Le premier, nous l’avons indiqué, est que l’homme, en tant qu’être naturel et rationnel, témoigne de la naturalité de la rationalité, du fait que l’objet peut être sujet, que l’expression ne constitue nullement un phénomène «surnaturel», qu’elle ne suppose nulle sortie hors de l’Être. Cela impose, comme le souligne Renaud Barbaras, de «ressaisir l’interrogation comme mode d’être de l’Être60». Cette ligne de fond de l’ultime pensée merleau-pontienne traverse aussi les cours consacrés à la même période à «la possibilité de la philosophie», où la réflexion sur l’attitude réflexive elle-même vient prolonger la critique du cogitocartésien et du dualisme qui en procède. Le renouvellement de «l’étonnement devant soi61» aboutit ainsi à une radicalisation de la réduction transcendantale, 58

Ibid. Si l’on reprend les conclusions de notre quatrième chapitre, il semble donc que Merleau-Ponty se soit concentré sur la piste qui apparaissait déjà en 1953-1954: faire du silence le support de la généralité, et rendre ainsi l’universalité pensable. De ce point de vue, le souci de la spécificité du langage semble bien avoir été une constante de sa pensée, mais une constante secondaire, surclassée dans l’esprit de notre phénoménologue par le souci d’intégrer le langage à l’être. 60 R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., p. 167. 61 RC, p. 147. 59

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dans un dialogue frontal avec Husserl et Heidegger, dont l’accent mis sur l’«entrelacement essentiel de l’Être et de la Parole62» paraît précurseur aux yeux de Merleau-Ponty, même si, comme Pascal Dupond ou Clara da Silva-Charrak l’ont montré, le cogito cartésien constitue pour notre auteur une source de réflexion plus ancienne, et à bien des égards une référence ultime63. Ce qui compte est que la réflexion sur l’homme, et sur la philosophie dont ce dernier est capable, doit nous mener à intégrer à l’Être non pas tant notre capacité à faire des «énoncés», des «propositions», mais notre capacité d’«interrogation64». Dans l’introduction sur «L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui», Merleau-Ponty ouvre ainsi sa réflexion par ce constat, plusieurs fois répété: «nous ne savons pas ce que nous pensons65». Merleau-Ponty importe sa réflexion sur la nature diacritique du sens dans sa lecture de Heidegger, l’une et l’autre se mêlant de manière frappante lorsqu’il écrit par exemple: Le Fragen est fait de parole, i.e. de pensée ouverte, i.e. de pensée liée à des systèmes diacritiques, et qui est toujours écart, excentrique, et non es selbst, – qui donc est de soi question, n’est jamais que relativement énoncé.66

Puisque l’analyse du phénomène de l’expression conduit à penser le sens en termes essentiellement négatifs, oppositifs, Merleau-Ponty est ainsi mené à contester l’opposition entre l’Être et le négatif, à mêler l’absence à la présence. b) L’invisibledanslevisible La première ligne de force de la pensée du dernier Merleau-Ponty vient alors croiser la seconde. Car Merleau-Ponty ne réserve pas cette absence corrélative de l’interrogation à l’homme, au sujet: cette 62 Voir en particulier dans le cours de 1958-1959 intitulé «La philosophie aujourd’hui» (correspondant à «La possibilité de la philosophie» dans RC), le III de la partie consacrée à Heidegger. Merleau-Ponty se concentre en particulier sur un texte de 1943, «Vom Wesen der Wahrheit», que nous connaissons en français sous le titre «De l’essence de la vérité» (trad. fr. par A. de Waelhens et W. Biemel, dans QuestionsIetII, Paris, Gallimard, 1968, pp. 159-192). 63 Sur ce point, voir en particulier le chap. 5 de P. Dupond, Laréflexioncharnelle. LaquestiondelasubjectivitéchezMerleau-Ponty,op.cit. (pp. 191-212) et C. Da SilvaCharrak, «Néant et invisible. L’interprétation merleau-pontienne de l’évidence», dans Marie Cariou, Renaud Barbaras et Étienne Bimbenet (dir.), Merleau-Pontyauxfrontières del’invisible, Paris, Vrin, 2003, pp. 221-230. 64 NCF, p. 130. 65 NCF, p. 163, 165. 66 NCF, p. 130.

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absence révèle selon lui une dimension de l’Être(ce qui est indéniable en un sens, puisque l’homme est) mais surtout, plus radicalement, une dimension de tout ce qui est, c’est-à-dire selon lui du monde en tant qu’il est perçu. C’est ici qu’intervient cette figure du dernier MerleauPonty si souvent reprise, si souvent commentée, le chiasme, et plus particulièrement la fameuse expérience de la main touchante-touchée. Or, le fait que cette expérience soit reprise de Husserl (qui la décrit dans les Ideen II) nous semble loin d’être anecdotique et ce même si Merleau-Ponty en propose sa propre interprétation67: cette figure du chiasme porte en effet avec elle (nous voulons le montrer dans cette quatrième partie) ce qui dans la pensée merleau-pontienne demeure chez lui de souci de l’adéquation. Dans «Le philosophe et son ombre», un article originellement rédigé pour un ouvrage collectif sur Husserl paru en 1959, MerleauPonty décrit l’expérience du chiasme dans les termes suivants. Lorsque ma main droite touche ma main gauche, commente-t-il, elle la sent comme n’importe quel objet: cette main gauche lui apparaît chaude ou froide, moite ou sèche, ferme ou molle etc. Cependant, en un instant, une sorte de miracle peut se produire, et cette main gauche, qui jusque-là était sentie, peut devenir sentante: c’est ma main gauche alors qui sent ma main droite, qui lui apparaît, à son tour, chaude ou froide, moite ou sèche, ferme ou molle... Donc je me touche touchant, mon corps accomplit «une sorte de réflexion». En lui, par lui, il n’y a pas seulement rapport à sens unique de celui qui sent à ce qu’il sent: le rapport se renverse, la main touchée devient touchante, et je suis obligé de dire que le toucher ici est répandu dans le corps, que le corps est «chose sentante», «sujet-objet».68

Cette expérience nous apprend que, puisque le corps l’est, une chose peut être «sentante». Cette nature double, voilà précisément ce que Merleau-Ponty entend dire avec le terme de «chair», qui désigne «le sensible au double sens de ce qu’on sent et de ce qui sent.69» La caractéristique de l’interprétation de Merleau-Ponty est qu’il fait de cette

67 Pour une analyse serrée de ce que cette analyse du chiasme doit à Husserl et Heidegger, voir F. Robert, Phénoménologie et ontologie, op. cit. (pp. 273-298). Pour une étude qui insiste sur ce qui, dans l’analyse merleau-pontienne du chiasme, procède d’inspirations plus anciennes et diversifiées, voir la section A d’E. de Saint Aubert, Du liendesêtresauxélémentsdel’être, op.cit. 68 M. Merleau-Ponty, «Le philosophe et son ombre»,dans S,p. 271. 69 VI, p. 307.

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confusion de la subjectivité et de l’objectivité, non pas seulement le propre du «percevant», mais aussi celui du «perçu»70. En effet, l’expérience montre selon lui que je ne peux jamais toucher ma main que comme un objet du monde, puisque je ne peux la toucher touchant: Ce que je vois de moi n’est jamais exactement le voyant, en tout cas pas le voyant du moment.71

La visibilité elle-même, en somme, n’est pas visible. Par conséquent, mon expérience de moi-même est entremêlée à l’expérience que je fais du monde, et en est indissociable. Je ne sens le sentant qu’en sentant le senti, et donc mon expérience du sentant ne peut être distinguée de mon expérience du senti, je ne peux distinguer (comme avec la forme et la matière dans Laphénoménologiedelaperception72) ce qui relève de l’un et ce qui relève de l’autre. [J]e ne puis poser un seul sensible sans le poser comme arraché à ma chair, prélevé sur ma chair, et ma chair elle-même est un des sensibles en lequel se fait une inscription de tous les autres, sensible pivot auquel participent tous les autres, sensible-clé, sensible dimensionnel.73

Il y a donc une indistinction primordiale du sentant et du senti, une homogénéité fondamentale du monde et de mon corps, du monde et de ma chair, à laquelle ma perception des choses extérieures est toujours arrachée. Si la distinction du sujet et de l’objet est brouillée dans mon corps (et sans doute celle de la noèse et du noème?), elle l’est aussi dans la chose, qui est le pôle des opérations de mon corps, le terme où finit son exploration, prise donc dans le même tissu intentionnel que lui.74 Le terme de chair, parfois précédé d’un article défini (et non plus d’un pronom personnel), désigne dès lors ce continuum de sensiblesentant, cette étoffe ontologique commune. «Le monde, écrit MerleauPonty, est chair universelle75». 70 Pour un commentaire de référence de cette analyse, voir R. Barbaras, Del’être duphénomène,op.cit., III.1. 71 VI, p. 309. 72 Nous l’avions noté, l’entrelacement dont le chiasme est la figure maîtresse y était déjà préfiguré. Cf. supra chapitre 3 II. 2. 73 VI, p. 308. 74 «Le philosophe et son ombre», p. 272. 75 VI, p. 179. Voir aussi p. 297 ou 303. Dans Être et chair I. Du corps au désir. L’habilitationontologiquedelachair(Paris, Vrin 2013), E. de Saint Aubert analyse en détail comment Merleau-Ponty glisse progressivement, mais en réalité dès la Phénoménologie

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Quelles sont à présent les implications de cette lecture du chiasme pour notre propos? Il a été souvent remarqué qu’en la réalisant, MerleauPonty dépasse largement Husserl: [D]ans cette pensée de la réflexivité sensible […], l’on touche bien à l’impensé de Husserl, à l’impensé même, peut-être, de la phénoménologie. Cet impensé […] retourne la pensée de Husserl contre elle-même: l’idée d’une simultanéité moi-autrui, passé-présent, simultanéité de non-coïncidence, ne peut se dire dans les termes de la philosophie de la conscience, en laquelle toute idée d’écart, de différence, risque de se résorber dans le pouvoir souverain, synthétique, totalisant de la conscience.76

Merleau-Ponty, en insistant, dans Le visible et l’invisible comme dans «Le philosophe et son ombre» sur la confusion de moi et d’autrui, sur l’implication de l’autre, des autres et en réalité de l’ensemble du monde dans la chair, dépasse donc le cadre encore idéaliste de l’interprétation husserlienne du chiasme. Contre les analyses des Ideen II, Merleau-Ponty pense une présence de l’autre dans le touché qui n’est pasdifférente de ma présence à moi-même: certes, cette présence n’est pas directe, mais elle n’est pas pour autant, au contraire de ce que dit Husserl, plus indirecte que ma présence à moi-même. Comme le souligne là encore Franck Robert, ce sont dès lors les termes même de Husserl – apprésentation, sujet, corps propre –, qu’il faut abandonner dans une pensée renouvelée du sujet.77

La pensée de l’indistinction de mon corps et du monde dans le toucher implique donc, de la part de Merleau-Ponty, le dépassement du cadre ontologique husserlien. Demeure cependant une difficulté. Car à nos yeux, Merleau-Ponty ne conserve pas uniquement de Husserl (ou de la tradition idéaliste dans laquelle Merleau-Ponty le situe dans de nombreux textes) «des termes parfois ambigus78», mais aussi, et jusque dans delaperception,«de la généralité du corps à la généralité du monde» (p. 113), de «ma chair» à «la chair du monde». Pour le moment, nous tentons de rendre compte du mouvement de pensée de Merleau-Ponty, et admettons ce glissement. Nous nous retournerons sur les problèmes majeurs qu’il pose dans la suite de cette partie, et sur ses causes dans le chapitre prochain. 76 F. Robert, Phénoménologieetontologie, op.cit. pp. 278-279. Voir aussi F. Dastur «Monde, chair, vision», dans Maurice Merleau-Ponty. Le psychique et le corporel, op. cit., pp. 140-143; ainsi que, dans le même volume, Henry Maldiney, «Chair et verbe dans la philosophie de Merleau-Ponty», pp. 70 sq. et J. Colette, «La réflexivité du sensible. Une aporie phénoménologique», pp. 39-47; enfin, R. Barbaras, Letournantdel’expérience, op.cit., p. 84 sq. 77 F. Robert, Phénoménologieetontologie, op.cit., p. 281. 78 Ibid.

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ses derniers écrits, une certaine conception de la vérité, et par là même une certaine manière de poser le problème du langage. Le paradoxe est que ces rémanences sont, selon nous, à l’origine de l’interprétation généralisante du chiasme que Merleau-Ponty réalise, et ce alors même que celle-ci vise à s’opposer à Husserl et à se dégager de l’idéalisme persistant dont sa position philosophique est (en l’occurrence) l’emblème. Pour le montrer, tournons-nous vers l’étude des implications que Merleau-Ponty tire de sa réforme ontologique en termes de philosophie du langage et de la vérité.

2. Le négatif dans le positif: le langage dans l’ontologie du Visible et l’invisible Quelles sont les conséquences de la réforme ontologique réalisée par Merleau-Ponty en termes de philosophie du langage et de la vérité? Elles sont, comme la réforme qui les entraîne, ambiguës. a) Véritéetvéracité:ladiplopiedel’épistémologie Le premier corollaire de la réforme ontologique réalisée par MerleauPonty est que le langage n’apparaît plus comme l’apparition d’un phénomène «extraordinaire» – ce que certaines de ses analyses du cours sur la littérature suggéraient encore –, dont les caractères seraient antinomiques avec la positivité de l’être. Certaines des propriétés du langage, (ou) exigées par son apparition – la négativité, l’écart – sont ainsi réintroduites dans l’être, et viennent rompre la positivité uniforme de l’idéalisme. Comme il est bien connu, ce programme ambitieux – penser le rapport de la négativité et de la positivité de l’Être – engage au premier chef Merleau-Ponty dans un débat avec Sartre, et exige une réforme des «définitions de l’être comme ce qui est à tous égards et sans restriction, et du néant comme ce qui n’est à aucun égard79». Cependant, ce processus va très loin, puisque la généralisation de «ma chair» à «la chair» a pour conséquence, considérable, que la négativité qu’introduit dans l’Être la réflexivité, ou qu’elle manifeste, ne se trouve pas localisée en un «creux» de l’Être, mais qu’elle est, selon les derniers textes de notre auteur, coextensive à lui: la négativité ne serait donc pas seulement compatible avec la positivité, mais en constituerait une dimension 79

VI, p. 104.

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intrinsèque80. Dans le chapitre du Visible et l’invisible intitulé «Interrogation et dialectique», Merleau-Ponty indique sans ambages le juste lieu ontologique de la négativité: Les négations, les déformations perspectives, les possibilités que j’avais appris à considérer comme des dénominations extrinsèques, il me faut maintenant les réintégrer à l’Être, qui donc est échelonné en profondeur, se cache en même temps qu’il se dévoile, est abîme et non plénitude.81

La visibilité n’est jamais totale, le visible toujours invisible, la figure apparaît toujours sur un fond, et c’est la condition même de leurs existences, leur nature essentielle82. Comme cela se trouve indiqué dans une note datée de mai 1960: Quand je dis donc que tout visible est invisible, que la perception est imperception, que la conscience a un «punctumcaecum», que voir c’est toujours voir plus qu’on ne voit,– il ne faut pas le comprendre dans le sens d’une contradiction– Il ne faut pas se figurer que j’ajoute au visible parfaitement défini comme en Soi un non-visible (qui ne serait qu’absence objective) (c’est-à-dire présence objective ailleurs, dans un ailleursen soi) – Il faut comprendre que c’est la visibilité même qui comporte une non-visibilité.83

Or si l’Être est ainsi ouvert, l’absence d’univocité de la vérité exigée par les analyses du langage menées par Merleau-Ponty depuis le milieu des années 40 (et affirmée par exemple avec clarté, comme on a pu le constater, dans les Recherchessurl’usagelittérairedulangagede 1954) se trouve justifiée ontologiquement, ou ressaisie au niveau ontologique. Contre la vérité adéquation est donc affirmée la nécessité d’une nouvelle conception de la vérité comme ouverture à cette présenceabsence, et donc d’une vérité qui soit par conséquent irréductiblement

80 Sur cette intrication ontologique du positif et du négatif, qui met Merleau-Ponty en dialogue avec Sartre, mais aussi avec Bergson, Hegel et Heidegger, voir en particulier R. Barbaras, Letournantdel’expérience, op.cit., pp. 33-79; F. Dastur, «L’in-visible et le négatif chez le dernier Merleau-Ponty», dans M. Cariou, R. Barbaras et É. Bimbenet (dir.), Merleau-Pontyauxfrontièresdel’invisible, op.cit., pp. 209-220; J.-N. Cueille, «La profondeur du négatif: Merleau-Ponty face à la dialectique de Hegel» et Philippe Cabestan, «La critique de l’ontologie sartrienne dans Levisibleetl’invisible», ChiasmiInternational, 2003, n°2, respectivement pp. 301-334 et pp. 389-411. 81 VI, p. 106. 82 Nous avons ici l’ultime figure de la Gestaltet du Gestalthaftemerleau-pontien, thème principal de plusieurs notes de travail de l’époque. Voir R. Barbaras, «MerleauPonty et la psychologie de la forme», art. cit. et L. Embree, «Merleau-Ponty’s Examination of Gestalt Psychology», art. cit.. 83 VI, p. 295.

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mêlée à de la non-vérité. Comme le résume Merleau-Ponty lorsqu’il fait le bilan du cours sur «La possibilité de la philosophie», il faut faire un effort pour intégrer à la vérité notre pouvoir d’errer, à la présence incontestable du monde, la richesse inépuisable et donc l’absence qu’elle recouvre, à l’évidence de l’Être une interrogation qui est la seule manière d’exprimer cette perpétuelle élusion.84

En somme, cette nouvelle conception de l’être – et de la vérité – vient fonder, justifier ou rattraper la conception diacritique du sens dont nous avons aperçu à la fin de la deuxième partie qu’elle rendait sinon extrêmement ardue la conquête de la vérité. Toutefois, un problème – fort logique, compte tenu de ce qui vient d’être dit – se pose alors: en important l’invisible dans le visible, il se trouve que, par le biais de l’«anonymat», Merleau-Ponty importe aussi la généralité du langage dans «la chair du monde». Or, pour cette raison, les caractéristiques propres à la vérité en son sens classique conservent dans sa philosophie une forme de pertinence, certes subordonnée. De fait, Merleau-Ponty exprime à plusieurs reprises le désir de fonder la vérité plus classique – sur laquelle nous faisons habituellement fond – sur la vérité «plus profonde», qu’il qualifie aussi de «véracité» dans son cours sur Descartes. Lorsqu’il présente sa propre position par rapport à l’ontologie cartésienne, il écrit ainsi que l’on découvre avec elle une «véracité», qui «garantit bien la lumière naturelle mise en suspens, mais seulement comme partielle: non comme mesure de ce qui est.85» La «vérité» au sens usuel est donc censée être garantie par la «véracité» mais, si l’on analyse la manière dont Merleau-Ponty pense la seconde – et notamment ce motif de la «généralité du sensible» dont elle constitue le pendant épistémologique –, il n’est pas évident qu’il n’ait pas conservé de la première plus qu’il ne le disait. Le problème est que, de ce fait, la négativité propre au langage, et donc nécessaire pour rendre raison de «la vérité» semble, au point d’arrivée, difficile à retrouver. Comme nous allons tenter de le montrer, est en cause la manière dont Merleau-Ponty conçoit le silence du sensible, l’invisible du visible, la négativité de l’Être, c’est-à-dire la manière dont il tire les conséquences de la fameuse expérience du chiasme. Notre thèse est que cette erreur de conception (qui sous-tend l’ensemble de son ontologie tardive) provient du fait que son souci de l’insertion du langage dans l’être est à l’origine, non pas seulement de la première des deux lignes de fond de sa réforme 84 85

RC, p. 155. NCF, p. 225.

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ontologique, mais des deux: l’idéal d’adéquation propre à la vérité au sens classique serait donc, dans sa philosophie, bien plus prégnant que ce que l’on pourrait penser. Mais tâchons d’abord de montrer que la spécificité du langage ne peut être pensée à partir des termes ontologiques posés par Merleau-Ponty. Alors seulement nous pourrons tenter de proposer des explications à cet échec. b) L’anonymatduvisible Si tout visible «comporte un fond qui n’est pas visible au sens de la figure86», le visible est riche de la profondeur de l’invisible, d’une «latence87» toujours persistante. Il y a là une richesse inépuisable, une «prégnance de possibles88», qui fait que les choses, ou les quale, ne peuvent plus être conçus comme étant «en soi», mais comme des «écarts»: l’être est gonflé de non-être ou de possible, [il] n’est pas cequ’ilestseulement. Le Gestalthafte, si on voulait vraiment le définir, serait cela.89

L’exemple de vision de rouge développé dans le chapitre sur «L’entrelacs-Le chiasme» éclaire ce point: «ce rouge sous mes yeux» n’est jamais, du fait de l’invisible du visible, un objet «en soi», il n’est qu’une «ponctuation» dans un champ toujours ouvert avec lui, et même dans des champs multiples (celui des «choses rouges», celui des «rapports avec l’entourage90», celui des «mondes imaginaires91» qui lui sont associés…) Si l’on faisait état de toutes ces participations, on s’apercevrait qu’une couleur nue, et en général un visible, n’est pas un morceau d’être absolument dur, insécable, offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieursetdeshorizonsintérieurstoujoursbéants, quelque chose qui vient toucher doucement et fait résonner à distance diverses régions du monde coloré ou visible, une certaine différenciation, une modulation éphémère de ce monde, moins couleur ou chose donc, que différence entre des choses et des couleurs, cristallisation momentanée de l’être coloré ou de la visibilité. Entre les couleurs et les visibles prétendus, on retrouverait le tissu qui les double, les soutient, les nourrit, et qui, lui, n’est pas chose, mais possibilité, latence et chairdes choses.92 86 87 88 89 90 91 92

Ponty).

VI, p. 295. VI, p. 306. VI, p. 298. VI, p. 232. VI, p. 172. VI, p. 173. Ibid. Nous soulignons (ce qui est littéralement souligné est souligné par Merleau-

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Cette analyse est remarquable en cela que l’invisible sur le fond duquel le visible apparaît et qui le gorge de possibles n’y est pas, comme on pourrait l’imaginer, facteur de particularité, de subjectivité de la vision, mais est au contraire ce par quoi le visible est inséré dans un monde, pris dans la généralité et, au fond, anonyme. La seconde ligne de fond de sa réforme ontologique vient ici nettement prendre le pas sur la première, et lui imposer son sens93. Merleau-Ponty l’explique dans ce même chapitre: si je vois, c’est bien que je suis inséré dans le monde que je vois (l’expérience de la main touchée-touchante le montre: ce qui touche appartient au monde qu’il touche, et je ne peux le toucher qu’en tant qu’il appartient à ce monde), ce qui signifie que ma vision (mon toucher, ma perception en général) implique ma visibilité, et donc mon inscription dans le monde, qui intègre ma vision dans un horizon de généralité et d’anonymat. Dès que je vois, il faut (comme l’indique si bien le double sens du mot) que la vision soit doublée d’une vision complémentaire ou d’une autre vision: moi-même venu du dehors, tel qu’un autre me verrait, installé au milieu du visible, en train de le considérer d’un certain lieu.94

L’argument est la contrepartie de la généralisation de «ma chair» au monde: lorsque je perçois, je ne sais ce qui de ma perception vient de moi et vient du monde, si bien que mon corps «s’incorpore le monde entier95» et réciproquement, si bien qu’«il y a insertion réciproque et entrelacs de l’un dans l’autre.» De ce chiasme, le monde gagne la vision (le voyant «la subit de la part des choses96»), et mon corps gagne «la généralité». Il y a vision, toucher, quand un certain visible, un certain tangible, se retourne sur tout le visible, tout le tangible dont il fait partie, ou quand soudain il s’en trouve entouré, ou quand, entre lui et eux, et par leur commerce, se forme une Visibilité, un Tangible en soi qui n’appartiennent en propre ni au corps comme fait ni au monde comme fait – comme sur 93

Sur le profond souci, suscité chez Merleau-Ponty par les premières réactions à la Phénoménologiedelaperception, de ne pas voir enfermée sa philosophie en anthropologie, voir la liste de formules recueillies par E. de Saint Aubert dans Versuneontologie indirecte, op.cit., pp. 34-35, et plus généralement, sur cette motivation importante de son tournant ontologique, voir l’ensemble du 1er chapitre ainsi que pp. 134-149, où l’auteur montre comment Merleau-Ponty, lisant Heidegger et Sartre, mais inspiré par Maurice Blondel, tient à défendre l’idée qu’il y a «un seul ordre de l’être» (Mss. B.n.f., vol. VI, f°60 verso (18), cité dans Versuneontologieindirecte, op.cit., p. 135). 94 VI, p. 175. 95 VI, p. 180. 96 VI, p. 181.

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deux miroirs l’un devant l’autre naissent deux séries indéfinies d’images emboîtées qui n’appartiennent vraiment à aucune des deux surfaces, puisque chacune n’est que la réplique de l’autre, qui font donc couple, un couple plus réel que chacune d’elles.97

Se trouve bien là la fine pointe (qui s’avérera douloureuse) de l’analyse du chiasme, car c’est du fait de cette inscription indistincte du corps sentant dans le monde que toute perception est, en un sens, anonyme, générale – l’anonymat apparaît ainsi comme la marque de l’incapacité dans laquelle nous sommes de distinguer ce qui vient de nous et ce qui vient du monde, l’incapacité donc de distinguer passivité et activité, de mettre une limite au «narcissisme fondamental de toute vision98». L’anonymat semble donc un produit paradoxal du narcissisme, et en réalité son corrélat indéfectible. Ainsi, l’ensemble du monde et des autres est vu dans chaque vision parce qu’au fond, dans chaque vision, ce n’est ni moi ni un autre qui voit, mais qu’infineil faut dire qu’«une visibilité anonyme99» m’habite, et qu’elle m’ouvre sur «un être intercorporel» et même, «universel100». Le petit monde privé de chacun est, non pas juxtaposé à celui des autres, mais entouré par lui, prélevé sur lui, et tous ensemble sont un Sentant en général devant un Sensible en général.101 c) Lesilenceetlesens:lapositionduproblème Merleau-Ponty le souligne à plusieurs reprises: le monde est «universel», «général». Les termes employés suggèrent une confusion possible du registre du perçu et de celui du langage, dont Merleau-Ponty se défend évidemment. Quels sont les termes du problème? La négativité introduite au cœur de l’Être constitue la dimension de «silence de la perception102». Elle constitue en outre le lieu du sens en son sein: L’idée est ce niveau, cette dimension, non pas donc un invisible de fait, comme un objet caché derrière un autre, et non pas un invisible absolu, qui n’aurait rien à faire avec le visible, mais l’invisible dece monde, celui qui l’habite, le soutient et le rend visible, sa possibilité intérieure et propre, l’Être de cet étant.103

97

VI,pp. 180-181. VI, p. 181. 99 VI, p. 185. 100 VI, p. 268. 101 VI, p. 184. 102 VI, p. 316. 103 VI, p. 196. Les citations possibles sont évidemment nombreuses. 98

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Il est évident que, dans la mesure où Merleau-Ponty définit le sens comme purement négatif, le sens du monde perçu peut être concomitant ou superposé avec son silence et que ces deux thèses sont compatibles. De fait, en novembre 1960, il est clair quant au fait que la chair, par sa déhiscence, c’est-à-dire du fait de sa nature double, de l’articulation perpétuelle en elle du dehors et du dedans, institue un «négatif fécond», un «silence» (qui n’est donc pas «vide», mais «fécond104»), qui permet «que la parole entre chez l’enfant105». Parce qu’il est toujours riche des possibilités latentes dans toute perception, sous-tendu par un invisible infini, indéfiniment ouvert, le «silence», dans le cadre de la philosophie de la chair, n’est jamais silence absolu, néant de sens, mais il est toujours inséparablement silence d’un sens. L’enveloppement réciproque de mon corps et du monde dans la chair se double ainsi d’un enveloppement du sens et du silence dans un «silence fécond». Cette interprétation est corroborée par ces figures, si souvent évoquées, par lesquelles Merleau-Ponty identifie le «monde perçu» au «logosendiathetos106», en fait le lieu de l’«essence brute107», ou pense le «corps comme symbolisme108». Or, dans la note que nous venons de citer – elle est rédigée quelques mois avant son brusque décès – comme dans les textes plus anciens, Merleau-Ponty affirme la profonde analogie entre ce silence du monde perçu et le silence du langage, récuse l’idée selon laquelle il n’y aurait là que métaphore, et justifie le choix de son lexique. Il y a un silence analogue du langage, i.e.un langage qui ne comporte pas plus d’actes de signification réactivés que cette perception – et qui néanmoins fonctionne, et inventivement c’est lui qui intervient dans la fabrication d’un livre –109

Le silence du perçu, qui est la marque d’une prégnance infinie de possibles, est analogue à celui du langage, en cela que l’un et l’autre expriment un sens qui se nourrit du silence et d’une certaine manière s’y identifie; l’un et l’autre sont par là même féconds (ils fonctionnent «inventivement»!).

104 Dans une note inédite datant de décembre 1959, Merleau-Ponty parle aussi de «silence actif» (formule à laquelle il appose significativement le terme «Gestalt»). Cf. Mss. B.n.f., vol. VIII 2, f°299 (24a). 105 VI, p. 311. 106 VI, pp. 221-222. 107 VI, p. 154. 108 Nat., p. 273. 109 VI, p. 316.

LA VÉRITÉ ENTRE DIACRITIQUE ET NÉGATION

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La difficulté est de mesurer la signification de cette analogie; compte tenu du nouveau cadre ontologique dessiné par Merleau-Ponty et de son ambition affichée de retrouver «l’assise de la vérité110» (et donc de ne pas nier la différence entre la vérité et son assise), cela s’avère extrêmement délicat. Si l’on schématise un peu, nous cherchons ici si la négation, l’écart qui fait la signification linguistique a un statut particulier dans un Être qui «contient aussi sa négation, son percipi111», où positif et négatif sont donc entrelacés au point qu’il n’y ait plus ni positif absolu ni négatif absolu, mais un Être replié sur lui-même. Expliquons-nous. L’un des objectifs de la pensée merleau-pontienne depuis sa première thèse est de surmonter la diplopie de l’ontologie cartésienne et donc la dichotomie de la matière et de la pensée, de l’objet et du sujet – l’actualité de cet enjeu pour le Merleau-Ponty du Visibleetdel’invisibleétant manifestée par le fait qu’il consacre encore un cours, en 1960-1961, à «L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui112.» Or, de ce point de vue, les analyses merleau-pontiennes consacrées à l’Être ont pour objet de revenir à la source de l’un et de l’autre, au lieu où l’un et l’autre sont, non pas mêlés, mais nondistingués. Comme le souligne par exemple Catherine Dauliach: Dans Levisibleetl’invisible, la question ne se pose plus de savoir comment l’individu s’approprie le monde, mais porte sur l’exigence de penser simultanément le monde perçu et muet et le monde de la parole, en les référant, comme à leur lieu fondateur, à l’Être. […] L’Être apparaît comme le lieu indépassable, le «il y a» en deçà duquel il est impossible de remonter, auquel tout ramène, qu’il s’agisse de notre existence, de nos actions, ou du langage.113

Le problème est que, si c’est l’Être qui dit l’Être, ce que suggère par exemple Merleau-Ponty lorsqu’il écrit que «c’est l’être qui parle en nous114» (ce qui, évidemment, est le cas si l’on considère les choses de manière suffisamment large), on ne voit pas quel écart pourrait être pensé entre l’objet du discours et le discours lui-même, et donc entre le monde et le langage (ou la parole). Or, la thèse merleau-pontienne sur ce point est fort complexe. Car il n’y a évidemment pas pour 110

VI, p. 27. VI, p. 299. 112 Cf. NCF, pp. 159 sq. 113 Catherine Dauliach, «Expression et onto-anthropologie chez Merleau-Ponty», dansNOG, p. 322. 114 VI, p. 244. 111

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lui coïncidence entre celui qui dit, ce qu’il dit et ce dont il le dit. L’introduction de la négativité au cœur de l’Être l’indique suffisamment: l’Être est plié, et tous les points de vue, les «Nichtpunkte», ne sont pas les mêmes: c’est à ce titre que Merleau-Ponty entend proposer une vérité qui ne soit pas de pure coïncidence, qu’il y a, selon lui, «un germe de nonvérité dans la vérité115». La difficulté est que, si l’on veut rendre compte d’une différence entre le symbolisme du langage et le symbolisme du corps, éclaircir «le bouleversement qu’introduit la parole dans l’Être pré-linguistique116», il ne suffit pas que l’Être engénéralsoit plié, mais il faut qu’il y ait une non-coïncidencedeprincipe entre la parole et le perçu. L’intégration des négations à l’Être semble de fait nous dire quelque chose d’une nécessaire dés-idéalisation de l’Être, mais en tant que telle, elle laisse pendante la question du niveau auquel on va pouvoir penser le langage dans un tel cadre. C’est donc à chercher une négation, ou un pli spécifique au langage, c’est-à-dire un silence qui lui soit propre, que nous allons consacrer la dernière partie de ce chapitre. III. POURQUOI (PAS)

LA VÉRITÉ?

1. À la recherche de la spécificité du langage a) Quelsobstaclesàl’élucidationdel’hétérogénéité? Quant au fait de savoir si la négativité propre au langage est spécifique par rapport à la négativité intrinsèque au visible, Merleau-Ponty est d’une grande ambiguïté. Lorsqu’il affronte la question cruciale du corps humain dans sa «philosophie de la nature» (il constitue le thème explicite de son cours du jeudi en 1960, intitulé: «Nature et logos: le corps humain»), Merleau-Ponty se trouve confronté à une question relative à la manière dont le langage est émis et procède de ce corps, et donc au lien entre le corps et le langage. On élabore cette énigme, soutient-il ainsi, en disant que notre corps est symbolisme (et réciproquement on éclaire le langage en disant qu’il est second corps et corps ouvert)117

115 116 117

VI, p. 47. VI, p. 252. Nat., p. 273.

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Notre corps, donc, est symbolisme – nous retrouvons le motif du sens, de la signification perceptive, vitale, originaire, qui nous poursuit depuis le début de ce travail. Dans ce cours, cependant, Merleau-Ponty s’interroge de nouveau: Mais est-ce plus qu’une métaphore? Le symbolisme du langage peut-il éclairer le corps? N’est-il pas tout autre?118

Pourtant, il répond encore en affirmant, certes, l’irréductibilité du symbolisme du langage à celui du corps, mais surtout la profonde continuité entre eux, et le fait que l’un et l’autre semblent être dans le même rapport par rapport à l’Être, où ils s’introduisent tous deux par un «creux» ou un «pli» de celui-ci: Pourtant, la convention, l’institution au sens de décision prise à tel moment, portant sur de tels symbolismes, n’est évidemment pas cause du langage ni de sa conservation – les «conventions» d’une langue renvoient toutes l’une à l’autre, i.e.présupposent toujours un langage institué, i.e.l’institution de la Nature (Descartes), communication silencieuse de la perception […]. Donc le symbolisme «exact», «conventionnel», jamais réductible à l’autre, s’introduit néanmoins comme lui par un creux ou pli dans l’Être qui n’est pas exigé par le symbolisme naturel, mais qui recommence un investissement de même sorte.119

Il est frappant de constater qu’à chaque fois que Merleau-Ponty s’interroge sur ce qui fait la différence entre les deux symbolismes, il retombe sur l’affirmation de leur continuité. Son souci prioritaire semble de dénoncer la solution qui consisterait à attribuer la conquête de la communication à un acte d’institution, à une quelconque décision: la communication (la racine du substantif doit être prise très au sérieux) n’est pas quelque chose qui s’institue, mais qui sous-tend toute institution. Le problème est que, du fait de cette focalisation de la réflexion, la différence entre les deux symbolismes, si elle est reconnue, admise, n’est jamais, dans le cadre des cours sur la nature du moins, thématisée comme telle. Son combat contre l’idéalisme paraît l’hypnotiser et l’empêcher de ne plus présupposer le point de vue du sujet singulier, contre lequel tout semble dirigé. Cela est particulièrement saillant dans ce nouveau passage, extrait du même cours. Merleau-Ponty est en train de préciser la place du corps humain dans son étude de la nature: identifiant le corps à un «langage 118 119

Nat., pp. 281-282. Nat., p. 282. Nous soulignons.

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tacite», il commence par remarquer le caractère «tacite» commun à la parole et au corps, le fait que l’un et l’autre partagent une dimension de «silence» qui fait leur similitude, mais il s’interroge ensuite sur ce qui, malgré cela, les distingue. Sa réflexion achoppe sans conteste: Il y a du tacite aussi dans la parole, il n’est que reporté plus loin. Il y a du tacite dans la mesure où, comme la perception, la parole prononcée ou comprise devance ses propres motifs. La différence n’est que relative entre le silence perceptif et le langage qui comporte toujours un fil de silence. Toute relative qu’elle soit, elle existe. Quelle est-elle? Quelle différence y a-t-il entre le symbolisme tout fait ou natureldu corps et celui du langage? Est-ce l’émergence d’un sujet pensant et de ses conventions? Y a-t-il deux symbolismes, l’un d’indivision et où symbole et symbolisé sont liés aveuglément, parce que leur rapport de sens est donné par l’organisation du corps, l’autre de langage, où signe et signification sont survolés par un esprit, et qui nous ferait sortir de la Nature? Mais la convention même présuppose une communication avec soi ou autrui, ne peut apparaître que comme variante ou écart par rapport à une communication préalable120. Chaque signe étant différence à l’égard des autres, et chaque signification différence à l’égard des autres, la vie du langage reproduit à un autre niveau les structures perceptives.121

En 1958 comme en 1954, Merleau-Ponty affirme l’irréductibilité du symbolisme linguistique au symbolisme perceptif, mais la thèse de la continuité entre les deux prédomine au point qu’il semble oublier, en y répondant, la question portant sur leur différence, dont il affirme pourtant l’effectivité. Concentré sur le fait de récuser une réponse conventionnaliste qui fonderait une différence entre symbolisme corporel et symbolisme linguistique en introduisant entre les deux une authentique discontinuité, où la liberté du langage (sa capacité de «survol») lui permettrait de se dégager des liens idiosyncrasiques de mon corps et du monde, Merleau-Ponty insiste sur le fait que le symbolisme du langage présuppose une «communication préalable», déjà effective au niveau du corps. Nous le suggérions à la fin du chapitre quatre, mais cela se manifeste ici en pleine lumière: le fait que l’anonymat de mon expérience sensible, sa généralité et même son «universalité» se trouvent assurés par son caractère chiasmatique joue un rôle tout à fait déterminant dans l’analyse que fait Merleau-Ponty de la parole, et en particulier dans l’entreprise qu’il mène pour récuser toute interprétation idéaliste que l’on pourrait en faire,

120 121

«Et non instituée». [Note originale] Nat., p. 274.

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et donc toute séparation du sens et des signes réels dans lesquels ils sont exprimés. Ainsi, parce qu’il refuse de faire de la convention ce qui permettrait au sujet d’énoncer des paroles universelles, en assurant la sortie – l’évasion! – hors de l’idiosyncrasie du sujet vers le règne de l’universel – conception dont il dénonce à maintes reprises l’idéalisme sous-jacent –, Merleau-Ponty insiste sur le fait que la différence entre les deux symbolismes est «relative»: tous les deux, renchérit-il, sont traversés de silence, et celui du langage ne prolonge pas même, mais «reproduit» celui du corps. Dans un cas comme dans l’autre, c’est ce silence qui est porteur de généralité. Certes, «le niveau» change, mais «les structures», et donc les écarts demeurent identiques. Comme le conclut encore MerleauPonty dans les parties rédigées du Visibleetl’invisible, «l’analogie» se fait ici «entrelacement»: Il y a là, en réalité, plutôt que parallèle ou qu’analogie, solidarité et entrelacement: si la parole, qui n’en est qu’une région, peut être aussi l’asile du monde intelligible, c’est parce qu’elle prolonge dans l’invisible, étend aux opérations sémantiques, l’appartenance du corps à l’être et la pertinence corporelle de tout être qui m’est une fois pour toutes attestée par le visible, et dont chaque évidence intellectuelle répercute un peu plus loin l’idée.122

On trouve pourtant dans son œuvre tardive des affirmations répétées quant au fait que le problème de ce qui fait la différence(qu’il ne récuse jamais, l’entrelacement n’étant pas la confusion, quoiqu’il ait une tendance persistante à ne pas la thématiser) du sens de la parole et du sens du perçu doit être résolu, et qu’il s’agit d’un point particulièrement délicat. L’idéalité «n’est pas étrangère à la chair123», «la surface du visible est, sur toute son étendue, doublée d’une réserve invisible» mais c’est une question de savoir comment s’instaurent par là-dessus les «idées de l’intelligence», comment de l’idéalité d’horizon on passe à l’idéalité «pure», et par quel miracle notamment à la généralité naturelle de mon corps et du monde vient s’ajouter une généralité créée, une culture, une connaissance qui reprend et rectifie la première.124

Deux types d’idéalité et deux types de généralité sont ici distingués; en outre, Merleau-Ponty envisage une «rectification» de la nature par la culture, ce qui suppose l’imposition de normes qui ne soient pas immanentes à la première. Or, la question de la norme est évidemment 122 123 124

VI, p. 156. Cf. aussi VI, p. 269. VI, p. 197. Ibid. Nous soulignons.

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centrale, puisque la Gestalt,depuis la Phénoménologiedelaperception, constitue «la naissance d’une norme125». De ce point de vue, la rectification de la connaissance naturelle par la connaissance culturelle suppose au niveau de la seconde une Gestalt qui ne soit pas le produit des Gestalten plus originaires de la première… L’une des citations précédentes, extraite du cours sur la nature, contenait déjà une indication en ce même sens: [L]e symbolisme «exact», «conventionnel», jamais réductible à l’autre, nous dit-il, s’introduit […] comme lui par un creux ou pli dans l’Être qui n’estpasexigéparlesymbolismenaturel.126

Le symbolisme «exact» aurait donc cela de spécifique qu’il ne serait «pas exigé par le symbolisme naturel», ce qui suggère une forme de discontinuité entre les deux, et une nuance d’arbitraire (relative). Merleau-Ponty précise en outre: ce symbolisme «exact» est «émergeant par rapport à la causalité naturelle127». Lorsqu’enfin il affirme que «le langage réalise en brisant le silence ce que le silence voulait et n’obtenait pas128», il souligne bien une continuité intentionnelle (et donc de sens) entre le silence et le langage, mais il dit aussi que ce que le langage permet de réaliser, le silence ne le pouvait pas, ce qui suggère que le premier dispose d’autres moyens que le second. Le problème pourrait donc être le suivant: dans le cours sur la Nature, Merleau-Ponty ne disposerait pas (encore) des moyens théoriques pour penser cette productivité originale. Il précise en effet immédiatement qu’il n’y a pas là «convention» car, de nouveau, les conventions présupposent la communication, laquelle ne peut en résulter, elles supposent un plan, l’imposition d’une valeur décisoire à des signes, et une langue n’est pas faite sur un plan (i.e.conception préalable du signifié, et du système des signifiants, des termes à coder).129

Dans ce passage comme dans les précédents, c’est le fait que des signes puissentavoir une «valeur décisoire», et non la décisiondeleur valeur, qui est l’objet des attentions du phénoménologue français. Là encore, ce qui distingue cette imposition de valeur des autres, l’institution de cette norme des autres institutions reste dans l’ombre au moment même

125 126 127 128 129

Php, p. 88. Nat, p. 282. Déjà cité p. 416. Nous soulignons. Nat, p. 289. VI, p. 227. Nat, p. 289.

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où leur hétérogénéité est affirmée. «L’émergence» d’un autre symbolisme est reconnue, mais la solution classique que constitue «l’émergence d’un sujet pensant et de ses conventions130» est refusée clairement: à ce stade, c’est le moyen de penser cette seconde émergence sans sombrer dans l’idéalisme qui, du point de vue de Merleau-Ponty lui-même, manque. b) Desdifférencesdevariation? Les commentateurs ont fait valoir qu’apparaissaient pourtant dans les écrits merleau-pontiens de la fin des années 50, non pas exactement une philosophie de la vérité et du langage aboutie, mais des ressources nouvelles pour penser l’émergence de cet autre symbolisme131. Que cherchons-nous en effet? Dans la mesure où la parole et le perçu sont troués de silence, tissés de fils et donc creusés d’espaces entre ces fils, la noncoïncidence entre eux ne peut être un écart entre des positivités, mais un écart entre des écarts, et donc différents types de non-coïncidence, différents types d’écarts. Serait identique, dans un tel cadre, non pas ce qui est vraiment le même, mais ce qui est relativement moins différent. Une note de travail datée du 16 novembre 1960 va dans ce sens: Qu’est-ce que j’apporte au problème du même et de l’autre? Ceci: que le même soit l’autre que l’autre, et l’identité différence de différence.132

À lire ces remarques, il semble légitime de rapprocher la pensée merleau-pontienne de l’identité et de la différence de cette idée austinienne selon laquelle l’écart entre le même et le différent n’est jamais, pour l’homme, qu’une différence entre des choses considérées comme «suffisamment semblables» pour être «les mêmes» et des choses qui ne

130

Cf. Nat, p.274 , cité p. 416. Les références possibles sont assez nombreuses. Voir en particulier, de R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., pp. 321-343, ainsi que «Phénoménalité et signification dans Levisibleetl’invisible», Lescahiersdephilosophie, 1989, n°7, pp. 25-68, ou encore F. Dastur, «Le corps de la parole», dans NOG, pp. 349-368. 132 VI, p. 312. Merleau-Ponty est nourri ici de la lecture du Poème de Parménide (Paris, PUF, 1955) présenté par Jean Beaufret, ainsi que par un texte de Heidegger datant de 1957, intitulé Identität und Differenz (Pfullinge, G. Neske, 1957; trad. fr. A. Préau, «Identité et différence», dans QuestionsIetII, op.cit., pp. 253-310), qu’il cite notamment de manière élogieuse au début de son cours sur Descartes (on trouvera l’ensemble des lieux où Merleau-Ponty y fait référence dans E. de Saint Aubert, Versuneontologieindirecte, op.cit., p. 140, note 1). Sur ces lectures de Parménide, cf. F. Robert, Phénoménologieetontologie, op.cit., pp. 197-204. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur ce lieu parménidien de notre problème. 131

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le sont pas, qu’une différence entre des différents. Merleau-Ponty parle ailleurs de «non-différence» ou de «non-différenciation133». Or, il se trouve que Merleau-Ponty nous donne quelques indices sur la manière dont on pourrait, dans cet esprit, penser un type d’écart particulier (et donc, d’après la logique que nous venons de présenter, un écart tout court) entre le langage et le monde perçu. Certes, le langage est comme le monde perçu traversé de silence, et imprégné de possibles indéfinis, qui font sa généralité, mais l’on peut tout de même distinguer différents types de généralité car l’essence qui est l’objet du langage est un «in-variant134», c’est-à-dire qu’elle constitue une certaine restriction des possibilités. Pour passer du «champ d’expériences» que je suis aux essences, il me faut faire varier les choses et le champ, non par quelque manipulation, mais sans y toucher, supposant changé ou mettant hors circuit tel rapport ou telle structure, notant ce qu’il en résulte pour les autres, de manière à repérer ceux d’entre eux qui sont séparables de la chose et ceux au contraire qu’on ne saurait supprimer ou changer sans que la chose cesse d’être elle-même. L’essence émerge de cette épreuve, – elle n’est donc pas un être positif. Elle est un in-variant; exactement: ce dont le changement ou l’absence altérerait ou détruirait la chose; et la solidité, l’essentialité de l’essence est exactement mesurée par la pouvoir que nous avons de varier la chose.135

Dans la mesure où je ne peux être survol absolu, et donc réaliser «un essai de variation totale», il est clair que cette essence ne peut constituer une pleine positivité; il n’en demeure pas moins qu’elle circonscrit un in-variant et, par là-même, réduitlespossibles. Or, si elle réduit les possibles qui imprègnent le sensible, qui constituent son envers invisible, elle s’en distingue, elle s’en disjoint. Apparaît là une différence, un écart entre eux et donc, sous réserve qu’une étape supplémentaire soit encore franchie, la possibilité d’évaluer cet écart. Ce qui nous intéresse à présent est que cette invariance, cette fixité (relative) du langage, Merleau-Ponty en identifie clairement le moyen dans divers textes136: il s’agit de la sédimentation.

133 Pour les différentes occurrences, voir E. de Saint Aubert, Vers une ontologie indirecte,op.cit., p. 140, note 6. 134 VI, p. 147. 135 VI, p. 147. 136 Et ce depuis longtemps, puisque ce concept se retrouve dès «Sur la phénoménologie du langage», qui date de 1951 (dans S, p. 115), et même dès la Phénoménologie delaperception, où Merleau-Ponty nous met déjà en garde contre toute interprétation qui ferait du «savoir contracté» grâce à elle une «masse inerte» (Php, p. 163).

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c) Lasédimentationcommesourced’écart Le symbolisme conventionnel, précise en effet Merleau-Ponty dans des passages déjà cités, se sédimente, le sens s’y trouve circonscrit «dans des restes visibles». L’invisible d’idéalité, la Vernunft, n’est jamais que la membrure des choses et de l’Être, l’intersection de nos visées, le vrai relief de notre paysage. Le langage est sédimentation, naturalisation du surplus invisible, circonscription de l’invisible dans des restes visibles.137

L’invisible se trouve «circonscrit», et «circonscrit dans des restes visibles»: la négativité au cœur de l’Être est ainsi modulée, modifiée, si bien que les possibles qui nourrissent et en fait constituent le sens du visible, sont délimités. Au début de l’année 1960, Merleau-Ponty commente les implications de sa nouvelle pensée sur le langage: «les significations ne sont que des écartsdéfinis138». Dans le contexte original, en réalité, cette formule sert surtout à indiquer que les significations sont des écarts, et donc que la vérité ne peut jamais être univoque, dans la mesure où elle implique toujours une pluralité de possibilités, une richesse de sens. C’est un peu plus haut dans cette note qu’il vient en effet de produire cette définition fameuse: [P]our moi, la vérité c’est cet au-delà de la vérité, cette profondeur où il y a encore plusieurs rapports à considérer.139

Merleau-Ponty insiste ainsi sur le fait que la réversibilité, c’est-àdire le retour sur l’invisible et son élucidation, même lorsqu’elle s’appuie sur la sédimentation du sens, n’est jamais totale, pour la raison, bien connue désormais, que le sens ne se donne que dans les signes, dans la parole, et qu’il est donc par là même entaché (nourri!) de la richesse du sensible. C’est la condition même du sens, la condition même de la réversibilité de ne pas être totale, de ne pas être parfaite: [L]es idées dont nous parlons ne seraient pas mieux connues de nous si nous n’avions pas de corps et pas de sensibilité, c’est alors qu’elles nous seraient inaccessibles.140

Dans la mesure où il est exclu de revenir à une compréhension idéaliste où le sens serait connu en toute transparence, il demeure important 137 138 139 140

Nat., p. 290. VI, p. 286. Ibid. VI, p. 194.

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pour Merleau-Ponty d’indiquer que la différence entre sens perçu et sens linguistique n’est que de degré. Submerge néanmoins dans cette note cette idée de «définition», qui fait écho au concept de «structure formulée» que l’on trouve au même endroit. Pointe dans ces textes, associée à cette idée de sédimentation, la thèse remarquable d’une hétérogénéité du corps du langage par rapport au corps du monde sensible141. L’idéalité pure n’est pas elle-même sans chair ni délivrée des structures d’horizon: elle en vit, quoiqu’il s’agisse d’uneautrechair et d’autres horizons.142

Le parole se donne ainsi un corps «plus maniable143», «un corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair, abandonnant celle du corps pour celle du langage, et affranchie par-là, mais non délivrée de toute condition144». Ce qui nous intéresse, c’est cette dimension d’affranchissement qui serait gagnée par l’incorporation linguistique du sens: par-là, une capacité de déliaison supplémentaire serait acquise, et donc une capacité d’écartqui pourrait être le lieu où le sens linguistique disposerait d’une capacité à être ounonconforme au sens du monde sensible. Se dégage bien, chez Merleau-Ponty, un corps du langage, dont on pourrait penser qu’il constitue un lieu adéquat pour inscrire un écart entre le monde perçu et le langage. L’embarras vient cependant de cela que, comme nous allons le développer, on ne trouve nulle part dans sa philosophie d’analyse conceptuelle de ce qui pourrait distinguer un sens linguistique conforme, adéquat à ce qu’il vise (même par écart avec d’autres écarts) et un sens linguistique inadéquat, ce problème étant constamment supplanté par le souci, non pas d’affirmer et de commenter l’écart entre perception et langage, mais de le minorer en pointant l’uniformité de la réflexivité à l’œuvre dans l’une et l’autre. La sédimentation, par là même, est relativisée, la thèse portant sur son pouvoir de conservation du sens étant inextricablement entremêlée avec l’idée de sa nécessaire déperdition, la différence du même et du différent – et donc de la vérité et de l’erreur au sens classique – étant par-là même rendue inintelligible. De ce point de vue, lorsque Merleau-Ponty écrit dans ses notes de travail: «[i]l y a aussi [...] dans l’ordre intellectuel des opérations fondamentales de Prägung qui 141 Sur cette nouvelle chair, ou ce nouveau sens de la chair, voir R. Barbaras, De l’êtreduphénomène, op.cit., pp. 321-343. 142 VI, p. 198. Nous soulignons. 143 VI, p. 194. 144 VI, p. 198.

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sont ce qui compte, et quasi-organiques145», la «quasi-organicité» des idées évoquée nous rappelle inéluctablement les corrélats «pseudo-matériels» qui, selon Strawson, rendent vrais les énoncés vrais. Dans un cas comme dans l’autre, l’incorporation du sens dans des paroles situées semble priver l’auteur de ressources pour rendre compte de l’objectivité que l’on accorde à la vérité.

2. Ni vérité ni erreur: entre relativisme et idéalisme absolu a) Laréflexivité«normale»delavoix Comme le développe Renaud Barbaras, la quasi-corporéité du sens linguistique prend chez le dernier Merleau-Ponty deux formes: la voix, tout d’abord, et l’écrit. Comme parole, c’est-à-dire comme voix, le sens est encore charnel; simplement, tout se passe comme si cette distance qu’institue la chair, tout en demeurant insurmontable, acceptait des degrés de proximité.146

Avec la parole, la quasi-corporéité de l’idée se cristallise dans des «sons147» qui ont un pouvoir – stupéfiant si l’on a pris la mesure des formules où Merleau-Ponty affirme que le monde entier tient dans le visible – qui fait qu’ils «n’élargiront pas seulement, passeront définitivement le cercle du visible148»: ce sont «le cri» et «la voix», que nous entendons «du dedans», sur lesquels nous réfléchissons au moment où nous les émettons. La sédimentation du sens dans les sons apparaît comme le moyen, non seulement d’une circonscription de l’invisible, mais d’une réflexion du sujet sur lui-même, d’une réflexivité qui pourrait être le lieu d’une évaluation du sens, d’un retour du sujet sur lui-même. En réalité, comme le souligne Françoise Dastur, la relation est inverse. Chez Merleau-Ponty, la sédimentation est possible, parceque la langue peut «se prendre pour objet», et non le contraire: Si pourtant c’est dans le cas particulier de la langue et non pas dans toute opération expressive comme telle que cette historicité parvient réellement à se capitaliser, à former ce que Saussure a raison de nommer le «trésor» de la langue, c’est parce que de toutes les opérations expressives, la langue 145 146 147 148

Mss. B.n.f. VIII.2 f°192. R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., p. 325. VI, p. 187. Ibid.

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est la seule à pouvoir se prendre elle-même pour objet, et elle ne le peut que parce qu’elle constitue elle-même son propre objet, au contraire par exemple de la musique qui le reçoit de l’extérieur.149

Et de fait Merleau-Ponty met-il lui-même fortement l’accent sur ce caractère réflexif du langage, sur sa capacité à se rapporter à lui-même, et y identifie la source de son sens: [S]i mes paroles ont un sens, ce n’est pas parcequ’ellesoffrent l’organisation systématique que dévoilera le linguiste, c’est parce que cette organisation, comme le regard, se rapporte à elle-même.150

Tout locuteur, en parlant, «s’institue aussi délocutaire, parole dont on parle: il s’offre et offre toute parole à une Parole universelle151». Et c’est là que semble se jouer pour lui le propre de la parole, puisqu’il poursuit immédiatement par ces mots: «Il nous faudra suivre de plus près ce passage du monde muet au monde parlant.152» Une chose brouille pourtant cette piste: la réversibilité et la réflexivité ne sont certainement pas le propre du langage, mais caractérisent la chair en général et c’est enétendant «la réversibilité qui définit la chair […] dans d’autres champs153» que Merleau-Ponty analyse la réversibilité propre au langage. C’est tout à fait clair par exemple lorsqu’il écrit: Comme il y a une réversibilité du voyant et du visible […] il y a une réversibilité de la parole et de ce qu’elle signifie.154

Or, si la réflexivité du langage se trouve élucidée à l’aide de caractères propres à la chair, on ne peut trouver là de quoi fonder une évaluation du 149 F. Dastur, «Le corps de la parole», dans NOG, pp. 357-358. Remarquons cependant que, contrairement à ce que suggère Françoise Dastur ici, il est faux que l’on puisse considérer que Merleau-Ponty distingue clairement la musique du langage: si, comme nous l’avons vu dans le chapitre 4, cette conclusion semble justifiée si l’on se concentre sur le cours de 1954 sur la littérature, on trouve dans les derniers écrits de Merleau-Ponty des formules beaucoup plus ambiguës sur ce point, et par exemple: «Pourquoi ne pas admettre – et cela, Proust le savait bien, il l’a dit ailleurs –, que le langage, aussi bien que la musique, peut soutenir par son propre arrangement, capter dans ses propres mailles un sens…» (VI, p. 198). Il serait passionnant de considérer les implications des ambivalences merleaupontiennes à l’égard des concepts de «silence» au regard de sa conception de la musique. Sur celle-ci, existe déjà Lambert Dousson. «L’ambiguïté sans système. La musique dans la philosophie de Merleau-Ponty», dans Emmanuel Alloa et Adnen Jdey (dir.), Lesensible àl’œuvre.EsthétiquesdeMerleau-Ponty, Bruxelles, La lettre volée, 2012, pp. 209-232. 150 VI, p. 199. 151 VI, p. 200. 152 Ibid. 153 VI, p. 187. 154 VI, p. 199.

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premier à l’aune du second. Nous recherchons une réversibilité et une réflexivité particulière du langage. Une piste serait d’envisager une réversibilité mieux réalisée que dans la perception. En effet, MerleauPonty y revient suffisamment, avec la chair, nous avons affaire à une «réversibilité toujours imminente et jamais réalisée en fait155»: le propre du langage pourrait être non pas la réversibilité, mais une réversibilité plus aboutie, permise par le fait que, non seulement il se retournerait sur luimême, mais, si l’on reprend les termes plus précis de Françoise Dastur, il se prendrait «pour objet». Si l’on suit cette piste, cependant, on ne peut que remarquer que Merleau-Ponty, au moment où il indique la capacité du locuteur à s’entendre lui-même, referme immédiatement la porte qu’il avait luimême ouverte en suggérant la sortie du «cercle du visible»: cette «sublimation», écrit-il entre crochets (ce qui marque du reste une certaine hésitation de la pensée), «est exactement l’envers du visible, la puissance du visible156». Le cercle, finalement, nous n’en serions pas sortis; nulle place ici pour une élucidation d’une éventuelle identité ou d’une éventuelle différence, nulle place pour distinguer une sublimation réussie d’une sublimation ratée. De ce point de vue, nous n’avons fait aucun progrès par rapport aux analyses de la fin du cours sur la nature, où la généralité du sensible est affirmée comme la source de la généralité du langage, et où la question de ce qui distingue l’une de l’autre est par là même négligée. b) Lasolutiondel’écrit? Doit-on alors considérer, suivant en cela une suggestion proposée par Renaud Barbaras, que pour «[rendre] compte de l’univers de la culture dans la plénitude de son sens157», il faut se référer à «l’écrit»? On peut en effet considérer que celui-ci, «en donnant à l’être idéal une existence sensible spécifique, lui offre une existence virtuelle158.» Cette solution se trouve évaluée par Merleau-Ponty dans son cours sur L’origine de la géométrie de Husserl. Il y est clair, en effet, que la géométrie, en tant qu’elle est sédimentée dans des écrits – les signes mathématiques étant probablement ce qui ressemble le plus à du marbre

155 156 157 158

VI, p. 191. VI, p. 188. R. Barbaras, Del’êtreduphénomène, op.cit., p. 342. F. Robert, «Présentation», dans NOG, p. 8.

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dans la masse des écrits humains –, dispose d’une transparence plus grande que l’être naturel: [L]a géométrie s’offre à moi comme un qqc qui n’a pas la réalité massive de l’être naturel, comme un certain manque ou creux, […] une négativité circonscrite, bref une ouverture.159

L’écrit y est clairement doté d’une relation particulière à l’idéalité, et semble y être, au moins a priori, gratifié d’une capacité à atteindre une authentique forme de généralité, que Merleau-Ponty qualifie de «monumentale», ce qui suggère une forme d’institution supérieure, ou particulière en tous les cas. Reprenons une citation importante à ce sujet, extraite d’un passage d’autant plus intéressant que Merleau-Ponty s’y réfère à Valéry, ce qui indique bien à notre sens que notre auteur profite de la lecture de Husserl pour réfléchir sur ses problèmes propres: L’Ecrit, fondement de la permanence et de la préexistence de l’idéalité. Mais l’Ecrit, ce n’est que parole figée, moyen de communication, sans plus? Nullement: il faut expliciter le sens de l’Ecrit: on verra qu’il y a entre lui et l’idéalité Verflechtunget simultanéité. L’écrit est signes sensibles «publics». Mais il est aussi appareil à Nacherzeugung: signification publique ou monumentale.160

Grâce à l’écrit, le sens dispose alors d’une forme de «virtualité161», de «disponibilité», qui le rend «réactivable»: cette possibilité même indique la possibilité de réidentifier, dans différents contextes, «le même» sens: Husserl veut dire que le passage du sens dans l’écrit modifie son sens d’être, – qu’en tant que sens exprimé il est (même pour moi qui l’exprime) autre qu’avant, – que l’expression n’est pas moyen de transmission seulement, qu’elle altère l’Erzeugung, qu’elle est l’Erzeugungstabilisée, conservée en tant que perdue comme Erzeugung, dépassée comme Erzeugung en tant que devenue disponible, par exemple, pour d’autres productions. La sédimentation, c’est cette disponibilité, elle fait partie de la pensée, elle n’en est pas une décoration.162

L’être idéal a ainsi «histoire sans dates en tant que répétable par moi163»; il y a «Identité de être idéal». Merleau-Ponty abonde donc dans le sens du Husserl tardif lorsque ce dernier affirme la nécessité, pour 159 160 161 162 163

NOG, NOG, NOG, Ibid. NOG,

p. 33. p. 78. p. 29. p. 35.

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qu’il y ait pensée, que celle-ci soit sédimentée, sur le fait donc qu’il n’y a de sens que sédimenté, que l’idée n’est qu’en étant sédimentée. La sédimentation, écrit-il, est «nécessaire164»: Il n’y a sens, et particulièrement sens fécond, sens capable de fonder toujours et toujours de nouvelles acquisitions, que par sédimentation, trace [ici pousser Husserl […]165

Pour autant, et de nouveau, Merleau-Ponty exprime également un clair désaccord quant à l’interprétation qu’il faut faire de ce lien entre pensée et sédimentation: cette dernière est nécessaire, mais il y a «impossibilité de la réactivation totale166»! Dans la mesure où la tradition instaurée par la sédimentation est toujours aussi oubli de la tradition, la sédimentation ne peut éviter qu’«aucune démarche n’est réactivable à part167»: parler, ou penser, ou réfléchir, cela ne consiste jamais seulement à réactiver un sens sédimenté, mais aussi à réinvestir celui-ci dans une démarche toujours singulière. La pensée reste captive pour MerleauPonty de son expressionsituée. Qu’elle en soit indissociable est en effet une chose (qui, nous semble-t-il, le rapproche fortement d’Austin), que cette situation prédétermine, positivement et négativement, mais surtout toujoursdelamêmemanière, sa conservation dans d’autres expressions situées en est une autre. Ainsi, malgré la sédimentation du sens, le sens de ce que l’on dit, de ce que l’on écrit et de ce que l’on pense reste toujours marqué par la situation historique dans laquelle il est repris: l’identité est toute relative. Cela seul, nous semble-t-il, permet de comprendre que Merleau-Ponty considère que Husserl «ne devrait pas maintenir formules intemporelles comme unbedingteAllgemeingültichkeit168». Au contraire, l’Allgemeingültigkeit n’est pas inconditionnée: vaut pour tous à présent. Ne subsistera dans science ultérieure que sublimée dans conceptualisation nouvelle. Donc la science ne trouve pas le temps historique.169

Le geste accompli par Merleau-Ponty est remarquable: il refuse que l’on disjoigne le sens de son expression linguistique temporellement située, il insiste donc sur «l’attache temporelle170» de l’idéalité, mais 164 165 166 167 168 169 170

NOG, p. 30. Ibid. Ibid. NOG, p. 30-31. «validité générale inconditionné», NOG, p. 35. NOG, p. 36. NOG, p. 40.

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pourcetteraisonprécise ne semble pas sortir de l’alternative de l’intemporel et du présent. Cela le mène à s’appesantir sur le fait que l’idéalisation est «toujours extensible, mais toujours partielle171», formule qui porte en creux un idéal d’idéalisation totale, par rapport auquel seulement l’incarnation du sens peut apparaître comme minorant son idéalité. Ce que la sédimentation du sens dans l’écrit semblait pouvoir permettre d’identification et de ré-identification est ainsi immédiatement nuancé: là encore, l’écart par rapport au sens du perçu n’est que relatif. Corrélativement, l’élucidation de ce en quoi pourrait constituer une évaluation de cet écart fait défaut. Il semble que manque donc, dans l’édifice merleau-pontien, un regard sur cet écart, une ultime norme, et donc en fait un ultime écart, un écart entre des écarts (et en fait la différenciation entre eux, ceux-ci n’étant pas identifiables indépendamment de cet ultime écart, de cette ultime norme): ceux qui seraient considérés comme suffisamment petits pour être négligés et ceux qui seraient considérés comme trop grands pour l’être. Négligeant ce point, Merleau-Ponty accuse au contraire l’écart au premier degré, ce qui donne un tour inévitablement sceptique à son épistémologie. Le phénoménologue français, conscient de l’écueil, se défend de tout relativisme, mais c’est pour affirmer que «tout présent contient tout, est absolu, tout est vrai et non tout est faux172». Serions-nous alors passés du Charybde du relativisme au Scylla de l’ultra-rationalisme hegelien? Merleau-Ponty se défend encore: «Ce n’est pas une φ du savoir absolu à cause de la notion d’horizon173». La notion d’horizon fait en effet que la science a un «horizon d’avenir», où «sera recueilli ce qu’elle appelle vrai à présent174», mais ce recueil sera lui-même, toujours à cause de cette notion d’horizon, provisoire. Comme l’écrit MerleauPonty: «[C]et avenir aura lui-même un avenir, de sorte qu’il ne sera pas lui-même la vérité et ne demeurera pas absolument175». Tout est vrai, donc, mais tout est vrai dans un horizon infini176; aujourd’hui, rien ne l’est.

171

Ibid. NOG, p. 37. 173 Ibid. 174 Ibid. 175 NOG, p. 36. 176 Merleau-Ponty n’écrit-il pas que «[l]e langage fait que l’horizon d’humanité peut être un offenendlos» (NOG, p. 46)? 172

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c) Niidentiquesnidifférents,laconfusiondessilences En 1960, une conclusion domine le cours de Merleau-Ponty sur L’origine de la géométrie de Husserl: on peut également dire, selon l’idéal (désuet) que l’on a à l’esprit, que tout est faux ou que tout est vrai. À cette époque comme au début de son œuvre, Merleau-Ponty se concentre sur la dénonciation des fausses conceptions de la vérité, qui le conduit à proposer une vérité, ou «véracité», plus profonde, appropriée à la profondeur infinie de l’Être. Le problème, de notre point de vue, mais aussi semble-t-il des aspirations qu’il a lui-même exprimées, est que, dans ce mouvement, la manière dont le langage peut produire un sens qui ne soit pas aprioriconcordant avec celui du sensible et, plus encore, la réflexivité spécifique qui permettrait d’évaluer cette concordance restent en grande partie dans l’ombre: si Merleau-Ponty propose, avec ses analyses sur la voix et l’écrit, des pistes qui semblent permettre l’identification d’un véritable décalage du sens linguistique avec le sens perçu, le premier semble sans arrêt rabattu sur l’invisible du visible, et dépendant de la sublimation singulière que réalisera tel ou tel locuteur ou écrivain (au sens large de celui qui écrit) de l’avenir, sans que ce qui distingue la sublimation réussie de la sublimation ratée soit jamais élucidé, sans que ce qui sépare la vérité et l’erreur au sens classique ne trouve donc jamais de lieu dans l’édifice ontologique nouveau. De ce point de vue, comme le résume bien Renaud Barbaras dans un article où se trouvent magistralement présentées les principales étapes de la conception du langage développée par le dernier Merleau-Ponty, il nous semble que le travail réalisé par Merleau-Ponty est concentré sur – obnubilé par – la nécessité de montrer qu’: [i]l n’y a finalement pas de problème du langage, le langage ne requiert pas un plan distinct de significations, parce que la signification est toujours déjà à l’œuvre dans le phénomène en tant qu’il est dimension, ou plutôt parce que l’opposition même du phénomène et de la signification est seconde: tous deux correspondent à des moments ou niveaux d’avènement ou «d’explication» d’un Wesenoriginaire.177

Certes, comme le reconnaît l’auteur, «il reste qu’il faut distinguer la perception et le langage, l’idéalité “d’horizon” et l’idéalité pure178»: Merleau-Ponty comme la plupart de ses commentateurs a cette exigence 177 R. Barbaras, «Phénoménalité et signification dans Levisibleetl’invisible», Les cahiersdephilosophie, 1989, n°7, pp. 48. 178 Ibid., p. 49.

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à cœur, et l’on trouve, dans le Visibleetl’invisiblecomme dans des notes de l’époque179, de la matière pour poursuivre son œuvre en ce sens. Néanmoins, il nous semble que c’est en vain que l’on cherche cette exigence véritablement réalisée. Dans tous les textes que nous avons pu consulter prédomine au contraire la thèse d’une profonde homogénéité entre le sens de l’une et le sens de l’autre, homogénéité que vient sanctionner ce passage où Merleau-Ponty refuse non seulement l’identification, mais surtout la distinction des deux types de silence dont nous avons vu qu’elle constituait pourtant la condition sinequanonde l’élucidation du problème qui nous occupe. Indiquant à la fin du chapitre rédigé sur «L’entrelacs – Le chiasme» quelques éléments relatifs au «passage du monde muet au monde parlant», Merleau-Ponty écrit emblématiquement: Nous ne voulons pour l’instant qu’indiquer qu’on ne peut parler ni de destruction ni de conservation du silence (et encore bien moins d’une destruction qui conserve ou d’une réalisation qui détruit, ce qui n’est pas résoudre mais poser le problème). Quand la vision silencieuse tombe dans la parole et quand, en retour, la parole, ouvrant un champ du nommable et du dicible, s’y inscrit, à sa place, selon sa vérité, bref, quand elle métamorphose les structures du monde visible et se fait regard de l’esprit, intuitusmentis, c’est toujours en vertu du même phénomène fondamental de réversibilité.180

Certes, le silence n’est pas censé être conservé à l’identique mais c’est bien le «même phénomène fondamental de réversibilité» qui est à l’œuvre avec le perçu comme avec le langage. Or, le silence, on le sait, n’est jamais absolu, puisqu’il n’y a de silence que relatif à une norme: une classe n’est silencieuse que si l’on n’y entend que la voix du professeur, le bruit des stylos sur le papier et, éventuellement, quelques-uns des bruits involontaires qui accompagnent la présence humaine (respiration, toux…); un studio d’enregistrement n’est silencieux que si l’on n’y entend aucun des bruits parasites qui pourraient dégrader la qualité du son qui est en train d’être capté… Chez Merleau-Ponty, puisque le silence est, selon qu’il s’agit de la perception ou du langage, l’invisible du visible et le silence du sens, la réversibilité est ce qui fait du silence ce qu’il est. Mais dès lors, si c’est «la même réversibilité» qui est à l’œuvre avec le perçu comme avec le langage, l’identité que refuse Merleau-Ponty à un certain niveau conceptuel 179 Voir par exemple, dans les notes de travail inédites, un développement intéressant sur le fait que l’intelligence a une «autre organisation» que la perception. Mss. B.n.f. vol. VIII. 2, f°384 (33 et 34). 180 VI, p. 200.

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(en affirmant qu’en droit le silence du langage et celui du perçu doivent différer) semble conservée à un autre181. Logiquement, tous les types de silences, et donc l’ensemble des sons, des bruits et des paroles s’en trouvent amalgamés, ce que manifeste le fait que Merleau-Ponty identifie explicitement le fait de «comprendre» et le fait d’«entendre182», deux actes qui ont normalement pour objet deux types de sons différents. Les silences ne devraient être, précise-t-il, ni identifiés ni distingués – en l’état de l’analyse, ils semblent l’objet d’une forte confusion. CONCLUSION À la fin de la troisième partie, nous étions arrivée à ce constat: le refus du caractère déterminé du perçu a pour corollaire, chez MerleauPonty comme chez Austin, l’élaboration d’une théorie du langage qui met l’accent sur la parole, et sur le fait que la vérité, loin d’être une adéquation préétablie entre les mots et le monde, se conquiert de manière toujours singulière dans des actes de parole. L’analyse de la philosophie du langage d’Austin comme de celle de Merleau-Ponty avait cependant fait paraître un risque: l’écueil, dans une telle perspective, est le relativisme, le scepticisme. L’écueil serait que la thèse du silence des sens ait pour corollaire la cacophonie des voix divergentes. Or, nous l’avons montré dans ce septième chapitre, si l’on suit la philosophie d’Austin, cette cacophonie n’est pas une fatalité, mais les hommes peuvent prétendre parler d’une seule voix, énoncer une vérité commune, et cela parce qu’en effectuant leurs actes de parole, ils se fondent sur des conventions, qui contribuent à déterminer non seulement ce dont ces actes de parole parlent, mais aussi les exigences auxquelles ils doivent satisfaire pour être des actes de parole réussis, et donc, en particulier, pour que mon affirmation parvienne à être «la même affirmation» que celle de mon voisin, de mon professeur de mathématiques ou de ma filleule. Une prise de risque subsiste toujours – que la situation exige la mise en œuvre de cette façon de telle ou telle convention est une décision dont il est impossible de s’assurer aprioride la justesse –, mais il existe bien des critères de vérité partagés et partageables, notre marge de manœuvre sur le sujet étant (dans le plus grand nombre des 181 La circularité induite par l’idée de «généralité du corps» est indiquée aussi par E. de Saint Aubert dans ÊtreetchairI.Ducorpsaudésir, op.cit., en part. pp. 103-116. 182 VI, p. 201.

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cas) encadrée et admise par ces critères. Selon Austin, en somme, la vérité, bien que contextuelle, atteint à l’objectivité grâce aux conventions. Dans un tel cadre, l’accord des voix se fait polyphonie plus que monotonie. Cette solution, cependant, ne sied pas à Merleau-Ponty: se fonder sur les conventions, selon le phénoménologue français, serait se contenter de critères inessentiels, dérivés. Une vérité à portée d’enfants, dans cette perspective, ne paraît guère philosophique. Le problème est que, comme nous venons de le montrer, il nous semble que la recherche par Merleau-Ponty d’une vérité plus profonde aboutit à l’exhaustion de la différence entre le vrai et le faux: le phénoménologue français n’écrit-il pas dans son cours sur Descartes (qui fut aussi le dernier qu’il eut le temps de donner): «Il y a vérité du faux et fausseté du vrai183»? La recherche par Merleau-Ponty d’une vérité qui serait en deçà des conventions aurait pour résultat qu’il ne parviendrait plus à rendre compte de la vérité classique, ou de son apparence, alors même que, Merleau-Ponty l’affirme contre Heidegger, le philosophe se doit, non seulement de penser l’Être, mais aussi de rendre compte de l’apparence que l’Être prend pour nous, c’est-à-dire de la facticité des faits au compte desquels la distinction du vrai et du faux semble indéniablement pouvoir être rangée. La question se pose dès lors du diagnostic que l’on peut porter sur cette difficulté que Merleau-Ponty n’a pas su surmonter, dans le temps de sa trop courte vie. Est-elle l’indice d’un retard de Merleau-Ponty sur ses propres positions, d’un résidu d’idéalisme que le mouvement de sa pensée l’aurait amené, à terme, à effacer? Ou bien est-ce – et telle sera plutôt notre thèse, plus problématique sans doute – le résultat du projet inhérent au mouvement de sa pensée? Si, comme nous l’avons montré dans ce chapitre, les conventions constituent l’outil principal – quoique paradoxal peut-être – de la défense que l’on peut faire de l’objectivité de la vérité dans une lignée austinienne, il convient en tout état de cause que nous revenions une dernière fois sur ce qui explique le traitement différentiel accordé par Merleau-Ponty et Austin à ces conventions. Nous allons ainsi être amenée à accorder une place importante à la comparaison, aux enjeux métaphilosophiques, des conceptions que se font chacun de nos deux auteurs du lien entre philosophie et langage, et en réalité à ce qui, selon nous, les sous-tend. Pour finir, c’est sur l’idée qu’ils se font l’un et l’autre du signe linguistique que nous devrons revenir. 183

NCF, p. 225.

CHAPITRE 8

PAROLE ORDINAIRE ET PAROLE PHILOSOPHIQUE: LA MÊME ET L’AUTRE

À l’orée de notre dernier chapitre, un constat s’impose: Austin comme Merleau-Ponty dénoncent toute idée de détermination aprioridu perçu mais, alors que la pensée du premier semble permettre que l’on conserve un véritable concept de vérité, c’est-à-dire la thèse selon laquelle cette vérité est bel et bien objective, et non simplement intersubjective, Merleau-Ponty semble s’être consumé dans la recherche d’une vérité qui soit plus profonde que celle qui se distingue du faux, et ne pas être parvenu, pour cette raison, à rendre compte de cette dernière. Il convient évidemment de s’interroger pour finir: quelles sont les causes de la divergence théorique que l’on peut observer entre nos deux auteurs? Puisque la position de Merleau-Ponty nous semble en retrait sur ses propres exigences, un diagnostic de ce relatif échec du phénoménologue français semble constituer une étape incontournable avant que l’on puisse conclure cette comparaison. Une hypothèse semble procéder naturellement des analyses développées dans le chapitre précédent: si Merleau-Ponty ne parvient pas à reconquérir, après sa réforme ontologique, la différence entre langage et perception, la raison en serait que le silence qui caractérise la perception est pour lui déjà empreint de langage, déjà empreint de sens, et donc que ce qui semble a priori ne pouvoir être pensé qu’au niveau du langage – en particulier la généralité et l’universalité de la vérité – caractérise déjà le monde que l’on perçoit, et qualifie sa chair. Or, cette hypothèse, qui met l’accent, non pas seulement sur l’entrelacs du langage et de la perception dans la pensée du dernier Merleau-Ponty, mais sur leur confusion, trouve un écho dans l’analyse que réalise Renaud Barbaras de la description merleau-pontienne du chiasme, où il montre que cette description est entachée par une indistinction du sujet et du monde qui trahit l’expérience qu’elle est censée avoir pour objet1. L’impasse dans laquelle 1 Voir l’article, particulièrement lumineux, de R. Barbaras, «Les trois sens de la chair. Sur une impasse de l’ontologie de Merleau-Ponty», Chiasmi International2008,

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la philosophie de la vérité du dernier Merleau-Ponty semble être engagée aurait donc des causes à proprement parler phénoménologiques, c’est-àdire relatives à la juste description qu’il convient de faire des phénomènes. À la suite de certains commentateurs, on pourrait cependant considérer que cette confusion du registre du langage et de celui de la perception résulte d’un retard de Merleau-Ponty sur ses propres tentatives pour retrouver, à partir de l’analyse du mouvement, la différence entre sujet et monde2. Cependant, outre le fait que cette hypothèse exige que nous fassions nous-même le tri dans les analyses de l’auteur, et donc que nous prenions un véritable risque interprétatif – ce qui ne peut que rendre notre lecture plus fragile, mais paraît cependant inévitable –, elle se heurte à un problème de fond. Cette hypothèse suppose en effet que c’est en approfondissant le mouvement de pensée propre à Merleau-Ponty que l’on va retrouver la différence entre le langage et la perception. La difficulté réside dans le fait qu’il semble possible d’interroger, non seulement la fidélité de Merleau-Ponty à son propre projet, mais ce projet lui-même. Ne pourraiton pas considérer, notamment, que la philosophie merleau-pontienne est animée de manière souterraine par l’idéal d’adéquation même dont elle entend se départir? En effet, en recherchant une vérité plus profonde, Merleau-Ponty ne cherche-t-il pas à penser dans l’être le même et le différent dont le constat se fait pour nous au niveau du langage, dans nos différents actes de parole, et donc en quelque sorte à rechercher entre l’Être et le langage une adéquation fondamentale? Nous atteignons ici une difficulté supplémentaire: car, si l’on pose le problème en ces termes, il est bien clair que tout ce qui peut être objet de réflexion philosophique ne le devient que sous la forme que lui donne n°10, pp. 11-28; repris dans Lavielacunaire, Paris, Vrin, 2011, pp. 11-28. La critique de cette indistinction du monde et du sujet se trouve également faite par R. Barbaras dans «La perception et le mouvement vivant», dans Ledésiretladistance, Paris, Vrin, 2008, pp. 105 sq. Nous la développons plus loin. 2 C’est par exemple la proposition de F. Robert, qui considère que «si, au moment du Philosopheetsonombre, cette conception du sensible demeure énigmatique, […], c’est sans doute que manque encore la pensée d’une différence entre le sujet qui fait l’expérience du corps propre – sujet qu’est aussi autrui – et le monde: l’élaboration, à partir de l’analyse du mouvement, du concept de Soi, dans les Notesdetravail du Visibleetl’invisible, devra permettre de dégager cette différence, non encore explicite dans Lephilosophe etsonombre, lorsqu’il s’agit de mettre en place une ontologie de la chair, de réhabiliter le sensible, au risque d’effacer les différences qui appartiennent en propre au Sensible, et notamment cette différence entre le Soi et le monde.» (Phénoménologieetontologie, op. cit., pp. 281-282).

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le langage, ou la forme qu’il prend lorsque nous en parlons. Comme le souligne Merleau-Ponty lui-même: «Après tout, les questions ont lieu dans le langage.3» Doit-on en déduire que toute réflexion sur l’être est vouée à la naïveté, ou à une forme d’idéalisme rémanent? Ou, si le langage doit nous permettre de parler de ce qui est, est-ce à dire qu’il faut penser un écart entre les mots et l’être? Si oui, de quelle forme? C’est le problème métaphilosophique touchant au rapport entre notre langage et le réel que nous allons devoir aborder dans le second temps de ce chapitre. En recherchant les raisons de la recherche merleaupontienne d’une vérité plus profonde, nous allons devoir confronter le regard que porte Maurice Merleau-Ponty sur l’objet de la philosophie à la méthode défendue par John Austin. Comment penser précisément la différence entre le langage et le réel? Le problème est vertigineux mais, comme nous le verrons, Merleau-Ponty et Austin nous ont fourni de quoi identifier deux positions méthodologiques distinctes, soutenues par deux conceptions divergentes de ce en quoi peut consister le «langage ordinaire». En recherchant le lieu réel de la différence entre le langage et le réel, nous allons ainsi être amenée à dire où se trouve, selon nous, le lieu réel de l’écart entre philosophie du langage ordinaire et phénoménologie. I. LA DIFFÉRENCE MANQUANTE DU DERNIER MERLEAU-PONTY L’une des caractéristiques majeures de l’ontologie élaborée par Maurice Merleau-Ponty est que la négation y est introduite au cœur de l’Être et entremêlée à la positivité. Or, comme nous l’avons analysé dans le chapitre précédent, si l’on veut rendre compte d’une différence entre le symbolisme du langage et le symbolisme du corps, éclaircir «le bouleversement qu’introduit la parole dans l’Être pré-linguistique4», il ne suffit pas que l’Être en général soit plié, mais il faut qu’il y ait une non-coïncidence de principe entre la parole et le perçu. La difficulté est qu’on peut juger que Merleau-Ponty n’est pas parvenu à retrouver cette négativité propre au langage, ou qu’en tout cas, il n’en avait pas trouvé les moyens au moment de son décès. Cet échec montre à nos yeux que la façon dont Merleau-Ponty a introduit la négativité dans l’Être est en quelque manière fautive. Dans cette partie, nous allons entreprendre d’isoler ce qui peut précisément être incriminé dans le procédé employé 3 4

VI, p. 129. VI, p. 252.

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par Merleau-Ponty, et les conséquences qu’il convient d’en tirer relativement à l’entreprise philosophique de notre phénoménologue. Comme nous allons le voir, c’est la question de la nature de son intentionalisme que nous allons être amenée à reprendre.

1. Le manque d’un manque chez le dernier Merleau-Ponty a) Lechiasmeenquestion La réforme ontologique de Merleau-Ponty est motivée par deux intentions philosophiques qui ne sont que partiellement superposables: il s’agit d’une part de rendre compte du caractère naturel de la raison, et donc du fait que l’interrogation, la réflexion est un mode d’être de l’Être, mais d’autre part de prendre acte de ce que montre l’expérience du chiasme, c’est-à-dire de l’indistinction fondamentale du sujet et du monde qui s’y révèle aux yeux de Merleau-Ponty. Notre thèse est que MerleauPonty peine infine à isoler une négativité propre au langage à cause de la manière dont il entrelace l’invisible et le visible, le silence et le sensible, et donc dont il interprète l’expérience du chiasme. Une erreur proprement phénoménologique serait la cause de sa difficulté épistémologique. Renaud Barbaras a mis en exergue que la dernière philosophie de Merleau-Ponty, malgré sa profondeur presque stupéfiante, n’allait pas sans quelques insuffisances, et qu’elle souffrait notamment du fait qu’en réalisant sa lecture du chiasme, Merleau-Ponty «oubli[ait] la phénoménologie pour rendre possible sa radicalisation ontologique», et même qu’il l’oubliait «deux fois5». Rappelons-le, l’argument majeur de la lecture merleau-pontienne du chiasme est fondé sur le constat, semble-t-il incontestable, qu’on ne peut se toucher touchant, ni se voir voyant. Comme l’écrit Merleau-Ponty dans cette formule déjà citée: «Ce que je vois de moi n’est jamais exactement le voyant, en tout cas pas le voyant du moment.6» Or, de cette invisibilité de la visibilité, notre phénoménologue déduit la thèse que mon expérience du sentant ne peut être distinguée de mon expérience du senti, que le sujet est pour moi impossible à distinguer du monde, qu’il en est indissociable. L’idée est que, comme je ne sens pas le sentant en tant que sentant, mais uniquement en tant qu’il constitue aussi un objet qui peut être senti, je ne sens le sentant qu’en sentant le senti, et donc 5 6

R. Barbaras, «Les trois sens de la chair», art. cit., p. 17. VI, p. 309.

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que mon expérience du sentant ne peut être distinguée de mon expérience du senti. Pour cette raison, Merleau-Ponty considère que la chair du monde et ma chair sont faites d’une même étoffe, et par là même que l’ensemble du monde, autrui compris, est prélevé sur ma chair, en constitue le prolongement indiscernable. Les implications de cette thèse, dont certaines ont été déployées dans notre précédent chapitre, sont considérables: c’est en particulier de cette inscription indistincte du corps sentant dans le monde que le monde gagne la vision, et mon corps la généralité, et c’est donc sur la base de cette interprétation du chiasme que Merleau-Ponty établit que toute perception est «anonyme» et «générale»7. C’est donc bien de cette interprétation du chiasme que procède l’universalité de la chair qui rendra ensuite, selon nous, impossible, la délimitation par Merleau-Ponty de ce qui fait la spécificité du langage. Le problème est qu’en déployant cette analyse, Merleau-Ponty oublie un aspect essentiel du phénomène qu’il décrit, ce qui semble d’autant plus caractéristique qu’il évoque cette dimension, et qu’elle lui cause donc manifestement une difficulté. Certes, «la réversibilité du toucher […] signifie que l’expérience du monde enveloppe par essence une appartenancefondamentale à ce monde8»: dans la mesure où l’expérience du chiasme montre qu’un objet peut être sujet et, en un sens, qu’un sujet est toujours aussi un objet, il est clair que la distinction du sujet et de l’objet est par là même brouillée. Dans les termes de Renaud Barbaras, cette expérience montre bien que «l’être est de part et toujours du côté de la phénoménalité9». Il pense cependant, et la nuance est considérable par rapport à l’analyse merleau-pontienne, que l’expérience du chiasme manifeste surtout que, lorsque je me touche moi-même, l’expérience n’est pasla même que lorsque je touche n’importe quel autre sensible du monde. Si la visibilité n’est pas visible, si la sensibilité n’est pas sensible, cela implique, non pas que la visibilité est répandue dans l’ensemble du visible, mais qu’elle y fait exception, ou en tout cas qu’elle y est singulièrement! Telle qu’elle se donne dans le toucher, la chair propre n’a rien de commun avec le monde objectif […]. Elle apparaît plutôt comme un mode d’être singulier qui lui fait face et ne peut être simplement inscrit en lui.10

7

Sur ce point, voir en particulier supra, ch. 7, II. 2. R. Barbaras, «Les trois sens de la chair», art. cit., p. 14. 9 Ibid., p. 20. 10 Ibid., pp. 17-18. 8

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De ce point de vue-là, l’expérience du chiasme montre qu’il y a une appartenance du sentant ou du touchant au monde, mais surtout que celle-ci est singulière. Notons du reste que Jacques Derrida comme Michel Henry reprochaient déjà à Merleau-Ponty la généralisation abusive induite par cette idée de «chair du monde»11. Il est étonnant de constater à cet égard que Merleau-Ponty lui-même semble avoir aperçu cette différence, comme lorsqu’il écrit par exemple que «la chair du monde n’est pas se sentir comme ma chair – Elle est sensible et non sentant12», ou encore qu’il y a un «hiatus entre ma main droite touchée et ma main droite touchante13». Comme l’écrit Franck Robert, «[i]l est donc essentiel que la réflexion sensible soit un échec, qu’en elle une distance, un écart, un hiatus persistent14.» Si MerleauPonty ignore ce fait, ou n’en tire pas toutes les conséquences, la raison en est donc plus profonde qu’une simple inadvertance, qu’un manque ponctuel de discernement: l’objection n’a pas seulement été ignorée, elle a été écartée. Renaud Barbaras pose de fait sur la confusion du concept de chair un regard sévère: selon lui, elle est suscitée par le fait que Merleau-Ponty reste tributaire des catégories qu’il entend dépasser et en particulier qu’il continue à penser l’appartenance du sujet au monde selon les termes objectivistes, et donc idéalistes, dont le chiasme montre au contraire l’insuffisance. Il semble en effet que, si Merleau-Ponty considère que ma chair et le monde sont faits de la même étoffe, la raison en est qu’il pense l’appartenance de l’une à l’autre en termes d’extension spatiale, comme le manifeste du reste la métaphore employée. [L]’affirmation de cette continuité enveloppe elle-même un présupposé quant au monde et quant au corps […]: le monde est une réalité objective, étendue dans l’espace et le corps un fragment de cette réalité, un morceau d’étendue, extrait de celle-ci parce qu’il en fait totalement partie.15

Or, rappelons-le, l’expérience du chiasme doit nous donner matière à repenser le rapport du sujet et de l’objet, du sujet et du monde en faisant apparaître l’appartenance du sujet au monde, et donc en mettant en exergue la nécessité de concevoir le sujet et le monde de telle sorte que cette appartenance soit possible et pensable – tel est bien l’objectif premier de 11

Cf. Jacques Derrida, Letoucher.Jean-LucNancy, Paris, Galilée, 2000, et Michel Henry, Incarnation,unephilosophiedelachair, Paris, Seuil, 2000, pp. 163-166. 12 VI, p. 298. 13 VI, p. 192. 14 F. Robert, Phénoménologieetontologie,op.cit., p. 292. 15 R. Barbaras, «Les trois sens de la chair», art. cit., p. 17.

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Merleau-Ponty, que résume ce célèbre mot d’ordre de L’œiletl’esprit: «[n]ous sommes le composé d’âme et de corps, il faut donc qu’il y en ait une pensée16». De ce point de vue, au moment où Merleau-Ponty interprète l’expérience du chiasme en présupposant entre le sujet et le monde une continuité d’ordre extensive, il reste tributaire des catégories que cette expérience devait pourtant amener à réinterroger. b) Unexcès«naïf»depositivité Le tort de Merleau-Ponty, au fond, aurait été de ne pas avoir été capable de penser l’appartenance sans la continuité. Mais si l’on considère les choses ainsi, ne pourrait-on pas dire que ce qui a manqué au phénoménologue français, c’est d’avoir négligé une négation ou, du moins, un écart – qu’il faut «creuser», nous dit Renaud Barbaras, «entre l’être du corps propres et celui des choses qu’il vise17»? Selon cette perspective, Merleau-Ponty serait lui-même en retrait par rapport à sa propre résolution d’introduire la négativité au cœur de l’être, de ne plus penser en tout cas l’être en termes positifs, positivité que charrie toujours, pourtant, son présupposé de continuité. Nous ne pouvons que souscrire de ce point de vue à cette interrogation relative au concept merleau-pontien de «chair»: En immergeant pour ainsi dire ma chair dans une chair générale, MerleauPonty ne demeurerait-il pas tributaire de la perspective qu’il veut écarter et ne ferait-il pas preuve d’une certaine naïveté?18

Fort significativement, et alors même que la réforme ontologique engagée par Merleau-Ponty consiste au premier chef à introduire la négation au cœur de l’Être, c’est donc une négation qui manque à Merleau-Ponty pour penser la chair. Il paraît logique, dès lors, et en tout cas inévitable, que cette négation escamotée au niveau de la description phénoménologique du chiasme manque encore lorsqu’il s’agit de rendre compte de la vérité et du langage. Que se passe-t-il en effet à ce niveau? Nous avons montré que, si l’on adopte les termes de la dernière ontologie de Merleau-Ponty, et en général de toute philosophie qui n’adopte pas une définition idéaliste du sens, il faut, pour rendre compte de la différence entre le vrai et le faux, qu’il puisse y avoir une évaluation de la différence entre ce qui est dit et

16 17 18

OE, p. 58. R. Barbaras, «Les trois sens de la chair», art. cit., p. 24. Ibid., p. 12.

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ce qui est perçu, qu’il existe donc un écart entre des écarts, ceux qui seraient considérés comme suffisamment petits pour être négligés et ceux qui seraient considérés comme trop grands pour l’être19. Or, alors même que Merleau-Ponty reconnaît en maints endroits le fait que l’être est empreint de négativité, si ma chair est infine confondue avec la chair du monde, le résultat est que tout ce qui est dit par un sujet est en fait, d’un certain point de vue, dit par le monde lui-même. L’écart entre ce qui est dit et ce qui est perçu est ainsi rabattu sur l’écart, polymorphe, constant, omniprésent si l’on veut, entre le monde et luimême, avec le fait qu’il n’est jamais identique à lui-même. Cette thèse rend finalement impossible de rendre compte de la différence, sur laquelle nous faisons fond dans nos vies, du vrai et du faux. Si l’on poursuit le raisonnement qui précède, la cause de cet échec pourrait en définitive être imputée à la «naïveté» qui entache le concept merleau-pontien de chair: cette naïveté serait cause du fait qu’il conserve de l’ontologie idéaliste plus de positivité et de continuité qu’il ne devrait, et qu’il néglige ce faisant l’écart, la différence qui pourrait lui permettre, non seulement de proposer une description de l’expérience du chiasme qui soit satisfaisante d’un point de vue phénoménologique, mais aussi de rendre raison de l’ordre propre de la raison et du langage ou, en tout cas, de ne pas rendre impossible que l’on en rende raison. En effet, si la distinction entre ma chair et celle du monde est reconnue, ma chair perd par là même l’anonymat et la généralité que leur confusion lui attribuait, toute perception cesse de receler en elle, comme une forme de science préliminaire, l’ensemble du monde, c’est-à-dire le monde en tant qu’il est un, qu’il est en ordre, qu’il est «universel» – selon une logique qui présuppose le «monde comme totalité donnée20» ou, pour le dire autrement, qui pense «l’autonomie de l’apparaître […] comme un élément prégnant de toutes les significations21». Finalement, il semble bien que l’on puisse soutenir que c’est parce qu’il confond ma chair et la chair du monde dans son analyse du chiasme que Merleau-Ponty présuppose en fait dans toute perception, contre ses propres exigences, une science déjà faite. Les problèmes affrontés dans Levisibleetl’invisiblerévèlent un indéniable résidu d’idéalisme dans la pensée du dernier Merleau-Ponty. 19

Sur cela, cf supra, ch. 7 III. R. Barbaras, «L’essence de la perception», dans Lavielacunaire, op.cit., p. 91. 21 R. Barbaras, «La perception et le mouvement vivant», dans Ledésiretladistance, op.cit., p. 107. 20

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2. L’origine du manque a) UnretarddeMerleau-Pontysursonpropremouvement? Une fois ce constat d’idéalisme réalisé, il convient de s’interroger sur ses causes. Nous pourrions considérer, par exemple comme Renaud Barbaras et Franck Robert22, que cette confusion du registre du langage et de celui de la perception, du sujet et du monde résulte d’un retard de Merleau-Ponty sur ses propres tentatives pour retrouver la différence entre les deux. Des ressources, disent-ils, se trouvent dans les quelques éléments d’analyse du mouvement que propose Merleau-Ponty. C’est par exemple la proposition de Franck Robert qui, après avoir mis en évidence les ambiguïtés de la philosophie de la perception du dernier Merleau-Ponty, considère que si, au moment du Philosophe et son ombre, cette conception du sensible demeure énigmatique, […], c’est sans doute que manque encore la pensée d’une différence entre le sujet qui fait l’expérience du corps propre – sujet qu’est aussi autrui – et le monde: l’élaboration, à partir de l’analyse du mouvement, du concept de Soi, dans les Notes de travail au Visible et l’invisible, devra permettre de dégager cette différence, non encore explicite dans Le philosophe et son ombre, lorsqu’il s’agit de mettre en place une ontologie de la chair, de réhabiliter le sensible, au risque d’effacer les différences qui appartiennent en propre au Sensible, et notamment cette différence entre le Soi et le monde.23

Ainsi, certains commentateurs trouvent dans la pensée du dernier Merleau-Ponty de quoi dépasser les catégories continuistes résiduelles qui affectent son analyse du chiasme, ou en tout cas les germes d’un argument permettant de ne pas sombrer dans «l’hylozoïsme24», mais de distinguer ma chair et celle du monde sans retomber pour autant – c’est bien sûr l’écueil inverse – dans le dualisme. Pour comprendre l’argument, nous pouvons analyser l’usage que fait Merleau-Ponty du concept d’intentionnalité. Pour Merleau-Ponty, celle-ci est avant tout, non pas le nom d’une solution, mais celui du 22 Voir respectivement R. Barbaras «La perception et le mouvement vivant», dans Ledésiretladistance,op.cit. et F. Robert, Phénoménologieetontologie, op.cit., pp. 283297. L’analyse de F. Robert se singularise par une appréhension plus positive de l’analyse du chiasme menée dans Le visible et l’invisible, où il voit un réel progrès par rapport à «Le philosophe et son ombre»; le primat qui y est accordé au toucher semble valoir pour lui comme un accent mis sur le mouvement, et le concept de Soi que celui-ci doit permettre. 23 F. Robert, Phénoménologieetontologie, op.cit., pp. 281-282. 24 VI,p. 299.

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problème que constitue à ses yeux le rapport entre l’âme et le corps. L’intéresse le fait qu’elle est le lieu d’une corrélation entre «perception intérieure» et «perception extérieure25», entre sujet et monde, qu’elle n’est apriorini idéaliste ni empiriste, qu’elle ne donne apriorila primauté à aucune des deux faces, aucun des deux plis de la perception, et qu’elle lui apparaît donc comme un outil pour penser leur «co-naissance»; pour comprendre en somme quelle est cette subjectivité qui perçoit autre chose qu’elle-même et quel est ce monde sur lequel toute perception m’ouvre, et que je ne peux donc connaître qu’ensemble. Or, pour cela, il faut ne faire ni de la conscience un produit du monde, ni – c’est le danger que présente initialement le concept husserlien – du monde le produit de la conscience26. De ce point de vue, le phénomène du chiasme apparaît comme l’un des pivots de la solution que MerleauPonty adopte à la fin de sa vie pour affronter le problème qui, pendant longtemps, se concentre chez lui autour du concept d’intentionnalité. Or, du point de vue de certains commentateurs, certaines des analyses développées par notre auteur lorsqu’il entreprend d’élucider la nature de l’intentionnalité auraient pu, une fois bien intégrées dans le cadre ontologique nouveau du Visibleetl’invisible, l’habiliter à penser adéquatement le chiasme. Pour penser l’intentionnalité en termes non idéalistes, Merleau-Ponty va en effet insister dès l’origine sur sa dimension corporelle, incarnée, motrice, et la reconduire à un être qui doit permettre que l’on dépasse la dualité du sujet et du monde, c’est-à-dire au corps et à son être-au-monde. Cependant, ce geste n’a jamais pu constituer qu’une première étape, car elle impose de se demander, pour éviter de passer de l’idéalisme au naturalisme, comment le corps peut être perceptif: Quelle est la dimension du corps qui est constitutive de la perception et qui, à ce titre, doit trancher sur le mode d’être des autres étants matériels? Quel est le propre du corps en tant qu’il donne lieu à une perception?27

Pour répondre à cette question, Merleau-Ponty s’est appuyé sur le phénomène du mouvement, suivant en cela les travaux de Goldstein et 25

Php, pp. 17-18. Sur l’usage merleau-pontien du concept d’intentionalité, voir en particulier A. L. Kelkel, «Merleau-Ponty et le problème de l’intentionalité corporelle. Un débat non résolu avec Husserl», art. cit , E. de Saint Aubert, Lescénariocartésien,op.cit., ch. 4; ou R. Barbaras, «Le vivant comme fondement originaire de l’intentionalité perceptive», art. cit. 27 R. Barbaras, «La perception et le mouvement vivant», dans Ledésiretladistance, op.cit., p. 108. 26

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Von Weizsäcker28, selon qui le mouvement manifeste, non un projet consciemment articulé, mais un savoir qui s’ignore et fait que mes gestes semblent s’adapter naturellement à ce que je touche, que le corps est dans le monde comme dans son monde. Comme l’écrit Merleau-Ponty dans L’œiletl’esprit: Il suffit que je voie quelque chose pour savoir la rejoindre et l’atteindre, même si je ne sais pas comment cela se fait dans la machine mobile. […] Tout ce que je vois par principe est à ma portée, au moins à la portée de mon regard, relevé sur la carte du «je peux».29

Grâce au mouvement, Merleau-Ponty entreprend donc de penser l’intentionnalité, non plus comme un «je pense», mais comme un «je peux». Pourtant, on retrouve dans ce champ de l’analyse le même problème que celui qui obscurcit l’analyse du chiasme. Car comment peut-on considérer que cette pensée de l’intentionalité comme motricité ou comme mouvement soit encore une intentionalité? Ne peut-on pas estimer que Merleau-Ponty rabat ici l’intentionalité sur le monde objectif? Y a-t-il encore une place, en somme, pour penser un corps subjectif, un «corps propre», tel qu’il prétend le penser? C’est l’objection que lui adresse par exemple Arion Kelkel: Le corps est-il cet organisme animé dont j’ai l’expérience à tout moment parce qu’il est lui-même un «Moi naturel» doté d’une intentionalité propre, ou bien plutôt est-il ce corps mien justement parce qu’animé d’une conscience spécifique? […] De quelque manière qu’on s’y prenne, on ne voit pas comment on pourrait faire du corps un sujet au sens propre du terme.30

Ce reproche nous est désormais familier: la conception du corps dont il est question ici est en effet contemporaine de ces moments, examinés dans le troisième chapitre, où Merleau-Ponty a tendance à penser le sens du perçu en termes naturalistes et donc excessivement déterminés31. Pour mener à bien le projet qui consiste à concevoir une intentionnalité non idéaliste qui ne soit pas un pur mouvement objectif, Merleau-Ponty doit 28 Cf. K. Goldstein, Lastructuredel’organisme,op.cit., et Victor Von Weizsäcker, Lecycledelastructure(«DerGestaltkreis»), trad. fr. Michel Foucault, Paris, DescléeDe Brouwer, 1958. 29 OE, p. 17. 30 A. Kelkel, «Merleau-Ponty et le problème de l’intentionalité corporelle. Un débat non résolu avec Husserl», art. cit., p. 31. 31 Nous avons déjà évoqué au début de notre troisième chapitre certaines des difficultés auxquelles s’est confronté Merleau-Ponty en tentant d’élaborer un concept adéquat d’intentionalité (voir supra, ch. 3, note 46, p. 158).

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donc montrer non seulement dans quelle mesure la perception est bien motricité, mais aussi en quel sens la motricité peut bien être perception. Comme le résume Renaud Barbaras: La compréhension de la perception comme donation d’une transcendance exclut de la concevoir comme une connaissance et exige de se situer au niveau, vital, de la motricité. Mais cette prise en compte de la motricité ne doit pas signifier le retour d’une conception qui insère le corps au sein d’une totalité objective et le coupe ainsi de l’intentionnalité.32

b) Unmouvementnonidéaliste? Tout l’enjeu est donc de penser la motricité comme sensibilité. Or, Levisibleetl’invisiblecontient l’esquisse d’une solution à ce problème dans une note très importante de mai 1960, intitulée «Toucher-se-toucher, voir-se voir, le corps, la chair comme Soi»; son titre, souligne Franck Robert, indique en effet que si une certaine conception du sujet, du sujet cartésien et husserlien est depuis longtemps rejetée par Merleau-Ponty, ce n’est pas pour renoncer à penser la spécificité du Soi à partir d’un certain rapport à son propre corps et au monde.33

Dans cette note, Merleau-Ponty commence en effet par insister sur l’invisibilité «de droit» que manifeste le chiasme – la chair comme Soi serait donc, contrairement à la chair comme monde, invisible en droit; il y aurait là un «vrai négatif34». Il rapporte alors cette négativité au fait «que Wahrnehmenet Sichbewegensont synonymes35», et il précise un peu plus loin: Pour élucider Wahrnehmenet Sichbewegen, montrer qu’aucun Wahrnehmenne perçoit qu’à condition d’être Soidemouvement. Le mouvement propre, attestation d’une chose-sujet: mouvement comme des choses, mais mouvement quejefais– Partir de là pour comprendre le langage comme fondement du je pense: il est au je pense ce qu’est le mouvement à la perception. Montrer que le mouvement est charnel – C’est dans le charnel qu’il y a rapport du Mouvement et de son «soi» (le Soi du mouvement décrit par Michotte) avec le Wahrnehmen.36

32

R. Barbaras, «Le vivant comme fondement originaire de l’intentionalité perceptive», art. cit, p. 685. 33 F. Robert, Phénoménologieetontologie, op.cit., p. 293. 34 VI, p. 302. 35 VI, p. 303. 36 VI, pp. 304-305.

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Le plus passionnant dans cette note réside dans le fait que l’élucidation de l’identité de la perception et du mouvement n’y engage aucune confusion des choses et du sujet: le mouvement considéré est seulement «comme des choses», c’est le mouvement «que je fais» en tant que je suis pour moi-même «zéro de mouvement37». Le mouvement semble donc bien être ici le mouvement d’un Soi, un «mouvement propre». Néanmoins, puisque Merleau-Ponty précise que ce mouvement est «charnel», cette élucidation se fonde sur le fait, attesté par l’expérience du chiasme, que le sujet appartient au monde. Or, si le sujet est interne au monde, qu’il lui appartient tout en étant singulier, ou en tout cas spécifique, le sujet n’existe que comme pli dans le monde, et donc comme négativité: la subjectivité n’a de sens dans ce contexte que comme une certaine ouverture, un écart dans l’être, écart et ouverture par ailleurs attestés ou expérimentés dans la perception38. En outre, comme le présente Renaud Barbaras à la suite d’Aristote, «se mouvoir, c’est ne pas être ce que l’on est (ou était), c’est être toujours au-delà et donc en-deçà de soimême39»: la capacité du sujet à se mouvoir est donc une capacité à être et ne pas être lui-même à la fois. La conséquence en est que le Soi à l’œuvre dans le mouvement est de même nature que celui qui est à l’œuvre dans la perception – dans les deux cas, il s’agit d’une ouverture, d’un écart –, et donc la capacité du sujet à se mouvoir ne fait qu’un avec sa capacité à percevoir, c’est-à-dire avec sa sensibilité. Ce qui permet cette conclusion est une thèse fondamentale, qui vise à prendre la mesure de ce qu’exige la sortie hors de la conception «idéaliste» de l’être: si l’on veut éviter de retomber dans cesse d’une positivité à l’autre, il faut cesser de penser la négativité comme une positivité en creux, mais considérer qu’«auseindel’“ilya”,iln’yadenégativité que comme mobilité40». Il s’ensuit que la négativité dont le chiasme manifeste qu’elle est le seul sens d’être possible de la subjectivité, et de la sensibilité qui lui y est corrélative, n’est pensable que comme mobilité – sensibilité et motricité se trouvent finalement confondues. C’est cette union qui se trouve réalisée effectivement, souligne alors Renaud 37

VI, p. 303. L’élucidation du sens de cet écart, de cette différence qui constituerait la subjectivité, est l’une des lignes de fond de l’œuvre de Renaud Barbaras, qui écrit par exemple dans l’Introductionàunephénoménologiedelavie(op.cit.): «l’homme ne diffère pas de la vie, mais au sein de la vie» (p. 234), puis précise «La différence humaine doit avoir le statut d’une négation ou d’une privation» (p. 235). 39 R. Barbaras, «La perception et le mouvement vivant», dans Ledésiretladistance, op.cit., p. 108. 40 Ibid. 38

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Barbaras, dans ce que l’on nomme le désir, qui prend ainsi une importance considérable dans la poursuite du mouvement phénoménologique initié par Merleau-Ponty. Pour résumer ce raisonnement complexe, que nous n’avons pu que schématiser, et dont la justification exigerait évidemment des développements bien plus conséquents41, la thèse dont nous rendons compte ici soutient que l’on trouve dans quelques notes du Visibleetl’invisibledes éléments importants pour penser de manière non idéaliste le sujet et le monde, et la relation entre eux: le concept de «mouvement propre» et l’insistance mise sur la dimension charnelle de celui-ci y esquisseraient en effet la conception philosophique selon laquelle le mouvement, en tant qu’il est propre au vivant, et donc au sujet, mais néanmoins perception, et donc ouverture au monde, constituerait un concept adéquat pour penser une relation entre le sujet et le monde qui ne les confonde pas, une distinction du sujet et du monde qui ne les sépare pas. Le mouvement, en tant qu’il est sensible, serait donc la clé du «problème de l’âme et du corps» que Merleau-Ponty aurait entraperçue sans avoir pu véritablement l’employer. c) Lamotivationdel’ontologie La solution que nous venons de présenter s’expose cependant, nous semble-t-il, à une objection ou, plus précisément, à une interrogation portant sur ce qu’elle peut ou non laisser intact du projet philosophique merleau-pontien. Notre question, pour le dire clairement, se résume en ces termes: si l’on doit s’affranchir de ce qui reste d’idéalisme chez Merleau-Ponty, dans quelle mesure suffit-il, ou non, de retrouver la distinction entre le monde et le Soi à partir des linéaments d’analyse du mouvement qui se trouvent dans le Visibleetl’invisible? Ou encore: à quelles extrémités ces retrouvailles doivent-elles nous entraîner? Il semble en effet nécessaire de s’interroger sur le sens que l’on peut, ou que l’on doit conférer à une recherche ontologique suscitée par le souci, pour reprendre les termes de L’œil et l’esprit, de «penser» «le composé d’âme et de corps» que «nous sommes»? Quels présupposés animent ce sentiment de nécessité philosophique? Tel qu’il se présente dans les cours sur la Nature (qui en constituent la première manifestation visible), l’ensemble du geste ontologique merleau-pontien procède d’une préoccupation: mettre la conception de 41 Il nous semble en effet qu’en un sens, l’explicitation de ces arguments exigerait en réalité que l’on parcoure l’ensemble de l’œuvre propre que déploie Renaud Barbaras depuis plus d’une dizaine d’années.

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la nature et de l’être au niveau (négatif, en l’occurrence) des acquis de sa conception diacritique du sens, dont l’élaboration fut elle-même motivée, rappelons-le, par le souci de ne pas isoler «l’ordre ambigu de l’être perçu42» au sein d’un univers qui resterait par ailleurs pleinement déterminé. Pour le dire schématiquement, l’ambiguïté ayant été repérée dans l’être à l’occasion de l’étude de la perception, il a fallu pour Merleau-Ponty prendre la mesure progressivement de l’ampleur de la réforme que cette observation exigeait, actualiser en somme petit à petit la philosophie du langage et l’ontologie pour les adapter à cette nouvelle donne, placée sous le signe de l’écart43. Il rappelle dans Levisibleetl’invisible: Notre but est de montrer […] que l’échec de la psychologie «objective» est à comprendre, – conjointement avec l’échec de la physique «objectiviste» –, […] comme un appel à la révision de l’ontologie, au réexamen des notions de «sujet» et d’«objet».44

Mais il y a là un paradoxe. Car si c’est bien le motif de l’écart et ses succédanés (que sont la Gestalt, le diacritique, la différence, le silence…) qui dominent la philosophie merleau-pontienne, l’impulsion originelle, qui explique que ce motif ait été transféré d’un domaine à un autre pour finalement venir régner sur l’ontologie, provient d’une recherche – très singulière il est vrai – d’adéquationentre le langage et le réel. Précisonsle immédiatement: en un sens, cette recherche est consubstantielle à toute réflexion authentiquement philosophique qui, comme Merleau-Ponty le proclamait déjà au début des années 50, doit refuser de sombrer dans l’«équivoque» et de «subir l’ambiguïté45». Le but, dit-il encore dans Le visible et l’invisible, est de «sortir de la confusion où nous laisse la philosophie des savants.46» En philosophie, il s’agit évidemment de bien penser, et donc d’adopter les concepts adéquats à son objet. Comme l’écrit par exemple Renaud Barbaras à la fin du chapitre consacré à «L’essence de la perception» dans Ledésiretladistance, résumant très bien la tâche que se sont assignée tant Edmund Husserl que Maurice Merleau-Ponty en faisant œuvre phénoménologique: La tâche d’une philosophie de la perception n’est donc pas de tenter de s’approprier la perception à partir des catégories dont elle dispose mais

42

VI, p. 40. Cette présentation permet d’expliquer le caractère absolument transversal du concept de Gestaltdans la philosophie merleau-pontienne. 44 VI, pp. 40-41. 45 Elogedelaphilosophie, p. 14. 46 VI, p. 46. 43

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plutôt de se laisser réformer à son contact; elle ne doit pas tant penser la perception que penser selonelle.47

Ainsi, il nous semble que toute philosophie qui prétend être clarificatrice partage cet idéal d’adéquation minimum: penser selon ce qui lui semble être la pierre de touche de la pensée: le monde, le réel, l’expérience… le choix du terme est évidemment déterminant. Nous ne faisons d’ailleurs là que reprendre un thème récurrent de la réflexion méthodologique sur la phénoménologie, qui se trouve abordé par exemple dans Levisibleet l’invisible, lorsque Merleau-Ponty s’interroge sur l’idéal qui doit guider sa «description». Mais une objection se dresse naturellement: dans Le visibleetl’invisible, Merleau-Ponty ne soutient-il pas, à l’opposé de ce que nous venons d’avancer, que la philosophie «reste question48», c’est-à-dire qu’elle ne peut être ni «connaissance» ni «prise de conscience49», mais qu’elle doit être surtout, comme notre vie, «interrogation continuée50»? Selon nous, le paradoxe se situe précisément ici: car pour quelle raison la philosophie doit-elle, selon Merleau-Ponty, rester question? Elle ne peut attendre ni recevoir de réponse, souligne-t-il, «parce que le monde existant existe sur le mode interrogatif51». Mais la thèse selon laquelle la philosophie est fondamentalement interrogation procède donc de la description stricte du rapport au monde, qui, comme il l’avait rappelé quelques pages auparavant, est fondamentalement «ouverture». Cela se trouve explicité particulièrement clairement dans ces pages, présentées en annexe au manuscrit principal, où Merleau-Ponty indique que Tout ce que nous avancerons doit provenir […] de ce monde présent qui veille aux portes de notre vie, et où nous trouvons de quoi animer l’héritage, et, s’il y a lieu, le reprendre à notre compte.52

Ce «monde présent», Merleau-Ponty le caractérise aussi par les termes d’«être brut53». Or, le «reprendre à notre propre compte», c’est aussi «revenir à la foi perceptive54», qu’il définit en ces termes: Pour nous, la «foi perceptive» enveloppe tout ce qui s’offre à l’homme naturel en original dans une expérience-source, avec la vigueur de ce qui 47 48 49 50 51 52 53 54

R. Barbaras, Ledésiretladistance, op.cit., p. 29. VI, p. 134. VI, p. 135. VI, p. 137. Ibid. VI, p. 207. Ibid. Ibid.

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est inaugural en présent et en personne, selon une vue qui, pour lui, est ultime et ne saurait être conçue plus parfaite ou plus proche, qu’il s’agisse des choses perçues dans le sens ordinaire du mot ou de son initiation au passé, à l’imaginaire, au langage, à la vérité prédicative de la science, aux œuvres d’art, aux autres, ou à l’histoire.55

L’ontologie, mais aussi la conception de la philosophie merleaupontienne proviennent donc d’une «expérience-source», offerte à l’homme non exactement dans la perception (concept entaché d’objectivisme), mais dans la «foi perceptive». Il faut assurément prendre en considération que ces développements font partie d’un texte qui fut manifestement destiné à être remplacé par le chapitre intitulé «Interrogation et intuition» – Claude Lefort nous l’indique56 –, mais ce dernier contient la même idée, et la même référence à «l’expérience» et à «l’être brut» comme étant ce à quoi la philosophie doit revenir pour éviter tout idéalisme: C’estdoncàl’expériencequ’appartientlepouvoirontologiqueultime, et les essences, les nécessités d’essence, la possibilité interne ou logique, toutes solides et incontestables qu’elles soient sous le regard de l’esprit, n’ont finalement leur force et leur éloquence que parce que toutes mes pensées et les pensées des autres sont prises dans le tissu d’un seul Être.57

Finalement, il semble indéniable que l’ontologie prend ici sa source dans une expérience à laquelle la philosophie doit être fidèle. De quelque manière qu’on le pense, il nous semble que se manifeste là un certain idéal d’adéquation avec l’expérience, ou du moins de fidélité à son égard, fidélité ou adéquation dont Merleau-Ponty démontre indéniablement la vanité si on les conçoit comme devant être totales, pleines, sans silence, sans équivocité, mais qui, malgré tout subsistent à titre d’idéal, et entraînent avec elles une nouvelle conception de «la science» et de «l’objectivité58». Certes, Merleau-Ponty critique sans ambiguïté l’idéal de la «coïncidence», il indique que «les difficultés de la coïncidence ne sont pas seulement des difficultés de fait qui laisseraient intact le principe59», mais ces formules, si elles expriment bien le refus d’un certain idéal d’univocité et de coïncidence, à l’aune duquel les réponses toujours partielles de la 55 56 57 58 59

VI, pp. 207-208. Voir la précision de Claude Lefort dans VI, p. 205. VI, p. 146. Nous soulignons. VI, p. 155. VI, p. 163.

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phénoménologie apparaîtraient lésées ou insuffisantes, doivent être mises en correspondance avec ces passages où notre auteur élabore très explicitement unidéaldecoïncidencealternatif: Ce qu’il y a, ce n’est pas une non-coïncidence de principe ou présomptive et une non-coïncidence de fait, une vérité mauvaise ou manquée, mais une non-coïncidence privative, une coïncidence de loin, un écart, et quelque chose comme une «bonne erreur».60

À la coïncidence parfaite de l’idéalisme, Merleau-Ponty substitue donc un idéal de «coïncidencedeloin», qui nous semble provenir tout droit de son recours à l’expérience comme source de toute phénoménologie (qui en est donc bien une). De ce point de vue, la réforme merleau-pontienne du concept de coïncidence manifeste deux choses: la subsistance du concept, d’une part, son action souterraine dans la phénoménologie merleau-pontienne d’autre part. De fait, dans le cours que Merleau-Ponty consacre à Descartes à la toute fin de sa vie, le passage d’une évidence à une autre61, et donc la recherche d’une nouvelle évidence, autre nom de la «véracité plus profonde» déjà évoquée, se distinguent nettement: Il y a plus profond que l’évidence de fait. Recherche, non plus d’une méthode «utile» (Regulae), d’un emploi sage de la vision humaine, mais d’une véracité au cœur des choses, d’une véracité de l’Être.62

Enfin, toute incertitude nous semble pouvoir être levée sur ce point par la constatation du fait que Merleau-Ponty lui-même présente le philosophe, en tant qu’il s’interroge sans fin, qu’il réitère sans cesse sa tentative pour décrire son contact silencieux avec l’Être, comme celui qui doit émettre, et croire en l’émission possible d’un «langage de la coïncidence63»: s’il est vrai que nous ne pouvons atteindre cette coïncidence par un dernier mot, on peut toutefois la réaliser par le fait même que l’interrogation n’est pas le produit de notre initiative, mais qu’elle constitue «le plus valable témoin de l’Être64».

60

VI, p. 164. Nous soulignons. On trouvera cette idée développée un peu plus longuement par C. da Silva-Charrak dans «Néant et invisible. L’interprétation merleau-pontienne de l’évidence», dans M. Cariou, R. Barbaras et É. Bimbenet (dir.), Merleau-Ponty aux frontières de l’invisible, op. cit., pp. 221-230. 62 NCF, pp. 224-225. 63 VI, p. 164. 64 VI, p. 165. 61

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3. Une coïncidence coupable a) L’adéquationcontrel’adéquation L’ontologie merleau-pontienne procède de la recherche d’une certaine «coïncidence», à distance, avec notre expérience. Du reste, il nous semble inconcevable qu’une authentique philosophie, qui ne se noierait pas dans l’équivoque, ne soit pas motivée, d’unemanièreoud’uneautre, par un tel idéal de coïncidence. Toute la question porte sur la forme que doit prendre cette coïncidence, et sur les exigences qui lui sont associées – en l’espèce, la diversité, comme l’obscurité, nous semblent être de mise. Quel rapport peut-on en effet tracer entre la thèse selon laquelle il subsisterait un idéal d’adéquation chez Merleau-Ponty et le fait que nous ayons mis en évidence au début de cette partie un manque dans son ontologie, et plus précisément le manque d’un manque, l’oblitération d’une différence entre ma chair et la chair du monde, et donc entre le sens de la perception et celui du langage? L’une des thèses majeures de l’ontologie merleau-pontienne est, nous l’avons souvent répété, l’introduction dans l’Être de l’écart dévoilé dans l’analyse du langage. Réaliser la «coïncidence à distance» qu’il appelle de ses vœux consiste ainsi, pour Merleau-Ponty, non pas exactement à chercher les mots ou les concepts justes pour dire ce qui est, mais plus précisément à chercher les concepts justes pour penser l’être en tant que cet être rend possible, ou manifeste, le langage. C’est l’être du langage (ou ce qu’il pense être tel) qui constitue ici le point de référence à l’aune duquel l’ontologie est élaborée, ce à quoi elle doit être adéquate. Mais alors, dans la mesure où la négativité propre au langage a été introduite dans l’Être, il paraît évidemment vain de vouloir restaurer ensuite la négativité du langage dans sa spécificité... Le souci de coïncidence qui dirige la réforme ontologique merleau-pontienne serait aussi la source de la confusion du sens perceptif et du sens linguistique; il expliquerait donc le fait que Merleau-Ponty ne parvient pas, selon nous, à rendre compte de la vérité en tant qu’elle s’oppose à l’erreur. En somme, la recherche d’une «véracité plus profonde» serait à proprement parler lacausedu fait que Merleau-Ponty ne parvient pas à penser la vérité en son sens usuel, le paradoxe étant que cette recherche d’une «véracité plus profonde» n’est nullement indemne de toute prédilection pour la coïncidence, mais s’en nourrit au contraire. Alors bien sûr, la substitution d’une «évidence» à une autre, de la «véracité de l’être» à «l’évidence de fait» a l’intérêt de dissoudre apparemment le problème de la vérité,

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celui du concept, celui du langage, etc. Merleau-Ponty le soutient encore lorsqu’il écrit par exemple dans Levisibleetl’invisible: Comme l’humanité (Menschheit) tout concept est d’abord généralité d’horizon,destyle– Il n’y a plus de problème du concept, de la généralité, de l’idée quand on a compris que le sensible lui-même est invisible, que le jauneest capable de s’ériger en niveau ou horizon65.

Ainsi, l’insertion du sens au cœur du sens, la pensée de ma chair comme étant chair universelle règle, évidemment, le problème de l’apparition du sens au niveau du langage, le problème de la métamorphose d’une parole située en parole universelle. Le problème est que, même si l’expérience qui joue ici le rôle de référent est une expérience linguistique, c’est-à-dire la parole en tant qu’elle existe (et qu’il faut donc en rendre compte), dans la mesure où il s’agit d’ajuster notre pensée et notre parole à cette expérience, la pensée de la chair universelle est non seulement dirigéevers l’élucidation de ce que en quoi peut consister la coïncidence du langage et de l’être, mais elle est motivéepar un idéal relatif à cette coïncidence, si bien que le problème de la juste conception du langage semble être moins au point d’arrivée de la réflexion qu’à son origine. Le fait que Merleau-Ponty ait évidemment conscience de cet écueil, et de ce cercle problématique, où ce qui devait être interrogé – qu’est-ce qu’une parole? – dirige nécessairement la réflexion – qu’est-ce qu’une parole sur une parole? – rend cependant notre analyse particulièrement difficile. En énonçant la thèse selon laquelle toute coïncidence est «à distance», Merleau-Ponty entend manifester qu’il n’est pas prisonnier de ce cercle, qui constitue en réalité un «tourbillon». Le problème est que, même si cette image semble venir s’apposer précisément sur le point délicat, l’analyse n’en est pas moins sous-tendue par l’idée que notre parole peut ne pas être ajustée à elle-même, et au réel en général, qu’il y a là un écart, et que cette évaluation suppose l’idéal d’ajustement qu’elle invite à modifier. Il est clair de ce point de vue que ce ne peut être qu’à l’aune d’un certain idéal de relation entre le langage et l’être que Merleau-Ponty juge – de manière peut-être de plus en plus visible au fil du temps – du langage tout d’abord, mais plus généralement par là-même de l’ensemble des phénomènes dont il traite. Le problème serait donc que, lorsqu’il s’agit pour Merleau-Ponty d’ajuster la parole à elle-même, de rendre la parole philosophique fidèle à l’être de la parole, perdurerait dans sa 65

VI, p. 286.

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pensée un souci de continuité entre l’être et la parole, relativement auquel la distance énoncée peut seule prendre sens. De ce point de vue, l’idéalisme rémanent dans son analyse du chiasme nous semble pouvoir être rapporté à un certain idéal de coïncidence entre langage et Être qui agit dans l’ensemble de son ontologie. b) Letourbillonquin’estqu’uncercle La circularité de cette démarche se fait jour de manière particulièrement claire dans le cours de 1959-1960 sur L’originedelagéométrie. Merleau-Ponty, rappelons-le, en identifie rapidement le problème central: «comment un sens peut-il surgir qui n’est pas renfermé dans les pensées d’un ou plusieurs hommes66?» Or, il donne à ce problème une réponse en forme de déplacement. Car le sens, affirme-t-il dans le prolongement direct de ses travaux sur la parole et le langage, ne peut surgir que dans des signes, il ne peut surgir que «sédimenté». Mais, cette sédimentation, cette incarnation, loin de le condamner à l’instantanéité, le rend au contraire immédiatement accessible à la «réactivation», elle assure sa généralité, et ce parceque la sédimentation du sens signifie qu’il n’existe que pris dans le monde aprioricommun qu’est le monde sensible: l’idée selon laquelle il faudrait que l’expression soit le moyen pour la pensée de conquérir la généralité à partir d’un état initial de subjectivité, de faire partager à d’autres un sens qui ne vaudrait à l’origine que pour soi, est irrémédiablement condamnée. Pour déplacer la question posée par Husserl, Merleau-Ponty poursuit dans une large mesure l’ensemble des travaux menés depuis la Phénoménologie de la perception pour élaborer une conception non idéaliste du sens, mais il réalise aussi un pas supplémentaire, puisque il refuse désormais l’idée que l’expression doive réaliser un quelconque «miracle», le rôle-clé étant joué par la thèse selon laquelle notre monde sensible est déjà commun. En 1960, il s’oppose ainsi à tout ce qui, dans les analyses de la Phénoménologie de la perception notamment, faisait signe vers l’idiosyncrasie du monde perçu par chacun, et semble prendre acte du fait que, s’il fonde le sens linguistique sur un monde perçu idiosyncrasique, il ne pourra jamais, quel que soit le pouvoir conféré à l’acte de parole, penser la généralité du premier. C’est la nécessité – dans la perspective merleau-pontienne – de conférer une forme de généralité au monde perçu lui-même qui est ici identifiée et thématisée.

66

NOG, p. 19.

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Certes, comme Étienne Bimbenet le met en exergue, il y avait déjà dans la Phénoménologie de la perception des éléments insistant sur le caractère commun de ce monde perçu, sur le fait qu’il constitue un «monde unique et intersubjectif67»: on y trouve notamment, nous l’avons analysé dans le chapitre 4, les premières analyses du pouvoir de la parole, mais aussi le motif de la «foi perceptive», qui doit déjà servir dans ce texte à assurer le caractère universel de notre perception singulière, à mettre au cœur du perçu le «coup de force» qui fait que l’homme singulier éprouve qu’il vit dans un monde commun68. Ces éléments sont cependant immergés au milieu d’autres analyses dont on peut considérer qu’elles sont contradictoires, ou non aisément compatibles avec eux. En 1960, il est clair qu’un certain tri a été réalisé dans les forces en présence. Merleau-Ponty, pourtant, semble s’y interroger encore, mais l’indécision même que manifeste la prudence de sa réponse est révélatrice du cercle que nous indiquons: [E]st-ce par l’horizon humain qu’on comprend le langage ou par le langage qu’on comprend l’horizon humain? Probablement: il n’y a pas à choisir.69

La solution proposée alors, si elle n’est pas authentiquement démontrée, correspond à la piste privilégiée par l’auteur jusqu’à son décès: «Sprache, Mensch, Weltsont “enchevêtrés”, “entrelacés”.70» Finalement, à lire les cours donnés par Merleau-Ponty lors des deux dernières années de son existence, il est clair que l’inscription de la généralité et de l’universel, et donc de la négativité propre au langage, au cœur du sensible était à ses yeux une ressource essentielle pour comprendre ce qui rend possible la généralité et l’universel propre au langage. En substituant une généralité, une vérité, une évidence, une coïncidence à une autre, Merleau-Ponty a rendu la première («l’évidence de fait») impensable, précisément parce que manque l’écart, où l’évaluation vient normalement se placer, entre ce que l’on dit et ce que l’on perçoit, le paradoxe étant qu’il semble avoir été guidé dans cette substitution par une précompréhension idéaliste de ce que la coïncidence exige. Ainsi, au lieu de rester dans le tourbillon linguistique comme il le souhaitait, Merleau-Ponty aurait reflué infinevers une entente idéaliste de l’être, dont le tourbillon devait 67

Php, p. 413. É. Bimbenet, «Une nouvelle idée de la raison: Merleau-Ponty et le problème de l’universel», dans M. Cariou, R. Barbaras et É. Bimbenet (dir.), Merleau-Pontyauxfrontièresdel’invisible, op.cit., pp. 51-66. 69 NOG, p. 45. 70 Ibid. 68

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pourtant l’extraire. La dimension – verticale, dans cette métaphore – du linguistique aurait été par là même perdue. c) Retoursurl’intentionalismedeMerleau-Ponty Ayant pris acte d’une survivance, dans la pensée du dernier MerleauPonty, d’une authentique recherche de coïncidence et la mesure des conséquences de cette recherche, il nous semble que nous pouvons en tirer des conclusions quant au problème que nous avons ouvert à la fin de la première partie: de quel type est l’intentionalisme de Merleau-Ponty? Doit-on considérer que Merleau-Ponty confond l’ordre du perçu et celui du langage? Nous l’avions vu, le cœur de la critique austinienne du silence des sens porte sur le concept de «contenu», c’est-à-dire sur l’idée que le sens de la perception, ce qu’elle nous donne à percevoir, quel que soit le terme employé pour le dire, est en quelque manière déterminé. Or, si Merleau-Ponty conçoit bien un sens de la perception, cette accusation semble ne pas pouvoir porter sur lui dès lors que, nous y sommes revenue à maintes reprises, il refuse avec véhémence toute idée de détermination du sens du perçu, et insiste au contraire sur l’ambiguïté de l’ordre du perçu. Il nous semble cependant que le reste d’idéal de coïncidence «continuiste» que nous venons de mettre au jour impose de complexifier cette réponse. Car cet idéal, dans la forme qu’il prend dans Levisibleetl’invisible en tout cas, ainsi que dans les cours de la même époque, a pour résultat que Merleau-Ponty introduit dans l’Être les écarts qui sont le propre du langage. Or, puisque les identités ne peuvent jamais être chez MerleauPonty, comme chez Austin du reste, que des différences entre des différences, des écarts entre des écarts, introduire dans l’Être des écarts qui sont le propre du langage revient à y introduire le même et le différent, ou ce qui en tient lieu dans la philosophie merleau-pontienne. De ce point de vue, il semble raisonnable de considérer que ce qui reste de détermination chez Merleau-Ponty, c’est-à-dire ce qui reste de coïncidence, se trouve pensé aussi bien au niveau de «l’être brut» du perçu qu’au niveau des significations linguistiques; dans cette perspective, Merleau-Ponty est donc victime, ou coupable, d’une confusion de l’ordre du langage et de l’ordre de la perception qui se traduit par le fait que la garantie de la vérité est mise, ou supposée, dans le perçu. À ce titre, on pourrait l’accuser d’une forme de conceptualisme très désidéalisée ou, peut-être plus précisément, d’une confusion apparentée entre langage et perception, au sens où elle procède d’une représentation similaire de l’adéquation qu’ils doivent manifester. Pour faire de Merleau-Ponty un conceptualiste à proprement parler, il faudrait que le geste conceptualiste puisse être identifié alors même que toute idée de garantie absolue, toute idée de détermination stricte est

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récusée. Cela nous semble délicat, et pourtant un geste théorique semblable, et déterminant, peut être identifié chez notre auteur dès lors que le tort originel du conceptualisme, du point de vue austinien, consiste dans le fait de dissoudre la prise de risque inhérente à tout acte de parole dans le risque plus diffus qui serait propre à la vie. L’on pourrait objecter: ce risque inhérent à tout acte de parole, ne procède-t-il pas de la faillibilité de l’existence humaine? D’un point de vue austinien, il est clair qu’il y a un rapport entre les deux. Et pourtant il nous semble essentiel que ces deux risques ne soient pas confondus, comme le manifeste le fait que la vérité estpossible et qu’il est parfois possible d’énoncer une affirmation vraie ou, pour le dire autrement, que la faillibilité de l’existence humaine n’impose pas que l’on s’interdise de le penser. Une telle conception suppose une différence, de droit sinon de fait, entre les possibilités d’échecs inhérentes à l’existence humaine et les possibilités d’échecs inhérentes aux affirmations. Que l’homme puisse toujours faillir n’implique pasqu’il ne puisse pas dire la vérité: cette thèse forte de la philosophie du langage austinienne, que nous avons essayé de démontrer dans notre troisième partie, révèle ici son importance considérable. De ce point de vue, la philosophie merleau-pontienne et le conceptualisme partageraient un même travers «uniformiste». Et le lieu où se déciderait la nature «uniformiste» ou non d’une philosophie serait celui-ci: les risques propres à chaque acte de parole sont-ils mêlés, confondus, avec les risques inhérents à toute action humaine? Le penser, c’est être «uniformiste», le refuser, c’est ne pas l’être. Le penser parce que la faillibilité propre à l’homme le condamne à ne jamais réussir tout à fait un acte de parole, c’est être «uniformiste» sur un mode sceptique. Le penser parce que l’on néglige la spécificité du risque inhérent à tout acte de parole sans considérer pour autant que la faillibilité humaine pose ici problème, c’est être «uniformiste» sur un mode rationaliste. Ce qui est remarquable, dès lors, est que, derrière Merleau-Ponty, c’est l’ensemble des auteurs qui affirment une certaine forme de continuité (qui est ici une continuité du risque, une continuité négative en quelque sorte, mais une continuité néanmoins) entre la vie, en tant qu’elle est perceptive, et le langage qui se trouvent rangés dans cette catégorie. Le geste qui semble sujet à caution chez Merleau-Ponty peut en effet être décrit comme le geste qui lui fait rechercher dans l’Être, en tant qu’il est perçu, des caractéristiques homogènes à celles du langage, et ce afin d’expliquer que le premier soit la source du second. Ce qui paraît suspect n’est bien sûr pas l’idée selon laquelle le langage serait produit par un être vivant et percevant, et que la vie perceptive devrait donc être telle qu’elle permette l’émergence, ou l’apparition

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de ce qu’on appelle le langage – cette thèse semble relever d’un constat tout à fait incontestable. Le problème réside dans les exigences que l’on associe à cette possibilité, et dans les conséquences que l’on croit pouvoir en déduire quant à ce qu’est l’Être, ou à ce qu’est la perception. En l’espèce, le tort de Merleau-Ponty nous semble être d’avoir introduit dans l’Être la négativité propre au langage, et d’avoir ainsi introduit entre les deux une continuité qui, nous semble-t-il, lui empêche ensuite de rendre compte des phénomènes. Cette continuité constitue donc un présupposé qui n’est pas exigé par la description des phénomènes qu’il entend décrire, ou des faits; c’est une survivance de l’idéal d’adéquation naïf que Merleau-Ponty critique, résidu qui serait donc la cause, infine, de ce qui, de sa philosophie, s’apparente aux excès conceptualistes. d) Quellecoïncidence? La philosophie merleau-pontienne est coupable d’un «uniformisme» qui semble tout aussi bien motiver le conceptualisme, et le concept de coïncidence qui anime son ontologie – et en fait toute sa dernière philosophie – semble être en cause. Quel problème pouvons-nous y déceler? Lorsque nous avons examiné la philosophie austinienne, nous avons admis que la thèse selon laquelle le langage doit correspondre au réel, qu’une affirmation vraie est une affirmation qui correspond au réel, est un truisme. La difficulté commence évidemment lorsqu’on entreprend de déployer cette thèse et de décrire plus précisément cette correspondance. Comme nous espérons l’avoir montré, Merleau-Ponty affirme, du fait de cette correspondance qu’il maintient malgré tout, une forme de continuité entre la négativité propre au langage et la texture de l’Être, son étoffe pour parler en ses termes. Son concept de correspondance, ou de coïncidence, induit donc une forme de continuité entre les termes qu’il relie. De ce point de vue, puisque la coïncidence est pensée par MerleauPonty comme «à distance», la vérité identifiée à une «bonne erreur», le problème nous semble pouvoir être rapporté au fait que ce nouvel idéal de coïncidence ne permet pas de distinguer la coïncidence de la noncoïncidence, la vérité de l’erreur, et induit par là même mécaniquement une confusion entre tous les types de comparaison. La confusion entre les termes de la relation de correspondance que sont le langage et le réel, ou le langage et l’Être, même si l’Être en l’occurrence est celui qui contient le langage, semble dès lors induite par leur mise en relation: les mettre en relation, c’est en effet affirmer entre eux un lien qui se diffuse, via la coïncidence floue de Merleau-Ponty, à l’ensemble de leurs caractéristiques, ce concept de coïncidence jouant le rôle de multiplicateur de liens, de propagateur de l’adéquation.

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On peut dès lors s’interroger: comment faut-il penser l’adéquation entre le langage et le réel, ou entre la parole et ce dont elle parle? L’extrême sensibilité de Merleau-Ponty aux problèmes méthodologiques de la philosophie nous a permis d’en prendre la mesure: cette question est redoutable dès lors qu’elle nous fait entrer dans une forme de cercle, où toute réponse, toute prise de position suppose nécessairement ce qui est en question. Il est remarquable de ce point de vue qu’en un sens, la position austinienne nous invite à refuser la question elle-même: car parler, souligne-t-il, ne suppose pas que l’on ne parle pas de l’être, et réciproquement, l’adéquation entre le langage et le réel n’est jamais un problème engénéral– nos mots parlent du réel, il n’y a pas de doute général à ce sujet. La question de l’adéquation du langage au réel est donc toujours locale, circonstancielle, ce qui n’empêche pas que l’on puisse lui apporter des réponses objectives. À ce titre, Austin récuse l’alternative (parler du langage ou parler du réel), et ce en proposant un autre modèle, où les conventions doivent assurer l’objectivité de l’adéquation du langage au réel sans qu’une continuité soit par ailleurs présupposée ou recherchée entre eux, sans que les différences énoncées par le langage ne soient donc projetées dans le réel. Pour ne se rendre coupable d’aucun type d’uniformisme, qu’il prenne la forme ultra-rationaliste du conceptualisme ou non, il faudrait donc penser l’adéquation, ou la coïncidence, de manière contextuelle et conventionnelle. À cette proposition, on peut opposer plusieurs objections. On peut s’interroger, d’une part, sur sa consistance. Alors que nous présentions la philosophie austinienne du langage et de la perception, n’avons-nous pas indiqué à plusieurs reprises des thèses qui semblent déroger à cette règle? N’avons-nous pas affirmé par exemple qu’Austin présuppose dans sa philosophie du langage que les états de choses sont aprioridifférents et que pourtant ils se ressemblent et se distinguent les uns des autres naturellement? Il écrit en effet dans «La vérité» cette formule – importante pour sa démonstration mais relativement surprenante si l’on se réfère à son habituelle sobriété métaphysique – selon laquelle le monde «manifest[e] (nous devons observer) des ressemblances et des différences (les unes ne pourraient exister sans les autres)71». Il précise en outre: [P]our qu’une affirmation soit vraie, un état de choses doit ressembler à d’autres, ce qui est une relation naturelle, mais il doit également y ressembler suffisamment pour mériter la même «description», ce qui n’est plus une relation purement naturelle. […] Je peux voir, au sens littéral, que des

71

«La vérité», p. 121/97.

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choses seressemblent, ou même se ressemblent «exactement», mais je ne peux pas, au sens littéral, voir qu’elles sont lesmêmes.72

Dans ces quelques lignes, Austin nous dit bien quelque chose du monde en tant qu’on le perçoit et il semble bien employer à son sujet les concepts de «même» et de «différent». Cela semble suggérer que le silence des sens, dans sa philosophie, n’est pas si assourdissant qu’on aurait pu le penser, qu’il n’est pas complet, puisqu’il n’empêche pas que des différences soient pensées, légitimement selon l’auteur, au sein du monde entantquenousle percevons. En réalité, précisons sans tarder qu’Austin affirme nettement la spécificité des ressemblances et des différences qu’il situe au cœur du monde par rapport aux catégories d’identité et de différence qui sont à l’œuvre dans notre langage. Les premières sont relatives, et ne permettent pas que l’on identifie aucune identité, alors que les secondes permettent de penser des identités: il y a dans le second cas une nette asymétrie, où la positivité (certes relative, mais réelle) de l’identité permet de trier entre les différents types de différences, alors que dans le premier cas, les différences s’additionnent, ou se confondent avec les ressemblances, l’écart étant partout de mise, et n’imposant aucun ordre prédéfini. Entre les différences du perçu et les différences du langage, il y a, souligne Austin, une nette différence de catégorie, que la lecture des formulations précédentes ne doit pas travestir. La conception austinienne peut cependant être soumise à un second type de critique. Elle suppose en effet de se satisfaire d’un recours aux conventions linguistiques, alors que celles-ci peuvent apparaître, d’un point de vue philosophique, comme un ferment de conservatisme73 ou, en tout cas, comme un obstacle à la créativité conceptuelle, ontologique, etc. L’appel aux conventions qui caractérise la philosophie austinienne de la vérité peut dès lors paraître suspect. On pourrait étendre à Austin cette critique que Merleau-Ponty, lors de la rencontre de Royaumont, adressa à Gilbert Ryle après son intervention: Est-ce qu’il admet qu’il y a de l’invention, en matière de pensée? Car il me semblait, en l’écoutant, que les cadres de la philosophie tels qu’il les avait tracés ne laissent pas de place à une fonction inventive.74 72

Ibid., note 2 p. 122/note 10 p. 98. La philosophie du langage ordinaire a d’ailleurs été soumise par Ernest Gellner à une critique célèbre, selon lequel la prétendue neutralité métaphysique de la philosophie du langage ordinaire était en fait le masque d’une doctrine politique et sociale d’un rigide conservatisme. Voir E. Gellner, WordsandThings.Acriticalaccountoflinguisticphilosophyandastudyinideology, Londres, Gollancz, 1959. 74 M. Merleau-Ponty, discussion qui suit l’intervention de G. Ryle sur «La phénoménologie contre the concept of mind», dans Cahiers de Royaumont (éd.), Laphilosophie analytique, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 94. 73

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Dans cette perspective, le silence des sens apparaît comme un silence où seules les conventions auraient le droit de s’exprimer, un silence qui ne serait imposé qu’aux voix nouvelles, réformatrices, aux paroles créatrices, à la parole parlante. Pour sa part, Merleau-Ponty refuse nettement de s’en tenir à ce que «nous disons», comme il le précise dans Levisibleetl’invisible: L’interrogation philosophique sur le monde ne consiste donc pas à se reporter du monde même à cequenousendisons, puisqu’elle se réitère à l’intérieur du langage.75

Si cette formule a l’intérêt de nous mettre en garde contre tout fétichisme linguistique, elle fait aussi apparaître une motivation du refus merleau-pontien – qui ne lui est bien sûr pas propre – du recours aux conventions: il y aurait un écart entre ce que «nous disons» du monde et ce que la philosophie a à dire. Or, cet écart lui-même implique une seconde thèse: si la philosophie a à dire quelque chose que nous ne disons pas, la raison en est que Merleau-Ponty présume une forme de rupture qui peut et doit être réparée, au moins en partie, entre l’être et ce que nous en disons, un écart entre voir et dire, où se trouve le lieu de sa philosophie. Nous l’avons souligné un peu plus haut: c’est parce qu’il présuppose que la parole rend mal compte d’elle-même qu’une nouvelle ontologie doit être élaborée. Or, il doit être remarqué qu’en apparence du moins, Merleau-Ponty rejoint ici une thèse très proche de celle d’Austin, qui insiste aussi – nous venons de le rappeler – sur la différence du voir et du dire. Comme l’indique la divergence de leurs conséquences respectives, ces deux thèses sont pourtant profondément hétérogènes. Il convient pour finir de rendre compte de cet ultime écart, qui constitue pour nous l’explication essentielle de ce qui sépare la philosophie merleaupontienne de la philosophie austinienne. II. QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE LES MOTS ET L’ÊTRE? UN DÉBAT MÉTAPHILOSOPHIQUE Si l’on s’interroge sur la réponse qu’apporteraient Merleau-Ponty et Austin à une même question portant sur la nature des relations entre le langage et l’être, il faut d’abord rendre raison de leur indéniable complicité sur un point déjà mis en évidence: pour l’un comme pour l’autre, le langage ne suppose pas que l’on s’extirpe de la réalité en faisant appel à 75

VI, p. 130. Nous soulignons.

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des idées intelligibles venues d’un autre monde, ou appartenant à un autre règne car, pour l’un comme pour l’autre, le langage est fait de signes tout à fait réels, qui sont employés par des corps qui émettent grâce à eux des paroles sensibles. Nos deux auteurs ont cela de commun qu’ils s’insurgent contre une certaine manière de déréaliser les signes, et l’usage que l’on en fait. Sans surprise, pourtant, cette complicité trouve rapidement ses limites: alors que pour Austin ce que l’on dit est simplement (si l’on veut) d’unautretype que ce que l’on perçoit, Merleau-Ponty, en introduisant sa philosophie dans l’écart entre voir et dire, marque entre l’être et ce que nous disons, entre le réel et le langage, non pas seulement une différence, mais une rupture. La forme que prend chez Merleau-Ponty le souci de la coïncidence serait donc assortie, sinon corrélée (c’est ce que nous allons devoir évaluer) à l’affirmation d’une distance, qui est la raison d’être à ses yeux de l’entreprise philosophique. Toute la question est donc de comprendre précisément en quoi cette thèse merleau-pontienne de la distance et la thèse austinienne de la différence sont dissemblables, et quel lien relie précisément cette dissemblance aux appréciations divergentes que l’un et l’autre font de l’idéal de coïncidence.

1. Le présupposé caché de Merleau-Ponty: la rupture de l’expérience et du langage Lorsque l’on s’interroge sur le rapport du langage et de l’être dans la dernière philosophie de Merleau-Ponty, ce qui domine la lecture est évidemment le fait que Merleau-Ponty y défend la thèse de l’entrelacement du langage, de l’homme et du monde: «Sprache, Mensch, Weltsont “enchevêtrés”, “entrelacés”.76» Or, il nous semble que cet entrelacement du langage et du monde, dont on a vu qu’il confinait à la confusion, est fondé, paradoxalement sans doute, sur un présupposé qui exile d’une certaine manière le langage du réel. a) Laphilosophien’estpasune«simplequestiondemots» Maurice Merleau-Ponty s’est exprimé à plusieurs reprises sur sa conception du rapport de la philosophie au langage, et cela fut l’occasion d’une critique à l’encontre de la philosophie analytique qui nous intéresse particulièrement en cela qu’Austin pourrait faire siens certains de 76

NOG, p. 45.

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ses motifs. Dans Le visible et l’invisible, tout d’abord, Merleau-Ponty part du constat que toute question et toute réponse philosophique sont faites en mots, et envisage ce qui constitue à ses yeux la position que prend la philosophie analytique sur ce problème: On peut donc être tenté de mettre au nombre des faits de langage la question philosophique sur le monde et, quant à la réponse, elle ne peut être cherchée, semble-t-il, que dans les significations de mots, puisque c’est en mots qu’il sera répondu à la question.77

Il explicite alors ce qui fait que la philosophie ne se résorbe pas dans une «analyse linguistique78», ou dans une «terminologie79»: le penser, c’est faire preuve d’une certaine naïveté quant au langage et supposer «que le langage a son évidence en lui-même80», et qu’à ce titre il «détien[t] le secret de l’être du monde81». Là contre, Merleau-Ponty réaffirme ce qui constitue le motto de sa conception du langage et insiste sur le fait que, contrairement à ce que pensent les «philosophies sémantiques82», le langage ne constitue nullement «une sphère de positivité parfaitement rassurante83», mais qu’au contraire, comme il l’explicite de nouveau quelques dizaines de pages plus loin, [c]’est l’erreur des philosophies sémantiques de fermer le langage comme s’il ne parlait que de soi: il ne vit que du silence.84

Le langage, souligne ainsi Merleau-Ponty, ne parle pas que de luimême, il n’est pas clos, mais il vit de notre vie, de telle sorte qu’en lui le visible et le vécu sont enroulés; corrélativement, la philosophie, loin d’être suscitée par de simples questions de mots et de «terminologie», est un langage «appelé par les voix du silence85», et constitue donc une émanation de l’Être même. Ainsi, comme le montre Emmanuel de Saint Aubert à partir de notes de travail inédites que notre auteur consacre à la philosophie analytique86, Merleau-Ponty reproche aux philosophies qui cherchent les solutions 77

VI, p. 129. Ibid. 79 Mss. B.n.f. vol. XVI f°105 verso (II) (Notes de préparation inédites du cours de 1958 sur le concept de nature), cité par E. de Saint Aubert, Versuneontologieindirecte, op.cit., p. 182, note 2. 80 VI, p. 129. 81 VI, p. 130. 82 VI, p. 165. 83 VI, p. 130. 84 VI, p. 165. 85 VI, p. 166. 86 Voir E. de Saint Aubert, Versuneontologieindirecte, op.cit., pp. 177-188. 78

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dans l’analyse du langage une négligence à l’égard de «la profondeur existentielle de l’interrogation87», c’est-à-dire une méconnaissance de la dimension d’appel qui lui semble propre au silence, de la profonde communauté de la vie qui m’anime et de la vie qui anime le langage philosophique. Au fond, chercher les réponses philosophiques dans l’analyse du langage, c’est ne pas considérer que «les contradictions sont réelles, non verbales88», ce qui montre bien par contraste que c’est la réalité de la contradiction, c’est-à-dire la réalité de ce qui suscite l’interrogation philosophique, et donc sa teneur existentielle, sa naturalité que défend au contraire Merleau-Ponty. De ce point de vue-là, il défend bien un ancrage du langage dans le réel contre ce qu’il appelle les «philosophies sémantiques», qui devraient donc leur nom, dans ses textes, à l’idée (fausse) selon laquelle la signification des termes constituerait un domaine à part, isolable. b) Lanouvelleontologieetlareconnaissancedel’entrelacs Ce qui motive la critique merleau-pontienne de la philosophie analytique est aussi ce qui motive sa critique de toute «philosophie pure», c’est-à-dire de toute philosophie qui prétend être telle, ainsi que de tout «réalisme», ces deux positions étant l’une et l’autre fondées selon lui, sans le savoir le plus souvent, sur l’idée selon laquelle le monde et le langage pourraient être étudiés ou élucidés séparément, alors même que leur appréhension ne peut être que conjointe, simultanée. Reconnaître cet ancrage serait donc la seule solution qui s’ouvre à la philosophie pour sortir des apories dans lesquelles l’idéalisme et l’empirisme conjugués l’ont plongée, de la crise diagnostiquée par Husserl à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale. Comme le résume Jenny Slatman: Tant que la philosophie se considère comme pure et ne veut pas reconnaître que sa prétendue pureté a des limites, elle reste en état de crise. Afin de sortir de la crise, il faut donc qu’elle cherche sa possibilité au-delà d’une philosophie pure.89

Du reste, Merleau-Ponty explicite dans son cours sur «La philosophie d’aujourd’hui» (qu’il donne en 1958-1959) qu’il construit son ontologie contre ces traditions philosophiques qui ignorent l’entrelacement du langage et du monde, et donc de la philosophie et du monde, et qui 87

Ibid., p. 180. Mss. B.n.f. vol. XVI f°105 verso (II), cité ibid, p. 182. 89 J. Slatman, L’expressionau-delàdelareprésentation.Surl’aisthêsisetl’esthétique chezMerleau-Ponty, op.cit., p. 53. 88

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de ce fait sont en situation de crise90. Cet élément apparaît notamment dans les premières lignes du cours: son objectif, commence-t-il par préciser, est la considération du tout et de ses articulations par-delà catégories de substance, de sujet-objet, de cause, i.e. métaphysique au sens classique. Dévoilement d’un type d’être autre que ceux-là, où réside ce qu’on appelle «matière», «esprit», «raison». Nous sommes au contact de ce type d’être par notre science et notre vie privée et publique.91

Le problème, souligne-t-il alors, est de sortir du silence (qui désigne ici, comme assez rarement chez lui, l’absence de parole), de trouver le moyen de dévoiler ce type d’être par le langage, mais sans prétendre l’isoler dans le langage, ce qui aboutirait à une réification artificielle des catégories de l’être. Cela, les philosophies précédentes n’auraient pas réussi à le faire. Merleau-Ponty poursuit en effet au sujet de «ce type d’être»: Mais, il n’a pas d’existence officielle: notre pensée «philosophique» reste spiritualiste, matérialiste, rationaliste ou irrationaliste, idéaliste ou réaliste quand elle n’est pas silencieuse. […] entre philosophie, au sens classique, appuyée sur catégories ci-dessus, et recherche concrète trop vite identifiée à la science – on ne voit pas place d’une philosophie comme ontologie interrogative, quoiqu’on ne se contente ni de philosophie classique ni de scientisme.92

Il est fort intéressant à ce titre que la critique contre cette double cible – s’enfermer dans le langage ou s’enfermer dans le monde, et donc dans le silence –, Merleau-Ponty l’oppose aussi aux trois seuls philosophes qui semblent, dans ce cadre en tout cas, bénéficier à ses yeux d’une forme de faveur, c’est-à-dire à Sartre, Husserl et Heidegger. Comme le montre Emmanuel de Saint Aubert, il leur reconnaît le mérite d’avoir refusé d’enfermer le langage sur lui-même, et d’avoir tâché de rendre la philosophie plus concrète, mais le résultat selon lui est que, du fait d’un manque de radicalisme, chacun de ces trois auteurs a proposé «à la philosophie un 90 On retrouve ces idées développées par E. de Saint Aubert, dans Versuneontologieindirecte,op.cit., pp. 162 sq., où l’auteur met en évidence ce qui, dans la réitération de la thèse de l’entrelacement, et dans le statut de ressource indépassable qui lui est attribué, relève d’un constant refus de toute séparation par Merleau-Ponty. Olivier Putois a développé les implications psychanalytiques de ce refus dans «Le sens de la perception. Le problème de l’intentionnalité dans la philosophie de Merleau-Ponty», Thèse de doctorat défendue le 19 décembre 2012, dirigée par J. Benoist, Université Paris 1 PanthéonSorbonne. 91 NCF, p. 37. 92 Ibid.

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domaine qui tend à être un domaine de silence93» – pour Husserl, la conscience; pour Sartre, l’attitude naturelle; pour Heidegger, l’être. À cet égard, la philosophie de chacun de ces trois auteurs pourrait être pensée selon le modèle du «labyrinthe», qui est «d’une complexité qui ne fait que simuler la confusion94», qui entrelace donc langage et monde de manière superficielle et conserve un domaine de l’être hors de portée des aléas du langage, ou prétend en tout cas pouvoir le faire. À ce modèle, Merleau-Ponty oppose celui de l’«hyperdialectique95», qui, dit-il, «est capable de vérité, parce qu’elle envisage sans restriction la pluralité des rapports et ce qu’on a appelé l’ambiguïté96»: l’hyperdialectique aurait ceci de juste que jamais l’interrogation philosophique ne s’y prétendrait détachée du monde dont elle émerge ni le monde dont elle parle détaché des conditions de sa description. Il est fort intéressant de remarquer que Merleau-Ponty prend la peine d’écarter une objection: cette dialectique «n’est pas pour autant le scepticisme, le relativisme vulgaire, le règne de l’ineffable97». Reconnaître l’ambiguïté indépassable de toute parole philosophique, souligne-t-il ainsi, ne revient pas à renoncer à tout dépassement des problèmes, à toute clarification, mais cela consiste à reconnaître qu’aucun dépassement n’est définitif, qu’aucune parole n’est totalement «désambiguïsée». En creux, cette précaution nous semble cependant révélatrice du fait que l’insistance merleau-pontienne sur l’entrelacs du langage et du monde dissimule bien une forme de scepticisme, qui se trouve peut-être en un lieu où on ne l’attend pas, mais qui tient au fait que, paradoxalement, en affirmant l’entrelacs du langage et du monde, Merleau-Ponty conserve un présupposé relatif à leur écart. c) Leparadoxalprésupposéd’unedifférenceentrelaparoleetl’expérience En effet, que présupposent les critiques que Merleau-Ponty adresse à ses prédécesseurs? En reprochant à la philosophie classique comme à Husserl, Heidegger ou Sartre de ne pas avoir situé la philosophie dans l’entrelacs du langage et du monde, Merleau-Ponty présume qu’il est 93 E. de Saint Aubert, Vers une ontologie indirecte, op. cit., p. 172. L’auteur se réfère alors à des notes contemporaines au cours sur la nature que nous venons de citer et relatives au grand projet ontologique de Merleau-Ponty, qui s’intitule alors «Être et monde» (cf. Mss. B.n.f. vol. VI; voir en particulier f°11 (D) et f°43 (29)). 94 Ibid., p. 172. 95 Ibid., p. 173. 96 VI, p. 127. 97 Ibid.

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possible de parler ou d’écrire sans se situer dans cet entrelacs. S’il est possible de simuler la confusion, c’est donc qu’il est possible de ne pas y être. De ce point de vue, l’insatisfaction envers «ce que nous disons» qui motive la philosophie merleau-pontienne présuppose que «ce que nous disons» puisse nepas être le discours de l’être même, ce qui implique, si l’on reprend à l’envers les déclarations d’intention du Visibleetl’invisible, que le philosophe pourrait être (puisqu’il souhaite ne pas l’être!) «l’organisateur» du langage et celui qui «assemblerait98» les mots. Le thème est d’ailleurs connu, mais l’inquiétude qui le sous-tend nous semble mériter d’être davantage relevée: la philosophie merleaupontienne se situe et déclare se situer dans l’écart entre voir et dire – et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles l’indistinction entre sens perceptif et sens linguistique que nous avons mise au jour nous semble constituer une faille de la philosophie merleau-pontienne depuis sa propre perspective… Pascal Dupond résume nous semble-t-il parfaitement les choses lorsqu’il écrit: Dans les derniers textes, l’interrogation philosophique ne s’inscrit plus dans une téléologie de l’esprit, elle n’accompagne plus la transcendance de la nature vers l’histoire, mais elle s’inscrit dans l’écart entre «voir» et «apprendre à voir», ou «voir» et «savoir», ou «voir» et «dire» (VI 18).99

Le problème, dès lors, n’est évidemment pas qu’une différence entre «voir» et «dire» soit affirmée – nos deux premiers chapitres avaient pour but d’en attester –, mais que l’interrogation philosophique, qui se mène «dans les mots» comme le dit Merleau-Ponty lui-même, prétend s’y inscrire. Or, cela signale qu’il ne conçoit pas ce qui distingue «voir» et «dire» comme une différence de catégorie, qui ne pourrait être ni amenuisée ni augmentée, mais comme un écart que l’on peut réduire (dans une certaine mesure du moins), un écart inessentiel, et donc une forme d’exil, de perte. La philosophie du langage développée par Merleau-Ponty a cela de remarquable que, tout en affirmant l’entrelacement (originaire, nécessaire, indubitable) du langage et du monde, tout en élaborant longuement la thèse, que nous avons rencontrée à maintes reprises, selon laquelle le langage et le silence ne forment pas alternative, elle semble conserver de la tradition qu’il critique l’idée qu’en un sens toute parole est, non pas seulement rupture avec le silence, mais trahison de celui-ci, que se fier au langage, 98 99

VI, p. 164. P. Dupond, Laréflexioncharnelle, op.cit., p. 126.

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à ce que nous disons, c’est nécessairement perdre contact avec le réel. Cela se manifeste par exemple dans le premier cours sur la nature, celui de 1956-1957, lorsque sont comparées la science et la philosophie: C’est ce qui est à la fois excitant et exaspérant chez le savant: il cherche des «prises» par où saisir le phénomène, mais il ne cherche pas à le comprendre. […] Le souci du philosophe, c’est de voir; celui du savant, c’est de trouver des prises. Sa pensée n’est pas dirigée par le souci de voir, mais d’intervenir. […] Mais dans cette tentative pour s’assurer une prise, le savant dévoile plus que ce qu’il voit en fait. Le philosophe doit voir derrière le dos du physicien ce que celui-ci ne voit pas lui-même.100

Dans ce texte, l’opposition entre science et philosophie est clairement induite par le présupposé qu’en cherchant à «saisir» le phénomène, à s’assurer une prise sur lui, on va cesser de le voir, ou le voir de manière insuffisante, et en tout cas perfectible, perfectionnement qui incombe à la philosophie, qui lui confère sa tâche. Bien sûr, cette opposition entre deux types de rapports au phénomène nous est familière: elle peut être ramenée à la distinction entre «parole parlée» et «parole parlante», mais il apparaît désormais que cette distinction n’oppose pas seulement une parole neuve et une parole sédimentée, mais que la sédimentation de la parole – qui, rappelons-le, est pourtant sa condition d’existence! – constitue aux yeux de Merleau-Ponty une source de trahison du sensible. Parler, c’est ne pas voir correctement; cette évaluation seule permet en tout cas de comprendre en quel sens le philosophe doit trouver un langage plus propice à la vision. Alors, bien sûr, la possibilité de la philosophie semble suggérer que la parole peut ne pas trahir le silence mais, d’une part, ce contre quoi est censée se dresser la philosophie montre la possibilité d’un dévoiement du voir par le dire, d’une infidélité de celui-ci à celui-là (dont on doit interroger les motifs et les variations), et d’autre part, cette infidélité ne peut jamais être tout à fait évitée, ou déjouée. Cela est tout à fait explicite dans le cours sur L’originedelagéométrie. Merleau-Ponty commence en effet par expliquer les difficultés de Husserl par le fait qu’il «cherche à exprimer l’Erleben, à faire parler le silence, à dire le non-dit101». De ce point de vue, Husserl ferait véritablement œuvre de philosophe parce qu’en écrivant, il chercherait, non pas à «coder une évidence disponible», mais à «la faire exister102», et il rencontrerait donc les difficultés que rencontre tout pionnier – il souhaite en 100 101 102

Nat, pp. 120-121. NOG, p. 12. NOG, p. 13.

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effet, glose encore Merleau-Ponty, «explorer le langage au-delà de sa destination usuelle qui est (Mallarmé) de dire ce qui va de soi, le familier103». Or, si l’on retrouve ici la distinction déjà mentionnée de la parole parlée et de la parole parlante, de la parole qui a pour objet «le familier» et de la parole proprement philosophique, qui est exploratrice, il apparaît ensuite que cette distinction a pour présupposé l’idée que la première parole n’est pas seulement superficielle, ou redondante, mais néfaste. Plus loin dans le texte, en effet, «la sédimentation» est qualifiée de «danger», cette mention étant assortie de l’explication «(tentation du langage)104». En outre, la possibilité d’éviter tout à fait ce danger, de rentrer de l’exil que semble alors constituer toute prise de parole est immédiatement refusée: à la question «peut-on tout réactiver?», il est répondu sans détour: «c’est impossible en fait (pouvoir fini de réactiver de l’individu et même du groupe de culture)105». L’on retrouve ici l’accent sceptique que prend parfois la philosophie merleau-pontienne. La sédimentation du sens du silence dans la parole est nécessaire à l’expression du sens linguistique, mais celle-ci implique pourtant qu’on s’en disjoigne. d) Unlangagedévitalisé Ainsi, pour énoncer les choses nettement, notre hypothèse est que la dimension sceptique de la philosophie merleau-pontienne est finalement due à une forme de coupure qui y est marquée entre la parole et l’expérience, comme si toute parole était en quelque sorte une sortie de l’expérience, ce qui montre une incapacité de la part de Merleau-Ponty, malgré les déclarations contraires, à intégrer véritablement la parole à la vie. Notre phénoménologue manifeste ici une forme de nostalgie paradoxale d’un langage pleinement vivant, qu’il nie au moment où il le regrette, ou qu’il regrette au moment où il le nie. Certes, Merleau-Ponty refuse clairement l’idée selon laquelle le langage serait «comme un écran106», mais il nous enjoint pourtant à prendre le langage «à l’état vivant ou naissant107», comme si le langage pouvait ne pas être en vie, comme s’il pouvait dépérir. Le langage peut être «le plus valable témoin de l’Être108», mais la formule est conditionnelle: il ne l’est que «sil’on 103 104 105 106 107 108

Ibid. NOG, p. 79. Ibid. VI, p. 164. VI, p. 165. Ibid.

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sait le ressaisir avec toutes ses racines et toutes ses frondaisons». Or, non seulement cette formule indique que le langage n’est pas toujours «le plus valable témoin de l’Être», mais surtout, comme cette ressaisie intégrale n’est jamais possible – Merleau-Ponty l’a dit lui-même –, elle signifie qu’il ne l’est jamais. Il y a là, nous semble-t-il, une prégnance forte du thème de l’adversité et de la résistance, qui constitue indéniablement «la matrice et la source secrète de la pensée109», mais qui, parce qu’elle est omniprésente, fatale, indépassable, tout en étant inextricablement mêlée à la créativité (ni l’une ni l’autre ne triomphant jamais vraiment), marque la philosophie merleau-pontienne d’un aspect intégralement diplopique, scepticisme et confiance mêlés. Ce langage «supralapsaire, en deçà du tragique et de l’espoir, et bien armé donc pour défaire leurs nœuds clandestins110», en somme, il nous semble que Merleau-Ponty ne l’a pas trouvé. Pour conclure sur ce point, il semble finalement que l’on peut (et que l’on doit) rapporter le souci merleau-pontien de la coïncidence, l’idéal d’adéquation qui anime sa philosophie, et les conséquences que nous en avons tirées, au paradoxal exil hors de la vie que la parole, chez lui, risque toujours d’infliger: s’il y a entre l’être et le langage une continuité que la philosophie doit penser, la raison en serait qu’il faudrait réparer ce que la parole dégrade, réunir ce que les mots séparent. Or, il nous semble que l’idée selon laquelle le langage peut mourir, ou s’user111 présuppose une conception qui considère encore les paroles comme des objets, ou des «solidpiece[s]ofproperty112» comme le dit Austin, qui connaissent l’usure, la dégradation, et sont par là même en quelque sorte palpables, circonscrits, déterminés. De fait, la manière dont MerleauPonty distingue le langage conventionnel du langage neuf présuppose une conception quelque peu rigide et encore excessivement objectiviste (et «réaliste» pour parler selon ses termes) des dites conventions et du sens qu’elles sont censées permettre d’exprimer. Le recours au concept de sédimentation pour penser le langage n’a-t-il pas en effet pour inévitable corollaire une dévitalisation (au moins partielle) de celui-ci, et pour 109 110

E. Alloa, Larésistancedusensible, op.cit., p. 18. Préface, dans S, p. 38. Dans le contexte original, Merleau-Ponty parle ici de

Sartre. 111 La formule de l’usure est récurrente dans la longue citation extraite des notes de travail relatives au projet sur «Être et monde» que reproduit E. de Saint Aubert, dans Versuneontologieindirecte,op.cit., p. 188. La note originale est extraite de Mss. B.n.f. vol. VI f°54 verso (6)-f°56 (10). 112 «Are There APrioriConcepts?», p. 40.

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conséquence qu’il ne soit pas rendu compte de la vitalité propre au langage? Paradoxalement, le silence ambigu de Merleau-Ponty est par làmême doté de frontières. Consolidé. Par contraste, il nous semble qu’Austin pense le langage comme un véritable pouvoir ancré dans le réel, et en aucune manière comme un risque de sortie de celui-ci, comme une puissance d’exil, et qu’est en cause dans cette différence entre nos deux auteurs le fait que la conception austinienne des paroles serait départie de tout objectivisme rémanent – ou en tout cas qu’elle en serait davantage affranchie que celle de Merleau-Ponty. Il y a pour lui comme pour Merleau-Ponty, il est vrai, des langages plus ou moins neufs, et différents usages du langage, mais cette variété est interne à la vie des hommes. Ces différents usages n’impliquent aucune mort, grande ou petite, et ils sont, de même que l’échec et la réussite, jugés à l’échelle de la vie humaine, et par là même l’un et l’autre réalisables. 2. Ce que peut le réel selon John Austin Seul resterait hors de la philosophie du siècle le positivisme logique des pays anglo-saxons et scandinaves. Il y a un langage commun à toutes les philosophies que nous venons de nommer; et par contre, touslesproblèmes conjointementsont,pourlepositivismelogique,non-sens. Le fait ne peut être ni masqué ni atténué. On peut seulement se demander s’il est durable. […] Une fois mis en ordre le champ apparemment clair des significations univoques, ne se laissera-t-on pas de nouveau tenter par le problématique qui est tout autour? Est-ce que précisément le contraste d’un univers mental transparent et d’un univers vécu qui l’est de moins en moins, la pression du non-sens sur le sens n’amènera pas le positivisme logique à réviser ses critères du clair et de l’obscur, par une démarche qui est, disait Platon, la démarche même de la philosophie?113

Merleau-Ponty adresse au positivisme logique une critique remarquable en cela qu’Austin pourrait en partie la reprendre à son compte. On lit en effet dans cette citation la critique du même amalgame que celui dont la dénonciation est au cœur de l’élaboration de la théorie austinienne des actes de langage: soutenir que dire, c’est faire, pour Austin, c’est en effet insister sur le fait que les échecs auxquels s’expose le langage ne sont pas d’un seul type, et en particulier qu’ils ne sont pas de l’ordre de la simple contradiction, ou du non-sens114. 113 «Partout et nulle part», dans S, pp. 197-198; cité par E. de St Aubert, Versune ontologieindirecte,op.cit., pp. 180-181. Nous soulignons. 114 Voir supra, ch. 5, I. 2. b).

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De ce point de vue, la philosophie austinienne semble bien correspondre au mouvement imaginé dans la citation précédente par MerleauPonty, lorsqu’il prévoit que le positivisme logique doit «se laisse[r] de nouveau tenter par le problématique qui est tout autour» des significations univoques et «réviser ses critères du clair et de l’obscur». Nous l’avons examiné, Austin rompt la dichotomie qui était censée permettre avant lui d’évaluer les affirmations («vrai» et «faux») et introduit dans le champ une plus grande complexité en mettant en évidence différentes séries d’échecs possibles, sur différents niveaux, de chaque acte de langage. Or, si en dénonçant l’alternative du sens et du non-sens, et la dichotomie du langage et du monde sur laquelle elle est fondée, MerleauPonty en conserve plus qu’il ne le voudrait, il nous semble qu’Austin la subvertit réellement. John Austin, en effet, nous y avons insisté à maintes reprises, accuse la différence entre le langage et la perception, entre le perçu et le dit: ce que l’on perçoit ne nous dit rien, il y a là, non pas un écart à combler, mais une différence d’ordre, de catégorie. Pour autant, la comparaison avec Merleau-Ponty nous donne l’occasion d’y insister, l’affirmation de cet écart n’implique aucun exil du langage hors de notre vie, de la parole hors de notre expérience. Un signe, et donc en fait un signe que l’on emploie, est quelque chose de tout à fait réel, qui permet de parler du réel, et d’y agir. a) Échantillonsetmodèles:lamétamorphosevide La ligne de fond de la pensée merleau-pontienne du langage, c’est ce problème qu’il a repris incessamment, sur lequel il est revenu sans cesse: comment une parole circonstanciée, énoncée en un lieu et en une occasion donnée, peut-elle être créatrice d’un sens général, qui peut être caractérisé comme étant vrai ou faux? À notre avis, nous l’avons déjà indiqué, si Merleau-Ponty a échoué à résoudre entièrement ce problème, la raison en est qu’il a conservé plus que ce qu’il projetait de la conception idéaliste du sens, qui fait du sens un objet, une positivité, et qui conçoit l’idée intelligible sur le même mode que l’objet sensible. Cette conception nous semble du reste manifeste dans les images employées par Merleau-Ponty qui, dans «Le langage indirect et les voix du silence», parle du langage comme d’un membre, puisqu’il annonce le problème de l’expérience comme étant «de savoir […] comment nous sommes entés sur l’universel115», c’est-à-dire greffés sur lui. Cette image, en faisant du 115

«Le langage indirect et les voix du silence», p. 84.

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langage un corps, suggère qu’il peut être appréhendé, au moins partiellement, comme une substance étendue, faisant preuve d’une certaine continuité. Bien entendu, lorsque Merleau-Ponty use de cette métaphore, il tend, explicitement, à contester précisément toute conception finitiste, ou déterministe, du langage. Il écrit en effet dans le même texte qu’ [o]n ne peut pas plus faire l’inventaire d’une peinture, – dire ce qui y est et ce qui n’y est pas – que, selon les linguistes, on ne peut recenser un vocabulaire, et pour la même raison: ici et là, il ne s’agit pas d’une somme finie de signes, mais d’un champ ouvert ou d’un nouvel organe de la culture humaine.116

L’image de l’organe, de la greffe est ici associée à celle du «champ» ouvert et opposée à l’idée d’une délimitation nette du sens et des signes d’un langage; il n’en demeure pas moins que cette image, selon nous, conserve ce qu’elle prétend refuser, c’est-à-dire le présupposé d’une continuité, et donc un présupposé idéaliste qui vient fonder, corrélativement, la volonté merleau-pontienne de ne pas s’en tenir aux conventions linguistiques, comme si celles-ci venaient prédéterminer un champ de l’être dont elles permettraient de parler, comme si celles-ci assignaient a prioriau langage un certain domaine de dicible. La conception des conventions linguistiques sur le modèle de la sédimentation nous semble trop empreinte des catégories idéalistes dont Merleau-Ponty entend se départir. Il nous semble pourtant qu’il est possible d’éviter cet écueil, et ce parce qu’Austin nous donne l’exemple (il y en a sans doute d’autres) d’une conception du langage qui n’assigne pas apriori un domaine du réel à tel ou tel signe, ou telle ou telle combinaison de signes, mais ne conteste pas pour autant le pouvoir de l’acte de parole à définir ce dont il parle. Nous avons évoqué l’outil qu’emploie Austin pour cela dans le sixième chapitre: il s’agit de comprendre la signification linguistique, et la convention qui en est pour lui indissociable, à partir des concepts d’échantillon et de modèle. Au début de «Comment parler», Austin nous présente la mise en relation d’un nom et d’un sens réalisée par les conventions linguistiques comme «lasélectiond’unéchantillon ouspécimencommemodèlestandard117». La mise en œuvre de ces conventions consistera, ensuite, à déterminer si tel ou tel échantillon que l’on perçoit est suffisamment ressemblant ou non – selon les critères du moment – au modèle sélectionné118. 116

Ibid., p. 96. Ibid., p. 137/117. 118 Il est intéressant de remarquer, de ce point de vue, que, d’après Vincent Descombes, le modèle constitue le concept le plus approprié au structuralisme et, en un sens, la vraie structure (voir sur ce point son ouvrage, au ton certes assez polémique, mais très 117

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L’intérêt de cette conception est évident: entre le signe et le réel auquel il se réfère, il n’y a pas de saut ontologique, car c’est un échantillon qui, lorsqu’il est pris dans une convention linguistique, permet de référer à d’autres échantillons, et ce parce qu’il leur ressemble naturellement. Référer, nommer, cela ne consiste qu’à user des ressemblances et des dissemblances que nous percevons naturellement entre les choses (ces ressemblances et ces dissemblances qui constituent aussi la base factuelle de la Gestaltpsychologie), et à employer l’une de ces choses, ou un ensemble de ces choses, comme de points de comparaison pour une évaluation qui permettra, selon les circonstances, d’associer tel ou tel terme à tel ou tel objet. b) Laréalitédusigne Ce point est d’ailleurs développé très clairement dans «Are There A Priori Concepts?», qui constitue décidément l’un des articles les plus importants d’Austin pour notre sujet. Ce texte, nous l’avons dit119, constitue la reprise de l’exposé fait par Austin le samedi 8 juillet 1939 à la suite de deux interventions, réalisées par M. Mackinnon et M. Maclagan, sur la question de l’existence des concepts apriori.Nous avons analysé précédemment l’un des éléments de réponse qu’Austin oppose à ses interlocuteurs du jour: à M. Maclagan, qui commence son raisonnement en indiquant le fait que tout ce que nous énonçons au sujet des sensa n’est pas contenu dans la perception que nous en avons (ce qui implique, soutient-il ensuite, que ces éléments sont l’objet d’une «accointance non sensible»), Austin oppose le fait que l’on ne peut pas identifier ce qui serait, ou non, contenu dans les sensa, et qu’il n’y a donc aucun sens, philosophique ou autre, à penser que notre perception ou notre sensation aurait un contenu – dont seraient exclues, par exemple, les «relations» –, mais que cette idée revient à introduire dans la perception des «propositions», c’est-à-dire de confondre langage et perception. Or, avant de formuler pour la première fois la thèse du silence des sens (ce que nous venons de résumer se trouve énoncé dans la troisième stimulant du fait des transversales qu’il trace dans le champ de la philosophie française du deuxième vingtième-siècle, Lemêmeetl’autre.Quarante-cinqansdephilosophiefrançaise(1933-1978), Paris, Gallimard, 1979, p. 106). Y aurait-il dans la conception austinienne de la signification un outil que l’on n’attendrait pas pour perfectionner la recherche menée par Merleau-Ponty pour atteindre au vrai sens de la Gestalt?En juger imposerait évidemment de restituer en détails la relation, riche, problématique, complexe, de MerleauPonty au structuralisme en général et donc de compléter ce que nous avons dit des relations de Merleau-Ponty au structuralisme linguistique et à la Gestaltpsychologie(considérations qui mériteraient évidemment d’être étoffées en fonction de cette nouvelle question) d’une étude de ses relations à Claude Lévi-Strauss, Roman Jakobson ou Jacques Lacan. 119 Il se trouve déjà commenté supra, ch. 2, II. 1.

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partie de l’article), Austin commence par critiquer la manière dont on use habituellement des concepts de «concept», ou d’«universel», et par dénoncer l’argument de type «transcendantal»120 qui est employé de manière standard, selon lui, pour justifier leur existence. Il le restitue ainsi. Le point de départ est l’idée selon laquelle nous «sentons» des choses, qui sont nombreuses ou différentes. Que ces choses soient des «objets matériels» ou ce que l’on appelle communément des «données des sens» n’est pas pertinent ici: en réalité, on peut construire l’argument de telle sorte qu’il s’applique aux objets de tous les types d’«accointance», même non sensible – et ce bien qu’une telle application n’ait pas été envisagée à l’origine. On admet, ensuite, que nous avons la pratique d’appeler de nombreux sensadifférents par le même nom unique: nous disons «Ceciest gris» et «Celaest gris», étant entendu que les sensa dénotés par «ceci» et par «cela» ne sont pas identiques. Et finalement on admet que cette pratique est «justifiable» ou indispensable. On demande alors: Comment une telle pratique est-elle possible? Et on répond: a) Puisque nous usons du même nom unique dans tous les cas, il doit sûrement «y» avoir dans tous les cas une chose identique unique: quelque chose dont le nom est le nom: c’est-à-dire quelque chose qui soit «commun» à tous les sensaappelés par ce nom. Quoi que puisse être cette entité, appelons-la un «universel». b) Puisqu’il a été admis que les choses que nous sentons sont nombreuses ou différentes, il s’ensuit que cet «universel», qui est unique et identique, n’est passenti.121

Austin en vient rapidement à la dénonciation frontale de cet argument. Selon notre auteur, il «dépend d’une prémisse supprimée, que nous n’avons aucune raison d’aucune sorte d’accepter, c’est-à-dire que les mots sont essentiellement des “noms propres”, unumnomenunumnominatum.122» Austin dénonce ici l’idée selon laquelle les mots devraient toujours se référer à une seule chose, et qu’il faudrait toujours que le pouvoir qu’a un mot de signifier, de faire signe vers d’autres choses soit réduit au pouvoir qu’ont les noms propres de référer à une personne unique, à un objet strictement singulier. Or, à ce présupposé caché, Austin oppose l’interrogation suivante: Pourquoi ne serait-ce pas toute la fonction d’un mot de dénoter différentes choses? Pourquoi les mots ne devraient-ils pas être «généraux» par nature?123 120

«Are There APrioriConcepts?», p. 33. Ibid., pp. 33-34. 122 Ibid., p. 38. La formule latine peut être traduite comme: «Un nom, une chose nommée.». 123 Ibid. 121

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Ce qu’il questionne alors, c’est le présupposé selon lequel on ne pourrait employer un même mot pour parler de choses différentes que si ces choses avaient quelque chose de commun, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il faudrait déduire d’une forme de constance linguistique, ou en tout cas de la continuité d’un certain usage linguistique, une constance, ou une continuité du même type dans ce dont il est question. L’identité d’un mot devrait avoir une contrepartie «existentielle» (au sens de l’existence en jeu dans la question «Y a-t-il des concepts apriori?»). Or, il est frappant de constater que l’exigence de cette continuité conduit en réalité à transférer un pouvoir que l’on juge impensable au niveau du mot à un hypothétique universel, qui aurait donc la caractéristique de pouvoir, malgré son identité, référer à différentes choses. Austin montre ainsi que ce transfert ne règle rien, dans la mesure où il laisse pendante la question de savoir «comment j’en viens à classer ensemble les choses variées que l’on qualifie de “grises”124»: Si et quand j’ai raison de classer un certain sensumcomme étant «gris», alors l’universel doit être «en» lui, mais il n’est pas senti «en» lui: comment suis-je alors censé décider s’il y est ou n’y est pas, ou même le deviner?125

Cependant, outre le fait que le transfert de la capacité à être «général» du mot vers l’universel ne règle pas le problème qu’il est censé régler, outre le fait, donc, que la théorie considérée ne donne aucune «explication de la nomination126», la critique austinienne nous intéresse surtout car elle montre que l’argument transcendantal pris pour cible est fondé sur une incapacité à attribuer à des mots un pouvoir que l’on accorde pourtant à des universels. Est ainsi révélé le rôle souterrain fondamental joué par la nature sensible ou intelligible de l’entité considérée. Comme il le résume un peu plus tôt: «Le cœur de l’argument est qu’il doit exister quelque chose d’un genre vraiment différent des sensa127». Mais alors, lorsqu’Austin souligne le fait qu’un mot est, par nature, «général», c’est la capacité des sensaeux-mêmes à être, dans certains cas, dans certains usages, «généraux», qu’il semble ainsi mettre en exergue. C’est en tout cas la capacité des sensaque sont les mots, c’est-à-dire des signes, en tant qu’ils constituent des entités parfaitement perceptibles de 124 125 126 127

«Are There APriori Concepts?», p. 38. Ibid. Ibid., note 2. Ibid., pp. 37-38.

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notre existence, à «dénoter de nombreuses choses» qui semble en jeu dans la dénonciation austinienne de l’argument transcendantal qui, usuellement, justifie l’existence des «universaux». Pour qu’il y ait généralité, dans notre monde, nul besoin, donc d’imaginer des choses d’un type différent des sensa; les signes, en tant que tels, c’est-à-dire en tant qu’on en use comme tels, remplissent cette fonction. Austin l’explicite à la toute fin de l’article lorsqu’il commente ce qui se passe lorsque nous disons «cela est puce»: Quand je dis, par exemple, «cela est puce», j’ai comparé le sensumprésent avec un «modèle», peut-être une image mémorisée de l’insecte, mais de toute façon une entité de même type que le sensumlui-même.128

Parler, selon Austin, c’est user du réel pour parler du réel – il n’y a là aucun exil, aucune perte, ni aucun contact qu’il faudrait retrouver (à part bien sûr si l’on est fatigué de la pensée et de la parole, mais il nous reste toujours la ressource de nous taire). Bien sûr se pose ensuite la question de ce qui fait qu’un objet devient un signe ou, comme le dit Austin, un «symbole». C’est le lieu où interviennent, comme nous l’avons vu dans la sous-partie précédente, nos usages et nos conventions linguistiques, par lesquelles des échantillons sont traités comme des modèles, lesquels sont ensuite associés à des signes. Or, paradoxalement, c’est en conservant aux entités réelles, matérielles, cette capacité à signifier, et donc en reconnaissant le pouvoir d’un signe unique à dénoter différentes choses, qu’Austin nous semble éviter de traiter les concepts comme des «article[s] of property» ou des «pieces of good»129. Re-réaliser les signes, cela conduit aussi à prendre au sérieux la capacité qu’a le signe à être général (sans chercher pour cette généralité, à l’infini, des entités appropriées), et donc à ne pas fonctionner selon le mode induit par l’opposition caricaturale et la mise en contradiction du singulier et du général, de l’objet réel et du sens universel, qui reconduit en réalité au niveau du sens et du général la détermination rigide pensée au niveau de l’objet. Être réel, dans un tel cadre, cela ne consiste aucunement à être en quelque manière sédimenté, avec tout ce que cette image emporte de matérialisme. De ce point de vue en tout cas, il nous semble qu’Austin ébranle de manière plus radicale que Merleau-Ponty la prégnance de l’objectivisme dans nos catégories de pensée. 128 129

Ibid., p. 53. Ibid., p. 41.

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c) Unusageconventionnel,ounon,desconventions L’avantage de la conception austinienne, comparée à celle qui se trouve associée aux images de la greffe et de l’organe, est que nulle détermination a priori ne lui est associée: ce que l’on peut considérer comme suffisamment ressemblant à tel ou tel échantillon pour être caractérisé par le même nom, cela dépend, des conventions bien sûr, mais ces conventions ne constituent, si l’on prend la métaphore au sérieux, nul usage sédimenté, dès lors qu’elles n’ont aucune effectivité indépendamment de l’usage que l’on en fait dans telle ou telle circonstance, et qu’il est impossible, en outre, de déterminer apriori ce que telle ou telle convention permettra de dire ou non dans telle circonstance réelle, et ce pour la raison développée à la fin de notre deuxième chapitre: ce qui, pour chaque occasion réelle, constitue sa description pertinente dépend précisément de l’occasion, des circonstances d’énonciation, du motif du discours qui est émis… Non seulement, donc, la convention linguistique, en tant qu’elle consiste à faire jouer à un échantillon le rôle de modèle pour d’autres échantillons, use du réel pour parler du réel, mais la dévolution de ce rôle à tel ou tel échantillon ou tel ensemble d’échantillon ne suppose aucune rigidité du langage, aucune sédimentation qui exilerait cette convention de la vie du sujet parlant, qui la rendrait insensible aux aléas de son existence. Au contraire, comme le souligne John Austin dans l’un des passages célèbres où il explicite sa méthodologie, «dans les cas extraordinaires, la langue ordinaire s’effondre130», et il arrive donc que «les mots nous manquent131». De ce point de vue, si pour Austin, le langage ordinaire est «le premier mot», il ne peut être «le dernier mot132»: Le langage ordinaire ne peut sans doute pas prétendre à être le dernier mot. Il représente certes quelque chose de mieux que la métaphysique de l’Âge de pierre, à savoir, comme on l’a déjà dit, l’expérience et la perspicacité héritées de nombreuses générations d’êtres humains. Mais cette perspicacité s’est concentrée essentiellement sur les aspects pratiques de la vie. […] Et, répétons-le, cette expérience est dérivée uniquement de sources disponibles aux êtres humains ordinaires à travers la plus grande partie de leur histoire […]. Le langage ordinaire n’est donc certainement pasle dernier mot; en principe, on peut partout le compléter, l’améliorer et le remplacer. Il nous faut seulement nous souvenir que c’est le premiermot.133

130 131 132 133

«La signification d’un mot», p. 68/36. Ibid. «Plaidoyer pour les excuses», p. 185/147. Ibid.

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Il nous semble cependant que cette remarque austinienne sur les limites du langage ordinaire ne doit pas être mal interprétée, et qu’en particulier il faut se garder d’y voir l’expression d’un appel au dépassement des conventions. Car cette citation d’Austin nous semble signifier, non pas qu’il faudrait parfois sortir du fonctionnement conventionnel usuel du langage, mais que l’on ne saurait se contenter des présupposés qui sont associés à l’usage habituel que l’on en fait, si du moins l’on a de cet usage habituel une entente rigide. Il s’agit au fond, non de sortir des conventions, mais de sortir des conventions associées aux conventions, c’est-à-dire à l’entente paresseuse que l’on peut faire de la sélection d’un échantillon à titre de modèle en quoi consiste toute convention linguistique. On ne peut faire sans cette sélection et la convention linguistique représente, à ce titre, un prérequis du dépassement du langage ordinaire lui-même; en revanche, l’épreuve de la comparaison entre le modèle et les choses que nous voyons peut donner des résultats surprenants, qu’une compréhension rigide des conventions linguistiques ne doit pas conduire à nier. En somme, les conventions associées aux signes déterminent ce que nous pouvons dire dans tel ou tel contexte, mais cette détermination n’est jamais totale, intégrale (pourquoi le devrait-elle?): dès lors qu’une convention linguistique est constituée selon Austin par le fait que l’on a appris qu’un échantillon pouvait être employé comme modèle, et donc comme modèle pour tel ou tel échantillon, la maîtrise d’une convention linguistique nous permet seulement de nommer des différences relatives – aucune «identification stricte» n’est ici exigée, ou permise. Une marge, ou – pour parler comme Merleau-Ponty – une différence, un écart, est ici supposé etencadré. Parfois, bien sûr, il semble que nous sortions du cadre connu, mais dès lors que l’inconnu est une catégorie linguistique, on ne voit guère ce en quoi pourrait consister ni ce qui pourrait exiger une véritable sortie du langage. La contestation de la rigidité des conventions sémantiques, c’est-àdire le fait que le sens des mots, des paroles, n’est jamais prédéterminé, mais qu’il dépend toujours de l’usage concret que l’on fait des signes à telle ou telle occasion, nous semble du reste être soutenue explicitement par Austin, quoique de manière elliptique (comme souvent), lorsqu’il commente dans «La signification d’un mot» les deux procédures qu’il distingue en début d’article pour répondre à la question «Quelle est la signification du mot épicé134?». À cette question, dit-il en effet, nous 134

«La signification d’un mot», p. 57/23.

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pouvons répondre de deux façons. «Avec des mots» tout d’abord, «en essayant de décrire en quoi consiste être épicé et ne pas l’être, en donnant des exemples de phrases dans lesquelles on peut employer le mot épicé, et d’autres dans lesquelles on ne le devrait pas.135» Dans ce cas, il s’agit ««d’expliquer la syntaxe»136». La seconde procédure consiste à ««manifester la sémantique» du mot, en amenant celui qui pose la question à imaginer, voire même à réellement expérimenter les situations décrites correctement par des phrases contenant le mot épicé, etc.137» Dans un cas, il s’agit donc d’expliquer un mot à l’aide d’autres mots, à l’aide de l’économie interne du langage – de sa syntaxe –, dans l’autre, il s’agit d’exhiber le rapport entre le mot et le réel, d’exhiber, pour reprendre le modèle de «Comment parler», les échantillons qui peuvent servir de modèles pour ce mot. Or, quelques pages plus loin, Austin conteste cette division des tâches de manière très nette: Notre nouveau modèle, une langue soi-disant «idéale», est à bien des égards un modèle des plus inadéquats pour n’importe quelle langue réelle: séparation minutieuse entre syntaxe et sémantique, liste de règles et de conventions explicitement formulées, et délimitation précise de leur domaine d’application – tout cela est trompeur. Une langue réelle n’a que peu de conventions explicites – voire même pas du tout –, les domaines d’application de ses règles ne sont pas précisément délimités, et nulle frontière rigide ne sépare le syntaxique du sémantique.138

Dans ces lignes, Austin affirme sans ambiguïté cette thèse sur laquelle nous insistons depuis quelques pages: les domaines d’application des règles «ne sont pas précisément délimités» et, même si le lien essentiel entre ces deux critiques n’est pas expliqué, la critique de la délimitation des règles conventionnelle recoupe celle de la distinction entre syntaxe et sémantique. Car que signifie l’idée selon laquelle les règles conventionnelles ne sont pas délimitées? Elle signifie que ce que tel ou tel signe, tel ou tel acte de parole veut dire, c’est-à-dire ce à quoi il se réfère ou ce qu’il nomme, n’est pas défini apriori, mais dépend des circonstances, c’est-àdire des choses, des événements, des faits réels auxquels on l’éprouve: cela signifie que ce qui est de l’ordre de la syntaxe (les relations entre les mots) n’est jamais tout à fait fixé, mais dépend crucialement de la manière dont nous entreprenons de dire, en telle occasion, telle ou telle chose avec tel ou tel mot. Le comprendre, c’est, nous semble-t-il, prendre la mesure, 135 136 137 138

Ibid. Ibid.Nous soulignons. Ibid., pp. 57/23-24. Ibid., p. 67/35.

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à côté du pouvoir de la «poiesis», de celui de la «praxis», et d’en reconnaître la spécificité. Il existe une efficacité, une effectivité de la «praxis» qui ne se mesure en aucun cas par la création d’objets, artistiques ou non. En prendre acte permet de mesurer l’écart qui sépare la conception qui fait de la parole «un acte» et celle qui en fait «un geste» – agir, pour Austin, ce n’est pas gesticuler! De ce point de vue, le vocable «langage ordinaire» ne doit pas nous égarer: certes, Austin considère que le langage ordinaire est le premier mot, du fait qu’il contient un réservoir de sagesse constitué par les hommes au fil des siècles, mais cette méthode nous semble tenir la plus grande partie de sa valeur de ce qui en elle relève, non pas du langage en tant qu’il ne sort pasde l’ordinaire, mais de l’ordinaire du langage, c’està-dire de ce qui le fait vivre, et donc des conventions en tant qu’elles n’existent que prises dans nos usages vivants, multiples, surprenants… déconcertants. Cette thèse semble impliquer que l’on se méfie du fait que l’expression «langage ordinaire» pourrait suggérer une séparation entre deux types de langage, dont chacun ne pourrait référer qu’à certaines dimensions du réel ou de «notre expérience» pour parler comme MerleauPonty. S’il y a de l’ordinaire dans le langage dont le philosophe use, c’est celui qui assure la survie, et donc la vie, ce n’est certainement pas celui qui nous empêcherait d’en saisir les surprises, d’en reconnaître les merveilles, d’en supporter les tragédies. CONCLUSION Nous sommes partis dans ce chapitre du constat d’une impasse dans laquelle nous mettait la dernière philosophie de Merleau-Ponty relativement à la question de la spécificité du langage, et de la vérité qui s’y joue. Nous avons entrepris d’y montrer que cette difficulté provenait du fait que Merleau-Ponty tendait à confondre dans son ontologie le sujet et le monde, et ce à cause d’une permanence dans sa pensée de traits idéalistes, ou objectivistes, qui le condamnent à concevoir l’appartenance en termes de continuité. De ce point de vue, si la solution qui consisterait à conjurer ce danger en rétablissant une forme de discontinuité entre le monde et le sujet – plutôt pensé, désormais, comme un Soi –, à partir des éléments d’analyse du mouvement présents dans les dernières notes de notre auteur, est évidemment séduisante, on peut se demander si elle est suffisante ou s’interroger, du moins, sur l’ampleur des réformes qu’exige l’élimination de ce danger.

PAROLE ORDINAIRE ET PAROLE PHILOSOPHIQUE

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La manière dont Merleau-Ponty lie sujet et monde semble en effet avoir des causes profondes, non accidentelles, dans la mesure où elle procède de la forme que prend chez lui l’idéal de coïncidence qui motive toute philosophie (et, de manière générale, toute parole qui prétend être vraie). Certes, l’idéal de coïncidence qui constitue selon nous le mobile puissant de l’ontologie merleau-pontienne est mesuré à l’aune d’une «coïncidence à distance» qui témoigne apparemment de toutes les qualités d’un idéal «non idéaliste». Il nous semble pourtant que le loup rentre dans la bergerie au moment où, cherchant à se défaire de nos conceptions traditionnelles du langage et de la vérité, Merleau-Ponty veut se garder du danger que recèle à ses yeux le cercle dans lequel se trouve pris tout philosophe qui entreprend de rechercher le juste langage pour parler du langage. Du point de vue merleau-pontien, il faut mener cette recherche en se gardant de deux écueils: retomber dans le naturalisme, du côté de l’être, d’une part, ou se réfugier auprès du langage, et rester prisonnier du cercle, d’autre part. Là contre, il entend transformer le cercle en tourbillon. Or, si Merleau-Ponty a conservé plus qu’il n’aurait souhaité de l’idéalisme et des déterminations objectives qui se rapportent à «l’être», c’est qu’il a échoué à transformer le cercle en «tourbillon», mais qu’il a reflué vers «l’être», et ses tentations idéalistes. Nous pensons – c’est là notre thèse – que cet échec est suscité par le fait qu’il a conservé du langage (et donc en fait de l’être) une conception excessivement rigide, car excessivement empreinte d’objectivisme, laquelle seule peut expliquer que, pour Merleau-Ponty, la parole nous entraîne nécessairement dans un cercle dont il faudrait sortir, que le tourbillon soit pour lui un but, un idéal philosophique, et non la réalité de toute parole. La conception austinienne du langage, parce qu’elle critique l’idée que le langage nous exilerait du monde, ou lui serait infidèle, nous permet ainsi de contester l’alternative dressée par Merleau-Ponty. Il semble donc qu’au lieu de penser la parole en termes de sédimentation, et les conventions en termes «conventionnels», il faut prendre toute la mesure de l’idée selon laquelle les signes linguistiques doivent être appréhendés à partir du couple de l’échantillon et du modèle, qui ne déterminent leur prise qu’en acte, selon les circonstances, et permettent donc de comprendre en quel sens la parole est une activité vivante, où l’on use du réel pour en parler, selon un mode «praxique», plus que «poiétique», pour l’élucidation duquel Austin nous offrirait plus de clés que Merleau-Ponty. C’est une dimension du réel, et plus précisément d’une manière que l’on a d’en user, qui se trouverait donc ici sous-estimé

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DES SILENCES ET DES SENS

par le père de la phénoménologie française. En tout état de cause, il apparaît donc que, si l’on veut traquer l’idéalisme dans la dernière philosophie de Merleau-Ponty, il convient évidemment de reprendre son ontologie, à partir d’indications qu’il a d’ailleurs lui-même offertes, mais il faut également revoir sa compréhension du langage, et y débusquer ce qui, à nos yeux, s’y cache encore d’objectivisme.

CONCLUSION DE LA QUATRIÈME PARTIE

Nous avons ouvert cette quatrième et dernière partie en exposant le défi qu’Edmund Husserl lança en 1936 à tous les philosophes qui prétendent rendre compte de la vérité: sont-ils en mesure de passer l’épreuve de la géométrie, et de répondre aux exigences qui lui sont associées? La géométrie, n’est-ce pas, par excellence, ce qui reçoit une adhésion universelle, ce dont la vérité ne dépend aucunement des conditions de son énonciation, et donc de la subjectivité, singulière, de ceux qui la font et de ceux qui l’apprennent? L’épreuve de la géométrie met Austin et MerleauPonty en demeure de répondre à la question suivante: êtes-vous capable de rendre compte du fait que la vérité n’est pas seulement une question d’effet, ou plutôt (pour éviter l’opposition – qui, comme nous l’avons constaté, était trompeuse – entre l’effectivité du langage et sa capacité à exprimer un sens) qu’elle n’est pas une question d’effet contingent, subjectivement dépendant? La manière par laquelle vous avez introduit le silence dans le perçu vous le permet-elle encore? Est ainsi mise en exergue l’objectivité qui semble propre à la vérité, c’est-à-dire (précisons-le pour écarter le spectre de l’objectivisme), non pas ce qui ne dépendrait en aucune manière du fait que ce sont des sujets qui visent et atteignent la vérité, mais ce qui en celle-ci relève d’une nécessitéqui s’impose à tous. Dans cette partie, nous avons recherché s’il était possible de découvrir dans la philosophie austinienne et dans la philosophie merleau-pontienne une norme d’évaluation du vrai qui puisse valoir en droit pour tous. Or, de ce point de vue, nos résultats ont été fort contrastés. Nous avons montré qu’il semblait possible de trouver chez Austin de quoi relever ce défi de la géométrie: les conventions qui régissent, dans sa théorie, les actes de langage illocutoires, c’est-à-dire les actes de langage en tant qu’on les considère du point de vue de l’illocutoire, et donc les affirmations, semblent en effet constituer de telles normes, à l’aune desquelles nous pouvons évaluer la réussite d’une affirmation et donc sa vérité. Dans une telle conception, comme le montre la controverse avec Strawson, la nécessité, ou l’objectivité de la vérité dépend clairement de la dimension conventionnelle de nos actes de langage. Cependant, si l’on envisage cette solution du point de vue merleaupontien, une objection s’impose: ne pourrait-on pas douter du fait que

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ces conventions nous permettent vraiment de parler du réel? Ne nous enferment-elles pas au contraire dans le langage, au sens où les conventions sont toujours, par définition, historiquement et socialement situées, et qu’elles ne disposent donc en tant que telles d’aucun caractère universel? Pour le dire dans les termes du Visibleetl’invisible, se reposer sur les conventions linguistiques pour énoncer un discours de vérité, n’est-ce pas faire comme si elles détenaient «le secret de l’être du monde1»? Il est indubitable que, lorsqu’il analyse la vérité et le langage, Merleau-Ponty est en quête depuis l’origine d’une conception qui ne se reposerait pas sur les conventions, mais rendrait compte de leur possibilité, et les rapporterait à leurs racines existentielles. Sa dernière philosophie est en particulier tendue par la recherche d’une vérité plus profonde que celle sur laquelle nous nous reposons habituellement. Le rôle majeur que la philosophie austinienne de la vérité confère aux conventions nous a ainsi imposé de revenir sur cette divergence frappante entre les traitements que chacun de nos deux auteurs leur réserve. Or, cet examen nous a conduit à deux conclusions majeures. D’une part, le fait que Merleau-Ponty se prive du secours des conventions s’accompagne sans conteste d’une difficulté pour reconquérir notre concept usuel de vérité à partir de sa vérité plus profonde, alors même que cela semblait être l’un des objectifs de son ontologie «indirecte», qu’il caractérise lui-même, en opposition à Heidegger, par sa fidélité et son respect envers la facticité. La conception d’une vérité plus profonde au niveau de l’être brut du perçu, c’est-à-dire l’idée selon laquelle ce que nous percevons est intrinsèquement anonyme et général, devait libérer la parole de la tâche, à proprement parler titanesque, de métamorphoser l’idiosyncrasie en généralité – elle devait en somme libérer le géant Atlas du poids de la voute céleste en ramenant celle-ci au niveau du sol du monde, en réduisant la distance entre la terre et le ciel. Le problème est que, comme nous l’avons démontré dans notre septième chapitre, cette tentative a surtout abouti, selon nous, à mettre le paradis sur terre ou à rendre le paradis bien prosaïque, c’est-à-dire à une exhaustion de la différence entre le monde et le langage, et donc à un épuisement du sens qu’il y aurait à évaluer nos énoncés, et par là-même à un effacement de la différence entre le vrai et le faux. Nous en arrivons alors à notre seconde conclusion. Car si l’échec de Merleau-Ponty peut sans doute être rapporté à un résidu d’idéalisme dans sa philosophie, la difficulté consiste à mesurer le degré d’imprégnation 1

VI, p. 130.

CONCLUSION DE LA QUATRIÈME PARTIE

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de celui-ci. Or, en la matière, il nous semble qu’il y a chez MerleauPonty une conception du langage dont on ne dit pas suffisamment à quel point elle demeure encore matérialiste, dans le sens péjoratif qu’il attribue lui-même à cette qualification. Comme nous avons entrepris de le montrer dans notre dernier chapitre, toute sa démarche ontologique semble motivée par une recherche d’adéquation entre le langage et l’être, qui possède une indéniable légitimité dans le cadre d’un projet philosophique rationaliste, mais se trouve malheureusement sous-tendue par une conception du langage pour laquelle tout acte de parole est une trahison (au moins infime) de l’être, un exil hors de la vie, où tout signe est un ferment de mort. Par là même, cet idéal se trouve nécessairement transformé en idéal de continuité entre la vie et le langage (l’espoir, déjà vain au moment où il apparaît, étant de sauver le langage de cette stérilisation en le nourrissant, si l’on veut, d’un riche engrais extrait des racines de notre existence), et l’intentionalisme merleau-pontien prend un tour «uniformiste», ou crypto-conceptualiste inédit. Par contraste, la conception austinienne du langage, qui pense la signification à partir du couple de l’échantillon et du modèle, semble nous ouvrir sur un univers où la parole fait à proprement parler partie de la vie, s’en nourrit et y intervient, de manière toujours singulière selon les circonstances, mais néanmoins normée par des règles communes et donc, pour peu que l’on se mette d’accord à leur sujet, universelles en droit (l’existence d’un même langage mathématique dans tous les pays de la planète en est semble-t-il un bon indice). Au terme de la quatrième partie de ce travail, nous pouvons donc conclure ainsi: pour répondre au défi d’Husserl, et penser la généralité de droit de la vérité géométrique, il faut encore plus subvertir les termes de sa question que ne le pensait déjà Merleau-Ponty. Pour contester tout à fait la conception idéaliste du sens selon laquelle l’inscription du sens dans des signes, sa sédimentation, serait une perte, il faut rendre compte de la nécessaire incorporation du sens, comme le font Merleau-Ponty et Austin, mais il faut aussi cesser de considérer que cette incorporation serait en quelque manière une stérilisation, comme s’il y avait quelque part pour le sens un corps plus «glorieux», auquel nous devrions rêver.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Et pour les multiples choses qui sont belles, hommes, chevaux, vêtements par exemple, ou pour n’importe quelles choses du même genre pouvant être dites égales, ou belles […]? Est-ce qu’elles restent les mêmes? Ou bien […] ne sont-elles pour ainsi dire jamais et en aucune façon les mêmes, et pas davantage vis-à-vis d’elles-mêmes que dans les rapports qui les relient les unes aux autres?1

Quelle prétention à la vérité se trouve supportée par le retour à l’intuition? Qu’est-ce que la référence à l’expérience peut nous permettre de dire avec certitude? Cette question est sous-tendue par deux exigences: ne pas trahir l’expérience en y faisant référence – ne pas lui attribuer, en somme, ce qui ne lui revient pas – et atteindre tout de même une certitude, c’est-à-dire une vérité sur laquelle on puisse compter, qui compte en droit pour d’autres temps et d’autres circonstances. La difficulté vient d’abord de la nature même du geste qui consiste à «faire référence» à une expérience: s’y rapporter par le discours ou par la pensée, n’est-ce pas nécessairement lui faire changer de statut, lui faire remplir une fonction qu’elle ne remplissait pas avant que nous entreprissions de la décrire? De ce point de vue, l’évaluation de ce en quoi consiste une référence infidèle ou non ne peut se faire qu’une fois qu’on a tenu compte de ce qu’implique engénéralle fait de prendre pour référence une expérience dans le langage ou dans la pensée. La question de la nature exacte de la différence qui sépare le fait de percevoir quelque chose, d’en avoir une intuition sensible, et le fait d’en parler apparaît dès lors comme tout à fait cruciale. Mais nous atteignons la seconde difficulté majeure soulevée par notre question initiale: car si ce dont on parle n’est jamais strictement identique à ce dont on fait l’expérience, quelle est la nature de la certitude que l’on brigue? Quel type de continuité, de constance, d’assurance peuton convoiter? La difficulté vient du fait que l’on pourrait avoir l’impression que deux problèmes distincts se confondent ici: à l’interrogation relative au type de continuité que l’expérience elle-même peut manifester s’ajouterait une question portant sur la capacité d’une parole à exprimer un sens général, et qui vaille donc pour d’autres contextes que celui dans lequel il a été énoncé. L’une des conclusions essentielles de cet ouvrage est que ces deux 1

Platon, Phédon, trad. M. Dixsaut, Paris, Garnier Flammarion, 1991, 78 d-e.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

problèmes ne peuvent être disjoints, et que seule une mauvaise analyse de la première difficulté que nous avons mentionnée, c’est-à-dire de l’écart entre percevoir et juger, peut nous induire en erreur sur ce point. L’examen croisé, dialogique, des philosophies de la perception et du langage développées des deux côtés de la Manche par John Austin et Maurice Merleau-Ponty entre la fin des années trente et le début des années soixante nous a en effet permis de montrer qu’il fallait marquer philosophiquement la distinction entre le fait de percevoir et le fait de juger, et que la manière dont cette distinction était pensée était lourde de conséquences quant à la capacité du langage à dire ensuite la vérité du monde dans lequel nous vivons. Ayant entrepris de rendre compte dans notre première partie des disparités que l’on peut observer sur ce point entre nos deux auteurs, nous avons pu observer que Merleau-Ponty met l’accent à maintes reprises sur ce qui distingue ce qui est réel – présent, solide, préhensible, inépuisable – de ce qui est jugé, qui – par contraste – est seulement possible et dépend de nos décisions théoriques, et donc de nos actes (qui sont en l’occurrence intellectuels). Or, comme ce rapide résumé l’indique, la manière dont Merleau-Ponty pense l’écart entre perception et jugement a cela de remarquable qu’elle correspond à une forme d’humiliation, ou d’assujettissement du jugement: la réalité est présente, effective mais, par contraste, ce qui est jugé dépend d’une activité contingente et subjective. Dans le cadre du projet philosophique de Merleau-Ponty, dont la double motivation est de dissoudre tout postulat empiriste et idéaliste qui pourrait enfermer la pensée dans un cadre dualiste, cet accent mis sur le caractère irréel du jugement se comprend bien: il s’agit pour lui d’insister sur le fait que la pensée doit se confronter et se conformer à ce qui n’est pas elle, à laquelle elle doit être subordonnée. C’est d’ailleurs du fait de cette même volonté de critiquer toute entente «autonomiste», ou – pour le dire en termes plus techniques – immanentiste, de la pensée que le phénoménologue français met aussi l’accent sur le fait qu’il n’existe aucun sens, même intellectuel ou linguistique, qui ne soit pris dans des paroles réelles. Réalisant une véritable réforme du concept de sens, Merleau-Ponty dénonce ainsi, comme nous l’avons montré dans notre deuxième partie, ce que la dimension subjective du jugement pouvait encore suggérer de puissance constituante du côté du sujet, et de positivité du côté du jugement. Là contre, Merleau-Ponty montre que le caractère irréductiblement incarné de la parole et de la pensée exclut que le sens et le jugement soient appréhendés comme des sphères de positivité

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pleines et auto-suffisantes, mais qu’il implique au contraire de les concevoir de manière essentiellement négative, oppositive, diacritique. Or, si l’on compare cette conception à l’argumentation déployée par John Austin pour justifier la différence qu’il faut marquer entre la perception et la pensée, l’on aboutit à plusieurs conclusions importantes. En effet, selon Austin, «nos sens ne nous disent rien», car il est impossible d’identifier aucun énoncé qu’ils exprimeraient. Contre toute conception qui considérerait que notre perception est empreinte d’un sens qui lui serait immanent et que nos discours auraient pour tâche – non fantaisiste – de retranscrire, Austin montre qu’aucun énoncé portant sur ce que nous percevons ne peut être considéré comme étant entantquetel incorrigible, dans la mesure où toute sensation est susceptible, selon l’expérience dans laquelle nous la faisons, mais aussi et surtout selon le contexte d’énonciation dans lequel elle se trouve décrite, d’une pluralité de descriptions possibles, dont la discrimination dépend d’une décision toujours relative au contexte, jamais complètement déterminée à l’avance. De ce point de vue, une conception qui considérerait que nos sensations sont empreintes d’un sens qui exclurait ou intégrerait aprioritel ou tel élément (et serait donc identifiable comme une forme de représentationnalisme) serait coupable d’une négligence à l’égard de cette pluralité irréductible, et donc de la latitude offerte à toute parole. La confrontation de cette thèse avec la position merleau-pontienne permet àcetégard de remarquer un point très important, mais souvent négligé. Car si Merleau-Ponty affirme bien l’indétermination du sens du perçu, et semble donc éviter l’écueil que dénonce Austin, la raison en est qu’il insiste sur l’insertion de toute perception dans un contexte vital, existentiel, infiniment profond et, en tant que tel, inépuisable, et non sur le fait que l’homme qui parle, face à une expérience perceptive donnée, possède devant lui une palette de descriptions possibles de cette expérience. À ce titre, la comparaison d’Austin avec Merleau-Ponty est l’occasion de mettre en exergue, d’une part, l’importance que recèle cette latitude proprement linguistique dans la célèbre thèse du silence des sens, d’autre part, ce qui distingue cette latitude de la thèse de l’inépuisabilité ou de la richesse de la perception. En effet, ce qui différencie la position d’Austin de celle de Merleau-Ponty est que la première est fondée sur la reconnaissance d’un champ d’action propre au langage, où les normes ne sont pas édictées par le perçu, dont l’autorité s’arrêterait aux portes du domaine ou, plus précisément, d’une marge de manœuvre laissée à la parole dans un domaine qui serait également soumis aux normes de la perception.

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Cependant, cette autonomisation austinienne du langage pose évidemment problème: comment interpréter cette pluralité de descriptions possibles relativement à l’exigence de vérité? Comment peut-on en justifier une interprétation non relativiste? Dans notre troisième partie, ainsi qu’au début de la quatrième, nous avons développé la thèse selon laquelle Austin nous en donne les moyens. En réformant notre entente classique de la correspondance avec le réel que doit atteindre une affirmation pour être vraie, le philosophe britannique a en effet contesté l’idée selon laquelle nous pourrions évaluer la vérité d’un énoncé en considérant uniquement sa signification, c’est-à-dire son sens et sa référence: pour en juger, c’est aussi les exigences associées au type d’acte de langage à l’occasion duquel est produite cette signification qu’il faut considérer. Pour le dire dans les termes d’Austin, l’évaluation de la vérité exige de considérer, non seulement le niveau du locutoire, mais aussi le niveau de l’illocutoire. Or, comme nous l’avons montré dans notre sixième chapitre, toutes les affirmations ne sont pas soumises, selon Austin, aux mêmes normes d’évaluation, puisqu’il existe différents types d’affirmations. Par conséquent, selon l’acte de langage qui se trouve chaque fois en question, il existe différentes manières légitimes de décrire la même expérience perceptive. Il n’en demeure pas moins que, dans la mesure où chacun de ces actes illocutoires est soumis à des normes conventionnelles (c’est bien la découverte au cœur de la théorie austinienne des actes de langage), ces différentes descriptions sont toutes soumises à des critères d’évaluation objectifs – objectifs au sens où ils ne dépendent pas de l’effet contingent d’un acte sur tel ou tel interlocuteur. Il faut remarquer, en outre, ce point essentiel: puisque toute expérience supporte différents types de description, l’erreur peut provenir d’une mauvaise perception de cette expérience, du choix des mauvais mots, mais aussi d’un manque de discernement dans le choix de l’acte illocutoire à accomplir, et donc des normes auxquelles se conformer au moment d’accomplir la description. Il y a là une marge d’appréciation propre à tous les actes humains, qui s’ajoute aux multiples échecs possibles de tout acte de langage – pour l’analyse desquels a été conçu le feuilletage de la théorie des actes de langage, chaque niveau correspondant à un lieu d’errance possible –, mais cette faillibilité tous azimuts n’est pas illimitée, dès lors que les conventions prescrivent en général, pour chaque type de situation, une certaine sorte d’acte à accomplir, et donc un certain nombre – non infini – de conditions à remplir pour cela. Il se peut évidemment que le type de situation soit inédit, il se peut que le cas de figure soit tout à fait original, mais

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saufcasextraordinaires, le langage ne nous manque pas, et encadre ce que nous sommes en droit de dire sans devoir nous justifier ad vitam aeternam. En somme, notre faillibilité, proprement humaine, n’empêche pas selon Austin que l’on puisse parfois dire la vérité, de même que l’on peut promettre, se marier, etc. Il n’est pas exclu que l’acte de langage choisi ne soit pas le plus pertinent, que les normes appliquées ne soient pas adéquates, mais si les conditions de possibilité de l’acte sont réalisées, l’acte lui-même peut être accompli, et bien accompli. Le nier serait considérer que nos conventions auraient en quelque manière le caractère pervers de se rendre elles-mêmes impraticables, et d’exiger un respect qu’elles ne pourraient jamais recevoir. Finalement, ce serait la reconnaissance de l’autonomie de l’illocutoire par rapport au locutoire et donc d’un second niveau de conventionnalité dans le langage qui permettrait à Austin de concilier l’idée d’une forme d’autonomie de la description linguistique par rapport à son objet, et la thèse de l’objectivité de la vérité. Revenir sur la position merleau-pontienne à partir de cette analyse permet de poser un ultime diagnostic sur la théorie de la vérité du phénoménologue français. Au premier chef, celui-ci peut en effet être soumis au même type de questions que son homologue britannique: dès lors qu’il refuse la détermination du sens du perçu et qu’il affirme le caractère essentiellement négatif du sens linguistique, parvient-il encore à concevoir une vérité objective? Si non, quel concept de vérité proposet-il de lui substituer? Nous avions commencé à le montrer à la fin de notre quatrième chapitre: sa défiance à l’égard de toute conception du sens qui négligerait ses racines existentielles, la sémiotisation et même la pragmatisation qui en découlent l’ont mis en demeure de reconquérir, après l’avoir réduite, la spécificité du sens linguistique à l’égard de l’ordre du perçu. Or, sur ce point, notre quatrième et dernière partie nous a laissé un certain goût d’inachevé. Au milieu des années cinquante, Merleau-Ponty a affronté le défi que représente pour la parole le fait de produire, de créer l’universalité à partir d’un monde idiosyncrasique en repensant ce dernier, et en lui conférant, viale négatif, viale chiasme, vial’invisible, la généralité qui devait épargner à la parole la tâche d’un exploit impossible. Le problème, qui constitue à nos yeux l’impasse de la philosophie merleau-pontienne, est que la possibilité de la distinction entre le vrai et le faux se trouve par-là même effacée. Nous ne sommes plus en présence que d’erreurs en partie vraies, et de vérités en partie fausses. De ce point de vue, ce que la négation austinienne permet – être le même, grâce aux conventions,

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CONCLUSION GÉNÉRALE

cela peut consister à ne pas être jugé différent –, le diacritique merleaupontien l’exclut: c’est la réalisabilité du vrai qui est refusée. Dans la logique du dernier Merleau-Ponty, les risques propres à tout acte de parole n’ont certes pas été refusés à grand coup de vérité prédéfinie, mais ce sont les risques propres à la vie corporelle qui engloutissent tout le champ, et excluent par là même que nous puissions dire la vérité – mais aussi que nous puissions faire tout ce pour quoi il y a des conditions conventionnellement fixées… en réalité, c’est l’ensemble de la théorie de l’action de Merleau-Ponty dont l’analyse du langage révèle un aspect. À cet égard, c’est la réticence de Merleau-Ponty, rappelée au début de cette conclusion, à reconnaître au sens une véritable positivité (c’est-à-dire non idéaliste) qui paraît finalement avoir été la cause de ses difficultés, puisque c’est cette circonspection qui explique qu’il ait refusé ce que Saussure accordait de positivité au signe, c’est-à-dire son caractère conventionnel. Or, nous avons insisté dans les dernières pages de ce travail sur ce qui, dans cette réticence, nous semblait tenir à la conception excessivement matérialiste que Merleau-Ponty se faisait des paroles, et des conventions qui leur sont attachées: tout se passe comme si, pour lui, une convention constituait une forme de mort, de déperdition de l’existence, ou une régression vers une sphère pseudo-idéale. Il semble pertinent, de ce point de vue, de rappeler ce sur quoi nous ouvrions notre premier chapitre: ce dont Merleau-Ponty prend le soin de distinguer la perception, ce n’est pas du langage, mais de la pensée. De ce point de vue, il nous semble que le langage joue initialement dans sa philosophie un rôle secondaire, celui d’un allié de la perception dans le combat contre l’idéalisme. Notre impression, en somme, est que le langage joue a priori un rôle auxiliaire dans l’entreprise métaphysique merleau-pontienne, et que ce caractère subordonné se traduit jusque dans la dernière ontologie du phénoménologue français par le fait que ne lui est conféré aucun mode d’être propre, que ne lui est reconnue aucune positivité (même négative) propre. La distinction entre la perception et le langage a bien été l’un de ses soucis récurrents, mais la vision quelque peu négative, ou dépréciative de tout acte de langage qui semble soustendre l’idée selon laquelle toute parole serait aussi un exil hors de la vie indique peut-être que, malgré ses convictions et ses efforts, Merleau-Ponty n’a pas totalement renoncé au rêve d’une pensée déliée, fluide, transparente, qui ne romprait pas l’immanence de notre vie à elle-même. La comparaison entre Austin et Merleau-Ponty nous permet dès lors d’aboutir aux conclusions suivantes: pour éviter de confondre l’ordre du perçu et l’ordre de la pensée, et donc d’être coupable de ce péché originel

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que nous avons appelé (assez inélégamment sans doute) «uniformisme», il ne suffit pas de mettre à l’abri la perception de toute entente idéaliste en lui refusant tout sens déterminé (ce qui est l’écueil conceptualiste), il faut aussi rendre à la pensée ce qui lui appartient, c’est-à-dire reconnaître une certaine forme d’autonomie – évidemment relative (mais comment pourrait-il en être autrement?) – à la pensée, c’est-à-dire reconnaître la normativité propre qui la régit. Pour que le silence des sens ne se diffuse pas à l’ensemble du monde, ce qui lui ôterait tout sens – puisque le silence, dans le monde réel, est nécessairement relatif –, il faut donc que la thèse du silence des sens ne réduise pas la parole au silence. Or, cela impose de penser la signification linguistique, ou plutôt les conventions qui la définissent et par lesquelles est normé notre rapport aux choses, non pas comme un objet solide, fixe, qui constituerait une forme d’intrus dans la situation présente, un être mal adapté, un résidu conservatiste, mais comme un échantillon qui remplit la fonction de modèle, et n’intervient donc que comme critère d’évaluation des différences et des ressemblances que l’on observe entre les choses auxquelles nous nous référons. Cette conception permet en effet de rendre au signe, d’une part, sa capacité référentielle réelle, d’autre part, la souplesse de son emploi. C’est à ces conditions seulement qu’il semble possible de comprendre le sens qu’il y a à parler de vrai et le sens qu’il y a à parler de faux. Cela a bien sûr une conséquence: toute vérité, aussi objective soit-elle, n’est pas absolument inconditionnée, mais elle n’est jamais qu’une vérité établie dans un certain contexte, en fonction de normes conventionnellement fixées, relativement à certaines questions que l’on se posait. Il est évidemment possible de parler de phénomènes dotés de continuité, d’identités dans le temps mais ces continuités et ces identités dépendent nécessairement des normes grâce auxquelles nous nous y référons. La question de l’universalité de la vérité ne se divise pas en deux – une première question, portant sur la permanence de ce qui est vrai, puis une seconde question, portant sur la capacité du langage à énoncer un sens qui vaille dans plusieurs contextes –, l’identité du vrai n’a pas d’autres conditions que celles, variables, que nous lui conférons dans le langage. De ce point de vue, pour que l’idée d’un «sens du monde» ait un sens, il faudrait que la généralité propre à ce concept corresponde à un usage possible de nos conventions linguistiques. L’entreprise n’est sans doute pas exclue apriori; elle semble toutefois vaine si elle prétend parlà dire ce qui n’a jamais été dit, comme si ce qui était dit dissimulait, selon l’heureuse formule merleau-pontienne, «le secret de l’être du

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monde2». À cet égard, la plus grande difficulté est peut-être, non pas que les choses nous seraient dissimulées, mais qu’elles ne le seraient pas assez, ce qui laisse tout le champ libre à nos (possibles) échecs et à nos (éventuelles) réussites. Si la tâche que Merleau-Ponty confère à la parole semble être justement symbolisée, plus que par l’image d’Atlas devant soutenir la voute du ciel, par celle des Danaïdes, éternellement condamnées à remplir un tonneau sans fond, il convient peut-être de rendre raison du fait que, si certains tonneaux n’ont effectivement pas de fond, certains en sont dotés, et qu’il y a bien là une différence qui mérite d’être pensée.

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VI, p. 130.

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TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS.................................................................................

VII

ABRÉVIATIONS ET CONVENTIONS BIBLIOGRAPHIQUES ..........................

IX

INTRODUCTION GÉNÉRALE LA JUSTE PLACE DU SENS 1. De l’interrogation sur ce qui est vrai à l’interrogation sur la relation entre le réel et le vrai ......................................... 2. Une différence qui n’est pas une séparation: la complicité d’Austin et de Merleau-Ponty ............................................. 3. La (courte) histoire d’une comparaison .............................. 4. Trouver le juste lieu de la distinction ................................. 5. Ce qui suit ...........................................................................

4 6 10 13 18

PREMIÈRE PARTIE PERCEVOIR N’EST PAS PENSER Préambule. Le «problème de la perception» .............................

23

Chapitre 1. La spécificité du phénomène perceptif selon Merleau-Ponty ..................................................................

27

I. Les motifs de la critique merleau-pontienne de l’intellectualisme 1. Des cibles déterminantes, mais dispersées ......................... 2. Le «scénario cartésien» ......................................................

29 29 33

II. L’originalité de l’ordre perceptif .............................................. 1. Le primat de la perception dans le cadre du scénario cartésien ....................................................................................... 2. Les caractéristiques propres du phénomène perceptif ........

41 41 44

III. La signification «originaire» du perçu ....................................

53

466

TABLE DES MATIÈRES

1. La motivation de la thèse du sens du perçu: la déconstruction de l’atomisme perceptif ............................................... 2. De la structure à la signification .........................................

54 59

CONCLUSION.......................................................................................

66

Chapitre 2. La thèse austinienne du silence des sens ................

69

I. Une aveuglante clarté: le contraste entre la lettre du texte et sa portée .................................................................................... 1. Intentionalisme, représentationalisme, propositionalisme, les arcanes de la réception contemporaine de John L. Austin 2. Lectures d’Austin ................................................................ 3. Quel argument pour quelle argumentation? Les multiples usages du silence ................................................................. II. «Confondre sentir et penser»: la critique austinienne ............ 1. La détermination des sense-data: l’argument séminal de «Are There Apriori Concepts?» ....................................... 2. La critique de «la recherche de l’incorrigible»..................

72 72 79 82 89 89 97

CONCLUSION....................................................................................... 106 Conclusion de la première partie .................................................. 111 DEUXIÈME PARTIE SENS ET SIGNIFICATION CHEZ MERLEAU-PONTY Préambule. Un sens ni déterminé, ni confus? ............................ 119 Chapitre 3. Les aventures de l’ambiguïté ................................... 123 I. Le «bougé» du sens: d’une intelligibilité à l’autre ................. 125 1. L’incorporation du sens: Kurt Goldstein contre l’école de Berlin ................................................................................... 125 2. L’écueil de la détermination: Merleau-Ponty avec et contre Goldstein.............................................................................. 129 II. De l’indétermination relative à l’indétermination de principe: l’enjeu de «l’attitude catégoriale» ........................................... 134 1. Merleau-Ponty critique de Goldstein .................................. 134 2. Par-delà l’opposition de la forme et de la matière ............. 139

TABLE DES MATIÈRES

467

III. «Ecart» et «diacritique». Une nouvelle pensée du sens......... 143 1. La critique de la «conception réflexive» du langage: le sens comme «diacritique» .................................................. 146 2. Le sens du perçu comme diacritique .................................. 156 CONCLUSION....................................................................................... 162 Chapitre 4. Du particulier à l’universel. La parole comme acte de métamorphose ...................................................... 165 I. La motivation du signe contre l’idéalisme. La nécessaire relation du langage et de la perception .......................................... 1. La parole contre l’autonomie du «pour soi»...................... 2. Le sens immanent de la parole: la conventionnalité contestée ........................................................................................ 3. Structure du perçu, structure du langage. Quelle relation entre signifié et signifiant? ................................................. II. La poésie sur le chemin d’une vérité non séparée................... 1. Le problème de la vérité après Laphénoménologiedela   perception ............................................................................ 2. Penser le tourbillon: une poésie «perpétuellement agissante» 3. L’action de la poésie, une nouvelle définition de la vérité ...

168 168 173 178 186 186 189 195

CONCLUSION....................................................................................... 206 Conclusion de la deuxième partie ................................................. 209 TROISIÈME PARTIE ACTION ET VÉRITÉ AUSTINIENNES Préambule. L’adéquation entre transparence et obliquité........ 215 Chapitre 5. Entre signification et usage: une vérité en acte(s) .. 219 I. De la proposition à l’acte de langage: la vérité déstabilisée ... 1. Qu’est-ce qui est vrai? Des énoncés historicisés ............... 2. L’acte d’affirmer. L’adresse inconnue de la vérité ............. 3. La signification et l’usage. Trois lectures d’Austin ............

221 221 227 235

II. L’énoncé dans tous ses états ..................................................... 239 1. Locutoire et illocutoire. Contexte à tous les étages............ 241

468

TABLE DES MATIÈRES

2. Illocutoire et perlocutoire. Le problème des frontières de l’acte de langage ................................................................. 243 3. L’unité de l’acte: un enjeu descriptif .................................. 245 III. Endurance de la vérité .............................................................. 247 1. L’affirmation comme acte illocutoire, le «vrai» comme évaluation de l’acte illocutoire ............................................ 248 2. La vérité, une réussite conventionnellement normée ......... 253 CONCLUSION....................................................................................... 263 Chapitre 6. La signification à l’usage. Austin lecteur de Frege 267 I. La signification du locutoire, un héritage de Frege?............... 1. Austin et la signification, ombres et lumières .................... 2. L’affirmation vraie selon Frege (ou ce que l’on en dit) ..... 3. Force et proposition dans la théorie des actes de langage (de John Searle) ...................................................................

270 270 272 281

II. La signification à l’épreuve de la parole ................................. 291 1. Signifier et référer: la révolution «How to talk»............... 291 2. Quelle objectivité de la vérité? ........................................... 303 CONCLUSION....................................................................................... 312 Conclusion de la troisième partie.................................................. 315

QUATRIÈME PARTIE DES SILENCES ET DES SENS Préambule. L’épreuve de la géométrie ........................................ 321 Chapitre 7. a vérité entre diacritique et négation...................... 325 I. Austin rationaliste: une vérité à notre portée .......................... 1. Évaluer, ou non, l’affirmation: Strawson contre Austin .... 2. La convention à la rescousse de l’objectivité de la vérité . 3. La vérité: un jeu d’enfants ..................................................

326 326 333 339

II. L’empire du diacritique: la vérité fuyante du dernier MerleauPonty ......................................................................................... 343 1. L’entrelacs du langage et du monde ................................... 347

TABLE DES MATIÈRES

469

2. Le négatif dans le positif: le langage dans l’ontologie du Visibleetl’invisible ............................................................. 354 III. Pourquoi (pas) la vérité? .......................................................... 362 1. À la recherche de la spécificité du langage ........................ 362 2. Ni vérité ni erreur: entre relativisme et idéalisme absolu .. 371 CONCLUSION....................................................................................... 379 Chapitre 8. Parole ordinaire et parole philosophique: la même et l’autre ..................................................................... 381 I. La différence manquante du dernier Merleau-Ponty ............... 1. Le manque d’un manque chez le dernier Merleau-Ponty .. 2. L’origine du manque ........................................................... 3. Une coïncidence coupable...................................................

383 384 389 399

II. Quelle différence entre les mots et l’être? Un débat métaphilosophique ................................................................................. 408 1. Le présupposé caché de Merleau-Ponty: la rupture de l’expérience et du langage ................................................... 409 2. Ce que peut le réel selon John Austin ................................ 418 CONCLUSION....................................................................................... 428 Conclusion de la quatrième partie ................................................ 431 CONCLUSION GÉNÉRALE...................................................................... 435 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................... 445 1. Littérature primaire.............................................................. 445 2. Littérature secondaire .......................................................... 448 TABLE DES MATIÈRES ......................................................................... 465

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