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French Pages 334 [341] Year 2023
PHÉNOMÉNOLOGIE, ESTHÉTIQUE, POLITIQUE MÉLANGES OFFERTS À DANIELLE LORIES
Textes réunis par
SYLVAIN CAMILLERI OLIVIER DEPRÉ
PHÉNOMÉNOLOGIE, ESTHÉTIQUE, POLITIQUE
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 114
DE
L O U VA I N
PHÉNOMÉNOLOGIE, ESTHÉTIQUE, POLITIQUE MÉLANGES OFFERTS À DANIELLE LORIES
Textes réunis par
SYLVAIN CAMILLERI OLIVIER DEPRÉ
ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2023
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2023, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-5126-6 eISBN 978-90-429-5127-3 D/2023/0602/61
PRÉFACE Le Professeur Danielle Lories vient d’accéder à l’éméritat le 1er octobre 2022. Par ce recueil de textes, ses amis, collègues et anciens étudiants veulent lui rendre hommage et lui témoigner leur reconnaissance pour les services qu’elle a rendus, tout au long de sa carrière, à son institution, l’Université catholique de Louvain, et à la philosophie même, par ses enseignements et ses recherches dans de nombreux domaines, au premier rang desquels l’esthétique, la phénoménologie, la philosophie analytique, la philosophie politique, l’histoire de la philosophie – et, plus largement, l’histoire des idées. Il ne peut être question, dans cette préface, de résumer une carrière aussi longue et aussi riche. Quelques remarques seulement, concernant des traits saillants de son parcours. Pour ce qui est du rôle que Danielle Lories a joué dans les milieux académiques, celles et ceux qui l’ont côtoyée dans les diverses fonctions qui ont été les siennes, notamment celles de Président de l’Institut supérieur de philosophie de l’Université catholique de Louvain, du Centre d’études phénoménologiques de ce même Institut, ou encore des Groupes de contact du F.N.R.S. « Esthétique et philosophie de l’art » et « Phénoménologies », savent ce qu’ils lui doivent et ce qu’elle a fait pour maintenir vivante et enrichir une tradition d’excellence dont elle fut d’abord dépositaire. Cette fidélité ou, mieux, cette fidélité exigeante à l’héritage reçu de ses maîtres de Louvain et en particulier de Jacques Taminiaux, a marqué d’un sceau indélébile l’histoire de son alma mater et, au-delà, a permis de tisser des liens de confiance, durables et féconds, avec des chercheurs du monde entier – nous pensons, entre autres, à ses collaborations fructueuses avec le Collegium Phaenomenologicum, la Société d’Études Kantiennes de Langue Française ou les Sociétés française et européenne d’esthétique, mais également à ses fonctions dans divers périodiques au travers desquels elle a développé un vaste réseau, en particulier la revue Études phénoménologiques qui a paru de 1985 à 2008 et dont une nouvelle série, bilingue, a été lancée sur son initiative en 20171. 1 Rappelons que Danielle Lories est depuis longtemps membre du Comité scientifique de la Revue philosophique de Louvain. Pendant plusieurs années, elle a aussi dirigé le Répertoire bibliographique de la philosophie / International Philosophical Bibliography.
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Pour ce qui est de ses propres publications, dont on trouvera une bibliographie exhaustive à la fin de ce volume, elles ne se définissent pas autrement que par cette fidélité exigeante au meilleur des héritages. Mais elles ont peut-être encore ceci de particulier et même de particulièrement rare qu’elles se meuvent avec une aisance confondante dans pratiquement toutes les périodes de l’histoire de la philosophie avec une érudition impeccable, toujours au service d’un questionnement rigoureux. Dans la génération de Danielle Lories, sans même parler des suivantes, ils se comptent probablement sur les doigts d’une main ces historiens de la philosophie qui peuvent se targuer d’avoir abordé ainsi, et surtout éclairé, à travers leurs ouvrages, leurs articles, leurs traductions, des auteurs aussi divers qu’Aristote, les stoïciens, Plotin, Thomas d’Aquin, Descartes, Burke, Shaftesbury, Kant, Husserl, Heidegger, Jonas, Arendt, Gadamer, Derrida, Dufrenne, Benjamin, Wittgenstein, Searle et Austin, Goodman, Danto, et quelques autres encore. Mais notre collègue, pour sa part, ne se ‘targue’ de rien. Avec « rigueur » et « érudition », « honnêteté » et « modestie » sont, nous l’avons remarqué en préparant ce recueil, deux mots qui reviennent fréquemment, tant dans les nombreuses recensions, discussions et citations de ses travaux, que dans les relations de celles et ceux qui ont eu le plaisir et l’honneur de l’entendre s’exprimer lors de grandes ou moins grandes rencontres scientifiques en Belgique et à l’étranger. Trêve de laudatio : précisons que si l’œuvre de Danielle Lories – et si nous disons « œuvre », c’est seulement parce qu’il faut bien appeler les choses par leur nom – a pu se déployer en autant de périodes pour certaines fort différentes et fort éloignées les unes des autres, en temps comme en tendances, ce n’est pas parce qu’elle serait celle d’un esprit ‘hors du commun’ à proprement parler, mais plutôt parce qu’elle a tendu un fil, suivi patiemment un problème qui est aussi une idée, ou une idée (polysémique) qui fait problème, celle, justement, de « sens commun » ; reconstruisant, de publication en publication, l’histoire de ses péripéties, de ses appropriations et de ses interprétations, de son omniprésence en creux et de ses apories aussi, tout en développant ce qui apparaît, après coup, comme une véritable méthode pour lui rendre justice, c’est-à-dire pour lui rétrocéder toute sa profondeur et toute son importance dans l’économie de la vie théorique comme dans celle de la vie pratique. Même à supposer que cela soit possible, nous ne pouvions proposer ici une synthèse de ce travail ; synthèse qui, pour être un tant soit peu précise, exigerait sûrement d’être écrite à plus de quatre mains. Qu’il nous soit tout de même permis de dire ceci : l’idée de sens commun fut manifestement interprétée par Danielle Lories comme elle le fut par Kant, et
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peut-être, plus implicitement, par d’autres philosophes qui s’y sont penchés ou s’y sont appuyés, c’est-à-dire comme une idée régulatrice de son propre genre : si le sens commun n’est pas infaillible, il a le mérite de ne jamais laisser autrui sur le bord du chemin, de toujours considérer la communauté au principe et comme principe, et c’est à ce titre qu’il peut servir de guide à un examen critique et une juste compréhension de notre condition humaine et de notre être-au-monde. Et ce que Danielle Lories a montré une fois pour toutes et peut-être mieux que quiconque avant elle, c’est que l’objet par excellence de la cristallisation et de la matérialisation de ce sens commun, son objet supérieur, pour ainsi dire, était peut-être bien l’œuvre d’art : « Objet du monde qui n’y est que pour y apparaître, qui n’est au monde que pour le monde, elle contribue éminemment à la constitution du monde en lieu de séjour pour une pluralité d’hommes qui le partagent, elle ouvre ce partage et l’instaure en en appelant immédiatement et exclusivement au sens commun, qui fonde ce partage et n’a d’effectivité qu’en lui »2. Ce monde, notre monde, l’œuvre d’art nous le rend donc (plus) vivable, habitable, en même temps, pourrait-on ajouter en espérant ne pas contredire les vues de notre collègue, qu’elle nous indique les voies de son enchantement ou de son ré-enchantement, en ne cessant de puiser dans la communauté du sens pour le réinventer à chaque fois qu’il semble au bord de l’épuisement. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce sujet, mais pour les raisons évoquées plus haut, nous nous en tiendrons là, non sans reprendre les mots d’un ancien de l’Institut supérieur de philosophie dans une recension du mémoire qui a valu à Danielle Lories le titre de Maître de l’École de Saint Thomas d’Aquin de l’Université catholique de Louvain – le fatum a voulu qu’elle fut la dernière personne à le recevoir –, où il est souligné que notre collègue a su parfaitement « unir l’ampleur de la quête et la précision de l’enquête »3. Il n’est sans doute pas de meilleure formulation pour saisir l’expression de la phronêsis qui traverse et structure toute l’activité philosophique de Danielle Lories. Nul doute que cette sagesse pratique s’est affirmée chemin faisant. Toutefois un document atteste qu’elle était là dès le début, et qu’elle n’exclut peut-être pas une forme d’audace (tharros, tharsos). Il s’agit des « Cinquante thèses » annexes accompagnant le mémoire auquel nous 2 D. Lories, « Œuvre et pluralité », in Gh. Florival (éd.), Dimensions de l’exister. Études d’anthropologie philosophique V, Leuven, Peeters, p. 124. 3 J. Etienne, « Recension de D. Lories, Le sens commun et le jugement du phronimos. Aristote et les stoïciens, Leuven, Peeters, coll. Aristote. Traductions et études, 1998 », Revue théologique de Louvain, 31, 1, 2000, p. 95.
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venons de faire référence ; des thèses qui, outre qu’elles reflètent une connaissance très fine de l’histoire de la philosophie dans son ensemble doublée d’un sens critique particulièrement affuté, condensent bien des idées fortes, dont bon nombre seront reprises et développées par la suite – sur le devenir de l’esthétique et de la philosophie de l’art dans le temps, surtout, mais également sur de nombreux points de Begriffsgeschichte. Il est une double thèse en particulier, à laquelle cette préface a tenté de faire écho : « Dans la Critique de la Faculté de juger esthétique, le sens commun est la condition de possibilité du jugement esthétique pur » (Th. 43) et « Dans la Critique de la Faculté de juger esthétique, le sens commun est idée régulatrice du jugement esthétique pur » (Th. 44). D’autres thèses peuvent sembler plus insolites – même si tout laisse à penser qu’elles avaient, et ont peut-être encore, dans l’esprit de leur auteur, de solides axiomes (cf. Th. 48 !) –, comme celle-ci : « Si l’on compte sur une science des affaires humaines au sens où une théorie scientifique établit des lois nécessaires, on ne peut que mépriser le régime démocratique d’assemblée où le discours est persuasif et non démonstratif et l’idée de ‘compétence’ ou (d’‘expertise’) est illusoire et dangereuse » (Th. 1). Mais les deux plus belles thèses sont incontestablement les deux dernières : « La philosophie se dénature si elle se met au service de quoi que ce soit » (Th. 49) et « La philosophie est une tâche solitaire, mais non isolée ». Ces thèses, c’est peu dire que Danielle Lories n’a cessé de les défendre, à sa manière, magistrale aux yeux de beaucoup, tout au long d’une excellente carrière. Pour cela et pour bien d’autres choses, nous la remercions encore sincèrement et lui faisons présent de ce modeste volume, en souhaitant vivement qu’elle poursuive encore longtemps, avec le même talent, la même force et la même sincérité, les recherches fondamentales qu’elle a bien voulu partager avec la communauté en général et celle des philosophes en particulier. Sylvain CAMILLERI & Olivier DEPRÉ Louvain-la-Neuve, janvier 2023
P. S. : il nous tenait à cœur de donner ici les noms des personnes qui souhaitaient s’associer à cet hommage mais qui n’ont pu rédiger une contribution du fait de leurs obligations ou des problèmes que nous, éditeurs, avons eus à communiquer en temps et en heure lors de la préparation de ce volume (que les personnes concernées veulent bien nous en donner quitus) : Françoise Dastur, Eliane Escoubas, Natasha Luna Malaga, Clarisse Michaux, Adnen Jdey, Hervé Pourtois.
LE LIEU DU CORPS Renaud BARBARAS (Université Panthéon-Sorbonne)
Ce titre renvoie à la question : « où est mon corps ? », qui peut être comprise comme une spécification de la question : « où suis-je ? ». Or, si cette question doit être posée, c’est parce que la réponse qui semble s’imposer, à savoir mon corps est à la place qu’il occupe dans l’espace, n’est aucunement satisfaisante dans la mesure où elle renvoie à une acception très contestable du corps comme fragment de matière. Ainsi, autant il semble aller de soi que mon corps est à ce bureau, autant je ne peux pas me reconnaître dans l’idée du corps que cette affirmation suppose puisque, par exemple, je suis aussi d’une certaine façon là où porte mon regard ou encore là où vont mes pensées. Dès lors, si mon corps comme simple corps est sans doute ici, le lieu qu’il occupe en tant que mien, en tant que corps que j’habite, ou encore manifestation d’une existence, n’est pas aussi facile à identifier. On le voit, poser cette question – Où est mon corps ? Où suis-je ? – revient tout simplement à s’interroger sur l’essence du corps propre, que l’on peut également nommer chair, en suspendant la pseudo-évidence selon laquelle elle ne serait rien d’autre qu’un fragment de matière. La question qui se pose alors est celle de savoir comment faire, comment dépasser ce point de vue sur le corps, appelé par le terme même de corps. La seule solution est de considérer le corps non plus comme un point de départ mais comme un point d’arrivée, à savoir comme la réponse, pas nécessairement satisfaisante, à une question qui demeure implicite. Cette question n’est autre que celle de l’appartenance. Il faut donc renverser l’ordre et comprendre le corps à partir de l’appartenance au lieu de ressaisir celle-ci à partir de l’incarnation : ce n’est pas parce que nous avons un corps que nous appartenons au monde ; c’est au contraire dans la mesure où nous appartenons au monde que nous avons un corps, ou plutôt le corps nomme exactement cette appartenance. Ainsi, il s’agit de faire prévaloir la question du lieu sur celle du corps en abordant celuici depuis la question « où »au lieu de considérer que ce où va de soi dès lors qu’il est la place qu’occupe un fragment de matière. C’est donc bien
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la question « Où suis-je ? » qui s’avère déterminante. Loin que le je soit situé en fonction de et par son corps, c’est au contraire celui-ci qui sera défini par la situation du je ; le corps ne sera rien d’autre que le lieu du je. C’est en ce sens précis que la question de l’appartenance commande celle du corps. Donc : où suis-je ? Que signifie appartenir au monde pour le sujet que je suis ? L’appartenance au monde enveloppe trois dimensions qui sont recueillies en français par les trois expressions suivantes : être dans le monde, être du monde, être au monde. En effet, appartenir au monde signifie d’abord être situé, étant entendu que cette situation ne se confond pas avec l’occupation d’une place dans l’extension (à ce niveau il n’y a pas encore d’extension). Elle renvoie à l’ici comme tel, au fait d’y être : il s’agit donc de la position inhérente à l’étantité de l’étant, à son existence. Je la nomme site, concept qui renvoie au sens topologique de l’appartenance. D’autre part, appartenir au monde c’est y être ontologiquement inscrit, c’est à dire en provenir en son être, être fait de la même texture que lui. Je nomme sol cette détermination ontologique de l’appartenance. Il faut souligner déjà qu’en mettant en avant cette distinction, on introduit au sein du sujet une différence ou un écart entre là où il se trouve et, d’autre part, ce dont il est et à quoi il participe de quelque façon. Il s’ensuit que le lieu du sujet doit être recherché au-delà du point où il se trouve dans l’espace topologique, c’est-à-dire de la place de son corps : il excède toujours son site et n’est donc pas seulement là où on le rencontre. Enfin, appartenir signifie être au monde au sens résolument dynamique de l’expression, c’est-à-dire aller vers le monde, s’avancer vers lui, entrer en lui, bref l’intentionnalité ressaisie du point de vue de l’espace. En effet, si l’on veut traduire l’activité de phénoménalisation, d’ouverture à, sans recourir à cette entité extérieure au monde, aussi confuse que problématique, qu’est la conscience, on dira que le sujet occupe le monde, l’habite. C’est là mettre en avant la dimension résolument dynamique du sujet, l’activité spécifique par laquelle il déploie son monde. Je nomme lieu cette acception phénoménologique de l’appartenance. Le lieu est en effet cela que le sujet déploie et habite – non pas ce qu’il occupe statiquement mais ce qu’il investit activement. D’autre part, le lieu c’est là où un monde a lieu, ce qui revient à dire que le lieu est toujours lieu d’un monde (et non du monde), monde déployé par l’activité d’un sujet. Le lieu n’est pas la place qu’occupe le corps ni ce dont il est fait, mais là où un sujet existe. On dira alors que le lieu de l’animal est son milieu car son existence, résolument dynamique, excède largement son site. Quant à nous, notre lieu sera le monde, au sens de ce que nous pouvons en droit parcourir ou de ce qui est en droit habitable.
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Cette dernière acception du « où » appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, dans le cadre d’une phénoménologie de l’appartenance, qui exclut toute extériorité au monde, on comprend que la seule manière pour le sujet de se distinguer du monde tout en lui appartenant résolument, c’est de se mouvoir. En effet, le mouvement est autre que tout étant, dans la mesure où il est la négation concrète et effective de l’étantité (être en mouvement, c’est ne pas être ce que l’on est), sans être étranger au domaine de l’étant puisque, au contraire, il n’y a pas de mouvement sans sol. Bref, les coordonnées de la subjectivité ressaisie à même le monde débouchent nécessairement sur ce mode d’être singulier qu’est le mouvement. Je n’y insiste pas et renvoie à une certaine tradition phénoménologique, anti-subjectiviste et anti-substantialiste, qui va de Erwin Straus à Jan Patočka. Mais il faut évidemment ajouter que ce mouvement n’est pas un pur déplacement mais bien un mouvement phénoménalisant : un aller-vers qui est un faire-paraître, une avancée qui éclaire son chemin, une possession dynamique du terme. Situé plus bas que toute conscience puisqu’il est extérieur à lui-même, et même l’extériorité en acte, ce mouvement n’est pourtant pas un simple déplacement puisque cette extériorité est celle d’une avancée et comporte donc à ce titre quelque chose comme une réserve ou une forme de proximité à soi, qui n’est autre que l’excès de la puissance dynamique sur chacune de ses positions – de sorte que tout le problème du mode d’être du mouvement se concentrera dans celui de cette puissance. Il faut remarquer, en second lieu, que cette dernière détermination permet de clarifier le concept d’appartenance en y introduisant une forme de réciprocité. Si l’appartenance existentielle ou intentionnelle comme constitution d’un lieu signifie bien une phénoménalisation, il faut en conclure que l’appartenance, topologique et ontologique, du sujet au monde, implique en même temps une appartenance phénoménologique du monde au sujet. Dire que le sujet est dans le monde et du monde, c’est en même temps affirmer qu’il l’a, au moins au titre de son monde, c’està-dire de ce lieu qu’il ouvre. A bien y penser, cette réciprocité est comprise dans le concept même d’appartenance, dès lors que l’on dépasse le sens logique ou classificatoire du terme. Appartenir, par exemple, à un courant politique, c’est s’inscrire dynamiquement dans une réalité, ici un processus, qui n’existe que par cette inscription même, de sorte que ce courant appartient à ceux qui lui appartiennent, leur devant tout son être. En vérité, toute la difficulté est de comprendre cette situation de réciprocité, c’est-à-dire comment le sujet peut ouvrir le monde du sein du monde, comment sa possession dynamique du monde est l’autre face de son inscription en lui, bref comment ces deux dimensions, loin de renvoyer à deux aspects radicalement distincts du sujet, comme on est enclin
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le plus souvent à le penser (corps/conscience; ego empirique/ego transcendantal), sont exactement la même. Autrement dit, c’est la question de l’unité de l’appartenance, par-delà cette triplicité, qui est ici posée. Quoi qu’il en soit, il suit de ce qui précède que la question « où ? » (où suis-je ?) appelle trois réponses possibles : le sujet a un site, posé par son identité, un sol, inhérent à son être et un lieu déployé par son existence ; son appartenance est à la fois topologique, ontologique et phénoménologique. Il est alors possible, à partir de cette triplicité, de rendre raison des catégories par lesquelles on a l’habitude de ressaisir le sujet. On pourra dire en effet que le site définit ce que l’on appelle le corps proprement dit et renvoie donc à la place, le sol ce que l’on nomme chair, à savoir ce même corps ressaisi du point de vue de sa parenté ontologique avec le monde, et le lieu la conscience ou la subjectivité. Mais, en procédant ainsi, on laisse pendante la question de la manière dont s’articulent ces trois dimensions et de ce qui fait leur unité, qui n’est autre que celle de l’appartenance elle-même. Il faut donc mettre en évidence l’unité de l’appartenance par-delà ces trois versants, qui demeurent abstraits tant qu’ils sont séparés. Pour ce faire, il est nécessaire de partir de la troisième d’entre elles en s’interrogeant sur la signification, ou plutôt la raison de ce mouvement phénoménalisant par lequel le sujet ouvre ou déploie un lieu. Nous l’avons dit, ce que nous avons nommé sol correspond à la provenance ontologique de l’étant, à savoir là d’où procède son être, là où et en quoi il est ce qu’il est. Or, d’autre part, ressaisi non plus du point de vue de ce qu’il fait ou montre, mais de celui du sujet dont il est le mouvement, celui-ci ne peut être compris que comme un accomplissement ou une réalisation, dès l’instant où il ne se réduit pas à un simple déplacement. Pour autant qu’il s’enracine dans l’essence du sujet, qu’il est son mouvement et non pas une détermination extrinsèque (c’est-à-dire un état, comme le veut l’acception contemporaine), le mouvement est ce procès par lequel le sujet devient ce qu’il est, s’accomplit comme le sujet qu’il est, bref va de lui-même vers lui-même, du sujet privé de lui-même au sujet devenu ce qu’il est. Cela signifie qu’il y a au cœur du mouvement, comme sa condition même, quelque chose comme une lacune ou un défaut ontologique, et que la fonction du mouvement est précisément de la combler : se mouvoir, c’est devenir ce que l’on est, c’est sortir d’une sorte d’exil. Autant dire que le désir est au cœur du mouvement, comme sa condition même, et que ce désir est nécessairement désir d’être. Or, que peut signifier ce défaut, dans la perspective qui est la nôtre, sinon le défaut ontologique du sol, inhérent à l’occupation d’un site ? De sorte que l’écart qui est au cœur du mouvement, la tension qui le traverse
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et l’impulse donc, n’est autre que la distance (ontologique et non spatiale) entre le site et le sol. Être en mouvement, pour l’étant que nous sommes, c’est tenter de rejoindre son sol depuis son site, d’égaler son site à son sol, ou encore de coïncider avec sa propre teneur ontologique par-delà son identité située. Telle est la raison du mouvement, qui commande le statut véritable du lieu et qualifie effectivement celui-là comme désir : le lieu est ce qui procède du mouvement comme réduction de la tension entre le site et le sol. Pour le dire autrement, tout mouvement exige à la fois que le sujet en mouvement ne soit pas là où il va, sinon il n’y irait pas, mais aussi qu’il y soit déjà, au moins en un certain sens (qui ne renvoie certainement pas à la possession du but dans une représentation ou une visée), sans quoi il ne pourrait pas y aller. En effet, si le sujet doit tendre vers son sol, c’est parce qu’il en est séparé par son site, mais s’il peut le faire, c’est bien parce que c’est son sol, qu’il y est donc toujours déjà. Ainsi, le lieu phénoménologique procède de l’écart entre le site topologique et le sol ontologique : le lieu est la manière pour le sujet d’égaler son site à son sol, c’est-à-dire de n’être pas seulement là où il se trouve, de se situer toujours au-delà de lui-même. Il faut cependant souligner que si ce mouvement déploie bien un monde, son sujet ne peut qu’étendre ou multiplier son site mais jamais rejoindre le sol comme tel, ce qui exigerait la perte de tout site et donc sa dissolution comme sujet. Telle est la raison profonde pour laquelle le mouvement ne peut pas cesser, le repos n’étant qu’un moment interne au mouvement, pour laquelle par conséquent l’écart entre le site et le sol est toujours conservé au sein du mouvement qui vise à le combler. Le lieu, qui renvoie à un sens phénoménologique dérivé du monde, est donc ce qui articule dynamiquement le site et le sol : l’appartenance dynamique joint les appartenances topologique et ontologique en leur écart même. C’est, je crois, ce que veut dire Bergson lorsqu’il écrit, dans Les deux sources de la morale et de la religion, que « mon corps va jusqu’aux étoiles ». Cela ne signifie pas, comme on serait spontanément enclin à la penser, que je suis situé là où est mon corps et que, dans la mesure où je les vois, je vais jusqu’à elles, ce qui voudrait dire que je n’y vais pas vraiment mais me les « représente ». Cette interprétation triviale ne justifierait d’aucune façon cette formulation, qu’il faut prendre en vérité à la lettre. Mais c’est à la condition de suivre Bergson et de distinguer deux corps, ce qu’il nomme un corps central et un corps immense, et non plus un sujet percevant et son corps situé. Cette distinction renvoie précisément à mes yeux à celle du site et du sol. Où suis-je donc dans ce cas ? Il y a un corps qui renvoie au sol ontologique et qui est coextensif aux
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étoiles, qui va jusqu’à elles, non pas au sens de la distance métrique mais de la connivence ontologique : les étoiles et moi avons le même sol, il y a parenté d’être fondamentale entre elles et moi. Cependant, je suis topologiquement situé loin d’elles, quelque part dans le cosmos. Dès lors, ma vision est ce qui permet exactement de faire coïncider ma situation topologique avec ma situation ontologique, de rejoindre dynamiquement les étoiles : elle circonscrit mon lieu, qui se confond ici avec le cosmos. Autrement dit, ce n’est pas parce que je vois les étoiles que mon corps va jusqu’à elles, c’est au contraire parce que mon corps va jusqu’aux étoiles, bref que j’y suis ontologiquement, ou encore que nous avons le même sol, que je peux les rejoindre par la vue et ouvrir ainsi ce lieu qu’est le ciel nocturne. On comprend donc ici que la vue vient réduire la tension entre un site et un sol, ce qui revient à dire que sous tout rapport de connaissance il y a un rapport d’être, que je ne peux aller, par la perception ou le mouvement (qui sont en vérité la même chose), que là où je suis déjà et donc que vers ce que je suis déjà. A la question « où suis-je ? », c’est-à-dire encore « quel est mon corps ? » on peut donc donner trois réponses : 1) je suis coextensif au monde parce que j’en procède et, en ce sens, je suis déjà partout ; 2) je suis en un point du monde déterminé par mon identité, je suis ici ; 3) enfin, je suis là où je vais, là où je me meus, autrement dit dans l’espace ouvert par l’écart entre mon sol et mon site, entre le monde même et la place que j’y occupe. Du premier point de vue, mon corps est le monde même, du second, il est un fragment de matière, du troisième, il est le mouvement qui réduit l’écart entre ce fragment et le monde, autrement dit ma vie même.
ENTRE SIGNIFICATION LOGIQUE ET REPRÉSENTATION MENTALE. LE SENS COMME UNE DIMENSION DE L’EXPÉRIENCE Pol VANDEVELDE (Marquette University)
En philosophie, le terme de « phénoménologie » est utilisé de différentes manières et dans des buts très variés. L’un de ces usages en philosophie de l’esprit et, de plus en plus, dans les sciences cognitives a ouvert la voie à un dialogue possible avec la phénoménologie traditionnelle d’origine husserlienne et merleau-pontyenne. La philosophie de l’esprit utilise le terme de « phénoménologie » pour nommer le « sentir » ou la perspective en première personne de l’expérience, de ce qui est encore largement appelé un état « mental » ou intentionnel. La perspective en première personne ou le sentir était manifestement au cœur de la façon dont Husserl comprenait la conscience, qui opère au travers d’« actes » de conscience, qu’il nomme des « expériences vécues » (Erlebnisse). Ce qui sépare la philosophie de l’esprit de la phénoménologie, c’est justement cette notion d’« état » mental, qui, pour Husserl, est une expérience vécue ; ce n’est donc pas un « état », mais bien plutôt une coupe dans la vie de la conscience. Certains cognitivistes, comme Antonio Damasio1 ou Mark Solms2, vont dans cette direction husserlienne et en sont venus à abandonner le simple « sentir » ou la « mienneté » de l’expérience pour se tourner vers le « sentiment » éprouvé, c’est-à-dire l’expérience vécue. Une fois que l’on reconnaît cet aspect d’expérience vécue, on ne peut plus envisager ce qui se passe dans la conscience en termes d’états mentaux et d’attitudes propositionnelles. On ne peut donc plus analyser un état mental en termes de simples « contenu » de signification qu’on pourrait alors exprimer logiquement sous la forme de proposition. Je voudrais suggérer que la recherche en science cognitive offre des données empiriques 1 A. Damasio, Feeling and Knowing: Making Minds Conscious, New York, Pantheon Books, 2021. 2 M. Solms, The Hidden Spring: A Journey to the Source of Consciousness, New York, Norton, 2021.
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qui appuient l’approche phénoménologique, à l’encontre d’une certaine construction de la signification qu’on trouve dans les approches analytiques. En effet, dans ces sciences cognitives, la représentation des concepts que les approches analytiques conçoivent en termes propositionnels, se déplace vers les schémas d’activation neuronale causée par des expériences vécues de sujets réels. La phénoménologie peut ainsi s’approprier les résultats de ces études cognitives, en montrant que ce qui se manifeste dans les activations neuronales, ce sont, en fait, les dimensions multiples de l’expérience vécue, c’est-à-dire les dimensions du sens. Les phénoménologues traditionnels font usage d’une distinction qui existe dans plusieurs langues, avec cependant des valeurs sémantiques différentes, entre le « sens » – sense en anglais ou Sinn en allemand – d’une part, et la « signification » – meaning en anglais ou Bedeutung en allemand – d’autre part. Dans les Recherches logiques, Husserl parle d’une « équivoque fort déplaisante » (sehr unliebsame Äquivokation) entre les deux termes, mais en même temps il la trouve utile. Il est, dit-il, « très commode » (sehr angenehm) d’avoir des « termes parallèles avec lesquels on peut alterner »3. En usant de cette distinction entre « sens » et « signification », Husserl, Heidegger ou MerleauPonty veulent réhabiliter le « sens » de l’expérience ou le sens que l’expérience détient avant que ce sens ne soit exprimé dans des significations logiques ou linguistiques. Ils reconnaissent ainsi le statut autonome de ce niveau d’articulation dans l’expérience, qui n’est pas réductible aux significations linguistiques ou logiques. Pour Husserl, le sens de l’expérience est premier et le but de la phénoménologie est de le porter à l’expression, comme il le dit dans les Méditations cartésiennes : « Le commencement est l’expérience pure et pour ainsi dire encore muette, qui est à porter à la pure expression de son sens propre »4. Merleau-Ponty cite cette phrase à plusieurs reprises dans ses ouvrages5 et reformule la tâche de la philosophie en ces termes : [la philosophie] demande à notre expérience du monde ce qu’est le monde avant qu’il soit chose dont on parle et qui va de soi, avant qu’il ait été réduit en un ensemble de significations maniables, disponibles ; elle pose cette question à notre vie muette, elle s’adresse à ce mélange du monde et de 3 E. Husserl, Logische Untersuchungen. Zweiter Band, erster Teil: Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis, U. Panzer (Hg.), Hua XIX/1, La Haye, Nijhoff, 1984, p. 58. 4 E. Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, S. Strasser (Hg.), Hua I, La Haye, Nijhoff, 1950, p. 40. 5 Notamment dans la Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 253 ; Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 171.
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nous qui précède la réflexion parce que l’examen des significations en elles-mêmes nous donnerait le monde réduit à nos idéalisations et à notre syntaxe.6
Les phénoménologues voient ce sens de l’expérience comme étant « préprédicatif », ce qui veut dire que le sens ne se définit pas négativement comme une signification inexprimée, comme s’il était l’envers d’une proposition logique ou d’une phrase linguistique. On ne peut donc en rendre compte en termes de conditions nécessaires ou suffisantes ou de conditions de satisfaction, comme on peut le faire dans une analyse logique. En conséquence, le sens ne peut se définir en termes de prédicats qui s’ajouteraient à quelque chose qui serait dépourvu de sens avant cet ajout. La phénoménologie aborde le sens généralement du point de vue de la compréhension. Le sens est ce qui est compris. C’était la façon dont Heidegger le concevait : le sens est « ce dans quoi se tient l’intelligibilité de quelque chose »7. Il y a cependant un danger à aborder le sens rétrospectivement du point de vue de la compréhension, comme la phénoménologie traditionnelle tend à le faire. Si la compréhension est une perspective rétrospective, qui envisage le sens comme ce qui est compris ou susceptible d’être compris, cela tend à faire du sens une strate qui a son articulation propre, précisément comme cela qui est compris ou en attente d’être compris. On réifie ainsi une strate de sens en compétition avec la strate propositionnelle ou linguistique. J’y reviendrai. Je voudrais identifier plus précisément ce qu’est le « sens », mais d’une manière autre que rétrospective. Au lieu de l’aborder à partir de la compréhension, qui tend à présenter le sens comme « déjà fait » ou comme une strate déjà articulée, je l’envisage comme une dimension. Par « dimension », je veux dire que le sens imprègne nos gestes et nos actions, les rendant à la fois possibles, du point de vue de leur génération par un agent, et intelligibles, du point de vue de l’observateur. Cette dimension de sens est liée à la manière dont nous nous rapportons au monde par nos « sens ». Le mot « sens » a en effet ce double usage, en soi fort révélateur, 6 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 138-9. C’est pourquoi il peut dire que la phénoménologie « étudie l’apparition de l’être à la conscience » (Phénoménologie de la perception, p. 74). 7 M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1927, 1984, p. 151. Heidegger nous rappelle que le mot Sinn (sens) vient du moyen haut allemand sin, qui veut dire « compréhension », « réflexion » (Vom Wesen der Wahrheit. Zu Platons Höhlengleichnis und Theätet, H. Mörchen (Hg.), GA 34, Frankfurt a. M., Klostermann, p. 18). Ainsi qu’il l’explique, « ‘sens’ veut seulement dire : c’est à propos de quelque chose qui est compréhensible de quelque façon » (Vom Wesen der Wahrheit, p. 18).
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de nommer à la fois, d’une part, le ciment sémantique qui tient ensemble notre monde comme une trame où nous sommes liés aux choses et aux autres et, d’autre part, ces organes qui nous connectent avec le monde extérieur, comme la vue ou l’ouïe. Les sens transforment des données de sens en quelque chose qui « fait sens ». Ils transforment – pour parler comme Quine le temps d’une phrase – « le maigre apport » des données de sens en un « débit torrentiel » de ce que nous percevons en fait, « le monde externe en trois dimensions et son histoire »8, par exemple un coucher de soleil à couper le souffle ou un petit chien adorable. Le sens nomme ainsi la transformation et l’intériorisation de signaux venant du monde par les sens en une synthèse qui nous maintient corrélés au monde de l’expérience, en synchronisation avec ce monde, pourrait-on dire9. Cette transformation et intériorisation nous donnent ce que Karl Jaspers appelle notre « orientation dans le monde » (Weltorientierung), qu’il considère comme un trait existentiel : nous ne sommes pas seulement « dans » le monde, mais dans une certaine orientation dans ce monde, y trouvant notre place et éprouvant ce monde comme familier, comme un monde qui a du sens10. Cette notion d’orientation dans le monde donne toute sa force à celle de « dimension ». Comme on parle de dimensions spatiale ou temporelle, qui nous permettent de nous situer ainsi que de situer les choses autour de nous, le sens fonctionne de même manière, à ceci près qu’il n’est pas statique, comme l’espace et le temps, mais dynamique, nous permettant d’assumer notre situation ou de la changer. Le sens n’est donc pas seulement cela qui est mesuré, mais aussi cela qui mesure. Le terme d’« orientation » nomme ce double aspect d’être situé et de se situer. Le sens comme dimension ne peut donc pas être étudié comme un contenu de signification. Cependant, étant donné que toute investigation se fait en termes de significations, parce que nous devons être conceptuellement clairs et formuler des propositions, l’enquête sur le sens de l’expérience doit être d’un certain genre. Elle doit être un « questionnement en retour » – ce que Husserl appelle une Rückfrage –, tournée vers « ce qu’est le monde avant qu’il soit chose dont on parle », selon les 8 W. O. V. Quine, « Epistemology Naturalized », in Epistemology: An Anthology, E. Sosa & J. Kim (eds.), Malden, MA, Blackwell, 2000, p. 297. 9 Je n’examine pas la notion de « sens commun », qui peut être pertinente dans ce contexte et que Danielle Lories a étudiée dans plusieurs de ses travaux, notamment Le sens commun et le jugement du phronimos. Aristote et les stoïciens, Leuven, Peeters, 1998. 10 Heidegger considère également le sens comme un « phénomène existential » « où devient en général visible le cadre formel de ce qui peut s’ouvrir dans la compréhension et s’articuler dans l’interprétation » (Sein und Zeit, p. 156).
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termes de Merleau-Ponty dans la citation ci-dessus, et celui qui pose la question est conscient que « notre vie muette » a besoin de l’enquêteur pour pouvoir parler. J’adopte le style d’un questionnement en retour et, sans prétendre être exhaustif, je vois la dimension du sens comme ayant les caractéristiques suivantes : 1. Le sens n’est pas un contenu de signification, même s’il ne devient manifeste que dans des significations ; 2. Il est pré-donné, sans cependant déterminer ce que nous percevons ou pensons ; 3. C’est une articulation qui demeure, cependant, non-explicite ; 4. Le sens est mental et affectif, procurant une certaine familiarité avec ce qui « fait sens » ; et 5. C’est une donation, qui nous met dans la position de ceux qui ont hérité d’un monde. Examinons ces caractéristiques11.
I. Le sens n’est pas un contenu de signification Le sens n’est certainement pas la signification linguistique ou logique, comme celle d’un mot ou d’une formule mathématique, pour la simple raison que le sens n’est pas formel. Le sens de la vie ne peut pas se « traduire » en concepts. Il y a bien entendu un certain flottement entre « sens » et « signification », comme Husserl le reconnaît, et parfois les deux termes sont interchangeables. On peut parler de la « signification » du traité de Versailles ou du « sens » d’un mot. Cependant, quand on parle de la signification du traité, on ne vise pas son contenu sémantique, mais bien plutôt l’impact ou l’effet ou la place que ce traité a eu dans le déroulement des événements. Dans le cas du sens d’un mot, par exemple quand on se demande si c’est bien le sens de tel mot dans telle phrase, il ne s’agit pas seulement de la signification linguistique telle qu’on peut la trouver dans un dictionnaire, mais plutôt de son emploi par quelqu’un dans un contexte déterminé. À cet égard, ce que les dictionnaires nous donnent sous le nom de « signification » n’est rien d’autre qu’une série de distinctions faites dans l’« usage » d’un mot en fonction de différents contextes. Les auteurs des dictionnaires résument alors les différents usages d’un mot dans différents contextes, en catégorisant ces usages comme étant autant de « significations »12. 11 Il y a également une dimension esthétique du sens, que je ne peux examiner ici. À cet égard, Danielle Lories nous a donné des indications fort pertinentes sur cette dimension, notamment lorsqu’elle envisage une intentionnalité esthétique. 12 Voici comment Frédéric Paulhan entend le « sens », différent de la « signification » : « Le sens d’un mot, dans son acception la plus large, c’est tout l’ensemble de faits
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On se rend compte de cette différence entre usage et signification (comme abstraction de ce sens dans des contextes spécifiques) quand on essaie de comprendre ou traduire un texte écrit dans une langue étrangère. Saussure nous rappelait qu’une langue n’est pas une nomenclature et qu’il n’y a donc pas de correspondance terme à terme entre deux langues. Quand on tente de comprendre un mot dans un texte écrit dans une langue étrangère, il faut abandonner l’idée selon laquelle il y aurait un mot unique dans sa propre langue qui rendrait parfaitement ce mot allemand. Il faut plutôt tenter de trouver un mot ou une paraphrase dans sa propre langue qui rendra non pas tant la « signification » du mot allemand telle qu’on peut la trouver dans un dictionnaire, mais bien plutôt l’usage que ce mot allemand a dans le contexte de la phrase et du texte dans lesquels ce mot apparaît. On doit trouver un mot en français qui va « dans le même sens » et rend l’« usage » de ce mot en français. La philosophie a toujours eu grand-peine à reconnaître cette dimension de sens qui ne se réduit pas à des contenus conceptuels. Certains de nos professeurs du secondaire éprouvaient un certain plaisir à nous ressasser la sentence de Boileau, qui dit que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément », ce qui inclut aussi une condamnation de tout ce qui est pré-prédicatif ou non-propositionnel. Selon Gadamer, Aristote serait à blâmer pour cette décision – désastreuse selon lui –, de réduire l’outil de la pensée au logos apophantikos, à la proposition. Cette décision dévalua tout ce qui tombe en-dessous de ce seuil propositionnel, qui, pour cette raison, ne compte pas comme « pensée » et ne doit pas accaparer l’attention du philosophe. À travers son effort de rendre logique toute dimension sémantique, Frege fut sans doute celui qui consacra définitivement la rupture de la philosophie en général avec le sens de l’expérience, mettant celui-ci du côté de ce qui est psychologique. Dans son essai célèbre « Über Sinn und Bedeutung », il redéfinit, d’une part, le sens (Sinn) comme une entité conceptuelle dont la fonction est de nous présenter des objets et, d’autre part, l’« objet » comme une Bedeutung. Dans ce dernier cas, cet usage particulier du mot Bedeutung, qui veut dire « signification » dans l’usage allemand normal, afin de nommer l’objet auquel un nom se réfère représente un défi pour les traducteurs, qui doivent tenir compte de l’usage psychologiques que ce mot éveille dans un esprit (…). Ces faits sont des tendances surtout, tendances à penser, à sentir, à agir, des tendances abstraites, des habitudes, mais aussi des images, des idées, des émotions actuelles » (F. Paulhan, « Qu’est-ce que le sens des mots ? », Journal de psychologie normale et pathologique, 25, 1928, p. 289-329, ici p. 259).
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normal du terme et de l’acception spécifique dans laquelle Frege use de ce terme. Dans sa traduction française, Claude Imbert traduit Bedeutung par « dénotation ». En Anglais, on a traduit par « nominatum » (Herbert Feigl13), « reference » (Max Black14), « meaning » (Brian McGuiness15) ou « significance » (Ernst Tugendhat16). Wittgenstein lui-même considérait qu’utiliser le mot Bedeutung « pour désigner la chose qui correspond au mot » était « contraire à l’usage linguistique » (sprachwidrig)17. On ne peut que noter l’ironie d’avoir tant de traductions différentes pour un mot technique utilisé par un logicien et, qui plus est, par un logicien qui se lamentait des « défauts des langues », qu’il considérait comme « une source de faux raisonnements »18. Outre l’usage particulier du mot Bedeutung, ce qui exerça une influence remarquable en philosophie fut la reformulation de Sinn en une entité logique, qu’on peut ainsi répertorier et analyser, qu’on peut utiliser comme une composante d’une proposition qui, elle, tombe sous le coup d’un calcul logique. Frege ouvrit par là la voie à une philosophie analytique, ne s’occupant que de ce qu’on peut analyser logiquement en termes de conditions nécessaires ou suffisantes, ou de conditions de satisfaction. Après Frege, on peut donc prétendre que ce qui s’énonce propositionnellement était déjà propositionnel avant d’être exprimé et que ce niveau propositionnel est le critère qui permet de qualifier un état mental de croyance ou de désir ou même de perception comme étant véritablement un « état » mental. Ce fut le mérite de la phénoménologie d’avoir résisté autant à la logicisation du sens par Frege (et par la philosophie analytique qui s’ensuivit) qu’à sa formalisation dans le structuralisme ou son idéologisation dans les différentes formes de réductionnismes sociaux qui se sont développés depuis lors. La formulation de Husserl selon laquelle le but de la phénoménologie est de porter le sens encore muet de l’expérience à l’expression exprime la tâche de la phénoménologie comme une entreprise 13 G. Frege, « On Sense and Nominatum », trans. Herbert Feigl, in A.P. Martinich, The Philosophy of Language, New York, Oxford University Press, 1996, p. 186-198. 14 G. Frege, « Sense and Reference », trans. Max Black, The Philosophical Review, 57, 1948, p. 209-230. 15 G. Frege, Collected Papers on Mathematics, Logic, and Philosophy, B. McGuiness (ed.), Oxford, Blackwell, 1984, p. 157-177. 16 E. Tugendhat, « The Meaning of ‘Bedeutung’ in Frege », Analysis, 30, 1970, p. 177-189, ici p. 180. 17 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, in Werkausgabe, Bd. 1, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1984, p. 261. 18 G. Frege, « On Sense and Nominatum », p. 193.
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à la fois de genèse de l’expérience et de retour à l’expérience. Comme entreprise génétique, la phénoménologie montre comment le sens se génère dans l’expérience et conduit à des contenus de significations – ce qui est perçu ou ce qui est pensé. En tant qu’entreprise de retour à l’expérience, elle consiste en une critique de toute forme de construction théorique. Ces deux aspects, cependant, vont ensemble : la critique de toute construction théorique s’effectue comme une reconstruction de la genèse de contenus de significations. En effet, le retour à l’expérience ne veut pas dire retrouver un état vierge du monde, avant toute théorie, et utiliser cet état vierge comme un nouveau commencement. Dans le questionnement en retour, reconstruire la genèse est toujours motivé par nos questions et donc relatif à ces questions et à ce qui nous concerne. Ainsi que Husserl le dit, il ne s’agit pas de s’engager dans une « genèse historique », mais de retrouver le sens opérant dans l’expérience et ainsi de voir d’où viennent nos constructions théoriques. Il s’agit donc de la genèse d’une « production » (Erzeugung)19 ou d’une « activité » (Aktivität)20 dans le but d’une « réactivation » (Reaktivierung)21. En voyant ces deux entreprises (la genèse du sens et le retour à l’expérience) comme interdépendantes, la phénoménologie échappe ainsi à tout constructionnisme, qui ferait du sens une masse informe que des structures sociales ou des forces économiques vont modeler, comme si la réalité était une construction sociale, incapable d’offrir des contraintes sur la façon dont elle est représentée. La phénoménologie échappe également à tout réductionnisme, qui enlèverait toute légitimité aux formes de significations constituées, par exemple philosophiques ou scientifiques, en les relativisant à un sens qui existerait en lui-même et servirait d’étalon de mesure pour ce qui est constitué en signification. En combinant les deux entreprises de genèse et de retour à l’expérience, dans le style husserlien d’un « questionnement en retour » (Rückfrage), la phénoménologie ne réifie donc pas le sens, comme s’il était tout articulé en son contenu de sens avant tout questionnement et formulation, mais le rend de nouveau opérant, précisément en le révélant à la lumière de nos questions et problèmes. Si le sens n’est pas un contenu de signification, il est cependant une articulation. 19 E. Husserl, Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik, L. Landgrebe (Hg.), Hambourg, Meiner, 1985, p. 16. 20 E. Husserl, Formale und transzendentale Logik. Versuch einer Kritik der logischen Vernunft, P. Janssen (Hg.), Hua XVI, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 322. 21 E. Husserl, Die Krisis der Europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie, W. Biemel (Hg.), Hua VI, La Haye, Nijhoff, 1954, p. 371.
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II. Le sens est une articulation Comme une dimension, le sens se génère dans l’expérience où quelque chose « fait sens » en s’articulant « comme » quelque chose. On met ses chaussures pour aller au travail ou, comme le fit ce journaliste irakien lors d’une conférence de presse de George Bush en Irak en 2008, on lance sa chaussure à la figure du président américain pour exprimer son profond mépris. Ces deux actes font sens ou génèrent du sens parce qu’ils mettent des gestes et des objets dans une certaine séquence qui a un but et qui est au moins intelligible pour soi et pour autrui. Le sens est ainsi un ensemble ou un nœud de relations que crée un comportement ou une action. Le sens procure une « signifiance » (Bedeutsamkeit), comme le dit Heidegger, qui trame autour de nous une toile de relations à l’intérieur de laquelle les choses et les gens trouvent leur place. Ce comportement ou cette action, par exemple, fait apparaître quelque chose « comme » des chaussures. Heidegger nomme cette structure du « comme » ou de l’« en tant que » un « en tant que » herméneutique qui précède et rend possible un « en tant que » prédicatif, celui du jugement ou de la proposition. Ainsi que Heidegger le dit, « l’engagement circonspect et interprétatif avec ce qui est à portée de la main dans le monde environnant […] ‘voit’ celui-ci comme une table, une porte, une voiture, un pont »22. Il nomme ce comportement articulant un acte d’« interprétation » (Auslegung). Nommer le geste de mettre ses chaussures ou de les lancer à quelqu’un une interprétation, qui se fait la plupart du sens sans rien dire, signifie seulement que mon comportement établit une relation avec quelque chose qui se révèle utile pour certaines tâches, telles que marcher ou exprimer son mépris. En même temps, si j’agis de cette façon, c’est aussi parce que je sais que mon comportement sera compris. Le sens est ainsi à la fois de l’ordre du « faire » et de l’« avoir ». Du côté du « faire », c’est un acte d’articulation par lequel les individus agissants, à travers leurs mouvements et actions, nouent des relations entre chaussures, marcher, travail, etc. Mettre ses chaussures est ainsi une articulation au sens pratique de marcher pour aller au travail. Ce côté actif du sens comme articulation a ainsi une antériorité pratique. Du côté de l’« avoir », nous avons une passivité qui a une antériorité ontologique par rapport à l’acte d’articulation par un individu. Cette passivité prend la forme d’us et coutumes, d’usages typiques des choses dans certains contextes en fonction de certains buts. On ne peut nouer des relations entre chaussures, marcher, travail, etc. qu’en découpant dans la réalité 22
M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 149.
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des îlots de relations qui existaient déjà virtuellement23. On s’est imprégné de ces us et coutumes dès l’enfance. Dans une belle formulation, Dilthey nous dit que « toute place plantée d’arbres, toute pièce dans laquelle des chaises sont rangées nous est compréhensible ‘du haut de jambes d’enfant’ »24, en entendant littéralement cette dernière expression von Kindesbeinen ab, qui veut dire « depuis l’enfance ». C’est en effet de la hauteur de jambes d’enfant que nous avons trouvé notre orientation dans le monde. C’est avec nos jambes d’enfant, bien plantées dans l’expérience des choses et des gens, que nous avons absorbé l’usage du monde et formé notre réseau de croyances, qui nous donnent confiance dans ce monde et font qu’on « s’y retrouve ». L’antériorité ontologique d’avoir un monde ne se ramène cependant pas à avoir à sa disposition un ensemble d’articulations visibles en ellesmêmes et douées de sens ou de significations en elles-mêmes. C’est seulement du point de vue de ce que des individus font et peuvent faire que l’articulation du monde apparaît dans sa précédence. Quand nous mettons nos chaussures pour aller au travail, notre comportement de marcher, par exemple, fait que ces dalles de béton le long des maisons et des bâtiments deviennent des trottoirs. Nous pouvons utiliser ces dalles de béton parce que nous avons été habitués très tôt dans notre vie à ce genre de choses et à leurs usages. Ce n’est pas la dalle de béton qui fait le piéton et ce ne sont pas des actes particuliers de marcher qui créent le trottoir. L’individu devient piéton grâce au trottoir ou la dalle de béton devient trottoir à travers le piéton. Pour nommer la dimension du sens qui précède nos comportements et actions, mais ne se manifeste qu’à travers nous, Husserl use des termes de « pré-donation » (Vorgegebenheit)25, de « pré-constitution »26 ou de « pré-savoir » (Vorwissen27, Vorbekanntheit28). Il caractérise cette strate comme consistant en un ensemble de « synthèses pré-prédicatives »29. 23 Cette antériorité ontologique a conduit Heidegger à voir un rapport entre le sens et l’être : « Lorsque nous disons que l’étant ‘a un sens’, cela veut donc dire qu’il est devenu accessible dans son être » ((Sein und Zeit, p. 324). Il a pu ainsi voir un lien direct entre le « sens » de l’être et le temps. À la fin de Sein und Zeit, il pose cette question : « Un chemin mène-t-il du temps originaire au sens de l’être ? » (p. 437). 24 W. Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften. Gesammelte Schriften Bd. VII, Stuttgart/Göttingen, Teubner/Vandenhoeck & Ruprecht, p. 208. 25 E. Husserl, Erfahrung und Urteil, p. 26. 26 Ibid., p. 47, p. 62. 27 Ibid., p. 27. 28 Ibid., p. 172. 29 Ibid., p. 127.
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Ces « synthèses », en effet, ont été effectuées par d’autre sujets avant moi. Il y a donc, selon Husserl, une « intentionnalité implicite » (implizierte Intentionalität)30 ou une « subjectivité cachée » (verhüllte Subjektivität)31 en dessous des usages du monde. Il qualifie cette dimension précédant et sous-tendant mon intentionnalité comme étant l’« historicité » du monde vécu (Geschichtlichkeit)32. Cette notion de « subjectivité cachée » est fort à propos pour expliquer pourquoi nos comportements, comme marcher dans la rue ou dans un espace public, sont codés selon un script dont nous ne sommes pas conscients. D’autres personnes, cependant, peuvent nous « lire » et ainsi nous identifier, par exemple, comme des étrangers, simplement à la façon dont nous nous comportons et marchons dans un endroit public. Notre culture et notre histoire se sont investis dans notre comportement. Même notre perception se fait sur fond d’un monde qui est déjà un monde de sens. L’articulation que je produis, par exemple quand je perçois un chien, est ainsi une interaction avec une autre intentionnalité, celle du monde comme déjà articulé qui a, nous dit Husserl, un « sens originairement pré-constitué passivement »33. Sans en être explicitement conscient, ma perception se déploie selon une certaine structure lâche et pré-constituée (ou en fonction d’un certain horizon) : le chien peut aboyer, remuer la queue, tirer la langue, vouloir être caressé ou mordre34. En même temps, ce schéma de ma perception est corrélé à des formes de dispositions, telles que m’avancer, tendre la main, m’agenouiller, parler d’une manière enfantine ou prendre mes distances. Cependant, mon intentionnalité propre, par exemple de percevoir un chien, n’est pas simplement superposée à cette intentionnalité implicite, mais se nourrit d’elle. Ma perception d’un chien est « informée » de ce qu’un chien peut faire, sans être déterminée par cette intentionnalité implicite. C’est dire, comme Husserl et Merleau-Ponty nous le rappellent, que c’est seulement à travers mon intentionnalité, par exemple ma perception 30
Ibid., p. 47. Ibid., p. 47. Ainsi qu’il l’explique, cette subjectivité est une « subjectivité opérante » (leistende Subkjektivität), qui n’est pas « cette subjectivité du sujet qui, en réféchissant sur soi psychologiquement, se voit comme faisant déjà encontre à ce monde achevé. C’est plutôt cette subjectivité-là dont les opérations de sens ont permis au monde qui nous est pré-donné, à notre monde, de devenir ce qu’il est pour nous » (Erfahrung und Urteil, p. 47). Merleau-Ponty parle à cet égard d’un « logos endiathetos qui appelle le logos prophorikos » (Le visible et l’invisible, p. 224). 32 Ibid., p. 44. 33 Ibid., p. 300. 34 Voir Erfahrung und Urteil, p. 399. 31
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d’un chien, que l’autre intentionnalité cachée se manifeste35. La genèse de mes intentionnalités propres ne leur enlève pas leur caractère d’être miennes. Je suis celui qui perçois mais je me rends compte, cependant, que ma perception comme mienne s’ancre dans l’expérience partagée avec d’autres dans un monde historique. Je me rends compte, dit Husserl, que je vois, j’entends, je fais une expérience non seulement avec mes sens, mais aussi avec les sens de l’autre. Et l’autre fait des expériences non seulement avec ses sens, mais aussi avec les miens […]. C’est comme si, dans cette perspective, un sujet était ici comme le corrélat de ce monde en commun, comme si la pluralité en communication fonctionne analogiquement comme un sujet qui gagne une unité d’expérience à travers des sujets individuels et leurs sens.36
Il n’y a donc pas deux voix dans ma conscience quand je perçois un chien, mais une seule, qui, cependant, porte en elle cette « historicité ». Bien que la phénoménologie ne considère pas l’intentionnalité implicite ou la subjectivité cachée comme une autre intentionnalité s’arrimant à la mienne et percevant pour moi, certains phénoménologues ont encouragé une vue rétrospective sur le sens, à partir de la compréhension. Parce que le sens est ce qui est compréhensible – « ce dans quoi se tient l’intelligibilité de quelque chose »37, nous disait Heidegger –, il peut être mis sur le même pied que ce que l’interprétation articule. En termes heideggériens, « le concept de ‘sens’ inclut le cadre formel de ce qui appartient nécessairement à ce qu’une interprétation compréhensive articule. Le sens est le vers-quoi du projet, vers-quoi structuré par la pré-acquisition, prévision et préconception »38. Il veut dire par là que le sens n’est possible que sur la base d’une certaine pré-compréhension en fonction d’un certain but et à l’intérieur d’une certaine conceptualité. Le problème de cette vue rétrospective du sens comme interprétation est qu’on tend à solidifier le sens en une strate de croyances accessibles comme telles, avant tout projet de sens. Ce serait comme si une 35 C’est le mouvement de la Fundierung que Merleau-Ponty décrit ainsi : « Le terme fondant – le temps, l’irréfléchi, le fait, le langage, la perception – est premier en ce sens que le fondé se donne comme une détermination ou une explicitation du fondant, ce qui lui interdit de le résorber jamais, et cependant le fondant n’est pas premier au sens empiriste et le fondé n’est pas simplement dérivé, puisque c’est à travers le fondé que le fondant se manifeste » (Phénoménologie de la perception, p. 451). 36 E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Zweiter Teil: 1921-1928, I. Kern (Hg.), Hua XIV, La Haye, Nijhoff, 1973, p. 197. 37 M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 151. 38 Ibid., p. 151. Voilà pourquoi « ce qui est articulable dans l’ouverture compréhensive, nous le nommons sens » (Sein und Zeit, p. 151).
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culture, par exemple, pouvait se réduire à un ensemble de contenus déjà interprétés, sur lequel se grefferait mon propre projet. Heidegger peut bien émettre des réserves en disant que « ‘sens’ veut seulement dire : il s’agit de quelque chose qui est de quelque façon compréhensible. Ce qui est compris, ce n’est jamais le sens lui-même. Nous ne comprenons pas quelque chose comme sens, mais toujours seulement quelque chose ‘au sens de’…’ »39 ; il considère cependant que « la langue abrite à chaque fois déjà une conceptualité élaborée »40 ou que « comme expressivité [la langue] abrite en soi une explicitation de la compréhension du Dasein »41 et véhicule ainsi une « intelligibilité moyenne »42, qui est le domaine où sévit la « dictature » du « on »43. Dans cette vue rétrospective sur ce que le sens est, il est facile d’oublier que nous sommes impliqués dans la manière dont le sens se manifeste. Il est ainsi tentant de faire une genèse du sens en oubliant que c’est nous qui la faisons, que nous avons compris de notre point de vue, guidés par nos questions et nos intérêts. On dira ainsi qu’avant toute action ou même toute intention, il y a des structures de pouvoir ou des forces économiques qui fonctionneraient comme une subjectivité et détermineraient ce que les gens pensent et font. On transforme ainsi la pré-donation en une pré-détermination, comme s’il y avait une compétition entre ma voix et l’historicité ou entre ma subjectivité et la « subjectivité cachée » ou entre mon intentionnalité et l’« intentionnalité implicite » animant mon monde familier. Ce serait comme si, en somme, « ça » percevait en moi et comme si ce chien que je vois était une construction sociale44. Voir avec les sens des autres, comme le dit Husserl dans la citation mentionnée plus haut, ne veut pas dire que la conscience de l’autre s’est appropriée ma conscience et perçoit pour moi. La double strate du sens comme acte d’articuler sur la base d’une articulation implicite ne légitime pas cette réification du sens en une intentionnalité ou une subjectivité autonome. Le sens n’est pas un ensemble de croyances articulées ou une idéologie. En fait, le sens n’arrive pas par lui-même mais se forme pour 39
M. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, p. 18. M. Heidegger, Sein und Zeit, p. 157. 41 Ibid., p. 167. 42 Ibid., p. 168. 43 Ibid., p. 126. 44 Notons que Merleau-Ponty succombe parfois à cette vue, ainsi lorsqu’il dit : « Si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois » (Phénoménologie de la perception, p. 249). Cependant il parle dans ce contexte davantage des sensations. 40
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la conscience. Il est d’ordre mental. Le sens est aussi ce qui nous affecte, agit sur nous et imprègne ce que nous tenons pour notre monde familier. Il est donc aussi d’ordre affectif. C’est la troisième caractéristique de la dimension du sens.
III. Le sens est d’ordre mental et affectif On a vu récemment les ravages causés par des ouragans ou des pluies torrentielles en Floride ou aux Philippines. On sait également que des vents violents sur la planète Uranus peuvent atteindre des vitesses de plus de 500 km à l’heure. Dans ce dernier cas, cependant, ces vents d’une force étonnante ne nous affectent pas et n’entrent pas dans le domaine de ce qui ferait sens pour nous comme une destruction ou une catastrophe. Nous n’avons pas d’intérêts ni de projets investis dans cette planète et donc pas d’expériences qui articuleraient un sens de perte ou de peur, du moins jusqu’à présent. Une catastrophe est donc seulement telle parce que ce qui faisait sens auparavant – vivre dans ces maisons et conduire ces voitures, utiliser ces ponts et ces routes – n’a désormais plus de sens. Ils ont été endommagés ou détruits. C’est ainsi le retrait du sens qui fait apparaître des changements physiques comme un désastre ou une catastrophe. Ces exemples montrent également que le sens est non seulement mental mais aussi affectif. Il colore le réseau de nos relations et lui donne un certain ton. Quelque chose fait sens pour nous et nous en sommes affectés. Nous nous sentons bien ou mal à l’aise parmi ces nœuds de relations, que nous appelons « chaussure » ou « travail » ou « désastre ». Et nous sommes en conséquence, et selon les cas, contents, déprimés ou indifférents. Heidegger nous rappelait dans Être et temps que toute forme de compréhension, qui pour lui inclut l’usage des choses, comme des chaussures, s’accompagne d’affects, de Stimmung. Parce que le sens est ce qui tient ensemble les multiples composantes de ce qui fait notre monde et le rend familier, cette familiarité donne à nos actes et interactions un ancrage. On pourrait exprimer ce double aspect mental et affectif du sens par l’expression « croyance » ou « croire en », qui est à la fois une croyance, donc mentale et une forme de confiance et de familiarité, donc affective. Parce que le sens est une articulation qui n’opère pas par des significations explicites, il n’est pas de la forme d’un « croire-que ». Ce n’est pas un état mental explicite, comme un jugement ou une proposition le
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serait. C’est plutôt, comme Husserl le disait, une croyance non explicite ou une « croyance en » quelque chose ou quelqu’un, ce qui indique aussi l’aspect affectif de confiance ou de foi, procurant un sens de familiarité. Par exemple, mon usage de trottoirs dans la rue manifeste ma croyance en ce genre de construction et la confiance que j’ai dans un monde structuré de cette manière. Husserl nomme cette « croyance » fonctionnant à la base de mon intentionnalité une « croyance dans le monde » (Weltglaube) ou une « croyance ontologique passive » (passiver Seinsglaube)45, qu’il caractérise comme une « doxa passive », une « croyance ontologique passive » (passives Seinsglauben)46 ou une « protodoxa passive » (passive Urdoxa)47. Cette croyance passive à la base de mes actes de conscience me donne une « certitude », qui n’est pas une certitude de jugement mais une confiance ou une « foi » dans le monde, que Husserl appelle une « certitude de croyance » (Glaubensgewissheit)48. MerleauPonty parle à cet égard d’une « opinion » qui est « la forme à la fois la plus ancienne et la plus rudimentaire », « une opinion originaire dans le double sens d’‘originelle’ et de ‘fondamentale’ », qui concerne le fait qu’« il y a du sens, quelque chose et non pas rien »49. C’est ce qui lui fait dire : « Parce que nous sommes au monde, nous sommes condamnés au sens »50. Cette confiance ou foi dans le monde procure ce que Husserl appelle un sens de « familiarité » (Vertrautheit) avec le monde et ses objets51. Dans le cas de la perception, Merleau-Ponty parle de « foi perceptive »52, qui consiste en « une assise profonde d’‘opinions’ muettes impliquées 45
E. Husserl, Erfahrung und Urteil, p. 24, 53. Ibid., p. 24, 53. 47 Ibid., p. 67. 48 Ibid., p. 25. Il écrit, par exemple : « Nous serons à même de constater la particularité essentielle hautement remarquable suivante : en relation avec tous les moments noétiques qui se constituent dans l’‘objet intentionnel comme tel’ par les noèses d’une expérience vécue, cette expérience vécue fonctionne comme conscience de croyance au sens d’une doxa originaire » (Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Band I: Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, K. Schuhmann (Hg.), Hua III, La Haye, Nijhoff, 1976, p. 242243). 49 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 454. 50 Ibid., p. XIV. 51 Husserl associe ce pré-savoir du monde et cette familiarité avec la notion d’horizon. Il mentionne un « horizon vide d’une non-familiarité familière » (Erfahrung und Urteil, p. 35). Il parle aussi d’un « horizon d’une familiarité typique », qu’il associe spécifiquement avec l’horizon externe : cette familiarité, dit-il, « est aussi à l’œuvre dans l’horizon externe » (Erfahrung und Urteil, p. 172). 52 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 17, p. 139. 46
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dans notre vie »53. À cause de cette familiarité et de cette foi ou croyance dans le monde, je peux, par exemple, « lire » autrui, comme Husserl le décrit dans Ideen II : « J’entends l’autre parler, je vois l’expression de son visage (…) L’expression du visage est une expression vue et est immédiatement porteuse de sens à propos de la conscience de l’autre, par exemple de son vouloir (…) comme étant adressé à moi par son expression »54. Je « lis » ce regard, littéralement, et je comprends ce qu’il me dit. Tout cela se fait sans mots et sans pensées intérieures55. Dans l’« Origine de l’œuvre d’art », Heidegger nous a donné un exemple frappant de cette familiarité et de confiance. Dans son commentaire sur un tableau de van Gogh représentant des chaussures, que Heidegger prend pour des chaussures de paysannes, alors qu’elles sont celle du citadin van Gogh, il voit l’acte de mettre ces souliers pour aller travailler au champ comme la manifestation de la confiance que la paysanne a dans son monde ou de la « fiabilité » (Verlässlichkeit) de ce monde, comme ce qui tient ensemble les gestes et les actions de cette paysanne, ses buts et ses espoirs, autant que ses craintes et ses appréhensions. Quand ce réseau qui « donne sens » à notre monde et le rend familier vient à se défaire, comme dans le cas d’un drame, d’une dépression sérieuse ou d’un désastre, ce qui cède sous nos pieds, c’est justement le sens, celui qui nouait ensemble en un réseau les différentes relations qui constituaient notre vie. Notre monde perd sa fiabilité et nous perdons confiance. Avec le sens s’effilochant et la trame du monde se défaisant, c’est nous-mêmes qui sommes à la dérive, perdant, littéralement, notre « orientation dans le monde ». On « ne s’y retrouve plus ». Dans cette situation, comme Heidegger le décrit dans le cas de l’angoisse, la « signifiance » du monde est suspendue, celle qui permettait le renvoi sensé des choses les unes aux autres – les chaussures pour aller travailler, le chien qu’on emmenait en promenade. En l’absence de cette signifiance, celui pour qui ces renvois « faisaient sens » perd prise. Il est « en suspens », nous dit encore Heidegger. Si le sens peut se retirer, cela veut dire aussi qu’il est donné. C’est le quatrième aspect du sens. 53
Ibid., p.17. E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Zweites Buch, M. Biemel (Hg.), Hua IV, Dordrecht, Nijhoff, 1952, p. 235. 55 Merleau-Ponty, qui a travaillé les manuscrits d’Ideen II, paraphrase presque Husserl lorsqu’il écrit : « La parole d’un ami au téléphone nous le donne lui-même comme s’il était tout dans cette manière d’interpeller et de prendre congé, de commencer et de finir ses phrases, de cheminer à travers les choses non dites » (Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 69). 54
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IV. Le sens est une donation En tant que dimension, le sens, loin d’être cela qui est donné par la conscience, est cela qui se forme comme donation ou coalesce « comme » des chaussures qu’on va mettre pour aller travailler ou « comme » un chien qu’on va emmener en promenade. Nous avons vu que l’articulation qu’est le sens peut être active comme un acte d’articuler et passive comme une strate. Nous avons une double valence analogue dans le cas de la donation. C’est à la fois un résultat : l’objet, par exemple, est donné à la conscience, qui fait sens « comme » chaussure ou « comme » chien ; en même temps, la donation est un processus dans lequel la conscience et l’objet fonctionnent comme paramètres ou protagonistes sur la base d’une pré-donation ou d’un « pré-savoir », qui prend la forme d’une familiarité avec le monde. Quand Husserl parle de Sinngebung – de donation de sens –, il ne vise donc pas un mouvement unidirectionnel, comme si la conscience donnait sens aux choses. Par mon comportement et mes actions, je confère un sens à des choses et à des gestes, qui deviennent précisément « comportements » et « actions », reconnaissables comme tels, intelligibles et lisibles par d’autres. Comme on l’a vu, cependant, cette donation de ma part n’est possible que parce que les virtualités du sens me furent elles-mêmes données par ma culture et les gens autour de moi. Ainsi que Levinas le dit, « l’ordre du sens, qui me semble premier, est précisément celui qui nous vient de la relation interhumaine »56. On pourrait considérer de manière statique cette strate préalable d’articulation à la base de ma capacité de donner sens à des chaussures ou à un chien – et c’est, en somme, ce que fit Heidegger, voyant le sens comme une interprétation du monde dans laquelle je me vois jeté. On peut cependant garder l’aspect de don dans la donation, comme le fait MerleauPonty quand il écrit : Ainsi les choses se trouvent dites et se trouvent pensées comme par une Parole ou un Penser que nous n’avons pas, qui nous ont. (…) Tous ceux que nous avons aimés, détestés, connus ou seulement entrevus parlent par notre voix (…) Le monde communicatif n’est un faisceau de consciences parallèles. Les traces se brouillent et passent l’une dans l’autre, elles font un seul sillage de « durée publique »57
La manière dont j’utilise des couverts dans un restaurant, la façon dont je me tiens à table, le volume de ma voix, etc., qui permettent aux gens 56 57
E. Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 121. M. Merleau-Ponty, Signes, p. 35-36.
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autour de moi d’identifier ma culture, sont aussi ce qui m’a été donné et me permet d’être moi-même et de réaliser mes projets dans ce monde, comme dans ce cas de produire ce comportement dans un restaurant. Cette notion de donation dans ses deux valences active et passive introduit dans la notion de subjectivité une dimension éthique que certains phénoménologues ont exploitée, tels Emmanuel Levinas et, après lui, JeanLuc Marion. La donation nomme une irruption de l’autre dans ma subjectivité. Déjà pour Husserl, si donation il y a, faisant que l’objet est « pour » la conscience, la conscience empirique ne peut se concevoir comme autonome. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl nous dit que « le premier étranger en soi (le premier non-ego), c’est l’autre ego »58. Je ne vais pas poursuivre l’ouverture éthique que Levinas et, à sa suite, Marion, ont vue dans cette donation, faisant du sujet une position de réponse au lieu d’un fondement. Je voudrais plutôt comprendre comment la donation permet à ma conscience de fonctionner. Pour ce faire, je me tourne vers les sciences cognitives. Elles nous donnent, en effet, des données empiriques qui, en fait, soutiennent l’approche phénoménologique quand on élimine les présupposés scientistes de ces recherches. De plus, ces recherches empiriques offrent des arguments empiriques qui vont à l’encontre des constructions théoriques de la signification qui nous viennent des approches analytiques. En effet, les sciences cognitives considèrent que la représentation des concepts ne s’effectue pas dans la proposition, comme les approches analytiques le pensent, mais dans les zones d’activations neuronales. Du fait qu’elles sont empiriques, ces sciences doivent partir des expériences de sujets réels en situation réelle, ce que les approches analytiques pouvaient éviter. Bien que le but de ces sciences cognitives soit généralement de situer la genèse du sens dans le cerveau, dans un cadre causaliste et physicaliste descendant, leur travail empirique nous livrent des analyses détaillées, mettant en corrélation des situations réelles de sujets réels et des schémas d’activation neuronale. La phénoménologie peut voir dans ces analyses une confirmation empirique qu’il y a déjà un sens articulé dans l’expérience. Je prends comme exemple la façon dont ces sciences cognitives approchent ce qu’on appelle le concept d’un objet en faisant un usage sélectif et parcimonieux de quelques essais publiés en 2019 dans The Oxford Handbook of Neurolinguistics. La présupposition commune à ces essais est que les neurones « représentent » des concepts spécifiques. Par 58 « Das an sich erste Fremde (das erste ‘Nicht-ich’) is das andere Ich » (Cartesianische Meditationen, p. 109).
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exemple, quand un sujet voit une image d’une cuillère ou quand on lui demande de penser à une cuillère, des neurones sont activés dans le cerveau et ce schéma d’activation neuronale est compris comme « répondant » au concept de « cuillère » et donc « représentant » ce concept59. Ainsi que Musz et Thompson-Schill le formulent, en le présentant comme une présomption, « les schémas multi-voxels évoqués en pensant à un concept constituent la représentation neuronale de ce concept »60. Ce qui est étonnant et hautement instructif pour la phénoménologie dans ce que révèlent ces études, c’est que l’évocation d’un objet, comme une cuillère ou un couteau, n’active pas une seule zone dans le cerveau, mais plusieurs. Comme Bauer et Just le résument, l’évocation, par exemple, d’un couteau « résulte en une représentation neuronale distribuées dans des zones sensorielles, motrices et autres zones associées »61, en relation avec les différentes fonctions et les différents aspects qu’un couteau peut avoir. Ces auteurs mentionnent une étude qui montre que les schémas d’activation dans le cerveau causées par 60 concepts d’objets ont permis d’identifier trois dimensions clés : la manipulation, la nourriture, l’abri62. L’image d’un couteau ou penser à un couteau, par exemple, peut ainsi activer différentes zones du cerveau où sont traitées des informations relatives aux manières d’utiliser un couteau, relatives à ce qu’on coupe (comme de la nourriture), et relatives aux endroits où on utilise un couteau (comme la cuisine). En outre, la représentation neuronale inclut non seulement « la signification d’un concept, mais aussi la forme perceptuelle du mot ou l’image qui se réfère au concept »63. Un concept peut ainsi avoir une représentation neuronale primordialement comme une entité lexicale, dans le cas de concepts abstraits, ou avoir aussi une représentation sensori-motrice, dans le cas de concepts concrets64. Pour ces auteurs, la « distribution » 59 E. Musz & S. Thompson-Schill, « Finding Concepts in Brain Patterns: From Feature Lists to Similarity Spaces », in The Oxford Handbook of Neurolinguistics, G. Dezubicaray & N. Schiller (eds.), Oxford, Oxford University Press, 2019, p. 548-575, ici p. 552. 60 « Finding Concepts in Brain Patterns », p. 571. Comme ces auteures le reconnaissent, cependant, « l’usage du terme de ‘représentation’ suggère une distinction détectable et significative entre représentations, qui sont des codes enregistrant des contenus d’information, et des processus, qui sont des mécanismes qui créent et opèrent sur ces représentations. (…) Cependant, cette distinction entre les deux est souvent ininterprétable parce que les fMRI (l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) peuvent seulement mesurer des représentations pendant qu’elles sont en usage, c’est-à-dire pendant que certains processus opèrent sur elles » (p. 571). 61 A. Bauer & M. Just, « Neural Representations of Concept Knowledge », p. 522. 62 Ibid., p. 524. 63 Ibid., p. 527. 64 Ibid., p. 538.
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du concept de « couteau » « à travers de multiples régions du cerveau, où les régions sont censées encoder, voire traiter les différents aspects d’un concept »65 est la « signature neuronale » du concept. Ils en concluent que le « concept » de « couteau » est ce schéma d’activation neuronale ou cette « représentation » neuronale. L’objection phénoménologique est que ces études empiriques montrent seulement qu’il y a une corrélation entre les différents aspects qu’un couteau a dans l’expérience et les zones d’activation neuronale dans le cerveau. Au lieu de dire que les schémas d’activation « représentent » le concept ou « sont » le concept, on pourrait tout aussi bien conclure que ce qu’on appelle le concept de « couteau » est un terme englobant, qui couvre les différents aspects qu’un couteau a dans l’expérience, en relation avec les différentes tâches, les différents usages, les différents endroits où un couteau est utilisé. Le concept de « couteau » provient ainsi du « sens » d’un couteau dans l’expérience comme un « nœud » de relations entre « ce à quoi il ressemble, ce à quoi il sert, comment on le tient et le manipule, etc. »66. En conséquence, et à l’encontre de ces études, on peut voir les schémas d’activation dans les différentes zones visuelles, motrices, lexicales, etc. comme une preuve empirique que le couteau « fait sens » dans l’expérience à un niveau qui n’est pas conceptuel. C’est la confirmation que le niveau pré-prédicatif est bien une articulation propre dans l’expérience. Donc, au lieu de dire que ce qui est « distribué », c’est le concept de « couteau », comme Bauer et Just le font, on dira que ce sont les différents aspects qu’un couteau a dans l’expérience qui sont distribués dans les zones d’activation du cerveau. En bref, ce qui est distribué, c’est le sens d’un couteau. Le phénoménologue peut donc inverser la formulation suivante, qui est le credo des cognitivistes : « Dans les sciences cognitives comportementales, un concept est souvent traité comme une représentation mentale qui spécifie certaines des dimensions du phénomène dans le monde réel (par exemple, des propriétés visuelles ou tactiles d’un objet), en plus des relations entre ces dimensions »67. Le phénoménologue dira, sur la base de ces mêmes études empiriques, que le concept de « couteau » est ancré dans l’expérience vécue et n’est donc pas déterminé par le cerveau d’un individu singulier sans histoire.
65 66 67
Ibid., p. 519. Ibid., p. 522. Ibid., p. 522.
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On disait de la phénoménologie qu’elle intégrait l’une à l’autre l’entreprise génétique et le retour à l’expérience. Ces brèves remarques à propos de la représentation neuronale de concepts illustrent le danger, en particulier dans le cas de Bauer et Just68, de ne pas intégrer ces deux aspects. Ils voient le cerveau comme un centre de contrôle qui détermine ce qu’est, par exemple, le concept de « couteau », sans se rendre compte que, eux-mêmes comme chercheurs, doivent déjà avoir une certaine familiarité avec ce concept avant de pouvoir étudier comment ce concept est représenté dans le cerveau des autres. En termes phénoménologiques, ils ont besoin d’une pré-compréhension de ce qu’est un couteau et c’est pourquoi un couteau a été choisi pour l’expérience, au lieu d’une masse informe de matière. Il y a donc une décision herméneutique au départ, avant d’entrer dans le laboratoire, d’ignorer ce qu’ils savent déjà d’un couteau et de croire – naïvement, dira le phénoménologue – que le concept est ce que leur donne l’imagerie du cerveau sous la forme d’un schéma d’activation, qu’ils voient sur leur ordinateur. Du cercle herméneutique, qui leur a permis de partir de leur pré-compréhension d’un couteau afin de voir comment le cerveau réagit en présence d’un couteau, ils font un cercle vicieux, qui leur permet d’oublier qu’ils sont partis d’une pré-compréhension dans le monde vécu. À cause de cet oubli, ils peuvent alors décider que le concept de couteau est le schéma d’activation dans le cerveau, plutôt que, par exemple, un terme englobant couvrant le sens du couteau dans l’expérience, c’est-à-dire l’articulation implicite qui opère dans l’expérience69. Ils confirment ainsi le préjugé scientiste que Husserl décrivait comme le fait que les scientifiques, « s’oublient eux-mêmes comme sujets » dans leurs expériences70 et se considèrent 68 Musz et Thompson-Schill reconnaissaient les présuppositions inhérentes à une « représentation » consistant en zones d’activation. 69 Bauer et Just vont même jusqu’à suggérer un rôle pédagogique pour l’imagerie cérébrale et les méthodes de neuro-sémantiques. Ces méthodes d’imageries cérébrales « pourraient être utilisées pour faire un diagnostic des aspects d’un concept qu’un étudiant mécomprend ou manque » (« Neural Representations of Concept Knowledge », p. 540) en ce sens que durant l’apprentissage de nouveaux concepts, on ferait un fMRI du cerveau de cet étudiant un peu lent et les mesures en temps réel de l’activation du cerveau de cet étudiant quand il tente de comprendre un nouveau concept identifieraient « des états mentaux » qui sont « soit ‘préparés’ soit ‘non-préparés’ pour encoder un nouveau stimulus » (p. 540). 70 Husserl écrit : la chose matérielle de l’expérience « est la chose pour le sujet solitaire, pensé idéalement comme isolé, sauf que ce sujet demeure en un certain sens oublié à lui-même et également oublié par celui qui fait l’analyse » (Ideen II, p. 55). Gadamer écrit dans le même sens à propos de l’historicisme : « C’est la naïveté de l’objectivisme historique d’accepter un tel oubli de soi (…). La naïveté de ce qu’on appelle l’historicisme consiste en ceci […] qu’en s’en remettant à
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absents de leurs recherches, comme s’il n’y avait pas d’expériences vécues dans les expérimentations, comme si, ainsi que le dit Dilthey à propos du sujet moderne, « aucun sang réel ne dans veines », seulement « l’extrait dilué de la raison »71. Cette attitude scientiste, que Husserl voyait déjà dans la mathématisation de la nature chez Galilée, est, en fait, un refus de la « donation » du sens, ce dernier provenant, selon les cognitivistes mentionnés plus haut, du cerveau. Merleau-Ponty considère que cette attitude n’est pas seulement un oubli de soi-même, mais, quand elle est adoptée en philosophie, l’« imposture professionnelle du philosophe »72. Il compare cette conscience rationaliste – mais cela vaut aussi pour le scientisme – à ce que Valéry dit de l’auteur : qu’il est « le penseur instantané d’une œuvre lente et laborieuse »73. Merleau-Ponty comprend cela comme le fait que pour Valéry « l’auteur est (…) une imposture de l’homme-écrivain »74. On pourrait dire que le scientifique prétendant que le schéma d’activation dans le cerveau est le concept de couteau est une imposture de l’individu vivant qui utilisa un couteau le matin pour couper et beurrer une tranche de pain avant d’aller au laboratoire. Quand on pose une « question en retour » – la Rückfrage husserlienne – on ne cherche pas à réduire le concept de « couteau » à des formes de vies et on ne construit pas le concept comme une pure abstraction en termes de zones d’activation dans le cerveau. On lève seulement le voile sur le monde de la vie en montrant comment il y a déjà dans ce monde une articulation qu’on appelle « sens », qui n’est pas encore abstrait, comme le concept de « couteau », avec sa « signification ». Cependant, sans être conceptuel, ce sens « fonctionne » comme un ensemble de croyances implicites qui informent ce que les gens font et pensent, et même rendent possibles ces actions et pensées sans les déterminer ni y être réductibles. Pour nommer cette dimension du sens comme donation, on peut recourir au terme d’« esprit » que Husserl utilise dans Ideen II et qu’il la méthodologie de ses procédures, il oublie sa propre historicité » (Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Tübingen, Mohr, 1960, p. 304). On trouve des formulations analogues chez Merleau-Ponty, telle celle-ci : « J’ai commencé de réfléchir, ma réflexion est réflexion sur un irréfléchi, elle ne peut pas s’ignorer elle-même comme événement » (Phénoménologie de la perception, p. IV). 71 W. Dilthey, Einleitung in die Geisteswissenschaften. Versuch einer Grundlegung für das Studium der Gesellschaft und der Geschichte, Bd. I, Stuttgart/Göttingen, Teubner/ Vandenhoeck & Ruprecht, 1959, p. XVIII. 72 M. Merleau-Ponty, Signes, p. 293. 73 Cité dans Signes, p. 293. 74 M. Merleau-Ponty, Signes, p. 293.
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entend comme « quelque chose qui anime »75. Il donne l’exemple d’une cuillère, qui est à la fois physique et culturelle. Cependant, l’aspect culturel n’est pas un « surplus (Überschuss) qui serait posé au-dessus de la chose physique ». Nous n’avons pas affaire à un substrat physique et à un vernis de culture ajouté à ce substrat : « Une seule chose et seulement une seule chose est là », que Husserl appelle, dans le cas de la cuillère, « un être spirituel qui inclut essentiellement quelque chose de sensible mais ne l’inclut pas cependant comme une partie »76. Ce qui fait que « l’unité n’est pas la connexion de deux entités », physique et mentale, c’est ce qu’il appelle un « fluide psychique ». Ce fluide psychique nous permet de percevoir une chose physique « comme » une cuillère ou un couteau. Il s’agit d’ un mode fondamental d’apperception, une attitude particulière de faire une expérience dans laquelle ce qui apparaît aux sens (ce qui est pré-donné) ne devient pas quelque chose de donné en termes de données des sens, perçu, donné dans l’expérience, mais aide à constituer dans son ‘fluide psychique’, dans l’unité même de la saisie multiple une objectivité d’une sorte spécifique.77
Cette description du sens en terme de « fluide psychique » ou d’« esprit » rend à la donation son sens de don, réconciliant le domaine mental des cognitivistes avec le monde de l’esprit, mais sans mystère ou croyances religieuses, et sans ce que Husserl appelle la « fiction » d’un sujet se comportant « d’une manière purement contemplative »78. L’esprit au sens phénoménologique nomme simplement ce fait que le sens ne se confine pas au domaine conceptuel et ne provient pas du cerveau. Il motive une forme de croyance et ainsi nomme la participation de notre conscience au monde dans lequel on vit. La notion d’esprit animant les choses autour de nous, les rendant familières et facilitant nos projets, explique pourquoi nous sommes à même de faire sens de notre monde et de notre vie : don nous fut fait d’un tel monde de sens. Nous en avons hérité, comme nous le rappelle Husserl : je suis, dit-il « un enfant du temps (…) Je suis ce que je suis comme légataire »79. 75
E. Husserl, Ideen II, p. 251. Ibid., p. 251. 77 Ibid., p. 238. 78 E. Husserl, Erfahrung und Urteil, p. 69. Dans cette « fiction », le sujet « n’est pas incité à quelque activité pratique par l’étant par lequel il est affecté dans son monde environnant » (Erfahrung und Urteil, p. 69). 79 Husserl écrit : « Ich bin ‘Kind der Zeit’(…) ich bin was ich bin, als Erbe » (Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Hua XIV, p. 223). 76
RIEGL AVEC HUSSERL ? KUNSTWOLLEN ET MOTIVATION Sylvain CAMILLERI (Université catholique de Louvain)
Danielle Lories gewidmet In Dankbarkeit und Verehrung
Il n’est pas rare de lire dans telle ou telle relation que Husserl ne fut pas un « grand » historien de la philosophie. Le reproche est peut-être un peu sévère, mais il n’est pas pour autant infondé si on le comprend depuis l’œuvre d’un Dilthey, d’un Windelband, d’un Cassirer ou même d’un Heidegger. Husserl ne fut pas davantage un grand spécialiste de l’art et de son histoire. Ses connaissances en la matière semblent s’être limitées à celles de l’homme cultivé de son temps, ou peut-être un peu plus. Cela ne l’a pas empêché de prendre au sérieux le domaine de l’esthétique1 et, surtout, de voir d’un bon œil l’investissement de certains de ses collègues et premiers disciples dans ce champ de recherche. Waldemar Conrad, Theodor Conrad, Johannes Daubert, Moritz Geiger, Aloys Fischer, Roman Ingarden, Maximilien Beck : ce ne sont là que quelques noms parmi ceux qui ont participé d’une manière ou d’une autre à l’élaboration d’une esthétique phénoménologique2. Il est remarquable que plusieurs d’entre eux se 1 Son intérêt est documenté dans une série de manuscrits très hétéroclites regroupés dans le dossier A VI 1 (collationné par W. Biemel) conservé aux Archives Husserl de Louvain. Daté des années 1906-1907 pour l’essentiel et composé de 31 feuillets, ce dossier porte le titre « Ästhetik und Phänomenologie ». Les pages les plus intéressantes, retranscrivant et commentant une conversation de Husserl avec Daubert et Fischer lors de leur passage à Göttingen en 1906, ont été publiées dans G. Scaramuzza & K. Schuhmann, « Ein Husserlmanuskript über Ästhetik », Hussserl Studies, 7, 1990, p. 165-177 (avec une importante contextualisation historique). D’autres ont été intégrées à certains volumes des Husserliana, notamment Hua XXII et XXIII. Voir également D. Giovannangeli « Husserl, l’art et le phénomène », La Part de l’Œil, 7, 1991, p. 31-37, et, surtout, l’ouvrage à la fois riche et stimulant de R. Steinmetz, L’esthétique phénoménologique de Husserl : une approche contrastée, Paris, Kimé, 2011. 2 Sur l’histoire de l’esthétique phénoménologique, la meilleure étude reste celle de G. Scaramuzza, Le origini dell’estetica fenomenologica, Padoue, Antenore, 1976. Elle contient des renseignements très fournis sur tous les acteurs cités. Nous pouvons tout de
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concentrent sur les problèmes épistémologiques de l’esthétique, dans une quasi-ignorance des travaux de ceux qui allaient devenir les grandes figures et les grandes références de l’histoire de l’art de la première moitié du XXe siècle3. L’inverse est aussi vrai, et peut-être même plus vrai encore : combien de ces historiens de l’art se sont réclamés de la phénoménologie ou s’y sont appuyés, ne serait-ce que ponctuellement ? Ils se comptent sur les doigts d’une main, et encore. Tout cela à de quoi de nous étonner, car les uns et les autres ont pourtant eu des maîtres (à penser) en commun : Burckhart, Dilthey, Brentano, Meinong, Volkelt, Wundt, les Vischer père et fils, Theodore Lipps, pour n’en citer que quelques uns. La volonté de rupture et le projet d’un nouveau commencement d’un côté, le poids de la conscience historique de l’autre : telles sont les deux principales raisons qui peuvent expliquer ce qui fut un grand rendez-vous manqué, lequel n’a d’ailleurs jamais connu de vrai rattrapage au cours du long XXe siècle4. Il ne sera pas question ici de refaire l’histoire, ou même seulement de tenter de la corriger, mais plutôt d’explorer très prudemment et très même mentionner quelques titres : W. Conrad, « Der ästhetische Gegenstand. Eine phänomenologische Studie I-II », Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 3, 1908, p. 71-118, p. 469-511 ; Th. Conrad, Definition und Forschungsgehalt der Ästhetik, Bergzabern, Schmidt, 1909 ; M. Geiger, « Beiträge zur Phänomenologie des ästhetischen Genusses », Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, 1-2, 1913, p. 567-684 ; A. Fischer, Zur Bestimmung des ästhetischen Gegenstand, Munich, Stein, 1907 ; M. Beck, « Die neue Problemlage der Ästhetik », Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 23, 1926, p. 305-325. Les notes de Daubert sur l’esthétique se trouvent, comme l’ensemble de ses papiers, recensées dans Die Nachlässe der Münchener Phänomenologen in der Bayerischen Staatsbibliothek, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1975, p. 125-138. Les travaux d’Ingarden sont bien connus et se démarquent quelque peu des autres par leur orientation ontologique – à la différence d’une orientation majoritairement axiologique chez la plupart des acteurs de cette première esthétique phénoménologique. 3 Nous ne négligeons pas que les jeunes phénoménologues cités plus haut sont très présents dans les premiers numéros de la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft. Mais ils dialoguent davantage avec les théoriciens de l’art – groupe au sein duquel ils estiment former un cercle particulier – qu’avec les historiens de l’art. Voir B. Collenberg-Plotnikov, Die Allgemeine Kunstwissenschaft (1906-1943). Ideen, Institution, Kontext, Hamburg, Meiner, 2021. 4 Notons tout de même, à titre informatif, que les manuscrits husserliens mentionnent, souvent en passant, quelques historiens et théoriciens de l’art et spécialistes de l’esthétique : E. Landmann-Kalischer, E. Wölfflin, A. Schmarsow, S. Witasek, Th. Lipps, Dilthey, Volkelt, M. Dessoir (fondateur de la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft), A. v. Hildebrand (le sculpteur), K. Groos, E. Lange, H. Riemann, J. Merz (mal déchiffré par Biemel, qui a lu Marx), T. A. Meyer. Husserl relève la domination du psychologisme sur cette esthétique, tout en notant que des voix commencent à s’élever contre ce psychologisme (A VI 1, p. 31). Indiquons également que Daubert a suivi les cours de R. Vischer, d’A. Schmarsow et Th. Lipps, tandis que Fischer fut précepteur chez A. v. Hildebrand.
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modestement une affinité élective entre un concept propre à l’histoire de l’art et une certaine problématique phénoménologique. Le concept, c’est celui de Kunstwollen, formulé par Aloïs Riegl. La problématique, c’est celle de la motivation, telle qu’elle fut élaborée par Husserl5. Nous procéderons d’abord à quelques rappels avant d’entamer l’exploration en question – ou plutôt d’en esquisser les contours, puisque nous nous en tiendrons à des remarques préliminaires vraiment très générales, plus suggestives qu’explicatives. * Un rapide coup d’œil sur sa Wirkungsgeschichte révèle que la notion de Kunstwollen doit son exceptionnelle fortune à son équivocité. Les mille et une exégèses et les nombreuses et diverses reprises dont il a fait l’objet n’ont débouché que sur un conflit des interprétations qui a toujours cours aujourd’hui – et qui est en grande partie ce qui lui conserve toute sa vitalité et toute sa fécondité. La racine de ce conflit réside peut-être dans le fait que Riegl lui-même n’a pas donné deux définitions identiques du Kunstwollen6. Il n’en propose même pas de définition en bonne et due forme – au sens où Rickert, par exemple, parle de « définition », à savoir comme du résultat d’un acte de viser la vérité dans la pensée au moyen du langage, et donc comme quelque chose d’étroitement lié à la problématique philosophique de la Begriffsbildung7 –, ses divers écrits nous invitant plutôt à saisir son sens par approximation. Nous refuserons cependant de dire avec Gombrich que le Kunstwollen est un concept « abstrait » au sens péjoratif, un mot « vide » ou un « mot-valise » ne menant à rien8. 5 Si nous avons réussi, il devrait apparaître assez clairement au lecteur au terme de cette étude les raisons pour lesquelles nous avons privilégié le concept husserlien de motivation plutôt que celui de pulsion qui, en une acception certes non-husserlienne et même souvent très (trop) large, est pourtant parfois associé par le commentaire à celui de Kunstwollen. 6 Dans son esquisse biographique placée en introduction à la première édition de la traduction française du livre posthume Historische Grammatik der bildenden Künste (Graz, Böhlau, 1966 ; trad. fr. E. Kaufholz, Paris, Klinsieck, 1978, 1990, Hazan, 2015), Otto Pächt souligne que, non seulement ce « concept-clé n’apparaît qu’assez tard dans l’évolution intellectuelle » de Riegl, mais encore qu’il « change rapidement de signification » (p. XI). Il ajoute plus loin : « L’ambiguïté de ce terme qui a galvanisé la pensée de l’histoire de l’art pendant un demi-siècle, constituait une pierre d’achoppement pour toutes les tentatives d’interprétation et, naturellement aussi, un obstacle à une traduction satisfaisante » (p. XVI). 7 Voir H. Rickert, Die Lehre der Definition (diss. 1888), Tübingen, Mohr, 1915. 8 Sinon à une « anthromorphisation » de l’histoire et de l’histoire de l’art telle qu’illustrée dans ces notions plus fameuses encore de Zeitgeist ou de Volksgeist, par exemple. Voir E. Gombrich, Art and Scholarship, Londres, 1957. Gombrich rejoint par là
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Dans Spätrömische Kunstindustrie (1901)9, Riegl revient sur ses premiers travaux, rappelant tout d’abord comment l’explication de l’œuvre d’art comme « produit mécanique » issu de l’alliance entre « but utilitaire, matériau et technique » développée par son maître Semper a d’abord représenté un « progrès essentiel » par rapport aux « représentations totalement brumeuses », pour ne pas dire fumeuses, des « Romantiques de l’époque immédiatement précédente »10. Mais il précise aussitôt que cette explication est devenue le « dogme d’une métaphysique matérialiste » vite dépassée11 : son adéquation au « triomphe » des sciences exactes a perdu de sa pertinence fur et à mesure que la querelle entre Naturwissenschaften et Geisteswissenschaften prenait plus de poids, que le Methodenstreit s’étendait à toutes les disciplines et que l’historisme s’employait à se réinventer. Riegl estime être parmi les premiers à s’être opposé à la « conception mécaniste de l’essence de l’œuvre d’art » et à avoir cherché à lui substituer, dans ses Stilfragen (où en réalité la notion n’apparaît qu’en pointillés)12, ce qu’il appelle lui-même une « conception téléologique », soit une conception « dans laquelle l’œuvre d’art est vue comme le résultat d’un Kunstwollen déterminé et conscient de son but »13. Dans cette conception, explique encore Riegl, but utilitaire, matériau et technique ne jouent plus un « rôle positif-créatif » mais au contraire un rôle « inhibant, négatif » : ils fonctionnent comme des « coefficients de friction à l’intérieur de la production totale »14 – comprenons, non qu’ils J. Von Schlosser (Die Wiener Kunstgeschichtliche Schule, Wien, 1938) qui, tout en la jugeant moins sévèrement, voit dans la notion de Kunstwollen une hypostase typique du Romantisme. 9 A. Riegl, Die Spätrömische Kunstindustrie nach den Funden in ÖsterreichUngarn, Wien, Druck und Verlag der Kaiserlich-Königlichen Hof- und Staatsdruckerei, 1901. Nous utilisons ici la réimpression de la seconde édition de 1927, Spätrömische Kunstindustrie, m. e. Vorwort von E. Reisch u. e. Anhang von O. Pächt, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1973. Les traductions sont nôtres ; nous n’avons mis la main sur la récente traduction française de M. Weber, A. Terence et S. Yersin Legrain (Paris, Macula, 2014) que trop tard pour en tenir compte. 10 A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 8. 11 Ibid., p. 8-9. 12 Quatre occurrences seulement dans les Stilfragen. Grundlegegungen zu einer Geschichte der Ornamentik, Berlin, Siemens, 1893, p. 29, p. 83, p. 138, p. 258. Sur ces quatre occurrences, une seule est quelque peu significative : Riegl parle du « Kunstwollen humain » comme de ce qui a vocation à « briser les barrières de la technique » (p. 29). Dans sa préface à la traduction française des Stilfragen, Dämisch estime cependant que les mentions du Kunstwollen dans cette œuvre précoce sont peut-être moins anecdotiques qu’on est tenté de le penser. Cf. H. Dämisch, « Préface », in A. Riegl, Questions de style. Fondements d’une histoire de l’ornementation, tr. fr. H.-A. Baatsch & F. Rolland, 1992, p. XVIII-XIX. Nous remercions Adnen Jdey d’avoir attiré notre attention sur ce point. 13 A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 9. 14 Ibid., p. 9.
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entravent la création à proprement parler, mais qu’ils offrent une forme de résistance au Kunstwollen, au sens d’une surface où celui-ci va venir s’accrocher et va pouvoir s’exprimer15. Un peu plus loin dans le même ouvrage, Riegl explique comment il a réalisé que « ni ce que nous appelons beauté, ni ce que nous appelons vitalité, n’épuisent pleinement la finalité de l’art plastique », mais qu’au contraire le « Kunstwollen peut très bien être orienté vers la perception d’autres formes d’apparition de la chose (des formes ne relevant ni de la beauté ni de la vitalité au sens moderne) »16 . Plus loin encore, il est question du Kunstwollen comme de ce qui dicte à chaque époque les « lois » (Gesetze) de la création et qui est lui-même à comprendre comme un ensemble de « lois directrices » (leitende Gestetze), lesquelles sont révélées dans une « pureté presque mathématique à travers l’architecture et l’art décoratif »17. Plus concrètement, la catégorie du Kunstwollen permet de faire sens d’une production comme celle de l’art décoratif tardoromain : parce que la figure humaine n’y est guère valorisée d’une part et parce que cet art n’a cependant rien de primitif d’autre part, on a eu tendance à parler de « barbarisation » ou à tout le moins d’« errance » marquant une phase transitionnelle, sans donc d’identité propre, mais aussi sans autonomie18. Ce grave « malentendu » s’explique par le simple fait qu’on a manqué de reconduire la technique employée au « Kunstwollen positif » qui s’y exprime et qu’elle véhicule19. Un autre passage permet d’éclairer ce point d’une autre lumière. Riegl y discute de la possibilité qu’une époque ou un siècle soit irrigué par « différents Kunstwollen », dont certains pourraient venir d’ailleurs ou d’un autre temps, sans toutefois négliger qu’il doit y avoir quelque continuité ou proximité spatio-temporelle pour qu’une telle importation puisse avoir lieu20. Conscient qu’une telle idée puisse laisser paraître une 15
Henri Maldiney commente ce passage dans Regard, parole, espace (Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 187-188), mais dans une discussion croisée avec Schelling. Il interprète le Kunstwollen comme un synonyme de la forme, dont il discute, en écrivant que Riegl définit le « vouloir de la forme », Formwille, comme « volonté d’art », Kunstwollen (« en opposition au pouvoir-faire et au savoir-faire »). Notons cependant que le terme de Formwille n’apparaît pas dans le passage de Spätrömische Kunstindustrie discuté par Maldiney, non plus ailleurs dans le livre. Maldiney lit manifestement Riegl « depuis » Worringer (voir par exemple Formprobleme der Gotik, 1922) et Gombrich (le « will-toform » dans Norm and Form, 1966, et Art and Illusion, 1960). 16 A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 11. 17 Ibid., p. 19, voir aussi p. 232 n. 18 Ibid., p. 20, voir aussi p. 91. 19 Ibid., p. 20. 20 Ibid., p. 173.
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« contradiction » avec l’axiome qui traverse l’étude tout entière, à savoir que « chaque époque possède son Kunstwollen propre et indépendant », Riegl s’empresse de répondre que cela peut tout à fait être le cas pour autant que les préoccupations de l’époque concernée – l’exemple privilégié est celui de l’« époque constantinienne » du IVe siècle – débordent le tactique pour verser dans l’optique, mais qu’alors il convient de considérer le melting-pot, le tissage des Kunstwollen particuliers comme un moment ou un aspect d’un Kunstwollen d’ordre supérieur – « au sens large », pourrait-on dire pour reprendre une expression omniprésente dans les passages théoriques des œuvres de Riegl –, qui possède son unité et qui, tout en restant identique à lui-même, peut donc très bien continuer à définir l’époque21. * Eminent membre de la seconde génération de l’École de Vienne et l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre rieglienne, Otto Pächt a rédigé une intéressante « annexe » à la seconde édition de Spätrömische Kunstindustrie parue en 1927. Il y évoque la première réception de l’ouvrage, jusqu’à la fin des années 1920 environ, en se concentrant justement sur cette notion de Kunstwollen dont on compte, dans le livre, près de quatrevingt occurrences sans pourtant jamais qu’elle ne fasse l’objet d’une thématisation pleine et entière. Il ne souffre guère contestation que chacun eut « son » Riegl. Selon Dvorák, l’un des plus proches disciples de Riegl, la notion de Kunstwollen aurait permis de faire en sorte que « la conception psychologique-historique de l’histoire de l’art triomphe de l’esthétique absolue »22. Selon Plehn, la contribution décisive de Riegl aurait été de s’appuyer sur la dimension téléologique du Kunstwollen pour saper les fondements de toutes les théories de la décadence très en vogue à l’époque23. Schmarsow a quant à lui objecté que Riegl s’était formé ses intuitions et ses concepts en travaillant sur les arts plastiques et décoratifs et qu’il a voulu par la suite les imposer de force aux autres arts et notamment à l’architecture24. Se revendiquant de Burckhardt et Wölfflin, Heidrich a 21
Ibid., p. 174-175, voir aussi p. 233 et p. 262 n. M. Dvořák, « Alois Riegl. Nekrologie », Mitteilung der k.k. Zentralkommission, III. Folge, 4. Bd., Wien, 1905, p. 255-275 ; cité par O. Pächt dans son « Anhang » à Spätrömische Kunstindustrie, p. 406. 23 A. L. Plehn, « Neue Stylerklärung », Gegenwart, LXII, 1902, p. 280-282. 24 A. Schmarsow, Grundbegriffe der Kunstwissenschaft. Am Übergang vom Altertum zum Mittelalter kritisch erörtert und in systematischem Zusammenhange dargestellt, Leipzig, 1905 ; cité par O. Pächt dans son « Anhang » à Spätrömische Kunstindustrie, p. 407. 22
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reproché à Riegl d’avoir repris des sciences exactes de la nature l’idéal de la plus stricte scientificité et de la présentation des développements logiques, ce qui serait une faute grave, en tout cas un geste en contradiction avec la nature des objets propres à l’histoire de l’art, dont le traitement demandent l’intervention d’une méthodologie ad hoc dans le cadre des sciences de l’esprit25. Cette dernière critique a de quoi étonner lorsqu’on prend connaissance de cette envolée spéculative de Riegl dans les dernières pages de Spätrömische Kunstindustrie : Tout le vouloir de l’homme est orienté vers la mise en forme satisfaisante de son rapport au monde (au sens le plus large de ce qui se trouve à la fois dans et hors de l’homme). Le Kunstwollen plastique régule le rapport de l’homme à la manifestation sensible des choses susceptible de perception (…) L’homme n’est cependant pas qu’un être (passif) qui absorbe par ses sens, mais aussi bien un être (actif) qui désire ; un être qui veut interpréter le monde comme son désir le lui révèle – désir qui peut varier selon les peuples, les lieux et les époques. Le caractère de ce vouloir est contenu dans ce que nous appelons (toujours dans le sens le plus large du terme) Weltanschauung.26
Nous renoncerons à commenter ce passage en détail – nous y reviendrons, dans un autre contexte, à la fin – pour nous contenter de noter qu’il sonne pour le lecteur comme un appel à retrouver les sources philosophiques de Riegl et de sa notion de Kunstwollen. À ce sujet, les commentateurs se sont montrés à la fois très affirmatifs et très avares de véritables démonstrations. On a rapproché le ton du propos rieglien de celui de Nietzsche, comme on a fait le lien entre Wille zur Macht et Kunstwollen27. On a fait valoir que Riegl était incontestablement inspiré du Monde de Schopenhauer tout en étant moins pessimiste que lui quant à la possibilité pour l’art d’être plus qu’une contemplation-consolation permettant d’échapper un temps à la souffrance résultant de la toute-puissante Volonté28 – en témoigne, à sa manière, le passage tout juste cité, qui reflèterait plus largement « l’humus culturel » de l’époque29. Remontant plus loin, on a voulu 25 E. Heidrich, Beiträge zur Geschichte und Methode der Kunstgeschichte, Basel, Schwabe, 1917, p. 82-109 ; cité par O. Pächt dans son « Anhang » à Spätrömische Kunstindustrie, p. 408. 26 A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 401. 27 D. Reynolds Cordileone, Alois Riegl in Vienna, 1875-1905. An Institutional Biography, Londres, Routledge, 2014, seconde partie. 28 R. Recht, « Provocation et principe d’équivalence. La Modernité jugée par Wickhoff et Riegl », in L. El-Wakil et al. (éds.), Études transversales. Mélanges en l’honneur de Pierre Vaisse, Lyon, PUL, 2005, p. 190. 29 Voir A. Carboni, « Ornement et Kunstwollen », Images Re-Vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art, 10, 2012 (en ligne).
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retrouver dans l’Idée de la première Critique kantienne un ancêtre du Kunstwollen30, et dans la « finalité sans fin » de la troisième l’origine de la dimension téléologique du même Kunstwollen31 ; à moins que cette dimension n’ait été empruntée à Hegel et que le prénom du Kunstwollen dans les Stilfragen, savoir le Kunstgeist32, ne soit qu’un avatar du Weltgeist hégélien33. En écho à la Naturphilosophie de Schelling, on a voulu reconnaître dans le Kunstwollen de l’artiste la sublimation de l’impulsion créatrice de la nature34. En définitive, on peut se demander si, à travers l’introduction du Kunstwollen, l’histoire de l’art rieglienne ne cherche pas inconsciemment à réaliser cette harmonisation entre les approches respectivement constructive-métaphysique (Winckelmann), panthéiste (Hegel, Schelling) et positiviste (Semper) de l’œuvre d’art que visait délibérément Dilthey – sur lequel nous allons revenir immédiatement – dans sa propre théorie philosophique de l’art appuyée sur ses nombreuses esquisses historiques35. Les liens de Riegl à des philosophies et des esthétiques contemporaines pour certaines plus « scientifiques » comme celles de Herbart, Brentano, Zimmermann et von Ehrenfels, bien que plus plausibles en vertu notamment de la filiation « formaliste » et des réseaux académiques de l’époque, ne sont pas plus faciles à établir, encore moins à documenter36, et concernent quoi qu’il en soit des points plus spéciaux (perception, attention, temps, espace, etc.) que le Kunstwollen qui donc 30 K. Smith, « Real Style: Riegl and Early 20th Century Central European Art », Journal of Art Historiography, 16, 2011, p. 16-25. 31 M. Olin, Forms of Representation in Alois Riegl’s Theory of Art, University Park, Pennstate University Press, 1992. 32 A. Riegl, Stilfragen, p. 126, p. 129, p. 157, p. 243. 33 A. Neher, « Riegl, Hegel, Kunstwollen, and the Weltgeist », Canadian Art Review, 29, 1-2, 2004, p. 5-13. 34 K. M. Swoboda & O. Pächt dans leur « Einleitung » à Historische Grammatik der bildende Kunste, p. XXXI ; et H. Maldiney, Regard, parole, espace, p. 188. 35 H. Schade, « Zur Kunsttheorie Wilhelm Diltheys », in H. Bauer & L. Dittmann (Hg.), Kunstgeschichte und Kunsttheorie in 19. Jahrhundert, Berlin, De Gruyter, 1963, p. 97. 36 On consultera J. von Schlosser, « Alois Riegl », in R. Woodfield (ed.), Framing Formalism: Riegl’s Work, London & New York, Routledge, 2001 ; du même, « Die Wiener Schule der Kunstgeschichte », Mitteilungen des Österreichischen Institut für Geschichtsforschung, Erg. Bd. XIII, Heft 2, 1934, p. 181-193 ; M. Seiler, « Empiristische Motive im Denken und Forschen der Wiener Schule der Kunstgeschichte », in M. Seiler & F. Stadler (Hg.), Kunst, Kunsttheorie und Kunstforschung in wissenschaftlichen Diskurs, Wien, ÖBV&HPT, 2000, p. 49-88 ; M. Gubser, Time’s Visible Surface: Alois Riegl and the Discourse on Temporality and History in fin-de-siècle Vienna, Detroit, Wayne State University Press, 2006, passim ; C. Trautmann-Waller, « L’héritage herbartien et l’École viennoise de l’histoire de l’art : le cas d’Aloïs Riegl », in C. Maigné & C. Trautmann-Waller (éds.), Formalismes esthétiques et héritage herbartien : Vienne, Prague, Moscou, Hildesheim, Olms, 2009, p. 101-121.
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apparaît, lui, comme le « principes des principes » de Riegl en dépit de ses multiples visages selon les usages, autrement dit de sa foncière plasticité. * À côté de ces rapprochements fréquents mais donc peu étayés par manque de sources et de témoignages, une connexion plus stimulante et néanmoins à peine effleurée37 relie donc Riegl et Dilthey autour des rapports entre art en général et Kunstwollen en particulier, d’une part, et Weltanschauung, d’autre part. Chez Riegl, ce lien apparaît, comme le montre l’extrait ci-dessus, dans les pages conclusives de Spätrömische Kunstindustrie. Mais l’on sait qu’il a été au cœur de ses cours à l’Université de Vienne, contemporains de la préparation de cet ouvrage ; des cours dont l’essentiel fut retranscrit dans la Historische Grammatik der bildende Künste, qui ne paraîtra qu’en 1966, soit plus de soixante-ans après la mort de Riegl. Étant donné que les deux textes les plus importants de Dilthey sur la Weltanschauung datent respectivement de 1907 et 19101911, l’on ne saurait parler d’une influence directe, et ce bien que la « doctrine » diltheyenne des visions du monde prenne ses racines dans des travaux qui remontent pour certains aux années 186038. Pas d’influence directe dans l’autre sens non plus, Dilthey n’ayant à notre connaissance jamais recensé l’un ou l’autre texte de Riegl. Cela n’empêche pas de remarquables consonances. Outre que les deux penseurs situent l’origine de toute Weltanschauung dans la vie39, Riegl aurait très bien pu faire sienne l’idée diltheyenne selon laquelle une vision du monde émerge d’un rapport à la réalité qui se trouve valorisé au travers d’un sentiment et d’un vouloir dirigé qui peuvent prendre plusieurs formes souvent liées : religieuse, artistique 37 Voir K. Mannheim, « Beiträge zur Theorie der Weltanschauungs-Interpretation », Jahrbuch für Kunstgeschichte, Bd. I, 1923, p. 236-274, ici p. 239 et p. 255. Le rapprochement opéré par Mannheim est d’autant plus perspicace qu’il n’avait pas accès à la Grammatik de Riegl et qu’a priori il n’a pu se fonder que sur les dernières pages de Spätrömische Kunstindustrie. 38 Cf. B. Groethuysen, « Vorbericht des Herausgebers », in W. Dilthey, Weltanschauungslehre. Abhandlungen zur Philosophie der Philosophie, Gesammelte Schriften, Bd. VIII, Leipzig, Teubner, 1931, p. vii. Contrairement à Riegl, Wölfflin, qui a suivi les enseignements de Dilthey à Berlin après avoir été formé par Burckhart à Bâle puis d’y retourner pour prendre sa succession, a pu être témoin de cet intérêt croissant de Dilthey pour la problématique de la Weltanschauung. 39 W. Dilthey, Weltanschauunglehre, p. 78 ; A. Riegl, Historisch Grammatik der bildende Künste, introduction.
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et philosophique40. La conclusion des longues pages consacrées aux réflexions de saint Augustin sur le beau – en particulier dans le cap. XXX du De vera religione – dans la toute dernière section de Spätrömische Kunstindustrie intitulée « Parallèle entre art plastique et Weltanschauung antique, des origines à l’ultime phase tardo-romaine », illustre particulièrement bien cette idée : Que nous puisions notre connaissance de l’essence de l’art tardo-antique (c’est-à-dire moyen et tardif) dans l’étude des différents monuments et objets ou dans les témoignages écrits parvenus jusqu’à nous, la présupposition fondatrice reste ici que n’existait, dans l’ensemble de l’époque concernée, qu’une seule et même orientation du Kunstwollen.41
Dans la triade diltheyenne Erlebnis – Ausdruck – Verstehen, Riegl se retient de trop spéculer sur l’expérience vécue et le comprendre pour mettre l’accent sur l’expression : l’œuvre d’art en est une forme éminente, aiguë et puissante en ce que, dans sa connexion (Zusammenhang) avec la réalité, elle concentre et reflète toute la cohésion (Zusammenhang) d’une vie historique qui s’accomplit dans une lutte constante et multiforme avec et contre la nature42. L’expression du Kunstwollen à travers l’œuvre d’art selon Riegl correspond ainsi à ce que Dilthey nomme l’« extériorisation » (Äusserung) du spirituel dans l’esprit objectif43. Pour reprendre les mots de Riegl, l’art spiritualise la nature qui est profondément historique en son fond44. Pour reprendre ceux de Dilthey, l’art, « dans le cadre de l’historicité qui est la sienne », est le reflet du lien entre « l’imagination et les propriétés objectives du monde »45. Riegl est enfin en plein accord avec cette autre idée diltheyenne selon laquelle l’art signifie la vie à travers les formes de l’œuvre, formes qui reflètent donc elles-mêmes au-delà d’elles mêmes les « formes structurelles de la vision artistique du monde »46. Lisant les réflexions de Dilthey sur le « style » comme simultanément symbole et mise en forme concrète 40
W. Dilthey, Weltanschauunglehre, p. 82-83. A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 9. 42 Toute la Grammatik de Riegl est consacrée à la description de cette lutte de l’art pour la forme avec et contre la nature à partir de la recherche plus ou moins consciente de « finalités » (chap. I), l’articulation de « motifs » (chap. II) et l’organisation de la forme et de la surface (chap. III). 43 W. Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geistewissenschaften, Gesammelte Schriften, Bd. VII, Leipzig, Teubner, 1927, p. 205-207. 44 De nombreux exemples concrets dans A. Riegl, Historisch Grammatik der bildende Künste, chap. I. 3, II. 2, III. 2 et IV. 2. 45 W. Dilthey, Weltanschauungslehre, p. 27. 46 Ibid., p. 91-92. 41
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d’une « énergie » et d’une « puissante force de vie », le lecteur de Riegl ne peut s’empêcher de penser au Kunstwollen47. La téléologie est cependant plus forte chez Riegl, puisque, nous l’avons vu, un Kunstwollen d’ordre supérieur enveloppe tous les Kunstwollen particuliers – propres à une époque, une culture, un peuple, voire un artiste48 – comme il transcende toutes les Weltanschauungen, qu’elles soient « typiques » ou « épochales ». Là où ces dernières et le vouloir (artistique ou non) qui leur correspond conservent pour Riegl comme pour Dilthey un part de relativité historique, le Kunstwollen d’ordre supérieur semble, lui, marqué du caractère de l’inconditionné – ce qui, en définitive, expose Riegl au moins autant sinon plus encore que Dilthey au reproche de promouvoir une étrange métaphysique historique, tout en le préservant quelque peu, sous cet aspect, d’un autre reproche, celui de relativisme et de scepticisme qui résulteraient de la dimension historiciste de cette même métaphysique chez Dilthey49. * Repartons de ce caractère de l’inconditionné connoté par et dans le Kunstwollen d’ordre supérieur, le Kunstwollen qua Kunstwollen, « au sens large ». De quoi parle-t-on exactement ? Nous voilà pratiquement revenus au point de départ, puisque ce caractère de l’inconditionné soustend presque tous les termes – non-définitoires strictu sensu – de la constellation conceptuelle à partir de laquelle tout lecteur de Riegl se voit contraint (et forcé) d’approcher (par approximations successives) le Kunstwollen : Volonté, Principe, Nécessité, Esprit, Destin, Forme, Force, Pulsion, Structure, Style, Goût, Loi, Catégorie, Contrainte, Tendance, Règle, Exigence, Finalité, etc. – c’est bien sûr à dessein que nous employons des majuscules. 47 W. Dilthey, Die geistige Welt. Einleitung in die Philosophie des Lebens. Zweite Hälfte: Abhandlungen zur Poetik, Ethik und Pädagogik, Gesammelte Schriften, Bd. VI, Leipzig, Teubner, 1924, p. 271 et p. 284. 48 Cette démultiplication de l’attribution se laisse constater en particulier dans Historische Grammatik der bildende Künste et « Das holländische Gruppenporträt », Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen des allerhöchsten Kaiserhauses, Bd. XXIII, 3-4, 1902 (repris en deux volumes en 1931, puis en un seul en 1997 ; trad. fr. A. Duthoo & E. Jollet, Paris, Hazan, 2008). 49 Sur ce double reproche, voir G. Fagniez, « La doctrine diltheyenne des visions du monde : une philosophie de l’histoire ? », in G. Fagniez & S. Camilleri (éds.), Dilthey et l’histoire, Paris, Vrin, 2011, p. 123-137 (avec des référence à Husserl, Lukács, Marquard et Flasch).
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Malgré ses limites50, notre mise en relation de Riegl et Dilthey a peut-être au moins le mérite de nous transporter sur un nouveau terrain, un terrain néokantien, encore une fois « au sens large »51. Or, c’est sur ce terrain que Panofsky va intervenir, avec autorité et originalité, dans son célèbre article de 1920, « Der Begriff der Kunstwollen »52. Derrière des analyses subtiles et parfois assez techniques, l’enjeu de ce texte n’est ni plus ni moins que de donner au Kunstwollen un fondement scientifique et même philosophique. Certes, Panofsky ne le dit nulle part comme cela, mais il parle dès la première page d’expliquer le « phénomène ‘œuvre d’art’ », non pas seulement « à partir de tel ou tel autre phénomène »53, mais en remontant à une « source de connaissance d’ordre supérieur », allant même jusqu’à parler, dans le même paragraphe, d’un « point d’Archimède »54. Cette tâche exige surtout de développer, dans le domaine de l’esthétique, de la théorie et de l’histoire de l’art, l’équivalent de ce qui a dans le « domaine » purement philosophique, plus précisément épistémologique ou gnoséologique, le nom de « théorie de la connaissance »55. Riegl est pour Panofsky ce chercheur qui s’est consacré « avec une grande conscience, un esprit philosophique critique et la connaissance poussée d’une vaste documentation à une tâche ardue, celle de parvenir, malgré tout, à une appréhension des phénomènes artistiques qui dépassât le stade du phénoménal » – comprenons : de l’empirique56. Panofsky note cependant – et ce sera l’un des Leitmotive de son étude, nous y reviendrons – 50 Pour bien faire, il eût fallu développer de nombreux autres points... Deux au moins. Premièrement, les lectures que Riegl et Dilthey développent l’un et l’autre, et donc séparément, des théories et des analyses de Semper. Deuxièmement, leurs analyses respectives du style. Sur ce dernier point, les remarques de Schade dans « Zur Kunsttheorie Wilhelm Diltheys » (p. 117 sq.) forment un bon point de départ. Les deux points se rejoignent d’ailleurs puisque l’œuvre de Semper qui importe ici s’intitule précisément : Der Stil in den technischen oder tektonischen Künsten (München, 1879). Reste que les réflexions de Dilthey sur l’art en général et sur le style en particulier portent massivement sur la poésie, ce qui compliquerait certainement les choses si on voulait aller plus loin. 51 Sur ce terrain néokantien, voir A. Efal, « Reality as the Cause of the Art: Riegl and Neo-Kantian Realism », Journal of Art Historiography, 3, 2010 (en ligne). L’article est riche en informations historiques, cependant le rapprochement que l’auteur essaie d’établir entre Riegl et le néo-kantien Riehl n’est pas toujours convaincant. A priori plus cohérent du point de vue de l’histoire des idées que le rapprochement avec la phénoménologie, il s’avère pourtant moins décisif, de notre point de vue, relativement au Kunstwollen : le flottement sémantique le concernant ne s’en trouve nullement atténué. 52 E. Panofsky, « Der Begriff der Kunstwollen », Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 14, 1920, p. 321-339 (trad. fr. G. Ballangé, in La perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit, 1975, p. 197-221). 53 Ibid., p. 321 (trad. fr., p. 197) 54 Ibid., p. 321 (trad. fr., p. 197). 55 Ibid., p. 322 (trad. fr., p. 198). 56 Ibid., p. 322 (trad. fr., p. 199).
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que Riegl, de par sa « situation historique », n’a pas été en mesure d’élever ses recherches sur la normativité de toute création artistique au plus haut degré de réflexivité57. Sa situation historique, c’est celle d’un historien, théoricien et critique – mais aussi celle d’un philosophe de l’art qui s’ignore, si l’on en croit Panofsky – œuvrant en pleine « crise de la philosophie »58 et qui restera toujours très attaché à ses fonctions et missions très concrètes59 qui auront fourni la matière de son esquisse d’une théorie de sa propre pratique. Panofsky introduit sa discussion de la notion rieglienne de Kunstwollen en le décrivant très généralement comme un « concept qui (…) devait caractériser l’ensemble ou l’unité des forces créatrices trouvant leur expression dans l’œuvre d’art et l’organisant du dedans, pour la forme comme pour le fond »60. Cette quasi- ou pseudo-définition ne dit encore rien puisque, Panofsky le reconnaît volontiers, l’on peut en faire, et l’on en a effectivement fait, mille et unes interprétations. Il en isole trois principales. La plus répandue, nous y avons fait allusion, est l’interprétation psychologique et psychologisante – pour ne pas dire psychologiste –, en référence à la psychologie de l’artiste, qui met l’accent sur les intentions, la volonté, les instincts et les pulsions artistiques, pratiquement considérées comme transparents, du moins quant à leur forme. La seconde interprétation, non loin de la première, est celle d’une psychologie non plus strictement individuelle mais davantage collective et historique, qui fait droit au facteur temps en se proposant de « juger du wollen opérant chez les hommes de la même époque et comment ceux-ci, consciemment ou non, l’ont compris »61. Cette seconde interprétation est peu ou proue celle qui 57
Ibid., « Der Begriff der Kunstwollen », p. 322 (trad. fr., p. 199). Le meilleur ouvrage de synthèse sur le sujet est en français : L. Freuler, La crise de la philosophie au XIXe siècle, Paris, Vrin, 1997. 59 Au point que ses débuts d’enseignant à l’Université de Vienne n’auraient pas été marqués d’enthousiasme, au contraire. Sur l’idée que le concret a nourri la recherche de Riegl du début jusqu’à la fin, voir O. Pächt dans son « Alois Riegl » en ouverture de la traduction française de la Historische Grammatik : « En dernier ressort, ce n’est probablement pas de la solidité de la cuirasse théorique que dépend la survivance de l’œuvre d’un historien de l’envergure de Riegl. Car, dans son cas, ce n’était pas une théorie toute faite à laquelle les faits devaient s’adapter à tout prix ; sa démarche ne consistait pas à appréhender l’histoire de l’extérieur. Ses idées se développaient dans une lutte constante pour interpréter et expliquer à lui-même et à autrui les expériences acquises au contact le plus intime avec l’objet – dont la base empirique est vaste et substantielle. (…) Sans doute la chose la plus utile dans l’histoire de l’art est cette sorte de dialogue avec l’objet et non pas les monologues des plus brillants critiques d’art » (p. XXVI). Sur un éclairage du Kunstwollen à partir de considérations sociologiques, voir A. Reichenberger, Riegls ‘Kunstwollen’. Versuch eine Neubetrachtung, Sankt Augustin, Academia, 2003. 60 E. Panofsky, « Der Begriff der Kunstwollen », p. 323 (trad. fr., p. 199). 61 Ibid., p. 324 (trad. fr., p. 201). 58
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domine la doxa dans les interprétations psychologiques-psychologisantes du Kunstwollen rieglien. La troisième et dernière interprétation, fondée sur une « psychologie de l’aperception » et procédant de manière « purement empirique », s’intéresse à la « psyché du spectateur contemplant une œuvre d’art » et cherche à y retrouver le Kunstwollen62 – aux yeux de Panofsky, l’approche de Theodore Lipps en fournit la meilleure illustration63. Ce qu’on constate, c’est que chacune de ces trois interprétations entend faire du Kunstwollen une « réalité (psychologique) » au sens positiviste du terme64. Mais leurs nombreuses insuffisances, failles et contradictions65 – qu’elles soient prises ensemble ou séparément – ont eu tôt fait d’éveiller les soupçons et de provoquer une contre-théorie (par exemple chez Tietze) pour laquelle le Kunstwollen devait plutôt être interprété comme une « simple abstraction », au sens de la « forme la plus simple du non-réel »66. Pour Panofsky, cette contre-théorie « n’épuise pas encore totalement l’importance méthodologique » du Kunstwollen, notamment parce qu’elle n’en donne toujours pas de définition en bonne et due forme, mais un « simple résumé discursif » en disant : au fond, le Kunstwollen n’est que la « synthèse des intentions artistiques d’une époque »67. Or, ce disant, cette contre-théorie ne peut déboucher que sur une typologie ou taxinomie des styles, là où le graal consisterait bien plutôt à découvrir des « principes stylistiques qui, véritablement fondements de toutes ces caractéristiques, expliqueraient, par la base, le caractère propre de ce style sur le plan de la forme et du fond »68. Telle qu’elle est formulée, cette contrethéorie souffre également d’avoir à laisser de côté des manifestations artistiques « échappant à une délimitation chronologique »69, autrement dit ces phénomènes artistiques à la jonction entre différents temps et différents espaces, issus de sociétés isolées ou provincialisées, etc. Pour Panofsky, 62
Ibid., p. 324 (trad. fr., p. 201). Ibid., p. 328n. (trad. fr., p. 208). 64 D’un positivisme étroit proche de celui de Mach, dont l’influence à l’époque, à Vienne et au-delà, commence à se faire forte – positivisme étroit distinct du « positivisme ‘au sens large’ » que revendique Riegl dans « Naturwerk und Kunstwerk I-II » (in Gesammelte Aufsätze, Augsburg-Wien, Filser, 1928, p. 59 en particulier) et qui accorde une place tout aussi prépondérante à la nature comme ce avec quoi le Kunstwollen doit nécessairement être aux prises, comme la Historische Grammatik le montre du début à la fin. 65 Failles et contradictions analysées par Panofsky dans « Der Begriff der Kunstwollen », p. 324-328 (trad. fr., p. 201-208). 66 E. Panofsky, « Der Begriff der Kunstwollen », p. 329 (trad. fr., p. 209). 67 Ibid., p. 329-330 (trad. fr., p. 209). 68 Ibid., p. 329-330 (trad. fr., p. 209). 69 Ibid., p. 330 (trad. fr., p. 209). 63
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il doit exister, au-delà des conceptions psychologiques et discursives, une troisième voie, et sur celle-ci Riegl doit nous servir de guide, car il est le premier à l’avoir balisée : On doit bien plutôt pouvoir caractériser le contenu du Kunstwollen ou de l’intention artistique au moyen d’un concept qu’on pourrait immédiatement dégager de chaque phénomène artistique, aussi limité soit-il, que ce soit la production entière d’une époque, d’un peuple ou d’une certaine région, que ce soit l’œuvre d’un maître bien précis ou que ce soit enfin une œuvre d’art quelconque parfaitement isolée. Ce concept ne sera pas un concept d’espèce obtenu par abstraction et qui définirait les caractéristiques phénoménales (sc. empiriques) du phénomène en question, mais un concept fondamental qui, en découvrant ce même phénomène dans son être originel et exclusif de tout autre développement, en révélera le sens immanent.70
Ces lignes apparaissent à première vue comme du « pain béni » pour le phénoménologue, et le lecteur aura déjà compris qu’elles formeront la pierre de touche de notre modeste tentative de proposer une lecture phénoménologique du Kunstwollen. La manière dont Panofsky décrit sa méthode n’évoque-t-elle pas la recherche d’un concept permettant d’intuitionner, au sens phénoménologique du terme, l’essence de l’œuvre d’art ? Comme nous l’avons annoncé, nous voudrions faire l’hypothèse que seul le concept phénoménologique de « motivation » est à la hauteur des exigences fixées par Panofsky à ce concept fondamental qu’il recherche et qui ne doit être « ni une réalité, psychologique, ni une concept d’espèce, abstrait »71. Certes, Panofsky, qui à cette époque ne peut être au fait de toutes les nuances de la méthode phénoménologique et de ses analyses, soutient que le Kunstwollen qu’il vise « ne peut être rien d’autre que ce qui, en tant que son sens dernier et définitif, ‘se trouve’ non pas pour nous mais objectivement, dans le phénomène artistique »72. Dira-t-on alors que si sa description est compatible avec la phénoménologie, elle ne l’est qu’avec un certain réalisme phénoménologique, et non avec l’idéalisme phénoménologique qui va donner toute son importance et rétrocéder toute sa profondeur au concept de motivation73 ? 70
Ibid., p. 330 (trad. fr., p. 209-210). Nous soulignons. Ibid., p. 330 (trad. fr., p. 210). 72 Ibid., p. 330 (trad. fr., p. 210). Nous soulignons. 73 En ce sens, Panofsky (et le lecture panofskyienne de Riegl) fait écho la Gegenstandsphänomenologie qui se dégage des travaux des jeunes disciples de Husserl, notamment ceux de Fischer, encore fortement attachés au réalisme des Logische Untersuchungen, comme toute la première génération de la phénoménologie, qui aura maille à partir avec le tournant vers l’idéalisme transcendantal. Pour creuser ce lien, on consultera le dossier A VI 1 dans les Archives Husserl dont il a été question et les analyses de Scaramuzza et Schuhmann dans « Eine Husserlmanuskript über Ästhetik », p. 168-171. La voie que nous 71
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Nous répondrons en disant : (1) que le concept de motivation joue déjà un rôle déterminant dans le réalisme phénoménologique, quoique cela se vérifie davantage chez Pfänder et quelques autres que chez le premier Husserl ; (2) que le tournant vers l’idéalisme phénoménologique va permettre de corriger le biais « volontariste » qui grève encore les conceptions de la motivation dans la phénoménologie – réaliste – de la première génération ; (3) que l’idée selon laquelle le Kunstwollen ne peut être rien d’autre que ce qui, en tant que son sens dernier et définitif, « se trouve » non pas pour nous mais objectivement dans le phénomène artistique, doit être entendue à la lumière de la notion de « sens immanent » de l’œuvre d’art qui, tout en étant la clé de son interprétation du Kunstwollen, ne fait jamais directement l’objet d’éclaircissements de la part de Panofsky74 ; (4) que cette notion de « sens immanent » renvoie, du point de vue phénoménologique, aux problématiques conjointes de la motivation et du champ noématique où le hiatus entre le « pour nous » et l’« objectivement » en vient à se résorber, où il n’a plus lieu d’être pour autant qu’on a précisément dégagé un plan fondamental où le phénomène se laisse voir « dans son être originel et exclusif de tout autre développement »75 – un plan où se rejoignent « esthétique objective » (Riegl) et « objectivité esthétique » (Husserl)76. Bien sûr, ni Panofsky, ni Riegl, qui n’a en commun avec Husserl que d’avoir été l’élève de Brentano à Vienne, ne sont allés jusqu’à proposer une lecture phénoménologique du Kunstwollen. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont fait selon nous un pas décisif dans cette direction en inscrivant le traitement de cette notion dans un cadre transcendantal qui est celui qui s’impose ici. Panofsky parle ainsi de la possibilité de découvrir « dans les phénomènes artistiques, de quelque grandeur que soit leur délimitation, époque ou région, un sens immanent – et en conséquence un Kunstwollen dans une acception non plus psychologique mais pour ainsi dire transcendantalo-philosophique »77. Il attribue aussitôt la découverte allons explorer dans ce qui suit est une voie qui, sans dédaigner la Gegenstandsphänomenologie, va faire également droit à la voie subjective et à l’approche génétique-générative qui est celle du « second » Husserl. 74 E. Panofsky, « Der Begriff der Kunstwollen », p. 330, p. 332, p. 333, p. 337 et p. 338 (trad. fr., p. 210, p. 213, p. 219, p. 220 et p. 221). 75 Ibid., p. 330 (trad. fr., p. 210). 76 Selon le titre d’un petit essai de Riegl, « Objective Ästhetik », Neue Freie Presse, 13608, 13.7.1902, p. 34-35 (où Riegl recense le livre d’un médecin et amateur d’art français, P. Richer, Introduction à l’étude de la figure humaine, Paris, Gaultier Magnier, 1902) et le titre des pages des manuscrits husserliens publiés dans le dossier A VI 1 : « Ästhetische Objektivität ». 77 E. Panofsky, « Der Begriff der Kunstwollen », p. 332 (trad. fr., p. 213).
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de cette possibilité à Riegl : « pour autant que nous soyons bien informé, il est jusqu’ici une fois encore celui qui, en dehors des chercheurs immédiatement soumis à son influence, pourrait bien être allé le plus loin dans l’établissement et l’application de concepts fondamentaux », se référant tant au Kunstwollen qu’au couple « optique » et « tactile-haptique »78. Mais le passage qui dit le mieux pourquoi, sans négliger le fait qu’il ait été fils de son temps, l’on peut tout de même être profondément reconnaissant envers Riegl, est le suivant : Parfois Riegl et ses successeurs semblent essayer d’atteindre à quelque chose d’autre, c’est-à-dire qu’ils cherchent à trouver le fondement causal véritable de certains enchaînements d’événements historiques. Il s’agit alors d’une imperfection de leur terminologie qui provient du fait que, nous l’avons déjà fait remarquer, Riegl concevait encore d’un point de vue psychologiste très marqué aussi bien le Kunstwollen que les concepts qu’il avait forgés pour l’appréhender. (…) C’est que, par suite de sa propre situation historique, il ne pouvait pour ainsi dire encore avoir lui-même une connaissance parfaite du fait qu’il avait fondé une philosophie transcendantale de l’art qui laissait loin derrière elle la méthode jusque-là purement génétique. Et, si on plaide ici en faveur de cette méthode ‘transcendantale pour la science de l’art’, ce n’est aucunement pour, à force d’éloges, lui faire prendre la place de l’historiographie de l’art, à la démarche purement historique, mais pour revendiquer une place privilégiée aux côtés de cette dernière, montrer que – loin de vouloir la remplacer – la méthode qui se place sur le plan de l’histoire du sens est la seule apte à compléter une étude purement historique, plus apte en tout cas que des réflexions psychologisantes qui, tout en paraissant approfondir l’image historique, ne font en réalité qu’amalgamer art et artiste, sujet et objet, réalité et idée.79
Ce qui est remarquable, ce n’est pas seulement que Riegl ait fondé une philosophie transcendantale de l’art à son insu, ou plutôt sans avoir eu les moyens de formuler sa recherche en ces termes, c’est aussi que Panofsky milite pour que philosophie transcendantale de l’art et historiographie de l’art travaillent main dans la main – ce qu’elles font déjà discrètement, pour ainsi dire, chez Riegl – pour une meilleure appréhension et une meilleure compréhension des phénomènes artistiques. Ce que nous vérifions aussi, c’est que la nécessaire historicisation du transcendantal, que l’on doit à Dilthey, sur le terrain de la théorie de la connaissance, doit être complétée, sur le terrain de l’art et de la critique d’art, d’une non moins nécessaire transcendantalisation de l’historique ; sans quoi, le risque est trop grand que le sens du phénomène artistique passe au second plan, voire même qu’il disparaisse dans ce qu’on pourrait appeler le « schématisme historique ». 78 79
Ibid., p. 333-334 (trad. fr., p. 214). Ibid., p. 336n. (trad. fr., p. 217-218).
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Au terme de son étude, Panofsky conclut qu’il faut donc parvenir à tenir ensemble l’histoire du sens qui se laisse voir dans une œuvre d’art à condition de lui appliquer des « concepts fondamentaux déduits a priori »80 et le sens de l’histoire qui se voit déposé dans des documents divers et variés permettant une « rectification par reconstruction, exégèse ou correction » de certaines « erreurs subjectives ou objectives » dans l’approche de l’œuvre d’art qui précède l’applications des concepts précités81. Telle est la méthode à double foyer qui permet d’« arriver à la connaissance du Kunstwollen lui-même », qui est une connaissance « plongeant sous la sphère des manifestations » pour rejoindre un « sens immanent aux phénomènes », sens qui n’est autre que la Gestalt du Kunstwollen qui nous est accessible dans ou à travers l’œuvre d’art82. Nous soutiendrons cependant que Panofsky ne franchit pas lui-même le pas décisif vers cette connaissance à cause d’une idée du Kunstwollen qui, tout en n’étant plus psychologiste ni même psychologisante, non plus trop formelle ou formaliste, continue de faire droit à une conception par trop sommaire de la vie intentionnelle et en particulier de l’intentionnalité créatrice au fondement de l’œuvre d’art et de son sens immanent. Ce qu’il nous faut tenter de montrer pour terminer, c’est comment la « sinngeschichtliche Methode »83 de Panofsky, d’une part, et la réflexion de Husserl sur l’histoire du sens dans le cadre de sa phénoménologie génétique, d’autre part, se rejoignent effectivement dans la notion de motivation, et comment le Kunstwollen de Riegl s’y trouve logée comme un fruit dans son écorce84. * 80
Ibid., p. 338-339 (trad. fr., p. 221). Ibid., p. 338 (trad. fr., p. 220-221). 82 Ibid., p. 338 (trad. fr., p. 221). 83 Ibid., p. 336, voir également p. 326, p. 330, p. 335 (trad. fr., p. 218). 84 Ce faisant, nous ne faisons qu’explorer ce que M. Carboni (« Ornement et Kunstwollen », p. 3-4) a défini comme « l’horizon heuristique » de Riegl en lien précisément avec Husserl : « La force philosophique de la méthodologie historiographique de Riegl réside dans l’approche sobrement descriptive-phénoménologique de la recherche. Elle consiste à trouver et à décrire les noèmes de l’expression artistique, à rendre le processus de l’élaboration structuro-formelle que le travail artistique accomplit sur les essences intuitives. (…) Une esthétique phénoménologique doit se mesurer à la Erscheinung, à savoir ‘l’apparence’, voire même, l’apparition, puisque l’esthétique n’est pas une caractéristique ou un attribut intrinsèque à l’objet, mais elle est au contraire constituée comme tel par le sujet qui expérimente de façon intentionnelle, en accomplissant un acte qui ‘remplit’ l’objet de sens, et en effectuant par conséquent une série descriptible d’opérations non pas simplement perceptives mais de compréhension évidente. Par conséquent, l’approche phénoménologique ne permet pas à la réflexion esthétique de se matérialiser en une doctrine catégorielle ontologique ni en une histoire qui serait, d’un point de vue conceptuel, normative et définitoire. La recherche doit être intégrée à un processus descriptif, morphologique et de nature génético-constitutive 81
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Panofsky a montré, dans une discussion serrée de Wölfflin, que des « concepts fondamentaux de l’histoire de l’art » ne peuvent jouer le rôle que la discipline veut leur attribuer qu’à être des « concepts fondamentaux déduits a priori »85. Or, si nous n’y avons pas insisté plus haut, nous pouvons maintenant noter que le passage au plan transcendantal se fait par une « comparaison empruntée à la théorie de la connaissance » et, plus particulièrement, par une analogie avec la théorie kantienne du jugement telle qu’elle est présentée dans les Prolégomènes à toute métaphysique future en rapport à la question de la possibilité d’une science de la nature – et notamment d’une « physique pure »86. Bien connu, l’exemple retenu est celui, présenté dans le § 18, du jugement « L’air est élastique ». Je peux l’étudier de diverses manières, notamment historique (dans quelles circonstances, quel environnement ce jugement a-t-il été prononcé), psychologique (qui exactement a prononcé ce jugement, quelle est sa personnalité, que voyait-il à cet instant, quels étaient ses états d’âme à ce moment) ou encore grammaticale-discursive (s’agit-il d’un jugement positif, négatif, apodictique, assertorique, etc.). Mais l’explication fondamentale, celle qui porte sur « l’être de cette proposition », c’est-à-dire sur ce qui, indépendamment de sa « construction logico-formelle », de sa « préhistoire psychologique », et même du « vouloir-dire » de son auteur, s’y trouve de « pur contenu de connaissance » ; cette explication consiste à se demander si nous avons là un simple jugement de perception ou un jugement d’expérience. Ce faisant, il apparaît vite que c’est la première de ces deux réponses qui vaut : les éléments contenus dans cette proposition ne sont pas liés « par le pur concept de causalité dans une conscience-en-général » mais reliés de façon particulière dans une conscience particulière, par une simple « coexistence psychologique »87. Il est donc clair qu’on ne peut pas parler en ce cas de connaissance universelle et nécessaire. Pour que qui considère les objets ainsi que les actes, qui lui sont liés et qui les déterminent, au sein de leurs structures invariantes, eidétiques, et non au regard de l’accident empirique, auquel se réfère obligatoirement toute approche par trop psychologiste ou, du moins, liée à la facticité naturelle, toujours plus contingente ». Notons toutefois une curiosité : cette puissante description par Carboni de l’horizon heuristique de Riegl via Husserl renvoie explicitement au groupe de manuscrits A VI 1 dont il a déjà été question, lesquels manuscrits ne contiennent pourtant aucun élément faisant état de l’approche phénoménologique-génétique-sinngeschichtlich évoquée ici et qui renvoie, on le sait, aux travaux plus tardifs de Husserl, après le tournant de 1913. Les manuscrits de 1906-1907 restent ancrés dans le réalisme phénoménologique des débuts. 85 E. Panofsky, « Der Begriff der Kunstwollen », p. 330 p. 338-339 (trad. fr., p. 210 et p. 221). 86 Ibid., p. 331 (trad. fr., p. 211). 87 Ibid., p. 331-332 (trad. fr., p. 212).
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tel soit le cas, il faudrait que « l’étude de la proposition » soit fondée sur un « critère de définition qui, sous la forme du concept de causalité, décide du oui ou du non de l’unité de l’expérience. On a là pour ainsi dire un réactif donné a priori qui fournit à l’objet qu’on étudie l’occasion d’éclairer son être propre par son comportement négatif ou positif vis-àvis de ce réactif »88. Ce que dit Panofsky, c’est que le Kunstwollen peut et doit jouer, sur le terrain de l’art et de la critique d’art, le rôle de réactif. Le raisonnement nous paraît tout à fait juste, à ceci près que, nous l’avons constaté dès le début, le Kunstwollen en tant que tel, dans son être même de concept, n’a pas la qualité définitoire, critique ou critériologique qui est celle du concept de causalité sur le terrain de la théorie de la connaissance. C’est là que la comparaison ou l’analogie de Panofsky atteint ses limites. Mais c’est aussi là que notre hypothèse permet de les dépasser, puisqu’elle consiste précisément à soutenir que le Kunstwollen en tant que tel, dans son être même de concept, peut avoir la qualité définitoire, critique ou critériologique qui est celle du concept de causalité, à condition de le comprendre depuis le concept de motivation et le rôle que celui-ci peut être amené à jouer au sein d’une esthétique phénoménologique. Or, ce transfert est pour ainsi dire facilité par la manière dont Husserl lui-même introduit le concept de motivation dans les Ideen II, en en faisant, en quelque sorte, l’analogon de la causalité dans le domaine de l’esprit et de la vie de l’esprit. La motivation est en effet au monde de l’esprit ce que la causalité est au monde de la nature. Nous lisons ainsi au § 55 : Si nous considérons maintenant les rapports du sujet à son monde environnant en tant que monde que lui-même pose et auquel peuvent appartenir non seulement des réalités, mais aussi, par exemple, des fantômes et si, encore une fois, nous considérons le sujet tout d’abord en tant que sujet singulier : nous trouvons alors une profusion de rapports entre les objets posés et le sujet ‘spirituel’, ainsi que nous nommons à présent le sujet de l’intentionnalité. (…) En font partie les rapports de ‘causalité’ entre sujet et objet, une causalité qui n’est pas une causalité réale, mais qui a un sens absolument propre : celui de la causalité de motivation (…).89
Et plus loin, au § 56 : L’unité de la motivation est une connexion fondée dans les actes concernés eux-mêmes et quand nous posons la question du ‘pourquoi’, la question de la raison du comportement d’une personne, nous ne voulons alors rien d’autres que connaître cette connexion. Dans les sciences de la nature, la 88 89
Ibid., p. 332 (trad. fr., p. 212). E. Husserl, Ideen II, Hua IV, p. 216 (trad. fr., p. 300).
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causalité de la nature a son corrélat dans les lois de la nature, conformément auxquelles il est nécessaire de déterminer de façon univoque (tout au moins dans le domaine de la nature physique) ce qui doit se produire dans des circonstances déterminantes univoques. Par contre, dans la sphère des sciences de l’esprit, dire que l’historien, le sociologue, l’anthropologue veut ‘expliquer’ les faits des sciences de l’esprit, c’est dire qu’il veut élucider comment les hommes dont il s’agit ‘en sont venus’ à se comporter de telle et telle manière, quelles influences ils ont subies et exercées, qu’est-ce qui les a déterminés dans et en vue de la communauté de l’action, etc. (…) Comment ces hommes-là se sont ‘déterminés’ mutuellement et ont été déterminés par le monde de choses qui les entoure, comment, à leur tour, ils l’ont en réaction façonné, etc.90
Il ne faut pas se formaliser ici du fait que Riegl, de son côté, fait de la nature le réquisit indépassable de l’activation de la dynamique du Kunstwollen91. Dans notre interprétation, cela ne signifie nullement qu’il conviendrait de considérer ce dernier comme un rouage dans la causalité de la nature, mais bien plutôt que la nature ou ce que Riegl appelle les « choses de la nature » (Naturdinge)92 tombent justement sous le coup de ce que Husserl nomme le « monde des choses » (Dingwelt). S’il est vrai qu’en disant cela nous dépassons le réalisme qui est encore celui de Riegl vers l’idéalisme qui est celui de Husserl93, nous ne voyons aucune violence excessive dans cette interprétation qui, en défendant l’idée que l’idéalisme (anti-métaphysique) husserlien est la vérité du réalisme rieglien, se contente de dire que si l’art est bien lui-même dans une profusion de rapports – imitation, correction, déformation, etc., pour ne citer que les quelques exemples examinés par Riegl dans son Historische Grammatik – avec la nature, les œuvres qu’il génère ne peuvent s’en démarquer que par leur caractère « spirituel » au sens husserlien du terme. Au fond, l’ensemble de ces rapports ressortit à une forme d’animation ou de spiritualisation de la nature. L’œuvre d’art apparaît ainsi comme un cas insigne de cet « objet investi d’esprit » dont parle Husserl, dans les Ideen II notamment : quand je la contemple, je vois une chose de la nature, un objet physique, plus ou moins grand, coloré, avec ses formes, ses aspérités, etc., mais je suis orienté vers autre chose que son côté chosique, en l’occurrence « je ‘vis’ par la compréhension, dans le sens. Et ce faisant, j’ai affaire à l’unité spirituelle » de l’œuvre d’art94. 90
Ibid., p. 229 (trad. fr., p. 316). A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 25. 92 A. Riegl, « Naturwerk und Kunstwerk I », in Gesammelte Aufsätze, p. 60. 93 Et en cela nous nous séparons de l’interprétation d’Efal (« Reality as the Cause of Art », p. 7) via le néokantisme : la réalité cause de l’art n’est pas la nature en tant qu’objet des sciences de la nature mais bien la nature en tant que monde au sens phénoménologique. 94 E. Husserl, Ideen II, Hua IV, p. 236 (trad. fr., p. 325). 91
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Ce que cela dit du Kunstwollen, c’est que celui-ci n’est pas dans la nature, mais dans le rapport à la nature, qui ne peut être que le rapport d’un esprit à la nature, d’un esprit qui mondanise ou mondanéise nécessairement la nature à travers l’acte de création ou de contemplation – et ce quand bien même, nous allons le voir, le sens du Kunstwollen ou, plus précisément, le Kunstwollen comme sens, dépasse ces actes pris isolément en tant qu’actes puisque, précisément, il les motive, c’est-à-dire les inscrit dans une chaîne, une connexion de sens qui se sont sédimentés dans le monde de la vie ; en sorte que, le Kunstwollen peut, dans certaines situations historiques et même génératives, les activer, les désactiver ou les réactiver. Si notre interprétation dépasse la lettre du texte rieglien, elle y demeure toutefois attachée par plus d’un fil. Tentons de le montrer en considérant d’abord un passage-clé de l’essai de 1901 « Naturwerk und Kunstwerk I » auquel nous avons fait allusion en note plus haut. Cet essai est probablement le texte le plus théorique jamais rédigé par Riegl. Il y discute d’abord de la théorie stylistique de Semper et de la manière dont elle a permis de dépasser la norme idéaliste en histoire de l’art et plus largement en esthétique95. Tout en reconnaissant le progrès que cette théorie a représenté, Riegl estime néanmoins en avoir démontré le caractère « intenable » dès ses Stilfragen de 1893 : la thèse du recoupementrecouvrement de l’histoire de l’art et de l’histoire des techniques n’étant pas universalisable, il va falloir, soit, comme le fait Semper, postuler une décadence, soit, comme s’y emploie Riegl, rechercher l’origine ou la cause de l’art ailleurs, en l’occurrence dans le Kunstwollen96. « Naturwerk und Kunstwerk » va être l’occasion de préciser ce changement de paradigme, et pour Riegl d’inscrire sa propre contribution dans une « orientation philosophique très répandue aujourd’hui qui, fondée sur le refus le plus ferme de toute métaphysique, est bien décidée à s’en tenir uniquement au donné et va par le nom de positivisme (au sens large) »97. Philosophiquement parlant, cette orientation semble à la fois proche et lointaine de la phénoménologie. Proche dans son strict attachement au « donné », lointaine si l’on considère que le positivisme historique (de Herbart à Mach en passant par von Ehrenfels) voit généralement dans ce donné un fait purement sensoriel plutôt qu’un fait de conscience98. Plutôt que de nous 95 A. Riegl, « Naturwerk und Kunstwerk I », in Gesammelte Aufsätze, p. 52-53. Sur Semper, on pourra consulter l’article récent et stimulant de C. Trautmann-Waller, « Le Style de Gottfried Semper. Une esthétique globale ? », Gradhiva, 25, 2017, p. 124-151. 96 Ibid., p. 53. 97 Ibid., p. 53. 98 Sur la problématique du donné, entre positivisme et phénoménologie, voir l’étude de référence sur le sujet : V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le
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perdre dans les longues et laborieuses discussions qu’exigerait ce « partage du donné », citons ce passage bien connu du § 20 des Ideen I : Tandis que les empiristes, en vrais philosophes champions d’un point de vue, et en contradiction ouverte avec leur principe de liberté à l’égard des préjugés, partent de préconceptions confuses et dénuées de fondement, notre point de départ c’est cela même qui est antérieur à tout point de vue, à savoir tout le champ intuitif, antérieur même à toute pensée qui élabore théoriquement ce donné, tout ce qu’on peut voir et saisir immédiatement, à condition précisément qu’on ne se laisse pas aveugler par des préjugés et empêcher de prendre en considération des classes entières de données authentiques. Si par ‘positivisme’ on entend l’effort, absolument libre de préjugé, pour fonder toutes les sciences sur ce qui est ‘positif’, c’est-à-dire susceptible d’être saisi de façon originaire, c’est nous – les phénoménologues – qui sommes les véritables positivistes. Nous ne laissons effectivement aucune autorité restreindre notre droit à reconnaître dans tous les types d’intuitions des sources de droit pour la connaissance dotées d’une égale dignité – pas même l’autorité des ‘sciences modernes de la nature’.99
Il ne semble pas difficile de soutenir que le « vrai » positivisme peut être rapproché du « positivisme au sens large » et que Riegl, cet élève de Brentano, est donc à situer entre le positivisme historique et le positivisme phénoménologique. Mieux encore : il apparaît sur la voie de ce dernier. Cela se confirme dans la suite de « Naturwerk und Kunstwerk », où Riegl explique que si l’on transpose les principes de cette orientation de pensée – positivisme au sens large – à l’histoire de l’art, l’on devra dire que la création artistique (Kunstschaffen) ne s’exprime que sous la forme d’une pulsion esthétique (ästhetischer Drang) : restitution (wiedergeben) des choses de la nature d’une manière déterminée via l’amplification ou au contraire la répression unilatérales de certaines caractéristiques pour les uns (les artistes), contemplation (schauen) des choses de la nature de cette manière précise que les artistes contemporains ont voulu exprimer à travers leur entreprise de restitution pour les autres (le public). Ce par quoi cette pulsion pourrait être déterminée – peut-être la matière, la technique ou le but utilitaire, ou encore l’image-souvenir – est pour nous du moins un Ignoramus, et peut-être même pour toujours un Ignorabimus : il ne reste que le Kunstwollen en tant que cela seul qui est donné avec certitude.100
Nous n’avons pas voulu forcer la traduction, mais l’on voit clairement que la configuration décrite par Riegl épouse particulièrement bien le positivisme phénoménologique tel qu’il vient d’être décrit. Du côté de néokantisme. Des critiques du positivismes au débat avec Kant, Dordrecht, Springer, Phaenomenologica 224, 2018. 99 E. Husserl, Ideen I, Hua III, p. 38 (trad. fr., p. 69). 100 A. Riegl, « Naturwerk und Kunstwerk I », in Gesammelte Aufsätze, p. 59-60.
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l’artiste, on ne peut wiedergeben que ce qui a été préalablement gegeben dans une certaine intuition, et du côté du public on ne peut schauen que ce qui est pareillement intuitionnable. « Tous les types d’intuitions » sont des « sources de droit », non pas seulement pour la connaissance mais, ici, pour la création comme pour la contemplation. Quant à la motivation de la pulsion esthétique, Riegl reste indécis, puisqu’il soutient que nous savons pas et ne saurons peut-être jamais – reprenant cette expression popularisée par Emile du Bois-Reymond dans son fameux discours de 1872 devant l’Académie intitulé « Über die Grenzen des Naturerkennens » évoquant précisément comme limite ultime l’énigme du rapport entre matière et conscience –, mais il suggère tout de même des pistes en évoquant la matière, la technique, le but utilitaire et l’image-souvenir, qui ne peuvent être compris ici autrement que comme faisant signe vers d’autres intuitions ou objets d’intuition ou, mieux encore, d’autres sens intuitionnés. Cette lecture nous permet de compléter ce que nous disions plus haut en soutenant que le Kunstwollen en tant que donné, et donc en tant que sens, ne peut activer des sens sédimentés que pour autant qu’il est luimême motivé par et dans des sens sédimentés. Notre interprétation se trouve même confirmée et renforcée par le passage suivant de « Naturwerk und Kunstwerk » où s’opère une transition du plan génétique au plan proprement génératif. Se demandant comment le Kunstwollen peut admettre un « développement » alors même que les « choses de la nature » sont toujours restées les mêmes, Riegl, plutôt que d’invoquer la technique comme Semper, répond que tout tient « à la manière dont l’homme a voulu voir les choses de la nature à chaque fois reproduites »101. Il précise que les choses de la nature nous apparaissent de conserve comme des « figures isolées » et comme liées à un tout bien plus vaste, comme simultanément délimitées par des « contours » et parties intégrantes dans leur « environnement » (Umgebung), comme en même temps dotées d’une « coloration locale » et accordées au « ton d’ensemble » de leur environnement102. Et il poursuit en avançant que le « développement du Kunstwollen se rattache justement à cette double manifestation des œuvres de la nature dans les yeux de l’homme »103. Si le Kunstwollen a pu varier, ou plutôt si le Kunstwollen d’ordre supérieur a pu se spécifier en différents Kunstwollen, c’est que l’homme a accentué tantôt l’isolement 101 A. Riegl, « Naturwerk und Kunstwerk I », in Gesammelte Aufsätze, p. 60. Nous soulignons. 102 Ibid., p. 60. 103 Ibid., p. 60.
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des choses de la nature par rapport à leur environnement, tantôt leur fusion avec cet environnement104. Ce qui est intéressant pour nous n’est pas seulement que le « développement » concerné n’a ainsi rien d’une ligne droite, mais également que l’inclination d’un côté ou de l’autre est à reconduire à ce que Riegl nomme l’Erfahrungsbewusstsein105. Pour aller au bout de la démonstration, il conviendrait très certainement d’essayer de rapprocher, toute proportion gardée, les vues riegliennes sur la perception de la théorie husserlienne des esquisses. Par manque d’espace et de temps, nous nous contenterons ici de continuer à tenir d’aussi près que possible le fil directeur de notre propos, en montrant que la conscience d’expérience au travers de laquelle se déploie le Kunstwollen est en réalité le point nodal d’un réseau motivationnel. Le Kunstwollen d’ordre supérieur se révèle en effet assimilable à la « motivation transcendantale », tandis que les Kunstwollen particuliers apparaissent comme autant de « motivations empiriques », qui ne sont que des applications de la motivation transcendantale ou ses manifestations « sous le règne de diverses régions de l’expérience phénoménologique »106. Cette interprétation s’éloigne déjà notablement de la compréhension de la motivation selon le « paradigme volitif » que l’on trouve notamment chez von Ehrenfels et Lipps et de laquelle on est tenté de rapprocher le Kunstwollen rieglien en vertu du nom même qui est le sien107. Souvenons-nous du passage de Spätrömische Kunstindustrie cité au début de cette étude, passage relatif à l’orientation du vouloir humain vers la mise en forme satisfaisante de son rapport au monde, au Kunstwollen comme instance régulatrice du rapport à la manifestation sensible des choses susceptibles d’être perçues, mais également à l’homme comme être de désir multiforme dont le vouloir s’exprime dans une vision du monde108. Ce passage ne trouve-t-il pas un éclairage décisif dans la théorie des valeurs de von Ehrenfels ; théorie portant sur la « formation première du désir », sur « le chemin conduisant du sentir au désir » et concluant que « la position de valeur » est à ramener à la « loi de motivation de l’affectivité » selon laquelle « la force de motivation d’un objet, source de sa valorisation, est proportionnelle à la différence d’intensité entre le sentiment lié à la représentation de sa réalisation et celui lié à la 104
Ibid., p. 60-61. Ibid., p. 61-62. 106 Selon la thèse de B. Barsotti, Motivation et intentionnalité. Sur un présupposé de la phénoménologie d’Edmund Husserl, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 18. 107 Voir B. Barsotti, Motivation et intentionnalité, p. 120 sq. 108 A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 401. 105
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représentation de sa non-réalisation »109 ? Certes, mais il demeure que la théorie de von Ehrenfels n’explique qu’une partie du Kunst-wollen, qui est encore et surtout le principe explicatif d’un Kunst-schaffen, en sorte qu’une simple psychologie de la volonté ne peut suffire à en éclairer tous les tenants et aboutissants. Le concept phénoménologique de motivation, lui, le peut, précisément parce qu’il consiste, selon les mots de Husserl lui-même dans une note au § 47 des Ideen I, en une généralisation de ce concept de motivation en vertu duquel nous pouvons dire, par exemple, du vouloir dirigé sur une fin, qu’il motive le vouloir appliqué aux moyens. Au reste le concept de motivation subit, pour des raisons essentielles, différentes modifications ; mais les équivoques qu’elles suscitent sont sans danger et apparaissent même être nécessaires, dans la mesure où la situation phénoménologique est élucidée.110
Cette généralisation et plus généralement ces modifications sont très précisément ce qui rend applicable ce concept phénoménologique de motivation à la région de l’art telle que l’entend Riegl, où il n’est pas seulement question de volonté individuelle, ni même collective, mais d’un sens émergent ou d’un sens se faisant à partir d’autres sens sédimentés dans la réalité111. D’un intérêt remarquable pour nous est le fait que la motivation, en tant que loi fondamentale, structurale, du monde de l’esprit, tend à relativiser l’idéalisme husserlien et à le rapprocher du réalisme rieglien. Comment ? En se révélant une « contre-catégorie de l’intentionnalité » et en même temps la « condition de possibilité » de toute intentionnalité, mais aussi et surtout en consacrant « l’autonomie réelle du noématique » qui permet justement de mettre « la phénoménologie à l’abri du reproche d’idéalisme subjectif »112. Cette autonomie réelle du noématique est le sens que nous donnons au « réalisme » rieglien. Nous pensons en retrouver la trace dans les écrits de Riegl lui-même. Par exemple dans le troisième chapitre de la Historische Grammatik, précisément consacré aux « motifs des arts plastiques » ; des motifs qui, « étant créés pour rivaliser avec la 109 Voir B. Barsotti, Motivation et intentionnalité, p. 121, renvoyant à C. v. Ehrenfels, « Von der Wertdefinition zum Motivationsgesetz », in Philosophische Schriften, München, PRL, 1982, p. 177-178. 110 E. Husserl, Ideen I, p. 89 (trad. fr., p. 157). 111 Ici nous nous séparons de l’interprétation de B. Barsotti (Motivation et intentionnalité, p. 240) qui va jusqu’à évoquer « l’auto-engendrement du sens ». Ex nihilo ? Cela n’est pas clair. Le cas échéant, cela irait contre les réflexions développées dans le tout dernier chapitre de l’ouvrage (« L’histoire et sa motivation générative ») sur lesquelles, pour notre part, nous nous appuyons dans ce qui suit. 112 Selon la thèse B. Barsotti, Motivation et intentionnalité, p. 23, p. 61, p. 155.
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nature, ne peuvent donc être pris ailleurs que dans cette nature »113. De notre point de vue, cet emprunt pratique, empirique à la nature a nécessairement pour corrélat une action de puiser dans une réserve de sens pour en engendrer de nouveaux. Riegl confirme, à sa manière : « Dès que l’homme éprouve le désir de former avec de la matière inerte une œuvre décorative ou utilitaire, il est naturel qu’il applique les mêmes lois que la nature lorsque celle-ci forme la matière inerte : ce sont les lois de la cristallisation »114. Les lois de la cristallisation sont sous-tendues par les lois de la motivation qui président à la réalisation du désir humain et l’inscrivent dans une « téléologie immanente »115 qui n’est cependant pas sans recouper une certaine vision historique du monde et même une certaine expérience historique du monde116. Les motifs des arts plastiques apparaissent donc comme les reflets des motivations phénoménologiques, ils traduisent un certain engagement avec et dans la réalité, un certain être-au-monde qui a cours dans un temps, un lieu, une histoire117. Or, Husserl a montré, à travers l’analyse de ce qu’il a nommé « traditionalité », autrement dit le « mode universel de temporalisation du sens », que cette histoire est de part en part générative : « tout homme possède un vague savoir sur son être et sur sa génération, connexion de personnes présentes et de personnes mortes qui existent encore actuellement maintenant avec leurs idées et leurs œuvres fécondant les idées des contemporains depuis toujours à nouveau, les motivant dans leur existence »118. Si le rapport à la nature mis en avant par Riegl n’est pas ici au premier plan, il est naturellement sous-entendu et même intériorisé dans cette définition husserlienne de la génération par la motivation et de la motivation par la génération. Le vague savoir que possède tout homme sur sa génération inclut nécessairement un certain type de rapport à la nature et le sens culturel qui lui correspond, si bien que l’on peut ensuite et enfin considérer le Kunstwollen en tant que motivation spirituelle comme « l’action de rétro-motivation des noèmes culturels sur l’intentionnalité réceptive »119 qui, partant, peut se faire intentionnalité créatrice. Nous devrions plutôt dire : « tel » Kunstwollen en tant que « telle » motivation spirituelle…, 113
A. Riegl, Historische Grammatik der bildende Künste, p. 63 (trad. fr.). Ibid., p. 63-64 (trad. fr.). 115 E. Husserl, Phänomenologische Psychologie, Hua IX, p. 9 (trad. fr., p. 17). 116 A. Riegl, Historische Grammatik der bildende Kunste, p. 78 et passim (trad. fr.). 117 Exemple éclatant dans les pages de Das hollandische Gruppenporträt (deuxième partie) consacrées à « La résolution du problème de l’unité externe de l’espace et du temps dans le portrait de groupe d’Amsterdam ». 118 E. Husserl, Krisis, Hua VI, p. 488 (trad. fr., p. 541). 119 Voir B. Barsotti, Motivation et intentionnalité, p. 238. 114
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car si « la causalité de motivation noématique en tant que figure culturelle de la motivation empirique apporte une élucidation phénoménologique complète de la question du rattachement de l’ego au monde »120, en ce compris, donc, la question du rattachement de l’artiste à la nature telle qu’elle traverse l’œuvre de Riegl, elle suppose l’existence d’une sorte de pulsion sans objet, une motivation purement transcendantale – qui prendrait dans la sphère esthétique la forme du Kunstwollen d’ordre supérieur, de ce que nous appellerions, pour proposer notre propre traduction, un « vouloir-artifiant » ou, mieux, un « vouloir-artialisant » –, à laquelle s’ordonnent toutes les motivations empiriques – et donc tous les Kunstwollen particuliers. Il n’est pas certain que Riegl eût accepté de placer cette motivation transcendantale, comme Husserl semble le faire, aux tréfonds de la subjectivité. Il est même probable qu’il eût préféré (dans un geste quasiment merleau-pontien avant la lettre) en faire, non un principe sis dans une pure extériorité, fut-ce la nature, mais ce qui créé le lien, remplit la distance, occupe l’espace qui sépare la subjectivité de l’objectivité, autrement dit ce « sol commun » ou cette « plateforme » qu’est le monde-de-la-vie121, où toutes les possibilités d’art doivent nécessairement s’actualiser quelle que soit l’époque, sauvegardant ainsi sa dimension transcendantale tout en rééquilibrant son poids entre les deux instances fondamentales du sens. Par où nous pouvons conclure qu’il est en définitive aussi utile et même aussi important, pour comprendre Kunstwollen et motivation de conserve, de lire Husserl avec Riegl que de lire Riegl avec Husserl.
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Ibid., p. 219. Le mot de « sol commun » est celui de A. Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, p. 389-390 (parlant du Kunstwollen) ; celui de « plateforme » se trouve chez A. Efal, « Reality as the Cause of Art », p. 22. 121
DU SPIRITUEL ET DU MATÉRIEL DANS L’ART HENRY INTERPRÈTE DE KANDINSKY Rudy STEINMETZ (Université de Liège)
« Je ne veux pas peindre des états d’âme » Vassily Kandinsky, Conférence de Cologne, 1914
L’analyse de l’œuvre théorique et plastique de Kandinsky proposée dans Voir l’invisible s’inscrit dans une perspective phénoménologique. Michel Henry, on le sait, s’attache à y montrer que celui qui s’engagea le premier dans la voie de l’abstraction picturale nourrissait l’ambition de dégager l’essence de la peinture et, plus généralement, de toute activité artistique1. L’idée selon laquelle il y a une essence commune aux différents arts finit rendait du même coup justice aux diverses tentatives de synthèse dont ils furent l’objet à travers les âges et, malgré la spécificité des impressions sensorielles, au caractère tendanciellement synesthésique de l’expérience esthétique. Ces deux correspondances, des arts et des sens, renvoyant chez Kandinsky, soutient Henry, à « un seul et unique pouvoir sous la pluralité de ses modes d’accomplissement »2, à une seule « source éternelle de toute création »3 assurant, indépendamment des soubresauts de l’histoire4, la fondation ontologique des formes créées. Sous cet angle d’approche, il n’est pas surprenant que les références à Husserl – fût-ce pour s’en démarquer – jalonnent le texte de Henry et que Kandinsky y soit présenté comme une sorte d’« artistephénoménologue », puisque, aussi bien, une part du talent de celui-ci aurait résidé dans le fait d’être parvenu à fournir, d’une certaine manière, ce que Henry considère être l’équivalent ou le pendant d’une explication 1 Cf. M. Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, Paris, Éditions François Bourin, 1988, p. 10-13. 2 Ibid., p. 192. 3 Ibid., p. 12. 4 Cf. ibid., p. 216.
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phénoménologique de ce en quoi consiste la puissance de créer5. Tous les passages où Husserl est mentionné confirment que l’axe de réflexion choisi par Henry tourne autour de la réduction eidétique grâce à laquelle s’accomplit le passage de l’ordre du fait à l’ordre de l’eidos. Ce serait ce passage de la factualité matérielle des éléments picturaux à la force spirituelle qui les détermine essentiellement que l’abstraction, pensée et pratiquée par Kandinsky, dans sa volonté de libérer formes et couleurs de leur asservissement à la représentation de la nature, aurait opéré6, mettant en relief, estime Henry, ce que toute œuvre partage avec toutes les autres, quelle que soit leur appartenance générique. Dépouillés de toute fonction mimétique, arrachés à la contrainte figurative, les tableaux abstraits de Kandinsky font rupture avec le sens grec de la « phénoménalité », celui que Husserl, regrette Henry, reprend à son compte, à savoir la désignation de « ce qui brille », de « ce qui se montre dans la lumière », de ce qui est « dans le monde »7. Désormais, pour le dire avec les mots de Kojève, le neveu de Kandinsky, de tels tableaux « sont non pas des peintures d’objets, mais des objets peints », lesquels ont leur valeur en euxmêmes, ne faisant référence qu’à l’esprit qui les habite et les vivifie : ce sont des univers à eux tout seuls, des entités peintes constituant un « “absolu” »8. Ce qui résulte de la mise en cause de la valence sémantique grecque du « phénomène » accomplie par la peinture de Kandinsky et thématisée dans ses écrits, c’est ce que Freud aurait appelé un « renversement en son contraire » : « elle cesse d’être la peinture du visible »9 pour s’adonner à la « tâche de peindre l’invisible »10. Couche fondamentale du tableau abstrait, l’invisible renvoie au motif transcendantal de la phénoménologie hylétique élaborée par Henry et désigne – est-il besoin de le rappeler ? – l’intériorité de la vie révélée à elle-même dans un sentiment de coïncidence à soi que rien ne saurait venir altérer. Car la vie, affirme Henry, ne se donne pas à la façon des réalités mondaines, c’est-à-dire dans un rapport d’extériorité qui sollicite le concours de la perception et 5
Cf. ibid., p. 50. « L’analyse kandinskienne travaille (…) à la manière de l’analyse eidétique de Husserl : il s’agit de proscrire les propriétés étrangères à l’essence de l’art afin d’apercevoir celle-ci dans sa pureté. C’est précisément avec l’élimination de la représentation objective que se produit la mise à nu de l’essence pure de la peinture » (ibid., p. 73). 7 Ibid., p. 19. 8 A. Kojève, « Les peintures concrètes de Kandinsky », Revue de Métaphysique et de Morale, 90, 2, 1985, p. 167. 9 M. Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, p. 21 10 Ibid., p. 22. Nous soulignons. 6
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que celle-ci ne parvient jamais à combler. Elle se manifeste dans l’autoaffection de son être propre, dans une impression indivise qui « s’impressionne immédiatement elle-même », impression que le philosophe dénomme « Affectivité »11, d’un terme affecté d’une majuscule pour avérer son statut de condition de possibilité de toute mise en relation avec le monde. Et comme cette condition de possibilité est primordiale, originelle, autrement dit, préalable au monde, et non pas activée à la faveur des actes intentionnels nous y rapportant, elle ne se laisse pas voir, mais seulement éprouver dans et comme l’ensemble des tonalités pathiques avec lesquelles elle ne cesse de s’accroître et de se confondre. Aussi la perception d’un objet ou d’une œuvre ne donne-t-elle pas naissance à un sentiment ou à une impression. C’est bien plutôt l’inverse qu’il faut penser : le sentiment ou l’impression garantissent à la perception le fait d’être, c’est-à-dire d’être mienne, parce qu’elle ne saurait s’accomplir que si je peux la sentir en me sentant la sentir selon une modalité émotive particulière. Sinon, le sujet percevant, étant donné que la perception a son siège dans une subjectivité, serait à l’écart de lui-même, n’adhèrerait pas à sa vue, à son toucher ou à son ouïe, rendant caduque, par la même, toute attitude intentionnelle. Tel est le sens radical de la phénoménologie non-intentionnelle développée par Henry où la donation des phénomènes, assure-t-il, s’enracine dans une « substance phénoménologique invisible »12 dont la peinture abstraite de Kandinsky aurait révéler l’immanence à soi en administrant picturalement la preuve que « la forme (…) n’a plus (…) aucun support extérieur et n’en a nul besoin »13. Ne résidant pas dans ce que nous « percevons », elle ne peut subsister que dans ce que nous « ressentons » à son contact tant il est vrai, à en croire Kandinsky expliqué par Henry, que « le tableau (…) ne se réduit nullement à son support matériel »14, pas plus qu’il n’a l’obligation d’être le calque de la réalité objective.
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Ibid., p. 18. M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990, p. 7. 13 M. Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, p. 48. 14 Ibid., p. 21. On retrouve ici l’un des points centraux de la phénoménologie de la création artistique de Husserl. Celui-ci stipule en effet que la réalité esthétique de l’œuvre d’art ne se réduit pas à la réalité physique du matériau dans lequel elle s’instancie. Ce matériau est bel et bien perceptible, mais l’œuvre, en tant que telle, est du ressort de l’imaginaire. Bien qu’il se fonde sur des qualités sensibles lui conférant un support matériel, l’objet d’art ne se confond pas avec ces qualités. Sur la différence séparant l’imaginaire husserlien de l’imaginaire henryen, on se reportera à Voir l’invisible. Sur Kandinsky, p. 185-188. 12
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Ainsi, donc, en dépit du fait qu’il élabore un langage des formes et des couleurs pures, même s’il n’en fait plus, pour s’exprimer comme Husserl, des esquisses, des profils partiels renvoyant à un objet dont l’identité demeure un pôle idéal se situant par-delà ses apparitions fragmentaires15, Kandinsky, à suivre Henry, mettrait résolument l’accent sur le contenu de la peinture plutôt que sur sa forme. Ce que l’objet d’art est censé porter à la « manifestation », c’est, paradoxalement, la vie affective qui en est l’essence secrète et inobjectivable, ce que, pour sa part, Kandinsky, comme le précise Henry, nomme la « vibration de l’âme »16 ou la « “Nécessité intérieure” »17 en l’absence de laquelle il n’est pas d’œuvre digne de ce nom. Les moyens déployés pour y parvenir possèdent bien une matérialité physique. Ils sont donc visibles. Toutefois, leur nature propre, tout bien considéré, n’a rien d’hétérogène à l’invisibilité de la subjectivité absolue qui les sous-tend, au sentiment de soi dont ils sont animés. Cela, parce que « ces moyens eux-mêmes doivent être compris (…) comme “intérieurs” dans leur signification et finalement dans leur réalité véritable – comme “invisibles” »18. Ce qui veut dire qu’ils ne sont pas l’« expression » ou l’« extériorisation » d’une vie réfractaire à toute intuition transcendante, mais qu’ils ont la capacité de faire « vibrer » en nous cette même vie, de la stimuler. L’art n’est donc pas, pour Kandinsky interprété par Henry, une présentation de la vie, il en est plus justement une prestation. Il est le lieu de sa rythmique et non pas celui de sa réplique : « il ne nous la donne pas à voir comme un objet, il la met en œuvre, il en est en nous l’exercice, le développement. La certitude qu’il nous procure, nous l’éprouvons comme cela que nous devenons : à la manière dont on éprouve un amour. Il s’agit d’une certitude absolue identique à notre vie »19. Dans le regard qu’il porte sur elle, Michel Henry, on le comprend, n’hésite pas à dresser entre l’entreprise de Kandinsky et la phénoménologie hylétique dont il se veut le promoteur un parallèle. Cette attitude le conduit à privilégier la dimension spirituelle de la peinture abstraite, au détriment, nous semble-t-il, de sa dimension matérielle. C’est particulièrement notable dans sa critique de l’esthétique de Hegel. L’auteur de 15
Cf. ibid., p. 31 et p. 53. Ibid., p. 45. 17 Ibid., p. 47. 18 Ibid., p. 23. 19 Ibid., p. 41. Plus loin, Henry écrit qu’« aucune sensation de forme, de couleur n’est possible qui ne s’auto-affecte et ne s’auto-impressionne elle-même — qui ne soit la vie » (ibid., p. 208). 16
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La phénoménologie de l’esprit, souligne-t-il, a tendance à focaliser son attention sur la matière en laquelle s’incorpore l’œuvre d’art, parce que la définition qu’il donne de cette dernière repose sur la liaison indéfectible de la forme et du contenu. L’œuvre n’est œuvre que pour autant que la présentation sensible d’un sens intelligible s’y accomplisse. Tant que sa signification spirituelle ne s’est pas matérialisée dans une réalité concrète lui procurant un certain degré de détermination, l’œuvre demeure « abstraite », privée d’« effectivité », c’est-à-dire pauvre, en souffrance de son être propre, en déficience ontologique. Selon le point de vue de Hegel, « l’intérieur n’est encore qu’une subjectivité indéterminée et vide – cette nuit où toutes les vaches sont noires – aussi longtemps que son devenir-visible dans l’extériorité de la forme ne s’est pas produit »20. Kandinsky, à rebours de la position hégélienne, serait loin de considérer, à ce que prétend Henry, que l’œuvre soit manquée lorsque nulle configuration formelle ne vient donner consistance à la vibration intérieure de son contenu spirituel. La vie subjective, force créatrice initiale, toujours en empathie avec elle-même, n’attend en effet rien d’un supplément venu du dehors. Raison pour laquelle le peintre d’origine russe n’hésiterait pas à souscrire à ce que lui fait dire Henry, à savoir que « la subjectivité n’est pas quelque chose d’abstrait au sens de ce qui manquerait encore de réalité – ne pouvant trouver celle-ci que par l’adjonction d’un élément extérieur, de l’extériorité du monde. Elle définit au contraire cette réalité, cette plénitude de l’être en dehors de laquelle il n’y a rien »21. Ainsi, les structures formelles et les plages colorées que met en œuvre l’activité picturale ne tiennent-elles pas leur existence de leur matérialité, mais de leur enracinement dans le pathos immatériel de la vie. Pour stimulante, voire convaincante qu’elle soit, la lecture que livre Henry de la révolution artistique accomplie par Kandinsky et des tentatives de justifications fournies dans ses textes à visées théoriques se heurte à des difficultés et nous paraît soulever certaines questions. Tout d’abord, est-il légitime de penser, avec Henry, que l’art s’excepte de toute considération d’ordre génétique ? Que l’enserrer dans un cadre social et culturel revient à manquer sa signification profonde ? Qu’il est vain de croire qu’« il n’y aurait œuvre d’art que sous la lumière d’un certain regard, dans certaines conditions par conséquent, lesquelles sont bien entendu des conditions objectives : sociologiques, historiques, culturelles » et qu’« il est donc possible pour une œuvre (…) d’entrer ou de 20 21
Ibid., p. 44. Ibid., p. 45.
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sortir de la dimension de l’art selon l’évolution de ces conditions »22 ? Ce qui impliquerait qu’il faille respecter l’« exemplarité », la « singularité »23 du cas Kandinsky, puisque, même s’il n’a pu parvenir à la révéler qu’à un moment précis de l’histoire, dans un contexte particulier, l’essence de la peinture – et, au-delà, de tout art –, parce qu’elle est éternelle et universelle, insiste Henry, s’absout de tout ancrage dans une époque donnée et de toute sujétion à des « catégories historiques »24. En bref, Kandinsky est-il hors sol et hors temps, ainsi que Henry tend à nous le présenter en mettant l’accent sur le fait qu’il ne faut pas confondre la nouveauté radicale de sa création avec la « séquence historique qui conduit de Cézanne au cubisme, incluant en elle l’impressionnisme et la plupart des “mouvements” qui définissent aux yeux du public la “peinture moderne” »25 ? Une deuxième question se pose dans la foulée de la première. Elle concerne le primat du contenu spirituel sur la forme matérielle dans l’art abstrait tel que Kandinsky le créa et le pensa. Cette primauté repose sur la nécessité anhistorique du premier par rapport à la contingence temporelle de la seconde. Ce serait là, sous la loupe de Henry, la thèse majeure défendue par Kandinsky. Mais, peut-on accréditer, sans autre forme de procès, cette thèse appuyée par Henry, alors que, dans un article de 1913 évoqué dans Voir l’invisible, Kandinsky déclarait : « Pour que le contenu, qui vit d’abord “abstraitement”, devienne œuvre il faut que le second élément – l’élément extérieur – serve à la matérialisation. C’est pourquoi le contenu aspire à un moyen d’expression, à une forme “matérielle” »26 ? Cet extrait ne confirme-t-il pas, à l’encontre de ce qu’avance Henry, que le sens spirituel n’accède véritablement au statut d’objet d’art que si et seulement si une instance formelle offerte à nos sens assure son extériorisation et, par conséquent, son accessibilité ? Et que, sans cette sortie hors de soi, sans cette extranéité, il n’est qu’un pâle fantôme, une vapeur de signification évanescente ? Est-on toujours autorisé, comme nous y convie Henry, à minimiser l’importance de la structure matérielle de l’œuvre d’art, à la résorber dans la vie intérieure de l’âme où elle trouve 22
Ibid., p. 129. Ibid., p. 10. 24 Ibid., p. 216. 25 Ibid., p. 10. 26 Ibid., p. 43-44. Le passage cité est extrait de « La peinture en tant qu’art pur », 1913. Cet article est accessible dans Vassily Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes (1912-1922). Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 2014, p. 193-198. Voilà, en tout état de cause, qui rapproche davantage Kandinsky de Hegel que Henry ne veut bien le concéder. 23
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sa source et retentit ? N’est-il pas plutôt urgent de tâcher de comprendre que Kandinsky nous amène peut-être à repenser autrement les rapports qui unissent l’intériorité de la force vivifiante de l’œuvre à son extériorité formelle ? Ne faut-il pas considérer ces deux pans constitutifs de l’objet artistique dans leur implication réciproque ? Enfin, il reste une troisième et dernière question rattachée aux deux précédentes. Si, ainsi que nous inclinons à le penser, il convient d’accorder à l’aspect physique, à la réalité tangible de la forme artistique un rôle décisif dans la formation de ce que Kandinsky appelle l’« organisme spirituel »27 de la peinture, n’est-il pas, par là même, indispensable de réévaluer aussi, dans le même geste, le rôle de la perception eu égard à celui de l’affection dans la saisie de ce qui constitue l’essentiel de l’œuvre d’art ? L’histoire, pour commencer. Il est frappant d’observer qu’elle tient une place de choix dans les développements spéculatifs de Kandinsky sur l’art, a contrario de ce que laisse entendre Henry. La toute première phrase de Du spirituel dans l’art nous en avertit : « Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps »28. C’est ce qui conduit Kandinsky à situer sa création et la vision qu’il en a à l’intérieur du contexte artistique qui leur a donné de voir le jour. Aussi, sans souci d’exhaustivité, le voit-on reconnaître sa dette à l’endroit de Cézanne29, de Matisse30, de Picasso31 ou encore de l’impressionnisme et du cubisme de façon générale32. Tous ces créateurs et ces mouvements d’art furent, au temps de Kandinsky, des stimulants le menant peu à peu à la découverte des « “formes nouvelles” » et de la « nouvelle beauté »33 que, dans leur sobriété nonfigurative, elles charriaient avec elles. L’abstraction s’est donc préparée de longue date, si l’on ajoute à cette liste de noms et de courants tous les renvois aux grandes séquences artistiques du passé – qu’il s’agisse de l’Égypte ancienne, de la Renaissance italienne34 ou de la période byzantine35 – constituant autant de moments cruciaux dans le processus aboutissant à un art totalement libéré de l’imitation de la nature et possédant 27
V. Kandinsky, « La peinture en tant qu’art pur », p. 194. V. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, 1912, Paris, Denoël, 1989, p. 51. 29 Cf. ibid., p. 91-92; p. 123, note 1. 30 Cf. ibid., p. 92. 31 Cf. ibid., p. 94-96. 32 Cf. ibid., p. 90 et p. 172. 33 Ibid., p. 89. 34 Cf. V. Kandinsky, « Interview par C. A. Julien », 1921, Regards sur le passé et autres textes (1912-1922). Écrits et propos sur l’art, p. 233. 35 Cf. Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, p. 206, note 1. 28
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son propre langage pictural. Dans « La peinture en tant qu’art pur », Kandinsky va jusqu’à proposer un schéma évolutif de la peinture à travers le temps qu’il compare « à la croissance d’un arbre »36 et dont il situe les débuts dans les besoins corporels et la finalité dans une métamorphose progressive de ceux-ci en besoins spirituels. Il s’emploie à y décrire les grandes étapes « inévitables et logiques » de ce long et lent mouvement de spiritualisation au cours duquel l’abstraction a émergé, se délestant progressivement de la représentation du réel pour ne plus parler qu’« une langue purement artistique »37. Ce qui ressort de ces considérations, c’est que la Nécessité intérieure n’a pas, chez Kandinsky, la valeur universelle que tend à lui reconnaître Henry dans l’examen qu’il nous en offre. Si elle est bien le centre de gravité de toute œuvre d’art, son principe suprême, il ne faut pas s’empresser de lui conférer une portée transhistorique. C’est la raison pour laquelle, prévient Kandinsky, tout artiste s’égarerait à vouloir reproduire les réalisations de ses prédécesseurs : « Tenter de faire revivre des principes d’art anciens ne peut, tout au plus, conduire qu’à la production d’œuvres mort-nées. Nous ne pouvons, par exemple, avoir la même sensibilité ou la même vie intérieure que les Grecs anciens. De même un effort pour appliquer leurs principes plastiques n’aboutira qu’à la création de formes semblables aux formes grecques, mais pour toujours sans âme »38. De tels propos ne sont-ils pas incompatibles avec ce qu’affirme Henry quand il prétend que « ceux qui construisirent les temples et les édifices sacrés, les revêtant d’ornements splendides, ressentaient (…) les couleurs de ces décorations comme nous les ressentons aujourd’hui »39 ? Il nous paraît difficile d’admettre qu’il y ait, dans la conception que s’en est faite Kandinsky telle que la restitue Henry, une seule et même vie invisible retentissant à l’unisson au fond de tout être humain. Que chaque tonalité chromatique ou chaque entité formelle ait eu, pour lui, la même action sur l’âme et ait pu faire l’objet d’une expérience intérieure similaire. Ce serait plutôt à des dispositions spirituelles entre lesquelles il peut y avoir d’éventuelles affinités que l’on a affaire, comme le suggère Kandinsky dans Du spirituel dans l’art40. Si ce n’était le cas, pourquoi 36
V. Kandinsky, « La peinture en tant qu’art pur », p. 194. Ibid., p. 197. 38 V. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, p. 51. 39 M. Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, p. 130. 40 Cf. V. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, p. 51-53. 37
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se serait-il donné la peine d’édifier un langage des couleurs et des formes pures, sachant que tout langage repose sur un code qu’il faut apprendre à déchiffrer pour en capter les significations ? Il n’y a rien de spontané, de senti dans l’opération de décodage d’un système sémiotique. Pas de communication immédiate où nous serions en adhésion pathétique, en accord sentimental avec le sens des unités élémentaires du code, mais bien un apprentissage de ce qu’elles sont individuellement, de leur nombre et de leurs combinaisons possibles. N’est-on pas dès lors en droit d’émettre des soupçons sur le fait que Henry ait fermé les yeux sur ce qu’a d’arbitraire pareille codification ? C’est que, comme nous le mentionnons au début, il est tout entier occupé à mettre en évidence ce qu’a d’exceptionnel le parcours de Kandinsky, un parcours singulier voué exclusivement à la capture de ce qui fonde l’acte de peindre et qui lui apparaît comme « un hapax »41. À vrai dire, l’artifice du langage pictural mis au point par Kandinsky ne lui a pas totalement échappé. Il note en effet que la théorie chromatique se faisant jour dans Du spirituel dans l’art n’évite pas un certain « embarras » : n’est-elle pas, s’inquiète-t-il, « une sorte de discours poétique » impliquant une dimension « “physique” »42 ? Il a beau dire, tout de suite après avoir émis ce doute, qu’il n’en est rien dès que l’approche phénoménologique reprend le dessus sur l’approche sémiotique pour rappeler que l’expérience esthétique de la couleur est une expérience où s’éprouve affectivement son pouvoir en nous et non pas l’épreuve sensorielle de sa concrétude factuelle ou de sa capacité à désigner l’aspect coloré d’un objet, il n’en reste pas moins que, dans le chef de Kandinsky, il y a bel et bien place, croyons-nous, pour un usage de la peinture dans ce qu’elle a de sensible ou de perceptible au sens physique du terme. 41
S. Laoureux, « Peinture “abstraite” et affectivité. L’esthétique de la phénoménologie matérielle », La Part de l’Œil, n° 21-22, 2006-2007, p. 45. Pierre Rodrigo dresse le même constat : « Il est assez étonnant que, dans son ouvrage sur Kandinsky, Michel Henry ne souligne à aucun moment les présupposés de l’herméneutique des couleurs et des formes que le peintre nous a livrée » (P. Rodrigo, L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique, Paris, Vrin, 2009, p. 279). Peut-on penser qu’il fasse « autre chose que de repérer, et de reconduire, des sens sédimentés par une certaine forme culturelle ? » (ibid., p. 278). Que le caractère conventionnel de cette herméneutique ait été occulté, cela tient au parti-pris de Henry : celui de ne percevoir dans l’œuvre de Kandinsky qu’une entreprise unique en son genre qu’aucun facteur historique n’est en mesure d’expliquer : « selon lui, l’abstraction kandinskienne ne doit rien au monde ni à la peinture qui l’a précédée (…). (…) l’œuvre de Kandinsky manifeste de manière immanente l’essence pure de la peinture, indépendamment de son histoire » (ibid., p. 279). 42 M. Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, p. 132.
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Tel est le deuxième problème que nous voudrions aborder à présent. À cette fin, il convient de revenir sur l’expression, rencontrée plus haut, d’« organisme spirituel », expression utilisée par Kandinsky pour qualifier ses tableaux dans un article de 1913, « La peinture en tant qu’art pur ». Parler d’« organisme », c’est employer un terme emprunté à la biologie. Est organique, ce qui vit, ce qui constitue une totalité structurée pourvue de parties différenciées agissant de concert et garantissant ainsi l’existence et le fonctionnement de l’ensemble. Sous cet aspect, un tableau forme un tout dans lequel Kandinsky distingue une substance matérielle et une substance spirituelle, ces deux substances ne pouvant agir qu’en étroite corrélation. Une œuvre peinte est donc, pour lui, une sorte de « corps vivant » doté d’une chair et d’un esprit en rapport de conditionnement réciproque. « Une belle œuvre est (…) la liaison régulière de deux éléments, l’intérieur et l’extérieur. Cette liaison confère à l’œuvre son unité. L’œuvre devient sujet »43. Et Kandinsky de préciser quelques lignes plus bas : « L’œuvre d’art est soumise à la même loi que l’œuvre naturelle : à la loi de construction. Ses différentes parties deviennent vivantes par l’ensemble »44. Il est évident, à la lueur de ces citations, que le composant extérieur de la peinture est loin d’être négligeable aux yeux de Kandinsky. Celuici a d’ailleurs souvent fait état de sa jubilation devant le spectacle des couleurs. Non pas seulement parce qu’il faisait résonner son âme, mais parce qu’il mettait d’abord sa sensibilité en alerte. Lorsque son père décide de lui accorder le droit de prendre des leçons de dessin alors qu’il n’est encore qu’un jeune adolescent, il écrit, passionné, dans Regards sur le passé : « Je me souviens combien j’aimais le matériel lui-même, combien je trouvais les couleurs et les crayons particulièrement attirants, beaux et vivants »45. L’épisode bien connu de la boîte de peinture à l’huile est tout aussi éloquent quant à la fascination exercée sur lui par l’« onctuosité » des couleurs, par leur densité physique non encore asservie à la représentation d’objets mondains : « Ce que je ressentis alors, ou, pour mieux dire, l’expérience que je vécus en voyant la couleur sortir du tube, je la 43
V. Kandinsky, « La peinture en tant qu’art pur », p. 194. Ibid. 45 V. Kandinsky, « Regards sur le passé » (1913), in Regards sur le passé et autres textes (1912-1922). Écrits et propos sur l’art, p. 100. Nous soulignons. Kandinsky ajoute, dans la même veine, que « l’odeur de la térébenthine était (…) envoûtante » (ibid., p. 100, note f.). Comment un peintre pourrait-il ne pas être attiré par les conditions matérielles de sa pratique ? Tout son savoir-faire n’en dépend-il pas ainsi que l’effort de sa pensée créatrice qui s’y incorpore ? 44
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fais encore aujourd’hui. Une pression du doigt et, jubilants, fastueux, réfléchis, rêveurs, absorbés en eux-mêmes, (…) ces êtres étranges (…) venaient l’un après l’autre, vivants en soi et pour soi »46. Il en va de même avec la palette où la force expressive des couleurs saisies dans leur factualité brute est portée à son comble : « Au milieu de la palette est un monde étrange, les restes des couleurs utilisées qui (…) vagabondent en incarnations nécessaires sur les toiles. (…). La palette (…) est elle-même une “œuvre”, et souvent plus belle que n’importe quelle œuvre »47. La palette c’est donc l’œuvre avant l’œuvre, c’est l’œuvre dans sa facticité pure, l’œuvre qu’aucune poussée de spiritualité n’a encore irrigué. Et puis, plus tard, lorsque les formes non-figuratives se mirent à naître en lui, ce fut, convient Kandinsky, par la voie « de la pure sensibilité »48, celle qu’exalta au cours de ses années de jeunesse la matérialité des substances colorées appréhendées dans leur épaisseur charnelle. Plus qu’un simple intérêt sensible pour la matière chromatique et au-delà des considérations poïétiques, c’est, davantage, un problème génétique que posent à Kandinsky les matériaux intervenant dans la confection des œuvres de l’art. Ainsi, l’« unité » du tableau, ce qui fait de lui un « sujet », on l’a vu, dépend de l’accord s’instituant entre le médium pictural et l’énergie pathétique qu’il a charge de révéler. Si le peintre rappelle souvent qu’à cette dernière revient la priorité, que la forme « n’est que le moyen » dont la fin est l’élan créateur se manifestant à travers elle, que la dynamique affective « est donc l’âme de la forme, qui ne peut prendre 46
Ibid., p. 114. L’expérience relatée ici par Kandinsky est une expérience corporelle : c’est la « pression du doigt » qui provoque le jaillissement des couleurs et la joie qui s’ensuit à les « voir » émerger du tube où elles semblent attendre le moment de leur mise au monde. Par ailleurs, dans le commentaire consacré à la Composition VI (1913), il note qu’il a « abondamment utilisé (…) le lisse, le brut et les autres façons de traiter la toile ellemême » (ibid., p. 138). Et dans celui portant sur le Tableau avec bordure blanche (1913), il s’attarde une nouvelle fois sur la nature du procédé mis en œuvre : « une voie intérieure m’ordonna d’employer une technique que j’appellerais volontiers technique de l’écrasement : j’écrasais le pinceau sur la toile de façon à donner naissance à de petites pointes et de petites collines. Opération judicieuse […] tant cette agitation technique entre les points décrits était indispensable » (ibid., p. 140). Autant d’indices prouvant l’importance du traitement physique de l’objet d’art chez Kandinsky. 47 Ibid., p. 114-115. Pierre Rodrigo remarque à juste raison que « la palette vaut manifestement ici à titre d’objet réduit » et que, en conséquence, il en va bien d’une « epokhè opérée par Kandinsky », laquelle « n’est pas une invention ou une affabulation de phénoménologue » (L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique, p. 276). Mais ce que cette « réduction eidétique » fait apparaître, à notre sens, c’est, avant toute spiritualisation de la matière, la matière elle-même dans son effectivité et sa fonction déterminante dans l’invention de l’abstraction. 48 Ibid., p. 110.
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vie que par elle, et agit de l’intérieur vers l’extérieur »49, il n’hésite pas non plus à rappeler avec autant de conviction que le volet matériel de l’œuvre d’art doit intervenir dans sa plasticité afin que le volet spirituel y trouve le lieu de son accomplissement et de sa libération. N’oublions pas que le contenu « aspire » à la forme en l’absence de laquelle, assène Kandinsky, il n’est point d’œuvre. Tout en reconnaissant l’éminence du principe interne dont l’œuvre doit procéder si elle veut avoir quelque valeur esthétique, il est frappant de constater que Kandinsky s’attèle tout autant à montrer que ce principe résulte lui-même d’une gestation empirique. Le souvenir de la palette du peintre est significatif à cet égard : une épreuve sensible se transmuant en épreuve de l’esprit y a cours. La même mue se passe avec les tubes de couleurs : « Ainsi ces sensations de couleurs sur la palette (…) de même que dans les tubes (…) se convertirent-elles en expériences spirituelles »50. Quand il relate son voyage dans le gouvernement de Vologda où il eut l’occasion de visiter des isba, ces maisons traditionnelles russes, il se dit assailli par des impressions corporelles d’absorption dans la matière chromatique : « Elles m’apprirent à me mouvoir au sein même du tableau, à vivre dans le tableau. […] je me sentis environné de tous côtés par la peinture dans laquelle j’avais donc pénétré »51. Cette sensation de fusion, de participation à la vie des pigments colorés se fit ressentir également dans les églises moscovites et, ensuite, dans celles de Bavière, lorsque Kandinsky s’installa en Allemagne. « C’est à travers ces impressions (…), confie-t-il, que pris corps en moi ce que je souhaitais, le but que je fixai plus tard pour mon art personnel. Pendant des années, j’ai cherché la possibilité d’amener le spectateur à se promener dans le tableau, de le forcer à se fondre dans le tableau en s’oubliant lui-même »52. Comment nier que de telles expériences-limites de fusion empathique avec les qualia sensibles dont l’acte pictural dépend pour avoir lieu n’aient pas marqué de leur empreinte la détermination de ce qui, selon 49 V. Kandinsky, « Sur la question de la forme » (1912), in Regards sur le passé et autres textes (1912-1922). Écrits et propos sur l’art, p. 146 et p. 147. 50 Vassily Kandinsky, « Regards sur le passé », p. 116. 51 Ibid., p. 108. 52 Ibid., p. 109. Que le spectateur soit plongé, immergé « dans le tableau », que Kandinsky veuille qu’il s’y « promène » ne met-il pas à mal la proposition de Henry écrivant que « l’expérience esthétique n’est pas une expérience d’objets » (Voir l’invisible. Sur Kandinsky, p. 131). Et quand Kojève évoque les tableaux de son oncle en disant qu’ils sont « des objets peints », qu’ils forment chacun un « univers concret et objectif » (« Les peintures concrètes de Kandinsky », p. 167 et p. 166), n’invalide-t-il pas, à son tour, pareille assertion ?
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Kandinsky, en constitue l’essence ? Comment nier qu’elles n’agissent sur les sens avant d’agir sur l’esprit ? Comment, en bref, refuser le compromis de l’animation spirituelle avec la matière où elle s’épanouit ? N’est-ce pas « à travers ces impressions » de sympathie sensorielle avec l’être des couleurs, de perte en lui, que le projet de réaliser des compositions pures, comme il le mentionne, « prit corps » en Kandinsky ? Au vrai, l’artiste ne doit-il pas compter avec le matériau, quand bien même voudrait-il vaincre sa résistance au nom d’une conception spiritualiste de l’art53 ? Quand il rapproche le développement de l’art de celui de la religion, Kandinsky ne laisse pas planer le moindre doute à ce sujet. L’évolution des deux formes symboliques ne se produit pas par délestage ou abandon des phases de croissance antérieures, mais, bien au contraire, par le soutien qu’elles apportent et l’impulsion qu’elles donnent aux phases nouvelles. Dans le langage imagé qui est le sien, cela se traduit de la manière suivante où revient la métaphore arboricole : « Le nouveau rameau ne rend pas inutile le tronc de l’arbre : c’est le tronc qui permet au rameau d’exister »54. Chaque moment de croissance conditionne ainsi le moment suivant, comme Hegel en avait apporté la démonstration et comme Kandinsky le remarque après lui. À l’instar de l’enchaînement des moments historiques de l’évolution des systèmes religieux et des mouvements artistiques, il faut admettre que ce qui fut d’abord, pour Kandinsky, une expérience sensorielle de la matière picturale se transforma ensuite en une expérience spirituelle de cette même matière. De là sa remarque sur le tournant amorcé par les arts de son temps amenés à se tourner de plus en plus vers les propriétés physiques de leurs moyens propres : « les artistes se penchent peu à peu sur leur matériau, l’essaient, pèsent sur la balance de l’esprit la valeur intérieure des différents éléments par lesquels leur art est en mesure de créer »55. La littérature, avec Maeterlinck, par exemple, se préoccupe désormais des sonorités des mots avant de se soucier de leur sens : « le son pur passe au premier plan et exerce une pression sur l’âme. L’âme en vient à une vibration sans objet »56. Schönberg accomplit le même renversement en 53 Pierre Rodrigo dit sa perplexité devant l’étrange argumentaire déployé par Michel Henry pour annexer l’entreprise artistique de Kandinsky à sa conception phénoménologique de la vie comme immanence à soi du transcendantal. Se pose, en effet, pour lui, « la question de savoir si l’on peut légitimement spiritualiser à ce point la portée des œuvres d’art et prôner simultanément (…) l’institution d’une “phénoménologie matérielle” » (L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique, p. 267). 54 V. Kandinsky, « Regards sur le passé », p. 124-125. 55 V. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, p. 97-98. 56 Ibid., p. 83.
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musique avec les vibrations acoustiques qu’il traite pour elles-mêmes, faisant du même coup ressortir leur pulsation spirituelle57. Qu’est-ce que cela signifie pour celui qui fait de la Nécessité intérieure son credo ? Qu’une nouvelle forme d’art est en train d’émerger. Un nouveau genre d’art qu’il qualifie – et le choix de cette locution n’est pas insignifiant – d’« abstracto-réaliste », de « nouveau “réalisme” » ou encore d’« abstrait-réel »58. S’il importe tant à Kandinsky d’user de formules verbales hybrides où s’accordent la part abstraite de l’art et sa part matérielle ou réelle, c’est pour une raison majeure. Il est en effet persuadé que l’opposition de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière ne tient plus. Que les deux pans du dualisme traditionnel sur lequel l’Occident a longtemps fondé sa pensée ne font qu’un, qu’ils relèvent de la même trame ontologique. Que Kandinsky ne se satisfasse pas de cette vieille dichotomie, le changement de paradigme de la science de son époque auquel il fait référence dans Du spirituel dans l’art le manifeste plus que clairement. L’artiste s’y réjouit de la découverte des constituants subatomiques. La mise au jour de l’existence des particules élémentaires change la représentation de la structure de la matière qui était alors en vigueur. « La théorie des électrons, déclare-t-il, c’est-à-dire de l’électricité en mouvement (…) tend à remplacer intégralement la matière » ou, pour mieux dire, ouvre la porte à une conception de la matière « qui n’est pas accessible à nos sens »59. Kandinsky, notons-le, n’affirme pas la disparition de la matière. Il prend acte de sa transformation. Ce n’est plus à une matière « matérielle », si l’on ose dire, que les savants tentent de nous familiariser, mais, d’après lui, à une matière « spirituelle », en quelque sorte, une matière « fluide » et non plus solide. Une matière dynamique, plutôt que statique. Toutefois, ce n’est pas seulement de « spiritualisation de la matière » qu’il s’agit avec l’apparition de la théorie des électrons. On peut tout aussi bien parler, en renversant la perspective, de « matérialisation de l’esprit ». Les deux mouvements se recouvrent. C’est en tous les cas la conviction que semble se forger Kandinsky : « On parle souvent, constate-t-il, (…) de ce qui est matériel, de ce qui ne l’est pas et des états intermédiaires considérés comme “plus ou moins” matériels. Tout est-il matière ? Tout est-il esprit ? Les différences que nous faisons entre la matière et l’esprit ne peuvent-elles n’être que des dégradés de la seule matière ou du seul esprit ? L’idée, que la science positive considère comme un produit de l’“esprit”, est également matière (…). L’esprit est-il ce que la main 57 58 59
Cf. ibid., p. 88-89. Ibid., p. 85 et p. 86. Ibid., p. 74 et p. 76.
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corporelle ne peut toucher ? Il n’est pas possible d’en dire plus à ce sujet (…) et il suffit de ne pas tracer de limites trop strictes »60. Il est assez évident que la question du rapport de l’esprit à la matière est une question « indécidable » sous l’angle de vue de Kandinsky. Ces deux pôles, prétendument adverses, ne sont en vérité que les deux faces d’une unique réalité ontologique61 que ses tableaux essaient de rendre accessible. Pour le comprendre, il n’est pas inutile de se pencher sur la notion d’« ambiance » ou d’« atmosphère » que mobilise Kandinsky pour décrire l’effet produit par ses compositions. Il s’efforce, souligne-t-il, de créer une « “ambiance” de l’œuvre » servant à « renforcer l’“ambiance” intérieure du spectateur »62. Le refus de la troisième dimension dont il se revendique63 n’empêche pas les produits de son art d’avoir une certaine spatialité ou une certaine « profondeur ». Les éléments picturaux abstraits possèdent en fait un « rythme »64 contribuant à faire « de l’image une essence flottante en l’air, ce qui équivaut à une extension picturale de l’espace »65. Il y a des formes et des couleurs, explique Kandinsky, qui, animées d’un mouvement centrifuge, avancent vers le spectateur, envahissent l’espace réel où il se tient, d’autres, au contraire, mues par un mouvement centripète, reculent, l’absorbent dans l’espace irréel de la toile, engendrant de cette manière une spatialité aux frontières et à la nature indéfinissables, une « ambiance » ou une « atmosphère » picturale où il devient impossible de savoir où s’arrête l’œuvre et où elle commence ni quelle est sa véritable texture. Elle paraît « rayonner » et n’avoir pas de limites précises. Tel est bien ce qui rend floue en elle la séparation de la matière en expansion et de l’esprit qui la vivifie. C’est d’autant plus vrai que Kandinsky prévient : « la notion d’“extérieur” ne doit pas être confondue avec celle de “matière” »66. Ce qui veut dire que ce qui s’extériorise dans le phénomène rythmique décrit par Kandinsky, ce qui « flotte » dans et aux alentours de l’œuvre peinte, illimitant ainsi son champ spatial, c’est l’esprit, c’est-à-dire la matière s’étant tellement dilatée qu’elle n’a plus de densité, plus de substantialité : elle est devenue légère, aérienne, comme le sont les choses spirituelles en lesquelles elle se transmue.
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Ibid., p. 68, note 1. N’est-il pas difficile de concilier ce monisme ontologique avec le dualisme ontologique auquel adhère Henry depuis L’essence de la manifestation ? 62 Ibid., p. 54. 63 Cf. ibid., p. 171. 64 Ibid., p. 98. 65 Ibid., p. 172. 66 Ibid., p. 141, note 1. 61
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La différence entre l’intériorité et l’extériorité s’annule donc dans les toiles réalisées par Kandinsky. L’immanence de la subjectivité pathétique innervant la forme abstraite et la transcendance de l’objet esthétique ne sont plus contradictoires. Elles sont complémentaires. Il n’y a plus, du même coup, pour en venir à notre troisième et dernière question, de privilège de l’affection sur la perception, de l’invisible sur le visible, car l’espacement de l’œuvre, sa dynamique expansionniste mêle le spirituel et le matériel, rend leur distinction périmée. Le spectateur est « dans le tableau », corps et âme, percepts et affects impliqués. Dans Spectres de Marx, Derrida adresse une critique à Michel Henry, la seule, jusqu’à plus ample informé, qu’il ait directement dirigée contre lui. Elle remet en cause, on s’en doute, sa phénoménologie fondée sur l’identité à soi de la vie en la compliquant « d’un pli interne-externe »67. À y regarder de près, il nous est apparu que l’entreprise artistique et les développements théoriques de Kandinsky ne pouvaient donner tort à une telle remise en question. On pourrait dire, pour conclure, toujours en reprenant les termes de Derrida, ceux qu’il employait au sujet du plaisir désintéressé de la troisième Critique de Kant, que l’auto-affection se double, chez le fondateur de l’abstraction, d’une hétéro-affection68. Qu’il n’y a pas d’affect de soi qui ne s’affecte d’un autre que soi et que la part du spirituel dans l’art fait cause commune avec sa part matérielle. Voilà à notre estime pourquoi Kandinsky, nonobstant les arguments de Michel Henry, ne voulait pas peindre des états d’âme — qui ne soient aussi des états de la matière.
67 J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 178, suite de la note 1. Sur la déconstruction derridienne de la philosophie de l’immanence radicale de la subjectivité développée par Henry, on se reportera à la lecture éclairante de Sébastien Laoureux, L’immanence à la limite, Paris, Cerf, 2005. Sur la polémique concernant le Marx, voir plus particulièrement les p. 89-91. 68 Cf. J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 54-56. À propos du commentaire général de Derrida sur la troisième Critique, voir la mise au point précise de Danielle Lories, « Du cadre et de l’esthétique : Kant ou Derrida », in Th. Lenain & R. Steinmetz (dir.), Cadre, Seuil, limite. La question de la frontière dans la théorie de l’art, Bruxelles, La Lettre volée, 2010, p. 303-339. Ce n’est pas le lieu de s’attarder à cette mise au point. Nous nous écarterions de notre sujet. Une précision s’impose néanmoins. La lecture derridienne de Kant que nous défendions fut la cible de cet article qui visait à rendre justice à l’auteur de la Critique de la faculté de juger et à « puiser autrement à la richesse inégalable du texte de Kant » (ibid., p. 339). Je dois à l’amitié qui me lie à Danielle de dire que son argumentation était, elle aussi, d’une « richesse inégalable ». Elle remettait, comme on le dit familièrement, « les pendules à l’heure » en resituant systématiquement les propositions kantiennes dans l’économie discursive où elles prennent place et en montrant comment elles esquivaient, par avance, les coups portés par la déconstruction.
LE DÉTACHEMENT DE L’IMAGE UNE LECTURE ÉCO-PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE HANS JONAS Nathalie FROGNEUX (Université catholique de Louvain)
La peinture fut la première passion de Jonas, qui n’hésitait pas à croquer ses professeurs durant les cours. Les Archives Jonas de Constance ont d’ailleurs gardé dans un cahier de dessins l’un de ses portraits très touchant de Husserl au printemps 1923 ainsi que des croquis de Heidegger datant du semestre d’hiver 1925/19261. Lorsque Jonas désigne les sommets de l’humanité, il cite Raphaël, indépassable selon lui, comme MichelAnge, mais aussi Newton. Soulignons simplement que l’art était ce qui le rattachait le plus fondamentalement à son époque et à son temps : « Je conserve jusque dans la vieillesse, et à peine atténuée, une sensibilité innée pour les arts plastiques et la poésie : autant qu’avant, je suis ému par les œuvres que j’ai appris à aimer et avec lesquelles j’ai vieilli. Mais l’art de notre époque m’est étranger, je ne comprends pas son langage, et sous ce rapport je me sens déjà étranger dans ce monde »2. Peut-être ce premier amour l’a-t-il amené vers la notion d’image et d’homo pictor comme notion centrale de son anthropologie, mais aussi de son épistémologie3. I. Une relation complexe à la phénoménologie La peinture est en effet au cœur de l’anthropologie jonassienne, puisqu’il décrit la différence anthropologique comme la capacité de produire des images. Le texte intitulé « Homo pictor und die differentia des 1
Voir les reproductions dans Études phénoménologiques, 33-34, 2001, p. 6 (numéro spécial : « Hans Jonas et le mouvement phénoménologique »). 2 H. Jonas, « Fardeau et bénédiction de la mortalité », in Évolution et liberté, trad. fr. S. Cornille & Ph. Ivernel, Paris, Payot, 2000, p. 155-156. 3 Voir notamment J. Dewitte, « Préservation de la nature et image de l’homme », Études phénoménologiques, 8, 1988, p. 13-68. ; F. Kersten, « Image-Making and the Nature of the Imagination », Études phénoménologiques, 33-34, 2001, p. 47-87. ; N. Frogneux & R. Franzini Tibaldeo (coord.), Image et corps vivant : penser à partir de Hans Jonas, numéro spécial de la Revue philosophique de Louvain, 117, 2, 2019.
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Menschen » (1961), en témoigne4. Nous le connaissons dans la traduction française de Danielle Lories qui, sans jamais se vouloir jonassienne, a joué un rôle décisif dans la réception francophone de cet auteur. Dès la fin des années 1980, Jacques Taminiaux et les jeunes chercheurs autour de lui travaillent les textes de Jonas, moins d’ailleurs celui du Principe responsabilité paru quelques années plus tôt que ceux de la phénoménologie du vivant. Ainsi, la revue Études phénoménologiques a été un médium de premier plan pour la réception francophone de Hans Jonas, notamment en lui consacrant trois numéros spéciaux. En 1988, un premier numéro est coordonné par Robert Brisart qui signe l’avant-propos en reprenant la question de la philosophie comme science rigoureuse de Husserl et pose Jonas comme l’héritier de la question de la Lebenswelt. Ce numéro porte simplement le titre Hans Jonas. À cette occasion, Robert Brisart offre une traduction originale de « La science comme expérience vécue »5, un texte très personnel dans lequel Jonas se livre à une analyse rétrospective de sa trajectoire philosophique. Deux commentaires y sont associés, l’un de Jacques Dewitte, « Préservation de l’humanité et image de l’homme », l’autre de Strachan Donneley, « Hans Jonas : la Philosophie de la nature et l’Éthique de la responsabilité »6. En 1996, un deuxième numéro spécial consacré à Jonas intitulé Phénoménologie et philosophie de la nature est coordonné par Pierre Destrée et Jacques Dewitte. À cette occasion, Danielle Lories nous offre une traduction originale d’un texte majeur pour la biologie philosophique de Jonas paru en 1968, « Les fondements biologiques de l’individualité »7, à côté des huit articles qui portent principalement sur la question de la téléologie au sein du vivant et de la forme animale chez Adolf Portmann. 4 H. Jonas, « La production d’image et la liberté humaine », in Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. fr. D. Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 167-190. 5 H. Jonas, « La science comme expérience vécue », trad. fr. R. Brisart, Études phénoménologiques, 8, 1988, p. 9-32. 6 Parallèlement, en 1991, Jacques Taminiaux signe un article important consacré à Hans Jonas : « Sur une éthique pour l’âge technologique », Le Messager Européen, 5, 1991, p. 187-202. 7 H. Jonas, « Les fondements biologiques de l’individualité », trad. fr. D. Lories, Études phénoménologiques, 23-24, 1996, p. 99-130 (traduit de l’anglais : « Biological Foundations of Individuality », International Philosophical Quarterly, 8, 1968, p. 231251 ; traduction reprise sous forme d’appendice dans D. Lories & O. Depré, Vie et liberté. Phénoménologie, nature et éthique chez Hans Jonas, Paris, Vrin, 2003, p. 179-207). Ce texte fait partie du recueil de 1974 traduit plus tard en français : H. Jonas, Essais philosophiques. Du credo ancien à l’homme technologique, O. Depré (dir.), Paris, Vrin, 2013, p. 243-266.
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En 2001 enfin, dans le troisième numéro spécial des Études phénoménologiques intitulé cette fois Hans Jonas dans le mouvement phénoménologique, les deux coordinateurs, Danielle Lories et Olivier Depré, expliquent dans la préface vouloir privilégier une approche historique, par opposition aux lectures « écologistes » et « d’éthique appliquée » qui marquaient le numéro de 1988 et qui étaient devenues entretemps majoritaires dans la réception de l’œuvre jonassienne. C’est à nouveau l’occasion pour la revue d’offrir une traduction originale, puisque le numéro s’ouvre avec la version anglaise de la conférence donnée en hébreu par Jonas en 1938 en hommage à Husserl après son décès. Celle-ci est longtemps resté inédite, car le manuscrit original a été perdu. C’est donc à partir de la version en hébreu parue dans Mosnajim en 1938 que D. Louvish a pu donner une édition de ce texte8. Rappelons que Jonas enseigne à l’Université hébraïque de Jérusalem l’année du décès de Husserl. Dès lors, les autorités qui cherchent à rendre hommage à celui-ci s’adressent naturellement à son ancien étudiant pour prononcer une conférence. Jonas se sent pourtant alors bien éloigné de la philosophie de son ancien professeur. Il raconte ainsi : « Jamais je n’ai autant travaillé, souffert et lutté pour préparer un exposé d’une heure, qu’à l’occasion de ce premier discours public en hébreu sur Husserl et le problème de l’ontologie, car il s’agissait d’apprécier l’ensemble de sa philosophie »9. Parallèlement, Jonas prononcera un discours d’hommage à la radio. Et dans une lettre à Gershom Scholem, il confirmera que ce travail lui a coûté beaucoup, non seulement sur la forme, mais aussi pour le contenu. Si donc Husserl l’a profondément marqué, il n’est pas question de parler d’une lecture assidue de l’ensemble de ses œuvres. Paru initialement en 2003 en allemand, le livre des Souvenirs reprend et complète ce retour sur une relation complexe et ambiguë avec la phénoménologie déjà explicitée dans des textes antérieurs10. Jonas s’y démarque explicitement de la phénoménologie qu’il juge excessivement abstraite : 8 Paru en 1938 en hébreu dans la revue Mosnajim (7, 1938, p. 581-589), ce texte a fait l’objet d’une traduction anglaise : « Edmund Husserl and the Problem of Ontology », trans. D. Louvish, Études phénoménologiques, 33-34, 2001, p. 5-20. Et d’une traduction française treize ans plus tard : « Edmund Husserl et la question ontologique », in ALTER. Revue de phénoménologie, trad. fr. K. Ladd & S. Calenge, 22, 2014, p. 15-28. 9 H. Jonas, Souvenirs, Paris, Payot, 2005, p. 114. 10 Voir aussi H. Jonas (entretien avec J. Greisch), « De la gnose au Principe responsabilité : un entretien avec Hans Jonas », Esprit, 54, 1991, p. 5-21. ; H. Jonas, « Philosophie. Regard en arrière et regard en avant à la fin du siècle » (1993), trad. fr. Ph. Ivernel, in H. Jonas, Pour une éthique du futur, tr. fr. S. Cornille & Ph. Ivernel, Paris, Rivages, 1998, p. 21-67.
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« a proposé une approche de l’introspection, et non de la réalité brute. (…) Je peux phénoménologiquement donner un très bon compterendu de ce qu’est l’expérience du goût, de l’étanchement de la soif, etc., mais c’est une chose entièrement différente de savoir combien de liquide le corps a besoin et quand le manque de liquide devient un danger »11. Suivant cette critique, l’articulation des points de vue objectif et subjectif deviendra pour lui une exigence incontournable. Dans la même veine, Jonas juge les ouvrages de Musil ou Thomas Mann plus intéressants pour une authentique phénoménologie que les classiques de la tradition phénoménologique elle-même, au sein de laquelle il réserve pourtant à Husserl un statut particulier : « Dans ce livre et dans Joseph et ses frères , il y a beaucoup plus que dans toute l’école phénoménologique, abstraction faite de Husserl lui-même »12. Husserl fut un maître important, un « philosophe vigoureux »13, et le fondateur « d’une nouvelle méthode en phénoménologie »14, mais sa pensée lui semblait pour ainsi dire close. Jonas l’évoque en ces termes : « Il se croyait en possession de la méthode que la philosophie devait suivre pour se rapprocher de plus en plus de la vérité »15. Il enseignait l’histoire de la philosophie alors même que, à la manière des sciences naturelles, il pensait s’être rapproché de manière telle de la vérité que les erreurs du passé ne l’intéressaient plus guère : « Husserl était presque religieusement convaincu que la phénoménologie procédant selon ses directives avait enfin rendu possible la ‘philosophie comme science rigoureuse’, et permis l’accomplissement d’une impulsion théorique majeure de la philosophie moderne depuis Descartes »16. Certes, Jonas reconnaît que la phénoménologie a été pour lui « une merveilleuse école d’apprentissage de son métier. Le respect des phénomènes, l’exercice de leur intuition, le service rigoureux de leur description »17. Mais nous ne devons pas négliger ce qui l’en a éloigné chemin faisant. Esquissons, de manière beaucoup trop rapide, deux déplacements jonassiens importants par rapport à la perspective phénoménologique husserlienne. D’abord, l’intentionnalité cesse d’être un pur fait de conscience et se comprend pour lui au niveau d’une corporéité tournée vers le monde. 11 H. Jonas (entretien avec H. Scodel), « An Interview with Professor Hans Jonas », Social Research, 70, 2, 2003, p. 344. 12 H. Jonas, Souvenirs, p. 73. 13 Ibid., p. 56. 14 Ibid., p. 57. 15 Ibid., p. 58. 16 H. Jonas, Pour une éthique du futur, p. 27 (trad. mod.). 17 Ibid.
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Ensuite, l’intuition eidétique qui s’en tenait à des questions qualitatives doit s’articuler à des dimensions quantitatives, afin de rencontrer la concrétude de notre être-au-monde. Dans ses textes autobiographiques, Jonas objecte l’absence d’un corps empirique dans la perspective husserlienne, mais ne dit rien de sa dette quant à la description de l’intentionnalité métabolique qui le conduira vers des questions morales. Jacques Taminiaux souligne aussi la relation complexe et paradoxale, de rejet et de reprise, que Jonas a entretenue avec Heidegger, puisqu’il entend développer une biologie philosophique de type existentialiste tout en critiquant le nihilisme heideggérien de Sein und Zeit18. En effet, dans un premier temps, Jonas reconnaît l’influence essentielle de Heidegger « dont l’enseignement resta longtemps décisif » pour lui19, mais par la suite, sa critique sera très dure dans deux textes importants du Phénomène de la vie20. Sortant des écrits d’auto-interprétation de Jonas, Jacques Taminiaux distingue deux moments successifs dans sa relation au penseur de Messkirch. L’influence majeure que Heidegger exerça sur sa biologie philosophique à travers les leçons sur le De Anima d’Aristote à Marbourg au cours de 1926 est nette et montre que Jonas arrive à sa biologie philosophique via une ontologie de la vie et du Dasein21. Pourtant, cette influence précoce n’empêche pas Jonas de voir dans l’ouvrage majeur de 1927 un tout autre rapport entre l’homme et le monde, qu’il qualifie de nihilisme cosmique22. En fait, explique Jacques Taminiaux : la contradiction n’est (…) qu’apparente car, lorsque Jonas dit que sa phénoménologie de la vie est ‘existentialiste’, c’est parce qu’il voit s’anticiper dans la physis et dans le moindre organisme qui en émane le souci de soi, dans le sillage de l’enseignement aristotélisant de Heidegger à 18 J. Taminiaux, « Les enjeux de la lecture gnostique de Sein und Zeit », Études phénoménologiques, 33-34, 2001, p. 91-109. 19 H. Jonas, « La science comme expérience vécue », Études Phénoménologiques, 8, 1988, p. 16. Il semble donc que Jonas ait connu ce que l’on pourrait nommer le « syndrome de Davos », c’est-à-dire une expérience similaire à celle que Levinas a éprouvée en 1929 et qui a sans doute marqué de nombreux étudiants de Heidegger. Tandis que Levinas, avec le recul, regrette d’avoir préféré Heidegger à Cassirer lors du célèbre débat de Davos, Jonas regrette a posteriori d’avoir préféré Heidegger à Husserl lorsqu’il était étudiant à Fribourgen-Brisgau. 20 H. Jonas « Gnose, Existentialisme et Nihilisme » (Essai IX), et « Heidegger et la théologie » (Essai X), in Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, p. 217-267. 21 Voir à ce sujet M. Heidegger, Die Grundbegriffe der antiken Philosophie, Gesamtausgabe, F.-K. Blust (Hg.), Bd. 22, Frankfurt a. M., Klostermann, 1993. 22 Voir H. Jonas, La Gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive. Histoire et méthodologie de la recherche, trad. fr. et présentation N. Frogneux, Milano, Mimesis, 2017 (en particulier l’introduction, p. 145-152).
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Marbourg ; tandis que lorsqu’il accuse Heidegger de gnosticisme et de nihilisme, c’est justement pour avoir dans Sein und Zeit, en conformité avec l’héritage de Descartes, réduit la nature à une pure et simple Vorhandenheit, et fait de celle-ci l’antithèse absolue du mode d’être propre du Dasein.23
Il faudrait encore ajouter à cette double rencontre de 1926 et 1927, celle de 1964, lorsque Jonas confronte sa façon de concevoir le mythe à la philosophie plus tardive de Heidegger. Ainsi, la méprise commise en 1938 quant à la proximité de Jonas à l’égard de Husserl, au motif qu’il en avait été l’étudiant à Fribourg, a-t-elle été répétée par les organisateurs de la conférence de Drew en 1964, dont Heidegger avait décliné l’invitation : ceux-ci ont pensé inviter son disciple fidèle qui s’est avéré radicalement critique. En réalité, si Jonas est tellement prolixe quant aux contextes et aux circonstances concrètes de sa pensée, c’est pour une raison épistémologique : les circonstances concrètes de la philosophie méritent d’être réfléchies et les options philosophiques doivent dévoiler leurs soubassements. C’est pour cette raison que les textes et mentions autobiographiques sont si nombreuses dans son œuvre et qu’il a rendu sa vie indissociable de sa pensée. Notons en particulier les « Lettres d’apprentissage à Lore », qui constituent un nouveau foyer de son œuvre rédigé pendant la guerre, après le gnosticisme qui avait nécessité la fréquentation des bibliothèques. Le résumé programmatique de sa biologie philosophique garde l’adresse et le style épistolaire de ses réflexions24. Il convient toutefois d’être prudent dans l’interprétation des nombreux textes et entretiens où Jonas revient sur son parcours personnel25. Il relativise ainsi parfois ses critiques, puisque dans un texte postérieur d’une trentaine d’années, lui-même avoue que la concrétude qui semblait manquer aux « disciples apolitiques de la philosophie »26 leur fut offerte en 1927 avec le tremblement de terre que constitua la parution de Sein und Zeit : « Il provoqua l’écroulement de tout le modèle quasi optique 23
J. Taminiaux, « Les enjeux de la lecture gnostique de Sein und Zeit », p. 108. H. Jonas, « Lettres d’apprentissage à Lore Jonas » (1944-1945), in Souvenirs, p. 264-292. 25 Ainsi les Souvenirs, par exemple, ne mentionnent-ils qu’une seule fois Blumenberg, pour évoquer sa rencontre en 1952 à Bruxelles, lors de son premier retour en Europe pour un congrès de philosophie. Pourtant, les archives des deux philosophes ont gardé la trace d’une longue relation épistolaire de plus de vingt ans qui vient tout juste de paraître : Hans Blumenberg/Hans Jonas, Briefwechsel (1954-1978), H. Bajohr (Hg.), Berlin, Suhrkamp, 2022. 26 H. Jonas, Pour une éthique du futur, p. 31. 24
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d’une conscience principalement cognitive et fit apparaître à sa place le Je qui veut, qui s’efforce, nécessiteux et mortel »27. Revenons au Centre d’études phénoménologiques de Louvain. Robert Brisart avait le projet de traduire The Phenomenon of Life et en avait pour ce faire acquis les droits. C’est finalement Danielle Lories qui réalisera ce généreux et précieux travail qui paraît chez De Boeck en 2001. La version anglaise parue en 1966 diffère de la version allemande Organismus und Freiheit publiée en 1973 avec l’aide de Klaus Dockhorn. Le nouveau titre semblait meilleur à l’auteur que celui de la version américaine : il s’en dit d’ailleurs très satisfait, car il saisit vraiment l’enjeu de l’ouvrage. Assumant la liberté d’un auteur qui traduit son propre texte, Jonas fait à cette occasion l’expérience étrange de retraduire partiellement dans sa langue maternelle un texte rédigé initialement dans une langue apprise sur le tard. Ces circonstances de réécriture ont permis des reprises et des clarifications précieuses par des intertitres qu’un traducteur n’aurait pu se permettre. Cette première version allemande recevra une nouvelle édition un an après la mort de Jonas, sous un autre titre encore, Das Prinzip Leben28, choisi par l’éditeur cette fois, sans doute pour faire référence au Principe responsabilité et se placer dans son aura29. Outre de petites modifications entre ces deux livres, qui sont sans doute en partie liées au contexte éditorial, leur composition est revue par leur auteur. D’abord, une nouvelle préface (1972) dans laquelle Jonas insiste sur « l’interprétation ‘ontologique’ des phénomènes biologiques ». Ensuite, le quatrième chapitre « Harmonie, Gleichgewicht und Werden », Harmonie, équilibre et devenir, est intégré à la version allemande, tandis que le dernier essai du livre en anglais, « Heidegger et la théologie », n’est pas repris, dans la mesure où son auteur considérait qu’il ne faisait pas partie intégrante de l’argument principal du livre. Peut-être était-ce aussi parce que ce chapitre consistait à se distancier de Heidegger alors même que son ombre n’a jamais cessé de recouvrir le travail de Jonas. II. Une phénoménologie de la vue La même année que sa traduction, Danielle Lories signe un article consacré au sixième Essai du Phénomène de la vie : « La noblesse de la 27
Ibid., p. 32. H. Jonas, Das Prinzip Leben, Frankfurt a. Main, Insel, 1994. 29 Ce sera d’ailleurs le cas également pour la traduction italienne de l’article « Gnosticism » (1967) publié chez Morcelana et traduit et édité par Cl. Bonaldi : H. Jonas, Il Principio gnostico, Brescia, Morcellana, 2011. 28
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vue : étude de phénoménologie des sens ? »30. La deuxième version de ce texte se montre légèrement moins critique que dans la première : « il convient de porter au crédit de Jonas son effort pour rendre compte de la continuité de la vie, de la perception et de l’intellection proprement humaine »31. Elle salue ainsi avec nuance les « intuitions perspicaces de Jonas qui ne dessinent qu’à gros traits rapides l’expérience perceptive »32. Ce texte compare la perspective jonassienne dans « Noblesse de la vue » et celle de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et souligne justement que Jonas insiste sur la différence des sens plutôt que sur leur empiètement : Ce qui suscite le malaise à la lecture de la ‘Phénoménologie des sens’ proposée par Jonas, c’est d’une certaine manière qu’il s’agisse précisément des sens, comme si la description s’avérait incapable de retrouver cette ‘couche originaire’ du sentir qu’évoque Merleau-Ponty et qui est antérieure à la division des sens.33
En effet, Jonas s’intéresse davantage au moment du passage à la limite rendu possible par la formation de l’image qu’à notre appartenance commune, car son projet ne consiste pas tant à retrouver cette couche originaire première qu’à décrire les échelles et la gradation des formes et des niveaux de vie au sein d’une « nature-monde » (world-nature, Weltnatur) commune34. Dans la perspective jonassienne, la capacité originaire de détachement et d’arrachement humains au cœur même de l’appartenance apparait déjà comme un agir et donc une tâche. Cette position humaine d’entre-deux que Merleau-Ponty appelle déhiscence fait, pour Jonas, de la globalité de la perception une tâche éthique alors même que la tendance à la séparation est constante35. 30 D. Lories, « Jonas : éléments pour une phénoménologie des sens ? », Études phénoménologiques, 33-34, 2001, p. 21-46. Repris et légèrement modifié comme chapitre 4 « Phénoménologie des sens : Le phénomène de la vie, VI », in D. Lories & O. Depré, Vie et liberté. Phénoménologie et éthique chez Hans Jonas, p. 109-136. Notons que le titre de ce recueil commun d’articles est beaucoup plus proche du titre allemand que du titre anglais et que le sous-titre permet de souligner l’équilibre entre phénoménologie et éthique caractéristique de l’œuvre de Jonas. D. Lories a également signé un article plus historique sur le lien étroit et caché de Jonas à Kant : « Le phénomène de la vie de Jonas : l’absence insistante de Kant », Bulletin d’analyse phénoménologique, 6, 2, 2010, p. 240-261. 31 D. Lories, « Phénoménologie des sens : Le phénomène de la vie, VI », p. 110. 32 Ibid., p. 124. 33 Ibid., p. 119. 34 H. Jonas, Le phénomène de la vie, p. 23. 35 Voir à ce sujet Hans Jonas. L’être déhiscent de l’humain, numéro spécial (coord. N. Frogneux) de la Revue philosophique de Louvain, 100, 3, 2002.
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À cet égard, la vue est le sens décisif, celui qui connaît la plus grande capacité à s’extraire de son contexte et des forces causales du monde auquel il appartient. Il peut ainsi poser un objet séparé comme s’il n’était pas le fruit d’un processus d’objectivation (et de subjectivation corrélative), mais seulement un objet statique face à un sujet36. Ne pas tomber dans cette illusion de sa séparation : tel est précisément l’enjeu. Les trois thèses distinguées par Jonas sont les suivantes : tout d’abord, la vue présente son objet de manière simultanée et non progressivement dans la durée ; ensuite, le regard peut présenter son objet en dehors des jeux de forces et des rapports causaux, c’est-à-dire de manière neutre ; et enfin la vue suppose la distance pour s’exercer, ce qui lui permet de présenter son objet comme séparé. Le risque et la noblesse de la vue coïncident en fait. L’imagination sépare l’eidos mémorisé de l’évènement qu’est la rencontre individuelle avec lui, et libère ainsi sa possession des contingences de l’espace et du temps. La liberté gagnée de la sorte – réfléchir aux choses en imagination – est une liberté à la fois de la distance et de la souveraineté.37
Par cette capacité d’objectivation du monde, mais aussi de soi-même, homo pictor acquiert un pouvoir inédit dans la nature. « Le contrôle eidétique de la motricité, avec sa liberté dans la réalisation extérieure, complète ainsi le contrôle eidétique de l’imagination, avec sa liberté de conception intérieure »38. Pourtant, cette souveraineté est risquée, car elle peut conduire à sa propre perte par sa capacité de se présenter seule et de faire oublier son contexte et ses conditions de possibilité. En elle se joue l’ambiguïté de la liberté humaine : « Les propriétés singulières de la lumière permettent à toute la genèse dynamique de disparaître dans le résultat perceptif de sorte qu’en voyant, celui qui perçoit demeure entièrement libre de toute implication causale dans les choses à percevoir »39. Mais cette prise de distance et l’interposition d’une image entre soi et le monde recèle aussi son plus grand risque, que ne connaissent pas la sensibilité et la motricité animale. Il se décline en réalité en trois degrés : celui de l’abstraction du contexte, celui de l’erreur et du mensonge et celui de la perversion de la théorie. 36
Voir Cl. Bonaldi, Jonas, Roma, Carocci, 2009. H. Jonas, Évolution et liberté, trad. fr. S. Cornille & Ph. Ivernel, Paris, Rivages, 2004, p. 71. 38 Ibid., p. 73-74. 39 H. Jonas, Le phénomène de la vie, p. 157. 37
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Le premier concerne l’oubli ou l’effacement de ses conditions de possibilité. « Le témoignage de la vue ne falsifie pas la réalité quand il est complété par celui des strates sous-jacentes de l’expérience, en particulier de la motricité et du toucher : quand elle rejette avec arrogance ce témoignage, la vue devient stérile quant à la vérité »40. Paradoxalement, alors que Jonas critique l’eidos devenu autonome et s’imposant tyranniquement comme vérité exacte à la vie sensible au nom de la logique ou de la cohérence du système, il reste prisonnier d’un vocabulaire du progrès de la connaissance, désignant l’animisme ou le panpsychisme, deux pensées primitives ou archaïques. « Ainsi, en parlant de l’avantage du détachement causal de la vue, il faut garder à l’esprit qu’il a aussi pour résultat le mutisme de ses objets »41. Lorsque Jonas qualifie le langage humain de capacité à invoquer l’irréel, c’est bien parce qu’il a pu au préalable détacher une image devenue image-eidos, qu’il fait désormais varier contre son contexte et ses conditions de possibilité. Ainsi y a-t-il trois étapes de détachement de l’image à l’égard du réel. D’une part, elle consiste à poser une conscience imageante qui réduit la présence du monde au profit de celle de l’image. D’autre part, l’image peut désormais présenter un monde possible qui n’est pas actuel ou actualisable, mais pure illusion de présenter un monde. Ainsi cette prise de distance imageante recèle-t-elle d’emblée un danger qui peut aller jusqu’à des interprétations trompeuses, mensongères et même des conceptions globales irréalistes42 : Cette activité continue de création et d’invention est à la base des capacités les plus hautes de la raison, naturellement elle est à la base de toutes ses perversions, dans la mesure où l’homme peut inventer les choses les plus terribles et les plus contraires à l’excellence qu’il peut pourtant imaginer créativement.43
Enfin, désormais détaché, l’eidos a donné lieu à ses propres théories englobantes et à ses propres exigences de cohérence, ouvrant la voie d’une fascination de la théorie pour elle-même qui peut prendre le pouvoir et 40
Ibid. Ibid. 42 Comme le montre Jonas dans le premier essai du Phénomène de la vie, le panvitalisme et le panmécanisme créent des énigmes par la rencontre entre une vue englobante et un cas particulier. 43 H. Jonas, « Anima e corpo. Conversazione di Vittorio Hösle con Hans Jonas », in P. Becchi (a. c. d.), Hans Jonas. Un profilo, Brescia, Morcelliana, 2010, p. 117-118. Nous traduisons. 41
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s’imposer à notre expérience sensible pour la nier44. Ainsi « l’histoire mentale de l’espèce »45 a-t-elle pu créer des dualismes et des utopies différées dans le temps ou dans l’espace et ainsi engager des interprétations de la vie par elle-même qui la niaient (dans l’orphisme, le gnosticisme ou le panmécanisme notamment). Cette « force eidétique » de l’image est donc une force irréalisante qui devient explicite dans le langage qui la présuppose toujours. La formule la plus synthétique de la différence entre langage animal et langage humain peut s’énoncer de la manière suivante : « Tu n’aurais pas dû faire cela ». À la différence de celui des animaux qui communiquent et s’expriment, le langage humain est caractérisé par l’usage du mode irréel, c’està-dire la possibilité que s’interpose une image dans la relation au monde. Ainsi se manifestent la transcendance et la liberté du langage par rapport au donné : « Même les images les plus imaginatives (…) ne peuvent étayer la pensée logique véhiculée par la construction de la phrase avec sa clause ‘contrefactuelle’ »46. Il s’agit bien là d’un saut opéré par l’entendement, c’est-à-dire la pensée, et qui ne se laisse pas réduire aux sens47. La possibilité même de la morale constitue un saut qualitatif dans le devenir de la matière. Le troisième niveau de médiateté est donc bien la charge d’assumer cette ambiguïté et non pas de la réduire par un choix unilatéral : Précisément, ce caractère problématique, qui n’appartient à aucun autre être, avec la transcendance permanente qui l’habite, son ‘ou bien, ou bien’ ouvert, qui pourtant n’échappe jamais à ‘l’aussi bien que’, son ‘pourquoi ?’ et ‘à quoi bon ?’ sans réponse possible, est un phénomène limite de la nature, qui comme tel – pour ce que l’homme en sait – est indispensable. Cette transcendance est son propre fondement qu’il s’agit de supporter.48 44 Voir à ce sujet H. Jonas, Puissance ou impuissance de la subjectivité ? Le problème psycho-physique aux avant-postes du Principe responsabilité, trad. fr. Chr. Arnsperger, revue et présenté par N. Frogneux, Paris, Cerf, 2000. 45 H. Jonas, Le phénomène de la vie, p. 24. 46 H. Jonas, Essais philosophiques. Du credo ancien à l’homme technologique, p. 300. 47 Que cet entendement soit exclusivement humain demeure une question et les progrès récents en éthologie laissent planer le doute avec notamment la capacité de mensonge et de dissimulation des animaux. Jonas est d’ailleurs très prudent quant à la possibilité de trouver un critère unique traçant une frontière nette entre liberté animale et liberté humaine. Il préfère parler de transanimalité de l’humain ou de « transitions fluides entre performance animale et humaine » (H. Jonas, Évolution et liberté, p. 66). Voir à ce sujet N. Frogneux, « Le syndrome animal chez Hans Jonas », in C. Ciocan & F. Burgat (éds.), Phénoménologie de la vie animale, Bucarest, Zeta Book, 2016, p. 233-257. 48 H. Jonas, Le Principe responsabilité, trad. fr. J. Greisch, Paris, Cerf, 1990, p. 294.
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Aussi peut-on dire de la liberté comme de la mortalité : elle est une grâce et un fardeau en raison de son caractère précieux et de sa charge. Dans un tout autre contexte, Jonas affronte d’ailleurs le risque de la dialectique inhérente à ce détachement avec la réflexivité de la volonté qui, se prenant pour son propre objet, ouvre un piège qu’elle ne pourra pas déjouer elle-même49. Ce n’est qu’en sortant de l’abstraction qu’elle a elle-même causée et en revenant à sa condition corporelle qu’elle pourra éviter l’abîme de l’auto-miroitement : Lorsque dans la réflexivité oscillante de la volonté au cours de l’acte délibérément moral, il arrive que la liberté s’invertisse en auto-objectivation – une possibilité inhérente à la conscience comme telle – alors elle en a déjà fait usage, bien que de manière dissimulée, car la liberté ne peut résister à ses propres possibilités. […] c’est le fait pour le moi de se détacher de son arrière-fond, c’est-à-dire de la tentative d’être soi-même dans l’objectif moral, où l’objectivation de soi décrite se dissimule et accomplit son œuvre trouble.50
Sans doute pourrait-on parler également de l’abîme que peuvent ouvrir les images et les abstractions qu’elles créent. En traçant des frontières épaisses et dynamiques, Jonas offre des échelles qu’il est sans doute possible de franchir à double sens. Les sens présentent chacun leur spécificité et peuvent se détacher plus ou moins nettement de leur contexte, mais aussi de multiples possibilités de le retrouver. La vue elle-même procède à un détachement graduel qui fait droit à des expériences moins délimitées. L’espérance qui ne cesse d’habiter les textes de Jonas malgré la gravité de la situation qu’il décrit tient sans doute au fait que les seuils dynamiques qualitatifs et quantitatifs tout à la fois présentent de multiples possibilités de retours (partiels).
III. Au seuil d’une éco-phénoménologie Danielle Lories terminait son article avec le souhait d’allier la justesse de pénétration pour accéder à l’expérience perceptive primordiale et unitaire telle que Merleau-Ponty l’a tentée et la capacité à voir une transcendance dans la vue qui nous mène à la théorie : « Une phénoménologie des sens et de la perception qui tiennent les deux promesses est sans 49 Voir H. Jonas, « L’abîme de la volonté. Méditation philosophique sur le septième chapitre de l’Épitre aux Romains de Paul », trad. fr. N. Frogneux, in Essais philosophiques, p. 429-444. 50 H. Jonas, Le phénomène de la vie, p. 440-441.
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doute encore à faire »51. Or, la phénoménologie de la nouvelle génération, avec notamment l’éco-phénoménologie, semble s’engager sur cette voie. À cet égard, David Abram apparaît comme un auteur qui s’inscrit dans cette tentative, soucieux à la fois de montrer notre appartenance première à la nature afin de contrer le fourvoiement progressif de nos choix théoriques et pratiques, et de décrire la force de détachement inhérente à notre histoire humaine avec des variations plus ou moins fortes selon les cultures et les contextes. Abram s’inscrit pour cela dans la tradition phénoménologique, mais aussi ethnographique : Alors qu’il constituait à l’origine une tentative de légitimer la conscience théorique en lui donnant un appui ferme, le projet de Husserl a abouti à la tentative, qui se poursuit aujourd’hui, de raviver le monde vivant de notre expérience sensorielle, avec, en conséquence, la prise de conscience de la terre comme base oubliée de tous nos modes d’appréhension.52
Croisant les préoccupations de Jonas, qu’il ne cite pas, et de MerleauPonty sur lequel il s’appuie largement, Abram endosse la perspective du premier en traçant la généalogie du fourvoiement de la civilisation technologique occidentale et en décrivant comment nous avons pu nous détacher de la concrétude de la terre. Partant de la rencontre réciproque et de la réversibilité du sensible chez Merleau-Ponty, Abram décrit lui aussi le processus d’objectivation comme un moment décisif dans la sortie des rapports réciproques de participation : « Définir un autre être comme un objet passif et inerte, c’est nier sa capacité à entrer en rapport actif avec nous, à provoquer nos sens. Nous bloquons ainsi notre rapport de réciprocité perpétuelle avec cet être »53. Il rejoint ainsi la préoccupation jonassienne : comprendre comment nous avons neutralisé nos rapports par la vue qui est capable d’abstraire un objet de ses relations de forces causales multiples et à double sens. Alors que Jonas évitait d’affronter la question du langage qui est toujours présupposé par le peintre, Abram part de la chair du langage pour retrouver l’épaisseur de notre appartenance. Après avoir montré à quel point le langage est un phénomène profondément corporel qui se nourrit de signes et de sons dans l’environnement animé, il situe un point de rupture décisif avec l’écriture mais surtout l’écriture alphabétique, c’està-dire phonétique, qui s’autonomise du corps : « Avec l’alphabet, tout D. Lories, « Jonas : éléments pour une phénoménologie des sens ? », p. 46. D. Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, trad. fr. D. Demorcy & I. Stengers, Paris, La Découverte, 2013, p. 69. 53 Ibid., p. 83. 51
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change. Afin de lire phonétiquement, il nous faut nous dégager de la participation synesthésique entre nos sens et la terre compréhensive »54. L’écriture produit un phénomène extérieur au corps, capable de se détacher de lui spatialement et temporellement. C’est d’ailleurs à partir de cette coupure que l’espace et le temps, indissociables dans le corps, peuvent s’abstraire l’un de l’autre pour apparaître comme deux grandeurs indépendantes. Sans prétendre lui non plus à une coupure nette entre l’humain et le monde animé autour de lui qui participe également à la terre, Abram décrit des points de rupture au sein de la tension entre l’esprit et la terre. Le vocabulaire diffère, mais ce que Jonas nomme le commerce au sein des forces causales correspond bien à la participation synesthésique d’Abram. Et tous deux partent d’une expérience première évidente dont certains choix théoriques nous ont éloignés : « Que le monde est en vie, c’est réellement la vue la plus naturelle, et largement soutenue par ce qui se donne à voir au premier abord »55. Ce qu’il s’agit de comprendre, donc, c’est bien la rupture d’une participation première où « la terre, le vent et l’eau – engendrant, fécondant, nourrissant, détruisant »56, ont laissé la place à la matière inerte, c’est-à-dire morte. Jonas la situe davantage du côté des sciences naturelles et des mathématiques que de l’écriture alphabétique, avec la révolution copernicienne qui a remplacé notre lieu terrestre par l’espace cosmique, en renouvelant l’acception du terme « nature » sous le concept moderne d’« étendue ». C’est alors que la connaissance exacte passa du côté des mathématiques et que toute connaissance sensorielle fut dévalorisée au nom d’une théorie qui s’imposa en pratiquant les interdits d’anthropomorphisme et de zoomorphisme. De même, Abram reconnaît une histoire longue, qui connaît aujourd’hui un danger inégalé avec la crise écologique, mais au sein de laquelle un retour et de nouvelles formes de participation seraient possibles. Comme Jonas, mais sur une échelle temporelle bien plus longue encore, il choisit de décrire ce détachement comme « un processus complexe qui, après tout, est engagé depuis des milliers d’années. Bien d’autres facteurs auraient pu être choisis »57. Ce n’est donc pas l’intellect abstrait ou des images réalisées virtuellement et hors de tout contexte sensoriel qui pourront nous aider : « la pratique de réajustement à la réalité ne peut se permettre d’être utopique »58, écrit Abram. En écho, et s’opposant à l’« homme 54 55 56 57 58
Ibid., p. 243. H. Jonas, Le phénomène de la vie, p. 19. Ibid. D. Abram, Comment la terre s’est tue, p. 335-336. Ibid., p. 346.
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nouveau » (marxiste notamment), Jonas reprend la « contre-utopie » qui consiste à voir l’homme authentique depuis que les humains sont sur terre59. Si l’histoire de la terre à laquelle nous participons suppose donc un nouvel ajustement et exige de revenir en-deçà de cet arrachement, il faut pourtant le concevoir au sein de la tension qui est liée à notre humanité. Cette tension intérieure à la nature ou à la terre est centrale chez les deux auteurs, ce qui permet de penser une polarisation interne entre participation sensuelle et détachement eidétique. Tandis que Jonas voit cette polarité entre l’esprit ou la liberté et la matière, Abram parlera plutôt de la terre et de la vie mentale. Tous deux posent ainsi la question de la totalité et des parties. Renouer le lien entre concept et sensibilité suppose aussi de trouver de nouveaux modes d’écriture et de revoir les frontières disciplinaires tracées au cours de la Modernité à partir des objets bien délimités et des méthodes adéquates. Sortant de la philosophie synchronique, Jonas passe à la narration quant aux origines avec son mythe compatible avec l’esprit moderne et l’horreur vécue à Auschwitz pour donner du sens à cette tension entre immanence et transcendance dans un panenthéisme60. N’est-ce pas une voie panenthéiste également qu’Abram désigne par cette appartenance commune et englobante du ciel-souffle dans son dernier chapitre ? La méthode d’Abram convoque autant la phénoménologie que l’ethnologie, c’est-à-dire qu’elle revisite la frontière épaisse entre anthropologie et philosophie ; comme elle convoque d’ailleurs l’entre-deux de la magie ou de la rêverie (selon Bachelard) qui ouvre de nouveaux espaces pour penser et agir. Nous lisons ainsi : Dans ce mode d’expérience, de conscience et de sensibilité orale, expliquer n’est pas présenter un ensemble de raisons suffisantes, c’est raconter une histoire. (…) une histoire doit être jugée selon qu’elle réussit ou non à faire sens. Et « faire sens » doit se comprendre ici de la manière la plus directe : « faire sens », c’est rendre les sens vivants.61
De même, pour Jonas, ne peut faire sens ni une histoire qui accorderait une discontinuité complète à la pensée par rapport aux sens, ni une généalogie qui réduirait les concepts et en particulier les concepts logiques au sensible. Ainsi deux textes se répondent-ils à dix ans d’écart, pour 59 H. Jonas (entretien avec A. Bolaffi), « La mia controutopia », L’Unità, 5 septembre 1991, p. 17. 60 H. Jonas, « L’immortalité et la mentalité moderne », in Le phénomène de la vie, p. 263-280. 61 D. Abram, Comment la terre s’est tue, p. 337.
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dessiner la tension et la polarité entre vue et pensée que nous devons prendre en charge : d’une part Homo pictor (1961), qui souligne que la pensée objectivante est issue de la vue, d’autre part « Vision et pensée. Une recension de la pensée visuelle »62, qui souligne la transcendance de la pensée (1971). En réalité, il n’est pas possible de renoncer au concept et à la force irréalisante de l’image : Il est vrai que les sens ont été minimisés au bénéfice de la pensée par une longue tradition qui va de Platon à Kant. Cette fois, nous assistons à une minimisation de la pensée au bénéfice des sens. Ne pouvons-nous jamais atteindre une vérité qu’au prix d’une autre ? Ne peut-il y avoir à la fois vérité et justice ?63
Et comme en écho, David Abram, après avoir souligné les coupures historiques produites par la capacité de l’esprit humain à s’émanciper de son appartenance originaire à la terre, souligne l’impossibilité pour le philosophe de sauter par-dessus son ombre : « il ne peut être simplement question de renoncer à l’alphabétisation et d’abandonner l’écriture. Notre tâche est plutôt de prendre en charge les mots écrits dans toute leur puissance pour, patiemment, soigneusement, inscrire à nouveau la langue dans la terre alentour »64. Acceptant « l’hypothèse de travail aristotélicienne » d’une différence liée au langage et à la raison, c’est-à-dire au logos, Jonas propose pourtant de l’élargir à homo pictor qui choisit la transcendance en refusant toute abstraction nihiliste : Nous savons en effet que l’homme n’est pas seulement raisonnable. Si nous nous tournons vers le grand monde de l’art, en regardant par exemple les voutes de la chapelle Sixtine ou une autre grande œuvre, si nous écoutons une symphonie de Beethoven, nous ne nous trouvons effectivement pas devant un travail exclusif de la raison, même si la raison de l’artiste a certainement joué son rôle. (…) Il s’agit plutôt d’un ensemble complet de fonctions, de formes de comportement, de créativité ou création d’un monde artificiel, il s’agit de la capacité à transformer le monde qui nous est donné en quelque chose d’autre, et ce sont précisément ces caractéristiques qui distinguent l’homme de toutes les autres créatures.65
62 H. Jonas, « Vision et pensée. Une recension de la pensée visuelle », in Essais philosophiques, p. 289-306. 63 Ibid., p. 305. 64 D. Abram, Comment la terre s’est tue, p. 347. 65 H. Jonas, « Anima e corpo. Conversazione di Vittorio Hösle con Hans Jonas », p. 117-118. Nous traduisons.
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La noblesse de la vue peut donc être comprise comme celle d’homo pictor qui résiste aux utopies d’homo faber et d’homo sapiens, mais surtout à celles qu’ils produisent ensemble. L’esthétique semble donc centrale pour Jonas, même si son œuvre publiée n’en fait pas état, non plus d’une philosophie de l’art. À moins que les Archives Jonas de Constance nous ne réservent de belles découvertes dans ces domaines…
LE BEAU ET SON DYNAMISME ANTHROPOLOGIQUE ET COSMIQUE DANS LE SERMON TOTA PULCHRA ES, AMICA MEA DE NICOLAS DE CUES Jean-Michel COUNET (Université catholique de Louvain)
Dans le Sermon Tota Pulchra es, amica mea, prononcé le 8 septembre 1456 à Brixen, à l’occasion de la fête de la nativité de la Vierge – à laquelle sont attribués symboliquement par la liturgie les quelques mots laudateurs adressés à l’amante du Cantique des cantiques –, Nicolas de Cues saisit l’opportunité de développer des thèmes classiques sur le Beau venant de Denys l’Aréopagite et d’Albert le Grand. L’idée du Beau, comme c’est souvent le cas chez le Cusain, se déploie en trois moments ou aspects1 : 1° le resplendissement de la forme sur la proportion des parties matérielles, 2° l’éveil et l’attirance à soi du désir, 3° l’union et le rassemblement en lui de toutes choses. Le troisième moment rejoint manifestement, nous le voyons, le premier puisque Nicolas déclare que cette aptitude du Beau relève de la forme. Il s’agit d’un déploiement en cercle qui, pour un œil superficiel et non averti, frise la redondance et semble ressortir à une approche conceptuelle balbutiante et immature. En réalité, il s’agit là d’une ternarité bien élaborée2. Détaillons avec soin ces trois aspects. 1 Tota Pulchra es, Sermo CCXLIII, 6, 4-13, p. 255-256 : « Pulchrum in ratione sua tria concludit, scilicet splendorem formae sive substantialis sive accidentalis super partes materiae proportionatas et terminatas, sicut corpus dicitur pulchrum ex resplendentia coloris super membra proportionata ; secundum, quod trahit ad se desiderium, et hoc habet inquantum est bonum et finis ; tertium, quod congregat omnia, et hoc dicitur ex parte formae, cuius resplendentia facit pulchrum ». 2 L’analogie avec les trois moments de la trinité divine : unité, égalité, connexion, saute aux yeux, la connexion semblant elle aussi à la fois reposer sur l’unité posée préalablement et fonder en même temps paradoxalement celle-ci. Nous avons avec notre caractérisation du beau en trois aspects une circularité similaire.
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I. La splendeur de la forme Cette formulation en termes de splendeur de la forme sur la proportion des parties articule une esthétique de la lumière venue du (néo)platonisme à une esthétique de la proportion, de l’harmonie, issue du pythagorisme. La proportion des parties est réalisée lorsque celles-ci sont adaptées les unes aux autres et forment ainsi un tout effectif. Ce tout requiert une forme qui structure la matière d’une manière adéquate. Cette forme présente à même la matière n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la forme qui resplendit dont il est question dans la première partie de la définition ; elle n’en est que le reflet dans la matière de l’objet beau. La forme qui resplendit est transcendante par rapport à la matière même de l’objet. Chez Nicolas – comme chez la plupart des médiévaux d’ailleurs – le registre de l’éclat, de la splendeur renvoie toujours à une forme de transcendance : un niveau supérieur, resplendit dans (ou sur) un niveau inférieur lorsqu’il s’y manifeste, tout en y déployant sa supériorité. Briller, resplendir, c’est se révéler comme transcendance dans l’immanence même. Ainsi la lumière des astres et en particulier du soleil brille-t-elle dans notre monde terrestre ; elle y manifeste de façon évidente la noblesse de son origine supralunaire. De même l’universel resplendit dans le particulier (par exemple l’art universel du peintre resplendit dans n’importe laquelle de ses œuvres particulières), l’éternel resplendit dans le temps, l’infini dans le fini, le verbe intérieur dans les mots du langage, etc. Dans l’Idiota de Mente, Nicolas met en scène un modeste fabriquant de cuillères en bois. Son travail consiste à proportionner correctement le bois, de telle sorte que la forme idéale de la cuillère se mette à resplendir dans le bois3 : concrètement, lorsque le bois a été correctement travaillé, l’objet fait immanquablement penser à une cuillère, il en incarne suffisamment les caractéristiques pour être saisi précisément comme une cuillère. 3 De Mente, I, 2 : « …materiam, puta lignum, per instrumentorum meorum, quae applico, varium motum dolo et cavo, quousque in eo proportio debita oriatur, in qua forma coclearitatis convenienter resplendeat ; sic vides formam coclearitatis simplicem et insensibilem in figurali proportione huius ligni quasi in imagine eius resplendere. Unde veritas et praecisio coclearitatis, quae est immultiplicabilis et incommunicabilis, nequaquam potest per quaecumque etiam instrumenta et quemcumque homine perfecte sensibilis fieri. Et in omnibus coclearibus non nisi ipsa simplicissima forma varie relucet, magis in uno et minus in alio et in nullo praecise. Et quamvis lignum recipiat nomen ab adventu formae, ut orta proportione, in qua coclearitas resplendet, coclear nominetur, ut sic nomen sit formae unitum, tamen impositio nominis fit ad beneplacitum, cum aliud imponit posset ».
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Si bien sculptée qu’elle soit, elle ne fait toutefois qu’approcher matériellement la forme pure ; celle-ci garde toute sa transcendance. Mieux encore : plus le bois se rapproche de la forme idéale, plus se manifeste avec force le rayonnement de cette transcendance de la forme sur les éléments matériels, l’augmentation de la ressemblance ne faisant que mettre davantage en évidence l’irréductible supériorité du modèle idéal sur la réalisation matérielle qui l’approche. La perfection formelle est à la fois participée par morceau de matière, tout en restant en soi imparticipable. Cette splendeur n’est pas en général spontanément aperçue de l’observateur. Il faut bien souvent une initiation, une manuductio (prise par la main) accomplie par une personne expérimentée par laquelle le disciple découvre peu à peu la présence de ce niveau supérieur dans l’inférieur. L’esprit humain est beaucoup plus facilement attiré par ce qui change, et ce qui se profile explicitement à l’avant-plan de la scène phénoménale, que par ce qui demeure permanent et implicite, qui ressortit davantage à l’arrière-plan transcendantal des vécus de conscience qu’à leur contenu thétique. Mais un patient apprentissage permet la découverte des différents niveaux de profondeur (ou de hauteur) impliqués dans le phénomène et la perception du rayonnement du beau.
II. L’éveil et l’attirance à soi du désir Le désir dont il est question ici est le désir humain ou, à tout le moins, celui de la créature rationnelle. Le Beau ne peut être saisi par les sens animaux tels que le goût, l’odorat ou le toucher ; seules la vue et l’ouïe, sens plus proches de l’esprit rationnel, peuvent appréhender le beau sensible. Le beau requiert donc pour être perçu en tant que tel la présence de l’esprit. Denys l’Aréopagite note que le Beau se trouve à la jointure du Vrai et du Bien. Il existe des processions divines qui perfectionnent les créatures auxquelles l’être a été accordé : la première est celle du Vrai, par lequel les créatures sont rendues intelligibles par une participation à la lumière de l’un ; la seconde est celle du Bien ; le Vrai s’enflamme littéralement en Bien dans l’esprit et pour l’esprit et de là naît l’attirance de l’esprit vers lui. Albert le Grand précisera que le Beau est plus exactement l’appréhension du Vrai en tant que Bien de l’intellect. On est très proche ici de ce qu’Augustin appellera « la joie de la vérité », lorsqu’il cherchera à qualifier le type de bonheur promis à l’homme. Ce désir naît d’une sorte de cohomologie, d’isomorphisme entre l’objet considéré et les facultés de l’homme. Dans les sens les plus nobles
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que sont la vue et l’ouïe, la raison « brille d’une manière plus proche » que dans les autres sens, nous explique Nicolas. C’est pourquoi la belle forme et la couleur dans le cas de la vue et l’harmonie dans les sons sont jugées agréables. Lorsqu’une forme intelligible resplendit suffisamment dans la multiplicité des parties matérielles, qu’elles soient sonores ou visuelles, il se produit une forme de résonance4 attisant le désir du sujet : celui-ci se reconnaît dans ce redoublement de lui-même qu’est le Beau, qui est une objectivation de ses propres perfections5. L’expérience esthétique a ainsi une dimension spéculaire, elle donne à contempler à l’homme ce qu’il est déjà ; ceci explique que le beau, tout en suscitant de l’attrait, n’engendre pas de volonté frénétique de possession mais incline plutôt à cette forme d’épochè qu’est la jouissance admirative. Mais cette unification intérieure du sujet qui lui est représentée, tout en étant ontologiquement déjà là, appelle à une forme de reprise effective dans la sphère pratique. L’agir doit répondre à ce que l’on a contemplé, être à la hauteur de l’être, l’être déjà là garantissant pour ainsi dire la possibilité d’un agir atteignant à la perfection entrevue. En ce sens, le beau est aussi promesse d’accomplissement, promesse de bonheur comme le noteront Goethe et Nietzsche à sa suite. L’homme est cet être privilégié auquel est révélée la beauté du réel. Sans la présence de l’homme en son sein, le monde sensible pourrait certes toujours réclamer la qualité de cosmos, mais quelle serait le sens de cette beauté qui ne serait perçue de personne au sein du monde ? S’il n’existait que pour un regard extérieur à lui, le monde manquerait de cette consistance, de cette autonomie qui le protègent du statut de simple simulacre. Beaucoup d’auteurs de la Renaissance vont défendre cette idée que la création requiert une instance réflexive, capable d’en saisir de l’intérieur la 4 Le phénomène de résonance vient des sciences physiques : lorsqu’une cause motrice exerce une action périodique sur un système vibratoire et que les deux fréquences en jeu, celles de la cause active et du système mû, coïncident ou sont très proches l’une de l’autre, les mouvements du système vibratoire peuvent être d’une amplitude spectaculaire. 5 Tota pulchra es, op. cit., 18,1-20, p. 259 : « Experimur autem in omnibus ratione vigentibus iudicium pulchri esse. Dicunt enim hanc figuram circularem pulchram, illam rosam pulchram, hoc lignum pulchrum, hanc cantilenam pulchram. Unde nisi iudex, qui est intellectus, in se haberet speciem pulchritudinis omnem sensibilem pulchritudinem complicantem, non posset iudicium facere inter pulchra, dicendo hoc esse pulchrum, hoc pulchrius. Quare intellectus est quaedam universalis pulchritudo seu species specierum cum species sint contractae pulchritudines et quasi ignis est in se complicans omnium calidorum formam et speciem, sic intellectus est vis complicativa omnium specierum intelligibilium. Intellectualis enim natura, quae est prima pulchri irradiatio, in eo quod est Dei imago, qui est ipsa pulchritudo antecedenter, in se complicat omnes naturales pulchritudines, quae per species in universo explicantur ».
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valeur et la beauté. C’est là qu’ils verront le fondement de la dignité humaine : l’homme a pour vocation d’accueillir en lui la beauté du monde, de la récapituler et de la retourner à son origine. III. Le beau comme rassemblement en lui de toutes choses Nous approfondissons ici la dimension cosmique du Beau, déjà esquissée à la fin du moment précédent. Que veulent dire Denys, Albert et Nicolas lorsqu’ils se réfèrent à ce rôle unificateur du Beau ? Il ne peut s’agir de la simple unification des parties matérielles de l’objet beau, ni de l’attraction opérée sur les contemplateurs humains, auquel cas ce troisième moment serait complètement redondant avec les deux premiers. Force est, après s’être penché sur l’objet beau en lui-même (premier moment), puis sur sa relation au spectateur (deuxième moment), d’élargir le cercle des entités impliquées ; le tout dont il est question ne peut concerner que le monde. En fait l’objet beau n’est pas seulement une partie du monde, il l’exprime, il le rend présent comme tel au spectateur. Que le Beau nous fasse faire une expérience du monde comme tel, on le voit déjà au simple fait qu’il suscite l’admiration chez l’homme qui le perçoit. Aussi bien en grec qu’en latin, l’admiration et l’étonnement sont signifiés par le même mot (thaumazein en grec et mirari en latin). Mais les deux attitudes ne sont pas équivalentes. L’étonnement vient de la perception qu’une chose ou un fait tranche avec l’ordre du monde tel qu’appréhendé jusque là. Mais une fois que l’altérité de l’objet est dépassée, une fois qu’il est intégré à la nouvelle forme du monde qu’il a lui-même contribué à faire advenir, l’étonnement disparait. Comme le dit Aristote : l’ignorant s’étonne que la diagonale du triangle ne soit pas commensurable avec le côté, mais pour le géomètre, ce serait la commensurabilité de la diagonale qui serait étonnante6. Dans l’admiration, il s’agit d’autre chose : à travers l’objet admiré, le spectateur comprend confusément que le monde auquel l’objet renvoie a une profondeur et une profondeur que l’homme ne pourra jamais totalement circonscrire : c’est pourquoi la fascination perdure. Le Beau représente le mystère du monde. La manière la plus courante de réaliser cela, dans l’esthétique traditionnelle, est le microcosme : l’œuvre d’art, en particulier, est souvent un monde en miniature, un modèle 6 Aristote, Métaphysique, A 2, 983a 20. Cet exemple de la géométrie plane est intéressant car elle évoque un monde bidimensionnel, dans lequel l’étonnement face aux objets se résorbe dans l’homogénéité du plan.
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réduit de l’univers qui tire sa beauté précisément de son aptitude à exprimer en tant que partie la perfection du tout. Dans des esthétiques plus récentes, l’œuvre d’art pourra faire monde au contraire par son caractère délibérément acosmique, son étrangeté radicale suscitant le malaise, voire l’effroi. Mais il s’agit là aussi, même si c’est par une forme de détour négatif, de nous mettre en présence du monde effectif en écartant ce que précisément il n’est pas. Cette expérience du monde qu’est l’expérience du Beau suscite un désir, qui n’est pas autre chose qu’une dynamique de communion avec le monde, à travers ce Beau qui en tient lieu et l’exprime. Ainsi peut-on comprendre cette ouverture fondamentale du désir humain, le fait qu’il n’est jamais irrémédiablement tourné vers tel ou tel objet déterminé mais qu’il peut se réorienter, se reprendre et s’affirmer autrement avec la quête de réalités différentes. Le polymorphisme du désir, le fait qu’aucun objet déterminé ne peut combler définitivement son ouverture transcendantale vient de l’horizon cosmique qui l’anime. Celle-ci fait à la fois sa grandeur et sa faiblesse. L’esthétisme, si bien décrit par Kierkegaard, illustre un travers possible, l’insatisfaction fondamentale de l’homme, qui cherche en vain à réaliser ce désir de communion en plénitude et qui multiplie les approches et les conquêtes, à la recherche d’une profondeur que l’on ne parvient pas à saisir, là où précisément il faudrait savoir s’arrêter, contempler et admirer. Lorsqu’est découverte une beauté véritable, la réaction la plus naturelle est de la faire connaître, de la diffuser autour de soi, pour que davantage d’êtres jouissent de sa perfection et constituent ainsi un monde commun. Rendre justice au Beau, c’est lui permettre de rayonner dans la totalité du réel. Nicolas parle dans son sermon de la monstration de la beauté à l’ange7 ; il n’a de cesse que de la révéler jusqu’aux extrémités du monde, avant, dans un mouvement second et réflexe, de faire retour à soi pour jouir de sa trouvaille, à la manière dont un homme agit lorsqu’il trouve un trésor. Selon la théorie néoplatonicienne des mouvements, cette dynamique (cf. fig.) s’inaugure par une descente verticale du Beau à partir des hauteurs pour aboutir au centre qu’est l’ange. Celui-ci déploie sa découverte jusqu’aux extrémités du monde, en une démarche de divulgation horizontale, puis il fait retour à soi et à la source donatrice de cette 7 Tota Pulchra es, op. cit., 10, 5-12 : « Quando angelo ostenditur boni pulchritudo, avide illam revelare nititur et quantocius ad fruendum illa reverti, ut sic circulus concludatur. Ostensio fit in centro, descensio revelationis est motus per rectam lineam ad extrema, via providentiae scilicet, deinde reditio est quasi motus obliquus, ut in bonitatis pulchritudine circulus concludatur ».
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expérience esthétique et ce troisième moment est symbolisé par le mouvement oblique de retour des extrémités horizontales au sommet. On notera au passage les similitudes avec la simple propagation de la lumière, première émanation divine selon le texte biblique, laquelle brille jusqu’aux extrémités du monde depuis une source ponctuelle et retourne ainsi à son origine, puisque pour Nicolas de Cues les véritables extrémités du monde se situent métaphysiquement en Dieu. Ce qui vaut de l’ange vaut aussi bien entendu pour l’âme humaine ; l’ange est ici simplement le messager d’une révélation, qui est celle du Beau.
Mais le monde, encore une fois, ne se limite pas à l’homme. Le Beau rassemble toutes choses en lui aussi et pas seulement les êtres capables de l’admirer, et cela parce que les réalités individuelles chez Nicolas de Cues peuvent à la fois être considérées comme constituant le monde et sa beauté et comme étant les résultantes, les incarnations hic et nunc, partes extra partes, du dynamisme et des perfections de l’univers. Beautés particulières et ordre cosmique se conditionnent mutuellement et, de ce point de vue, le Beau et ses composantes fondamentales, lumière et harmonie, constituent un ordre reliant les choses les unes aux autres et les constituant comme tout, comme univers. En une hypothèse assez saisissante, Nicolas considère que la création s’est effectuée sous l’action de la beauté divine. Le beau attire et convoque à soi. La beauté divine infinie est capable d’attirer à elle non
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seulement ce qui est mais aussi ce qui n’est pas. La création ex nihilo n’est pas autre chose que la réponse du néant à l’appel de la beauté divine, qui le convoque, tout néant qu’il est, à une participation à sa propre beauté dans l’être qui lui est concédé8. Dans cette logique, le Beau créé n’est autre que le jeu dialectique de l’être et du néant, néant et être qui ne se succèdent évidemment plus l’un à l’autre dans le temps ni même logiquement, mais constituent deux dimensions paradoxales de l’insoutenable légèreté du réel.
8 Tota Puchra es, op. cit., 21, 1-12, p. 260 : « Pulchritudo igitur viva vita divina et aeterna, quae est ipsa vita, quae Deus est, voluit gloriam suam, quae est forma pulchritudinis, ostendere, et hoc ideo, quia pulchritudo est bonitas, bonum vero est sui ipsius diffusivum. Sic pulchritudo vocans ad se nihil, ut ostenderet gloriam et participaret bonitatem et pulchritudinem, omnia creavit. Pulchritudo ad se trahit. Omne igitur de nihilo attractum per pulchritudinem inquantum de nihilo accedit ad pulchritudinem, in tanto de nihilo ad esse accedit. Unde non est quicquam expers pulchritudinis sicut nec bonitatis ».
ENTRE RÉMANENCE ET RECRÉATION : L’INVENTIO DU BAROQUE ET SES RÉSONANCES NÉO-BAROQUES Ralph DEKONINCK (Université catholique de Louvain)
En 2011, j’ai eu la chance d’éditer avec Danielle Lories l’ouvrage collectif L’art en valeurs1. Issu d’un colloque, cet ouvrage associe aux réflexions des philosophes celles non seulement des historiens d’art, mais aussi des sociologues ou des économistes, sur les enjeux idéologiques, culturels, éthiques et politiques des « systèmes de valeurs » qui sont aujourd’hui à l’œuvre, d’une part, chez les professionnels du/des monde(s) de l’art et, d’autre part, auprès du « grand public ». Sous forme d’hommage à celle qui m’a donné, quand j’étais étudiant en histoire de l’art, le goût de la philosophie de l’art, et plus encore l’envie d’approfondir les soubassements philosophiques de ma discipline comme de les irriguer d’autres courants herméneutiques, cette contribution souhaite prolonger la réflexion engagée dans ce volume en l’appliquant à ce qu’on pourrait appeler une axiologie du Baroque.
La querelle sur la querelle des Anciens et des Modernes Dans les colonnes du quotidien belge Le Soir, en date du 15 septembre 2010, un article fut consacré à l’exposition de l’artiste contemporain japonais Takashi Murakami qui se tenait alors au château de Versailles. L’article s’accompagnait d’un débat entre Pierre Sterckx, écrivain et critique d’art belge, et Marc Fumaroli, membre de l’Académie française et grand spécialiste de la littérature du Grand Siècle. Alors que le premier applaudissait cet événement artistique au nom d’une « histoire de l’art réversible » qui fait de Versailles, « palais baroque, quasi décadent, presque kitsch », le lieu idéal pour accueillir l’œuvre d’un artiste où 1 R. Dekoninck & D. Lories (éds), L’art en valeurs, Paris, L’Harmattan (coll. « Esthétiques), 2011.
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archaïsme et modernité fusionnent, le second fustigeait cette collusion entre un « chef-d’œuvre de notre tradition artistique » et les productions « d’un artiste pop, ne produisant que des jouets pour adultes ». N’est-il pas tentant de reconnaître à travers ce débat un lointain écho de la querelle des Anciens et des Modernes qui fit rage au XVIIe siècle ? Car les prises de position assez critiques de Marc Fumaroli à l’encontre d’une certaine post-modernité artistique2 interfèrent inévitablement avec les études qu’il a pu mener sur le XVIIe siècle. Ainsi oppose-t-il d’une part une culture humaniste de l’art cultivée par la Vieille Europe, avec cette profondeur de champ historique et son respect des modèles qui la caractérisent, et, d’autre part, la culture capitaliste de l’image imposée par la Nouvelle Amérique, culture autotélique coupée de la Tradition et de ses modèles. Du côté du XVIIe siècle, d’aucuns ont pu critiquer sa lecture idéologiquement orientée de la querelle des Anciens et des Modernes, avec sa promotion des Classiques, réactivant ainsi la polarisation Baroques versus Classiques3. Il tend en effet à prendre la défense des Anciens contre l’autoréférentialité supposée des Modernes. Dans son essai introductif pour l’anthologie des textes sur la querelle des Anciens et des Modernes4, il use ainsi d’une métaphore qu’il emprunte à Jonathan Swift (Bataille entre les livres anciens et modernes, 1697) pour l’appliquer à la querelle du XVIIe siècle : assimilés à des abeilles fécondes qui font leur miel en butinant les fleurs du passé, les Anciens s’opposeraient aux Modernes comparés, quant à eux, à des araignées jouissant d’elles-mêmes en solitaires et portée vers la folie par ces pratiques perverses. À la folie donc d’une modernité coupée de tout antécédent s’opposerait l’évidence que l’art ne commence jamais ex nihilo et qu’il ne peut être que l’héritier du passé. Comme le soutient Jean-Paul Sermain5, une telle opposition déforme et inverse la position des Modernes du XVIIe siècle, car ce sont eux qui ont défendu l’approche historique du passé et l’idée que chaque génération profite de ce qui lui est légué. Nous aurions donc affaire à deux conceptions 2 Voir notamment L’État culturel : une religion moderne, Paris, Éditions de Fallois, 1991, rééd. Livre de Poche, 1999. Id., Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images Journal 2007-2008, Paris, Fayard, 2009. 3 M. Fumaroli, Le sablier renversé. Des modernes aux anciens, Paris, Gallimard, 2013. Voir également du même auteur : « La République des Lettres, l’université et la grammaire », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 104, 2004, p. 463-474. 4 M. Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », essai introductif de La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, 2001. 5 J.-P. Sermain, « Les modèles classiques : aux origines d’une ambiguïté, et de ses effets », XVIIe siècle, 223, 2004, p. 173-181. Voir également H. Merlin-Kajman, « Un nouveau XVIIe siècle », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 105, 2005, p. 11-36.
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du temps dissemblables : l’une qui se fonde sur une familiarité et une fidélité aux chefs-d’œuvre canoniques transcendant le temps, le passé n’étant pas envisagé dans son historicité mais bien dans sa capacité à lui échapper ; l’autre qui construit à partir des acquis des générations antérieures tout en rejetant les modèles, selon l’idée, déjà médiévale, du nain juché sur les épaules du géant et voyant dès lors plus loin que lui. Or, M. Fumaroli préfère attribuer aux Anciens ce qui revient, selon J.-P. Sermain, aux Modernes, à savoir une conscience de l’Histoire. Il faut pourtant rappeler qu’avant le XIXe siècle, ni l’appartenance au passé ni l’appartenance au présent n’ont été considérées comme des valeurs. Cette valorisation vient du changement de perception du « moderne » entraîné par l’avènement de la modernité, métamorphose opérée au XIXe siècle. Comme le rappelle J.-P. Sermain, pour Baudelaire, toute modernité est belle parce que porteuse d’une signification historique qui vient de sa simple inscription dans le temps, indépendante de ses intentions. Tout ce qui est expression la plus éphémère du temps se trouve investi d’une beauté qui n’est perceptible que par celui qui vit le présent comme s’il était du passé. On voit donc comment cette querelle sur la querelle des Anciens et des Modernes tient essentiellement à l’évolution même de l’idée de « moderne » au cours des XIXe et XXe siècles, déplacement et transformation qui interfèrent immanquablement avec nos représentations du XVIIe siècle, le « moderne » de cette époque pouvant être approché comme une préfiguration de « notre » modernité.
Le Baroque, un miroir aux alouettes (post-)modernes Force est de constater que dans cette configuration tout à la fois historique et historiographique, le concept de « Baroque » occupe une place assez centrale. Interroger ce concept à travers la querelle des Anciens et des Modernes, qui n’a cessé depuis le XVIIe siècle d’opérer une collusion des temps passé et présent, s’impose lorsque l’on cherche à rendre compte de la charge idéologique que renferme la notion depuis son origine jusqu’à aujourd’hui. En observant le principe de l’« heuristique de l’anachronisme » (G. Didi-Huberman), il s’agit donc ici de réfléchir à nos cadres conceptuels, et plus encore à ce qu’ils découpent, créant ainsi des représentations, lesquelles reposent inévitablement sur un système de valeurs. Quelles représentations nous faisons-nous du Baroque du XVIIe siècle ? Et quelles valeurs conférons-nous à ces représentations ? La question pourrait également être posée dans les termes de Claire Farago : « Who
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benefits from maintaining the traditional outlines of baroque art, chronologically and geographically bound to a certain body of European art, and who does not ? »6 Ce à quoi il faut ajouter : pour quelles raisons, en vue de quelles valeurs ? Il importe pour commencer de rappeler brièvement les origines du concept, sans s’attarder sur toutes les étapes de sa lente élaboration et des différentes nuances sémantiques qu’il a pu gagner au fur et à mesure de sa diffusion dans les différentes langues7. Pour s’en tenir donc à une archéologie succincte du terme, rappelons ce qui est bien connu : il était chargé à l’origine d’un sens péjoratif dénonçant les fausses valeurs comme l’emphase, l’artificiel, l’illusion, l’irrationnel, la bizarrerie, l’ostentatoire ; bref, il s’agissait d’un qualificatif désignant un art décadent qui était perçu comme l’incarnation du désordre et de la perversion de la clarté du goût classique. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que le terme soit débarrassé de toute nuance péjorative et soit utilisé pour désigner à la fois une période historique recouvrant plus ou moins le dernier tiers du XVIe siècle et les deux premiers du XVIIe siècle, et une réalité stylistique correspondant aux productions artistiques postérieures à la Renaissance et antérieures ou contemporaines au Classicisme du XVIIe siècle. Doit-on dès lors parler de la découverte d’une période de l’histoire de l’art, laissée longtemps dans l’ombre par mépris ou par ignorance ? « Les styles, comme les sentiments, écrit Claude Roy, existent avant d’être nommés : on les découvre plus qu’on ne les invente »8. Ou seraitil plus juste de parler de création d’une catégorie esthétique où se mêlent les projections de préoccupations propres à notre temps qui a voulu se reconnaître dans cet âge prétendument dominé par les puissances de l’imaginaire et de l’irrationnel, précieux antidotes à une rationalité contraignante et castratrice ? Retrouver une époque perdue, c’est surtout se retrouver dans cette époque perdue, nous dit Claude-Gilbert Dubois : « Le baroque n’a existé qu’à partir du moment où il a pu être pensé. Il a fallu que se réalisent des conditions historiques concrètes pour que cette notion pût être forgée, et en particulier le déclin des principes d’universalité et toute cette dogmatique rationnelle attribuée à l’esthétique classique au cours du 6 Cl. Farago, « Reframing the Baroque : On Idolatry and the Threshold of Humanity », in H. Hills (ed.), Rethinking the Baroque, Londres/New York, Routledge, p. 100. 7 Sur l’histoire du mot Baroque, voir G. Bazin, Destins du Baroque, Paris, Hachette, 1968, p. 14-19 ; voir également, V. L. Tapié, Baroque et classicisme (rééd.), Paris, 1980 ; Id., Le Baroque, 9e éd., Paris, PUF, 1997. 8 Cl. Roy, Arts baroques, Paris, 1963, p. 13.
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siècle »9. Et Jeanyves Guérin de se demander si nous n’avons pas « créé de toutes pièces un baroque à la mesure de nos inquiétudes et de nos désirs comme on se fabrique un miroir complaisant ou rassurant. (…) Est-ce l’œuvre qui est baroque ou bien son simulacre, sa réfraction dans la conscience cultivée ? »10 Baroque historique versus Baroque universel Afin de mieux cerner les enjeux liés à cette double compréhension de l’invention du Baroque – le terme d’invention pouvant être compris soit dans son sens étymologique de découverte de quelque chose qui préexiste soit de création d’une nouvelle réalité –, il convient de s’arrêter sur les deux grandes voies de compréhension du Baroque qui ont marqué l’historiographie depuis la fin du XIXe siècle pour envisager ensuite la façon dont elles continuent, jusqu’à un certain point, à guider les compréhensions et réappropriations actuelles du Baroque. En schématisant quelque peu, on peut avancer qu’au tournant des XIXe et XXe siècles, deux interprétations se sont imposées et ont coïncidé avec deux approches différentes de l’histoire de l’art, l’une « culturaliste » enracinant profondément le phénomène baroque dans une époque dont il incarnerait les idéaux, l’autre « formaliste » faisant du Baroque un phénomène exclusivement stylistique décroché de tout ancrage spatio-temporel. Le premier courant, issu de la Kulturwissenschaft allemande, aura porté l’accent sur les liens qui unissent toutes les sphères de la société du XVIIe siècle, et tout particulièrement celles de la religion et de la culture qui se laisseraient toutes deux ranger sous la catégorie du Baroque. Le second, inspiré par une histoire de l’art envisagée comme histoire autonome des styles s’engendrant de façon quasiment biologique, fit du Baroque un phénomène avant tout, voire exclusivement stylistique, qui ne se comprend qu’une fois replacé dans l’évolution des expressions artistiques à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, évolution qui obéit à des lois internes à la « vie des formes »11.
9 Cl.-G. Dubois, Le Baroque. Profondeurs de l’apparence, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1973, p. 18. 10 J. Guérin, « Quelques résurgences baroques dans la culture contemporaine », Modern Language Studies, 8, 3, 1978, p. 341. 11 H. Focillon, La vie des formes, 8e éd., Paris, PUF, 1984.
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Les deux courants ont connu leurs excès. Ainsi, pour le premier courant, une thèse « maximaliste », telle qu’on la retrouve sous la plume d’Émile Mâle12 ou de Werner Weisbach13, a voulu faire de l’art du XVIIe siècle le simple produit du Concile de Trente14, moment fondateur et inspirateur pour plusieurs générations d’artistes qui auraient incarné, dans leur art mais aussi dans leur vie, la pensée de la Réforme catholique. À ce déterminisme rigoureux s’est opposé un autre déterminisme tout aussi réducteur : par réaction à cette propension d’une certaine histoire culturelle à faire de l’art baroque la pure traduction visuelle des aspirations spirituelles et politiques de l’Église post-tridentine, l’école dite « formaliste » s’est efforcée d’expliquer l’art des XVIe et XVIIe siècles par des considérations purement stylistiques en niant toute influence directe de l’Église sur les arts. Ainsi l’historien de l’art viennois Heinrich Wölfflin tâcha d’identifier le Baroque à une phase de l’évolution des styles, phase qui n’aurait pas entretenu de relations nécessaires avec le contexte historique. Il a, à cette fin, élaboré, dans ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art de 1915, une théorie selon laquelle le mouvement des formes serait dominé par une alternance de deux principes antithétiques, Baroque et Classicisme, érigés en valeurs fondamentales et universelles de la perception artistique15. Pour les successeurs de Wölfflin, la tentation fut dès lors grande de faire du Baroque un concept d’esthétique générale. C’est ce que fit Eugenio d’Ors en proposant une véritable « histoire naturelle » du Baroque, catégorie de l’esprit renvoyant à l’impulsion permanente et vitale du dionysiaque et de l’irrationnel. Le Baroque serait en effet la voix de l’inconscient qui proteste contre la dictature rationalisée du conscient représentée par le Classicisme comme moment d’équilibre apollinien16. 12 É. Mâle, L’art religieux de la fin du XVIe siècle, du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle. Étude sur l’iconographie après le Concile de Trente. Italie-France-Espagne-Flandres, Paris, 2e éd., Armand Colin, 1951. Le titre de la première édition était bien plus explicite à cet égard : L’Art religieux après le Concile de Trente, Paris, Armand Colin, 1932. Voir également la troisième édition, préfacée par A. Chastel, L’art religieux du XVIIe siècle, Italie-France-Espagne-Flandres, Paris, Armand Colin, 1984. 13 W. Weisbach, Der Barock als Kunst der Gegenreformation, Berlin, P. Cassirer, 1921. Voir également M. Reymond, De Michel-Ange à Tiepolo, rééd., Paris, Gérard Monfort, 1982. 14 Ainsi É. Mâle pouvait écrire : « Je m’aperçus bientôt, non sans étonnement, qu’au XVIIe siècle comme au moyen âge les scènes religieuses obéissaient à des lois. (…) Il fallait en conclure que l’Église avait repris la haute direction de l’art » (op. cit, p. VII de la préface de l’édition de 1951). 15 H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’Art Moderne, trad. fr. Cl. et M. Raymond, Paris, Gérard Montfort, 1992. 16 « Le Baroque est une constante historique qui se retrouve à des époques aussi réciproquement éloignées que l’Alexandrinisme de la Contre-Réforme ou celle-ci de la
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C’est cette polarisation qui l’a emporté et qui s’est trouvée consacrée par le sens commun ne retenant que cette conception vitaliste et sensualiste, lyrique du Baroque, « un Baroque de l’instinct et de la nuit, un Baroque de l’inconscient, du rêve et de l’hallucination »17. Baroque révolutionnaire versus Baroque réactionnaire On l’aura compris, cette manière d’envisager le Baroque comme constante historique, et l’évolution de l’art comme impulsion autonome, est aussi incomplète que celle qui prétend établir un déterminisme étroit entre l’évolution de l’art et les faits apparents de l’histoire. Ces deux visions du Baroque caractérisent pourtant assez bien un débat interne à l’histoire de l’art, réactivé à chaque moment critique de son histoire, souvent en phase avec les crises civilisationnelles qu’elle a traversées, la tentation étant alors de s’échapper de l’histoire ou de lui faire face. De la façon donc d’envisager le Baroque soit historiquement (comme produit de l’histoire) soit esthétiquement (comme idéal a-temporel, ce « baroque générateur d’intemporalité » dont parle Charpentrat18) dépend, comme nous allons le voir, le type de réception artistique et plus largement culturelle qui caractérise une certaine mouvance néo-baroque aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, ces deux orientations ont clairement consacré le Baroque. De la condamnation, on est passé à la réhabilitation et, finalement, à l’inversion des valeurs, le « style dégénéré » n’étant plus le Baroque, mais l’académisme classique, ennemi de la liberté créatrice. La guerre de reconquête s’est ainsi muée en marche triomphale, à la faveur souvent, il faut bien le reconnaître, de desseins idéologiques, et en particulier nationalistes19. Le génie baroque allemand se serait ainsi affirmé face à l’hégémonie classique française, avec en retour une tenace et durable défiance française à l’égard de cette « invention » allemande, jusqu’à des jugements péremptoires à propos de ce terme qui conserverait « l’allure période “Fin de siècle”, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle, et qu’il s’est manifesté dans les régions les plus diverses, tant en Orient qu’en Occident. » (E. d’Ors, Du Baroque, trad. fr. A. Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 1968, p. 84). 17 P. Charpentrat, Le mirage baroque, Paris, Minuit, 1967, p. 113. 18 Ibid., p. 121. 19 Voir P. Francastel, Histoire de l’art, instrument de la propagande germanique, Paris, Librairie de Médicis, 1945. H. Stenzel, « Remarques sur la genèse et les utilisations de la notion de “baroque” en Allemagne », Les Dossiers du Grihl (en ligne), 02, 2012, URL : http://dossiersgrihl.revues.org/5207 ; DOI : 10.4000/dossiersgrihl.5207 (consulté le 31/10/2022).
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impérieuse et tranchante que l’Allemagne wilhelmienne et hitlérienne lui avait conférée »20. Par ailleurs, ce triomphe n’a pu advenir sans un affaiblissement de l’anticléricalisme. Car l’art baroque a longtemps été assimilé au « style jésuite », et plus largement à un art servant les intérêts de régimes autocratiques, incarnant tout le contraire de cette liberté qui finira par caractériser les résurgences baroques. Comme l’avance J. Guérin, « tout arrimage univoque du baroque contemporain à des structures sociales résiduelles ou à des nostalgies individuelles condamnerait celui-ci à n’être qu’un “style rétro” à l’usage d’une intelligentsia réactionnaire »21. Une telle remarque convient parfaitement à des formes récentes d’instrumentalisation politique du Baroque. Un exemple particulièrement éloquent est l’ouvrage de l’homme politique et essayiste français Yvan Blot qui rejoint en 1989 le Front national, ouvrage dont le titre, Baroque & politique, s’accompagne d’un sous-titre pour le moins inattendu : Le Pen est-il néo-baroque ? Le Baroque apparaît bien ici comme un antidote à une crise de la modernité, issue cette fois des Lumières et de la Révolution française, mais aussi, au-delà, de la Renaissance. L’humanisme « cosmopolite et optimiste » de cette dernière époque est confondu avec la « barbarie révolutionnaire provoquée par l’idolâtrie rationaliste, entraînant la primitivisation de l’homme et la destruction de la morale »22. Ainsi Y. Blot perçoit-il des analogies entre le XVIIe siècle, le « Grand Siècle français », et la fin du XXe siècle où l’on assisterait à un engouement croissant pour le Baroque, signe d’une « Renaissance de l’Occident sous la forme d’une civilisation néo-baroque ». Ce néo-baroque, qui continue à être caractérisé par son « goût des contrastes, son élan vital profond, son buissonnement libérateur »23 viendrait ainsi s’opposer à l’aveuglement des Lumières et au « néo-classicisme politique » « dont le noyau idéologique est un cosmopolitisme teinté de socio-démocratie »24. À l’encontre de ce type d’amalgame idéologiquement tendancieux, on a pu juger utile d’opérer une distinction entre baroque et baroquisme, ce dernier terme ne renvoyant qu’à un style néo de plus qui se confine au luxe, voire au kitsch. Ainsi les formes chantournées et les rutilantes fioritures ornementales dérivant de l’Art Nouveau ont pu être rapportées à l’esthétique d’une bourgeoisie en quête de caprice dans la monotonie d’une 20
M. Fumaroli, « Préface » à V.-L. Tapié, Baroque et classicisme, p. 26. J. Guérin, op. cit., p. 40. 22 Y. Blot, Baroque & politique. Le Pen est-il néo-baroque ?, Paris, Éditions nationales, 1992, p. 26. 23 Ibid., p. 198. 24 Ibid. 21
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société industrielle. L’esthétique fonctionnaliste prendra ses distances à l’égard de cette surcharge décorative et des valeurs d’abondance qu’elle matérialise, jusqu’au moment où les outrances d’un rationalisme exacerbé conduisirent à un retour du goût pour l’exubérance comme force contestataire vis-à-vis de l’ordre établi. Comme l’écrit Severo Sarduy, « être baroque aujourd’hui signifie menacer, juger, parodier l’économie bourgeoise basée sur une administration radine des biens ; la menacer, juger et parodier en son centre même et son fondement : l’espace des signes, le langage, support symbolique de la société et garantie de son fonctionnement par la communication. Dilapider le langage en fonction uniquement du plaisir – et non, comme le veut l’usage domestique, en fonction de l’information : attentat à ce bon sens moraliste et naturel sur lequel se fonde toute l’idéologie de la consommation et de l’accumulation »25. Jouer avec les codes pour les déjouer, donner libre cours aux puissances de l’imagination contre les forces oppressantes de la raison, promouvoir la dépense gratuite et un formalisme virtuose contre le dictat de la rentabilité et de la fonctionnalité, tels serait les idéaux d’un néo-baroque qui se dit avant-gardiste, même si certains le fustigent du qualificatif d’aristocratique. Selon P. Charpentrat, on toucherait là en effet à « la province la plus aristocratique du néo-baroque, celle où (…) on se crispe ou se pique de désinvolture, on construit dans l’Absolu ou parodie en se jouant – où l’on méprise, en tout cas, la spontanéité, la prétendue sincérité, l’abandon »26. Un tel avis n’est pas sans relents critiques à l’encontre de ce qui ne relèverait que d’une mode, ou à tout le moins d’une posture antimoderniste. Ainsi P. Charpentrat toujours apparente la fonction du Baroque à celle du Pop’art : « refuge, nous l’avons observé, pour les nostalgiques, pour ceux qu’effraie Picasso. Et aussi alibi honorable pour ceux qui, ayant “épousé leur temps”, ne sont pas fâchés de détourner les yeux quelques instants de ses plus hautes recherches »27. Si l’on suit ce diagnostic désabusé, on peut parler d’un retour du balancier : le concept de Baroque aurait en quelque sorte fait son temps et serait passé de mode, du moins dans les milieux intellectuels qui cultivent une certaine défiance à l’égard des effets de mode ou des Essences, d’aucuns en appelant dès lors à son abandon au nom d’une certaine dilution ou volatilité sémantique consécutive à un emploi outrancier (recettes de cuisine, jeu d’un footballeur…). Le scepticisme des uns, abjurant leur première foi et dénonçant le mirage ou 25 26 27
S. Sarduy, Barroco, Paris, Seuil, 1975, p. 109. P. Charpentrat, op. cit., p. 97. Ibid., p. 62.
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le mythe baroque, continue toutefois à coexister avec l’enthousiasme des autres qui cherchent encore dans le Baroque un puissant aiguillon pour un renouvellement des formes et des sens.
Néo-Baroque : entre répétition et différence Que l’on se place dans une dynamique de connaissance historique ou de reconnaissance esthétique (on se reconnaît dans une époque et un style), le Baroque apparaît bien comme une construction tout à la fois historiographique et artistique permettant de penser une formation historique tout autant qu’un archétype esthétique aux multiples résonances contemporaines. Envisagé à travers ces résonances, le Baroque aurait ainsi donné lieu à une mouvance néo-baroque revendiquée par d’aucuns pour marquer la volonté d’établir un dialogue trans-historique, ou étiquetée par d’autres, au nom du polymorphisme naturel du Baroque, pour qualifier des productions culturelles relevant d’une certaine post-modernité dans laquelle se laisseraient reconnaître des caractéristiques jugées, à tort ou à raison, propres au Baroque historique : exubérance et excès, transgression des limites, théâtralité et spectacularistation, instabilité et métamorphose, complexité et désordre, distorsion et perversion, pluridismensionnalité et multimédialité, dynamisme et performativité…28 Comme on peut le constater, c’est à une constellation de phénomènes et motifs les plus divers et parfois contradictoires qu’est souvent attaché l’épithète de néo-Baroque. Le mot même de Baroque déclenche en effet à lui seul un réseau fort complexe d’associations, précipitant ou cristallisant sous la pression de l’environnement ambiant des éléments culturels et stylistiques épars et erratiques. Qu’il s’agisse d’un retour du Baroque ou d’un retour au Baroque, c’est-à-dire qu’il s’agisse d’une survivance non programmée en deçà des 28 La littérature sur le néo-baroque est déjà assez abondante. En complément des références présentes dans les autres notes, on peut mentionner : O. Calabrese, Neo-Baroque : A Sign of the Times, trad. Ch. Lambert, Princeton, Princeton University Press, 1992 ; A. Ndalianis, Neo-Baroque Aesthetics and Contemporary Entertainment, Boston, MIT Press, 2005 ; M. Moraña, « Baroque/Neobaroque/Ultrabaroque », in N. Spadaccini & L. MartínEstudillo (eds.), Hispanic Baroques. Reading Cultures in Context, Nashville, Vanderbilt University Press, 2005, p. 241-281 ; T. Murray, Digital Baroque. New Media Art and Cinematic Folds, University of Minnesota Press, 2008 ; C. Farago, H. Hills, M. Kaup, G. Siracusano, J. Baumgarten, S. Jacoviello, « Conceptions and Reworkings of Baroque and Neobaroque in Recent Years », Perspective, 1, 2015, p. 43-62 ; W. Moser, A. Ndalianis & P. Krieger (eds.), Neo-Baroques: From Latin America to the Hollywood Blockbuster, Leiden/Boston, Brill/ Rodopi, 2017.
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fractures de l’histoire ou bien d’un renvoi intentionnel (entre imitation et émulation) à des valeurs esthétiques et idéologiques partagées au-delà des différences historico-culturelles, le phénomène néo-Baroque doit être appréhendé selon un modèle théorique et historique capable de rendre compte de ces phénomènes de rémanence projective et de projection rétrospective qui nous en apprennent autant sur les goûts et idéaux du présent que sur les traits distinctifs de la culture baroque de la première modernité. Plus précisément, le défi consiste à penser la continuité inconsciente dans la discontinuité historique, et inversement la différence dans la répétition revendiquée. Comme l’écrit Walter Moser et Nicolas Goyer, « Baroque et néobaroque, répétition et différence à la fois, le défi consiste à réinventer son historicité, y compris la valeur historique de ce qui fait retour dans la contemporanéité »29. Mais cette dynamique dialectique d’aller-retour entre présent et passé s’éclaire également par une réflexion sur les enjeux axiologiques sous-tendant, plus ou moins souterrainement, l’emploi du terme Baroque. On vient de le voir, il fut compris et interprété, dès ses origines, au sein d’un champ de polarités idéologiques qui font que le concept et la réalité qui se l’approprie se sont construits et continuent à être pensés en opposition à leurs contraires. Ainsi le concept n’a pu s’imposer qu’à travers son opposition ou sa complémentarité avec celui de Classicisme. Or cette tension a constitué une part essentielle de la définition de la modernité, laquelle s’initie, comme nous l’avons vu, dans la querelle des Anciens et des Modernes, le champ des polarités ne cessant ensuite de se déplacer de modernité en modernité, Baroque et Classicisme s’accaparant à tour de rôle le titre de modernité. Comme l’écrit Hélène Merlin-Kajman, « ce dispositif qui organise deux esthétiques (bientôt, deux politiques) l’une par rapport à l’autre et de part et d’autre d’une ligne de conflit est co-extensif à leur histoire et sans doute co-extensif à un certain régime d’historicité de l’histoire elle-même, où le plan d’immanence du réel et de son devenir tend à se confondre avec son (supposé) plan de transcendance »30. On peut donc concevoir, avec W. Moser, le Baroque « comme un objet relationnel et positionnel se prêtant à des usages stratégiques, agonistiques et conflictuels dans le domaine de la culture »31, conception invitant ainsi 29 W. Moser & N. Goyer, « Introduction », in W. Moser & N. Goyer (éds.), Résurgences baroques. Les trajectoires d’un processus transculturel, Bruxelles, La Lettre volée, 2001, p. 13. 30 H. Merlin-Kajman, « Un siècle classico-baroque ? », XVIIe siècle, 223, 2004, p. 165. 31 W. Moser, « Résurgences et valences du Baroque », in W. Moser & N. Goyer (éds.), Résurgences baroques, p. 30.
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à penser le concept au sein de la pluralité des représentations variées et parfois conflictuelles qu’on s’en est forgé, tout en abandonnant l’idée d’en vouloir fixer l’essence historique ou phénoménologique. Le néo-Baroque apparaît de ce point de vue comme l’une de ses représentations dont la naissance et l’épanouissement entretiennent un lien intime avec l’idée de post-modernité. Comme l’écrit Christine BuciGlucksmann, « la crise du modernisme artistique et les différentes interprétations du “postmoderne” ont fait apparaître une présence, voire un retour, de la question du baroque, en ses paradigmes philosophiques, esthétiques et scientifiques »32. À moins de parler également d’un « postBaroque » comme le fait Buci-Glucksamnn en partant non pas de l’idée d’une identité entre Baroque et modernité, mais d’une modernité à la façon dont Benjamin l’a comprise, c’est-à-dire une « modernité abandonnant l’idée de progrès au profit d’un temps à contre-courant, fait de constellations de passé et de futur, dans un “à-présent” marqué par une pré et posthistoire »33. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que le Baroque avec tous les préfixes qu’on peut lui raccrocher invite à penser les représentations de la modernité tendue entre passé et présent.
En guise de conclusion Le Baroque renvoie-t-il donc à une époque, à un style ou à une vision ? Mieke Bal opte pour le troisième terme, en considérant « the productive and useful potential of a concept such as baroque, once we can see it beyond limiting definitions of style or historical movement »34. C’est la contemporanéité de certaines œuvres actuelles qui les font être profondément baroques, et non une quelconque imitation d’un passé lointain : « Art is inevitably engaged with what came before it, but rather than passive recycling or “influence”, that engagement is an active reworking. It frames and focuses our way of seeing, both for the new works and for the ones with which they engage. Hence, the work performed by later images obliterates the older images as they were before that intervention and creates new versions of old images instead »35. Au nom d’une « histoire perverse », c’est-à-dire d’une histoire opérant en sens inverse, 32 Ch. Buci-Glucksmann, « Baroque et complexité : une esthétique du virtuel », in W. Moser & N. Goyer (éds.), Résurgences baroques, p. 45. 33 Ibid., p. 47. 34 M. Bal, « Baroque Matters », in H. Hills (ed.), Rethinking the Baroque, p. 183. 35 Ibid., p. 185.
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c’est donc, pour M. Bal, à travers l’art d’aujourd’hui qu’il faut saisir le Baroque, un Baroque qui ne se laisse pas définir comme un style aux caractéristiques bien arrêtées (ostentatoire, théâtral, mouvementé, festif, décoratif…) mais comme une pensée visuelle traversée par une réflexion fondamentale relevant de la philosophie de l’espace, du corps et de la représentation. Il y aurait ainsi dans l’art contemporain des œuvres, des expérimentations, des questionnements qui donneraient à voir le Baroque historique, mieux encore : à (ré)inventer ce Baroque historique. Dans la continuité de cette idée, on pourrait aller jusqu’à dire que si le Baroque est une puissance en germe au XVIIe siècle, il n’aurait trouvé que récemment les moyens et les conditions pour pleinement s’exprimer. Cette idée s’appuie en partie sur la thèse que le développement de nos moyens médiatiques et technologiques nous permet seulement aujourd’hui de pleinement réaliser le potentiel esthétique du Baroque historique, idée originale s’il en est car elle revient à penser qu’il n’y a de Baroque accompli qu’aujourd’hui, et que la Baroque historique ne serait dès lors qu’un préBaroque, la survivance étant conçue comme une rémanence mais potentialisée. C’est la thèse défendue notamment par W. Moser : « Le dixseptième siècle a ainsi donné naissance (…) à une “puissance baroque” qui n’a cependant pas trouvé sa pleine concrétisation historique dans sa contemporanéité, et qui, pour différentes raisons, est longtemps restée comme encryptée dans le cours de l’histoire »36. La Baroque recevrait ainsi « une nouvelle chance historique ».
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W. Moser, « Résurgences et valences du Baroque », p. 27.
BEAUTÉ ET MUSIQUE SELON MERSENNE. ENTRE INSPIRATION, RÈGLES D’ÉCRITURE ET CALCUL COMBINATOIRE Brigitte VAN WYMEERSCH (Université catholique de Louvain)
La question du beau en musique occupe une place importante dans l’œuvre du père Mersenne, théologien et théoricien incontournable de la première Modernité1. Que la beauté existe en soi et dans l’univers est une évidence pour l’auteur de l’Harmonie universelle. Que la musique en soit un reflet sensible l’est tout autant. Par contre, selon lui, il est une question parmi les plus difficiles qui se posent lorsqu’on se place au niveau sensible et concret d’une composition : comment un musicien peut-il composer à coup sûr une œuvre qui soit belle et comment peut-il s’assurer qu’elle est la plus belle qui soit2 ? La réponse à cette interrogation est originale et ouvre le champ de la composition à un essai de systématisation des règles d’écriture propres 1
Qualifier Mersenne est une tâche délicate tant son champ d’expertise est large. A la fois théologien, philosophe, mathématicien et théoricien de la musique, il rédige de nombreux ouvrages et correspond avec la plupart des intellectuels de son époque, à tel point que certains l’ont surnommé le « secrétaire de la République des lettres ». Comme le souligne Pascal, il avait « un talent tout particulier pour former de belles questions ; en quoi il n’avait peut-être pas de semblable » (Blaise Pascal, Histoire de la roulette..., 1658, p. I). Sur l’homme et son œuvre en général, voir R. Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1943 ; P. R. Dear, Mersenne and the Learning of the Schools, Ithaca NY, Cornell University Press, 1988 ; A. Beaulieu, Mersenne, le grand minime, Bruxelles, Fondation Fabri de Peiresc, 1995 ; B. Van Wymeersch, « Mersenne, philosophe chrétien et théoricien de la musique », Musiques en liberté. Entre la cour et les provinces au temps des Bourbon, éd. par B. Dompnier et al., Paris, École nationale des chartes, 2018, p. 321-334. 2 « A savoir si l’on peut trouver & prescrire des règles & des maximes infaillibles selon lesquelles on fasse de bons chants sur toutes sortes de lettres & de sujets, & si les Musiciens en ont quand ils font des airs & des chants. Cette difficulté est l’une des plus grandes de toutes celles de la musique » (Mersenne, Harmonie universelle contenant la théorie et la pratique de la musique, Paris, S. Cramoisy, 1636, Livre second des chants, prop. V, p. 97) ; « Déterminer s’il est possible de composer le meilleur chant de tous ceux qui se peuvent imaginer » (id., prop. VII, p. 103). Nous avons fait le choix de moderniser l’orthographe des citations de Mersenne et des auteurs anciens.
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au nouveau modèle musical qui se met en place au début du XVIIe siècle, modèle dans lequel la musique veut avant tout « plaire et émouvoir en nous des passions variées »3. La solution qu’il apporte au second terme de la question est plus étonnante mais reste cohérente avec son mode de pensée, imprégné des perspectives scientifiques nouvelles qui se mettent alors en place. Le cheminement très moderne de la pensée de Mersenne est intéressant à analyser, mais plus encore la conclusion qu’il énonce, laissant règles, calculs et dénombrements faire place à la créativité infinie de l’artiste impossible à circonscrire dans les normes finies d’une règle ou d’un dénombrement.
I. De la beauté en musique Depuis ses premiers écrits de 1623, et notamment les Quæstiones in Genesim4, Mersenne n’a cessé de s’interroger sur la beauté, et particulièrement la beauté en musique. Il aborde le problème dans le cadre général d’un modèle esthétique de type objectif où la beauté musicale est le reflet d’une beauté qui la surpasse et la justifie. Le beau sensible appartient à un ordre qui le transcende, issu directement de la volonté du créateur qui a tout disposé « avec mesure, nombre et poids »5. La beauté du monde et des êtres découle de cet agencement mesuré, de l’harmonie conçue comme un équilibre entre parties diverses, comme une « unification des complexes »6. Et la musique qui dispose de façon harmonieuse des sons divers en est un reflet. Mersenne s’inscrit là dans une longue tradition, encore communément partagée au début du XVIIe et qu’il ne conteste en aucune manière : 3 « Finis [musicæ], ut delectet, variosque in nobis moveat affectus » (Descartes, Compendium musicæ [1618], dans Œuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam et P. Tannery, 1908, rééd. Paris, Vrin, 1996, vol. X, p. 89). 4 F. Marini Mersenni (…), Quæstiones celeberrimæ in Genesim (...), Paris, S. Cramoisy, 1623. Il s’agit de sa première œuvre importante, consacrée au commentaire approfondi des six premiers chapitres de la Genèse. C’est à l’occasion de l’examen du verset consacré à Jubal qu’il rédige quelques 200 colonnes centrées sur la musique (col. 1514 à 1713). Jubal, de la lignée des Caïnites, est en effet considéré comme le « père de tous ceux qui jouent de la cithare et de la flûte » (Gn 5, 21). Notons que la suite des commentaires sur le livre de la Genèse est resté à l’état de manuscrit (BnF, Fonds latin, 17261-17262). 5 Livre de la sagesse, 11, 20. 6 « L’harmonie naît seulement des contraires, car l’harmonie est unification des complexes et accord des opposés » (Philolaos, « Fragments », dans Les présocratiques, éd. établie par J.-P. Dumont, Paris, Gallimard, 1988, p. 505).
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Comme la beauté de l’univers vient du bel ordre qu’il garde en toutes ses parties, et celle du visage de la situation et du rapport de toutes les parties qui le composent, de même la douceur et la bonté de la Musique nait de l’ordre que gardent entre elles les Consonances, qui servent de principale matière à la Composition, laquelle est d’autant plus agréable que la suite desdites Consonances est meilleure et mieux observée.7
La beauté d’une œuvre musicale découle de son ordre, du juste rapport entre les consonances et de leur agencement dans l’œuvre. Elle renvoie, par analogie, à l’ordre de l’univers tout entier, à l’harmonie du cosmos dont elle est le miroir. La musique sensible est dépendante de la musique divine8. Cette dernière, qui est en Dieu lui-même, est la plus parfaite. Et si nous connaissions les « raisons harmoniques » qui guident la création, « cette connaissance nous ravirait mille fois davantage que tous les concerts des Hébreux, de la Grèce, des Italiens, des Français, et de toutes les nations du monde, et nos motets lui seraient beaucoup plus agréables s’ils imitaient parfaitement les accord des cieux, et de tout ce qui est gouverné par sa providence »9. Ainsi « l’harmonie intellectuelle par laquelle Dieu gouverne le monde, surmonte autant notre Musique comme le ciel surpasse la terre »10. Ce statut éminent de la musique sensible lui confère une autorité dans le savoir et les arts que n’ont pas les artes mechanicae. Elle est à la fois outil de connaissance et accès à la contemplation de l’ordre universel. Si le modèle de la beauté musicale adopté par Mersenne est des plus classiques, il l’inscrit dans une pensée moderne où la nouvelle façon de comprendre et d’écrire la musique bouleverse le tissu musical, ce qui ne sera pas sans susciter quelques paradoxes dans son discours sur le beau. Depuis la fin du XVIe siècle, on assiste à une mutation importante : la finalité de la musique se transforme. Celle-ci devient le moyen privilégié pour exprimer les passions dont les intellectuels de la première Modernité ne cessent de discuter. Au sein des académies sont débattues la meilleure façon pour la musique de renforcer les inflexions poétiques d’un texte, de soutenir la parole, de représenter et de susciter les émotions11. 7
Mersenne, Harmonie Universelle, Livre quatriesme de la composition de musique,
p. 197. 8 « La musique divine, de qui dépend la nôtre est dans l’intellect divin » (Mersenne, Traité de l’harmonie universelle [1627], livre premier, théorème XIII, Paris, Fayard, 2003, p. 80). 9 Mersenne, Traité de l’harmonie universelle [1627], livre premier, théorème IV, Paris, Fayard, p. 49. 10 Ibid., p. 50. 11 Citons les académies les plus célèbres pour avoir travaillé sur ce point et fait évoluer le cours de l’histoire musicale : la Camerata fiorentina aussi surnommée la
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Jamais l’union de la poésie et de la musique n’a été autant scrutée, sur fond d’une idéalisation de la musique grecque antique dont l’efficacité émotionnelle est attestée tant par les récits mythologiques que par les philosophes. Ce courant humaniste de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle conduit à une nouvelle définition de la musique dont la finalité est de « plaire et d’éveiller en nous des passions variées », comme le dit Descartes et d’autres auteurs12, et débouche sur un nouveau modèle compositionnel où la polyphonie savante des Roland de Lassus, Palestrina et Zarlino laisse place à un tissu musical moins dense dans lequel la parole, portée par une ligne musicale monodique et un accompagnement réduit, est perceptible immédiatement par tous. Les nuove musiche de Caccini ou la seconda pratica13 de Monteverdi tend ainsi « par [s]es doux accents à apaiser les cœurs tourmentés, et enflammer d’amour ou de noble courroux même les esprits les plus froids »14. Orphée devient le modèle du musicien parfait, celui qui par la maîtrise de son art parvient à représenter toutes les passions, à modeler le cœur de ses auditeurs et les faire vibrer d’émotions. Il remplace progressivement la figure de camerata de’Bardi qui réunit à Florence, autour du comte Bardi, poètes, musiciens, théoriciens et historiens (Giulio Caccini, Jacopo Peri, Emilio de’Cavalieri, Vincenzo Galiei, Ottavio Rinuccini, Girolamo Mei, etc.), et l’Académie de musique et de poésie qui, à Paris, se constitue autour d’Antoine de Baïf et Thibault de Courville. Pour ces derniers, comme pour les Italiens, il s’agit avant tout de « remettre en usage la Musique selon sa perfection, qui est de représenter la parole en chant accompli de son harmonie & mélodie, qui consistent au choix, règle des voix, sons & accords bien accommodés pour faire l’effet selon que le sens de la lettre le requiert, (…) renouvelant aussi l’ancienne façon de composer [c’est-àdire celle de l’Antiquité grecque] » (Extrait des Statuts de l’académie de Baïf, novembre 1570). Sur ces académies et l’humanisme musical de la fin du XVIe siècle, voir notamment F. A. Yates, Les académies en France au XVIe siècle, Paris, PUF, 1988 ; C. V. Palisca, Humanism in Italian Renaissance Musical Thought, New Haven and London, Yale University Press, 1985 ; C. V. Palisca, The Florentine Camerata : Documentary Studies and Translations, New Haven, Yale University Press, 1989). 12 Descartes, Compendium musicæ [1618], A.T., X, p. 89. Lorsqu’il décrit sa démarche et ses recherches, Caccini confie qu’il a composé des chants monodiques « car il me semblait qu’ils avaient plus de force pour charmer et toucher que plusieurs voix ensemble (più forza per diletare, e muovere) » (Giulio Caccini, Le nuove Musiche [1601], trad. fr. Ph. Navarre, Paris, Cerf, 1997, p. 50-51). Il est encouragé à continuer dans cette voie par des gentilhommes romains qui n’avaient jamais entendu une harmonie émanant d’une voix seule « qui possédât autant de force pour remuer les passions de l’âme » (ibid.). 13 Ces termes sont utilisés explicitement par Caccini ou Monteverdi pour se démarquer du style qu’ils qualifient d’antico ou de prima pratica où l’attention aux règles contrapuntiques entrave la liberté de créer une œuvre qui laisse place au texte poétique, aux émotions et aux passions (Giulio Caccini, Le nuove musiche [1601], op. cit. ; X. Bisaro et al., L’ombre de Monteverdi. La querelle de la nouvelle musique (1600 – 1638), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 ; Giovanni Artusi, Seconda Parte dell’Artusi, overo Delle imperfettioni della moderna musica, Venice, 1603). 14 Claudio Monteverdi (comp.) et Alessandro Striggio (lib.), Orfeo, Prologue, 1607.
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Pythagore qui, durant de nombreux siècles, fut considéré comme l’inventeur de la musique, lui qui mesura les relations entre les sons par des rapports de nombres, analogues à ceux dont se servira le démiurge de Platon dans le Timée pour structurer la matière chaotique en cosmos organisé15. Dans son Harmonie universelle, Mersenne veut rendre compte de ces deux aspects : à la fois la musique reste pour lui au service de la louange de Dieu, elle tient sa beauté d’une structure normée par des proportions comme l’ont enseigné tous les compositeurs et théoriciens jusqu’à la fin du XVIe siècle, tels Cerone, Salinas et Zarlino. Mais la musique est aussi remarquable lorsqu’elle s’unit à la parole et lorsque ce mariage permet de faire vibrer en nous la corde sensible de l’émotion, ce qui provoque du plaisir. Et c’est alors que nous qualifions de beau – de bon et d’agréable16 – l’air que nous venons d’entendre. Le sentiment esthétique devient un aspect du problème que Mersenne est un des premiers auteurs à relever et dont il a discuté longuement avec Descartes. Le discours musical s’adresse désormais en priorité à l’ego, au sujet doué de sensibilité qui s’émerveille, en toute connaissance de cause, devant le spectacle que lui offrent le monde et le théâtre musical. Le compositeur doit se considérer comme un orateur qui s’adresse à un public pour « lui plaire et l’émouvoir à ce qu’il veut »17. C’est dans ce cadre qu’il importe de définir de règles de composition, qui à la fois prennent en compte un modèle d’écriture existant avec ses normes stylistiques précises, mais aussi une nouvelle façon de comprendre la finalité de la musique et de l’écouter. 15
Platon, Timée, 35a-36d. Comme le souligne Descartes, le terme ‘beauté’ est davantage à rapporter au sens de la vue, ceux de ‘bonté’ au sens de l’ouïe. Mais le philosophe nous apprend aussi que douceur et bonté n’équivalent pas à la perfection de la consonance, qui elle est une question physique et dépend du rapport de nombre qui la caractérise. À Mersenne qui lui demande quelques critères pour juger de la beauté d’une œuvre musicale, Descartes lui répond : « pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c’est tout de même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l’autre, sinon que le mot de beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue » (R. Descartes, Lettre à Mersenne du 18 mars 1630, A. T., I, p. 132-133). Peu de temps auparavant, il avait déjà précisé : « Je dis plus simple, non pas plus agréable ; car il faut remarquer que tout ce calcul sert seulement pour montrer quelles consonances sont les plus simples, ou si vous voulez les plus douces et parfaites, mais non pas pour cela les plus agréables » (R. Descartes, Lettre à Mersenne de janvier 1630, A. T., I, p. 108). Sur ce point, voir B. Van Wymeersch, Descartes et l’évolution de l’esthétique musicale, Mardaga, 1999, p. 130-134. 17 Mersenne, Traité de l’harmonie universelle [1627], Livre premier, Théorème XXII, Paris, Fayard, 2003, p. 179. 16
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II. Des règles en musique, ou comment composer immanquablement de beaux chants Les ouvrages des théoriciens du XVIe siècle sont principalement axés sur les règles strictes de la polyphonie : usage des bons intervalles, hiérarchie des consonances18, tournures à privilégier dans les œuvres sont des lieux communs qui y sont développés. Ce sont autant d’éléments d’une syntaxe qui, si elle bien appliquée, garantit au musicien de ne pas commettre de fautes d’écriture. Cet aspect compositionnel est aussi abordé par Mersenne, avec de nombreux exemples issus de Zarlino, de Cerone ou d’autres auteurs qu’il ne cite pas nécessairement mais que l’on peut pister aisément. Mais Mersenne entend aller plus loin et répondre aux normes du nouveau discours musical. Ainsi, tout en souscrivant aux règles traditionnelles qui hiérarchisent les intervalles suivant leur rapport numérique et imposent une grammaire relativement rigide, il définit la consonances et la dissonance selon le plaisir que ces intervalles procurent. Il parle ainsi de la consonance, comme d’un intervalle qui doit être agréable19 – son corrélat, la dissonance, ne sera plus pensé comme un intervalle dont le rapport numérique fait intervenir des nombres au-delà du nombre sénaire défini par Zarlino20, mais bien comme un son qui déplaît à l’oreille. La beauté chez Mersenne n’est plus déclinée uniquement en termes de subordination 18
Les consonances sont classées selon la simplicité de leur rapport numérique, issu de la division du monocorde : plus la division est simple, plus la consonance est pure. L’octave de rapport 1 à 2 est plus simple que la quinte, de rapport 2 à 3. Dans la théorie antique et médiévale, sont considérées comme consonances parfaites les intervalles issus des quatre premières divisions de la corde. Zarlino, au XVIe siècle étendra cette division à 6, arguant de la sainteté du nombre sénaire pour justifier du caractère consonantique des tierces de valeur 4 à 5 et 5 à 6. Le senario remplace la tetractys pythagoricienne, ce qui permet au théoricien de légitimer les tierces, sur base d’arguments extérieurs à la musique et non sur l’agrément qu’elles nous procurent, ou sur leur utilisation courante en musique. 19 Dans les « principes » qui serviront de base aux diverses démonstrations qu’il entend partager à propos de cette « science » qu’est la musique, Mersenne définit la consonances comme « l’union agréable de deux voix dissemblables en ce qui est du grave et de l’aigu », et la dissonance « l’union de deux sons différents qui sont désagréables à l’oreille » (Mersenne, Traité de l’harmonie universelle [1627], livre premier, théorème 1, Fayard, p. 39). Dans sa définition de la consonance et de la dissonance, ce n’est pas un rapport numérique qui fonde leur dissemblance, mais bien une appréciation des sens et l’agrément que l’on peut en recevoir. 20 « Chiamaremo primieramente la Consonanza naturale, che sarà contenuta nella sua natural forma, da una di quelle forme ò proportioni, ò ragioni de numeri, che le sarà stato assegnato dalla Natura, lequali sono contenute tra le proportioni, che si trovano collocate per ordine (...) tra le parti del numero Senario (...) » (G. Zarlino, Sopplementi musicali, libro primo, cap. IIII, p. 19). Voir aussi note 18.
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à une harmonie globale, mais également en fonction de l’émotion qu’une l’œuvre peut procurer. Comme Descartes, Mersenne est déjà engagé dans une esthétique subjective où le plaisir est la norme du beau, mais il ne lui apparaît pas contradictoire de détailler sur de nombreuses pages la perfection numérique des intervalles tout en les définissant sous l’angle du plaisir qu’ils procurent par ailleurs. Mersenne se situe ainsi entre deux mondes dont il veut rendre compte systématiquement et minutieusement dans tous ses ouvrages, même si l’on peut discerner une évolution de 1623 à 163621. Cette dernière se marque notamment dans son questionnement sur les liens entre la musique et la poésie et sur la méthode à utiliser pour que la musique puisse, à partir d’un texte poétique précis, le soutenir, renforcer les passions qu’il contient et les susciter dans le cœur de l’auditeur. C’est dans ce cadre nouveau qu’il lui importe de définir de nouvelles règles d’écriture. Elles ne doivent pas de simples ‘recettes de cuisine’, mais avoir la solidité des principes et théorèmes que l’on trouve en mathématiques. Il faut établir lois compositionnelles « infaillibles » et ainsi permettre au compositeur d’écrire immanquablement de bons chants22. Le musicien ne sera dès lors plus soumis aux aléas de l’inspiration, ne composera plus « par hasard » ou « par boutade » mais, pourra, quelles que soient les circonstances, écrire une œuvre, comme le mathématicien effectue une opération ou l’architecte dessine un plan23. De plus, il faut 21 On pourrait consacrer une étude complète sur l’évolution de la pensée esthétique de Mersenne, suite notamment à ses nombreux contacts avec les musiciens, théoriciens et philosophes de son époque depuis ses premières lettres à Titelouze en 1622 jusque dans les années 1648, en passant par les échanges féconds avec Beeckman, Descartes, C. Huygens et bien d’autres. Mais le propos déborderait les limites de cet article. Sachons seulement que dès 1623, dans ses Quæstiones in Genesim, il détaille le projet de l’Académie de Baïf et de Courville et en publie certaines œuvres. Il ne cessera d’affiner son propos sur les liens entre musique et poésie lors des deux décennies suivantes. 22 « Et quand on aura travaillé aussi sérieusement à la perfection de la Musique qu’à celle des autres Arts, et qu’une aussi grande multitude d’hommes savants et judicieux auront employé leur travail à la recherche de tout ce qui appartient à la Musique, comme ont fait ceux qui nous ont enseigné la Géométrie, et les autres sciences, je crois que l’on pourra espérer des règles certaines pour faire de bons chants » (Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. V, p. 98). 23 « Or s’ils avaient des règles certaines, ils pourraient faire tels chants qu’ils voudraient à toute sorte d’heures et de rencontres, comme les Architectes peuvent faire le dessein d’un bâtiment, et les Mathématiciens des démonstrations, et tirer des lignes droites et courbées de toutes façons en tout temps, parce qu’ils ont des règles certaines et infaillibles. La manière dont se servent les Compositeurs confirme cette vérité, car ils tastent sur le Luth, sur l’Épinette, sur la Viole, ou sur d’autres Instruments plusieurs sortes de tons et d’accords pour rencontrer un chant qui leur plaise, ou bien ils feuillettent Claudin, Guedron, et les autres Maistres pour prendre quelques parties de chant d’un côté, et les
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que le compositeur puisse rendre raison de son écriture24, les règles qu’il suit doivent donc s’imprégner des mêmes principes de certitude que ceux qui se trouvent dans les théorèmes et démonstrations. Trouver un fondement dans la composition et non pas établir simplement des listes de conventions syntaxiques est original. Mersenne entend élever le débat et ne plus en rester à une suite de particularismes compositionnels. Son intention est de parfaire la science de la musique, bien plus : de l’élever au rang des sciences que nous appelons aujourd’hui « exactes ». A plusieurs reprises, il déplore le relatif abandon de l’étude de la science musicale, alors que les autres branches du savoir se sont tant développées. Or la musique doit avoir une assise comparable à celle que l’on trouve dans les mathématiques ou la physique et s’extraire du champ des spéculations mystico-magiques qui la menacent et lui font du tort25. Certes, il sera impossible de tout expliquer, de la même façon qu’en géométrie, il reste encore de nombreuses difficultés à éclaircir, mais le père minime n’a aucun doute sur le fait que, dans l’avenir, rien ne restera obscur ni dans le domaine musical, ni dans celui des sciences de la nature26. C’est un donc double mouvement qui anime Mersenne autres parties en d’autres lieux, afin de ramasser ces fragments, et d’en faire un chant entier. Or s’ils avaient des règles certaines, ils s’en serviraient sans prendre deçà et delà des uns et des autres, ce qu’ils font quelquefois sans beaucoup de raison et de jugement. » (Mersenne, Harmonie universelle, Second livre des Chants, prop. V, p. 97). 24 « L’Art de faire de bons Chants sur toutes sortes de sujets ne dépend pas seulement du génie, de la caprice, et de l’inclination de ceux qui les font, mais aussi du jugement qui doit servir de conduite aux Compositeurs, comme aux autres Artisans, en tout ce qu’ils entreprennent, afin qu’ils puissent rendre la raison des chordes, des degrés, des intervalles, des passages, et des tremblements, qu’ils emploient dans leurs compositions » (Mersenne, Harmonie universelle, Livre sixième de l’art de bien chanter. 2e partie. Embellissement des chants, prop. VII, p. 360). 25 « Je me suis souvent étonné de ce que la science de la Musique est demeurée si imparfaite jusques à présent, vu que Pythagore, Platon, et tous les anciens l’ont jugée si nécessaire (…). La Géométrie, l’Algèbre, l’Astronomie, la Perspective, la Catoptrique, la Dioptrique, et les Méchaniques ont acquis une grande perfection au siècle où nous sommes mais la Musique a tellement été abandonnée qu’il semble qu’elle ne soit plus maniée que pour le lucre, ou pour la volupté (…) Je désire la tirer et la désengager de cette ignominie, et la conduire jusques à un tel point, que le Musicien puisse se servir des sons comme les Maîtres de l’Optique se servent des couleurs et de la lumière (….). Je sais que tous les Musiciens (…) croient qu’il y a quelque chose de divin, ou d’occulte et de caché dans la Musique que Dieu s’est réservé, et dont les hommes ne peuvent donner raison ; mais je leur enseignerai les raisons de tout ce qui se pratique dans la Musique (…) » (Mersenne, Traité de l’harmonie universelle [1627], Préface au lecteur, Fayard, p. 17). 26 « Or bien qu’il y eut plusieurs choses dans la Musique dont nous ne pourrions pas donner la raison, toutefois nous ne devrions pas pourtant en faire moins d’état, puis qu’il semble que toutes les autres sciences ont des difficultés qui ne peuvent être surmontées
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dans ses livres de composition : concevoir et inscrire les règles d’écriture dans la nouvelle musique baroque et dans la rationalité naissante. Comment donc composer à coup sûr de bons chants sur toutes sorte de sujets ? Peut-on établir sur ce point de règles qui seraient infaillibles ? De telles règles existent-elles27 ? Selon lui, c’est la question la plus difficile et la plus fondamentale en musique28. Le témoignage des anciens Grecs prouve qu’ils possédaient une science de l’harmonie telle que leurs chants pouvaient troubler et émouvoir à loisir les cœurs les plus endurcis, les bêtes les plus féroces et les guerriers les plus sauvages. Leurs déclarations montrent à souhait que l’efficacité de la musique antique était supérieure à celle de la polyphonie savante et permet de penser qu’ils avaient acquis une grande connaissance en la matière. De plus, les compositeurs de ce début du XVIIe ont déjà quelques règles de composition dont ils usent avec profit, tout en laissant trop de place, selon le père minime, à l’imagination et au hasard. Il est donc concevable de trouver des règles aussi « certaines » que celles qu’utilisent les architectes ou les mathématiciens, ce qui permettra au musicien de composer ce qu’il veut, quand il le veut, sur n’importe quel sujet, pour exprimer n’importe quelle passion. Mersenne propose quatre étapes, dans lesquels la maîtrise de l’écriture musicale est tout aussi importante que la compréhension du texte littéraire29. Ainsi, le compositeur doit saisir toutes les subtilités d’un texte par l’esprit de l’homme ; car les Géomètres n’ont pas encore montré si la quadrature du cercle est impossible, les Algèbres n’ont pas rencontré toutes les Équations ; (…) (Mersenne, Traité de l’harmonie universelle [1627], Fayard, p. 20). S’en suit une énumération de nombreux « difficultés » qui restent à résoudre « dans les arts tant libéraux que mécaniques » 27 Il faut ainsi « expliquer l’Art & la méthode de faire de bons Chants, ou des Airs sur toutes sortes de sujets & de lettres » (Mersenne, Harmonie universelle, Livre sixième de l’art de bien chanter. 2e partie Embellissement des chants, prop. VII, p. 360) ; « A sauoir si l’on peut trouver et prescrire des règles et des maximes infaillibles selon lesquelles on fasse de bons Chants sur toutes sortes de lettres et de sujets, et si les Musiciens en ont quand ils font des Airs et des Chants » (Mersenne, Harmonie universelle, Second livre des Chants, prop. V, p. 97). 28 « Si nous pouvons trouver et établir des règles infaillibles pour faire de bons chants sur toutes sortes de sujets, nous ferons ce qui est de plus difficile & de plus excellent dans la musique » (Mersenne, Harmonie universelle, Second livre des Chants, prop. V, p. 97). 29 La première étape est de connaître la musique. Être bon compositeur requière notamment une parfaite connaissance du luth, de la viole, du violon ou le clavier de l’orgue ou de l’épinette. La seconde « industrie » pour composer de bons chants est d’imiter ceux qui ont réussi en la matière, et Mersenne cite un certain nombre de compositeurs français contemporains qu’il juge des modèles à suivre. Cela semble logique, tout comme ceux qui
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poétique, percevoir les passions qu’il contient et les émotions qu’il veut faire passer. Il faut ensuite mettre en relation musique et passion, tel intervalle et telle émotion. Il s’agit dès lors de comprendre comment tel ou tel agencement de consonances est plus adapté à telle ou telle parole, à telle ou telle émotion, à telle ou telle passion : Finalement, il faut que les notes et les cadences répondent si bien à la lettre, qu’elles l’insinuent doucement en l’esprit des auditeurs que le Compositeur voudra exciter à la joie, à la tristesse, la contemplation, ou à quelqu’autre passion, ou mouvement.30
L’idéal serait de pouvoir appliquer, quasi mécaniquement, telle formule musicale à telle passion, qui à la fois l’imite, la peint, l’embellit par les sons et la suscite dans le cœur de l’auditeur31. Il y a chez le minime une volonté d’automatiser l’écriture musicale, ce que l’on retrouvera plus tard chez des mathématiciens comme Kircher, et qu’on perçoit aussi dans les œuvres de jeunesse de Descartes. Ainsi, dans son Compendium musicae de 1618, il conclut son chapitre sur la composition en admettant l’existence d’une correspondance entre son et passions, entre tels « soni affectiones » et tels « affectus », tout en reconnaissant que ce problème est trop complexe pour être étudié dans un Abrégé : Je devrais traiter maintenant de chaque mouvement de l’âme qui peut être excité par la musique, et je pourrais montrer par quels degrés, consonances, rythmes et choses semblables ils doivent être excités ; mais cela dépasserait les limites d’un abrégé.32 apprennent « à composer en latin, lisent et imitent Cicéron », les musiciens débutants doivent imiter les professionnels confirmés. La troisième étape est comprendre le texte à mettre en musique, « le sens et l’intention des paroles » – c’est la partie la plus délicate pour un musicien ; et enfin, en quatrième lieu, pour faire de bons chants, pour les varier, pour éviter les redites, il faudra examiner tous les chants possibles pour choisir le meilleur d’entre eux. Ce dernier point est abordé dans la troisième partie de cet article. Cf. Mersenne, Harmonie universelle, Livre sixième de l’art de bien chanter. 2e partie Embellissement des chants, prop. VIII, p. 362-364. 30 MERSENNE, Traité de l’harmonie universelle [1627], Livre premier, Fayard, p. 188. 31 « Il faut que l’harmonie et la mesure répondent à la lettre, par exemple, si le sujet est triste, il faut souvent user du demi-ton, de la tierce mineure et de ses répliques ; et s’il contient quelque chose de rude et de fâcheux, il faut se servir du ton, du triton, de la tierce, et sexte majeure, de la quarte syncopée, de l’onzième et de la septième syncopée avec mouvements tardifs » (ibid., p. 187-188). 32 R. Descartes, Compendium Musicæ, A. T., X, p. 140, trad. Fr. De Buzon, Paris, PUF., p. 138 ; « En ce qui concerne la variété des passions que la musique peut exciter par la variété de la mesure, je dis qu’en général une mesure lente excite en nous également des passions lentes, comme le sont la langueur, la tristesse, la crainte, l’orgueil, etc., et que la mesure rapide fait naître aussi des passions rapides, comme la joie, etc. (...). Mais une recherche plus exacte de cette question dépend d’une excellente connaissance des mouvements de l’âme, et je n’en dirai pas davantage » (ibid., p. 62).
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Plus tard, il reviendra sur ces allégations en écrivant à Mersenne qu’il n’y a, selon lui, pas de strictes correspondances entre les deux33. Si Descartes n’a su établir une correspondance certaine entre telle émotion et telle tournure musicale, Mersenne ne le saura pas plus. Le problème est en effet complexe et demande à la fois de connaître parfaitement bien la logique compositionnelle, mais aussi le champ des passions. Il ne s’agit pas seulement de connaître le système musical, l’effet que produit tel ou tel intervalle, telle ou telle succession de notes, tel ou tel rythme – et il y a encore des progrès à faire dans cette étude –, mais il faut aussi connaître les passions de l’âme, le cœur de l’homme C’est là que le bât blesse pour Mersenne : aucun musicien ne peut connaître parfaitement ce domaine. A la fois, nous ne connaissons pas suffisamment la nature des sons, mais surtout « nous n’avons point de Musiciens qui puissent établir la suite des mouvements nécessaires pour exciter les auditeurs à telle passion que l’on voudra »34. L’essai de Mersenne pour trouver des règles infaillibles qui permettent de composer assurément de bons chants se solde donc pas un relatif échec. Néanmoins, même si la tâche se révèle ardue, il ne faut pas y renoncer35. En attendant, reste à suivre ce que font déjà quelques musiciens renommés et à les imiter. Les « bons » compositeurs actuels serviront donc de modèles, jusqu’à ce que l’on ait pu restituer les règles qu’utilisaient les Grecs, ou de nouvelles qui correspondent à ses aspirations36. 33 « Je ne connais point de qualités aux consonances qui répondent aux passions » (R. Descartes, Lettre à Mersenne du 4 mars 1630, A. T., I, p. 126). 34 « Mais je veux apporter de plus puissantes raisons, dont l’une se prend du peu de connaissance que nous avons de la nature des intervalles Harmoniques, desquels il faut user pour faire les chants. Et l’autre se prend de l’ignorance des mouvements dont l’on ne sait pas la théorie, ni la pratique, car nous n’avons point de Musiciens qui puissent établir la suite des mouvements nécessaires pour exciter les auditeurs à telle passion que l’on voudra » (Mersenne, Harmonie universelle, Second livre des Chants, prop. V, p. 97). 35 « Et quand on aura travaillé aussi sérieusement à la perfection de la Musique qu’à celle des autres Arts, et qu’une aussi grande multitude d’hommes savants et judicieux auront employé leur travail à la recherche de tout ce qui appartient à la Musique, comme ont fait ceux qui nous ont enseigné la Géométrie, et les autres sciences, je crois que l’on pourra espérer des règles certaines pour faire de bons chants » (Mersenne, Harmonie universelle, Second livre des Chants, prop. V, p. 98). 36 « Nul meilleur moyen d’apprendre ces Arts, que d’imiter les Sieurs Guedron, Boëffet, Chancy, Moulinié, et les autres Maîtres, qui ont rencontré par leur travail continuel, et à la faveur de leur bon génie les belles manières de composer les Airs (…) De sorte que leurs Compositions peuvent servir de modèle à ceux qui veulent former leur style, et qui désirent acquérir quelque sorte d’adresse, et de perfection dans l’Art de faire des chants, et des Airs, jusques à ce que l’on ait restitué la Rythmique et la Mélodie des Grecs par d’aussi profondes méditations de chaque son, intervalle, et mouvement propres pour chaque passion, et chaque vocable, comme celles qu’ils ont eues » (Mersenne, Harmonie universelle, Traité de la voix, préface au lecteur, n. p.).
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III. Du calcul combinatoire en musique, ou comment s’assurer que l’air composé est le plus beau de tous Imaginons maintenant que le compositeur produit une œuvre en appliquant toutes les règles déjà édictées ou à venir. Comment être sûr que son chant soit « le plus beau de tous ceux qui puissent être faits sur le même sujet »37, le « meilleur de tous ceux qui se peuvent imaginer »38 ? Nous touchons ici la quatrième « industrie » ou règle recommandée par Mersenne pour trouver et composer de bons chants39. Pour s’assurer qu’une autre combinaison de sons n’est pas préférable, il faut envisager toutes les compositions possibles sur base du même nombre de notes et les comparer entre elles. En effet, « il faut savoir combien il peut y avoir de chants, ou d’airs sur un sujet donné pour pouvoir juger quel est le plus beau chant de tous ceux qui se peuvent faire dans le nombre des sons qu’on ne veut pas outre-passer»40. Pour un nombre de notes donné, un compositeur consciencieux devrait donc faire la liste de tous les chants possibles et ensuite les examiner l’un après l’autre, pour choisir le plus beau, car : On ne peut pas juger quelle chose est la plus excellente de toutes celles qui sont proposées, si premièrement on ne les connaît toutes; or nous avons donné la manière de trouver tous les chants possibles, c’est pourquoi il faut que le Musicien les considère tous l’un après l’autre, avant qu’il juge en dernier ressort que celui-ci, ou celui-là est le plus beau, & le plus excellent, ou le plus désagréable, ou le plus déplaisant, & le plus mal fait de tous.41
Mersenne explicite cette « manière de trouver tous les chants possibles » en énonçant les principes du calcul combinatoire42. Il détaille 37
Mersenne, La vérité des sciences contre les septiques [sic] ou Pyrrhoniens, 1625, Livre 3, chap. X, p. 544. 38 Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. VII, p. 103. 39 Mersenne, Harmonie universelle, Livre sixième de l’art de bien chanter. 2e partie Embellissement des chants, prop. VIII, p. 362-364. Sur les « industries qui servent à trouver & à composer de bons chants & des airs de toutes sortes de façons », voir note 29. 40 Mersenne, La vérité des sciences, Livre 3, Théorème I, p. 557. 41 Ibid., Livre 3, Théorème I, p. 557-558. 42 Mersenne s’est intéressé à l’analyse combinatoire dès sa première grande œuvre de 1623, les Quæstiones in Genesim. Mais c’est dans La vérité des sciences contre les septiques de 1625, dans l’Harmonie universelle et les Harmonicorum Libri de 1636 qu’il développe davantage ses théories. Son expertise en ce domaine est connue et reconnue par tous. Dès la fin du XVIIe siècle, il est cité par Furetière (« Le père Mersenne en son Harmonie Universelle a fait la combination des sons et notes de Musique jusques à 64
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Ill. 1 : Nombre de permutations possibles en fonction du nombre initial de notes (chaque note est énoncée une et une seule fois)43
au fil des pages de l’Harmonie universelle, comme il l’avait fait plus brièvement dans la vérité des sciences, à la fois ses processus, ses principaux théorèmes, et calcule le nombre de configurations qu’offre un ensemble fini de quelques notes (ill.1). qui est contenue en 90 chiffres » (A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel contenant tous les mots françois…, La Haye, 1690, t. I, art. « combinaison », n. p.). Le dictionnaire de Trévoux et l’Encyclopédie ne disent pas autre chose (Dictionnaire universel françois et latin, Paris, 1721, t. II, col. 5 ; Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1753, t. III, p. 663). 43 Mersenne, Harmonie Universelle, Livre second des chants, prop. VIII, p. 108.
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Ill. 2 : Tables des 720 chants possibles sur six notes distinctes (extraits)44
De longues tables chiffrées ou notées reprenant toutes les combinaisons possibles de deux, trois, quatre, cinq, six notes sont ainsi collectées « de sorte que l’on n’a qu’à choisir la modulation que l’on jugera la plus propre pour exprimer les paroles proposées »45 (ill. 2-3). 44
Ibid., prop. IX, p. 111. Ibid., prop. VIII, p. 363. Dès 1625, dans La vérité des sciences contre les sceptiques, il établit la table des factorielles jusque vingt-deux. Vingt-deux sons, ce sont trois octaves, mais aussi les vingt-deux lettres de l’alphabet. Il reprend cette table dans son Harmonie Universelle, mais il la complète pour les chants qui comporteraient de 23 à 64 notes énoncées une et une seule fois (id., Livre second des chants, prop. VIII, p. 107-131). 45
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Par là il établit les principaux théorèmes de l’analyse combinatoire élémentaire, de la permutation ordinaire aux permutations plus complexes. Il n’est pas le premier à le faire. La règle permettant de calculer le nombre de permutations de n objets est bien connue du temps de Mersenne, on en trouve le théorème notamment chez le mathématicien Clavius46, mais Mersenne est le premier à aller jusqu’au bout du processus de réflexion et à l’appliquer à la musique. Dans l’Harmonie universelle de 1636, il procède par exemples et décline la méthode, étape par étape, pour calculer le nombre de transformations possibles, puis énonce la formule correspondante, alors que dans les Harmonicorum libri, ouvrage similaire mais qui s’adresse à un autre public, il énonce d’abord les principes et théorèmes de la combinatoire avant de donner quelques exemples47. Ainsi, pour savoir combien de chants il est possible de créer sur les huit notes de la gamme, donc sur huit sons différents dont chacun est énoncé une et une seule fois, il faut tout simplement faire 8! (factorielle huit), ce qui nous donne 40.32048. Si Mersenne a publié dans l’Harmonie universelle la liste complète des 720 chants lorsque l’on compose sur six notes (ill. 2 et 3), on conserve à la BnF, un manuscrit où sont notés les plus de quarante mille combinaisons49. 46
E. Knobloch, « Sur la vie et l’œuvre de Christophore Clavius (1538-1612). III : L’analyse combinatoire », Revue d’histoire des sciences, 41, 3-4, 1988, p. 343 sq. ; voir également : E. Coumet, « Mersenne. Dénombrements, répertoires, numérotations de permutations », Mathématiques et sciences humaines, 38, 1972, p. 6 ; Correspondance du P. Marin Mersenne, éd. P. Tannery, C. De Waard, vol. III, 2e éd., p. 257; vol. V, p. 138-140. 47 Les Harmonicorum libri présentent le théorème complet, analogue à celui que l’on trouve chez Clavius : « Facilè vero reperitur ista varietas, si totidem ab vnitate numeri serie continuâ, & naturali scribantur, quot notae vel aliae res coniungendae variandaeque proponuntur; illi siquidem seipsos multiplicantesdant numerum varietatum » (Mersenne, Harmonicorum libri, VII, p. 116). 48 « Il est si aisé de trouver le nombre de ces chants, qu’il n’est pas quasi besoin d’en expliquer la manière, car il faut seulement écrire autant de nombres selon leur ordre naturel, comme il y a de notes dont on veut user; par exemple, si l’on veut savoir combien l’on peut faire de chants différents avec les huit sons, ou les 8 notes de l’Octave, vt, re, mi, fa, sol, re, mi, fa, il faut écrire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, et multiplier tellement ces 8 nombres, que le produit des deux soit toujours multiplié par le nombre naturel en cette manière; une fois deux font deux; car il faut laisser l’unité, parce qu’elle ne multiplie nullement, et dire deux fois trois font six, quatre fois six font vingt-quatre, cinq fois 24 font 120, six fois 120 font 720, à savoir le nombre de tous les chants des six notes, dont je parlerai dans la neuvième proposition: sept fois 720 font 5040, et huit fois 5040 font 40320, qui monstre le nombre des chants qui sont contenus dans 8 sons différents, par exemple dans les 8 notes de la première espèce d’Octave. Et si l’on veut savoir les chants contenus dans un plus grand nombre de sons, par exemple dans les 22 notes de la Vingt-deuxième, ou dans quelqu’autre nombre que l’on voudra, il faut suivre la même méthode. Je les mettrai pourtant ici, afin qu’on les trouve sans nulle peine » (Mersenne, Harmonie universelle, livre second des chants, prop. VIII, p. 107). 49 BnF, Paris, Département des manuscrits, fonds français, 24256.
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(…) Ill. 3 : Tables des 720 chants possibles, notés sur portées, pour six notes distinctes (extraits)50
De la même façon, avec cette méthode, on peut aussi réaliser les 720 anagrammes de Jaques, Matieu, Julian ou les 720 dispositions des chiffres 1 à 6 « sans beaucoup de peine et sans confusion » (ill. 4).
Ill. 451 50 51
Mersenne, Harmonie Universelle, Livre second des chants, prop. IX, p. 117-128 Ibid., prop. IX, p. 110.
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Reste à déterminer ensuite le meilleur de ces chants, ce qui n’est pas chose aisée : Celui qui démontrera quel est le plus excellent et le plus agréable de ces 720 chants, et l’ordre que chacun doit tenir suivant leur douceur et leur bonté, enseignera ce que l’on ignore, et apportera de nouvelles lumières à l’Harmonie.52
A cette question, Mersenne ne donne pas de solution, sauf à en éliminer l’un ou l’autre, en fonction de fautes évidentes de compositions, comme des fausses relations entre notes, des intervalles à proscrire, etc. Néanmoins, les longues énumérations de tous les chants possibles restent des plus utiles pour les musiciens puisqu’ils pourront ainsi s’assurer de ne pas répéter des mélodies déjà composées et de choisir parmi toutes, s’ils ont assez de jugement sur le sujet, celle qui semble « la meilleure à l’oreille »53. Mersenne poursuit son raisonnement. Après les combinaisons « ordinaires », ce sont les permutations avec répétitions qui l’intéressent. Lorsque deux notes sont semblables dans une mélodie qui en comporte six, seuls 360 chants sont possibles54. Il faut en effet diviser la combinaison de notes totales par la combinaison de notes répétées55. Le minime étend ses explications, en s’aidant de multiples exemples et à partir desquels il extrait principes et théorèmes56. 52
Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. IX, p. 110. « Entre plusieurs utilités qui peuvent être tirées de cette variété (…) [l’une] consiste au choix des meilleurs chants, car puisqu’on les a tous devant les yeux, l’on ne peut manquer à en choisir de bons si l’on a assez de jugement pour ce sujet ; & bien que l’on puisse douter si l’on a pris les meilleurs, l’on est du moins certain que l’on a pris ceux qui ont agréé davantage, & qui ont semblé les meilleurs à l’oreille » (Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. IX, p. 116). 54 « Or comme ces 6 notes différentes font 720 chants différents, s’il y en avait deux semblables elles ne feraient que 360 chants; s’il y en avait 3 semblables, l’on aurait seulement 120 chants; si 4 étaient semblables, l’on aurait 30 chants; s’il y en avait 5 semblables l’on n’en aurait que 6: finalement si elles étaient toutes semblables elles ne feraient qu’un seul chant. Mais 2 et 2 semblables donnent 180 chants, 2, 2 et 2 en font 90; 2 et 3 en font 20, et 2 et 4 en font 15. Ce qui peut servir pour faire des Anagrammes, dont je parlerai après plus amplement. » (Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. IX, p. 116). 55 « Or il est très-aisé de trouver ce nombre en divisant la combination précédente qui donne le nombre des chants, dont j’ai parlé dans les deux autres propositions, par celle des lettres semblables, ou répétées. Par exemple, le chant Ut, re, mi, vt, fa, a cinq notes, dont la combination précédente est 120 mais parce qu’il y a deux notes semblables, à savoir deux ut, il faut diviser 120 par 2, c’est à dire par la combination de deux notes, le quotient donnera 60 pour le nombre des chants qui se peuvent faire des cinq notes précédentes » (Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. X, p. 129). 56 La règle générale est délicate à formuler : Mersenne ne dispose pas du formalisme actuel. Ces formules compliquées faisant intervenir factorielles, arrangements et combinaisons n’ont été explicitées par le mathématicien Bernoulli que cinquante ans après 53
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Est-ce qu’un musicien peut déployer toutes ces occurrences possibles ? Non, bien entendu. Non parce qu’il est intellectuellement limité, mais bien parce qu’il n’en aurait jamais le temps. Il n’est en effet « pas possible de mettre tous ces chants avec des notes, encore que toute la terre & les cieux se convertissent en papier, & que tous les hommes écrivent perpétuellement un million d’année »57. Seuls Dieu et les anges ont la possibilité de percevoir tous les chants possibles à partir d’un nombre fini d’éléments. Néanmoins, lorsqu’on a fait 720 permutations simples de six notes, on peut estimer que les anges ne peuvent techniquement pas réaliser un meilleur chant ou une autre mélodie avec les prémisses de départ. L’analyse combinatoire appliquée à la musique a donc toute son importance selon le père minime. Cette façon de faire est « des plus utiles des plus admirables de la musique, d’autant qu’elle enseigne à faire autant que les Anges, & à connaitre tout ce qui peut entrer dans l’esprit ; car il n’est pas possible de faire un plus grand nombre de chants [que ceux qui sont calculés par ce procédé] »58. Ces dénombrements nous permettent de nous rapprocher de la perfection angélique. Et au-delà de la musique, ils ont aussi une grande utilité, notamment au niveau des anagrammes, des codes secrets, des dénombrements militaires, etc. Mersenne donne aussi, comme exemple, un air précis de Boësset, Divine amaryllis, et détaille le nombre des chants qu’il aurait pu composer avec ces mêmes notes59. Et pourtant nous dit-il, il n’en a composé qu’un seul, qui de l’avis de beaucoup est extraordinaire. Comment expliquer cela ? Comment n’a-t-il pas commencé, comme Mersenne semble le suggérer au fil des pages, par établir tous les chants possibles, puis à éliminer ceux qui ne convenaient pas de façon théorique et systématique, parce que contenant par exemple les intervalles « faux », des consonances imparfaites ou encore des dissonances, pour enfin choisir, parmi ce qui reste « le meilleur » ? la parution de l’Harmonie Universelle (E. Knobloch, « Déterminants et élimination chez Leibniz », Revue d’histoire des sciences, 54, 2, 2001, p. 143-164) ; L. Comtet, Analyse combinatoire, Paris, PUF, 1970 ; R. Wilson & J. Watkins (eds.), Combinatorics: Ancient and Modern, Oxford, Oxford University Press, 2013). 57 Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. XIX, p. 149. Mersenne calcule très précisément la quantité de papier nécessaire pour noter toutes les permutations de 22 notes. C’est un nombre vertigineux : le « nombre des rames de papier qu’il faudrait pour noter lesdits chants est mille fois plus grand que le nombre de pouces [du centre de la terre aux étoiles] (ibid., prop. VIII, p. 108). De plus, il lui faudrait « 22260896103 ans et 12 jours à travailler, encore que l’on en écrivit 1000 chaque jour: et si on les voulait tous écrire en un an, il en faudrait écrire chaque jour 222761432921424 2/3, ou environ » (ibid., prop. X, p. 130). 58 Mersenne, Harmonie universelle, Livre second des chants, prop. IX, p. 110. 59 Ibid., prop. X, p. 130.
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Mersenne en vient ainsi à s’interroger peu à peu sur la valeur de tous ces calculs. Non seulement un musicien semble ne pas prendre le temps de réaliser tous les possibles pour choisir parmi eux, mais de plus, il ne désire pas le faire, ce qui ne cesse d’intriguer notre philosophe. Y auraitil dans la composition un autre processus qui lui échappe ? Quel est cet « hasard » duquel il espérait sortir le compositeur pour l’amener à plus de rationalité ? Progressivement, et sans remettre en cause la pertinence de son travail mathématique, Mersenne en vient à renoncer à établir ces règles de composition qu’il aurait voulu infaillibles et à relativiser ces dénombrements qu’il pensait utiles aux compositeurs. La créativité de ces derniers semble infinie et il paraît illusoire de la circonscrire dans des règles finies. Il a également démontré que si l’on peut calculer précisément le nombre d’arrangements possibles pour une collection de notes données, il est pratiquement impossible pour un être humain de les réaliser toutes et de les examiner. Ainsi, écrit-il sagement : puisque « la multitude des Airs va jusque à l’infini, et la bonté des chants dépend le plus souvent de la fantaisie du Compositeur, et de ceux qui les mettent en crédit », on ne peut « prescrire des règles infaillibles si l’on ne veut comprendre et renfermer l’infinité de l’imagination et de la caprice des hommes dans les bornes de quelques maximes qui fassent une chose finie de l’infini »60. L’infinité de l’imagination de l’artiste ne peut être réduite à une norme finie. Nous ne pouvons dans l’état actuel de nos connaissances ni établir des règles certaines pour la composition, ni même évaluer parmi tous les chants possibles lequel est le meilleur, tant leur nombre est grand. Il nous est donc impossible « de trouver l’air le plus parfait de tous »61. Seuls les anges et Dieu ont la connaissance parfaite de la musique, connaissance que nous aurons nous aussi dans l’Au-delà62. Dans l’immédiat, pour nous humains, restent le plaisir et l’agrément que nous retirons de l’écoute de ces pièces musicales, qui seuls nous permettront de les qualifier de belles et de bonnes.
60
Ibid., prop. V, p. 97-98. Ibid., prop. VII, p. 106 : « J’estime qu’il faut conclure qu’il n’est pas au pouvoir d’un homme de trouver l’air le plus parfait de tous ». 62 « Néanmoins il faut se tenir à notre conclusion, nonobstant que tous les hommes du monde ne pussent trouver ce chant, ni considérer tous ceux qui peuvent être faits de 24, de 30, de 40, ou de 50 sons, plus ou moins : ce qui n’empêche pourtant pas que cette perfection ne soit dans l’art, & dans la science de la Musique, si on en avait une parfaite connaissance telle que les Anges la peuvent avoir. J’espère avec l’aide de Dieu que nous arriverons à cette perfection, (…) ou du moins que nous en approcherons de fort près » (Mersenne, La vérité des sciences, Livre III, p. 558). 61
« LA SIGNIFICATION DE LA FONDATION DE L’ESTHÉTIQUE PAR KANT POUR LA PHILOSOPHIE DE L’ART » : NOTE HISTORICO-CRITIQUE SUR LA THÈSE DE WALTER BIEMEL Sylvain CAMILLERI (Université catholique de Louvain)
Nochmals – Weil (ein) Kant einfach da sein sollte
Walter Biemel (1918-2015) est bien connu du côté de Louvain1. C’est à l’automne de l’année 1945 qu’il rejoignit officiellement les Archives Husserl pour collaborer au travail d’édition des Husserliana. L’Université de Fribourg, où il avait commencé une thèse sur « Le concept de nature chez Novalis » sous la direction de Heidegger, venait alors de fermer. De son propre aveu, sa rencontre avec Alphonse de Waelhens fut décisive2, puisque c’est le natif d’Anvers qui le recommanda auprès du Père Van 1 Les informations biographiques qui suivent sont principalement tirées des sources suivantes : W. Biemel, « Dank an Löwen – Erinnerung an die Zeit von 1945-1952 », Phänomenologische Studien, 22, 1989, p. 236-268 (repris dans W. Biemel, Gesammelte Schriften, Bd. 1, Schriften zur Philosophie, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1996) ; W. Biemel, « Mein Lebensweg in Rückblick », Heidegger-Studien, 24, 2008, p. 219-247 ; W. Biemel, « Zur Gründung des Kölner Husserl-Archivs. Die Bedeutung eines Traumes », Studia Phaenomenologica, I, 3-4, 2002, p. 39-61 ; W. Biemel, « Besinnlicher Rückblick », in M. Diaconu (Hg.), Kunst und Wahrheit: Festschrift für Walter Biemel für sein 85. Geburtstag, Sonderheft d. Studia Phaenomenologica, 2003, p. 17-19 ; D. Janicaud, « Walter Biemel. Entretiens du 6 décembre 1999 », in Heidegger en France. II. Entretiens, Paris, Albin Michel, 2001, p. 34-46. Certains de ces textes ont été traduits en français par G. Fagniez (avec une remarquable introduction) : W. Biemel, Écrits sur la phénoménologie, Bruxelles, Ousia, 2009. Sur Biemel, voir aussi le témoignage personnel de J. Taminiaux dans « Le mouvement phénoménologique », Revue philosophique de Louvain, 78, 1990, p. 247. Nous remercions chaleureusement Guillaume Fagniez pour sa relecture attentive du manuscrit. 2 C’est lors de son voyage de noces en Belgique, à la charnière entre l’été et l’automne 1944, que Biemel alla rencontrer De Waelhens à Louvain, après que Heidegger lui eût montré le livre que ce « philosophe belge » lui avait consacré (La philosophie de Martin Heidegger, Louvain, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 1942). Il demanda un exemplaire à l’auteur, qui le lui remit volontiers. Biemel en fit une critique sévère, mais de Waelhens ne lui en tint pas rigueur. Il accepta même de diriger sa thèse, c’est dire ! Cela est raconté dans l’entretien avec D. Janicaud (et ailleurs).
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Breda avant d’accepter de devenir son nouveau Doktorvater. Une fois installé, Biemel changea donc son sujet de thèse3 et, avec le concours linguistique de Jean Ladrière, rédigea une dissertation doctorale en français qui fit date : Le concept de monde chez Heidegger4. La soutenance prit place en 1947 à Louvain, où il resta jusqu’en 1951-19525. Biemel a raconté comment il fut ensuite conduit à retourner en Allemagne : en tant que protestant, il ne pouvait préparer son habilitation dans une Université catholique et craignait de ne jamais décrocher un poste à l’Université allemande6. Il s’est ouvert de son projet à Van Breda qui, ne voulant pas se séparer de son jeune collaborateur, fonda à Cologne une filiale des Archives Husserl de Louvain7. Karl-Heinz VolkmannSchluck, ancien élève de Gadamer qui l’avait fait nommer à Cologne, en prit la direction, et Biemel fut chargé de le seconder, avec le titre de « collaborateur principal ». De la même manière qu’il avait édité plusieurs manuscrits husserliens (Die Idee der Phänomenologie, Ideen I, Krisis) et traduit Heidegger (Vom Wesen der Wahrheit et le Kantbuch) pendant son séjour à Louvain, Biemel mit à profit son nouveau statut pour se plonger dans son habilitation, tout en s’occupant intensément de la mise en place des Archives. Entre-temps, Ludwig Landgrebe, après avoir quitté Louvain et être passé par Hambourg puis Kiel, avait été nommé, en 1956, à l’Université de Cologne pour patronner les Archives Husserl, sur l’entremise de Van Breda8. C’est donc sous la direction de Landgrebe que cette 3 Rien ne laissait présager qu’il pourrait reprendre sa thèse avec Heidegger (ce qui était aussi le cas de son épouse, Marly, qui avait de son côté commencé une thèse sur Aristote, avec Heidegger également – les deux se sont rencontrés dans son séminaire). Dans le doute, et dans l’attente, une réinscription à Louvain lui a semblé la plus sage décision. 4 W. Biemel, Le concept de monde chez Heidegger, Paris/Louvain, Vrin/Nauwelaerts, 1950, 21987 (texte réédité encore récemment chez Vrin, en 2015). 5 Telle est l’année indiquée par Biemel lui-même dans « Zur Gründung des Kölner Husserl-Archivs ». Certaines biographies donnent erronément 1950. Étrangement, nous n’avons pas retrouvé l’un des exemplaires originaux de la dissertation doctorale dans les bibliothèques de l’Université catholique de Louvain et de la Katholieke Universiteit Leuven. Il faudrait voir s’il s’en trouve un dans les Archives Biemel à Neuss (Stiftung Insel Hombroich). 6 Cf. W. Biemel, « Dank an Löwen », p. 250. Biemel confirme dans « Zur Gründung des Kölner Husserl-Archivs » (p. 58) et dans « Besinnlicher Rückblick » (p. 18). C’est le « sens » qu’il a donné à un « rêve » qu’il faisait souvent à l’époque : « J’arrive à la gare. Le train que je devais prendre vient de partir ». 7 D. Janicaud, « Walter Biemel. Entretiens du 6 décembre 1999 », p. 35. 8 Biemel a raconté que les activités organisées par les Archives Husserl de Cologne fonctionnaient si bien que des collègues en furent jaloux. L’un d’entre eux, le romaniste Fritz Schalck, au large pouvoir académique, suggéra à Volkmann-Schluck de fermer le centre, en faisant valoir que l’essentiel était fait. Volkmann-Schluck était d’accord et en informa Biemel, lequel avertit immédiatement Van Breda, qui assura un nouveau « sauvetage », certes moins spectaculaire, mais décisif pour Biemel : celui des Archives Husserl de Cologne.
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habilitation fut officiellement soutenue, et c’est d’elle dont nous voudrions parler. Son titre : Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst. Présentée début 19589, elle sera publiée l’année suivante aux Presses de l’Université de Cologne10 – soit trois ans avant que Biemel ne reçoive un appel à rejoindre l’Université d’Aix-la-Chapelle11. Pourquoi faire mémoire de ce travail ? D’abord et avant tout pour lui rendre justice. Biemel est certes reconnu pour ses travaux sur la philosophie de l’art et pour avoir proposé de belles et convaincantes analyses phénoménologiques de certaines œuvres – il s’est intéressé à la peinture et au roman comme à la sculpture et au pop’art12. Mais l’historiographie philosophique n’a pas relevé, du moins pas comme elle aurait dû, l’effet libérateur de sa thèse de 1958 sur l’interprétation de la Kritik der Urteilskraft13. Jusque là, en effet, cette interprétation était comme étranglée par le néokantisme, qui ne s’intéressait qu’au rôle de l’opus de 1790 dans l’économie trinitaire14. Une écrasante majorité des commentaires néokantiens 9 La soutenance fuit suivie d’une leçon publique couronnée de succès : « Das Wesen der Dialektik bei Hegel und Sartre ». Biemel la fit publier par les amis de Louvain dans la foulée, en juin 1958, dans le Tijdschrift voor Philosophie, 20, 2, 1958, p. 269-300. 10 W. Biemel, Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, Köln, Kölner-Universitätsverlag, 1959. Nous reviendrons plus loin sur la collection dans laquelle l’ouvrage a été publié. 11 Après son habilitation et jusqu’à son départ pour Aix-la-Chapelle, Biemel fut chargé de cours en philosophie à la Kölner Musikhochschule. L’information est donné dans le Nachruf de L. Hartmann pour le Siebenbürgische Zeitung en date du 26 mars 2015 et portant le titre : « Ein Leben im Glückszeichen der Freundschaft : zum Tod des Philosophen Walter Biemels ». Il semble avoir conservé son titre de « collaborateur principal » des Archives Husserl de Cologne jusqu’en 1960 (si l’on en croit la « Chronique de l’Institut supérieur de philosophie », Revue philosophique de Louvain, 64, 1961, p. 738). 12 Voir surtout le second volume de ses Gesammelte Schriften (Stuttgart, FrommannHolzboog, 1996) : Schriften zur Kunst. Voir également, autour de son œuvre, les deux Festschriften qui lui ont été offertes : P. Jaeger & R. Lüthe (Hg.), Distanz und Nähe: Reflexionen und Analysen zur Kunst der Gegenwart. Walter Biemel zum 65. Geburtstag gewidmet, Würzburg, Könighausen & Neumann, 1983, et Kunst und Wahrheit, cité dans la première note. 13 L’expression « effet libérateur » peut sembler forte, mais son emploi se soutient ici de la Wirkungsgeschichte de la thèse de 1958, qui fait autorité très peu de temps après sa parution en 1959. Elle est citée avec approbation dans des monographies sur Kant (plusieurs dizaines de mentions et discussions dans la seule décennie qui suit la parution de l’ouvrage, dans la sphère allemande et bien au-delà) et des revues (tant la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft que les Kant-Studien), mais également dans des notices encyclopédiques (article « Schein » dans le Lexikon für Theologie und Kirche, 1964) ou des bibliographies de manuels d’histoire de la philosophie (voir par ex. la Geschichte der Philosophie: Neuzeit und Gegenwart de Hirschenberger, 1963, ou le volume sur « La philosophie allemande » de l’Histoire de la philosophie de Rivaud, 1968). 14 Et encore… En 1868 déjà, J. H. v. Kirchmann déclarait que la Kritik der Urteilskraft n’avait « plus guère qu’un intérêt historique » (Erläuterung zu Kants Kritik der
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n’avaient d’yeux que pour la seconde partie, la Kritik der teleologischen Urteilskraft, et ignoraient ainsi superbement la première, la Kritik der aesthetichen Urteilskraft. Tous se sentaient d’ailleurs confortés par la recherche génétique qui, découvrant ou redécouvrant tel manuscrit ou telle lettre (notamment celle de 1787 à Reinhold), croyait établir une fois pour toutes que la téléologie avait toujours été l’horizon déterminant de la troisième Critique. Cela revenait à dire que l’esthétique proprement dite, qui fait la part belle à un certain empirisme, ne devait son existence qu’aux inclinations anthropologiques de Kant ou à ses grandes qualités d’observateur (Beobachter) de la nature humaine, et qu’elle ne pouvait donc contenir rien de très utile ni faire sens en elle-même et pour elle-même, en dehors du cadre du criticisme le plus strict et même de ce que l’on pourrait appeler un « épistémologisme orthodoxe ». Erdmann, Adickes, Vorländer, Windelband, Baeuemler ou encore le jeune Horkheimer, pour n’en citer que quelques-uns15 : aucun n’a jamais vraiment fait un pas de côté par rapport à cette lecture pétrie de préjugés. Cohen, que Biemel tient pour l’un des deux interprètes les plus importants de la troisième Critique (nous allons y revenir), prend le contrepied de cette tendance, affirmant, sur la foi d’une déclaration de Kant lui-même, que la partie sur la téléologie aurait très bien pu se trouver dans la première Critique, en sorte qu’une étude de l’esthétique kantienne proprement dite doit s’en désintéresser. Cependant ce « pas décisif » ne sert chez lui qu’à retomber sur une idée par trop classique, celle de la triade « toute platonicienne » du Vrai, du Bien et du Beau, qui auraient été traités respectivement dans chacune des trois Critiques16. De fait, Kants Begründung der Ästhetik (1889) cherche Urteilskraft, Berlin, 1868, p. VII ; cité par W. Henckmann, « Das Problem der ästhetischen Wahrnehmung in Kants Ästhetik », Philosophisches Jahrbuch, 78, 1971, p. 323 n. 1). Ce jugement ne trouve pas de meilleure illustration que dans l’ouvrage d’O. Schlapp, Kants Lehre vom Genie und die Entstehung der Kritik der Urteilskraft, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1901 (étrangement non cité par Henckmann pour illustrer ce point). 15 Cf. B. Erdmann dans son introduction à son édition de la troisième Critique : Immanuel Kants Kritik der Urtheilkraft, Leipzig, Voss, 1880 ; E. Adickes, Kants Systematiker als systembildender Factor, Berlin, Mayer & Müller, 1887, p. 152-174 ; K. Vorländer dans son introduction à I. Kant, Kritik der Urtheilskraft, Halle, Hendel, 1886 (puis Leipzig, Hamburg, l’édition de référence est devenue celle de 1924) ; W. Windelband dans son introduction à I. Kant, Kritik der praktischen Vernunft. Kritik der Urtheilskraft, Reimer, Berlin 1908, p. 513-542 (Gesammelte Schriften, 5.1) ; A. Baeumler, Das Problem der Allgemeingültigkeit in Kants Ästhetik, Dissertation, Munich, 1914, et Kants Kritik der Urteilskraft, ihre Geschichte und Systematik, Bd. I-II, Halle a. d. Saale, Niemeyer, 1923 ; M. Horkheimer, Über Kants Kritik der Urteilskraft als Bindeglied zwischen theoretischer und praktischer Philosophie, Habilitationsschrift, Leipzig/Frankfurt a. M., 1925. 16 Cf. A. Philonenko, « Science et opinion dans la Critique de la faculté de juger », in D. Janicaud (éd.), Sur la troisième Critique, Combas, Éditions de l’Éclat, p. 67-68.
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avant tout à trouver la meilleure place pour l’esthétique dans le « système de la philosophie »17. Le fait que Biemel reprenne le titre même de l’ouvrage de Cohen « dans » le sien et le complète comme il le fait est ainsi très parlant : il se propose en effet d’expliquer autrement – en l’occurrence phénoménologiquement – la « fondation de l’esthétique par Kant », en subordonnant la question de l’architectonique dans l’œuvre à celle de sa signification profonde et l’on pourrait même dire, de son essence. L’interprétation néokantienne de la troisième Critique a donc régné pendant près d’un siècle, sans pratiquement évoluer d’une once18. C’est le grand mérite de Biemel de l’avoir combattue, mais surtout d’avoir presque réussi à la faire oublier. À ce titre, n’est-il pas symbolique que Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst ait été publié en 1959 comme supplément n°77 aux Kant-Studien ; une revue qui, en près de soixante-dix ans, avait fait paraître tout au plus une douzaine d’articles sur la troisième Critique, toujours dans la ligne dont il a été question19 ? Il faut reconnaître que les études kantiennes s’étaient quelque peu ouvertes ou desserrées avec la refondation des Kant-Studien en 1953 par Gottfried Martin, ancien élève de Heidegger, passé par Cologne (1948-1952), avant de prendre la succession de Erich Rothacker à Bonn en 195820. Martin s’était entouré de jeunes collaborateurs, en particulier Ingeborg Heidemann, qui avait préparé son habilitation sous sa direction lors de son passage à Mainz, en 1958, et à qui il avait confié la responsabilité des Ergänzungshefte des Kant-Studien. Elle 17
H. Cohen, Kants Begründung der Ästhetik, Berlin, Dummer, 1889, p. V (et tout l’avant-propos). Le jeune Cassirer s’inscrit dans le sillage de Cohen, à peu de choses près. Voir Kants Leben und Lehre (1918) et « H. Cohen und die Erneuerung der kantischen Philosophie » (1912). Voir, surtout, l’analyse très fine de M. Ferrari dans Ernst Cassirer. Stationen einer philosophischen Biographie, Hamburg, Meiner, 2003, p. 84 sq. (première éd. en italien,1996). 18 Peut-être s’est-elle maintenue d’autant plus fermement qu’elle estimait rétablir une certaine vérité après la réception « productive » des postkantiens : Schiller, Schelling, Hegel, etc. Cette réception est elle-même sauvée de l’oubli et rétablie dans son droit par Biemel dans les §§ 23-24 de Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst. J. Taminiaux suivra son exemple (voir les travaux cités en note ci-dessous). 19 Pour être précis : comme Ergänzungsheft n°77 des Kant-Studien pour la section « Rheinland-Westfallen » au sein de la Kantgesellschaft. 20 Pour refonder les Kant-Studien, qui avaient cessé de paraître en 1944 (la KantGesellschaft avait été dissoute dès 1939), Gottfried Martin reçut l’aide d’un « ancien », Paul Menzer (Halle), qui avait été secrétaire de la Kant-Ausgabe à l’Académie de Berlin, mais aussi président de la Kant-Gesellschaft. Il avait dû démissionner en 1933, sous la pression des étudiants. Martin avait soutenu sa thèse sous la direction de Heidegger à Fribourg en 1934 : Arithmetik und Kombinatorik bei Kant (Rockrohr, Itzehoe, 1938, republiée en 1972).
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y avait d’ailleurs publié sa propre habilitation la même année. Intitulé Spontaneität und Zeitlichkeit21, ce travail reprenait à son compte les interprétations hétérodoxes de la première critique proposées par Heidegger et Martin et dialoguait avec elles. Il reçut un accueil assez froid dans le milieu néokantien22. Cela peut expliquer qu’elle ait insisté pour que le travail de Biemel – celui-ci s’en souvient – soit publié dans la même collection23 ; elle voyait sûrement en lui un allié dans ce qui apparaissait alors comme les prémices de la rénovation des études kantiennes. Sur le plan plus proprement philosophique, Biemel, pour mener à bien son combat contre l’interprétation établie de la troisième Critique, reçut une impulsion décisive de Heidegger et de sa propre croisade contre le néokantisme, aussi vieille que sa première intervention dans le séminaire de Rickert, et marquée par ses explications de textes avec Natorp, puis Cassirer. Toutefois, il est significatif que cette impulsion vint en définitive moins du Kantbuch (1929) et des cours et textes apparentés par leur période et leur contenu (Logik. Die Frage der Wahrheit, etc.) que de la conférence sur L’origine de l’œuvre d’art (1935-1936), où la Kehre commence à se faire ressentir. Heidegger devait ainsi montrer la voie : la recherche du lieu propre à partir duquel l’esthétique kantienne se déploie et la détermination de son sens historial. Biemel est allé plus loin que Heidegger en revenant pour ainsi dire sur ses pas. Tandis que le penseur de Messkirch avait pris langue avec l’esthétique kantienne pour préciser encore sa pensée de l’être, Biemel devait le faire pour imaginer une pensée de l’art où l’être de la philosophie et l’être de l’art pourraient être réunis sans pour autant être confondus. Dans les deux cas, Kant devait être dépassé, mais selon des orientations différentes. Celle de Heidegger pouvait sembler à bien des égards plus puissante d’un point de vue spéculatif, et nul doute qu’elle ne l’était effectivement ; mais elle devait, pour s’accomplir, laisser la philosophie de l’art per se sur le bord du chemin. Ce fut en un sens une aubaine – bien que cela n’eût rien avoir avec le pur hasard – que Biemel décida de ne pas l’abandonner. Un aubaine pour la philosophie de l’art en tant que telle, et donc aussi pour son destin. Nous faisons cette fois référence au caractère avantgardiste de la thèse de Biemel. En effet, il n’est pas du tout certain, pour 21 I. Heidemann, Spontaneität und Zeitlichkeit. Ein Problem der Kritik der reinen Vernunft, Köln, Kölner-Universitätsverlag, 1958 (Ergänzungsheft d. Kant-Studien, n°75). 22 G. Lehmann, protégé de Baeumler, en a rédigé un compte-rendu pour le moins mitigé dans les Kant-Studien (51, 1959). 23 Biemel y fait allusion à la fin de son texte sur la fondation des Archives Husserl de Cologne : « Zur Gründung des Kölner Husserl-Archivs », p. 61.
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ne prendre qu’un exemple très parlant, que le travail de Lyotard sur le sublime24 eût pu se déployer comme il l’a fait sans la percée effectuée par Biemel. Dire cela ne revient pas à faire de Lyotard un lecteur de la thèse de 1958, qui d’ailleurs n’est jamais citée dans les Leçons. Cela revient plutôt à soutenir que l’interprétation de Biemel fut une condition de possibilité, qu’elle a fondé une Stimmung scientifique propice à des lectures alternatives et novatrices de l’esthétique kantienne25, autorisant le morcellement, le remembrement, une certaine déconstruction avant la lettre, au nom de la philosophie de l’art et, pourrait-on ajouter, de l’art tout court. Il faudrait certes préciser que l’instauration de cette Stimmung qui imprègnera toute la seconde moitié du XXe siècle fut préparée par d’autres, dont certains n’étaient pas moins heideggériens que Biemel, en particulier Bröcker (1928), Mörchen (1930) et Gadamer (1939)26. Mais Biemel, avec le recul, a su se montrer plus ouvert, presque post-moderne : non seulement en consommant le passage de l’esthétique à la philosophie de l’art, mais encore en faisant en sorte que cette Philosophie der Kunst s’expose plus qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant à son « dehors » qui est en 24 J.-F. Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991. Même chose, au fond, pour De la vérité en peinture (1985) de Derrida. 25 Il conviendrait d’étudier la recherche sur la troisième Critique et l’esthétique kantienne en détail après 1960, tant d’un point de vue quantitatif que d’un point de vue qualitatif, en partant de la sphère allemande, mais en allant au-delà. Quelques titres pour illustrer notre argument d’un après Biemel dans les études sur l’esthétique kantienne et la troisième Critique : W. Aeppli, Wesen und Ausbildung der Urteilskraft, Stuttgart, FG, 1963 ; A. H. Trebels, Einbildungskraft und Spiel: Untersuchungen zur Kantischen Ästhetik, Bonn, Bouvier, 1967 ; G. Lebrun, Kant et la mort de la métaphysique : essai sur la ‘Critique de la faculté de juger’, Paris, A. Colin, 1970 ; H.-G. Juchem, Die Entwicklung des Begriffs des Schönen bei Kant: unter besonderer Berücksichtigung des Begriffs der verworrenen Erkenntnis, Bonn, Bouvier, 1970 ; K. Kuypers, Kants Kunsttheorie und die Einheit der Kritik der Urteilskraft, Amsterdam, KH, 1972 ; K. Neumann, Gegenständlichkeit und Existenzbedeutung des Schönen: Untersuchungen zu Kants ‘Kritik der ästhetischen Urteilskraft’, Bonn, Bouvier, 1973 ; P. Gregor, Die kantische Geschmacksästhetik als Philosophie der Kunst: dargestellt und erörtert insbesondere in einer Anwendung auf surrealistische Malerei, Manheim, UD, 1976 ; G. Kohler, Geschmacksurteil und ästhetische Erfahrung: Beiträge zur Auslegung von Kants ‚Kritik der ästhetischen Urteilskraft‘, Berlin, De Gruyter, 1980 ; F. Kaulbach, Ästhetische Welterkenntnis bei Kant, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1984 ; M. Riedl, Urteilskraft und Vernunft: Kant ursprüngliche Fragestellung, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1989 ; P. Crowther, The Kantian Sublime: From Morality of Art, Oxford, Clarendon, 1989 ; P. Guyer, Kant and the Claim of Taste, Cambridge, Harvard University Press, 1989. Le même travail pourrait être conduit pour l’après-Biemel dans les Kant-Studien. 26 Voir W. Bröcker, Kants Kritik der ästhetischen Urteilskraft, Dissertation, Marburg, 1928 ; H. Mörchen, « Die Einbildungskraft bei Kant », Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, 11, 1930, p. 311-495 ; H.-G. Gadamer, « Zu Kants Begründung der Ästhetik und dem Sinn der Kunst », Festschrift für Richard Haman zum 60. Geburtstag am 29. Mai 1939, Burg am Magdeburg, Hopfer, 1939, p. 31-39.
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même temps son objet même, sous toutes les formes qu’il prenait alors, comprenant que cette vulnérabilité était condition de sa fécondité. Pour se faire une idée de cette Stimmung scientifique dont nous parlons, il est utile de citer les premières lignes d’un texte d’Odo Marquard, alors âgé de 34 ans, publié en 1962 dans la Zeitschrift für philosophische Forschung, texte intitulé « Kant und die Wende zur Ästhetik » : Von Kant soll die Rede sein, und zwar nicht vom Wissenschaftstheoretiker Kant (den die Marburger Schule am gründlichsten und vielleicht auch stimmigsten interpretiert hat), nicht vom vermeintlichen Fundamentalontologen Kant (wie Heidegger ihn einst) – und heute nicht mehr – zu sehen versuchte), nicht vom sozialphilosophischen Revolutionär Kant (den vor nicht allzulanger Zeit Lucien Goldmann in einem eindrucksvollen Buch im Anschluss an linkshegelsche Ansätze erneut analysiert hat), und auch nicht von Kant, dem Bewahrer der metaphysischen Tradition (dem von Paulsen) über Heimsoeth bis zu Krüger und darüber hinaus bedeutende Interpreten nachgegangen sind), sondern es soll die Rede sein von dem Kant, der der Wende zur Ästhetik vorgearbeitet hat.27
Il n’est guère concevable qu’un si jeune philosophe, aussi sûr de lui qu’il fut, ait pu s’exprimer ainsi dans un organe important de la philosophie académique allemande sans supposer qu’un certain « climat » l’y autorisait. Il n’est pas anodin que Marquard cite la thèse de Biemel comme faisant partie des plus importants travaux sur l’esthétique kantienne après ceux de Cohen, Schlapp, Baeumler et Odebrecht, et comme étant aussi le plus récent, puisque la monographie d’Odebrecht, Form und Geist: der Aufstieg des dialektischen Gedanken im Kants Ästhetik, date de 193028. En les comparant, il n’a pu ignorer que c’était de loin le travail le plus libre, le plus innovant, le plus provocant aussi. S’il ne l’a pas relevé, c’est peut-être parce que l’empreinte heideggérienne qui marque l’ouvrage n’était pas à son goût29. Mais a-t-il réalisé que sa propre liberté herméneutique lui devait beaucoup, autrement dit que son travail avait bénéficié de la Stimmung instaurée par la thèse de Biemel ? 27 O. Marquard, « Kant und die Wende zur Ästhetik », Zeitschrift für philosophische Forschung, 16, 2, p. 231. 28 Ibid., p. 367 n. 29 Marquard a soutenu sa thèse sur Kant en 1954 sous la direction Max Müller à Fribourg. Müller avait lui-même préparé sa thèse sous la direction de Honecker (dont il reprit la chaire) et de Heidegger, mais n’était pas « heideggérien » comme d’autres anciens étudiants. Marquard parlera plus tard du philosophe de Messkirch comme de la « tentation » (Versuchung) de l’époque et racontera comment il a réussi à se tenir à l’écart des différentes « sectes » heideggériennes, à Fribourg même – ce qu’il continuera de faire, en restant critique, voire sceptique à l’endroit de Heidegger et, surtout, de l’« heideggerianisme ». Cf. Skepsis in der Moderne. Philosophische Studien, Stuttgart, Reclam, 2007, p. 74-75.
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Ce dernier a conquis sa propre liberté de haute lutte, puisqu’il a raconté comment une première version de son habilitation avait été refusée par deux de ses examinateurs, en l’occurrence Josef Koch et Heinz Heimsoeth. Le premier était le spécialiste maison de philosophie médiévale, nommé à Cologne en 1948 sur une chaire qui allait devenir le pilier du Thomas-Institut inauguré deux ans plus tard. Le second n’était autre que le chef de file de l’École néo-kantienne de Cologne depuis sa nomination en 1931, après avoir étudié à Cologne avec Erdmann, à Berlin avec Cassirer et à Marbourg avec Cohen et Natorp. Tous deux avaient critiqué la première version de la thèse de Biemel « parce qu’il y était question de Picasso et Kafka, pour Heimsoeth des objets si actuels qu’on ne pouvait s’autoriser là-dessus aucun jugement »30. Biemel dut ainsi ne retenir que la première partie et garder par-devers lui la seconde, qui allait devenir Philosophische Analysen zur Kunst der Gegenwart, publié seulement en 196831. Puisque nul n’est prophète en son pays, surtout quand il s’agit du pays de Kant !, c’est d’abord à l’étranger que l’on prit conscience de l’importance du livre de Biemel et de ce qu’il changeait pour les études kantiennes et plus particulièrement pour l’esthétique et la philosophie de l’art32 – en Allemagne, en dehors du coup d’éclat de Marquard, l’effet se fit sentir avec un léger décalage et la Stimmung infusa plus lentement et discrètement, mais non moins fortement, comme s’il fallait éviter de heurter la sensibilité des héritiers néokantiens, encore très influents dans l’Université allemande du début des années 196033. En terres anglo-saxonnes, les réactions furent contrastées. En 1961, Dorothy Walsh salue dans The Philosophical Review un coup de force : Biemel parvient à montrer que nous devons « dépasser Kant vers une 30
W. Biemel, « Zur Gründung des Kölner Husserl-Archivs », p. 61 (trad. fr., p. 349). W. Biemel, Philosophischen Analysen zur Kunst der Gegenwart, Den Haag, Nijhoff, 1968. 32 À côté de celles que nous citons et discutons ci-dessous, deux recensions de l’ouvrage de Biemel nous sont restées inaccessibles : l’une, anonyme, dans The New Scholasticism, 36, 1962, p. 412 ; l’autre, plus tardive, de A. de Maria dans la Rivista di Estetica, 55, 1964, p. 497-498. La Rivisita di Estetica était alors dirigée par Pareyson, qui de son côté a lui-même contribué à renouveler la lecture de l’esthétique kantienne. Voir en particulier le premier volume (Kant, Schiller, Fichte) de son Estetica dell’idealismo tedesco, Torino, Filosofia, 1950. Toutefois Biemel ne cite pas ce livre, ni aucun autre travail de Pareyson, dans sa bibliographie. 33 Nous y avons fait allusion ci-dessus. Biemel raconte également son arrivée à l’Université de Cologne en 1952 : « À l’Université, on m’attribua d’abord le bureau du Professeur Heimsoeth qui avait une charge de professeur invité en Turquie » (« Zur Gründung des Kölner Husserl-Archives. Die Bedeutung eines Traumes », p. 58 (trad. fr., p. 345). 31
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philosophie de l’art adéquate » tout en nous immergeant si profondément dans la situation kantienne que « nous nous sentons comprendre ‘de l’intérieur’ les tiraillements de Kant » ; c’est là, dit-elle, « a happy exercise of historical imagination »34. La même année, Jerome Stolnitz donne dans Philosophy and Phenomenological Research une recension de l’ouvrage beaucoup plus nuancée mais qui, dans sa critique même, témoigne que le livre ne peut laisser insensible. Il commence par mettre au crédit de Biemel qu’il s’est attaqué à l’un des écrits les plus « déconcertants » de Kant35. Mais il enchaîne aussitôt en notant que la première partie de cette Habilitationsschrift ne contient rien dont on puisse faire l’éloge : « trop littérale et manquant d’imagination », dit-il, cette première partie frôle la mauvaise « paraphrase »36. Il reconnaît malgré tout que Biemel a montré de façon convaincante, dans la seconde partie, l’importance des indices laissés par Kant au sujet de l’Einbildungskraft dans son Anthropologie37. Stolnitz fait l’impasse sur la partie, la plus originale, comme nous allons le voir, pour résumer en deux lignes la quatrième (sur le passage de l’esthétique kantienne à la philosophie de l’art chez Schelling et Hegel), avant de conclure de manière très dure à nos yeux : « If Biemel’s treatment, here as elsewhere, is largely reportage, it is yet sound and instructive. And if he devotes himself chiefly to just one of the strands which make up the Critique of Judgment, that may be the only way to get a purchase on this awkward and intractable book »38. On relira cette conclusion à la lumière d’un passage de Heidegger que nous mettons en exergue plus bas… En attendant, voyons du côté de la philosophie francophone et restons, puisque nous y sommes, dans l’année 1961. Louis Van Haecht, directeur du « Séminaire de philosophie de l’art » à l’Université catholique de Louvain, publie dans la revue de l’Institut supérieur de philosophie un compte-rendu élogieux. Il voit dans l’ouvrage de Biemel une « étude critique » et en même temps « beaucoup plus » que cela, puisqu’« audelà de l’analyse , il y a la thèse personnelle de l’auteur »39. Ainsi lui tient-il à cœur de souligner la fraicheur du propos, qui le « rend bien plus attachant que les présentations déjà trop classiques et stéréotypées des manuels d’histoire », par trop empreintes 34 35 36 37 38 39
D. Walsh, rec. in The Philosophical Review, 70, 2, 1961, p. 265. J. Stolnitz, rec. in Philosophy and Phenomenological Research, 22, 2, 1961, p. 283. Ibid., p. 283. Ibid., p. 283. Ibid., p. 283. L. Van Haecht, rec. in Revue philosophique de Louvain, 59, 1961, p. 546.
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de l’interprétation « néokantienne »40. Van Haecht retrace tout le chemin parcouru par Biemel et semble voir d’un bon œil la dimension « heideggérienne » de la thèse, notamment parce qu’elle permet à ses yeux un dépassement de l’« idéalisme » vers la « métaphysique », laquelle lui semble le cadre adéquat pour une philosophie de l’art post-kantienne41. Il est plus que probable que Van Haecht ait voulu voir chez Heidegger et chez Biemel un type de métaphysique qui ne s’y trouve pas – et qui est même critiquée par l’un comme par l’autre. Mais cela n’enlève rien à la valeur de son compte-rendu, qui dit sans équivoque à quel point la thèse de 1958 donne à penser. Mais le document le plus précieux en la matière est aussi le plus ancien : il s’agit de l’étude critique passionnante, érudite et pleine d’esprit, que Jean-Claude Piguet, philosophe et musicien lausannois, consacra au livre de Biemel dans la Revue de Philosophie et de Théologie dès 196042. Piguet commence par un éloge : cette publication séparée des Kant-Studien doit, dit-il, retenir toute notre attention, car « elle met en question, au travers de l’esthétique de Kant, l’œuvre entière de ce philosophe » et « modifie considérablement l’optique habituelle sur la Critique du jugement »43. Ce pouvoir de transformation, l’ouvrage le tient en grande partie de sa relecture du kantisme à l’aune de la phénoménologie, mais pas seulement44. Le propos de Biemel étant technique et même difficile, Piguet se propose de faire quelques « rappels élémentaires » : sur la place de l’esthétique de Kant dans son œuvre, sur le kantisme en Allemagne, puis en France, enfin sur Kant aujourd’hui, tout cela afin de faire valoir une première fois « l’originalité du travail de Biemel »45. Il est ainsi remarqué qu’en Allemagne, « ce n’est qu’aujourd’hui, avec l’œuvre de Biemel, que l’esthétique kantienne se voit séparée du mouvement romantique qu’elle conditonna plus ou moins directement, et ressaisie au niveau de l’esthétique même »46. En cela Biemel apparaît comme étant en partie l’héritier de Victor Basch, malgré l’abime qui sépare leur lecture respective de la troisième Critique47 – nous allons y venir. Il est également relevé que, au moment même où l’esthétique française fige de plus en plus ses positions, 40
Ibid., p. 546. Ibid., p. 546 et p. 549. 42 J.-C. Piguet, « Le renouveau de l’esthétique kantienne », Revue de Théologie et de Philosophie, 10, 3, 1960, p. 227-238. 43 Ibid., p. 227. 44 Ibid. 45 Ibid., p. 229. 46 Ibid. 47 Ibid., p. 230. 41
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« l’Allemagne découvre la phénoménologie » que Biemel, avec et après d’autres, mais avec un tact qu’il faut saluer, va mobiliser comme une « méthode de lecture, cherchant chez les penseurs d’hier l’essence (au sens phénoménologique) de leur message »48. Ce faisant, l’Allemagne accouche d’« esthétiques phénoménologiques » ou de « phénoménologies esthétiques » qui devaient nécessairement rencontrer Kant, « leur ancêtre commun »49. C’est alors que Piguet fait très judicieusement un pont entre l’Allemagne et la France, en réunissant sous un même pavillon le travail de Biemel et celui de Dufrenne : « Tous deux en effet se demandent si Kant n’a pas été singulièrement déformé jusqu’ici, et s’il n’y a pas chez lui un ‘noyau vivant’, un centre de pensée qui peut devenir, pour nous, l’origine d’un renouvellement de la philosophie », plus particulièrement de l’esthétique et de la philosophie de l’art50. L’étude se poursuit avec de nouveaux rappels élémentaires, sur le problème interne de la troisième Critique, sur le gauchissement de ce problème chez la plupart de ses lecteurs, sur le fond du message esthétique de Kant et sur les voies possibles (esthétique contemporaine, phénoménologie) de sa redécouverte51. Ce n’est qu’après tout cela que Piguet en vient à parler « topiquement » du livre de Biemel et à énumérer ses « mérites »52. Parmi ceux-ci, on relèvera la liaison continuelle entre la troisième (« centre vivant où culmine toute la pensée de Kant ») et les deux premières Critiques, l’usage éclairé et mesuré de l’Opus postumum, et enfin la prouesse de « redonner à l’architecture formelle de la Critique du jugement une valeur de sens que la plupart des commentateurs ont négligée »53. Mais le plus grand mérite de Biemel est sûrement de « nous inviter à repenser en même temps que l’esthétique kantienne l’œuvre de Kant tout entière, et peut-être aussi notre condition d’homme »54, et ce à la lumière d’une réunion de l’art et de la philosophie dont la symbolique reste à inventer. Cette étude critique de Piguet, dont nous dirons encore un mot plus loin, nous met en demeure de plonger ne serait-ce que brièvement dans le texte même de la thèse de Biemel. L’originalité et la force qui sont les 48
Ibid. Ibid. 50 Ibid., p. 230-231. Rappelons que Dufrenne a publié sa Phénoménologie de l’expérience esthétique en 1953 et La notion d’a priori en 1959. 51 Ibid., p. 231-235. 52 Ibid., p. 235. 53 Ibid., p. 236. Nous soulignons. Piguet parle d’une revalorisation de l’Analytique du Beau et, par contraste, d’une dévalorisation relative de la Dialectique. 54 Ibid., p. 235. 49
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siennes se rencontrent principalement dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Versuch einer Auseinandersetzung mit Kants Begründung der Ästhetik ». Le § 19 est celui où se rencontre une expression remarquée et appréciée par les lecteurs de l’ouvrage et qui fera désormais consensus parmi les chercheurs s’intéressant à la troisième Critique55. Biemel y étudie ce qu’il appelle les « tensions internes » (inneren Spannungen) dans la fondation par Kant de l’esthétique ; des tensions qu’il juge « authentiquement fécondes » et qu’il convient de rendre à leur « vitalité » (Lebendigkeit), mais qu’il faut pour cela préalablement « dévoiler »56. De quoi s’agit-il exactement ? Une première tension, « fondatrice », émerge de la coexistence entre « deux moments d’égale nécessité » : la détermination du beau par le goût et la détermination du goût par le beau57. Puisque le goût est déterminé à son tour par le plaisir, cette tension en amène une autre, le plaisir du beau étant caractérisé par l’immédiateté, d’un côté, mais un plaisir immédiat ne pouvant prétendre à la validité commune, de l’autre. Kant soutient alors que le jugement doit précéder le sentiment et se voit ainsi conduit à formuler le concept d’« immédiateté médiatisée », et avec lui celui de « plaisir réfléchi », afin de distinguer le plaisir du beau des autres types de plaisir. Ces concepts lui permettent de tenir ensemble deux points de vue irréductibles et de manifester ainsi le propre de notre relation au beau. De cette tension fondatrice en dérivent d’autres, comme dans la double caractérisation, subjective et objective, du jugement de goût, mais aussi celle du beau lui-même, dans la notion même de « désintéressement » qui se révèle non point indifférence, mais « intérêt supérieur » au contact du beau, dans la notion de « forme » tenue comme à la fois essentielle 55 Jacques Taminiaux la reprend telle quelle dans La nostalgie de la Grèce à l’aube de l’idéalisme allemand, Den Haag, Nijhoff, 1967, p. 33-71 : « Les tensions internes à la Critique du Jugement » (où Biemel est plusieurs fois cité). Patočka, grand ami de Biemel, le fait remarquer d’entrée de jeu dans son rapport sur le livre de Taminiaux prononcé le 25 mai 1967 lors de la défense de sa « thèse d’agrégation » pour l’obtention du titre de Maître de l’École Saint Thomas d’Aquin. Patočka siégeait donc dans le jury, et Biemel également, comme second membre externe – le membre interne était De Waelhens. Voir J. Patočka, « Considérations sur La nostalgie de la Grèce à l’aube de l’idéalisme allemand » (éd. D. Lories), in D. Lories & B. Stevens (éds.), Phénoménologie et politique. Mélanges offerts à Jacques Taminiaux, Bruxelles, Ousia, 1989, p. 497. La bibliothèque de Jacques Taminiaux, recueillie par le Centre d’études phénoménologique de l’Université catholique de Louvain, contient un exemplaire dédicacé (1960) du livre de Biemel. Sans surprise, c’est la troisième partie qui a été la plus soulignée et annotée. 56 W. Biemel, Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, p. 116. 57 Ibid., p. 117.
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au beau et sans contenu aucun, dans le contraste entre beauté libre et beauté adhérente, dans l’imagination elle-même, subordonnée à la raison sans être à son service, etc. Il est tentant de penser, avec Piguet, qu’une grande partie de ces tensions peuvent être résolues en invoquant, chez Kant, la « présence simultanée et non distinguée de deux points de vue opposés, que l’esthétique contemporaine sépare nettement : le point de vue du créateur et le point de vue du contemplateur »58. Biemel reconnaît lui-même que Kant n’a pas vraiment opéré cette distinction, que tant l’esthétique contemporaine que la phénoménologie nous ont appris à faire59. Mais il ne veut pas s’arrêter là, estimant qu’il est en même temps urgent de méditer le « respect des ambivalences que cette distinction » qu’il n’a pas formulée clairement et distinctement entraînent, et qui est proprement le « génie » de Kant60. Cette méditation va chez lui crescendo. Elle commence par toute une série d’analyses précises et techniques reposant sur une clarification et une différenciation préalable de l’attitude esthétique61, en particulier une singulière phénoménologie du plaisir62 visant à la détermination esthétique du beau et culminant dans l’idée selon laquelle le plaisir déborde les limites du sujet qui le ressent pour lui permettre de prendre part au monde, de s’accorder avec lui63. Le plaisir peut alors être qualifié ici de Stimmung et, ainsi défini, féconder la philosophie de l’art, car si la Lust est bien Zusammenstimmen des Menschen mit der Welt, alors son examen philosophique ne se limite nullement à consigner les « réactions du sujet »64. Cet examen peut au contraire révéler de quelles manières l’homme est dans le monde et le rôle que l’art, source de plaisir, peut être amené à jouer dans cette configuration existentiale. L’étape ultérieure et supérieure de la méditation en question conduit Biemel à examiner, dans le § 21, dans quelle mesure la troisième Critique contient en elle-même une amorce de dépassement de son propre Ansatzpunkt esthétique ; ce qui va requérir une explicitation historiale des tensions internes et de leur caractère insoluble. Biemel pose ainsi la « question 58
J.-C. Piguet, « Le renouveau de l’esthétique kantienne », p. 237. Il le redira dans « Le fondement philosophique de l’art non-figuratif chez Kant » (in H. Paret (Hg.), Kants Ästhetik/Kant’s Aesthetics/L’esthétique de Kant, Berlin, De Gruyter, 1998, p. 690), renvoyant à sa thèse de 1958. 60 Ibid. 61 W. Biemel, Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, p. 118. 62 Ibid., p. 124 sq. 63 Ibid., p. 130. 64 Ibid. 59
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décisive » : pourquoi Kant, pour finir, n’est pas parvenu à surmonter les tensions qui ont été pointées, pourquoi devait-il rester « empêtré » en elles, et pourquoi néanmoins il y a bel et bien chez lui le « commencement d’un dépassement » du point de vue esthétique65 ? La réponse tient dans ce que Biemel nomme un « événement voilé dans la pensée de Kant »66. Laissons désormais Biemel parler longuement : Le fondement de cet événement est à chercher dans le fait que Kant pose le beau comme un objet, un objet qui en même temps n’est pas un objet. Il s’agit d’un paradoxe qui sous-tend silencieusement toutes ses explications. Dans la Critique de la raison pure, Kant a fondé l’être-objet de l’objet à travers les catégories et les principes de l’entendement pur – l’objet est pour lui objet de la connaissance. Et les énoncés qui correspondent à l’objet de la connaissance sont les jugements. Après l’établissement du domaine des phénomènes en tant que domaine d’objets, d’une part, et après la détermination du domaine de la liberté à travers la volonté, d’autre part, il ne reste en vérité aucune possibilité pour l’art et pour le beau de revendiquer dans le cadre la philosophie kantienne un mode d’être autonome. Mörchen a raison lorsqu’il reproche à Kant d’avoir laissé indéterminé le mode d’être des étants-d’art – en revanche il a tort lorsqu’il soutient que ce mode d’être est pour Kant celui de l’être-là-devant . Si tel était le cas, la tension radicale que nous avons pointée serait relevée. Le beau est – s’il n’était pas, il ne pourrait pas nous interpeller et nous ne serions pas capables de l’apprécier. Il est – mais il n’est justement pas comme les autres étants et sûrement pas comme ce qui est purement et simplement là-devant. Telle est la raison pour laquelle nous rencontrons de manière récurrente dans les explications kantiennes des négations . Elles sont nécessaires en ce qu’elles visent à manifester ce ne-pas-être-comme tous les autres étants. Mais si l’être-objet est ici en quelque sorte relevé (par le fait que Kant reconduise le beau au sujet et tente de le fonder dans le sujet, tentant par là de maintenir une forme d’objectivité subjective, puisqu’il n’y a d’objets que pour et dans la sphère de la subjectivité), de quelle manière convient-il de parler de l’être ? Kant n’en dit rien. Et pourtant ce silence est précisément essentiel. De ce que le beau est un étant dont le mode d’être ne peut pas être compris depuis l’objectualité au sens courant, nous faisons effectivement l’expérience – non de manière thématique appuyée sur les exposés de Kant, mais en partant de l’approche qui est la sienne. Il s’agit là d’une expérience tout à fait capitale. Si Kant l’avait conduite de manière thématique, son institution métaphysique de l’étant en tant qu’objet comme sa détermination de l’homme par et dans la subjectivité s’en seraient trouvées sujettes à caution. Cette expérience, que nous faisons chez Kant et au contact 65 66
Ibid., p. 132. Ibid.
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de Kant , est fondatrice pour s’essayer à la philosophie de l’art. S’il apparaît aujourd’hui subitement que la maîtrise technicoscientifique de la nature et que la confrontation artistique avec l’étant sont séparées par le plus grand des abîmes, alors l’ultime issue ne peut être que l’expérience de ce que l’être-objet de l’étant n’est pas son seul être, ni même peut-être son plus essentiel. D’un autre côté, il est fécond que, dans le point de départ kantien, l’art et le beau se voient attribuer le rôle de médiateurs : que l’étant, dont l’être-objet est douteux, discutable, soit en mesure de relier le domaine de la nature, conçu comme celui de la légalité, au domaine de la vie éthique, conçu comme celui de la liberté. Car dans l’œuvre d’art réside cette synergie unique entre la loi et la liberté, le jeu et la nécessité, que nous ne retrouvons nulle part ailleurs. Montrer, pour autant que cela soit en notre pouvoir, que l’être du médiateur, du relais, doit être d’un type supérieur, excellent, jouissif, Kant, toutefois, ne le peut plus. En lien avec cela se trouve également le rapport très caractéristique de Kant à la vérité. Dans toute la Critique de la faculté de juger esthétique, il n’est jamais question de la vérité. Une fois seulement, le philosophe évoque la véracité de la présentation . Parce que la vérité est réservée au jugement de connaissance et sa mise en correspondance de la représentation avec la chose, le jugement réfléchissant esthétique ne peut donner aucune vérité, et cependant il doit posséder une prétention à la validité commune, laquelle prétention doit même être fondée dans le substrat suprasensible. Lorsque Kant, par ailleurs, réfère à l’idée que la re-présentation artistique s’achève dans l’ineffable, il ne faut pas y voir un jugement négatif. Par l’entremise de l’art nous faisons effectivement l’expérience de ce que le domaine de vérité du sujet de la connaissance peut parfaitement être excédé, dépassé. Il est compréhensible que Kant n’ait pu accomplir ce pas. Mais qu’un tel pas soit ébauché dans sa pensée, voilà ce qui doit nous étonner. Car cette ébauche prépare à la transformation au travers de laquelle l’être de l’étant ne sera plus conçu à partir de l’objectualité et l’opposition entre objet et sujet sera mise en doute. Nous vivons ici – quoiqu’en demeurant au lointain – un ébranlement du concept moderne de vérité – la vérité en tant que certitude.67
Ce long passage contient la substantifique moelle de la thèse de Biemel, qui débouche sur l’idée qu’il s’impose d’accorder à l’œuvre d’art un statut (quasi) ontologique irréductible à celui de tout autre objet. Piguet résume bien ce point : « Kant ne l’a jamais dit ni ne pouvait le dire, mais toute son esthétique, dans sa démarche même, le laisse entendre ; en quoi Kant, d’un seul coup de génie, se dépasse lui-même »68. Toutefois 67 68
Ibid., p. 132-134. J.-C. Piguet, « Le renouveau de l’esthétique kantienne », p. 237.
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la contribution de Biemel à l’Auslegung de la troisième Critique est loin de s’y résumer. Il faudrait encore parler de l’herméneutique biemelienne de la question du sensus communis comme ce qui fait émerger un « devoir » (Sollen) permettant de s’orienter dans le monde pour cette raison qu’en sa qualité de « détermination » (Bestimmung), il permet de « dépasser les limites de la sphère privée du sujet isolé et de prétendre à une validité commune »69. Biemel reproche d’ailleurs à Kant de ne pas avoir tranché la question de savoir si le sens commun est un principe véritablement « constitutif » ou simplement « régulateur »70. Mais il pose surtout, à ce sujet, la question suivante : « Pourquoi aurions-nous besoin d’un sens particulier, le sensus communis, pour saisir le beau ? Le sentiment n’est-il pas lui-même ce sens ? »71. Kant le suggère à certains endroits, mais il précise en même temps que l’on ne peut prononcer un jugement valide sur le fondement d’un sentiment qu’à la condition de poser ou de présupposer « quelque chose comme un sens , c’est-à-dire une faculté » qui puisse « porter sa prétention à la validité commune » ; « pris en luimême, ajoute Biemel, le sentiment ne peut soutenir cette prétention, bien qu’il la fonde »72. Ce dernier point nous permet d’évoquer enfin le § 22, dernier de la troisième partie, la plus puissante, de l’ouvrage, où Biemel va déployer l’argument resté célèbre et plusieurs fois repris depuis selon lequel la Stimmung est un concept-clé de la troisième Critique. Car selon lui le sentiment kantien est plus fondamentalement « disposition affective », en ce sens que Kant lui octroie (déjà) une « fonction révélante » (erschliessende Funktion) relativement à l’appréciation73. Biemel soutient, en d’autres mots, que « Kant accorde à la Stimmung une signification véritative » et ajoute que seuls Heidegger et Scheler ont tenté jusqu’ici de justifier proprement cette signification74. Cet argument intervient dans une discussion des mérites et (surtout) des faiblesses des deux interprètes les plus importants de la troisième Critique, à savoir Cohen et Basch. Concernant Cohen, nous avons déjà montré comment son interprétation reste prisonnière de schèmes anciens, même si elle creuse son 69 W. Biemel, Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, p. 65. 70 Ibid., p. 66. 71 Ibid., p. 65. 72 Ibid., p. 66. 73 Ibid., p. 145. 74 Ibid.
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propre sillon au sein des lectures néokantiennes de la Kritik der Urteilskraft. Ce que Biemel lui reproche avant tout tout ici, c’est de mettre « l’analyse de la conscience » (Bewusstseinsanalyse) au-dessus de « l’analyse de l’art » (Kunstanalyse) et de limiter ainsi drastiquement, et les possibilités de renouveler en profondeur l’interprétation de la troisième Critique, et de penser une authentique philosophie de l’art75. Cohen n’a pas perçu le nécessaire passage du plan psychologique au plan ontologique, du Gefühl à la Stimmung, de ce qu’il appelait encore un « état originel de la conscience »76 à une manière d’être-au-monde et de vibrer avec lui. Basch, de son côté, s’est montré plus proche du texte kantien que Cohen, mais il n’échappe pas aux critiques de Biemel. Comme on le sait, Basch soutint en 1897 sa thèse principale intitulée Essai critique sur l’esthétique de Kant, publiée l’année précédente chez Alcan à Paris77. Tout en lui sachant gré d’avoir affirmé la prépondérance du sentiment dans l’expérience esthétique, Basch reproche à Kant d’être resté en définitive prisonnier d’un certain intellectualisme en faisant dépendre le sentiment du jugement78. Pour libérer le premier du second, le philosophe français explora la voie de la psychologie empirique, pour laquelle Kant n’a témoigné que « mépris »79. Ce n’est pas la voie choisie par Biemel qui, en phénoménologue, était trop conscient des dangers et des errances d’une telle psychologie et du psychologisme sur lequel elle ne peut manquer de déboucher – Basch recourt notamment à la psychologie physiologique de Fechner, Wundt et consorts, durement critiquée par Husserl et ses successeurs. Et néanmoins Biemel se sent plus proche de Basch que de Cohen. Parce qu’à défaut d’en avoir reconnu les linéaments chez Kant lui-même, il a entrevu la nécessité de tout miser sur le sentiment lui-même – là où Cohen ne cessait d’intellectualiser ou de logiciser toujours plus le Gefühl, et ainsi de le dénaturer80. Et parce que c’est en faisant le même pari que 75 Ibid., p. 135. Voir également sur ce point les analyses éclairantes de J. Taminiaux, qui renvoie lui-même à la thèse de Biemel, dans « La Critique de la faculté de juger et la philosophie allemande », in Le regard et l’excédent, Den Haag, Nijhoff, 1978, p. 18. 76 H. Cohen, Kants Begründung der Ästhetik, p. 152. 77 V. Basch, Essai critique sur l’esthétique de Kant, Paris, Alcan, 1896 (republiée chez Vrin en 1927). 78 Sur le sujet, voir l’excellent article de M. Galland-Szymkowiak, « Le ‘symbolisme sympathique’ dans l’esthétique de Victor Basch », Revue de Métaphysique et de Morale, 34, 2, 2002, p. 61-75. 79 V. Basch, Essai critique sur l’esthétique de Kant, p. 605 (cité par Biemel, Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, p. 142 n.). 80 Voir, précisément, son Ästhetik der reinen Gefühl (1912).
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Biemel parvient à reconnaître une conception pré-phénoménologique de la Stimmung chez Kant qu’il est possible de prolonger et d’acclimater dans une philosophie de l’art. Si donc Basch a échoué à reconnaître dans les difficultés et les contradictions de Kant des « tensions fécondes », préférant n’y voir, fidèle à son esprit polémique, que des « inhibitions » (Hemmungen)81, il n’en a pas moins contribué, par ses analyses détaillées, minutieuses même, et stimulantes, à faire évoluer notre compréhension de la troisième Critique et à nourrir l’imagination quant à ce que nous pouvons faire avec elle et à partir d’elle. Ainsi, malgré tout ce qui sépare Biemel de Basch sur le plan des idées philosophiques – n’oublions pas non plus qu’il s’est écoulé soixante ans entre la thèse du premier et celle du second –, quelque chose les réunit dans l’attitude face à l’esthétique kantienne : un respect profond mêlé d’un esprit de subversion82 – au nom de l’autonomie du beau et de l’art, de l’esthétique « et » de la philosophie de l’art83. Ce rapprochement entre Biemel et Basch, presque contre nature, il n’est pas impossible que Hannah Arendt, lisant la thèse de 1958, l’ait médité. Il se trouve que le livre de Basch figurant dans la bibliographie de l’étude de Biemel est l’une des trois seules références soulignées par Arendt dans son exemplaire personnel84. La Hannah Arendt Collection – abritée par le Bard College, aux Etats-Unis – contient en effet un exemplaire de Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, lequel porte une dédicace de l’auteur : « Hannah Arendt, i. Verehrung und heimlichen Zuneigung, Juli 68 ». Il faut avouer 81 W. Biemel, Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, p. 146. 82 Biemel ne se gêne pas pour mettre en balance les mots parfois très durs de Basch à l’endroit de Kant (le « vice général de sa méthode », « il n’y a, dans la Critique du jugement, aucun développement, aucun progrès dans l’exposition, (…) nous sentons que nous piétinons sur place », etc.) avec son jugement final : « Mais, en revanche, l’on peut affirmer aussi qu’il n’est pas un seul parmi les philosophes qui, à la suite de Kant, se sont engagés dans l’étude du Beau et de ses lois, qui ne relève de quelque façon de la Critique du Jugement. Aucune peut-être parmi les œuvres de Kant n’a été plus féconde en semences, plus riche en ferments » (Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst, p. 142-143 n. et p. 146 n., renvoyant à V. Basch, Essai critique sur l’esthétique de Kant, p. 3, 12, p. 605 et p. 606). 83 Sur les problèmes que charrie ce « et », mis entre guillemets par nous à dessein, nous renvoyons à l’Annexe 3 ci-dessous, soit la restitution de la « réserve » finale de Piguet dans son étude critique du livre de Biemel ; réserve qui constitue à nos yeux un point de discussion fondamental, que nous ne pouvions développer ici, mais qui nous a semblé mériter d’être porté à la connaissance du lecteur. 84 Les deux autres sont le Kants Begründung der Ästhetik de Cohen (1889) et l’étude de G. Tonelli, « Von den verschiedenen Bedeutungen des Wortes Zweckmässigkeit in der Kritik der Urteilskraft », Kant-Studien, 49, 2, 1957-1958, p. 154-166.
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que les annotations marginales n’y sont pas légion et que celles qui s’y trouvent ne sont pas renversantes. Il en va un peu autrement des nombreux passages soulignés. Outre qu’ils témoignent de ce que Arendt a lu cet ouvrage jusqu’à la fin – et donc, jusqu’à la bibliographie –, ces passages sont très souvent ceux par lesquels se marque l’interprétation personnelle de Biemel (Annexe 2). Si nous évoquons Arendt et sa lecture de Biemel, c’est que nous voudrions conclure en forme d’ouverture en avançant une thèse qui peut s’énoncer comme suit : « ce que Arendt fait avec la troisième Critique pour la philosophie politique est analogue à ce que Biemel fait avec la troisième Critique pour la philosophie de l’art » ; et en doublant cette thèse de la thèse annexe que voici : « si l’on s’accorde avec l’interprétation de Danielle Lories selon laquelle la lecture arendtienne de la troisième Critique et plus largement de l’esthétique kantienne peut déboucher sur l’idée que Nous avons l’art pour vivre dans la vérité85, alors l’on doit reconnaître que Arendt a bénéficié de la Stimmung scientifique instaurée par Biemel et qu’elle a peut-être même trouvé des ‘appuis’ dans la thèse de 1958 ». Evidemment, il conviendrait d’étayer cette double thèse par une recherche comparative en bonne et due forme sur la thèse de Biemel ainsi que ses publications qui la suivent de près, et les textes de Arendt, en particulier The Life of the Mind et les Lectures on Kant’s Political Philosophy, dont la version la plus complète et la plus achevée fut prononcée à la New School for Social Research en 1970, et dont la préparation fut donc contemporaine de sa lecture de Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst. Et il conviendrait bien sûr d’appuyer une telle recherche sur les travaux de Danielle Lories, ressources précieuses en vue d’une telle entreprise86. En attendant de pouvoir mener celle-ci à bien, contentons-nous de dire que l’analogie en question ne peut manquer de reconduire à une source commune qui a incontestablement servi de modèle ou du moins d’inspiration, de part et 85 Cf. D. Lories, « Nous avons l’art pour vivre dans la vérité. Hannah Arendt, lectrice de Kant : indications pour une méditation de l’art », Man and World, 22, 1989, p. 113-132. 86 Il conviendrait également d’inclure dans cette entreprise une discussion des travaux de Jacques Taminiaux et notamment sa lecture de la lecture « hégélienne » de Kant et de la philosophie hégélienne de l’art, laquelle semble également orientée par le § 22 et le § 23 de la thèse de Biemel. Nous pensons notamment à J. Taminiaux, La nostalgie de la Grèce à l’aube de l’idéalisme allemand : Kant et les Grecs dans l’itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel, Den Haag, Nijhoff, 1967 ; et J. Taminiaux, « Le dépassement heideggérien de l’esthétique et l’héritage de Hegel », in Recoupements, Bruxelles, Ousia, 1982, p. 175-208.
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d’autre. Nous voulons évidemment parler de Heidegger. Et souvenonsnous de la leçon donnée dans l’avant-propos du Kantbuch traduit par de Waelhens et Biemel et bien relevée par Arendt87 : Sans cesse, on s’irrite de l’arbitraire de mes interprétations. Ce reproche trouvera dans cet écrit un excellent aliment. Ceux qui s’efforcent d’ouvrir un dialogue de pensée entre des penseurs sont justement exposés aux critiques des historiens de la philosophie. Un tel dialogue est pourtant soumis à d’autres lois que les méthodes de la philologie historique, dont la tâche est différente. Les lois du dialogue sont plus vulnérables ; plus grand est ici le danger d’une défaillance, plus nombreux les risques de lacunes.
Biemel et Arendt ont si bien retenu cette leçon qu’ils sont allés jusqu’à s’émanciper de Heidegger lui-même – Biemel plus tard qu’Arendt, il est vrai, mais la thèse de 1958 contenait irrévocablement les germes de sa propre émancipation, et son explication avec la troisième Critique peut continuer de revendiquer son antériorité, voire sa primauté. Le danger, ils l’ont bravé, chacun à leur manière, et les risques, ils les ont parfaitement neutralisés, notamment par l’« incorporation » de l’art de l’Auseinandersetzung. L’on peut dire, pour finir, que ce ne sont pas seulement la philosophie de l’art et la philosophie politique qui en sont sorties grandies et renouvelées, mais Kant lui-même, qui par là a pu continuer de donner à penser dans un monde fort différent, à bien des égards – n’oublions que nous sommes, dans le cas de Biemel, moins de quinze ans après la fin de le seconde guerre mondiale –, de celui qui a vu naître son esthétique, mais qui n’a pas moins besoin que celui-ci de sens critique, de bien juger, mais aussi, pour cela, d’art, de sens commun et de sens de la communauté. * Nous proposons ici trois annexes. La première est une traduction française de pages du livre de Biemel qui, étrangement, n’ont fait l’objet d’aucun soulignement de la part de Arendt (Annexe 1). Il s’agit des toutes premières, où Biemel élabore sa Fragestellung dans le style du cercle herméneutique au sein duquel il se propose de tourner, et des toutes dernières, où s’esquisse sa « relève » de la « relève » heideggérienne, qui ne sera cependant menée à son terme que dans son œuvre ultérieure, à partir des Philosophische Analysen zur Kunst der Gegenwart de 1968 87 Voir notamment H. Arendt, « Martin Heidegger wird 80 Jahre alt », Merkur, 258, Heft 10, 1969, p. 893-902.
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et donc au-delà88. La seconde annexe restitue les principaux passages soulignés par Arendt dans son exemplaire personnel du livre de Biemel, avec quelques rares annotations marginales (Annexe 2). Elle donne une bonne idée des analyses de la troisième Critique qui ont retenu l’attention de la philosophe, et qui ont peut-être nourri les siennes. La troisième et dernière annexe reproduit la « réserve » finale de Piguet quant au livre de Biemel dans l’étude critique que nous avons citée et discutée plus haut (Annexe 3). Cette reproduction nous semblait se justifier en ceci que Piguet est le seul à avoir attiré l’attention sur des limites bien réelles de la contribution de Biemel, du moins du point de vue de l’esthétique stricto sensu, que certes Biemel entendait dépasser, mais qui, non seulement a survécu aux « ébranlements » des Schelling, Hegel, Heidegger et Biemel lui-même comme à toutes les esthétiques phénoménologiques, mais qui en outre n’a cessé de s’affermir et de s’affirmer comme un pôle indépassable de toute discussion philosophique au sujet de l’ensemble des grands topoï esthético-artistiques d’hier et d’aujourd’hui. Annexe 1 : traduction de Die Bedeutung von Kants Begründung der Ästhetik für die Philosophie der Kunst (1959) : § 1, p. 7-9 (A) et fin du § 25, p. 195-197 (B).
§ 1. Très généralement parlant, l’essai de poser un question philosophique, de formuler un questionnement philosophique , se distingue de tout autre manière de problématiser en ceci qu’il ne se satisfait pas de mettre un questionnement en mouvement (et ceci indépendamment de la question de savoir s’il s’agit d’un questionnement originel ou, plus simplement, de prolonger des voies de questionnement déjà empruntées) mais qu’il impose de son côté que la question même soit toujours remise en question, et qu’elle fasse ainsi état de sa nature de question et la justifie. Qu’est-ce que cela signifie ? Toute question s’indique déjà comme question dans le fait même d’être posée. Pourquoi donc aurait-on ici besoin de préciser, d’ajouter une question-en-retour derrière la question ? Ne sommes-nous pas ainsi conduits à une régression infinie ? Car le mettre-en-question de la question est susceptible d’objection et, 88 W. Biemel, Philosophische Analysen zur Kunst der Gegenwart, Den Haag, Nijhoff, 1968. Et voir ensuite le second volume de ses Œuvres Complètes.
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partant, exige d’un point de vue purement formel à nouveau une mise-enquestion et ainsi de suite à l’infini. Nous arriverions ainsi dans la situation étrange où, en quête d’une justification de la position d’une question, d’un questionnement, nous en viendrions à ne pas voir de quoi il retourne en vérité, en l’occurrence d’une réponse à la question. Cette manière d’argumenter est pourtant démasquée dans toute sa vacuité formelle dès lors que nous tentons de caractériser l’état de choses, le fait en jeu, non depuis une position de surplomb, mais en nous transposant dans la situation du questionnant . Le mettre-en-question de la question n’est pas un jeu qui pourrait se poursuivre à l’infini. Il s’agit bien plutôt d’un questionner régressif au sujet du fondement d’où provient la question et en vue duquel elle se déploie. C’est de ce fondement et de lui seul que la question en tant que question tient sa force, et lorsque le fondement devient caduc, sans objet, c’est en tant que question qu’elle devient caduque, sans objet. L’histoire de la philosophie nous a légué toute une série de telles questions, qui ont tenu en haleine des générations et qui ne nous apparaissent plus aujourd’hui que comme de curieuses polémiques ; parce que justement le fondement de la question est devenu caduc, parce que nous ne reposons plus sur lui. Le questionner régressif derrière la question n’est ainsi nullement une réflexion se prolongeant à l’infini, mais bien plutôt un questionner qui, dans la mise en œuvre d’une réponse, nous donne d’éprouver le bien-fondé du questionnement, ou bien de réaliser que ledit questionnement en est privé. La question qui doit être posée ici est la suivante : une explication avec l’art est-elle possible ? À cette question s’en rattache immédiatement une autre : de quelle sorte cette explication, pour autant qu’elle puisse avoir lieu, doit-elle être ? Le questionner régressif au sujet du fondement s’énonce ainsi : dans quelle mesure une telle explication est-elle nécessaire ? Car ce n’est que lorsqu’on parvient à avérer une nécessité que la question se révèle réellement légitime, habilitée, et non facultative et donc quelconque. La nécessité de l’explication, si elle doit se montrer, nous ne la vivons que telle qu’elle est requise aussi bien par et depuis l’art que par et depuis la philosophie. Cela signifie : telle que l’être de la philosophie comme l’être de l’art nous rendent cette explication féconde ; de telle sorte qu’elles deviennent toutes deux ce qu’elles sont, en l’occurrence art et philosophie. Car il s’impose précisément que jamais l’art ne soit considéré comme au service de la philosophie ou, inversement, que la philosophie ne soit vue comme un simple moyen de comprendre l’art ; mais au contraire que l’art et la
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philosophie conservent leur indépendance, leur autonomie, et que cependant dans le maintien même de celles-ci ils réussissent à dialoguer l’un avec l’autre et qu’au travers de ce dialogue ils parviennent à faire leurs preuves. La thèse d’une explication nécessaire entre l’art et la philosophie est la thèse directrice de ce travail. Cependant, il va de soi qu’avec sa formulation rien n’est encore fait et qu’à vrai dire cette thèse a encore l’apparence d’une pure hypothèse. Ce n’est qu’en fin de parcours qu’on pourra savoir si elle est soutenable, mais aussi si elle est productive. Jusque là, impossible d’éluder l’objection selon laquelle il s’agirait d’une thèse dangereuse, qui tenterait d’amalgamer de manière fort périlleuse, pour ne pas dire pernicieuse, ces deux domaines apparemment si disjoints que sont la « science rigoureuse », pour reprendre l’expression de Husserl, et l’art parangon de la non scientificité. Déployer un questionnement philosophique sans aborder l’histoire au sein de laquelle il a grandi est tout simplement impossible. Dans le cas présent, cela signifie que nous avons obligation de commencer avec le philosophe qui, le tout premier parmi les Modernes, a mis en branle l’explication avec l’art et l’a instituée sous le nom d’esthétique – Immanuel Kant. Nous tenterons ainsi d’exposer dans ses grandes lignes la manière dont Kant s’est efforcé de comprendre philosophiquement le Beau. Cet exposé aura pour mission de montrer comment il était nécessaire que l’explication kantienne débouche sur l’esthétique et ce que l’esthétique signifie pour lui en général. Toutefois afin de livrer un tel exposé, lequel devrait mettre en exergue le trait le plus intime de la pensée kantienne, il convient tout d’abord de mettre au jour et de déterminer le lieu depuis lequel le questionnement kantien se déploie, et cela dans l’exact mesure où le lieu oriente et détermine la visée en fonction de laquelle le Beau se présente à notre regard. Toute recherche possède son point de mire au travers duquel est pré-déterminé ce qui est susceptible de parvenir à notre regard et comment il sera pris en vue. Aussi longtemps que nous ne sommes pas capables d’appréhender ce point de mire – ce qui signifie, en même temps, de délimiter le champ de vision correspondant –, notre compréhension demeurera insuffisante, également lorsqu’il s’agit d’interpréter ce qui a été pensé par le philosophe. Ainsi nous commencerons par nous enquérir du lieu, par poser la question du lieu, avant de ressaisir le déploiement du questionnement en propre. Le déploiement du questionnement kantien doit être l’occasion de pointer ses moments essentiels dans un contexte systématique, d’une part, et
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d’indiquer les tensions internes qui maintiennent son questionner dans une certaine confusion, d’autre part. L’exposition de telles tensions ne ressortit en aucune manière à une critique externe, mais doit être envisagée comme la mise en évidence de la façon dont Kant s’affronte aux problèmes. Même s’il devait s’avérer que l’amorce kantienne n’est pas sans contradiction, cela, loin de consacrer son inactualité, n’en rendrait que plus nécessaire une explication avec elle. Dans l’explication avec Kant, il sera à demander dans quelle mesure le champ de vision inauguré par lui est satisfaisant ou, peut-être, s’il ne tend pas déjà à lui échapper, au sens où ce champ serait comme programmé pour s’émanciper de ses propres limites. En d’autres mots, il faudra se demander dans quelle mesure cette émancipation n’est pas préparée par Kant lui-même. Il se pourrait en effet que le lieu de son questionnement lui impose des limites et que, contraint par les phénomènes, il lui soit pourtant apparu, en cours d’investigation, que le dépassement de ces limites était inévitable.
§ 25. (…) La signification réconciliatrice et en même temps unificatrice du beau et de l’art chez Kant, Heidegger ne se contente pas de la nier, il la réalise au plus degré ; car l’art, sans être le seul, se donne bel et bien comme le lieu où s’événementialise la rencontre entre l’homme et l’être – ce qui devait être démontré à travers les développements sur la vérité. Kant avait vu qu’en dernier ressort l’art confine à l’indicible – cet indicible que Heidegger s’emploie à penser depuis l’éclaircie. Ce faisant, il ne cherche en aucune façon à le renommer ou à le pousser sur des voies pré-tracées – ce qui constitue d’ailleurs une avancée tout à fait décisive, qui consiste à passer par-dessus Hegel –, mais se contente de dévoiler son essence historique. (…) Nous nous situons ainsi à l’orée d’un nouveau commencement. La question de savoir comment ce commencement pensant, méditatif, peut se révéler fécond pour la compréhension de l’art, de telle sorte que l’œuvre se trouve libérée dans son dire plutôt que de s’y voir limitée, reste une question ouverte. C’est la tâche d’une « philosophie de l’art » d’oser poser une telle question. Quoi qu’il en soit, maintenant que la position d’un « sujet » absolu nous est devenue plus douteuse que jamais, nous ne pouvons nous satisfaire de l’esthétique kantienne, pas plus que nous ne pouvons reprendre à notre compte les orientations de l’idéalisme allemand. Il ne nous est pas davantage possible de nous en tenir à
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la position contraire de Nietzsche, pour laquelle l’art ne peut conduire qu’à s’illusionner au sujet de la « vérité » (…). La nécessité d’une « philosophie de l’art » devrait être montrée. L’accomplissement compréhensif de l’explication philosophique avec l’art – de Kant à Heidegger en passant par l’idéalisme allemand – a rendu manifeste la manière dont ce questionnement, loin d’être épuisé, demeure une exigence empreinte d’urgence. La question fut instituée par la pensée, il se pourrait cependant que, sans nullement se décentrer, elle prenne une autre forme si elle en venait à être appelée cette fois par l’art luimême. À l’occasion, il se pourrait également que l’on découvre comment la lumière ne va pas seulement de la philosophie à l’art mais aussi bien de l’art à la philosophie, et de quelle manière l’art nous permet d’éprouver comment l’éclaircie ineffable donne à l’homme de se tenir dans l’ouvert et comment cela lui est su par le truchement d’une manœuvre – une convocation – historiale. Une telle rencontre avec l’art semble préfigurée par Klee, qui n’était pas artiste, mais qui s’employait lui-même à saisir l’être de l’art dans ce qu’il a de plus propre. Expliquant la situation de l’artiste en prenant l’image de l’arbre, Klee écrit de lui : « il ne fait pourtant rien d’autre que de rassembler dans un tronc central et de mener à terme tout ce qui surgit des profondeurs. Il ne sert ni ne domine, il se contente de transmettre. Il occupe donc une place véritablement modeste. Et la beauté du feuillage qui le couronne, il n’en est pas lui-même responsable, elle ne fait que passer par lui » (Das bildnerische Denken, p. 82).
Annexe 2 : quelques passages soulignés par Arendt (après 1968) dans son exemplaire personnel de Die Bedeutung von Kants Begründung die Philosophie der Kunst. p. 16 : « Die Urteilskraft unterlegt der Natur ihre eigene Weise vorzugehen, um dann dadurch die Natur mit sich selbst in Einklang zu bringen. Sie sieht also die Natur im Rückblick auf sich unterlegt ihr ihr eigenes subjektives Gesetz. Dieses Verfahren der Urteilskraft, die Natur als Kunst anzusehen, indem eine bestimmte Technik der Natur vorausgesetzt wird, nennt Kant ktinstlich oder technisch und stellt es der bestimmenden Urteilskraft gegenüber, die schematisch verfahrt, gemäss den vom Verstand vorgeschriebenen Regeln und dem Schematismus der Einbildungskraft ». p. 17 : « In der Ersten Einleitung weist Kant auf die zwei Bedeutungen des Terminus ‘ästhetisch’ hin. Ästhetisch besagt einmal, was mit der
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Sinnlichkeit zu tun hat. Raum und Zeit als Formen der Sinnlichkeit gehoren notwendig zur Erkenntnis, insofern Erkenntnis aus dem Zusammen von Anschauung und Begriff entspringt. Hierbei wird also das Ästhetische als zum Objekt (als Phanomen) gehorig angesehen. Von dieser Bedeutung des Ästhetischen ist nun eine zweite zu unterscheiden, bei der durch die ästhetische Vorstellungsart das Vorgestellte nicht auf das Erkenntnisvermogen bezogen wird, sondern auf da Gefühl der Lust und Unlust. Lust und Unlust werden auch ein Sinn genannt (über die Bedeutung dieser Benennung bei den Vorlaufern), aber ein Sinn, der nicht objektiv ist, d. h. keine Erkenntnis vom Objekt beschafft, sondern lediglich subjektiv ». p. 19 : « Nun darf aber nicht übersehen werden, dass die teleologische Naturbetrachtung auch Lust auslöst. Es bereitet Freude zu sehen, dass die empirische Naturgesetze sich in eine systematische Ordnung bringen lassen. Aber um diese Lust zu empfinden, müssen wir schon den Begriff der Zweckmässikeit besitzen, während das ästhetische Reflexionsurteil keinen Begriff voraussetzt » (Arendt écrit en marge : ). p. : « Kant fragt nicht ursprünglich: Worin besteht das Wesen des Schönen, sondern er fragt: Gibt es Prinzipien a priori für Lust und Unlust, worauf das Geschmacksurteil gründet, dess Anspruch auf Gemeingültigkeit bisher noch nicht dargetan werden konnte; und dies geschieht in einer Themenstellung wie sie bei den Englandern: Hutcheson, Shaftesbury, Home Gerard, trotz aller Charakterisierungen des Schönen nicht gefasst werden konnte, obgleich z. B. die reflektierte Einstellung hier schon deutlich vorgezeichnet ist (z. B. bei Hutcheson und Gerard) ». p. 24-25 : « Haben wir so erfahren, dass zwischen dem Gebiet des Naturbegriffs als dem Gebiet des Sinnlichen und dem Gebiet des Freiheitsbegriffs als dem Gebiet des Übersinnlichen eine trennende Kluft besteht, so müssen wir andererseits doch zugeben, dass irgendein Zusammenhang zwischen beiden bestehen muss, sonst wäre es ja gar nicht möglich, dass der Freibeitsbegriff sich in der Sinnenwelt verwirklichen kann (…) Es muss also nach dem gesucht werden, was die beiden Gebiete zusammenbringt, die Kluft überbrückt. Der Grund der Einstimmigkeit zwischen Naturgesetz und Freiheitsgesetz muss gesucht werden. Er muss im übersinnlichen Substrat liegen. Das Vermogen, das den Übergang allein zu leisten vermag, ist die Urteilskraft (…) Der Verweis auf das übersinnliche Substrat wird aber eine Spannung in Kants Ästhetik hineinbringen,
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die eine eigene Erörterung verdient, da Kant hier einerseits durch die sich selbst auferlegten Fesseln des ästhetischen Urteils gebunden ist, andererseits diese Fesseln zu sprengen sucht. Gerade diese Sprengung wird für seine Nachfolger fruchtbar werden, weil sie das Ausklammern der Schönheit von der Wahrheit in Frage stellt, wenn das übersinnliche Substrat, als der Grund des Seienden, zugleich als Grund der Wahrheit anerkannt wird. Es bleibt dann nur ein folgerichtiger Schritt zu tun: die Kunst als Offeobarung des Abso- luten anzuseheo. Ein Absolutes, das allerdings für Kant noch unerkennbar ist und bleiben muss, auf dessen Sein – als übersinnliches Substrat – sein Denken jedoch hinausgebt. Nach der Auslegung der Kantischen Position wird dieser Ubergang zur Philosophie des Deutschen Idealismus untersucht werden müssen. Dabei wird besonders darauf zu achten sein, welche entscheidenden Momente aus Kants Ausführungen trotz der prinzipiellen Änderung des Standpunktes beibehalten wurden ». p. 31 : « Das Wegsehen vom Gegenstand, nämlich als Gegensland der Erkenntnis, kann nur die Einbildungskraft leisten ». p. 33 : « Weil der Mensch als endliches Wesen auf anderes Seiendes angewiesen ist, um existieren zu können, muss er immer wieder in der Haltung des lnteresses sein, d.i. ständig darauf aus sein, sich anderes Seiendes zum Zwecke der Lebenserhaltung zu beschaffen. Kant muss auf diesen Grundzug des Menschseins hinweisen, um von ihm das ganz äussergewöhnliche Verhalten abzuheben, bei dem das Seiende uns angeht, obgleich von der ‘Existenz’, dem Vorhandensein, abgesehen wird. Weil der Bezug des Besitzergreifens hier aufgehoben ist, nennt Kant die hier waltende Beziehung zum Seienden Betrachtung. Die Gegenwart des Seienden wird nicht von der möglichen Verfügbarkeit her begriffen, folglich wird auch jegliches Wollen ausgeschaltet, genauer: wir stossen auf eine neue Art des Wollens, die die Umkehr des üblichen ist, das Sich-ansprechenlassen-wollen durch das Seiende, das ausserhalb jedes Besitzverhaltnisses gestellt ist ». p. 34 n. : « Hier muss daraus hingewiesen werden, dass ganz besonders die Engländer das Schöne durch das unmittelbare, interesselose Wohlgefallen kennzeichneten. Beispielsweise sagt Hutcheson in Inquiry into the Origin of our Ideas of Beauty and Virtue ganz deutlich, dass es ihm bei der Bestimmung des Schönen auf die ‘Idee’ ankommt, die wir vom Schönen haben. (Sect. I, Art. lX.) Er setzt nur die Erfassung des Schönen einen besonderen Sinn, den inneren Sinn oder das ‘innere Gefühl’ an, (Sect. I,
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Art. X) durch welchen das Schöne unmittelbar gefasst wird. In Art. XIV der I. Sect. sagt er, dass das Gefallen am Schönen dem Interesse vorausgeht und ganz und gar unabhängig von ihm ist. Hutcheson unterscheidet verschiedene Weisen der Schönheit nach den Weisen der Lust, die seine Gegenwart in uns erregt. Auch bei ihm wird also das Schöne von der Lust des Subjekts her bestimmt. Dass das Schöne nicht wegen der Nützlichkeit, dem möglichen Besitz oder der Vollkommenheit auf uns wirkt, entwickelt auch Burke in A Philosophical Inquiry Into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautilul. Home schliesslich gibt sich Rechenschaft (in Elements of Criticism), dass zu einer Grundlegung der Ästhetik eine Theorie der Gefühle und Emotionen gehört. Allerdings sucht er besonders nach dem sozialen Element der Gefühle. Weil es jenseits der Untershiede der Individuen etwas gibt, das allgemein menschlisch ist, muss es schöne Gegenstande geben. Es ist hier beinahe eine transzendentale Wendung vollzogen: nicht weil es schöne Gegenstände gibt, sind wir in gleicher Weise angesprochen, sondern weil wir in gleicher Weise angesprochen werden, gibt es so etwas wie einen schönen Gegenstand ». p. 39 : « Allein beim Schönen wird das Seiende zur Selbständigkeit befreit und das Subjekt zugleich freigelassen, und zwar in die Freiheit des Wesens, das ein Wesen der Mitte ist, ein Wesen zwischen Tier und Geist ». p. 40 : « Das Gönnen ist das Wesen des Sein-lassens ». p. 78 : « Die entscheidende Einsicht Kants besteht also darin, dass es eine Möglichkeit gibt, die Erfahrung zu übersteigen, ohne hierbei von der Sinnlichkeit abzusehen ». p. 79 : « Die Beispiele, die Kant im Zusammenhang mit der ästhetischen Idee gibt, sind nicht sehr aufschlussreich ». p. 82 : « Die produktive Einbildungskraft ist ein Vermögen der Darstellung – dieser Zug bleibt erhalten, sowohl in der Kr. d. r. V. als auch in der Kr. d. U. –, wobei nur Weise und Gegenstand der Darstellung variieren. So hat Mörchen nicht recht, wenn er in seiner sonst sehr gut fundierten Arbeit behauptet, die Einbildungskraft werde in den anthropologischen Zusammenhangen nicht als Darstellungsvermögen erläutert. Als Beispiel für die produktive Einbildungskraft führt Kant die reine Anschauung von Raum und Zeit an. Der Terminus ‘productiv’ ist hier im strengen Wortsinn gebraucht, was auch im lateinischen Ausdruck exhibitio originaria deutlich wird. Die produktive Einbildungskraft ist nicht von der Erfahrung
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abhängig, sie ist vielmehr Erfahrung ermöglichend und geht dieser vorher. Die reproduktive Einbildungskraft (exhibitio derivativa) hingegen setzt Erfahrung voraus und betätigt sich so, dass sie ‘eine vorher gehabte empirische Anschauung ins Gemuth zurückbringt’ ». p. 91 : « Die Einbildungskraft kommt nicht erst nachträglich dazu, sondern ist im unmittelbaren Wahrnehmen schon immer mit dabei ». p. 92 : « Was also die Assoziation der Wahrnehmungen ermöglicht, ist die Affinität der Erscheinungen ». p. 98 : « Die Einbildungskraft ermöglicht so die Versinnlichung der Begriffe ». p. 106-107 : « Die Einbildungskraft ist das eigentlich syn-hafte Vermögen unter den Vermögen. Als reproduktive vollzieht sie die Synthesis des Gewesenen mit dem Gegenwärtigen, indem sie das Gewesene in die Gegenwart zurückruft. Nur wenn wir diesen syn-haften Charakter der Einbildungskraft verstanden haben, wenn wir wissen, dass wo Einbildungskraft am Werk ist, Synthesis vollzogen wird, können wir begreifen, warum die Einbildungskraft selbst in der Wahmehmung nicht fehlen darf, da auch in ihr, wenn das Wahrgenommene in seiner Einheit wahrgenommen werden und nicht zerflattern soll, ‘eine Function der Syn-thesis derselben erfordert wird’ (Kr. d. r. V., A 120) Bei der empirisch-produktiven Einbildungskraft wird dieser Synthesis-charakter noch eindringlicher deutlich. Es kommt darauf an, eine Synthesis beivorzubringen, die es noch nicht gegeben hat und durch die nicht nur die Sinnlichkeit und der Verstand, sondern auch die Sinnlichkeit und die Vernunft in Einklang gebracht werden, anders ausgedrückt: durch die die Einheit des Menschen als sinnliches und sittliches Wesen erreicht werden soll ». p. 108 : « Zweifellos befürchtet Kant hier, die im ersten Teil der Analytik des Schönen gegebenen Bestimmungen könnten durch die Rolle umgeworfen werden, die der Einbildungskraft zuerkannt wurde als dem Vermögen der ästhetischen Ideen. Es ist, als ob er Furcht vor dem bekommen hatte, was im Genie das Genie ausmacht, als ob der Geist der Fessel bedürfe, um sich im Kunstwerk äussern zu können ». p. 111 : « Nur durch den Rückgang auf den Begriff des Übersinnlichen ist der Allgemeinheitsanspruch zu rechtfertigen » (Arendt met un point d’interrogation dans la marge à côté de cette phrase).
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p. 124 : « Es sei versucht, durch eine phanomenologische Analyse die Lust in ihrem Wesen durchsichtig zu machen, indem wir aufzeigen, was in der Lust vor sich geht. Ein Beispiel: Eine gelungene Arbeit ruft in dem, der sie vollendet hat, Lust hervor. Welches ist der Sinn dieser Lust? Weshalb tritt sie gerade in dem Augenblick der Vollendung der Arbeit auf? Was besagt sie? Wir nennen diese Lust eine Befriedigung. Derjenige, der die Arbeil gemacht hat, ist mit ihr und d. h. zugleich mit sich selbst zufrieden. Diese Zufriedenheit darf nicht von der Selbstgefälligkeit her missverstanden werden, obwohl eine oberflächliche Zufriedenheit oft selbstgefällig sein kann. Wichtig ist vielmehr, dass der Ausdruck Befriedigung auf einen Zustand hinweist, der vorausgeht und in dem der Frieden der Befriedigung noch nicht gegenwärtig ist. Dieser Zustand kann als Spannung gekennzeichnet werden. Was das Spannende der Spannung ausmacht, ist der Abstand zwischen einer Förderung und ihrer Erfüllung, zwischen einem Anspruch und dem ihm Entsprechen. Nur dort, wo es so einen Anspruch gibt, ist Lust als Befriedigung der Spannung des Anspruchs moglich. Weil der Mensch ein endliches, bedürftiges Wesen ist, dessen Bedürftigkeit sich in der ständigen Angewiesenheit auf anderes als es selbst bekundet, ist er von Lust und Unlust bestimmt. Für ein unendliches Wesen ist so etwas ein non-sens, da es einen Mangel voraussetzen würde, dessen Charakter in der Unlust offenkundig, in der Lust momentan überwunden wäre. Solch ein Mangel aber ist mit dem Begriff eines unendlichen Wesens unvereinbar ». p. 126 : « Inwiefern hat dieser Aufriss für Kant Gültigkeit? In den Bestimmungen, die Kant von der Lust gibt, heisst es, dass Lust der Zustand ist, an dessen Erhaltung dem Subjekt liegt. Man konnte sagen, das Vermögen von Lust und Unlust (Kant billigt ihm eine Eigenständigkeit zwischen den Erkenntnis- und den Begehrungsvermögen zu) sei dazu bestimmt, dem Subjekt über seinen jewelligen Zustand Auskunft zu geben, dergestalt, dass es die Gegenwart des Zustandes zu verlängern oder abzukürzen bestrebt ist. Deshalb nennt Kant die Lust, bzw. das Wohlgefallen auch den sensus interior – den inneren Sinn. ‘Sensus interior, der inwendige Sin, ist das Gefühl der Lust und Unlust’ (Shaftesbury) ». p. 130 : « Dass Kant die Lust in der Weise der Rückbezüglichkeit des Subjekts auf sich selbst und der Erfahrung der eigenen Einheit gedacht hat, lässt seine Auseinandersetzung mit dem Schönen zur Ästhetik werden. Aber, wie wir sahen, ist in der Lust zugleich ein Sich-fühlen und ein Anteil-nehmen. Kant betont vor allem das Sich-fühlen und schränkt damit
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den Bezug zum Schönen auf verhängnisvolle Weise ein. Aber wir zeigten, dass selbst bei ihm eine weitere Fassung des Gefühls angedeutet ist, wenn er z. B. in Reflexion 1820 a sagt: ‘Die Schöne Dinge zeigen an, dass der Mensch in die Welt passe…’ Hier ist offensichtlich auch die andere Seite der Lust gefasst, das Zusammen-stimmen des Menschen mit der Welt. Von dieser Kennzeichnung her kann das Moment der Lust fur die Philosophie der Kunst fruchtbar gemacht werden. Denn wenn die Lust (das Gefühl, die Stimmung) diese wesentliche Bedeutung besitzt, kann eine Analyse der Lust etwas anderes sein, als die Untersuchung die Reaktionen des Subjekts: sie kann offenbaren, auf welche Weise überhaupt der Mensch in der Welt ist (…) Die Bedeutung der Lust als Stimmung wird allerdings erst im Denken der Gegenwart eingens gesehen und untersucht, nämlich bei Heidegger. Durch sie erhält dann auch die Kunst ein ganz herovorragende Stellung ». p. 133 : « In der ganzen Kritik der ästhetischen Urteilskraft ist nirgends von der Wahrheit die Rede » (Arendt note sous ce passage : ). Annexe 3 : J.-C. Piguet, « Le renouveau des études kantiennes » (étude critique exclusivement consacrée à l’ouvrage de Biemel), Revue de Théologie et de Philosophie, 10, 1960, p. 237-238. Une réserve. – Je dois bien, pour terminer, formuler des réserves sur la fin de cet ouvrage, consacrée à Schelling, Hegel et Heidegger. La phénoménologie de W. Biemel est en effet à la fois un éclairage du passé et une prospection du présent et du futur. Or, si W. Biemel a admirablement réussi son éclairage du passé, il a manqué, en partie, la prospection du présent et du futur. Ayant montré en Kant un véritable esthéticien, il passe ensuite, sans marquer les différences, aux philosophes de l’art. Je sais bien que W. Biemel rétorquera que son intention est expresse, et limitée ; qu’il s’est agi pour lui de marquer « la signification de l’esthétique kantienne (dans son fondement) pour cette philosophie-là de l’art », et non pour l’esthétique ; et que son titre le dit assez. Mais cette fidélité́ au titre fait regretter deux choses : c’est que l’auteur perde tout d’abord la valeur et la portée véritablement esthétiques, et contemporaines, de l’œuvre de Kant, et ne nous fasse pas sentir combien Kant est l’ancêtre de l’esthétique davantage que de la philosophie de l’art. Et en second lieu, il faut regretter que l’auteur n’ait aucune idée de ce qu’est effectivement, aujourd’hui, l’esthétique. Ce deuxième regret est du reste un reproche : car non seulement l’auteur ignore sereinement dans son livre tous les courants esthétiques contemporains, en particulier l’esthétique française in extenso, mais encore il affiche à cet égard un mépris souverain : « Die geläufigen Ästhetiken », écrit-il.
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En contrepartie de quoi W. Biemel nous offre des échantillons de la philosophie de l’art, et en particulier un dernier chapitre consacré à Heidegger qu’on pourrait intituler : « Enfin Heidegger vint... ». Loin de moi du reste l’idée de minimiser la portée esthétique de la philosophie heideggérienne, mais là n’est pas la question. Car l’erreur n’est pas de jugement, mais de perspective : en philosophie de l’art et en esthétique, on parle certes des mêmes choses, mais non de la même manière. La différence entre elles deux n’est donc pas dans les hommes qui les représentent tour à tour, mais dans la méthode où chacun pense ; exactement comme il y a une différence entre, disons, le bergsonisme et la phénoménologie ; car le bergsonisme, c’est la philosophie de Bergson, tout comme la philosophie de l’art est de Schelling, ou de Hegel, ou de Heidegger. Tandis que la phénoménologie n’est pas de Husserl, quand bien même le plus grand phénoménologue fut Husserl, exactement comme pour l’esthétique. Walter Biemel, lui, ne veut pas de l’esthétique. Soit. Mais ne craint-il pas alors que l’esthétique ne préfère, en le lui ravissant, le Kant de Walter Biemel à Walter Biemel lui-même ?
AUTONOMIE ARTISTIQUE ET HÉTÉRONOMIE ESTHÉTIQUE CHEZ HEGEL, SIMMEL ET VALÉRY Claude THÉRIEN (Université du Québec à Trois-Rivières)
I. Hegel, l’historicité et la signification de l’art « pour nous » En comparaison avec les réflexions esthétiques élaborées par Kant dans la Critique de la faculté du juger, on a souvent présenté les Cours d’esthétique professés par Hegel comme représentant l’élaboration systématique d’une philosophie de l’art se consacrant à l’étude des œuvres d’art plutôt que de favoriser une interrogation sur l’expérience esthétique proprement dite, s’éloignant de l’orientation de l’analytique kantienne sur la nature distinctive du jugement esthétique. Cette lecture n’est certes pas fausse, mais elle a contribué à opposer la pensée esthétique de Kant et la philosophie de l’art de Hegel au lieu de prendre en considération les rapports de continuité et le déplacement des problématiques entre les positions esthétiques de Kant et de Hegel. Il est indéniable que l’investigation historique de Hegel sur l’art a ouvert et développé la problématique esthétique par-delà le cadre transcendantal que lui a assigné la philosophie critique de Kant. Mais il est tout aussi incontestable que Hegel reprend à son compte l’héritage kantien reconnaissant à l’expérience esthétique un rôle critique dans l’éducation du genre humain. La courroie de transmission de Kant à Hegel s’est faite par l’intermédiaire de Schiller. Depuis le tout début de son parcours philosophique, Hegel s’est intéressé aux arts en s’inspirant du programme éducationnel formulé dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller pour lequel les arts contribuent à éduquer les êtres humains à leur humanité en les rendant sensibles à leurs responsabilités individuelles et collectives associées à l’exercice sociopolitique de leur liberté et de leur autonomie. Schiller reconsidère l’analytique transcendantale kantienne sur le beau et le sublime en insistant sur la fonction socioculturelle de l’expérience esthétique et des arts. La question critique du jugement esthétique élaborée par Kant s’est vue élargie et déportée vers l’analyse des concrétisations sociales, nationales
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et historiques où se pose la question du sens de l’interprétation des interactions culturelles entre les productions artistiques et les types de réception appréciative d’une subjectivité incarnée et enracinée dans un monde sociopolitique aux différentes époques de l’histoire de l’humanité. Dans ses Cours d’esthétique, Hegel tient compte à la fois du décalage historique entre le rôle social qu’ont joué les artistes anciens auprès de leur communauté et la figure de l’artiste moderne au sein de l’État de droit. Il prend aussi soin d’éveiller la conscience réceptrice de ses étudiants à leur propre historicité, afin de leur faire découvrir ce qui constitue la différence de perspective de leur réception des arts par rapport aux rôles que d’autres époques antérieures ont pu reconnaitre et attribuer aux œuvres d’art. Hegel interpelle ses étudiants en utilisant les formules comme « chez nous », « pour nous », selon « notre rapport à l’art » ou « notre façon de percevoir »1, afin de signaler à ses auditeurs l’importance de considérer l’historicité qui affecte leurs rapports aux œuvres d’art passées et contemporaines. Tous ces appels répétés s’attaquent à la question fondamentale de savoir distinguer entre un rapport purement historique à l’égard des œuvres d’art et le rapport vivant qui engage les êtres humains à l’égard de leur propre façon d’être au monde. En visant l’actualité de l’art du moment présent, Hegel indique que le point de vue critique adopté par sa philosophie de l’art intègre et prend en considération la différence historique entre l’Antiquité grecque, le Moyen Âge chrétien et les Temps modernes, comme constitutive de l’état de la culture de l’individu au XVIIIe siècle. Cette conscience historique fait désormais partie de la formation de l’individu moderne. Ce dernier est déterminé par sa « Bildung », de sorte que sa réception critique de l’art est déjà intermédiée par une distance réflexive et imprégnée par des déterminations de l’entendement 1 Dans les Cours d’esthétique, Hegel utilise abondamment ces formulations pour mettre l’emphase sur le constat qu’il n’y a aucune conscience possible de l’actualité du temps présent sans la conscience de sa propre historicité. Il insiste ici non pas tant sur le thème de la mort de l’art que sur celui de la survivance de l’art au moment historique où l’art cesse d’être l’expression sensible de l’absolu et devient celui d’une subjectivité consciente de son autonomie et de sa liberté au sein de l’État de droit. Avec la revendication moderne de l’autonomie artistique vient une redéfinition de l’autocompréhension de la fonction de l’art, de l’autocompréhension des artistes sur leur propre activité de création et de l’autocompréhension des publics récepteurs des propositions artistiques qui leur sont contemporaines. La conscience de notre propre historicité fait ressortir le fait significatif que nous accordons une différence capitale entre avoir un rapport esthétique vivant à l’art et considérer l’art comme un objet de curiosité historique. C’est parce que l’historicité définit l’être vivant que nous sommes que nous attribuons aux arts contemporains l’actualité de leur importance « pour nous ». Mais en raison de cette historicité, comme l’a rappelé Nietzsche à la fin du XIXe siècle, l’inactualité du passé et du futur peut se révéler « pour nous » aussi importante et actuelle.
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moderne. Hegel fait remarquer à ses étudiants que les œuvres d’art sont devenues dans le monde moderne des objets pour la réflexion davantage que pour l’intuition. Non seulement les individus contemporains ressentent que la signification que les êtres humains d’autrefois accordaient à leurs œuvres d’art n’est plus la même, mais aussi que leurs attitudes à l’égard de l’art ne paraissent plus convenir au pouvoir d’appréciation critique des individus modernes, comme de s’agenouiller devant les statues pour les vénérer. De l’Antiquité à la modernité, on est passé d’une conception où le caractère sacré de l’art était inséparable de la dimension religieuse de l’humanité à une conception moderne plus prosaïque où l’autonomie de l’art par rapport à la religion et à la philosophie caractérise la nouvelle réalité. Le programme de l’art pour l’art, tel qu’il sera revendiqué dès 1835 par Théophile Gautier dans la préface de Mademoiselle de Maupin, Hegel n’a pas pu en prendre connaissance, puisqu’il est mort en 1831. Toutefois, il parvient par ses propres analyses historiques au théorème de l’autonomie artistique en proclamant la fin de l’art en tant qu’intuition sensible de l’absolu et le début de la détermination moderne de l’art comme expression du monde humain (humanus). Dès la première moitié du XIXe siècle, cette reconnaissance de l’autonomie artistique caractérise le Zeitgeist de l’époque contemporaine. L’autonomie artistique se signifie par l’entrée en scène d’une subjectivité revendiquant l’expression différenciée de sa propre façon d’expérimenter le monde et réclamant celle de la variété des mondes qu’elle porte en elle. Cette subjectivité nouvelle s’exprime non seulement du côté de la création artistique, mais elle se fait valoir également du côté de la réception des arts. L’historicité d’un monde à une époque déterminée de l’humanité affecte aussi bien les artistes que les publics de la culture lui appartenant. Ces deux entités habitent un même monde, même si tous les rapports individuels n’y sont pas obligatoirement les mêmes et se révèlent variables chez un même individu. En ce monde, les différences individuelles sont déterminantes, parce que les valeurs respectives associées aux significations importantes ne se laissent reconnaitre et comprendre qu’à partir d’une subjectivité vivante possédant telles expériences, appartenant à telle ou telle condition sociale, à la recherche de la satisfaction de tel ou tel besoin, étant animée par la conscience réflexive de tel ou tel idéal, etc. Ainsi, si l’on prend au sérieux la revendication moderne de l’autonomie artistique du côté des producteurs de l’art, il faut aussi prendre en considération son corrélat objectif au niveau de la réception des arts du côté des publics de la culture. À la reconnaissance moderne de l’autonomie artistique correspond
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la reconnaissance du droit à l’hétéronomie esthétique du côté de l’appréciation réceptive et qualitative du jugement critique des publics de la culture. L’une ne va pas sans l’autre. Bien au contraire, l’une accompagne toujours l’autre dans le monde moderne. Dans l’introduction des Cours d’esthétique, Hegel définit toutes les œuvres d’art produites par l’artiste comme étant « un sensible intermédié par l’esprit ». Cette définition minimale et formelle mérite d’être précisée, car elle caractérise tout artefact produit par l’être humain. Dans sa signification générale, le concept de poesis s’applique indifféremment aux artefacts et aux œuvres d’art en tant qu’ils sont les résultats de l’ouvrage transformateur de l’esprit humain. Il faut donc préciser la différence spécifique permettant de départager les produits artistiques des autres types de produit humain. C’est précisément ce à quoi Hegel procède dans le cadre de sa philosophie de l’esprit, en plaçant, d’un côté, sous la sphère de l’esprit objectif, toutes les productions utiles servant à la construction des infrastructures matérielles et à l’établissement des institutions civiles pour répondre aux besoins élémentaires et sociaux de l’humanité concernant la survie, la protection et l’épanouissement de tous les citoyens de la cité. De l’autre côté, il s’agit de réserver aux œuvres d’art le droit d’être placé sous la sphère de l’esprit absolu. En quoi donc, demanderons-nous, le sensible intermédié par la production de l’artiste diffère-t-il du sensible intermédié produit par l’esprit pratique? En ceci que l’art répond – tout comme la religion et la philosophie – aux aspirations spirituelles supérieures de l’humanité, qui ne sont pas comblées au niveau des sphères de l’esprit subjectif et objectif2. Ce qui démarque les œuvres d’art des produits utiles, c’est de donner expression aux dimensions symboliques et culturelles que l’humanité porte en elle. Ces dimensions concernent les 2
Dans L’Encyclopédie des sciences philosophiques, la logique d’organisation se profilant à travers la répartition classificatrice entre esprit subjectif, esprit objectif et esprit absolu obéit au développement progressif et intégral de l’esprit humain se déterminant et se concrétisant au cours du temps dans la réalisation et la satisfaction des besoins et des idéaux de l’humanité. Hegel tient compte aussi bien de la satisfaction des besoins les plus élémentaires de la vie humaine que de l’accomplissement des aspirations les plus nobles et des finalités les plus hautes de la raison. Les idéaux de l’humanité rationnelle ne sont pas encore comblés avec l’assouvissement des besoins naturels. Certes, sans leur satisfaction préalable et nécessaire, l’humanité rationnelle ne pourrait accéder à la concrétisation de ses aspirations spirituelles et à la libre prise en charge responsable de ses projets de liberté. C’est ce qui explique que les besoins et les idéaux appartenant respectivement à la sphère de l’esprit subjectif, à celle de l’esprit objectif et à celle de l’esprit absolu ne satisfont pas les mêmes besoins et les mêmes aspirations humaines. On voit ici que Hegel prend en considération la finitude et la vulnérabilité de la condition humaine à plusieurs niveaux de sa philosophie de l’esprit.
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significations profondes qu’elle accorde aux rapports avec le divin, aux valeurs morales et aux idéaux sociopolitiques de justice, aux sentiments d’amour et d’amitié, à ceux de solidarité et d’intimité que les êtres humains éprouvent les uns envers les autres dans l’histoire de leur propre existence. Par conséquent, les œuvres d’art sont à comprendre, pour Hegel, comme les symboles artistiques documentant l’odyssée de l’esprit humain en quête de liberté au cours du développement de l’histoire de l’humanité. Le fil conducteur de cette histoire, son ultime telos, est la réalisation de l’idéal de liberté par l’instauration d’un monde rationnel où elle devient effective pour tous et pour chacun. Par « idéal de liberté », on doit entendre, en premier lieu, l’idéal politique de liberté et, en second lieu, l’idéal moderne de l’autonomie artistique. Le premier est la condition historique de l’apparition du second. En effet, l’autonomie artistique de la liberté de création n’advient historiquement qu’avec l’instauration de l’État de droit où tous les citoyens, y compris les artistes, se reconnaissent mutuellement comme des êtres libres et autonomes. La liberté politique passe par l’autonomie citoyenne et l’autonomie artistique par cette liberté civile. Avec l’instauration de l’État de droit, l’artiste moderne peut revendiquer le droit de se faire entendre en tant que subjectivité individuelle et autonome se consacrant à l’expression de sa manière de voir le monde à travers ses expériences et sa propre perspective artistique. C’est là, pour Hegel, le point de bascule entre la réalité historique du monde de l’artiste moderne par rapport au monde de l’artiste ancien. Les processus de sécularisation à l’œuvre au cours du développement historique ont mené au XVIIIe siècle à la reconnaissance de la subjectivité en tant que personne libre de choisir par elle-même ses projets de liberté. Cette nouvelle condition historique vaut également pour l’artiste moderne qui est libre d’exprimer, comme bon lui semble, ses rapports au monde pour rendre visible sa propre façon de voir en utilisant les matériaux, les formes, les dispositifs pertinents pour réaliser son art et ses œuvres. Hegel décèle deux tendances artistiques principales chez les artistes contemporains de son époque : d’une part, il y a les artistes classiques, comme Goethe et Schiller, qui proposent dans leurs œuvres des formes de réconciliation entre la subjectivité individuelle et l’objectivité du monde sans faire l’économie de la complexité de l’état du monde moderne. D’autre part, il y a les artistes romantiques qui placent, quant à eux, la subjectivité créatrice au-delà de l’œuvre à créer, comme un monde à part, par l’intermédiaire duquel l’œuvre du moi créateur porte sur la réalisation subjective de soi-même en tant que moi souverain. Avec la subjectivité
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ironique, Hegel thématise une attitude réflexive esthétisante, une forme de subjectivité poétique pour lesquelles le contenu de l’œuvre n’est qu’un prétexte, une mise en scène, une vitrine mettant en valeur la virtuosité de son propre pouvoir formel. À côté de celle-ci, Hegel s’intéresse également à la figure romantique de la « belle âme », qui représente, à ses yeux, une autre forme de subjectivité esthétique, celle d’une attitude morale basée sur la quête d’un idéal de pureté et de beauté. À proprement parler, ces deux formes de subjectivité esthétique ne visent pas la production d’une œuvre d’art; elles entendent plutôt modeler leur propre existence en configurant celle-ci selon un idéal éthicopoétique qui prend la forme d’une stylisation de soi-même. Aujourd’hui, dans le contexte du postmodernisme, ces types de subjectivité esthétique se révèlent intéressants pour nous. Avec leur apparition se pose la question critique des limites et de la légitimité de l’utilisation des catégories artistiques et esthétiques en tant que principe d’action éthique et forme politique d’existence. C’est ce que l’on peut constater de nos jours avec le phénomène de l’esthétisation du monde de la vie où la beauté marchande est proposée comme promouvant l’image d’une vie réussie, où l’idéal artistique est une valeur éthique3. Tout cela oblige à se demander si une telle tendance ne contribue pas plutôt à confondre les enjeux distinctifs entre les sphères artistiques et esthétiques, entre les sphères éthiques et politiques, en effaçant la conscience de leurs différences spécifiques. Contre la possibilité d’un tel amalgame et d’une telle dérive, l’interrogation hégélienne peut nous aider à nous prémunir en gardant à l’esprit la tâche interprétative revenant à chacun de procéder à une différenciation réflexive et nuancée qui tente de départager les expériences esthétiques ou artistiques qui ne sont pour nous que purs divertissements de celles qui constituent de véritables sources d’orientation et d’inspiration dans la réalisation de nos projets de liberté au monde. À cette tâche herméneutique de la réception critique des arts et de l’appréciation qualitative des expériences esthétiques, se rattche la problématique intersubjective de l’humanité historique et rationnelle: celle de favoriser la production et l’expression artistique des expériences de l’être humain en tant qu’être au monde tout en contribuant à préserver l’exercice critique et la lucidité du jugement appréciatif individuel.
3 Sur l’état de la situation aujourd’hui, voir l’ouvrage de G. Lipovetsky et J. Serroy L’esthétisation du monde : vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013.
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II. Simmel, la valeur critique de l’autonomie artistique à l’ère de la neurasthénie psychosociale de la sensibilité et de l’entendement humain Hegel est né en 1770 et mort en 1831 à l’âge de 61 ans. Il a vécu à une époque historique effervescente, d’un point de vue sociopolitique et philosophique, celle de la Révolution française portée par les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité et celle de l’avènement de la philosophie critique de Kant, qui représente, à ses yeux, la révolution philosophique majeure de son époque. L’esprit de son temps était favorable à l’optimisme de la pensée et aux espoirs du développement historique d’une humanité éclairée. Georg Simmel est né en 1858 et mort en 1918 à l’âge de 60 ans, tout juste quelques jours avant la fin de la Première Guerre mondiale. Entretemps, l’optimisme du début du XIXe siècle s’est estompé dans le dernier quart du siècle et au début du XXe siècle laissant place à un pessimisme de la pensée critique caractérisé par l’impression de vivre à une époque de décadence, celle du nihilisme européen. Parmi les causes sociopolitiques de cette nouvelle situation historique, Simmel en retient deux qu’il place au centre de ses interrogations philosophiques: (1) l’influence de l’argent (en tant que mesure et valeur principales du capitalisme marchand) sur la psyché humaine et 2) l’industrialisation moderne entrainant la transformation profonde de l’organisation sociale du travail requérant la spécialisation de la formation individuelle dans les différents secteurs d’activités et d’emplois de la cité moderne. Publié en 1900, Simmel montre dans la Philosophie de l’argent comment l’économie marchande du capitalisme et la spécialisation du travail moderne frappent de plein fouet la faculté de sentir et la faculté de juger des citoyens soumis à cette transformation des conditions socioéconomiques et psychosociales. Ses observations critiques ont trait à la description du tempo accéléré de la vie citadine dans les grandes métropoles du monde où l’effervescence des activités est à son comble. En gardant à l’esprit la réflexion que nous avons développée sur le sens critique et productif du « pour nous » hégélien, nous voulons considérer la mise à niveau et l’évolution de cette problématique chez Simmel à la fin du XIXe siècle. Simmel lui-même ne se réclame aucunement de la philosophie hégélienne de l’art, mais il partage cependant avec Kant, Schiller et Hegel le même souci d’actualiser une perspective critique et une réception appréciatrice de l’art contribuant à la formation du jugement éclairé de tous les citoyens à l’égard de leur humanité et de leur historicité.
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Pour Simmel, la question d’actualité est désormais celle de savoir ce que devient la capacité d’appréciation de l’art au moment où la sensibilité et l’entendement des individus sont soumis à l’univers de la spécialisation du travail et déterminés par la culture de l’argent. À ses yeux, ces deux facteurs produisent chez les individus une disjonction entre leur faculté de sentir et leur faculté de juger, compromettant la formation et le développement des êtres humains capables d’autoréflexion critique en tant qu’être sensible et rationnel. Pour la santé de leur équilibre émotionnel et rationnel, tous les êtres humains souhaitent favoriser un mode de vie où ils peuvent espérer accorder ce qu’ils éprouvent et ce qu’ils pensent. Simmel constate que dans la présente situation historique la formation d’un tel équilibre est mise à mal, étant donné qu’elle défavorise la maturation critique du jugement des citoyens en déstabilisant les dispositions sensibles et judicatives permettant de procéder à une réception qualitative, éclairée et libre concernant les œuvres d’art. Cette situation condamne plutôt leur sensibilité et leur jugement à la superficialité. À ce sujet, la contribution de Simmel consiste à mettre en valeur en quel sens l’autonomie artistique et les rencontres avec les œuvres d’art offrent à tous les individus la possibilité de s’arrêter, d’affiner leurs facultés de sentir et de juger. Ces facteurs les font évoluer ensemble vers un niveau supérieur d’appréciation, afin de prendre conscience de la valeur inestimable qu’elles peuvent revêtir dans l’horizon de leur propre existence. Avant de montrer comment l’argent nivèle et dénature les valeurs qualitatives que l’on reconnait aux choses que nous utilisons au sein du monde de la vie, ainsi qu’à l’égard de la portée existentielle des œuvres d’art pour nous, considérons d’abord l’état de la sensibilité des individus dans le contexte de la cité moderne et du travail spécialisé. Dans différentes études, Simmel montre que la logique autonome de l’univers des objets dans la société marchande et l’accroissement illimité des formes de la culture objective contribuent à fragiliser le pouvoir d’appropriation des individus et constituent les principaux aspects de la spécificité de la crise de la culture du XIXe siècle finissant. Cette situation produit un véritable défi d’intégration et requiert un effort accru d’attention de la part des individus. D’une part, le travail spécialisé exerce sur l’individu une série de contraintes d’ordre professionnel ayant des incidences pernicieuses sur l’épanouissement et le développement de l’ensemble de ses facultés. Pour accomplir son travail, l’individu doit concentrer toutes les ressources de son entendement sur les tâches liées à sa spécialisation. Or, la formation liée à la spécialisation du travail façonne l’entendement des
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individus d’une manière unilatérale, c’est-à-dire selon la perspective spécifique d’une opération rationnelle à réaliser. Cette formation spécialisée ne favorise pas le développement d’une vue plus globale de l’entendement sur la réalité dans son ensemble. Elle restreint plutôt l’exercice de l’entendement à une tâche déterminée et limitée. D’autre part, le temps du travail accapare quotidiennement la majeure partie des énergies de l’individu moderne. Dans ses temps libres, il doit se reposer pour récupérer en se refaisant un plein d’énergie par des activités qui prennent la forme du divertissement. Ces activités récréatives sont d’emblée d’ordre compensatoire. Puisque la routine du travail finit par anesthésier et neutraliser la capacité de sentir de l’individu, celui-ci éprouve le besoin d’expériences vivifiantes lui permettant d’irriguer sa sensibilité pour se redonner ainsi le sentiment d’exister. Le moyen le plus rapide pour y parvenir est de s’exposer à des stimulations de nature variable. La rencontre avec les arts et les expériences esthétiques n’échappent pas à cette tendance. Simmel met en évidence une situation dans laquelle la recherche du sensationnel et des sensations fortes revêt pour l’individu une priorité sur l’étude des distinctions esthétiques et sur l’approfondissement intellectuel exigé par l’appréciation des œuvres d’art. Dès lors, les expériences esthétiques ne sont plus que l’occasion d’un exutoire psychosomatique, la recherche d’un stimulant sensoriel, où la faculté de sentir se trouve réduite à la dimension psychophysiologique de la sensibilité humaine au lieu d’être reconduite à l’activité réflexive de la faculté de juger des individus. Toutefois, retenons qu’un tel recours aux activités récréatives joue un rôle tout à fait positif et salvateur en ce que celles-ci permettent aux individus de briser le cadre monotone du travail. Lorsque Simmel aborde la question du style de vie des individus évoluant dans les grands centres urbains, il s’intéresse au sort de l’hyperesthésie de la sensibilité citadine exposée à l’euphorie collective et aux tumultes des grandes villes modernes. Pour pouvoir survivre aux sollicitations incessantes, l’individu doit s’immuniser contre cette innervation ininterrompue. Dans ce contexte, c’est l’entendement, nous dit Simmel, qui sert d’organe de protection (Schutzorgan) pour assurer le maintien homéostatique de l’équilibre affectif des personnes. L’entendement rend possible d’adopter une prise de distance salutaire par rapport à l’afflux massif de la sursollicitation citadine. On constatera ici que le rôle protecteur assigné à l’entendement à l’égard de la sensibilité est tout à fait comparable au rôle compensatoire joué par la sensibilité à l’endroit de l’entendement en milieu de travail. À l’évidence, l’un et l’autre remplissent une seule
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et même fonction, à savoir celle de produire et de préserver un équilibre global de la santé physique et morale de la personne humaine, équilibre qui se trouve menacé par les conditions de la vie moderne. Si, d’un côté, la sensibilité doit venir à la rescousse de l’entendement et si, de l’autre côté, l’entendement doit protéger la sensibilité, cela signifie, tout compte fait, que chacun d’eux se trouve placé dans un rapport d’extériorité l’un à l’égard de l’autre. Et pourtant, pour faire évoluer la capacité critique et appréciative de l’individu sur le chemin de la culture, seul un rapport mutuel et réciproque entre les deux peut rendre possible une véritable collaboration productive entre la faculté de sentir et la faculté de juger en promouvant le murissement et l’avancement de la réflexion critique des individus à propos de leur appréciation des choses du monde. Nous allons voir comment Simmel considère que les œuvres d’art favorisent une telle communication entre la faculté de sentir et la faculté de juger des individus. Auparavant, disons quelques mots concernant le rapport entre l’entendement et l’argent dans le contexte de l’économie marchande. Comme la grande ville est le siège de l’économie monétaire, Simmel examine le caractère « intellectuel » du mode de vie des citadins à l’égard de leur rapport au monde en prenant en considération le fait que l’argent leur sert d’intermédiaire pour évaluer les choses et devient ainsi la principale règle de réflexion de leur entendement. La prise de conscience individuelle que l’argent est devenu la mesure d’évaluation rationnelle de toutes les valeurs entraine des comportements subjectifs et des modes de vie opposés. Dès que l’on considère l’argent comme une fin en soi, apparaissent des figures subjectives, comme l’avarice et la cupidité, pour lesquelles faire de l’argent représente la finalité ultime, l’idéal de leur propre existence. À l’inverse de ces deux attitudes, qui valorisent l’argent en tant que valeur de vie, c’est la conscience explicite que l’argent comme finalité entraine le nivèlement de toutes les valeurs spécifiques, c’est-à-dire de la valeur qualitative des choses, qui cause l’apparition du cynisme et du blasement. Simmel s’attarde à ces figures corrosives pour lesquelles l’argent rend problématique leur rapport au monde et affecte l’autocompréhension qu’elles se font de leur existence. Le cynisme et le blasement caractérisent, à ses yeux, « deux manifestations presque endémiques sur les sommets de la culture monétaire »4. À la différence d’autres figures subjectives du XIXe siècle finissant, comme celles de la bohème et du 4 G. Simmel, Philosophie de l’argent, trad. fr. S. Cornille & Ph. Ivernel, Paris, PUF, 1999, p. 306.
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voyageur, qui sont des figures de la marginalité et de l’aventure, le cynique et le blasé représentent la tendance nihiliste d’une subjectivité imprégnée par la culture de l’argent. Le cynique s’emploie à faire la démonstration que tout peut être acheté par l’argent, non seulement les objets marchands, mais aussi les idéaux que l’humanité reconnait comme les plus hauts et les plus nobles. En faisant la preuve que l’on peut vendre son âme pour de l’argent, le cynique fait la démonstration que même les idéaux et les vertus, dont l’humanité glorifie la pureté, ne sont pas à l’abri de la bassesse. « Son sentiment d’existence, affirme Simmel, ne s’exprime de façon adéquate que lorsqu’il a démontré en théorie et en pratique la bassesse même des valeurs les plus hautes et l’illusionnisme des différences de valeurs »5. La culture de l’argent fait courir le risque aux individus de devenir insensible à la valeur distinctive des choses, parce qu’elle promeut le détachement et la distance rationnelle au détriment des rapports d’appartenance par lesquels les choses acquièrent des valeurs irremplaçables dans l’existence humaine. La figure du blasé incarne celle de l’individu pour qui « les différences de nature entre les choses »6 se sont estompées, parce que tout s’équivaut grâce à l’argent. Peu importe la différence entre les objets, tout est pareil et tout semble réductible aux valeurs monétaires. Ce que le cynique et le blasé ont en commun, c’est la conscience que tout s’achète par l’argent. Cet état de conscience éveille chez l’individu cynique un sentiment de plaisir, à savoir la représentation que tout est à la portée de l’argent. À l’inverse, pour le blasé, cette représentation cause un sentiment d’indifférence généralisée. L’idée de pouvoir tout obtenir immédiatement par l’argent provoque chez lui un total désintérêt de vouloir les acquérir. En montrant que la culture de l’argent affecte l’entendement dans son pouvoir de discernement, Simmel fait voir que la règle de réflexion induite par l’argent rend ineffective et inopérante la capacité individuelle de réception et d’appréciation de la valeur distinctive des choses du monde. Une fois de plus, nous voilà reconduits à la problématique de la disjonction entre faculté de sentir et faculté de juger. Or, l’autonomie des œuvres d’art et les propositions artistiques exigent que nous puissions exercer notre liberté de juger au moment de leur réception. C’est là ce qui permet d’engager un dialogue productif avec les propositions artistiques et de procéder à une réflexion critique à partir des œuvres apprécions. Autrement, il s’avère difficile de déterminer ce que chacun sait apprendre 5 6
Ibid., p. 307. Ibid., p. 308.
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et tirer de ses rencontres avec les arts. Car nous reconnaissons une pluralité de significations aux œuvres d’art que nous apprécions. Toutefois, la valeur existentielle que nous leur attribuons personnellement n’a pas la même portée pour tout un chacun. Et pourtant, cette valeur personnelle joue un rôle déterminant dans l’histoire de notre développement individuel, intellectuel et culturel, parce qu’elle reste profondément interreliée pour chaque individu avec ses multiples rapports de vie au monde dans lequel il évolue. Or, précisément, c’est cette valeur plus intime qui concerne la question de la valeur d’actualisation de l’œuvre d’art pour chacun de nous. Simmel rejoint ici l’injonction hégélienne de devoir se demander quels types de signification les œuvres d’art recèlent « pour nous » dans notre devenir personnel et dans l’horizon historique de notre appartenance au monde. Trop souvent, les œuvres d’art n’intéressent que les déterminations conceptuelles et les classifications génériques de notre entendement et ne font l’objet que d’un intérêt superficiel. Mais il arrive aussi que quelques-unes aient le pouvoir insigne d’interpeler, de transformer et d’orienter la vie d’un individu en sollicitant la totalité, l’identité, l’intégralité de sa personne dans le cadre de ses projets de liberté. C’est exactement dans un tel contexte que la référence à l’autonomie artistique prend un sens exemplaire pour la problématique du « pour nous » en tant que réception des œuvres relativement à la question du sens de leurs valeurs dans l’horizon de notre existence. Simmel dénonce l’abandon de l’idéal d’éducation du XVIIIe siècle qui visait le développement global de la personne humaine en critiquant le XIXe siècle d’avoir réduit la formation des individus à l’acquisition et à l’accroissement « de connaissances et de comportements objectifs »7 sans tenir compte du développement de la personnalité de celui qui sent, qui juge et qui agit. Ce qui compte désormais, c’est de former – on dirait aujourd’hui « formater » – des individus que l’on dit « qualifiés », c’est-à-dire capables de se conformer à des règles prescrites par les différentes disciplines du savoir. L’homme d’entendement produit par ce type de formation spécialisée se caractérise par « une certaine absence de caractère »8, étant donné qu’il n’a pas à prendre de décision, mais doit s’exercer à tout considérer sous la même neutralité axiologique. Or, la culture de la personne, dont parle Simmel, ne concerne pas la qualification spécifique ayant trait à un domaine particulier. On a beau se spécialiser et devenir des experts dans un domaine que cela ne fait pas encore de nous des êtres cultivés. Ce n’est pas la 7 8
Ibid., p. 574. Ibid., p. 549.
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conformité à l’égard des contenus objectifs de la culture établie qui représente la finalité du processus d’acculturation de l’individu, mais bien la réalisation de son propre développement en tant que personne humaine. Par être « cultivé », Simmel n’entend pas non plus le niveau d’érudition qu’une personne peut atteindre. On peut être savant et pourtant parfaitement inculte. Il en voit l’incarnation dans la figure du spécialiste lequel, dit-il, reste « enfermé dans le fanatisme de sa discipline »9. Par être cultivé, Simmel comprend l’autonomie individuelle dans sa capacité de s’approprier et d’intégrer par la réflexion des contenus ayant une valeur objective, de savoir en tirer des matières et des formes utiles afin de développer l’ensemble de ses propres finalités. L’individu cultivé se les approprie en les transformant et en les adaptant – de manière personnelle et créative – en vue de la réalisation de ses propres projets de liberté. C’est ainsi que Simmel définit la culture : « La culture n’est jamais autre chose que la synthèse d’une évolution subjective et d’une valeur spirituelle objective »10, « La culture naît – et c’est ce qui est finalement tout à fait essentiel pour la comprendre – de la rencontre de deux éléments, qui ne la contiennent ni l’un ni l’autre : l’âme subjective et les créations de l’esprit objectif »11. Or, tout ce processus, n’est-ce pas là ce qui caractérise et illustre de façon exemplaire l’autonomie créatrice du travail artistique? N’est-ce pas ce que font les artistes, peu importe leur allégeance à l’égard des écoles et des formes artistiques, que de s’approprier les créations de l’esprit objectif et de savoir les intégrer dans leur projet de liberté ? Les œuvres d’art ne sont-elles pas « la synthèse d’une évolution subjective et d’une valeur spirituelle objective » ? Pour Simmel, la notion d’autonomie artistique n’est pas réductible au programme artistique de « l’art pour l’art » qui s’affirme en France au XIXe siècle12. L’autonomie de l’art 9 G. Simmel, La tragédie de la culture et autres essais, trad. fr. S. Cornille & Ph. Ivernel, Marseille/Paris, Rivages, 1988, p. 194. 10 Ibid., p. 194. 11 Ibid., p. 182. 12 Dans un article intitulé « L’art pour l’art » paru en 1914, Simmel défend l’idée que même en reconnaissant à l’œuvre d’art son statut d’autonomie et d’être une totalité close en elle-même, elle demeure un fragment produit par une personnalité artistique épousant les mouvements ouverts par la vie historique. Ce qui l’amène à la correction suivante : « Porté par cette contradiction et la portant, l’art reste cet univers en soi, tel que le proclame l’art pour l’art, bien que et parce que la vie pour l’art et l’art pour la vie se révèlent comme son interprétation la plus profonde. » [Les italiques en français sont de Simmel – C.T.]. L’œuvre d’art produite par l’individualité artistique demeure un fragment objectif de la vie de l’artiste. En apparaissant désormais dans le champ culturel, cette œuvre d’art bénéficie de plusieurs vies par la réception individuelle et publique qui l’intègre, en lui
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caractérise toute forme artistique en tant qu’elle est le résultat d’une synthèse formelle entre des éléments objectifs et une activité subjective créatrice. Cette définition vise les processus de réception, de transformation et de création à la base de toute production artistique. Les artistes ne font pas que recevoir le monde en s’en tenant à ce qui leur est donné dans la réalité. Les matières et les formes de la réalité qui les inspirent et qu’ils retiennent dans leur processus de création leur sont significatives, parce qu’ils les insèrent dans des finalités qui ne sont plus celles de l’esprit objectif, mais bien celles qui manifestent leurs prises de position et leurs façons de voir le monde en tant que subjectivité libre. Dès lors, l’autonomie artistique apparait être le symbole de l’activité réfléchissante de la faculté de juger accompagnant l’essor et le développement de sensibilités nouvelles qui rendent les individus plus réceptifs à l’égard de ce qui mérite leur considération artistique et esthétique d’un point de vue critique et historique. Cela signifie la reconnaissance du droit à l’hétéronomie esthétique pour les récepteurs des diverses propositions artistiques qui assument la liberté de leur jugement critique face aux œuvres fréquentées.
III. Valéry et le « pour nous » créatif et réceptif Valéry pose un diagnostic analogue à celui de Simmel concernant l’état neurasthénique de la sensibilité moderne. Il dénonce l’état d’intoxication affectant le début du XXe siècle : Qu’il s’agisse de politique, d’économie, de manières de vivre, de divertissements, de mouvement, j’observe que l’allure de la modernité est toute celle d’une intoxication. Il nous faut augmenter la dose, ou changer de poison. Telle est la loi. De plus en plus avancé, de plus en plus intenses, de plus en plus grand, de plus en plus vite, et toujours plus neuf, telles sont ces exigences, qui correspondent nécessairement à quelque endurcissement de la sensibilité. Nous avons besoin, pour nous sentir vivre, d’une intensité croissante des agents physiques et de perpétuelle diversion…13 L’art moderne tend à exploiter presque exclusivement la sensibilité sensorielle, aux dépens de la sensibilité générale ou affective, et de nos facultés de construction, d’addition des durées et de transformation par l’esprit.14 reconnaissant signification et valeur par-delà l’horizon historique de la production artistique. Cf. G. Simmel, La tragédie de la culture et autres essais, p. 252-253. 13 P. Valéry, Degas Danse Dessin, Paris, Gallimard, 1938, p. 136. 14 Ibid., p.135.
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Valéry s’inquiète des répercussions à long terme de cette situation sur les rapports entre la faculté de sentir et la faculté de juger des individus. L’art nouveau satisfait la sensibilité neurasthénique des individus contemporains au détriment de « la partie intellectuelle de l’art ». Si la sensibilité de l’homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l’avenir semble promettre à cette sensibilité un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l’intelligence souffrira profondément de l’altération de la sensibilité.15 On assiste à la disparition de l’homme qui pouvait être complet, comme de l’homme qui pouvait matériellement se suffire. Diminution considérable de l’autonomie, dépression du sentiment de maîtrise…16
L’apport critique de l’œuvre de Valéry tient au fait d’offrir un vaste chantier de recherches et une interrogation approfondie sur les interactions mutuelles entre « la sensibilité générale ou affective » et « nos facultés de construction, d’addition des durées et de transformation par l’esprit ». Dans « Note et digression » (1919), Valéry revient sur son premier ouvrage Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894) et révèle le motif véritable de la fascination qu’il éprouve pour Léonard de Vinci qui incarne, à ses yeux, la figure de l’homme complet : « Je savais trop que je connaissais Léonard beaucoup moins que je ne l’admirais. Je voyais en lui le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle qui n’a pas jusqu’ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût bien plus précieuse encore que La comédie Humaine, et même que La divine Comédie. Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul, avait trouvé l’attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art sont également possibles; les échanges heureux entre l’analyse et les actes, singulièrement probables : pensée merveilleusement excitante »17. Retenons les deux principaux aspects qui constituent l’objet de prédilection de l’investigation esthétique et poétique de Valéry : d’une part, « les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art » et d’autre part, « les échanges heureux entre l’analyse et les actes ». Ce que Valéry admire tant chez Léonard, c’est l’esprit inventif en train de produire ses propres outils d’opération et d’analyse, l’ingenium à l’œuvre dans la 15
P. Valéry, Œuvres I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1066-
16
Ibid., p.1045. Ibid., p.1201.
1067. 17
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préparation et l’élaboration méticuleuse de ce qu’il cherche à créer en transformant son apprentissage et ses dispositions en un instrument incarnant un pouvoir faire réel. Valéry accordera une prévalence à la dimension de l’œuvrer se faisant et se réfléchissant en lui-même plutôt qu’à son résultat factuel, le produit fini, l’œuvre en tant qu’ergon. Cela ne l’empêche nullement de reconnaitre que toute œuvre réussie possède sa propre unité en elle-même et mérite d’être comprise en tant que synthèse d’une forme et d’un contenu insécable. Cette synthèse entre forme et contenu fait en sorte que l’on ne peut pas, par exemple, résumer un poème à une idée abstraite, sans détruire la spécificité de sa forme en tant qu’œuvre d’art achevée. Toutefois, pour Valéry, la reconnaissance de cette vérité artistique ne change rien au fait que chaque œuvre d’art singulière demeure un cas particulier de ce qu’il nomme « les œuvres de l’esprit ». C’est là le sens implicite du projet voulant élaborer « la Comédie intellectuelle » dont Valéry souhaiterait être le poète. La dimension de l’œuvrer ne se limite pas à la production des œuvres d’art, elle fait l’objet d’un projet théorique plus large et beaucoup plus ambitieux, à savoir celui de la description intégrale des opérations et des fonctions de l’esprit in actu en interaction avec le corps propre et le monde. La dimension de l’œuvrer visée par Valéry est celle qui se rapporte à l’activité réfléchissante de l’esprit créateur et récepteur découvrant les transactions multidimensionnelles qui s’échangent entre lui, son corps propre et son monde. Dès lors, les œuvres d’art, tout comme les sollicitations formelles de la sensibilité, constituent une infinité d’occasions à partir desquelles les individus produisent spontanément le début d’une esthétique dans la mesure où s’établit un rapport réfléchi entre leurs réceptions des sensations esthétiques et leur volonté d’en rendre compte. Ainsi, chaque sensation esthétique, affirme Valéry, nous expose à la tentation d’une esthétique. Elle peut provoquer le désir d’explorer la sensation en produisant des formes qui lui sont indépendantes (ce qui a pour effet d’engendrer la problématique de l’expression artistique) ou le désir de se livrer à une analyse conceptuelle par le biais d’une réflexion théorique. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de deux avenues légitimes qui prolongent la sensation esthétique et la transforment en une véritable expérience pour l’intelligence poétique et la pensée abstraite. « Il faut avouer, dira Valéry, que l’Esthétique est une grande et même irrésistible tentation. Presque tous les êtres qui sentent vivement les arts font un peu plus que de les sentir; ils ne peuvent échapper au besoin d’approfondir leur jouissance »18. 18
Ibid., p. 1235.
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Cette perspective heuristique permet à Valéry de défendre à la fois l’autonomie artistique et l’hétéronomie esthétique en l’appliquant aussi bien à l’égard de la création artistique que de la réception esthétique. Car l’artiste est un récepteur de sensations et de sollicitations esthétiques avant de se faire un concepteur et un producteur d’œuvres d’art. Il pratique déjà l’hétéronomie esthétique en tant qu’être au monde lorsqu’il fait le choix de poursuivre une voie de création parmi plusieurs autres avenues possibles. Ce que nous nommons l’hétéronomie esthétique n’est rien d’autre que la reconnaissance de l’autonomie du récepteur – lequel peut être contemplatif ou artiste – ayant le droit d’emprunter une voie d’appropriation des sollicitations artistiques et esthétiques en assumant par l’exercice de son propre jugement l’éclaircissement herméneutique de leur rôle symbolique et créatif au sein de sa propre existence. J’aimerais faire voir en quel sens Valéry place l’autonomie artistique et l’hétéronomie esthétique au centre de ses interrogations critiques en abordant les trois points suivants: (1) le phénomène des sollicitations de la sensibilité formelle (2) l’idéal valéryen de l’artiste comme homme instrument et (3) la phénoménologie du sentiment d’altérité esthétique du moi poétique. (1) Le phénomène des sollicitations de la sensibilité formelle L’intérêt premier que nous devons accorder au phénomène de la sensibilité formelle concerne le caractère productif de la sensibilité. On associe généralement la sensibilité à sa fonction réceptive que l’on conçoit être purement passive. Valéry remet en question cette conception commune en proposant d’envisager la sensibilité comme émettrice de sensations qui ne jouent aucun rôle organique bien défini dans l’économie de notre sensibilité générale. C’est par leur intermédiaire que se manifeste le phénomène de la sensibilité formelle. Les besoins organiques des êtres vivants se font sentir à la conscience animale en déclenchant, par exemple, la sensation de faim provoquant la recherche de la satisfaction du besoin. Les régulations de la vie organique constituent un système autorégulateur qui obéit à des cycles interactifs composés de manque et de surplus d’énergies liées à la survie, à la protection individuelle et à la reproduction de l’espèce. Les choses se complexifient avec les êtres humains, étant donné qu’ils développent divers besoins d’ordre émotionnel, pratique, rationnel, individuel, social et culturel. Ce qui exige le développement de plusieurs autres types de sensibilité par-delà la sensibilité organique naturelle. Valéry introduit une différence entre la sensibilité restreinte (organique) et la sensibilité générale (culturelle). Nous percevons la réalité par la vision, l’audition, l’olfaction, le goûter et le toucher sans avoir une
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conscience réflexive portant sur les sens organiques eux-mêmes. Nous prenons conscience des organes sensitifs seulement lorsque leur fonction organique devient dysfonctionnelle. Pour Valéry, les sens organiques représentent les sens spécialisés de la sensibilité restreinte. Pour que les organes des sens puissent devenir sources d’une sensation esthétique et poétique, ils doivent être pris en charge et relayés par la sensibilité générale qui leur offre et leur assure un cadre référentiel plus étendu et indépendant de leur fonction naturelle. Par sensibilité générale, Valéry caractérise les états de la sensibilité qui affectent la totalité de la personne que nous sommes en tant qu’esprit subjectif. Contrairement aux sensations que l’individu éprouve au niveau de la sensibilité restreinte, les sensations, les sentiments et les émotions ressenties au niveau de la sensibilité générale interpellent l’ensemble de ses facultés cognitives (mémoire, imagination, raison et langage). Ce sont, affirme Valéry, « les modifications sensorielles dont l’être vivant peut se passer »19 d’un point de vue organique. Toutefois, cette inutilité fonctionnelle apparente, loin de les discréditer au niveau des facultés supérieures de l’être humain, les qualifie en tant phénomène esthétique suscitant l’attention. Afin de saisir la nature spécifique des sollicitations de la sensibilité formelle impliquant la sensibilité générale, le recours à un exemple explicatif s’avère opportun. J’étais sorti de chez moi pour me délasser, par la marche et les regards variés qu’elle entraîne, de quelque besogne ennuyeuse. Comme je suivais la rue que j’habite, je fus tout à coup saisi par un rythme qui s’imposait à moi, et qui me donna bientôt l’impression d’un fonctionnement étranger. Comme si quelqu’un se servait de ma machine à vivre. Un autre rythme vint alors doubler le premier et se combiner avec lui ; et il s’établit je ne sais quelles relations transversales entre ces deux lois (...). Ceci combinait le mouvement de mes jambes marchantes et je ne sais quel chant que je murmurais, ou plutôt qui se murmurait au moyen de moi. Cette composition devint de plus en plus compliquée, et dépassa bientôt en complexité tout ce que je pouvais raisonnablement produire selon mes facultés rythmiques ordinaires et utilisables. (...) Je ne suis pas musicien ; j’ignore entièrement la technique musicale ; et voici que j’étais la proie d’un développement à plusieurs parties, d’une complication à laquelle jamais poète ne peut songer. Je me disais donc qu’il y avait erreur sur la personne, que cette grâce se trompait de tête, puisque je ne pouvais rien faire d’un tel don – qui, dans un musicien, eût sans doute pris valeur, forme et durée, tandis que ces parties qui se mêlaient et se déliaient m’offraient bien vainement une production dont la suite savante et organisée émerveillait et désespérait mon ignorance.20 19 20
Ibid., p. 1331. P. Valéry, Œuvres 1, p. 1322.
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Selon Valéry, ces émissions de la sensibilité peuvent se manifester sous plusieurs formes. Dans le passage que je viens de citer, elle prend la forme d’un rythme lié aux mouvements corporels, qui intercepte son attention. Elles peuvent également se présenter sous forme verbale par « la donation d’un vers » ou par « un rapprochement brusque d’idées » (donc sous forme d’analogie)21. Lorsque ces émissions se manifestent sous l’aspect d’un vers, elles constituent déjà une esquisse d’expression à la recherche de « sa cause », elle se cherche un sens dans l’espace de mon âme, affirme Valéry. « Parfois quelque chose veut s’exprimer, parfois quelque moyen d’expression veut quelque chose à servir »22. Lorsque de telles sollicitations se donnent sous forme d’analogie entre idées, elles engendrent le besoin d’éclairer « cette sensation intellectuelle subite »23 par une analyse approfondie. La singularité de ce genre d’émission de la sensibilité formelle est marquée par l’antériorité de la forme sur le sens. Dans le passage cité à l’instant, la description de Valéry fait voir que le travail de réception de la subjectivité esthétique se situe dans l’écart produit entre la forme et le sens, dans l’espace d’attente suscitée par la sollicitation de la sensibilité formelle. D’un côté, Valéry reconnait à la sensibilité une autonomie d’intervention en tant que pouvoir d’émission formelle et de l’autre côté, il décrit la conscience artistique de son incapacité réceptive de pouvoir entreprendre quelque chose à partir de cette impulsion rythmique. Valéry prend soin de distinguer cette sensibilité structurante à l’œuvre en lui tout en reconnaissant explicitement de ne pas pouvoir y donner une suite. Il met lui-même en valeur cette différence lorsqu’il se demande, dubitatif et interloqué, comment une telle sollicitation peut s’adresser à lui, étant donné qu’elle semble présenter un matériel plus approprié au travail du musicien qu’à celui du poète. Sans pouvoir lui offrir le support d’accueil rendant possible le développement de celle-ci dans son élément propre, Valéry se limite à la décrire comme la conscience d’une sensibilité étrangère à l’œuvre en lui. Cette description phénoménologique est déterminante pour notre interrogation, puisqu’elle révèle que nous devons établir une différence entre la question de la sensibilité comme pouvoir d’émission formelle et la question de sa réception en termes d’appropriation individuelle. Non seulement il s’avère ici impossible de réduire la sensibilité à la fonction d’une réception passive, mais la question de la réception 21 22 23
Ibid., p. 1322. Ibid., p. 1338. Ibid., p. 1319.
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doit elle-même être distinguée de celle des émissions formelles de la sensibilité productive. Pour le dire avec les catégories de Valéry; d’un côté, il y a l’esthésique en tant qu’analyse de la sensibilité formelle dans ses diverses manifestations, et de l’autre côté, la poïétique concernant celle des actions engagées de la part de nos facultés supérieures dans la réception de telles sollicitations24. La fonction de réception se déplace en se prolongeant du domaine de la sensibilité vers celui de la dimension de l’action réflexive et créative en tant que jugement critique évaluatif et appréciatif. En dissociant au sein d’un même sujet sensibilité formelle et réception individuelle, Valéry rend visible l’espace intermédiaire à l’intérieur duquel prend place et s’élabore la détermination variable que peut revêtir le rôle joué par des sollicitations de cet ordre dans la genèse des œuvres d’art et dans l’appréciation réceptive que nous en faisons. (2) L’idéal valéryen de l’artiste comme homme instrument Ma philosophie – Elle est en deux chapitres. Ces chapitres ne se suivent pas. L’un d’abord, – l’autre ensuite; ou l’un ensuite et l’autre d’abord. Car en vérité ils sont, et ne peuvent que l’être, simultanés. L’un s’appelle : Expériences. L’autre s’appelle : Exercices.25
L’expérience s’acquiert par l’exercice et l’exercice se bonifie par l’expérience. « Ma philosophie est une gymnastique »26, affirme Valéry. « L’art n’est qu’entraînement », dira Gladiator27. La théorie valéryenne de l’homme se faisant instrument de son savoir et de son pouvoir faire repose sur l’idée générale que « le fonctionnement ajoute quelque chose à la fonction »28. Cet ajout vient de l’exercice et de l’expérience. Il signifie un accroissement qualitatif des disponibilités et des possibilités pour la réception esthétique et la création artistique. En exerçant nos facultés cognitives à quelque chose, l’exercice les dispose à d’autres usages que celui auquel elles se trouvent appliquées et momentanément restreintes. En même temps, leur usage répété favorise une aisance opératoire, ce qui assure une plus grande efficacité avec une meilleure économie d’énergie et un minimum d’attention requis. Par l’exercice et l’expérience, l’individu s’entraîne à savoir pouvoir faire, ce qui lui permet d’appréhender la réalité avec plus d’acuité et de clairvoyance. 24
Cf. P. Valéry, « Discours sur l’esthétique », in Œuvres 1, Gallimard, Paris, 1957,
p. 1331. 25 26 27 28
P. Valéry, Cahiers I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, p. 333. Ibid., p. 328. Ibid., p. 344. Ibid., p. 327.
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Certes, l’exercice et la pratique d’un instrument ne nous rendent pas nécessairement virtuoses de celui-ci, mais ils instruisent immanquablement sur la nature de l’instrument lui-même, ses composantes et les efforts exigés par l’idéal de sa maîtrise. Lorsque Valéry proclame « ma méthode, c’est moi »29 en ajoutant « Moi est mon instrument »30, il est conscient que l’instrument en question est un composé d’être et de potentialités liés à un esprit et à un corps en interaction avec un monde. Ses recherches ont pour objet l’analyse de son propre fonctionnement, à savoir des interactions entre les pouvoirs cognitifs et les états affectifs du moi à l’occasion de sollicitations de divers ordres provenant de sources externes (le monde, les autres) ou internes (l’esprit et le corps). « Mon but principal a été de me figurer aussi simplement, aussi nettement que possible mon propre fonctionnement d’ensemble, – monde, corps, pensées »31. Ainsi, quand il déclare « ma méthode, c’est moi », la valeur épistémologique de cette affirmation est de refuser catégoriquement de « simuler une connaissance indépendante de toute personne et une observation sans observateur »32. Valéry s’inclut donc sciemment dans l’équation appréciative et critique, ce que devrait faire tout producteur d’art et toute réception esthétique pour être honnête en cette cause. La notion d’hétéronomie esthétique ne s’applique pas qu’à propos de la reconnaissance des différences entre les goûts et nos préférences individuelles, mais elle vise pardessus tout le devoir d’assumer soi-même le respect de l’impératif rationnel de départager quelles significations et quelles valeurs distinctives nous sommes prêts à attribuer aux expériences esthétiques et aux œuvres d’art que nous apprécions. Elles n’ont pas toutes la même importance et la même portée existentielle pour chacun de nous. En adoptant le principe critique d’être transparent et imputable à l’égard de soi, Valéry invite, d’une part, à juger par nous-mêmes la pertinence et la portée de ses analyses en les vérifiant à l’aide de nos propres intuitions et d’autre part, à prendre au sérieux le fait qu’invariablement l’observateur est toujours une variable constitutive et déterminante de la connaissance elle-même. Si tel n’était pas le cas, la connaissance véritable de soi, en tant qu’observateur, ne pourrait être au rendez-vous. Les modes de réception peuvent susciter divers types d’appropriation selon les dispositions et les capacités respectives des individus. Un même événement peut induire diverses réactions émotives, imaginaires, rationnelles; en outre, une ou plusieurs facultés 29 30 31 32
Ibid., p. 125. Ibid., p. 343. Ibid., p. 793. P. Valéry, Œuvres I, p. 1319.
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peuvent être activées lors de la réception de cet événement. Nos manières d’être et d’agir nous rendent attentifs à de multiples dimensions de la réalité qui ne sont plus d’ordre naturel, mais culturel. La sensibilité naturelle ne détient pas le monopole des sources fort nombreuses par lesquelles nous nous sensibilisons à quelque chose. Par le biais de l’expérience et de l’exercice, nous développons des sensibilités nouvelles se rattachant à des activités différentes et modifiant nos modes de réception en conséquence. Pour rendre compte de l’hétéronomie esthétique des sensibilités individuelles, Valéry défend l’idée que chaque individu comporte déjà en luimême la possibilité esthético-poétique de ressentir une multitude de mois virtuels pouvant s’actualiser à l’occasion de rencontres avec les arts ou par le biais des sollicitations de la sensibilité formelle. (3) La phénoménologie du sentiment d’altérité esthétique du moi poétique Valéry thématise la phénoménologie du sentiment d’altérité esthétique pouvant résulter des sollicitations inattendues de la sensibilité formelle ou être le fruit d’une pratique intentionnelle/attentionnelle de l’imagination et de l’intellect. Dans le premier cas, le moi éprouve spontanément le sentiment d’altérité esthétique de sa sensibilité au sein de sa quotidienneté, alors que, dans le deuxième, Valéry aborde le moi poétique qui produit volontairement cet état d’altérité esthétique. Tantôt le moi vit entièrement sous l’emprise de la sensibilité esthétique; tantôt il s’en dégage par le biais de l’imagination et de l’intellect en cherchant à comprendre et à faire la lumière sur ce qui s’y produit et lui arrive. Pour Valéry, on ne comprend véritablement que ce que l’on sait recréer par soi-même avec ses propres moyens. « Avoir saisi, c’est avoir constitué de quoi produire, à partir de ses propres perceptions et comme soi-même, l’expression ou l’organisation dont on a reçu connaissance – Se faire source de ce que l’on reçoit »33. Valéry propose donc deux types d’explication; l’une d’ordre psychophysiologique concernant les effets de la sensibilité formelle et l’autre d’ordre phénoménologique décrivant la conduite poétique comme une attitude délibérée orchestrée par l’activité combinée de l’imagination et de l’intellect. Ces deux explications ont en commun la corrélation s’établissant dans l’expérience esthétique et poétique de l’individu entre un moi séparable et un monde séparable lui correspondant. Tout à coup, l’individu a l’impression sensible qu’un univers indépendant de formes ou de significations parait se détacher de la réalité préexistante et s’adresser à lui en interpelant son attention. Cette impression temporalise 33
P. Valéry, Cahiers II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, p. 947.
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momentanément le sentiment d’une sphère esthétique autonome à laquelle répond corrélativement un moi réceptif correspondant, autre et différent de l’état d’être que nous nous reconnaissons habituellement. L’un des exemples utilisés par Valéry illustrant l’actualisation de cette corrélation esthétique est celui que nous éprouvons lors de l’audition du son émis par une note musicale sur un instrument de musique. Le son émis par la note se manifeste immédiatement comme évoquant un univers musical autonome qui se détache de l’univers ambiant des bruits environnants. À la différence de la perception d’un bruit, qui s’épuise et se résorbe dans l’identification locale d’un événement sonore isolé (par exemple, j’entends le bruit d’un avion dans le ciel), l’audition du son musical nous met en attente d’un univers musical virtuel in statu nascendi et donne naissance à un moi vigile en état d’anticipation réceptive. Le retentissement d’une seule note musicale suffit pour qu’une oreille se dresse en nous telle une antenne prête à capter la suite. Nul besoin d’être musicien pour ressentir le sentiment d’altérité esthétique décrit par cet exemple. L’audition d’une note musicale entraine instantanément chez l’auditeur l’attente d’une matière sonore encore inconnue et produit l’éveil d’un moi potentiel se disposant à l’accueillir. Cette expérience fait émerger une configuration inédite entre nos facultés de connaissance : elle entrouvre la possibilité d’être autre que celui que nous sommes dans notre quotidienneté. Notre identité personnelle, celle qui nous définit par tel type d’éducation familiale, telle formation professionnelle, telle appartenance ethnique, culturelle et historique façonne la compréhension de ce que nous sommes en tant que personne au point où nous avons tendance à la réduire à l’ensemble de toutes ces déterminations. Pour Valéry, il s’agit là pourtant d’une conception réductrice de notre identité créatrice sous-évaluant le fait que l’individu est toujours plus que l’identité factuelle de son « je suis ». En effet, il est également un « je puis » par lequel il est capable d’être autre qu’il est. C’est la prise de conscience explicite de cette aptitude potentielle habitant le « je puis » qui s’active et se manifeste dans le sentiment d’altérité esthétique du moi séparable dont parle Valéry. Cette différence valéryenne entre le « je suis » et le « je puis » structure l’ensemble de ses interrogations sur le dédoublement de soi s’actualisant dans le phénomène de l’altérité poétique sous la forme du sentiment d’un moi et d’un monde contrastant et se séparant de l’état fonctionnel de notre sensibilité régulière. Valéry distingue le moi du « je suis » comme l’état déterminé de la personne individuelle (son identité familiale, sociale, culturelle, historique) et le moi du « je puis » comme l’état réfléchissant et créatif du moi
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poétique (activant tous les pouvoirs formels que l’individu développe en tant que sensibilités nouvelles), qu’il nomme aussi le « Moi pur ». Cette appellation vise à rendre compte du processus d’autocompréhension et d’autodifférenciation de soi par lequel le Moi pur oppose les virtualités potentielles du moi poétique à la facticité de l’identité du moi empirique. Alors que le moi du « je suis » est un mélange et un amalgame de déterminations hétérogènes auxquelles il se sent appartenir et avec lesquelles il s’identifie, le Moi pur incarne en lui l’instance formelle qui déréalise l’ensemble de ces déterminations pour libérer les pouvoirs virtuels du moi poétique de toute attache empirique au moi factuel. L’individu ressent le premier moi (le « je suis ») comme lui étant toujours déjà familier, alors qu’il expérimente le second (le « je puis » à la source du Moi pur) comme un moi lui apparaissant étranger. Celui-ci se manifeste à la conscience du sujet empirique sous les dehors d’une instance impersonnelle s’opposant aux traits définissant sa personnalité individuelle. Il en résulte que l’apparition du Moi pur altère l’autocompréhension du sujet à l’égard de la personnalité qu’il reconnait être la sienne, même si celle-ci est plutôt celle que les autres ont contribué à lui donner. En effet, bien que l’individu puisse considérer les traits de sa personnalité comme étant définis par un ensemble de déterminations lui étant singulières, il subit celles-ci plus qu’il ne les choisit. Il n’est pas responsable de sa propre naissance, il appartient à une famille, à une nation, à une culture, à une époque qu’il n’a pas recherchées et il est soumis en bas âge à une socialisation qui modèle les contours de sa personnalité. En un mot, la personnalité de l’individu est composée d’éléments provenant des autres. C’est donc une illusion de penser que les traits de sa personnalité témoignent de ce qu’il a d’unique. Pour Valéry, ce n’est pas tant l’identité factuelle du « je suis » qui caractérise la singularité et l’originalité de l’individu, mais bien ce qu’il peut faire avec ou en dépit de ce qu’il est. L’apparition du Moi pur rend possible de prendre conscience que sa propre personnalité, qu’il prenait pour unique et singulière, n’est qu’un simple « cas particulier » parmi l’infinité de configurations possibles que peuvent prendre les traits d’un individu. Les traits qui servent à définir les contours de sa personnalité sont comparables à tous ceux qui déterminent celle des autres. Le Moi Pur représente donc l’instance virtuelle qui rend l’individu sensible à la contingence et à l’arbitraire des variables constituant son identité personnelle et historique. Il réalise ainsi qu’il aurait pu être autre que ce qu’il est, que l’identité de sa personne repose sur des événements qui, eux aussi, auraient pu se présenter autrement, etc.
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Si Valéry est devenu attentif à cette dimension du caractère étranger des sensations produites par la sensibilité formelle, c’est bien parce qu’il s’est entrainé à le faire par le biais de la pratique poétique de la déréalisation et de la substitution. « Mon goût du net, du pur, du complet, du suffisant – conduit à un système de substitutions… »34. Cette pratique volontaire de la substitution présuppose l’intervention de l’imagination qui déréalise la réalité préexistante pour la rendre disponible à l’univers poétique des possibilités et des virtualités. Ce processus de déréalisation dispose l’individu à percevoir la réalité à travers une infinité de substitutions possibles, dont l’intellect détermine la pertinence cognitive et identifie les valeurs symboliques ou sémantiques. La déréalisation de la réalité s’avère le fruit d’une conduite délibérée et contrôlée par l’attention poétique créatrice. Ainsi, par elle et par l’opération raisonnée du jeu des substitutions, Valéry le poète « se fait voyant » – pour parler comme le jeune Rimbaud – « par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »35. Dès lors, la réalité visée par le moi poétique lui apparait comme un ensemble de formes étrangères. Valéry voit ce processus de déréalisation à l’œuvre non seulement à l’égard de la réalité du monde préexistant, mais tout autant à l’endroit des composantes de la personnalité constituant l’identité individuelle et sociale. Il entraine chez l’individu le sentiment d’une dépersonnalisation de soi en un moi tout à fait impersonnel. Non seulement l’imagination volontaire peut rendre le monde étrange, mais elle peut aussi réussir à nous rendre étrangers à nous-mêmes. En rendant le monde étrange, elle en fait un monde à part séparable du monde familier; en nous rendant étrangers à nous-mêmes, elle nous tient suffisamment éloignés de notre identité socioculturelle pour que nous réussissions à nous appréhender comme un autre soi – à la fois différent et semblable aux autres.
34
P. Valéry, Cahiers 1, p. 791. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, dans Lettres de la vie littéraire d’Arthur Rimbaud, réunies et annotées par J.-M. Carré, Paris, Gallimard, 1990, p. 45. 35
FORME, MATIÈRE, SYMBOLE. SUR LA PLACE DE LA FORME DANS LA RÉFLEXION SUR LA MUSIQUE D’HUMAIN, TROP HUMAIN DE NIETZSCHE1 Charles LEBEAU-HENRY (Université catholique de Louvain)
Introduction La première et la dernière esthétique de Nietzsche sont bien connues, mais sa réflexion sur l’art dans les textes de sa période moyenne reste encore aujourd’hui un aspect relativement négligé de sa pensée. Entre l’esthétique du dionysiaque et de l’apollinien de la Naissance de la tragédie et la physiologie de l’art des derniers textes se trouve pourtant une réflexion nourrie et nuancée sur l’art et les artistes. Ce désintérêt s’explique peut-être par le fait que l’esthétique de cette période, et en particulier celle des trois volumes d’Humain, trop humain, a traditionnellement été interprétée comme une critique sans appel de l’art, et donc comme un moment négatif du parcours d’un penseur qui a énoncé ailleurs ses positions importantes au sujet de l’art2. L’un des rares commentateurs à avoir attribué une position esthétique positive à Nietzsche dans Humain, trop humain est Éric Dufour, qui a suggéré que Nietzsche défend dans ce livre une esthétique musicale formaliste, modelée sur celle du critique viennois Eduard Hanslick3. 1 Ce travail a été réalisé grâce à l’appui d’une bourse doctorale du Fonds de recherche du Québec – Société et culture, dossier 2022-B2Z-302563, ainsi qu’avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International. 2 Voir par exemple C. Schüle, « Ästhetik », in H. Ottmann (Hg.), Nietzsche Handbuch, Stuttgart, Metzler, 2000, p. 197, où la période moyenne est qualifiée de « période critique de l’esthétique » (ästhetik-kritische Periode). Ce jugement, assez souvent repris, est ancien ; on le trouve déjà en 1900 chez J. Zeitler, Nietzsches Ästhetik (Leipzig, Seemann), qui parle d’une « esthétique critique » (kritische Ästhetik) dans les textes de cette période (voir le titre de la deuxième partie de son livre, p. 119 sq.) 3 Dans son article « L’esthétique musicale formaliste de Humain trop humain » (Nietzsche-Studien, 28, 1999, p. 215-233), ainsi que dans la section dédiée à la période moyenne de son livre L’esthétique musicale de Nietzsche (Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 157-225), section où le premier texte est repris et
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Selon Dufour, l’abandon de la cause wagnérienne s’accompagnerait de l’abandon total par Nietzsche de sa première esthétique et de l’adoption de la position de l’adversaire et antithèse de son précédent maître en matière d’esthétique musicale. Après avoir chanté les louanges de la puissance de la musique, capable d’opérer une transformation de la culture par sa vertu communicative, Nietzsche soutiendrait maintenant que la musique ne peut rien exprimer du tout. En plein accord avec Hanslick, ce refus de l’expression s’accompagnerait d’une valorisation de la forme (au sens d’une structure sonore se déployant dans le temps), reconnue comme lieu authentique de la beauté musicale. Nous aimerions ici réexaminer cette identification de l’esthétique musicale d’Humain, trop humain au formalisme de Hanslick. Cette position a déjà été rejetée, mais la question persiste : quel rôle joue la forme dans les écrits de Nietzsche de cette période sur la musique et sur l’art en général, et dans quelle mesure sa réflexion se laisse-t-elle rattacher au formalisme4? C’est à ce rôle singulier de la forme dans les deux volumes d’Humain, trop humain que nous nous intéresserons ici. Nous soutiendrons que Dufour a raison de prêter à Nietzsche plus qu’une critique et une condamnation de l’art dans ces textes, mais qu’il serait erroné d’y voir surtout une reprise des arguments contre l’expression et pour la beauté proprement musicale de Hanslick. Cependant, si Nietzsche ne partage pas les prémisses du formalisme, il valorise bien une écoute attentive à la beauté formelle. Il la valorise toutefois d’une façon absolument incompatible avec le formalisme hanslickien, soit comme symbole à portée éthique. Il est donc juste, à notre avis, de prêter au Nietzsche de cette période certaines affinités avec le formalisme, mais les différences restent trop grandes pour qu’on puisse faire de lui l’un de ses représentants. modifié et où Dufour développe davantage sur Hanslick et l’orientation générale de la philosophie de Nietzsche à la fin des années 1870. Hormis Dufour, les seules études sur le rapport de Nietzsche à Hanslick se concentrant sur une période autre que celle de la Naissance de la tragédie sont, à ma connaissance, celles de Manfred Eger, qui a soutenu (sans cependant le démontrer de façon convaincante) que Nietzsche avait emprunté un grand nombre d’arguments et surtout d’images à Hanslick dans l’écriture du Cas Wagner. Voir en particulier son article « Zum Fall Wagner/Nietzsche/Hanslick », in A. Schirmer & R. Schmidt (Hg.), Entdecken und Verraten: Zu Leben und Werk Friedrich Nietzsches, Weimar, Böhlaus, 1999, p. 111-131. 4 Voir C. Landerer, « Hanslick », in S. L. Sorgner, H. J. Birx & N. Knoepffler (Hg.), Wagner und Nietzsche. Kultur – Werk – Wirkung, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2008, p. 382-383, selon qui le rapport du Nietzsche de la période moyenne et de la maturité à Hanslick reste encore une question ouverte.
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I. Retournement ? Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Wagner et Hanslick représentaient pour ainsi dire les deux pôles opposés des débats concernant l’esthétique musicale. Le compositeur avait défendu, depuis les écrits théoriques de son exil zurichois jusqu’à ses textes plus tardifs5, le pouvoir expressif de la musique et l’enracinement du langage en elle. Le critique viennois, au contraire, était le porte-étendard de la position formaliste, refusant à la musique tout pouvoir expressif propre, et appelant à une écoute attentive à la beauté de la structure musicale plutôt qu’à sa signification. Aucun rapprochement entre les deux perspectives ni aucune position mitoyenne ne semblaient possible. Il fallait prendre parti. Nietzsche, c’est bien connu, a plaidé publiquement la cause de Wagner dans ses premiers écrits, de la Naissance de la tragédie (1872) jusqu’à la quatrième Considération inactuelle, Richard Wagner à Bayreuth (1876)6. On peut affirmer sans trop exagérer que tout ce que publie Nietzsche avant 1878 (hormis ses travaux philologiques) vise à soutenir le Kulturkampf wagnérien, son projet d’une réforme de la société par et pour l’art. Et pourtant, la relation de Nietzsche à Wagner a toujours été teintée d’ambivalences. Son soutien au projet culturel de Wagner était constant, mais son adhésion à ses théories esthétiques l’était beaucoup moins. Il est généralement admis que Nietzsche n’a vraiment adhéré à la cause wagnérienne qu’assez tard, soit, selon toutes les apparences, à partir de sa rencontre avec le compositeur en novembre 1868. On sait également que sa pleine adhésion aux idées du compositeur fut d’assez courte durée7. En outre, 5
Principalement dans Opéra et drame (1851) et dans le Beethoven (1870). Ces deux textes ont d’ailleurs suscité des réponses du parti adverse. Un compte rendu anonyme de La Naissance de la tragédie de 1873, vraisemblablement rédigé par Robert Zimmermann, collègue de Hanslick à Vienne et auteur d’une Allgemeine Ästhetik als Formwissenschaft (1865) herbartienne, avait critiqué les prétentions (schopenhaueriennes) de Nietzsche à reconnaître dans la musique un « Urkunst » capable d’exprimer l’essence du monde phénoménal (voir Anonyme [R. Zimmermann], « Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik », in H. Reich (Hg.), Reaktionen und Rezensionen zu Nietzsches Werken, Berlin, De Gruyter, p. 144-145). Sur l’attribution du texte à Zimmermann (convaincante, vu la mention extrêmement favorable de Herbart), voir la lettre d’Erwin Rohde à Nietzsche du 27 février 1873, in F. Nietzsche, Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe, G. Colli & M. Montinari (Hg.), 2. Abt., 4. Bd., Berlin, De Gruyter, 1975-2004, p. 215. Hanslick critiquera quant à lui le pathos messianique de la quatrième Inactuelle dans l’essai « Kritische Nachfeier von Bayreuth », in Musikalische Stationen, Berlin, A. Hofmann, 1880, p. 254255. 7 La datation du wagnérisme de Nietzsche est sujette à débat. M. Prange (Nietzsche, Wagner, Europe, Berlin, De Gruyter, 2016, p. 50) a suggéré que Nietzsche n’a été 6
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jusqu’à cette première rencontre, son intérêt pour Wagner, indéniable, était accompagné d’une résistance tenace face à certaines de ses innovations artistiques. La relation de Nietzsche à Hanslick est, comme sa relation à Wagner, elle aussi marquée d’ambivalences. Même lorsque Nietzsche est au plus fort de son wagnérisme, son intérêt pour le critique viennois semble persister. La première lecture de Hanslick a vraisemblablement eu lieu lors de ses études de philologie à Bonn, où Nietzsche aurait peut-être lu le livre sous l’influence d’Otto Jahn, son professeur de philologie, également musicologue8. Si son jugement sur Jahn s’est rapidement durci à la suite véritablement wagnérien que de sa rencontre avec le compositeur en novembre 1868 à février 1870. La datation de la fin de cette adhésion a été contestée par C. Landerer dans « “Dies ist alles sehr beängstigend”: Nietzsche, Wagner, Hanslick und die “jüdische Presse” » (Nietzsche-Studien, 41, 2012, p. 182-190). Landerer ne propose cependant pas d’autre date de fin à l’adhésion de Nietzsche à Wagner. La question est en effet très difficile : dans Humain, trop humain encore, Nietzsche est à certains égards ambigu dans ses jugements sur Wagner (voir infra dans cette section). 8 L’année généralement admise pour la première lecture du court traité Du Beau musical (Vom Musikalisch-Schönen) est 1865. Un exemplaire du livre dans sa 3e édition, publiée cette même année, se trouve dans la bibliothèque de Nietzsche (voir G. Campioni et al., Nietzsches Persönliche Bibliothek, Berlin, De Gruyter, 2006, p. 275). C. P. Janz (« Friedrich Nietzsches Frage nach dem Wesen der Musik », Nietzscheforschung, 5-6, 1998, p. 28) a suggéré qu’une première lecture avait pu avoir lieu en 1862. K. Kropfinger (« Wagners Musikbegriff und Nietzsches ,Geist der Musik’ », Nietzsche-Studien, 14, 1985, p. 3-4) reconnaît quant à lui déjà des éléments formalistes dans une lettre à Rudolf Buddensieg du 12 juillet 1864 (F. Nietzsche, Correspondance, éd. par M. de Gandillac et J. Lacoste, Paris, Gallimard, 1986, vol. I, p. 310-312 [abrévié Corr. suivi du numéro de volume dans la suite du texte]). Concernant une hypothétique lecture pré-1865, Kropfinger (art. cit., p. 3-4) rappelle également, à la suite de Dahlhaus (L’idée de la musique absolue. Une esthétique de la musique romantique, trad. M. Kaltenecker, Genève, Contrechamps, 1997, p. 31), un point intéressant : la première édition du livre de Hanslick se terminait sur un passage à tonalité métaphysique, qui semblait laisser ouverte la porte à une harmonisation (au moins partielle) de la pensée de Hanslick avec la métaphysique de l’art de Schopenhauer. Le passage, supprimé dans toutes les éditions ultérieures, va comme suit : « Cette teneur (Gehalt) spirituelle relie aussi dans l’esprit de l’auditeur la beauté de l’art musical à toutes les autres grandes et belles idées. Pour lui, la musique n’agit pas simplement et absolument par sa beauté la plus propre, mais en même temps comme copie (Abbild) sonore des grands mouvements de l’univers. Grâce à des relations profondes et secrètes avec la nature, la signification des sons s’élève bien au-delà d’eux-mêmes et nous fait toujours en même temps sentir l’infini dans l’œuvre du talent humain. De même que les éléments de la musique : retentissement, son, rythme, force, faiblesse, se retrouvent dans tout l’univers, de même l’homme retrouve à nouveau dans la musique l’univers entier. — » (Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen. Ein Beitrag zur Revision der Aesthetik der Tonkunst, Erste Ausgabe, Leipzig, Weigel, 1854, p. 104). Si l’on admet que Nietzsche a lu Hanslick avant 1865, on doit également supposer qu’il a lu soit la première (1854) ou la deuxième (1858) édition de son essai. Il est donc possible qu’il se soit d’abord familiarisé avec le texte qui contenait ce passage, et qu’il ait donc d’abord connu un Hanslick parfois plus « romantique ». Voir également C. Landerer & N. Zangwill, « Hanslick’s
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de son départ pour Leipzig afin d’y suivre Friedrich Ritschl, son rapport à Hanslick est resté plus mesuré9. Nietzsche, malgré ses réserves partisanes, semble avoir (au moins parfois) traité Hanslick comme un interlocuteur digne de respect en matière d’esthétique10. D’un côté, il ne pouvait adhérer aux positions de Hanslick dans la mesure où la communication par la musique était essentielle au projet de réforme culturelle qu’il défendait11. Mais d’un autre côté, certains doutes persistants quant aux théories et à la personne de Wagner garantissent toujours une certaine sympathie pour les positions formalistes du critique12. Un fil directeur intéressant pour suivre la relation fluctuante de Nietzsche à Hanslick est celui des références à Lessing dans les années précédant la Naissance de la tragédie. En 1866, Nietzsche avait commencé à rédiger une critique de la réduction pour piano de la Walkyrie de Wagner, texte qui commençait par ces mots : « L’esthétique musicale se porte mal : il manque un Lessing pour marquer ses frontières avec la poésie. Nulle part ne ressent-on ce manque plus clairement que chez l’étrange poète-compositeur dont la dernière œuvre se trouve ici devant nous »13. La critique de Nietzsche ne concerne que la musique du prélude orchestral, dont il met en doute la capacité à exprimer par elle-même les Deleted Ending », The British Journal of Aesthetics, 57, 1, 2017, p. 85-95, pour une interprétation plus nuancée de ce passage de la première édition du livre de Hanslick. 9 Voir K. Kropfinger, art. cit., p. 2-3 et A. Hartmann Calvacanti, « Nietzsche als Leser: Seine frühen Quellen und die Lektüre von Eduard Hanslick », in M. Knoche, J. H. Ulbricht & J. Weber (Hg.), Zur unterirdischen Wirkung von Dynamit: Vom Umgang Nietzsches mit Büchern, zum Umgang mit Nietzsches Büchern, Wiesbaden, Harrassowitz, 2006, p. 51-53, qui tous deux contrastent le traitement très critique de Jahn dans le fragment 1871, 9[8] à celui très factuel de Hanslick en 1871, 9[98] (ici et dans la suite, les fragments seront toujours cités par l’indication de l’année de leur rédaction et de leur numéro dans le système de classement de l’édition Colli-Montinari). Dans les notes manuscrites prises dans son exemplaire du livre de Hanslick, lesquelles seraient vraisemblablement aussi à dater de 1870-1871 (voir Hartmann Calvacanti, art. cit., p. 54-56), Nietzsche était cependant beaucoup plus dur avec le critique. 10 En plus du texte mentionné à la note précédente, voir la lettre à Heinrich Köselitz du 22 mars 1884 (Corr. IV, p. 475-476). 11 Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer également à notre étude « Nietzsche contre ses génies. Sur la redéfinition du rôle de l’art et de l’artiste dans Humain, trop humain et Opinions et sentences mêlées », Revue philosophique de Louvain, 119, 3, 2022, p. 385413 en part. p. 388-390 et p. 397-398. 12 En outre, comme le souligne notamment A. Hartmann Calvacanti (art. cit., p. 51), Hanslick pouvait servir de soutien à Nietzsche contre Wagner dans sa défense de l’autonomie et de la prééminence de la musique, caractères que ce dernier, même dans sa période « schopenhauerienne », n’a jamais entièrement admis (voir K. Kropfinger, art. cit., p. 10). 13 F. Nietzsche, Frühe Schriften [BAW], H. J. Mette (Hg.), 3. Bd., Berlin, Dtv, 1994, p. 207.
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événements dramatiques qui ont lieu sur la scène. La musique du prélude, censée exprimer une « tempête » décrite par les didascalies et par l’indication « stürmisch » de la partition, pourrait, pour un auditeur qui n’aurait pas la scène ou la partition devant les yeux, tout aussi bien évoquer une « roue qui tourne » qu’un « train à vapeur passant bruyamment »14. L’argument est typiquement hanslickien : la musique peut reproduire certains mouvements, mais n’est pas assez déterminée pour que ces mouvements évoquent un objet plutôt qu’un autre pour l’auditeur. Fin 1869, alors que Nietzsche est maintenant professeur de philologie classique à Bâle et qu’il s’est converti à la cause wagnérienne, son discours semble s’inverser. Dans une lettre à Erwin Rohde, décrivant son projet de traiter de problèmes esthétiques dans des conférences publiques qu’il prépare (Le drame musical grec et Socrate et la tragédie, qu’il prononcera en 1870), il écrit : « Il s’agit avant tout de dépasser puissamment le Laocoon de Lessing. Ce qu’on ose à peine dire sans angoisse intérieure et sans confusion »15. Plutôt que de chercher, à l’aide d’arguments formalistes, à reproduire pour la musique la séparation des principes appropriés aux différents arts telle que Lessing l’avait opérée dans sa polémique contre l’ut pictura poesis, il s’agit maintenant de défendre l’unité primordiale des arts, thèse chère à l’esthétique wagnérienne. Mais Nietzsche, bien sûr, va plus loin que Wagner et, en ce sens plus schopenhauerien que le compositeur, accorde la primauté à la musique et cherche à la penser comme « clé de toute philosophie de l’art »16. C’est notamment cette différence avec Wagner qui explique que nous trouvons encore des traces d’idées hanslickienne à l’époque de la rédaction de la Naissance de la tragédie. Dans le fragment 12[1] de 1870, maintes fois commenté, Nietzsche affirme de façon surprenante que le « sentiment » est « ce qui est absolument en soi non artistique », qu’autant pour l’artiste que l’auditeur il entrave « l’accès au sanctuaire de la musique »17. Il emprunte également à Hanslick l’argument de 14
Ibid., p. 207-208. Corr. II, p. 62 (lettre du 7 octobre 1869). 16 Lettre de Heinrich Romundt à Nietzsche du 4 mai 1869, où il se remémore les thèmes de discussions de l’hiver 1868-1869 (F. Nietzsche, Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe, G. Colli & M. Montinari (Hg.), 2. Abt., 2. Bd., Berlin, De Gruyter, 1975-2004, p. 8 ; la lettre est citée par M. Montinari dans Nietzsche, Sämtliche Werke : Kritische Studienausgabe in 15 Bänden, G. Colli & M. Montinari (Hg.), 14. Bd., Berlin, Dtv – De Gruyter, 1980, p. 41 [abrévié KSA suivi du numéro de volume dans la suite]). 17 Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, éd. par G. Deleuze et M. de Gandillac, vol. I-1, Paris, Gallimard, p. 433-434 (abrévié OPC suivi du numéro de volume dans la suite); KSA 7, p. 364-365. 15
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l’impossibilité pour la musique d’exprimer des sentiments déterminés pour soutenir sa conception de la musique dionysiaque : Ce que nous appelons sentiment est déjà, du point de vue de cette volonté, pénétré de représentations conscientes et inconscientes qui le saturent, et n’est plus ainsi objet direct de la musique (...). Prenons en exemples les sentiments de l’amour, de la crainte et de l’espoir : la musique ne peut plus rien engager avec eux de manière directe, tant chacun d’entre eux est déjà rempli de représentation.
L’auditeur attentif à la musique par le biais des sentiments qu’elle suscite en lui ne trouvera pas accès aux révélations de l’art musical ; ces affects sont « une sorte d’ordre symbolique intermédiaire qui peut lui donner un avant-goût de la musique, tout en l’excluant pourtant de ses plus intimes sanctuaires »18. Sans nécessairement valoriser une écoute formaliste – il critiquera dans la Naissance de la tragédie l’« esthétique erronée » qui « exig[e] de la musique (…) qu’elle suscite le plaisir pris aux belles formes »19 – Nietzsche s’oppose bien ici aux esthétiques musicales du sentiment, et donc à la position wagnérienne sur l’expression musicale. Lorsque plus tard, dans les fragments de janvier 1874, Nietzsche se montre très critique à l’égard de Wagner suite aux difficultés de l’entreprise de financement du théâtre de Bayreuth, il ne prend pas pour autant le parti de Hanslick, et critique encore « la théorie formaliste qui fait des sons des arabesques »20. On pourrait presque croire à un emploi délibéré de Hanslick comme contrepoids (voire contrepoison) à Wagner : lorsqu’il adhère aux idées de celui-ci, Hanslick prend souvent plus de place ; lorsqu’il commence à douter, il l’écarte21. Pour anticiper quelque peu sur notre argument, c’est toujours ce que fera Nietzsche dans Humain, trop humain : il ne deviendra pas soudainement formaliste, mais cherchera à formuler une conception en équilibre entre l’expression et son rejet, en refusant à la musique la capacité de révélation sans toutefois la réduire à quelque chose de purement formel. Il convient également de nuancer, à l’inverse, l’ampleur de la supposée rupture que marque Humain, trop humain avec Wagner. Si, dans 18
OPC I-1, p. 435 ; KSA 7, p. 365. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, trad. C. Denat, Paris, G.F.-Flammarion, 2015, § 16, p. 183 ; KSA 1, p. 104. 20 Voir le fragment 1874, 32[52]. 21 Voir B. Schmidt, Der ethische Aspekt der Musik. Nietzsches ‘Geburt der Tragödie’ und die Wiener klassische Musik, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1990, p. 31, au sujet de la Naissance de la tragédie : « Dans sa critique de Wagner, Nietzsche tente de prendre en compte la position de Hanslick, et ainsi de dépasser, dans les grandes lignes, l’opposition entre Hanslick et Wagner. » 19
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l’ensemble, il s’agit du moment où Nietzsche cesse de soutenir publiquement la cause du Meister de Bayreuth pour s’attaquer à ses propres problèmes, Wagner et sa musique ne sont pas pour autant entièrement rejetés. Dans une lettre à Mathilde Maier du 6 août 1878, alors même qu’il travaillait à un nouveau texte devant critiquer l’esthétique wagnérienne et le wagnérisme, il écrit qu’il est devenu « de partisan inconditionnel [qu’il était] […] un partisan conditionnel : ce qui est notre attitude vis-à-vis de toutes les grandeurs du passé »22. Les mentions supprimées à Wagner dans le premier volume d’Humain, trop humain (où Wagner n’est, dans la version publiée, jamais nommé) sont également instructives à cet égard. Nietzsche s’y prononce toujours avec grand respect, voire avec admiration. Dans la version au propre du § 220, il plaçait Wagner parmi Dante, Raphaël et Michel-Ange, étant comme eux un artiste dont la « transfiguration céleste » des « erreurs religieuses et philosophiques de l’humanité » serait destinée à perdre sa puissance dans un avenir où ces représentations auraient été révélées comme illusoires23. Dans le manuscrit pour l’imprimeur du § 221, texte où Nietzsche oppose un art révolutionnaire et naturaliste à la continuité de l’autolimitation comme éthos artistique hérité des Grecs, le philosophe allait jusqu’à suggérer que Wagner était celui qui récoltait les fruits de cette continuité dans le présent : « On voit ici comment, pas à pas, les liens se font, grâce à Wagner, plus lâches, jusqu’à ce qu’ils puissent finir par paraître complètement éliminés : cette apparence est le résultat suprême d’une évolution nécessaire de l’art »24. Alors même que Nietzsche condamne l’art de son temps à une mort imminente25, il semble que Wagner reste pour lui le sommet artistique de l’époque26. Enfin, la troisième référence, supprimée de la version au propre de § 272, mentionne Wagner dans la perspective de la culture, le décrivant, avec Goethe et Luther, comme un individu doté d’une grande « force élastique » (Spannkraft), pouvant ainsi traverser dans le cours son existence « ce que peuvent à peine parcourir quatre générations à la file »27. Même s’ils sont supprimés de la version définitive, ces mentions sont autant de traces d’une ambivalence qui persiste vraisemblablement jusqu’à la fin 1877. Ce n’est vraiment qu’en 1878 qu’intervient la rupture, au moment où Wagner 22
Corr. III, p. 323-324. OPC III-2, p. 528 ; KSA 14, p. 137. 24 OPC III-2, p. 528 ; KSA 14, p. 137. 25 Au § 222 d’Humain, trop humain. 26 Même sans la mention de Wagner, le texte tel qu’il est publié laisse tout de même entendre que ce sommet est bien atteint par la musique de l’époque de Nietzsche. 27 OPC III-2, p. 532 ; KSA 14, p. 140. 23
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attaque publiquement Nietzsche dans les Bayreuther Blätter28, après donc la publication d’Humain, trop humain au mois de mai de la même année. Au moment d’écrire Humain, trop humain et ses compléments en 1876-1879, Nietzsche connaît donc Hanslick depuis longtemps. Plus encore, il avait déjà laissé une certaine place à ses arguments à l’époque de la rédaction de la Naissance de la tragédie, au moment où il semblait pourtant au plus fort de son wagnérisme. Ceci implique donc, d’une part, que la présence apparemment soudaine d’arguments de type formaliste dans la réflexion sur l’art de Nietzsche n’est nouvelle que pour les textes publiés. Si l’on garde à l’esprit que l’ensemble des textes publiés par Nietzsche au cours des années 1870 visait à soutenir le Kulturkampf wagnérien, c’est-à-dire avant tout à soutenir le projet artistique de Bayreuth en vertu des effets culturels qu’il en escomptait, on ne s’étonnera pas que Nietzsche ait cherché à dissimuler ses désaccords esthétiques avec Wagner, qui pouvaient lui apparaître secondaires29. Ceci implique d’autre part que le recours par Nietzsche à des arguments de type formaliste ne signale pas à lui seul un revirement total de son esthétique musicale. Il ne s’agit pas d’une simple réaction, dans laquelle l’abandon de l’esthétique wagnérienne s’accompagnerait de l’adoption de celle de son plus fameux adversaire. On peut plutôt s’expliquer cette apparente nouveauté par le fait que les idées de Nietzsche sur l’art et la musique viennent maintenant librement au jour, alors que, après l’expérience de Bayreuth, Nietzsche est convaincu que Wagner n’est pas en mesure de tenir ses promesses en matière de culture. II. L’esthétique formaliste de Hanslick Avant d’examiner les textes sur l’expression et la beauté musicales de la période d’Humain, trop humain, arrêtons-nous d’abord à la forme que prend l’esthétique musicale formaliste de Hanslick afin d’établir les termes de la comparaison. 28 Dans la troisième partie de « Public et popularité », publiée dans la livraison d’août 1878, à la suite de quoi Nietzsche ne lira vraisemblablement plus la feuille de parti des wagnériens. Voir la lettre à Franziska Nietzsche du 21 avril 1880, où il écrit : « Je ne veux plus rien entendre au sujet des Bayreuther B, je ne les lis plus depuis juillet 1877 » (Corr. IV, p. 22) Nietzsche fait évidemment référence à août 1878 ; voir C. P. Janz, Nietzsche. Biographie, trad. fr. P. Rusch, Paris, Gallimard, 1984, tome II, p. 268-269 pour la chronologie des événements. 29 Sur cette question, voir C. Landerer & M.-O. Schuster, « Nietzsches Vorstudien zur Geburt der Tragödie in ihrer Beziehung zur Musikästhetik Eduard Hanslicks », Nietzsche-Studien, 31, 2002, p. 120-121.
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Dans la préface à son livre Du beau musical, Hanslick divise l’argument du traité en deux « propositions principales » (Hauptsätze), l’une négative et l’autre positive30. La proposition négative concerne la polémique qu’il mène contre l’esthétique du sentiment, qu’il critique notamment pour son manque de scientificité31. Sans nier le fait, indéniable, que les œuvres musicales suscitent des sentiments, Hanslick suggère « que dans les recherches esthétiques, c’est d’abord le bel objet et non le sujet sentant qu’il faut étudier »32. Une esthétique comme science du beau implique d’abord de connaître l’objet qui suscite le sentiment de la beauté, afin précisément d’élucider comment il y parvient. Le sentiment est certes le point de départ de l’investigation, mais ne saurait être le thème principal de l’esthétique musicale33. En considérant l’expression des sentiments comme « but ou destination » (Zweck oder Bestimmung) de la musique34, poursuit Hanslick, les esthétiques du sentiment ont suggéré que le critère du beau et l’objet de l’esthétique musicale seraient à trouver en dehors des œuvres musicales elles-mêmes. Cette hétéronomie est pour Hanslick inacceptable : comprendre le beau musical exige de se pencher sur la musique, et pas sur son supposé référent. En outre, et c’est là probablement l’argument le plus connu du livre, la musique ne peut avoir un sentiment comme « contenu » (Inhalt)35, puisqu’elle n’est pas en mesure de produire le « noyau conceptuel » (begrifflicher Kern) propre à tout sentiment36. Tout ce qu’elle peut évoquer par ses propres moyens, c’est « l’aspect dynamique » (das Dynamische), accidentel, du sentiment37. Elle peut exprimer « l’adjectif » qui le caractérise, mais pas son « substantif »38. Ainsi, une 30 E. Hanslick, Vom Musikalisch-Schönen. Ein Beitrag zur Revision der Aesthetik der Tonkunst, Leipzig, Rudolph Weigel, 31865, p. VIII-IX. Dans la suite, nous citerons l’essai de Hanslick à l’aide de l’abréviation VMS, qui renverra toujours à la troisième édition, dont Nietzsche possédait un exemplaire (voir note 8 supra). Pour prendre la mesure des changements opérés dans le texte des différentes éditions, on se référera à l’édition critique du texte préparée par Dietmar Strauss : Vom Musikalisch-Schönen. Historisch-kritische Ausgabe, 2 vol., Mainz, Schott, 1990. Les traductions du texte de Hanslick sont les nôtres. 31 VMS, p. 1. 32 VMS, p. 2. 33 Voir VMS, p. VIII : « Je partage entièrement l’opinion selon laquelle la valeur ultime du beau reposera toujours sur l’évidence immédiate du sentiment. Mais je suis tout aussi fermement convaincu qu’on ne peut pas déduire une seule loi musicale de tous les appels habituels au sentiment. » 34 VMS, p. 4. 35 Id. 36 VMS, p. 18. 37 VMS, p. 21. 38 VMS, p. 18.
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musique rapide, au rythme irrégulier, dont la mélodie comporte de grands sauts d’intervalles, pourrait en ce sens légitimement être qualifiée d’agitée. Mais cette propriété dynamique pourrait aussi bien appartenir à l’amour qu’à la colère (voire à une pierre descendant le flanc abrupt d’une montagne) et ne permet pas d’établir la référence à un sentiment sans l’ajout d’un supplément d’information (paroles, drame, titre, programme, etc.), extramusical. Inversement, le fait que certaines pièces de musique vocale aient pu être associées à plusieurs textes au contenu expressif fort différent, pour lesquels elles paraissent chaque fois aussi bien renforcer l’expression du texte, témoigne en faveur de cette position. Hanslick évoque l’air bien connu du Messie de Haendel, « For unto us a child is born », censé (si l’on s’en fie au texte) évoquer la piété face à la naissance du Christ, dont la mélodie est en fait empruntée à un duo « érotique » (le No, di voi non vo’ fidarmi) composé peu de temps auparavant39. Ce qui importe avant tout à Hanslick, c’est de savoir par quels moyens le sentiment du beau peut être suscité par l’œuvre musicale. C’est cet aspect que vient baliser l’exigence de la proposition positive : « la beauté d’un morceau est spécifiquement musicale, c’est-à-dire qu’elle est inhérente aux combinaisons de sons sans référence à des pensées étrangères, extramusicales »40. C’est ce que Hanslick exprime également dans sa formule bien connue : « [l]e véritable contenu de la musique sont des formes sonores en mouvement (tönend bewegte Formen) »41. La musique n’est pas représentative, elle ne « contient » que des sons ordonnés dans le temps. Son caractère quasi linguistique, le fait bien connu qu’elle possède une syntaxe, mais est sémantiquement indéterminée, était précisément ce qui avait permis aux Romantiques de la lier au langage et de la présenter à la fois comme son origine et sa quintessence42. Cette même 39
VMS, p. 32-33. VMS, p. IX. 41 VMS, p. 45. La détermination de la forme comme contenu de la musique est volontairement paradoxale et vise à souligner que la distinction entre forme et contenu se dissout lorsqu’on cherche à l’appliquer rigoureusement à la musique. Voir le chapitre VII, où Hanslick s’efforce de montrer que la musique n’a pas de contenu, et en particulier VMS, p. 134 : « Il ne peut en réalité être question du contenu d’une œuvre d’art que si l’on oppose ce contenu à une forme. Les notions de “contenu” et de “forme” se déterminent et se complètent mutuellement. […] Dans la musique, cependant, nous voyons le contenu et la forme, la matière et son organisation (Gestaltung), l’image et l’idée fusionnés dans une sombre et inséparable unité. » Ce qui a pour conséquence que la musique ne peut mettre en forme différemment un même contenu, comme le peuvent les arts représentatifs. « Dans la musique, il n’y a pas de contenu par opposition à la forme, parce qu’elle n’a pas de forme en dehors du contenu » (VMS, p. 135). 42 VMS, p. 68. 40
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indétermination est maintenant ce qui permet à Hanslick d’affirmer qu’« elle est une langue que nous parlons et comprenons, mais que nous ne sommes pas en mesure de traduire »43. Le formalisme musical ne correspond pas exactement à la proposition positive, mais résulte bien plutôt de l’addition de ces deux prémisses. La proposition positive exige que le beau musical soit situé dans quelque chose de propre à la musique, et la proposition négative doit démontrer que la musique ne peut rien exprimer par ses moyens propres ; c’est seulement en combinant ces deux arguments qu’il est possible à Hanslick d’affirmer que le beau musical relève exclusivement de la forme donnée aux sons, de la structure audible de l’œuvre musicale. L’existence d’autres modes d’expressions que ceux qu’admet Hanslick pour la musique mettrait en danger son syllogisme. Et Nietzsche, précisément, admet un tel mode d’expression, qu’il présente en outre comme proprement musical, sous la guise d’un symbolisme des formes musicales. III. Sensualisme et symbolisme : deux formes de l’écoute attentive à la forme Éric Dufour a suggéré que Nietzsche adhère, dans Humain, trop humain44, à la position formaliste de Hanslick dans son ensemble. Selon lui, Nietzsche soutiendrait que « [l]a musique n’a (…) aucun sens extramusical »45, et sa conception du beau serait « totalement hanslickienne »46. Nietzsche souscrirait donc à la proposition négative de Hanslick et adopterait (cela sans pour autant admettre explicitement les exigences de la proposition positive) le contenu de la conception du beau de Hanslick. Les textes clés sur la question de l’expression musicale dans le premier volume d’Humain, trop humain, sur lesquels Dufour appuie son argumentation, sont les paragraphes 215, 216 et 217. Nietzsche y décrit le procédé par lequel la musique a pu devenir un langage symbolique (§ 216), 43
VMS, p. 48. É. Dufour interprète les deux volumes de l’édition de 1886 comme un tout. Nous verrons cependant dans la suite que le premier volume soulève surtout des problèmes, et que c’est seulement dans les deux textes du second volume que Nietzsche développera positivement sur le beau. Pour une lecture plus attentive aux différentes étapes du développement de la pensée sur l’art de Nietzsche de cette période, voir le troisième chapitre de J. Young, Nietzsche’s Philosophy of Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 58-91, consacré aux deux volumes d’Humain, trop humain. 45 É. Dufour, L’esthétique musicale de Nietzsche, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 199. 46 Id., p. 202. 44
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s’oppose aux théories romantiques selon lesquelles elle serait un « langage immédiat du sentiment » (§ 215) et se questionne sur les conséquences de cette évolution (§ 217). D’emblée, la suggestion plusieurs fois répétée par Nietzsche qu’existe un symbolisme musical conventionnel le distingue radicalement de Hanslick47. Hanslick, dans son traité, n’avait en effet admis l’existence que d’un symbolisme musical naturel. Selon lui, nous interprétons nécessairement les éléments qui composent la musique (« tonalités, accords et timbres »)48 en les liant à certains sentiments : « comme les couleurs, les sons possèdent en effet déjà, par nature et dans leur isolement, une signification symbolique qui agit en dehors de et avant toute intention artistique »49. Hanslick renvoie même (avec ironie) à l’inventaire des significations symboliques des différentes tonalités proposé dans les Ideen zur Ästhetik der Tonkunst de Schubart, comme pendant à « l’interprétation des couleurs » présentée par Goethe dans son Traité des couleurs50. Les sons, comme les couleurs, sont « une force par nature déjà mise en rapport sympathique pour nous avec certaines tonalités affectives (Stimmungen) »51. Hanslick les place cependant hors de la sphère de l’esthétique pour deux raisons principales. La première est que notre compréhension symbolique de ces éléments musicaux ne repose pas sur un « rapport » (Zusammenhang) au sens fort entre l’objet musical comme organisation sonore et le sentiment évoqué52. Hanslick est catégorique : pour qu’il y ait expression, il faut qu’il y ait un rapport d’analogie entre l’exprimant et l’exprimé53. « Une telle relation naturelle est très éloignée 47
Cette limite à l’association de Nietzsche au formalisme musical a été suggérée, sans être développée, par C. Landerer, « Form und Gefühl in Nietzsches Musikästhetik », Nietzscheforschung, 13, 2006, p. 56, et par G. Liébert, Nietzsche et la musique, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 222-223. 48 VMS, p. 22. 49 Id. 50 VMS, p. 23. Voir C. F. D. Schubart, Ideen zu einer Aesthetik der Tonkunst, Wien, J. V. Degen, 1806, p. 377-382 et J. W. von Goethe, Traité des couleurs, trad. fr. H. Bideau, Paris, Triades, 31995, p. 257 sq. Hanslick croit à un (modeste) symbolisme des éléments de la musique, mais aurait difficilement pu adhérer à la théorie de Schubart, qui suggère entre autres choses que la tonalité de mi bémol majeur est « la tonalité de l’amour, de la prière, de l’entretien familier avec Dieu ; exprimant la Sainte Trinité par ses trois bémols. » (Schubart, op. cit., p. 377) 51 VMS, p. 23. 52 Id. 53 L’expression au sens habituel, renvoyant à quelque chose d’extérieur à l’objet musical et qui n’est donc pas (entièrement) contenu dans celui-ci, est repoussée d’emblée par l’exigence méthodologique du caractère propre à l’objet musical du beau, posée dans la proposition positive. Hanslick argumente en fait dans sa proposition négative surtout contre la représentation (Darstellung), seule sorte d’expression qui pourrait répondre à ses exigences, puisqu’elle implique que l’exprimé soit contenu (reproduit) dans ce qui exprime.
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d’une expression ou d’une représentation. Nous l’avons appelée “symbolique” dans la mesure où elle ne représente en aucun cas directement le contenu, mais reste une forme essentiellement différente de celui-ci »54. Autrement dit, ces symboles évoquent par les sons certaines tonalités affectives, sans nous les présenter par des moyens proprement musicaux. D’autre part, dans l’organisation musicale des sons, ces symboles naturels ne font plus leur effet, ou bien le font différemment55. Chaque accord mineur dans une tonalité majeure ne fait pas l’effet d’une explosion soudaine de tristesse ; de même, chaque pièce en mode majeur n’évoque pas nécessairement le bonheur. On pensera par exemple au cas bien connu de l’aria « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur » de l’Orphée et Eurydice de Gluck, où le héros chante sa désolation dans la tonalité de do majeur56. Le symbolisme musical, selon Nietzsche, aurait plutôt suivi un développement analogue à celui du langage. Comme pour Hanslick, les symboles musicaux ne possèdent pas à ses yeux de « rapport physiologicopsychologique » naturel avec un quelconque contenu57. Le langage, explique-t-il, s’est développé par l’association prolongée de gestes, qui eux peuvent posséder un rapport physiologique immédiat aux sentiments, à des sons. L’habitude de cette association permet, après un temps, d’évoquer avec le son seul le sentiment qu’évoquait au départ le geste58. La « musique absolue »59 s’est développée de façon similaire : par son association à la parole dans le chant et l’opéra et à certains objets dans la « peinture musicale » (Tonmalerei), la musique « a conquis un domaine formidable de moyens symboliques »60. On comprend aujourd’hui ses « figures sonores »61 sans l’aide de la poésie. Il y a donc en musique pour Nietzsche un symbolisme qui prend appui sur une forme, et pas seulement Sur cette particularité de l’argument de Hanslick, voir M. Budd, Music and the Emotions: The Philosophical Theories, London/New York, Routledge, 1985, p. 21 sq. 54 VMS, p. 23. 55 Voir VMS, p. 23 : « Sur le plan esthétique, ces effets indépendants élémentaires se neutralisent sous l’effet de lois supérieures communes. » 56 Selon Hanslick, cet aria serait en outre expressivement ambigu : Orphée pourrait aussi bien chanter « j’ai trouvé mon Euridyce, rien n’égale mon bonheur », texte dont l’expressivité se trouverait tout autant renforcée par la musique (pourtant dramatiquement appropriée!) de Gluck (VMS, p. 29). 57 VMS, p. 23. 58 F. Nietzsche, Humain, trop humain I, trad. fr. P. Wotling, Paris, Garnier-Flammarion, 2019, § 216. 59 Ibid. 60 Humain, trop humain 1, § 215. 61 Humain, trop humain 1, § 216.
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un symbolisme de l’élémentaire, comme le suggérait Hanslick62. Dufour analyse cet argument du devenir-langage de la musique comme une condamnation de la symbolique musicale, en prêtant à Nietzsche des arguments hanslickiens63 et en évoquant un certain nombre de textes de la période de la Naissance de la tragédie64. La perspective d’Humain, trop humain est cependant fort différente de celle, plus combative, de la période bâloise : Nietzsche est maintenant doté d’une nouvelle « piété » vis-àvis de l’histoire de la culture65, il cherche à conserver le « trésor » acquis grâce aux (ou au prix des) erreurs du passé66. Et cette distance de l’historien, il l’applique également au présent67. C’est pourquoi le symbolisme de la musique n’est pas rejeté dans ces textes, mais plutôt décrit et analysé comme le stade auquel l’époque de Nietzsche se trouve dans son rapport à l’art musical et à partir duquel il lui faut donc prendre son point de départ pour repenser ce rapport68. Que dit explicitement Nietzsche du formalisme dans ces textes ? Au paragraphe 215 d’Humain, trop humain, intitulé simplement « Musique », il écrit : 62 Sur ce symbolisme, voir VMS, p. 29 sq. Voir également VMS, p. 23, où Hanslick affirme clairement que la musique seule ne possède un pouvoir d’expression affective que grâce à l’expression de l’aspect dynamique de l’émotion et au symbolisme naturel des sons : « Un autre moyen d’atteindre le soi-disant but [scil. l’expression des sentiments], en dehors de l’analogie du mouvement et du symbolisme des sons, la musique pure n’en a pas. » 63 É. Dufour, op. cit., p. 199 : « La musique n’a donc aucun sens extramusical. Peu importe ce que la musique peut “exprimer”, “évoquer” ou encore “suggérer” : ce ne sont là que des associations d’idées proprement subjectives, qui varient suivant les individus et ne sont pas fondées dans la musique même. » Si Nietzsche condamne parfois l’arbitraire d’une écoute musicale « pathologique », c’est toujours en admettant que la musique possède bien une valeur symbolique. Voir par exemple le fragment 1876, 25[53], qui dans le manuscrit fait immédiatement suite à une première version du § 215 d’Humain, trop humain portant sur le symbolisme musical : « La musique n’a, prise dans son ensemble comme art (als gesammte Kunst), aucun caractère que ce soit, elle peut être sacrée et profane (heilig und gemein), et elle n’est l’un ou l’autre qu’une fois devenue entièrement symbolique. Ces glorifications sublimées de la musique en général, comme il s’en trouve p. ex. chez Bettina, sont des descriptions des effets d’une certaine musique sur des individus bien déterminés, qui ont en eux tous ces états sublimés et qui à travers eux approchent aussi la musique. » (trad. modifiée) Sur les remarques sur la musique de Bettina von Arnim dans sa correspondance avec Goethe, cf. également VMS, p. 112. 64 Voir É. Dufour, op. cit., p. 199-200 et les notes 162-164 à la p. 222. 65 Fragment 1883, 16[14]. 66 Humain, trop humain I, §16. 67 Voir la citation tirée de la lettre à Mathilde Maier plus haut en note. 68 Cette perspective culturelle de la réflexion sur l’art de Nietzsche, qui cherche, plutôt qu’à seulement cerner le phénomène, à tracer une voie vers un avenir à l’aide de l’art comme moyen de culture, le rapproche en outre beaucoup plus de la perspective esthétique wagnérienne que de celle de Hanslick.
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La « musique absolue » est ou bien une forme en soi, dans l’état grossier de la musique où le retentissement en rythme et en diverses intensités produit de la joie en général, ou bien la symbolique des formes qui parle d’emblée à notre compréhension sans poésie, après que les deux arts se sont développés longtemps en étant liés et que la forme musicale a fini par être tissée de part en part de fils de concepts et de sentiments. Des hommes restés à la traîne pour ce qui est de l’évolution de la musique ressentiront le même morceau sur un mode purement formaliste, là où ceux qui ont suivi ses progrès comprendront tout de manière symbolique. (trad. modifiée)
Ce passage illustre bien la distance qui sépare Nietzsche de Hanslick. Nietzsche suggère qu’il y a deux façons de comprendre l’intérêt pour la musique absolue et la valorisation de la forme qui lui est associée : un intérêt grossier, sensuel, pour la matérialité du son et un intérêt symbolique, intellectuel pour ce que ses formes représentent. Le second aspect est en outre lié à la culture musicale et non à l’arbitraire d’une écoute pathologique69. Seul le premier mode d’écoute est ici critiqué, comme expression d’un manque de culture artistique70. Nietzsche poursuit la réflexion, cette fois avec un ton plus critique, au paragraphe 217, sur « La désensualisation de l’art supérieur ». Il y décrit un processus par lequel notre oreille est devenue, sous l’influence de la musique moderne, « plus intellectuelle » et, en un sens, « plus grossière »71. Nous écoutons maintenant la musique en cherchant le « “cela signifie” » plutôt que le « “c’est” », et pouvons tolérer plus de laideur, plus de « bruit » en vertu de la signification que nous trouvons en elle72. Or, Nietzsche ne condamne pas ici non plus cette écoute attentive au sens, mais voit un risque dans son intensification : Plus l’œil et l’oreille sont aptes à penser, plus ils approchent de la limite où ils deviennent insensibles : la joie se déplace dans le cerveau, les organes sensoriels eux-mêmes s’émoussent et s’affaiblissent, la symbolique ne cesse de se substituer à ce qui est, – et cette voie nous conduit à la barbarie aussi sûrement qu’une autre.
La menace que Nietzsche entrevoit est celle d’une intellectualisation exclusive, d’un terme où l’écoute ne deviendrait que symbolique73. Dans 69
Cf. Humain, trop humain I, § 168. É. Dufour, de façon surprenante, semble vouloir lire le § 215 d’Humain, trop humain comme une valorisation du formalisme au sens de Hanslick (op. cit., p. 200-201), alors que Nietzsche y insiste manifestement sur le caractère primitif de la réception qu’il qualifie de formaliste. 71 Humain, trop humain I, § 217. 72 Ibid. 73 É. Dufour, op. cit., p. 201-202, assimile cette crainte de Nietzsche à une condamnation de l’écoute attentive au sens en général, condamnation pourtant absente de ces textes. 70
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cette situation, les caractères sensibles de l’œuvre d’art s’effaceraient entièrement devant sa signification, et l’attitude de l’auditeur s’apparenterait à celle de l’amateur d’énigmes74. Mais il ressort clairement de ce texte que toute écoute symbolique n’est pas purement intellectuelle. Plus encore, Nietzsche soutient que l’intellectualisation de la sensibilité artistique, comme par ailleurs celle de la sensibilité (Gemüth) en général, est un processus irréversible. Chaque émotion est le fruit d’un devenir intellectuel (Jede Regung ist intellektual geworden) ; ce que l’on ressent par ex. dans l’amour est le résultat de toutes les réflexions à ce sujet, de toute la métaphysique qui s’y est jamais lié, de toutes les tonalités affectives voisines apparentées qui résonnent par affinité (aller verwandten miterklingenden Nachbarstimmungen)75.
Le symbolisme musical qu’expose Nietzsche n’implique donc pas d’emblée la soumission de la sensibilité à l’intellect dans l’expérience esthétique, puisque ce sont aussi les sens eux-mêmes qui s’intellectualisent, dans un enrichissement de la sensibilité par l’histoire de l’intellect76. Nietzsche laisse clairement entendre que nous n’avons pas encore atteint cette limite. Le risque que court son époque semble plutôt être à l’opposé d’un excès d’intellect dans l’écoute. C’est qu’à mesure que la musique se complexifie, que son langage s’enrichit de nouvelles possibilités expressives, une part toujours plus grande du public cesse d’être en mesure de la comprendre. Et plutôt que de cesser de s’intéresser à l’art, cette part du public cherche à prendre plaisir de façon purement sensible à ce qui lui est offert, soit une musique plus laide que jamais, mais signifiant pour qui la comprend « un monde plus beau qu’il n’y en a jamais eu »77. Le résultat est que le public incompréhensif « apprend avec toujours plus de plaisir à saisir dans la musique le laid et le répugnant en soi, c’est-à-dire ce qu’il y a de bas dans le sensible »78. Le problème que pose la désensualisation graduelle de la musique (et de l’art en général), 74 Cf. le § 119 de F. Nietzsche, « Opinions et sentences mêlées », dans Humain, trop humain II, trad. fr. É. Blondel, O. Hansen-Løve et T. Leydenbach, que nous analysons dans la section suivante. 75 Fragment 1876, 23[80], trad. modifiée. 76 Comparer É Dufour, op. cit., p. 201, pour qui Nietzsche veut dans ces textes renverser la domination de l’intellect sur les sens dans la réception des œuvres d’art. À la lecture du § 217 d’Humain, trop humain, il n’est certes pas toujours très clair si Nietzsche pense à une sorte de sédimentation d’habitudes intellectuelles dans la sensibilité réceptive à l’œuvre d’art ou bien à une véritable activité de l’intellect face à l’œuvre. Quoi qu’il en soit, la barrière entre les deux instances est tout sauf étanche, et Nietzsche ne plaide pas pour l’exclusion ou la domination de l’une ou de l’autre. 77 Humain, trop humain I, § 217. 78 Ibid. Cf. Humain, trop humain, § 168.
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contrairement à ce qu’on pourrait croire au départ, est donc double : il menace d’effacer l’aspect sensible de la réceptivité aux œuvres d’art pour ceux qui suivent les étapes de son progrès, mais également de mener à une régression de la sensibilité pour ceux qui ne sont pas en mesure de le suivre, et qui retournent à une écoute sensualiste du type décrit au § 215. Le § 217 est donc bien une défense de la sensibilité dans la réception des œuvres d’art, mais sans être pour autant un rejet des écoutes attentives aux symboles et de leur « intellectualité ». Ce qui s’avère nécessaire, c’est de trouver une voie mitoyenne qui éviterait ces deux extrêmes, sans pour autant chercher à revenir en arrière, vers un stade antérieur du développement de la sensibilité, lequel développement correspond en un sens au développement de la culture elle-même. Ce pour quoi plaide Nietzsche est donc un équilibre entre l’activité sensible et intellectuelle dans la réception des œuvres d’art, entre l’attention donnée à l’expression et celle donnée à la mise en forme.
IV. La beauté comme forme symbolique à teneur éthique Tournons-nous maintenant vers la conception positive de la beauté qu’expose Nietzsche dans Humain, trop humain. Commençons par lire Dufour : D’une manière totalement hanslickienne, le beau, dont la détermination est explicitement empruntée à l’architecture, signifie non pas le symbolisme de l’œuvre, mais le simple dessin des lignes et des figures, c’est-à-dire la forme devenue fin en soi. Le beau est assimilé à l’équilibre, à la mesure et à la limite, la symétrie et la rigueur, aux belles proportions (…).79
Les passages cités par Dufour pour soutenir cette définition n’ont cependant pas de visée normative, ne mentionnent pas ou seulement indirectement le beau musical, et sont plutôt pour la plupart des descriptions de façons anciennes de faire la musique.80 Ce qui ne revient pas à dire que 79
É. Dufour, op. cit., p. 202. S’il est question d’« équilibre », de « mesure » et de « limite » dans le § 221 d’Humain, trop humain, le beau n’y est pas mentionné : l’art y est pensé en termes de l’« apparence de liberté » qu’il permet d’atteindre et comme sortie du « naturalisme ». Dans le fragment 1876-1877, 23[138], « la symétrie et la rigueur » décrivent la façon de composer des maîtres anciens, qu’il faut toutefois maintenant « animer » de notre sensibilité moderne. Il s’agit donc de la description d’un archaïsme et non d’une norme. Le § 134 d’Opinions et sentences mêlées, donné en référence pour les mêmes caractères, traite comme Humain, trop humain § 217 d’un risque, ici posé par « l’extrême maturité du sentiment rythmique », mais, comme ce texte, ne milite pas pour un retour en arrière. Enfin, le 80
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Nietzsche ne valorise pas tout de même un mode d’écoute proche de celui du formaliste, attentif d’abord à la mise en forme des sons. Il parle en effet à cet égard de la nécessité de connaissances techniques pour obtenir « le véritable plaisir artistique » (d[en] eigentlichen artistischen Genuss[])81 et affirme que « la position esthétique au sujet de l’œuvre d’art » est « celle du créateur », dont l’intérêt est tourné vers la mise en forme du matériau plutôt que vers la « matière » (Stoff)82. Seulement, il ne s’agit pas, comme chez Hanslick, d’une question de légitimité, c’està-dire d’établir le domaine dans lequel la beauté proprement musicale pourrait se situer83. Nietzsche décrit dans ces textes un mode d’attention à l’œuvre d’art (sans d’ailleurs l’associer à la beauté), qu’il valorise pour des raisons différentes, c’est-à-dire surtout dans une perspective à la fois culturelle et historiquement déterminée. Et, surtout, ce mode de réception formel n’exclut pas pour lui l’expression ou le symbolisme84. Nietzsche distingue en fait un nombre assez grand de rapports différents aux œuvres d’art, qu’il décrit avec le plus de détail dans le § 119 d’Opinions et sentences mêlées, sur « Les origines du goût pour les œuvres d’art » (Ursprünge des Geschmacks an Kunstwerken). Il y suggère que différents individus appartenant à différents niveaux de culture se sont tournés vers l’art à la recherche de différents genres de « joie » (Freude). Six étapes sont distinguées dans le développement de ce rapport à l’art : 1) La joie dans la compréhension de ce que quelqu’un d’autre veut dire, dans un plaisir analogue à celui de la résolution d’énigme, qui procure au spectateur une « jouissance (Genuss) de sa propre rapidité d’esprit et de sa perspicacité » ; 2) La joie prise au souvenir de « ce qui a été agréable dans l’expérience du sujet », dans le rappel d’événement comme « des chasses, des victoires ou des noces » ; fragment 1878, 27[50], cité pour attribuer à la conception de la beauté de Nietzsche l’importance des « belles proportions » oscille entre le descriptif et le normatif et suggère, en conformité avec le symbolisme formel dont il était question dans la section précédente, que la « mélodie » est un « tout avec de nombreuses belles proportions » et comme telle « [l]e reflet de l’âme ordonnée ». 81 F. Nietzsche, « Le Voyageur et son ombre », dans Humain, trop humain II, trad. fr. par É. Blondel, O. Hansen-Løve & T. Leydenbach, Paris, Garnier-Flammarion, § 149. Voir également le fragment 1876, 23[58]. 82 Humain, trop humain I, § 166. La même idée revient à la fin de la section sur l’art dans le § 221. 83 Comme l’affirme É, Dufour, op. cit., p. 198-199. Dufour cite en outre Humain, trop humain § 219, qui est encore une fois un passage descriptif, portant sur une pratique artistique ancienne. 84 Ce à quoi il faut tout de suite ajouter que ces « niveaux de culture » coexistent à l’époque moderne (cf. Opinions et sentences mêlées, § 223).
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3) La « jouissance prise à l’excitation même, à la victoire sur l’ennui » ; 4) Le plaisir pris au souvenir du déplaisant, en tant qu’il est surmonté (überwunden) ou en tant que, faisant de nous-mêmes l’objet de l’art dans l’interprétation d’une œuvre, nous paraissons nous-mêmes intéressant à l’auditeur85 ; 5) « [C]ette joie engendrée par la vue de tout ce qui est régulier et symétrique, dans les lignes, les points ou les rythmes ; car une certaine similitude réveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie et à quoi seul on doit effectivement tout son bien-être. Dans le culte de la symétrie, on vénère donc inconsciemment la règle et les proportions en tant que sources de tout ce qui a fait son bienêtre : cette joie est une espèce d’action de grâces » (trad. modifiée) ; 6) « [U]n sentiment encore plus raffiné, celui d’une jouissance éventuelle à rompre la symétrie et la régularité, quand il nous incite par exemple à chercher la raison dans une apparente déraison, ce qui alors en fait, sous forme de solution d’une énigme esthétique, comme un genre supérieur de la joie artistique mentionnée au début » (trad. modifiée). Le texte se termine sur un défi au lecteur, typique de la « forme aphoristique » nietzschéenne : « Qui poursuivra ces considérations saura à quelles sortes d’hypothèses on renonce ici par principe pour expliquer les phénomènes esthétiques ». Peu importe ce que Nietzsche pouvait précisément avoir en tête, un type d’hypothèses dont l’absence se laisse d’emblée remarquer est celui de l’expérience d’une beauté propre à l’œuvre d’art. Ici, au contraire, toute forme de plaisir pris à l’art, celui pris à ses caractères formels inclus, est avant tout un plaisir pris à celui-ci en rapport avec ou en fonction de ce qu’il symbolise. Ce pour quoi on s’intéresse à l’art dans les faits n’est donc pas proprement artistique au sens de Hanslick, mais découle de ce que l’art représente ou signifie pour nous86. Ce qui se rapproche le plus d’une définition hanslickienne du beau87, soit la cinquième étape, est en outre un plaisir à la forme en vertu de ce qu’elle représente analogiquement. Ce plaisir pris à la régularité comme symbole d’une vie ordonnée survient à nouveau dans un texte du Voyageur et son ombre, toujours sans mention de la beauté : 85
Ici, l’interprétation au sens du comédien ou du musicien. Pour Hanslick, seuls les sentiments produits par la beauté peuvent être « considérés comme artistiques » (künstlerisch gelten) (VMS, p. 96). 87 Hanslick nie cependant que l’« architectonique » puisse être en soi critère du beau (VMS, p. 64). 86
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Quels paysages donnent un plaisir durable (dauernd erfreuen). – Ce paysage a tous les traits d’un tableau, mais je ne parviens pas à en trouver la formule, pris comme un tout il demeure pour moi insaisissable. Je remarque que tous les paysages pour lesquels j’ai un goût durable offrent, sous leur diversité, un schéma simple de lignes géométriques. Sans un substrat mathématique de ce genre aucun paysage ne devient objet de plaisir artistique (wird keine Gegend etwas künstlerisch Erfreuendes). Et cette règle autorise peut-être une application métaphorique à l’être humain.88
L’écriture à la première personne donne à ce texte l’aspect d’une présentation par Nietzsche de son goût propre, que l’on pourrait situer à la cinquième étape du développement décrit plus haut. Mais il semble simultanément vouloir généraliser ce goût, en insistant à nouveau sur le plaisir symbolique pris au « substrat mathématique » des paysages qui rappelle le caractère réglé d’un individu89. Ailleurs, toujours au sujet de l’appréhension des paysages, Nietzsche insiste sur le fait que le l’intéressant, ce qui attire l’intellect avide de résolution d’énigmes, n’est pas beau90. S’il associe cette appréhension symbolique de la mesure comme règle éthique à la beauté, celle-ci n’agit toutefois pas comme valeur indépendante dans sa réflexion. En effet, par l’expression « dauernd erfreuen » dans le titre du texte cité plus haut, il renvoie également à un thème important de ses considérations sur l’art de cette période, soit la subordination du beau à une certaine conception de l’utilité. Au § 101 d’Opinions et sentences mêlées, il écrit : Ce qu’est le détour vers le beau. — Si le beau est semblable à ce qui réjouit (gleich dem Erfreuenden) — ce que jadis chantaient les muses — alors l’utile est bien souvent le nécessaire détour vers le beau et peut à bon droit récuser le reproche à courte vue des hommes de l’instant, qui ne veulent pas attendre et pensent atteindre tout ce qui est bon sans détour.91
La description du beau comme « ce qui réjouit » (das Erfreuende) est récurrente dans les textes du deuxième volume d’Humain, trop humain. Un fragment de la même époque apporte certaines clarifications : 88
Le Voyageur et son ombre, § 115. Cf. le fragment 1878 27[50], déjà cité. Voir également le brouillon du Voyageur et son ombre § 115, où Nietzsche était plus radical : « L’absence d’un substrat mathématique indique le caractère non artistique. » (KSA 14, p. 191; la variante n’est pas reprise dans la traduction française en OPC III-2) 90 Le Voyageur et son ombre, § 126. Dans un brouillon, Nietzsche avait ajouté (puis raturé) « l’‘œuf magique’ chez C » à la fin du texte, confirmant qu’il pensait bien ici au cas d’une énigme (OPC III-2, p. 461 ; KSA 14, p. 192) ; cf. le premier et le dernier stade décrits dans Opinions et sentences mêlées § 119, supra. 91 Opinions et sentences mêlées, § 101, trad. modifiée. 89
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L’utile est supérieur à l’agréable (das Angenehme) (au beau) parce qu’il tend, à la longue et indirectement, à l’agréable, et à un agréable qui n’est pas momentané, ou encore parce qu’il cherche à établir la base de l’agréable (p. ex. la santé). L’art du beau est ou bien conçu seulement pour l’instant ou bien coïncide avec l’utile ; l’utile n’est JAMAIS sa propre fin, mais le sentiment de bien-être de l’agréable l’est.92
La beauté en général, décrite ici comme « ce qui est agréable », est donc conçue de façon extrêmement générale par Nietzsche. On pourrait dire à la rigueur que tous les modes de réceptions énumérés plus haut satisfont à sa définition. Mais ce qui est rendu clair par ces deux textes, c’est qu’il veut valoriser un type de beauté, celui qui apporte une joie prolongée plutôt que momentanée. Cette beauté utile a manifestement comme modèle l’expérience de la beauté des paysages93, et comme nous l’avons vu est utile en fonction de son rapport à un principe éthique de mesure, qui doit garantir ses effets bénéfiques prolongés94. Malgré cette soumission de l’art à une valeur qui lui est extérieure, Nietzsche persiste à affirmer que celui-ci réalise sa fonction au mieux en suivant sa propre logique. La dernière phrase du fragment précité insiste sur la différence entre la perspective de Nietzsche qui, comme « médecin de la culture », suggère que l’art produit ses meilleurs effets lorsqu’il maximise son influence éthique, et la perspective de l’artiste, qui lui persiste à ne chercher à produire que l’agréable, bref, le beau. C’est ainsi qu’il faut également comprendre le § 136 d’Opinions et sentences mêlées : Moyens et fins. — Dans l’art la fin ne justifie pas les moyens : mais des moyens justifiés peuvent ici justifier la fin.95
La préservation de la distinction entre la sphère morale et la sphère artistique était déjà un thème central de la Naissance de la tragédie. « Si un artiste veut émouvoir, élever, transformer les hommes, il pourra bien se servir pour ce faire, en tant qu’artiste, de moyens malhonnêtes : sa juste fin ne le justifiera pas dans ce cas. Car sa fin relève du tribunal moral, ses moyens du tribunal esthétique »96. Dans l’art, ce qui importe, c’est la 92
Fragment 1878, 30[89]. En plus des §§ 115 et 126 du Voyageur et son ombre, déjà cités, voir le § 149 Humain, trop humain, qui décrit également l’expérience d’un paysage (voir la version préparatoire [OPC III-1, p. 524; KSA 14, p. 134] ainsi que la description de l’événement qui a inspiré ce passage dans la lettre de Malwida von Meysenbug à Olga Monod citée dans Nietzsche, Werke. Kritische Gesamtausgabe, G. Colli & M. Montinari (Hg.), 4. Abt., Bd. 4, Berlin, De Gruyter, p. 28, et le fragment 1878, 32[18]). 94 Fragment 1876, 23[81]. 95 Opinions et sentences mêlées, § 136, trad. modifiée. 96 Fragment 1878, 32[5]. 93
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capacité des moyens artistiques à transfigurer quelque chose ; la justification procède donc des moyens vers la fin. Il ne suffit donc pas à un artiste d’adopter un thème ou un objet moral pour que son œuvre soit esthétiquement justifiée : au contraire, c’est comme artiste qu’il pourra changer notre perception de la chose en question en la justifiant par la beauté, c’est-à-dire en nous la rendant agréable. La question expressive se présente donc pour Nietzsche d’une façon inédite. Il cherche à établir de quelle façon l’art peut au mieux se soumettre à l’utilité, bref, à une certaine morale. Sa réponse est qu’il ne suffit pas que ses fins soient morales ; les moyens employés doivent aussi être esthétiquement adéquats. Ce faisant, les exigences expressives et les exigences formelles convergent dans la valorisation d’une écoute caractérisée par une attention à la forme donnée au matériau musical en vertu, au moins en partie, de son contenu, et d’une production d’une musique de type « classique », dont la forme mesurée agit comme symbole tout en présentant une certaine autonomie au niveau de la « logique » musicale97. Nietzsche est donc bien loin de la perspective de Hanslick, dont l’approche combine la description98 et la question (logique) de droit99. Si Nietzsche prend son point de départ dans la description de la pluralité des rapports à l’art qui ont existé, cette description ne sert pas ensuite seule de base à une définition du beau100. Il ne s’agit pas tant de déterminer ce qu’est le beau que de valoriser une production et une réception des œuvres d’art qui répondraient à un critère éthique. Et c’est cette façon de se rapporter aux œuvres d’art que Nietzsche nomme de préférence l’expérience du « beau », même s’il tend également à vouloir généraliser l’emploi de ce terme. La référence à la beauté dans les textes de cette période renvoie donc à ce choix opéré dans le domaine de l’art plutôt qu’à une valeur qui déterminerait l’étendue de ce domaine.
Conclusion Si la réflexion de Nietzsche sur la musique comporte bien des éléments formalistes à l’époque d’Humain, trop humain, il ne s’agit pas là d’une nouveauté. De plus, on peut difficilement lui prêter une esthétique 97 L’insistance sur cette logique, par opposition à la « rhétorique » musicale, est récurrente. Voir par exemple les fragments 1878, 27[60] et 1878, 28[47]. 98 Voir VMS, p. 61-62. 99 Comme le présente bien É. Dufour, op. cit., p. 181 sq. 100 Comme l’affirme É. Dufour, op. cit., p. 212.
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formaliste, puisqu’il valorise la forme en vertu de raisons qui contredisent les prémisses du formalisme musical. On peut résumer les incompatibilités de Nietzsche avec le formalisme en comparant ses positions aux propositions négative et positive de Hanslick et à la définition du beau qu’il en déduit. D’abord, avec son symbolisme conventionnel, Nietzsche n’adhère pas entièrement à la thèse négative de Hanslick. Il suit celui-ci dans la mesure où cela lui est utile pour réfuter les prétentions du romantisme musical, mais pas plus loin : la musique n’est certes pas une langue primordiale, mais elle est bien une langue comme une autre, qui peut exprimer des émotions (et même des « concepts) sans pour autant devoir en reproduire la structure. Ensuite, Nietzsche ne partage pas non plus les exigences de la thèse positive de Hanslick : il ne fait pas une science du beau, mais une « science de l’art » ; ce qui l’intéresse n’est pas tant l’objet artistique lui-même que la pluralité des rapports que nous entretenons ou pouvons entretenir avec lui101. Il se penche sur l’art comme phénomène culturel en général, et pas seulement selon la perspective de la beauté. Déjà dans la Naissance de la tragédie, sa contribution à la « science esthétique »102 et en particulier à l’esthétique musicale, avait notamment été d’insister sur l’importance de valeurs autres que celle du beau en art, et notamment d’une certaine laideur propre à la musique dionysiaque103. Nietzsche admet toujours d’autres principes pour l’art en dehors de la beauté et n’exige pas que le beau soit entièrement interne à la musique, comme le fait Hanslick. Il insiste cependant pour que la composition musicale ne soit pas soumise à des exigences formelles externes comme celles d’un drame, sans quoi elle risque de devenir difforme104. Enfin, Nietzsche semble bien toutefois valoriser une écoute attentive à la forme et aux caractéristiques techniques audibles d’une œuvre105 et 101 Humain, trop humain, § 145. Voir également le fragment 1876, 20[1], où il rejette la scientificité autant de l’esthétique (romantique) qui part des effets que de l’esthétique (notamment formaliste) qui part des causes. 102 La Naissance de la tragédie, § 1, p. 101 ; KSA 1, p. 25 103 La Naissance de la tragédie, § 24, p. 233-234 ; KSA 1, p. 151. Voir également la préface de 1886 à ce texte (dans le même volume), « Essai d’autocritique », § 4, p. 8788; KSA 1 p. 15-16 104 Fragment 1878, 27[41]. 105 Ni Nietzsche ni Hanslick ne défendent le « primat de la partition », comme l’affirme Dufour (op. cit., p. 208). Comme le rappelle C. Landerer, É. Dufour semble oublier que la musique est selon Hanslick une forme sonore en mouvement (C. Landerer, « Form und Gefühl in Nietzsches Musikästhetik », Nietzscheforschung, 13, 2006, p. 58 ; VMS, p. 45). Son seul « contenu », ce sont les « formes sonores entendues » (VMS,
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associer celle-ci à la beauté. Ce type d’écoute n’exclut pas cependant qu’une place soit laissée à la symbolique des formes sonores, puisque cette beauté nous plaît avant tout en vertu de son référent symbolique. Ce qu’il appelle de préférence la beauté, c’est l’expression symbolique du principe de mesure propre à la sagesse. Si donc la musique que valorisent les deux auteurs est similaire, les raisons qui les mènent à prendre position sont incompatibles. En matière de musique, Nietzsche privilégie la forme sans être formaliste.
p. 131), et la partition n’en procure qu’un « abstractum » (VMS, p. 136). Quant à Nietzsche, l’ontologie de l’œuvre d’art au sens où nous l’entendons aujourd’hui n’appartient pas à ses préoccupations. On pourrait au mieux déduire de ses arguments en faveur d’une interprétation des œuvres musicales du passé d’une façon dont l’expressivité serait adaptée à la sensibilité moderne (Opinions et sentences mêlées, § 126) qu’il tolère volontiers une certaine liberté vis-à-vis de l’autorité de la partition.
« PHILOSOPHIE DU BEAU », « ESTHÉTIQUE », « SCIENCE DE L’ART » ? ENJEUX MÉTAPHYSIQUES D’UNE DÉNOMINATION Carole TALON-HUGON (Sorbonne Université)
« Philosophie du beau », « Critique du goût », « Philosophie de l’art », « Esthétique », « Science de l’art », ces expressions ont été utilisées pour désigner une discipline qui, depuis le XVIIIe siècle, peine à définir sa méthode et le périmètre de ses objets. Deux de ces appellations sont aujourd’hui communément associées dans les intitulés de programmes universitaires en France : « Esthétique » et « Philosophie de l’art », le premier mot tenant souvent lieu d’hyperonyme. Sous les figures tutélaires respectives de Kant et de Hegel, ces deux appellations se partagent une champ de questionnement unifié depuis le XVIIIe siècle autour de trois pôles : le beau, le sensible et l’art. En s’installant dans le paysage intellectuel, le substantif Esthétique intronisé par Baumgarten faisait de l’un de ces trois termes : le sensible – l’aisthesis comme acte commun du sentant et du senti – le centre de gravité de ce nouveau champ disciplinaire1. Il y a là des enjeux qui dépassent des questions de dénomination. Je soutiendrai ici que ces questions sont solidaires d’une autre qui, elle, est métaphysique et donc méta-esthétique : celle de la nature du beau et, plus largement, des propriétés esthétiques. Plus précisément, je soutiendrai que réalisme et anti-réalisme commandent des choix de dénominations. Je le montrerai ici en étudiant les débats qui, en France, ont accompagné la mise en place de la discipline baptisée Esthétique dans le champ des savoirs et des institutions au XIXe siècle.
1 Hegel le déplorait et voyait le biais introduit par cette appellation, mais se pliait à l’usage en baptisant Esthétique sa philosophie de l’art.
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I. La question décisive : réalisme et antiréalisme des propriétés esthétiques La question décisive est bien celle, métaphysique, de la nature du beau. C’est celle posée par Saint Augustin demandant « si les choses sont belles parce qu’elles procurent du plaisir, ou bien alors si elles procurent du plaisir par le fait qu’elles sont belles ». Saint Augustin, avec les penseurs pré-modernes en général, la réglait en ces termes : « voici que sans tergiversation aucune je répondrais : elles procurent du plaisir parce qu’elles sont belles »2. La beauté est objective et demeure dans les choses belles y compris lorsqu’aucun homme n’est là pour les saisir et les apprécier. Autrement dit, ce n’est pas l’assentiment subjectif accompagnant le beau qui fait le beau. Ce dernier existe indépendamment de son appréhension. L’homme le saisit mais ne le crée pas : la désirabilité ou le plaisir ne fait pas la beauté, elle désigne seulement l’attitude de l’homme à leur égard : « ce qui caractérise le beau, ce n’est pas le fait que quelqu’un le contemple d’une façon particulière, mais le fait que la forme, selon l’harmonie objective, répand son éclat sur les parties proportionnées de la matière », écrit encore Albert le Grand3. La beauté est donc ontologiquement autosubsistante et possède une consistance objective que disent d’ailleurs les critères retenus par Saint Thomas pour la caractériser : l’integritas, l’harmonia ou la consonantia et la claritas : est beau ce à quoi il ne manque rien, ce qui est proportionné et ce qui resplendit. Autre caractère essentiel : les Anciens ne concevaient pas la beauté sensible comme une réalité autonome et indépendante d’une transcendance. La beauté sensible procède d’autre chose qu’elle ; elle vient de plus haut. Ainsi, chez Platon, ou chez Plotin, la beauté sensible n’existe que par participation à l’Idée intelligible de beauté, c’est-à-dire à une Beauté en soi qui fournit la beauté à toute chose tout en restant elle-même. Cette commune origine est ce qui fait la parenté des choses belles (un beau visage, un bel arbre, une belle statue), par delà leurs spécificités aspectuelles. L’Idée du beau imprimée en l’homme au cours de son existence supra terrestre, demeure dans son âme et lui permet de reconnaître la beauté visible et de la juger en la rapportant à son modèle intelligible. Ainsi, Platon ou Plotin n’ont pas ignoré la beauté sensible mais l’ont perçue comme un premier échelon permettant d’accéder à d’autres formes 2 3
Saint Augustin, De Vera Religione, cap. 32. Albert le Grand, De Pulchro et Bono.
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de beauté supérieures, plus nobles, plus respectables : la beauté de l’âme, de la vertu, du savoir, etc. Le discours de Diotime dans Le Banquet de Platon décrit cette démarche ascendante permettant de s’élever de la beauté des corps aux formes toujours plus spiritualisées de beauté, et ce jusqu’à l’Idée même de beauté, c’est-à-dire jusqu’à la beauté non pas relative, mais absolue, immuable et éternelle. Le Moyen Âge chrétien poursuit cette conception verticale du beau en faisant de la beauté une propriété transcendantale de l’être et de l’Être suprême qu’est Dieu. Dieu est donc le beau supra-substantiel et les choses sensibles sont belles parce qu’elle proviennent de Lui. Les réalités esthétiques sont ainsi théophaniques ; la beauté est indissociablement splendeur physique et métaphysique. Une telle origine suprasensible permet de concevoir aisément les notions de beauté intérieure, de beau spirituel, de splendeur de l’âme : « Le beau plus intérieur brille mieux que tout ornement extrinsèque, mieux même que toute parure royale », écrit ainsi Saint Bernard dans un de ses Sermons4. Enfin, cette origine transcendante du beau lui confère une autre caractéristique importante : son lien étroit avec le bien et le vrai. La kalokagathia des Grecs liait étroitement la beauté sensible et intelligible (Kalos) au bien (Agathos). Le Moyen Âge chrétien considère que le beau ne diffère ni du bien ni du vrai, ces valeurs se rejoignant dans l’Être et se présentant comme des prédicaments de la divinité. Identiques « quant au sujet », ils ne diffèrent que par la manière dont l’homme les considère : « le bon se rapporte tout spécialement à l’appétit (...). Et pour cette raison, il peut être considéré sous le point de vue de la finalité ; car l’appétit est, pour ainsi dire, un certain élan vers la chose appétée. En revanche, le beau se rapporte à la vertu cognitive : sont déclarées belles en effet les choses qui plaisent quand elles sont regardées », écrit Saint Thomas5. Le beau et le bien ne diffèrent que du point de vue du sujet humain pour qui le bien est l’Être dans sa dimension conative, et le beau l’Être dans sa dimension perceptive. Mais dans l’Être, les deux sont identiques et il y a donc équivalence et convertibilité entre le beau et le bien. Cette vision métaphysique du beau, déclinée différemment selon les auteurs, demeure comme une basse continue dans la culture européenne de l’Antiquité à l’aube des Temps modernes. Que l’on conçoive le beau comme reflet imparfait de l’Idée de beauté (Platon), comme triomphe de l’esprit sur la matière (Plotin), comme rayon émané de la face de Dieu 4 5
Saint Bernard, Sermons (23). Saint Thomas, Somme théologique, I, q. 5, a. 4.
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(néoplatonisme chrétien), l’on pense toujours que la beauté sensible est liée à une beauté transcendante, objective et absolue et que, sans cette dernière, la beauté sensible n’existerait pas. La beauté n’est donc pas un terme exclusivement esthétique et n’est pensable que dans le cadre d’une métaphysique du beau. A la question augustinienne de savoir « si les choses sont belles parce qu’elles procurent du plaisir, ou bien alors si elles procurent du plaisir par le fait qu’elles sont belles », les anti-réalistes répondent quant à eux qu’elles sont belles parce qu’elles procurent du plaisir. Comprendre un tel renversement suppose de considérer une révolution plus large, qui se produit au tournant des XVIe et XVIIe siècles et qui affecte en profondeur la manière de se représenter le monde et de le penser. L’épistémè nouvelle qui se met en effet en place à l’Âge classique conçoit le monde sensible d’une manière radicalement nouvelle. Pour le dire en une phrase, le monde sensible, fait d’objets étendus, colorés, pesants, sonores, odorants, etc., se subjectivise au sens où il est dit n’exister que pour un sujet. Les tenants de la nouvelle physique mécaniste corpusculaire (Galilée, Descartes, Boyle, Locke, Newton, etc.) soutiennent que les qualités dites « secondes », c’est-à-dire celles qui ne nous sont données que par le canal d’un seul sens (le bleu, l’aigu, l’amer, le rugueux, etc.), n’existent pas telles quelles dans l’objet. Le sucre n’est en lui-même ni blanc, ni doux ; blancheur et douceur n’existent pas hors de la sensation. En lui-même le sucre est une configuration particulière de corpuscules. Ces sensations particulières ressenties par le sujet se produisent lorsque ses récepteurs sensoriels sont en contact avec certaines dispositions spatiales des particules de matière en mouvement dont est composé l’objet. Objectivement, n’existe donc que cette microstructure. Dire qu’un objet est bleu, lisse ou parfumé, c’est seulement dire que sa structure moléculaire est telle qu’il cause en l’homme ces sensations visuelles, tactiles et odorantes particulières. De cette révolution scientifique s’ensuivent des conséquences considérables pour la question de la beauté. Cette manière nouvelle de penser le sensible qui s’impose progressivement dans le champ philosophique travaille d’abord souterrainement la question du beau. Les effets visibles des transformations correspondantes se font clairement sentir au XVIIIe siècle. Les Recherches sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, de Hutcheson, publiées en 1738, l’énoncent clairement : « on voudra bien noter que dans la suite de cet ouvrage, le mot beauté est pris pour l’idée qu’elle suscite en nous ». Autrement le beau n’est rien d’autre qu’un
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contenu de conscience, et non une caractéristique réelle de certains objets du monde. Il n’est rien hors du sujet, si bien que « s’il n’existait aucun esprit possédant un sens de la beauté pour contempler ces objets , je ne vois pas comment on pourrait les dire beaux ». Le beau est encore moins l’écho dans l’objet de l’Idée intelligible de beauté. Il est une qualité relationnelle qui naît de la rencontre d’un objet et d’un sujet ; une idée produite en nous au contact de certaines propriétés corpusculaires des choses. Il n’a plus de consistance ontologique ; l’assentiment subjectif ne le suit pas mais le constitue. Montesquieu le dit très clairement dans son Essai sur le goût : « Les Anciens (…) regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives à notre âme, ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des Anciens, sont aujourd’hui insoutenables, parce qu’ils sont fondés sur une philosophie fausse : car ces raisonnements, tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l’humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien »6. La subjectivisation du beau signe la fin des traits par lesquels il se caractérisait dans la pensée pré-moderne : la fin de sa transcendance, de sa verticalité, de son origine suprasensible. La question du beau ne relève plus de l’onto-théologie ; l’expérience du beau n’est plus l’expérience métaphysique du monde. La subjectivisation du beau signe aussi, par voie de conséquence, la fin de la convertibilité des transcendantaux ; en refusant aux beautés sensibles toute attache transcendante, le beau s’autonomise du bien comme du vrai. Kant thématise fermement cette disjonction dans le premier moment de l’Analytique du beau de la Critique de la faculté de juger en isolant le beau de l’agréable et du bon. Tel est ce phénomène d’esthétisation du beau produit par la vision subjectiviste, psychologisante et sensualiste des modernes : le beau n’est plus que beau et n’existe que dans une expérience sensible. Comment ce débat métaphysique sur la nature affecte-t-il la constitution de la discipline esthétique ? On va le voir en étudiant la ligne de fracture qui sépare au XIXe siècle en France, ce que Fechner nommait les « esthétiques d’en haut » et les « esthétiques d’en bas »7. 6 Montesquieu, Essai sur le goût, in Œuvres complètes, t. IX, Œuvres et écrits divers, Oxford/Naples, p. 487. 7 Cf. G. Fechner, « Die Ästhetik von Oben und von Unten » (1804), in Vorschule der Ästhetik, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1876, p. 6.
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II. Métaphysiques du beau Pour les réalistes, l’objet central et prééminent de la réflexion esthétique est le beau, décliné dans toutes ses variétés, sensibles, spirituelles, morales, et artistiques. Un beau objectif, qu’il s’agit d’aborder en soi, dans son essence, comme on le voit dans le cours de Victor Cousin intitulé Du vrai, du beau et du bien, donné en 1818. Cousin s’oppose à l’empirisme, qui fait du beau une variété de l’agréable, comme il s’oppose à une approche toute rationaliste voyant dans le beau la manifestation sensible d’une perfection. Même objectivité du beau chez Théodore Jouffroy qui enseigna lui aussi à la Sorbonne et au Collège de France. Dans ses cours d’esthétique de 1826, la question du beau occupait une place centrale et pour lui aussi la beauté n’est affaire ni de proportions ni d’utilité, toutes choses relatives au monde empirique ; elle n’est pas circonstancielle, mais absolue. La beauté est intimement liée au bien. Cousin affirme ainsi qu’audelà des formes diverses du beau réel, le beau en soi unit tous les ordres de beauté (morale, intellectuelle et sensible), dans un beau idéal très proche de l’Idée platonicienne de beauté. Il se recommande d’ailleurs du discours de Diotime dans Le Banquet pour affirmer que « la beauté physique sert d’enveloppe à la beauté intellectuelle et morale ». Cette idée de co-naturalité du beau, du bien et du vrai est aussi celle de Félicité Robert de Lamennais, prêtre, écrivain et philosophe qui, dans son Esquisse d’une philosophie (1840-1846), consacre un chapitre à l’art et à la beauté et fait de cette dernière la manifestation du vrai, dans un platonisme christianisé. Il s’ensuit que les passions du beau sont bien plutôt l’amour et l’admiration que le plaisir. Le beau, écrit Cousin, s’éprouve de manière désintéressée, par le concours de la raison, du sentiment et de l’imagination qui « anime et (…) vivifie » les deux premières. Il produit une « émotion délicieuse » qui nous attire vers l’objet « par un sentiment de sympathie et d’amour », si bien que « le vrai artiste s’adresse moins aux sens qu’à l’âme »8. Pour Théodore Jouffroy, le sentiment éprouvé en présence du beau est un plaisir mêlé de manque, une promesse et une élévation : il nous fait « pressentir Dieu et l’autre vie ». L’émotion esthétique ou désintéressée, provient de cette expérience symbolique ; elle est perception du spirituel à travers le sensible. Mais cet invisible ne peut nous 8 Cf. V. Cousin, Du vrai, du beau et du bien, Paris, Didier, 1836 (version retravaillée du cours de 1818).
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émouvoir que par le biais du visible, si bien que la définition la plus haute de l’art est la suivante : « expression de l’invisible par les signes naturels qui le manifestent »9. Pour Paul Souriau aussi, l’expérience du beau n’est pas celle de l’agrément. A l’encontre d’un subjectivisme relativiste, il soutient que « la beauté ce qui répond aux goûts des plus raisonnables, aux goûts de l’homme sain, normal et pleinement développé ; ce que nous devrions tous aimer et admirer ; ce qui nous unit dans le meilleur de nous-même »10. Le goût, changeant, multiple, sans règle, ne suffit pas à juger du beau ; il faut aussi une appétence pour les « beautés supérieures », et « une intelligence lucide, informée, exercée »11. La raison ne dessèche pas la sensibilité mais l’enrichit ; réglant le sentiment et le stimulant, elle augmente le champ de nos admirations. Comme on le voit, Souriau défend une esthétique de la valeur et non de l’agrément, soutenant que le sentiment du beau n’est pas le plaisir mais l’admiration. L’esthétique métaphysique fait une place importante à la notion de beau idéal. La doctrine du beau idéal selon laquelle les beautés sensibles de l’art sont la manifestation d’un beau transcendant, avaient été défendues par Quatremère de Quincy, archéologue, historien de l’art érudit, et homme politique, qui développa une pensée théorique sur l’art dans plusieurs ouvrages et dans des conférences publiées sous le titre Essai sur l’idéal dans ses applications pratiques aux œuvres de l’imitation propre aux arts du dessin (1837). Son Essai sur la nature, le but et les moyens de l’imitation dans les beaux-arts (1823) développe précisément sa théorie de la beauté idéale, destinée à combattre le risque grandissant du romantisme qu’il interprète comme une résurgence déguisée du réalisme. Les arts du dessin (architecture, peinture, sculpture) sont des arts du génie, qui ne se bornent pas à l’imitation simple de la nature : ils sont toujours aussi invention. Aussi l’imitation doit-elle être une imitation idéale, qui, loin de chercher à reproduire les particularités individuelles des choses, restitue leur type idéal. Tel est, selon Cousin aussi, l’artiste de génie qui, loin de se contenter d’imiter la nature, poursuit le beau idéal : il le pressent (« L’idéal, écrit Cousin, est l’objet de la contemplation passionnée de l’artiste »12), puis le restitue en rectifiant la nature en fonction de lui. Parce que le beau idéal réunit beauté morale, intellectuelle et sensible, la beauté sensible de l’art révèle la beauté morale qui est « le fond de toute vraie beauté », si 9
Cf. Th. Jouffroy, Cours d’esthétique, Paris, Hachette, 1843. P. Souriau, La Beauté rationnelle, Paris, Alcan, 1904, p. 88. 11 Ibid., p. 63. 12 V. Cousin, op. cit., p. 187. 10
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bien que « la fin de l’art est l’expression de la beauté morale à l’aide de la beauté physique »13. La co-naturalité du beau et du bien défendue par les esthétiques métaphysiques fait que l’art n’a pas à être mis au service de la morale en cherchant à édifier par des contenus vertueux exemplaires. D’où la formule fameuse de Cousin « Il faut de l’art pour l’art. Le beau ne peut être la voix ni de l’utile, ni du bien, ni du saint. Il ne conduit qu’à lui-même ». Loin de signifier que l’art n’a rien à voir avec la morale, elle demande qu’on renonce aux fonctionnalismes directs au profit d’un fonctionnalisme indirect qui avait déjà été défendu par Schiller : ce n’est pas par ses contenus mais par la beauté que l’art produira un effet moral : « si toute beauté couvre une beauté morale, si l’idéal monte sans cesse vers l’infini, l’art qui exprime la beauté idéale épure l’âme en l’élevant vers l’infini, c’està-dire vers Dieu. L’art produit donc le perfectionnement de l’âme mais il le produit indirectement »14. Cousin qui refuse la servitude de l’art à l’égard de la morale, mais affirme leur union, dans une vision spiritualiste de l’art teintée de néoplatonisme, pour laquelle l’idée du beau, du vrai et du bien sont filles d’un même père, et mènent toutes à Dieu. De tout ceci découle la conclusion que la métaphysique est le lieu naturel de la réflexion sur la beauté, naturelle comme artistique. Cela se voit dans l’œuvre de Félix Ravaisson (1813-1900), dont la philosophie, selon la formule de Bergson, « dérive de cette idée que l’art est une métaphysique figurée et que la métaphysique est une réflexion sur l’art »15. La métaphysique étudie non pas les phénomènes sensibles auxquels se bornent les sciences particulières, mais « des principes d’une autre nature », c’est-à-dire pour Ravaisson, l’Esprit. Si l’esthétique est si étroitement liée à la métaphysique, c’est dans la mesure où l’art en est une forme de révélation sensible : « il fait voir à l’état de pureté la tendance, la volonté de la nature (…), l’idéale et absolue vérité »16. Grâce à l’art, nous saisissons la communauté secrète qui lie les choses, nous voyons le réel dans son harmonie et son unité, nous percevons la manifestation de l’œuvre de Dieu. Le sensible artistique reconduit ainsi à l’Esprit. Si l’art est une métaphysique figurée, la métaphysique doit être une réflexion sur les arts. L’artiste est celui qui est capable de saisir l’Idée génératrice de la Forme dans la nature où le vivant ne s’explique pas par 13
Ibid., p. 188. Ibid., p. 198. 15 H. Bergson, « La vie et l’œuvre de Ravaisson », in La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1938, p. 266. 16 Cf. F. Ravaisson, Testament philosophique (1887), éd. H. Bergson, Paris, Boivin, 1933, p. 87. 14
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la causalité mécanique des forces physiques et chimiques. Ainsi écrit-il à propos du dessin, que son secret « est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu’une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur »17. Créant ainsi de la beauté, qui est la forme du mouvement enregistré, il émeut l’âme « et y éveille l’amour », ranimant ainsi « le divin sommeillant en nous »18. Et en effet, ces réflexions sur le beau et sur l’art sont intimement incorporées à la philosophie de leurs auteurs qui ne comporte pas d’ouvrages spécifiquement consacrés à ces question en raison même des liens profonds que celles-ci ont avec l’ensemble de leur pensée. Un bon exemple à cet égard est l’œuvre de Henri Bergson, qui considère avec Ravaisson que la vie, irréductibles à toute forme de mécanisme psychochimique, est activité créatrice de l’esprit. La métaphysique condamnée par Kant et par Comte peut être réhabilitée, mais à condition de ne pas confier l’accès à l’absolu à la raison (faite pour l’action), mais à l’intuition, « vision directe de l’esprit par l’esprit », « vision qui se distingue à peine de l’objet vu »19. Or, le beau est le lieu privilégié de celle-ci : les beautés de la nature comme celles de l’art renvoient à l’acte de création : « la forme n’est que du mouvement enregistré », ou, ainsi que le disait Léonard de Vinci, « de la grâce fixée »20. Proche du néoplatonisme renaissant, Bergson voit dans le dessin non pas un tracé statique mais un dessein, c’est-à-dire un tracé qui porte la marque d’une vision de l’esprit. Cet acte de création est celui de l’artiste, mais d’abord celui de Dieu, pour qui grâce signifie libéralité, bonté et quelque chose « comme une condescendance »21. Quant à l’expérience de l’art, elle enrichit et élargit le monde de nos impressions, développe en nous une sensibilité non assujettie à l’agir : ainsi se fait chez Bergson le passage insensible de l’esthétique à la métaphysique et de la métaphysique à l’esthétique. Chez ces auteurs, pour lesquels la question du beau, objectif, transcendant, co-substantiel au bien et au vrai, est centrale, qui pensent les beautés naturelles et artistiques comme le moyen d’accéder à l’invisible par le visible, et qui soutiennent que la beauté artistique doit viser l’idéal, l’esthétique ne peut relever que de la philosophie et plus précisément de la métaphysique. 17 Dans H. Bergson, « La vie et l’œuvre de Ravaisson », p. 264 : cette phrase souvent citée par Ravaisson est attribuée par lui à De Vinci. 18 F. Ravaisson, Testament philosophique, p. 91. 19 H. Bergson, La pensée et le mouvant, p. 27. 20 Ibid., p. 279-280. 21 Ibid., p. 310.
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III. Scientifiser l’esthétique Il en va tout autrement chez les tenants de l’antiréalisme des propriétés esthétiques. Pour ceux-là, le beau, pas plus que le bleu, l’aigu, l’acide, ou le rugueux, n’existent tels quels dans l’objet : ils ne sont rien hors de la sensation. Si bien que la recherche sur le beau devient celle des propriétés objectales de la choses qui font surgir cette idée de beauté en nous, comme on le voyait déjà dans les Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu de Hutcheson, ou dans les Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau de Diderot. Remontant de l’épreuve de la beauté aux propriétés qui, dans l’objet, l’occasionnent (des rapports d’ordre, de proportion, de symétrie), Diderot trouvait ultimement dans la physiologie la réponse à la question de savoir pourquoi ces configurations dans l’objet nous plaisent : parce qu’elles permettent « l’accomplissement des fonctions animales »22. Au début du XIXe siècle, la Théorie du beau dans la nature et les arts (1807) du médecin et encyclopédiste Paul-Joseph Barthez, s’inscrit clairement dans cette filiation. On y lit que « La beauté n’existe point par elle-même et dans les objets que nous trouvons beaux, elle n’est qu’une relation qu’ils ont avec nous »23. Ce sentiment étant toutefois une « chose très réelle », il s’agit de trouver dans les choses les combinaisons de propriétés sensibles qui nous les font trouver belles. Soutenant, contre la doctrine hippocratique, qu’il existe une force spéciale nommée principe vital chez l’homme, Barthez intègre ses considérations sur la beauté dans une physiologie vitaliste. L’expérience du beau ne produit pas seulement une jouissance délicate, mais aussi un perfectionnement de l’intelligence et une disposition au bien moral, non en raison d’un lien objectif et transcendant liant le beau au bien et au vrai, mais du fait d’effets psychophysiologiques favorables à la vie humaine. Cette naturalisation du beau fait que l’esthétique doit s’allier à la physiologie. A l’autre extrémité du siècle, un tel vitalisme se retrouve chez JeanMarie Guyau qui, dans Les problèmes de l’esthétique contemporaine (1884), déclarait que « le principe de l’art (…) est dans la vie même »24. L’expérience du beau étant celle d’une stimulation de la vie, il n’y a pas lieu de couper le beau du bien et de l’agréable qui sont « conscience de la vie non entravée »25. Mais parce que le continuum s’étend au-delà 22 23 24 25
D. Diderot, Essai de M. Shaftesbury sur le mérite et la vertu, p. 324. P.-J. Barthez, Théorie du beau dans la nature et les arts, Paris, Colin, 1807, p. 13. J.-M. Guyau, Problèmes d’esthétique moderne, Paris, Alcan, 1884, p. 60. Ibid., p. 76.
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de la vie de l’individu à celle de la société tout entière, Guyau fait aussi appel à la sociologie. Dans L’Art du point de vue sociologique (1889), il soutient que l’émotion esthétique la plus complète et la plus élevée, est d’un caractère social. L’art éduque les goûts, fait sentir de la même façon, produit de la concorde. Telle est l’importance et le sérieux de l’art, qui peut le meilleur comme le pire, « selon qu’il fait sympathiser par l’imagination avec une société meilleure ou pire, idéalement représentée »26. Arrachée à la métaphysique, la question du beau et de l’art a trouvé dans le scientisme et le positivisme du XIXe siècle la promesse de nouveaux développements. En Allemagne, la psychophysique de Gustav Fechner qui entendait importer dans le domaine des phénomènes psychiques la méthode expérimentale, promettait une connaissance des lois régissant le plaisir esthétique (Esthétique expérimentale, 1871), et Hermann von Helmholtz, reliant les perceptions à des grandeurs physique, proposait une théorie physiologique de la musique (Causes physiologiques de l’harmonie musicale, 1877). Souvent en référence à ces travaux, se développa en France le projet d’une esthétique scientifique. Chez certains auteurs cette approche scientifique doit se prolonger par des considérations métaphysiques. C’est ce que pense Charles Lévêque dont la Science du beau (1861), se présente comme une science morale étudiant les rapports de l’âme et du corps, devant se fonder sur la physique, la chimie et la physiologie de Fechner et Helmoltz pour « amener l’esthétique à l’état de science précise et ordonnée », mais qui comporte un chapitre intitulé « Métaphysique du beau ». Un même éclectisme mêlant visées scientifique et métaphysique est visible chez Antelme Edouard Chaignet, qui publia en 1860 Les Principes de la science du beau. Mais chez d’autres auteurs, la volonté de faire une esthétique scientifique signifie plus radicalement un congé définitif donné à la métaphysique. C’est le cas d’Hyppolite Taine qui, reprenant le projet d’Auguste Comte d’élaborer une science de l’homme, s’inscrit clairement dans le positivisme et le scientisme de son temps. Dans Philosophie de l’art qui rassemble ses cours dispensés à l’école des Beaux-arts de 1865 à 1882, il défend une approche « sociale » et non internaliste, qui analyse des conditions d’existence de chaque moment artistique. Les œuvres doivent être considérées « comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractères et chercher les causes »27. Le génie et le goût ne sont pas davantage spontanés et libres : ils obéissent à des conditions précises 26 27
J.-M. Guyau, L’Art au point de vue sociologique, Paris, Alcan, 1889, p. 70. H. Taine, Philosophie de l’art, Paris, Hachette, 1865, p. 20-21.
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et à des lois fixes. Comme tous les faits historiques, les faits artistiques dépendent ainsi de trois conditions : le milieu (géographique, climatique), la race (l’état physique et psychique et le tempérament d’un peuple) et le moment (son état d’avancement intellectuel). Le principal théoricien de l’esthétique scientifique du XIXe siècle en France fut toutefois Eugène Véron, qui se signale par la radicalité des positions exposées dans son Esthétique (1878). Tenant d’un positivisme catégorique, il y combat l’« ontologie chimérique » héritée de Platon, et la théorie du beau idéal héritée de Winckelmann28. Contre elles, il entend construire une esthétique scientifique utilisant les résultats des sciences expérimentales. Son subjectivisme se fonde sur un matérialisme organiciste nourri des travaux de Fechner et de von Helmoltz : les combinaisons de formes, de lignes, de couleurs, de mouvements, de sons, de rythmes, d’images qui nous plaisent, sont celles qui produisant une excitation des nerfs et de la sensibilité qui stimulent la vie. L’optique et l’acoustique fournissent une ultime fondation physique en expliquant le plaisir esthétique par l’intensité, la variété et la concordance des vibrations qui sont les éléments constitutifs de la sensation. Du beau naturel au beau artistique, il n’y a pas de solution de continuité ; le plaisir produit est occasionné par ces mêmes « combinaisons de formes, de lignes, de couleurs, de mouvements, de sons, de rythmes, d’images »29. Mais la réflexion sur l’art fait intervenir de nouveaux objets d’enquêtes portant sur l’activité artistique, l’artiste, le goût et la critique. Dans tous les cas, la raison d’être de l’activité artistique est à chercher dans l’immanence : « Produit spontané, immédiat et nécessaire de l’activité humaine »30, elle n’est pas affaire de don, ou d’inspiration surnaturelle, mais dépend d’un ensemble de conditions très proches de celles énumérées par Taine, si bien qu’elle peut être analysée scientifiquement. Quant au plaisir pris à l’art, il est une « joie admirative » plus complexe donc que le plaisir lié au beau naturel, mais n’en reste pas moins affaire de stimulation et de la recrudescence d’énergie et d’activité cérébrales. Etant affaire de vibrations des fibres de l’œil et de l’oreille, il n’a rien d’arbitraire et doit « être la même pour tous les hommes »31. Les différences d’appréciations proviennent de circonstances surajoutées : spécificités idiosynchrasiques, influence des habitudes, des préférences intellectuelles, des préjugés, de la mode, ou manque d’exercice. 28 29 30 31
E. Veron, L’esthétique, Paris, Reinwald, 21883, p. V. Ibid. Ibid., p. 35. Ibid., p. 61 et p. 64.
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De ce vent de scientifisation qui souffle sur l’esthétique, témoigne aussi l’Introduction à une esthétique scientifique (1885) de Charles Henry, qui soutient que « la science de l’art est une physique psychobiologique ». Ce scientisme déborde la philosophie et atteint la critique d’art comme on le voit notamment dans La Critique scientifique (1888) du critique Emile Hennequin, qui voulut jeter les bases d’une science nouvelle nommée esthopsychologie, où l’artiste serait étudié par la psychologie, et son public par la sociologie. Confier aux sciences expérimentales et sociales l’étude du beau et l’art fait courir à l’esthétique le risque de se dissoudre en elles. Conscient de cela, Victor Basch, œuvra pour en faire une science autonome, ayant à la fois une méthode et un objet propres. En rupture avec Victor Cousin et toutes les formes d’esthétiques métaphysiques, il veut en faire une discipline composite, empruntant à la psychologie, à la physiologie, à l’anthropologie et à la sociologie, sans se fondre en elles. Quant à son objet propre, c’est, d’abord, affirme Basch qui poursuit le déplacement de la focale de l’objet vers le sujet, non plus le beau, mais l’attitude esthétique, autrement dit l’attention à la seule apparence extérieure des objets. Il faut d’abord considérer les sensations produites (visuelles, auditives, motrices, musculaires), et pour cela se tourner vers la physique, la physiologie, la psychophysiologie, telles qu’elles se développent en Allemagne. Puis examiner l’influence de ces sensations sur notre sensibilité affective, en faisant leur place aux théories de l’Einfühlung que développent en Allemagne Robert Vischer et Theodor Lipps. Il faut enfin étudier de quelle manière ces facteurs sensoriels et affectifs sont associés à des idées, en recourant à une méthode génétique en « la méthode historique aux phénomènes organiques, psychologiques et sociaux »32. Basch promeut donc « une science nouvelle (…) appelée science de l’art »33. La même revendication de faire de l’esthétique une science autonome se retrouvera un peu plus tard chez Charles Lalo. Une science pour se démarquer d’« une esthétique d’en haut » qui parle de l’art en termes d’extase ou d’intuition, mais pas de la science auxquelles pensent les « esthétiques d’en bas » qui croient trouver dans les travaux de Fechner l’ultime explication. L’esthétique doit faire appel à « toutes les méthodes positives tour à tour », notamment à la sociologie et à l’histoire. L’œuvre résultant toujours « d’un jeu de combinaison quasi contrapunctique entre des ‘voix’ ou ‘parties’ indépendantes en dehors de l’art, mais que l’art met 32 V. Basch, « Le Maître-problème de l’esthétique » (1921), in Essais d’esthétique, de philosophie et de littérature, Paris, Alcan, 1934, p. 12. 33 Ibid.
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en harmonie », la tâche principale de l’esthétique scientifique est « L’étude méthodique de polyphonie propre »34. Ainsi donc, dans l’esthétique française du XIXe siècle, se jouent non seulement des thèses différentes sur ces objets que sont le beau, le sensible et l’art, mais aussi des positions méthodologiques différentes concernant l’approche de ces derniers. S’y jouent aussi, conséquemment, des définitions variables de la discipline. Deux grands types de position ont été dégagés : celui qui fait de l’esthétique un champ de questionnement interne à la philosophie et touchant à la métaphysique ; celui qui y voit une science qui doit s’autonomiser de la philosophie. Ces deux manières de définir la discipline qu’est Esthétique découlent généalogiquement de deux manières antithétiques de prendre position sur la question métaphysique de la nature du beau.
34 Cf. Ch. Lalo, « Sur les valeurs culturelles et sociales des Beaux-arts », in Deuxième Congrès d’esthétique et de philosophie de l’art, vol. I, Paris, Alcan, 1937, p. 358-363.
LE ROSSIGNOL DERRIÈRE LA HAIE. DE LA CASUISTIQUE DU FAUX EN PHILOSOPHIE DE L’ART Thierry LENAIN (Université Libre de Bruxelles)
L’exemple du faux rossignol Dans un passage souvent cité de la Critique de la Faculté de juger, Kant évoque l’exemple d’un chant d’oiseau imité par un loustic à l’insu d’une aimable assemblée de convives croyant jouir d’une beauté de la nature. Est-il chose plus goûtée des poètes que le chant beau et enchanteur du rossignol dans un buisson solitaire par un calme soir d’été sous la douce lumière de la lune ? Il est toutefois des exemples où aucun chanteur de ce genre ne pouvant se trouver, quelque hôte malicieux a trompé, à leur très grande satisfaction d’ailleurs, ses invités venus chez lui jouir de l’air de la campagne, en cachant dans un buisson un jeune espiègle sachant parfaitement imiter (avec un roseau ou un jonc dans la bouche) ce chant d’après nature. Mais dès que l’on est convaincu qu’il s’agit d’une tromperie, personne ne supporte d’entendre longtemps ce chant tenu auparavant pour si attrayant.1
Dans le texte, la saynète du faux rossignol se donne bien comme un exemple plutôt que comme un cas. Elle vient, en effet, appuyer une idée déjà établie. Un exemple ponctue un raisonnement abstrait pour faciliter sa compréhension par l’adjonction d’un élément concret qui aide à sa cristallisation intellectuelle dans l’esprit du destinataire. Par contraste, un cas correspond plutôt à une occurrence difficile qui, apparue à l’entame ou dans le cours d’un développement, oblige à problématiser l’idée en train de se chercher et, ainsi, tient un rôle actif dans la production du raisonnement. * Merci à Didier Martens et à Christian Martens pour leur lecture très attentive du manuscrit. 1 E. Kant, Critique de la Faculté de juger, trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1978, p. 134 (paragraphe 42). L’exemple avait été annoncé par celui des fleurs ou des oiseaux artificiels que l’on aurait disposés en manière de trompe-l’œil dans un jardin. L’orientation argumentative est la même : une fois la tromperie éventée, l’intérêt du spectateur de la nature s’évanouit aussitôt.
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Il va de soi que cette dichotomie schématise des processus argumentatifs complexes. Ce qui apparaît comme un exemple dans la rhétorique d’un texte achevé qui livre une idée sous une formulation aboutie peut très bien avoir fonctionné comme un cas en amont, lors de l’élaboration de cette idée dans le chef de l’auteur. De plus, dès lors qu’un exemple fournit l’occasion non seulement de clarifier l’expression d’un développement en lui donnant un point d’appui tangible, mais aussi de la préciser ou de la modifier, il se met à fonctionner sur le mode casuistique, c’està-dire comme une sorte de moteur conceptuel. Pour revenir à l’exemple kantien du faux rossignol, son apparence anodine ne devrait pas faire sous-estimer sa portée philosophique. D’où vient et que révèle le sentiment de déception et de rejet consécutif à la révélation de la supercherie ? L’exemple vient à l’appui de l’idée d’un « privilège » du beau naturel sur le beau artistique, en ce sens que la contemplation de la nature s’accompagne d’un « intérêt intellectuel »2 pour l’existence réelle de l’objet, alors que la satisfaction éprouvée au contact d’une œuvre d’art est, elle, « désintéressée », c’est-à-dire indépendante de toute considération quant à l’existence de la chose représentée3. Seule la nature elle-même « ou ce que nous prenons pour elle », et non son imitation, peut inspirer un tel intérêt, que Kant qualifie encore d’« immédiat ». Telles sont les grandes lignes d’un propos qui introduit à l’analyse « de l’art en général » au paragraphe 43. Arrêtons-nous un instant sur le mode de fonctionnement argumentatif de ce geste d’exemplification philosophique. Kant présente la saynète comme ce que nous appellerions aujourd’hui un ‘factoïde’ : tout en laissant entendre que la situation s’est déjà réellement présentée (« il est toutefois des exemples »4, je souligne), il le laisse dans une complète indétermination quant à ses coordonnées factuelles (« quelque hôte malicieux »5). Kant a-t-il inventé l’histoire de bout en bout, s’est-il souvenu 2 Sur l’objet, de nature métaphysique, de cet « intérêt intellectuel », voir D. Lories, Expérience esthétique et ontologie de l’œuvre. Regard « continental » sur la philosophie analytique de l’art, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, Mémoires de la Classe des Lettres, 1989, p. 73-74. Sur l’opposition entre beau naturel et beau artistique, voir D. Lories, « Kant et le jugement artistique », in R. Dekoninck & D. Lories (éds.), L’art en valeurs, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 89-90. 3 « (…) un jugement est intéressé si la satisfaction qu’il exprime est éprouvée par rapport à l’existence de l’objet. » (C. Combronde et D. Lories, « Kant et le jugement esthétique », in Atelier d’esthétique, Esthétique et philosophie de l’art. Repères historiques et thématiques, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014, p. 164). 4 « Indessen hat man Beispiele […] ». 5 « […] irgendein lustiger Wirt […] ».
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d’une anecdote précise qu’il se serait fait raconter ou d’un récit anonyme qui, au fil de ses colportages, aurait perdu toute trace de sa source ? Cette indétermination n’empêche pas l’historiette de nous être livrée comme un argument définitif puisque le lecteur est invité à comprendre comment les choses se passeraient assurément en pareille circonstance (« personne ne supporte »6, usage du présent gnomique dans l’ensemble de l’extrait). Kant clôt la parenthèse en réduisant d’autorité, pourrait-on dire, le spectre des réactions possibles à la tromperie : il n’y en aurait qu’une seule, le rejet agacé. Le plaisantin ne ferait rire personne et sa performance ne recueillerait que mépris. Autrement dit, le traitement de l’exemple ne fait aucune part à d’autres hypothèses, parmi lesquelles celle, en soi nullement déraisonnable, d’une réaction positive inspirée par le goût pour ce qu’un esthète du XVIe ou du XVIIe siècle aurait, sans arrière-pensées, appelé la belle tromperie. Il est vrai que cette appréciation favorable du malicieux trompel’oreille supposerait un basculement dans un régime ‘artistique’, certes mineur (celui de l’habile artifice), après un premier moment d’émerveillement ressenti, par erreur, pour un moment de grâce censément accordé par la nature elle-même. De fait, la saynète suggère que le chant du rossignol pris pour vrai cristalliserait un sentiment diffus d’admiration sereine à l’égard de notre chère Terre, par une heureuse surprise qui mettrait le cœur humain à l’unisson de la nature dans un bonheur partagé. C’est toute une ambiance qui est évoquée, dans laquelle la paix entre les personnes trouve tout à coup un écho dans le plaisir d’une beauté amie attachée à un petit coin d’univers. En ce sens, l’exemple et sa conclusion remplissent parfaitement leur fonction – non, toutefois, sans une certaine circularité, car si l’on part précisément de la thèse selon laquelle la beauté naturelle est « intéressée », que le plaisir d’écouter le chant du rossignol ne se sépare pas d’un sentiment d’intime communion partagée avec la belle nature, alors en effet il n’y a d’autre réaction sensée que de déception et de rejet. Reste que celle-ci serait au moins une réaction possible et bien de nature à manifester le caractère essentiellement « intéressé » de la jouissance éprouvée face au beau naturel. En fin de compte, l’espèce de raidissement argumentatif que Kant fait subir à son exemple ne le disqualifie pas d’un point de vue philosophique. Mais le plus bel exemple du monde ne peut donner que ce qu’il a, et Kant ne laisse pas son historiette dépasser ce registre. 6
« […] so wird niemand es lange aushalten […] ».
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De l’exemple au cas Pensons maintenant à ce que cette historiette pourrait devenir dans d’autres contextes théoriques. Il paraît clair que l’exemple pourrait tout à fait constituer alors un cas à part entière. Certains de ces contextes concerneraient la question de la mimèsis. Pour sa part, Hegel réoriente l’exemple, emprunté nommément à Kant, pour dénoncer l’inanité d’une théorie de l’art fondée sur le seul principe d’imitation de la nature.7 Mais l’imitation la plus fidèle possible d’un chant d’oiseau pourrait très bien viser plus, et autre chose, qu’une mystification aussi vaine que plaisante qui consiste à faire passer un amusant artifice pour la libre manifestation d’une nature agissant, aux yeux de l’observateur, à la manière d’un artiste. Sans même parler des possibilités d’exploitation proprement musicales du chant d’oiseau dans l’esprit d’un Messiaen8, la restitution mimétique des caractéristiques sonores du modèle animal par le biais de vocalisations, de sifflements, d’instruments ou de moyens techniques appropriés pourrait être une manière d’approcher ces caractéristiques par la pratique – et ainsi d’enclencher une réflexion sur ce que l’imitation elle-même pourrait nous apprendre du chant du rossignol. Elle serait aussi l’occasion de se pencher sur les capacités discriminatoires de l’oreille humaine par comparaison avec celles de l’oiseau chanteur, ou encore de revisiter le questionnement classique sur l’esthétique du beau naturel. Et le cas s’enrichirait d’autant si l’on déplaçait la focale de l’imitation vers la chose imitée : qu’est-ce donc qu’imite celui qui contrefait le chant du rossignol ? Les ornithologues s’accordent pour attribuer une double fonction aux chants d’oiseaux : produits seulement (sauf exceptions) par les mâles, ils attirent les femelles tout en marquant un territoire 7 G. W. F. Hegel, Esthétique, I, trad. fr. Ch. Bénard revue par B. Timmermans & P. Zaccaria, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 99. Sur les réévaluations de la mimèsis au regard de l’esthétique contemporaine, voir D. Lories & Th. Lenain (éds.), Mimèsis, approches actuelles, Bruxelles, La Lettre Volée, 2008. 8 Voir aussi le projet musical intitulé La Symphonie des oiseaux pour violon, piano et deux maîtres siffleurs. Conçu par Geneviève Laurenceau (violon), Shani Diluka (piano), Johnny Rasse et Jean Boucault (siffleurs), il associe l’exécution de morceaux du répertoire classique liés à la thématique du chant d’oiseau (Mozart, Schuman, Dvořák etc.) à la performance de deux siffleurs imitant divers chants d’oiseaux sans instrument (cf. www. musicologie.org/16/la_symphonie_des_oiseaux.html, consulté en août 2022). Le motif de l’imitation du chant d’oiseau (il s’agit souvent du rossignol) relève d’une tradition multiséculaire, si bien que l’intérêt d’un musicien pour ce modèle naturel le situe non seulement dans une sorte de dialogue avec la nature mais aussi, nécessairement, avec l’histoire de son art. Sous la guise d’un factoïde, c’est donc un topos bien connu de l’esthétique musicale que Kant recycle au paragraphe 42 de la troisième Critique.
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à l’adresse d’autres mâles9. À l’instar des plumages éclatants et des poses stylisées de la parade nuptiale, le chant joue ainsi un rôle primordial dans la sélection sexuelle des espèces concernées. Or cette explication suppose non seulement un élément de compétition entre mâles mais aussi, de la part des femelles, une faculté d’évaluer les performances de leurs prétendants, selon des critères qui leur appartiennent mais que la biologie du comportement peut tenter d’approcher. Il serait surprenant que ces critères, inscrits dans le système comportemental de l’espèce, encodés dans son génome et modulés par l’apprentissage et les variations régionales (on sait que les chants comportent des ‘accents’ différents selon les aires de répartition), soient absolument sans rapport aucun avec ce qu’esthètes et musiciens y trouvent, pour leur part, depuis des siècles. Voilà, en tout cas, de quoi bousculer plus d’une définition philosophique de l’art. Prenons celle avancée par Denis Dutton dans son recueil sur les positionnements de la philosophie face au problème du faux en art – un classique qui a fourni l’essentiel du corpus d’exemples et de cas auquel je me réfèrerai dans les limites de la présente étude. Pour être exact, sans aller jusqu’à risquer une définition philosophique complète, Dutton s’emploie à mettre en évidence un élément dont il considère qu’il doit compter parmi les traits définitoires de l’artisticité : le critère de l’accomplissement (achievement). Toute œuvre d’art, soutient-il, participe d’une performance donnée ipso facto dans la polarité de l’échec et de la réussite. Et puisqu’il est de la nature même de l’art de pouvoir réussir ou échouer, plus ou moins selon le talent, le génie et les dispositions de l’artiste aux prises avec l’œuvre dans la trame des circonstances, on ne saurait réduire le sens ni la valeur d’une œuvre d’art à ses seules propriétés perceptibles10. La valeur d’accomplissement n’épuise certes pas la question de l’essence de l’art. Toutefois, vu qu’il ne saurait être question d’appeler ‘art’ un comportement étranger à la dimension symbolique, à l’intentionnalité du faire-œuvre et à l’historicité, du moins sans dissoudre la notion d’art à un taux homéopathique, le critère de l’accomplissement paraît non pas certes annihilé mais quelque peu déstabilisé par le phénomène du chant d’oiseau11. Pour la femelle du rossignol, le chant d’un mâle doit en 9 Voir Th. Aubin, F. Rybak & H. Courvoisier, « Le chant des oiseaux : un mode de communication sophistiqué », Acoustique et Techniques, 61, p. 12-15. 10 D. Dutton, « Aesthetic Crimes », in D. Dutton (ed.), The Forger’s Art. Forgery and the Philosophy of Art, Berkeley, University of California Press, 1983 (désormais noté AF 83), p. 178 sq. 11 Il en irait de même au sujet d’autres comportements ‘artoïdes’ bien connus, tels que la construction et la décoration de l’arche d’amour du ptilonorhynchus violaceus
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effet, pour susciter son intérêt et déclencher l’acceptation de l’accouplement, se distinguer par des qualités que tous ne font pas entendre. Elle aussi se soucie donc, à sa manière, d’achievement, alors même que la performance en question ne relève, ni pour elle ni pour aucun de ses congénères, d’aucun Kunstwollen ancré dans le temps historique et dans l’espace symbolique. La pertinence théorique du critère de l’accomplissement subit ainsi un glissement vers le bas. Bref, l’exemple du faux rossignol ne demande qu’à se décliner en tant que cas à part entière, et c’est bien ce statut de moteur conceptuel qu’il acquiert chez des philosophes plus récents, qui le mobilisent à d’autres fins que celles de Kant et de Hegel. Auteur d’une contribution au recueil déjà cité de Denis Dutton, Mark Sagoff y revient à sa manière. Non sans rappeler la source kantienne du motif, il entend exploiter son potentiel théorique afin de problématiser une question sans rapport avec le beau naturel ou la mimèsis. Cette question est celle du statut esthétique du faux en art. Sagoff classe le faux parmi les prédicats dont le sens dépend de la classe de référents auxquels ils s’appliquent. Comme l’avait remarqué Ernst Gombrich, écrit-il, la composition de Broadway Boogie Woogie peut être qualifiée d’énergique pour un Mondrian mais certainement pas pour un Severini12. L’application du qualificatif ne prend sens qu’eu égard à la classe à laquelle appartient le référent ainsi qualifié. De la même manière, les qualités esthétiques d’un faux tableau ne sauraient s’appliquer à son modèle, quelle que soit sa proximité formelle avec lui, parce qu’un faux et une œuvre picturale authentique appartiennent à des classes d’objets fondamentalement différentes. C’est à ce titre que Sagoff rappelle l’exemple du faux rossignol, citant le passage in extenso et soulignant que Kant avait parfaitement saisi que « les qualités expressives d’un objet dépendent pour une large part de ce qu’est cet objet »13. À ce stade de son développement, l’argument reste ce qu’il était pour Kant, à savoir un exemple. Mais Sagoff poursuit par le biais d’un commentaire qui change le statut argumentatif du passage. L’exemple est retravaillé de manière à renforcer le paradoxe d’un changement diamétral d’appréciation sans modification perceptible du l’objet. Sagoff suppose, (« jardinier satiné ») ; voir G. Borgia, « Sexual Selection in Bowerbirds », Scientific American, 254, 6, 1986, p. 92-101 ; S. W. Coleman, Gail I. Patricelli & G. Borgia, « Variable Female Preferences Drive Complex Male Displays », Nature, 428, 15 avril 2004, p. 742745. 12 M. Sagoff, « The Aesthetic Status of Forgeries », in AF 83, p. 140. 13 Ibid. (ma traduction).
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par hypothèse, que ni l’oreille humaine ni même aucun appareillage scientifique ne pourrait faire la différence entre le son produit par un rossignol et son imitation par un galopin bien équipé. Il souligne ensuite l’ambiguïté de l’expression ‘le son du rossignol’ lorsqu’il est question de son imitation : est-ce celui que fait entendre l’oiseau ou le son ayant les propriétés audibles du chant produit par lui ? Or, fait-il remarquer, si c’est bien de plaisir esthétique qu’il est question, alors ce serait plutôt la deuxième acception qu’il faudrait retenir. De plus, s’il l’on peut s’accorder sur l’idée qu’un faux artistique et son modèle authentique représentent deux sortes d’objets à classer dans des ensembles foncièrement différents, comment cette distinction s’applique-t-elle dans le cas particulier de l’imitation d’un objet de la nature ? Sagoff pousse la question plus loin en référence à un autre cas qui rappelle, en plus grand et en plus incongru, l’exemple kantien des fleurs artificielles : une proposition, émise par des responsables locaux, de faire fabriquer des répliques en matière plastique des séquoias géants du parc national de Yosemite pour les rapprocher du site de Disneyland14. Certains diraient alors que les qualificatifs ‘majestueux’, ‘impressionnant’, ‘géant’ et ‘ancien’ ne pourraient s’appliquer de manière identique aux modèles naturels et à leurs imitations en plastique. Mais toute la question resterait de savoir ce qui fonde en définitive le classement des répliques dans une tout autre catégorie que celle des arbres véritables. Quoi qu’il en soit de ce cas qui, conclut Sagoff, appellerait d’autres développements, il reste à déterminer en quoi les prédicats relationnels qui permettent de décrire les propriétés esthétiques des œuvres d’art ne peuvent effectivement décrire de la même manière un faux artistique et son modèle : c’est l’objet de la suite de son texte. Quant à ce qui nous occupe ici, il y a lieu de souligner que la reprise de l’exemple en a fait un cas au plein sens du terme, d’autant plus qu’il mène le raisonnement sur une voie ouverte. Dans le cadre de l’article, en effet, accéléré par l’idée des séquoias en plastique, ce raisonnement débouche pas sur une réponse définitive à la question de savoir ce qui fonde le rejet opposé à l’imitation d’un objet naturel apprécié sur le mode esthétique. A n’en pas douter, les philosophes de l’art sont loin d’avoir épuisé toutes les ressources du cas du faux rossignol, qui reste à leur disposition pour propulser bien d’autres réflexions encore. 14
Ibid., p. 142.
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Le double trompeur et ses déclinaisons Le faux rossignol pourrait être classé dans l’abondant et vénérable catalogue des doubles trompeurs. Sous des formes variées, le motif du double confondu avec son modèle émaille les méditations des philosophes depuis toujours. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, vu l’importance primordiale accordée aux thèmes de l’illusion sensible, de l’identité, de l’individuation, des indiscernables et de la catégorisation des phénomènes selon les grandes oppositions entre l’animé et l’inanimé, le vivant et le mécanique, le naturel et l’artificiel – et, bien sûr, l’authentique et le factice. Certains de ces cas ont acquis la valeur de topoi. L’image des ombres des choses projetées sur le fond de la caverne de Platon vient immédiatement à l’esprit, de même que le navire de Thésée, dont Plutarque écrit qu’il fut conservé très longtemps par les Athéniens qui, au fil du temps, remplacèrent les planches l’une après l’autre à mesure qu’elles se détérioraient. Aussi les philosophes, quand ils disputent sur ce qu’ils appellent ‘l’argument de la croissance’, citent ce vaisseau comme un exemple controversé, les uns prétendant qu’il est resté le même et les autres le niant.15
Les « spectres » ou « hommes feints » de Descartes16 figurent aussi dans l’album des doubles trompeurs les plus célèbres. Bien d’autres pourraient être mentionnés et faire l’objet d’une belle enquête métaphilosophique. À s’en tenir au domaine de la philosophie de l’art, on constate d’ailleurs que des cas ou exemples choisis pour débrouiller des questions pointues s’y présentent fréquemment comme des variantes de motifs traditionnels dont la pertinence se voulait plus générale. C’est ainsi que le navire de Thésée possède un équivalent partiel, nullement imaginaire celui-là, dans le sanctuaire shintoïste d’Ise (Japon). 15 Plutarque, Vies, 1 (Thésée-Romulus, Lycurgue-Numa), éd. et trad. fr. R. Flacelière, E. Chamby & M. Juneaux, Paris, Les Belles Lettres, 1957, p. 31. Le bateau de Thésée ainsi que le mythe de la caverne peuvent être définis plutôt comme des expériences de pensée, c’est-à-dire des motifs imaginaires conçus pour provoquer le questionnement (et non pas seulement utilisés à cette fin). On ne se préoccupera pas de cette distinction dans ce qui suit. 16 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 93. S’y joignent les multiples dispositifs illusionnistes générateurs de doubles tels que les automates et les jeux d’optique. Voir M. Saliceti, « Aux marges de la raison philosophique : illusion, tromperie et fiction chez Descartes », in Y. Citton & A. Braito (dir.), Technologies de l’enchantement. Pour une histoire multidisciplinaire de l’illusion, Grenoble, UGA éditions, 2014, p. 117-130 ; F. Hallyn, « Aspects de la problématique de l’illusion chez Descartes », Littérature classique, 44, 2002 (L’illusion au XVIIe siècle), p. 285-304.
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Pour conserver son authenticité selon l’usage religieux, il faut impérativement le détruire puis le reconstruire à l’identique tous les vingt ans avec les mêmes matériaux et techniques que ceux employés à l’origine (il en est ainsi est depuis plus d’un millénaire, sauf dérive inconsciente de la technique de construction au cours des siècles). Devenu un cas d’école en théorie de la conservation du patrimoine17, il est aussi convoqué par Rudolf Arnheim pour problématiser l’opposition entre original et reproduction18. Une variante un peu plus éloignée, bien connue elle aussi, concerne le Parthénon de Nashville, dont Joseph Margolis avance que si, en plus d’être une réplique exacte grandeur nature de son modèle, il avait été construit avec du marbre pentélique issu de la même carrière que celle qui fournit le matériau de l’original, il ne pourrait néanmoins pas être reconnu comme une occurrence (token) véritable du type « Parthénon », alors que ce serait probablement le cas, quoique dans un contexte diminué, si le Parthénon d’Athènes était démonté puis reconstruit au Tennessee19. Pour sa part, Umberto Eco s’y réfère pour pointer un paradoxe qui révèle la multiplicité implicite des critères de l’authenticité en art. Le Parthénon d’Athènes, écrit-il, a perdu ses couleurs, une grande quantité de ses traits architecturaux originaux et une partie de ses pierres ; mais celles qui restent sont – on le présume – celles-là mêmes que posèrent les bâtisseurs d’origine. Le Parthénon de Nashville, Tennessee, a été construit selon le modèle grec tel qu’il apparaissait à l’époque de sa splendeur ; il est formellement complet et peint comme l’original avait probablement dû l’être. D’après un critère purement formel et esthétique, le Parthénon grec devrait être considéré comme une altération ou une contrefaçon de celui de Nashville. Et pourtant, l’ébauche de temple qui s’élève sur l’Acropole est considéré comme plus ‘authentique’ et plus ‘beau’ que son fac-similé américain.20 17 Voir notamment Fr. Choay, « Sept propositions sur le concept d’authenticité et son usage dans les pratiques du patrimoine historique », in K. E. Larsen (éd.), Conférence de Nara sur l’authenticité dans le cadre de la Convention du Patrimoine Mondial, UNESCOICCROM-ICOMOS, 1995, p. 111. 18 R. Arnheim, « On Duplication », in AF 83 p. 237. Le cas n’est qu’un équivalent partiel du navire de Thésée puisque le remplacement des composantes matérielles de l’objet a lieu d’une seule traite à dates fixes et non pas de manière progressive et presque insensible au fil du temps. 19 J. Margolis, « Art, Forgery and Authenticity », in AF 83, p. 167. 20 U. Eco, Les limites de l’interprétation, trad. fr. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1992 (1990), p. 189. En note, Eco répond à Nelson Goodman qui, quant à lui, soutient que le Parthénon de Nashville ne serait qu’un faux ou une simple copie puisqu’il n’a pas la même histoire singulière que celui d’Athènes. Goodman se mettrait ainsi en contradiction avec l’idée, qu’il admet par ailleurs, selon laquelle l’architecture peut être conçue comme un art allographique. Voir M. G. Dondero, « Reproductibilité, faux parfaits et contrefaçons : entre fétichisme artistique et goût esthétique », Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne],
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À l’appui de ce raisonnement, Eco introduit un second cas destiné à illustrer la part de l’archéologique et de la « magie du temps » dans la détermination de l’authenticité des œuvres d’art : comment verrions-nous la Vénus de Milo si elle avait retrouvé des bras ? Dans le texte, le cas se présente comme une fiction issue de l’imagination casuistique de l’auteur, puisqu’il s’agit de l’original du Louvre – bien qu’il en ait vu un avatar en cire et en couleurs au Palace of Living Arts de New York, une attraction qui propose des figures hyperréalistes de sujets représentés dans des œuvres célèbres dont une reproduction est exposée à proximité21.
La vie des cas : motifs et mutations Ce qui précède inspire deux remarques d’ordre général. La première concerne la manière dont le schéma conceptuel que recèle un cas, et qui se prête à des argumentations diverses, peut s’incarner sous des traits variables, soit qu’un item défini subisse une ou plusieurs transformations (le Parthénon de Nashville imaginé en marbre pentélique devient le Parthénon d’Athènes transporté au Tennessee), soit que le schéma présent dans un item se retrouve, à l’identique ou transformé, dans un autre sans rapport explicite avec le précédent. Ainsi le temple d’Ise peut-il apparaître comme une variante approximative du bateau de Thésée. Il en va de même des cas du play-back trompeur22 et de la virtuosité simulée par accélération de l’émission d’une musique enregistrée23, qui rappellent le faux rossignol (à ceci près qu’il ne s’agit plus d’opposer un modèle naturel à son double artificiel mais une performance artistique à sa falsification par des moyens techniques) ; de même, également, de la fausse improvisation, l’élément falsifié n’étant pas alors la performance comme telle mais un certain type de performance simulée par un vrai musicien, et avec des moyens non moins véritablement artistiques, sous les espèces d’un genre musical différent24. Un autre motif encore, lui aussi apparenté au faux rossignol, conçu sur un mode purement théorique par Joseph Margolis, consiste à imaginer l’exécution d’une actes du colloque Kitsch et avant-garde : stratégies culturelles et jugement esthétique, 2006, p. 3-4. 21 U. Eco, La guerre du faux, trad. fr. M. Tanant, Paris, Le Livre de Poche, 1985, p. 38 ; la Vénus aux beaux bras est visible sur la photo de première de couverture. 22 D. Dutton, op. cit., p. 185. 23 Ibid., p. 174 ; commenté par Michael Wreen (« Is, Madam ? Nay, It Seems », in AF 83, p. 211). 24 Ibid., p. 185.
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symphonie de Haydn que l’on aurait entièrement reconstituée par collage de divers sons pré-enregistrés25. Quelquefois, le schéma inhérent à un cas déterminé se montre ailleurs sous un autre motif dans lequel son orientation initiale se trouve inversée. La saynète du rossignol derrière le buisson parlait d’un produit artificiel pris pour un phénomène de la nature. A l’inverse, John Dewey travaille l’hypothèse d’un bel objet naturel, né du hasard et sans intervention humaine mais avec toutes les apparences d’une splendide manufacture, qu’on aurait d’abord pris pour le produit de l’art « de quelque peuple primitif ». Une fois sa vraie nature mise au jour, l’objet ne pourrait plus être apprécié autrement que comme une curiosité naturelle, alors même que, dans son aspect visible, il serait resté exactement ce qu’il était. Le paradoxe est donc, peut-on ajouter, le proche parent du cas du faux tableau que l’on ne peut subitement plus voir en peinture une fois sa fausseté dévoilée. Dewey souligne que la modification qui résulte de la prise de conscience de la vraie nature de l’objet ne se réduit nullement à un changement d’ordre intellectuel, relatif à la classification de la chose en question, mais se joue bel et bien sur le terrain de la « perception appréciative », c’est-à-dire celui de l’expérience esthétique. Il conclut – en un sens proche de ce qu’entend Dutton avec le critère de l’achievement – que cette expérience est intimement liée à celle du faire (making)26. Dutton fait d’ailleurs référence à cette expérience de pensée imaginée par Dewey, qui a de quoi devenir un cas topique de la philosophie de l’art27.
La part de l’imaginaire La deuxième remarque concerne les parts respectives du réel documenté et de l’imaginaire dans les cas ou expériences de pensée qui accompagnent les élaborations théoriques des philosophes de l’art. De fait, la raison casuistique montre une propension à jouer sur ces deux tableaux et sur les ressources de leurs multiples conjonctions possibles. Imaginons une Vénus de Milo dont les bras auraient repoussé, un 25
J. Margolis, op. cit., p. 159. Passage cité in extenso par L. B. Meyer (« Forgery and the Anthropology of Art », in AF 83, p. 82). 27 D. Dutton, op. cit., p. 176. Le cas, explicitement élaboré en tant qu’expérience mentale, a été récemment choisi comme fil conducteur d’une réflexion sur la question de l’auctorialité par Cl. Michaux, « L’auctorialité et la transfiguration de l’expérience esthétique », Revue philosophique de Louvain, 119, 3, 2022, dossier L’auteur, éclipsé ? (dir. D. Lories), p. 489-511. 26
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Parthénon de Nashville en marbre pentélique, etc. Souvent, ces entrelacements tiennent de la variation sur un motif donné : le cas participe d’adjonctions successives ou de modifications d’un modèle antérieur qui fait office de prototype. Le Parthénon de Nashville (dont il ne serait pas inapproprié de dire qu’il constitue déjà, en lui-même, un ‘cas’) change de matériau, avant qu’une nouvelle mutation en fasse le Parthénon d’Athènes en personne reconstruit outre-Atlantique. La pensée casuistique procède par invention, aux deux sens du terme. D’une part, elle découvre ou choisit des modèles issus de la tradition ou du réel documenté, de l’autre elle crée de nouveaux prototypes plus ou moins poussés, vraisemblables ou délibérément fantaisistes, et les soumet à des séries de variations qui permettent de faire ressortir tel ou tel aspect de la question traitée. Parmi les modèles issus de la réalité attestée, certains font figure de classique et mobilisent les réflexions comme par agglutination au fil de discussions qui le prennent et le reprennent comme propulseur conceptuel privilégié. Dans le domaine spécifique et hautement pertinent des doubles, certains se révèlent plus récurrents que d’autres. Il est des œuvres qui prennent une valeur paradigmatique, telles que le Pierre Ménard, auteur du Quichotte de Jorge Luis Borges. Le lecteur de ce bref récit assiste au paradoxe de deux romans littéralement identiques et pourtant tout à fait différents quant à leur sens et à l’expérience littéraire qu’ils suscitent – paradoxe doué d’une fertilité toute particulière lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les paramètres de l’auctorialité et du contexte contre les doctrines visant à réduire l’œuvre d’art à un pur objet esthétique ou textuel28. Jusqu’ici moins exploitée en philosophie de l’art est l’image pourtant non moins vertigineuse de la Bibliothèque de Babel29. Borges y développe un prototype déjà ancien, version maximalisée du cas classique du singe typographe (ou dactylographe) et de ses variantes30. Admettons qu’un quadrumane reproduise par le plus grand des hasards une œuvre littéraire en jouant avec des caractères d’imprimerie. Le texte qui en 28 J. Margolis, op. cit., p. 158 ; M. C. Beardsley, « Notes on Forgery », in AF 83, p. 228 ; Arthur Danto faisait déjà longuement référence au Ménard de Borges (La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, trad. fr. Cl. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, p. 79-83). 29 La Bibliothèque de Babel a cependant suscité l’intérêt d’auteurs qui se situent dans le champ de la métaphysique ou de la philosophie générale, de même que de théoriciens des mathématiques et des mondes digitaux. Voir notamment J.-F. Mattéi, Jorge Luis Borges et la philosophie, Nice, Ovadia, 2010, p. 20 sq. (propos et références limités au domaine francophone). 30 Voir J.-L. Migeot, Dans la bibliothèque de Babel. Borges et la Bibliothèque totale, Bruxelles, Académie éditions, 2022.
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résulterait pourrait-il se lire au même titre que celui, pourtant identique lettre pour lettre, né du génie d’un auteur ? La Bibliothèque de Babel, constituée de tous les volumes d’un nombre de pages déterminé engendrés par toutes les combinaisons possibles des lettres de l’alphabet, contiendrait forcément les textes de toutes les œuvres écrites passées, présentes et à venir – à côté de versions plus ou moins adultérées de ces mêmes œuvres et de tous les volumes faits d’assemblages de lettres sans signification. Comment pourraient se lire (le pourraient-ils seulement ?) ces textes sans auteur, étrangers à quelque intentionnalité littéraire que ce soit puisqu’issus d’une machine combinatoire aveugle ? Ceux qui se montreraient en tous points identiques à la matière textuelle d’œuvres nées dans l’histoire de la littérature s’apparenteraient, d’un point de vue ontologique, à des objets naturels, c’est-à-dire produits sans intervention humaine. Et si, en cette qualité, ils ne se donnent pas à lire, comment toutefois réagir, face à eux, sinon sur le mode de la lecture, quand bien même la sauraiton absurde en l’occurrence ? La philosophie de l’art animée par la raison casuistique fait aussi une place de choix au readymade et à ses multiples avatars. L’objet trouvé duchampien constitue bel et bien une sorte de double car, quoique l’ustensile ‘readymadisé’ demeure non seulement dans sa forme mais aussi numériquement identique à lui-même, son déplacement dans le contexte de l’art depuis la sphère des finalités prosaïques en fait un tout autre objet que celui qu’il était à l’origine. Cette transmutation, qui le change en une sorte d’image de lui-même donnée à la contemplation sur le fond de l’histoire de l’art, pose évidemment une foule de problèmes engageant toutes les notions fondamentales autour desquelles se structure notre conscience de l’art31. On sait, par ailleurs, la fortune philosophique des fac-similés de boîtes Brillo signés par Andy Warhol, doubles quasi indiscernables de leur modèle, sans valeur esthétique ajoutée, dignes héritiers des readymades par leur genre de présence dans le cadre de l’art. Ils ont aussi retenu l’attention des philosophes par le mode de production warholien, apparenté par certains aspects aux pratiques de manufacture en série et caractérisé par une scission entre le moment proprement créateur et celui de la production de l’objet artistique ; scission accentuée par les 31 Sur les problèmes conceptuels suscités par la mise en scène artistique de l’objet usuel chez Nelson Goodman et Arthur Danto, voir les commentaires de J.-P. Cometti, La force d’un malentendu. Essais sur l’art et la philosophie de l’art, Paris, Questions théoriques, 2009, p. 23, 26 sq., 33 sq., 136 sq., 173 sq. Sur l’exemple des readymades et des boîtes Brillo chez Danto en particulier, voir D. Lories, L’art à l’épreuve du concept, Paris-Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1996, p. 114-116.
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artistes de la tendance minimaliste et conceptuelle, tout artefact destiné à l’exposition devenant, chez eux, le double matérialisé d’une idée abstraite définie par un protocole32. Sans parler des pratiques artistiques atypiques caractéristiques de la modernité avancée ou de la post-modernité, il n’est pas jusqu’au simple fait de la représentation figurée qui ne puisse donner à penser aux philosophes de l’art – surtout lorsqu’ils le trouvent pour ainsi dire réduit à lui-même. À un certain niveau, toute représentation est susceptible d’être vue comme un double de ce qu’elle représente. C’est ainsi que Jack W. Meiland s’interroge sur le cas tout à fait élémentaire de l’ustensile quotidien pris comme modèle par un peintre33. Et l’on se souvient des méditations de Michel Foucault sur les notions opposées de « ressemblance » et de « similitude » à partir de dessins de René Magritte d’après deux de ses tableaux faits pour soulever doublement les paradoxes du double-en-image, La trahison des images (1928) et Les deux mystères (1966)34. Enfin, et ceci nous ramène à la grande famille des doubles trompeurs, il y a le cas du faux, depuis la copie frauduleuse jusqu’aux inventions mensongères de maîtres ou même de courants n’ayant jamais existé, en passant par le plagiat caractérisé. Cette importante sous-catégorie35 constitue assurément, comme l’écrit Francis Sparshott, un « sujet fructueux »36 – surtout, il faut le dire, du côté des philosophes de l’art anglosaxons, qui lui ont accordé bien plus d’attention que leurs homologues issus de l’horizon continental, tous courants confondus. De manière générale, d’ailleurs, la philosophie de tradition anglo-saxonne se montre plus encline à raisonner sur le mode casuistique. Souvent, cependant, le cas du faux en art se trouve mobilisé sans référence précise à telle ou telle affaire déterminée. Lorsqu’un faussaire est nommé, il s’agit, la plupart du temps, de Han van Meegeren qui, dans l’esprit des philosophes de l’art, fait figure de synecdoque apte à représenter, pour leurs besoins, le faussaire en général37. On rencontre aussi Thomas Chatterton et James Macpherson, deux écrivains qui illustrent 32 Margolis mentionne aussi les œuvres de Robert Morris dans lesquelles l’objet exposé est réalisé par autrui selon les instructions de l’artiste (op. cit., p. 165). 33 Jack W. Meiland « Originals, Copies, and Aesthetic Value », in AF 83, p. 128. 34 Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1973 ; le passage sur la ressemblance et la similitude se trouve aux pages 61 sq. 35 Sur le faux comme cas particulier du double, voir Arnheim, texte cité, p. 234. 36 F. Sparshott, « The Disappointed Art Lover », in AF 83, p. 247. 37 Van Meegeren est le nom propre le plus cité dans le recueil de D. Dutton, et de loin (en compagnie de son principal modèle, Vermeer de Delft) ; en fait, à part Chatterton et Macpherson, aucun autre faussaire n’y est nommé.
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le cas du « faux inventif »38 avec un éclat tout particulier et posent, du même coup, un problème intéressant en termes de sociologie culturelle puisque, bien que faussaires, ils occupent une place de choix dans l’histoire de la littérature anglaise en tant qu’auteurs reconnus à part entière39 (mais ceci ne devrait pas surprendre outre mesure à la lumière de cas plus anciens tels que les pastiches trompeurs d’œuvres antiques réalisés à la Renaissance, dont le Cupidon endormi de Michel-Ange constitue un parfait exemple). Lorsqu’emprunté par des philosophes à la sphère de la réalité documentée, le cas apparaît presque toujours sous une forme plus ou moins schématisée, approximative et, parfois, en partie reconstruite selon la perspective de l’auteur qui s’y réfère. Cette réduction de la richesse factuelle du cas peut restreindre sa puissance de problématisation mais elle est aussi, de façon générale, une condition de son efficacité en tant qu’outil de la modélisation théorique. C’est pourquoi le cas documenté ne jouit a priori d’aucun privilège par rapport aux produits de l’imagination. Au cours d’une discussion serrée sur la question de l’auteur, déclenchée par un article de Darren Hudson Hick40, Sondra Bacharach et Deborah Tollefsen soutinrent qu’une théorie générale de l’auctorialité ne saurait procéder que d’un examen rapproché de cas réels, selon une démarche inductive et non pas spéculative41. Qu’une enquête théorique de fond puisse gagner beaucoup à l’analyse de tels cas ne fait aucun doute. La dispute philosophique dans laquelle sont intervenues Bacharach et Tollefsen le montre d’ailleurs à merveille puisque la réflexion de Hick 38 Voir J. Levinson, « Autographic and Allographic Art Revisited », Philosophical Studies: An International Journal for Philosophy in the Analytic Tradition, 38, 4, 1980, p. 377. 39 J. Margolis, op. cit., p. 164 ; F. Sparshott, texte cité, p. 249. 40 D. H. Hick, « Authorship, Co-Authorship, and Multiple Authorship », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 72, 2, 2014, p. 147-156. L’article a suscité des réponses de la part de Sondra Bacharach et Deborah Tollefsen (voir note suivante) et d’Anton Killin (« Works, Authors, Co-Authorship, and Power: A Response to Hick », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 73, 3, 2015, p. 334-337). Hick a lui-même réagi à ces réponses (« The Co-Author Is Dead; Long Live the Co-Author: A Reply to Killin, Bacharach, and Tollefsen », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 73, 3, 2015, p. 337-340). 41 « Reflection on cases of multiple authorship and co-authorship suggests to us that a general theory of authorship can only be generated after looking closely at our practice and at actual cases. Rather than begin with a top-down theory of authorship based on theoretical considerations regarding the nature of intentional control (as Paisley Livingston and Berys Gaut have done) or power and responsibility (as Hick suggests), we ought to begin, from the bottom up, with our artmaking practices and our practice of attributing authorship » (S. Bacharach & D. Tollefsen, « Co-Authorship, Multiple Authorship, and Posthumous Authorship: A Reply to Hick », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 73, 3, 2015, p. 331-334).
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fut inspirée par la confrontation avec un cas réel bien documenté : la publication posthume d’un roman de Michael Crichton laissé à l’état d’ébauche avant sa mort. La société gérée par ses ayants-droits s’est tournée vers Richard Preston, écrivain reconnu quoique moins célèbre, pour lui demander d’inventer de quoi produire un livre à partir des morceaux déjà rédigés ou esquissés, en s’approchant le plus possible du style de Crichton. La question posée par Hick était dès lors de savoir qui, ou quelle instance, peut être considérée comme auteur ou co-auteur de ce livre produit en partie par imitation et, forcément, à l’insu de Crichton lui-même. Sans, donc, contester les mérites d’une approche philosophique attentive aux faits, on peut toutefois douter de l’impératif revendiqué par Bacharach et Tollefsen. Deux exigences y sont amalgamées : la dynamique du « bottom-up » et l’usage de cas documentés. Or ces deux réquisits ne vont pas forcément de pair. Une chose est de procéder par induction, une autre de ne travailler qu’à partir de cas avérés, car on peut très bien tirer une thèse de l’analyse de cas imaginaires sans tirer ceux-ci d’une idée déjà posée. En outre, opposer cas fictifs et cas réels ne se justifie pas dans l’absolu. Qu’il s’agisse de personnes, de choses ou de situations, l’une des différences essentielles entre réalité et fiction tient en ce que la première recèle une quantité virtuellement illimitée de faits susceptibles d’être mis au jour tandis que la seconde participe d’un nombre défini de traits pseudo-factuels. Ainsi la ‘vie’ d’un personnage de fiction se limite-t-elle à ce qu’en dit le récit, nonobstant la possibilité de gloser ou d’imaginer ad libitum à partir de cet ensemble fini. Par contraste, la biographie d’une personne réelle peut être enrichie presque indéfiniment sur le plan des faits. En pratique, cependant, la quantité d’informations dont on dispose par le biais des sources disponibles reste toujours limité, surtout après leur passage par les filtres successifs de la chronique, de l’histoire et de la théorisation philosophique. Tout dépend donc de la richesse d’informations relative à un fait avéré et de ce qu’on décide d’en retenir dans le cadre d’une argumentation déterminée. Les cas documentés utilisés en contexte philosophique subissent le plus souvent une forte schématisation. Le Han van Meegeren des philosophes n’est qu’une vague silhouette qui, pour être nommée du nom d’un personnage historique, n’en reste pas moins un stéréotype des plus sommaires. A l’inverse, l’imagination casuistique bien conduite peut faire émerger des occurrences fictives originales, atypiques et assez développées pour engendrer des problèmes
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théoriques parfaitement sérieux. Pourquoi, dès lors, s’interdire un travail à partir de cas inventés ? Cela n’aurait guère de sens et, de fait, les philosophes ne s’en privent pas. Ces cas imaginaires présentent des caractéristiques diverses et se situent à des degrés différents d’investissement de l’imagination. Au premier degré se trouveraient des cas de figure désignés seulement dans leur généralité mais dont on trouverait sans difficulté des occurrences documentées (l’auteur ne s’étant simplement pas donné cette peine ou l’ayant jugée inutile). Il arrive aussi que la description d’une situation imaginée reste délibérément dans le vague, comme lorsque Nelson Goodman nous invite à imaginer le cas de deux tableaux dont l’un seulement serait un authentique Rembrandt, mais dont on ne saurait dire lequel. Supposons que je puisse facilement différencier deux tableaux mais ne puisse dire qui a peint l’un et l’autre sinon en utilisant quelque dispositif tel que la photographie aux rayons X. Est-ce que le fait que le tableau est ou n’est pas un Rembrandt fait une quelconque différence esthétique ?42
L’expérience de pensée ainsi proposée ne précise pas si, de ces deux tableaux, l’un est une copie ou une imitation de l’autre (bien qu’on puisse le supposer43), ni de quelle époque, ni davantage de quelle manière et en quel sens les deux œuvres seraient différenciées – avant ou après l’examen de laboratoire ? Le passage fait suite à l’exemple d’une copie d’après Lastman peinte par Rembrandt, introduit au paragraphe précédent sans référence précise, mais rien n’indique que ce soit cet exemple-là qu’il faille avoir à l’esprit plus bas dans le texte. Il n’est certes pas rare que les historiens de l’art se trouvent confrontés à ce type de situation, qu’il s’agisse d’œuvres réalisées par un suiveur, un imitateur ou un faussaire, mais le problème est toujours bien plus précisément déterminé dans la réalité de la recherche en matière d’attribution des peintures. Pour sa part, Jack W. Meiland enchaîne trois cas imaginaires afin d’établir la nécessité de différencier les types de valeur impliqués dans un jugement évaluatif. Il commence par évoquer un moulin à eau peu efficace découvert par un inventeur en voyage en Amérique centrale (précision curieusement inutile : pourquoi pas l’Amérique centrale, certes, mais pourquoi ?). Puis il combine les cas d’un professeur de chant qui ne 42 N. Goodman, « Art and Authenticity », in AF 83, p. 100, ma traduction (« Suppose that I can easily tell two pictures apart but cannot tell who painted either except by using some device like X-ray photography. Does the fact that the picture is or is not by Rembrandt make any aesthetic difference? »). 43 C’est en ce sens que l’entend Wreen (texte cité, p. 205).
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chanterait pas et d’un entraîneur de base-ball qui ne saurait pas lui-même manier la batte44. Nul doute que musicologues et historiens du sport trouveraient, sans grande difficulté, des équivalents documentés (et donc plus richement déterminés) de cette situation du professeur incapacité qui, par son seul enseignement, en vient à jouer un rôle significatif dans l’histoire de sa discipline.
Falsifications improbables Un bel exemple de cas fictif, relativement plausible quoique plus recherché que les précédents quant au schéma narratif, s’offre à la réflexion sous la plume de Michael Wreen, qui imagine que Plutarque ait décrit une peinture due à un artiste romain célèbre en son temps et qu’il s’agisse en fait d’une pure invention de sa part. Qui plus est, non seulement la peinture en question n’aurait jamais existé mais sa description par Plutarque serait en elle-même incohérente, quoique d’une manière non immédiatement apparente. Wreen suppose, en outre, qu’un faussaire ait l’idée de concrétiser la description, en insistant sur les aspects supposément les plus marquants de l’œuvre tels qu’on les trouve dans le texte45. Le sens de ce cas, dans l’argumentation de Wreen (assez tortueuse dans sa formulation), consiste à montrer qu’il est possible de falsifier l’impossible pour autant que le ‘public’ ne saisisse pas cette impossibilité, dès lors qu’un faussaire travaille sur les croyances de ce ‘public’46. Indépendamment de cette visée argumentative, l’invention fait implicitement écho aux tentatives d’artistes de la Renaissance pour reconstituer des œuvres antiques perdues d’après leur description littéraire, comme l’ont fait Botticelli et d’autres avec la description de La Calomnie d’Apelle par Lucien de Samosate. Le cas peut aussi se définir comme une sorte de version de second degré du « faux inventif » tel que l’a défini Jerrold Levinson par opposition au « faux référentiel », puisqu’ici le modèle imité n’existe que sous les espèces d’une description littéraire incohérente (donc sans référent exact possible). Certains cas imaginaires proviennent, nous l’avons vu, de la transformation d’un motif documenté tandis que d’autres sont de pures inventions conçues en toute liberté intellectuelle à la seule fin de faire progresser le 44
J. W. Meiland, texte cité, p. 129. M. Wreen, texte cité, p. 202. 46 Contrairement à Wreen, je place le mot ‘public’ entre guillemets car un faussaire vise une dupe et non pas un public au sens propre du terme. 45
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questionnement théorique. Il n’y a donc pas à s’étonner s’ils se situent à des hauteurs variables sur l’échelle du vraisemblable – et encore faudraitil savoir de quelle vraisemblance on parle. Le critère peut être d’ordre technique mais aussi psychologique, social ou culturel. Selon le contexte argumentatif, même des cas très invraisemblables sous tel ou tel rapport peuvent se révéler utiles. L’hypothèse de la symphonie reproduite par collage de sons ne correspond à rien d’immédiatement réalisable en pratique, mais on peut imaginer des motivations et des raisons de le faire, de même que des raffinements techniques possibles qui la rendraient plus vraisemblable (tels que l’usage d’appareils électroniques permettant de modifier des sons donnés). À l’inverse, une expérience de pensée proposée par Michael Wreen – un auteur qui s’est visiblement pris au jeu des cas imaginaires – n’implique aucune complication technique mais paraît pour le moins tirée par les cheveux quant aux paramètres psycho-socio-culturels – ce qui, d’ailleurs, ne la disqualifie pas a priori dans l’emploi qui lui échoit. Elle consiste à imaginer, selon un scénario des plus improbables, le plagiat d’une œuvre à venir. Plus précisément, le philosophe conçoit l’histoire d’un peintre qui, tombé en disgrâce auprès de la critique, répandrait la rumeur d’un fils qu’il aurait abandonné et qui, tout jeune, ferait montre d’un talent hors du commun. Ce fils n’existe pas encore, mais le peintre pense raisonnablement qu’il existera car il a épousé une femme peintre, elle-même artiste de grand talent, a déjà choisi le nom de l’enfant à venir et a décidé du genre d’enseignement qu’il lui fera suivre. Il ne lui reste plus, alors, qu’à peindre les tableaux qui seront attribués à ce fils futur…47 Avec celle du faux d’après Plutarque, cette histoire qu’on dirait tout droit sortie d’un feuilleton policier pas trop regardant sur la solidité de l’intrigue vient appuyer des réflexions visant à prendre la mesure de la « géographie conceptuelle » du faux et du plagiat, plus étendue qu’on ne penserait à première vue ou à la seule lumière de ce qu’en dit Nelson Goodman48. Dans une veine comparable par la complexité narrative, Sherri Irvin a construit une expérience de pensée plutôt sophistiquée qui équivaut carrément à l’invention d’un type de faux inédit49. Visant à mettre en lumière, par comparaison, les spécificités de la relation auctoriale dans 47
M. Wreen, texte cité, p. 201-202. Ibid., p. 201. 49 « (…) a very special kind of forgery, one that to my knowledge has never been carried out in the history of art, and that would have been unthinkable until rather recently. » (S. Irvin, « Appropriation and Authorship in Contemporary Art », British Journal of Aesthetics, 45, 2005, p. 127). 48
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le cas de l’art d’appropriation, Irvin imagine un faussaire qui, à l’instar de celui dont parle Michael Wreen, falsifierait des œuvres à venir. Ce faussaire prendrait pour cible des œuvres qui n’existent pas encore mais dont il prédirait l’apparition prochaine dans le corpus d’artistes vivants. Il s’efforcerait de falsifier ce que les artistes en question feront bientôt, à la suite de ce qu’ils ont déjà fait, avant même qu’ils le fassent. Irvin explique qu’un tel faussaire devrait observer de très près le travail des artistes visés et savoir tout ce qu’il est possible d’apprendre à leur sujet. Il lui faudrait recréer des œuvres existantes afin de s’exercer, s’immerger le plus possible dans un contexte similaire à celui de sa cible pour parvenir à penser comme elle – à moins qu’il ne recoure à un algorithme informatique élaboré, alimenté d’une masse de données disponibles. Imaginons, écrit encore Irvin, que le faussaire réussisse ainsi à produire une œuvre très semblable à celle de l’artiste visé mais avant lui : une « préplique »50. Et supposons encore que le faussaire parvienne effectivement à faire passer son imitation anticipative pour une œuvre authentique de l’artiste imité, probablement avec l’aide d’un intermédiaire bien introduit dans le monde de l’art. La question qui se poserait alors serait de savoir quel statut accorder au fruit d’une telle entreprise d’appropriation par excellence, qui n’aurait de commun avec une vulgaire falsification qu’un mensonge sur l’identité personnelle du producteur. Au contraire du faussaire classique, lequel imite des modèles qui existent déjà, celui qu’Irvin construit en pensée produirait donc un objet presque identique à une œuvre sur le point d’être créée par l’artiste ciblé – si bien qu’une fois apparue, celle-ci et son imitation anticipative se ressembleraient presque exactement. Or, et tel est le sens du cas (du moins si l’on fait abstraction de l’hypothèse annexe de « l’algorithme sophistiqué »), cette correspondance prédictive ne pourrait s’obtenir qu’à la faveur d’un processus difficile, visant un modèle qui n’existe pas encore et que le faussaire, tout comme l’artiste qu’il imite, devrait inventer. Un tel exploit supposerait de se pénétrer le mieux possible non seulement d’un style et d’un univers thématique déjà connus mais aussi de la dynamique qui les porte, des idées de l’artiste imité, de ses goûts et du milieu culturel dans lequel il évolue. Qui plus est, si le faussaire classique bénéficie d’une position de surplomb historique qui lui vient de la connaissance d’une œuvre finie et d’une histoire postérieure déjà écrite, celui qui inventerait une ‘préplique’ ne pourrait tirer avantage d’une telle position. Sa tâche serait donc, comparativement, bien plus ardue que celle de son homologue tourné vers le passé ancien ou récent, tant et si bien que sa 50
Ibid., p. 128 : « ‘preplica’ ».
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réalisation ne pourrait pas être considérée comme moins difficile que celle de sa cible qui, elle, œuvrerait en tant qu’artiste de plein droit. « Une différence de niveau d’accomplissement ne permettrait pas, en l’occurrence, de distinguer l’artiste du faussaire », conclut Irvin. Le cas nous est explicitement livré pour ce qu’il est : une « expérience de pensée »51. L’auteur nous demande donc de suspendre notre incrédulité pour les besoins d’une réflexion théorique dont l’objet consiste, rappelons-le, à caractériser les torsions étonnantes subies par le processus auctorial chez les artistes « appropriationnistes » qui, à l’instar d’Elaine Sturtevant, ont présenté ouvertement en tant qu’œuvres originales des répétitions pratiquement indiscernables d’œuvres d’autres artistes. À tout prendre, de telles opérations ne paraissent guère moins étranges et improbables que celles du faussaire par anticipation. Soulignons, en outre, qu’il n’est pas rare que des faussaires produisent ce qu’un artiste aurait pu (ou aurait dû) créer : les exemples de Han van Meegeren, d’Eric Hebborn et d’autres le démontrent, certains allant même jusqu’à inventer des artistes, des écoles52, voire des civilisations (Glozel, art moabite53) que l’histoire de l’art aurait pu engendrer. Quant à ceux qui se cantonnent aux artistes ou aux styles historiques connus, ils entretiennent volontiers pour eux-mêmes le phantasme d’une fusion mentale avec leur modèle54. La plupart visent des figures d’un passé plus ou moins lointain, mais des artistes vivants sont aussi parfois la cible de faussaires qui cherchent à imiter le genre d’œuvres que ces artistes ont créées ou qu’ils pourraient être encore en train de créer au moment où la falsification a lieu. L’expérience de pensée proposée par Irvin se distingue de ces cas de figure par le fait de poser l’idée d’un faussaire qui chercherait à imiter ce que l’artiste n’a pas encore fait mais fera bientôt. Autrement dit, il s’agirait cette fois, pour le faussaire, de produire une œuvre qui 51
Ibid., p. 127. Comme il l’explique avec délectation dans ses mémoires parus en 1935, le faussaire André Mailfert inventa une école d’ébénisterie – « l’École de la Loire » – allant jusqu’à lui trouver un chef de file du nom de Jean-François Hardy, nom choisi pour son allure bien française et sa façon de connoter discrètement l’audace de son inventeur (A. Mailfert, Au pays des antiquaires. Confidences d’un « maquilleur » professionnel, Paris, Flammarion, 1992). 53 Sur les faux archéologiques de Glozel, voir Ch. Bessy, Fr. Chateauraynaud & P. Lagrange, « Une collection inqualifiable. La controverse sur l’authenticité de Glozel », Ethnologie française, 23, 3, 1993, p. 399-426. Sur les Moabitica, artefacts attribués aux Moabites, un peuple mentionné dans l’Ancien Testament et dont on ne sait pratiquement rien, voir O. Kurz, Fakes. A Handbook for Collectors and Students, New York, Dover Publications, 1967 (1948), p. 303-304. 54 Mentionnons par exemple T. Keating & A. Dossena (cf. Th. Lenain, Art Forgery. The History of a Modern Obsession, Londres, Reaktion Books, 2011, respectivement p. 305-310 et 275-278). 52
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ne procèderait pas de l’exploitation, par l’artiste imité, d’une veine déjà entamée, en ajoutant à son corpus de simples variations sur un thème que cet artiste se serait donné. Le projet consisterait à s’engager plus avant dans le champ des possibles, d’aller plus loin sur le propre chemin créatif de la cible, d’innover en même temps qu’elle, de créer cela même qu’elle s’apprêterait à créer à partir, mais au-delà, d’un status quaestionis qui serait propre à cette cible. Cette fiction théorique paraît tout à fait plausible en ce qui concerne les motivations du faussaire. La ‘préplique’ constituerait le défi ultime en matière de faux artistique – or le goût de l’exploit, du défi et de l’immersion dans la pensée artistique d’un autre sont, en effet, des motivations souvent observées chez les faussaires. Pour ce qui est de la faisabilité globale d’un tel projet, il est naturellement permis d’en douter, même si l’on ne saurait exclure qu’une extraordinaire coïncidence, aidée par l’enquête approfondie et la compétence technique du faussaire, puisse donner lieu à un objet assez similaire à la prochaine œuvre authentique de l’imité. Quant au critère de la « difficulté d’accomplissement », dont Irvin prononce l’absence de pertinence dans le cas envisagé, il ne faudrait pas perdre de vue qu’il n’a pas la même signification selon que l’on parle du faux par anticipation, indissociable d’une tromperie, ou de la création qui ne cherche pas à se faire passer pour autre chose que ce qu’elle est. On peut aussi relever que le recours à un algorithme assez puissant pour générer une ‘œuvre’ à partir d’une grande masse de data affaiblit curieusement l’argument puisqu’on ne verrait plus très bien en quoi consisterait alors l’exploit du faussaire. Mais, répétons-le, il s’agit ici d’une expérience de pensée et, à ce titre, la théoricienne peut s’épargner des objections auxquelles n’échapperait pas un historien de l’art ou un criminologue confronté à des faits réels et s’efforçant de reconstituer un modus operandi. Quoi qu’il en soit, l’idée de Sherri Irvin montre bien la dynamique quasi fictionnelle de la pensée casuistique qui tire des conclusions rationnelles d’une situation narrative inventée de part en part.
Échange de bons procédés Nous l’avons vu, la question de la vraisemblance d’un cas imaginaire se décline selon plusieurs modalités qui correspondent aux différents aspects de cette notion : une situation imaginaire et présentée comme
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telle peut être vraisemblable sur le plan technique, historique, culturel ou motivationnel, entre autres. Chacun de ces différents aspects compte plus ou moins selon l’intention théorique qui sous-tend le cas. Il pourrait même arriver qu’un raisonnement philosophique n’ait besoin que d’un schème tout à fait abstrait formulé sous les espèces d’une situation parfaitement invraisemblable à la fois en termes techniques, historiques, culturels et motivationnels. D’autres raisonnements, au contraire, peuvent nécessiter une vraisemblance raisonnable quant à l’un ou plusieurs de ces aspects. Les contraintes en matière de vraisemblance ne sont donc pas les mêmes que celles qui s’imposent à un spécialiste de la fiction tel qu’un romancier ou un scénariste. Ceux-là se doivent, en principe, de veiller de près à la vraisemblance psycho-socio-culturelle des intrigues (tout en se donnant, le cas échéant, les coudées franches par rapport aux aspects techniques d’une activité, surtout si son œuvre s’inscrit dans le genre du fantastique ou de la science-fiction). Quant à elle, l’exemplarité théorique peut, le cas échéant, se donner toute licence en la matière. Pourtant, quelles que soient les différences forcément déterminées par les visées respectives des philosophes et des écrivains, on ne peut manquer d’être frappé par les affinités occasionnelles entre la casuistique philosophique et la fiction littéraire. Parmi les cas et expériences de pensée introduits par les philosophes de l’art, certains charrient une sorte de poétique implicite qui peut tirer vers le dramatique, le fantastique ou le burlesque. Le séquoia grandeur nature en plastique (qui, pour n’avoir pas germé dans l’humus de la pensée philosophique, ne s’y est pas moins épanoui avec bonheur) ne fait-il pas figure de parfait objet surréaliste ? Francis Sparshott ne se laisse-t-il pas porter philosophiquement du côté de la comédie de boulevard en comparant l’infortune de l’amateur d’art qui découvre la fausseté d’une œuvre aimée à celle du cocu55 ? Et lorsque Monroe Beardsley se demande s’il faudrait, ou non, estimer moins que l’original une réplique absolue de la Mona Lisa, produite selon un procédé technique à inventer puis installée dans les toilettes d’un appartement56, ne pose-t-il pas une question indissolublement philosophique et comique ? Et comment ne pas rêver de pousser plus loin le burlesque de ce clone de la Joconde trônant dans le décor d’une salle d’aisances, en imaginant les réactions d’observateurs de profils variés, de penseurs de tendances diverses, face à une conversation piece aussi intéressante dans son incongruité quelque peu sacrilège ? 55 56
F. Sparshott, texte cité, p. 258. Cf. M. C. Beardsley, texte cité, p. 231.
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Le lecteur qui, cédant à la tentation d’une certaine nonchalance, se laisserait dériver à l’appel des séductions quasi littéraires des cas, exemples et expériences de pensée des philosophes et les savourerait pour elles-mêmes résisterait mal à l’invitation de les pousser plus loin sur le mode de la rêverie narrative. Il se sentirait parfois comme au seuil d’un roman qui ne demande qu’à éclore. Lorsqu’un Jack Meiland évoque le cas d’une copie d’après un original qui n’aurait été vu par personne d’autre que son auteur et le copiste, et aurait disparu ensuite57, il tend la perche à ce lecteur en proie aux sollicitations de l’imaginaire. Car comment ne pas vouloir engendrer, plutôt qu’un copiste qui nous conserverait l’image exacte d’une œuvre par ailleurs entièrement inconnue, un faussaire qui détruirait lui-même l’original pour ne laisser subsister que la copie mensongère58 – ou qui, pourquoi pas, détruirait aussi ce faux après l’avoir montré à une dupe qui se trouverait être un spécialiste du maître imité et pourrait témoigner de ce qu’il fut le seul à voir sans qu’aucune vérification ne soit jamais possible ? L’ingéniosité casuistique des philosophes se recommande aux romanciers. Les philosophes de l’art doivent aux artistes et aux écrivains non seulement leur objet d’étude, avec ses exemples et ses cas, mais aussi, par imprégnation intellectuelle, une part de leur inspiration. Dès lors ne faudrait-il voir rien d’autre qu’un échange de bons procédés si, pour leur part, des artistes et auteurs de fiction trouvaient des ferments de développements imaginaires dans les lacis des analyses et les dédales des constructions théoriques de ceux qui s’efforcent de conceptualiser ce que l’art fait à l’esprit.
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J. W. Meiland, texte cité, p. 122 et 126.L L’idée, il faut le dire, ne serait pas tout à fait neuve. Au XVIIe siècle, l’historien français Antoine Varillas accusa Francesco Fidelfo (1398-1481) et Pietro Alcionio (14471527) d’avoir détruit le De Gloria de Cicéron pour pouvoir le plagier impunément (voir St. Gioanni, « Gouverner par la gloire. Réception et représentations du De Gloria de Cicéron de l’Antiquité au premier humanisme », in J.-Ph. Genet (dir.), La légitimité implicite, vol. 1, p. 317-336. Plus proche de nous, un roman de Grégoire Polet (Excusez les fautes du copiste, Paris, Gallimard, 2008), met en scène un faussaire qui détruit une œuvre de James Ensor après en avoir réalisé une copie qu’il présentera ensuite comme l’original (voir L. Lelevé, « Feindre de croire aux balivernes ». Faux et faussaires dans le roman européen contemporain, de la postmodernité à l’ère de la post-vérité, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Rennes 2 le 9 décembre 2022, dir. E. Bouju, p. 201 et 703). 58
L’ESTHÉTIQUE EST-ELLE ENCORE UNE ONTOLOGIE ? (PARENTHÈSE SUR L’ACTUALITÉ ET LA MÉTHODE) Maud HAGELSTEIN (F.N.R.S./Université de Liège)
I. Le mur d’Antoine de Galbert En 2014, à l’occasion de son 10e anniversaire, l’espace de la Maison rouge (Paris) exposait des œuvres de la collection privée de son fondateur Antoine de Galbert. Se démarquant doublement par son efficacité et par son originalité, l’exposition fut aussi l’une des plus surprenantes de l’été. Comme son concepteur (Antoine de Galbert lui-même) s’en est expliqué dans le catalogue, l’équipe avait choisi de se passer de la fonction traditionnelle du commissaire, non pour la décrier d’aucune manière, mais pour expérimenter le développement, rendu possible grâce à l’aide technique d’un informaticien spécialisé, d’un algorithme mathématique voué à distribuer de manière totalement aléatoire les différentes œuvres de la collection sur les murs de la Maison rouge (278 mètres de cimaises au total). La répartition des œuvres obéissant à la seule exigence de maximiser l’espace d’accrochage, les pièces fixées au mur entretenaient entre elles des rapports strictement basés sur le hasard (de leur taille). Malgré cet agencement volontairement aléatoire, le spectateur, comme on peut l’anticiper, fut frappé par certaines configurations, la scénographie autorisant la possibilité de micro-narrations, sur base de liens inévitables de causalité, de contraste, d’analogie, etc., tracés par les spectateurs entre les œuvres. Mais ce n’est pas ce réflexe – cette propension à exercer son imagination pour réintroduire de la cohérence narrative là où elle se serait absentée – qui m’intéressera le plus ici. Bien sûr, les œuvres accrochées au mur ont été choisies puis sélectionnées par un seul homme, dont on ne peut s’étonner de retrouver la personnalité, les préférences et les obsessions. Cet insatiable collectionneur revendique d’ailleurs souvent la subjectivité évidente de ses choix, assumant l’amitié singulière qui le lie à chacune des œuvres ramenées de voyages, « souvent dans
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le dos de l’histoire et dans l’ignorance des modes »1. Mais justement. Quelle subjectivité s’assume ici et quel problème théorique charrie-telle ? Prêtons attention aux propos du collectionneur : « Une vierge en plastique chinée dans une ruelle napolitaine peut me séduire autant que l’œuvre d’un grand artiste. Mon attachement aux objets et aux œuvres est donc en partie déconnecté de leurs valeurs commerciales ou historiques »2. À plusieurs reprises au fil de sa carrière, Antoine de Galbert a travaillé au rapprochement analogique d’œuvres issues de champs géographiques, historiques et axiologiques hétérogènes : art occidental ou art extra-occidental ; art moderne ou art contemporain ; art officiel ou art mineur, voire art « brut ». Ceci non seulement pour créer des correspondances, éventuellement anachroniques, mais surtout – ce sera en tout cas l’hypothèse explorée ici – pour interroger de manière inédite le propre de l’art : comment identifier « l’art » même dans des régions où ce terme n’a pas de sens particulier ? Comment évaluer les œuvres en dehors de toute hiérarchie préconçue3 ? La démarche scénographique adoptée pour Le mur a produit des effets frappants. Et singulièrement pour le spectateur, qui observait se révéler en lui des habitudes très intégrées, comme le réflexe de se replier sur le déjà connu pour baliser l’appréciation esthétique. Face au mur de la Maison rouge, on repérait du premier coup d’œil les œuvres d’artistes d’envergure et de notoriété internationales, Bustamante, Fontana, Man Ray ou Michaux, parmi tant d’autres – travail de repérage sans doute destiné à se donner de l’assurance face à un tel afflux visuel « anonymisé ». Prenant à rebours ce réflexe largement partagé, les options d’accrochage retenues pour l’exposition donnaient à voir les œuvres sans leurs légendes. Seules des tablettes numériques (une seule par salle) permettaient, sur base d’un système de numérotation discret, de retrouver l’auteur d’une œuvre, les spectateurs comprenant bien malgré tout que cet automatisme de vérification serait à contre-courant du défi « iconoclaste » proposé4. 1 Le mur. Œuvres de la collection Antoine de Galbert, catalogue d’exposition, Paris, coédition Fage et La maison rouge, 2014. 2 Ibid., p. 24. 3 On ne sera donc pas étonné de la proximité existant entre le directeur de la maison rouge et le commissaire Jean-Hubert Martin, co-commissaire de l’exposition « Théâtre du monde » présentée dans le même lieu à l’automne 2013, mais également à l’initiative de l’exposition légendaire Magiciens de la Terre, dont on a fêté en 2014 les 25 ans au Centre Pompidou. Les deux hommes partagent le même défi : présenter l’art contemporain selon un principe intuitif et subjectif, sans sombrer pour autant dans l’éclectisme. 4 Ibid., p. 5.
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En quelque sorte, l’exposition permettait d’évaluer à nouveaux frais ces œuvres et de redécouvrir, sous le vernis éventuel du succès, leur intérêt réel. Dans ces conditions, une impressionnante vertèbre de baleine ou une vierge lumineuse en plastique s’autorisaient à soulever éventuellement un intérêt plus grand qu’une œuvre contemporaine très bien cotée sur le marché. Formulée de la sorte, l’hypothèse est partiellement naïve, mais néanmoins génératrice de questions stimulantes. Car en un certain sens, l’exposition Le mur, basée sur des accords incertains et aléatoires, pouvait être qualifiée d’« anti-pédagogique ». Il s’agissait moins à première vue d’ajouter des notes de bas de page à la compréhension d’œuvres contemporaines complexes, dans un souci d’explicitation légitime et d’accumulation de savoir, que de favoriser chez le spectateur une expérience sensible et intellectuelle spécifique (et librement menée). Bien sûr, la neutralisation des hiérarchies de notoriété et de l’axiologie dominante est aussi artificielle que provisoire. Mais si les invraisemblables voisinages furent probablement vite oubliés, le spectateur aura pu pendant un moment relativiser l’influence de la culture établie sur son appréciation. Une telle « confiance » accordée au spectateur n’est plus si rare aujourd’hui ; de nombreux commissaires et scénographes prennent le risque de laisser le spectateur faire évoluer lui-même ses perceptions et ses jugements. Pour Antoine de Galbert, dans le domaine de l’art se niche la possibilité de l’exercice d’une « liberté intégrale et déréglée »5. Et pourtant. À lire ses considérations sur son propre travail, certains gestes de collectionneur restent délicats à négocier. Notamment dans le champ des objets de l’« art » (dit) « primitif ». N’importe quel jugement ne vaut pas l’autre ; il faut être en mesure de distinguer les objets médiocres des objets de haute qualité. Or tout est question d’« appréciation » : « Comme dans tous les domaines, la connaissance est bien sûr fondamentale, mais un grand ethnologue peut être un piètre collectionneur, car connaître l’usage d’un objet ne donne pas nécessairement la capacité d’en apprécier la beauté. Il y a donc un sixième sens pour cela. L’approche des objets sans pedigree est totalement aventureuse, subjective et sensuelle, et les plus grands marchands peuvent se faire berner par les redoutables faussaires africains »6. Comment donc traiter ces « objets sans pedigree » qui fascinent les amateurs d’art tout en étant dans bien des cas inclassables ? Et quelle ontologie définirait sans se tromper la classe des objets d’art ? 5 6
Ibid., p. 22. Ibid., p. 29.
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II. Kant, l’expérience esthétique et l’ontologie de l’œuvre7 À ceux qui se consacrent au champ de l’esthétique, deux problèmes philosophiques s’imposent, autour desquels on tournera sans repos : le problème de la spécificité de l’expérience esthétique (y a-t-il une expérience esthétique singulière qui se détacherait par sa qualité des autres expériences humaines ?) et celui de l’ontologie de l’œuvre d’art (comment distinguer l’artefact artistique de l’objet commun ou naturel ?). Or ces deux problèmes, revisités aussi bien par les phénoménologues que par les esthéticiens analytiques, problèmes que Danielle Lories a mis en lumière et théorisés dans pratiquement toute son œuvre, s’ancrent directement dans les développements de la troisième critique de Kant. D’un côté, la Critique de la faculté de juger aura appris à ses lecteurs à décrire la qualité du jugement esthétique pur, et à saisir la satisfaction qu’on en tire, dont il faut se rappeler qu’elle est « entièrement subjective, immédiate, non conceptuelle et désintéressée »8. Ce jugement occasionne un « gain de liberté », à la fois pour l’objet jugé, qui se trouve notamment délivré de tout impératif fonctionnel, et en quelque sorte délivré de l’intentionnalité de l’artiste (car sans être inexistante, celle-ci doit rester discrète et non-contraignante, le jugement devant pouvoir s’exercer comme « en dépit d’elle »9), mais aussi pour celui qui juge, éprouvant alors en lui-même le libre jeu des facultés. Kant aura donc mis plusieurs générations d’esthéticiens sur la piste d’une expérience spécifique, leur donnant les moyens d’en tracer les contours. D’un autre côté, Kant a ouvert la voie à un questionnement ontologique plus direct de l’œuvre elle-même, réfléchie précisément en tant qu’objet favorisant l’expérience esthétique, se caractérisant par sa « finalité sans fin », puisque le plaisir esthétique (éprouvé lors du jeu des facultés) prend la forme d’une finalité, en dépit du fait qu’il n’y a dans le jugement « ni fin subjective (un agrément recherché) ni fin objective (l’objet d’un concept dont celui-ci serait considéré comme la cause) »10. On voit alors comment les deux problèmes les 7 Le titre de cette section est emprunté à un ouvrage de Danielle Lories, Expérience esthétique et ontologie de l’œuvre, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1989. L’ouvrage couronne un mémoire ayant reçu le prix de la Classe des Lettres de l’Académie Royale. Ce premier livre est d’une clarté tout à fait saisissante. Sa lecture – avec presque 35 ans de retard – m’a beaucoup impressionnée. 8 D. Lories, Expérience esthétique et ontologie de l’œuvre, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1989, p. 18. 9 Ibid., p. 226 : « Ou si l’on veut dire que l’intentionnalité de l’action artistique est responsable de la finalité sans fin de l’œuvre, alors il faut, comme Kant, la faire échapper à l’artiste lui-même ». 10 Ibid., p. 223.
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plus importants de l’esthétique se nouent l’un à l’autre, puisque l’enquête ontologique sur l’œuvre n’aura de sens qu’à garder à l’esprit et à l’œil la spécificité très nette de l’expérience esthétique, qui projette le spectateur dans une attitude libre, désintéressée et « ludique ». Comme le montre Danielle Lories, si l’œuvre se définit par sa « finalité sans fin », sa finalité est difficile à saisir et à identifier une fois pour toutes : La finalité formelle subjective du jugement de goût n’est rien que le maintien de l’activité ludique des facultés, activité sans autre fin que sa propre perpétuation. Et ce jeu des facultés est lié à la contemplation d’un objet, d’une représentation dont la forme est finale pour ce jeu même. Le plaisir, le jeu qui prend la forme de la finalité repose sur l’accueil de la finalité de la forme de l’objet pour cet état du sujet. C’est forcément dans sa seule forme, sa forme pure, que l’objet est final pour le jeu-plaisir esthétique des facultés, car s’il était final par sa matière, le plaisir ne serait que d’agrément et si l’objet plaisait – était final pour le sujet – dans son concept, le plaisir ne serait pas non plus désintéressé.11
Autrement dit, Kant nous met sur la voie d’une ontologie de l’œuvre qui n’est pas « essentialiste », et où l’artefact ne gagne pas son titre d’œuvre d’une qualité (magique) intrinsèque qu’il suffirait de pouvoir identifier, mais bien d’une qualité d’expérience particulière, que l’œuvre d’art est en mesure de susciter.
III. Intensité extra-ordinaire de l’expérience sensible (Rancière) Si l’esthétique peut se développer comme ontologie régionale, étude de l’être (non pas « en général » mais) « artistique », le philosophe contemporain Jacques Rancière12 s’inscrit de fait dans un projet ontologique, au sens où il a axé toute sa théorie des régimes d’identification de l’art sur le repérage de structures (tout à la fois langagières, conceptuelles, 11
Ibid., p. 224. Rancière est certainement un kantien hétérodoxe, mais tout de même, il reste très attaché à certaines idées développées dans la troisième Critique, absorbées notamment via la lecture de Schiller. Le concept d’indifférence par exemple, que Rancière construit à partir des considérations de Schiller sur la « belle apparence » dégagée des affaires et des préoccupations humaines, ne fait-il pas écho à la question du désintéressement kantien ? Voir notamment les pages sur la reprise par Schiller de la question du « libre jeu » (J. Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 41 sq.). Rancière est convaincu par le nouage entre le problème de l’expérience et le problème ontologique, auquel il associe directement le thème de l’émancipation : « Comment comprendre que l’activité ‘gratuite’ du jeu puisse fonder en même temps l’autonomie d’un domaine propre de l’art et la construction de formes d’une nouvelle vie collective ? » (p. 42-43). 12
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institutionnelles et pratiques) dessinant les voies par lesquelles nous déterminons le champ des objets (et parfois des événements) susceptibles d’être considérés comme artistiques, ou non. Les manières ou les modalités selon lesquelles nous procédons à ces identifications – qui prennent toujours ancrage dans un monde commun – seraient pour Rancière au nombre de trois : régime éthique des images, régime poétique ou représentatif des arts, régime esthétique de l’art13. Concentrons-nous sur ce dernier point. À suivre les propositions de Rancière, qui rappelons-le, se veulent descriptives et non normatives, « Esthétique » ne serait pas exactement le nom d’une discipline, ou pas seulement, mais le nom d’une manière parmi d’autres – prégnante aujourd’hui et à peu près depuis Kant – d’identifier certaines productions humaines comme « artistiques ». Cette opération ontologique permettant de reconnaître l’art, cet ensemble de dispositions cognitives, langagières et pratiques dessinant les contours de la chose artistique, reposerait essentiellement, pour ce qui est du troisième régime établi par Rancière (le régime esthétique), sur un unique critère de distinction, faisant office de laisser-passer ou de sésame, et requis pour intégrer le territoire prisé de l’art : une intensité hors du commun de l’expérience sensible (de l’expérience « esthétique », au sens étymologique du terme), en excès sur les expériences ordinaires. Une qualité particulière de l’expérience, hétérogène aux expériences de la vie de tous les jours. Évidemment, cela ne dit pas grand-chose, et tout à la fois. En regard de la normativité très sophistiquée du système des Beaux-Arts, qui permettait – aux théoriciens, aux amateurs, aux spectateurs d’art – d’identifier les objets comme artistiques en vertu de leur coïncidence avec un ensemble de règles de fabrication, de normes établies délimitant avec précision des manières de faire, de valeurs liées à la noblesse (morale ou historique) des sujets représentés, on se sent en troisième régime abandonné à presque rien (sinon à la subjectivité de notre jugement), cherchant nos appuis sur notre seule expérience, dont nous devrions – mais comment ? – pouvoir mesurer l’intensité, la nouveauté, et le pouvoir émancipateur. Dans le régime esthétique de l’art, dont personne n’est obligé d’adopter les façons (on peut aussi délibérément ou inconsciemment se sentir plus à l’aise en régime poétique des arts), notre arsenal d’identification se réduirait à la seule étrangeté 13 J. Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La fabrique, 2000, notamment le texte « Des régimes de l’art et du faible intérêt de la notion de modernité », p. 26 sq. ; J. Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004 (« Introduction ») ; et pour le dernier régime plus spécifiquement : Aesthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011.
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d’une expérience, sur laquelle on s’appuierait pour décider d’intégrer tel ou tel artefact au rang d’art, prenant alors une décision qui ne serait pas soumise à l’autorité de ceux qui savent, mais qui mobiliserait pleinement nos propres facultés, et le jeu de leur agencement. Autrement dit, puisque l’intensité de l’expérience sensible nous concerne en première personne, les contours de la chose artistique ne seraient pas déterminés d’en haut par ceux qui en détiennent les codes, mais en quelque sorte d’en bas, par la voie d’une expérience sensible et d’une mise en commun de nos jugements, ceux-ci pouvant être établis à suivre Rancière par n’importe quel quidam susceptible de faire l’épreuve d’une œuvre, ou simplement intéressé à la faire, vaguement disponible, ou soudainement frappé par la force d’une rencontre. Ce qui voudrait dire aussi, et il faut prendre la mesure de cette proposition, non pas que Rancière régresse vers une théorie substantialiste de l’art, reposant sur une ontologie préalable qu’il tiendrait en réserve sans l’expliciter, car il décrit les opérations de mise en place et de délimitation d’un territoire légitime de l’art sans pour autant valider, encourager ou dénoncer par avance ces sélections, mais cela voudrait dire qu’il n’externalise pas entièrement – jusqu’à vider le sujet de ses jugements propres – la réponse apportée à la question de l’art14. Plutôt que de se fier exclusivement (comme en deuxième régime) aux hiérarchies héritées et aux savoirs autorisés pour désigner ce champ, plutôt que de transférer prioritairement la décision au dehors (et quel que soit cet au dehors : l’intention de l’artiste, le discours médiatique, l’institution muséale, l’enseignement, les critiques et spécialistes, etc.), le troisième régime offrirait l’occasion d’un focus renouvelé sur l’expérience et d’une reprise d’intérêt pour ce que l’on éprouve, ce qui se joue en nous face à ce que nous appelons une œuvre. Si la théorie des régimes d’identification ne vise pas la prescription, Rancière ne masque pas pour autant son enthousiasme pour le régime esthétique de l’art, susceptible à son avis de restaurer les 14 Un débat pourrait être reconstitué de ce point de vue avec l’approche sociologique de Nathalie Heinich. Très engagée dans son refus de penser l’art en référence à une ontologie préalable (c’est-à-dire en référence à l’essence fondamentale de l’art), Heinich propose dans ses travaux de développer une « ontologie contextualisée », qui montrerait comment les catégories de l’œuvre circulent dans une culture donnée (cf. en particulier N. Heinich, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014). Or si elle semble a priori s’inscrire dans une optique proche de Rancière, elle propose en réalité une toute autre opération : là où Heinich dit revenir au terrain empirique, c’est davantage celui des institutions, de la communication, et des garants des codes et des valeurs, que celui de l’expérience esthétique elle-même, et du sujet (libre) qui la traverse.
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conditions d’un rapport libre aux choses, dégagé des indications données par les experts. Cette exigence (se désolidariser du pré-mâchage et des lectures imposées) transparait dans les positions médiatiques du philosophe, comme dans ses réflexions sur l’éducation : si l’accès à toute chose (artefact, œuvre, livre) est balisé par des savoirs accumulés, l’expérience se trouve à l’étroit, et risque d’être appauvrie. Bien entendu la transmission reste un défi, l’enseignement aussi, mais à condition de transmettre en laissant de la place à celui qui reçoit les savoirs partagés. Ces problèmes théoriques autour desquels on tourne, et que non seulement rencontre mais accentue le dispositif scénographique mis au point par Antoine de Galbert, sont typiques du troisième régime. Ils supposent de ne pas réserver l’ontologie de l’œuvre d’art à la seule reconnaissance d’une essence favorisant la distinction, mais à la nouer intimement à l’examen de l’expérience esthétique – Rancière ne cherche pas autre chose. Il décrit une nouvelle circulation de la pensée de l’art, et des délimitations mises au travail par les discours qui l’accompagnent.
IV. La théorie de l’image réclame-t-elle une ontologie ? Avant l’invention du concept d’art lui-même, et des délimitations conceptuelles censées le protéger d’une porosité trop grande de ses frontières, ces questions – cela va de soi – ne se posaient pas. Le premier régime se définissait pour Rancière comme « régime éthique des images » : « éthique » pour la raison que les comportements associés aux usages font la valeur distinctive de l’objet (la statue en bois devient sculpture – et non plus morceau de bois – par l’effet des offrandes ou des prières dont elle est l’occasion), « images » pour la raison que la prétention à l’art n’y a pas lieu d’être. Or pour Rancière, si les régimes d’identification s’avèrent plus ou moins dominants à certaines époques historiques (l’époque prémoderne pour le régime éthique des images, la Renaissance puis l’Ancien régime pour le régime représentatif ou poétique des arts, l’ère démocratique et post-révolutionnaire pour le régime esthétique de l’art), ils ne s’y réduisent pas. Il est tout à fait possible d’entretenir une proximité plus grande avec l’un ou l’autre de ces régimes, y compris à une époque où il ne serait pas dominant. Il est probable encore que les dispositions qui structurent notre rapport au territoire de l’art varient chez chacun de nous, selon le type de rencontre esthétique que nous aurions à examiner ou selon le type de problème artistique que nous aurions à régler. Un même artefact pourrait d’ailleurs être analysé en fonction de son usage ou de son agence (premier régime), de son mode de fabrication et des normes
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poétiques qu’il reconduit (deuxième régime), ou de l’intensité de l’expérience sensible qu’il nous procure (troisième régime). On pourrait à bien des égards considérer notre époque – marquée depuis les années 1990 par le diagnostic d’un « tournant iconique »15 – comme un retour au régime éthique des images. À prendre au sérieux cette hypothèse, on se demandera si la question du « propre de l’art » n’est pas contournée et diluée par certains développements de la théorie de l’image – un théorie dont le périmètre d’observation s’avère délibérément plus large, puisqu’il inclut aussi des images non-artistiques ? L’intérêt grandissant de notre époque pour les images ne détourne-t-il pas autrement dit notre attention de cette expérience ludique et désintéressée sur laquelle Kant avait tout misé ? Bien entendu les images méritent leur définitions propres ; elles ne sont pas exemptes d’enquêtes ontologiques, qui font généralement signe vers un certain partage d’absence et de présence. On croit percevoir malgré tout que le territoire des images est nettement moins « réservé » que celui de l’art. D’ailleurs, les historiens de l’art à l’origine d’un intérêt renouvelé pour les images semblent s’être plutôt dégagés de la préoccupation ontologique. Sous la poussée de l’intérêt renouvelé pour les images, le concept d’art n’est-il pas en train de s’appauvrir, ou en tout cas de se transformer ? Et si l’Esthétique (comme discipline cette fois) subit réellement l’influence de ce tournant iconique, comment peut-elle rester, au sens esquissé plus haut, une ontologie ? Dans la mesure où un timbre par exemple peut faire l’objet de l’intérêt d’un historien de l’art (Aby Warburg a intégré des timbres à son projet d’Atlas Mnemosyne, ceux-ci voisinaient avec les œuvres légitimes de la haute culture), ou n’importe quelle image dont la fonction ne serait pas exclusivement artistique, l’enjeu ontologique semble quelque peu neutralisé.
V. Le tournant anthropologique Notre époque se caractérise par la prise en compte plus rigoureuse de nouveaux objets susceptibles de favoriser en nous un attachement ou un jugement esthétique (y compris s’ils ont eu une utilité ou une fonction 15 Le tournant iconique est notamment annoncé par les textes du philosophe américain Mitchell et du théoricien allemand Boehm. Cf. W. J. T. Mitchell, « The Pictorial Turn », in Picture Theory. Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 11-35 (étude publiée en mars 1992 dans Artforum) ; G. Boehm (dir.), Was ist ein Bild?, München, Fink, 1994. Voir aussi B. Stiegler dans son « Introduction » au dossier « Iconic Turn » et réflexion sociétale, sous la direction de G. Didi-Huberman et B. Stiegler, Trivium, 1, 2008 (en ligne), consulté le 22 janvier 2015. DOI : 10.4000/trivium.391
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extra-artistique dans une autre vie). L’importance accordée aux images n’est qu’une manifestation parmi tant d’autres de la « liberté intégrale et déréglée » mentionnée par Antoine de Galbert, s’exerçant aujourd’hui sur des objets bâtards et « sans pedigree », en une « approche aventureuse, subjective et sensuelle ». Posons la question à nouveau : dans ce contexte, l’esthétique reste-t-elle une ontologie ? La question de l’art n’est-elle pas moins urgente et plus lâche ? Finalement (et notre époque aura résisté à bien des diagnostics de « mort de l’art »), même si les frontières du territoire de l’art s’assouplissent désormais sous l’effet d’un élargissement du champ des artefacts visuels dignes d’intérêt, et même si la vigilance de ses gardiens s’endort un peu, tout indique que le problème ontologique (« est-ce de l’art ? et en quoi ? ») n’a pas perdu de sa vigueur. Bien sûr le problème se déplace, s’élargit ou se resserre selon les cas. Bien sûr les dispositions par lesquelles on cherche à y répondre se sont elles-mêmes transformées. Mais si le problème n’a pas fort bougé, le nouage entre ontologie et expérience esthétique que supposait sa réponse chez Kant ou chez Rancière ne semble plus vraiment le même. La puissance de l’image ou de l’objet sans pedigree tient-elle encore – comme pour l’œuvre artistique – à l’intensité de l’expérience sensible qu’elle entraîne, une expérience qui déborderait le cadre des autres expériences humaines ? Ne risque-t-on pas de défaire cette confiance que l’enquête ontologique sur l’œuvre d’art accordait à la qualité de l’expérience esthétique, toujours « en excès » sur d’autres expériences ? Dans son ouvrage récent Les formes du visible, Philippe Descola met après d’autres en récit le moment de transformation épistémologique qui aura vu l’approche sémiotique des œuvres d’art mise en cause par un intérêt plus aigu pour leurs pouvoirs, ou pour leur « agence » (agency), selon le terme en usage depuis les travaux d’Alfred Gell16. Ainsi considérée, l’œuvre visuelle jouit d’une « disposition à exercer des effets intentionnels » ; elle conquiert une efficacité ou une puissance d’envoûtement que différents auteurs (Gell, Freedberg, Belting, Bredekamp, Didi-Huberman) ont tenté de décrire, s’abstenant de la réduire à une fonction sémantique17. Or on peut se demander si cette approche parfois dite « animiste » des images ne nous éloigne pas de la situation de « libre jeu » caractérisant la rencontre avec l’œuvre artistique, et de la « finalité sans fin » qu’elle 16 Voir aussi le texte d’ouverture de E. Alloa (éd.), Penser l’image II. Anthropologies du visuel, Paris, Les presses du réel, 2015 (« Anthropologiser le visuel ? »). 17 Ph. Descola, Les formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 2021, p. 21 sq.
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induit. Car la question de l’usage ou de l’agence, si l’on revient au système descriptif de Rancière, s’attache au premier régime d’identification, le régime éthique des images, concentré sur les comportements générés par les images. Ne s’éloigne-t-on pas alors de l’esprit du troisième régime ? La gratuité du jeu, dans le jugement esthétique, n’est-elle pas en contradiction avec l’idée même d’une agence (c’est-à-dire d’un effet direct et peut-être maitrisé) de l’image visuelle sur celui qui la regarde ? Dans Malaise dans l’esthétique, Rancière reprend à nouveau les termes de l’expérience de l’œuvre en relisant l’analyse par Schiller de la célèbre statue Junon Ludovisi : Ramené à sa définition minimum, le jeu est l’activité qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même, qui ne se propose aucune prise de pouvoir effective sur les choses et sur les personnes. Cette acception traditionnelle du jeu a été systématisée par l’analyse kantienne de l’expérience esthétique. Celle-ci se caractérise en effet par une double suspension : une suspension du pouvoir cognitif de l’entendement déterminant les données sensibles selon ses catégories ; et une suspension corrélative du pouvoir de la sensibilité imposant ses objets de désir. Le « libre jeu » des facultés – intellectuelle et sensible – ce n’est pas seulement une activité sans fin, c’est une activité égale à l’inactivité. D’entrée de jeu, la « suspension » que le joueur opère, par rapport à l’expérience ordinaire, est corrélée à une autre suspension, la suspension de ses propres pouvoirs face à l’apparition de l’œuvre « oisive », de l’œuvre qui, comme la déesse, doit sa perfection inédite à ceci que la volonté s’est retirée de son apparence. En somme, le « joueur » est là à ne rien faire devant cette déesse qui ne fait rien, et l’œuvre du sculpteur elle-même se trouve absorbée dans ce cercle d’une inactivité active.18
Car si Rancière s’intéresse au régime dans lequel l’identification de l’art (le geste ontologique) repose seulement sur le repérage d’une expérience esthétique différente de l’expérience ordinaire (la forme artistique étant séparée, par la particularité de cette expérience, des autres formes de la vie), il ne peut en aucun cas abandonner cette suspension des attentes, qu’on appellera « indifférence » du côté de l’œuvre, et « désintéressement » du côté du spectateur, puisque le « gain de liberté » – comme nous l’indiquait aussi Danielle Lories – s’observe des deux côtés de l’expérience, celui de l’objet jugé et celui du sujet qui juge. Or cette mise à distance des effets de la volonté caractériserait bien l’expérience esthétique favorisée par l’œuvre d’art. Partant de là, ne doit-on pas prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle les images et les objets, et plus encore peut-être sous l’effet du tournant anthropologique qui nous fait 18
J. Rancière, Malaise dans l’esthétique, p. 45-46.
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les considérer comme des agents exerçant sur nous un certain pouvoir, ne parviennent pas au même détachement que l’œuvre artistique ? Un « excès de fonction » ou d’utilité nous éloigne-t-il de l’art ? Or ce n’est pas tellement la réponse (de toute façon impénétrable) à cette question qui m’intéresse. Mais plus simplement le fait qu’elle puisse se poser encore avec la même insistance et la même urgence, malgré tous les tournants qui ont occupé notre actualité.
VI. Envoi – Les clous et les lentilles La question de l’autonomie de la sphère artistique – ce territoire autrefois bien délimité des artefacts artistiques, subissant aujourd’hui les assauts constants du dehors – n’est bien entendu pas un problème définitivement réglé. « Est-ce de l’art ? » reste une question actuelle, dans la bouche des curieux ou des sceptiques comme dans celle des initiés. Récemment, au cours du mois de janvier 2023, Antoine de Galbert a publié sur un réseau social (Instagram) un cliché photographique accompagné du commentaire suivant : « Œuvre d’art ou objet d’artisanat, d’ici ou d’ailleurs ? Clous plantés sur planche de bois d’environ 40 × 40 cm. Provenance : legs Jean Chatelus à la Fondation Antoine de Galbert ». L’image montre ce qui – en l’absence d’indications – aurait pu faire penser à un gros plan sur un plat de lentilles sèches, se distinguant les unes des autres par quelques variations chromatiques, dans les tons bruns. Mais en lisant la légende, on se résout à considérer que ces lentilles sont en réalité les têtes de clous fichés sur un support en bois dont la taille est précisée, enfoncés plus ou moins profondément, créant par là un relief où l’on pourrait discerner la forme d’un visage moustachu, comme certains semblent s’accorder à le faire remarquer. Antoine de Galbert ajoute sous son commentaire, en guise d’embrayeur conversationnel : « Quelqu’un aurait-il une idée ? »19. Et initiant la réflexion lui-même : « Certains grands artistes comme Uecker ou Aubertin ont utilisé des clous, mais ça ressemble plutôt à un amusement d’amateurs » (à quoi un intervenant répond : « un amateur qui a un sens artistique prononcé alors… »). 19 Je garde un souvenir impérissable (et amusé) des discussions savantes initiées par Thierry Lenain lors de réunions plus informelles, autour d’un objet énigmatique manifestement ancien, photographié dans une vitrine (une sorte de... « forme »), et dont l’utilité même nous échappait. Je ne sais pas si l’affaire a finalement trouvé une résolution. J’en profite pour remercier cette « bande d’esthéticiens » (Danielle Lories, Rudy Steinmetz et Thierry Lenain) de m’avoir entrainée si chaleureusement dans leur monde théorique.
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Et la discussion de se partager entre ceux qui surinvestissent la quête du référent (tout en se demandant si la question de l’identification est nécessaire, et si les propositions ne risquent pas de fixer une intéressante surdétermination) ; ceux qui préfèrent l’explication utilitaire (une ancienne boule de pétanque à clous ? un billot pour une activité ludique et caritative ?) ; ceux qui se concentrent sur le geste (un exutoire ?) ; ceux qui jugent l’objet « artistique » (« pureté et densité », un « Anselm Kiefer de jeunesse », « Jackie Winsor avait fait une très belle pièce dans cet esprit en 1970 ») bien qu’éventuellement inspiré par un autre usage ; et ceux qui considèrent qu’il ne pourrait être artistique qu’à la condition de n’avoir eu aucune fonction ou utilisation première, et d’avoir été conçu intentionnellement (tout en reconnaissant que certaines œuvres d’art peuvent être très mauvaises, quand des objets décoratifs peuvent être très beaux). Sans oublier ceux – l’échantillon est trop réduit pour les considérer « majoritaires », mais tout de même – pour qui « peu importe », « qui sait », « la question n’est-elle pas inadéquate ? », mieux vaut « renoncer » à y répondre au vu de « l’inconsistance de nos catégories », etc. Antoine de Galbert précise : ni signature ni indication au dos de la plaque en bois. Ce qui entraîne une ultime réaction : « L’objet a une fonction. Ici, je la cherche. ».
BARBARIE SANS BARBARES Fabio CIARAMELLI (Université de Naples)
Pour Danielle Lories, en souvenir de notre première rencontre à Louvain1
I. Je partirai d’En attendant les barbares, poème très connu et célébré de Constantin Cavafis, qui commence par les deux vers suivants : Qu’attendons-nous, rassemblés sur l’agora ? On dit que les Barbares seront là aujourd’hui
Cavafis continue en décrivant la léthargie du Sénat, l’exhibitionnisme de l’empereur et des consules se parant de vêtements solennels pour ébahir les barbares, le silence embarrassé des rhéteurs dont l’éloquence et les harangues auraient peut-être pu ennuyer ces étrangers. Puis, tout d’un coup, le scénario change : Pourquoi ce trouble, cette subite inquiétude ? – Comme les visages sont graves ! Pourquoi places et rues si vite désertées ? Pourquoi chacun repart-il chez lui le visage soucieux ? Parce que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus et certains qui arrivent des frontières disent qu’il n’y a plus de Barbares
D’où l’éblouissante conclusion du poème qui, dans la traduction française de Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, suivie jusqu’ici, porte ces mots : Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares ? Ces gens étaient en somme une solution 1 Je suis arrivé à Louvain en 1977/1978. En suivant les cours et les séminaires de Jacques Taminiaux, j’ai découvert, entre autres choses, l’œuvre de Castoriadis, qui constitue le contexte ou l’horizon du présent texte.
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Il est légitime de se demander : dans quel sens les barbares auraient pu apporter – ou, plus radicalement, comme le dit le poème, auraient pu être – une solution (solution, bien entendu, dont l’absence pèse lourdement) ? En essayant de répondre à une question de ce genre, il ne faut pas oublier qu’écrire un poème est tout autre chose que relater des événements historiques. Il s’agit là d’une évidence banale, mais les implications de cette évidence méritent malgré tout d’être éclairées. Comme le suggérait Aristote dans un passage de la Poétique cité à satiété, la différence entre l’historien et le poète « consiste en ce que le premier parle de ce qui est arrivé, et l’autre de ce qui aurait pu arriver »2. Précisément à cause de cette différence, la poésie vise ce qui est plus général ou plus universel par rapport aux détails particuliers relatés par l’histoire. C’est pourquoi, comme le disait encore Aristote, « la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus élevé que l’histoire »3. On peut en conclure qu’il ne revient pas au poète de faire la chronique du fait accompli, mais qu’il lui appartient d’en imaginer les possibilités, à savoir d’élucider la signification ou le sens de « ce qui aurait pu arriver ». De la sorte, en essayant de creuser l’espace humain du possible, le poète contribue à élargir et approfondir la compréhension du réel. Cependant, le possible qui intéresse la poésie n’est pas le « potentiel » dont la déterminité est déjà inscrite dans le réel, mais au contraire le pouvoir-êtreautrement qui fait la trame de l’humain et dont l’horizon reste l’indétermination, à savoir la contingence ontologique. Pareil élargissement du possible, transgressant les frontières nécessaires du « potentiel », est indispensable pour que la poésie puisse être considérée comme « quelque chose de plus philosophique que l’histoire ». À la lumière de ce qui précède, l’attente chantée par Cavafis et surtout sa déception ne constituent donc pas la description d’un état de fait, d’autant plus que l’événement historique des « invasion barbares » apporte un démenti radical à la scène factuelle décrite par le poème. Le malaise et les émotions qui la parcourent visent à dégager la signification d’une situation humaine à partir de « ce qui aurait pu arriver ». « Poète d’un monde perdu », Cavafis – comme le rappelle Charles Simić – se disait en fait « poietes historikos »4. Entendons cela dans le sens que le contenu général de ses descriptions du passé lui était fourni par l’imagination « de ce qui aurait pu arriver » et par l’effort pour en 2
Aristote, Poétique, chap. IX, 1451 b 5. Ibid., 1451 b 6. 4 Cf. Ch. Simić, « Some Sort of a Solution », London Review of Books, 30, 6, 20 mars 2008, p. 32-34. 3
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saisir l’éventail des significations possibles. Même les détails particuliers qu’il s’attachait à y ajouter, ne faisaient qu’élucider la radicalité des possibles, leur manque de déterminité ontologique. Encore faut-il ajouter que le poème intitulé En attendant les barbares fut écrit à Alexandrie d’Egypte en 1898 (lorsque la pax britannica au Proche Orient commençait à vaciller) par quelqu’un qui ne cachait pas son intention de lire les premiers signes de l’agonie de l’Empire britannique à la lumière de la crise qui autrefois avait commencé à frapper l’Empire romain, le conduisant finalement à l’effondrement. À cet égard, on sait qu’au moment de l’écriture de ce poème, Cavafis venait de lire l’ouvrage très renommé d’Edward Gibbon sur le déclin et la chute de l’Empire romain, et qu’il n’en avait pas du tout apprécié la sous-évaluation des Byzantins et des Chrétiens5.
II. L’image de l’arrivée manquée des barbares, après coup perçus comme une sorte de « solution », présuppose donc l’expérience d’une vie civilisée fatiguée d’elle-même, dont les gens ressentent l’insatisfaction et le risque de disparition. Par rapport à cela, les barbares qu’on attend mais qui n’arrivent pas constituent les forces vitales qui auraient pu libérer la ville de l’Empire et ses habitants de leur malaise. Dans une allusion rapide à ce poème de Cavafis, Cornelius Castoriadis évoque ce point en même temps qu’il en résume l’esprit : « Les gens d’une ville de l’Empire, ayant appris que les barbares allaient arriver le jour même, se réunissent sur le forum ; ils attendent les barbares, espérant qu’enfin quelque chose va les faire sortir de leur ennui, de leur ‘mal du siècle’ »6. Cet espoir plus ou moins irrationnel – que le poète imagine partagé à la fois par ses contemporains et par ceux qui, à la fin de l’Antiquité, avaient vécu le lent naufrage de la pax augustea – implique la clôture sur soi d’une civilisation impuissante, incapable d’envisager une sortie de sa crise7. C’est ainsi qu’on peut considérer l’arrivée des barbares comme un remède apportant une solution aux impasses d’une forme de vie dont les significations communes, transmises par le passé, s’effondrent sans réussir à se renouveler. 5
Ibid. C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les Carrefours du Labyrithe II, Paris, Seuil, 1986, p. 155. 7 Cf. P. Christias, « La visione sociologica di Costantinos Kavafis : politica, religione, religiosità », M@gm@, 3, 1, 2005. 6
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Mais, finalement, les barbares n’arrivent pas. C’est aux possibilités ouvertes par cet imprévu, que le poème de Cavafis invite à penser. Il faut désormais survivre, ou plutôt se débrouiller, « sans barbares » (chòris barbarous), comme le dit l’avant dernier vers du poème. Leur absence est alors la métaphore d’un désir inaccompli, celui de pouvoir finalement dépasser l’impasse d’une civilisation en crise. La perception rétrospective des barbares comme une solution paraît motivée par les difficultés d’une vie commune devenue désormais autoréférentielle, incapable de viser autre chose que son autoreproduction. Dans ce contexte, la civilisation s’avère affaiblie, presque incapable de se reproduire, décadente si l’on veut, d’une certaine manière déjà proche de la barbarie. C’est par rapport à une identité collective mécontente d’elle-même, mais inapte au changement, obsédée par la continuation de sa propre forme de vie, n’ayant même plus le désir de se mettre en question, que l’arrivée des barbares aurait pu représenter en quelque sorte une solution. Une telle forme de vie asservie à la répétition monotone et indiscutable de sa propre identité, où il est exclu que les faits accomplis soient sommés de se justifier, c’est une condition sociale qui finalement frôle la barbarie. C’est à cette possibilité de barbarie « sans barbares » que le poème de Cavafis nous fait penser8. En réalité, une forme de vie sociale, fût-elle formellement civilisée, ne visant que l’autoperpétuation obsessionnelle de son identité et excluant préalablement toute mise en question du fait accompli, mérite le nom de barbare. La continuation sans discontinuité qui la caractérise efface l’espace même des possibles. Cependant, l’ouverture aux possibilités qu’il faut ici retrouver et sauvegarder se démarque de la réduction du possible au « potentiel » qui est déjà là dans le réel. Cela signifie qu’une compréhension radicale du possible, basée sur la contingence ontologique, se doit d’abandonner le modèle de la dynamis aristotélicienne expliquant le devenir comme transition nécessaire de la puissance à l’acte, fondée sur le primat – et la préséance – de l’acte. En revanche, dans l’horizon de la contingence ontologique qui entoure l’agir humain, le possible à saisir est la donnée phénoménale du pouvoir-être-autrement, seul véritable lieu de production du sens et de la signification qui structurent la dimension humaine de l’histoire. 8 Dans un tout autre registre, les analyses de Juan-Ramón Capella dans son Entrada en la barbarie (Madrid, Editorial Trotta, 2007) – livre remarquable et encore actuel, où l’analyse du présent est précédée par quatre chapitres consacrés à Gramsci, Benjamin, Simone Weil et Pasolini – aboutissent à des résultats fort semblables.
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III. Werner Jaeger, le célèbre auteur de Paideia. La formation de l’homme grec, dans l’un de ses textes mineurs, consacré aux origines de la philosophie du droit dans la pensée hellénique, part de l’idée qu’à l’époque archaïque les Grecs « voyaient le droit dans son lien organique avec la civilisation au sens large », à tel point que, par exemple, « dans la pensée homérique, dikè était la ligne de démarcation entre barbarie et civilisation »9. En ce qui concerne le sens du mot dikè, pour faire bref, bornons-nous à suivre l’essentiel de ce qu’en dit Émile Benveniste dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes10. Dans l’analyse historique et étymologique qu’il y consacre, il le fait remonter à une ancienne racine indo-européenne *deik- qui donne en grec le verbe deiknumi, signifiant précisément indiquer ou montrer. Cependant, ce que la dikè est censée indiquer ou faire voir n’est pas une chose visible ou un objet existant ; il s’agit au contraire de montrer par la parole ce qui est et, par conséquent, doit être fait. De cette manière, le mot dikè prend le sens de justice. Dès lors, tout ce qui a été fait, c’est-à-dire tout ce qui a lieu parce qu’il a été mis en œuvre par le pouvoir-être-autrement des actes humains, s’avère être, par là même, susceptible d’être jugé, évalué, mis en question. Tout ce qui n’est pas simplement donné, mais qui existe parce qu’il a été institué par l’agir humain, n’est plus à considérer comme un fait accompli, mais peut et doit être discuté et justifié. Cette ouverture à la discussion et à la justification des actes humains et de leurs effets s’avère être essentielle à l’avènement même de la civilisation. D’après Jaeger, donc, la pensée homérique invite à comprendre cette civilisation, dans sa différence d’avec la barbarie, comme née de l’exigence de rendre compte et raison (logon didonai) des résultats des actes humains, c’est-à-dire de l’exigence de soumettre ces mêmes résultats à une interrogation capable de les mettre en question. Ainsi, le propre de la civilisation serait-il l’institution d’une attitude réflexive et interrogative 9 W. Jaeger, « Praise of Law », in Interpretation of Modern Legal Philosophies. Essays in Honor of Roscoe Pound, edited with an Introduction by P. Sayre, Oxford/ New York, Oxford University Press, 1947. Ce texte, traduit en français par Jacqueline Prieur, a été publié sous le titre « Éloge de la loi » dans le Bulletin de l’Association G. Budé en 1949. Nous le citons ici d’après sa reprise en italien dans M. Cacciari & N. Irti, Elogio del diritto, con un saggio di Werner Jaeger, Milano, La nave di Teseo, 2019, p. 12 et p. 14. 10 Cf. E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969.
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qui considère tout acte humain responsable de ses effets et donc toujours susceptible d’être interrogé quant à sa justice. De toute évidence, ce qu’on vient de dire implique le refus acharné de considérer les effets des actes humains, à l’instar des données naturelles, comme des faits non questionnables, auxquels la vie sociale serait fatalement asservie, sans aucun besoin de les justifier et de se justifier à leur égard. Lorsque Jaeger souligne l’existence d’un « lien organique » du droit « avec la civilisation au sens large », il invite à penser que le droit luimême – à savoir la légalité instituée – du fait même de son institution, se distingue radicalement des données non questionnables : le droit luimême peut et doit, à son tour, être mis en question. Cela signifie qu’il faut comprendre le droit comme un phénomène social qui ne coïncide pas, de soi, avec la justice. Cependant, l’exigence de justice – et donc l’exigence ou la requête d’une justification de la loi instituée – ne peut pas non plus être considérée comme une exigence dépourvue de relations avec la sphère propre du droit. Cela tient précisément au « lien organique » de ce même droit « avec la civilisation au sens large », donc avec une forme de vie caractérisée par l’autoréflexion et l’exigence d’une mise en question toujours possible de ses œuvres. Bref, bien qu’il n’y ait pas d’identité entre le droit et la justice, une extranéité radicale entre les deux doit être exclue.
IV. Revenons maintenant au rôle capital attribué à la dikè, au sens le plus général de justice, comme ligne de démarcation entre barbarie et civilisation. Il faut reconnaître qu’une telle ligne de démarcation a toujours été – et reste encore – en fait très fluide, voire évanescente. Comme le dit Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, les « biens culturels » (Kulturgüter), auxquels aboutit la transition de la barbarie à la civilisation, ont dans leur ensemble une origine « à laquelle on ne peut penser sans frémir d’effroi ». Dès lors, ces mêmes « biens culturels », en tant qu’œuvres ou effets historiques de la civilisation, « ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies » (sondern auch der namenlosen Fron ihrer Zeitgenossen). Et Walter Benjamin de conclure : « Il n’est aucun document de culture – Kultur, au sens évident
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de civilisation, F. C. – qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main »11. La forme la plus répandue de la soumission des êtres humains au joug de corvées estimées nécessaires pour l’établissement de la civilisation, ayant évidemment comme conséquence immédiate leur réduction à l’anonymat, a été l’esclavage. Le phénomène de l’esclavage traverse toute l’histoire de la civilisation, et y montre la présence et la permanence de la barbarie, confirmant le constat de Walter Benjamin sur la coexistence inquiétante des deux. L’esclavage, depuis l’époque romaine et jusqu’à la fin du XIXe siècle, a même reçu le statut d’institution juridique. Si l’on suit Freud, qui définissait la Kultur comme « l’ensemble des œuvres et des institutions qui distinguent notre vie de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : protéger les hommes de la nature et régler les relations entre les hommes eux-mêmes »12, l’on peut en conclure que le plus grand défi et la plus grande menace pour la civilisation n’est probablement pas tant l’animalité – la vie de nos ancêtres animaux – d’où la civilisation procède et dont elle se démarque, que la barbarie qui la traverse et la déstabilise. Dès lors, considérer comme une donnée naturelle une institution sociale telle que l’esclavage ou en général la réification des êtres humains, la réduction de leur dignité à leur prix, donc – pour reprendre les formules de Kant – de leur « valeur intrinsèque » à leur « valeur relative », représente un cas évident de l’intersection de la civilisation et de la barbarie, à laquelle se référait Walter Benjamin. En définitive, à cet égard, ce n’est sans doute pas un hasard si, dans Malaise dans la civilisation, Freud isole le « pas décisif vers la civilisation » dans la substitution du « pouvoir de l’individu » par le « pouvoir de la communauté », où la « force brute » du premier est condamnée et remplacée par l’institution du « droit »13. 11
W. Benjamin, Thèses sur le « Concept d’histoire », § 7 (trad. M. Löwy). S. Freud, « Das Unbehagen in der Kultur III » (1929), in Kulturtheoretische Schriften, Frankfurt a. M., S. Fischer Verlag, 1986, p. 220. Pour une formule semblable, S. Freud, « Die Zukunft einer Illusion I » (1927), in ibid., p. 139-140. 13 Le passage de Freud, résumé dans le texte, est le suivant : « Das menschliche Zusammenleben wird ermöglicht, wenn sich eine Mehrheit zusammenfindet, die stärker ist als jeder Einzelne und gegen jeden Einzelnen zusammenhält. Die Macht dieser Gemeinschaft stellt sich nun als ‘Recht’ der Macht des Einzelnen, die als ‘rohe Gewalt’ verurteilt wird, entgegen. Diese Ersetzung der Macht des Einzelnen durch die der Gemeinschaft ist der entscheidende kulturelle Schritt » (« Das Unbehagen in der Kultur III », p. 225). 12
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V. Peu après l’allusion rapide au très beau poème de Constantin Cavafis rappelée plus haut, Cornelius Castoriadis ajoute que si maintenant les barbares se présentaient en chair et en os, il n’y aurait que deux possibilités : ou bien la violence, où « la seule question qui se pose est celle du rapport de forces », ou bien la discussion avec eux, « et dans ce cas […] il ne faut pas chercher la victoire par la violence, mais l’élucidation des questions ; la ‘civilisation’ n’est rien d’autre que cela »14. À la lumière de ce passage, le propre de la civilisation par rapport à la barbarie consisterait exactement dans la discussion visant la justification de ses propres actes, au lieu de les considérer comme non questionnés et pas davantage comme questionnables. Il se trouve, cependant, que l’asservissement au fait accompli et au pouvoir non questionnable du plus fort constitue un comportement très répandu, attestant la permanence de la barbarie dans maintes attitudes civilisées qui, par leur refus de se mettre en question, arrivent finalement à se désavouer. Par là, finalement, civilisation et barbarie se recoupent. Dans ce sens, par exemple, le dialogue des Athéniens et des Méliens qu’on trouve dans Thucydide (V, 85-113) – et que Castoriadis analyse longuement dans l’un de ses séminaires sur la Grèce antique15 – constitue un cas exemplaire de permanence de la barbarie au sein de la civilisation (au sein même d’une de réalisations les plus élevées de celle-ci). Mais avant d’analyser les détails de ce dialogue, Castoriadis concentre son attention sur ce qui constitue la nature humaine dans le monde grec, et qu’il reconnaît dans la volonté de dominer autrui. Il écrit ainsi : « En première approximation, chez les Grecs, l’anthrôpeia phusis, la nature humaine, c’est cela : dominer autrui quand on peut le faire », c’est-à-dire quand on a la force de le faire16. Bien entendu, il s’agit là uniquement du point de départ de l’analyse. Si ce point de départ est fondamental et trouve d’ailleurs une illustration parlante dans les guerres de l’époque, il n’épuise pas la réalité. Il y a encore autre chose. Castoriadis continue : « Dans l’histoire humaine émerge une autre réalité, dont on trouve trace dans ces mêmes discours de Thucydide : il s’agit évidemment de l’idée de dikè et de dikaion, la justice ou le juste (…) La fréquence même avec laquelle la question de 14
C. Castoriadis, Domaines de l’homme, p. 155 (les italiques sont de moi). C. Castoriadis, Thucydide, la force et le droit. Ce qui fait la Grèce III, Paris, Seuil, 2011. 16 Ibid., p. 187. 15
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la justice est posée dans les discours montre bien qu’elle est présente dans les débats du Ve siècle. Nul besoin d’ailleurs de discours si la force nue suffisait : le fort massacre ou asservit le faible, et c’est tout. S’il y a ces discours, ce n’est pas seulement que les Grecs aiment parler : c’est qu’ils éprouvent le besoin de se justifier »17. L’analyse conduite jusqu’à présent confirme l’idée que la transition de la barbarie à la civilisation comporte le refus du fait accompli, l’exigence de justifier ses actes, la reconnaissance du caractère socialement institué de ceux-ci. Il se trouve toutefois qu’au moment le plus haut du discours que les Athéniens adressent aux Méliens, l’attitude des premiers apporte un démenti radical aux fondements mêmes de la civilisation. Le besoin de se justifier, qu’en principe les Athéniens devraient éprouver, reçoit dans ce cas un véritable désaveu ; ce qui finalement s’assimile à une trahison de l’essence même de la civilisation. En réalité, d’une manière tout à fait auto-contradictoire, dans leur dialogue avec les Méliens, les Athéniens finissent par recourir au refus acharné de toute justification de leurs propres actes. C’est précisément autour de ce refus qu’ils axent leur apport principal à la discussion : autre manière de déclarer cette même discussion tout simplement inutile et de faire parler à sa place le rapport de forces. Effectivement, au cours du chapitre 105 du livre V de la Guerre du Péloponnèse, « le plus long du dialogue, à la fois admirable et horrible »18, les Athéniens disent aux Méliens que la soumission des plus faibles aux plus forts est une donnée naturelle, donc en tant que telle non questionnable et finalement inéliminable. Par cet aveu, dépourvu d’hypocrisie mais plein d’hubris19, visant à renier et contredire le caractère institué de la domination, les Athéniens excluent totalement que leurs actes exigent d’être justifiés. Par là même, la différence entre civilisation et barbarie s’estompe. L’œuvre humaine et sociale y est présentée au bout du compte comme une donnée naturelle dont personne n’est responsable. L’attitude des Athéniens envers les Méliens montre bien l’avènement – ou le retour – de la barbarie au sein même de la civilisation. Évidemment, ce n’est pas le seul cas où une forme de vie civilisée se barbarise. L’avènement de la barbarie s’y produit à l’intérieur même de la civilisation, sans aucun besoin d’être déclenché de l’extérieur, par 17 18 19
Ibid., p. 188. Ibid., p. 199. Ibid., p. 196.
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exemple par l’arrivée des barbares. En effet, d’après le sophiste Antiphon, ou plutôt d’après l’interprétation qu’en donne Aldo Schiavone qui retrouve dans l’un de ses fragments l’affirmation de l’égalité naturelle de tous les hommes20, les Grecs eux-mêmes se barbarisent lorsqu’ils agissent de manière à considérer l’institution des inégalités parmi les êtres humains comme quelque chose de naturel, allant de soi et donc inéliminable. Dans ce cas, la barbarie ne revient pas à un trait de caractère identitaire mais à l’attitude envers autrui. Chaque fois qu’il y a soumission des plus faibles à l’intimidation des plus forts, a fortiori si l’acte accompli, à l’instar d’une donnée naturelle, prétend n’avoir aucun besoin de se justifier, la civilisation cède la place à la barbarie. Dans la mesure où la persistance incontrôlée de la pulsion violente de domination se charge de barbariser la vie civilisée par la disparition ou la neutralisation de la mise en question de l’institué, il s’agit là, sans aucun doute, d’un cas de barbarie sans barbares.
20 Cf. A. Schiavone, Une histoire de l’égalité. Une idée nouvelle pour le XXIe siècle, Paris, Fayard, 2020. Cf. aussi Antiphon, Sur la vérité, traduction et notes par Barbara Cassin, Rue Descartes, 3, 1992, p. 11-18.
COMMUNS ET BIEN(S) COMMUN(S). VERS LA REPRISE D’UNE NOTION ANCIENNE POUR BÂTIR UNE SOCIÉTÉ NOUVELLE ?
Laura RIZZERIO (Université de Namur)
Il est de plus en plus fréquent, aujourd’hui, aussi bien au niveau des publications que de l’opinion publique, d’entendre parler de communs et bien(s) commun(s). Ce thème trouve un écho certain dans les recherches s’intéressant à de nouveaux modèles socio-économiques capables d’assurer la transition d’un monde en crise, comme en témoignent les nombreuses études qui lui sont consacrées1. Mais, si la théorie des communs semble prometteuse à plusieurs égards, les notions sur lesquelles elle s’appuie sont cependant souvent mal comprises dans l’opinion publique, ce qui donne lieu à de mauvaises interprétations. De quoi parle-t-on en effet lorsqu’on se réfère aux « communs » ou aux « biens communs » ? Est-ce la même chose de parler de biens communs et de bien commun ? A-t-on raison d’assimiler le bien commun à l’intérêt général ? S’il n’est pas aisé de répondre à ces questions, cela veut dire qu’il y a matière à interroger ces notions du point de vue de leur signification. Cette étude souhaite donc passer en revue la signification de chacune de ces expressions et cela non seulement pour éliminer toute ambiguïté et confusion à leur égard, mais aussi, voire surtout, pour mieux comprendre en quel sens la reprise de la notion du « bien commun » ou la « théorie 1 On ne peut citer ici que quelques-unes de ces études, mais la bibliographie à ce sujet est désormais immense et couvre de nombreuses et différentes disciplines. Nous pensons aux travaux de Benjamin Coriat, Fabienne Orsi, Pierre Dardot, Christian Laval, Cécile Renouard, Marie Cornu et Judith Rochfeld en France, mais aussi de Serge Gutwirth et de Bernard Declève en Belgique. Pour se faire une idée, il suffit de regarder le nombre de collaborateurs qui ont participé au projet d’un Dictionnaire des biens communs dirigé par Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (Paris, PUF, 2017, 22021). Récemment, en Belgique, le Journal des Tribunaux a publié un numéro spécial sur « Les communs, de nouvelles perspectives pour le droit » (33/6913, 22 octobre 2022). Ce ne sont là que quelques indications qui ne sauraient cacher la masse de publications des dernières décennies à propos de ces thématiques.
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des communs » peuvent réellement contribuer à la construction d’un modèle d’organisation de la société qui soit en mesure de résister aux crises qui traversent celle-ci. Commençons donc par essayer de comprendre ce que recouvre la notion de « bien commun » telle que la pensée antique l’a livrée à la tradition moderne.
I. Le « bien commun » La notion de bien commun est très ancienne. Héritée de la philosophie ancienne et médiévale, elle est aujourd’hui presque oubliée dans l’usage courant, car on lui a préféré celle d’intérêt général. Étant souvent comprise comme signifiant un bien unique et absolu auquel on devrait se référer – voire se soumettre – pour vivre bien, elle a été écartée dans une société multiculturelle comme la nôtre. On lui a préféré celle d’« intérêt général », que l’on comprend par ailleurs comme le résultat de la somme des intérêts particuliers. Ce qui a conduit à considérer que la meilleure manière de réaliser le bien commun est de rendre plus aisée la poursuite des intérêts particuliers. Mais a-t-on a raison d’identifier le « bien commun » avec un bien absolu et unique ? Ou, au contraire, peut-on réellement le considérer comme l’équivalent de l’intérêt général ? La réponse à ces questions nécessite de se replonger dans l’histoire de la signification de ces termes. On trouve déjà dans la philosophie présocratique une référence à ce que nous appelons « bien commun », et plus précisément chez Héraclite qui affirme que « ceux qui parlent de façon réfléchie (xun nô legontas) doivent nécessairement s’appuyer sur ce qui est commun à tous (tô xunô tôn pantôn), tout comme une cité s’appuie sur sa loi »2. Et, pour mieux affirmer son propos, il ajoute qu’« il faut obéir à ce qui est commun (epesthai tô xunô) ; mais alors que la raison est en commun, la plupart des hommes vivent comme s’ils possédaient une réflexion (phronèsis) particulière »3. Héraclite associe ainsi le « commun » au logos et au bien, en montrant que s’appuyer sur ce qui est commun engendre un bien maximal pour l’homme ainsi que pour la cité. L’association entre le « commun » et le « bien » est d’ailleurs renforcée par la remarque négative proférée au sujet de la « plupart de hommes » qui vivent en s’appuyant 2 Cf. Fr B114 DK, traduction Jean-François Pradeau, Héraclite, Fragments, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 300. 3 Cf. Fr. B2 DK, in ibid., p. 300. J.-F. Pradeau, suivant Kirk et Marchovich, suppose que les deux fragments, B114 DK et B2 DK se suivaient l’un l’autre dans le texte original.
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sur une réflexion (phronèsis) particulière. Héraclite semble ainsi vouloir signifier que ce qu’il y a de bien est ce qu’il y a de commun, et cela pour chaque individu comme pour la communauté (la cité). Le bien n’est donc pas commun parce qu’il est unique et absolu. C’est plutôt le commun qui est bien, et cela parce qu’il renvoie au logos qui est la seule réalité que tous partagent universellement. Déjà aux origines de la philosophie, le « bien commun » comporte moins la référence à un bien extérieur unique pour tous qu’un enracinement en ce qui est commun et qui « accommune », en garantissant le vie de la « communauté ». C’est cette tradition qu’Aristote reprend, en l’associant à sa propre définition de l’être humain comme « vivant politique », c’est-à-dire comme être relationnel qui subsiste par sa capacité à s’ouvrir à autre que lui, grâce au langage et à la communication C’est dans les Politiques qu’Aristote propose et justifie sa définition de l’homme comme « vivant politique »4. Il y affirme en effet que l’homme est un « animal politique » non pas parce que, comme les autres animaux grégaires – telles les grues et les fourmis –, il vit en troupeau et s’organise en collectivité, mais parce qu’il est doté de logos. Et il en précise les raisons : la présence du logos rend en effet les humains capables de vivre ensemble en visant une vie bonne faite de prudence et de vertu, ce qui n’est pas le cas des autres vivants qui partagent une vie en collectivité. C’est donc la possession du logos à faire de l’homme un « vivant politique » différent des autres qui vivent pourtant en groupe, parce qu’il le rend apte à orienter son action et son existence vers ce qui est bon (ce à quoi conduisent pour Aristote la prudence et la vertu). Certes, les autres vivants aussi peuvent s’exprimer par leur voix, mais le logos est bien plus que la voix. Car, si la voix s’avère utile pour appeler ses semblables en vue de la reproduction, pour leur signifier un danger ou pour exprimer la douleur, elle ne peut pas plus. Le langage, au contraire, ouvre l’homme sur l’universel et lui offre ainsi la capacité de communiquer et d’échanger avec les autres vivants en identifiant avec eux ce qui est nuisible ou avantageux, juste ou injuste, et de distinguer ainsi le bien du mal. Ce sont là les clés pour la construction d’un monde commun. En effet, en dialoguant avec ses semblables, l’homme devient capable d’assumer ses besoins non seulement selon les catégories du nécessaire et du plaisir/déplaisir, ce que d’autres vivants savent faire, mais aussi et surtout selon les catégories de l’utile et du nocif, et d’agir ainsi en poursuivant des actions orientées vers le bien jusqu’à fonder une famille et une cité5. 4 5
Cf. Aristote, Politiques, I, 2 ; III, 6 ; VIII, 9. Ibid.
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Le « bien commun » correspond alors à ce bien qui nous fait être « en commun » dans un rapport de communication et de dialogue, et qui devient finalement la tâche de toute la société. En ce sens, ce n’est pas « l’État » – ou la cité – qui institue le « bien commun » unifiant la réalité sociale, mais c’est ce qu’il y a de « commun » entre les hommes qui légitime l’autorité de l’État – ou de la cité. On est loin de l’identification du bien commun avec une réalité absolue et unique, mais loin aussi de sa réduction à l’intérêt général compris comme la somme des intérêts particuliers. Cette interprétation est confirmée par l’analyse du terme « commun » (koinon) dans l’œuvre d’Aristote. Le philosophe Elvio Ancona l’a montré dans un bel article auquel je me réfère ici6. Suivant Ancona, cinq sont les significations du terme koinon chez Aristote. Trois de celles-ci se réfèrent au « commun » dans le langage. Elles signifient les principes du discours (endoxa) qui sont partagés par tous, et particulièrement par les plus sages parmi les hommes, et qui, de ce fait, sont aussi les plus vrais7. Les deux autres significations portent respectivement sur l’aspect normatif du bien en vue duquel la cité existe, ce qui revient à faire coïncider le koinon avec ce qui est utile à la cité et à la communauté des citoyens8, et sur l’identification du koinon avec le nomos kata physin (la loi naturelle), ce qui revient à en faire ce qui est universellement admis et partagé par tous étant reconnu comme donné par nature (kata physin)9. Pour Aristote, donc, koinon décrit tout ce qui est partagé de façon universelle par tous les êtres humains, aussi bien au niveau du discours qu’au niveau social et politique. En d’autres termes, le « commun » recouvre une universalité qui n’est pas réductible à la somme des intérêts particuliers d’une communauté ou d’une cité. Certes, poursuit Ancona, Aristote reconnaît comme « commun » aussi ce qui est d’ordre « conventionnel », c’est-à-dire, ce qui est le fruit d’un accord entre membres d’une communauté et qui ne peut être partagé que par la communauté qui l’a institué. Ce commun est de l’ordre du dikaion, le juste, qui est admis dans une cité10 en ce qu’il représente l’application concrète, dans une communauté donnée, de ce qui est reconnu universellement kata physin. C’est pour cela que, même sans jouir de l’universalité absolue, il peut être dit 6 E. Ancona, « Il comune come bene : una prospettiva aristotelica », in Bene comune, Francesco Botturi & Angelo Campodonico (dir.), Milan, Vita e Pensiero, 2014, p. 79-92. 7 Cf. Aristote, Topiques, I, 10, 104 b 19-20 ; Rhétorique I,1, 1355 a 15-16. 8 Cf. Aristote, Politiques, I, 1, 1252 a 2 ; III, 6, 1279 a 17-21 ; III, 13, 1283 b 41. 9 Cf. Aristote, Rhétorique, I, 10, 1368 b 7-9 ; I, 13, 1373 b 4-6. 10 Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 7, 1134 b 18-20.
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« commun », en tant que concrétisation du « commun » naturel dans une cité particulière. Cette distinction tient au fait qu’Aristote distingue deux niveaux de juste dans l’organisation de la société humaine : l’un qui tient sa force en lui-même ne dépendant d’aucune de ses applications, l’autre qui est d’ordre légal et qui dépend donc des décisions de ceux qui l’établissent et l’imposent dans une communauté donnée11. Ceci dit, afin que le commun « conventionnel » puisse être réellement reconnu comme « commun », il doit s’avérer conforme au commun « naturel », car il est tout à fait possible que des conventions soient établies dans une cité par des hommes injustes et qu’elles conduisent donc à la mise en place de règles injustes. Or, comment garantir cette conformité ? Pour Aristote, le seul moyen de garantir la justesse du commun « conventionnel » est de le mesurer, non seulement à la reconnaissance dont il peut jouir dans la communauté qui l’a institué, mais aussi à partir de sa capacité à résister à la preuve des faits (phainomena). C’est la présence concomitante de ces deux critères (la reconnaissance et la fidélité aux faits) à garantir le lien entre le commun conventionnel et le commun naturel12. Or, si le commun « conventionnel » est cela, alors il devient ce qui fait vivre la communauté en constituant en quelque sorte la visibilité du commun « naturel ». Aristote prouve ainsi que le commun « naturel », bien qu’indépendant de toute détermination, ne peut pas être identifié avec quelque chose – un bien – qui subsisterait a priori, avant le fait d’être reconnu et partagé par les membres d’une communauté. Ancona en conclut que le « commun » aristotélicien est un concept dynamique exprimant plus le processus de « rendre commun » qu’un commun qui serait déjà tel au commencement du processus. Autrement dit, le commun aristotélicien est ce qui permet l’agrandissement de la communion entre les humains et en ce sens il est « accommunant ». Dans ce processus, le commun « naturel » et le commun « conventionnel » se retrouvent liés en ce que le « conventionnel » devient la manifestation du « naturel » dans les faits (les phainomena) et tous deux conduisent les humains à reconnaître où se situe leur véritable bien13. 11
Ibid. Cf. E. Ancona, « Il comune come bene », p. 89. Ancona donne comme exemple la discussion qu’Aristote propose dans les Politiques à propos de la meilleure constitution à travers la discussion critique des opinions des autres philosophes et législateurs (livre II) et l’analyse de différentes constitutions existantes (livres VII et VIII). C’est à la preuve des faits analysés avec méthode et rigueur argumentative qu’Aristote parvient à dire que la constitution digne par excellence de ce nom est celle qui procure à la cité le maximum de consistance. 13 Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque I, I. 12
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Si donc Aristote a associé commun et nature, ce n’est pas parce qu’il a identifié celui-ci avec celle-là, mais parce que sa méthode d’enquête l’a conduit à reconnaître que le commun conforme à la nature, qui est mesure de justice objective et rationnelle pour les relations intersubjectives, participe du dynamisme qui régit le naturel dans son développement et il est la visée du processus qui conduit l’humain à son accomplissement. Et puisque l’accomplissement est pour Aristote la fin et la perfection de chaque chose – et donc son bien ultime, ou son bonheur en ce qui concerne l’humain – le processus qui conduit à cette perfection, le commun, est aussi le bien. Pour Ancona, cela montre clairement que, chez Aristote, le « commun » manifeste une valeur intrinsèque, et qu’on peut parler de « bien commun » aussi comme du bien du commun14. La notion de « bien commun » est transmise dans la culture latine par des auteurs comme Cicéron ou Augustin d’Hippone, notamment à travers l’expression utilitas communis. Or, en utilisant cette expression, Cicéron fait référence à la notion de « devoir », celui précisément qui est attendu des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions. L’idée est que tous ceux qui ont une charge doivent servir non pas leur intérêt propre, mais l’utilité commune de la société. Trahir celle-ci au profit de ses intérêts propres – comme le font les tyrans – est contre nature, car cette utilité commune est déterminée par les obligations de réciprocité qui s’établissent naturellement dans la société et elle est liée à l’utilité de la « res publica » dans le sens de la république romaine15. Pour Cicéron, en effet, en tant que partie du cosmos et membre de l’humanité, l’homme doit conformer son intérêt aux obligations de la vie en société luttant contre la cupiditas (intérêts égoïstes) qui finira par détruire la société si elle est poursuivie. La philosophie stoïcienne, dont Cicéron est un représentant, confie par ailleurs à la « nature » la faculté de « prescrire » ce qui est d’utilité commune, et cette conviction sera transmise aux textes et à la culture de l’âge classique, en faisant de l’homme vertueux celui qui incarne au mieux la posture de l’homme capable de toujours soumettre son intérêt propre au service de l’utilité commune (et donc l’élevant à gardien du « bien commun »). Le remaniement utilitariste du XVIIIe siècle parviendra à renverser cette conviction en faisant de l’intérêt propre la 14
Cf. E. Ancona, « Il comune come bene », p. 91. Cf. Cicéron, Les devoirs, III, VI, 26-31 : « si la nature prescrit que l’homme veuille qu’on prenne soin de l’homme, quel qu’il soit, pour cette raison même qu’il est homme, il suit nécessairement, selon la même nature, que l’utilité de tous (omnium utilitas) est l’utilité commune (utilitas communis) ». 15
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marque de la nature humaine. Ce sera alors le déclin du bien commun à l’avantage de l’intérêt général16. Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin a repris à son compte l’interprétation du bien commun proposée par Aristote, en développant cependant davantage la notion de bien commun en lien avec ce qu’il appelle la « béatitude », c’est-à-dire la possibilité pour l’être humain d’atteindre l’accomplissement de soi et d’acquérir le bonheur. Comme il le montre dans la Somme Théologique, Thomas d’Aquin considère que le bonheur est ce à quoi tout être aspire, plus ou moins consciemment, et que celuici coïncide avec le retour de tout être à Dieu, qui est le créateur de tout ce qui existe et la fin ultime à laquelle tout est destiné. Thomas fait alors résider le dynamisme de tout être vivant dans ce retour vers sa fin ultime et, en ce qui concerne l’être humain, il associe ce retour au fait de voir Dieu face à face. C’est cela la « vision béatifique », que Thomas identifie avec le véritable bien promis à tout être humain. Or, ce bien est aussi ce qui est commun à tous, en ce que chacun y aspire pour l’accomplissement de soi. Thomas montre par ailleurs que tout désir de connaître le monde, toute expression d’amour pour les choses et même le comportement moral dépendent de ce désir de béatitude présent en tout être humain. La loi elle-même trouve sa légitimité dans le fait de promouvoir cet unique bien et de permettre à chacun de l’atteindre17. C’est ainsi que le « bien commun » se retrouve associé à la vision de Dieu. Et c’est sans doute cette description du bien commun sur fond de béatitude qui a conduit de nombreux interprètes, chrétiens et non chrétiens, à identifier le bien commun avec une réalité absolue qui serait identique pour tous, et partant avec Dieu lui-même. Et qui a fait que, à partir de l’époque moderne, on en soit venu à éloigner la notion « bien commun » de l’horizon politique et de la préoccupation des citoyens. Et pourtant, à bien y regarder, chez Thomas d’Aquin, le bien commun comme finalité de l’existence de tout être humain, ainsi que comme pilier de la loi et de l’organisation sociétale, ne renvoie pas tant à un contenu – la vision béatifique et Dieu lui-même –, qu’à une anthropologie relationnelle qui identifie la caractéristique fondamentale de l’humain dans sa capacité à s’ouvrir à autrui. Thomas a insisté dans toute son œuvre sur le fait que l’homme ne peut s’accomplir qu’en se rapportant aux autres vivants et à cet Autre qui est Dieu. Pour lui, en effet, tout être se définit 16 P. Dardot, Ch. Laval, Communs. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, spécialement le chapitre « Archéologie du commun », p. 25-64. 17 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia IIae, q. 90 a. 2.
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comme un « aliquid », à savoir comme ce qui est « autre » (alius) par rapport à quelque chose (quid) qui n’est pas lui18. Pour devenir pleinement qui il est, l’homme a donc besoin d’autre que lui et de s’ouvrir à un monde commun. C’est là que la notion de bien commun trouve sa signification authentique, ce qui n’est pas tellement éloigné de l’idée aristotélicienne du bien commun comme d’un bien qui « accommune ». C’est d’ailleurs ce qu’affirme aussi le philosophe italien Francesco Botturi en montrant que la caractéristique du « bien commun » tel qu’il a été pensée à l’époque classique réside justement dans le fait que ce bien est un bien relationnel par excellence, pensé essentiellement comme le bien qui existe dans la relation entre de personnes et qui est constitué précisément dans et au travers de cette relation19. Si l’on en est venu à l’éclipse de l’idée classique de bien commun, c’est à cause d’un changement de paradigme anthropologique, avec un renversement de la définition aristotélicienne de l’homme comme « vivant politique ». Autrement dit, on est passé de la pensée communautaire et civile de l’Antiquité et du Moyen Âge, au thème moderne de l’individualisme « possessif » dépourvu d’attente dans la relation, où l’attention à autrui ne vaut que si elle peut satisfaire ses propres besoins. C’est ce que Botturi appelle, à la suite de Roberto Esposito, l’immunisation de la relation et de la société20. Et tout comme Esposito, il voit dans cette « immunisation » (= non munus, et donc non « commun ») la nouvelle logique sociale qui se développe à partir de la modernité. Dans cette logique, le « contrat social » devient la forme des deux grands stratagèmes d’immunisation pratiqués dans la société : l’État et le marché. Certes, continue Botturi, ce nouveau paradigme anthropologique a permis d’inventer de nouveaux espaces importants pour l’humanité – des espaces qui sont devenus pour nous tellement « normaux » qu’il serait impossible d’y renoncer, comme les idées de liberté personnelle, de libertés civiles et politiques, etc. –, mais, en contrepartie, il a fait de l’État et du marché les deux grands apparats totalisants engendrant progressivement une crise du lien social, de la positivité et de la valeur de ce lien pour l’organisation de la société. Cette construction a résisté jusqu’au moment où la modernité s’est faite surpasser par la post-modernité inaugurant la crise des universaux modernes, et où la 18 Voir Ph. Rosemann, Omne ens est aliquid. Introduction à la lecture du « système » de Thomas d’Aquin, Leuven, Peeters, 1996. 19 Cf. F. Botturi, « Bene comune politico, in Bene comune, Milan, Francesco Botturi &Angelo Campodonico (dir), Milan, Vita e Pensiero, 2014, p. 21-34. 20 Cf. Roberto Esposito, Communauté, immunité, biopolitique, tr. B. Chamayou, Milan, Mimesis, 2019 (titre original Termini della politica, Milan, Mimesis, 2008).
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complexification de la société a mis en question la fonctionnalité même de ses apparats fondateurs : le marché et l’État. La crise de la notion de « bien commun » coïncide alors avec celle de l’universel politique. Pour Botturi, renouer avec l’idée de « bien commun » signifie renouer avec un modèle de société qui tient compte du lien et qui en fait la principale ressource de modes de vie et d’économie réellement enrichissants pour la société et l’humanité. On en revient en quelque sorte à l’idée aristotélicienne de bien comme commun. Et par ailleurs, c’était déjà cela que le philosophe français Jacques Maritain mettait en avant, se faisant l’interlocuteur des hommes de son temps. Au cœur d’une société profondément divisée et oscillant entre le nationalisme et le communisme, il insistait en effet sur la nécessité de renouer avec le « bien commun » pour recouvrer la justice et la paix21, et il en donnait comme raison le fait que chaque personne est un tout ouvert qui tend par nature à la vie sociale et à la communion, « et non seulement à cause des besoins et des indigences (…) mais aussi à cause de la générosité radicale inscrite dans l’être même de la personne, à cause de cette ouverture aux communications de l’intelligence et de l’amour qui est le propre de l’esprit et qui exige l’entrée en relation avec d’autres personnes »22. Dans un texte poignant de 1934, face aux positions extrêmes qui s’affrontaient à son époque, le nationalisme et le communisme – l’une, sensible à la décomposition politique, plaidant pour un État fort capable de garantir l’« ordre », l’autre, sensible à l’injustice sociale, aspirant à une révolution capable d’imposer par la force une plus équitable distribution des biens de la terre – Maritain fait du bien commun la via media qu’il faut poursuivre23. Mais il n’identifie pas pour autant ce bien à un bien substantiel24 qui s’imposerait comme alternative entre les deux positions en présence. Pour lui, poursuivre le bien commun revient à reconnaître un principe universel – la dignité de la personne humaine – capable de rassembler tous les membres de la société et de leur permettre d’agir ensemble afin que ce principe soit respecté et devienne opérationnel à tous les niveaux. Ainsi, même si ce « bien » est relié à un principe 21 J. Maritain, « Pour le bien commun », in L’engagement chrétien, Paris, Salvator, 2019, p. 31-59 ; voir également Les droits humains et la loi naturelle, Paris, Hartmann, 1943. 22 J. Maritain, Les droits humains et la loi naturelle, p. 11-12. 23 Cf. J. Maritain, « Pour le bien commun », in op. cit. 24 « Substantiel » indique ici une réalité qui serait identifiable avec quelque chose de même et identique pour tous, une réalité à laquelle tous devraient se référer s’ils veulent suivre le « bien ».
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universel – la dignité de la personne humaine – dans le concret de l’action, le respect de ce principe exige une « interprétation » de la part des membres de la société, qui devront toujours juger ce que son application implique dans la situation qui est la leur. Et de cette interprétation, la « communauté » sera toujours responsable, elle qui constitue la société dans un lieu donné et à un certain moment du temps. Le bien commun se présente ainsi comme toujours relié à une vision de l’homme et du monde qui se veut universelle, mais jamais figé dans une forme qui ne puisse pas être soumise à l’interprétation de ceux qui le poursuivent dans une situation et un temps donnés. Au fond, mutatis mutandis, Maritain invoque les mêmes raisons que celles avancées par Aristote et Thomas d’Aquin, par Cicéron et nos auteurs contemporains, à propos de la nécessité de poursuivre le « bien commun » parce que l’homme est un être social par nature et que le « bien » est ce qui le lie aux autres et le met en « communion » avec tous les vivants ainsi qu’avec son environnement. Voici donc ce qu’on peut dire à propos du bien commun. Est-ce que cette notion a réellement affaire avec celles qu’on utilise aujourd’hui pour parler des biens communs et des communs ? Peutêtre bien que oui, si par bien commun on comprend ce qu’on vient de décrire.
II. Biens communs et communs Suivant le Dictionnaire des biens communs, on peut appeler « biens communs » ces biens qui se définissent en relation à ceux qu’on appelle par ailleurs les biens privés, les biens publics et les biens de club25. Plus précisément, il s’agit de ressources qui sont la création de la nature ou des sociétés et dont les enjeux sont partagés par plusieurs personnes. Généralement, les biens communs apparaissent comme les biens dont la consommation est rivale mais auxquels on peut accéder sans limitation (par exemple la pêche en mer ou la chasse en forêt). Ces biens sont définis par contraste avec d’autres types de biens, comme les biens privés, dont la consommation est exclusive et l’accès limité (par exemple mon jardin dont je suis le seul propriétaire) ; les biens publics, dont la consommation est non rivale et non exclusive (par exemple une émission radio 25 Cf. M. Cornu, F. Orsi & J. Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, p. 110-125.
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qui peut être écoutée par plusieurs personnes à la fois et qui se transmet par ondes radios) ; les biens de club, dont la consommation n’est pas exclusive mais auxquels l’accès peut être limité (par exemple la participation à un club qui est soumise à affiliation mais ouverte à tous les affiliés sans restriction). Or, par rapport aux biens privés, aux biens publics et aux biens de club, les biens communs impliquent un rapport collectif à la propriété et par conséquent en appellent à un régime particulier d’organisation et de gestion. Le paradoxe de ces biens est qu’ils sont bien objet d’appropriation tout en restant « communs ». C’est cela qui impose une réflexion particulière sur leur mode de « gestion », notamment pour éviter ce que Harding a nommé « la tragédie des communs »26. Et c’est cette réflexion qui a conduit tout naturellement à l’élaboration de ce qu’on a choisi de désigner, en français, par le terme « communs ». Les « communs » correspondent en effet à cet ensemble « de ressources en accès partagé et collectivement gouvernées au moyen d’une structure de gouvernance assurant une distribution des droits et des obligations entre les participants au commun et visant à l’exploitation ordonnée de la ressource, permettant sa reproduction sur le long terme »27. Autrement dit, les « communs » constituent « des ressources en accès partagé, gouvernées par des règles émanant largement de la communauté des usagers et visant à garantir, à travers le temps, l’intégrité et la qualité de la ressource »28. Comme le rappellent Dardot et Laval, les communs ne sont pas des biens au sens strict du terme, mais plutôt l’ensemble des règles qui permettent la gestion de ces biens, par exemple « les règles qui permettaient aux paysans d’une même communauté l’usage collectif, réglé par la coutume, de chemins, de forêts et de pâtures »29. Les communs sont de fait la continuation de ce qu’au Moyen Âge on identifiait comme commons et commoners, à savoir « les personnes titulaires de droits collectifs sur les terres communes en raison de leur résidence ou du fait qu’elle détenaient des propriétés foncières (…), de personnes de la classe populaire (…) bénéficiaires de droits collectifs transmis au sein de la communauté villageoise par la coutume régissant l’accès et le partage de ressources vitales »30. 26 Cf. G. Harding, La tragédie des communs, trad. L. Bury & D. Bourg, Paris, PUF, 2018 (édition originale, The Tragedy of the Commons, 1968). 27 B. Coriat, article « Communs », in Dictionnaire des biens communs, p. 300. 28 Ibid., p. 301. 29 P. Dardot, Ch. Laval, Communs, p. 118. 30 M. Cornu, F. Orsi & J. Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, p. 219.
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Depuis les travaux de l’économiste Elinor Ostrom, qui a reçu pour cela le prix Nobel d’économie en 200931, la théorie des communs s’est imposée comme un objet constant d’études et de pratiques auprès des chercheurs et des praticiens souhaitant trouver un modèle alternatif de gestion des ressources communes et mettre en œuvre de modes de gouvernance capables d’assurer la durabilité des biens communs et, partant, de la société elle-même. Cette théorie identifie les « communs » aux ressources matérielles et immatérielles d’une communauté dont la gestion résulte de la négociation de règles entre des individus qui, se concevant en relation les uns avec les autres et ayant à cœur le collectif, communiquent non pas en vue de l’intérêt immédiat et particulier, mais en vue de la bonne gestion de ces mêmes biens à court et moyen terme, en garantissant aussi leur durabilité. Dès lors, les « communs » sont devenus un nouveau modèle de gouvernance qui place les décisions de la communauté au centre des jeux économiques. Et partant, un nouveau modèle d’organisation de la société qui permet d’autres modalités d’accès aux ressources communes et à la propriété32. Plus récemment, l’économiste Benjamin Coriat a proposé de définir les communs non seulement eu égard aux caractéristiques de la ressource (si elle est publique ou privée, si son accès est rival ou non rival), mais aussi et surtout eu égard à son organisation, en prenant en compte le statut et le régime juridique qui lui sont associés33. Pour Benjamin Coriat, cela permet une définition plus précise et plus large des « communs » en incluant aussi les « communs informationnels » (dont Ostrom ne faisait pas mention) qui, avec l’explosion des banques de données, sont devenus extrêmement nombreux et problématiques dans leur gestion. III. Les communs : une solution aux crises contemporaines ? Aujourd’hui, nos sociétés sont encore le plus souvent organisées suivant une conception libérale, individualiste et contractuelle de l’État, à qui l’on demande, grosso modo, de garantir au mieux la sauvegarde des intérêts particuliers des citoyens. Actuellement, le système de l’assurance 31 Cf. E. Ostrom, Governing the Commons : the Evolution for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. 32 Voir F. Orsi, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune », Revue de la régulation, 14, 2013, p. 2-21. 33 Voir B. Coriat, « Communs fonciers, communs intellectuels. Comment définir un commun ? », Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, B. Coriat (dir.), Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015, p. 29-50.
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ainsi que la finance restent les piliers d’une organisation sociétale dans laquelle le « privé » occupe la plus grande partie par rapport au « commun ». La crise sanitaire, qui s’est déclarée en 2020 en raison d’une pandémie tant redoutée par les scientifiques depuis quelques décennies, a bousculé ce système de façon aussi imprévisible que massive, en obligeant à se rendre compte que les destins des uns sont inévitablement liés à ceux des autres et que nous avons tous en commun une vulnérabilité structurelle qui nous expose à la perte, et cela en dépit de nos assurances et de nos avoirs. Les crises climatique, énergétique et sociale, sur fond de guerre entre pays d’Europe, qui bouchent l’horizon de nos sociétés occidentales aujourd’hui, ne font que confirmer cette vulnérabilité. Et elles remettent sur le devant de la scène la nécessité de s’interroger à propos de notre gestion fallacieuse de ce qui est commun. Heureusement, la réflexion sur les « communs » devient de plus en plus présente dans les organisations sociales et politiques, et elle donne vie à des groupements de citoyens qui s’organisent pour gérer ensemble les biens dits communs, ce qui remet en avant la commune appartenance des humains entre eux, permettant d’envisager dans le concret de nouveaux régimes de gouvernance et d’organisation sociétale. Nous pensons que cette prise de conscience de la valeur des « communs » ne peut être que renforcée par la prise en compte de ce que les anciens identifiaient comme le « bien commun » en le reliant à une anthropologie reconnaissant l’humain comme un être relationnel inséré dans un ordre qui le transcende. Il est à espérer que de cette articulation entre bien commun, biens communs et communs pourra naître une organisation sociale, économique et politique « juste » dans laquelle la gestion de la res publica est confiée à la collectivité et requiert de la part de tous un engagement libre et responsable en vue de ce bien qui est commun parce que recherché par chacun comme le seul moyen de s’accomplir et de devenir ce qu’on est au plus profond de soi.
LE PEUPLE QUI MANQUE Pierre RODRIGO (Université de Bourgogne)
« Le peuple qui manque »... De prime abord l’affirmation paraît sans doute énigmatique, mais elle a du moins l’avantage de susciter des questions. Tout d’abord, qu’est-ce que cela peut vouloir dire que le peuple manque ? Ensuite, quel intérêt y a-t-il à caractériser ainsi le peuple, à le caractériser en quelque sorte par défaut ? Ou encore, sur un plan plus général, le fait d’évoquer le peuple de cette manière inattendue apportet-il une compréhension nouvelle du phénomène politique ? Si elle se fait jour, cette compréhension nouvelle s’entendra eu égard à la tradition la plus classique de la philosophie politique moderne, eu égard à sa tradition dominante. De fait, dans cette tradition, quelles que soient les différences doctrinales entre les auteurs, la catégorie de « peuple » a un statut éminemment positif et joue un rôle central, un rôle fondamental au sens fort du terme, à savoir le rôle de fondement pour la théorie politique. Pour s’en assurer on rappellera l’une des positions théoriques les plus claires de la philosophie politique moderne, celle de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social. Au livre I, chapitre 5, intitulé « Qu’il faut toujours remonter à une première convention », Rousseau amorce la recherche d’un critère sûr, indiscutable, pour différencier une multitude asservie à un chef de ce qu’il est légitime d’appeler un « peuple ». C’est dans cette perspective qu’il écrit : « Il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple ; car cet acte [...] est le vrai fondement de la société ». Il s’ensuit que, dans la philosophie politique de Rousseau, l’acte qui constitue le peuple comme peuple pose le fondement de l’existence humaine en société, avant toute loi politique et avant tout système juridique. Cet « acte par lequel un peuple est un peuple » c’est, bien entendu, le « contrat social » par lequel chacun aliène toute sa personne et tous ses biens à toute la communauté (et donc à personne en particulier). En d’autres termes, cet acte fondateur de l’existence politique, c’est le « contrat social » en tant qu’acte d’autoposition absolue du peuple comme réalité politique de plein droit, dans sa pleine positivité.
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En supposant que ce qui vient d’être rappelé à propos du statut théorique du peuple chez Rousseau vaut aussi pour la majeure partie de la philosophie politique moderne (et il faudra bien entendu revenir sur cette supposition), il devient clair que si jamais le peuple manquait – ou, pour mieux dire, si par malheur le peuple manquait –, il ne pourrait plus jouer son rôle classique de fondement positif de la réflexion politique. Dans ces conditions, toute formule du type « Le peuple (qui) manque » apparaît comme une sorte d’hérésie par rapport au courant dominant de la philosophie politique des modernes – c’est-à-dire par rapport à l’orthodoxie de la philosophie politique moderne. Et si l’on ne va pas jusqu’à parler d’hérésie, il faudra au moins considérer ce genre de formule comme un paradoxe. Reste à analyser ce paradoxe pour voir s’il en résulte quelque lumière en philosophie politique. * Il faut dire un mot, pour commencer, de la provenance et du contexte de la formule « le peuple manque ». Comme on s’en souvient, c’est sous la plume de Gilles Deleuze qu’elle apparaît, par deux fois, dans un contexte reliant l’art et la politique. 1) La première occurrence se trouve dans l’ouvrage consacré au cinéma que Deleuze a fait paraître, en deux tomes, en 1983 et 1985. Dans le second tome de cet ouvrage il traite du cinéma politique qu’il qualifie de « moderne » (postérieur à 1945) et il l’oppose au cinéma politique « classique » d’avant-guerre. Les cinéastes politiques « modernes » qu’il évoque sont Alain Resnais – réalisateur en 1966 d’un film sur la guerre d’Espagne (La guerre est finie) – et Jean-Marie Straub – auteur d’un film traitant de l’impossibilité pour l’Allemagne de se réconcilier avec son histoire après le nazisme (Non réconciliés, 1965). S’agissant de Resnais et de Straub, Deleuze écrit : [Ce] sont sans doute les plus grands cinéastes politiques d’Occident, dans le cinéma moderne. Mais, bizarrement, ce n’est pas par la présence du peuple, c’est au contraire parce qu’ils savent montrer comment le peuple, c’est ce qui manque, c’est ce qui n’est pas là [...]. C’est la première grande différence entre le cinéma classique [d’avant-guerre] et [le cinéma] moderne. Car, dans le cinéma classique, le peuple est là, même opprimé, trompé, assujetti, même aveugle ou inconscient. [...] Le peuple est déjà là chez Eisenstein. [...] Dans le cinéma américain, dans le cinéma soviétique, le peuple est déjà là. [...] Bref, s’il y avait un cinéma politique moderne, ce serait sur cette base : le peuple n’existe plus, ou pas encore..., le peuple manque.1 1 G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 281-282. Deleuze cite, à titre d’exemple, La Grève, Octobre, La Ligne générale et Potemkine,
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2) La seconde occurrence, datant de 1990, se trouve dans la dernière partie d’un livre d’entretiens qui propose un bilan de la pensée de Deleuze. Cette dernière partie s’intitule « Politique ». Sa thèse centrale s’énonce en ces termes : Le peuple, c’est toujours une minorité créatrice, et qui le reste, même quand elle conquiert une majorité. [...] Les plus grands artistes (pas du tout les artistes populistes) font appel à un peuple, et constatent que ‘le peuple manque’ : Mallarmé, Rimbaud, Paul Klee, Alban Berg. Au cinéma JeanMarie Straub. L’artiste ne peut que faire appel à un peuple, il en a besoin au plus profond de son entreprise, il n’a pas à le créer et ne le peut pas.2
Dans cette seconde citation la formule « le peuple manque » figure entre guillemets, comme il est d’usage pour une citation, mais sans indication précise du, ou des texte(s) d’où elle serait extraite. Pour plus de précision il faut se reporter à une page de Cinéma 2, paru cinq années plus tôt, dans laquelle Deleuze cite en effet, – d’une part, un passage du Journal de Kafka dans lequel l’écrivain tchèque notait que la littérature des petites nations (comme la sienne) devait suppléer à une « conscience nationale souvent inactive et toujours en voie de désagrégation »3 ; – et d’autre part, un passage de l’ouvrage de Paul Klee, Théorie de l’art moderne, paru en 1924, où Klee évoque le « Grand œuvre » tant désiré par les créateurs du Bauhaus : Nous en avons les parties, mais pas encore l’ensemble. Il nous manque cette dernière force. Faute d’un peuple qui nous porte. Nous cherchons ce soutien populaire ; nous avons commencé, au Bauhaus, avec une communauté à laquelle nous donnons tout ce que nous avons. Nous ne pouvons faire plus.4
En revenant à la lettre de ces textes de Kafka et de Klee on s’aperçoit qu’en fait la formule « Le peuple (qui) manque » n’est pas une citation exacte, quoi qu’affirme Deleuze5. C’est plutôt une quasi-citation qu’on pourra dire ‘arrangée’, et arrangée en vue d’une sorte de transfert pour Eisenstein et, pour le cinéma américain, les films « unanimistes » de John Ford, Frank Capra ou King Vidor. 2 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 235 (entretien de G. D. avec Toni Negri). Une belle page de G. Didi-Huberman se réfère à ce texte, cf. Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Gallimard, 2016, p. 427-428. 3 F. Kafka, Journal, 25 décembre 1911 ; cité dans Cinéma 2. L’image-temps, p. 283, n. 41. 4 P. Klee, Théorie de l’art moderne (1924), trad. fr. P.-H. Gonthier, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1998, p. 32-33 (cf. Cinéma 2, p. 282-283). 5 Cf. Cinéma 2, p. 282 : « Le peuple, c’est ce qui manque. Kafka et Klee avaient été les premiers à le déclarer explicitement ».
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de paternité vers Kafka et Klee… On peut se questionner sur ce transfert, qui ne trahit certes pas la pensée de Kafka et de Klee (en ce sens il ne s’agit pas d’une fausse citation), mais qui signale quand même une certaine réserve de Deleuze quant à la paternité de la thèse qu’il avance. Ainsi donc, si l’idée que « le peuple, c’est ce qui manque » a quelque chose d’hérétique par rapport au courant dominant de la philosophie politique moderne, force est de constater que, chez Deleuze, cette hérésie montre quelque réticence à s’affirmer clairement. C’est ce trouble qui intrigue ; c’est lui qui peut se révéler fructueux pour la réflexion politique. * Quand on soumet à l’analyse la proposition « Le peuple, c’est ce qui manque », on se rend compte qu’elle est en fait équivoque – ce qui peut expliquer la difficulté de Deleuze à s’en affirmer l’auteur. Cette proposition s’entend en effet en trois sens : 1) Ou bien le peuple n’est pas encore là, n’est pas encore constitué comme tel. Ce qu’on désigne alors c’est une tâche à accomplir dans l’avenir, et ce qui s’affirme c’est l’espoir que le peuple sera là, qu’il ne manquera plus dans un futur qui reste à construire. 2) Ou bien le peuple n’est plus là. Il y a eu peuple, mais il s’est perdu ou il a été perdu au cours de l’histoire. Cette fois, ce qui s’exprime c’est la nostalgie d’un peuple qui a été, d’un peuple qui ne manquait pas et sur lequel on pouvait faire fond. La formule « le peuple manque » exprime dans ce cas la nostalgie du peuple originel perdu. Ces cas 1) et 2) peuvent se conjoindre, et ils le font la plupart du temps. Il suffit pour cela que la nostalgie du peuple perdu nourrisse l’espoir en sa future restauration, ou en une future restitution de ce peuple, ce qui définit une tâche à accomplir dans le futur – une tâche du type de celle que se proposent ce que l’on qualifie de « révolutions conservatrices » ou « révolutions nationales populistes ». 3) Ou bien enfin, le peuple n’est, n’a été et ne sera jamais là ; jamais constituable en une unité. Ainsi interprétée, la formule ne renvoie plus à l’espoir dans un à-venir, et pas davantage à la nostalgie d’un passé révolu ; elle ne renvoie pas non plus à un mixte d’espoir et de nostalgie. Mais il est difficile de voir immédiatement à quoi elle renvoie ou vers quoi elle fait signe, car il faut reconnaître qu’ainsi comprise elle est à nouveau équivoque. En effet, quand on comprend que le peuple est et reste toujours manquant – autrefois, maintenant et dans l’avenir – donc,
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quand on admet que le peuple ne fut, n’est et ne sera jamais présent, on se trouve à nouveau placé devant une alternative : – Ce constat nous plonge-t-il dans la désillusion philosophique et dans le pessimisme historique les plus complets ? Conduit-il à désespérer de toutes les avant-gardes et de toutes les volontés de révolution politique – des avant-gardes et des désirs de révolution qu’on ne pourra plus considérer que comme des utopies trompeuses parce que, précisément, sans fondement si, toujours, le peuple (donc le fondement) manque ? – Ou bien au contraire, l’affirmation que le peuple est à jamais manquant ouvre-t-elle un nouvel horizon pour la compréhension et l’action politiques ? Ouvre-t-elle un horizon débarrassé de ce qui constituait jusqu’alors l’illusion quasi inévitable, quasi nécessaire de la philosophie politique des modernes – qu’on pourrait nommer pour cette raison, en reprenant le vocabulaire de Kant, son « illusion transcendantale », à savoir l’illusion d’une présence pleine et entière (passée ou à venir) du peuple dans son essence, l’illusion d’une parousie passée ou future du peuple en tant que peuple ? * Reprenons plus en détail les trois interprétations qui viennent d’être évoquées : « le peuple manque », soit parce qu’il n’est pas encore là, soit parce qu’il n’est plus là, soit enfin parce qu’il est à jamais manquant. Du point de vue ontologique, les deux premières interprétations (les cas 1 et 2) relèvent d’une conception « substantialiste » de l’être du peuple et, plus globalement, de l’être en général : l’être, ou l’essence, y est compris comme le noyau dur de ce qui est, comme le cœur immuable de ce qui est. Autrement dit, l’être y est conçu comme une substance qu’il s’agit d’atteindre (parce qu’elle n’est pas encore là) ou de restituer (parce qu’elle a été là autrefois). C’est à cette visée substantialiste de l’être du peuple qu’on opposera tout à l’heure le troisième cas, dans lequel le peuple est conçu comme essentiellement manquant, autrement dit, comme étant à jamais en devenir (ou pour toujours en devenir). Cela étant posé, on pourrait penser que le problème de la caractérisation du peuple se révèle au fond assez simple : d’une part, on vise une substance immuable à instituer ou à restituer (cas 1 et 2) et, d’autre part, on cherche à penser le peuple comme devenir (cas 3). D’un côté le peuple est là, a été là ou a à être là ; alors que, de l’autre côté, le peuple échappe à toute détermination de lieu et de temps, il est au sens propre u-topique et u-chronique.
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Mais en fait le problème n’a été abordé jusqu’ici que sur un seul de ses deux versants, et les analyses précédentes ont relevé de ce que Hegel nommait la « philosophie dogmatique » : dogmatique, parce qu’on a admis comme allant de soi, comme un dogme indiscutable, qu’une substance est nécessairement un substrat immuable, alors qu’elle pourrait tout aussi bien être le résultat stable, ou plutôt stabilisé d’un processus en devenir, le terme d’un devenir. On reconnaît dans cette manière d’envisager la substance la conception dialectique de la substance telle qu’elle a été développée par Hegel. Dans cette philosophie, la substance n’est plus posée en opposition frontale au devenir, mais est conçue comme le terme ultime visé et atteint par ce devenir, comme son accomplissement. Comme le dieu Janus, le substantialisme et donc biface : d’un côté il se détourne du devenir et du changement, de l’autre ses traits résultent du devenir. Pour le problème qui nous occupe ici, deux conceptions substantialistes du peuple en découlent. On les désignera par deux noms génériques, ou emblématiques : la conception de Rousseau et celle de Hegel. 1) Pour Rousseau, l’être (entre autres, l’être du peuple, le peuple dans son être) se conçoit comme une substance au sens statique de substrat immuable, au sens de substrat inchangé des modifications qui pourront se produire au cours du devenir et de l’histoire – une histoire dont la compréhension doit toujours être rapportée à ce substrat, à ce fondement. Le devenir, le mouvement, le changement sont donc pensés à partir de l’être stable, comme des accidents de l’être, ou des accidents de l’essence. Un exemple tout à fait significatif en est donné au le chapitre 6 du livre I du Contrat social – soit immédiatement après que Rousseau a évoqué, au chapitre précédent, « l’acte par lequel un peuple est un peuple » : Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être.6
Tous les termes employés dans ce texte pour caractériser le changement ontologique radical qui fait passer, grâce au « contrat social », de la multitude au peuple et de l’individu au citoyen – tous ces termes donc sont d’ordre statique : « obstacles », « conservation », « résistance », « état », « se maintenir ». Le terme de « force » lui-même n’est évoqué que comme force pour se maintenir dans l’état primitif. La conversion 6
J.-J. Rousseau, Du Contrat social, I, 6.
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ontologique d’une multitude d’individus en un peuple de citoyens – cette transformation radicale de la « manière d’être » et de la substance faisant accéder l’humanité au domaine politique – n’est donc pas le moins du monde théorisée comme processus, comme « devenir » au plein sens de ce terme. C’est pourquoi Rousseau en vient tout à fait logiquement à considérer que ce changement doit, par nécessité, être conçu comme une conversion instantanée : À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif [...], lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. [...] À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État.7
Autant dire que la conversion instantanée qui fait passer l’humanité d’un état à un autre nie en fait le devenir qu’elle est supposée rendre possible, et rendre pensable grâce à la doctrine exposée dans le Contrat social. Finalement donc, le devenir et l’histoire ne sont pris en compte par Rousseau qu’en restant subordonnés à la décision métaphysique de donner un fondement stable à la politique. Comme annoncé précédemment, ce fondement est l’acte d’autoconstitution du peuple, l’acte par lequel ce peuple se crée comme peuple en coïncidant « à l’instant » avec son essence, dans une pure immanence à sa substance (une immanence à soi d’où résultera d’ailleurs, au livre II du Contrat social, le caractère « inaliénable » de la « souveraineté » politique du peuple8. Néanmoins, une fois cette fondation politique accomplie dans l’acte d’autoconstitution du peuple par le peuple, un problème majeur se pose à Rousseau. C’est le problème de la perpétuation dans le temps, donc dans l’histoire, de l’acte originel par lequel advient l’immanence du peuple à son essence. Pour le dire autrement, le problème par le biais duquel la question du devenir fait retour est celui de la perpétuation dans le temps de la constitution initiale instantanée du peuple comme unité, comme « personne morale ». Selon Rousseau, le rôle de la loi politique doit précisément être d’assurer cette perpétuation – cette loi qu’il qualifie d’acte par lequel « le peuple statue sur tout le peuple, et ne considère que lui-même »9. Les institutions légales ont donc pour but de perpétuer dans le temps, dans le devenir, la constitution initiale instantanée du peuple. Or c’est là que se situe le nœud du problème : 7 8 9
J.-J. Rousseau, Du Contrat social, fin du chap. I, 6. Voir Contrat social, II, 1-2. Ibid., II, 6.
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Le peuple soumis aux lois doit en être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société. Mais comment les règleront-ils ? [...] Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés ?10
La réponse est bien évidemment négative, ce qui signifie que lorsque le peuple est pensé comme substrat, comme fondement ou comme sol de la politique – c’est-à-dire comme ce qu’on peut nommer ‘le peupledans-son-essence-même’ – il est mis de fait dans l’impossibilité de se manifester par lui-même comme tel. On sait en effet depuis Aristote que tout substrat (hypokeimenon : ce qui se tient dessous) est par nature invisible, non manifeste (a-dèlon) – sauf bien sûr si l’on ne considère plus la substance comme un fondement statique, mais comme un résultat dynamique (c’est la voie hégélienne qui va être explorée). Rousseau se trouve donc contraint de redoubler le fondement statique instantané du pacte social par une dynamique instituant les lois politiques. Pour ce faire, il doit se résoudre à en appeler à « un homme extraordinaire dans l’État [...] par son génie et par son emploi »11. Cet homme, c’est le « législateur » chargé de rédiger les lois pour le peuple comme si le peuple constitué en corps politique acquerrait par son intermédiaire l’organe pour le faire. Le législateur intervient ainsi chez Rousseau comme un « supplément » – pour employer un concept proposé par Jacques Derrida, à propos justement de Rousseau. « Supplément », cela veut dire ce qui vient en plus, ce qui vient compléter. Mais cela veut surtout dire ce qui supplée, ce qui remédie à un défaut ou une carence : dans le cas présent, la carence se trouve dans le caractère nécessairement non manifeste du fondement de la politique dans l’immanence du peuple à sa substance. Pour ne pas se retourner en un pouvoir despotique exercé au détriment du peuple, cette suppléance par le législateur suppose, non seulement que le législateur n’exerce aucun pouvoir politique concret, mais encore qu’il possède ce que Rousseau appelle une « grande âme »12. C’est dire sans aucune ambiguïté que le fondement de la politique dans l’immanence du peuple à sa substance requiert nécessairement le supplément d’une transcendance, qui est au fond du même ordre que la transcendance divine. Cette transcendance incarnée dans la figure d’un législateur quasi divin13 10
Ibid. Ibid., II, 7. 12 On lit en II, 7 : « La grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission ». 13 « Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes », II, 6. 11
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a charge d’initier et de régler par les lois qu’elle promulgue la dynamique de l’avenir. Elle permet ainsi que le peuple, qui n’était pas encore là avant la conversion ontologique effectuée instantanément par le pacte social, se perpétue ensuite dans l’immanence à sa substance. On reconnaît ici l’expression métaphysique de l’espoir et de la tâche historiques qui avaient été mis tout à l’heure au compte du cas 1) : l’espoir révolutionnaire que le peuple soit enfin présent à lui-même et ne manque plus à l’avenir. On y reconnaît aussi le dédoublement caractéristique de toutes les avant-gardes, aussi bien en politique qu’en art – des avantgardes qui se considèrent toujours comme des transcendances pour l’immanence, ou en vue d’une immanence retrouvée, donc comme des suppléances ou des vicariances du peuple pour le peuple, en vue du peuple, avec à chaque fois le risque que la vicariance dégénère en prise du pouvoir pure et simple, le risque qu’elle se détourne de sa « mission » (Rousseau) et se métamorphose en son simulacre : l’État totalitaire. Il s’avère ainsi que le désir de fondation de la politique sur un peuple unifié immanent à son essence substantielle est voué à se dédoubler en un couple immanence/transcendance tout particulièrement instable puisque rien n’assure que l’instance transcendante (le législateur puis l’appareil d’État) considère, et continue de considérer toujours, que sa mission est et n’est que d’être la manifestation visible du fondement invisible de la politique dans l’immanence du peuple à sa substance. Quand ce n’est plus le cas commence le règne de ce que Nietzsche a nommé, dans son Zarathoustra, « la nouvelle idole » : État ? Qu’est-ce que cela ? Allons ! Ouvrez vos oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples. L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : ‘Moi, l’État, je suis le Peuple (Ich, der Staat, bin das Volk)’.14
* La question est maintenant la suivante : est-il possible de pallier ce danger, ce dédoublement instable et, finalement, ce simulacre catastrophique d’un État qui proclame « je suis le Peuple » ? Autrement dit, 14 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, livre I, « De la nouvelle idole », trad. fr. G. Blanquis, Paris, Gallimard, 1947, p. 63. Le texte se poursuit ainsi : « C’est un mensonge ! Ce sont des créateurs qui ont formé les peuples (Lüge ist’s ! Schaffende waren es, die schufen die Völker) et qui ont suspendu au-dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ont-ils servi la vie (Also dienten sie dem Leben) ». Pour Nietzsche, à l’évidence, « former » ou « créer » (schufen) un peuple en servant la vie, ce n’est pas lui donner un fondement, ou plutôt le lui imposer.
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disposons-nous d’une détermination du peuple qui ne renvoie pas à la positivité d’une substance, à la positivité d’un fondement à venir, passé ou même présent ? Soulignons au passage que pour tous les fascismes et toutes les tyrannies le peuple est bel et bien là, à condition bien sûr qu’on le purge de ce qui est supposé être étranger à sa substance – laquelle substance, si l’on en croit l’un des plus zélés théoriciens de ce qui allait être le droit constitutionnel du troisième Reich, consiste à faire corps pour « acclamer » le Führer, comme l’affirme en pleine clarté un passage de la Théorie de la constitution publiée en 1928 par Carl Schmitt, qui représente véritablement un parfait simulacre du Contrat social de Rousseau : Ce n’est qu’une fois physiquement rassemblé que le peuple est peuple, et seul le peuple physiquement rassemblé peut faire ce qui revient spécifiquement à l’activité de ce peuple : il peut acclamer [...] ; ce peuple avec ses acclamations est là et constitue au moins potentiellement une puissance politique.15
C’est un parfait simulacre du Contrat social de Rousseau dans la mesure où tout y est, mais avec une signification de part en part travestie : le peuple, non plus unifié dans sa substance mais « physiquement rassemblé » ; la nécessité d’une manifestation de ce fondement, travestie cette fois en simple « acclamation » (la voix unifiée du peuple...) ; et enfin le dédoublement entre la « puissance politique » seulement potentielle de ce peuple et l’actualisation de cette puissance politique dans le Führer et son parti. Qu’un tel simulacre soit concevable, qu’il ait même été historiquement réel, cela devrait nous obliger à penser autrement la substance du peuple. Nous obliger à penser au minimum le peuple comme une substance résultant de son propre devenir, et non plus comme un fondement statique requérant le supplément d’une dynamique externe. Comme on le sait, la dialectique hégélienne répond précisément à cet impératif, et elle le fait parce qu’elle met en jeu un concept dynamique de la substance. C’est le sens de la proposition bien connue de la Logique de Hegel : Wesen ist was gewesen ist, « l’essence, c’est ce qui est devenu » et non ce qui est posé au fondement. Autrement formulé, l’essence doit être conçue comme une « activité qui se met elle-même en mouvement. [...] L’essence et sa réalité présente [son effectivité] ne sont donc qu’une seule et même chose »16. Si bien qu’au terme de ce 15 C. Schmitt, Théorie de la constitution (Verfassungslehre) », trad. fr. L. Deroche, Paris, PUF, 1993, p. 382-383, cité par G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009, p. 84. 16 G. W. F. Hegel, Propédeutique philosophique, trad. fr. M. de Gandillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1963, p. 138.
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mouvement dialectique « l’effectivement présent est substance »17. Par suite, quand on lit sous la plume de Hegel que le peuple est « la substance qui se sait libre »18, cela ne signifie pas, comme chez Rousseau, que le peuple constituerait le substrat, le fondement de la politique, mais que le peuple n’est une substance libre qu’« en tant qu’activité qui se met ellemême en mouvement » (pour reprendre les termes déjà cités), et que le peuple est ainsi devenu ce qu’il avait à être pour être lui-même. Hegel est, par conséquent, totalement étranger à une pure et simple détermination du peuple par sa réalité physique de « peuple rassemblé », comme chez Carl Schmitt. Mais il est tout aussi éloigné de la conversion rousseauiste instantanée de la multitude en peuple grâce au « contrat social ». Or, aussi bien dans la pensée politique de Rousseau que dans le simulacre qu’en a donné Carl Schmitt, il est besoin d’un supplément pour amorcer et pour perpétuer la dynamique de l’histoire (le supplément du législateur quasi divin ou celui des simulacres catastrophiques de ce législateur : le Führer, le Guide Suprême, le Duce, le Caudillo, etc.). La question se pose dès lors de savoir si la dialectique hégélienne permet d’éviter un tel dédoublement, aussi nécessaire qu’instable, de l’immanence et de la transcendance ? On pourrait l’espérer après la détermination dialectique du peuple comme « substance qui se sait libre » et, finalement, comme réalité effective de la liberté et de l’existence commune dans l’État (i.e. de l’existence « éthique » au sens de Hegel : celle qui ouvre à la dimension du commun). Hegel écrit d’ailleurs dans l’un de ses premiers ouvrages, le Système de la vie éthique, que « La démocratie est l’exhibition [i.e. : la manifestation] de la réalité absolue de la vie éthique en tous »19. Mais justement, ce « tous » n’est pas encore un peuple. Il y manque le moment de l’unité, comme si « la substance qui se sait libre », le peuple, ne pouvait devenir manifeste, c’est-à-dire devenir effectivement ellemême, que sous la forme déficiente du « tous ». Il faut donc reconnaître que, même du point de vue de la conception dialectique hégélienne de la substance, un peuple n’est jamais effectivement là en tant que « substance qui se sait libre ». Pourquoi ? Parce qu’une « vie éthique » effective portant en elle la dimension du commun (et pas seulement une vie éthique 17
Ibid. p. 139. Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1830), trad. fr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1970, § 514, p. 442 : « La substance qui se sait libre, et dans laquelle le devoir-être absolu n’est pas moins être, a une effectivité comme esprit d’un peuple ». 19 G. W. F. Hegel, Système de la vie éthique (System der Sittlichkeit), trad. fr. J. Taminiaux, Paris, Payot, 1976, p. 199. 18
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– ou morale – formelle, théorique) doit forcément être la vie éthique de quelqu’un. Or le peuple n’est jamais effectivement, réellement, quelqu’un, quelque personne, et il ne le devient pas non plus. Dans ces conditions, le dilemme hégélien est le suivant : ou bien la notion de « peuple » n’est qu’une abstraction théorique, ou bien il faut parvenir à concevoir la possibilité d’une « exhibition » en une personne de la réalité de cette notion encore abstraite. Dans la théorie politique de Hegel cette personne existe, c’est le « monarque » : La personnalité et, de manière générale, la subjectivité, en tant qu’élément infini qui est en relation avec soi, n’a tout simplement de vérité […] que comme personne, comme sujet qui est pour soi, et ce qui est pour soi est, de même, tout simplement un. La personnalité de l’État n’est effective qu’en tant qu’elle est une personne, le monarque.20
En d’autres termes, le « monarque » personnifie, en lui donnant enfin son unité, ce que la démocratie doit être, à savoir – en citant à nouveau le Système de la vie éthique – « l’exhibition [la manifestation] de la réalité absolue de la vie éthique en tous ». C’est dire, il faut y insister, que cette figure du monarque est supposée simplement « exhiber », rendre manifeste, le peuple dans l’effectivité de sa liberté. Rien d’autre, et surtout rien de plus. Dans le principe, Hegel ne se livre donc pas à une apologie de la monarchie absolue. Mais ici encore l’exhibition de la liberté peut facilement tourner en simulacre parce qu’elle constitue, une fois de plus, une forme de « supplément » instable (et c’est par la critique de cette faiblesse inhérente à la pensée politique de Hegel que Marx aiguisera sa propre pensée politique dans un texte de jeunesse, Critique de l’État hégélien, sur lequel nous allons revenir). * Pour résumer le trajet parcouru on dira que le peuple en tant qu’unité substantielle, dialectique ou non, est décidément introuvable, que ce soit en suivant la voie ouverte par Rousseau ou en suivant la voie de Hegel. Sur ces deux voies, le peuple est et reste introuvable aussi longtemps qu’on ne se résout pas à doubler son immanence à soi d’une transcendance supposée être pour son immanence et pour son devenir-un (un peuple). Mais quand on pense l’avoir rejoint, ce peuple unifié dans sa substance risque bel et bien de manquer en étant effacé, gommé, voire 20 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. fr. J.-F. Kervégan, Paris, PUF-Quadrige, 1998, § 279, p. 376-377.
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éradiqué par les simulacres qui se surimposent à lui et qui – eux – sont là, présents, « rassemblés » (le peuple qui acclame, chez Carl Schmitt ; le « monstre le plus froid », chez Nietzsche). Dans ces conditions, l’hérésie évoquée plus haut (celle du cas 3, où le peuple n’est, n’a été et ne sera jamais là) peut s’avérer salutaire. Entreprendre d’argumenter en faveur de cette idée-là du peuple suppose cependant d’opérer un virage métaphysique radical pour sortir du doublet formé par l’immanence à soi du peuple (le peuple unifié) et le supplément de transcendance que cette immanence appelle pour devenir manifeste et pour se perpétuer (le législateur, le monarque). Pour le formuler dans les termes de Nietzsche, cette tâche consiste à « innocenter le devenir ». C’est une formule magnifique, mais exigeante parce qu’elle demande de renoncer à penser le devenir : – soit, à partir de l’être stable, en le considérant comme une dégradation de ce qui est, comme un moindre-être, un défaut ou une sorte de ‘faute’ ontologique ; – soit, depuis Hegel, en vue d’une forme d’être devenue stable au terme d’un processus de transformation dialectique conduisant à un état plus accompli de la substance. La formule de Nietzsche demande donc de ne penser le devenir, ou le changement, ni à partir ni en vue de l’être stable. Elle exige, à l’inverse, que l’on pose par principe que tout est et reste devenir ; que l’on pose que « devenir », ou changement, est le nom propre de l’être ou de la substance. Avoir à penser ainsi un devenir sans terme initial ni terme final, avoir à penser une mobilité incessante de l’être comme être-en-devenir, c’est précisément ce que Platon a voulu conjurer – lui qui considérait le Panta rhei, « Tout s’écoule », d’Héraclite comme un aveu d’impuissance devant la menace de l’anéantissement général de ce qui est. D’où la théorie platonicienne des Idées, qui constituent, comme Bergson l’a bien compris, « la vue stable prise sur l’instabilité des choses »21. Élaborer une métaphysique du devenir, ce n’est pas rejeter tout usage de la catégorie de la substance, mais c’est en transformer radicalement le sens en la pensant comme devenir – dans La Pensée et le mouvant Bergson a été tout à fait clair sur ce point lorsque, après avoir affirmé que « la réalité est mobilité. Il n’existe pas de choses faites, mais seulement des choses qui se font », il a ajouté cette note explicative en bas 21 H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), chap. IV, in Œuvres, éd. du Centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 761 (cf. aussi p. 766).
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de page : « Encore une fois, nous n’écartons nullement par là la substance »22. Quelques philosophes ont été très clairvoyants sur ce point décisif pour un renouvellement de la métaphysique : Nietzsche, Bergson, Deleuze, Whitehead, Leibniz aussi sans doute (avec son concept « d’expression ») et quelques autres encore, peu nombreux. Le dernier point à examiner est de savoir si une compréhension de la substance comme devenir peut ouvrir un nouvel horizon à la théorie et à l’action politiques. Il est clair en tout cas que, dans cette optique, le concept de « peuple » ne renvoie plus à un fondement, et pas davantage à un terme ultime. Il n’y a plus de sens à dire que le peuple a été, qu’il est ou qu’il sera là, dans sa parousie effective ou dans l’espoir de cette parousie. Cette fois, le peuple est à concevoir comme à jamais manquant. Mais cette formulation est encore insatisfaisante parce qu’elle peut laisser croire qu’il y va avec ce manque de quelque chose comme une déficience. Aussi la question se repose-t-elle à nouveau : comment caractériser positivement le peuple dans son incessant devenir, c’est-à-dire dans son historicité ? La condition la plus déterminante, la condition sine qua non, est peut-être de poser en principe de la politique le « conflit », le polemos (« Père de toutes choses » selon Héraclite). Dans cette hypothèse, le principe de la politique ne sera plus l’unité, l’unification du peuple dans son essence, avec ou sans dialectique. Ce sera l’antagonisme, le processus de différentiation. De fait, c’est le principe politique adopté par Machiavel, dans Le Prince, quand il détermine le peuple par une pure et simple différentiation au sein du conflit : Le peuple n’aime point à être commandé ni opprimé par les grands, les grands désirent commander au peuple et l’opprimer.23
Ce faisant, Machiavel ne définit pas le peuple négativement ; il institue bien plutôt la division entre dominants et dominés en principe d’une politique conçue comme incessant devenir dans et par le conflit. On trouve un geste de facture analogue chez Marx – du moins chez le jeune Marx, chez l’auteur de la Critique de l’État hégélien – quand il substitue à la catégorie hégélienne du peuple qui requiert son « exhibition » nécessaire dans le monarque, une caractérisation paradoxale du peuple en tant que « quelques-uns », « beaucoup d’individus », « multitude d’individus » : 22 23
H. Bergson, La Pensée et le mouvant (1938), in Œuvres, p. 1420 n. 1. N. Machiavel, Le Prince, chap. IX.
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Il va de soi que la personnalité et la subjectivité ne sont que des prédicats de la personne et du sujet, n’existent donc que comme personne et comme sujet, et la personne est individu. Mais, devait ajouter Hegel, l’individu n’a de vérité qu’en tant que multitude d’individus. Le prédicat, l’être n’épuise jamais les sphères de sa réalité dans un seul individu, mais dans beaucoup d’individus. Au lieu de cela Hegel conclut (§ 279) : ‘La personnalité de l’État n’est effective qu’en tant qu’elle est une personne : le monarque’.24
Il y a dans ce refus de la totalisation, ou du moment de l’unité, l’annonce de ce que Marx considérera ensuite comme le véritable moteur de l’histoire, la « lutte des classes ». Non plus le peuple donc, mais des classes antagonistes25. On serait tenté d’écrire : non plus le peuple, mais des classes à jamais antagonistes, si Marx n’avait cédé lui aussi aux charmes du moment final de l’unité du peuple et de l’immanence dialectiquement retrouvée, lorsqu’il a théorisé le communisme comme fin de l’histoire, dans la mesure où avec le communisme adviendrait enfin la société sans classe – ce qui n’est ni plus ni moins qu’un nouvel avatar de la parousie. Pour conclure ce cheminement vers ce qu’on aimerait pouvoir nommer ‘le devenir-peuple’, ou ‘le peuple-en-devenir’, risquons une nouvelle formule hérétique : le peuple-en-devenir est le lieu vide, parce qu’à jamais polémique, du commun… Et il faudrait bien évidemment entendre dans cette formule une variation autour de la définition de la démocratie proposée par Claude Lefort : « le lieu vide du pouvoir »26. Nous renouons par là avec notre fil directeur : refuser, et tenter de réfuter toutes les formes de substantialisation de l’être-en-commun sous le nom de « peuple ». 24 K. Marx, Critique de l’État hégélien (1843), trad. fr. K. Papaioannou, Paris, U. G. E., coll. 10/18, p. 100 (trad. légèrement modifiée pour donner, comme plus haut, la citation de Hegel dans la traduction de J.-F. Kervégan). Sur cette conception déterminante du peuple comme « quelques-uns », voir M. Abensour, La Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997, chap.VI : « Vraie démocratie et modernité », p. 84-101 (en particulier p. 88-91 et 96-101) ; ainsi que M. Henry, Marx, Paris, Gallimard, 1976, t. 1 : « Une philosophie de la réalité ». p. 35-50. 25 Cf. la première phrase du Manifeste du parti communiste (1847) : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » ; et l’appel à la lutte qui clôt le Manifeste : « Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». C’est l’occasion de rappeler et de souligner que la notion de « peuple » n’appartient pas au lexique de Marx, alors qu’elle appartient assurément au lexique des philosophes et des économistes qu’il critique. 26 Cl. Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 180 : « la révolution démocratique moderne, nous la reconnaissons au mieux à cette mutation : point de pouvoir lié à un corps. Le pouvoir apparaît comme un lieu vide et ceux qui l’exercent comme de simples mortels qui ne l’occupent que temporairement ou ne sauraient s’y installer que par la ruse ou par la force [...]. La démocratie inaugure l’expérience d’une société insaisissable, immaîtrisable, dans laquelle le peuple sera dit souverain, certes, mais où il ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci demeurera latente ».
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TABLE DES MATIÈRES
Préface Sylvain CAMILLERI & Olivier DEPRÉ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
Le lieu du corps Renaud BARBARAS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5
Entre signification logique et représentation mentale. Le sens comme une dimension de l’expérience Pol VANDEVELDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
11
Riegl avec Husserl ? Kunstwollen et motivation Sylvain CAMILLERI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
35
Du spirituel et du matériel dans l’art. Henry interprète de Kandinsky Rudy STEINMETZ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Le détachement de l’image. Une lecture éco-phénoménologique de Hans Jonas Nathalie FROGNEUX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
79
Le Beau et son dynamisme anthropologique et cosmique dans le Sermon Tota pulchra es, amica mea de Nicolas de Cues Jean-Michel COUNET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
97
Entre rémanence et recréation : l’inventio du Baroque et ses résonances néo-baroques Ralph DEKONINCK . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Beauté et musique selon Mersenne. Entre inspiration, règles d’écriture et calcul combinatoire Brigitte VAN WYMEERSCH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 « La signification de la fondation de l’esthétique par Kant pour la philosophie de l’art » : note historico-critique sur la thèse de Walter Biemel Sylvain CAMILLERI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 Autonomie artistique et hétéronomie esthétique chez Hegel, Simmel et Valéry Claude THÉRIEN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
330
TABLE DES MATIÈRES
Forme, matière, symbole. Sur la place de la forme dans la réflexion sur la musique d’Humain, trop humain de Nietzsche Charles LEBEAU-HENRY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 « Philosophie du beau », « Esthétique », « Science de l’art » ? Enjeux métaphysiques d’une dénomination Carole TALON-HUGON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Le rossignol derrière la haie. De la casuistique du faux en philosophie de l’art Thierry LENAIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239 L’esthétique est-elle encore une ontologie ? (Parenthèse sur l’actualité et la méthode) Maud HAGELSTEIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263 Barbarie sans barbares Fabio CIARAMELLI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277 Communs et bien(s) commun(s). Vers la reprise d’une notion ancienne pour bâtir une société nouvelle ? Laura RIZZERIO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287 Le Peuple qui manque Pierre RODRIGO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301 BIBLIOGRAPHIE DES
PUBLICATIONS DE
DANIELLE LORIES . . . . . . . . . . 317
LISTE DES OUVRAGES DISPONIBLES OU À PARAÎTRE DE LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN LOFTS S.G., MOYAERT P., La pensée de Jacques Lacan. Questions historiques. Problèmes théoriques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 39, 1994, ISBN: 90-6831-625-7, X-190 p. 25 EURO FLORIVAL G., Dimensions de l’exister. Etudes d’anthropologie philosophique. Tome 5. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 40, 1994, ISBN: 90-6831-626-5, VIII-266 p. 37 EURO TSUKADA S., L’immédiat chez H. Bergson et G. Marcel. Préface de J. Parain-Vial. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 41, 1995, ISBN: 90-6831-761-X, 278 p. 27 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume I. Le platonisme politique dans l’antiquité. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 42, 1995, ISBN: 90-6831-768-7, XIV-276 p. 30 EURO GIACOMETTI A., Dieu en question. Préface de Stanislas Breton. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 43, 1995, ISBN: 90-6831-763-6, VIII-279 p. 37 EURO MAESSCHALCK M., Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne de l’action politique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 44, 1996, ISBN: 90-6831-780-6, LVI-390 p. 42 EURO GREISCH J., FLORIVAL G., Création et événement. Autour de Jean Ladrière. Centre International de Cerisy-la-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 45, 1997, ISBN: 90-6831-869-1, X-390 p. 40 EURO CABADA CASTRO M., L’être et Dieu chez Gustav Siewerth. Traduit de l’allemand par E. Tourpe et A. Chereau. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 46, 1996, ISBN: 90-6831-872-1, XII-324 p. 35 EURO DEPRÉ O., LORIES D., Lire Descartes aujourd’hui. Actes publiés par O. Depré et D. Lories, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 47, 1996, ISBN: 90-6831-870-5, X-208 p. 28 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles. Avec la collaboration d’Alexandre Etienne, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 48, 1997, ISBN: 90-6831-879-9, XXIV-420 p., 63 EURO TOURPE E., Siewerth «après» Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendental. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 49, 1998, ISBN: 90-429-0568-9, X-466 p. 45 EURO DE PRAETERE T., Le principe de non-contradiction et la question de l’individualité du sujet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 50, 1999, ISBN: 90-429-0787-8, X-288 p. 40 EURO STEVENS B., Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 51, 2000, ISBN: 90-429-0811-4, VI-226 p. 29 EURO FÉVRIER N., La mécanique hegelienne. Commentaire des paragraphes 245 à 271 de l’«Encyclopédie». Bibliothèque Philosophique de Louvain, 52, 2000, ISBN: 90-429-08505, X-170 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception. Platos Timaios. Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte. Description. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 53, 2000, ISBN: 90-429-0860-2, XLII-334 p. 60 EURO APEL K.-O., La réponse de l’éthique de la discussion au defi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 54, 2000, ISBN: 90-429-0946-3, IV-159 p. 24 EURO MALHERBE J.-F., La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 55, 2002, ISBN: 90-429-1107-7, IV-284 p. 36 EURO
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