Les sens du mot Science 9782759822355

Comment distinguer ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas ? Y a-t-il vraiment des sciences dures opposées à des

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French Pages 120 [118] Year 2018

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Les sens du mot Science
 9782759822355

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Les sens du mot science

DU MÊME AUTEUR • Jean Lilensten, Thierry Dudok de Wit, Katja Matthes, Earth’s climate response to a changing Sun, EDP Sciences, 2015, ISBN 978-2-7598-1849-5, DOI: 10.1051/978-2-7598-1733-7 • Chasseur d’aurores, Éditions La Martinière, 2014 • Le Climat à découvert, sous la direction de Catherine Jeandel et Rémy Mosseri, CNRS Éditions (deux chapitres), 2011 • « Developing the scientific basis for monitoring, modelling and predicting space weather », Acta Geophysica, 2009, vol. 57, n° 1, pp. 1-14 • Space Weather, research toward applications in Europe, Springer, 2007 • Le Système solaire revisité, collectif sous la direction de Jean Lilensten, Eyrolles, 2006 • Space weather, environment and societies (avec la collaboration de Jean Bornarel), Springer, 2006 • The solar spectrum in the UV, EUV and X Ranges, Springer (un chapitre), 2006 • La Fourmi et la Philosophie (avec la collaboration d’Anne-Leïla Ollivier et Pascal Dupont), Odin éditions, 2005 • De la recherche française, collectif sous la direction de Jean Lilensten, sous le nom d’Hélène Cherrucresco, Gallimard, 2005 • La Fourmi et l’Infini (avec la collaboration de Éliane Riou-Kérangal), Éditions des Archives Contemporaines et Gordon and Breach, 2002 • The solar energetic flux and its impact on the Earth upper atmosphere, EDP Sciences (un chapitre), 2002 • Une description cinétique des ionosphères planétaires, Ellipse (un chapitre), 2001 • Sous les feux du Soleil : vers une météorologie de l’espace (avec la collaboration de Jean Bornarel), EDP Sciences, 2001 • Du Soleil à la Terre, aéronomie et météorologie de l’espace (avec la collaboration de Pierre-Louis Blelly), EDP Sciences, 2000 • Introduction to magnetospheric physics, EDP Sciences (un chapitre), 1998 • Kinetic/fluid approaches coupling, EDP Sciences (un chapitre), 1998 • Camille Flammarion ou l’astronomie populaire, Le Sorbier, 1998 • The polar lights in the solar system, EDP Sciences (un chapitre), 1996 • Regards sur l’espace, Le Sorbier, 1992 • La Montagne en activité, Le Sorbier, 1989 Note : Les « récréations » de cet ouvrage ont été écrites pour un projet télévisuel arts-sciences que j’avais imaginé avec la journaliste de Radio France Christine Siméone. Ce projet, appelé « Espace exquis », croisait les regards de scientifiques et d’artistes comme dans un jeu du cadavre exquis.

Les sens du mot science

JEAN LILENSTEN

17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A

Composition et mise en pages : Patrick Leleux PAO Réalisation de la couverture : Jérôme Lo Monaco Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2234-8 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2235-5

Cet ouvrage est publié sous licence creative commons CC BY-SA (https://creative commons.org/licenses/by-sa/4.0) imposant le partage d’œuvres dérivées dans les mêmes conditions. Vous êtes autorisé à partager et adapter le matériel par tous moyens et sous tous formats à condition de créditer l’œuvre, intégrer un lien vers la licence et indiquer si des modifications ont été effectuées à l’œuvre. Vous devez diffuser l’œuvre modifiée dans les mêmes conditions, c’est-à-dire avec la même licence avec laquelle l’œuvre originale a été diffusée. © EDP Sciences, 2018

« Du point de vue de l’intelligence, il n’est pas idiot. » Ma mère, Régine Lilensten, 2016 À mes parents, bien sûr, à mes enfants évidemment, à Geneviève toujours. « Je m’étonne parfois de ce que la philosophie des sciences et de la connaissance en général soit aujourd’hui si largement enrichie de la réflexion des philosophes et si rarement de celle des scientifiques. Il n’est pas sain que l’immense majorité des scientifiques délaisse le champ de la réflexion sur les singularités psychiques de leur activité, sur l’évolution de l’image de la science dans la société et sur les modalités d’édification des grandes théories scientifiques... » Axel Kahn, Et l’homme dans tout ça ?

SOMMAIRE

Introduction.................................................................................. 9 Énoncés d’exercices corrigés.......................................................... 15 Les sciences de la nature : les découvreurs.................................... 17 Exercice : en quoi cette histoire drôle est-elle philosophique ?........ 30 Les sciences de la culture : les prospecteurs.................................. 31 Exercice : en quoi cette histoire drôle est-elle philosophique ?........ 39 Les sciences de l’ingénieur : les inventeurs.................................... 41 Exercice : en quoi cette histoire drôle est-elle philosophique ?........ 45 Les mathématiques : les explorateurs............................................ 47 Récréation : légèreté................................................................. 51 Les frontières.............................................................................. 55 Récréation : errance.................................................................. 59 Comment se manifeste la production scientifique ? La carte et le territoire................................................................. 63 Exercice : en quoi cette histoire drôle est-elle philosophique ?........ 74 Probabilités et probabilités conditionnelles................................... 77 Récréation : silence................................................................... 81 La prédiction en sciences.............................................................. 85 Exercice : en quoi cette histoire drôle est-elle philosophique ?........ 91 L’importance de l’incertitude......................................................... 93 Récréation : Paysage................................................................. 98 Conclusion................................................................................... 99 Take home message...................................................................... 105 Correction des exercices................................................................ 107 Bibliographie................................................................................. 115 7

INTRODUCTION

J’enseigne la philosophie des sciences depuis plusieurs années. À dire vrai, il est peu fréquent que je dispose de cours dévolus à ce sujet, alors je détourne mes cours d’astrophysique. Je les divise d’ordinaire en trois parties. • La description phénoménologique, pour laquelle j’utilise évidemment tout le matériel photographique abondamment disponible désormais. • La description physique au moyen d’équations et de mathématiques. • Puis j’invite celles et ceux qui veulent sortir de la salle à le faire, et j’ouvre Qu’est-ce que la science ? d’Alan F. Chalmers, dont je possède plusieurs éditions, en français et en anglais. Je joue avec ce livre, je propose des devinettes, je raconte des histoires drôles à portée philosophique. Je le critique aussi, je montre ce qui n’y est pas. Mais c’est la base. J’invite mes étudiants à l’acheter, et je ne peux qu’inviter mes lecteurs à faire de même. Il y a peu, je donnais un cours réellement intitulé « Philosophie des sciences » à un groupe international d’étudiants. Il s’agit d’une école de géophysique sur l’atmosphère, que j’ai contribué à fonder. Les 9

INTRODUCTION

étudiants s’y inscrivent des cinq continents. Cette année, des Iraniens, des Libanais, des Chinois, Japonais, Russes, Américains… C’est très beau. Ils travaillent un mois ensemble. J’ai introduit la séance par le fait que de nombreux collègues ne savent pas eux-mêmes ce qu’est la science, et peut-être parmi eux était-ce aussi le cas. J’ai conclu qu’il est primordial de se connaître soi-même. Un étudiant allemand, sans doute agacé par ma pédanterie, m’a demandé : « Pourquoi est-ce si important ? » Il était bravache, irrespectueux, comme j’aime que mes étudiants le soient. Sans frein, intelligent, impertinent. Je vous laisse le soin de répondre par vous-même à cette question. Elle est fondamentale. En quoi ? En quoi l’est-elle plus peut-être pour un scientifique ? Un artiste peut-il en faire l’économie ? Un philosophe ? Un scientifique qui ne se connaît pas lui-même peut-il utiliser le pouvoir que lui donne sa science à des fins destructrices ? Le débat qu’ouvre cette série de questions dépasse de très loin le propos de ce livre. L’injonction est loin d’être nouvelle bien sûr, puisqu’elle était déjà inscrite au frontispice du temple de Delphes, que Socrate l’a reprise à son compte, et que Nietzsche ou Kierkegaard l’ont débattue. Mais elle me force à définir le ou la scientifique avant d’aborder ce dont je veux parler : la science. Dans le cadre de ce livre, un(e) scientifique est une personne qui fait œuvre d’augmenter le savoir universel dans un cadre et avec des méthodes spécifiques, qui autorisent à le qualifier de scientifique. Comme nos sociétés confondent le statut social et la fonction – autre débat philosophique d’importance –, la ou le scientifique est le plus souvent un(e) professionnel(le) de la science. Mais cette restriction n’est pas nécessaire. Cette définition très simple permet de tracer des frontières dont j’espère les contours flous. Un médecin a une formation scientifique extrêmement poussée. Il peut avoir des qualités exceptionnelles, il n’en est pas un scientifique pour autant. Pourtant, la médecine est une discipline scientifique. Les chercheurs en médecine ne se définissent 10

LES SENS DU MOT SCIENCE

INTRODUCTION

jamais en tant que médecins, qu’ils nomment aussi très justement des « praticiens ». La botanique est une discipline scientifique, mais pas le jardinage. Pourtant, un jardinier qui croise des souches pour créer de nouvelles plantes augmente le savoir universel. Est-il pour autant un scientifique ? Une kinésithérapeute me déclarait il y a peu que sa pratique est scientifique, car elle s’appuie sur les plus récentes découvertes de la biologie. Or, nous sommes des millions à utiliser chaque jour une carte de payement sur laquelle figure un hologramme. Cet hologramme s’appuie sur l’optique non linéaire. Le payement par carte fait-il de nous des scientifiques ? J’espère que les prochains chapitres éclaireront un peu la réponse. Autrefois, on parlait d’inventeurs et d’inventions, couronnés par le « concours Lépine ». Le langage évoluant, on dit plutôt innovateur et innovation de nos jours. Le glissement sémantique est passionnant : la nouveauté a pris le pas sur l’inventivité, et il y aurait là matière à un autre débat. Mais pour ce qui nous concerne, l’innovateur n’est pas un scientifique, quel que soit son degré de connaissances de la physique, de la programmation ou de l’électronique. Je reviendrai sur les raisons de ces affirmations bien sûr, mais je pense que chacun sent confusément qu’en effet, Bill Gates et Steve Jobs (1955-2011) ne sont pas Cédric Villani ou Jacques Monod (1910-1976).   La définition que j’ai proposée semble pourtant se mordre la queue : elle implique de savoir ce que sont les « méthodes de la science » ou même « la science ». C’est ce à quoi je tiens à m’attacher dans les pages qui suivent. Les têtes de chapitre montrent immédiatement que dans mon acception des sciences, il n’existe pas une « science dure » confrontée à une « science molle », plus gentiment appelée « science douce » en anglais. Les sciences de la nature et les sciences de la culture sont des sciences. Elles ont des buts et des fondamentaux différents. Leurs outils peuvent être identiques : ces outils 11

INTRODUCTION

sont l’équivalent d’un véhicule. Un véhicule qui, au lieu de mener un passager d’un point A à un point B, mène une réflexion. Comme pour les voitures, il existe des véhicules plus ou moins performants, nerveux, efficaces, esthétiques – oui oui, l’esthétisme est très important dans une réflexion… Il existe des chauffeurs plus ou moins rapides, teigneux, qui respectent ou non les règles… Nous parlerons un peu de ces outils, mais très peu : c’est très technique, et cela n’apporte pas grand-chose à la compréhension de ce qu’est la science. Ce ne sont que des outils. Nous en parlerons en ce qu’ils introduisent une confusion : ce n’est pas parce qu’on utilise les outils scientifiques que la démarche est scientifique. Un exemple, vite, car, déjà, tout pourrait paraître ténébreux. Si on ouvre un radiateur dans une pièce froide, la chaleur se diffuse, tout le monde comprend ça. L’équation de diffusion décrit très bien ce mécanisme. Elle n’est pas très simple, mais on peut l’appréhender avec quelques études de mathématiques. Voici un parallèle osé maintenant. Si on ouvre une niche fiscale, l’utilisation de cette niche se diffuse dans la société. L’économie peut éventuellement utiliser la même équation de diffusion. Elle obtiendra des résultats quantifiables, éventuellement confrontables à l’expérience. La question de la méthode reste néanmoins discutable, et nous ne nous priverons pas de la discuter. Une fois défini à coup de hache le scientifique, il nous faut une méthode pour aborder la question posée, qui est : « Qu’est-ce que la science ? » C’est tellement simple que je me demande souvent pourquoi ça ne saute pas aux yeux et pourquoi il règne encore et toujours tant d’ambiguïté. Il faut procéder via quelques temps bien identifiés : Quel est l’objet d’étude ? À quelle question doit-on répondre ? Quels sont les moyens techniques à disposition ? C’est ce plan que nous suivrons au cours des premiers chapitres. Il y a évidemment une autre question pertinente : que produit l’étude scientifique ? Cela sera abordé dans un chapitre spécifique, commun à toutes les sciences. 12

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INTRODUCTION

Il est en revanche une question que je ne poserai pas : À quoi sert la science ? Non que cette interrogation ne soit pas intéressante. Elle l’est, elle est même primordiale. Mais elle ne définit pas la science. En réalité, la science n’a pas besoin d’être utile pour exister, même pas socialement utile. Nombreux sont celles et ceux qui le déplorent, y compris parmi les scientifiques eux-mêmes, et la tendance sociétale actuelle va très largement à l’encontre de cette affirmation : on voudrait ne financer que ce qui est utile. La science ne l’est pas à priori. Elle peut l’être, et c’est tant mieux (quand elle aide à sauver des vies) ou tant pis (quand elle aide à en détruire). Je pense pour ma part que c’est l’une des beautés de l’humanité de continuer à financer des recherches scientifiques qui ne servent à rien. Chercher ce qui se passe aux premiers millièmes de seconde de l’univers est un acte gratuit qui rend l’humanité encore un peu sympathique, dans l’océan des faits qui la disqualifient. Je suis heureux d’avoir pu faire vibrer des millions d’internautes en prédisant scientifiquement des aurores polaires bleues dans le ciel nocturne de Mars. La science ne sert à rien à priori, pas plus qu’un roman, un tableau de peinture, un film. Cela n’affranchit pas les scientifiques d’une conscience sociale. Ce n’est simplement pas le propos de ce livre1. Le fait que les sciences soient d’ordinaire mal définies entraîne aussi une confusion entre les moyens et les buts. C’est pour tenter de la lever que je proposerai une analyse particulière sur un véhicule particulier : l’outil statistique. Puis, forts des définitions proposées, nous pourrons aborder quelques sujets douloureux : comment nous autres, physiciens, mathématiciens, informaticiens, avons imprimé dans toutes les têtes des concepts faux qui mènent notre monde à plus de souffrance.

1. J’ai abordé en partie ce problème avec un collectif, dans un livre signé du pseudo « Hélène Cherrucresco », paru en 2005 aux éditions Gallimard. 13

INTRODUCTION

J’ai presque honte de devoir porter une partie de ce poids, je m’en déchargerai dans les chapitres suivants. Pour terminer cette introduction, je précise que je tirerai quelques exemples de ma pratique scientifique en astrophysique. Je ne suis certes pas le parangon de toutes les sciences, mais si je veux montrer à quel point nous nous trompons souvent, je ne tiens pas à ce que cela m’attire des ennemis. En tirant les exemples de mes travaux, je suis au moins sûr de l’éviter. Et si je suis mon propre ennemi, cela ne peut qu’aller dans le sens de mon injonction socratique : « Connaistoi toi-même. »

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Énoncés d’exercices corrigés

Dans les assertions suivantes, lesquelles sont scientifiques et lesquelles ne le sont pas ? Attention ! La question n’est pas de savoir « lesquelles sont correctes ou fausses », mais bien « lesquelles sont scientifiques ».   1) Il existe au moins un mouton dont un côté est noir en Irlande. 2) Les aurores polaires terrestres sont le fruit de l’interaction entre le vent solaire, le champ magnétique terrestre et son atmosphère. 3) Toute planète magnétisée et pourvue d’une atmosphère est le siège d’aurores polaires. 4) Le temps n’est pas relativiste (au sens de la relativité d’Einstein). 5) Le président Kennedy est décédé parce qu’il aimait trop le chewing-gum. 6) Pourquoi un monde dominé par les marchands ? 7) Il y aura une éclipse totale de Soleil visible depuis la France le 3 septembre 2081. 8) Un nouveau président de la République française sera élu le 3 septembre 2081. 9) ℜ | ℑ = ℜ 15

Énoncés d’exercices corrigés

10) Il y a 70 % de chances de neige demain à Grenoble. 11) Il y a 70 % de chances pour les natifs de la Balance de tomber amoureux demain à Grenoble. 12) Il y a 70 % de chances que le pétrole augmente de 70 % d’ici le 3 septembre 2081. 13) Cette montre révolutionnaire est le résultat de recherches scientifiques spatiales. 14) Ma démarche de compositeur contemporain est scientifique. 15) Dieu existe.     Solutions en fin de ce livre.

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Les sciences de la nature : les découvreurs

Les sciences de la nature – qu’on appelait autrefois justement « sciences naturelles » en France – ont pour objet d’étude la nature telle qu’elle nous est donnée. Donnée par qui ou par quoi est un sujet qui dépasse de très loin le cadre de cet opus. Nous n’entrerons pas davantage dans des arguties pour savoir si la nature existe indépendamment de notre perception. Nous la prenons – comme Althusser (1918-1990) nous a appris à le faire – comme un fait acquis, indépendamment de nous : nous vivons dans un cadre naturel étudié par les sciences de la nature. Cela ressemble terriblement à une lapalissade, n’est-ce pas ? Il est pourtant très important de bien cerner l’objet d’étude de ces sciences. En effet, elles se sont tellement imposées qu’on les confond souvent avec toute « la science ». La phrase « c’est un(e) scientifique » signifie presque toujours chimiste, physicien(ne), biologiste… et très rarement économiste, sociologue… Cela entraîne une erreur importante : les critères qui définissent la méthode des sciences de la nature – critères que nous allons exposer bientôt – deviennent de façon générale  la méthode scientifique et, de ce fait, s’imposent implicitement aux autres disciplines scientifiques. Comme elles ne peuvent pas s’y 17

Les sciences de la nature : les découvreurs

conformer, par essence de ce qu’elles sont, elles apparaissent comme infondées scientifiquement. Les tenants des sciences sociales sont alors tenus de justifier leur caractère scientifique et recourent à cette fin à des subterfuges inutiles et faux philosophiquement, comme de prétendre : « Nous sommes des scientifiques puisque nous pratiquons des expériences. » L’expérience ne définit pas la science. L’expérience a bien d’autres fonctions. Puisque nous parlons d’expérience, peut-être pourrions-nous en faire une ? Puis-je vous suggérer de fermer ce livre pour réfléchir indépendamment à la question suivante : Comment étudieriez-vous la nature ? Quelle méthode mettriez-vous en place ?

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Les sciences de la nature : les découvreurs

Sur cette page, je vous laisse réfléchir à la question posée.

… et je vais boire un autre café.

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Les sciences de la nature : les découvreurs

Lorsque je pose cette question à mes étudiants, ils me répondent le plus souvent « par l’observation d’où on tire des lois ». Par exemple, on observe que tous les objets lâchés en l’air tombent vers le sol. On l’observe à toutes les altitudes, toutes les températures, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau. Après un nombre pertinent d’observations, on en tire une loi de la gravitation universelle. Ce raisonnement est d’autant plus étonnant qu’aucun d’entre eux n’a jamais suivi cette méthode. Lorsque j’étais élève, le professeur de sciences naturelles nous demandait de faire un certain nombre d’expériences à partir d’instruments déjà disposés sur la paillasse : une roue graduée, des masses diverses. Il nous demandait de calculer le produit de la masse par la distance au centre de la roue. Il savait exactement où il nous menait : au calcul du moment des forces. Puis il nous révélait la loi que nous vérifiions avec nos mesures. Aujourd’hui, la pédagogie a beaucoup progressé. Les professeurs de physique-chimie, de technologie ou des sciences qu’on appelle désormais en France « de la vie et de la Terre », ou SVT, proposent une démarche qui s’approche autant que possible de nos démarches d’investigation au laboratoire : ils procèdent par problématique. Comment construire un pont entre deux chaises avec des feuilles de papier ? Un pont qui devra supporter ce gros livre. Puis ils laissent leurs élèves chercher, tester, expérimenter. Ils sont fantastiques. Parfois, ils ont des surprises. Mais bien sûr, au bout du compte, ils savent ce qu’ils veulent transmettre aux élèves. Pourquoi diable pense-t-on alors que la science se fait par l’observation suivie de la déduction ? Le grand Pierre Desproges (1939-1988) est décédé d’un cancer. Dans son dictionnaire du superflu, il fait la déduction suivante après de nombreux recoupements et observations effectués en 1983 sur plus de mille cas :   1. Les patients venant pour la première fois en consultation de cancérologie s’y rendent par leurs propres moyens, seuls et sur leurs deux jambes, parfaitement valides. 20

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2. À chacune des visites suivantes, les patients donnent des signes de plus en plus visibles d’épuisement. Certains, même très jeunes, perdent subitement leurs cheveux et deviennent progressivement bouffis de visage, comme sous l’effet de certains poisons ou alcools absorbés à doses toxiques. 3. Dès que ces patients cessent de se rendre chez leur cancérologue, leurs troubles disparaissent, leurs cheveux repoussent, leur visage reprend un aspect normal et leur fatigue générale s’estompe. 4. Si, après un laps de temps moyen évalué à deux ans minimum et sept ans maximum, ces patients retournent voir leur cancérologue, les troubles cités plus haut s’installent à nouveau et, cette fois, de façon irréversible. 5. L’observation de ces phénomènes prouve donc de façon formelle que le cancer est une maladie provoquée par les cancérologues.   Non seulement cette approche naïve de la science ne marche pas, comme Pierre Desproges le montre avec talent, mais personne ne l’utilise. Combien d’objets devrait-on observer tomber pour être sûr que tous les objets tombent ? Dans combien de conditions différentes ? Et comment faire avec ce qu’on ne peut pas observer, comme un quark, un électron, un photon ? Comment faire avec le big bang, qui ne s’est produit qu’une fois, qu’on n’a pas pu observer et qu’on n’observera plus ? Nous avons en français deux mots proches pour décrire cette approche. Le premier est l’induction, qui consiste à aller du singulier au général, des effets à la cause. La méthode s’appelle donc l’inductivisme. Le second mot est la déduction, qui consiste à tirer une conclusion à partir de prémisses. C’est bien ce que suggère cette première approche de la science. L’inductivisme ne permet jamais d’être sûr qu’une loi qu’on dégage sera générale. Dans Le Capital, Karl Marx propose à la fin du xixe siècle une approche de l’évolution économique qu’il met en équations. Nous reviendrons sur ce que cela signifie dans le chapitre suivant. Partant, 21

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il qualifie le marxisme de « scientifique ». Popper, un philosophe anglais en lutte contre le marxisme, décide de démontrer que non, le marxisme n’est pas scientifique. Pour cela, il lui faut définir ce qu’est la science. Il propose deux critères bien plus pertinents que l’approche inductive. Selon Popper, il ne sert à rien de chercher si une proposition est juste, car il faudrait la tester dans toutes les situations possibles. Ce qu’il faut chercher, c’est si une proposition est fausse. Pour cela, il faut que la proposition autorise cette recherche, c'est-à-dire qu'elle soit réfutable. Ainsi, la phrase « La méthode de soin X marche à condition que le patient y adhère » n’est pas scientifique, car elle n’est pas réfutable. En effet, si un patient teste cette méthode et qu’elle ne marche pas, c’est qu’en dépit de sa bonne foi, il n’y croyait pas vraiment. En revanche, la phrase suivante est scientifique : « Si je lâche un objet, il tombera vers le haut ». Elle l’est parce qu’on peut la réfuter simplement en disant « Si je lâche un objet, il restera sur place », ou encore « Si je lâche un objet, il tombera vers le bas ». La phrase suivante n’est pas scientifique : « Les natifs du signe du Poisson pourraient rencontrer un être cher le mois prochain. » Elle ne l’est pas parce rien ne peut la réfuter. Nous avons beaucoup de moyens de réfuter une proposition scientifique. Le premier outil de tous les scientifiques de la nature – de tous les scientifiques en réalité –, c’est la bibliographie. Lire, lire, lire encore. Comme un détective, recouper les résultats passés ou présents des collègues. C’est ainsi que nous faisons progresser nos idées et les réfutons le plus souvent. C’est aussi ainsi que naissent, souvent, des idées neuves. En sciences de la nature, cette méthode, indispensable, possède un défaut intrinsèque pour la réfutation : nous peinons à publier ce qui n’a pas fonctionné, et ne publions que des résultats avérés, ou que nous pensons avérés. Ainsi, il est quasiment impossible de réfuter une idée neuve en sciences de la nature en montrant que la même idée n’a pas marché auparavant, puisque ce qui n’a pas marché est caché sous le boisseau. 22

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L’autre méthode à laquelle on pense immédiatement est l’expérience. Ainsi, il suffit de lâcher un seul objet et qu’il tombe vers le bas pour réfuter la phrase « Si je lâche un objet, il tombera vers le haut » (qui en outre est un affront à la sémantique puisque tomber est toujours vers le bas). La modélisation, que nous aborderons dans chapitre « La carte et le territoire » est également un moyen puissant de réfutation. Il s’agit de simuler la réalité, souvent sur un ordinateur. En langage moderne, de créer un avatar ou un clone de la réalité à décrire, et de le faire évoluer en lui imposant toutes les contraintes connues de la nature : la friction sur l’air, la gravité, le vent, la température, etc. Si malgré tous les efforts, l’avatar continue à tomber – vers le bas – lorsqu’on le lâche, on admet, peut-être un peu légèrement, que la proposition est réfutée. Cela pose naturellement un problème important, car on ne peut jamais prouver qu’on a bien pris en compte tous les paramètres dans la construction de l’avatar. Cela conduit à un paradoxe sur lequel je reviendrai également : l’étude de l’avatar parvient souvent à se substituer à l’étude de la nature elle-même, introduisant une triste confusion dans la tête du chercheur et de ceux qui l’écoutent. Une troisième façon de réfuter est d’utiliser des déductions logiques qui, bien souvent, prennent la forme de mathématiques. Une démonstration qui arrive à une contradiction suffit à réfuter la proposition. L’expérience, la construction de l’avatar ou l’étude logique ou mathématique obligent à circonscrire le problème et parfois à le décrire de façon presque absurde. En effet, si une planète massive s’approche de la Terre au-dessus de nous de telle sorte que sa gravité supplante celle de notre planète, notre objet tombera vers elle, c’està-dire vers le haut. Il faudrait donc dire : « En l’absence de toute autre source de gravité, un objet lâché en l’air tombe vers le bas. » C’est idiot, n’est-ce pas ? Si un tel objet céleste s’approchait de la Terre, ils s’attireraient mutuellement jusqu’à la collision et le problème du sens de la chute disparaîtrait. C’est pourtant l’une des difficultés de 23

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ces réfutations : à chercher à les rendre… irréfutables, on se perd en conjectures. L’idée de réfutation permet de classer les propositions scientifiques les unes par rapport aux autres. Selon Popper, plus une proposition est réfutable, plus elle est scientifique. Ainsi, la phrase « La Terre orbite autour du Soleil » est réfutable une fois. La phrase « L’orbite de la Terre est une ellipse dont le Soleil est l’un des foyers » est réfutable à la fois si l’orbite n’est pas une ellipse et, dans le cas où elle l’est, si le Soleil ne se trouve pas au foyer de l’ellipse. La phrase « Toutes les orbites planétaires sont des ellipses autour d’une étoile placée au foyer » l’est encore davantage puisqu’elle permet de tester sur toutes les planètes observables. On voit la puissance de cette idée pourtant simple : une proposition scientifique doit être réfutable, et du plus grand nombre de façons possibles. Popper va plus loin encore. Il pose que, pour être scientifique (et je rajoute : au sens des sciences de la nature), une proposition doit avoir un caractère prédictif. Ou pouvoir être utilisée à des fins prédictives. Nous regardons toutes et tous la météorologie sans nous étonner qu’on puisse savoir que demain la température va baisser de plusieurs degrés, mais que dans trois jours, un redoux permettra de sortir au jardin. Nous apprenons avec consternation qu’une augmentation moyenne de la température atmosphérique de quatre degrés impliquera la disparition de 80 % des espèces vivantes2. Nous ne mettons pas en question ce nombre exorbitant, parce qu’il est scientifique. 2.  En tous les cas, moi ça me consterne. Je me demande souvent pourquoi les médias continuent à parler d’échelle de température pour le réchauffement global au lieu de parler d’échelle de disparition des espèces. Comment réagirions-nous si, au lieu d’annoncer que la COP a signé un accord pour limiter à 2 °C l’augmentation des températures, on annonçait que la COP a signé un accord pour limiter à 40 % l’extinction des espèces vivantes ? L’autre réflexion amère est « où nous sommes-nous trompés » dans notre rôle de lanceurs d’alertes ? J’ai travaillé quatre ans avec un groupe international à étudier l’impact de l’activité solaire sur le climat. Contrairement à ce que les climato-­ négationnistes prétendent, elle est négligeable, et c’est bien l’homme qui est le responsable, pas le Soleil. Et alors ? Ça intéresse qui ?

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Les sciences de la nature : les découvreurs

Nous ne doutons pas un instant de la fin du système solaire dans un peu plus de quatre milliards d’années, même si la plupart des gens n’ont aucune idée de la façon dont on s’y est pris pour le prédire. Le caractère prédictif est inhérent aux sciences de la nature. Il les rend inquiétantes, mais également fascinantes. Cette fascination s’étend aux autres sciences, qui ne sont pas seulement sommées de s’y soumettre, mais s’y soumettent avec délectation. En quoi Popper s’est-il trompé ? En ce qu’il pensait démontrer que le marxisme n’était pas scientifique. À cette fin, il a défini ce qu’il croyait être la science. En réalité – mais c’est déjà énorme –, il n’a défini que ce que sont les sciences de la nature. En appliquant ses critères aux sciences de la culture, il a fait une erreur philosophique dans laquelle il a entraîné des générations de philosophes. Parmi eux, je tiens à extraire Kühn et Chalmers. Thomas Samuel Kühn (1922-1996) s’est penché entre autres sur la réfutation. Ce qu’il a vu est magnifique, et je vais l’illustrer avec une image. Supposez que depuis votre enfance, vous n’avez utilisé pour manger que des fourchettes et des cuillères. Il vous sera impossible de démontrer que l’usage de baguettes est plus ou moins efficace. Vous êtes enfermé dans un cadre de pensée qu’il appelle un paradigme. Ainsi, la mécanique newtonienne, qui établit une relation entre les corps massifs, ne peut pas expliquer l’interaction entre une grosse masse (une étoile par exemple) et un rayon lumineux, qui n’a pas de masse. Pour l’expliquer, il faut changer de paradigme et passer à la physique relativiste. Un paradigme est un ensemble logique qui permet d’expliquer une partie du monde physique. Ce qui est remarquable, et montre la puissance inouïe de la pensée d’un philosophe, c’est qu’il fallut les travaux de Kurt Gödel (1906-1978) pour démontrer mathématiquement qu’il existe des énoncés qui ne sont pas démontrables dans tout ensemble logique cohérent ou, selon Kühn, dans tout paradigme, ce qui conduit à la conclusion souvent citée qu’« une théorie cohérente ne démontre pas sa propre cohérence ». 25

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Kühn a beaucoup étudié comment on passe, dans un champ scientifique, d’un paradigme à l’autre. Cela l’a conduit à postuler les révolutions scientifiques, qui dépassent le cadre de ce que je souhaite adresser ici. Imre Lakatos (1922-1974) a beaucoup développé ces concepts, en particulier pour les mathématiques. Or, les paradigmes nouveaux émergent presque toujours sur les cendres des anciens paradigmes. Ce qui, à mon sens, caractérise une discipline scientifique en bonne santé n’est pas que des paradigmes nouveaux détruisent des paradigmes anciens comme Kühn l’a postulé, mais que les paradigmes sont en évolution permanente. Une science qui n’évolue pas, une science figée, une science qui n’est plus réfutée perd une grande part de son caractère scientifique. Elle se range alors parmi les dogmes. Donc, toute science se caractérise par des paradigmes évolutifs. Il me semble, mais peut-être est-ce une déformation professionnelle qu’en réalité, tous les pans de nos sociétés sont organisés en paradigmes. Ils ne sont pas tous évolutifs, mais ils ont tous une logique interne. Ne pouvant, selon Gödel, démontrer leur propre cohérence, ils sont incapables de démontrer la cohérence des autres : on ne prouve pas l’usage des baguettes par la fourchette. Ceci a d’importantes conséquences dans la vie quotidienne. Tenter de prouver Dieu par la science, ou opposer astronomie à astrologie ne sert à rien. Ou seulement à faire vendre les dizaines de livres et de magazines qui, chaque année, s’y engouffrent. C’est une fausse bonne idée. Évidemment, rien n’empêche un prêtre [auquel je ne peux pas rajouter de (e)] et un(e) physicien(ne) de discuter. Chacun a sûrement des choses passionnantes à dire sur sa pratique, ses idées, sa vision du monde, et peut-être des choses tout aussi intelligentes sur la pratique, les idées et la vision du monde de l’autre. Mais leurs paradigmes sont différents, et les recoupements entre les deux ne sont que pure illusion, l’effet de mots bien tournés, ou d’une volonté de trouver artificiellement des rapprochements incongrus. L’astrologie n’étant pas une science de la nature, son dialogue avec les sciences de la nature ne peut être que stérile. 26

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Chalmers n’est pas seulement un pédagogue de la philosophie des sciences formidable et drôle, il est aussi un philosophe hors pair. L’étude des contradictions des pratiques scientifiques, de l’évolution des sciences de la nature (qui sont pour lui aussi toutes les sciences) de révolution en révolution, l’a conduit à postuler que les critères qui les définissent s’appliquent, finalement, à une époque. En cela, je veux bien le suivre. Acceptons donc que les propositions de ce livre s’appliquent à notre siècle. Mais j’ose prétendre qu’elles ne dépendent pas de l’environnement culturel et qu’elles permettent une lecture des sciences dans toutes les sociétés, hindouistes, chrétiennes, taoïstes, musulmanes, juives, laïques, athées… Nous avons maintenant bien circonscrit les sciences de la nature : leur objet d’étude est la nature, elles sont par définition réfutables et prédictives. Il reste à définir à quelle question elles répondent. Les sciences de la nature adressent le comment. Nous (car je suis astrophysicien, alors je peux dire « nous ») sommes très forts pour décrire comment fonctionne le monde. Nous sommes absolument nuls pour dire le pourquoi. Dans ma pratique scientifique, je recours beaucoup à la modélisation. Dans chacun de mes programmes, les premières lignes sont pour donner une valeur à la masse et à la charge de l’électron, des protons, la constante de la gravitation, d’autres constantes encore (Boltzmann, Planck…). Lorsque, au début de ce chapitre, j’ai dit que le monde nous était donné, cela signifie pour nous que ce qui est donné, c’est un jeu d’une trentaine de paramètres que nous appelons constantes universelles, car nous avons des indications montrant qu’elles ont les mêmes valeurs ici et aux confins de la galaxie. Une fois ces constantes données – le monde physique –, nous savons souvent expliquer comment fonctionnent les choses. Mais nous ne savons pas pourquoi. Tous les enfants passent par cette phase de confusion entre pourquoi et comment. « Pourquoi le train avance ?3 ». Les parents, qui 3.  J’écris la première version de ce chapitre dans le TGV… 27

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­ ormalement devraient avoir fait la différence, répondent au pourn quoi : parce que des passagers veulent aller d’un point A à un point B. Ce n’est pas satisfaisant, car l’enfant, souvent, demande comment. Il continue alors sa série de pourquoi jusqu’à ce que le dialogue de sourds s’épuise de lui-même. Souvent, il suffirait de répondre « parce qu’il est mû par un moteur qui entraîne ses roues sur les rails ». Peutêtre que le verbe mouvoir est trop compliqué, mais après tout c’est à chaque parent de s’adapter à son enfant. Il semble qu’en science, nous n’ayons pas dépassé le niveau d’entendement des enfants, et que nous fassions encore la confusion entre le pourquoi et le comment. Les distinguer ne pose pourtant pas de problème insurmontable. Il suffit de substituer comment à pourquoi dans une phrase. Lorsque la phrase reste cohérente, c’est comment qui l’emporte. Si le sens en est changé, c’est le pourquoi. Des exemples ? Pourquoi le fer est-il attiré par l’aimant ? reste cohérent selon Comment le fer est-il attiré par l’aimant ? Dans ce cas, la réponse s’adresse au comment. Pourquoi les Parisiens ont-ils pris la prison de la Bastille le 14 juillet 1789 ? n’a pas du tout le même sens que Comment les Parisiens ont-ils pris la prison de la Bastille le 14 juillet 1789 ? Dans ce cas, le pourquoi est la question principale. Les sciences de la nature ne savent répondre qu’au comment. Peutêtre que dans les siècles à venir, les constantes seront expliquées, et que ce fondement s’effondrera, peut-être que les sciences de la nature commenceront à dire pourquoi. C’est en cela que Chalmers nous éclaire. « Nature, réfutable, prédictives, comment » sont les quatre critères des sciences de la nature telles qu’elles se sont pratiquées depuis le début de la révolution industrielle jusqu’à nos jours. Avec ces critères qui maintenant les circonscrivent, nous pouvons déjà donner l’un des caractères qui font des scientifiques des sciences de la nature des êtres craints et respectés : non seulement ils prédisent, mais 28

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encore ils découvrent des choses nouvelles qui parfois ne se sont même pas passées encore. En sciences de la nature, une découverte est la conjonction d’une observation originale et d’une interprétation réfutable et prédictive. Il y a quelques années, des collègues italiens ont pensé avoir observé des particules plus rapides que la lumière. Ils ont été formidables. Ils n’ont jamais prétendu avoir fait une découverte, mais simplement une observation. Ils ont appelé la communauté scientifique à les aider à l’interpréter. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’une erreur due à la complexité de l’instrument. Ils ont eu la bonne démarche. Cela fonctionne dans l’autre sens ! Il se peut qu’une modélisation prédise un phénomène. Si l’on parle de découverte, c’est par abus de langage. Moi-même j’y cède parfois. Par la modélisation et par l’expérience de laboratoire, j’ai prédit qu’il y a, en certains points de la planète Mars, des aurores bleues, rouges et vertes visibles à l’œil nu. J’aime à pense que c’est une découverte. En réalité, il s’agit d’une prédiction scientifique et elle le restera tant que l’observation ne sera pas établie. J’ai même intérêt à faire partie de l’équipe qui fera le premier cliché de ces aurores si je veux qu’on se souvienne de moi comme le découvreur et pas seulement comme le prédicteur : on attribue le plus souvent la paternité à celui ou celle qui fait l’observation, et c’est légitime. La découverte de la première exoplanète orbitant autour d’une étoile de type solaire en 1995 par Michel Mayor et Didier Queloz faisait suite à plusieurs articles prédictifs, et même à une première identification – mais autour d’un pulsar – en 1990 par Aleksander Wolszczan. Il n’en reste pas moins que ce sont eux, légitimement, qui sont qualifiés de premiers. Et pour cela, il a fallu qu’ils se débarrassent de bien des artefacts instrumentaux. Découvrir est l’une des actions les plus excitantes et profondes que je connaisse. Cela n’arrive que très peu de fois dans une vie, mais augmenter le lot des connaissances de l’humanité est l’une des choses les plus exaltantes qui soient. 29

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EXERCICE : EN QUOI CETTE HISTOIRE DRÔLE EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ? Un biologiste pose une grenouille devant un bâton. « Saute », lui dit-il, et la grenouille saute par-dessus le bâton. Il prend l’animal, lui coupe une patte, le repose. « Saute ! » La grenouille a un peu de mal, mais elle saute. Il lui coupe une seconde patte, recommence. La grenouille a un peu plus de mal, mais après de grands efforts, elle réussit à passer par-dessus l’obstacle. Alors, imperturbable, il lui coupe une troisième patte. Là, quelque effort qu’elle déploie, elle ne parvient pas à sauter. Notre scientifique recommence l’expérience plusieurs fois, dans de nombreuses circonstances, l’hiver, l’été, au soleil, sous la pluie, avec un bâton de bois, un morceau de métal, sur des grenouilles jeunes ou vieilles, brunes ou vertes, avec un protocole expérimental très précis, des notes, des chiffres, des moyennes statistiques, il mesure le temps mis à sauter, la longueur du saut… Après des mois de recherche, il finit par écrire dans son cahier d’expérience : « Quand on coupe trois pattes à une grenouille, elle devient sourde. »

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Les sciences de la culture : les prospecteurs

Nous disposons maintenant d’une méthode, d’une série de questions auxquelles répondre pour définir la ou les sciences. C’est notre colonne vertébrale : quel objet, quelle question, quels critères, quelles méthodes. C’est presque bête à force de simplicité. L’objet d’étude des sciences de la culture est l’humain dans la société. En France, on les appelle souvent les sciences de l’homme et de la société, ou SHS. Si ses tenants savent de quoi ils parlent, la dénomination est cependant ambiguë, car la science de l’homme peut inclure la chirurgie si on n’y prend garde. Et évidemment, le mot « homme » plutôt qu’« humain » porte intrinsèquement une connotation phallocrate. On peut aussi lire ici ou là « sciences humaines ». Il faut éviter cette dénomination, ambiguë : est-ce la science qui est humaine ? Existe-t-il des sciences non humaines ? Est-ce une science par les humains, pour les humains, qui étudie les humains ? Les Allemands les nomment « les humanités », comme nous le faisions en français au xixe siècle. Mais est-il pertinent de leur dénier ainsi le caractère scientifique ? Dans les sciences de la culture, l’humain est considéré en ce qu’il est en relation intime avec son entourage, et en ce qu’il bâtit une société. 31

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Certaines sciences se focalisent sur la société elle-même : sociologie, économie… La géographie se divise en plusieurs branches : la géographie physique se rapproche d’une science de la nature, tandis que la géographie humaine (dénomination standard, mais équivoque) est très nettement une science de la culture. Mais, toujours, la finalité est la compréhension de l’humain. C’est pourquoi il me semble plus pertinent de définir l’objet de ces sciences par « l’humain dans la société » plutôt que par « l’homme et la société ». Or, ce qui caractérise la relation entre les humains, par rapport aux relations entre animaux, c’est qu’elle est culturelle. Oui oui, même la relation sexuelle. Je n’oublie pas que le zoologiste Desmond Morris, dans Le Singe nu, a montré qu’il y restait quelque chose d’animal. Mais pas seulement. C’est la raison pour laquelle, en opposition aux sciences de la nature, je préfère les appeler les sciences de la culture. La frontière entre sciences de la culture et sciences de la nature est floue. Chacun sait par exemple qu’un bon médecin doit avoir des compétences dans les deux, être capable d’identifier un virus et d’en prescrire la parade, comme de comprendre les relations humaines qui ont mené le patient à le consulter. La question à laquelle les sciences de la culture répondent est pourquoi. Et ça, c’est énorme ! Les scientifiques de la culture conquièrent le terrain piteusement abandonné par les scientifiques de la nature. J’ai décrit la différence entre le comment et le pourquoi au chapitre précédent, et je n’y reviens pas. Pour l’historien, il n’est pas très important de connaître comment roulait le carrosse de Louis XVI à Varenne, c’est le pourquoi de sa fuite qui prévaut. Le comment ne prend de l’importance que dans la mesure où il éclaire le pourquoi. Comment est extrait le pétrole – extrait par pompage ou par fracture hydraulique – n’intéresse le sociologue ou l’économiste que dans la mesure où elle explique le pourquoi de mouvements sociaux, de transferts de fonds… À dire vrai, ils n’ont pas besoin de connaître le détail des techniques d’extraction, de la même façon qu’on peut conduire une voiture sans connaître le fonctionnement du moteur : 32

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Les sciences de la culture : les prospecteurs

il nous suffit de savoir qu’il faut en remplir le réservoir avant qu’il soit vide. Plus encore : dès que des scientifiques de la culture oublient de répondre au pourquoi pour répondre au comment, ils quittent leur science pour en devenir les techniciens. Donnons quelques exemples : comment réorganiser le travail pour une meilleure rentabilité financière ? Comment organiser une campagne de publicité pour trouver davantage de clients, comment comprendre et prédire les habitudes d’une population à travers l’analyse de gigaoctets de données… Le comment est l’ennemi des sciences de la culture. Dans son introduction au second tome de l’Antimanuel d’économie, le regretté Bernard Maris (1946-2015) écrit : J’ai toujours été fasciné par cette question : « Pourquoi le capitalisme ? » ou, pour le dire autrement : « Pourquoi un monde dominé par les marchands ? » Pourquoi l’humanité s’est-elle condamnée à barboter et à claquer des dents dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx) ?... Les économistes peuvent difficilement répondre à la question « Pourquoi le capitalisme ». Ils peuvent partiellement évoquer – et c’est beaucoup, c’est toute l’économie moderne – comment une valeur marchande peut naître à partir du gratuit. Mais si l’on veut approcher l’ontologie du capitalisme, il faut sortir des sentiers de l’économie et musarder avec l’histoire, l’anthropologie et la psychologie. L’histoire nous dit pourquoi l’Europe, l’anthropologie nous dit pourquoi le contrat et l’argent, la psychologie nous souffle, en sourdine, pourquoi tout finira mal. Bernard Maris avait parfaitement compris l’essence des sciences de la culture. Le comment est appelé à l’aide en tant que méthode, on l’évoque, mais la seule question qui compte, c’est le pourquoi. Et pour tenter d’y répondre, il faut convoquer presque toute la panoplie des sciences de la culture, parfois même – et j’aurais tant aimé en débattre avec lui – à l’exclusion des sciences de la nature. Il est important, pour comprendre les sciences de la culture, d’y étendre la notion de paradigme. Les scientifiques de la culture ont 33

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également les leurs, qui imposent les mêmes contraintes que dans les sciences de la nature : on ne peut pas par exemple démontrer le keynésianisme par le libéralisme. Cela n’empêche pas les débats enflammés entre tenants de l’un et de l’autre : ils cherchent tous à expliquer les pourquoi de l’économie. Mais on se range sous une bannière ou une autre par choix logique ou simplement par conviction – je répugne à utiliser ici le mot de « croyance », connoté de façon très péjorative. Une fois le choix fait, l’analyse se déroule suivant des logiques internes et cohérentes, comme c’est le cas dans la physique newtonienne. Ce qui est essentiel pour conserver un statut scientifique, c’est que les paradigmes soient en évolution constante. Lorsque l’évolution cesse, le paradigme devient tout simplement un dogme ou au mieux une doctrine. Parler de paradigme au sens de Kühn ou de Lakatos pour les sciences de la culture est bien plus fécond que de parler de théorie. Le paradigme est un cadre évolutif qui ne repose pas seulement sur la théorie, mais sur l’expérience, l’intuition, l’analyse, l’enquête… Contraindre les sciences de la culture à la théorie est définitivement trop réducteur. Nous avons démontré au chapitre précédent que l’astrologie n’est pas une science de la nature. Ce n’est pas non plus une science de la culture, car si elle répond au pourquoi, son paradigme est figé. En réalité, j’ai tendance à penser que l’astrologie est juste une mystification, mais nous y reviendrons. En revanche, il est amusant de réaliser que Popper a établi les premières règles définissant les sciences de la nature pour démontrer que le marxisme n’était pas scientifique. En réalité, il l’est, à l’aune des critères propres aux sciences de la culture. Il l’est non parce qu’il met le monde en équations et fait des prévisions – en ceci il fait fausse route – mais parce qu’il répond à la question du pourquoi, accroît le savoir universel, pose de nombreuses pistes de réflexion. En effet, si les sciences de la nature abandonnent le pourquoi aux sciences de la culture, le fait de répondre à la question essentielle du 34

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Les sciences de la culture : les prospecteurs

pourquoi implique une perte peut-être plus importante encore : les sciences de la culture, par essence même, ne sont pas prédictives. Ce critère est tombé à l’eau au cours de la traversée. La raison en est que la société est si complexe qu’elle admet plusieurs réponses à la même question. Pourquoi la crise économique des années 1920 ? Pourquoi la guerre du Rwanda ? Pourquoi Daech ? Les scientifiques s’opposent. La question simple : laquelle/lequel d’entre elles/eux a raison, quelle est la bonne école, n’a même pas de sens. Il vaut bien mieux savoir d’où parle le/la scientifique : ce chercheur en psychologie est-il lacanien ? freudien ? Puisqu’à une question unique il existe une multitude de réponses, la prévision est impossible, ou plutôt il existe autant de prévisions possibles que d’écoles de pensées, et il est vraisemblable qu’aucune ne s’avère correcte. C’est pourquoi très sagement, un grand nombre de scientifiques de la culture préfère le mot de prospective. Ils ont raison ! Leur travail consiste à parcourir minutieusement un lieu – ici un lieu sociétal – en vue d’en comprendre le fonctionnement profond, parfois même caché. C’est exactement la définition de la prospection. Les chercheurs de la culture sont des prospecteurs, plus que des découvreurs au sens où je l’ai employé dans les sciences de la nature. La force de la prospective, c’est qu’elle est une aide à la décision dans les choix de société. Pourquoi s’en priver ? Les méthodes de prospection des sciences de la culture sont multiples. La plus importante est, encore une fois, la bibliographie. L’avantage des sciences de la culture sur celles de la nature est que, puisqu’elles n’ont pas à être réfutables, leurs résultats ne peuvent être faux. Aussi tout peut-il être publié. Naturellement, les publications se font dans un paradigme bien défini et évolutif, à travers des journaux à comité de lecture que je décrirai dans le chapitre consacré au produit des sciences. Ce système évite une grande partie des impostures – mais pas toutes, comme l’a montré Michel de Pracontal. Très différente des sciences de la nature, la seconde méthode utilisée par les sciences de la culture est l’enquête. Il n’y a pas que l’enquête 35

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statistique que beaucoup d’entre nous subissent régulièrement pour une lessive ou un parti politique. L’enquête peut aussi passer par des cartes, des flux, des listes… Les sociologues surtout y recourent. Elle se heurte à plusieurs problèmes. Tout d’abord celui du choix des questions, lequel peut orienter les réponses. On se souvient de la plaisanterie qui courait sur Internet aux États-Unis : « Êtes-vous sûr que vous ne voulez pas ne pas voter pour George Bush ? » C’est pourquoi les scientifiques s’imposent des critères sévères pour valider leurs questionnaires. L’autre danger consiste à modifier le comportement des gens par leur simple enquête. Enquêter par exemple pour savoir pourquoi les gens rejettent l’implantation d’éoliennes à proximité de chez eux peut instiller en eux une question qu’ils ne se posaient pas auparavant, et parfois le doute : et si ça arrivait pour de vrai ? Ce chercheur qui m’interroge n’est-il pas envoyé par une compagnie d’éoliennes ? Le problème existe également en sciences de la nature, à l’échelle microscopique. On dit que l’observation perturbe la mesure. Ici, c’est un danger permanent. L’expérience est également de la partie. Son avantage principal est de permettre de quantifier des postulats, des comportements, de vérifier des hypothèses. Il existe de nombreuses expériences en psychologie pour comprendre le comportement induit par l’alcool, par le sport, etc. On parle même de psychologie expérimentale. De façon très amusante, Wikipédia en français définit la psychologie expérimentale comme « le champ de la psychologie basé sur la méthode scientifique ». J’espère qu’en terminant ce livre, vous saurez pourquoi cette phrase n’a aucun sens. Il est évidemment plus difficile aux historiens de recourir à l’expérience, mais les sociologues et les économistes y déploient une grande ingéniosité. Il ne s’agit pas pour eux de provoquer l’expérience, mais de considérer un changement sociétal comme une expérience. L’introduction de l’euro frappé dans chaque pays est une expérience, en ce qu’elle permet par exemple de mesurer la pénétration de l’euro d’un des pays membres dans les autres 36

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pays, et de tracer ainsi de façon subtile des mouvements de population internes à l’Union monétaire. Il suffit qu’une ville prenne des mesures spécifiques relatives à la propreté, au transport, à la sécurité pour que, en la comparant à une ville de sociologie similaire, cela devienne une « expérience ». Là encore naturellement les dangers sont multiples. Il n’existe pas deux villes sociologiquement identiques. La comparaison se fait donc au moyen de simplifications, d’hypothèses qu’il faut justifier et constamment garder en tête. Une ville A prend des mesures d’aide à la lecture pour les enfants en difficulté d’apprentissage. Une ville B possède le même pourcentage d’ouvriers, de cadres, de classe moyenne et la mairie n’a pris aucune mesure du même ordre. Sont-elles pour autant comparables ? La ville A se trouve dans une campagne, les ouvriers sont essentiellement agricoles. Dans la ville B, ils travaillent surtout pour une usine de pneumatiques. Est-ce une différence significative ? Dans la ville A, les enfants participent aux travaux des champs, dans la ville B, ils bénéficient d’un comité d’entreprise qui les envoie en colonie de vacances : peut-on les comparer ? Il en va de même pour tous les sujets, tous sans exception. C’est le plus grand problème des sciences de la culture : non seulement il n’existe pas une réponse unique à une question, mais de surcroît, les paramètres qui influent sur la réponse ne sont pas dénombrables. Les hypothèses les plus importantes consistent donc à choisir les paramètres les plus pertinents. Taire ces hypothèses est malheureusement l’une des dissimulations les plus répandues des études des sciences de la culture. Comme les sciences de la nature, elles recourent volontiers à la modélisation mathématique. Et pourquoi pas ? J’ai été surpris, en lisant des thèses d’économie, d’y trouver des équations qui me sont familières, sur la dynamique, le transport, l’information. Puisque l’outil mathématique existe, pourquoi ne pas s’en servir ? S’il ne faut pas s’en priver, les risques de dérapage sont importants. Je vais illustrer le premier de façon simple. 37

Les sciences de la culture : les prospecteurs

Peut-être avez-vous déjà joué avec ce gadget bon marché : une bille métallique suspendue par un fil se trouve entre trois aimants posés sur une tablette aux sommets d’un triangle équilatéral. On lui donne une pichenette, elle se dirige vers l’un des aimants. Mais de façon quasiment sadique, la ficelle qui le retient n’est pas assez grande pour qu’ils se collent. La bille oscille puis sans prévenir se dirige vers un autre aimant, puis un autre. Elle peut se stabiliser plus ou moins rapidement, mais on ne peut pas prévoir où : le système est complètement défini physiquement, mais imprédictible. On le dit chaotique. Tout système à trois corps (ou plus) est chaotique. C’est le cas du système solaire par exemple : Saturne s’est considérablement rapprochée du Soleil avant de se stabiliser. L’axe de Mars a oscillé de plusieurs dizaines de degrés au cours des âges. Vénus aussi, et elle tourne maintenant sur elle-même dans un sens différent des autres planètes. Selon Jacques Laskar, de l’IMCCE à Paris, Mercure pourrait bien passer à une orbite plus éloignée que Vénus dans le futur. Ce qui maintient une certaine stabilité dans le système solaire, c’est que la masse du soleil constitue à elle seule 99,97 % de la masse totale. Gardons-nous d’étendre directement à l’humain la propriété d’instabilité des systèmes à trois corps. Pour continuer notre cheminement, il nous faut maintenant faire un crochet par les mathématiques. Puisque tout système à trois corps est instable, les équations qui reflètent ces systèmes le sont intrinsèquement. Nous avons de nombreux garde-fous : nous savons contraindre des paramètres, les faire varier. En les faisant varier, nous pouvons, par le calcul, éliminer les moins pertinents pour ne garder que les plus influents. Lorsque ce n’est pas possible, lorsque le système bouge dans tous les sens, qu’il est comme on dit non linéaire, nous le traitons par petits bouts sur lesquels il bouge à peu près en ligne droite : nous le linéarisons. L’avantage est qu’il est trivial de résoudre une équation qui décrit une droite. Or, tout ceci n’est le plus souvent pas possible en sciences de la culture. Cet enfant dans la ville A, dont la mairie a pris des mesures 38

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Les sciences de la culture : les prospecteurs

d’aide à la lecture, est un enfant précoce qui se révèle précisément à ce moment-là. Il entraîne sa classe, la tire vers le haut, stimulé par l’implication constante de ses enseignants. Bientôt, cette classe pulvérise les records et fait pencher la balance. Doit-on en conclure que l’action de la mairie est le facteur prépondérant ? Comment distinguer le paramètre négligeable ? Et comme nous, les scientifiques de la culture qui recourent aux mathématiques doivent linéariser, simplifier, éliminer. Mais même alors, pourquoi se priver de cet outil ? Il faut y recourir, il peut nous révéler des choses et nous aider à nous comprendre nousmêmes, en tant qu’humains dans la société. Il ne faut rien s’interdire qui ne nous nuit pas. Ce faisant, malheureusement, un grand nombre de ses tenants pensent, comme ceux des sciences de la nature, devenir prédictifs. Ils sont fascinés par les sciences de la nature et entrent dans une confusion presque puérile. « Puisque nous faisons comme eux, que nous recourons à l’expérience et à la modélisation numériques, nous avons les mêmes propriétés prédictives. » La réponse est évidente une fois posés les contours des sciences de la culture. Les méthodes ne sont que des véhicules. Les scientifiques de la culture prospectent, répondent aux pourquoi, mais ils ne prédisent pas. Et alors ? Ils n’en sont pas moins des scientifiques. Ils sont indispensables, importants. Ils devraient être fiers, car leur prospection nous aide à la décision collective, et leurs réponses à la question nous permettent de mieux nous connaître nous-mêmes. N’est-ce pas admirable ?

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EXERCICE : EN QUOI CETTE HISTOIRE DRÔLE EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ? Dans un club de tir à l’arc, un disciple va voir son enseignant, qui se trouve être un grand maître d’une immense sagesse. –– Maître, puis-je humblement vous poser une question ? –– Parle, je t’écoute. –– Maître, pourquoi la vie ? –– Eh bien, dit le maître, la vie, vois-tu, la vie est une grande flèche. Le disciple remercie son maître et retourne chez lui. Quelque temps plus tard, un tournoi de tir à l’arc se déroule dans sa ville, avec l’autre grand maître de l’art martial. Il l’apostrophe : –– Maître, puis-je humblement vous poser une question ? –– Parle, je t’écoute. –– Maître, pourquoi la vie ? –– Eh bien, dit le second maître, la vie, vois-tu, la vie n’est surtout pas une grande flèche. Le disciple est infiniment troublé. Après quelques jours, il ose retourner interroger le premier maître. –– Maître, puis-je humblement vous poser une question ? –– Parle, je t’écoute. –– Maître, lorsque je vous ai demandé pourquoi la vie, vous m’avez répondu qu’elle était une grande flèche. Mais il y a peu, j’ai demandé à l’autre maître, qui m’a répondu que la vie n’est surtout pas une grande flèche… –– Hmmmm, répond le premier maître, oui, on peut le dire comme ça aussi. (Cette histoire m’a été racontée par Philippe Zarka, de l’Observatoire Paris-Meudon.)

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Les sciences de l’ingénieur : les inventeurs

Les objets d’étude des sciences de l’ingénieur sont les créations artificielles de l’humain. On a l’impression bien sûr que tout ceci se mord la queue. Mais pas du tout, car la question essentielle à laquelle répondent ces sciences est un comment spécifique : comment rendre l’humain ou l’humanité plus efficace. Aller plus vite, plus haut, plus loin, consommer moins, transmettre plus d’information dans un temps plus court… On y range aussi bien l’électronique que le traitement du signal, mais peut-être que le génie biologique, l’étude du génome, le génie cyborg en sont aujourd’hui les représentants les plus mis en exergue. L’ingénierie se distingue des sciences de l’ingénieur en ce que, pour être scientifique, on doit travailler à augmenter les connaissances. Le produit du chercheur, c’est le savoir. Il n’est pas nécessaire qu’un scientifique des sciences de l’ingénieur produise un instrument ou une technique. Ce n’est pas interdit, mais la plupart d’entre eux produisent avant tout des articles scientifiques : du savoir. La frontière est si floue cependant que, de façon très juste, les grandes industries parlent de recherche et développement (R et D en abrégé). Un centre de recherche industriel développant un 41

Les sciences de l’ingénieur : les inventeurs

nouveau plastique thermosensible, ou un langage informatique pour les télécommunications, lance une recherche avec une finalité de développement industriel clairement établie. Si bien que l’usage a conduit à parler de recherche appliquée, en opposition aux sciences de la nature, qui seraient des recherches fondamentales. Cette distinction n’est pas pertinente. La philosophe Stéphanie Ruphy, de l’université Grenoble-Alpes, s’est posé la question suivante : fait-on plus de découvertes fondamentales dans l’une ou dans l’autre ? La réponse est qu’il n’y a pas de preuve que la recherche fondamentale permet plus de découvertes que la recherche appliquée. Un chercheur qui travaille sur un pot d’échappement qui ne polluerait pas l’environnement de métaux lourds est conduit à faire des travaux sur la structure intime de la matière qui peuvent parfaitement mettre au jour des propriétés jusque-là ignorées de la physique atomique. C’est pourquoi, plutôt que de parler de recherche fondamentale et de recherche appliquée, il vaut mieux parler de recherche finalisée ou non. Dans le premier cas, le sujet de recherche est défini en amont par des besoins le plus souvent industriels ou militaires : on sait ce qu’on veut trouver. Dans le second, les problématiques sont plus ouvertes. Dans le premier cas, on se demande s’il existe des alliages à cinq métaux capables de faire un pot d’échappement non polluant. Dans le second, on se demande si on peut fabriquer des alliages à cinq métaux et si oui, quelles en sont les propriétés. Si ces propriétés peuvent servir à faire des pots d’échappement, c’est parfait. Si elles ne servent à rien, c’est parfait aussi : on a augmenté le savoir. Mais dans les deux cas, on explore les alliages à cinq éléments. Il n’y a pas non plus de raison que les sciences de l’ingénieur soient plus ou moins finalisées que les sciences de la culture : les décideurs – politiques, industriels, militaires – sont aussi friands d’études de marchés et de prospective économique que de nouvelles technologies. Et s’agissant de prolonger la vie éventuellement indéfiniment, les décideurs sont très nombreux. 42

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Les sciences de l’ingénieur : les inventeurs

Les sciences de l’ingénieur ont recours à toute la panoplie des sciences de la nature : chimie, physique, biologie… Seule la finalité diffère : elles étudient des produits de l’humanité et non la nature. Les critères sont donc les mêmes : réfutabilité et prédictibilité dans le paradigme scientifique des sciences de la nature : la charge de l’électron, l’absence de masse des photons, la gravitation… sont des éléments posés au centre de ces sciences, qui en sont les fondements directs. Comme tous les scientifiques, ceux des sciences de l’ingénieur lisent, et font de la bibliographie une étape essentielle de leur travail. Mais si les sciences de la nature font de l’enquête un outil spécifique, les sciences de l’ingénieur privilégient l’expérience. Bien sûr, ils n’en font pas l’alpha et l’oméga. Des mathématiciens travaillent sur du papier à des codages inviolables des données par exemple. Mais l’expérience, en particulier dans l’industrie, est un critère de réussite important. La réfutabilité se limite souvent à « ça ne marche pas » et la prédictibilité à « ça devrait marcher ». On connaît la boutade d’Albert Einstein (1879-1955) : La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Ici, nous avons réuni théorie et pratique : Rien ne fonctionne... et personne ne sait pourquoi ! Il parlait de la physique quantique. La loi de Murphy généralise sa pensée selon : La théorie, c’est quand ça ne marche pas, mais que l’on sait pourquoi. La pratique, c’est quand ça marche, mais qu’on ne sait pas pourquoi. Quand la théorie rejoint la pratique, ça ne marche pas et on ne sait pas pourquoi. On peut, dans le cadre de ce livre, prétendre que quand la théorie rejoint la pratique, on fait des sciences de l’ingénieur. Les sciences de l’ingénieur ne visent pas nécessairement à améliorer les produits de l’humain. Comme les autres sciences, elles visent à rendre l’humain ou l’humanité plus efficace en augmentant le savoir, pas en l’améliorant. De l’un à l’autre, il y a un glissement sémantique. Augmenter le savoir, c’est faire de la recherche. Augmenter le 43

Les sciences de l’ingénieur : les inventeurs

savoir sur les produits de l’humain – les sciences de l’ingénieur –, c’est inventer : ces scientifiques sont des inventeurs. Améliorer les produits de l’humain, c’est faire de l’innovation. Invention et innovation sont différentes, et c’est heureux, car l’extension de l’innovation à tous les champs sociaux, industrie, agriculture, art, philosophie comme aux champs scientifiques conduit à de nombreuses confusions. En particulier à celle qui consiste à prendre n’importe quel innovateur pour un scientifique. L’importance centrale des sciences de l’ingénieur dans nos sociétés technologiques amène une question philosophique qui m’a été posée pour la première fois par mon père, Henri Lilen, journaliste en informatique et historien de l’informatique et de l’électronique. Dès l’émergence de l’informatique, dans les années 1960, il fit le constat que les opérations que peut faire une machine dépasseraient un jour – nous y sommes – en nombre et en rapidité celles d’un cerveau humain, y compris dans le cadre déductif. Il posa alors la question suivante : « Est-il légitime de laisser les machines décider à notre place ? ». Cette question demeure sans doute l’un des plus grands défis à résoudre, à la croisée des sciences de la culture et de celles de l’ingénieur. L’exemple le plus frappant est celui des ordinateurs qui spéculent pour le compte de banques et jouent avec nos bourses et nos économies plus vite que leurs programmeurs eux-mêmes ne pourraient jamais le faire. Mais il en est d’autres. Récemment par exemple, une analyse a montré que les citoyens ne sont pas égaux face à la justice, car celle-ci est rendue par des juges, c’est-à-dire des humains, et que de l’un(e) à l’autre existent des différences importantes. La question a été sérieusement posée de remplacer les juges par des machines. L’élément nouveau est que les machines peuvent être maintenant programmées pour s’éduquer elles-mêmes. Ainsi en va-t-il du plus puissant programme informatique actuel de jeu de go, lequel apprend non seulement des erreurs de l’adversaire, mais peut jouer contre lui-même et apprendre de ses propres erreurs. Nos chercheurs des sciences de l’ingénieur ont su mettre au point ce prodige. Doit-on 44

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Les sciences de l’ingénieur : les inventeurs

laisser ces recherches avancer ? Doit-on laisser les ordinateurs décider à notre place ? Elle pose une question encore plus importante : pourquoi rendre l’humain ou l’humanité plus efficace ? Pourquoi faut-il qu’un ordinateur batte un humain au jeu de go ? Pourquoi les ordinateurs doiventils spéculer ? Pourquoi doit-on compléter les corps pour sauter plus haut, courir plus vite ? Pourquoi produire des lapins verts fluorescents ? Pourquoi remplacer ce qui ne fonctionne plus chez un humain par des substituts technologiques ? Pourquoi un cœur artificiel ? Pourquoi prolonger la vie ? Pourquoi des télécommunications plus rapides, plus puissantes ? Pourquoi des changements continuels de technologie ? Ces questions sont évidemment du ressort des sciences de la culture, et leur séparation totale des sciences de l’ingénieur peut réellement conduire notre monde à sa fin. Il devient excessivement urgent d’y répondre. Les scientifiques des sciences de l’ingénieur, confinés dans le comment de leur paradigme, sont parmi les moins bien placés pour cela. La notion de progrès, qui semble piloter notre monde occidental, ne recevra de définition claire que par le dialogue entre toutes les sciences de la culture et celles de l’ingénieur.

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EXERCICE : EN QUOI CETTE HISTOIRE DRÔLE EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ? Les robots sont devenus super intelligents et adaptatifs, bien entendu. L’un d’eux prend l’initiative de les interconnecter tous, tablettes, smartphones, objets connectés. Cela fait, il va voir le chercheur qui l’a lui-même mis au point : « Nous disposons de la plus grande puissance de calcul et d’action au monde, une puissance telle que vous n’auriez pu l’imaginer. Tenez, posez-moi une question difficile pour vous en convaincre. » Le chercheur réfléchit et demande au robot : « Pouvez-vous me dire si Dieu existe ? » Le robot répond : « Oui, maintenant, il existe ! »

Les mathématiques : les explorateurs

Vous avez vu ? On a défini les sciences de la nature, les sciences de la culture et les sciences de l’ingénieur, mais nous abordons maintenant les mathématiques, pas les sciences mathématiques. C’est que, pour être incontestablement scientifiques, elles ont un statut si particulier qu’elles doivent être considérées comme un pan à part de l’édifice. Elles sont scientifiques en cela qu’elles visent elles aussi à augmenter le savoir universel. J’ai dit en quoi Popper s’était trompé : les critères de réfutabilité et de prédictibilité ne s’appliquent qu’aux sciences de la nature, et par extension à celles de l’ingénieur. D’une certaine manière, Kühn a fait la même erreur : les paradigmes sont une façon féconde de comprendre l’évolution de ces sciences-là, et aussi des sciences de la culture. Mais rien de tout cela ne s’applique aux mathématiques. La raison est simple. Les trois grandes catégories scientifiques précédentes étudient toutes notre monde, de l’atome à l’univers, de la psychologie d’un individu au comportement collectif de milliards d’entre eux. Les mathématiques, elles, créent les mondes qu’elles étudient. L’exemple le plus populaire est celui de Boole (1815-1864), qui se demande ce que serait un monde dans lequel il n’y aurait que des zéros et des 47

Les mathématiques : les explorateurs

uns. Il se moquait pas mal qu’il puisse y avoir une application à son étude et n’imaginait pas l’invention du numérique binaire un siècle plus tard. Cette plongée dans l’abysse est vertigineuse. Elle ouvre une infinité de possibles, une infinité d’univers. Il n’est pas nécessaire qu’ils soient complexes : ils sont de toute façon totalement abstraits. Car ce qui distingue les mathématiciens des auteurs de science-fiction – notons le retour sémantique de la science –, c’est qu’il n’y a pas besoin de l’humain dans le monde mathématique. Qu’on ne se méprenne pas ! Les mathématiciens et mathématiciennes sont évidemment des humains, et leurs travaux ne sont, comme tous les travaux scientifiques, jamais dénués d’émotion, d’esthétique. Pour préciser encore plus, Kandinsky a déclaré : « Créer une œuvre, c’est créer un monde. » Les mathématiques, parmi toutes les sciences, sont de ce point de vue ce qui se rapproche le plus de l’œuvre artistique. L’un des univers mathématiques est le nôtre, ou plutôt la représentation du nôtre, fait de nombres et d’opérations simples (l’addition et la multiplication). Là encore, les questions n’ont pas besoin d’être compliquées pour donner le vertige : existe-t-il un plus grand nombre premier, par exemple, s’énonce rapidement, mais sa simplicité renvoie à plusieurs étourdissements. Le premier est qu’on devine immédiatement la portée quasi infinie du problème. Le second est qu’on n’a aucune idée de comment s’y prendre. Sauf à être mathématicien. Lorsque le mathématicien a posé les fondations du nouveau monde abstrait, il part à son exploration dans un défi permanent et impertinent à Popper, Kühn ou Chalmers. À ses fins, il n’a qu’un outil, la démonstration. Une démonstration est une suite logique de déductions. La logique est imposée par les fondations. Ces fondations sont faites des éléments qui peuplent le monde et des relations qui les lient les uns avec les autres, qu’on appelle des fonctions. Voici un exemple simple. Supposons un monde constitué exclusivement de nombres premiers. Une fonction qui consisterait à multiplier l’un par l’autre 48

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Les mathématiques : les explorateurs

deux nombres qui se rencontrent les ferait sortir immédiatement de ce monde, puisqu’ils cesseraient d’être premiers. Dans une représentation anthropocentrée, ils mourraient. Mais l’addition permet dans certains cas de ne pas tuer les nombres en relation : 5 + 2 = 7, les trois chiffres sont premiers. Est-ce le seul exemple de ce monde ? Combien y en a-t-il d’autres ? Ce monde permet-il à beaucoup de nombres de se mettre en relation sans en sortir ? Toutes les explorations mathématiques sont des abîmes. Elles sont humainement épuisantes. Il faut un moral de fer pour s’y engouffrer au risque de s’y détruire. Plusieurs mathématiciens se sont suicidés ou sont devenus fous. C’est pourquoi on admet, en mathématiques, une baisse de production passé trente à quarante ans. Cet abîme, nous l’avons toutes et tous frôlé lorsque, pendant nos études, nous nous sommes demandé à quoi ça sert en sortant d’un cours de mathématiques. En fait, ça ne sert à rien concrètement. Ça sert à donner aux élèves un sens de l’abstraction sans lequel ils ne pourront pas comprendre notre monde dans sa complexité.   Sauf… Sauf pour quelques-uns d’entre nous qui continuons les études et devenons scientifiques. Voilà que les mathématiques prennent un sens tellement évident parfois qu’on a l’impression qu’elles sont parfaitement concrètes. Qu’elles sont le monde. Je reviendrai sur ce paradoxe et ses dangers dans le chapitre sur la carte et le territoire. Mais les réussites des sciences de la nature en termes de prédiction, et celles de l’ingénieur en matière de progrès témoignent de l’utilité des mathématiques. Laissez-moi vous donner un exemple. Un mathématicien4 décide un jour qu’il est fastidieux de manipuler les nombres un par un, et qu’il serait bien plus astucieux de les 4.  En réalité, probablement une série de mathématiciens, remontant à la Chine du iie siècle avant Jésus-Christ, puis une succession de mathématiciens européens du xvie au xviiie siècle, dont James Joseph Sylvester (1814-1897) qui donne le nom de matrices à ses tableaux de nombres. 49

Les mathématiques : les explorateurs

manipuler sous forme de tableaux : les matrices. Une branche des mathématiques est née, qui ouvre un nouveau monde dans lequel un nombre n’est qu’une matrice particulière, la plus petite possible. Les problèmes sont nombreux. Chacun sait que si on multiplie 2 par ½, on obtient 1. Le chiffre 1 est très spécifique, parce que quand on multiplie n’importe quel nombre par 1, on obtient toujours le nombre de départ. 1 est appelé un élément neutre. ½ est l’inverse de 2. C’est très simple n’est-ce pas ? Presque trivial ? Mais quel est l’inverse d’une matrice ? Les mathématiciens travaillent, trouvent des méthodes de calcul, des critères. Et moi qui travaille sur les relations Soleil-Terre, j’utilise des matrices qui décrivent la haute atmosphère à toutes les altitudes et toutes les énergies. J’ai besoin de les inverser, mais voilà, elles n’ont pas les bonnes propriétés (pour les curieux : elles sont creuses et mal dimensionnées). Cette fois-ci, le problème est bien circonscrit, avec une finalité déterminée. Le résoudre profitera sûrement à d’autres. Alors je m’adresse à des mathématiciens, en espérant que mon petit problème les intéressera. Un jour, Hermann Minkowski (1864-1909) se demanda comment serait un univers fictif dont le volume augmenterait comme un soufflé dans le four ou se déformerait dans le temps, un univers dont le temps lui-même serait variable, dans un continuum avec l’espace. Il résolut élégamment le problème en montrant qu’on peut décrire cet univers comme un univers fixe, et faire une simple transformation décrivant le changement de volume. Il n’avait pas besoin que ce problème soit utile ni que son monde existe. Mais il jetait les bases mathématiques qui permirent peu après à Albert Einstein de découvrir la relativité générale. Ainsi, les mathématiciens créent des mondes et partent courageusement à leur découverte. Ils sont plus que des défricheurs, ils sont, de la pensée scientifique, les plus grands explorateurs. Peut-être ne peuton les comparer qu’aux philosophes dans la puissance intellectuelle. Par chance, les chercheurs en mathématiques sont des gens curieux. Eux aussi, de leur côté, veulent savoir à quoi servent leurs travaux. 50

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Les mathématiques : les explorateurs

Ils sont avides des problèmes que nous pouvons leur poser, qui sont pour eux des terrains de jeux. Minkowski était d’ailleurs guidé par les travaux des précurseurs Lorentz, Poincaré, et par ceux d’Einstein lui-même. On dit alors parfois qu’ils font des mathématiques appliquées. Je pense que cette dénomination est erronée, tout à fait pour les mêmes raisons qu’on ne peut distinguer les sciences fondamentales des sciences appliquées. Mais il est important de réaliser que derrière chaque avancée scientifique, il y a des humains. Proposer un terrain de jeu aux mathématiciens leur permet éventuellement de ne pas être conduits au suicide – ce n’est pas une image, mais la réalité – et de continuer à développer leur science et à augmenter le savoir de l’humanité.

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Les mathématiques : les explorateurs

RÉCRÉATION : LÉGÈRETÉ On a tous vécu ce sentiment incroyable : quelqu’un vous pose une question, une devinette, dont vous savez que vous pouvez trouver la réponse, mais c’est difficile. Je vous donne un exemple : une poule et demie pond un œuf et demi en un jour et demi. Combien d’œufs pondent neuf poules en neuf jours5 ? On sait qu’on peut y arriver. On subodore que c’est plus compliqué que neuf fois neuf égale quatre-vingt-un. Juste une question d’additions et de multiplications. Puis quand on y arrive, c’est un incroyable soulagement. On se sent léger, on a le sentiment de s’élever au-dessus de soi-même. On est tellement excité de l’exploit qu’on a envie d’en parler à tout le monde, on demande à son collègue pendant la pausecafé « Tu sais combien pondent neuf poules en neuf jours ? », mais lui, il s’en moque complètement, il hausse les épaules, répond qu’il faut aller bosser en vous laissant désespérément seul. La recherche ressemble à ça, avec une différence énorme : c’est nous-mêmes qui nous posons la devinette, et personne avant nous n’a trouvé la réponse. La réponse est parfois terriblement compliquée : pour une de mes devinettes, j’ai dû demander l’aide d’une collègue de physique atomique à Paris, d’un mathématicien à Grenoble, de toute une équipe instrumentale à Oslo, d’un théoricien à Bruxelles… Une autre différence vient de ce que lorsqu’on trouve la réponse, ou un bout de la réponse, on a du mal à l’expliquer à son collègue de bureau. Mais il se produit le même sentiment que pour les neuf poules : un instant sublime où, ayant compris quelque chose, on a ce sentiment incroyable de légèreté. On semble s’élever, non audessus des autres, mais au-dessus de sa propre condition humaine. En versant une goutte au savoir universel, on s’est libéré d’un poids qui nous clouait au sol. Le sentiment de légèreté ne dure pas, mais il bouleverse notre vie, nous empêche de dormir sans pour autant que 5.  Cette amusante devinette a été inventée par Isaac Asimov (1920-1992) pour distinguer un humain d’un robot.

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Les mathématiques : les explorateurs

nous nous sentions fatigués. C’est la liberté, la légèreté, plus rien ne peut nous atteindre. Jusqu’à la prochaine devinette.   Et la réponse est cinquante-quatre.

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Les frontières

Voilà, nous avons défini les sciences. Ça n’était pas si compliqué. Comme toujours pourtant, il nous faut rendre le tableau un peu moins contrasté, et plus modeste. Le produit des métiers Modeste parce qu’en définissant les sciences, je n’ai défini qu’un pan restreint de la société. Intéressons-nous dans un premier temps au produit des métiers. La science produit du savoir, de la connaissance. Mais que de beaux métiers en dehors d’elle ! L’agriculture produit de la nourriture pour les humains, l’enseignement transmet le savoir (ou produit, quel vilain mot dans ce cas-là, de la transmission du savoir), des services à domicile produisent de l’aide, la kinésithérapie, l’ostéopathie produisent du bien-être… Définir les sciences doit également rendre les scientifiques modestes parce que nulle part dans leur définition n’entre en ligne de compte l’émotion. Cela est tellement admis qu’on entend souvent que les scientifiques eux-mêmes en sont dénués. C’est naturellement faux : les scientifiques sont des humains et à ce titre, la proie des mêmes émois que leurs semblables. La raison pour laquelle l’émotion n’entre pas dans la définition des sciences est 55

Les frontières

que le produit de la science est le savoir. Ce sont les artistes qui produisent de l’émotion. Là encore, la frontière est floue. Une équation peut produire de l’émotion, tout comme une conférence scientifique, une compréhension nouvelle de l’humain ou de l’espace. Il n’y a rien de condamnable à ce que la science produise de l’émotion. Ce n’est tout simplement pas son objectif. Le but de toute entreprise est de gagner de l’argent (on parle de façon étrange à mes yeux de « produire de la richesse »). Les moyens d’y parvenir sont multiples, mais une entreprise qui ne gagne pas d’argent – ou dont on pense qu’elle n’en gagnera jamais – n’a aucune chance de survie. Certaines de ces entreprises « produisent de la richesse » grâce à la science. Elles établissent des partenariats avec des laboratoires publics – par exemple Carmat pour le cœur artificiel, les constructeurs automobiles… – ou possèdent leur propre centre de recherche (Monsanto, Bayer, Yara…). Les scientifiques qui y travaillent produisent des connaissances avec des critères tout à fait conformes aux définitions des sciences de la nature, de l’ingénieur, de la culture ou des mathématiques. L’usage qui est fait de leurs résultats – le produit commercial – est parfois public et toujours payant. Mais les connaissances qu’ils ont développées sont privées. Elles n’appartiennent pas à l’humanité, mais à quelques-uns qui les ont financées pour produire de l’argent. En répétant à satiété que le produit de la science est la connaissance ou le savoir, j’ai pris soin de ne pas ajouter que connaissance et savoir devaient être partagés. À chacun, en son âme et conscience, de trancher ce débat. Les interfaces Que se passe-t-il donc aux interfaces ? La médecine est, sans conteste, à la fois une science de la nature et une science de la culture. C’est la raison pour laquelle elle adresse à la fois comment et pourquoi se transmet une maladie par exemple. La sociologie comportementale est un autre exemple, qui étudie les comportements 56

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individuels ou collectifs. En théorie des jeux, elle propose aux joueurs des règles qui favorisent soit le comportement individuel soit le comportement collectif. Ces études ont été initiées au milieu du xxe siècle par John von Neumann (1903-1957) et Oskar Morgenstern (1902-1977). Il n’est évidemment pas indifférent que von Neumann fût un mathématicien et physicien hors pair – on dit de lui qu’il est le père de l’ordinateur, mais il s’est aussi intéressé à la physique quantique – et que Morgenstern fût à la fois mathématicien et économiste. Cette branche de la science, à l’interface entre mathématiques et sciences de la culture, a connu un essor extraordinaire, et a engendré plusieurs prix Nobel d’économie. La géographie aussi bien sûr, avec sa composante physique et sa composante humaine… Les sciences de la communication et de l’information sont à cheval entre sciences de l’ingénieur et de la culture. Chaque nouvelle avancée de la première engendre de nouveaux comportements qu’il faut comprendre. Et les études des sciences de la culture orientent très largement la recherche industrielle : quels seront les besoins en termes de communication entre particuliers, au sein de l’entreprise, en termes de rencontres… L’ergonomie elle aussi influence la recherche industrielle. Au sein même de la recherche, il reste des zones de flou. Quid de la philosophie ? Est-ce une science ? Est-elle, comme l’unique du Seigneur des anneaux, « un anneau pour les gouverner tous » ? Toutes ces recherches sont en symbiose, et les définitions que j’ai proposées ne doivent être comprises que comme des moyens d’éviter la confusion qui règne sur les sciences, pas comme des marqueurs visant à les séparer. Les frontières Les sciences ont leur spécificité. Elles ne sont pas indépendantes des sociétés, mais au contraire en interaction permanente avec elles. 57

Les frontières

Le premier avatar, à la frontière des sciences, est constitué des experts. Même lorsque leurs connaissances scientifiques sont profondes, ils ne sont pas des scientifiques. Leur rôle est d’utiliser éventuellement les résultats de la science pour produire du conseil. J’espère que les définitions que j’ai proposées de la science aideront à rendre claire cette distinction. Définir les sciences doit surtout rendre les scientifiques modestes sur un point essentiel pour la survie de notre espèce : à aucun moment je n’ai eu besoin, pour le faire, de notions morales, du bien et du mal. C’est qu’elles n’en ont pas besoin pour exister. Ces notions sont en interaction avec les sciences. Elles n’en sont pas le socle, elles n’en font pas partie. Il y a quelques années par exemple, une expérience avait défrayé la chronique : sur l’injonction de médecins en blouse blanche, des volontaires envoyaient des impulsions électriques sur des cobayes humains. Ils ne savaient pas qu’il s’agissait de fausses impulsions et que les cobayes comme les médecins étaient des acteurs. Le caractère douteux de cette expérience avait évidemment choqué. Il me semble que seuls les psychologues qui l’ont imaginée peuvent croire qu’elle n’est pas honteuse. Comme ceux qui étudient le comportement des prisonniers à Guantanamo ou Abou Ghraib. On est loin de Bruno Bettelheim (1903-1990) qui, dans Le Cœur conscient, tente de comprendre ses codétenus en utilisant tous les outils de la psychanalyse pour survivre en camp de concentration où il est lui-même déporté. Non, dans les cas cités, des observateurs profitent de la misère et des pires dérèglements des sociétés humaines pour procéder à une étude sur des personnes humiliées, torturées, assassinées, et considérées comme des cobayes. Ils tentent de répondre à un pourquoi, ils publient leurs résultats pour augmenter le savoir universel : ils sont encore des scientifiques qui, conformément aux produits des sciences, ne se sont pas posé de question morale. Je n’aborderai pas les questions d’éthique de la science. Elles dépassent largement les sciences de la culture : des scientifiques 58

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travaillent à fabriquer des bombes encore plus puissantes, des poisons encore plus violents, des armes bactériologiques… Des biologistes sont prêts à inséminer un sapiens avec de l’ADN d’un Néandertalien. J’aimerais trouver des critères objectifs pour refuser à ces personnages le noble qualificatif de scientifique ; je n’en trouve pas. Si la science porte en elle le meilleur et le pire, c’est qu’elle est pratiquée par des individus divers, du meilleur au pire. Et même pour juger de ces individus et de leurs pratiques, je manque de critère objectif… Ainsi, sur des critères également éthiques, des biologistes s’écharpent pour promouvoir ou mettre fin à l’expérimentation animale. Mais de cette faiblesse, nous pouvons tracer une ligne qui permet de déterminer ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas : une discipline qui définit ce qui est bien et ce qui est mal n’est pas, structurellement, une discipline scientifique. On peut parler de morale, d’éthique, de politique et, si l’on croit en Dieu, de religion. Éthique, morale, politique ou religion ont leurs paradigmes propres, dissociés de ceux des sciences. En conséquence, conformément à Kühn, on ne peut démontrer l’un par l’autre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des physiciens qui se connaissaient bien travaillaient dans chaque camp à fabriquer la bombe atomique. Leurs fondements scientifiques étaient exactement les mêmes – et pour cause, ils les avaient créés ensemble avant la guerre –, tandis que leur éthique différait diamétralement. Même sans comprendre les sciences, tout citoyen peut légitimement avoir un avis sur l’éthique à appliquer aux sciences et, partant, soutenir telle ou telle politique de la science. C’est même tout à fait indispensable pour le futur de l’humanité : il vaut mieux ne pas trop compter sur les scientifiques eux-mêmes…

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Les frontières

RÉCRÉATION : ERRANCE On cite souvent Einstein : « Le génie, c’est 10 % d’intuition et 90 % de transpiration. » Il faut être Einstein pour parler de génie. C’est un mot trop fort pour moi. Mais je sais, par ma pratique scientifique, que cela s’applique à la recherche : « La recherche, c’est 10 % d’intuition et 90 % de transpiration. » Et la transpiration, c’est une errance. C’est une errance intérieure. Je suis à mon bureau, rien ne bouge, rien ne se passe de visible, il n’y a que le jour qui croît puis décline. Mais moi, dans ma tête, je parcours des chemins gigantesques. Le soir, j’en ressors épuisé. Je cherche des articles, je les lis, je tente de les comprendre, de tisser des liens abstraits. C’est une errance aride. Pleine d’impasses, de paysages inquiétants, d’angoisse. Je m’égare et je ne retrouve pas toujours mon chemin, je le reparcours fiévreusement la nuit. Souvent, je demande de l’aide à des collègues. Un mathématicien, une spécialiste de physique quantique, mon plus proche collaborateur à deux portes de la mienne, les ingénieurs… Sans eux, je me perds. C’est aussi une errance hypnotique… Quand on est enfant, on construit sa personnalité sur des socles solides : le bien, le mal, papa et maman, l’amour… On est bien installé dessus. Pour devenir un adulte épanoui, il est nécessaire, à l’adolescence, de les remettre en cause. Les parents sont faillibles, la frontière entre le bien et le mal devient floue… et ces socles s’évanouissent. Mais bizarrement, sauf exception, on ne sombre pas : on flotte. On découvre qu’on n’a plus besoin d’eux pour être soi. Au contraire, il fallait les remettre en cause. Il n’y a plus ni haut ni bas, ni droite ni gauche. L’errance scientifique ressemble à cela. Se lancer dans un projet, c’est remettre en cause des socles. C’est être au bord d’une falaise et sauter – tout est intérieur, dans la tête – et se rendre compte qu’après le saut, on ne tombe pas. Il n’y a plus ni haut ni bas, ni droite ni gauche, il n’y a que l’errance. Mais c’est surtout une errance productive. À cause des 10 %. Ce petit moment bizarre que les didacticiens appellent « l’intuition 60

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géniale ». Le moment où, sans savoir comment, je comprends que le vide de l’environnement spatial avance en cyclones tourbillonnants, ou que je trouve une solution à l’équation de Boltzmann appliquée à l’environnement spatial. Alors, brutalement, l’errance s’arrête. Je sais où je vais, comment y aller, et toute mon énergie se met au service de mon nouveau projet.

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Comment se manifeste la production scientifique ? La carte et le territoire

Il y a à Bruxelles un musée consacré au grand peintre belge René Magritte (1898-1967). J’y suis allé plusieurs fois. Je suis stupéfait de sa pénétration, de sa pensée visionnaire. Il peint une maison la nuit, dans l’ombre, les fenêtres éclairées. Mais dans le ciel sans nuages, le soleil brille. Il nous montre quelque chose qui ressemble à la réalité, mais n’est pas la réalité. Le plus célèbre de ses tableaux, qui pourtant est celui que j’aime le moins, car il est à mon goût trop ostentatoire, montre une pipe, mais la toile est barrée de l’avertissement : « Ceci n’est pas une pipe. » C’est la représentation d’une pipe. Des décennies avant l’ère informatique, Magritte nous a alertés sur un autre danger que nous, scientifiques, faisons courir au monde : confondre la carte et le territoire. C’est un problème philosophique classique bien sûr, qui remonte à l’Antiquité. La carte n’est pas le territoire. C’est tellement évident qu’on s’en amuserait : qui serait assez bête pour confondre les deux ? Eh bien à dire vrai : tout le monde ! Les scientifiques en premier lieu. Pour le comprendre, nous devons savoir ce que produit un(e) scientifique. 63

Comment se manifeste la production scientifique ?

J’ai dit, en préambule à cet essai, qu’il produit du savoir dans un cadre et avec des méthodes spécifiques, qui autorisent à le qualifier de scientifique. Mais comment cela se manifeste-t-il ? En sciences de la nature, les scientifiques produisent… de l’écrit. Sur papier ou électronique. Des livres. Des articles. Et comme dans notre jargon, nous les appelons joliment des papiers, conservons cette dénomination. Qu’y racontent-ils ? Les scientifiques de la nature racontent souvent une observation au moyen d’un instrument qu’ils ont inventé, ou dont ils sont utilisateurs. Cette observation peut être originale, ou avoir été déjà faite par eux-mêmes dans d’autres conditions, par d’autres aussi, et dans ce cas ils comparent, confirment ou infirment le travail des collègues. La production n’est pas l’instrument, même s’ils l’ont inventé. L’instrument n’est qu’un vecteur qui permet d’observer le monde physique. Il est souvent d’une complexité fantastique. Tellement complexe qu’on n’est plus très sûr de ce qu’on observe. Qu’on pense au cyclotron à Genève, aux grands télescopes au Chili, aux interféromètres du plateau de Bure, à un microscope électronique à balayage, à la résonance magnétique nucléaire… On observe souvent la trace du phénomène qu’on veut observer : le trajet d’une particule cosmique dans une chambre à brouillard par exemple, et non la particule elle-même. Une chose importante est que dans la science moderne, l’observation se traduit par des nombres. On appelle cela des données, en langage moderne. Des gigaoctets de nombres, qu’on filtre, qu’on trace, qu’on réduit en calculant la moyenne, l’écart-type et d’autres paramètres, qu’on compare. Cela n’a pas toujours été le cas. On pouvait autrefois publier un article purement phénoménologique avec des photographies, des dessins. Cette époque est révolue. Ces données, filtrées, triturées, moyennées ne sont déjà plus la nature. Elles en sont la représentation, des photographies complexes, abstraites : elles en sont des cartes. Ils y racontent également comment ils comprennent les observations. Parfois, ils ne font qu’une description fine, montrant comment 64

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le paramètre observé varie en fonction des forçages externes, la pression, la température, l’éclairage… Parfois, comme c’est le cas en physique atomique, l’observation ne se comprend qu’au moyen d’hypothèses inobservables ou inobservées, des interactions par des particules de très haute énergie, ou le forçage par des flux de chaleur dont on n’observe que l’effet. Comment progresser ? Par l’expérience de laboratoire et par la modélisation. En sciences de la nature comme en sciences de l’ingénieur, une partie des articles raconte quelles expériences sont mises en place. On tente de simplifier le problème, de séparer les forçages externes. On cherche ce qui serait le plus proche de ce qu’on veut caractériser – un avatar en langage moderne. C’est tellement complexe qu’il arrive qu’on finisse par étudier l’avatar plutôt que l’objet qu’on veut observer. Voici un exemple frappant qui nous vient de la biologie. Comme il n’est pas possible de faire des expérimentations humaines, les biologistes utilisent la souris comme avatar. Mais la souris elle-même est tellement complexe que son comportement n’est pas aisément reproductible à l’homme, que ce soit en réponse à un médicament, à un stress… Si bien que les biologistes sont conduits à jongler : étudient-ils l’homme ou la souris ? Il en va de même dans toutes les sciences de la nature à des degrés divers. L’autre approche commune aux scientifiques de la nature et des sciences de l’ingénieur est celle de la modélisation. Utiliser toutes les armes des mathématiques pour mettre ce qu’on observe en équations. Coder ces équations puis les travailler jusqu’à ce qu’elles reproduisent des observations : les couleurs des aurores boréales, la dilatation d’un gaz, le comportement d’un alliage à cinq métaux… C’est absolument indispensable, car c’est la seule façon de comprendre ce qu’on observe. Si ce qu’on observe dépend de la pression et de la température de l’air, on peut alors facilement faire tourner les codes informatiques en faisant varier ces paramètres. Alors s’ouvre le champ merveilleux de la prévision ! Si on peut modéliser le champ magnétique du Soleil entier, on parvient à faire varier les paramètres, à voir dans quelles 65

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conditions le Soleil connaîtra une éruption violente et, en observant comment varie le champ magnétique depuis une semaine, à le prévoir demain. Il en va de même des tremblements de terre, des éclipses de Lune ou de Soleil… Or, dans la science moderne, la modélisation se traduit également par des nombres qui ne devraient jamais être appelés des données, mais qui le sont abusivement parfois. On les trace, on en calcule la moyenne, l’écart-type et d’autres paramètres, qu’on compare aux données, celles issues de l’observation. Mais rappelez-vous : le plus souvent, les données observationnelles proviennent d’expériences si complexes qu’un écart entre elles et la modélisation est difficile à interpréter : est-ce l’observation ou son modèle qui est en faute ? Ainsi, modélisation et reproduction expérimentale ne décrivent pas la nature, mais la cartographie de la nature. Si cette carte est fausse, elle conduit à des contradictions, des réfutations qui la remettent en cause. Voici ce que produisent les sciences de la nature : des cartes des observations en pleine nature ou en laboratoire ; des modélisations : des courbes, des nombres. C’est tout à fait la même chose pour la géographie : on mesure les altitudes, les déclivités, les directions… et on trace une carte. Les sciences de la nature produisent des cartes, des milliers de cartes, des millions de cartes d’un territoire infini, la nature, le monde physique. Et comme le monde physique ne s’observe pas toujours, comme on n’en voit souvent que les effets, l’effet d’un électron, l’effet d’une exoplanète sur son étoile, nous ne sommes pas sûrs que les cartes reproduisent le monde physique. Nous sommes seulement sûrs qu’elles en reproduisent les effets. La carte devient alors plus précise que le monde. Elle devient le terrain de jeu, difficile à manipuler souvent, d’une abstraction à la fois terrifiante et exaltante. J’observe les aurores polaires. Leurs couleurs, leurs intensités, d’autres paramètres plus subtils encore. Des satellites m’indiquent quelle quantité d’électricité solaire est entrée dans l’atmosphère. C’est 66

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pour moi le forçage externe. J’écris des équations qui décrivent comment cette électricité se déplace dans la haute atmosphère terrestre, heurte atomes et molécules et comment des aurores apparaissent à l’issue de ces collisions. Je compare mes résultats aux observations. Ça ne marche pas. Ai-je bien pris en compte la bonne quantité de gaz atmosphériques ? Je modifie un peu la concentration de l’oxygène atomique, qui n’est pas observée, mais déduite d’autres modèles. Je modifie un peu la taille apparente qu’il présente à un électron d’une certaine vitesse (pour les curieux : sa section efficace), un paramètre impossible à mesurer en laboratoire, mais déduit de la théorie… Et ça colle ! Je peux reproduire ce que j’ai observé. Ai-je gagné ? Est-ce que les modifications que j’ai faites sont légitimes ? Ai-je réussi à découvrir la taille apparente de l’oxygène atomique en observant les aurores ? Ou est-ce un hasard ? L’ajustement heuristique d’une bonne concentration de l’air, d’une bonne section efficace et d’une méthode de résolution de l’équation de transport astucieuse ? Est-ce qu’une autre méthode donnerait d’autres résultats ? Impossible à savoir : il n’y en a pas d’autres, opérationnelles, dans cette catégorie au monde. Et que penser des données électriques du satellite ? Il avance à huit kilomètres par seconde. Comment être sûr que le flux que j’ai pris comme forçage externe est le bon, celui qui a créé l’aurore juste au-dessus de ma tête au moment de l’observation ? Suis-je même sûr de mes observations ? Le dépouillement des données radar (le radar EISCAT en Laponie, et son petit frère ESR en Arctique) est un champ de recherches à lui seul et l’instrument optique que j’ai inventé regorge d’erreurs instrumentales possibles. Mais une chose est sûre : la modélisation colle aux données. Ai-je encore besoin de l’observation ? Pourquoi désormais construire des instruments optiques et des radars à plusieurs millions d’euros puisqu’en faisant tourner mon code, je peux prédire ce qu’ils observeraient ? Je peux tracer à l’écran des aurores plus vraies que nature ! Je ne m’en prive pas : voici à quoi ressemblerait le ciel dans telle et telle condition solaire à haute, moyenne, basse latitude, sur Terre, Vénus, 67

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Mars, Jupiter… Puisque ça a marché en comparant à une expérience, je fais comme si c’était validé. Je trace des cartes et des cartes et des cartes. J’en déduis des comportements planétaires, des taux de chauffage atmosphériques… J’ai confiance dans mes prévisions. Mais ce sont celles de cartes, pas celles du territoire. La confusion est un danger qui guette toutes les recherches en sciences de la nature. Heureusement, nous sommes teigneux, et nous prenons un soin maladif à comparer encore et toujours aux données observationnelles, à inventer d’autres façons de réfuter nos calculs, comme nous y enjoint Popper. La force de cette méthode est que de la carte, on peut déduire des caractéristiques du territoire, trouver de nouvelles lois, des contradictions, faire des prévisions qui s’appliquent ensuite au territoire. Par exemple prédire, en observant le Soleil, que dans deux jours il faudra mettre des satellites en mode de sauvegarde le temps que passe une grosse bouffée de vent solaire.   Les scientifiques de la nature produisent donc du papier. Une énorme partie de ces papiers trace des cartes d’un territoire souvent inaccessible. Cartes et territoires se caractérisent par des nombres, si bien que les scientifiques sont en permanence en danger de confondre les deux. Les sciences de l’ingénieur produisent exactement la même chose – des papiers –, mais leur objet d’étude diffère puisqu’il s’agit d’étudier le produit de l’homme, ou l’amélioration de ses performances. La modélisation est évidemment primordiale : qu’on songe aux trésors de recherche pour produire un robot jouant aux échecs ou au go. Mais la preuve en sciences de l’ingénieur vient de la réalisation, que ce soit un programme informatique ou un démonstrateur physique, un objet. L’observation est celle de ces réalisations. Pour réaliser un capteur d’ondes gravitationnelles, il a fallu résoudre de très nombreux problèmes matériels impliquant des recherches fondamentales de l’ingénieur – traitement du signal, métallurgie, 68

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électronique, etc. Les scientifiques de la nature avaient en tête l’objectif final, ceux de l’ingénieur visaient les nouvelles méthodes de détection. Tous étaient indispensables aux autres. Pour réaliser un organisme génétiquement modifié, il a fallu des connaissances considérables en sciences de la nature. Elles sont mises en branle en génie génétique – une science de l’ingénieur – et par les grands groupes agro-industriels – qui ne sont pas des scientifiques – dans le but de rendre les cultures plus efficaces au service de l’humain6. La preuve par la réalisation prend, en sciences de l’ingénieur, un statut plus important qu’en sciences de la nature. Il faut lui refuser le statut de science appliquée, car elle est tout aussi fondamentale. On ne saurait imaginer un appareil à résonance magnétique nucléaire sans un travail théorique fondamental avant et pendant leur réalisation. Dans ce cas précis, la découverte en 1938 par Isidor Isaac Rabi (1898-1988) a donné lieu à un premier prix Nobel, suivi d’un second en 1952 pour Felix Bloch (1905-1983) et Edward Mills Purcell (1912-1997) qui ont fait les premières mesures. L’instrument a permis de très nombreuses avancées fondamentales et l’attribution d’autres Nobel à Richard R. Ernst (1991), Kurt Wüthrich (2002), Paul Lauterbur et Peter Mansfield (2003). Le changement de l’objet d’étude entre sciences de la nature et de l’ingénieur a cependant un effet collatéral important : il est très difficile de parler de découverte pour la seconde. On parle de concept, de méthode, d’instrument… pas de découverte. Le pendant de la découverte des sciences de la nature s’appelle le brevet en science de l’ingénieur. Ceci est une caractéristique importante : le brevet pose légalement la paternité d’une invention. Les bénéfices des brevets vont au chercheur, à son institut, ou aux deux. Il est très important de comprendre que les brevets sont l’apanage des sciences de l’ingénieur. Les étendre aux sciences de la nature – breveter un gène, un 6.  Leur réussite ou leur échec échappe au propos de ce livre. 69

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arbre, le vivant – est un dévoiement, une erreur philosophique, une altération de l’intelligence. Les sciences de la culture produisent elles aussi des papiers. Une grande partie raconte des observations. Comme pouvait encore le faire la science de la nature au xixe siècle, ces observations peuvent se limiter à une description phénoménologique. C’est ainsi que progresse la psychologie par exemple. Cette particularité n’est ni une supériorité ni un défaut de la discipline, mais un de ses fondements : chaque cas unique peut être différent comme le sont les pièces d’un puzzle, l’image se dessine de leur multiplicité. Parfois, ces observations se fondent sur des sondages, des enquêtes : sur des résultats chiffrés. Elles aussi produisent des nombres. Des pourcentages, des cas, des flux, des transports de marchandise, de population… C’est-à-dire, de nouveau, des cartes. C’est sur ces cartes que s’effectue le plus souvent le travail de compréhension, qu’il passe par des mathématiques ou toute autre méthode. Sur ces cartes et non sur le territoire. Des scientifiques de la culture prétendent aujourd’hui qu’ils sont des scientifiques à part entière parce que leur science est devenue expérimentale. Par exemple, en science comportementale, on invite des volontaires à boire. Certaines boissons sont alcoolisées. Une partie de leurs buveurs en sont informés tandis qu’on explique aux autres qu’elles ne le sont pas. On pratique de la même façon avec des boissons non alcoolisées, et on étudie les comportements, les pertes d’inhibition, etc. Il s’agit bien d’expérience. Mais cette condition n’est ni nécessaire ni suffisante pour en faire une science. Nulle part, en définissant les sciences, je n’ai eu recours à la notion d’expérience. L’expérience est seulement un outil parmi d’autres. Prétendre que l’expérience fait la science n’a qu’un objectif : prouver que les sciences de la culture sont en tous points similaires aux sciences de la nature, qu’elles produisent des vérités et que ceux qui les nient sont tout simplement des négationnistes. Or, la réfutation par l’expérience n’est pas possible en 70

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sciences de la culture, ce qui rend l’argument caduc. Celles-ci n’en sont pas moins des sciences. Il existe un troisième contre-argument. Les sociétés offrent un grand nombre de terrains d’études. Telle ville supprime les allocations chômage, mais instaure le revenu universel. On la confronte immédiatement à telle autre qui lui est comparable en termes d’emploi et de niveau de vie. Les économistes appellent cela une expérience. C’en est une au sens où on utilise ce mot pour décrire quelque chose qu’on vit pour la première fois : j’ai fait l’expérience de manger des insectes. Mais ce n’en est pas du tout une au sens des sciences de la nature, où l’expérience contraint des paramètres par la reproductibilité, doit être réfutable, et vise elle-même souvent à réfuter. Dans l’exemple des deux villes, il s’agit en réalité d’une comparaison, pas d’une expérience, et jouer avec ce mot ne peut qu’entraîner davantage de confusion et conduire à des conclusions fausses. Pas plus que les sciences de l’ingénieur, les sciences de la culture ne font de découvertes. Elles n’ont pas non plus d’équivalent au brevet. Le fait que la découverte soit l’apanage des sciences de la nature leur confère un statut très particulier aux yeux du monde, un prestige mâtiné de crainte. Les scientifiques de la nature ont, pour beaucoup de monde, quelque chose de divin. Quelle pitié ! Et voilà ! La principale production des chercheurs, ce sont des papiers. En sciences de la culture, le français peut encore être de mise. Il ne l’est plus beaucoup ailleurs, où l’anglais s’est imposé. Pour nous autres, en France, comme pour bien des chercheurs d’Europe centrale, rédiger dans une autre langue n’est pas un détail, mais une longue traversée aride, qui sera le plus souvent sanctionnée sévèrement par des correcteurs sans bienveillance. Où sont publiées les recherches et comment peut-on les lire ? Répondre à cette question va nous obliger à un détour qui va, de façon surprenante, nous ramener à un autre philosophe des sciences, Feyerabend (1924-1994). 71

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Les papiers sont publiés, de façon presque évidente pourrait-on penser, dans un journal. Un journal, dans notre jargon, n’a que peu à voir avec celui que vous pouvez lire le matin en buvant un café. C’est plutôt une coquille numérique dont le propos consiste à publier les travaux des collègues. Il est diffusé par quelques grands groupes internationaux. En français, nous parlons de maison d’édition. En réalité, ces groupes n’ont aucun rôle éditorial et ne sont que des diffuseurs. Les plus grands d’entre eux possèdent des journaux dans chaque discipline. C’est là que se fait le travail éditorial. Ce sont les chercheurs eux-mêmes qui, bénévolement, l’assurent. On dit d’un article envoyé à un journal pour évaluation et publication éventuelle qu’il lui est soumis, nouveau mot de notre jargon chargé d’une bien triste signification. L’éditeur en chef le lit, ou le parcourt rapidement, au moins pour vérifier qu’il s’inscrit bien dans la politique du journal. Puis il l’envoie à un « éditeur associé » qui va le prendre en charge. Son travail ? Trouver un ou deux collègues qui acceptent de le lire attentivement et d’en faire un rapport. Dans ce rapport, la critique est la plus sévère possible et elle est suivie d’une recommandation : « on peut publier » (très rare du premier coup), ou « il faut faire des modifications pour que ce soit publiable », ou encore « non, c’est trop mauvais, on le rejette ». Dans le journal dont je suis rédacteur en chef, le Journal of Space Weather and Space Climate, le taux de rejet avoisine cinquante pour cent. Ces collègues, qui écrivent un rapport, sont appelés des rapporteurs, mot singulièrement péjoratif en français. Je préfère utiliser le mot anglais de reviewer, plus neutre. Ils restent le plus souvent anonymes aux auteurs. L’un des grands jeux consiste bien sûr d’essayer de deviner leur nom. L’éditeur associé envoie les rapports aux auteurs qui procèdent aux modifications demandées, renvoient la nouvelle version au journal pour une nouvelle navette chez les reviewers. Le jeu des allers-retours continue jusqu’à ce que l’éditeur associé propose une décision finale à l’éditeur en chef. 72

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Si l’article est accepté, il faut encore le mettre en page. Nous utilisons de plus en plus un logiciel peu connu du grand public, difficile d’emploi, qui permet des miracles pour écrire nos équations, mais ralentit le travail. Avec ce logiciel – mais c’est aussi le cas dans une moindre mesure avec Word par exemple – la mise en page est automatique. Une fois tout ceci terminé, l’article est envoyé au diffuseur qui le dépose sur son site Internet. Rien de tout ceci n’est gratuit. Il existe deux modèles économiques. Si l’article est mis à disposition des internautes en téléchargement gratuit, alors l’auteur doit payer le diffuseur. Le prix coûtant – celui que pratique le mien, EDPS – est d’environ mille dollars par article, une somme qui sert à maintenir les outils Internet, à payer les salaires des employés du diffuseur, et en grande partie à rémunérer Thomson Reuters, l’entreprise privée qui a la haute main sur toute la science mondiale, car c’est elle qui en établit les références : combien de fois un article ou un auteur est cité par exemple. L’autre modèle est celui, plus classique, de l’abonnement. Les universités du monde entier dépensent des sommes mirobolantes pour maintenir les abonnements nécessaires à leurs chercheurs et à leurs étudiants, ou pour financer les articles en accès ouvert. C’est compliqué ? Oui. Mais on peut le résumer ainsi : Les chercheurs font la recherche, écrivent les articles, les corrigent pendant des semaines, les mettent en page, et finalement, payent très cher pour qu’un diffuseur les mette en ligne. C’est la poule aux œufs d’or, et la plupart des diffuseurs – EDPS fait heureusement exception – en tirent des profits faramineux sans aucune considération ni estime pour la science. Ce n’est pas une digression. C’est très important pour comprendre les sens des sciences. Jusqu’à récemment, les papiers acquéraient leurs lettres de noblesse scientifiques grâce à ce processus. Or, le système marchand est en train de le remettre totalement en question. Depuis les années 2010 sont apparus sur le marché des dizaines de faux journaux scientifiques, la plupart d’origine chinoise. Ils assurent la main 73

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sur le cœur un système de reviewing parfait. En réalité, il n’y en a aucun : il suffit que l’auteur paye entre mille et deux mille dollars pour que l’article soit publié. Nous avons enquêté, dans mon journal, sur le sort des articles refusés. Un nombre non négligeable se retrouve dans ces journaux, toujours dans l’état où nous l’avons laissé après les allers-retours avec les reviewers, et sans jamais tenir compte des dernières corrections demandées. Comme l’imagination des marchands est sans limites, il est également possible depuis peu de payer pour être coauteur d’articles scientifiques. Plus on paye et plus le nom se retrouve proche de la tête de liste, premier auteur étant, dans nos systèmes d’évaluation, le plus important. Enfin, et pour boucler la boucle, il est possible depuis 2017 d’acheter des reviewers et de leur indiquer dans quel sens ils doivent écrire leur rapport. Dans le chapitre sur les sciences de la nature, j’ai parlé de Popper, Kühn et Chalmers. Il faut maintenant invoquer Feyerabend. Bien avant l’ère numérique, ce philosophe a proposé que tout est bon, et qu’on ne peut distinguer la science et le mythe. En conséquence, tout peut être considéré comme scientifique. Selon lui, la science n’est qu’une approche discréditée de la rationalité. Il faut enseigner, publier toutes les conceptions rivales (sciences, croyances, mythes…) au même niveau et laisser le monde faire le tri. Si cette idée pouvait paraître incongrue autrefois, il semble bien que le xxie siècle soit, du point de vue de la science, la victoire par K.O. de Feyerabend, même si nous sommes encore nombreux à résister.

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EXERCICE : EN QUOI CETTE HISTOIRE DRÔLE EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ? Un matin, un fermier découvre une poule morte dans le poulailler sans que rien ne puisse l’expliquer. Le lendemain, il en trouve une autre, puis encore le jour suivant, et chaque jour, chaque matin, il y a une poule morte dans le poulailler. Il a beau observer, il ne comprend pas l’origine de cette hécatombe. Il fait appel au vétérinaire. Rien, aucune explication. Ils font venir les plus grands vétérinaires du pays sans résultat. Ils en appellent aux meilleurs spécialistes des gallinacés, personne ne comprend ce qui se passe. Chaque jour, une nouvelle poule meurt. Une après-midi, un physicien s’arrête dans la ferme. Il randonne dans le coin. Il discute avec le fermier, s’intéresse au problème et propose de le résoudre. En échange, le paysan lui offre le toit et le couvert. Le scientifique mange de bon cœur, boit à satiété et, le soir venu, s’enferme dans le poulailler. Il y passe la nuit en observation. Au matin, il déjeune copieusement, se couche et dort toute la journée. Évidemment, une nouvelle poule est morte. Le jeu se reproduit pendant cinq jours et cinq nuits. Alors que le paysan commence à se lasser, le scientifique déclare au sixième jour : je pense que j’ai compris. Il me faut maintenant mon ordinateur et beaucoup de calme. Le paysan est très impressionné. Pendant les trois journées qui suivent, le physicien travaille sans relâche, ne s’interrompant que pour manger et dormir. Mais enfin, il s’installe à la table du paysan : c’est bon, dit-il. Je sais pourquoi les poules meurent, je peux prédire quand ça va s’arrêter et ce qu’il faudra changer dans votre poulailler pour y arriver. L’autre n’en croit pas ses oreilles. Il demande des détails. Le physicien dit alors : j’ai juste un problème. Pour le moment, ça ne marche que pour des poules sphériques sans tête ni pattes et de couleur bleue.

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Probabilités et probabilités conditionnelles

Dès le début de cet essai, j’ai tenté de faire la distinction entre les outils de la recherche scientifique et la recherche elle-même. J’ai présenté l’image de la voiture comme moyen de transport pour aller d’un point A à un point B, de même que l’expérience, l’enquête, la démonstration permettent d’aller d’une compréhension A à une compréhension B d’un objet d’étude. Il est évident pourtant que pour créer la voiture, il a fallu beaucoup de recherches dans tous les domaines scientifiques. La voiture n’en est pas pour autant un objet scientifique. Il en va de même en sciences, mais la confusion est parfois maîtresse. Il arrive que l’outil se substitue à la pièce qu’il travaille. Le cas est particulièrement d’actualité avec les statistiques, les probabilités et les probabilités conditionnelles. On a pu dire d’elles qu’elles sont l’habit que les scientifiques utilisent pour cacher leur méconnaissance d’un mécanisme. Mais de vêtement, elles sont devenues peau. Elles ne cachent pas, n’habillent pas, elles sont partie intégrante du déroulement de la pensée. Je suis au café, comme tous les matins. C’est là que j’écris le mieux. Avant d’ouvrir mon ordinateur, je regarde les journaux qui trainent 77

Probabilités et probabilités conditionnelles

sur les tables et surtout, comme tout le monde, la météorologie : iraije skier samedi ? Samedi, me dit-on, la matinée devrait être claire, mais des nuages arriveront en début d’après-midi par le sud qui pourraient produire quelques flocons jusqu’à 1 200 m d’altitude. Supposons que j’aille skier samedi, et que le temps demeure sec toute l’après-midi : la météo aura bien prévu le phénomène. Supposons qu’effectivement, il tombe des flocons, mais au-dessus de 1 600 m : même constat. Supposons que les flocons descendent à 1 000 m, je ne me plaindrai pas. Même si les nuages arrivent après ma journée de ski, je penserai qu’ils ont fait une bonne prédiction. Elle n’est donc plus réfutable. La météorologie aurait-elle quitté le champ des sciences de la nature ? Aurait-elle quitté le champ des sciences tout court ? Pour répondre à ces angoissantes questions, il nous faut faire un détour par les probabilités conditionnelles. Elles ont été postulées par Thomas Bayes (1702-1761), mathématicien et pasteur anglais et, indépendamment, par le mathématicien – astronome – physicien (car à l’époque, on pouvait être tout cela) français Pierre-Simon Laplace (1749-1827). On parle cependant d’approche bayésienne. En probabilité, on parle d’événement. « Il va neiger samedi là où je vais skier » est un événement. Mais au sens mathématique, c’est une variable. Comme on va tenter de poser une probabilité dessus, on dit qu’elle est aléatoire. Appelons-là Ns pour « Neige samedi ». Il semble presque évident qu’elle dépend de nombreux facteurs. Mais supposons qu’on ait un long enregistrement des données météorologiques, et qu’on étudie par exemple la probabilité qu’il neige samedi quand il a fait beau le mardi précédent. « Il va faire beau mardi » est une autre variable aléatoire. Appelons-la Bm. Selon Bayes, la probabilité qu’il neige samedi [P(Ns)] n’est pas la même que la probabilité qu’il neige samedi, sachant qu’il a fait beau mardi [P(Ns/Bm)]. Et, beauté des mathématiques, Bayes propose de calculer P(Ns/Bm). Pour cela, il faut connaître la probabilité qu’il neige samedi, la probabilité qu’il fasse beau mardi, mais aussi, et c’est vraiment subtil, la probabilité pour qu’il fasse beau mardi sachant 78

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Probabilités et probabilités conditionnelles

qu’il neigera samedi. Juste l’inverse de ce qu’on cherche. Tout ceci semble se contredire, n’est-ce pas ? Pas tant que cela… Car on peut tirer cette probabilité inverse des données enregistrées au cours des années précédentes, ainsi que P(Bm) et P(Ns). Il ne reste plus qu’à appliquer la formule à la situation actuelle et dès mardi, on a la probabilité qu’il neige samedi. La force de la méthode est qu’elle ne peut que s’améliorer. Les probabilités qu’on tire des enregistrements météo vont en s’affinant à mesure que le temps passe, et les prévisions s’améliorent. Il y a beaucoup de points à résoudre cependant. Tout d’abord, « faire beau mardi » est-elle une variable pertinente pour prévoir la neige samedi ? Il faut faire une analyse fine pour définir où se trouve l’information, et dérouler tout un pan des mathématiques. Il faut également faire attention si les variables sont totalement découplées – on dit indépendantes – ou pas. Les mathématiques à utiliser ne sont pas les mêmes dans un cas ou dans l’autre. Voici un exemple simple de variables dépendantes : la première variable aléatoire est « l’objet tombe ». La seconde est « je lâche un crayon en l’air ». La probabilité pour l’objet de tomber quand je l’ai lâché en l’air est évidemment 1, ou encore une occurrence de 100 %. On n’a pas appris grand-chose. Ces événements sont totalement corrélés. Un manque d’attention à la dépendance d’une variable par rapport à l’autre conduit, en particulier en sciences de la culture, à des conclusions erronées. Et peut-être plus important encore : combien de variables pertinentes faut-il retenir ? Peut-on prévoir le temps samedi seulement à partir de celui de mardi ? Probablement pas. Mais alors à partir de quoi ? Le travail scientifique se fait là, en amont du calcul de probabilité conditionnelle. Il procède de plusieurs façons, que nous avons déjà évoquées : l’observation, l’expérience, la modélisation, la théorie, l’enquête… C’est à ce niveau-là que, en sciences de la nature, la réfutabilité entre en jeu. À chaque étape, à chaque hypothèse. C’est 79

Probabilités et probabilités conditionnelles

pourquoi la non-réfutabilité de la prévision météorologique n’est qu’apparente. La méthode pose tout de même un problème d’importance : et si on ratait une des variables à l’origine du phénomène ? Si on se trompait dans la valeur de la probabilité conditionnelle ? Bien sûr, elle s’améliore en permanence, mais comment procéder lorsqu’on ne peut faire qu’une ou très peu d’expériences ? Cela arrive en sciences de la nature : une expérience synchrotron coûte suffisamment cher, et le temps de faisceau disponible est suffisamment faible pour qu’on ne puisse pas réaliser un grand nombre d’essais. Mais cela arrive encore plus en sciences de la culture où il s’agit d’expériences sur le comportement humain. Dans ces cas, il faut affecter une valeur à priori aux probabilités conditionnelles. C’est pourquoi certains les ont surnommées le degré de croyance (on trouvera encore une fois les références dans Chalmers). C’est alors sur un terrain très mouvant que se calculent des résultats d’où des décisions se prennent. Le chercheur est conduit au jugé à affecter des valeurs plus ou moins justifiées. Ainsi, la prétendue objectivité du résultat final n’a aucun sens. La seule chose qui fait sens, c’est d’expliciter les hypothèses qui y ont conduit et à quels résultats conduiraient des hypothèses différentes. Un autre problème se pose, essentiellement aux sciences de la culture, dans l’utilisation de l’approche statistique, qu’elle soit bayésienne ou non. Donnons un exemple fictif. Vous le reconnaitrez, ou vous reconnaitrez avoir lu mille articles du même genre. Deux villes ont des sociologies tout à fait comparables avec des résultats scolaires similaires en sortie d’école primaire. L’une d’entre elles décide de financer de l’aide à la lecture en CM2. Un an plus tard, l’analyse montre que les enfants sortant de primaire y ont des résultats meilleurs que dans la ville qui n’a pas fourni cet effort. Les notes sont passées de 5,4 à 6,1 sur 10 dans la première ville (un écart de 0,7, soit une augmentation de 13 %), et de 5,7 à 5,8 (un écart de 0,1, soit une augmentation de seulement 2 %) dans la seconde. 80

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Probabilités et probabilités conditionnelles

Le travail statistique peut alors commencer. Le premier problème à résoudre est en quoi une augmentation de 13 % est statistiquement significative, et de combien plus significative que 2 %. L’est-elle sur un an ? A-t-on déjà eu dans le passé des écarts de cette ampleur ? Il faut parler du nombre d’élèves et du nombre d’heures dont ils ont bénéficié d’aide à la lecture. Il faut expliquer également pourquoi la note finale de 5,8 est significativement différente de la note finale de 6,1. Et il faut ensuite un travail d’enquête de terrain, pour être certain que d’autres paramètres n’ont pas joué. Par exemple, dans la première ville, l’inspecteur(rice) d’académie a décidé de remercier l’effort de la mairie par un effort supplémentaire, en ouvrant une classe dans l’une des deux écoles primaires, ce qui a fait mécaniquement baisser le nombre d’enfants par classe. Dans l’autre ville, le décès accidentel d’un instituteur a gravement perturbé les élèves d’une des trois écoles, celle dont les effectifs sont d’ailleurs les plus chargés. Ces paramètres doivent-ils être pris en compte ? Doit-on calculer la probabilité conditionnelle de faire des progrès en lecture lorsqu’un enseignant décède pour calculer la probabilité de faire des progrès quand on a une aide à la lecture ? En sciences de la culture plus encore qu’en sciences de la nature, une étude statistique, et plus encore une étude statistique bayésienne n’a que peu de significations. Elle n’est qu’un élément de compréhension du pourquoi parmi d’autres, et ne peut se présenter seule sans l’analyse de terrain. Elle ne peut conduire qu’à des considérations erronées – et partant, à des décisions politiques hasardeuses –, si elle ne s’entoure pas des précautions sur la méthode et sur la définition des variables aléatoires pertinentes.

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Probabilités et probabilités conditionnelles

RÉCRÉATION : SILENCE Le « silence infini de ces espaces », qui effrayait Pascal, n’est pas le silence des astrophysiciens. Ou plutôt, il n’est pas spécifique aux astrophysiciens, il est partagé par tous. Les observations astrophysiques se font depuis l’espace où l’astrophysicien ne va pas, ou encore depuis des observatoires au sol, dans lesquels règne un bruit constant et parfois imposant de machines. Le silence de l’astrophysicien est différent. Il tient à deux facteurs. Le premier est qu’à part d’autres scientifiques, et préférentiellement d’autres astrophysiciens, personne ne comprend ce qu’il raconte. Pour être compris, il doit simplifier, parfois à outrance, sachant que celui ou celle qui l’écoute ne comprendra que l’écume de la pensée. Alors souvent, nous préférons nous taire, ou nous y sommes contraints. Villani, le grand mathématicien, explique au cours de ses conférences à quel point l’équation de Boltzmann est subtile, impressionnante, puissante. Mais en sortant de ses conférences, personne ne peut écrire l’équation de Boltzmann. J’ai passé plus de vingt ans à la résoudre, j’y travaille encore. J’ai trouvé une méthode de résolution dans le cas particulier des environnements spatiaux, et j’améliore chaque année ma technique mathématique. Je ne peux en parler à personne, sauf à quelques collègues qui, eux aussi, connaissent, parce qu’ils s’y confrontent, la subtilité, la puissance de nos équations, Maxwell, Boltzmann, relativité… L’autre silence qui s’impose à l’astrophysicien est peut-être plus lourd à porter. Dans le paysage infini des sciences, l’astrophysique est la discipline qui fascine le plus. La fascination vient de la beauté de l’objet étudié, et la difficulté de l’étude. Le sociologue Jean-Jacques Solomon (1929-2008) racontait qu’au Moyen Âge, les fous du village étaient respectés, craints : ils parlaient tout seuls, peut-être avec Dieu, tenant des propos incompréhensibles… et on ne savait jamais s’ils n’avaient pas le pouvoir de destruction. Selon Solomon, c’est le scientifique, aujourd’hui, qui 82

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Probabilités et probabilités conditionnelles

remplace le fou du village. On ne comprend rien à ce qu’il raconte, mais on devine qu’il a le pouvoir de destruction. L’astrophysicien n’a pas vocation à détruire, il a vocation à ­comprendre l’infini, la genèse, il a vocation à nous situer dans l’univers. Quand, dans un groupe, je dis que je suis astrophysicien, il se fait un silence. Puis je deviens le centre d’une discussion. « Quel métier formidable ! » Les gens pensent aussi : « Comme tu dois être intelligent ! » Ils souhaitent parfois – pas toujours – en savoir davantage sur mes recherches. Ils se sentent souvent écrasés, ils se comparent, et trouvent que ce qu’ils font n’a pas le mérite de ce que je fais. C’est terrible. L’astrophysique ne sert à rien, ou guère plus qu’ouvrir un journal, aller au théâtre, jouer à la pétanque. Le métier d’astrophysicien est socialement moins utile que celui de boucher, de boulanger, de paysan, d’ouvrier, d’enseignant. Il est tout aussi respectable, ni plus, ni moins. Aucun astrophysicien, par sa pratique, ne sauve de vie humaine comme un médecin, une infirmière. L’astrophysicien lui-même n’est qu’un humain. À ce titre, il ne mérite pas plus de considération qu’un autre humain, chômeur, charpentier, retraité ou autre. Mais l’aura qui entoure ce métier nous isole. Nous sommes respectés, aimés, reconnus. C’est un honneur, une charge. Mon collègue et ami Gilles Henri a écrit un jour : « Notre métier est extraordinaire. Tellement, qu’on n’ose même pas en parler parfois, pour ne pas nous faire exclure du groupe. » Nos mots sont lourds. Il nous faut faire silence. C’est ce silence-là qui est propre à mon métier.

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La prédiction en sciences

L’un des critères de sélection de ce qui est scientifique ou pas dans les sciences de la nature est le caractère prédictif (rappelons que ce critère ne s’applique pas aux sciences de la culture). Les scientifiques prédisent les éclipses de Lune et de Soleil – même celles qu’on ne verra jamais parce qu’elles se produiront dans trois siècles –, ils prédisent que ce médicament va soigner le patient, que la dilution de ces poudres blanches et bleues va donner un liquide rouge… Ils échouent à prédire la prochaine combinaison gagnante du loto, mais sont quand même capables de tirer des enseignements sur des données statistiques. Ils peuvent dire quel sera le climat dans vingt-cinq ans en fonction des décisions d’aujourd’hui. Ils prédisent même l’existence de particules qu’on ne peut pas voir, dans l’intimité de la matière… Ils se trompent parfois, mais tirent des leçons de leurs erreurs. Voici un exemple. En 1995, mes collègues M. H. Rees et D. Lummerzheim ont publié un article dans lequel ils montraient qu’on ne pouvait pas expliquer leurs observations de la haute atmosphère terrestre sans supposer la présence de deux populations d’oxygène atomique, l’une très chaude, l’autre plus froide. L’origine de l’oxygène chaud restait mystérieuse. L’oxygène atomique est une drôle d’espèce. 85

La prédiction en sciences

Présente dans les hautes atmosphères de Vénus, Mars, de la Terre, elle se laisse difficilement étudier : dès qu’on met en présence deux de ces atomes en laboratoire, ils se recombinent pour faire une molécule, le dioxygène qu’on respire. Cet article a donné lieu à une recherche scientifique fournie – quelques dizaines d’articles – qui ont confirmé ou infirmé la présence de cet élément. Rien n’était clair dans les expériences, parce qu’elles sont très difficiles : sonder l’environnement spatial entre cent et trois cents kilomètres est quasi impossible. Les ballonssondes s’arrêtent vers cinquante kilomètres, et les satellites ou la station spatiale volent au-dessus. Il ne reste que l’observation à distance. Le rayonnement émis – les aurores polaires par exemple –, ou la perturbation des ondes qui traversent le milieu, entre les satellites et le sol. Ou alors, envoyer des ondes radar dans le milieu et écouter leur déformation. C’est la diffusion incohérente. Je me réjouis souvent qu’une technique au nom si amusant m’ait conduit si souvent dans le Grand Nord de la planète. Après quelques années d’efforts, le sujet tomba dans l’oubli, parce qu’on ne trouvait pas de solution qui permette de le trancher. C’est seulement en 2015 que, en abordant un problème totalement différent, j’ai compris ce qui s’était passé. C’est un peu subtil, mais simple quand même. Lorsqu’un atome ou une molécule de l’atmosphère est heurté, par exemple par de l’électricité venant du Soleil, un des électrons périphériques de cet atome ou molécule peut être arraché. Où va-t-il ? Vers le bas, le haut, part-il à l’horizontale ? L’angle qu’il prend est décrit par une fonction de phase. Mais bien sûr, impossible de la mesurer en laboratoire pour l’oxygène atomique. Alors dans leur modélisation, Rees et Lummerzheim avaient utilisé pour l’oxygène atomique, sans y prendre garde, la fonction de phase du diazote mesurée en laboratoire. Je me suis aperçu de cela en tentant de modéliser un autre paramètre des aurores. Comprenant l’erreur, j’ai pu calculer théoriquement une fonction de phase pour l’oxygène atomique, et tout rentrait dans l’ordre. 86

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La prédiction en sciences

Le caractère prédictif et l’incroyable capacité des chercheurs à tirer des leçons de leurs erreurs fascinent, suscitant terreur ou enthousiasme, haine ou sympathie. Or une prédiction se résume toujours à des nombres. On n’y pense pas assez, mais c’est primordial. Dans tant d’années, à partir de telle énergie, une augmentation de tant de degrés… Une avalanche de nombres qui semblent tout à coup doués d’un pouvoir magique, parce que ce qu’ils recouvrent va se produire. Cette fascination mène à plusieurs implications qui secouent notre société occidentale. La première, j’en ai déjà parlé, est que souvent, ces nombres sont produits par des machines. Des ordinateurs. Même si l’on est pénétré du fait que les programmes ont été écrits par des humains, l’origine artificielle des nombres conduit à la problématique déjà évoquée : doit-on laisser les ordinateurs prendre des décisions à la place des humains ? Je n’y reviens pas ici. Ces nombres prédictifs sont l’apanage des sciences de la nature et de celles de l’ingénieur. Ils ne sont pas celui des sciences de la culture. Or, les scientifiques de la culture ne le savent pas. Ils ne savent pas, le plus souvent, définir leur science telle que nous l’avons définie. Ils souffrent de ne pas être reconnus comme des scientifiques à part entière. Ils croient que pour l’être, ils doivent être comme les scientifiques de la nature et des sciences de l’ingénieur : prédictifs. Pour cela, il leur faut produire des nombres qui quantifient le futur. Comment ? En recourant aux mêmes équations que ceux qu’ils singent, et aux statistiques. L’utilisation des équations est légitime, mais c’est une impasse dans ce cas, exactement pour les mêmes raisons que l’utilisation effrénée des statistiques : la multiplicité des variables. Revenons à l’exemple de ce gadget, les aimants aux sommets d’un triangle équilatéral et une bille sur un fil central dont la trajectoire est instable. Rappelez-vous : les équations qui décrivent le phénomène sont elles-mêmes instables et ne peuvent le plus souvent pas être résolues. Peut-on quand même faire de la physique ? Oui, je crois que oui. Les succès de ces prédictions semblent le confirmer. Mais 87

La prédiction en sciences

pourquoi le peut-on ? Parce que les physiciens – comme les autres scientifiques de la nature – sont capables de dire lequel, parmi les paramètres, est le plus important et lequel peut être négligé. Ils le font grâce à des expériences de laboratoire, des analyses statistiques, grâce aussi aux équations elles-mêmes. Ils figent un des paramètres et examinent comment varient les résultats. Puis un autre, puis un autre. On dit qu’on procède en faisant varier les paramètres et parfois les constantes (en particulier dans le calcul intégral). C’est drôle, comme dénomination, non, la variation des constantes ? Il faut croire que les scientifiques ont quand même de l’humour… Enfin, l’une des plus grosses ficelles mathématiques est de décomposer le système complexe en succession de droites. Oui oui, de droites ! On cache cette astuce sous un mot qui fait vraiment scientifique : la linéarisation. Si ces morceaux de droite sont suffisamment petits, ils peuvent même reconstituer un cercle. Toutes ces méthodes fonctionnent en sciences de la nature. Aucune ne marche en sciences de la culture. Parce qu’il s’agit de l’humain, il est terriblement hasardeux de négliger l’une des constantes pour faire du système à N corps un système à un seul. Même localement, c’est-àdire en linéarisant sur une portion du problème : on ne linéarise pas le comportement humain. Et si on ne linéarise pas, si on ne simplifie pas, on tombe irrémédiablement sur le problème de l’instabilité. Sur des équations sans solution. De nombreux scientifiques de la culture sont évidemment d’excellents mathématiciens. Ils déploient une ingéniosité formidable à circonvenir ces problèmes. Comme on ne peut pas faire varier les constantes en économie, en sociologie, ils cherchent les arguments qualitatifs qui leur permettent d’en éliminer certaines.   Stop ! Le résultat dépend désormais du degré de croyance qu’ils ont dans la pertinence de certaines variables. Du degré de croyance. Comme en statistiques. 88

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La prédiction en sciences

Il n’y a rien d’illégitime à utiliser des équations en sciences de la culture. Ce qui est illégitime, c’est de présenter le résultat chiffré comme une prévision au même titre que dans les sciences de la nature. C’est tout juste une contrevérité destinée à paraître scientifique aux yeux du monde… Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Car les sciences de la culture n’ont pas à être prédictives : elles répondent au pourquoi, c’est déjà bien assez de boulot ! Je voudrais maintenant mettre en exergue un troisième problème soulevé par l’usage des nombres dans la prédiction des sciences de la nature et des sciences de l’ingénieur. Au cours du xxe siècle, nous avons convaincu le monde de notre efficacité à l’aide de nombres. Les théoriciens de l’organisation du travail – les fameux consultants – s’en sont emparés et, croyant sûrement être scientifiques, l’ont fait passer à la moulinette du quantifiable. Pour cela, ils ont mis en place des process (dans le jargon, des processus en français ordinaire) dont chaque étape est si finement et soigneusement définie qu’on peut juger au moyen d’une note chiffrée si on l’a bien ou mal suivi. L’idée a gagné toute la société, du nombre de minutes passées à une tâche de nettoyage au traitement des big data. Peu à peu, nos sociétés se sont convaincues que tout ce qui est quantifiable doit être quantifié, et tout ce qui ne l’est pas doit le devenir. Cette maladie ronge toutes les relations humaines, et ne sert finalement que sa partie marchande. Quantifier l’amour, la joie, le bonheur, le goût d’un plat devient un objectif des analystes au moyen de cartes de fidélité, de suivis sur Internet, de sondages… Cela ne rend pas l’humanité plus heureuse mais plus inquiète. On peut en lire des descriptions dans les livres sur la souffrance au travail mais puisque cet essai porte sur la science, je vous en livre une dont tout le monde – sauf celles et ceux qui l’ont créée – comprend immédiatement le ridicule. Parmi mes financeurs figure l’Union européenne, via des contrats me permettant de travailler sur l’activité solaire en lien avec le climat, sur la météorologie de l’espace… Au moment de la signature, je m’engage pour un certain nombre d’heures de travail 89

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dévolues à ces projets. Chaque mois, je dois remplir une feuille de temps dans laquelle j’en fais l’estimation. Parfois, un audit en examine la véracité, en confrontant ce qui est déclaré aux agendas des chercheurs(ses), aux réunions, colloques… Les feuilles de temps n’autorisent que quatre heures de travail par demi-journée, et cinq jours de travail par semaine. Or, les métiers de la recherche, comme toute activité intellectuelle, ont cette particularité qu’on travaille n’importe quand, la nuit, le week-end, pendant les congés… Et d’ailleurs, comment définir le travail ? En écrivant ce texte, est-ce que je travaille ? Il n’entre certes pas dans le contour de ma recherche pure, mais il n’en fait pas moins partie de la recherche, y compris de ma recherche. De surcroît, l’Union ne débloque pas tout de suite les fonds. Les projets durant au moins quatre années, elle ne donne que très peu la première. Elle attend de savoir si on a bien fait son travail pour commencer à verser les sommes promises. Le CNRS et l’université font la jonction en avançant l’argent. Le résultat est que nous surdéclarons la première année des horaires fictifs dans des gammes horaires surréalistes. Nous nous inventons une vie quantifiée en totale déconnexion avec la vie réelle de la recherche. Que les choses soient claires : je ne connais pas un(e) collègue qui ne travaille nuit et jour pour ses programmes de recherche, et justement sans compter ses heures. Le travail est fait, mais pas selon les processus rêvés par nos tutelles. Une vie réelle déconnectée de la vie déclarée ? N’est-ce pas la définition de la schizophrénie ? C’est bien à cela, entre autres, que conduit cette maladie du quantifiable. À la schizophrénie généralisée. Les sciences de la nature et de l’ingénieur y ont une responsabilité énorme. Les sciences de la culture, en ne comprenant pas ce qui les distingue des deux autres, en sont plus responsables – pour ne pas dire coupables – encore.

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La prédiction en sciences

EXERCICE : EN QUOI CETTE HISTOIRE DRÔLE EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ? Je suis allé au restaurant il y a quelques jours, et j’ai remarqué une petite cuillère dépassant de la poche de notre serveur lorsqu’il nous a tendu les menus. Cela m’a paru un petit peu bizarre, mais je n’y ai plus prêté attention, jusqu’à ce que le sommelier arrive, et lui aussi avait une petite cuillère qui dépassait de la poche de sa chemise. J’ai regardé autour de moi, et tous les employés étaient équipés de la sorte. Quand le serveur est revenu pour prendre la commande, je lui ai demandé : –– À quoi sert la petite cuillère ? –– Eh bien, notre patron a récemment fait appel à un expert en productivité afin de passer en revue tous nos process de travail. Après des mois d’observations, de modélisation, d’analyses statistiques, il a conclu que nos clients font tomber par terre leur petite cuillère 73 % plus souvent que les autres couverts, selon une fréquence de 3 cuillères par heure et par poste de travail. En préparant tous nos employés à cette éventualité, nous pouvons diminuer le nombre de trajets vers la cuisine et gagner du temps... presque une heure et demie de travail par personne et par service. Au moment où il finissait, un chhhling parvint de la table située derrière nous, et il remplaça prestement la petite cuillère tombée à terre. –– Je prendrai une nouvelle petite cuillère à la cuisine la prochaine fois que j’irai y chercher un plat, plutôt que de faire un voyage spécial. J’étais très impressionné, et lui très fier de son explication. Après quoi, il continua son service. Mais bientôt, je ne pus m’empêcher de remarquer une petite corde noire qui dépassait de toutes les braguettes du personnel. Ma curiosité l’emporta et je ne pus m’empêcher de poser la question : –– Excusez-moi, mais pouvez-vous m’expliquer la raison de cette cordelette ? 91

La prédiction en sciences

–– Oh oui, reprit-il plus bas, peu de gens ont votre sens de l’observation. Le même consultant s’est rendu compte qu’on pouvait gagner du temps dans les toilettes pour hommes aussi. –– Ah oui, comment cela ? –– Vous voyez, en attachant une cordelette au bout de votre, euh, sexe, on peut le sortir dans l’urinoir sans se servir des mains, et par là éliminer le besoin d’aller se laver les mains, ce qui diminue le temps passé aux toilettes de 93 %. –– Eh oui, cela a du sens. Mais après avoir mieux réfléchi, je ne pus m’empêcher de lui demander : –– Comment faites-vous pour le rentrer dans votre pantalon ? Il me murmura alors : –– Je ne sais pas comment font les autres, mais moi, je me sers de ma petite cuillère.   (trouvée sur http://droledeconsultants.over-blog.com/tag/blague/, publiée le 19 juin 2013 par Mafia Conseil)

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L’importance de l’incertitude

Lorsque j’étais élève, le professeur installait sur notre paillasse une série d’instruments afin de nous faire vérifier une loi physique. La démarche d’enseignement de l’époque, fondée sur l’inductivisme naïf décrit au chapitre sur les sciences de la nature, a bien évolué depuis, pour procéder par problématiques. Mais là n’est pas notre propos. Nous faisions tous l’expérience décrite. Par exemple, nous avions un astucieux petit pistolet monté sur un axe. Nous devions tirer des toutes petites balles de caoutchouc en l’inclinant plus ou moins et mesurer sous quel angle nous avions tiré le plus loin. Le professeur relevait nos résultats au tableau. Surprise : il n’y en avait pas deux identiques ! Avec le même matériel, nous aboutissions à des mesures proches, mais toujours un peu différentes, entre 35 et 55 degrés d’inclinaison. À notre grand étonnement, le professeur ne condamnait jamais ces écarts. Quelque chose semblait marcher sur la tête… Puis il nous donnait l’équation, nous faisions le calcul, et tombions tous sur 45 degrés. Alors, il raflait la mise en faisant la moyenne de nos résultats. La moyenne était toujours très proche de ce que l’équation nous indiquait. Proche, pas égal. C’était infernal : si nous refaisions la mesure, nous obtenions d’autres valeurs, mais la moyenne donnait toujours quelque chose en bon accord avec la théorie. Parfois 45,1 ; 93

L’importance de l’incertitude

parfois 44,9… Jamais exactement 45 avec rien que des zéros derrière. Le/la prof de physique me paraissait être un(e) magicien(ne). Puis à l’université, ils nous ont posé une question amusante : de combien vous écartez-vous de la moyenne ? Et en moyenne, cet écart, il vaut combien ? L’éblouissement de l’écart-type qui caractérise cet écart moyen à la moyenne… Sans en avoir l’air, il nous faisait entrer dans un nouvel univers conceptuel. Le véritable univers, celui où nous vivons, et pas l’univers éthéré et abstrait de la plupart des autres cours. Car ce qu’il nous enseignait est à la fois simple et un abîme de complexité : la mesure exacte n’existe pas. Ou, pour le dire avec plus de force encore : l’incertitude est inhérente à la mesure. C’est absolument révolutionnaire ! Cela bouscule tous les préjugés : l’idée qu’il existe quelque part une réponse exacte via un nombre magique à un problème matériel donné est scientifiquement erronée. Un tel nombre, qu’on cueillerait comme on cueille une pomme dans l’arbre, un nombre immanent, pur, brillant comme de l’or, n’a strictement aucune existence réelle. Bon, me direz-vous, c’est dû à l’intervention humaine. En physique, il suffit de s’affranchir de l’humain pour trouver des valeurs absolument exactes. Non. C’est même rigoureusement l’inverse. C’est l’homme qui introduit les valeurs dites exactes, qui n’ont aucun fondement physique. Pour le montrer, nous allons faire un premier détour par l’infiniment petit. Parmi les particules les plus petites, on trouve les électrons, qui conduisent l’électricité dans nos fils. Parler de la taille d’un électron – comme de n’importe quelle particule – relève de la gageure, car il faut encore plus tenir compte d’un principe intangible, bien que difficile à concevoir au moyen de nos seuls sens macroscopiques. Il s’agit du principe d’« incertitude de Heisenberg » (1901-1976), qui affirme qu’on ne peut pas connaître à la fois la position et la vitesse d’une particule avec une précision infinie : le produit de l’incertitude sur la position par l’incertitude sur la vitesse est obligatoirement supérieur 94

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L’importance de l’incertitude

à une valeur appelée la constante de Planck, du nom du physicien allemand (1858-1947) qui, au début du xxe siècle, établit les bases de la physique moderne avec la « théorie des quanta ». Dans le système international d’unités, cette constante vaut : 0,000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 662 620 joule seconde (6,62620.10-34 J.s). Elle est notée h. Je n’ai écrit que quelques-uns des chiffres derrière la virgule. Ils vont beaucoup plus loin, et la valeur exacte n’a pas de sens. Ainsi, l’électron n’est pas quelque part, mais a, selon le terme consacré, une certaine « probabilité de présence » ou, dans le jargon scientifique, une « densité de probabilité de présence ». Deux termes pour la même chose ? Non, chacun recouvre un concept, et leur existence témoigne d’une grande partie des débats de la physique contemporaine. Parler de « probabilité de présence », c’est énoncer la probabilité qu’une particule se trouve à un endroit donné. C’est conférer une propriété à la matière, ou encore décrire la matière. Par exemple, pour mesurer la position d’un électron, il faut le « voir », c’est-à-dire l’éclairer. Il subit ainsi un contact avec au moins une particule de lumière, le photon. Au cours de ce contact, l’électron subit un transfert de quantité de mouvement. Plus on veut de précision, plus on éclaire, plus on fait bouger l’électron. La seule façon de s’en sortir est de ne pas éclairer l’électron ; mais alors, on renonce à connaître sa position. Parler de « densité de probabilité de présence », c’est donner la probabilité que l’observateur observe (avec une certaine densité) la particule à l’endroit donné. C’est conférer à l’observateur l’idée que ce qu’il observe possède une propriété en dehors de lui-même. C’est-à-dire que même en dehors de l’observation, l’électron n’a pas une position définie avec une précision infinie. Ce n’est pas le choc des photons qui confère à la matière sa caractéristique d’incertitude position-vitesse : il s’agit au contraire d’une propriété intrinsèque de la matière : la position de la matière est intrinsèquement indéterminée. La mesure ne fait qu’accroître cette indétermination. La phrase consacrée, que 95

L’importance de l’incertitude

tout étudiant doit apprendre est l’observation perturbe la mesure. Or, cette perturbation est bien connue des sciences de la culture. Les sondages électoraux peuvent modifier le comportement de l’électorat. L’enquête sociologique peut changer le comportement d’un groupe d’individus. Là aussi, l’observation perturbe la mesure. Décrire un objet comme l’électron au travers de sa densité de probabilité de présence, c’est dire qu’au même instant, on a une certaine chance de l’observer à tel endroit, et une chance plus grande à tel autre. Ce principe s’applique à toutes les échelles. Par exemple, si une fourmi se déplace à trois cent soixante mètres à l’heure avec une précision de un mètre par heure, on ne peut connaître sa position avec une précision meilleure que 10-30 mètre. On ne peut que hausser les épaules à l’énoncé d’un nombre si petit. Mais imaginons maintenant une autre expérience : Prenons une lame de couteau sur laquelle on laisse tomber une bille. Selon que le centre de gravité de la bille arrivera à droite ou à gauche de la lame, la bille tombera d’un côté ou de l’autre. Cela peut avoir une certaine importance si cette bille porte le numéro que vous avez joué au loto, et que de sa chute dépend l’attribution de plusieurs millions d’euros. L’équation qui régit le mouvement est totalement déterministe. Il suffit de connaître avec assez de précision la position initiale de la bille par rapport à celle du couteau pour prévoir de quel côté elle tombera. Mais une infime modification des conditions initiales peut changer du tout au tout le résultat. Ce que nous apprend l’incertitude de Heisenberg, c’est que si la précision nécessaire à la prédiction d’une expérience déterministe (c’est-à-dire entièrement déterminée par ses conditions initiales) est inférieure à la constante de Planck, on ne peut pas prédire le résultat de l’expérience, et on ne le pourra jamais. Ainsi, quelle que soit l’échelle, l’incertitude fait partie de la mesure. Quelle que soit la mesure. Puisque l’idée d’un nombre pur de toute erreur est scientifiquement fausse, elle est aussi philosophiquement erronée. Elle conduit à une vision dangereuse du monde. Un monde dans lequel il existerait 96

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L’importance de l’incertitude

des êtres parfaits, des zones immaculées. Un monde de haine et d’exclusion. Elle conduit au fascisme. Or, nous avons assisté depuis plusieurs années à une fâcheuse évolution de l’enseignement des sciences. Je ne comprends pas pour quelle raison nous avons équipé en sciences de la nature les élèves d’ordinateurs. Un petit jeu leur fait tirer des balles par un canon bien dessiné, qui peut s’incliner. On leur pose la même question qu’auparavant : quel est l’angle qu’il faut donner au canon pour tirer le plus loin ? Eh bien, tous les élèves trouvent exactement le même résultat : 45 degrés. On leur inculque qu’il existe, quelque part dans l’univers, un nombre magique de 45 qui répond au problème donné. Et d’ailleurs, s’ils exécutent le calcul théorique, ils trouveront aussi 45. C’est bien la preuve, non ? Eh bien non, comme je l’ai montré au-dessus. Ce n’est que la preuve que la personne qui a écrit le code informatique ne s’est pas trompée. Rien d’autre. Je ne cherche pas à plaisanter : rien d’autre pour de vrai. Faire croire aux élèves qu’ils ont trouvé une loi de la nature est une galéjade. Je peux parfaitement écrire un programme qui donnera n’importe quel angle, et même celui de votre âge si ça vous fait plaisir (à condition que vous me le disiez). Donc, cela ne prouve rien. Mais induit, dans la tête des élèves, une notion fausse – le nombre magique qui serait scientifique – et dangereuse – il existe un monde pur de nombres parfaits. C’est pourquoi j’ai affirmé que l’introduction du nombre exact est une invention humaine. C’est, comme la ligne droite, le symbole le plus évident de la culture. C’est, après celle du tout quantifiable, la seconde maladie que nos sociétés s’infligent en raison d’une mauvaise compréhension des sciences. Là encore, les scientifiques ont une part inouïe de responsabilité collective. Il faut rétablir l’importance, l’inhérence de l’incertitude.

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L’importance de l’incertitude

RÉCRÉATION : PAYSAGE Je tente de faire concorder plusieurs paysages. D’abord, le paysage réel, sensible, celui que je vois, que je sens, que je ressens. Il y a quelques jours, j’étais en observation en Arctique. La nuit, sous les aurores boréales, les montagnes vaguement éclairées au loin, engoncé dans mes habits chauds par - 30 °C, avec le silence de la nuit polaire… Il y a aussi le paysage mesuré. Mon instrument qui mesure la polarisation du rayonnement auroral, le radar géophysique qui mesure les températures ou concentrations du plasma de la haute atmosphère… Quand j’examine les données, quand je les traite, quand je les trace, un nouveau paysage se révèle, qui se superpose au précédent. Il le complète et l’enrichit. Et puis il y a le paysage modélisé. Je traduis par des équations ce que j’ai observé, et je déduis de l’adéquation avec le paysage mesuré une meilleure compréhension de l’environnement spatial. Ce dernier paysage procède par hypothèses et simplifications. Il est la carte du paysage. Dans de nombreux domaines de l’astrophysique, le premier paysage, le paysage sensible, est inaccessible : le big bang, les quasars, les trous noirs, les exoplanètes… sont seulement observés et modélisés. On a tellement besoin de voir pourtant, qu’on demande à des artistes d’en faire des représentations sensibles. On leur demande de produire un paysage conforme à la carte ! Je ne suis pas, par chance, confronté à ce dilemme. J’observe directement les aurores boréales, le Soleil. Dans ma tête, mais aussi dans mon corps, dans mes émotions, les trois paysages se complètent, s’enrichissent mutuellement, se nourrissent. Ainsi, contrairement à une idée répandue, la compréhension du paysage n’attente pas à sa poésie. C’est le contraire : elle rend la poésie du paysage plus riche, plus subtile, plus dense. Et au final, elle en décuple l’émotion.

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Conclusion

Nous voici arrivés au terme de cette réflexion. J’ai pu proposer une méthode pour analyser ce que sont les sciences : à quelles questions répondent-elles, quels sont leurs objets d’étude, quelles méthodes puis, dans un chapitre spécifique, quels sont leurs produits. Ceci m’a permis de distinguer quatre grandes classes scientifiques : les sciences de la nature, les sciences de la culture, les sciences de l’ingénieur, les mathématiques. Cette classification, comme toute approche taxonomiste, ne prétend pas figer les domaines. J’ai donné quelques exemples de disciplines aux interfaces, médecine, sciences de la communication, théorie des jeux… Au contraire, elle a le mérite d’éviter la confusion. Il me semble souvent que la confusion est l’une des maladies les plus répandues sur Terre (et en conséquence l’un des mots les plus utilisés dans ce manuscrit). Or, Chalmers et Kühn, puis Gödel, ont montré qu’on ne peut pas prouver un paradigme par lui-même et en conséquence par un autre, que ce soit philosophiquement ou mathématiquement. Cela clôt le débat qu’on trouve parfois, souvent, trop souvent à mon goût, entre astrologie et astronomie. Les deux n’ont rien en commun, et leur dialogue ne peut mener qu’à une impasse. Il n’y a bien sûr rien de répréhensible à laisser dialoguer deux personnes, quelles qu’elles 99

Conclusion

soient, et même à les laisser détruire des arbres pour publier leur dialogue. Dans le cas qui nous préoccupe à l’instant, ce dialogue, quelle que soit l’intelligence de ses tenants, est pourtant vain. Étendons cette conclusion : la science ne peut et ne pourra jamais prouver la religion. Et vice versa. Les deux appartiennent à des paradigmes différents. Les religions définissent des conduites humaines, le bien et le mal, ce qu’il est autorisé de faire et ce qui est interdit. La morale, l’éthique le font aussi. La politique, en appliquant la justice humaine, définit ce qui est répréhensible. Pas les sciences. Religion, morale, éthique, politique ont des approches différentes de l’humain, qui leur sont propres. Elles répondent elles aussi, à leur manière, à la question du pourquoi. Elles n’ont pas besoin de répondre au comment. Mais là s’arrête la comparaison. Chaque année, des journaux font leur grand titre sur « Dieu et la science ». Chaque année, un religieux et un scientifique publient leurs regards croisés. Qu’ils les croisent n’a rien de répréhensible, mais cela ne permettra jamais d’expliquer l’un par l’autre. Chaque année, on tente de m’expliquer que toute la science, jusqu’à la physique quantique, se trouve contenue dans les textes sacrés. On peut les y chercher, c’est après tout une activité qui ne fait de mal à personne. Mais c’est une démarche sans intérêt, une démarche philosophiquement fausse. D’autant plus qu’à franchement parler, les religions n’ont pas besoin de ça pour exister. Leur rôle est suffisamment important dans l’histoire du monde pour ne pas s’encombrer de la science. Muni des définitions que j’ai proposées, vous pouvez maintenant répondre à toutes celles et tous ceux qui, péremptoires, vous déclarent « c’est scientifique ». Cherchez les critères, cherchez de quel pan des sciences ils parlent. Aucun besoin pour vous d’être scientifique. Comme il n’est pas besoin d’être peintre pour comprendre Picasso. Picasso justement ! L’art est totalement décorrélé des sciences. J’ai exprimé que le premier produit de l’émotion tandis que la seconde produit de la connaissance. Ici encore, les frontières sont floues. La connaissance aussi peut émouvoir, inspirer. Je le ressens d’autant 100

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Conclusion

plus que j’ai participé à plusieurs spectacles avec des artistes, musique contemporaine, conte… Mais une fois encore, il est inutile de chercher à expliquer l’un par l’autre. Plusieurs défis attendent les scientifiques et les sciences. Pour la survie de l’humanité, la question du pourquoi est peut-être plus importante que la question du comment. Comment nourrir sept milliards d’individus est évidemment essentiel. Pourquoi sept milliards de personnes ne l’est pas moins. Mais ce qui est peut-être plus important encore, c’est la rencontre du pourquoi et du comment. Pourquoi nourrir sept milliards de personnes avec de la viande ne peut être traitée qu’en répondant à comment trouver des alternatives à la viande. Pourquoi substituer les OGM à la viande devient immédiatement une question des sciences sociales, de la nature (pour leurs effets biologiques) et de l’ingénieur. Cet exemple peut être développé à l’infini. Il faut que les sciences de l’ingénieur, les sciences sociales, les sciences de la nature se parlent. Qu’elles s’imbriquent, fusionnent partout où c’est possible. Pourquoi les armes, pourquoi l’éducation numérique, pourquoi, pourquoi, pourquoi, partout. Pourquoi un cœur artificiel, pourquoi quantifier l’efficacité au travail, pourquoi repousser les limites de la mort… Partout où les sciences de l’ingénieur pensent réguler la vie, les sciences de la culture doivent imposer le pourquoi de la régulation ; il n’y a rien de nouveau à prétendre que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », mais ce qui est nouveau, c’est que nous savons aujourd’hui qu’elle peut également être la ruine de l’humanité. Pour que cela n’arrive pas, il faut bien sûr comprendre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas. Et peut-être aborder collectivement la question qui a conduit Alexandre Grothendieck à stopper toute recherche mathématique : Pourquoi faire de la science ? (et contrairement à ce qu’il pense, il n’a pas cessé de faire de la science : il est simplement passé des mathématiques aux sciences sociales). Dans cette convergence indispensable, il faudra que les scientifiques de la nature et de l’ingénieur reconnaissent que les sciences de la culture sont véritablement des sciences. Ils ont un mal fou à le 101

Conclusion

faire, et j’entends souvent dans mon milieu des collègues ricaner contre ces économistes, ces sociologues. Plus encore : dès qu’un scientifique de la nature veut s’intéresser à la culture, il doit se plier à ses méthodes et contraintes, l’enquête, la critique par les pairs, etc. J’ai été effrayé par un ami climatologue qui prétendait il y a peu que les Allemands trichaient moins avec les impôts parce qu’il avait passé six mois en Allemagne et qu’il connaissait donc bien leur mentalité. Lorsque je lui ai envoyé une étude prouvant (avec la Suède, pas l’Allemagne il est vrai) que la triche dépend de la structure de prélèvement de l’impôt, il l’a mise en doute en demandant comment on pouvait en être sûr, puisque ce ne sont que des sciences sociales. Pour que nos sciences progressent, la reconnaissance de ce que nous sommes et de ce que sont les autres est la première étape, indispensable, obligée. Il est frappant de constater que la science est absente de tous les débats politiques. À chaque élection, on entend des corporations ou des groupes d’influence se plaindre. On ne parle pas assez, c’est vrai, de l’accompagnement des soins, de l’éducation, de la souffrance au travail, du handicap, de l’économie sociale et solidaire… Mais on ne parle jamais de la politique scientifique. Pourtant, tous les politiques, tous les partis en ont une. Et pour cause : selon Yuval Noah Harari, c’est l’improbable alliance de la science et du capitalisme qui a établi la prééminence d’Homo sapiens sur cette planète. Simplement, ce n’est pas quelque chose dont les hommes politiques souhaitent discuter. En 2005, j’étais la plume d’un groupe de collègues pour un livre sur la politique scientifique, sous le pseudo d’Hélène Cherrucresco, que nous avions construit en anagramme de « chercheurs en colère ». Presque tout ce que contient ce livre est encore d’actualité, si ce n’est que la science est devenue encore plus centrale, pour autant qu’un centre puisse devenir plus central. Nous y concluions que si l’humanité n’invente pas la démocratie de l’ère scientifique, elle prenait le risque grave de s’autodétruire. Il ne semble pas que l’humanité ait débuté sa réflexion. Au contraire, 102

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Conclusion

toujours en raison de cette terrible confusion, elle commence à inventer la démocratie de l’ère numérique ! Ce n’est pas la bonne voie ! Il faut, une fois encore, lire la philosophie et la mettre en action. Ce petit livre pourra peut-être y contribuer.

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Take home message

Le take home message est une expression anglo-saxonne pour dire « voici, au bout du compte, ce qu’il faut vous rappeler une fois rentré à la maison ». Ce qu’il faudrait se rappeler, je vais le raconter. C’est sans doute mon histoire préférée. Un jour, Moshe disparaît du schtetl. Tous les villageois le cherchent, chez lui, dans les rues, les champs, chez les voisins, mais on ne trouve pas Moshe. On le cherche un jour, deux jours, une semaine, on organise des battues, mais on ne trouve pas Moshe. Puis on le cherche un peu moins, puis de moins en moins, et enfin on arrête de chercher Moshe. Dix ans plus tard, quelqu’un frappe à la porte du rabbin. Il ouvre, il dévisage longuement son visiteur, et son regard s’éclaire : –– Comment, Moshe, c’est toi, c’est bien toi ? –– Oui Rabbi, c’est bien moi, Moshe. –– Mais Moshe, cela fait dix années que tu as disparu ! –– Oui Rabbi, j’ai disparu du schtetl depuis dix années. –– Mais dis-moi Moshe, qu’as-tu fait pendant ces dix années ? –– Eh bien, Rabbi, je suis monté au sommet de la montagne. –– Toi Moshe, tu es monté au sommet de la montagne ? Pendant dix années ? 105

Take home message

–– Oui Rabbi, tout seul, au sommet de la montagne, pendant dix ans. –– Mais… Qu’as-tu fait tout seul au sommet de la montagne pendant dix ans ? –– Eh bien, Rabbi, tout seul au sommet de la montagne pendant dix ans, j’ai réfléchi. –– Toi Moshe ! Dix années à réfléchir tout seul au sommet de la montagne ? –– Oui Rabbi. –– Et dis-moi, qu’as-tu trouvé à réfléchir pendant dix années tout seul au sommet de la montagne ? –– Eh bien, Rabbi, j’ai trouvé que la vie, Rabbi, la vie… C’est comme un grand jet d’eau. –– Pendant dix ans, tout seul au sommet de la montagne, tu as réfléchi, et tu as trouvé que la vie c’est comme un grand jet d’eau ? –– Oui Rabbi. –– Mais Moshe… Non ! La vie n’est pas comme un grand jet d’eau !   Moshe se lisse la barbe. Il hoche la tête puis il fronce les sourcils : –– Ah bon, Rabbi ? La vie n’est pas comme un grand jet d’eau ?

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Correction des exercices

1) Il existe au moins un mouton dont un côté est noir en Irlande. Cette phrase est issue d’une blague que j’aime bien, celle du mathématicien qui visite l’Irlande avec sa compagne et leur fils. Ils voient un mouton noir. L’enfant dit : « En Irlande, les moutons sont noirs ! » Sa maman le tempère « Non mon chéri, en Irlande, il y a au moins un mouton noir » et le papa corrige par la phrase proposée. De façon surprenante, celle de l’enfant est bien plus intéressante scientifiquement que celles de ses parents. Il prend plus de risques scientifiques, et sa proposition a plus de réfutations possibles. Même si, rigoureusement, la proposition de son papa est la plus correcte, elle ne prend aucun risque. Elle ne permet aucune prédiction et elle n’est pas réfutable. En somme, elle n’est pas scientifique. Ce n’est qu’une observation. Des trois, l’enfant est certainement le plus doué pour les sciences.   2) Les aurores polaires terrestres sont le fruit de l’interaction entre le vent solaire, le champ magnétique terrestre et son atmosphère. Les aurores polaires sont observées depuis des siècles, et vraisemblablement des millénaires par les humains. Sujet de terreur, elles fascinent aujourd’hui et génèrent un flux touristique croissant. 107

Correction des exercices

Cette phrase dit comment elles se produisent. Elle le dit de façon très vague certes, mais elle n’en est pas moins scientifique : elle est réfutable, elle permet des prédictions (difficulté de voir des aurores quand le vent solaire est faible…), elle se place dans un paradigme évolutif. Cependant, elle offre finalement un faible nombre de réfutations possibles. Une fois le mécanisme expliqué, les progrès sont limités.   3) Toute planète magnétisée et pourvue d’une atmosphère est le siège d’aurores polaires. Cette phrase étend la précédente. Elle prétend que toutes les planètes, que ce soit dans le système solaire ou ailleurs, peuvent abriter des aurores à condition d’avoir une atmosphère et un champ magnétique. Dans la vision de Popper-Kühn-Chalmers, cette phrase est plus scientifique que la précédente, dans le cadre des sciences de la nature, car elle est plus réfutable. Elle ouvre davantage de prédictions que la précédente et en particulier un pan extrêmement neuf et en évolution rapide de la planétologie : la détection possible d’exoplanètes par leurs aurores polaires.   4) Le temps n’est pas relativiste (au sens de la relativité d’Einstein). Cette phrase est fausse, mais là n’est pas la question posée. Est-elle scientifique ? La réponse est bien sûr oui. Là encore, le paradigme de la mécanique newtonienne a dû évoluer pour arriver à considérer la variation du temps relativement à la vitesse. Kühn encore, Chalmers ensuite, ont montré comment se passe une révolution scientifique, quand peu à peu les évidences s’accumulent pour montrer que ce qui était convenu n’est plus tenable. Les tenants de la vieille théorie inventent des pansements pour la conserver, ou nient les observations faites. Et en effet, il est difficile d’observer la variabilité du temps. Tout ceci jusqu’au jour où une expérience ne peut être interprétée que dans le cadre du nouveau paradigme et pas dans l’ancien. Kühn prétend qu’il faut alors abandonner l’ancien. Ce n’est pas le cas. Nous faisons 108

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Correction des exercices

encore bien des calculs dans le cadre newtonien. Aussi, je préfère dire que nous avons fait évoluer le paradigme newtonien et que c’est même sa force : le paradigme est évolutif.   Il existe des paradigmes moins généraux. Quand j’étais petit, on disait que nous naissions avec une quantité de neurones définie qui ne faisaient que se détruire au cours de la vie. Cela a conditionné une énorme partie de la recherche sur le cerveau. On sait aujourd’hui que des neurones se créent pendant la vie, ou se réparent. Qu’ils ne se détruisent pas au hasard mais, comme sur un arbre, s’élaguent. Là, l’ancien paradigme n’a pas pu être conservé. C’était l’un ou l’autre.   Autrefois, on enseignait aussi, à l’encontre de toutes les expériences quotidiennes, que la langue était divisée en plusieurs zones dont chacune était sensible à un goût particulier, salé, doux, amer… Ceci n’est plus du tout d’actualité, la langue est bien plus complexe et plus riche que cette description naïve. Mais revenons à notre phrase. Elle est réfutable simplement, en prétendant « le temps est relativiste ». Elle permet des prédictions pour de multiples réfutations. Elle se place dans un paradigme évolutif – même si on peine à le faire évoluer depuis plus d’un demi-siècle. Même fausse, elle n’en est pas moins scientifique dans le cadre des sciences de la nature.   5) Le président Kennedy est décédé parce qu’il aimait trop le chewing-gum. Voilà une phrase intéressante, n’est-ce pas ? Nous voici plongés dans une discipline des sciences de la culture : l’Histoire. Cette phrase adresse une question importante pour le monde contemporain. Elle affirme que le président d’une nation, la plus riche de la Terre, est décédé. Et elle nous dit même pourquoi. C’est tout à fait légitime dans le cadre de l’Histoire. Elle permet des investigations. Comment n’a guère d’importance ici. Comment Kennedy aimait les chewing-gums, 109

Correction des exercices

s’il les mâchait longtemps, quel parfum il préférait… Elle permet des explorations, son chewing-gum était-il empoisonné ? S’est-il étouffé en l’avalant ? Même si vous et moi savons que le président Kennedy est mort écrasé par un train en traversant la voie ferrée sans regarder du bon côté ni même l’entendre (il devait être également un peu sourd), cette phrase est parfaitement scientifique dans le cadre des sciences de la culture. PS : On me rapporte qu’il a été assassiné. Pour être scientifique, je voudrais bien savoir pourquoi.   6) Pourquoi un monde dominé par les marchands ? Cette phrase (du regretté Bernard Maris) appartient au domaine des sciences de la culture, à l’économie. La phrase précédente, historique, n’avait pas besoin d’être réfutable ni prédictive pour être scientifique. Dans le cas de l’Histoire, tout le monde l’admet. Pourquoi devrait-ce être différent dans le cas de l’économie ? La réponse est simple : parce que de nombreux économistes sont fascinés par les sciences de la nature. Ils voudraient faire comme eux (les scientifiques de la nature), acquérir les mêmes lettres de noblesse. Ils oublient que toute tentative pour leur être semblable doit s’accompagner de prédictibilité et de réfutabilité. Ils se trompent philosophiquement. Oui, cette phrase, cette question est scientifique dans le cadre des sciences de la culture. Elle ouvre des pans de recherche gigantesques. À la limite, peu importe si nous n’obtenons jamais une réponse unique et consensuelle. Au contraire. Il faut espérer plusieurs théories, plusieurs réponses, et favoriser la diversité de pensée.   7) Il y aura une éclipse totale de Soleil visible depuis la France le 3 septembre 2081. Et moi, je serai mort depuis longtemps, je ne la verrai pas, mais j’en suis sûr. Tout le monde en est sûr, même ceux qui n’ont pas fait les calculs, même ceux qui n’y comprennent rien. C’est stupéfiant ! 110

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Correction des exercices

Qu’est-ce qui fait que tout le monde croit les astronomes ? Hmmm… J’ai un peu répondu à cette question. Mais je continue à être anxieux à l’égard du pouvoir que les gens leur attribuent, et de façon générale, attribuent aux scientifiques de la nature. Ah oui… Cette phrase est réfutable et prédictive dans un ­paradigme évolutif. Elle est scientifique au sens des sciences de la nature.   8) Un nouveau président de la République française sera élu le 3 septembre 2081. Le même jour que l’éclipse solaire alors ? N’est-ce pas un peu de la boule de cristal, cette fois ? Pourquoi croit-on la phrase précédente et pas celle-là ? Parce que la précédente, dans le cadre des sciences de la nature, obéit à des critères clairs et définis, et parce que celle-ci ne peut pas s’y plier. Mais dans le cadre des sciences de la culture, elle ne devrait même pas s’y soumettre, même pas essayer. Comme elle n’adresse aucun pourquoi, elle n’est pas scientifique.   9) ℜ | ℑ = ℜ L’intersection entre les nombres réels et les nombres imaginaires, c’est encore les nombres réels. Pour les non-mathématiciens, cette phrase relève de la poésie pure, et son écriture mathématique de l’art. Si les nombres imaginaires sont d’une importance cruciale pour la formulation de la description du monde, que ce soit en sciences de la nature, de la culture ou de l’ingénieur, leur existence concrète n’a aucune importance. D’ailleurs, en y réfléchissant, l’existence concrète n’a aucune importance. Est-ce que 2,3 + 4,2 existe ? Les mathématiques n’ont pas besoin d’y répondre. Il suffit qu’il existe dans le monde qu’ils se créent et qu’ils explorent. Leur arme, la démonstration, lui donnera l’épaisseur que 2,3 mérite dans le monde exploré.   111

Correction des exercices

10) Il y a 70 % de chances de neige demain à Grenoble. Tout le monde y croit. Et pourtant en apparence, cette phrase n’est pas réfutable. Qu’il neige ou pas demain à Grenoble, elle reste vraie. Et pourtant… Pourtant, elle repose sur une série de travaux qui tous sont scientifiques, réfutables, prédictifs. Elle repose aussi sur des séries très importantes de mesures et surtout, des mesures dont on estime les barres d’erreur (dont, je le rappelle, le nom est mal choisi : ce ne sont pas des erreurs, car elles sont inhérentes à la mesure). Enfin, cette prévision météorologique repose sur une approche bayésienne et ne peut que s’améliorer à mesure que les observations s’accumulent. En dépit des apparences, la prévision météorologique est donc scientifique dans le cadre des sciences de la nature.   11) Il y a 70 % de chances pour les natifs de la Balance de tomber amoureux le 3 septembre 2081 à Grenoble. Faut-il revenir sur ces prévisions astrologiques ? Oui, il le faut, même si c’est fatigant. Cette prévision se fait dans un cadre, un paradigme, qui ne progresse pas, qui n’apprend pas de ses erreurs. La même pourra être faite demain ou dans cent ans avec la même impossibilité de la vérifier. Elle a pu l’être aussi au xxe siècle. Puisqu’elle n’apprend rien de ses erreurs, elle est un dogme et non une science. Plus encore, elle ne répond ni à pourquoi, ni à comment. En somme, elle n’est rien d’autre qu’un coucou qui se pare des attributs de la science pour abuser des personnes crédules. Mais attention ! Son paradigme non évolutif étant totalement décorrélé des paradigmes scientifiques, tenter un dialogue entre astrologues et scientifiques ne mène qu’à une impasse philosophique.   12) Il y a 70 % de chances que le pétrole augmente de 70 % d’ici le 3 septembre 2081. Les sciences de la culture font un usage immodéré des statistiques, et bénéficient également de l’approche bayésienne. C’est tout à fait 112

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Correction des exercices

légitime et scientifique tant qu’elles répondent au pourquoi. Dès qu’elles passent au niveau de la prédiction, l’usage devient hasardeux. Ça peut fonctionner, ou pas. Si ça ne marche pas, on peut toujours trouver une raison (et on redevient scientifique en expliquant pourquoi). Pourquoi est-ce hasardeux ? Parce qu’en cherchant à être prédictives, les sciences de la culture doivent se soumettre aux critères de Popper et Kühn et que, comme nous le savons tous, elles ne passent jamais ce crash test. En somme, cette phrase n’est pas scientifique.   13) Cette montre révolutionnaire est le résultat de recherches scientifiques spatiales. Oui oui… Si on veut. La carte de payement aussi si ça se trouve. Ou le vêtement léger et chaud que vous portez l’hiver. Mais encore une fois, la question posée n’est pas « est-ce vrai ou faux », mais « est-ce scientifique ». Et évidemment, ça ne l’est pas. Si cette phrase répondait à un comment, ça serait comment vous convaincre d’acheter une montre en jouant sur votre confiance dans la science spatiale. Elle ne vise en rien à augmenter le savoir universel. En somme, elle n’a rien de scientifique, même si elle invoque la science. S’agissant d’une montre, c’est de peu d’importance et la question posée semble un peu ridicule. Pourtant, la science sert à justifier n’importe quelle idéologie et de nombreux procédés marchands. La phrase proposée, reformulée selon « l’infériorité des Juifs est le résultat de recherches scientifiques médicales », que je n’écris pas sans des frissons de dégoût, a convaincu des millions de personnes, justifiant un génocide, des pogroms… Cette supposée nécessité de légitimer toutes les turpitudes humaines par la science a conduit à un paradoxe : la négation de la science. On peut voir par exemple sur Internet le prêche d’un imam tentant de prouver que la Terre n’est pas ronde et ne tourne pas sur elle-même, on peut lire les fadaises de négationnistes selon lesquels l’homme n’a jamais marché sur la Lune, entendre les vociférations des créationnistes niant l’évolution, élire un président qui « ne croit » pas au réchauffement climatique… 113

Correction des exercices

La science n’a rien à voir avec le commerce ou l’idéologie. Elle est évidemment financée pour des raisons politiques et idéologiques, et utilisée également idéologiquement.   14) Ma démarche de compositeur contemporain est scientifique. Eh ben non, cette phrase n’a aucun sens au regard de la science. Elle prouve seulement que ce compositeur, qui est un artiste extraordinaire, ne sait pas ce qu’est la science. Le compositeur ne produit pas du savoir universel dans un paradigme évolutif. Il produit de l’émotion. Moyennant quoi, cette phrase n’est pas du tout scientifique.   15) Dieu existe. Là, on marche sur des œufs, n’est-ce pas ? Mais on peut appliquer la même méthode. La phrase Dieu existe n’est pas prédictive. Elle n’appartient donc pas aux sciences de la nature (en outre, tenter sa réfutation peut coûter très cher dans certaines sociétés). La croyance en un ou plusieurs dieux appartient à des paradigmes non évolutifs : la parole est donnée. En conséquence, les religions n’appartiennent pas non plus aux sciences de la culture. Mais les religions répondent à des pourquoi fondamentaux. Même si elles ne peuvent pas prétendre à être une science de la culture, elles sont totalement immergées dans la culture humaine. Comme l’éthique, la morale, et dans une certaine mesure la politique, la religion définit le bien et le mal, notions absentes des définitions des sciences. Elles appartiennent donc à d’autres paradigmes. Ainsi, il est impossible de prouver la religion par la science. De même, tenter de justifier la science en prétendant qu’elle est totalement contenue dans les écrits sacrés est une impasse philosophique.

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BIBLIOGRAPHIE

Je donne ici les livres cités dans ce texte plus quelques autres dont la lecture me semble intéressante, utile ou indispensable.   Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF, collection Perspectives critiques, réédition 2014, ISBN  2 130 608 493 Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Paris, ESF, 2008 Bruno Bettelheim, Le Cœur conscient, Robert Laffont, 1972 Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le Négationnisme économique, et comment s’en débarrasser, Flammarion, 2016 Ce livre est passionnant et on y trouvera plusieurs exemples d’expériences au sens de l’économie telles que je les ai décrites dans plusieurs de ces chapitres. Il a d’autres avantages pourtant : il a suscité à sa parution en 2016 une polémique intense dans les journaux qui permet, pour peu qu’on surfe un peu sur la Toile, d’illustrer les oppositions entre paradigmes. De plus, il est littéralement truffé d’erreurs conceptuelles tenant à l’absence d’analyse philosophique des sciences de la culture. Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science ?, Le livre de poche, Biblio essais, 1990 115

Bibliographie

C’est l’un de mes livres de chevet, dont je possède plusieurs éditions. Le livre avec lequel il faut absolument démarrer pour comprendre les sciences de la nature. Hélène Cherrucresco, De la recherche française, Éditions Gallimard, 2005 Gilles Cohen-Tannoudji, Les Constantes universelles, Hachette, 1998, ISBN 2012351301 Christophe Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Quae éd., collection Sciences en questions, 2016, ISBN 2759224600 J’ai été sidéré en le lisant de constater comme les souffrances au travail dans le milieu de la recherche sont proches de celles de l’industrie, tout particulièrement en ce qui concerne l’imposture institutionnalisée. Philippe Depondt, Quelle est cette science que je pratique ? Repères en histoire de la physique et épistémologie, EDP Sciences, collection Grenoble Sciences, janvier 2018, ISBN 9 782 759 821 396 Sylviane Gasquet-More, Plus vite que son nombre, Éditions du Seuil, collection Science ouverte, 1999 Ce livre réjouissant, écrit par une mathématicienne pleine de vivacité, avec un aide-mémoire mathématique en cadeau, est une aide formidable à l’analyse des milliers de nombres et de statistiques qui nous inondent chaque jour. Gaël Giraud, La Théorie des jeux, Flammarion, Collection Champs Essais, 2009 On peut trouver des dizaines de livres sur la théorie des jeux à la fois d’un point de vue mathématique et comportemental. Celui-ci m’a beaucoup réjoui. Alexandre Grothendieck, « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », en téléchargement sur Radio Zinzine – 04 300 Limans Bruno Jarrosson, Invitation à la philosophie des sciences, Éditions du Seuil, collection Points sciences, 1992 Un livre passionnant qui parle de sciences de la nature uniquement, et tire de ses connaissances des implications philosophiques. 116

LES SENS DU MOT SCIENCE

Bibliographie

Axel Kahn Et l'homme dans tout ça ?, Nil Éditions, ISBN 2-26611704-1, 2000 Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, Champs, 1983 Jean Lilensten et Pascal Dupont, La Fourmi et la Philosophie, Odin éditions, 2005 Henri Lilen, Histoire de l’électronique, Vuibert, 2003 Je cite celui-là, mais en réalité, les problèmes liés à la décision par ordinateur ont été relevés par cet auteur – qui se trouve de surcroît être mon papa – dès les années 1970. Bernard Maris, Antimanuel d’économie, tomes 1 (les fourmis) et 2 (les cigales), Éditions Bréal, 2006 Bernard Maris avait probablement tout compris de ce que sont les sciences. Il n’a jamais franchement fait le pas vers les nôtres, et c’est bien dommage. Son regard aurait été fécond. Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Points, 1970 Un livre absolument indispensable, fondateur de la pensée sur la science. Edgar Morin, La Méthode, Éditions du Seuil, Collection Points essais, 1977 Desmond Morris, Le Singe nu, Le livre de poche, collection littérature et documents, 1971, ISBN 2253003050 Yuval Noah Harari, Sapiens, Éd. Albin Michel, 2015, EAN13 : 9 782 226 257 017 Un autre livre indispensable avec une réflexion globale sur l’Humain, et une très intéressante sur l’alliance de la science et du capitalisme. Marie Pezé, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Flammarion, Collection Champs Actuels, 2010, ISBN 2081231662 Karl Popper, Conjectures and Refutations: The Growth of Scientific Knowledge, 1953 Karl Popper, Science et Philosophie, Actes du colloque tenu à Strasbourg, 25-27 mars 1982, Vrin, 1991, ISBN 2-7116-9695-2, Bouveresse R. et Barreau H. (éd.) 117

Bibliographie

Michel de Pracontal, L’Imposture scientifique en dix leçons, Éditions du Seuil, collection Points sciences, 2005, EAN 9782020639446 Jean-François Revel et Matthieu Ricard, Le Moine et le Philosophe, éditions Pocket, 1999 Un exemple typique de dialogue entre deux tenants de paradigmes différents. Stéphanie Ruphy, Pluralismes scientifiques, Hermann éd., collection Hermann philosophie, 2013, ISBN 2 705 686 738 Raymond Smullyan, Les Théorèmes d’incomplétude de Gödel, Dunod, 2000, ISBN 210005287X Jean-Jacques Solomon, Les Scientifiques. Entre savoir et pouvoir, Albin Michel, 2006 John von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of games and economic behavior, Princeton University Press, 1953

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