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French Pages 366 [371] Year 2020
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 108
DE
L O U VA I N
COSMO-ESTHÉTIQUE NATURE ET HUMANITÉ DANS LA PHILOSOPHIE DE MIKEL DUFRENNE FRÉDÉRIC JACQUET
LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS 2020
COSMO-ESTHÉTIQUE
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 108
DE
L O U VA I N
COSMO-ESTHÉTIQUE NATURE ET HUMANITÉ DANS LA PHILOSOPHIE DE MIKEL DUFRENNE FRÉDÉRIC JACQUET
ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2020
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2020, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-4353-7 eISBN 978-90-429-4354-4 D/2020/0602/124
Pour mon petit renard… Je remercie ma sœur pour la lecture qu’elle fit de cet essai.
AVANT-PROPOS
Dans cet essai, je ne cherche nullement à effectuer une présentation introductive de la philosophie de Dufrenne, ni à en livrer une synthèse exhaustive, j’en propose une interprétation depuis des interrogations qui irriguent mon propre cheminement philosophique. Cette interprétation plonge au cœur de sa pensée pour en déceler certaines intuitions non déployées, présentes en filigrane dans ses différents livres. Cet ouvrage prolonge en outre un premier essai sur son œuvre (Naître au monde. Essai sur la philosophie de Mikel Dufrenne, coll. « L’œil et l’esprit », Milan, 2014), déjà complété par des analyses menées au terme d’un livre consacré à Maldiney (La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, Paris, Classiques Garnier, 2017) et par différents articles comme « Le monde du sentiment. Le renouvellement dufrennien de la phénoménologie » et « Figures de l’Éros : l’esthétique et l’érotique », publiés dans les Recherches philosophiques, n° 7, 2018. Je tenais à ce que le titre de mon premier livre sur Dufrenne ne contienne aucune référence à l’esthétique ni à l’art car il y fut injustement cantonné alors même que je suivais, dans l’ouvrage mentionné, la voie esthétique en sa puissance heuristique. Ma perspective est différente désormais, et elle est centrée sur la question de l’art et du monde. Dufrenne révolutionne l’esthétique — en elle-même et dans la fonction qu’il lui assigne puisqu’elle est le chemin vers une philosophie totale déployée au prisme d’une méthode phénoménologique héritée de Husserl et de MerleauPonty. Il pratique la réduction de façon inédite, comme une réduction esthétique qui, sans dissoudre la corrélation intentionnelle, reconduit au monde ou, mieux, à la Nature. Cette esthétique repose sur une théorie du sentiment, de l’imagination, et de la perception esthétique. La phénoménologie du sentiment1 peut être considérée comme le fil conducteur de cette œuvre, elle en donne la clef de voûte. Ce fil conducteur est déjà le fil rouge de Naître au monde, il importe désormais de montrer que cette philosophie débouche sur l’élaboration d’une cosmo-esthétique. Celle-ci permet de penser les relations de l’homme — ou de l’humain 1 Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. 2, Paris, Puf, 1967, noté PLEE, 2, p. 577.
VIII
FRÉDÉRIC JACQUET
qui désigne un universel anthropologique, éthique et politique — et de la Nature, pour culminer dans une cosmopoétique. Cet essai participe d’un effort pour délimiter la voie d’une phénoménologie qui soit irréductible aux chemins de pensée — d’ailleurs tous distincts — tracés par les phénoménologues déjà reconnus. Ainsi en est-il des fondateurs — Husserl et Heidegger — ainsi que de certaines figures désormais classiques — pensons à Merleau-Ponty, Ricœur ou Levinas. Il me semble que les œuvres de Patočka, Maldiney et Dufrenne sont aussi inventives que cruciales, elles possèdent l’ampleur de refondations chaque fois singulière de la phénoménologie dans une fidélité créatrice à leurs prédécesseurs : j’ai consacré un ouvrage à chacun de ces philosophes. Je cherche ici à mettre en évidence la profondeur de la philosophie dufrennienne qui incarne une dissidence novatrice et rigoureuse. Depuis l’esthétique, une anthropologie phénoménologique s’inaugure qui ouvre elle-même une éthique et une politique, et cette théorie de l’homme s’inscrit dans une métaphysique elle-même pensée de façon neuve comme une philosophie de la Nature. Cette esthétique entrelace l’humain à la Nature2, elle découvre sa puissance esthétique et la naturalité de l’humain sans perdre son irréductibilité, et donc sans céder au naturalisme : l’esthétique est la voie vers la Nature et vers un humanisme poétique.
2 Il me semble toutefois qu’un nouveau commencement de la philosophie est requis, en discussion avec Dufrenne notamment, mais inauguré selon le phénomène de la naissance. Nous l’élaborons dans Métaphysique de la naissance, Leuven, Peeters, 2018, dans Naissances, Bucarest, Zeta Books, 2020, et dans d’autres ouvrages à venir.
INTRODUCTION L
:U « En ce sens, il [le sentiment qu’exalte la poésie] accomplit spontanément la réduction phénoménologique, ou la remontée de l’étant vers l’être. »1
« En voulant, pour son propre compte et selon sa manière, en s’oubliant dans son vouloir, tout homme a rme et veut l’homme, ou mieux l’humain : ce par quoi le monde s’humanise, et l’homme se détermine et se produit comme homme. »2
La philosophie s’est toujours interrogée sur l’art, et elle s’est d’abord inquiétée de ses e ets sur la vie humaine. Platon inaugure cette tradition dans la République où il l’examine dans l’optique de la vérité. Contrairement à la caricature qu’on se donne de Platon, il n’e ectue pas la critique de l’art comme tel mais condamne l’illusion qu’il recèle — lorsque l’art n’est pas indexé sur la vérité — ainsi que le péril moral et politique subséquent. Pourtant, subordonner l’art à la vérité — dé nie par ailleurs en référence à un domaine d’essences immuables auquel la philosophie est l’initiation — n’est-ce pas perdre son élément vital, à savoir sa dimension créative ? Il faudrait dissocier l’art de la vérité pour le livrer à la ction, étrangère au réel, et en saisir la puissance créatrice. Or la voie ouverte par Dufrenne — dans le sillage de Bergson et Merleau-Ponty — consiste à penser à nouveaux frais le rapport entre l’art et la vérité sans perdre sa part inventive ou créatrice. Il rompt aussi bien avec Platon, qui joue la vérité, les essences, les mathématiques contre l’art, qu’avec Nietzsche, pour lequel l’art nous sauve de la vérité3. Dufrenne libère l’art de la vérité entendue de manière idéaliste, en rapport aux essences ou à la vérité-adéquation et, partant, à l’idéal d’une
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Dufrenne, La Notion d’a priori, Paris, Puf, 1959, noté NA, p. 289. Dufrenne, Pour l’homme. Essai, Paris, Seuil, 1968, p. 188, nous soulignons. 3 Nietzsche, FP XIV, 16, [40] : « La vérité est laide : nous avons l’art a n que la vérité ne nous tue pas. » Nous renvoyons aux belles analyses de Patrick Wotling sur la physiologie de l’art : Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Puf, coll. « Questions », 1995, p. 155 sq. 2
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INTRODUCTION
image-copie de la réalité, fut-elle d’ailleurs conçue en rapport au sensible. La vérité à laquelle l’art initie n’est compréhensible qu’à l’aune d’une pensée du monde dé ni comme source originaire à laquelle les œuvres reconduisent en l’exprimant. Comme Merleau-Ponty, il est certain que Dufrenne hérite d’une approche de l’art venue de Bergson qui, dans Le Rire, dessine une voie nouvelle : la visée de l’art n’est pas d’imiter la réalité ni d’inventer des ctions étrangères au réel, mais de suspendre ce qui fait écran à une saisie de la réalité comme telle, aussi bien en nous que hors de nous4. Cet écran perceptuel et langagier tient nalement à un écran vital puisque les impératifs de la vie impliquent que la perception est un prisme sélectionnant ce qui l’intéresse au détriment de la profusion du réel de même que le singulier des choses se trouve élimé par l’abstraction et la généralité des mots. Dufrenne s’engage en cette voie selon une optique phénoménologique marquée par les analyses de Husserl et de Merleau-Ponty dans sa conquête d’une dimension originaire du monde livrée à une perception élémentaire. Cette perception est quali ée par Dufrenne de perception sauvage5, reprenant ainsi une formule héritée de Merleau-Ponty. Le concept de sauvagerie prend sens dans le contexte d’une certaine compréhension de la culture et de la vérité avant d’incarner une exigence éthique et politique. Ce concept est irréductible à toute gure de la cruauté et de la perversion que pourfend l’humanisme dufrennien. Il s’agit d’e ectuer, comme le préconise Husserl, un retour aux choses-mêmes, à ce qu’il appelle le monde-de-la-vie (Lebenswelt) ou monde primordial sur lequel s’élève la culture. La perception sauvage se trouve conquise selon la voie archéologique d’une suspension des sédimentations culturelles, scienti ques, qui tiennent largement à une objectivation de tout ce qui est, des choses, de soi, et donc du monde. Pourtant, cette suspension s’e ectue depuis la culture, elle est permise par le regard de l’artiste comme par l’attitude esthétique dont chacun est capable. La sauvagerie de la perception ne tient pas à une absence de culture et le retour à l’originaire suppose les médiations culturelles et ré exives qui sont ensuite neutralisées, mises entre parenthèses, pour retrouver le monde primordial. Pour le comprendre pleinement, il convient cependant d’envisager la manière toute singulière selon 4
Bergson, Le Rire. Essai sur la signi¿cation du comique, Présentation par Frédéric Worms, Paris, Puf, « Quadrige », 2011, p. 115 sq, et la note 40, reportée p. 230. 5 Nous reviendrons en détail sur cette notion de « perception sauvage » ; voir par exemple « L’art et le sauvage », Esthétique et philosophie, tome 2, Paris, Klincksieck, 1976, noté EPh2, p. 336 ; Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 29, p. 219.
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laquelle Dufrenne dé nit l’art et l’attitude esthétique, selon une perspective qui enveloppe une théorie de la culture, du monde et de la vérité. C’est en outre la vie elle-même qui doit être pensée de façon neuve. S’il est vrai que l’art est la voie vers l’originaire, c’est qu’une dimension de la vie subjective permet la suspension des impératifs vitaux et de ceux venus de l’intelligence objectivante qui est, in ¿ne, une dimension du vivre. La philosophie de Dufrenne dépend alors d’une élaboration nouvelle de la réduction phénoménologique elle-même permise par une découverte du phénomène esthétique en sa spéci cité : l’épochè, qui est la suspension évoquée, ou la mise entre parenthèses de toute thèse portant sur le monde6 a n d’en décrire l’apparaître, est pratiquée selon la perception esthétique. Dans la vie quotidienne, le rapport premier au monde est recouvert par les attitudes d’objectivation, qu’elles soient ordonnées à la connaissance ou à l’action. Or, l’« art nous impose une sorte d’époké spontanée », et il permet un dévoilement de l’originaire ; ce que Dufrenne appelle le pré-réel auquel ouvre la perception native ; et ce dernier de préciser : « La perception nous situe à un certain niveau de la vérité où la vérité signi e d’abord dévoilement d’une présence (ouverture sur un monde à explorer). Cette vérité première est en-deçà des vérités acquises — savoir, discours, en deçà des réalités véri ables qui doivent être conquises. […] La perception en tant qu’elle nous met au monde, nous met dans la vérité, mais il reste à conquérir des vérités (c’est-à-dire déterminer des réels à partir du réel). »7 La perception nous ouvre au monde, et l’expérience esthétique reconduit au réel primordial, c’est-à-dire au pré-réel enfoui sous les déterminations secondes et pourtant structurantes. Ainsi, cette expérience fait participer le spectateur au mouvement de l’apparaître, au surgissement commun du sujet et de l’objet, et le place dès lors dans la vérité. C’est l’occasion pour le phénoménologue de cheminer d’un immédiat perceptif tramé de médiations — venues du savoir et des habitudes notamment — à un immédiat authentique, originaire, abstraction faite des sédimentations évoquées. Il découvre la chose en gestation, à l’état naissant qui transparaît dans
6 Sur l’épochè en tant que mise hors-jeu ou hors circuit de l’attitude naturelle : Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Premier tome : Introduction générale à la phénoménologie pure (Ideen I), trad. fr. P. Ricœur, Paris, tel Gallimard, 1993, §31-32. 7 Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 14, p. 5-6. Sur la réduction dufrennienne, voir le texte canonique sur lequel nous reviendrons : « Intentionnalité et esthétique », Esthétique et philosophie, t. 1, Paris, Klincksieck, 1980, noté EPh1, p. 55.
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INTRODUCTION
l’apparaître esthétique. Corrélativement, le sujet percevant peut être décrit dans sa dynamique primitive : l’esthétique est la voie vers une anthropologie phénoménologique. Cette philosophie repose de part en part sur une pensée de l’esthétique, elle se constitue d’abord selon cette voie, et l’esthétique in ltre toutes ses dimensions. Il serait outrancier cependant de la réduire au champ de l’esthétique car elle dessine une philosophie abordant toutes les grandes questions constitutives de la philosophie, en les posant de façon neuve. C’est dire que l’esthétique vaut pour elle-même, comme l’atteste l’ouvrage magistrale de 1953 — la Phénoménologie de l’expérience esthétique — et qu’elle est aussi la voie vers l’élaboration d’une phénoménologie, d’une anthropologie, et d’une ontologie ayant des contours inédits. C’est aussi l’occasion de constituer une éthique, une politique, une théorie de la culture, et une érotique qui a eure dans cette œuvre8. Il n’est pas question de reprendre l’intégralité de ces analyses, ayant mis en évidence la cohérence globale de la philosophie dufrennienne dans un précédent ouvrage. En revanche, nous explorons la voie esthétique pour montrer que, de livre en livre, elle débouche sur une cosmo-esthétique qui se double d’une cosmopoétique la complétant sans la renier. Cet ouvrage décèle les ressources théoriques conduisant à cette cosmologie esthétique et poétique qui engage une pensée de la Nature où l’homme possède un statut spéci que puisqu’il en est une partie tout en étant capable de la percevoir et de la penser. L’esthétique est la matrice d’une compréhension nouvelle de l’homme qui répond à une exigence éthique éprouvée comme telle, ou en elle-même, mais cette exigence s’élève depuis la sphère primordiale de l’esthétique selon laquelle l’humain en l’homme se conquiert. L’esthétique et l’éthique livrent la formule précise de la nitude où chacun fait l’épreuve de l’humaine condition selon le singulier de sa personne, sans que cette irréductibilité ne fasse de chacun un étranger parmi les hommes. On peut lire la philosophie de Dufrenne comme une esth-éthique, le présent ouvrage en décèle la clef de voûte9.
8 Je me permets de renvoyer à mon essai « Figures de l’Éros : l’esthétique et l’érotique », publié dans les Recherches philosophiques, n° 7, 2018. 9 Cette formule d’une esth-éthique provient des analyses de Paul Audi, nous lui donnons une signi cation dans un cadre strictement dufrennien.
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eSURXYHUOD¿QLWXGH La philosophie de Dufrenne s’engage en une pensée de l’homme dans son rapport au monde et aux autres dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique, et cette dimension relationnelle est le chi re de sa nitude. Cette ré exion est requise d’un double point de vue — phénoménologique et épistémique d’abord, éthique ensuite. Il s’impose à Dufrenne de philosopher depuis la corrélation, depuis l’épreuve que l’homme e ectue du monde et primordialement des mondes esthétiques. eprouver la ¿nitude c’est éprouver notre appartenance au monde et notre irréductibilité à lui en vertu de laquelle il se pro le au sein d’une expérience à la fois singulière et pénétrée des réquisits propres à l’humaine condition. À cette injonction phénoménologique vient se gre er une exigence épistémique, livrant la gure concrète et la possibilité de l’expérience en sa nitude constitutive. Ainsi, Dufrenne montre que toute expérience suppose d’être accordé au monde, ce qui conduit à une théorie de l’a priori — matériel, en rupture avec Kant. Aussi l’expérience esthétique engage des a priori spéci ques dont la description nourrit la constitution d’une anthropo-esthétique. Éthique en n : préserver l’irréductibilité de l’homme — à l’être ou à la Nature, à la structure etc. —, sa liberté et la singularité de chacun sur fond de l’humaine condition est une exigence éthique. Or, cette responsabilité envers les hommes dépend de la volonté individuelle — « il se peut — et nous y insisterons — que l’homme ne se pense qu’autant qu’il se veuille. »10 C’est donc de l’humain dont il sera question, d’un nouvel humanisme né d’une esthétique, appelé 10 Dufrenne, Pour l’homme, p. 11. Dufrenne ajoute : « En voulant, pour son propre compte et selon sa manière, en s’oubliant dans son vouloir, tout homme a rme et veut l’homme, ou mieux l’humain : ce par quoi le monde s’humanise, et l’homme se détermine et se produit comme homme. » (Ibid., p. 188, cité en exergue, nous soulignons). Et dès 1953, il précise que l’« homme n’est jamais absolument étranger à l’homme » et qu’il y a un « universel humain » (La personnalité de base. Un concept sociologique, Paris, Puf, 1953, rééd., 1966, p. 321, nous soulignons). En 1981, il écrit que l’« homme, quand il est humain, éprouve ce désir passionné de justice, et ne cesse de contester le droit positif au nom du droit naturel. » (L’inventaire des a priori. Recherche de l’originaire, Paris, Christian Bourgeois, 1981, noté IA, p. 98). Voir également NA, p. 42, p. 208 ; Art et politique, Paris, 10/18, 1974, noté AP, p. 281 et passim. Le souci de l’humain est manifeste au seuil de l’Introduction au livre de 1963, Le Poétique, Paris, Puf, 1973, noté LP (p. 61 sq). Il écrit en outre dans « L’écoéthique comme éthique de l’oikos » : « Remarquable est la polyvalence sémantique du mot humanité : il ne désigne pas seulement l’ensemble des hommes […], mais la qualité de l’être-homme, et aussi une vertu, cette vertu qu’a justement célébrée Rousseau, la vertu essentielle de l’intersubjectivité : être humain, c’est être capable de pitié ou de compassion, c’est du coup préserver l’autre de l’inhumain. » (« La vie, l’amour, la terre », Revue d’esthétique, numéro préparé par Dominique Noguez,
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INTRODUCTION
par une éthique, et inséparable d’une philosophie de la Nature11. Plus précisément, nous envisagerons l’exigence éthique depuis l’esthétique elle-même, considérant le potentiel éthique de l’expérience esthétique et de l’expérience poétique. Montrons d’abord que les motifs esthétiques et épistémiques se conjuguent pour déceler l’accord entre l’homme et le monde, leur a nité sans laquelle la perception serait impossible, au même titre que la pensée et l’action. Dans cette perspective, Dufrenne édi e une philosophie de la ¿nitude qui engage une anthropologie élaborée dans un registre phénoménologique. Cette a nité entre l’homme et le monde ne demeure pas indéterminée, et il la spéci e dans l’optique d’une reprise créatrice de la notion d’a priori, dès 1953 avec la Phénoménologie de l’expérience esthétique. Ce motif prend toute son ampleur dans un ouvrage de 1959, La Notion d’a priori, que prolonge L’inventaire des a priori en 1981 pour s’achever en 1987 dans L’œil et l’oreille. Dufrenne n’abandonne pas la ré exion sur l’a priori mais il exprime aussi l’a nité homme-monde dans le registre ontologique de la chair lors d’une confrontation avec Merleau-Ponty qui s’avère de plus en plus marquée au l des années soixante-dix et qui culmine dans le livre de 1987. La philosophie de Dufrenne s’inscrit d’abord dans le sillage de Kant, mais il s’agit d’un kantisme dissident. Son idée séminale est que les a priori nous accordent au monde, si bien qu’il y a des a priori subjectifs et des a priori objectifs, constituants des choses. On le comprend négativement et doublement. Le livre de 1953 le montre dans le champ de l’esthétique, l’expérience du tragique d’un tableau de Rouault — Le Pendu — suppose que le sujet dispose de la catégorie du tragique, a priori constituant du sujet, mais cette qualité a ective innerve aussi le tableau. L’expérience esthétique manifeste notre irréductible nitude, tenant à la réceptivité originaire de cette expérience et à l’accord ou à la connivence qu’elle suppose avec ce qui se donne, en l’occurrence avec l’œuvre d’art. Or, l’expérience esthétique repose sur le sentiment que l’œuvre suscite et qui en dévoile l’expressivité. Le tableau de Rouault mentionné instille dans le spectateur le sentiment du tragique aussi bien par le jeu des couleurs que par les éléments de représentation qui participent à l’atmosphère singulière qui s’en dégage. Cette phénoménologie Paris, Jean-Michel Place, 1997, p. 125 ; nous nous permettons de renvoyer à Naître au monde, p. 23 sq, p. 247-255). 11 Il y a « exigence éthique » pour tout homme, et Dufrenne élabore une « phénoménologie de l’éthique » (Pour l’homme, p. 147, p. 191). On peut aussi se référer, sur la question de l’humain, aux essais éthiques et politiques de 1974 et 1977, ainsi qu’à l’ouvrage de 1953 sur La personnalité de base, p. 204 et passim.
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du sentiment — articulé au poétique en 1963 — est la clef de voute de l’esthétique et de la philosophie entière de Dufrenne ; cet essai en déploie le cœur théorique et les di érentes facettes. De façon obvie en 1959, Dufrenne généralise par ailleurs le repérage des a priori. Toute expérience suppose une pré-compréhension, sans quoi elle serait impossible. Ainsi, pour opérer sur le temps, il faut avoir le sens du temps. Or, le sens n’est pas introduit dans les choses par l’activité constituante du sujet car, pour que cette constitution ait lieu, il faut que la chose en question s’y prête, et donc qu’elle ne soit pas un divers informe mais qu’elle secrète déjà un sens dans l’immanence du sensible. Il y a donc des a priori objectifs, constituant des choses, qui en sont la structure. Focalisons-nous sur l’esthétique : un tableau de Rouault ou une pièce de Racine se donnent comme tragiques, et je ne fais l’épreuve du tragique qu’autant que je porte l’a priori du tragique, qui est une catégorie a ective permettant le recueil de cette qualité a ective sur l’objet esthétique lui-même. Avec Heidegger, Dufrenne montre que l’épreuve de l’étant suppose une précompréhension ontologique mais, à la di érence de Heidegger, Dufrenne ne s’en tient pas à cette « ouverture indéterminée sur l’être »12 et, par ailleurs, cette ouverture n’est pas à l’initiative exclusive de l’être. Cette perspective se situe hors de la corrélation pour en privilégier l’un des pôles, en l’occurrence l’être. Cette ouverture est donc quali ée par un ensemble d’a priori qui composent l’a priori existentiel du sujet, marquant sa singularité, et qui règle l’expérience sans tenir lieu d’une prison subjective qui empêcherait la surrection de nouveautés : il est au contraire la condition pour qu’une expérience ait lieu. Nous reviendrons sur cette question, l’essentiel est d’abord que Dufrenne conçoit des a priori matériels et, de ce point de vue, se démarque de Kant. Dès lors, il renverse les critères de la nécessité et de l’universalité. Ces critères conviennent pour caractériser certains a priori — comme l’espace et le temps, bien que ceux-ci soient désormais des a priori subjectifs et objectifs — mais, les a priori a ectifs ne témoignent d’aucun de ces deux critères. Il est manifeste que certains hommes, comme certaines civilisations, ne sont par exemple pas sensibles au tragique. Or, cette relégation des critères de l’universalité et de la nécessité n’emporte pas avec elle le statut a priorique de la qualité a ective. Il faut examiner ce point, car il fait l’objet de la contestation en apparence légitime de la part d’Alquié, lors d’une discussion à la Société française de philosophie datant du 26 mars 1955. 12 Dufrenne, « Signi cation des a priori », Bulletin de la société française de philosophie, 9, 1955, p. 109.
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INTRODUCTION
Alquié objecte : « Vous accordez qu’il peut y avoir des gens qui, devant un Van Gogh, ne voient pas le tragique, pourquoi ne le voit-il pas ainsi, et pourquoi le voyez-vous, vous, ainsi ? C’est peut-être parce que vous avez été élevé de telle façon, et eux autrement. Il y a de la culture dans votre vision. Or, la culture est acquise, et non a priori. » Et Alquié de poursuivre : « Ce que je voulais dire, c’est qu’en ce qui concerne l’espace, par exemple, il est absolument clair qu’on ne peut voir un objet que dans l’espace, et que n’importe quel esprit humain ne peut concevoir un objet que dans l’espace. Il me semble, au contraire, qu’en ce qui concerne le tragique, on peut très bien ne pas le voir, et, dès lors expliquer ce tragique par des expériences infantiles, ou par mille autres causes. Ici, point de nécessité, pas d’universalité. Donc, selon moi, pas d’a priori. »13 Or, Dufrenne maintient que le tragique est de l’ordre de l’a priori sans qu’il soit requis de lui accorder les critères d’universalité et de nécessité. Il est constituant, n’est pas acquis par expérience, et possède une fonction transcendantale quant à cette expérience et quant à l’objet lui-même. Dufrenne poursuit en outre et précise, relativement au caractère a priorique des qualités a ectives : « À la fois parce que le sens que l’expérience révèle constitue l’objet, c’est-à-dire fonde l’expérience, et parce qu’il est toujours déjà connu, en sorte que cette connaissance constitue à son tour le sujet. »14 Le sens révélé constitue l’objet car il ne pourrait être projeté sur lui, donc l’objet constitué selon lui, s’il ne portait pas déjà ce sens dans l’immanence de sa texture sensible. Considérant la qualité a ective du tragique, certains hommes peuvent ne pas y être ouverts, mais nul ne pourra percevoir une toile de Van Gogh comme gaie contrairement à ce que souligne Alquié15, de même que nul ne pourra percevoir une toile de Vermeer comme exprimant l’horrible. Certains jours, le tragique de Van Gogh ou la douceur de Vermeer peuvent m’ennuyer, en fonction de mon humeur, mais ce sera le tragique et la douceur exprimés qui m’ennuieront. Le contester, signi e que la même œuvre pourrait exprimer le tragique aux uns et le comique aux autres, ce qui est aberrant, et déréaliserait l’œuvre qui ne serait que le support neutre de toutes les projections. Il est vrai en n que certaines œuvres sont créées en comportant des qualités a ectives distinctes (tragi-comique), mais il n’en demeure pas moins que la thèse relativiste s’avère incohérente. Toute projection suppose que le sens soit inscrit dans le réel lui-même si bien 13 14 15
Ibid., p. 123-124. C’est aussi la perspective développée par Hyppolite. Ibid., p. 119. Ibid., 126.
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qu’il se trouve en vérité perçu au sein de la chose. Il faut admettre que la qualité a ective est constituante de l’œuvre et qu’elle est a priori en ce sens. D’autre part, le tragique est aussi un a priori a ectif constituant du sujet, pour la raison qu’on a dite, à savoir que le sentiment du tragique, lors de la perception d’un tableau de Van Gogh, requiert que le sujet soit dans l’élément du tragique. Or, cet élément ne saurait être acquis au l de l’expérience car, pour acquérir le sens du tragique, il faut le reconnaître, y être sensible, ce qui n’est possible qu’autant que le tragique est un a priori constituant du sujet et condition de l’expérience. Cette conditionnalité ne consiste pas, dès lors, à constituer tel ou tel perçu comme tragique en fonction de l’a priori du tragique, mais à le reconnaître comme tragique, le tragique étant aussi un a priori structurant l’objet perçu. Une nouvelle objection — variante de la précédente — se présente pourtant, étayée sur une expérience tenant à la découverte, par le sujet, de la qualité a ective d’une œuvre comme le tragique dont il n’avait jusqu’alors nulle conscience. Cette expérience n’équivaut-elle pas à son implantation au sein du sujet ? Or, on ne saurait, pour les raisons évoquées, considérer que cet éveil au tragique consiste en une acquisition car elle suppose la pré-possession du sens prétendument acquis et que toute acquisition suppose. Aussi, il y a une historicité de l’actualisation de l’a priori qui n’entraîne aucune récusation de l’a priori comme tel puisque, sans nul a priori, l’expérience ne serait pas même possible. Est-ce à dire dès lors que les individus sont enfermés dans un cercle d’a priori qui les constituent au singulier ? Dufrenne pose cette question, et écrit : « […] c’est qu’à personnaliser ainsi la subjectivité nous la pensons sous le signe de la prédestination : elle rend disponible ou indisponible aux a priori objectifs, elle l’est malgré elle : ce qu’exprime l’interprétation innéiste du transcendantal. Ce serait d’ailleurs une question de savoir dans quelle mesure je suis capable de conversion, c’est-à-dire de m’ouvrir à certains a priori — et par exemple des valeurs morales ou à des signi cations formelles — auxquelles j’étais d’abord fermé. » Il ne s’agit pas d’enfermer les sujets dans leur a priori existentiel — dé nissant la personne singulière — car l’ouverture à de nouveaux a priori s’e ectue selon le prisme de l’a priori existentiel. L’éveil à certains a priori — non seulement le réveil ou l’actualisation — ne s’e ectue donc qu’en fonction du style de la personne singulière, sur fond des a priori subjectifs qui lui sont propres, et c’est ce qu’atteste la gure de l’artiste qui ne découvre les « catégories esthétiques qu’à travers le style qui lui est propre ». Il y a donc une « nature transcendantale » du sujet, dé nie par son a priori
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INTRODUCTION
existentiel, qui est naturant sans être constituant au sens de l’idéalisme en ce qu’il permet de saisir l’a priori correspondant au sein du monde. L’a priori circonscrit les aspects du monde auxquels le sujet est sensibilisé par di érence avec ceux auxquels il est insensible. Aussi le sujet est « fermé et aveugle » à certains a priori et l’a priori existentiel « mesure l’empan de son envergure »16. Cette logique de la précession a priorique doit être reconduite pour toute dimension de l’expérience comme l’expérience de l’autre homme, celle de la morale, outre l’expérience esthétique. Or, penser une ouverture a priorisée, ce n’est pas nier l’ouverture comme telle qui est susceptible d’un double élargissement, à la fois de l’ordre de l’éveil par actualisation ou de l’éveil par conversion advenant au prisme de l’a priori existentiel. Mais la question redouble : cette ouverture a priorisée, et donc nitisée, est-elle à la hauteur du monde qui se donne comme immensité in nie ? Penser le sujet comme constitué par la nitude de son a priori existentiel n’est-ce pas le concevoir comme incapable de s’égaler à l’in nitude du monde ? Répondre à cette question suppose d’e ectuer une distinction concernant l’homme. Il est dé ni par Dufrenne à la fois selon son a priori existentiel et de façon dynamique comme désir. La première détermination est manifeste dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique, la seconde a eure en 1953 et se trouve explicitement formulée durant les années soixante et davantage encore au l des années soixante-dix. Dans l’essai « Pour une philosophie non théologique », Dufrenne pense l’homme selon le désir dont il témoigne et singulièrement comme un désir du monde, ou « désir de présence totale »17 corrélatif de la séparation d’avec le monde dont la naissance est l’événement. Le désir sera dit métaphysique dans son émergence — né d’un événement métaphysique — et ontologique ou cosmologique dans sa quête, puisqu’il est épris du monde — il est désir du monde, d’une plongée en lui, dans son éto e familière18. Il n’est donc pas dé ni comme un manque déterminé et nous verrons qu’il s’exalte du sentiment de la puissance naturante du monde. Dufrenne saisit en tout cas le sujet à hauteur de monde, selon ce que requiert la phénoménologie de la perception. La description de la perception découvre en e et le monde comme horizon des horizons, comme intotalisable ; or, penser de façon strictement phénoménologique impose de dé nir le sujet en tant qu’il est
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Dufrenne, NA, p. 163. Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », LP, p. 48. 18 Outre des textes que nous étudierons, c’est ce que montre le Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 8. 17
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capable de cette visée horizontale, c’est-à-dire comme désir du tout au sein de la nitude de la perception, qui est toujours une donation partielle, par esquisses. Dans La Notion d’a priori, Dufrenne distingue une double manière d’appréhender le sujet, comme subjectivité, quali ée par sa nature transcendantale — son a priori existentiel — et comme conscience, qui est pure ek-stase vers le monde et qui nomme sa puissance de manifestation. Il répond alors à une objection que Sartre pourrait adresser à la notion d’a priori existentiel, à savoir qu’il implique une réi cation du sujet. Comme la hylè husserlienne, les a priori subjectifs retiendraient le sujet en lui-même, empêchant dès lors toute transcendance vers le monde en quoi la perception consiste pourtant si bien que, inversement, Sartre pense la conscience comme néant. Mais, précisément, les a priori subjectifs ne sont pas autant d’états de conscience, comme des choses mentales qui scelleraient la subjectivité en une insularité psychique. Ce sont des façons de la conscience, des manières d’appréhender le monde qui ne comportent aucune positivité et n’empêchent pas la dynamique ekstatique tout en en colorant la visée. Si l’on conjoint les deux analyses, on comprend la conscience ek-statique comme désir ontologique, ouvert à l’in nité du monde, et la subjectivité comme ce qui quali e le style de ce désir, celui de sa dynamique et, partant, règle ce à quoi le sujet est ouvert au sein de cette dynamique sans mesure qu’est le désir. Nous montrerons par ailleurs que le désir, qui vise le monde comme tel, se trouve porté par le sentiment du fond19, c’est-à-dire par une réceptivité sauvage, constamment présente et marque de notre nitude. Le désir aspire à la présence totale du monde, mais cette visée du monde comme totalité s’élève sur fond du sentiment du fond. La conscience se trouve donc doublement caractérisée : comme sentiment et comme désir, la subjectivité dé nissant le style de cette ouverture. L’épreuve de la nitude s’e ectue selon le sentiment et le désir, déployée au prisme du style existentiel de chacun qui témoigne d’une plasticité irréductible. Cette épreuve repose sur l’accord ou sur l’a nité entre le sujet que nous sommes et le monde qui se décline selon les a priori composant le sujet et qui constituent autant de dimensions en lesquelles la puissance de la Nature se pro le. On voit que Dufrenne repense intégralement la corrélation intentionnelle, le sens d’être du sujet qui est inscrit en elle et celle du monde qui apparaît. Or ces avancées théoriques majeures s’e ectuent selon la voie esthétique qui permet cette double réélaboration si bien qu’au sein de la phénoménologie de l’expérience esthétique s’édi e la notion du sujet comme désir et 19
Dufrenne, IA, p. 295.
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sentiment, de même que le concept de monde se trouve dé ni depuis la considération des mondes esthétiques qu’exprime l’objet esthétique et, nalement, le monde est compris comme fond, c’est-à-dire comme Nature. La phénoménologie de l’expérience esthétique conduit à élaborer une métaphysique et une anthropologie. Elle renouvelle le champ de l’esthétique, lui accorde une fonction inédite, et débouche sur une pensée de l’homme, ou de l’humain, habité par une exigence éthique. Il est dès lors impérieux d’articler cette anthropologie et cette éthique phénoménologiques à une philosophie de la Nature — éprouver la nitude requiert de l’excéder en direction de la Nature comme fond ou matrice originelle.
([FpGHUOD¿QLWXGH L’esthétique est la voie vers la constitution d’une philosophie de la Nature qui émerge en 1963, bien qu’elle demeure une idée-limite et que Dufrenne ne puisse qu’esquisser cette idée. La phénoménologie de l’expérience esthétique permet une élaboration neuve du concept de monde, d’abord dans l’enceinte de l’esthétique pour gagner ensuite une détermination phénoménologique globale, conduisant en n à la Nature, qui n’est autre que le monde dé ni indépendamment de l’homme. En un sens, la Nature ne peut pas être saisie indépendamment de l’homme, ce qui supposerait de sortir de la manifestation, mais cette esthétique permet une percée métaphysique. Considérer la Nature pour nous laisse se pro ler la Nature comme telle. Cette entreprise se déploie surtout à l’orée des années soixante, bien que la Phénoménologie de l’expérience esthétique s’engage déjà dans une perspective métaphysique en son terme, perspective appelée à de multiples reprises dans son mouvement propre. Il ne s’agit pas d’une considération venant s’ajouter comme par surcroît mais bien d’une exigence théorique qui, cependant, pour des raisons de principe, ne trouve pas la voie de son accomplissement dans l’ouvrage de 1953 ni d’ailleurs en 1959 dans La Notion d’a priori. La question du monde est abordée en phénoménologue, c’est-à-dire dans le cadre d’une ré exion menée depuis la corrélation essentielle entre l’étant transcendant et ses modes subjectifs de donnée d’abord élaborée par Husserl20. Ainsi, le sujet est compris depuis la corrélation intentionnelle qui le conjoint au monde ; cependant, la voie esthétique de la phénoménologie permet une refonte de l’examen 20 Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, tel Gallimard, 1995, §48.
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de la corrélation défaisant l’idéalisme husserlien, où le sujet est l’absolu constituant du monde, c’est-à-dire de son être. Telle est la manière dont Fink ressaisit le transcendantalisme husserlien21, libéré du présupposé a ectant le transcendantal kantien qui laisse la chose en soi hors constitution. Pour des raisons évoquées, un retour à Kant est exigé, appelé par une ré exion renouvelée sur la nitude, qui tient à la réceptivité de la sensibilité. Que la sensibilité soit réceptive implique que la donation est celle d’une chose qui ne se réduit pas à son apparaître. La phénoménologie de l’expérience esthétique met sur la voie car l’apparaître de l’objet esthétique — tableau, pièce de théâtre, musique22 etc. — n’épuise pas l’œuvre d’art comme telle, qui préexiste à sa manifestation, et elle appelle cette manifestation pour s’accomplir en un spectacle sous la gure de l’objet esthétique. La perception esthétique répond en cela à l’appel de l’œuvre d’art et toute perception engage cette structure. Ce qui se donne, précisément, se donne comme ce qui ne dépend pas de moi pour exister et, pourtant, se donne à moi. Il convient dès lors de préciser à la fois l’exigence d’une philosophie de la Nature et les obstacles qu’elle rencontre. De façon très nette dans Le Poétique — en 1963 — la phénoménologie de l’expérience esthétique, singulièrement poétique, ouvre la voie à une métaphysique qui possède une fonction théorique introuvable dans l’œuvre de Kant et qui se déploie comme une métaphysique de la Nature23. Il faudra montrer en quoi l’expérience esthétique est la voie vers une expérience métaphysique et que la phénoménologie du sentiment en est la ressource. Il s’agira de comprendre comment le sentiment esthétique, ou l’état poétique, donne accès à la puissance du fond et, partant, livre une expérience de la Nature comme telle. La réduction phénoménologique s’approfondit alors en une réduction cosmologique assurant une épreuve de l’être originaire, c’est-à-dire de la Nature. Précisons d’emblée que la réduction ainsi comprise ne cède jamais à un naturalisme perdant la corrélation ; ce serait quitter l’orbite de la phénoménologie. Il ne s’agit pas d’inverser purement et simplement la réduction transcendantale, dans sa version orthodoxe husserlienne, qui reconduit le
21 Fink, De la phénoménologie, trad. fr. D. Franck, Paris, Minuit, 1974, rééd., 1994, p. 123-124, p. 163 sq. 22 Sur la question de la musique et de l’audible dans la philosophie de Dufrenne, nous renvoyons à Pauline Nadrigny, « Mikel Dufrenne, penseur de l’audible. Phénoménologie et musique », in Dussert Jean-Baptiste et Adnen Jdey, dir., Mikel Dufrenne et l’esthétique. Entre phénoménologie et philosophie de la Nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 221-239. 23 Dufrenne, AP, p. 188 ; « La poésie : où et pourquoi ? », EPh2, p. 252.
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monde à son phénomène nalement constitué par la conscience, pour lui substituer une reconduction de la conscience au monde qui l’engendrerait. C’est là une tendance de la philosophie dufrennienne qui, cependant, ne donne jamais lieu à une perspective réaliste, car Dufrenne s’e orce de concilier l’appartenance de l’homme au monde — la Nature étant la source de tout ce qui est –, avec l’irréductible de l’homme à la Nature à laquelle il appartient pourtant de part en part. L’exigence est de tenir ensemble le monisme et le dualisme. La Nature contient tout alors même que l’homme ne se réduit pas à une partie de la Nature comme les autres. Il la perçoit et la pense de même qu’il se pense selon l’exigence éthique et politique, ce qui conduit à édi er un humanisme inédit, à savoir un humanisme poétique qui reste à dé nir. Cette métaphysique se constitue selon une phénoménologie de l’expérience esthétique (des œuvres d’art), prolongée par la considération de l’expérience créatrice et par une attention à l’expérience esthétique de la Nature. La phénoménologie de l’expérience créatrice, de même que la phénoménologie de l’expérience esthétique de la Nature, ne font qu’être e eurées dans l’ouvrage de 1953, mais Dufrenne développe la première de façon éparse, elle se trouve envisagée pour elle-même dans Le Poétique et la seconde est élaborée dans un article de 1955 intitulé « L’expérience esthétique de la Nature » avant de se déployer dans Le Poétique. Or, l’expérience esthétique de la Nature possède la puissance d’une heuristique ontologique davantage prégnante que dans l’expérience esthétique-artistique car, dans ce cas, l’a nité de l’objet esthétique à l’égard du spectateur peut être comprise comme un signe intra-humain, celui de l’artiste au spectateur, sans déborder sur le monde lui-même. En revanche, l’expérience esthétique de la Nature, dans son accord avec nos exigences subjectives — de sujet de la corrélation –, nourrit une perspective ontologique, la Nature paraissant apprêter à ces exigences que signale le jugement esthétique. Dans le domaine de l’art, l’expérience est toutefois plus pure car l’objet esthétique est protégé des perturbations extérieures et, partant, davantage propice à une caractérisation de l’essence de cette expérience ; c’est pourquoi Dufrenne la privilégie en 1953. C’est pourquoi aussi, lorsqu’il sera question de la portée ontologique de cette expérience, Dufrenne examine également l’expérience esthétique de la Nature, décèle notre a nité ontologique avec elle et, nalement, il s’avance vers une métaphysique de la Nature. Il est alors attentif — à la suite de Kant — à la beauté naturelle qui s’o re comme un heureux hasard et, ainsi que l’écrit Dufrenne, il y a un « fait du beau »24. Mais, 24
Dufrenne, « Le beau », EPh1, p. 22.
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rompant avec Kant, l’expérience esthétique est décrite à nouveaux frais, sa fonction envisagée elle-même de façon nouvelle car elle justi e le passage de la phénoménologie à l’ontologie. Parce que la Nature produit de la beauté25, elle témoigne de cet accord avec nos exigences subjectives. La phénoménologie esthétique s’accomplit en une métaphysique de la Nature — dont la possibilité reste à interroger — et, comme telle, la ré exion esthétique o re une version neuve de la réduction. Loin de considérer le sujet — idéalisme — ou le monde — naturalisme — comme absolu constituant ou producteur, Dufrenne pense le monde à la fois comme source créatrice de tout ce qui est et comme lieu d’apparition du sujet corrélationnel se rapportant à la Nature depuis le dedans d’elle-même. Alors la Nature se fait monde, ou Nature naturée par l’homme sous l’e et de cette prise de conscience. La voie dufrennienne est tout à fait singulière et à vrai dire révolutionnaire si on la compare aux autres grandes phénoménologies. D’une part, elle trace une voie inédite tenant à une phénoménologie conduite selon l’esthétique, découvrant à la fois une compréhension neuve de l’essence du sujet corrélationnel et une description elle-même inédite du monde qui en est le corrélat. D’autre part, la phénoménologie se creuse en une métaphysique selon les voies de la phénoménologie, si bien que Dufrenne découvre le moyen d’un dépassement intra-phénoménologique de la phénoménologie en direction d’une métaphysique, et cette voie n’est autre que celle de l’esthétique. Il y a une indéniable hardiesse théorique dans cet e ort pour élaborer une métaphysique de la Nature que ne dissimulent pas les scrupules théoriques dont Dufrenne fait preuve lorsqu’il déclare l’ontologie impossible, ou indique que la Nature n’est qu’une idée-limite. La gageure est en e et de penser l’accès à ce qui existe indépendamment de l’homme, sans qu’il soit possible de sortir de la corrélation puisque, en sortir, pour saisir la Nature en elle-même, serait encore y demeurer au titre de condition de cette saisie. La Nature est atteinte comme une idée-limite qui suppose l’épreuve de l’unité originaire d’où l’homme et le monde procèdent. La corrélation émerge depuis le fond archaïque compris comme puissance originelle ; ce que Dufrenne montre clairement en 1963, 1966 et 1981. Il y a un devenir-monde de la Nature 25
Ibid. p. 27. Il importe alors de distinguer ce désir ontologique des désirs intramondains tout en les articulant, car l’expérience esthétique implique la suspension des désirs mais c’est alors le désir de présence qui s’accomplit en trouvant un moment à s’exaucer, et c’est pourquoi d’ailleurs l’expérience esthétique enveloppe une jouissance entendue comme une satisfaction ontologique qui excède les plaisirs, ou les satisfactions ontiques. Il est certain que cette satisfaction ontologique s’e ectue dans l’ordre de l’ontique puisqu’elle dépend d’une chose singulière mais elle possède une fonction ontologique car elle réalise le désir dé nissant l’essence du sujet corrélationnel.
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au sein de la dynamique perceptive, artistique que requiert la Nature a n de paraître à la fois comme monde singulier et dans sa puissance ou sa plénitude créatrice, comme natura naturans. La « Nature, c’est le réel en deçà de la conscience » et, pour la saisir, « la conscience doit en quelque sorte faire abstraction d’elle-même »26. Comment cependant la conscience peut-elle faire abstraction d’elle-même sans que la philosophie ne se nie dans le silence de la non-conscience ? Il est impossible de sortir du cercle de la manifestation et pourtant une épreuve de ce qui excède la ¿nitude se produit dans certaines circonstances qu’il faudra élucider. Cette ontologie-à-l’impossible se heurte en tout cas à l’impératif de saisir, au sein de la corrélation, ce qui l’excède pourtant et préexiste à l’apparition de l’homme. La question est de savoir comment l’homme peut saisir la Nature en sa puissance aurorale ? Comment ce qui dépasse l’expérience peut-il se donner au sein de l’expérience ? Comment conjurer l’interdit kantien — celui d’une impossible expérience de l’absolu — prononcé au nom de la nitude et déceler ce qui l’excède ? Or cette perspective métaphysique apparaît dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique, en 1953, elle est reprise comme une exigence dans La Notion d’a priori, en 1959, au sein du chapitre nal intitulé « Philosophie et poésie ». Mais Dufrenne ne parvient pas, dans ses premiers ouvrages, à élaborer cette métaphysique27 et il ne s’y engage pleinement qu’en 1963, dans Le Poétique. Il ne cède alors nullement au dogmatisme et ne cesse de décrire l’obstacle épistémique rencontré sur cette audacieuse voie. Dans cet interstice temporel, la Nature commence à s’écrire avec une majuscule sous la plume de Dufrenne, il en fait état dans le premier tome d’Esthétique et philosophie, il y revient en 1981 précisant que la « majuscule importe : elle indique non seulement l’extériorité, mais l’antériorité du monde par rapport au sujet ; et elle signi e aussi l’énergie de l’être. »28 Outre les livres mentionnés, quant à cette heuristique métaphysique, certains articles sont des jalons décisifs comme « A priori et philosophie de la Nature »29 ou « Phénoménologie et ontologie de l’art »30, et au l de ces développements, de façon d’ailleurs constante, Dufrenne pose la question
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Dufrenne, LP, p. 203. Nous nous permettons de renvoyer sur cette question à Naître au monde, 120 sq et à La Transpassibilité et l’événement, p. 454 sq. 28 Dufrenne, IA, p. 164 et p. 167. Cette idée d’une énergie de l’être — de l’être comme énergie — est décisive car elle donne à penser sa dynamique productrice des étants comme son expressivité : nous y reviendrons. 29 Dufrenne, « A priori et philosophie de la Nature », Filoso¿a, 18, 1967. 30 Dufrenne, « Phénoménologie et ontologie de l’art », in B. Teyssèdre, dir, Les sciences humaines et l’œuvre d’art, Bruxelles, La Connaissance, 1969. 27
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métaphysique en cherchant à concilier monisme et dualisme. L’exigence est clairement xée : il s’agit de « passer du dualisme au monisme » pour découvrir une « unité qui porte en elle la dualité »31. Il s’impose de tendre vers le monisme a n de saisir le caractère originaire de la Nature sans renoncer au dualisme, c’est-à-dire à la nitude. En 1981, dans L’inventaire des a priori, le monisme est à nouveau présenté comme une exigence en raison de l’antécédence de la Nature qui nous précède et nous porte, mais elle est simultanément jugée inaccessible32 au nom de l’exigence dualiste, venue de l’épreuve de la nitude et, partant, de la scission phénoménologique. Corrélativement, le monisme ne peut être atteint que depuis la position dualiste, subjective, dans l’élément de la manifestation alors qu’elle suppose la conquête d’un en deçà de la manifestation subjective : l’idée de Nature est donc impensable33. De façon récurrente, la Nature est présentée comme une idée-limite, et Dufrenne de préciser que « la philosophie de la Nature est toujours indiquée et toujours impossible, elle ne peut qu’être esquissée sur le mode du comme si »34. Cette idéelimite de la Nature est forgée par une plongée « en deçà de la corrélation avec un regard ou un acte humain, ce qui échappe à tout discours : le Monde qui n’est pas encore pour le Moi, ni a fortiori par le Moi, le monde avant l’homme, qui produit l’homme au lieu d’être constitué par lui. »35 Ce Monde avant le Moi n’est autre que la Nature mais la question revient, plus impérieuse. Conjurer l’idéalisme — éprouver la nitude — suppose de reconnaître que le monde n’est pas constitué par le sujet, qu’il lui appartient, que le monde lui préexiste et le dépasse. En vertu du devenirmonde de la Nature dans l’ordre des choses, il importe au philosophe de penser la Nature avant l’homme sans que cette antériorité ne soit seulement chronologique, elle possède une signi cation ontologique. L’aporie semble indépassable — comment ce qui existe sans moi peut-il se donner à moi dans sa gure originaire ? La métaphysique paraît vouée à l’impossible. En dépit de ces scrupules méthodologiques, Dufrenne esquisse une métaphysique de la Nature qui prend la forme d’une cosmo-esthétique et 31 Dufrenne, NA, p. 277. Il en découle une compréhension renouvelée du transcendantal : « Le transcendantal est comme la marque laissée sur nous d’une intimité première, d’une co-naissance. » (Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 9). 32 Dufrenne, IA, p. 41. 33 Ibid., p. 165. 34 Ibid., p. 165, p. 13. 35 Ibid., p. 165 et p. 38 : « Nous ne pouvons faire abstraction de l’homme sous peine de rendre le discours au silence, et il ne su t évidemment pas d’évoquer un monde sans l’homme, car c’est nous qui l’évoquons, et ce monde dont parle l’histoire est déjà notre monde, il n’est plus la Nature. »
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enveloppe une cosmopoétique. Il cède parfois à une formulation inadéquate de la question métaphysique, notamment lorsqu’il cherche à penser l’apparition de l’homme comme une production de la Nature et lorsqu’il indique, simultanément, que la « Nature veut l’homme », précisant d’ailleurs qu’il s’agit seulement d’une « façon de dire »36. Cette façon de dire trahit pourtant une di culté théorique à laquelle Dufrenne n’échappe pas et qui a ecte ses di érents écrits. Il lui arrive aussi de montrer que l’impossibilité de la métaphysique n’interdit pas d’en esquisser les contours — ce qui suppose de circonscrire le sens de cette impossibilité —, et de dé nir la Nature qui nous précède et nous excède37 tout en comprenant la surrection de l’homme au sein de la Nature depuis une certaine conception de l’événement ; ce qui libère de la naïveté évoquée d’une théorie de la Nature productrice de l’homme qui encourt le risque d’un oubli de l’impératif corrélationnel. Or — c’est le point décisif — la voie archéologique en direction de la Nature prend la gure d’une heuristique esthétique et poétique qu’il importe de penser pour elle-même. Nous commencerons par considérer l’expérience esthétique pour en décrire la teneur exacte et sa fonction pour la phénoménologie. Nos analyses introductives le laissent pressentir, les références à Kant, Husserl et Merleau-Ponty — aux côtés d’ailleurs de Sartre et Ingarden –, sont décisives, et il en est ainsi tout au long de l’œuvre de Dufrenne. Il trace une voie strictement phénoménologique mais rompt avec toute orthodoxie. Cette phénoménologie nous situe aux con ns de la phénoménologie, et Dufrenne en xe les principes de manière inédite : la réduction est e ectuée selon l’expérience esthétique qui est elle-même comprise de façon neuve. Le premier chapitre de cet ouvrage détermine les coordonnées de l’expérience esthétique, sa fonction phénoménologique, et chemine aussi bien vers l’essence du sujet qui e ectue l’expérience que vers celle du monde ressaisi depuis le monde qu’exprime l’objet esthétique. De la Phénoménologie de l’expérience esthétique au livre de 1959 — La Notion d’a priori — et au chef d’œuvre de 1963, Le Poétique, Dufrenne s’engage en une métaphysique édi ée selon le sentiment sans renoncer à la corrélation dont il pense l’advenue au sein de l’être, de la Nature ou du fond. Mais examiner le statut de l’expérience esthétique, dans cette double dimension, 36
Ibid., p. 38. Il l’exprime clairement dans « A priori et philosophie de la Nature », Filoso¿a, 18, 1967, p. 727 : « Toutefois si cette conscience ne peut s’oublier, si elle est conscience du monde et non de la Nature, du moins peut-elle pressentir, sur l’image du monde, ce qu’est le dynamisme de la Nature : la force de l’inépuisable fond, la puissance d’engendrer l’homme et le monde qui est pour l’homme. » 37
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requiert d’accorder un statut à l’imagination ainsi qu’à l’image et à l’imaginaire. Or, l’imagination possède diverses acceptions suivant que l’on considère l’imagination dans la perception ordinaire ou dans la perception esthétique au sein de laquelle elle se trouve subordonnée au sentiment dont elle devient l’auxiliaire — c’est l’objet du deuxième chapitre. Dès lors, la ré exion ontologique sur l’imaginaire s’impose et, à l’encontre de Sartre, il n’est pas compris comme néant ou irréel mais comme une dimension du réel. La question cruciale est donc de penser l’imaginaire aussi bien dans son rapport au monde qu’à celui du sujet corrélationnel, c’est-à-dire au désir qui le dé nit. Suivant ces ré exions sur l’imagination, le troisième chapitre se focalise sur les puissances de l’image et sur le statut de l’imaginaire simplement e euré dans ce qui précède. Une enquête archéologique s’avance vers le sens le plus concret et complet de l’image en tant qu’expressive, transsubjective, rayonnante et puissancielle à la faveur de confrontations avec Bergson, auquel il se réfère à de multiples reprises, et Bachelard, lui aussi fréquemment cité, et auquel Dufrenne consacre d’ailleurs un essai. Ces deux patronages sont décisifs dans l’élaboration de la voie dufrennienne, et lui permettent aussi de rompre avec Sartre. En outre, sur cette question de l’image et de l’imaginaire, Dufrenne élabore une pensée originale qui gagne à être confrontée avec les analyses de MerleauPonty, ce dernier découvrant l’imaginaire intérieur de l’être. Dans l’œuvre de Dufrenne, le phénomène de l’imaginaire permet d’e ectuer la réduction en conduisant à la puissance de la Nature et au désir. Si des considérations sur l’imagination, l’image et l’imaginaire sont manifestes dans les premiers essais, notamment dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, cette question passe au premier plan dans Le Poétique, en 1963, et en 1976 dans l’essai intitulé « L’imaginaire » — 1976 — ou encore avec « Le jeu et l’imaginaire » datant 1971, sans oublier Art et politique — 1974 — et 6ubversion perversion — 1977 — où la référence à l’imaginaire est cruciale, uni ant les considérations esthétiques, ontologiques, éthiques et politiques. Il y a une in ation de la phénoménologie de l’imaginaire dans l’œuvre dufrennienne jusque dans L’inventaire des a priori et L’œil et l’oreille en 1987 alors que les premiers textes s’intéressaient davantage à l’imagination : les notions d’imaginable et de virtuel sont alors cruciales, livrant le sens novateur que Dufrenne accorde à l’imaginaire. Il est en outre fructueux d’envisager le rapport de Dufrenne à Simondon sur cette question de l’image, et nous pourrons in ¿ne comprendre la fonction réductive d’une phénoménologie de l’image et de l’imaginaire ainsi que leur potentiel éthique et politique manifeste en 1974 et 1981. Parachever l’examen de l’expérience esthétique suppose d’en venir au phénomène de la beauté,
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INTRODUCTION
dans l’optique d’une confrontation avec Kant, que Dufrenne envisage dès 1953, sans pouvoir occuper le centre de la phénoménologie de l’expérience esthétique ; ce qu’aborde notre quatrième chapitre. En 1963 et durant les années soixante-dix, Dufrenne se livre à un approfondissement progressif de sa ré exion sur la beauté à la mesure de ses conquêtes théoriques. La beauté est ressaisie comme un phénomène singulier qui témoigne aussi bien de l’être de l’homme que de celui du monde ou de la Nature comme puissance de manifestation qui se manifeste au prisme de certaines choses, témoignant d’une présence singulière, accomplie et rayonnante. Or il est signi catif de ce point de vue que le phénomène de la beauté soit pensé dans sa relation au sublime, dans son rapport au monde et au désir constitutif de l’homme. Chaque fois l’expérience esthétique engage le désir et rend possible une plongée dans le fond de monde que le phénoménologue peut mettre à pro t a n d’édi er une métaphysique appelée par la phénoménologie38. Cependant, cette voie esthétique enveloppe aussi une voie poétique — patente en 1963 — qui possède une spéci cité et un privilège que nous éluciderons en un dernier chapitre. Penser le poétique n’est possible que depuis le sentiment, et la disposition poétique est le fait du sentiment au niveau de la parole. La ré exion se concentre sur la puissance expressive des images poétiques qui disent le monde au point que c’est le monde qui se dit en elles, la Nature se présentant en son être poétique. Vivre poétiquement c’est accomplir l’humain en l’homme, et cette analyse ouvre la voie à une poét[h]ique appelant une politique. La réduction cosmologique s’e ectue au mieux selon le poétique car elle défait l’objectivisme en son lieu le plus marqué, et découvre aussi bien notre a nité poétique avec le monde que la puissance poétique du monde dont cet accord ontologique dépend. Une nouvelle gure de l’in ni se dessine, celle d’un in ni poétique exprimant la puissance d’apparaître de la Nature39. 38 Un développement complémentaire s’imposerait, consacré à l’esthétique et à l’érotique car, d’une part, l’esthétique engage la réalisation du désir compris dans sa dimension ontologique. D’autre part, l’érotique n’est pas étranger à l’esthétique, et possède aussi une fonction réductive. Nous nous permettons à nouveau de renvoyer à « Figures de l’Éros : l’esthétique et l’érotique », Recherches philosophiques, n°7, 2018 et à Naître au monde, p. 231-246. 39 Sur l’œuvre de Dufrenne, nous renvoyons par ailleurs à Jean-Baptiste Dussert et Adnen Jdey, dir., Mikel Dufrenne et l’esthétique. Entre phénoménologie et philosophie de la Nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016 et à Maryvonne Saison, La Nature artiste. Mikel Dufrenne de l’esthétique au politique, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018. Nos di érends théoriques à l’endroit de ces ouvrages — quant au rapport de l’homme à la Nature — sont importants, ce que révèle aussi bien, par avance, notre essai sur l’œuvre de Dufrenne — Naître au monde — que les analyses ici développées : nous aurons à y revenir.
CHAPITRE PREMIER
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE « On oserait dire que l’expérience esthétique, dans l’instant qu’elle est pure, accomplit la réduction phénoménologique. »1 ©&RPPHO¶XQLYHUVVHUHÀqWHHQFKDTXHPRQDGHDLQVLOHPRQGHGDQV le miroir des mondes esthétiques. Mais la vérité n’est pas un jeu de miroirs, l’apparaître n’est pas l’être, il est l’apparaître de l’être : ce sont des visages du monde qui apparaissent en ces miroirs, comme autant de possibles authentiques du réel. Le possible ici — l’imaginaire — atteste la force silencieuse du réel, la puissance du monde. »2
1/ L’exigence et la plénitude /¶H[SpULHQFH HVWKpWLTXH HVW GpFULWH SRXU HOOHPrPH SDU GL൵pUHQFH avec d’autres types d’expériences, et d’abord par contraste avec la perception ordinaire et dans sa fonction pour le phénoménologue. C’est le FDV GqV OD Phénoménologie de l’expérience esthétique : Dufrenne commence par décrire cette expérience avant d’en faire l’analyse transcenGDQWDOHSRXU¿QLUSDUHQGpJDJHUODVLJQL¿FDWLRQPpWDSK\VLTXHDLQVLTX¶LO l’indique lui-même au seuil de l’ouvrage. Il faut distinguer la fonction phénoménologique de l’expérience esthétique, qui assure la réduction SKpQRPpQRORJLTXH HW VD VLJQL¿FDWLRQ PpWDSK\VLTXH 7RXWHIRLV OD PDQLqUH GRQW 'XIUHQQH SUDWLTXH OD UpGXFWLRQ LQGXLW XQ GpSDVVHPHQW interne de la phénoménologie, qui se produit d’ailleurs de façon de plus en plus rigoureuse et radicale, du livre de 1953 à l’ouvrage de 1963, Le Poétique. Il importe cependant de commencer par décrire l’expérience ou la perception esthétique avant d’en venir à cet approfondissement métaphysique de la phénoménologie, et au devenir cosmologique de la réduction phénoménologique. Or, cette description est inséparable de FHOOHGHO¶REMHWHVWKpWLTXHTXLHVWWUqVH[DFWHPHQWO¶REMHWGHFHWWHH[Sprience. Il y a donc un cercle manifeste puisque la perception esthétique 1 2
Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 55. Dufrenne, « Les valeurs esthétiques », EPh1, p. 34.
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CHAPITRE PREMIER
renvoie à l’objet esthétique qui, lui-même, ne peut être décrit qu’en référence à la perception esthétique. D’emblée, le phénoménologue se heurte jXQHGL൶FXOWpGHPpWKRGHSXLVTXHLQGLTXH'XIUHQQH©>LO@IDXGUDGp¿QLU l’objet esthétique par l’expérience esthétique et l’expérience esthétique par l’objet esthétique »3&HWWHFLUFXODULWpGHODGHVFULSWLRQTXLDOWqUHHQ DSSDUHQFHODGp¿QLWLRQRXO¶HLGpWLTXHHQWUHSULVHHQJDJHHQYpULWpGDQV la corrélation, puisque l’objet esthétique est le corrélat de l’expérience HVWKpWLTXHHWTX¶LOQHSHXWrWUHGp¿QLTXHVHORQFHWWHRSWLTXHFRUUpODWLRQnelle qui est le propre de la phénoménologie depuis Husserl. La découYHUWHGHO¶LQWHQWLRQQDOLWpHVWFHOOHGHODVROLGDULWpGHODQRqVHHWGXQRqPH mais cette solidarité est ressaisie par Dufrenne selon une acception qui GpERXWHOHWUDQVFHQGDQWDOLVPH+XVVHUOFqGHGHODVRUWHDXVXEMHFWLYLVPH perdant le monde dans sa chair, alors même que la découverte de l’essence intentionnelle de la subjectivité est celle de sa corrélation avec le monde. De façon répétée, Dufrenne s’approprie la formule d’Aristote selon laquelle le sensible est « l’acte commun du sentant et du senti ». D’emblée, la phénoménologie entreprend une interrogation ontologique appelée par la circularité manifeste au sein de l’expérience esthétique et, plus largement, au sein de toute perception. Pour que la perception puisse avoir lieu, il faut qu’il y ait une « entente préalable antérieure à tout logos » entre l’homme et le monde. En cela, la conscience ne saurait être constituante, car son œuvre constituante suppose que l’objet s’y prête, TXHODSHUFHSWLRQVRLWSUp¿JXUpHGDQVOHVFKRVHVGHVRUWHTXHOD©VXEsomption n’est possible que si l’on présuppose une auto-constitution de l’objet »4&HWWHRQWRORJLHSKpQRPpQRORJLTXHGpFqOHHQFHODO¶LPSHQVpGX criticisme kantien, et nous ne cesserons d’explorer la lecture dissidente TXH 'XIUHQQH H൵HFWXH GH OD SKLORVRSKLH NDQWLHQQH ,OVX൶W SRXU OH moment de souligner que ce cercle corrélationnel requiert un déport de la phénoménologie vers l’ontologie. Cette voie est tracée selon l’expérience esthétique, ce qui suppose d’en découvrir la structure et permet de déceler l’essence de la manifestation. La perception esthétique La destitution du transcendantalisme dans sa version idéaliste s’engage à la faveur d’une attention à la perception esthétique. Sur ce plan, la circularité évoquée conduit à la découverte que l’objet esthétique 3 Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. 1, Paris, Puf, 1967, noté PLEE, 1, p. 4. 4 Ibid., p. 5.
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SRVVqGHXQHUpDOLWpHQVRLVRXVOD¿JXUHGHO¶°XYUHG¶DUWFDUODSHUFHSWLRQ HVWKpWLTXHQHFUpHSDVVRQREMHWGHWRXWHSLqFH2UDFFRUGHUXQHSULRULWp à la perception esthétique, c’est inévitablement penser l’objet esthétique de la façon la plus large, car l’objet n’est esthétique qu’à la mesure de la perception qui l’esthétise, et c’est ainsi que les choses de la Nature peuvent être considérées comme objet esthétique. Cette méthode, pourWDQWQHVDXUDLWFRQYHQLUFDUO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHQHSHXWrWUHGp¿QLH que sous la condition d’une description rigoureuse de l’objet esthétique. Or cette description est tendue entre l’art et la Nature et, sans négliger l’intérêt de l’expérience esthétique de la Nature, il faut d’abord en faire DEVWUDFWLRQD¿QGHVDLVLUODSHUFHSWLRQHVWKpWLTXHà l’état pur. Le réquisit de méthode est alors de décrire l’objet esthétique pour lui-même, et ensuite seulement d’en venir à la perception esthétique, par contraste avec la perception ordinaire. Aussi Dufrenne subordonne-t-il « l’expérience à l’objet DX OLHX GH VXERUGRQQHU O¶REMHW j O¶H[SpULHQFH HW >LO Gp¿QLW@ O¶REMHW OXL même par l’œuvre d’art. »5 La phénoménologie de l’expérience esthétique se porte d’abord sur une description de l’objet esthétique dans le champ GH O¶DUW TXL SRVVqGH XQ SULYLOqJH FHOXL G¶R൵ULU OD SHUFHSWLRQ HVWKpWLTXH GDQVVD¿JXUHH[HPSODLUHVRXVWUDLWHjWRXWHLPPL[WLRQDLQVLODSHUFHStion esthétique de la Nature est mêlée de sensations agréables — telle la IUDvFKHXUGHO¶DLUORUVGHODFRQWHPSODWLRQG¶XQSD\VDJH²TXLLQWHUIqUHQW LQpYLWDEOHPHQW DSSHODQW XQ H൵RUW GH SXUL¿FDWLRQ TXH O¶H[SpULHQFH GH l’œuvre d’art livre d’emblée, en raison de sa structure propre qu’il importe de décrire. Aussi l’expérience de l’œuvre d’art est plus « pure »6 que celle de la Nature et, partant, elle est la voie royale pour la phénoménologie, l’expérience esthétique de la Nature perdant en pureté ce qu’elle gagne en heuristique ontologique, puisque c’est la Nature elle-même qui se présente alors comme se prêtant à notre expérience. La phénoménologie de l’expérience esthétique se donne, dans sa méthode, comme une saisie rigoureuse de la corrélation esthétique entre le sujet qui fait l’expérience et l’objet de cette expérience. Or toute expérience est expérience de quelque chose qui, comme tel, ne se réduit pas jVRQDSSDUDvWUHVDQVrWUHWRXWDXWUHTXHOXLF¶HVWDLQVLTXHODGLVWLQFWLRQ entre objet esthétique et œuvre d’art s’impose, et qu’elle recouvre la GL൵pUHQFHGHVLGHQWLTXHVSRXUUHSUHQGUHXQHIRUPXOHGH0HUOHDX3RQW\ dans un autre contexte. L’objet esthétique n’est pas autre que l’œuvre d’art car l’œuvre appelle la perception esthétique, qui l’exauce, mais, 5 6
Ibid., p. 8. Idem.
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CHAPITRE PREMIER
SRXUWDQW°XYUHHWREMHWHVWKpWLTXHQHV¶LGHQWL¿HQWSDVSXUHPHQWHWVLPplement : l’œuvre provoque la perception et la perception accomplit l’appel de l’œuvre. Si l’œuvre d’art était tout autre que l’objet esthétique alors elle serait au sens strict l’œuvre de la perception, le sujet étant l’absolu constituant dont l’en-soi serait le prétexte fantomal, et la philoVRSKLHFqGHUDLWjO¶LGpDOLVPH$LQVLO¶REMHWHVWKpWLTXHVHGp¿QLWGDQVVD corrélation avec la perception esthétique alors que l’œuvre d’art est ressaisie hors de cette corrélation sans pourtant être sans rapport à elle, car O¶°XYUHG¶DUWSURYRTXHODSHUFHSWLRQHVWKpWLTXHHQO¶DSSHODQW'qVORUV objet esthétique et œuvre d’art ne se distinguent pas comme « chose idéelle » et « chose réelle »7, car, contre tout psychologisme, l’objet esthétique n’est pas dans la conscience : il est l’œuvre d’art elle-même en tant TXHSHUoXHHVWKpWLTXHPHQW&HODVLJQL¿HTXHO¶°XYUHG¶DUWSHXWrWUHSHUçue également comme une chose du monde, ou selon une perception ordonnée à la connaissance, lorsque je m’enquiers du sens d’une œuvre GDQVO¶DEVWUDFWLRQGHODPDWpULDOLWpVHQVLEOHODGLVWLQFWLRQHQWUHPDWLqUH et forme ne valant que pour une pensée analytique : « L’objet esthétique est, au contraire, l’objet esthétiquement perçu, c’est-àGLUHSHUoXHQWDQWTX¶HVWKpWLTXH(WFHFLPHVXUHODGL൵pUHQFHO¶REMHWHVWKptique, c’est l’œuvre d’art perçue en tant qu’œuvre d’art, l’œuvre d’art qui obtient la perception qu’elle sollicite et qu’elle mérite, et qui s’accomplit GDQV OD FRQVFLHQFH GRFLOH GX VSHFWDWHXU SOXV EULqYHPHQW F¶HVW O¶°XYUH G¶DUWHQWDQWTXHSHUoXH(WF¶HVWDLQVLTXHQRXVDXURQVjGp¿QLUVRQVWDWXW ontologique. La perception esthétique fonde l’objet esthétique, mais en lui IDLVDQWGURLWF¶HVWjGLUHHQVHVRXPHWWDQWjOXLHOOHO¶DFKqYHHQTXHOTXH VRUWHHOOHQHOHFUpHSDV3HUFHYRLUHVWKpWLTXHPHQWF¶HVWSHUFHYRLU¿GqOHPHQWODSHUFHSWLRQHVWXQHWkFKHFDULO\DGHVSHUFHSWLRQVPDODGURLWHVTXL manquent l’objet esthétique, et seule une perception adéquate réalise sa qualité esthétique. C’est pourquoi, lorsque nous analyserons l’expérience esthétique, nous présupposerons une perception droite : la phénoménologie sera implicitement une déontologie. C’est ainsi que nous pouvons sortir du cercle où nous enferme la corrélation de l’objet esthétique et de l’expérience esthétique. Mais nous n’en sortons qu’à la condition de ne pas O¶RXEOLHU F¶HVWjGLUH GH Gp¿QLU G¶DERUG O¶REMHW FRPPH REMHW SRXU OD SHUFHSWLRQHWODSHUFHSWLRQFRPPHSHUFHSWLRQGHFHWWHREMHW>«@ª8
L’œuvre d’art — que l’expérience esthétique accueille — se produit en tant qu’objet esthétique, et ce terme (se produire) prend un sens WKpkWUDOHWRQWRORJLTXH&DUG¶XQHSDUWOHWKpkWUHVHUWj'XIUHQQHSRXU penser cette distinction, si bien qu’il est légitime de faire un usage dérivé 7 8
Ibid., p. 9. Ibid., p. 9-10.
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de ce concept, et l’on peut dire que l’objet esthétique exécute l’œuvre G¶DUW FH TXL VXSSRVH j OD IRLV LGHQWLWp HW GL൵pUHQFH j VRQ pJDUG &HWWH H[pFXWLRQHVWKpWLTXHSRVVqGHDORUVOHVHQVRQWRORJLTXHGHO¶DFFRPSOLVVHment. Aussi on ne saurait dire que l’œuvre d’art est réelle, existe dans le monde, et l’objet esthétique idéel, n’ayant d’existence que conscientielle, WHQDQWOLHXG¶XQHUHSUpVHQWDWLRQRXG¶XQHVLJQL¿FDWLRQGDQVO¶LPPDQHQFH de la conscience. S’il est vrai que l’œuvre d’art est irréductible à l’objet esthétique, ce dernier advient comme ce qui l’exauce. Or seule la perception esthétique peut élever l’œuvre d’art jusqu’à elle-même, elle en assure l’épiphanie en réalisant ce que l’œuvre appelle et promet à la fois : ©«OH WDEOHDX DX PXU HVW FKRVH SRXU OH GpPpQDJHXU REMHW HVWKpWLTXH SRXU O¶DPDWHXU GH SHLQWXUH LO HVW OHV GHX[ PDLV VXFFHVVLYHPHQW SRXU l’expert qui le nettoie. »9 Mais seule la perception esthétique fait droit jO¶°XYUHG¶DUWFRPPHWHOOHHWVLOHGpPpQDJHXUSHXWJUDWL¿HUO¶°XYUH d’un regard esthétique, ce n’est pas en tant que déménageur, qui y voit fonctionnellement une chose à transporter. La perception esthétique ne produit pas son objet, elle ne le constitue pas, ou plutôt l’expérience esthétique est l’œuvre commune de l’œuvre d’art et de la perception, ce TXL VLJQL¿H TXH OD SHUFHSWLRQ UpSRQG j O¶DSSHO GH O¶°XYUH HQ pSRXVDQW son exigence SURSUH EUHI OD SHUFHSWLRQ HVWKpWLTXH SRUWH O¶°XYUH G¶DUW à sa plénitude en accomplissant son exigence. Or Dufrenne insiste sur cette conjonction entre exigence et plénitude pour penser la distinction entre œuvre d’art et objet esthétique : « L’objet esthétique n’est qu’apparence, mais dans l’apparence il est plus qu’appaUHQFH VRQ rWUH HVW G¶DSSDUDvWUH PDLV TXHOTXH FKRVH VH UpYqOH GDQV l’apparaître, qui en est la vérité et qui contraint le spectateur à se prêter à sa révélation. S’il s’y prête, l’être de l’objet esthétique n’est plus exigence, il est plénitude, et c’est le second témoignage de son en-soi. » Ainsi, l’objet esthétique est impérieux, témoigne d’une exigence, ou plutôt c’est l’œuvre d’art qui porte cette exigence que la perception esthétique réalise en lui accordant la plénitude qu’elle appelle, c’est-à-dire en la percevant avec une justesse esthétique qui reste à penser. La plénitude de l’objet esthétique est celle de son apparence que recueille la perception, FHTXLVLJQL¿HTXHO¶REMHWHVWKpWLTXHWLHQWGDQVO¶LPPDQHQFHGHVHVDSSDritions, il ne leur est pas transcendant, sans pourtant se résoudre dans VHVDSSDUHQFHVFDULOSHXWDXVVLOHVUpFXVHUVLHOOHVO¶R൵XVTXHQW©«OH tableau nous avertit lui-même que l’éclairage est mauvais, ou notre position défavorable ». Les apparences peuvent trahir l’exigence qu’elles 9
Ibid., p. 26.
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CHAPITRE PREMIER
portent en elles, et qui engagent une transcendance dans l’immanence DSSDULWLRQQHOOH©O¶REMHWHVWKpWLTXHHVWGpMjVRXVOHVHVSqFHVGHO¶°XYUH non exécutée ou non esthétiquement perçue, et c’est par là qu’il y a une YpULWp GH OXLª &HWWH YpULWp UqJOH OD SHUFHSWLRQ HW OHV FRQGLWLRQV GH OD PDQLIHVWDWLRQPDLVFHWWHUqJOHQ¶HVWSDVDXWUHTXHODUqJOHGHVDSSDULWLRQV qui est prise en elles de même que les apparences s’organisent selon cette UqJOHRXVHORQFHWWHYpULWp&HWWHYpULWpQ¶HVWSDVjGpFRXYULU©DXGHOjGX donné »10HOOHQ¶HVWSDVODYpULWpGXGRQQpTXLO¶H൵DFHUDLWRXHQDFFRPSOLUDLWODUHOqYHHOOHHVWOHdonné comme vérité qui, partant, comporte ce décalage de l’exigence et de l’accomplissement en plénitude. Il y a un être de l’objet esthétique, qui est une exigence, et cet être n’est autre que la réalité de l’œuvre d’art, qui appelle sa réalisation au sein de la percepWLRQHVWKpWLTXHGRQWHOOHUqJOHOHGpSORLHPHQWDORUVPrPHTX¶HOOHV¶DFcomplit selon elle. L’œuvre d’art, c’est l’en-soi de l’objet esthétique qui en est la réalisation, et cette réalisation se produit dans la perception esthétique, qui s’attache aux apparences comme telles, si bien qu’être attiré par un tableau en raison de son sujet — de son prétendu message ²F¶HVWSHUGUHO¶REMHWHVWKpWLTXH/DSHUFHSWLRQHVWKpWLTXH©H[DOW>H@OH sensible »11 alors que la perception ordinaire l’estompe en direction de VRQVHQVGHVSRVVLEOHVTX¶LOFKDUULHDLQVLODODPSHHVWGpSDVVpHYHUVOD table et le livre qu’elle éclaire. De même, si à l’opéra je me focalise sur l’histoire, je manque l’œuvre comme objet esthétique, je manque l’essentiel qui est d’entendre la musique. Or, percevoir le sensible comme tel, les apparences sensibles de l’œuvre, ce n’est pas s’abandonner à une pure PDWLqUHGpSRXUYXHGHVHQVPDLVjXQVHQVLPPDQHQWDXVHQVLEOH(WYRLOj ce que permettent de penser aussi bien les concepts de forme que de symbole, le sens qu’exhale l’objet esthétique n’étant autre qu’un monde, le monde que l’œuvre exprime et que le sentiment recueille : on montrera TXHODSXLVVDQFHGXVHQWLPHQWFRQVLVWHHQXQGpYRLOHPHQWD൵HFWLIGHOD TXDOLWp D൵HFWLYH FRQVWLWXWLYH GH O¶REMHW HVWKpWLTXH DX SRLQW TXH FHWWH TXDOLWpD൵HFWLYHHQGp¿QLWODFKDLULQWLPH$YDQWG¶HQYHQLUDXPRQGHHW au sentiment, examinons la notion de forme, que Dufrenne hérite de la Gestaltpsychologie, et qu’il emprunte également à Merleau-Ponty12. 10
Ibid., p. 288-289. Ibid., p. 290. 12 Pour un éclairage distinct du nôtre quant au rapport de Dufrenne à MerleauPonty, on peut se reporter à Annabelle Dufourcq, « Dufrenne et Merleau-Ponty. L’ontologie diplopique de l’art », in Dussert Jean-Baptiste et Adnen Jdey, dir., Mikel Dufrenne et l’esthétique. Entre phénoménologie et philosophie de la Nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 161-179. 11
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/DFLUFXODULWpFRUUpODWLRQQHOOHSUHQGOD¿JXUHG¶XQSDUDGR[HFHOXL de l’œuvre enveloppant une exigence qui ne se réalise qu’au sein de la perception esthétique. Or, le concept de forme permet de penser un sens immanent au sensible, et donc de comprendre l’unité et l’autonomie de l’objet esthétique, qui n’est pas constitué par la conscience, tout en GpSHQGDQW G¶HOOH SRXU VH UpDOLVHU HW 'XIUHQQH GH SUpFLVHU ©/¶REMHW esthétique n’a pas une forme, il est forme »13. Or, la forme dont il est TXHVWLRQ QH V¶LGHQWL¿H QXOOHPHQW DX[ IRUPHV D SULRUL TXH .DQW PHW en évidence, que ce soit les formes de la sensibilité ou les concepts purs de l’entendement, car la forme s’applique alors de l’extérieur au divers sensible au point que le jugement déterminant présuppose l’autoRUJDQLVDWLRQ GX GLYHUV TXH OH FRQFHSW VH SUpFqGH GDQV OHV FKRVHV GX moins que les choses ne soient pas un pur divers chaotique. Ainsi, la forme n’est pas un principe extérieur d’unité, qui informerait le sensible en lui-même informe, si bien que la forme n’est pas non plus, en peinture, le contour, et c’est en quoi elle est l’auto-organisation du tableau, des couleurs — elle est la « totalité du sensible »14. La forme est alors le ressort de la puissance expressive du tableau, du monument ou de la musique, bref, de l’objet esthétique que recueille le sentiment. Dufrenne reprend la formule de Focillon abondamment citée par Maldiney, mais LO OXL DFFRUGH XQ VHQV LQWURXYDEOH FKH] FH GHUQLHU ©/H VLJQH VLJQL¿H DORUV TXH OD IRUPH VH VLJQL¿Hª15 La forme qu’est l’objet esthétique exprime un monde depuis l’immanence du sens : il y a un « ordonnancement du sensible » secrétant un sens qui lui est immanent et dépend donc de la prégnance de la forme qui exhale un monde. Si Merleau-Ponty et 0DOGLQH\KpULWHQWFKDFXQjVDPDQLqUHGHODQRWLRQJHVWDOWLVWHGHIRUPH seul Dufrenne lui donne sa formule adéquate dans le champ esthétique. (QVXLYDQWOH¿OFRQGXFWHXUFRUUpODWLRQQHORQGpFRXYUHTXHO¶RUJDQLVDtion du sensible depuis l’immanence coïncide avec un certain style, toujours singulier, qui donne naissance au monde que l’œuvre porte, qui est un monde lui-même singulier, que capte la perception esthétique V¶DFFRPSOLVVDQW GDQV OH VHQWLPHQW /D FRUUpODWLRQ HVWKpWLTXH V¶H൵HFWXH entre le monde singulier que l’objet esthétique exprime et le sentiment qui en fait l’épreuve, l’exauce, manifeste l’objet en sa gloire. Or, il faut ajouter que l’objet perçu témoigne lui-même de ce que l’objet esthétique rend manifeste, à savoir de cette distinction de l’en-soi 13 14 15
Dufrenne, PLEE, 1, p. 293. Ibid., p. 294. Tous deux envisagent, de façon comparable, la notion de forme dynamiquement.
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et du pour-nous, conformément à la circularité évoquée, qui ne concerne donc pas seulement l’objet esthétique, mais tout objet perçu. Telle est la découverte majeure de Merleau-Ponty montrant que l’enseignement de OD UpGXFWLRQ HVW ©O¶LPSRVVLELOLWp G¶XQH UpGXFWLRQ FRPSOqWHª16, si bien que « nul ne peut s’abstraire du monde où il est », et que la perception V¶H൵HFWXHGHSXLVO¶LPPDQHQFHGXPRQGHTXHODFRQVFLHQFHQHFRQVWLWXH pas, mais qu’elle dévoile. Corrélativement, la perception suppose que le monde s’y prête, que la perception recueille un sens déjà manifeste dans les choses, si bien que Merleau-Ponty lui-même évoque la notion d’un ©HQVRLSRXUQRXVª 3DUOHU G¶HQVRL VLJQL¿H TXH O¶REMHW QH ©P¶DWWHQG pas pour être, et qu’il y a une plénitude de l’objet qui me demeure inaccessible »17 HW F¶HVW OD PDUTXH GH QRWUH ¿QLWXGH GpMj WKpRULVpH SDU .DQWSRXUOHTXHOOHSKpQRPqQHHVWWRXMRXUVDSSDUDvWUHGHTXHOTXHFKRVH G¶HQVRL HQ OXLPrPH LQFRQQDLVVDEOH 3RXUWDQW HQVRL VLJQL¿H DXVVL « vérité de cet objet dont la présence seulement est donnée à la perception, une vérité qui aimante la perception »18. Dufrenne se démarque HQYpULWp GH .DQW HW GH 0HUOHDX3RQW\ ,O WKpRULVH OD WUDQVFHQGDQFH GH l’en-soi qui est irréductible à ses apparitions sans pourtant être considéré FRPPH HQWLqUHPHQW pWUDQJHU j OD PDQLIHVWDWLRQ VXEMHFWLYH 6L O¶HQVRL HVWLQFRQQDLVVDEOH VHORQ .DQW SHUGDQW OH VHQV RQWRORJLTXH GH OD PDQL festation, Merleau-Ponty tend de son côté à méconnaître le statut de la transcendance de la chose sur ses apparitions. Nous aurons à le développer, Merleau-Ponty ne ressaisit pas cette transcendance sur le mode métaphysique de ce qui est hors corrélation. L’idée est alors que les apparitions sensibles sont la manifestation de la chose, si bien que la vérité ne cesse de se « dérober à la perception » alors même que la « perception la laisse toujours pressentir »19. Cette analyse appellera l’approfondissePHQW P pWDSK\VLTXH GH OD SKpQRPpQRORJLH HW ¿QDOHPHQW XQH LQWXLWLRQ GHO¶DEVROXTXLSUHQGOD¿JXUHG¶XQSUHVVHQWLPHQW²FHVHUDPDQLIHVWH en 1963. Or il se trouve que, de façon évidente dans le cas de la percepWLRQHVWKpWLTXHLOQHV¶DJLWSDVG¶DFFXVHUODGL൵pUHQFHGHO¶HQVRLHWGX pour-nous. L’objet esthétique est essentiellement perçu et il « manifeste
16 Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1S0HUOHDX3RQW\Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, rééd., coll. « Tel », 1992, « AvantPropos », p. VIII : « Le plus grand enseignement de la réduction est l’impossibilité d’une UpGXFWLRQFRPSOqWHª 17 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception S 'XIUHQQH PLEE, 1, p. 283. 18 Dufrenne, PLEE, 1, p. 284. 19 Ibid., p. 285.
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le sensible dans sa gloire »20. Distinguer œuvre d’art et objet esthétique V¶DYqUHWRXWHIRLVGpFLVLI©$LQVLO¶°XYUHG¶DUWVLLQGXELWDEOHTXHVRLWOD UpDOLWpTXHOXLFRQIqUHO¶DFWHFUpDWHXUSHXWDYRLUXQHH[LVWHQFHpTXLYRTXH parce que c’est sa vocation de se transcender vers l’objet esthétique en lequel seule elle atteint, avec sa concrétisation, la plénitude de son être. En nous interrogeant sur l’œuvre d’art, nous découvrons l’objet esthétique, et c’est en fonction de cet objet qu’il faudra parler de l’œuvre. »21 /DPpWKRGHV¶LPSRVHRQQHSHXWDFFpGHUjO¶°XYUHHQVHVGL൵pUHQWHV dimensions, que depuis une description de l’objet esthétique : il faut donc en venir au surgissement de l’objet esthétique. Les notions d’exigence, de plénitude d’être sont cruciales et structurent la phénoménologie de l’objet esthétique. La distinction entre objet esthétique et œuvre d’art permet de lire la structure de la manifestation universelle alors même que ODPDQLIHVWDWLRQHVWKpWLTXHSRVVqGHODVSpFL¿FLWpGRQWQRXVHVTXLVVRQVOD IRUPXOH$¿QGHJDJQHUVD¿JXUHFRQFUqWHODGHVFULSWLRQGHODSHUFHSWLRQ HVWKpWLTXHVXSSRVHG¶HQYHQLUjODGL൵pUHQFHGXUpHOHWGHO¶LUUpHOHQVRQ VHLQ'qVORUVRQFRPSUHQGUDjODIRLVOD¿JXUHSURSUHGHODSHUFHSWLRQ HVWKpWLTXHVDGL൵pUHQFHDYHFODSHUFHSWLRQRUGLQDLUHHWFRUUpODWLYHPHQW OD VSpFL¿FLWp GH O¶DSSDUDvWUH HVWKpWLTXH SDU FRQWUDVWH DYHF O¶DSSDUDvWUH quotidien ou ordinaire. Le réel et l’irréel /D UpÀH[LRQ pSRXVH OD YRLH GH OD GHVFULSWLRQ GH O¶DSSDUDvWUH HVWKptique, ce n’est qu’au prisme de la phénoménologie que se laisse penser la structure de l’objet esthétique et le type de rapport qu’il entretient à l’œuvre d’art. Or, de ce point de vue, la référence à l’irréel est cruciale, OD SHQWH QDWXUHOOH GH OD UpÀH[LRQ HVW HQ H൵HW GH GLVWLQJXHU O¶DSSDUDvWUH esthétique de l’apparaître ordinaire selon le clivage de l’irréel et du réel. Il y va pourtant d’une naïveté phénoménologique. Tout au long de son °XYUH 'XIUHQQH QH FHVVHUD G¶DSSURIRQGLU OD UpÀH[LRQ VXU O¶LUUpHO TXL HQJDJHGHSOXVHQSOXVXQHUpÀH[LRQVXUO¶LPDJHHWO¶LPDJLQDLUHSUpVHQWH GqVVDQVTX¶HOOHQHWURXYHVRQSOHLQGpSORLHPHQW'DQVOHVDQQpHV soixante, soixante-dix et quatre-vingt, Dufrenne élabore une philosophie de l’imaginaire ayant ses prémisses dans le livre de 1953, l’imaginaire apparaît alors comme une exigence théorique en quête de développement. Élucidons d’abord la part de réel et d’irréel dans la perception esthétique,
20 21
Ibid., p. 286. Ibid., p. 33.
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montrant qu’il ne s’agit pas d’une solution de compromis mais d’une caractérisation de la perception qui requiert une voie conjurant les clivages classiques. &RQVLGpURQV DYHF 'XIUHQQH OD UHSUpVHQWDWLRQ WKpkWUDOH HW FH TXL DSSDUWLHQWHQSURSUHjO¶REMHWHVWKpWLTXHRUSRXUFHIDLUHLOIDXWH[DPLQHUFHTXLVHSDVVHVXUVFqQHSDUH[FOXVLRQG¶DERUGGH©FHTXLSURGXLW OHVSHFWDFOHªGH©FHTXLV¶LQWqJUHDXVSHFWDFOHªHWF¶HVWODSHUFHSWLRQ TXLGpFLGHFHTXLV¶\LQWqJUHH൵HFWLYHPHQWH[FOXDQWDXVVLELHQOHPHWWHXU HQVFqQHTXHO¶pFODLUDJLVWHHWOHFRXWXULHU3DUFRQWUDVWHDYHFFHTXLSURduit le spectacle, il y a la salle elle-même : la solennité du lieu contribue j FHOOH GX VSHFWDFOH HQ UHIRXODQW OHV ©PLVqUHV GX TXRWLGLHQª FH TXL SUpSDUH©DX[VRUWLOqJHVGHO¶DUWªDXPrPHWLWUHTXHOHVVSHFWDWHXUVTXL témoignent d’un silence attentif. Une nouvelle focalisation s’impose, disWLQJXDQWVSHFWDFOHHWREMHWHVWKpWLTXHjVDYRLUODGL൵pUHQFHHQWUHFHTXL HVFRUWH O¶RSpUD HW O¶RSpUD OXLPrPH HW F¶HVW OD SHUFHSWLRQ TXL H൵HFWXH FHWWH GLVFULPLQDWLRQ /¶REMHW HVWKpWLTXH D OLHX VXU OD VFqQH HOOHPrPH PDLVOjHQFRUHXQHGLVWLQFWLRQGRLWrWUHH൵HFWXpH6XUVFqQHMHYRLVjOD fois des acteurs, qui jouent et chantent, et le sujet de l’opéra, l’histoire de Tristan et Isolde. Or, (1) l’acteur est neutralisé, il n’est pas perçu pour lui-même (sauf dans le cas limite où il ferait une maladresse ou un PDODLVH GpQDWXUDQW OH U{OH DX SUR¿W GX U{OH PDLV DYHF O¶LUUpHO GX U{OH OH VXMHW HVW pJDOHPHQW QHXWUDOLVp ,O HVW WRXW j IDLW VLJQL¿FDWLI TXH 'XIUHQQH VH UpIqUH GH FH SRLQW GH YXH j +XVVHUO HW VLQJXOLqUHPHQW DX § 111 des Ideens I. Husserl envisage dans ce paragraphe la conscience de l’image externe, il se consacre à la gravure de Dürer Le Chevalier, la Mort, le Diable. Il distingue alors la chose-image (la plaque gravée, qui est dans un cadre, et se donne à une perception normale, comme Q¶LPSRUWH TXHOOH DXWUH FKRVH O¶objet-image FRPSRVp GHV ¿JXULQHV TXLDSSDUDLVVHQWHQWUDLWVQRLUVOHsujet-image vers lequel nous sommes WRXUQpVOHV©UpDOLWpV¿JXUpHV³HQSRUWUDLW´SOXVSUpFLVpPHQW³GpSHLQWHV´ à savoir le chevalier en chair et en os, etc. » (§111). Husserl décrit alors ce qu’il appelle « attitude purement esthétique ». L’objet-image est atteint j OD IDYHXU G¶XQH SUHPLqUH QHXWUDOLVDWLRQ TXL VXVSHQG OD FUR\DQFH SDU laquelle il perd son statut de chose du monde donnée dans une perception (celle de la plaque gravée suspendue au mur), et il devient un irréel, un objet-image, donc un quasi-étant, précise Husserl (le tableau dans sa IRQFWLRQ UHSUpVHQWDWLYH OHV ¿JXULQHV UHQYRLHQW SDU UHVVHPEODQFH DX sujet-image, à la réalité représentée. La conscience purement esthétique VXSSRVH WRXWHIRLV OD QHXWUDOLVDWLRQ GH OD SUpVHQWL¿FDWLRQ SRVLWLRQQHOOH HQXQHSUpVHQWL¿FDWLRQQHXWUHPDLV+XVVHUOQ¶H൵HFWXHSDVODGHVFULSWLRQ
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de cette conscience purement esthétique et, partant, manque l’objet esthétique comme tel, demeurant prisonnier de la notion d’image-copie. Précisons que l’acteur à l’opéra a le même statut que la plaque gravée ou la toile du tableau, et le sujet — en l’occurrence le Chevalier, la Mort, le Diable — est le pendant de l’histoire de Tristan et Isolde. La vérité de l’opéra — ou du tableau — n’est pas dans l’histoire, ni dans le réel ou dans l’irréel, qui est également neutralisé. Et Dufrenne de préciser : « Presque tout se passe comme si, pendant la représentation, le réel et l’irréel se balançaient et se neutralisaient, comme si la neutralisation ne procédait pas de moi, mais des objets eux-mêmes : ce qui se passe sur le SODWHDXP¶LQYLWHjQHXWUDOLVHUFHTXLVHSDVVHGDQVODVDOOHHWLQYHUVHPHQW et d’autre part, sur le plateau même, l’histoire qui est racontée m’invite à neutraliser les acteurs, et inversement : je ne pose le réel comme réel que parce qu’il y a aussi l’irréel que ce réel désigne, et je ne pose pas davantage l’irréel comme irréel parce qu’il y a le réel qui promeut et soutient cet irréel. »22
Ainsi je suis — comme spectateur — amené à « vivre en quelque IDoRQ DYHFOXL >7ULVWDQ@ª VDQV SRXUWDQWFKHUFKHU j OH VHFRXULUPDLV OH sentiment, qui accomplit la perception esthétique, est éveillé par l’objet esthétique, par sa profondeur, c’est-à-dire qu’il ne l’est pas par le sujet comme tel, mais par le sens immanent au sensible qui se donne. Or, SRXUVXLW'XIUHQQH©>Q@RXVDYRQVGRQFGpSDUWDJpOHUpHOHWO¶LUUpHOPDLV nous n’avons pas encore repéré l’objet esthétique. Il n’est ni l’un ni O¶DXWUHSXLVTX¶DXFXQQHVHVX൶WjOXLPrPHFKDFXQUHQYR\DQWjO¶DXWUH TXL OH QLH >«@ª ,O IDXW GRQF VHUUHU DX SOXV SUqV FH TXL VH SDVVH VXU VFqQH ©FH TXH MH SHUoRLV FH QH VRQW QL GHV FKDQWHXUV QL 7ULVWDQ HW Isolde qui chantent, ce sont des chants : des chants et non des voix, que la musique, et non l’orchestre, accompagne ». Et Dufrenne d’ajouter : « C’est cet ensemble verbal et musical que je suis venu écouter, c’est lui qui est réel pour moi, c’est lui qui constitue l’objet esthétique. Le réel et l’irréel que nous avons distingués ne sont pour cet objet, à des titres divers, que des moyens. » Le chanteur prête sa voix, et ce qui m’intéresse n’est autre que la façon dont Isolde m’est donnée, et le sujet, l’irréel est donc un moyen pour ce qui fait la substance de l’œuvre, à savoir le sensible, qui n’est pas hors-sens : la conscience découvre un « sens immanent au sensible, il en est l’organisation même »23. Le sens n’est pas ailleurs que dans la texture sensible et, de ce sens, j’en suis le 22 23
Ibid., p. 39-40. Ibid., p. 40-41.
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témoin : « Ce qui m’est présenté, c’est le sensible dans sa gloire, non pas XQ VHQVLEOH LQRUJDQLVp HW LQVLJQL¿DQW PDLV XQ VHQVLEOH TXL VH GLW HQ TXHOTXHVRUWHOXLPrPHSDUODULJXHXUGHVRQGpYHORSSHPHQW«ª24 5pFDSLWXORQV/DUpÀH[LRQRVFLOOHGHO¶°XYUHG¶DUWjO¶REMHWHVWKptique — décrits en leur structure interne25 ² HW OD GL൵pUHQFH HQWUH HX[ HVWFRPSULVHHQGHVWHUPHVTXLERXOHYHUVHQWOHVFDWpJRULHVFRXWXPLqUHV L’objet esthétique n’est autre que l’œuvre d’art perçue pour elle-même, mais la perception dont il est question doit être pure, sans viser la connaissance objective ni l’action, et elle recueille la chair sensible de l’œuvre. Celle-ci appelle donc une perception pure — la « perception royale » — qui n’est que perception, et Dufrenne revient sur le statut de la perception esthétique en 1954, dans « Intentionnalité et esthétique », en des termes qui rappellent la Phénoménologie de l’expérience esthétique. Il précise que la « croyance dans le monde est suspendue, en même temps TXHWRXWLQWpUrWSUDWLTXHRXLQWHOOHFWXHOªHW'XIUHQQHG¶DMRXWHU ©>/D@SHUFHSWLRQHVWKpWLTXHRSqUHODQHXWUDOLVDWLRQDXVVLELHQGHO¶LUUpHOTXH GXUpHOORUVTXHMHVXLVDXWKpkWUHOHUpHO²DFWHXUVGpFRUVDOOH²Q¶HVW plus vraiment réel pour moi, et l’irréel — l’histoire qui est jouée devant moi — n’est pas vraiment irréelle, puisque, sans être dupe, je puis tout de PrPH\SDUWLFLSHUHWPHODLVVHUSUHQGUHDXMHXPDLVFHTXLHVWUpHOHWFH TXL ³PH SUHQG´ F¶HVW MXVWHPHQW OH ³SKpQRPqQH´ TXH YHXW DWWHLQGUH OD réduction phénoménologique : l’objet esthétique donné dans la présence et réduit au sensible, ici la sonorité du verbe accordée aux gestes des acteurs et aux prestiges du décor, et dont l’attention s’emploie toute à préserver la SXUHWpHWO¶LQWpJUDOLWpVDQVMDPDLVpYRTXHUODGXDOLWpGXSHUoXHWGXUpHO l’objet esthétique est saisi comme réel sans renvoyer au réel, c’est-à-dire à une cause de son apparaître, au tableau comme toile, à la musique comme bruit d’instruments, au corps du danseur comme organisme : il n’est rien d’autre que le sensible dans sa gloire, dont la forme qui l’ordonne manifeste la plénitude et la nécessité, et qui porte en lui et livre immédiatement le sens qui l’anime. »26
L’objet esthétique se donne comme réel, il marque l’apparaître de l’œuvre en sa gloire, et engage une neutralisation du réel objectif (le tableau comme toile) comme de l’irréel (le sujet du tableau). Le phénoPqQHHVWO¶REMHWHVWKpWLTXHTXLUD\RQQHG¶XQPRQGHVLQJXOLHUHWHQXQ 24
Ibid., p. 44. « L’œuvre d’art, c’est ce qu’il reste de l’objet esthétique quand il n’est pas perçu, l’objet esthétique à l’état de possible attendant son épiphanie. » (Ibid., p. 44). 26 Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 55. Voir aussi le Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 18-19. 25
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sens qu’il nous faudra expliquer, il est lui-même réel sans être objectif27. En cela la réduction phénoménologie engage d’emblée en direction du monde, et prend le sens d’une réduction cosmologique, mais ce premier niveau du cosmologique appellera un approfondissement métaphysique. C’est en devenant objet esthétique que l’œuvre d’art trouve à s’accomplir, et ce devenir requiert à la fois exécution et perception. L’exécution concerne certains arts où les œuvres consistent en des signes qui attendent G¶rWUH MRXpV H൵HFWXDQW OH SDVVDJH G¶XQH ©H[LVWHQFH YLUWXHOOHª j XQH « existence sensible »28 HW FH SDVVDJH SUHQG OD ¿JXUH G¶XQH concrétisation, insiste Dufrenne en suivant Ingarden. C’est manifeste avec le WKpkWUH ORUVTXH MH OLV XQH SLqFH MH VHQV XQ PDQTXH TXH FRPEOH OH MHX des acteurs. Il faut alors distinguer les arts où l’exécutant n’est pas l’auteur et ceux où l’auteur est l’exécutant comme dans la peinture, où l’artiste exécute le portrait, ou le sculpteur le buste. La création est alors exécution, par contraste avec ceux où la création et l’exécution sont deux pWDSHV LUUpGXFWLEOHV /D GL൵pUHQFH HVW WUqV PDUTXpH GDQV OH UDSSRUW GH O¶DUFKLWHFWHHWGHO¶HQWUHSUHQHXUWUqVWpQXHGDQVOHUDSSRUWGXFKRUpDXWHXU au danseur, car « le ballet est sans doute l’art qui existe le moins en dehors de l’exécutant, étant donné à la fois qu’il ne dispose pas d’un V\VWqPHGHVLJQHVELHQVGp¿QLHWG¶DXWUHSDUWTXHODTXDOLWpGHO¶H[pFXtion y est la plus énergiquement requise. »29 Aussi l’acteur, l’instrumentiste et le danseur sont artistes, ils sont nécessaires à l’œuvre. L’exécution doit en tout cas souscrire à l’exigence de l’œuvre, car il y une « vérité de l’œuvre, indépendante de l’exécution ou antérieure à elle »30. Elle doit rWUH¿GqOHjO¶°XYUHjO¶H[LJHQFHTX¶HOOHSRUWH/¶°XYUHDSSHOOHO¶H[pcution en laquelle elle s’accomplit comme objet esthétique, requérant OXLPrPHODSHUFHSWLRQHVWKpWLTXHSRXUDGYHQLU$LQVLO¶H[pFXWLRQUpYqOH l’être de l’œuvre en l’accomplissant. L’œuvre ne paraît qu’en vertu de l’exécution, et c’est la vérité de l’œuvre qui est visée par elle. Il y a donc, de ce point de vue renouvelé, un cercle, car la vérité de l’œuvre dépend GH O¶H[pFXWLRQ TXL HOOHPrPH Q¶HVW UpXVVLH TXH VL HOOH HVW ¿GqOH j l’œuvre. N’est-ce pas inévitablement céder au relativisme, considérant que toute exécution est sa propre norme, à laquelle elle est donc forcément conforme, l’instituant à mesure qu’elle l’incarne ? Pourtant, il est manifeste que cette exécution se « dénonce elle-même »31, et que nous 27 28 29 30 31
Dufrenne, PLEE, 2, p. 646-656. Dufrenne, PLEE, 1, p. 49, p. 70-71. Ibid., p. 51 et p. 62. Ibid., p. 54. Ibid., p. 57.
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sommes sensibles aux fautes de l’exécution chaque fois que l’apparaître HVWKHWLTXHQ¶HVWSDV¿GqOHjO¶rWUHGHO¶°XYUH(W'XIUHQQHGHFRQFOXUH « Ainsi se résout le cercle : l’œuvre s’accomplit dans l’exécution, mais elle juge en même temps l’exécution où elle s’accomplit. L’exigence qui se réalise, si l’œuvre a d’abord l’être d’une exigence, reste une exigence pour O¶H[pFXWLRQDXWUHPHQWGLWO¶H[LVWHQFHFRQFUqWHTXHO¶°XYUHREWLHQWHVWXQH existence normative : la réalité doit manifester une vérité qui se fait connaître dans cette réalité. »32
Si plusieurs exécutions sont possibles, certaines se donnent comme ne répondant pas à l’exigence de l’œuvre, et « la vérité de l’œuvre, c’est d’être une vérité », accomplissement singulier de l’œuvre. Cet accomSOLVVHPHQWHQYHORSSHXQH©H[LJHQFHLQ¿QLHªTXLVHWUDGXLWWRXMRXUVHQ XQH©UpDOLVDWLRQ¿QLHTXLHVWUpDOLVpHFKDTXHIRLVTXHO¶°XYUHQRXVHVW présente avec assez d’évidence et de rigueur, sans fausses notes, et que WRXWLQYLWHQRWUHSHUFHSWLRQjVDOXHUHQHOOHO¶REMHWHVWKpWLTXHODYpULWp de l’œuvre que nous possédons alors est bien la vérité que l’œuvre impose et qui s’impose à nous. »33 La vérité de l’œuvre se présente non SDVFRPPHXQGRQQpPDLVELHQFRPPHXQHWkFKHUHTXpUDQWODGRFLOLWp de l’exécutant et le spectateur comme témoin. En un sens, tous les arts UHTXLqUHQW XQH H[pFXWLRQ HW RQ D GLW TXH OH SHLQWUH H[pFXWH OH WDEOHDX l’exécution se confondant avec la création. Pourtant, lorsque création et exécution sont distinctes, la création n’est pas désignée par le concept d’exécution, et elle répond donc à une exigence qui lui préexiste. L’œuvre existe d’une existence abstraite, « sans corps sensible »34, mais réelle, et assez impérieuse pour juger son exécution. Lorsque la création HVWO¶H[pFXWLRQOHSKpQRPqQHGHODSUpFHVVLRQSUHQGXQH¿JXUHVLQJXOLqUHTXLHQJDJHXQHSV\FKRORJLHGHODFUpDWLRQO¶DUWLVWHVHQWUHWHQWLUHQ lui un appel auquel il répond par la création de l’œuvre. Ainsi, l’œuvre que porte l’artiste l’aimante comme une exigence à réaliser, elle est une exigence « intérieure au créateur », mais elle n’est « rien qu’il puisse YRLURXLPLWHUª&HWWHH[LJHQFHSUHQGOD¿JXUHjQRXYHDXG¶XQHWUDQVcendance dans l’immanence, propre à l’artiste cette fois, répondant à « ce qui, en lui, n’est pas lui » : « L’exigence ne s’accomplit, le désir qui lui répond ne se satisfait, que par un passage de l’irréel au réel : non pas G¶XQHH[LVWHQFHDEVWUDLWHjXQHH[LVWHQFHFRQFUqWHPDLVGHO¶LQH[LVWHQFH à l’existence, par une création qui, d’un seul coup, à son terme, donne 32 33 34
Ibid., p. 57-58. Ibid., p. 58-59. Ibid., p. 63.
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jO¶°XYUH FHWWH H[LVWHQFH FRQFUqWHª35 Penser cette exigence engage XQHUpÀH[LRQ VXU OH SKpQRPqQH GH O¶LQVSLUDWLRQ LQVpSDUDEOH GX WUDYDLO (du métier), au « point que c’est l’œuvre qui se veut en lui », et c’est en quoi l’œuvre ne se fait pas connaître comme idée à l’artiste, antérieurement à la création, mais comme exigence, qui appelle le passage de l’inexistence à l’existence. En cela, même pour l’artiste, il y a un ©HQVRLªGHO¶°XYUHTXLSRVVqGHODUpDOLWpG¶XQHH[LJHQFHHWQRQFHOOH G¶XQH LGpH TXL ¿JXUHUDLW VD SUpH[LVWHQFH LQYHVWLH SDU FHWWH H[LJHQFH l’artiste éprouve le désir de création qui doit donc être comprise comme une réponse à l’appel. Dans le cas où l’exécution est distincte de la FUpDWLRQ OH SDVVDJH V¶H൵HFWXH DX VHLQ GH O¶H[LVWHQFH GH O¶LQWpULHXU GH l’existence conquise, puisque l’œuvre d’art existe déjà comme ensemble de signes dont l’exécution donne lieu à l’objet esthétique. Ce passage ne peut être convenablement pensé qu’en opérant une série de quatre disWLQFWLRQVUpFXVDQWOHVWURLVSUHPLqUHV 'LVWLQFWLRQHQWUHOHSRVVLEOHHW OH UpHO RU SXLVTXH OH SRVVLEOH Q¶H[LVWH SDV HQFRUH O¶H[pFXWLRQ QH FRQVLVWHGRQFSDVGDQVOHSDVVDJHGXSRVVLEOHDXUpHO FHQ¶HVWSDV non plus le passage de l’irréel au réel, pour la même raison, l’irréel n’étant pas de l’ordre du réel, alors que l’œuvre d’art est réelle, ou du PRLQVQ¶HVWSDVLUUpHOOHDXVHQVG¶LPDJLQDLUH O¶H[pFXWLRQQ¶HVWSDV le passage de l’absence à la présence, car l’œuvre n’est pas absente, et elle témoigne d’une indéniable présence, inaccomplie cependant. Ce qui conduit à la distinction pertinente. (4) Distinction entre l’exigence HW VRQ DFFRPSOLVVHPHQW ©O¶°XYUH pFULWH HVW GpMj IRUPpH HW Q¶DWWHQG que sa métamorphose, qu’elle impose à l’exécutant ». Il s’agit donc d’un passage de l’abstrait au concret : les signes qui composent l’œuvre WpPRLJQHQWG¶XQHH[LVWHQFHDEVWUDLWHDORUVTXHVRQH[pFXWLRQOXLFRQIqUH XQHH[LVWHQFHFRQFUqWHFHVVLJQHVVHPDQLIHVWDQWVHORQOHXUH[SUHVVLRQ sensible. Il y a donc des « degrés d’existence » de l’abstrait au concret. /¶DFWH GH FUpDWLRQ H൵HFWXH OH SDVVDJH GH O¶DEVWUDLW DX FRQFUHW j XQH existence sensible qui équivaut au passage de l’être à l’apparaître V ¶H൵HFWXDQW j ©O¶LQWpULHXU PrPH GX UpHOª$ORUV O¶°XYUH DFTXLHUW OD « plénitude de son être »36. À cette concrétisation de l’exécution répond ODFRQVpFUDWLRQTXHOHSXEOLFDSSRUWHjO¶°XYUHSXLVTXHO¶°XYUHV¶DFKqYH alors, il lui permet d’« accomplir son être » : le spectateur assure l’« épiphanie de l’objet esthétique »37. Ainsi, un tableau est un ensemble 35 36 37
Ibid., p. 64-65. Ibid., p. 71. Ibid., p. 82-83.
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heureux et nécessaire de couleurs, qui sans le regard qui les perçoit, se réduisent à des vibrations, ou des longueurs d’ondes. Or, le spectateur contribue à l’épiphanie de l’objet esthétique en tant que témoin. L’essentiel de notre propos consiste désormais à examiner cette notion de témoin — le témoin et son aliénation. Nous pourrons alors décrire au mieux l’expérience esthétique en tant qu’elle consiste en une perte, synonyme d’aliénation (qui engage un enchantement ou une jouissance esthétique), HWQRXVVHURQVDPHQpVjVXLYUHO¶DSSURIRQGLVVHPHQWGHODUpÀH[LRQGXIUHQnienne depuis les années cinquante jusqu’aux années soixante-dix.
2/ La perte et la jouissance L’expérience esthétique suppose une aliénation du spectateur dans l’objet, ou un envoûtement indique Dufrenne et, ajoute-t-il, le « témoin n’est pas un spectateur pur, mais un spectateur engagé — dans l’œuvre même ». Ainsi le tableau exige que je me laisse hanter par la couleur, investir et habiter par le monde de l’œuvre que nous décrirons par la suite. Il porte alors témoignage du monde, en assure la consécration et l’accomplissement. Aussi est-ce l’œuvre qui a l’initiative, Dufrenne conjurant le subjectivisme comme l’idée d’une conscience transcendantale, constituante: « Être témoin, c’est s’interdire de rien ajouter à l’œuvre, car l’œuvre s’impose au spectateur aussi impérieusement qu’à l’exécutant. »38 La phénoménologie de l’expérience esthétique déjoue ainsi le transcendantalisme pour lequel les objets d’expérience sont constitués par la conscience : « Le spectateur, qui est tout yeux et tout oreilles, se voue sans réserve à l’épiphanie de l’objet, et l’intention perceptive culmine dans une VRUWHG¶DOLpQDWLRQFRPSDUDEOHjO¶DOLpQDWLRQGXFUpDWHXUTXLVHVDFUL¿HDX[ exigences de la création. »39 Cette aliénation consiste à être sous l’emprise GH O¶REMHW HVWKpWLTXH HOOH V¶H൵HFWXH GDQV OD VXVSHQVLRQ GH WRXW LQWpUrW SUDWLTXHRXLQWHOOHFWXHO6HXOOHPRQGHGHO¶REMHWHVWKpWLTXHHVWGqVORUV perçu et habité par le sujet et il surgit depuis l’apparence en sa dimension expressive. Précisons le sens de cette aliénation. Elle engage une perte par laquelle je me conquiers si bien que l’alternative entre être soi et s’ouvrir DXPRQGHV¶DYqUHFDGXTXH2UODSHUWHGRQWLOHVWTXHVWLRQV¶DFFRPSDJQH G¶XQHMRXLVVDQFHTX¶LOIDXWTXDOL¿HUGHMRXLVVDQFHRQWRORJLTXH²PLHX[ théorisée dans les années soixante-dix : voilà ce qu’il importe de décrire pour penser l’expérience esthétique. 38 39
Ibid., p. 96. Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 55.
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L’aliénation esthétique Commençons par distinguer deux acceptions du concept d’aliénation, l’une positive, cœur de l’analyse, et l’autre négative. D’abord DOLpQDWLRQ VLJQL¿H LQDXWKHQWLFLWp FHOOH G¶XQ KRPPH WHQX j GLVWDQFH GH lui-même en raison de l’éloignement à l’égard du monde, à force de se FRQ¿HUjXQPRQGHWpQXpYLGp0DLVDOLpQDWLRQVLJQL¿HDXVVLse gagner à la mesure de cette perte au sein des mondes esthétiques. L’aliénation implique alors que la « subjectivité est sublimée » parce que s’engage XQ ©VDFUL¿FH GH OD VXEMHFWLYLWpª FDSWLYpH SDU O¶REMHW HVWKpWLTXH (OOH consiste donc en un mouvement de transcendance : elle éveille « le sentiment qui s’éveille lorsqu’on renonce à tout sentiment, à tout retour sur soi, pour être à l’objet »40 )RUPXOH GpFLVLYH O¶DOLpQDWLRQ VH Gp¿QLW SDU la suspension de tout sentiment au sens des préférences qui viennent GHO¶LGLRV\QFUDVLH HW GH OD FXOWXUH YRLUH GH O¶LGpRORJLH D¿Q G ¶DFFXHLOOLU l’œuvre comme telle. Alors le sentiment esthétique dévoile l’expressivité VLQJXOLqUHGHO¶REMHWHVWKpWLTXH/DVXLWHH[SOLTXHTXHO¶DOLpQDWLRQHVWKptique ne va pas sans une certaine violence, et il en est de même dans l’amour, qui naît en faisant taire les autres sentiments, puisque, désormais, le monde rayonne depuis le monde de l’autre. Cette neutralisation esthétique et érotique des sentiments est le ressort de l’éveil du sentiment HVWKpWLTXHHWpURWLTXH TXLSRVVqGHXQHIRQFWLRQGHFRQQDLVVDQFH,OIDXW bien sûr s’entendre sur la connaissance dont il est question, car le sentiment est aux antipodes de la connaissance objective, mais il est de l’ordre GXGpYRLOHPHQWGHODFRQQDLVVDQFHFRPPHPRQVWUDWLRQXQHSURFKDLQH section le développe pleinement. Dufrenne l’explique par ailleurs en distinguant le goût et les goûts : « Le goût peut orienter les goûts, mais aussi aller contre eux : je n’aime pas cette œuvre, mais je suis capable de l’estimer, je la reconnais. Alors que les goûts sont déterminés, le goût n’est pas exclusif. Avoir du goût, c’est être capable de jugement au-delà des préjugés et des partis pris. Ce jugement HVWFDSDEOHG¶XQLYHUVDOLWpFRPPH.DQWO¶DYX0DLVSRXUTXRL"3DUFHTX¶LO ne requiert de moi que mon attention à l’objet et qui se juge elle-même. »41
Les goûts sont déterminés car ils dépendent largement de la culture, tout en traduisant les préférences dites personnelles, subjectives. Pour autant, il ne faut pas confondre les goûts et le goût, requérant au contraire O¶pSRFKq GHV JRWV GHV LQFOLQDWLRQV VXEMHFWLYHV HW FHWWH VXVSHQVLRQ HVW appelée par l’œuvre qui requiert l’attention. L’œuvre se juge en moi en 40 41
Dufrenne, PLEE, 1, p. 99. Idem.
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CHAPITRE PREMIER
IRQFWLRQGHODQRUPHVLQJXOLqUHTX¶HOOHLQYHQWHHWGHODPDQLqUHGRQWHOOH y répond. Le jugement porte sur la plénitude de cet accomplissement. Aussi l’œuvre me détourne de moi-même, et « réprime ce qu’il y a de particulier (soit d’empirique, d’historiquement déterminé, soit de capriFLHX[ GDQVODVXEMHFWLYLWpSOXVH[DFWHPHQWHOOHFRQYHUWLWOHSDUWLFXOLHU en universel, elle impose au témoin d’être exemplaire. » Et Dufrenne d’ajouter : « Elle invite la subjectivité à se constituer comme pur regard, libre ouverture sur l’objet, et le contenu particulier de cette subjectivité j VH PHWWUH DX VHUYLFH GH OD FRPSUpKHQVLRQ DX OLHX GH O¶R൵XVTXHU HQ faisant prévaloir ses inclinations. L’œuvre d’art est une école d’attention. »42 Cette répression, ou ce refoulement esthétique du particulier, des JRWV V¶H൵HFWXH j OD PHVXUH GH O¶°XYUH TXL LPSRVH VD PHVXUH TXL OD donne, et l’aliénation consiste à être attentif à cette mesure, à s’ouvrir à l’œuvre en suspendant ce qui entrave son accueil, ou interdit la disponibilité au monde qui irradie depuis sa matérialité sensible. Devenir libre ouverture à l’œuvre, voilà une capacité qui appartient à l’humaine condition, chacun pouvant laisser l’objet esthétique résonner en lui, se faire l’écho du monde esthétique qu’il porte, et juger cette œuvre en fonction d’elle-même, selon sa plénitude propre. Si la compréhension d’une œuvre, dans le sentiment, peut être aiguisée par un apprentissage, il s’agit toujours d’être le témoin de l’objet esthétique, et c’est en quoi le jugePHQW HVWKpWLTXH R൵UH O¶XQLYHUVDOLWp TXH .DQW HQYLVDJH 2Q QH VDXUDLW mieux décrire l’expérience esthétique qui consiste à se faire le témoin de l’œuvre en un pur regard, qui courtise pour ainsi dire sa propre aliénation, FDULOV¶DJLWGHVHIDLUHO¶pFKR¿GqOHG¶XQDXWUHGHFHWDXWUHTX¶HVWO¶°XYUH G¶DUW/D¿GpOLWpHQTXHVWLRQFRQVLVWHVHXOHPHQWjQHSDVMXJHUO¶°XYUH selon des normes venues d’ailleurs, mais selon elle-même, et c’est en quoi le témoin actualise ce qu’il y a d’universel dans l’humain. S’il est vrai que le témoin exauce l’œuvre en répondant à son appel, il se voit lui-même exhaussé, c’est-à-dire « hausser à l’universel ». L’aliénation esthétique est donc aussi une élévation à l’humanité en soi, si bien que O¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHSRVVqGHXQH©VLJQL¿FDWLRQKXPDQLVWHª43. Les préférences demeurent irréductibles, et il est donc question de se perdre pour se gagner en un premier sens, de s’éveiller à l’universel de l’humaine condition, sans que les goûts ne soient en eux-mêmes réformés. La diversité persiste, et il ne s’agit pas d’apprécier l’œuvre en question, mais bien de la reconnaître, de prononcer un jugement esthétique quant à sa plénitude, inséparable de sa profondeur exhalant un 42 43
Ibid., p. 100-101. Ibid., p. 110, p. 108.
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monde. Aussi l’aliénation se confond avec un « envoûtement » par l’objet esthétique, et c’est en ce sens que le témoin n’est pas un « spectateur pur », mais un « spectateur engagé — dans l’œuvre même »44. À la fois le témoin est pur regard mais il ne se tient pas pour autant à distance de l’objet esthétique, il est investi par lui, pénétré et possédé par lui, le pur accueil permettant l’engagement dans l’œuvre. La perte que l’expérience HVWKpWLTXHSURYRTXHSRVVqGHXQHDXWUHDFFHSWLRQVDQVTX¶HOOHQHYLHQQH GpPHQWLUODSUHPLqUHQRXVO¶pYRTXLRQVHOOHVXVFLWHODperte du moi — du sujet ayant ses préférences, se tenant à distance du monde, pris par ses représentations — pour se gagner comme soi, c’est-à-dire comme un sujet faisant l’expérience du monde dans le sentiment qui enveloppe notre communion avec le monde. Pour le comprendre — comme cela devient manifeste dans le courant des années soixante-dix —, il faudra introduire la question du désir ontologique, ou de présence, déjà évoqué, HW Gp¿QL HQ UDSSRUW DYHF O¶pYpQHPHQW GH QRWUH QDLVVDQFH OH GpVLU GX monde est corrélatif de la séparation natale à son égard. L’essentiel est ici que ce désir s’accomplit un moment dans l’expérience esthétique. 'qV ORUV HOOH HVW GpVLQWpUHVVpH ² HOOH VXVSHQG OHV LQWpUrWV WKpRULTXHV et pratiques — tout en exauçant le désir ontologique, si bien qu’elle suscite une jouissance irréductible au plaisir. 2Q HQWUHYRLW XQ GL൵pUHQG DYHF .DQW GHSXLV XQ IRQG WKpRULTXH partagé45. Dans l’expérience de l’agréable, l’objet se perd en moi, loin que je me perde en lui et que j’en sois le témoin qui l’accueille librement. ,OIDXW HQ FHOD GLVWLQJXHU OH EHDX GH O¶DJUpDEOH HW rWUH WUqV YLJLODQW j l’égard de la notion de plaisir esthétique, ajoute Dufrenne, car elle renvoie à celle de jouissance. Aussi le « seul plaisir qui nous ait paru un ingrédient nécessaire de l’expérience esthétique est celui que le corps éprouve à se sentir à l’aise avec l’objet, et de connivence avec lui. »46 Dufrenne demeure ¿GqOHjFHWWHGLVWLQFWLRQNDQWLHQQHGHO¶DJUpDEOHHWGXEHDXPDLVLOSUpFLVH SDUODVXLWHGDQVOHVHQVG¶XQLQÀpFKLVVHPHQWTXHOHSODLVLUHVWKpWLTXH pSURXYp j O¶DXQH GH OD FRQQLYHQFH DYHF O¶REMHW SUHQG OD ¿JXUH G¶XQH jouissance esthétique irréductible au plaisir synonyme lui-même de 44
Ibid., p. 93. Dufrenne, PLEE, 2, p. 527. « Lorsque l’art abandonne les lieux où il était à la IRLV UHFRQQX HW FRQ¿VTXp ORUVTX¶LO GHVFHQG GDQV OD UXH ORUVTX¶LO V¶LQVqUH GDQV OD YLH quotidienne, il cesse d’être un monopole, il s’adresse à tous, sans être pour autant un art de masse, sans se renier. Mais en même temps il n’en appelle plus à la déférence, à une FRQWHPSODWLRQH[TXLVHjXQSODLVLUGHERQWRQLOLQYLWHjODIDPLOLDULWpLOSURYRTXHDXMHX HWjODMRXLVVDQFH,OOLEqUHHWUpMRXLW$XVVLSHXWRQGLUHTX¶DORUVODIRQFWLRQGHO¶DUWQ¶HVW SDVVHXOHPHQWFULWLTXHPDLVPLOLWDQWHODUpYROXWLRQGDQVO¶DUWSUp¿JXUHHWDPRUFHODUpYRlution dans la société. » (« Les Métamorphoses de l’Esthétique », EPh2, p. 43, et p. 44). 46 Dufrenne, PLEE, 2, p. 528. 45
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l’agréable. La notion kantienne d’un plaisir désintéressé est examinée et se voit récusée, car l’expérience esthétique ne consiste pas en la seule contemplation, elle enveloppe une communion charnelle, sensuelle, et non seulement sensible47 — ce que nomme la notion de participation. C’est en quoi le plaisir esthétique est rapproché par la suite de l’orgasme48, accomplissant un moment le désir en sa dynamique ontologique. Or l’une GHVQRYDWLRQVGHODUpÀH[LRQNDQWLHQQHIXWGHSHQVHUTXHOHSODLVLUHVWKptique, distinct de l’agréable, ne résulte pas de la satisfaction d’un désir, et c’est en quoi il s’agit d’une satisfaction libre, entretenant une relation désintéressée à l’objet beau. Mais Dufrenne ne prend pas purement et simplement le contre-pied de la position kantienne, assimilant le plaisir esthétique à l’agréable car le plaisir esthétique n’accomplit pas un désir SDUWLFXOLHUPDLVELHQOHGpVLUTXLGp¿QLWO¶KXPDLQHFRQGLWLRQjVDYRLUOH GpVLURQWRORJLTXHTXLSUHQGDXVVLOD¿JXUHG¶XQGpVLUGHEHDXWpHQJDJHDQW la suspension des désirs, ou des besoins, comme des intérêts particuliers. La question décisive porte alors sur la détermination du désir en question, et le sens ontologique du plaisir esthétique. Il importe d’abord d’ajouter que le plaisir esthétique, qui naît de l’épreuve de la connivence avec le monde (réalisant le désir de réconciliation ontologique), enveloppe aussi, GH PDQLqUH YDULDEOH OH VHQWLPHQW GX VXEOLPH HQ WDQW TXH FHWWH pSUHXYH connivente est toujours également celle du monde en son immensité, et il y a une dimension « sauvage »49 dans le sublime qu’il faudra aussi interroger. Rapprocher le plaisir esthétique de l’orgasme implique en tout cas G¶LQÀpFKLUFHUWDLQHVSRVLWLRQVGpIHQGXHVGDQVODPhénoménologie de l’expérience esthétique, et il faut donc indiquer la proximité et la distance entre ces deux expériences. La proximité entre admiration esthétique et l’amour, précise alors Dufrenne, tient à ceci que devant l’objet esthétique ou devant l’autre, je suis désarmé50, dans une attitude d’accueil, non de transformation et, de surcroît, l’expérience esthétique, comme l’expérience amoureuse, requiert un « don de soi », puisque faire de l’objet esthétique un moyen, c’est ravaler l’esthétique au rang de l’agréable, et lorsque l’autre n’est plus que le moyen d’aventures, il n’est pas aimé pour luiPrPH /D GL൵pUHQFH GH O¶HVWKpWLTXH HW GH O¶pURWLTXH WLHQW DORUV SRXU l’essentiel, à ce que l’amour appelle l’union et l’esthétique la distance, si bien que l’amour — requérant l’union — enveloppe un désir, l’autre 47
Dufrenne, « Les Métamorphoses de l’Esthétique », EPh2, p. 16. Ibid., p. 47. Nous avons abordé cette question dans « Figures de l’Éros : l’esthétique et l’érotique », in Recherches philosophiques, n° 7, 2018. 49 Dufrenne, PLEE, 2, p. 528. 50 Ibid., p. 532. 48
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se donnant comme irremplaçable — « sans l’être aimé, je ne suis plus moi-même, et ma vie n’a pas de sens »51 — alors qu’il n’y a pas de désir en ce sens pour l’objet esthétique, si bien que le plaisir esthétique (apaise et charme) est lui-même irréductible au plaisir sexuel, ou érotique (emporté et orageux). Pourtant, une fois le statut du désir pleinement mis en évidence, l’expérience esthétique sera décrite comme un accomplissePHQWRQWRORJLTXHGHO¶RUGUHG¶XQHMRXLVVDQFHFRVPLTXH'qVORUVFHWWH expérience marque une réalisation du désir ontologique d’autant que le plaisir esthétique est éprouvé lors de l’épreuve de la matérialité charnelle de l’œuvre, dans un corps-à-corps avec elle. C’est en quoi l’expérience esthétique est de l’ordre de la participation et engage l’aliénation décrite, ORLQG¶rWUHXQHFRQWHPSODWLRQGpVD൵HFWpHSXUGpVLQWpUHVVHPHQW /DGLIIpUHQFHGHO¶HVWKpWLTXHHWGHO¶pURWLTXHGHPHXUHOHGpVLUpURWLTXHSRVVqGH H൵HFWLYHPHQWXQFDUDFWqUHHPSRUWpHWXQHLQWHQVLWpDEVHQWHGDQVO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHFHWWHGL൵pUHQFHWURXYDQWjV¶H[SOLTXHUHQUDLVRQGHOD SUpJQDQFHGXUDSSRUWjO¶DXWUHTXLSRVVqGHXQHSULRULWpH[LVWHQWLHOOH/H GpVLUpURWLTXHWURXYHDORUVXQHVLJQL¿FDWLRQH[LVWHQWLHOOHHWPpWDSK\VLTXH SHUPHWWDQWGHUHQGUHFRPSWHGHODSXLVVDQFHGXSKpQRPqQHDPRXUHX[ son trouble venant en outre des intermittences du cœur qui impliquent l’inquiétude des amants. L’aliénation esthétique engage une perte ou une suspension des désirs mais c’est le soi qui s’éprouve alors dans son épreuve du monde singulier que l’objet esthétique enveloppe. Il y a une réciprocité entre la conquête de l’intimité à soi et celle de la profondeur GHFHTXLVHGRQQH'qVORUVGpFULUHO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXH²HWO¶DOLpnation qu’elle implique — suppose de comprendre l’alliance — dans le champ esthétique — de l’intime et de la profondeur. L’intime et la profondeur Revenons à l’acquis de notre démarche : l’expérience esthétique est une perte selon laquelle pourtant le soi advient à lui-même dans son épreuve de l’objet esthétique. La perte — dont l’expérience esthétique est l’occasion — suscite un gain existentiel majeur : je gagne une profondeur répondant à la profondeur du monde expérimenté, m’enrichissant de sa richesse, et cet enrichissement équivaut à la conquête d’une intiPLWp,O\DGHFHSRLQWGHYXHHQFRUHXQHSUR[LPLWpDYHFOHSKpQRPqQH amoureux, puisque l’amour est « cette attente d’une conversion par l’attention à l’autre »52, au monde qu’il exhale et par lequel, désormais, 51 52
Ibid., p. 534-535. Ibid., p. 503.
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OHPRQGHV¶RXYUH$PRXUHX[MHPHGpIDLVGHVDUWL¿FHVTXLPHUHWLHQQHQW à la surface de moi-même et m’empêchent de me trouver. Dans l’amour, tout dévoué à l’autre, ouvert à lui de tout mon être, je coïncide avec moimême en vertu de cette extase vers lui. Ce paradoxe est ce que l’amour QRXV LQYLWH j SHQVHU XQH RXYHUWXUH TXL VHFUqWH XQH LQWLPLWp 'XIUHQQH écrit de ce point de vue : « Être profond, c’est se situer à un certain plan où l’on devient sensible par tout son être, où la personne se rassemble et s’engage. On le comprend par FRQWUDVWH DYHF FHV PDQLqUHV G¶rWUH LQGL൵pUHQWHV GpWDFKpHV VXSHU¿FLHOOHV ROHVXMHWQ¶HVWSDVYUDLPHQWVRLF¶HVWDORUVTX¶LOYLWDXJUpGHO¶LQVWDQW sans projets et sans mémoire, dans un temps qui n’est que succession et non reprise et engagement, comme ses actes ne sont que mouvements, justiciables de la causalité qui est l’ordre de ce temps. Être profond, c’est refuser d’être chose, toujours extérieur à soi, dispersé et comme écartelé dans la consommation des instants. C’est se faire capable d’une vie intéULHXUHVHUDVVHPEOHUHQVRLHWDFTXpULUXQHLQWLPLWp>«@ª53
L’intimité est à la fois ce qui s’acquiert et ce qui se découvre, ce qui s’invente et ce qui surgit des profondeurs, à l’occasion de l’épreuve GX PRQGH 6¶LO HVW YUDL TXH OH JRW HVW XQLYHUVHO j OD GL൵pUHQFH GHV goûts, il dépend aussi de l’a priori existentiel de chacun, qui rend dispoQLEOH GH IDoRQ SULYLOpJLpH j GL൵pUHQWHV GLPHQVLRQV GX PRQGH HW GHV autres. Ainsi, l’ouverture est également une rétrocession, et l’intimité est la conquête des profondeurs du soi à la mesure de la profondeur du monde exploré, sur le visage d’un autre ou au prisme d’un objet esthétique. Bref, l’intime se creuse en même temps que je m’ouvre au monde, si bien qu’il n’y a d’immanence à soi que dans la transcendance vers le monde. Je ne m’adviens à moi-même que selon cette altérité qui n’est pas une pure altérité, sans nulle connivence ontologique avec celui qui en fait l’épreuve, sans quoi la donation ne serait pas même possible. &¶HVW HQ TXRL O¶DGYHQXH GH VRL GDQV O¶DXWUH SUHQG DXVVL OD ¿JXUH GH OD découverte de soi, par laquelle je suis sensible à cet autre singulier de façon privilégiée. Il y a en vérité un chiasme du singulier et de l’universel car, dans l’expérience esthétique, je prends conscience de l’humaine FRQGLWLRQHQXQHJXLVHVLQJXOLqUH-HPHGpSRXLOOHGHODVXUIDFHGHPRL PrPHTXLPHUHQGpWUDQJHUjPRLPrPH&RQ¿QpjFHWWHVXUIDFHMHQH suis investi nulle part, je suis extérieur à moi-même, dispersé en instants sans unité, alors que l’expérience esthétique, et l’amour, provoquent à la
53 Ibid S QRXV UHQYR\RQV j QRWUH DUWLFOH ©)LJXUHV GH O¶eURV O¶HVWKpWLTXH et l’érotique », publiés dans les Recherches philosophiques, n° 7, 2018.
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IRLVXQL¿FDWLRQSURIRQGHXUHWLQWLPLWpjVRL1RXVOHVXJJpULRQVTXDQW à cette compréhension de l’intime, de l’esthétique et de l’érotique, 'XIUHQQH QH FHVVH G¶DSSURIRQGLU VHV DQDO\VHV TXL SUHQQHQW XQH ¿JXUH accomplie dans « Pour une philosophie non théologique », « Les MétaPRUSKRVHVGHO¶(VWKpWLTXHªRXHQFRUHGDQV©9HUVO¶RULJLQDLUH«ª À l’occasion d’une description des conditions de l’expérience esthétique, prenant à la fois le point de vue du spectateur et celui du créateur, Dufrenne précise alors ce qu’il en est de la jouissance esthétique et réinvestit la question de l’intime et de la profondeur. Ces conditions sont au nombre de trois. 1/ Que sa pratique soit un jeu, qui n’exclut pas l’apprentissage ni le travail car le jeu soustrait à l’utile et au rationnel : « on joue pour rien », et cette gratuité du jeu implique la « liberté du joueur, une liberté active ». Le joueur-artiste joue avec la matière et déjoue la résistance des choses ou des hommes, il se joue de l’obstacle — que ce soit la résistance matérielle, ou celle du pouvoir dans le champ SROLWLTXH ² j OD GL൵pUHQFH GX MRXHXU SDVVLI GDQV OHV MHX[ GH KDVDUG 2/ La seconde condition est que cette « liberté soit heureuse », qu’elle engage un plaisir attaché à l’expérience esthétique qu’il faut comprendre ©DXWUHPHQW TXH .DQWª FDU LO HVW XQH MRXLVVDQFH TXL D൵HFWH DXVVL ELHQ le créateur que le spectateur : « si tourmenté que soit parfois la création, VL GL൶FLOH O¶HQWUHSULVH O¶DQJRLVVH RX OD SHLQH QH YRQW SDV VDQV SODLVLU XQHJUqYHHVWEHOOHVLHOOHHVWMR\HXVH-RXHUDYHFOHPDWpULDXF¶HVWIDLUH O¶DPRXU DYHF XQH FKDLU TXL j OD IRLV UpVLVWH HW FqGH FRPPH XQH JODLVH DYHF ODTXHOOH %DFKHODUG GpFULW O¶HPSRLJQDGH GH ³O¶LPDJLQDWLRQ PDWpULHOOH´OHSODLVLUHVWKpWLTXHHVWFHOXLGHO¶RUJDVPHRO¶LQGLYLGXV¶pSURXYH en se perdant (et qui sait si, dans des cas limites, certains — Mallarmé devant la page blanche, Marilyn Monroe devant la caméra, l’émeutier devant la police — ne font pas l’amour avec la vraie mort ?). » Le plaisir HVWKpWLTXH HVW XQH MRXLVVDQFH FKDUQHOOH TXL SRVVqGH XQH SXLVVDQFH FRVmique de dévoilement : jouer avec le matériau consiste dans cette épreuve charnelle, sensuelle et sensible à la fois. 3/ Et Dufrenne d’ajouter à proSRVGXVSHFWDWHXUpQRQoDQWODWURLVLqPHFRQGLWLRQ©&HWWHMRXLVVDQFHOH produit la communique au récepteur : la perception sauvage à son tour fait l’amour avec l’œuvre, et l’art sera populaire quand le public en jouira sans façon. Or la jouissance scelle pour un moment l’accomplissement GX GpVLU OD WURLVLqPH FRQGLWLRQ GH O¶H[SpULHQFH HVWKpWLTXH ² HW QRXV aurions pu la placer en seconde place —, c’est que le jeu soit inspiré, que le désir l’inspire et s’y exprime. »54 Ces trois conditions de l’expérience 54
Dufrenne, « Les Métamorphoses de l’Esthétique », EPh2, p. 46-47.
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esthétique ne sont bien sûr nullement des déterminations qui n’auraient pas de rapports, elles forment un nexus cohérent, dont chaque élément appelle l’autre comme son complément essentiel. Elle est de l’ordre du jeu, consiste en un accueil soustrait à l’empire de l’utile, de l’action et de la connaissance objective. Le spectateur est appelé par l’apparaître, requis par le sensible en sa texture propre, et le rapport à cette texture sensible HVWGHO¶RUGUHGHODMRXLVVDQFH(OOHQHXWUDOLVHHQH൵HWOHSODLVLUTXHSURcure l’objet commun, et engage une expérience hors norme, à la mesure de l’œuvre qui est elle-même hors norme, et suscite un plaisir sauvage, TXL HVW GRQF GH O¶RUGUH GH OD MRXLVVDQFH&H SODLVLU SRVVqGH XQH GRXEOH détermination corrélative, celle de briser les codes et de provenir d’une FRPPXQLRQ FKDUQHOOH DYHF OD PDWLqUH GH O¶°XYUH GDQV l’intimité d’une rencontre : la jouissance est un plaisir anarchique et sensuel. Ces deux FRQFHSWVGp¿QLVVHQWH൶FDFHPHQWFHWWHGRXEOH GpWHUPLQDWLRQGH O¶H[Sprience évoquée. On sait par ailleurs que l’expérience sensuelle de l’œuvre suscite une forme de jouissance esthétique, parente de l’expérience érotique. Elle répond à un désir en l’homme et, plus encore, elle exauce la dynamique du désir qui est ontologique. Dans cette perspective, l’alliance de l’intime et de la profondeur se rejoue et se creuse en gagnant une dimension pleinement cosmologique. Revenons au désir qui suppose à la fois l’absence et la présence, l’absence se donnant toujours sur fond de présence. Or, l’expérience esthétique, comme l’expérience érotique, permet l’accomplissement du GpVLU RQWRORJLTXH (OOH HVW HQ H൵HW O¶H[SpULHQFH G¶XQH FRPPXQLRQ DYHF l’œuvre et avec le monde, elle permet l’épreuve de notre familiarité avec lui, et accomplit ainsi le désir d’union cosmique. Parce que l’homme naît séparé du monde, il évolue en régime de séparation, de perte ontologique, et c’est ainsi qu’il advient comme un moi séparé, à distance du monde. Cependant, cette distance n’est pas absolue, elle n’équivaut pas à une sortie hors du monde, à une échappée ontologique qui n’aurait aucun sens et s’évanouirait du fait de la contradiction ontologique qu’elle implique. 2UO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHSUHQGOD¿JXUHG¶XQHperte de la perte, d’une conjuration esthétique de la perte métaphysique, et comme telle, elle accomplit le désir ontologique au prisme de l’expérience de la communion. La perte métaphysique est sans rupture, car, dans le cas inverse, le sujet ne serait plus, faute d’une appartenance à l’être. Il s’agit d’une séparation au sein du monde et, de même, la communion esthétique n’équivaut SDV j XQH VWULFWH FRQIXVLRQ TXL LPSOLTXHUDLW XQH FRQVFLHQFH QXOOL¿pH HW partant, l’absence de toute expérience. Le paradoxe de l’humaine condition est celle d’une séparation au sein de l’immanence, qui engage une
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double tendance propre à cette existence : une tendance à la communion, à l’immersion dans le monde, et une tendance à la séparation, à la distance qui s’accuse dans l’objectivation du monde. Il y a pourtant une vocation de l’homme à la séparation car il existe sous le signe de la séparation du fait de sa naissance : la séparation natale marque son apparition, si bien qu’il existe d’abord sous ce registre de la séparation et tend vers elle. Cette tension est corrélative de la modalité de son apparition dans l’être, et c’est elle qui préside à son existence. Mais il est animé du même coup d’une contre-tendance, car la naissance n’est pas simple séparation, elle est une séparation dans l’immanence cosmique qui instille le désir de l’immanence, de l’unisson avec le monde, de la présence cosmique. Or l’expérience esthétique est l’occasion de cette intimité avec le monde, d’une intimité expressive par laquelle le sujet fait l’épreuve du monde GHSXLV O¶LPPDQHQFH GH VD GRQDWLRQ &HWWH H[SpULHQFH V¶H൵HFWXH LO HVW vrai, sous le signe de la perte, car elle suppose la suspension de la séparation comme de tout ce qui y contribue, ce que Dufrenne appelle le moi. Ainsi lesJRWVOHVSUpIpUHQFHVSHUVRQQHOOHVVRQWQHXWUDOLVpHVDXSUR¿Wdu goût, et c’est en quoi cette perte est vécue avec une certaine violence55. Elle suppose une déprise, un dépouillement, qui est la condition d’une ouverture, ou plutôt, cette déprise est la condition d’une immersion ou d’une plongée dans la profondeur du monde où s’atteste l’intimité à soi conquise selon la désappropriation en question. &HWWHH[SpULHQFHV¶H൵HFWXHGDQVODVXVSHQVLRQGHFHTXLTXDOL¿HOD vie ordinaire, le moi est immergé dans le monde sans être absorbé par lui — perte sans négation, annulation sans nullité. En ce sens, la séparation métaphysique appelle un désir de « naître à un autre monde », ce TXLVLJQL¿H©V¶\SHUGUHVDQV\PRXULUHQVHVHQWDQWHQ¿QFKH]OXLWRXW dans le Tout »56. La jouissance est donc inséparable de la violence du dépouillement à l’égard du moi, et cette perte est la perte esthétique de ODSHUWHPpWDSK\VLTXHO¶D൵HFWLYLWpGHODSHUWHpWDQWpTXLYRTXHHOOHUDVsemble aussi bien l’angoisse de la déprise que la jouissance de la comPXQLRQ &HWWH DPELYDOHQFH SRVVqGH XQ VHQV PpWDSK\VLTXH FDU HOOH réfracte l’ambivalence de notre naissance, celle d’une séparation intracosmique. Par elle, l’homme s’advient comme un moi séparé, travaillé par les habitus de la séparation que l’expérience esthétique suspend en arrachant l’individu à lui-même. Il perd alors les plaisirs intracosmiques SRXUJDJQHUXQHMRXLVVDQFHRQWRORJLTXHSODLVLUVTXLVHGRQQHQWGDQVOH 55 56
Dufrenne, « Vers l’originaire », EPh2, p. 97. Dufrenne, « Les Métamorphoses de l’Esthétique », Ibid., p. 27.
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manque du monde, et entraînent une inévitable insatisfaction ontologique alors que la jouissance se donne comme un accomplissement ontologique mêlé de la violence de la perte : je m’absente à moi-même pour me retrouver dans l’immanence du monde. Dufrenne l’explique avec une rigueur remarquable : « La jouissance est alors proprement cosmique, au lieu que le plaisir est, au sens le plus mesquin du mot, mondain. »57 CosPLTXHHWPRQGDLQUHQYRLHQWHQSUHPLqUHDSSURFKHDXPrPHVLJQL¿pj VDYRLUOHPRQGHSRXUWDQWODGL൵pUHQFHHVWUDGLFDOHOHPRQGDLQUHQYRLH à notre rapport objectivé au monde, qui peut être idéologisé. Le plaisir recouvre donc aussi bien la satisfaction de besoins, des goûts ou des préférences personnelles, que des désirs idéologisés, ou aliénés en un VHQVSpMRUDWLIFHWWHIRLVLQDXWKHQWLTXHV&RVPLTXHTXDOL¿HODVDWLVIDFWLRQ GXGpVLURQWRORJLTXHTXLV¶pSDQRXLWGDQVODSUpVHQFHGXPRQGHHWFHWWH MRXLVVDQFH HVW GRXEOHPHQW D൵HFWpH '¶XQH SDUW HOOH HVW pYHLOOpH GHSXLV la violence de la suspension du moi et, d’autre part, elle est inséparable GX YHUWLJH GH O¶DEDQGRQ j OD SXLVVDQFH GX IRQG TXL D൷HXUH DX VHLQ GH l’expérience esthétique. Nos développements ultérieurs le montrent davantage, précisons à nouveau que le désir ontologique prend la forme d’un désir de beauté, c’est-à-dire d’harmonie avec le monde qui, cependant, est inséparable du sublime car l’expérience esthétique est le presVHQWLPHQWGXPRQGHHQVDSXLVVDQFHLQ¿QLH(WLQGLTXH'XIUHQQH©$ORUV le sentiment du fond ne s’éprouve pas seulement dans la fascination, mais dans la jouissance. Devant l’abîme, j’ai le vertige : je suis tenté de sombrer pour aller surprendre un secret qui exige mon abandon. »58 Violence de l’arrachement et vertige de l’abîme, la jouissance est une extase qui FRPSRUWHLQWULQVqTXHPHQWXQHFHUWDLQHYLROHQFHRXLQWHQVLWpFRPSDUDEOH jOD©YLROHQFHDOOqJUHHWWHQGUHGHO¶RUJDVPHª&¶HVWXQplaisir sauvage qui soulève par la co-naissance au monde dont il procède. En outre, la jouissance comporte une intelligence du monde car elle est une perte dans le « sensible qui est riche de sens »59. La suspension esthétique de la facticité permet la conquête ipséique de l’intimité à soi, et cette intimité est solidaire d’une épreuve de la profondeur d’un monde qui s’atteste dans une jouissance et une extase. Éros et Thanatos s’y mêlent de façon indiscernable, et c’est alors ce FDUDFWqUHLQGLVFHUQDEOHTXLHVWGpFLVLID¿QGHQHSDVIDLUHGHO¶H[SpULHQFH 57
'XIUHQQH©9HUVO¶RULJLQDLUH«ªEPh2, p. 98. Idem. 59 Ibid., p. 96-97. Les références à Éros et Thanatos, que nous examinons au SDUDJUDSKHVXLYDQW¿JXUHQWGDQVOHVSDJHVTXHQRXVFLWRQVLFL 58
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
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HVWKpWLTXH OD VDWLVIDFWLRQ G¶XQ GpVLU FLUFRQVFULW PRQGDLQ QL XQH ¿JXUH de la pulsion de mort, visant l’anéantissement pur et simple. Car l’expérience esthétique engage une perte par où l’on se gagne, perte du moi, PDLVFHWWHSHUWHQHVLJQL¿HSDVODPRUWFRPPHGLVSDULWLRQGHO¶LQGLYLGX TXL VH JDJQH VRXV OD ¿JXUH GX VRL G¶XQH YLH DX PRQGH V¶pSDQRXLVVDQW dans la présence. L’expérience esthétique se déploie donc en deçà de FHWWH GLVWLQFWLRQ HQWUH eURV HW 7KDQDWRV DX SUR¿W G¶XQH YLH H[WDWLTXH pleine du monde et vide d’elle-même, du moi qui se tient à distance du monde depuis le monde. La pulsion de mort n’est pas le désir d’un anéantissement mais un désir de renaissance suscité par la modalité de notre naissance par séparation. L’humaine naissance implique que les hommes sont à la fois habités par une tendance à la distance et par un désir de présence. Or l’expérience esthétique réalise cette renaissance dans une immanence redoublée, car la séparation n’est jamais la conquête d’un être hors d’être. Comme nous l’indiquions, Dufrenne pense le plaisir esthéWLTXHDYHFHWFRQWUH.DQWSUpFLVRQVOHGDYDQWDJH ©3RXUOXL>.DQW@TXHQRXVVR\RQVFDSDEOHVG¶XQSODLVLUGpVLQWpUHVVpGHYDQW ces beautés atteste que nous sommes capables de moralité. Mais précisément le plaisir que nous y prenons n’est peut-être pas si désintéressé, ni QRWUH MXJHPHQW VL UpÀpFKLVVDQW 5HVWH TXH O¶H[SpULHQFH HVWKpWLTXH GH OD nature est exemplaire : saisissante parce que nous sommes saisis, parce que tout le corps est mobilisé pour la jouissance. Goûter un paysage, ce n’est pas seulement le contempler de quelque point privilégié, c’est aussi y pénétrer, y errer, sentir le vif de l’air ou l’ardeur du soleil sur son visage, HQWHQGUHOHFKDPSGHVRLVHDX[ÀDLUHUOHVRGHXUVGHO¶KHUEHDFFpGHUjXQH FRPPXQLRQFKDUQHOOHDYHFWRXWHVOHV]RQHVpURJqQHVGXVHQVLEOHª60
Le plaisir esthétique n’est pas désintéressé sans être intéressé au sens de rivé à l’utile, ou plus largement en tant qu’il permettrait la satisIDFWLRQG¶XQGpVLUPDLVLOQ¶HVWSDVGpVLQWpUHVVpFDULOUpDOLVHXQPRPHQW le désir cosmique, ou ontologique, à quoi répond une jouissance cosmique, ou ontologique61. On a montré que cette jouissance cosmique tient à l’unisson avec le monde que le sujet désire en tant qu’il naît séparé du monde et aspire donc à une réconciliation avec lui. Et le sentiment de cette réconciliation survient dans l’expérience esthétique de la beauté artistique ou de celle de la Nature. En cela, le jugement esthétique n’est 60
Dufrenne, « Les Métamorphoses de l’Esthétique », EPh2, p. 16. Dufrenne entrevoit cette idée dans le livre de 1953, mais sans la développer ni HQGpFHOHUODMXVWL¿FDWLRQWKpRULTXHTXLDSSHOOHXQHSKLORVRSKLHGHODQDLVVDQFH©>«@HW FH SODLVLU VL GpVLQWpUHVVp TX¶LO VRLW UpSRQG SHXWrWUH VHFUqWHPHQW j OD VDWLVIDFWLRQ G¶XQ besoin, mais d’un besoin qui, en l’homme, dépasse l’homme et ses intérêts vitaux, comme la création est une exigence en l’artiste qui dépasse l’artiste. » (PLEE, 2, p. 674). 61
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CHAPITRE PREMIER
SDVVHXOHPHQWUpÀpFKLVVDQWFDULOSRVVqGHXQHSXLVVDQFHGHGpYRLOHPHQW ontologique, accrue dans le cas de l’expérience esthétique de la Nature, car elle dénote notre connivence ontologique avec elle : en son être, elle se prête à notre désir de connivence. Il n’est pourtant pas question de reconduire une perspective téléologique ni théologique. Parce que notre naissance est un événement intracosmique, il nous met à distance du monde — racine du désir de présence — mais cette distance se situe dans l’immanence du monde, si bien qu’il y a communauté ontologique entre le sujet et le monde. L’expérience esthétique engage l’épreuve de cette FRPPXQDXWp VRXV OD ¿JXUH GH OD FRPPXQLRQ 0DLV OH MXJHPHQW HVWKptique n’est pas déterminant au sens où il n’est pas un jugement de FRQQDLVVDQFH VFLHQWL¿TXH REMHFWLI LO HVW XQ MXJHPHQW RQWRORJLTXH 'H même que dans le jugement esthétique, c’est l’objet esthétique qui se juge en moi, en fonction de sa plénitude propre, de même, on comprend que ce jugement portant sur une chose de la Nature dénote notre parenté DYHFHOOHVLELHQTX¶LOSRVVqGHXQVHQVFRVPRORJLTXHHWSHXWVHUYLUGH¿O conducteur à une métaphysique de la Nature. Jouissance, sentiment, jugePHQW SRVVqGHQW XQ VHQV FRVPLTXH LUUpGXFWLEOH j OHXU ¿JXUH PRQGDLQH On retrouve l’entrelacement de l’esthétique et de l’érotique lorsque Dufrenne souligne que la jouissance consiste à « se perdre nuptialement » avec le monde, et à se retrouver dans le monde à la faveur de cette ouverture et de cette participation au monde en laquelle je conquiers une intimité, une profondeur ipséique à la mesure de la profondeur ontologique. Il écrit, plus amplement : « Être dans le monde, être au monde jusqu’à s’y perdre, nuptialement, c’est à cette œuvre de chair que nous convie ce qu’il y a de plus provocant dans l’art contemporain. En nous appelant à cette perception sauvage, il nous installe dans une vérité SUHPLqUHª62 La perception sauvage se déploie sur fond du sentiment FRVPLTXH HW HOOH V¶H൵HFWXH GDQV XQH MRXLVVDQFH HOOHPrPH FRVPLTXH SDUHQWHGHO¶RUJDVPHVLELHQTXHODSHUFHSWLRQVDXYDJHFpOqEUHQRVQRFHV avec le monde, témoignant d’une intelligence du sensible que capte le VHQWLPHQWHQFRUHjGp¿QLU La jouissance cosmique survient à l’occasion d’une perception sauvage qui suspend la culture, les goûts et livre au monde, dans sa SXLVVDQFHQDWLYHHWH[SUHVVLYHOD©SHUFHSWLRQVDXYDJHTXLVDSHOHVVpGLmentations culturelles, brise les interdits, revient à sa propre naissance dans les parages de l’originaire »63,OV¶DJLWGRQFG¶XQHpSRFKqHVWKpWLTXH 62 63
Dufrenne, « Crise de l’art », EPh2, p. 165. Dufrenne, « Vers l’originaire », Ibid., p. 97.
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s’approfondissant en réduction cosmologique sans que le monde ne S URGXLVH OD FRQVFLHQFH 5HVWH TXH OH PRQGH Q¶HVW SOXV GqV ORUV WHQX j distance de représentation ou truqué par l’idéologie. Il est donné dans sa dynamique expressive en laquelle le désir de présence s’épanouit, si bien TXH OD MRXLVVDQFH SRUWH O¶pSRFKq j VRQ DFPp HQ PrPH WHPSV TX¶HOOH déporte vers le monde en sa puissance inépuisable qui se donne dans la FRQQLYHQFH FRPPH FH TXL WRXMRXUV pFKDSSH GX IDLW GH VRQ LQ¿QLWp /H désir est issu de la perte inaugurale, qui ne se réduit pas à celle du sein maternel : la distance intentionnelle n’est pas d’abord distance libidinale64, ou érotique, mais distance métaphysique au foyer de la distance SKpQRPpQRORJLTXHHWLQYHUVHPHQWO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHSRVVqGHXQH VLJQL¿FDWLRQ PpWDSK\VLTXH GH UpFRQFLOLDWLRQ RQWRORJLTXH (OOH HQJDJH ainsi la rupture propre à la réduction, qui est d’une certaine façon impossible sur le terrain du monde, rappelle Dufrenne en référence à Fink65. Dans son activité créatrice, l’artiste se soustrait lui-même à la logique du monde, et il accomplit la réduction dans l’espace de laquelle il n’advient pas en tant que spectateur, mais comme créateur d’une œuvre qui donne aux autres hommes à vivre dans la suspension de l’intellection et de l’action, pour épouser la dynamique expressive de l’apparence. Or, pour SHUWLQHQWHTX¶HOOHVRLWFHWWHDQDO\VHQHVX൶WSDVFDULOIDXWHQFRUHTXH l’homme soit capable de cette suspension, l’œuvre d’art étant une œuvre humaine /¶DUWLVWH HVW EUDQFKp VXU OH PRQGH GH PDQLqUH VLQJXOLqUH FH TX¶DWWHVWHOHSKpQRPqQHGHO¶LQVSLUDWLRQ²RF¶HVWOD1DWXUHTXLLPDJLQH GDQV O¶DUWLVWH FH TXH GpFULW DX PLHX[ Le Poétique en 1963 qui entrelace l’intimité du créateur et la profondeur inspirante de la Nature. ,OIDXWGqVORUVTX¶rWUHLQVSLUpSDUOD1DWXUHVRLWXQHSRVVLELOLWpGHO¶KXmaine condition que l’artiste réalise. Seule la modalité humaine de la naissance, entendue comme une séparation intracosmique, permet de rendre compte de l’inspiration, car, pour que la Nature parle à travers l’homme, il faut à la fois que l’homme appartienne à la Nature et s’en distingue. Ainsi la puissance de la Nature se réfracte pour une part en O¶KRPPHHOOHVHWURXYHUHSULVHSDUOXLVRXVO¶H൵HWGXWUDYDLOGXPpWLHU dont il témoigne. L’œuvre d’art requiert une certaine attitude de la part du spectateur TXLUpSRQGjVRQDSSHO/DVSpFL¿FLWpGHODSHUFHSWLRQHVWKpWLTXHWLHQWj FHFLTXHO¶DSSDUHQFHQ¶HVWDXWUHTXHO¶rWUHGHO¶REMHWHVWKpWLTXHPLHX[ écrit Dufrenne, la « perception esthétique épanouit l’apparence pour 64 65
Dufrenne, « Une Esthétique libidinale ? », Ibid., p. 70. Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 55, note 6.
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CHAPITRE PREMIER
LGHQWL¿HU O¶DSSDUDvWUH HW O¶rWUH O¶rWUH GH O¶REMHW HVWKpWLTXH F¶HVW G¶DSSDUDvWUH²SDUODJUkFHGXVSHFWDWHXUjODGL൵pUHQFHGHO¶REMHWTXHOconque, qui en appelle aussi bien au geste et au concept, l’œuvre d’art ne sollicite — impérieusement si elle est valable — que la perception. »66 &HWWH VROOLFLWDWLRQ LPSpULHXVH FHW DSSHO GH O¶°XYUH G¶DUW GqV ORUV TX¶LO HVWUHoXHWTXHOHVXMHW\UpSRQGHQVHIDLVDQWWpPRLQH൵HFWXHODUpGXFtion. Ce qui se donne alors, c’est l’objet esthétique, le monde qu’il exprime, mais, pour le phénoménologue qui s’enquiert de l’essence de la manifestation, c’est l’être de l’apparaître qui se donne, ou l’apparaître en son être. L’apparaître se trouve dévoilé en sa structure duelle : il y a un rWUHGXSKpQRPqQH6DQVrWUHSHUoXO¶REMHWHVWKpWLTXHFRQWLQXHG¶H[LVWHU comme œuvre, en attente de son épiphanie perceptive. Cette structure feuilletée, ou duelle, de la manifestation, caractérise toute chose, son esse ne se confond pas avec son percipi, qui est à la fois en-soi et pour-nous. Il faut alors penser que l’en-soi des choses, et du monde, s’accomplit dans sa manifestation subjective, sans que cette manifestation ne soit téléologiquement requise. L’intimité à soi conquise dans l’expérience esthétique suppose alors une désappropriation, une perte subjective sous O¶H൵HWGHODSDUWLFLSDWLRQDXVSHFWDFOHHVWKpWLTXH(OOHSURYRTXHLQVpSDUDEOHPHQWXQHSORQJpHGDQVODSURIRQGHXUGXVRLTX¶HOOHUpYqOHHQSORQgeant dans la profondeur du monde dont l’objet esthétique rayonne. Le plaisir esthétique est à la fois intimité et profondeur, jouissance cosmique éprouvée selon l’a priori existentiel du sujet. Par ailleurs, nous avons croisé le concept de sentiment, l’une des novations décisives de Dufrenne, TXLSUHQGjODIRLVXQVHQVHVWKpWLTXHHWFRVPLTXHPLHX[OHVHQWLPHQW HVWFRVPLTXHHQWDQWTX¶HVWKpWLTXH2QSRXUUDLWFURLUHGqVORUVTXHSHQVHU la jouissance cosmique, c’est du même coup envisager le sentiment, s’il HVWYUDLTXHODMRXLVVDQFHHVWGHO¶RUGUHGHO¶D൵HFWLYLWpFRPPHOHVHQWLment. Pourtant, la jouissance cosmique est corrélative de l’accomplissePHQWGXGpVLUTXLV¶H൵HFWXHGDQVOHVHQWLPHQWHVWKpWLTXHHWDPRXUHX[ il faut donc les distinguer, tout en expliquant que l’homme, sujet de la corrélation, se trouve caractérisé aussi bien par le désir que par le sentiPHQWTXHVWLRQTXHVHXOHXQHSKLORVRSKLHGHODQDLVVDQFH²LQFKRDWLYH dans l’œuvre de Dufrenne — permet de résoudre. Venons-en ainsi à la phénoménologie du sentiment que Dufrenne développe dans la Phénoménologie de l’expérience esthétiqueDYDQWGH¿[HUGDYDQWDJHODUDFLQH métaphysique, natale, du désir et du sentiment.
66
Ibid., p. 56.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
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3/ Le sentiment et le monde Les percées dufrenniennes sont radicales : on chemine vers une quaOL¿FDWLRQWRXWjIDLWLQpGLWHGXVXMHWGHODFRUUpODWLRQHWGHVRQQRqPHOH PRQGH &HWWH FRQTXrWH V¶H൵HFWXH GDQV OD Phénoménologie de l’expérience esthétique TXL SUHQG OD IRUPH G¶XQH pSRFKq HVWKpWLTXH GRQW OH EpQp¿FH SUHPLHU HVW OD PLVH HQ pYLGHQFH GH O¶HVVHQFH GH O¶H[SpULHQFH esthétique, qui est plus largement la voie vers le monde, car il y a une YpULWp GH O¶REMHW HVWKpWLTXH TXL HVW G¶DERUG XQH OXPLqUH VXU OH PRQGH Décrivons ainsi ce que l’objet esthétique rend manifeste en se manifesWDQWHWODPDQLqUHGRQWV¶H൵HFWXHFHWWHPDQLIHVWDWLRQ&HWWHGHVFULSWLRQ met en jeu à la fois le sentiment et le monde qu’éprouve le sujet en percevant l’œuvre d’art qui se fait alors objet esthétique. L’expérience esthétique est l’expérience d’un monde singulier qui éclaire le monde comme tel. Mais les notions de sentiment et de monde demeurent encore indéterminées, et il est besoin d’en livrer le sens le plus précis, ainsi que les fonctions dans le dispositif théorique dufrennien, en commençant par la PDQLqUH GRQW FHV TXHVWLRQV VRQW DERUGpHV GDQV OD Phénoménologie de l’expérience esthétique, avant de poursuivre en convoquant les œuvres plus tardives, comme Le Poétique, qui se présente comme un approfonGLVVHPHQWGHODSHUVSHFWLYHPpWDSK\VLTXHTXLDFKqYHOHOLYUHGH Le sentiment et l’émotion Il est possible de lire l’ensemble de l’œuvre de Dufrenne comme une philosophie du sentiment, qui est élaborée selon lui, de l’esthétique à la métaphysique pour culminer en une érotique, une éthique et une SROLWLTXH &H FRQFHSW HVW Gp¿QL GH IDoRQ DXVVL SUpFLVH TXH ULJRXUHXVH dans le livre de 1953, et il est distingué de l’émotion qui lui est pourtant DSSDUHQWpHHQWDQWTX¶LOVUHOqYHQWWRXVGHX[GHODVSKqUHGHO¶D൵HFWLYLWp Or le geste théorique de Dufrenne consiste à rapprocher le sentiment de OD FRQQDLVVDQFH WRXW HQ GpWHUPLQDQW j QRXYHDX[ IUDLV FH TXH VLJQL¿H connaître. L’attention portée au sentiment appelle une compréhension nouvelle de la connaissance qui ne prend pas une forme analytique ni objectivante mais plutôt dévoilante,OQ¶HVWSDVFHWWHD൵HFWLYLWpTXLRXYUH sur l’action, il plonge dans le sens déployé par l’œuvre en sa matérialité FKDUQHOOH /H VHQWLPHQW GRQQH VD ¿JXUH FRQFUqWH j OD SDUWLFLSDWLRQ HQ quoi consiste l’expérience esthétique, il n’est autre que la révélation ou l’accueil du monde que porte l’objet esthétique. Élaborer ce que Dufrenne lui-même appelle phénoménologie du sentiment suppose d’abord de UHVWLWXHU VD SODFH DX VHLQ GHV GL൵pUHQWHV DSWLWXGHV RX SRWHQWLDOLWpV GH l’humaine condition, avant d’envisager le monde qu’ouvre le sentiment.
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CHAPITRE PREMIER
Il s’agit d’aborder l’homme dans l’optique de la corrélation, et donc GHOHSHQVHUVHORQOHVGL൵pUHQWHVUHODWLRQVTX¶LOQRXHDYHFOHPRQGH2U notre rapport au monde se décline triplement en présence, représentation et sentiment6LWRXWHSHUFHSWLRQHVWODVDLVLHG¶XQHVLJQL¿FDWLRQFHOOHFL SUHQGG¶DERUGOD¿JXUHG¶XQHVLJQL¿FDWLRQYLWDOHOHFRUSVVHWURXYDQWXQL au monde sans que s’éveille encore la dualité sujet-monde. C’est le QLYHDXSUpUpÀH[LIGpFULWSDU0HUOHDX3RQW\HWLOHVWDORUVTXHVWLRQG¶XQ cogito corporel67 ouvert au monde-de-la-vie qui est donné sans être connu. Il en va ainsi dans l’expérience esthétique qui est l’apothéose du VHQVLEOHOHVHQVLEOHVHWURXYDQWDFFXHLOOLSDUOHFRUSV/DVSpFL¿FLWpGH l’objet esthétique est alors de « séduire le corps », de procurer un plaisir HVWKpWLTXHTXLHVWSOXV©UD൶QpRXSOXVGLVFUHWTXHFHOXLTXLDFFRPSDJQH ODVDWLVIDFWLRQGHVEHVRLQVRUJDQLTXHVPDLVTXLVDQFWLRQQHO¶D൶UPDWLRQ de soi ». Et Dufrenne de préciser : « Il semble que l’objet esthétique préYLHQQHVHVGpVLUVRXOHVFRPEOHjPHVXUHTX¶LOOHVpYHLOOHDLQVLVXLYRQV nous la mélodie, ou nous promenons-nous dans le parc ou le monument, QRXV ¿DQW j O¶REMHW DYHF ERQKHXUª$ORUV PrPH TXH O¶REMHW HVWKpWLTXH exprime le tragique, ou le désespoir, il doit « l’exprimer avec bonheur, il ne doit pas échouer lorsqu’il dit l’échec »68. Ainsi, Dufrenne peut conclure que : « Cette présence au corps de l’objet esthétique est donc nécessaire. Le sens lui-même, parce qu’il est immanent au sensible, doit passer par OHFRUSVLOQHSHXWrWUHOXSDUOHVHQWLPHQWRXFRPPHQWpSDUODUpÀH[LRQ que s’il est d’abord accueilli et éprouvé par le corps, si le corps est G¶DERUGLQWHOOLJHQWª,OQHVX൶WFHSHQGDQWSDVGHVHODLVVHUEHUFHUSDUOH U\WKPHG¶XQSRqPHSRXUHQFRPSUHQGUHOHVHQVG¶DXWDQWTXHOHU\WKPH lui-même n’est pleinement saisi que s’il est compris. Et, inversement, GDQV OH SRqPH OH VHQV HVW LQVpSDUDEOH GX U\WKPH GHV UpVRQQDQFHV GH ODGLPHQVLRQ VHQVLEOH PDLV LO \ D GHV °XYUHV PDQTXpHV SDU ©H[FqV d’éloquence corporelle »69&HV°XYUHVVRQWÀDWWHXVHVSRXUOHVVHQVVDQV exprimer un sens dans la plénitude du sensible. Aussi l’expérience esthéWLTXHHVWjODIRLVUpÀH[LRQHWVHQWLPHQWD¿QGHQHSDV©UHYHQLUjO¶LPPpdiat de la présence, comme la communion de se confondre avec une extase aveugle, et la lecture de l’expression avec les réponses spontanées du vécu. »70/HVHQWLPHQWQHSRVVqGHXQHYDOHXUQRpWLTXHXQHIRQFWLRQ GHGpYRLOHPHQWGHFRQQDLVVDQFHTXHV¶LOHVWUpÀpFKLVHORQXQHGRXEOH 67 68 69 70
Dufrenne, PLEE, 2, p. 424. Ibid., p. 426-427. Ibid., p. 428-429. Ibid., p. 515.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
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DFFHSWLRQ FDU LO UHTXLHUW OD UpÀH[LRQ FULWLTXH HW RXYUH XQH ¿JXUH QRXYHOOHGHODUpÀH[LRQV\PSDWKLTXH DORUVTXHOHSODQGHODSUpVHQFHHVWj peine de l’ordre de la conscience. Il est déjà établi que l’expression livre immédiatement son sens, si bien que le sentiment est inaugural, mais il est d’une importance capitale de dire, simultanément, que la notion d’immédiat témoigne d’ambiguïté puisqu’elle suppose aussi une conquête. S’il est vrai que la nuit se donne d’emblée dans le sentiment — dans son KRUUHXURXVDVpUpQLWp²ODSUHPLqUHSHUFHSWLRQGHO¶REMHWHVWKpWLTXHHVW déjà sentiment, mais le sentiment immédiat est confus, et l’objet esthétique n’est pas pleinement présent du premier coup, il ne le devient qu’à ODIDYHXUGHODUpÀH[LRQFULWLTXHHQIDLVDQWpPHUJHUXQHVWUXFWXUHGHSXLV la confusion initiale, l’objet esthétique n’étant, à la limite, au commencement, qu’un « chaos d’impressions »71(QFHODODUpÀH[LRQD൶QHOHVHQWLPHQWHQD൶QDQWODSHUFHSWLRQHWOHVHQWLPHQWOLVDQWODTXDOLWpD൵HFWLYH TXHO¶REMHWHVWKpWLTXHH[KDOHJXLGHODUpÀH[LRQTXLVHIDLWUpÀH[LRQV\Ppathique saisissant l’œuvre du dedans. Mais ce qu’elle saisit alors dans ce dedans de l’objet esthétique, c’est un monde singulier exprimé par lui. L’objet esthétique appartient au monde et il est au principe d’un monde72 : il est dans le monde sans se réduire à une partie du monde comme les autres, car il porte lui-même un monde. L’expérience esthétique met en jeu le sentiment, puisque c’est lui qui en livre l’expression dans une épreuve qui est une participation. Or il est impérieux de ce point de vue de distinguer le sentiment de l’émotion avec laquelle il pourrait facilement être confondu. Le sentiment est de l’ordre de l’DৼHFWLYLWp, il est dévoilant (ouvre un monde) et singulier (exprime l’a priori existentiel de l’artiste). Il y a une « fonction noétique » du sentiment esthétique que Dufrenne distingue de la fonction SUDWLTXHGHO¶pPRWLRQHWLOSUpFLVHTXHOHVHQWLPHQW©UpYqOHXQPRQGH alors que l’émotion commente un monde déjà donné. »73 Par exemple, le sentiment de l’horrible ouvre au monde de l’horrible, à son sens, y GRQQH DFFqV DORUV TXH OD SHXU HVW FHWWH pPRWLRQ TXL PH IDLW UpDJLU j l’horrible, elle est de l’ordre de l’action et non de la connaissance. Contrairement à l’acception commune, le sentiment est une connaissance PDLV HQ XQ VHQV WRXW j IDLW VSpFL¿TXH SXLVTX¶LO IDXW HQWHQGUH FHWWH connaissance comme une première révélation d’un monde à l’égard GXTXHO OD UpÀH[LRQ RX O¶DFWLRQ SHXYHQW HQVXLWH VH GpSOR\HU $LQVL OH 71 72 73
Ibid., p. 519. Dufrenne, PLEE, 1, p. 198, p. 221, 255. Dufrenne, PLEE, 2, p. 472.
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CHAPITRE PREMIER
sentiment de l’allégresse chez Bach ou de la douceur chez Vermeer me donne le monde de l’allégresse et de la douceur en une touche chaque IRLVVLQJXOLqUH'qVORUVOHVHQWLPHQWHVWKpWLTXHQ¶HQJDJHSDVXQVLPSOH retour à la présence. D’abord, il initie à une autre dimension du donné, LOHVWHQH൵HWHQPRLOH©FRUUpODWG¶XQHFHUWDLQHTXDOLWpGHO¶REMHWªVHORQ laquelle il manifeste son intimité. Le sentiment est donc le retentissement HQ PRL G¶XQH TXDOLWp GH O¶REMHW LO UpYqOH VD SURIRQGHXU TXL HVW VHQWLH FRPPHWHOOHDLQVLO¶DOOpJUHVVHpYRTXpHLUUDGLHVXUOHPRQGHHQHQGpYRLODQWXQHGLPHQVLRQVLQJXOLqUH'HVXUFURvWDYHFOHVHQWLPHQWVHGHVVLQH XQH©QRXYHOOHDWWLWXGHGXVXMHWªTXLJpQqUHXQconcert des profondeurs : la profondeur de l’objet esthétique sollicite la profondeur existentielle du VSHFWDWHXU VRXV OD ¿JXUH GH VRQ D SULRUL H[LVWHQWLHO /H VHQWLPHQW QH dépasse pas la présence vers la représentation, comme dans la perception RUGLQDLUH HW LO DSSHOOH XQ QRXYHO XVDJH GH OD UpÀH[LRQ DX VHUYLFH GX sentiment lui-même. Ainsi, le « sentiment authentique est un nouvel immédiat »74 car il dévoile le sens immanent au sensible de l’objet esthéWLTXHDORUVPrPHTXHFHVHQVHVWFRQTXLVSDUO¶D൶QHPHQWGXVHQWLPHQW VHORQ OD UpÀH[LRQ &RQFOXRQV TXH le sentiment se donne comme ce qui donne : il assure la lecture de l’expression que porte l’objet esthétique, et il accomplit la perception en tant qu’il capte le sens exprimé qui n’est autre que la gloire propre au sensible de l’œuvre, son rayonnement singulier auquel le sentiment m’ouvre en le recueillant. Ce sens est un monde qui exprime l’apriori existentiel de l’artiste et qui cristallise un monde selon lequel le monde manifeste une dimension de lui-même. &HOD VLJQL¿H TX¶DYHF O¶REMHW HVWKpWLTXH OH PRQGH VH PXOWLSOLH GX dedans, puisque le monde est unique, il est la réalité, mais il comprend les objets esthétiques qui ouvrent eux-mêmes un monde au sein du monde. La question est alors de savoir si le monde singulier ainsi déployé PpULWHG¶rWUHTXDOL¿pSDUFHFRQFHSWGHPRQGH/HPRQGHQ¶HVWLOSDVOD réalité qui contient toute réalité sans qu’aucune d’entre elles ne puissent rWUHSHQVpHFRPPHPRQGH"/DWkFKHHVWGHFRPSUHQGUHTXH©M¶DLPRQ monde dans le monde, et pourtant mon monde n’est que le monde ». Et Dufrenne d’ajouter : « Et c’est de la même façon que nous pourrons SDUOHUG¶XQPRQGHGHO¶REMHWHVWKpWLTXHLOQ¶\DTXHle monde, et pourtant cet objet est gros d’un monde à lui. »75 La question est triple. 1/ Comprendre comment l’objet esthétique exprime ce monde recueilli par le VHQWLPHQWHWSRXUTXRLOHVHQWLPHQWHVWODVHXOHPRGDOLWpGHFHWDFFXHLO 74 75
Ibid., p. 470-471. Dufrenne, PLEE, 1, p. 200.
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(QVXLWHLOLPSRUWHGHMXVWL¿HUOHFRQFHSWGHPRQGHHQFHTXLFRQFHUQH O¶REMHWHVWKpWLTXHD¿QGHPRQWUHUTX¶LOQHV¶DJLWSDVG¶XQXVDJHPpWDSKRULTXH YRLUH LPSURSUH GH FH FRQFHSW ² QRXV H൵HFWXHURQV DORUV XQH FDUWRJUDSKLHGXFRQFHSWGHPRQGH&HTXLFRQGXLWjODTXHVWLRQGHOD vérité de l’objet esthétique, et donc à la relation entre les mondes toujours singuliers de l’objet esthétique et le monde, analyse qui appelle la constitution d’une métaphysique de la Nature que Dufrenne entreprend au seuil des années soixante. Le monde du sentiment &ODUL¿RQV FH TXH VLJQL¿H H[SULPHU XQ PRQGH SRXU O¶REMHW HVWKptique, ce qui, dans un premier temps, suppose de revenir sur la distinction entre représentation et expression. Si l’objet esthétique est au principe G¶XQ PRQGH IDXWLO O¶LGHQWL¿HU j FH TXL HVW UHSUpVHQWp SDU OXL" 2U OH monde exprimé et le monde représenté s’imbriquent sans se confondre, HW'XIUHQQHHQOLYUHXQHDWWHVWDWLRQLQGpQLDEOHVRXOLJQDQWTXH3KqGUHHW $WKDOLH YLYHQW GDQV GHV PRQGHV GL൵pUHQWV DORUV TX¶LOV SDUWLFLSHQW GX même monde racinien. Or le monde représenté, dans Phèdre, n’est que SDUWLHOVDQVH[KDXVWLYLWpPDLVLOHVWQpFHVVDLUHD¿QG¶pFODLUHUO¶DFWLRQGH VLWXHUOHVSHUVRQQDJHVDLQVL©OD&UqWHIXPDQWGXVDQJGX0LQRWDXUHQH QRXV LQWpUHVVH TXH SRXU FRPSUHQGUH 3KqGUHª76. Le monde représenté n’est pas vraiment un monde, il est mutilé, et renvoie au personnage, 3KqGUHGRQWLOHVWO¶KDELWTXLHQpFODLUHOD¿JXUHVLQJXOLqUH&HQ¶HVWSDV le monde représenté qui sollicite alors notre attention, il ne nous invite nullement à l’explorer, car il est décrit au prisme d’une focalisation sur le personnage qui évolue en lui. Dufrenne écrit on ne peut plus clairement jSURSRVGXPRQGH©/HSURSUHGXPRQGHHQH൵HWF¶HVWG¶rWUHRXYHUW GHUHQYR\HULQGp¿QLPHQWG¶REMHWHQREMHWGHUHFXOHUWRXWHVOHVOLPLWHV LQpSXLVDEOH UpVHUYH G¶rWUHV TX¶DWWHVWH TXDQWLWDWLYHPHQW O¶LQGp¿QL GH l’espace et du temps »77 6L OH PRQGH HVW RXYHUW HW HQYHORSSH O¶LQGp¿QL qui appelle l’exploration, le monde représenté n’est pas centrifuge mais FHQWULSqWH LQGXLVDQW OD IRFDOLVDWLRQ pYRTXpH /H FRQFHSW GH PRQGH HVW ainsi décrit dans le sillage de Husserl, tout en rompant avec son objectiYLVPH UpVXUJHQW HW LO SUHQG OD ¿JXUH GH O¶KRUL]RQWDOLWp ,O VXSSRVH TXH mon regard porte vers l’horizon, et le parcourt : horizontalité, ouverture, FDUDFWqUHLQGp¿QL, sont l’index de la réalité du monde, de sa mondanité. L’horizontalité n’est pas absente du monde représenté car le personnage 76 77
Ibid., p. 223 et p. 232. Ibid., p. 224.
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CHAPITRE PREMIER
se déploie sur un fond historique, social, familial, mais ce n’est pas ce IRQGLQGp¿QLTXLDWWLUHO¶DWWHQWLRQ/HVSHUVRQQDJHVYLYHQWGDQVXQPRQGH qui témoigne d’une épaisseur temporelle et spatiale, sans manifester XQH KRUL]RQWDOLWp LQGp¿QLH &HWWH pSDLVVHXU GRQQH VHXOHPHQW XQH FKDLU RX XQH pWR൵H DX SHUVRQQDJH TXL IRFDOLVH O¶DWWHQWLRQ GX OHFWHXU RX GX spectateur. Aussi le monde qu’exhale l’objet esthétique n’est pas ce quasi-monde représenté, tout en n’étant pas sans rapport avec lui, et, par ailleurs, ajoute Dufrenne, le monde exprimé « doit être commun à tous les arts, représentatifs ou non »78. Le monde représenté n’est pas singulier et il demeure incomplet. &H FDUDFWqUH LQGpWHUPLQp RX LQFRPSOHW VHPEOH rWUH XQ WUDLW GX PRQGH comme tel, car il n’est pas totalisable, si bien qu’il n’y a, en cela, de cosmologie que comme « cosmologie négative »79. Il reste que le monde présente une unité sans quoi il ne se donnerait pas comme réel, il s’émietterait à force d’indétermination. Le monde est donc une totalité ouverte, LQWRWDOLVDEOH LQGp¿QLH HW LO WpPRLJQH G¶XQH XQLWp VDQV QXOOH SRVLWLYLWp dont la métaphysique de la Nature livre la formule. Dufrenne l’envisage surtout dans le cas du monde exprimé : l’unité du monde exprimé, qui ne IDLWSDVDOWHUQDWLYHDYHFVRQFDUDFWqUHLQGp¿QLQ¶HVWDXWUHTXHFHOOHG¶XQH atmosphère, ou de l’unité d’une Weltanschauung : « Cette Weltanschauung n’est pas une doctrine, elle est plutôt cette métaphysique vivante en tout KRPPHFHWWHIDoRQG¶rWUHDXPRQGHTXLVHUpYqOHGDQVXQFRPSRUWHPHQW Ne nous étonnons pas qu’elle puisse se traduire dans un monde, le monde de l’objet esthétique, car, en fait, et nous le redirons, chaque homme déjà irradie un monde : l’homme joyeux, il y a comme un nimbe de joie autour GHOXLG¶XQDXWUHQRXVGLURQVTX¶LOGLVWLOOHO¶HQQXLHWF¶HVWDXSRLQWTXH les objets usuels peuvent changer de physionomie à nos yeux selon la présence d’un homme. »80 L’objet esthétique exprime un monde avec pYLGHQFHHWODTXDOLWpD൵HFWLYHTXHO¶REMHWHVWKpWLTXHH[SULPHVHWURXYH UHFXHLOOLHSDUOHVHQWLPHQW&HWWHTXDOLWpD൵HFWLYHWpPRLJQHG¶XQPrPH VW\OHG¶XQHPrPHDWPRVSKqUHGHPRQGH$LQVLOHPRQGHUDFLQLHQLQIXVH DXVVL ELHQ 3KqGUH TX¶$WKDOLH HW O¶RQ GpFRXYUH j OD IRLV O¶XQLWp G¶XQ monde singulier qui n’est pas une somme totalisable, car elle est l’unité d’un style témoignant d’une cohérence interne. Les mondes esthétiques sont à la fois ouverts et clos. Ouvert FDUFKDTXHPRQGHHQYHORSSHXQH PXOWLSOLFLWpLQGp¿QLHG¶REMHWVHWF¶HVWDLQVLTXHOD©SDL[VXDYHHWGpOLFDWH 78 79 80
Ibid., p. 232. Ibid., p. 253. Ibid., p. 234.
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qu’exprime les intérieurs de Vermeer » se retrouve dans la « douceur d’un paysage, dans la sérénité d’un visage, n’importe où »81. Cette analyse engage alors la question de la vérité de l’objet esthétique à laquelle nous viendrons. ClosHQYHUWXGHFHTX¶LOUHIXVHOHWUDJLTXHGH5DFLQHpWDQW étranger au comique, et si le « tragique peut alterner avec le comique », c’est toujours selon un certain style, sans quoi l’œuvre serait composite et sans puissance expressive. Ce qu’exprime l’objet esthétique peut alors rWUH TXDOL¿p SDU OH FRQFHSW GH PRQGH FDU LO SUpVHQWH VD GpWHUPLQDWLRQ fondamentale, celle d’être en même temps ouvert et un. Il peut ainsi ©UD\RQQHUVXUXQHLQ¿QLWpG¶REMHWVDEVHQWVªHWODTXDOLWpD൵HFWLYHH[SULmée compose le « visage d’un monde qu’elle est en puissance ». Cette puissance est alors davantage en « intension qu’en extension ». Elle est profondeur, car chaque monde esthétique enveloppe une puissance indé¿QLHLOHVWXQLQGp¿QLGHSXLVVDQFHTX¶©DXFXQHDFWXDOLVDWLRQQ¶pSXLVHª82. On peut donc parler d’un mondeHVWKpWLTXHFDUODTXDOLWpD൵HFWLYHH[SULPpHGDQVVDVLQJXODULWpLUUDGLHVXUXQHLQ¿QLWpG¶DVSHFWVGXPRQGHTXL WpPRLJQHG¶XQHXQLWpGL൵UDFWpH²XQLWpGHSXLVVDQFHTXHFRQWLHQWO¶REMHW HVWKpWLTXH FRPPH XQH DWPRVSKqUH VH GL൵XVH 'XIUHQQH O¶LQGLTXH GH façon métaphorique en écrivant que le monde est comme une « aube » où OHVREMHWVVHUpYqOHQWFDUO¶DXEHF¶HVWOHMDLOOLVVHPHQWG¶XQHOXPLqUHTXL IDLW SDUDvWUH OHV REMHWV TXL VRQW GH OD PrPH pWR൵H SUpVHQWHQW OD PrPH TXDOLWpD൵HFWLYH/DTXDOLWpD൵HFWLYHH[SULPpHHVWSXLVVDQFHPDLVFHQ¶HVW pas au sens où elle contiendrait des objets, en prescrirait a priori les GpWHUPLQDWLRQV RQWLTXHV 1XOOH GpGXFWLRQ QL LGHQWL¿FDWLRQ GH FHV REMHWV Q¶HVW SRVVLEOH GHSXLV OD TXDOLWp D൵HFWLYH TX¶H[SULPH O¶REMHW HVWKpWLTXH mais le monde exprimé est puissance car il enveloppe une certaine atmosSKqUH HW WpPRLJQH HQ VD ¿JXUH HVWKpWLTXH GHV DWWULEXWV GX PRQGH ² XQLWpRXYHUWXUHTXDOL¿pHSDUO¶LQ¿QLWp à laquelle elle initie. Les mondes HVWKpWLTXHVSRVVqGHQWGXPrPHFRXSXQHVSDWLRWHPSRUDOLWpVSpFL¿TXH distincte de la spatio-temporalité du réel sans être tout autre que le réel, car c’est lui qui est ainsi dévoilé en certaines de ses occurrences. Aussi, OH PRQGH GH O¶°XYUH F¶HVW XQH ©WRWDOLWp ¿QLH PDLV LOOLPLWpHª 'DQV OH cas des arts non représentatifs, comme dans celui de la musique, le monde exprimé se donne directement alors qu’avec les arts représentatifs, OH©PRQGHH[SULPpHVWFRPPHO¶kPHGXPRQGHUHSUpVHQWpTXLVHUDLWOH corps »83. Ainsi, le monde de Cézanne, « c’est la Provence, une terre 81 82 83
Ibid., p. 239, et note 1. Ibid., p. 238-240. Ibid., p. 248-249.
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osseuse et ardente, et des personnages qui ont l’opacité immobile de cette terre », mais ces paysages expriment une « vision du monde, composent XQHDWPRVSKqUHªjODTXHOOHLOVSDUWLFLSHQWHWTXLDLPDQWHQWOHXUUpDOLWp ontique. Monde représenté et monde exprimé collaborent, de même que, UpFLSURTXHPHQWUpÀH[LRQHWVHQWLPHQWODUpÀH[LRQDQDO\VHOHVpOpPHQWV GHUHSUpVHQWDWLRQTXLD൶QHQWOHVHQWLPHQWGLULJHDQWDORUVjVRQWRXUOD UpÀH[LRQTXLSRUWHGpVRUPDLVVXUOHPRQGHH[SULPpGpERUGDQWOHUHSUpsenté en sa puissance d’illimitation. Pourtant une objection demeure quant à l’usage du concept de PRQGHSRXUGpVLJQHUFHTXHO¶REMHWHVWKpWLTXHH[SULPHFDUFHFRQFHSW QH SDUDvW TXDOL¿HU DGpTXDWHPHQW TXH le réel, si bien que le seul monde serait le monde objectif connu par l’entendement. Et Dufrenne de préciser — suivant la logique de l’objection — qu’une « conception existentielle du monde qui le subjective en le liant à l’œuvre d’art, et à travers elle à un sujet concret, est un non-sens »84. Or, ce qui déboute une telle récusation n’est autre que la dynamique de la réduction phénoménologique conduisant du monde objectif au monde-de-la-vie, pour s’en tenir au geste théorique le plus radical, mais ce retour au monde-de-la-vie n’équivaut nullement à céder à un subjectivisme, perdant à la fois la possibilité de la science comme celle de la relation aux autres. Car l’expérience humaine du monde, subjective, est le « monde commun de OD FRH[LVWHQFH OH PRQGH GX VXMHW Q¶HVW SDV XQ PRQGH VXEMHFWLYp PDLV un monde dans lequel et sur lequel le sujet s’accorde avec les autres sujets ». Ensuite, la science renonce à « l’idée d’un monde objectif, unique et universel », comme le montrent à la fois les travaux des physiciens, GHVELRORJLVWHVOHVPRQGHVGHVYLYDQWV HWFHX[GHVVRFLRORJXHVDLQVL le « monde de la science elle-même ne récuse pas l’expérience initiale GXPRQGHVXEMHFWLIªFDUODUpÀH[LRQQHV¶HQTXLHUWG¶XQPRQGHREMHFWLI qu’à la « condition de le sentir ». Et, ajoute Dufrenne, « peut-être fallait-il G¶DERUGFRQWHPSOHUOHFLHOHWV¶H൵UD\HUGXVLOHQFHGHVHVSDFHVLQ¿QLVSRXU penser le monde de l’astronomie », si bien que, plus largement, « toute appréhension d’un monde est liée à un sentiment de monde »85. Le monde subjectif, qui se donne au sentiment, est donc la « racine de la notion de monde ». Et cette relation fondamentale du monde à une subjectivité — qui n’est donc pas subjectivité transcendantale (constituante) — engage XQHFRPSUpKHQVLRQQRXYHOOHGHODVXEMHFWLYLWpGp¿QLHFRPPH©UHODWLRQ
84 85
Ibid., p. 249. Ibid., p. 250-251.
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à un monde et par le style de son être au monde »86, ce qui permet de saisir que l’objet esthétique lui-même exprime un monde singulier. Or l’idée de monde — que Dufrenne aborde lors d’une confrontaWLRQDYHF.DQW²SUHQGHQRXWUHOD¿JXUHGHl’inconditionné qui, « insaiVLVVDEOHjO¶HQWHQGHPHQWVHUpYqOHDXVHQWLPHQWªVLELHQTXH©O¶LGpHGH monde est d’abord sentiment de monde (comme la loi morale, expression pratique de la raison, est saisie d’abord par le respect) ». Le monde n’est SDVGqVORUVOD©WRWDOLWpLQGp¿QLHGHVSKpQRPqQHVPDLVSOXW{WO¶XQLWpHW FRPPH OD TXDOLWp JpQpUDWULFH GH OD VpULHª DLQVL O¶LQFRQGLWLRQQp HVW ©DYDQWWRXWXQPRGHG¶RXYHUWXUHª'qVORUVOHVXMHWVHGpFRXYUHGDQVVD relation au monde, et si l’idée de monde est aussi celle de « totalité des SKpQRPqQHV LQGpSHQGDPPHQW GH OD VXEMHFWLYLWpª87 LO QH GLVTXDOL¿H SDVOHPRQGHVXEMHFWLIDXEpQp¿FHGXPRQGHREMHFWLI(WFHTXLYDXWSRXU l’objet esthétique — qui est à la fois dans le monde et ouvre un monde — vaut pour la subjectivité, dans sa relation de transcendance vers le monde, qui n’en constitue pas la subjectivisation, mais bien un mode de dévoilement. Soulignons que l’objet esthétique, sans être une subjectivité, en est l’analogue : il est quasi-sujet — l’analogue d’une subjectivité — car il est capable d’expression88. L’objet esthétique témoigne d’un mouvement de transcendance vers son sens qui est un monde, et Dufrenne de préciser que « l’inconditionné, dans l’expérience esthétique, c’est cette DWPRVSKqUHGHPRQGHTXHUpYqOHO¶H[SUHVVLRQSDUODTXHOOHVHPDQLIHVWH ODWUDQVFHQGDQFHGXVXMHWª$LQVLF¶HVW¿QDOHPHQWOHPRQGHGHO¶DXWHXU TXL VH SUR¿OH GDQV OH PRQGH H[SULPp SDU O¶REMHW HVWKpWLTXH HW O¶REMHW HVWKpWLTXHUHFqOHOD©VXEMHFWLYLWpGXVXMHWTXLO¶DFUppTXLV¶H[SULPHHQ lui, et qu’à son tour il manifeste. »89 L’objet esthétique exprime un monde, et témoigne des déterminations du monde, c’est-à-dire d’une puissance TXL LQIXVH XQH VpULH LQGp¿QLH G¶REMHWV HW TXL GDQV FHWWH PXOWLSOLFLWp SUpVHQWHO¶XQLWpG¶XQVW\OHFHOOHG¶XQHDWPRVSKqUHRXGXPRQGHFRPPH DWPRVSKqUH3UpFLVRQVDORUVSOXVODUJHPHQWTXHOHPRQGHHVWOLYUpSDUOH sentiment, entendu comme sentiment cosmique, qui le reçoit primitivement, et l’on parlera d’un sentiment-de-monde. Sur fond de ce sentiment
86
Ibid., p. 252. Ibid., p. 253, p. 255. 88 6XU FHWWH QRWLRQ QRXV UHQYR\RQV HQ RXWUH j .DWULH &KDJQRQ ©/¶°XYUH G¶DUW FRPPH ³TXDVLVXMHW´" 8Q PRGqOH SKpQRPpQRORJLTXH GH O¶H[SpULHQFH HVWKpWLTXHª LQ Dussert Jean-Baptiste et Adnen Jdey, dir., Mikel Dufrenne et l’esthétique. Entre phénoménologie et philosophie de la Nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 101-117. 89 Dufrenne, PLEE, 1, p. 255-256. 87
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CHAPITRE PREMIER
² GH FHWWH RXYHUWXUH D൵HFWLYH LQDXJXUDOH ² OD SHUFHSWLRQ VH GpSORLH comme toute théorie et toute action supposant cette disposition de l’accueil GHSXLV ODTXHOOH FKDTXH H[SpULHQFH VH SUR¿OH /H VHQWLPHQW HVW FHWWH RXYHUWXUHSDUSDUWLFLSDWLRQTXLPDUTXHO¶pSUHXYHSUHPLqUHGXPRQGHVRQ D൷X[ RULJLQDLUH$LQVL OH UDSSRUW DX PRQGH HVW G¶DERUG GH O¶RUGUH GH O¶D൵HFWLYLWpPDLVHQXQVHQVLUUpGXFWLEOHj+HLGHJJHUSXLVTXHOH©VHQtiment de la situation » (%H¿QGOLFKNHLW) consiste pour lui à être-jeté (Geworfenheit GDQV OH PRQGH VDQV QXOOH IDPLOLDULWp DYHF OXL HW ¿QDOHment, jeté dans le pouvoir-être du Dasein. Au contraire, le sentiment est la pure ouverture au monde qui, la suite le précise, est à la fois l’expérience d’une familiarité native et d’une altérité. Bien entendu, la voie dufrennienne se situe aux antipodes de celle de Michel Henry pour lequel O¶D൵HFWLYLWp HVW DXWRD൵HFWLRQ SXUH DORUV TXH OH VHQWLPHQW HVW WRXMRXUV sentiment du monde, sentiment-monde devrait-on dire, car il signe l’arriYpHSULPRUGLDOHGXPRQGHVXUIRQGGXTXHOWRXWHSHUFHSWLRQVHGpSORLH QRXVDXURQVjOHMXVWL¿HUSOHLQHPHQWSRXU¿QLU(QUHYDQFKHOHsentiment esthétique ouvre le monde qu’exhale l’objet esthétique, mais il s’agit ELHQGDQVOHVGHX[FDVG¶XQPRQGHVDQVTXHOHVHFRQGQ¶R൵UHTX¶XQH acception métaphorique du monde. Le sentiment esthétique est une déclinaison privilégiée du sentiment car il ouvre à un monde esthétique qui, lui-même, donne sur le monde. Cependant, les mondes esthétiques sont-ils réels ? Il est acquis que l’objet esthétique — quasi-sujet — exprime un monde singulier, irréductible au monde objectif. Mais, pour mériter vraiment le titre de monde, ce qu’exprime l’objet esthétique doit en outre posséder une vérité, marque de sa réalité. La question est alors de savoir si cette vérité consiste dans la conformité avec le monde objectif ou si ne s’invente pas un concept de vérité à hauteur de l’expérience esthétique. La vérité esthétique Cette question a déjà été pour une part abordée : le monde objectif Q¶HVW SDV OD ¿JXUH XQLTXH GX UpHO SXLVTXH ELHQ DX FRQWUDLUH LO Q¶HVW accessible que depuis le monde-de-la-vie. La question de la vérité des mondes esthétiques renvoie donc à celle de leurs relations au monde de la perception, dans un premier temps, et au monde pris en lui-même, dans un second. Mais l’objection redouble, se pluralise et concerne le statut des mondes esthétiques. Le premier grief tient au « primat du monde objectif » et le second à la « vanité de l’art ». Accorder un primat au monde objectif revient, par exemple, à considérer que la nuit est d’abord XQSKpQRPqQHDVWURQRPLTXHHWTX¶HOOHQ¶HVWSDV©UpHOOHFRPPHWpQqEUHV
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FRPPHKRUUHXURXFRPPHFHWWHJUDQGHSDL[GRQWSDUOH3pJX\ªFHQH serait là qu’une « interprétation personnelle d’un monde en lui-même impersonnel ». Or si le monde se prête à une quête de l’objectivité, il demeure que — ce point est établi — la notion de monde puise ses VRXUFHVVDUDFLQHGDQVOH©GpYRLOHPHQWVLQJXOLHUTX¶H൵HFWXHODVXEMHFtivité, en sorte que le réel est d’abord ce que réalise cette subjectivité : l’horreur ou la sérénité de la nuit sont aussi réelles que le fait astronomique »90. Ensuite, second grief, le monde de l’objet esthétique serait irréel en tant qu’il est feint. S’il est vrai que l’objet représenté est irréel — comme les démons de Bosch, de même que le portait le plus ressemEODQWTXLQHSUpVHQWHSDVOHPRGqOHHQFKDLUHWHQRV²OHPRQGHUHSUpsenté, dans l’objet esthétique, ne doit pas occulter le monde exprimé, qui est l’essentiel. Ainsi, les démons de Bosch sont irréels, mais le monde exprimé est réel, comme le monde de Mozart qui ne représente rien91, HWSRVVqGHHQFHODXQHYpULWpGRQWODWHQHXUGRLWrWUHH[SOLFLWpH92. La question se mute à la mesure de l’introduction de la notion d’a SULRULFDUODTXDOLWpD൵HFWLYHH[SULPpHSDUO¶REMHWHVWKpWLTXHHWUHFXHLOOLH SDU OH VHQWLPHQW Q¶HVW OLVLEOH TX¶HQ UDLVRQ GH OD FDWpJRULH D൵HFWLYH GX VXMHW )DXWLO GqV ORUV FRQVLGpUHU TXH O¶D SULRUL D൵HFWLI HVW pJDOHPHQW un a priori pour le monde ? L’enjeu est la découverte de « l’identité du cosmologique et de l’existentiel » impliquant le « rapport du sujet et de l’objet au sein de l’être »93. Cette implication est obvie dans le cas de l’objet esthétique naturel car, alors, l’expérience esthétique est sous le signe du réel, sans la médiation d’une subjectivité — l’auteur de l’œuvre — s’exprimant à travers l’expression de l’objet esthétique. Autant dire que OD1DWXUHWpPRLJQHGqVORUVG¶XQHD൶QLWpRQWRORJLTXHDYHFO¶KRPPHHW l’expérience esthétique de la Nature peut servir de voie vers son sens d’être — nous aurons à le préciser. Bien que médiate, la question n’en est pas moins décisive en ce qui concerne l’objet esthétique qui, via le monde GHO¶DXWHXUQRXVSDUOHGXPRQGHFHTXLUHYLHQWjGHPDQGHUVLO¶DSULRUL D൵HFWLI PDQLIHVWH GDQV O¶REMHW HVWKpWLTXH HVW pJDOHPHQW XQ D SULRUL FRVmique, constituant pour le monde, au même titre que les a priori de la présence et de la représentation. Il s’agit donc de déceler la « fonction cosmologique » de l’art, et de montrer que le monde humain, porté par 90
Ibid., p. 256. Ibid., p. 257. 92 Dufrenne écrit, à propos du chapitre sur « Objet esthétique et monde », qu’il V¶pWDLW ERUQp j ©MXVWL¿HU OH UHFRXUV j OD QRWLRQ GH PRQGH SRXU GpVLJQHU FH TX¶H[SULPH l’objet esthétique. » (PLEE, 2, p. 614, note 1). 93 Dufrenne, PLEE, 2, p. 613. 91
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CHAPITRE PREMIER
l’objet esthétique, nous livre un « aspect du monde réel ». L’objet esthétique expressif n’est pas condamné à l’insularité d’une subjectivité singuOLqUHFDUOHVLQJXOLHUSRUWHODFKDUJHGHO¶XQLYHUVHOHWO¶DUWLVWHFULVWDOOLVH de façon chaque fois propre, l’humaine condition : il est un « délégué de l’humain »94. Mais il reste à examiner la puissance cosmologique de l’objet esthétique, sa teneur de vérité, et donc de réalité. Il faut montrer que OHUpHOVHSUrWHjFHWWHH[SUHVVLYLWpHVWKpWLTXHVLELHQTXHGqVORUVO¶DUW ne serait pas un simple divertissement, une évasion à l’égard du réel, mais son exploration ontologique (jeu/sérieux)95. Suivons la démarche de Dufrenne qui envisage d’abord « L’objet esthétique comme vrai » avant de considérer « Le réel comme éclairé par l’esthétique ». La perspective métaphysique qui clôt l’ouvrage devra être interrogée de ce point de vue avant de poursuivre avec la voie métaphysique tracée par un ouvrage tel que Le PoétiqueHWVXUODTXHOOH'XIUHQQHUpÀpFKLWGHIDoRQSDUWLFXOLqUHment avisée dans l’Avant-Propos de Jalons : le présent ouvrage en explore toutes les dimensions. /D YpULWp GH O¶REMHW HVWKpWLTXH HVW VWUDWL¿pH HOOH SHXW V¶HQWHQGUH VXLYDQW GL൵pUHQWV QLYHDX[ O¶°XYUH SHXW rWUH FRQVLGpUpH HQ HOOHPrPH par rapport à l’artiste, et à l’égard du réel. D’abord, « l’œuvre est vraie par rapport à elle-même : elle est vraie en ce qu’elle est achevée, qu’elle décourage toute idée de rature ou d’amendement, qu’elle s’impose souverainement »96. La vérité se donne d’elle-même, par la plénitude et la nécessité de l’objet esthétique, exauçant l’exigence que l’œuvre porte. Ensuite, l’objet esthétique accompli n’advient que si l’œuvre répond à une nécessité chez l’artiste97HOOHHVWDORUVauthentique, l’a priori existentiel de l’artiste se manifestant au cœur de l’œuvre, au point d’en consacrer l’expressivité, reconnaissable à un style singulier. Cette authenticité — par laquelle la création de l’œuvre répond à une exigence impérieuse — n’est pas, par elle-même, la marque d’une œuvre de génie. Il est HQ H൵HW UHTXLV TX¶HOOH WpPRLJQH G¶XQH SHUIHFWLRQ IRUPHOOH HW QRXV VRPPHVDLQVLUHQYR\pVDXSUHPLHUFULWqUHGHYpULWp/¶°XYUHSUpVHQWHHQ outre un sens immanent au sensible, et la plénitude décrite est expressive car le sens et le sensible co-naissent dans le singulier de l’œuvre (dans le FDVFRQWUDLUHODSHUIHFWLRQIRUPHOOHVHUDLWYLGH (Q¿QODYpULWpGHO¶REMHW esthétique dépend de son rapport au réel, l’expérience esthétique, si ce
94 95 96 97
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
615. 614-615. 616. 617.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
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UDSSRUW VH YpUL¿H pFKDSSH DX UHJLVWUH GX VLPSOH MHX VDQV SRXUWDQW VH parer du sérieux propre au discours objectif. L’expérience esthétique WURXYHXQHYpULWpGDQVOHPRQGHKXPDLQDQWKURSRORJLTXHFHTXLVLJQL¿H que le monde singulier qu’exprime l’objet esthétique ne m’est pas étranger, car rien d’humain ne m’est étranger, et que « l’art nous fait faire l’épreuve de nos possibilités », la plongée dans un monde esthétique est aussi une exploration des possibilités inhérentes à l’humaine condition. La question HVW DORUV GH VDYRLU VL FHWWH H[SORUDWLRQ H[LVWHQWLHOOH H൵HFWXH XQ YR\DJH cosmologique, si les visages de l’homme sont autant de « visages du monde »98$SUqVODvérité existentielle de l’art99, il faut donc en venir à sa vérité cosmologique, en considérant aussi bien le monde représenté que le monde exprimé. Il est entendu que le monde représenté n’est pas FH TXL IDLW OH FDUDFWqUH HVWKpWLTXH GH O¶°XYUH LO HQ HVW XQ PR\HQ ELHQ que, réciproquement, la dimension expressive de l’œuvre infuse sa part de représentation. Ainsi, le « monde mystérieux et grave de Rembrandt D EHVRLQ SRXU VH ¿JXUHU GH FHV SHUVRQQDJHV LQGpFLV TXL UHFXOHQW DX GHX[LqPHSODQª100. Nulle hétérogénéité entre l’exprimé et le représenté n’est esthétiquement possible sans quoi l’œuvre manquerait la plénitude UHFKHUFKpHHWGDQVOHFDVGHVDUWVR¿JXUHXQHUHSUpVHQWDWLRQFHOOHFL est expressive dans sa facture représentative. Il ne s’agit donc pas de UHSURGXLUH OH UpHO GH O¶LPLWHU DX VHQV GH OH FRSLHU DYHF SRXU FULWqUH OD UHVVHPEODQFHHWO¶DGpTXDWLRQFRPPHPRGqOHGHYpULWp'DQVODSHUVSHFWLYHUpDOLVWHrWUHYUDL©F¶HVWLPLWHUHWOHFRPEOHGHO¶DUWHVWO¶DUWL¿FHGX trompe-l’œil : question de métier, et non de style. » Il convient de rompre jODIRLVDYHFOHVSUpMXJpVVXUODYpULWpHWVXUOHUpHOG¶DERUGODWKpRULH de l’expression éloigne de la vérité-adéquation, et engage à renoncer « à cette conception selon laquelle la vérité se mesure à la ressemblance ». Conséquemment, « l’idéal de l’art est le portrait, forme la plus élémentaire de l’adequatio ». Et Dufrenne d’ajouter : « Astreindre l’art à copier, F¶HVWSUpVXSSRVHUTXHOHUpHOHVWGpMjGRQQpHWFRQQXFRPPHXQPRGqOH à reproduire : le monde est là, il ne se fait pas selon notre regard et notre action, il est tout fait, et la Création en est la garantie. »101 Le réel est déterminé une fois pour toutes, et la beauté se voit subordonnée à la vérité entendue comme norme de perfection102. Il se confond avec l’objectivité que l’art imite, et cette imitation doit ainsi se situer à hauteur 98
Ibid., p. 620. Ibid., p. 620-621. 100 Ibid., p. 621. 101 Ibid., p. 623-624. 102 « Esthétique de la vérité : rien n’est beau que le vrai. » (Ibid., p. 625). 99
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CHAPITRE PREMIER
du réel, lui-même évidé de tout ce qu’il porte de « singulier, d’insolite ou GHUHEHOOHª&¶HVWO¶R൶FHGHODSHUVSHFWLYHTXLOLYUHXQHVSDFHPDvWULVp loin de manifester un espace « multiple et vorace où je me perds », et O¶REMHW UHSUpVHQWp HVW DLQVL ©SHLJQp FRPPH XQ MDUGLQª j OD PDQLqUH GH Le Nôtre. Cette objectivation du réel implique son évidement, et sa déréalisation, de même que l’art de l’imitation-copie perd sa charge expressive, et la vérité qui lui est propre. Cet art élimine, dans le réel, ce qui est « le plus réel, le surprenant, l’imprévisible, tout ce qui déconcerte DXSRLQWGHVROOLFLWHUXQFKDQJHPHQWUDGLFDOG¶DWWLWXGH«ª103 Or la découYHUWHGHO¶H[SUHVVLYLWpGHO¶REMHWHVWKpWLTXHGpFqOHjODIRLVXQHIRQFWLRQ nouvelle à l’art, qui n’est pas d’imiter-copier le réel, et il découvre simultanément un sens inédit du réel lui-même, qui n’est pas l’objectivité d’un réel évidé par l’intelligence en quête d’ordre et de mesure. La vérité de l’objet esthétique est donc celle de l’expression, puisque FHTXLHVWUHSUpVHQWpHVWO¶H൵HWGHO¶H[SUHVVLRQHOOHPrPHTXLHQSRODULVH RXHQDLPDQWHODFKDLUVLQJXOLqUH/¶REMHWHVWKpWLTXHQHSURFXUHDXFXQH FRQQDLVVDQFHREMHFWLYHGXUpHOLOGpFqOHO¶H[SUHVVLYLWpGXUpHOOXLPrPH situant en deçà de l’ontologie de l’objet qui est d’abord une gnoséologie. /¶KHXULVWLTXH HVWKpWLTXH HVW XQH KHXULVWLTXH D൵HFWLYH TXL FKHPLQH GH O¶D൵HFWLYLWpDXUpHO/DPXVLTXHSRVVqGHGHFHSRLQWGHYXHXQSULYLOqJH KHXULVWLTXH RX UpGXFWLI FDU HOOH OLEqUH GH O¶HPSULVH GX PRGqOH GH OD représentation-copie (supposant la conscience des ratés de la musique réaliste), alors même qu’elle ouvre sur le monde, décelant un autre réalisme, c’est-à-dire une autre façon pour les arts représentatifs de reconGXLUHDXUpHO2UODTXDOLWpD൵HFWLYHH[SULPpHSDUODPXVLTXHH[SULPHXQ PRQGH HOOH HVW OD TXDOLWp G¶XQ PRQGH DLQVL ©O¶DOOpJUHVVH TX¶H[SULPH telle fugue, lorsque nous disons qu’elle nous ouvre le monde de Bach, ce PRW GH PRQGH LQGLTXH XQ UDSSRUW DX UpHO LO Q¶\ D SDV G¶LPDJHV SRXU peupler ce monde ni de concepts pour l’inventorier, et cependant il est vrai »104. Le sentiment communiqué par l’œuvre permet une révélation ontologique car c’est alors le réel qui s’exprime dans la musique de Bach et qui, partant, m’est donné à sentir. C’est ainsi que je retrouve, dans le UpHOOHPRQGHGH%DFK©GHYDQWOHVMHX[LQQRFHQWVG¶XQHQIDQWODJUkFH pétillante d’une danseuse ou d’un jeune printemps, le visage souriant d’un homme qui a réprimé ses passions par bonheur et sans être marqué SDUODORLMHVDXUDLDORUVTXHOHPRQGHGH%DFKHVWYUDLSXLVTXHOHUpHO
103 104
Ibid., p. 626-627. Ibid., p. 633.
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OHFRQ¿UPHPDLVMHOHVDLVGpMjVDQVDYRLUEHVRLQG¶DQWLFLSHUFHVH[SpULHQFHVMHVDLVTXH³F¶HVWDLQVL´ª(W'XIUHQQHG¶DMRXWHUjFHSURSRV ©,OVHSHXWTXHMHQHOHYpUL¿HMDPDLVOHFDSWLIGDQVVDSULVRQOLYUpjOD KDLQHHWTXLQHYRLWOHFLHOTXH³SDUGHVVXVOHVWRLWV´LQDFFHVVLEOHVXSSRVH] TX¶LO HQWHQGH FHWWH IXJXH LO VDLW ELHQ TXH FH Q¶HVW SDV SRXU OXL RQ OXL LQWHUGLWFHPRQGHHWSHXWrWUHVHO¶HVWLOLQWHUGLWSHXWrWUHPrPHSRXUUDLW il y accéder encore s’il avait la force d’être heureux dans le malheur, encore TX¶XQWHOERQKHXUQHVRLWJqUHDFFHVVLEOHPDLVHQ¿QLOQHSHXWGRXWHUTXH ce monde existe, même s’il est réservé à d’autres d’en avoir la jouissance. ,O \ D O¶DOOpJUHVVH SHX LPSRUWH OHV REMHWV SDU OHVTXHOV HOOH VH PDQLIHVWH sa réalité ne tient pas à ces objets, ce sont eux plutôt qui tiendront d’elle, en raillant son monde, leur réalité suprême. »105
La musique livre un monde — ici le monde de l’allégresse — qui donne sur le monde. Elle ne prescrit pas les choses du monde qui O¶H[SULPHQW H൵HFWLYHPHQW 2Q QH VDXUDLW HQ GRQQHU OD OLVWH j SDUWLU GX monde esthétique déployé, qu’elle soit exhaustive ou pas, mais le monde esthétique se donne comme réel en tant qu’il exprime une dimension du réel, sa part d’allégresse qui trouve des occurrences multiples, apparteQDQWjGHVFKDPSVDXVVLpORLJQpVTXHOHSULQWHPSVHQVD¿JXUHDXURUDOH et le visage d’un enfant. Nous pourrions être dubitatifs à l’idée que le prisonnier puisse sentir la réalité du monde esthétique sans en faire l’expérience in vivo, davantage dubitatifs encore en ce qui concerne un homme n’ayant jamais rencontré une telle allégresse (étant né dans des situations extrêmes). Il est peu probable que ces situations extrêmes ne comportent pas, au moins dans un instant fugace, un moment d’allégresse que la musique cristallise. Mais la question n’est pas là car la puissance expressive de l’objet esthétique n’est telle qu’à recéler en elle cette puissance de dévoilement et à porter une dimension du monde, loin de traduire seulement le « caprice de la particularité » de l’artiste106. Tout se passe comme si la puissance esthétique portait, en elle, la charge de monde, comme si sa puissance se nourrissait de celle du monde qui transparaît GDQVVDWH[WXUHSURSUH,PDJLQRQVOD¿FWLRQG¶XQKRPPHQHFRQQDLVVDQW que la désolation, l’allégresse d’une fugue de Bach lui ferait soupçonner qu’il y a de l’allégresse dans le monde. Finalement, les créations de l’artiste ne peuvent introduire dans le monde que ce qu’il est susceptible GHSRUWHUHWDXTXHOSDUWDQWLOVHSUrWH(QFHOD©O¶DSULRULD൵HFWLIHVWELHQ cosmologique »107. 105 106 107
Ibid., p. 634-635. Ibid., p. 620. Ibid., p. 635.
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Qu’en est-il pour les arts qui comportent des éléments de représenWDWLRQVFRPPHOHURPDQHWODSHLQWXUHGLWH¿JXUDWLYH"2UODYpULWpG¶XQ roman ne tient pas à sa vérité historique, il n’est pas une copie du réel, et considérer Le Rouge et le Noir comme une théorie de l’ambition, c’est en manquer la puissance esthétique, car Stendhal, tout en ayant pu être inspiré par un fait divers, ne reproduit pas le réel, ne le copie pas simplement, et la représentation est subordonnée à l’expression. Les mots sont choisis pour leur fonction poétique, ce que Dufrenne appelle leur « puissance poétique d’ébranlement » et ceTXLHVWUDFRQWpV¶DYqUHLQVpSDUDEOH de la façon dont le roman raconte, qui exhale, dans le cas de Stendhal, XQ ©DLU YLI HW OpJHUª TXDOL¿DQW D൵HFWLYHPHQW OH PRQGH VWHQGKDOLHQ Quant aux arts plastiques, la représentation est tout autant un moment de O¶H[SUHVVLRQVLELHQTXHODGLPHQVLRQH[SUHVVLYHLQ¿OWUHOHVpOpPHQWVGH représentation, et l’on n’imagine pas « un juge de Rouault dans une toile de Matisse »108. Le sentiment n’évoque pas des objets qu’il contiendrait HQ OXL FRPPH DXWDQW GH SRVVLEOHV WUDQVSDUDLVVDQW HQ ¿OLJUDQH GDQV OH spectacle de l’œuvre prescrivant le développement de la perception. Ces REMHWVVRQWHQSXLVVDQFHHWOHGHPHXUHQWMXVTX¶jFHTXHOHUpHOR൵UHXQ YLVDJH TXL FULVWDOOLVH XQH PrPH DWPRVSKqUH$XVVL OH PRQGH GH O¶REMHW esthétique n’est pas un répertoire, mais une lumière LOQHFRQWLHQWSDV un catalogue d’objets qui inspirent un sentiment identique, mais une OXPLqUHTXLpFODLUHIDLVDQWSDUDvWUHXQHGLPHQVLRQGXPRQGHTXLHVWHOOH même un monde dans le monde109. Éclairer, n’est pas répéter, ou imiter au sens de copier, si bien que le monde de l’objet esthétique est vrai en YHUWX GH FHWWH SXLVVDQFH H[SUHVVLYH TXL HQU{OH WRXW FH TXL UHOqYH GH OD représentation en son sein. Les éléments de la représentation participent alors à l’expressivité de l’œuvre. Le monde singulier, renvoyant à l’a priori existentiel de l’artiste, n’est cependant pas arbitraire, car il est une lumière qui éclaire certaines occurrences du monde en faisant monde selon cette dimension à la fois singulière et universelle,OQHVX൶WGRQF pas d’interroger la vérité de l’objet esthétique en la situant du point de YXHGHO¶REMHWHVWKpWLTXHOXLPrPH6HORQFHSUHPLHUQLYHDXGHUpÀH[LRQ la vérité de l’objet esthétique s’atteste en vertu de sa perfection interne, VDSOpQLWXGHVHQVLEOHOH©EHDXHVWOHVLJQHGXYUDLULHQQ¶HVWYUDLTXHOH beau »110, perspective qui rompt cependant avec la conception classique indexant la beauté sur un idéal de vérité. Cette vérité esthétique coïncide 108 109 110
Ibid., p. 640-641. Ibid., p. 641. Ibid., p. 644-645.
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alors avec la puissance cosmologique de l’œuvre qui irradie sur le monde. Mais cette puissance cosmologique suppose une certaine compréhension du monde qui doit se prêter à cette manifestation esthétique, l’esthétique pWDQWGqVORUVLQVpSDUDEOHG¶XQHSHUVSHFWLYHontologique. Il est alors décisif de ne pas réduire le réel, le monde, à son acception en tant que monde objectif, car l’absence de commune mesure avec le monde esthétique est obvie. Le monde esthétique est subjectif, il est intérieur à l’œuvre, témoigne de l’unitéG¶XQVW\OHRXG¶XQHDWPRVSKqUH alors que le monde objectif est tout en extériorité (totalité ouverte sur un horizon), et il enveloppe une multiplicité de manifestations. Le concept GHPRQGHV¶LOHVWMXVWL¿pSRXUTXDOL¿HUFHTX¶H[SULPHO¶REMHWHVWKpWLTXH WpPRLJQHTXDQGPrPHG¶XQHKpWpURJpQpLWpIRQFLqUHYLVjYLVGXPRQGH Il est bien question de monde dans les deux cas, monde et monde esthétique sont LQGp¿QLV PDLV OH FDUDFWqUH LQGp¿QL GX PRQGH HVWKpWLTXH HQYHORSSHO¶XQLWpG¶XQVW\OHDORUVTXHO¶LQGp¿QLWpSURSUHDXUpHOHVWFHOOH GHODSURIXVLRQGHVHVDSSDULWLRQVVDQVUqJOHVXEMHFWLYHPRQGHQHSRVVpGDQWTXH©O¶XQLWpIRUPHOOHGXMHSHQVHª &RUUpODWLYHPHQWRQGpFqOHGHX[ ¿JXUHV GLVWLQFWHV GH l’inconditionné — l’inconditionné comme totalité (ou « totalité accessible de la série des conditions ») et l’inconditionné comme unité sensibleOLYUpHDXVHQWLPHQW©XQLWpSHXWrWUHLQGp¿QLVVDEOH mais sensible, d’un sentiment singulier »111). Cette hétérogénéité du monde réel et des mondes esthétiques semblent exclure toute référence du second au premier, et interdire toute vérité cosmologique de l’expressivité esthétique. Mais il faut à nouveau distinguer monde réel et monde objectif, ce qui permet de comprendre que le monde esthétique témoigne d’une vérité cosmologique, et c’est déjà ce à quoi nous invite, pour se placer du côté de l’esthétique, la critique du réalisme esthétique, l’art n’ayant pas pour fonction de copier un monde objectif considéré comme un donné disponible que le regard n’aurait qu’à saisir. Comme l’écrit Dufrenne : « Le réel, F¶HVWOHSUpREMHFWLI,OVHPDQLIHVWHGDQVODEUXWDOLWpGXIDLWOHFDUDFWqUH contraignant de l’être-là, l’opacité de l’en-soi : cette présence que je rencontre et que je subis, c’est la réalité du réel. »112 Mais le réel se donne selon les a priori de la présence, pour une subjectivité vitale, de même que le monde objectif suppose des a priori de la représentation, et des a priori GHO¶D൵HFWLYLWpVRQWUHTXLVSDUODSHUFHSWLRQHVWKpWLTXHTXLFXOPLQHGDQV OH VHQWLPHQW 2U O¶REMHFWLRQ VH VSpFL¿H HW LO IDXW GLUH TXH OD GLYHUVLWp innombrable des objets esthétiques est la « principale objection à leur 111 112
Ibid., p. 646. Ibid., p. 647-648.
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vérité ». /HVPRQGHVHVWKpWLTXHVVRQWHQQRPEUHLQGp¿QLHWLO\DDXWDQW de mondes qu’il y a d’objets esthétiques, ou du moins de style que ces œuvres incarnent. Toutefois le réel ne renie pas la « pluralité de ces mondes »113. La question s’impose pourtant : il faut que le monde témoigne d’une unité, qui le fait monde, si bien la pluralité des mondes esthétiques doit comporter une unité pour ne pas être purement arbitraire. Pourtant, cette unité des mondes esthétiques paraît introuvable, et le PRQGH GLVORTXp SDU FHWWH SOXUDOLWp LQGp¿QLH DX SRLQW TX¶LO VH SHUG HQ se trouvant exprimé esthétiquement. Pour n’être pas éparpillé en une SRXVVLqUHH[SUHVVLYHLOGRLWDORUVVHPEOHWLOR൵ULUXQHXQLWpGpQRQoDQW la pluralité des mondes esthétiques comme autant de projections subjectives dépourvues de vérité ontologique. Il faut cependant renoncer à une conception identitaire de l’unité pour la repenser à l’aune de l’expérience esthétique qui est donc l’indice d’une vérité ontologique redoublée : découvrir la vérité ontologique des mondes esthétiques, c’est, du même coup, se hisser à une ontologie neuve. Et, comme l’écrit Dufrenne, le monde esthétique n’éclaire le monde qu’autant que ce dernier les appelle et les suggère114. C’est là ce qui distingue les mondes esthétiques des mondes de la folie qui, pour être encore des mondes, sont illusoires. Mais le réel sollicite ou appelle en revanche son expression esthétique, au point que c’est lui qui l’inspire. Ainsi, il y a le monde de la violence, cristallisé dans un raid de police, le monde de la mer qui n’est pas celui de la forêt, et le soleil du matin découvre un monde printanier115FHTXLFRQGXLWj interroger l’expérience esthétique de la Nature, qui s’esthétise et inspire OHSRqWHFRPPHSOXVODUJHPHQWWRXWKRPPHV¶pOHYDQWjO¶DWWLWXGHHVWKptique (même s’il n’est pas lui-même artiste). Or, la pluralité des mondes esthétiques atteste à la fois le « fait indéclinable de la pluralité des subjectivités ou des a priori existentiels » et le réel comme « débordant »116. En cela, faut-il ajouter, le réel a « besoin de ces mondes subjectifs pour apparaître et manifester ce qu’il y a d’inépuisable dans le donné ». Et Dufrenne en donne une illustration : « La mer, ce peut être la mer de Voiles, lisse et scintillante comme certaines marines de Turner, la mer arrogante et domptée sur laquelle marche Saint François de Paule, la mer vorace et sombre d’Océano NoxHWGDQVXQPrPHSRqPHOH³WRLWWUDQTXLOOH´HWO¶³K\GUHDEVROXH´ª/DPHUVHSUrWHjFHVLPDJHVG¶HOOHPrPH 113 114 115 116
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
650. 650. 652. 655, p. 650.
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GRQWODSOXUDOLWpQ¶LPSOLTXHSDVHQFRQWUDGLFWLRQHWODPHUHVWOD¿JXUH métonymique du réel réfractant la structure métonymique de l’être qui autorise et appelle une pluralité d’expressions esthétiques par quoi se UpYqOH VRQ LQ¿QLH H[SUHVVLYLWp. Ainsi, précise Dufrenne, la « pluralité des mondes esthétiques n’atteste pas qu’ils soient irréels comme ils devraient l’être si le réel était un. »117 Parce qu’il est débordant, le monde consiste dans la puissance des mondes esthétiques, son unité puissancielle²QRQRQWLTXH²DEULWHODSOXUDOLWpLQGp¿QLHGHFHVPRQGHV Récapitulons les traits du concept d’expression. La vérité esthétique manifeste un mouvement de germination de l’apparaître qui repose sur O¶H[SUHVVLYLWp GX VHQVLEOH DLQVL OD WHQGUHVVH G¶XQ VRXULUH LUUDGLH G¶XQ monde qui n’est autre que le monde de la tendresse. L’expression en question suppose l’illimitation comme déploiement d’un monde. En cela, par l’expression, l’auteur se trouve en se perdant, et loin que l’expression ne consiste à s’H[SULPHU²F¶HVWODSDUWODYpULWpGHO¶LGpHG¶XQH൵DFHment de l’auteur118 — c’est au contraire en exprimant, dans l’œuvre, que le créateur s’exprime. Mieux : l’œuvre n’exprime l’a priori existentiel de l’artiste qu’à la mesure de l’expressivité de l’œuvre qui requiert LQ¿QH une théorie de l’inspiration qui reste encore à déployer. Cette expressivité tient à la relation entre exprimant et exprimé, et plusieurs caractéULVWLTXHVGp¿QLWLRQQHOOHVGXVHQVH[SULPpSHXYHQWrWUHUHWHQXHV'¶DERUG LO Q¶HVW SDV GH O¶RUGUH GH OD VLJQL¿FDWLRQ LO HVW immanent au sensible SDUODFRXOHXUODTXDOLWpGHODPDWLqUHO¶DWWDTXHGXVRQ immédiatement donnéLQGpSHQGDPPHQWGXODQJDJHHWGXVDYRLU global (puisque c’est ODWRWDOLWpGHO¶°XYUHTXLHVWH[SUHVVLYH LOHVWDXVVLouvrant d’un monde HQ YHUWX GH VRQ LOOLPLWDWLRQ HW HQ¿Q LO PDQLIHVWH XQ VHQV en genèse. ,OGRQQH j VHQWLU OD JHQqVH GH OD SHUFHSWLRQ ² MH UHJDUGH FRPPH MH n’avais jamais regardé —, et laisse aussi transparaître la vie du sensible GDQVVRQVXUJLVVHPHQWF¶HVWXQPRQGHTXLVHSUR¿OHHWTXLHVWHQJHUmination119. L’expressivité esthétique, chaque fois singulière, fait signe 117
Ibid., p. 655-656. $LQVL G¶DLOOHXUV OD PqUH HVW WHQGUH HQ ©V¶LGHQWL¿DQW WHOOHPHQW j OD WHQGUHVVH qu’elle se dépersonnalise : c’est bien son sourire, mais non sa tendresse, c’est la tendresse, non comme qualité du sujet, mais comme monde. » (Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 57). 119 Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 58-73. L’art nous met dans la vérité quand il est expressif : « Vérité qui ne consiste pas à imiter un réel constitué, mais à imiter le mouvement de O¶DSSDUDvWUHGDQVOHSUpUpHOLPLWHUOHQDWXUDQWHWQRQOHQDWXUpªIbid., p. 69). Comme le donne à lire ce cours, Dufrenne fut marqué par la lecture du livre de Deleuze sur Spinoza où le concept d’expression est un concept majeur (Spinoza et le problème de l’expression, 118
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CHAPITRE PREMIER
vers le monde comme puissance expressive que rien n’épuise comme vers l’irréductible singularité des mondes esthétiques. Ces mondes ne sont SRXUWDQW SDV VDQV OLHQ LOV FRQÀXHQW YHUV OH PRQGH GH PrPH TXH OD singularité des hommes ne les condamne pas à l’incommunicabilité, ou à une étrangeté réciproque qui briserait le tissu humain. L’enjeu de la phénoménologie de l’expérience esthétique est non seulement métaphysique mais aussi éthique et politique, et les œuvres à venir explorent ces deux dimensions où l’humanité de l’homme est en jeu. La phénoménologie voit d’abord émerger l’exigence d’une ontologie appelée pour saisir la portée de la vérité esthétique qu’assume une heuristique métaphysique. Nous examinerons cette heuristique telle qu’elle se déploie en 1953 avant de montrer l’évolution de Dufrenne sur cette question dans OHV °XYUHV XOWpULHXUHV ² XQH SUHPLqUH UpSRQVH j FHWWH H[LJHQFH PpWDphysique sera indiquée. Nous ne cesserons d’approfondir par la suite cette réponse dufrennienne, au prisme de nos analyses portant sur l’imaginaire, la beauté et le poétique. L’exigence métaphysique Cette interrogation conduit au seuil de la perspective métaphysique TXL DFKqYH OD Phénoménologie de l’expérience esthétique, selon un approfondissement accompli en suivant la voie de l’expérience esthéWLTXHHW'XIUHQQHGHSUpFLVHU©$VVLJQHUXQHVLJQL¿FDWLRQRQWRORJLTXH à l’expérience esthétique, c’est admettre que les deux aspects cosmoloJLTXHHWH[LVWHQWLHOGHO¶DSULRULD൵HFWLIVRQWIRQGpVGDQVO¶rWUHF¶HVWj dire que l’être est porteur du sens qu’il imprime dans le réel d’une part, et qu’il force l’homme à proférer d’autre part : l’expérience esthétique éclaire le réel parce que le réel est comme l’envers de l’être dont l’homme GHVRQF{WpHVWOHWpPRLQHQVRUWHTXHVLO¶DUWGLWOHUpHOF¶HVWSDUFHTXH le réel et l’art sont tous deux subordonnés à l’être. »120 Texte aussi capital TX¶DPELJXHQWDQWTX¶LOUHFqOHGHVIRUPXOHVSUREOpPDWLTXHVTXH'XIUHQQH continue à employer par la suite, tout en introduisant une façon inédite GHUpVRXGUHFHWWHTXHVWLRQGHODVLJQL¿FDWLRQRQWRORJLTXHGHO¶H[SpULHQFH esthétique. Une distinction décisive est opérée entre le réel et l’être. On pourrait considérer que la dimension ontologique de l’expérience esthétique est réglée, une fois établi que les mondes esthétiques éclairent 3DULV0LQXLW 'XIUHQQHPRQWUHTXHODTXHVWLRQHQMHXHVWFHOOHGX©UDSSRUWGX¿QL jO¶LQ¿QLª7DSXVFULWGXVpPLQDLUHGH3DULV1DQWHUUH©/¶DUWHWOHUpHOª,0(& Fonds Mikel Dufrenne, p. 52 sq ,O QRXUULW SDU DLOOHXUV VD UpÀH[LRQ VXU FHWWH QRWLRQ d’expression d’une reference à l’œuvre de Leibniz. 120 Dufrenne, PLEE, 2, p. 657.
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le monde car il est pur débordement et se prête donc à ces expressions LQGp¿QLHVGHOXLPrPH,OIDXWWRXWHIRLVPRQWUHUTXHO¶rWUHLPSULPHOHVHQV dans le réel dont l’homme, dans l’attitude esthétique, est le témoin. Cette distinction est requise car l’être est « le débordant, l’inépuisable, le nonsens »121 ,O Q¶HVW ULHQ GH GpWHUPLQp LO QH SRVVqGH SDV XQ VHQV TXL OXL collerait à la peau : il est l’Inépuisable, et ce n’est que pour l’homme qu’il acquiert un sens. Par conséquent, l’être n’est autre que l’Inépuisable F ULVWDOOLVp HQ GL൵pUHQWV VHQV LPPDQHQWV DX VHQVLEOH FRPPH O¶LOOXVWUH OD GHVFULSWLRQHVWKpWLTXHGHODPHUTXLQ¶H[KDOHOHVGL൵pUHQWHVVLJQL¿FDWLRQV évoquées que pour l’homme. Le réel est donc la manifestation de l’être à l’homme qui réalise un sens que l’être tenait en puissance sans le prescrire. Il faut donc que les aspects cosmologique et existentiel de l’a SULRULD൵HFWLIVRLHQWIRQGpVGDQVl’êtrePDLVODTXHVWLRQUHVWHHQWLqUHGX statut de cette fondation : toute l’œuvre ultérieure de Dufrenne vise pour XQHSDUWjFODUL¿HUFHWWHDQDO\VH2ULOHVWVLJQL¿FDWLITXH'XIUHQQHVXUOH SRLQWGHFRQFOXUHVRQOLYUHGHHVWLPHQ¶DYRLUOLYUpTX¶XQHMXVWL¿FDtion anthropologique de la vérité de l’expérience esthétique, en dépit des DQDO\VHVTXLD൷HXUHQWHWSRUWHQWGpMjLQGpQLDEOHPHQWVXUO¶rWUH,OSHQVH HQH൵HWOHPRQGHFRPPHGpERUGDQWHWRQQHFRPSUHQGUDLWJXqUHODSRUWpH cosmologique de la vérité esthétique si cette vérité n’enveloppait pas l’être lui-même. La distinction opératoire est toutefois entre le monde pour-nous et le monde en-soi, l’être HW 'XIUHQQH LQGLTXH TX¶LO D SRXU OH PRPHQW explicité l’aspect cosmologique de l’expérience esthétique en montrant d’une part que ce qu’exprime un objet esthétique est un monde et, d’autre part, que ce monde mord sur le réel, l’éclaire, à condition de considérer TXHOHUpHOQ¶HVWSDVO¶REMHFWLI5HVWHTXHFHWWHGHUQLqUHDYDQFpHV¶DFFRPpagne forcément d’une percée ontologique, les mondes esthétiques n’éclairent le réel qu’autant que le réel s’y prête et que l’en-soi des choses appelle leur expression esthétique. Or on ne comprend cette puissance de dévoilement des mondes esthétiques que si l’être est pensé en tant que débordant, qu’il porte la puissance de ces mondes en lesquels il s’accomplit. Voilà pourtant ce qu’il reste à expliciter, faisant passer au premier SODQ FH TXL GHPHXUH HQ ¿OLJUDQH GDQV OH FRUSV GX OLYUH GH HW TXL engage aussi la question de l’apparition de l’homme dans le monde, SXLVTX¶LOHVWjODIRLVXQRSpUDWHXUGHVPRQGHVHVWKpWLTXHVVRXVOD¿JXUH de l’artiste (opérateur inspiré, donc lui-même expressif de l’être), et le WpPRLQGHFHVPRQGHVVRXVOD¿JXUHGXVSHFWDWHXU&HTXLSUpFqGHQRXV fait comprendre que le plan esthétique, ou phénoménologique, enveloppe 121
Ibid., p. 657, note 1.
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CHAPITRE PREMIER
XQH SUHPLqUH DFFHSWLRQ GH OD FRVPRORJLH OD SHUFHSWLRQ HVWKpWLTXH SRVVqGHHQH൵HWXQHSXLVVDQFHFRVPRORJLTXHGHGpYRLOHPHQWPrPHVLFHOD UHVWH j MXVWL¿HU SOHLQHPHQW 3DU H[HPSOH OH WUDJLTXH TXL UD\RQQH GHV WDEOHDX[GH5RXDXOWUpYqOHXQDVSHFWGXWUDJLTXHLQKpUHQWDXPRQGH0DLV cette esthétique cosmologique appelle une cosmologie esthétique, une ontologie, ou encore une métaphysique visant l’être lui-même qui porte HQSXLVVDQFHFHWWHH[SUHVVLYLWpHVWKpWLTXHPLHX[LOHVWGp¿QLSDUVDSXLVsance expressive. Dufrenne évoque alors un saut vers le transcendant, vers l’être ou la Nature conquis depuis le plan de l’expérience esthétique. Il est d’ailleurs préférable de parler de métaphysique ou de cosmologie que d’ontologie, puisque Dufrenne déclare préférer parler de Nature que d’être122. Dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, la métaphysique demeure en tout cas une exigence et une perplexité qui jamais QH VH GLVVRXW FRPSOqWHPHQW DORUV PrPH TXH SDU OD VXLWH 'XIUHQQH s’engage en une heuristique métaphysique dont il livre les conditions épisWpPLTXHVHWLOV¶DYDQFH¿QDOHPHQWYHUVXQHPpWDSK\VLTXHGHOD1DWXUH – Perplexités métaphysiques /D WUDMHFWRLUH HVW ¿[pH HQ FKHPLQHU GH OD MXVWL¿FDWLRQ anthropologique propre à la vérité esthétique vers une perspective métaphysique, car il s’agit de découvrir l’être depuis l’experience esthetique. Il s’impose donc de ne pas demeurer dans l’enceinte de l’homme, de son rapport au monde pour envisager le monde en lui-même, donc l’être. Les MXVWL¿FDWLRQV GH OD YpULWp HVWKpWLTXH FRQVLVWH G¶DERUG HQ XQ DUJXPHQW ad hominen qui suppose de montrer, d’une part, que « le réel n’est pas absolument juge du monde esthétique, puisqu’il a besoin de ce monde pour apparaître comme réel ». D’autre part, « l’objet esthétique n’a pas jFRSLHU XQ UpHO GpMj FRQVWLWXp PDLV j R൵ULU XQH OXPLqUH TXL SXLVVH VH projeter sur le donné »123'qVORUVO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHHVWUHTXLVHD¿Q d’appréhender le monde comme tel, comme monde, bien qu’elle ne soit SDVSUHPLqUH chronologiquement. Il y a des a priori de la présence, ceux GX FRUSV SRXU OHTXHO XQ PRQGH VH GpSORLH OH FRUSV pWDQW OD SUHPLqUH OXPLqUHVXUOHPRQGH&HUDSSRUWSULPRUGLDOVXSSRVHXQUHFXOjO¶pJDUG du monde par lequel s’introduit distance et ouverture au monde, que 'XIUHQQH UpIqUH jO¶LPDJLQDWLRQ DX WHPSV HW ¿QDOHPHQW DX GpVLU GDQV VHV°XYUHVXOWpULHXUHVFHTXHGpYHORSSHQRWUHGHX[LqPHFKDSLWUH 0DLV 122 1RXV DXURQV ELHQ VU j OH MXVWL¿HU SOHLQHPHQW UHQYR\RQV SRXU OH PRPHQW DX livre de 1963, Le Poétique, p. 62, p. 64, et à Jalons, p. 216-218. 123 Dufrenne, PLEE, 2, p. 658.
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l’advenue d’un sujet personnel, concret, en rapport avec un monde, s’efIHFWXHVHORQOHQLYHDXHVWKpWLTXHOHGRQQpEUXWGHYLHQWVLJQL¿DQWHWOH « réel devient expressif »124, l’a priori existentiel ayant une dimension FRVPRORJLTXH GH GpYRLOHPHQW 2U GH FH SRLQW GH YXH O¶DUW SRVVqGH OD fonction de nous apprendre à voir le monde. La perception ordinaire sollicite en revanche l’entendement et la volonté, pour l’action, et ne donne pas la latitude d’une saisie de l’expression. La perception n’est GRQFSDVDFRVPLTXHHOOHUpYqOHXQPRQGHHWHOOHVHGLVWULEXHKRUL]RQWDlement : « toute conscience est conscience d’un monde sitôt qu’elle est FRQVFLHQFH G¶XQ REMHW RX VL O¶RQ SUpIqUH LO Q¶\ D GH UDSSRUW j O¶REMHW TX¶HQWDQWTX¶REMHWGDQVXQPRQGHHWF¶HVWSRXUTXRLWRXWHSHUFHSWLRQHVW en même temps imagination. »125 Le statut de l’imagination est abordé dans le chapitre suivant, mais on peut d’ores et déjà noter que Dufrenne se rapproche ici des Recherches logiques dans lesquelles Husserl montre que l’horizontalité perceptive, les esquisses prescrites par la perception actuelle engage le recours à l’imagination, alors même que Dufrenne pense l’homogénéité de la dimension de présentation au sein de la perception. Rompant avec ses descriptions dans les Recherches logiques, +XVVHUO pWDEOLW TXH OD VXLWH LQ¿QLH GHV HVTXLVVHV VH WURXYH GRQQpH j OD perception selon la structure d’horizon. Cependant, la perception de la corrélation requiert une dynamique désirante à la hauteur de la transcendance qu’elle vise, et qui se donne au sein de la partialité de la percepWLRQ SHUVSHFWLYH TXL GHYLHQGUD FHOOH GH 'XIUHQQH VXERUGRQQDQW l’imagination et le temps au désir. Il reste que dans la perception ordinaire, le monde se donne comme le « prolongement indéterminé de cet objet » au centre de la perception. Lorsque je prends le train, le monde se déploie en extension ou en extériorité à partir du train et selon mes préoccupations. En revanche, dans la perception esthétique, le monde n’est plus extérieur à l’objet, elle QH VH KkWH SDV KRUV GH O¶REMHW FDU OHV GpVLUV VRQW QHXWUDOLVpV HW ©HOOH O¶DSSURIRQGLW SRXU GpFRXYULU SDU OH VHQWLPHQW XQ PRQGH LQWpULHXUª ce monde esthétique est « tenu en puissance dans le sentiment »126, dévoiODQWO¶XQGHVYLVDJHVTXHOHPRQGHR൵UH(QFHODO¶REMHWHVWKpWLTXHHVW sur-réel, ou pré-réel. Depuis l’immanence de sa texture sensible, expressive, l’objet esthétique déploie unPRQGHTXLQRXVUpYqOHXQHGLPHQVLRQ du monde. L’objet esthétique est sur-réel car il est cosmique, contient 124 125 126
Ibid., p. 659. Ibid., p. 660. Idem.
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CHAPITRE PREMIER
GDQV OH VLQJXOLHU GH VD SUpVHQFH XQH GLPHQVLRQ XQLYHUVHOOH GX PRQGH et l’art « nous apprend à voir » : « nous n’avions pas vu la puissance convulsée d’un torse humain avant de voir les esclaves de Michel-Ange, QLOD¿JXUHWRUWXUpHGHVLULVDYDQWGHYRLUOHERXTXHWGH9DQ*RJKQLOHV vieilles rues de Paris avant de lire La maison du chat qui pelote, ni les visages de la défaite avant de lire La mort dans l’âme. » Ainsi, la fonction de l’art n’est comprise qu’une fois la théorie réaliste récusée, l’art n’imite pas le réel, ne le copie pas puisqu’il « n’y a pas un réel donné dans une perception préalable, que la perception esthétique aurait à égaler ». S’il est vrai que la perception commence sur le plan du sentir vital, on peut dire aussi que « c’est avec l’art que commence la perception »127, entenGRQVO¶pSUHXYHVHQVLEOHFRQFUqWHGXPRQGH0DLVSRXUTXHFHGpYRLOHPHQW QH VRLW SDV XQH SXUH ¿FWLRQ LO IDXW TXH OH UpHO V¶\ SUrWH FH TXL implique le versant ontologique, ou métaphysique, de l’interrogation. Alors, en un sens, « le réel imite l’art : il s’esthétise en même temps qu’il s’humanise ». Et Dufrenne de poursuivre : « On oserait presque dire qu’à IRUFHG¶rWUHFRQWHPSOpHVOHVFKRVHVOHVSOXVLQGRPSWDEOHV¿QLVVHQWSDU prendre l’empreinte du regard humain, que le ciel imite les paysagistes, HWODPHUOHVSRqWHVSRXUDXWDQWTX¶LOVHSUrWHDXUHJDUGOHUpHOVHSUrWH à l’art. »128 Les œuvres d’art contribuent à l’élaboration du réel pour nous, LOVHWHLQWHG¶XQHDWPRVSKqUHTXHOHV°XYUHVGL൵XVHQWFHSHQGDQWSRXU TXH FH FDUDFWqUH LQVpSDUDEOH GH O¶DQWKURSRORJLTXH HW GX FRVPRORJLTXH soit possible, il faut que le monde en lui-même, en soi, ne soit pas étranger à l’humain sans se réduire à lui, si bien que le sens n’est pas à l’initiative GHO¶KRPPH'DQVFHWWHK\SRWKqVHOHVHQVH[SULPpSRXUUDLWDXPLHX[ VH GpSRVHU VXU OH PRQGH VDQV PRUGUH VXU OXL HW VRQ FDUDFWqUH ¿FWLI VH dénoncerait du fait de cette hétérogénéité entre monde esthétique et monde réel, au point que la teneur de monde du monde esthétique serait introuvable. On aurait deux mondes sans nulle communication — les mondes esthétiques et le monde — mais on peine à comprendre comment OH WRXW DXWUH SRXUUDLW VXUJLU DX VHLQ GX PrPH VL ELHQ TX¶XQH ¿FWLRQ absolue est une contradiction ontologique. Dufrenne n’avance pas clairement cet argument, mais il nous semble s’inscrire en cohérence avec la YRLH GXIUHQQLHQQH /¶DSSURIRQGLVVHPHQW PpWDSK\VLTXH GH OD UpÀH[LRQ est donc une exigence.
127
Ibid., p. 661-662. IbidS2QSHXWQXDQFHUFHWWHD൶UPDWLRQHQOLVDQW©/¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXH de la Nature », EPh1, p. 41. 128
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Dans la section intitulée « Perspective métaphysique », Dufrenne ¿[HOHVFRRUGRQQpHVSURSUHVjFHWWHH[LJHQFHG¶XQHIDoRQTXLFHSHQGDQW QH YD SDV VDQV SRVHU SUREOqPH &HWWH DQDO\VH DSSHOOH GRQF OHV LQÀpFKLVVHPHQWVXOWpULHXUVTXLFRUUHVSRQGHQWjXQHDXWUHIDoRQG¶HQYLsager les coordonnées en question. Trois niveaux de considérations doivent être examinés. Fixer les coordonnées métaphysiques telles que 'XIUHQQH OHV SUpVHQWH MXVWL¿HU DX SOXV SUpFLV GqV ORUV O¶HPSORL GX YRFDEOHGHPpWDSK\VLTXHHWHQ¿QGpFHOHUOHVGL൶FXOWpVLQKpUHQWHVDX[ DYDQFpHVPpWDSK\VLTXHVGHSRXUPRQWUHUOD¿JXUHQRXYHOOHTXH prend cette métaphysique dans les œuvres ultérieures. Elle se déploie HQ WRXW FDV VRXV OD ¿JXUH G¶XQH PpWDSK\VLTXH VHORQ OH VHQWLPHQW Dufrenne écrit de façon déterminante au début de la section concernée : « Si l’on refuse de dire que l’homme porte le sens et met lui-même dans OHUpHOOHVHQVD൵HFWLITXHGpFRXYUHO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHLOIDXWGLUH 4XHOHUpHOQHWLHQWSDVGHO¶KRPPHFHVHQVHW4XHO¶rWUHVXVFLWH l’homme pour être le témoin et non l’initiateur de ce sens. Esquissons ces deux points en risquant une vue ontologique sur l’art. »129 Ces deux exigences sont inséparables, la critique du fait que l’homme inventerait OHVHQVD൵HFWLIGXUpHOSRXUOHSURMHWHUVXUOXLLPSOLTXHTXHF¶HVWOHUpHO lui-même qui appelle son expression esthétique et donc l’homme en tant TX¶LOHVWFDSDEOHGHFHWWHH[SUHVVLRQ'qVORUVODFUpDWLRQDUWLVWLTXHQH serait pas de l’ordre de l’invention pure et simple car elle consiste au contraire à découvrir un sens que l’être porte et qui requiert l’homme pour se dire, l’homme ayant ainsi la « mission »130 de dire l’être selon une voie déjà empruntée par Heidegger. Cependant, la voie dufrennienne est irréductible à celle de Heidegger, nos analyses ne cesseront de le montrer. Finalement, le phénoménologue décrit l’expérience esthétique comme celle d’un en-soi-pour-nous selon la distinction entre l’exigence et la plénitude : la perception esthétique accomplit l’exigence que l’œuvre porte sans la constituer. Il s’agit désormais de penser le UDSSRUW GH O¶REMHW HVWKpWLTXH DX PRQGH TX¶LO H[SULPH OD GLPHQVLRQ pour nous est tenue par le monde alors que la dimension en-soi renvoie jO¶rWUH'qVORUVO¶KRPPHHQWDQWTX¶LOSHUoRLWHVWKpWLTXHPHQWO¶°XYUH d’art, s’en fait le réalisateur et, de ce fait, il répond à l’appel de l’être HQOXLGRQQDQWXQDFFRPSOLVVHPHQWD൵HFWLIHVWKpWLTXHVLQJXOLHUGDQVOH monde singulier exprimé par l’objet esthétique. La question du spectateur au sein de l’expérience esthétique se prolonge et se creuse en même 129 130
Ibid., p. 665-666. Ibid., p. 666.
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CHAPITRE PREMIER
temps en la question du statut de l’homme au sein de l’être qui engage celle de l’être sans l’homme et donc de l’apparition de l’homme dans O¶rWUH &RPPH O¶pFULW 'XIUHQQH OH ©SUREOqPH TXH SRVH OD SHUFHSWLRQ esthétique serait en quelque sorte voulu lui-même par l’être »131. Comment comprendre toutefois que l’être veuille l’homme et la perception esthétique dont il est capable ? N’est-ce pas penser l’être sur le mode anthropomorphique en en faisant un sujet capable de vouloir, et de vouloir l’homme pour se vouloir à travers lui ? Il faudrait que l’être soit déjà de l’ordre de l’humain pour qu’il puisse vouloir l’homme en voulant son propre épanouissement dans la manifestation. La formule embarrassée de 'XIUHQQH©HQTXHOTXHVRUWHª WUDKLWXQHpODERUDWLRQHQFRUHLQVX൶VDQWH de la question qu’il reconduit d’ailleurs au cœur du livre majeur à ce propos, à savoir Le Poétique. 0DLVDXF{WpGHFHWWHSUHPLqUHIDoRQGH poser la question métaphysique, on entrevoit aussi une optique concurrente, répondant de façon cohérente à la même exigence. La perplexité demeure au sein de la référence à la dialectique qu’il arrive à Dufrenne G¶H൵HFWXHU$LQVL SHXWLO FRPSUHQGUH ² GLDOHFWLTXHPHQW ² OH UDSSRUW être-homme-mondes-esthétiques, mais le ressort en est moins la négation que le vouloir de l’être aspirant à sa manifestation esthétique pour l’homme qui équivaut à son accomplissement ontologique, l’homme étant un « épisode de cette dialectique : il ne crée pas le sens. » Ainsi, l’homme et le réel sont des moments de l’être, et puisque l’être serait la source du sens, l’homme dit le sens qui s’inscrit dans le réel. Il n’est pas question de céder à l’anti-humanisme, car le « sens passe par l’homme s’il ne le constitue pas. » Si l’homme n’est pas un sujet constituant, il demeure que l’être se manifeste à travers l’homme : avec l’expérience HVWKpWLTXH©F¶HVWELHQGHO¶KXPDLQTXLVHUpYqOHGDQVOHUpHOXQHFHUWDLQH qualité par quoi les choses sont consubstantielles à l’homme ». Ainsi, la passion est exprimée par la tempête, la nostalgie par le ciel d’automne, et il y a donc une humanité du réel, si bien que le surgissement de l’homme n’est pas une « aventure absurde »132. Il recueille le sens et se WURXYHDSSHOpSDUO¶rWUH'qVORUVODQDWXUH©YHXWªO¶DUWQRQVHXOHPHQW l’art dit la Nature, ou l’être, mais il faut aussi que l’être « cherche »133 à se dire par l’art — caution ultime de la vérité de l’esthétique.
131 Ibid., p. 667. Sur l’idée de Nature comme monde sans l’homme, voir « A priori et philosophie de la Nature », )LORVR¿D, 18, 1967, p. 726-727. 132 Ibid., p. 667-669, p. 668, référence décisive à Minkowski. 133 Ibid., p. 670.
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2UFHWWHD൶UPDWLRQOjHVWG¶RUGUHPpWDSK\VLTXHHWODTXHVWLRQHVW GH OXL WURXYHU XQH MXVWL¿FDWLRQ 'XIUHQQH LQGLTXH TXH FHWWH SHUVSHFWLYH métaphysique témoigne d’une certaine plausibilité « en la rapprochant G¶DXWUHVD൶UPDWLRQDXPRLQVSDUWLHOOHPHQWMXVWL¿DEOHVRXHQOXLWURXYDQW des antécédents et des échos dans l’empirie. »134 L’idée est donc que O¶DSULRULVHUpDOLVHjODIRLVGDQVOHVXMHWVRXVOD¿JXUHGHVRQDSULRUL H[LVWHQWLHO HW GDQV O¶REMHW VRXV OD ¿JXUH GH O¶D SULRUL FRVPRORJLTXH DLQVL OH ©UDFLQLHQ >VXVFLWH@ HQ TXHOTXH VRUWH 5DFLQH HW VRQ °XYUHª135. Or, cette ontologie de l’expérience esthétique trouve à s’étayer en référence à la phénoménologie de l’expérience esthétique, et l’on peut rassembler les analyses dufrenniennes en trois points renvoyant à la même RSWLTXHSKpQRPpQRORJLTXHHQYLVDJpHGHGL൵pUHQWVSRLQWVGHYXH'¶DERUG montrer que l’objet esthétique a besoin du spectateur, que l’intentionnalité esthétique est une aliénation : ce qui revient à déceler la « solidarité structurale » entre le sujet et l’objet qui, LQ¿QHUHSRVHVXU©O¶D൶QLWpGH ODQDWXUHHWGHO¶DUWª/¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHGpFRXYUHGRQFO¶D൶QLWpGH l’homme et du réel auquel conduit le statut en-soi-pour-nous de l’objet esthétique ainsi que sa puissance expressive qui dévoile un visage du réel. Par conséquent, « l’objet esthétique déjà a besoin du spectateur pour être reconnu et comme achevé, exactement comme la nature a besoin de l’art »136. Ensuite, l’objet esthétique irradie d’un monde qui nous parle GXPRQGHFHTXLWUDGXLWXQHD൶QLWpRQWRORJLTXHFRQGXLVDQWGXSKpQRPpQRORJLTXHDXPpWDSK\VLTXH(Q¿QFRQVLGpUHUO¶DUWLVWHSUHQGUHDXVpULHX[ OH SKpQRPqQH GH O¶LQVSLUDWLRQ TXH O¶DUWLVWH VH VHQWH DSSHOp HW LQYHVWL par le « sentiment qu’il y a quelque chose à dire »137, ouvre à nouveau sur le monde, la Nature ou l’être, qui est justement à dire et qui, partant, s’accomplit dans ce dire. Si nulle œuvre d’art ne donnait le sentiment d’exprimer le réel — manifestant un abîme entre les mondes esthétiques et le monde — alors nul artiste ne vouerait sa vie à l’art ni les spectateurs
134 2U'XIUHQQHFRQYRTXH.DQWSXLVO¶LGpHTXH©O¶KLVWRLUHGHODPDWLqUHFXOPLQH avec la vie, et l’histoire de la vie avec l’apparition de l’homme » (Ibid., p. 670), si bien que, en retour, on peut conjecturer que l’homme apporte la conscience du sens par laquelle OD 1DWXUH V¶DFFRPSOLW 3RXU QH SDV FpGHU j XQH FRQFHSWLRQ ¿QDOLVWH VHORQ ODTXHOOH OD Nature a besoin de l’homme, on peut au moins indiquer que « l’en-soi engendre le pourVRLª HW WURXYHU XQH FDXWLRQ GDQV OH EHUJVRQLVPH TXL GpFqOH OD FRQWLQXLWp GX YLWDO HW GX SV\FKLTXH YRLUH DYHF OD PDWLqUH HQWHQGXH FRPPH XQH GpWHQWH GH OD WHQVLRQ SV\FKLTXH (Ibid S QRWH (QVXLWH F¶HVW OH PRGqOH GH OD GLDOHFWLTXH KpJpOLHQQH TXL HVW évoqué. 135 Ibid., p. 672. 136 Ibid., p. 675-676. 137 Ibid., p. 674.
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CHAPITRE PREMIER
DX[ °XYUHV TXL WpPRLJQHUDLHQW GH FH TXH O¶RQ SRXUUDLW TXDOL¿HU G¶XQH désuétude ontologique toujours déjà advenue, si bien qu’elle envelopperait une nullité ontologique. La phénoménologie de l’expérience esthétique chemine donc vers la métaphysique entendue comme méta-empirique, qui dépasse l’expérience, et dont on ne peut déceler que des indices au sein de l’expérience. C’est pourquoi cette perspective métaphysique DFKqYH OHV GpYHORSSHPHQWV SKpQRPpQRORJLTXHV 3RXUWDQW 'XIUHQQH WHUPLQHSDUXQVFUXSXOH(QH൵HWDERUGHUO¶rWUHGHSXLVO¶KXPDLQQ¶HVWFH pas nécessairement ravaler l’ontologique sur l’anthropologique, et donc ne pas vraiment quitter le plan anthropologique138 ? Tout se passe comme si les percées métaphysiques gagnées sur les analyses antérieures — portant d’abord sur la teneur de monde des mondes esthétiques et sur la GLPHQVLRQFRVPRORJLTXHGHO¶DSULRUL²¿QLVVDLHQWSDU\UHFRQGXLUHHW que le passage à l’ontologie était impossible depuis l’anthropologie, puisque c’est encore un homme qui l’accomplit. Aussi l’homme n’aurait DFFqVTX¶DXUpHO²O¶rWUHSRXUO¶KRPPH²HWQRQjO¶HQVRLO¶rWUHWRXW court. Or il se trouve que dans les œuvres ultérieures, et surtout avec Le Poétique, Dufrenne accomplit ce saut de la phénoménologie vers O¶RQWRORJLHRXODPpWDSK\VLTXHGHIDoRQSOXVULJRXUHXVHHWD൶UPDWLYH tout en conservant encore un vocabulaire parfois inadéquat, téléologique, DORUV PrPH TX¶LO UpFXVH OH ¿QDOLVPH SRXU VD QDwYHWp HW RXYUH OD YRLH j une pensée de l’événement. Nous envisagerons l’apparition de l’homme DX VHLQ GX PRQGH TXL SUHQG OD ¿JXUH pYpQHPHQWLDOH G¶XQH QDLVVDQFH métaphysique (on trouve une référence à l’événement dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique mais sur un mode inadéquat et non développé139), et décrirons le chemin nouvellement tracé vers la métaphysique de la Nature. Examinons l’heuristique métaphysique telle que la conçoit Dufrenne de 1963 à 1981, en passant par certains essais des années soixante. – L’intuition métaphysique Un premier coup de sonde dans la métaphysique dufrennienne s’impose, bien qu’elle suppose, pour être pleinement conquise, les percées à venir relatives à l’imaginaire, à la beauté et au poétique. Cependant, il est possible de déceler les réquisits d’une philosophie de la Nature en SDUWDQWGHO¶pWDWGHODGL൶FXOWpWHOOHTX¶HOOHDSSDUDvWHQ,OVHGHVVLQH alors une dynamique archéologique régressant de l’esthétique au monde 138 139
Ibid., p. 676-677. Ibid., p. 672.
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VDXYDJH TXL ODLVVH VH SUR¿OHU OD 1DWXUH FRPPH WHOOH &HWWH SORQJpH PpWDSK\VLTXHHVWDFFRPSDJQpHGHUpÀH[LRQVPpWKRGRORJLTXHVGpFLVLYHV montrant que Dufrenne est soucieux de demeurer phénoménologue MXVTXH GDQV OHV FRQTXrWHV PpWDSK\VLTXHV TX¶LO H൵HFWXH ¬ QRXYHDX OH FRQFHSWPDMHXUHVWFHOXLGHVHQWLPHQWPDLVF¶HVWDX¿OGHVDQQpHVVRL[DQWH HW VRL[DQWHGL[ TXH 'XIUHQQH HQ GpFqOH WRXWHV OHV SRWHQWLDOLWpV HVWKptiques, théoriques et politiques. Nous nous focaliserons dans la présente section sur sa fonction d’heuristique métaphysique articulée à sa puissance de dévoilement esthétique. Dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, tous les réquisits du saut ontologique sont déjà conquis, mais il reste à montrer que le sentiment des mondes esthétiques livre en un sens précis le monde originaire, la Nature en sa puissance propre. L’expérience esthétique, GHSXLV O¶LPPDQHQFH GH FHWWH H[SpULHQFH H൵HFWXH XQH UHPRQWpH YHUV l’originaire : le sentiment esthétique est le sentiment d’un monde ouvert par l’œuvre d’art, et ce monde donne sur le monde. Il l’exprime, le dévoile dans sa puissance. Nous avons considéré l’objection majeure, à savoir que les mondes esthetiques pourraient constituer autant de projections subjectives sur le monde loin de l’éclairer et de l’exprimer. Cette objection inévitable est susceptible d’une réponse, que l’on peut résumer en trois temps. (1) L’expérience d’un objet esthétique ne requiert HQH൵HWO¶DWWHQWLRQHWQHODWURXYHTX¶DXWDQWTXHOHPRQGHVHSUR¿OH en lui, elle ne lui est accordée qu’à la mesure du jeu sérieux qui s’y dessine, cette expérience étant irréductible à un simple divertissement. Faute de cette puissance ontologique, l’expérience ne pourrait captiver celui qui s’y adonne. L’homme y trouve une voie vers le monde, le potentiel d’une vérité entendue comme dévoilement ontologique. Cependant, l’objection redouble : pourquoi ne pas penser cette conviction de la puissance ontologique de l’art comme une simple illusion subjective, un pur exaucement de ce vœu que le monde ne soit pas tout autre que l’homme et qu’il nous parle loin d’être une réalité désertée par le sens ? La puissance de cette illusion viendrait de l’aspiration à se trouver chez soi dans le monde au SUL[ G¶XQH IDOVL¿FDWLRQ GHV OHoRQV GH O¶H[SpULHQFH 1RXV VRPPHV DORUVFRQGXLWVjODVHFRQGHOLJQHDUJXPHQWDWLYHTXLHQJDJHXQHUpÀH[LRQ sur l’expérience esthétique de la Nature. On a vu que l’expérience esthétique, dans l’art, est la plus pure, car rien ne vient la perturber, et tout se prête à ce que l’expérience esthétique puisse avoir lieu (le silence TXLSUpFqGHODPXVLTXHOHFDGUHTXLGpOLPLWHOHWDEOHDXHWF DLQVLHOOH est « phénoménologiquement plus éclairante », mais elle est aussi « ontoORJLTXHPHQW LQGpFLVHª /¶D൶QLWp HQWUH O¶REMHW HVWKpWLTXH HW OH VXMHW GH
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CHAPITRE PREMIER
l’expérience tient à ce qu’il s’adresse à l’homme et qu’il est créé par un homme, l’artiste, si bien que « l’on peut penser que, par l’objet esthétique, c’est encore l’homme qui se fait signe à lui-même, et non point le monde qui fait signe à l’homme »140. Dufrenne le précise ailleurs : ©4XHO¶REMHWHVWKpWLTXHVRLWLFLH[HPSODLUHFHQ¶HVWTXHWURSYUDLFDU RQ REMHFWHUD TX¶LO QH VDXUDLW MXVWL¿HU FHWWH UHPRQWpH DX SUpKXPDLQ puisqu’il est créé par un homme pour des hommes : on ne peut extrapoler de la beauté des œuvres à la beauté des choses. »141 La docilité expressivité de l’objet esthétique n’est pas le signe que l’être nous adresse, mais le signe que les hommes s’adressent à eux-mêmes, si bien TXHOHFKHPLQTXLPqQHGHO¶REMHWHVWKpWLTXHDXPRQGHSDUDvWHPSrFKp précaire et indécis. En revanche, l’esthétique de la Nature conduit directement à la Nature comme puissance esthétique. L’expérience de la beauté naturelle est l’attestation de notre connivence avec le monde, la phénoménologie de la beauté pointe vers l’ontologie, la beauté, toujours VLQJXOLqUH PqQH j O¶rWUH F¶HVW DLQVL TXH ©OH SKpQRPqQH GH OD EHDXWp invite à remanier l’idée de nature »142. Un chapitre ultérieur explore pour OXLPrPHOHSKpQRPqQHGHODEHDXWpHWVDSXLVVDQFHKHXULVWLTXHLOVX൶W pour le moment de souligner que la Nature s’accorde à nous, traduisant une communauté ontologique sans laquelle, plus largement, la communication phénoménologique, la corrélation intentionnelle, ne serait pas SRVVLEOH/HSKpQRPqQHGHODEHDXWpQDWXUHOOHHVWO¶LQGLFHTXHOD1DWXUH SRVVqGHXQHSXLVVDQFHH[SUHVVLYHTXLHQUHWRXUMXVWL¿HODSXLVVDQFHGH dévoilement de l’expressivité de l’objet esthétique. (3) Dans des essais XOWpULHXUVHQRXWUH'XIUHQQHFRQVLGqUHXQHDXWUHYRLHpYRTXpHFHOOH du créateur, et il s’engage en une « phénoménologie de l’expérience créatrice » propice à une conquête ontologique car le créateur est luimême « appelé par l’œuvre à faire »143. La logique archéologique FRQVLVWH DLQVL j UHPRQWUHU GX SKpQRPqQH GH O¶LQVSLUDWLRQ ² GRQQpH immédiate de la conscience esthétique — à la source inspiratrice, au PRQGHHW¿QDOHPHQWjOD1DWXUH,OIDXWTXHOD1DWXUHVRLWGHO¶RUGUH du sens, la conscience créatrice n’étant pas une conscience constituante. On comprend alors la vocation de l’artiste tout entier dévouée à son œuvre : il a conscience qu’un plus haut se joue dans ce jeu, que l’art 140
Dufrenne, « L’expérience esthétique de la nature », EPh1, p. 38. 'XIUHQQH ©3KpQRPpQRORJLH HW RQWRORJLH GH O¶DUWª LQ % 7H\VVqGUH GLU Les sciences humaines et l’œuvre d’art, Bruxelles, La Connaissance, 1969, p. 157. 142 Dufrenne, « L’apport de l’Esthétique à la Philosophie », EPh1, p. 14. 143 'XIUHQQH ©3KpQRPpQRORJLH HW RQWRORJLH GH O¶DUWª LQ % 7H\VVqGUH GLU Les sciences humaines et l’œuvre d’art, Bruxelles, La Connaissance, 1969, p. 157. 141
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SRVVqGHXQHYpULWpH[LVWHQWLHOOHHWRQWRORJLTXH1RWUHFKDSLWUHVXU©/D voie poétique » revient sur cette question d’une phénoménologie de l’expérience créatrice, cheminant vers l’ontologie en dépit des scrupules précédemment évoqués. &HVGL൵pUHQWHVH[SpULHQFHVFRQFRUGHQWHWMXVWL¿HQWOHVSHUFpHVPpWDphysiques de la phénoménologie, elles laissent chaque fois pressentir la puissance de l’être ou l’être comme puissance, que l’objet esthétique, GDQVOHFKDPSGHO¶DUWH[SULPHOXLPrPHjVDPDQLqUH(QH൵HWDXVHLQ de l’objet esthétique, c’est déjà le monde qui se manifeste, et qui exprime sa part humaine, la dimension de connivence ontologique, même lorsque ce qui est ainsi exprimé est tragique. Pour que les mondes esthétiques donnent le sentiment d’éclairer le monde, il faut que le monde s’y prête, sans quoi ils se donneraient comme tout autre que le monde, comme DXWDQWG¶H[SUHVVLRQVKRUVPRQGHDFRVPLTXHVTXLQHSRXUUDLHQWGqVORUV QXOOHPHQW pYHLOOHU O¶DWWHQWLRQ /¶HVWKpWLTXHDUWLVWLTXH PqQH GRQF HOOH PrPHDXPRQGHHOOHSRVVqGHXQHSXLVVDQFHRQWRORJLTXHFHTXHOHSUpVHQWHVVDLQHFHVVHUDGHMXVWL¿HU,OGHPHXUHTXHO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXH GHOD1DWXUHSRVVqGHXQHSXLVVDQFHGHGpYRLOHPHQWRQWRORJLTXHGLUHFWH et évidente, alors que l’expérience esthétique-artistique ouvre d’abord à un monde esthétique. Dufrenne écrit en tout cas, quant aux mondes esthétiques : ©&RPPH O¶XQLYHUV VH UHÀqWH HQ FKDTXH PRQDGH DLQVL OH PRQGH GDQV OH miroir des mondes esthétiques. Mais la vérité n’est pas un jeu de miroirs, l’apparaître n’est pas l’être, il est l’apparaître de l’être : ce sont des visages du monde qui apparaissent en ces miroirs, comme autant de possibles authentique du réel. Le possible ici — l’imaginaire — atteste la force silencieuse du réel, la puissance du monde. »144
'H PrPH TXH SRXU /HLEQL] OH PRQGH VH UHÀqWH GDQV OD VpULH TXH FKDTXHPRQDGHFRPSUHQGVHORQVDIRUPXOHVLQJXOLqUHGHPrPHOHPRQGH propre à chaque objet esthétique exprime le monde au singulier. Mais alors que la monade exprime le monde depuis le dedans d’elle-même, l’objet esthétique l’exprime en projetant un monde, et le dedans de l’objet HVWKpWLTXHHQJDJHXQHG\QDPLTXHHNVWDWLTXHTXLMXVWL¿HVDGpQRPLQDWLRQ par la notion de quasi-sujet. L’objet esthétique est l’analogue d’une subMHFWLYLWpFDULOSRVVqGHXQSRXYRLUG¶H[SULPHUHWV¶LOWLHQWFHSRXYRLUGH son intériorité145, celle-ci n’est pas sans porte ni fenêtre : l’objet esthétique 144
Dufrenne, « Les valeurs esthétiques », EPh1, p. 34, texte placé en exergue de ce
chapitre. 145
Dufrenne, PLEE, 2, p. 510.
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CHAPITRE PREMIER
HVW XQH IHQrWUH YHUV OH PRQGH TX¶LO H[SULPH G¶XQH IDoRQ VLQJXOLqUH Pourtant, ce qui s’exprime par les objets esthétiques n’est pas un simple MHXGHUHÀHWVFKDFXQQHUHQYR\DQWTX¶DX[DXWUHVV¶DQpDQWLUDLWIDXWHGH ODLVVHU WUDQVSDUDvWUH TXHOTXH FKRVH 8Q PLURLU TXL QH UHÀqWHUDLW DXFXQ YLVDJHGXPRQGHQHVHUDLWSDVXQPLURLUIDXWHGHUHÀpWHUTXRLTXHFH VRLWFHTXLQHVLJQL¿HSDVTXHO¶REMHWHVWKpWLTXHHVWVLPSOHLPLWDWLRQ copie du réel, et nous avons montré que la vérité esthétique est expressive, enrôlant la représentation à son service. L’apparaître n’a de FRQVLVWDQFH²Q¶H൵HFWXHVDIRQFWLRQGHPDQLIHVWDWLRQ²TX¶DXWDQWTX¶LO est apparaître de l’être : il n’est pas autre que lui, sans être lui. Dans le premier cas, il n’y aurait pas l’être et l’apparaître, mais deux êtres, qui seraient forcément des provinces de l’Être alors que l’apparaître de l’être ne se confond pas avec l’être dont il est la manifestation. Les mondes exprimés sont autant de visages du monde, des possibles, de l’imaginaire, qui manifestent sa puissance. Non seulement l’expérience esthétique engage notre communauté ontologique avec le monde, mais elle atteint le monde tel qu’il est en lui-même, car il faut bien que le monde en-soi ne soit pas tout le contraire de ce qu’il est pour moi. L’expérience esthétique engage une réduction cosmologique sans réductionnisme naturaliste car elle remonte de la perception ordinaire, objectivée, saisissant ce que l’on appelle le réel, au réel pré-objectif, qui se donne à une perception sauvage, et celle-ci livre une approximation du monde sans nous, de la puissance du monde ou du monde comme puissance. Car il ne s’agit pas de penser que l’expérience esthétique livrerait FHTX¶HVWOHPRQGHOXLGRQQHUDLWXQH¿JXUHGpWHUPLQpHPDLVVRQrWUH HVWSXLVVDQFHSXLVVDQFHGHPDQLIHVWDWLRQTXHO¶KRPPHFDSWHHWH[SULPH à son tour à travers ses œuvres. Pourtant, nous le suggérions, cette réduction cosmologique semble s’accomplir à l’impossible car elle requiert que le monde, indépendamment de moi, se donne à moi, que OHQDWXUDQWWUDQVSDUDLVVHGDQVOHQDWXUp)RUPXORQVXQHGHUQLqUHIRLVOH SUREOqPH TXH OD PpWDSK\VLTXH UHQFRQWUH SRXU VH FRQVWLWXHU HW IRFDOLsons-nous désormais sur la TXHVWLRQ GH OD ¿QLWXGH, montrant que O¶pSUHXYH GH OD ¿QLWXGH ² VXLYDQW OD YRLH GH O¶HVWKpWLTXH ² FRQGXLW j FH TXL O¶H[FqGH j VDYRLU OD 1DWXUH VDQV QLHU VD WUDQVFHQGDQFH VRQ DOWpULWpRXVRQLQ¿QLWp Il y a un obstacle anthropologique à la métaphysique, dont la formulation conduit à déceler le sens le plus profond du sentiment. Comment OH QDWXUp SHXWLO rWUH HQ H൵HW OD PDQLIHVWDWLRQ GX QDWXUDQW DORUV TXH OH naturé est le naturant redimensionné en fonction des réquisits subjectifs propres à l’humaine condition ? Ce redimensionnement apprête le monde
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j O¶KRPPH VL ELHQ TXH OD SHUFHSWLRQ GX PRQGH V¶H൵HFWXH WRXMRXUV DX prisme de notre condition qui nous éloigne du monde tel qu’il est en-soi. 7RXW KRPPH HVW SULV GDQV OD FRUUpODWLRQ LQVFULW HQ HOOH HW XQ DFFqV DX monde, à la Nature, est par principe impossible puisqu’il s’agit alors de soustraire ce qui nous met en communication avec elle. Il faudrait atteindre le monde en lui-même sans coïncider avec lui sous peine de s’y perdre et, partant, d’annuler tout rapport à lui, toute conscience, bref, de s’annuler en lui. Au contraire, toute conscience, même la plus ténue, la moins soucieuse d’objectivation, ne saisit le monde que selon l’optique GHODFRQVFLHQFHTXLQ¶HVWGpMjSOXVOHPRQGHODYLUJLQLWpWKpRULTXHGX regard ne déleste pas le regard de toute empreinte subjective, car il est HQOXLPrPHGLPHQVLRQQDQWHWQ¶DFFqGHTX¶DXQDWXUpHWQRQDXQDWXUDQW Conjurer cet impossible supposerait de se délester de la condition KXPDLQH VDQV FHVVHU G¶rWUH RU rWUH F¶HVW WRXMRXUV GpSOR\HU XQ FHUWDLQ regard qui capte le monde selon des conditions déterminées. Il n’est plus question de théoriser les obstacles épistémologiques à la constitution de OD VFLHQFH PDLV O¶REVWDFOH DQWKURSRORJLTXH j OD VDLVLH GX PRQGH F¶HVW ¿QDOHPHQWO¶rWUHKRPPHGHO¶KRPPHTXLIDLWpFUDQ0DLVLOQHIDLWpFUDQ que pour l’homme qui, inscrit dans le monde, cherche à penser le monde tel qu’il est en lui-même. Ce désir d’accéder au monde ne vient à l’idée TX¶jXQrWUHSRXUOHTXHOFHWWHYRLHVHPEOH¿QDOHPHQWIHUPpH6HXOXQrWUH qui ne serait rien pourrait saisir le monde comme tel sans que l’acte de cette saisie ne l’en éloigne, mais un être qui ne serait rien ne serait pas un être, si bien que l’impossibilité de la métaphysique paraît consubstantielle à la métaphysique. La métaphysique ne peut qu’être désirée, et elle SUHQG OD ¿JXUH G¶XQ GpVLU GH O¶LPSRVVLEOH /¶REVWDFOH Q¶D ULHQ G¶DFFHVsoire car il tient à ce que suppose l’émergence d’un désir, et à ce désir même. Parce que l’homme existe à distance du monde, s’éveille en lui le GpVLUGHSHQVHUFHTX¶HVWOHPRQGHHWOHVHQVGHVDSUpVHQFHDXPRQGH bref, de conjurer la distance sans l’abolir car une telle suppression impliquerait l’anéantissement de l’homme, et donc de la possibilité de toute expérience. Cela qui rend possible le désir d’une métaphysique en marque du même coup l’impossibilité. &HWWHLPSRVVLELOLWpQ¶HVWSDVO¶H൵HWG¶XQIDX[SUREOqPHTX¶LOVHUDLW possible de dissiper en une réforme de la méthode, ou en ouvrant une SHUVSHFWLYH TXL HQ GpMRXH OHV WHUPHV /H SUREOqPH PpWDSK\VLTXH HVW insoluble, car nulle voie ne permet à un homme de dépasser l’humaine condition pour capter le monde en lui-même, sauf à se faire monde, à se fondre en lui, mais alors il n’y a plus rien à voir ni à penser faute d’un regard et d’une subjectivité. Pourtant, la distance corrélationnelle peut
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CHAPITRE PREMIER
être conjurée sans être abolie. L’exigence est de saisir l’en-deçà de la corrélation depuis la corrélation elle-même, de neutraliser la séparation qu’inaugure l’événement de la naissance sans l’annuler146. Ce qui revient à dénaître sans mourir, à plonger dans un bain cosmologique sans qu’il s’agisse de s’y abîmer. L’alternative n’est pas entre un sujet constituant OHPRQGHHWOHPRQGHGLVVROYDQWOHVXMHWFDUle monde tel qu’il est en luimême transparaît au sein de sa manifestation. Toute épreuve du monde V¶H൵HFWXH VHORQ QRWUH ¿QLWXGH HW DX SULVPH GH OD ¿QLWXGH, cependant ce qui la transcende se donne aussi à elle, bien que selon elle. N’est-ce pas VLPSOHPHQWUHWURXYHUO¶LGpHTXHODSHUFHSWLRQRXYUHOHPRQGHHWQ¶DFFqGH à ce qui la dépasse qu’au prisme d’un redimensionnement subjectif ? Il s’agirait d’une pseudo-solution à la métaphysique car l’absolu, la 1DWXUHUHVWHLQDFFHVVLEOH,OQHVX൶WSDVGHGLUHTXHO¶H[SpULHQFHDFFqGH j FH TXL OD GpSDVVH FDU VL WRXWH H[SpULHQFH HVW H൵HFWLYHPHQW O¶pSUHXYH d’une transcendance, il faudrait que cela qui transcende l’expérience se donne en soi, et non pas seulement selon le redimensionnement expérientiel. Or c’est précisément ce qui est impossible. Pourtant, soyons attentif au feuilletage de l’expérience. Si toute expérience perceptive, comme la perception esthétique, est l’épreuve de quelque chose (chose naturelle, artefact, œuvre d’art, autrui), l’expérience, dans le cas de l’expérience esthétique, s’accomplit dans le sentiment qui, ouvrant à un monde, laisse pressentir la puissance du monde. Et, plus radicalement, nous le verrons, le sentiment est le fond de toute perception qu’elle présuppose et qu’elle H[SORUH VLPXOWDQpPHQW /D SHUFHSWLRQ G¶XQH FKRVH QDWXUHOOH GqV ORUV TX¶HOOH HVW HVWKpWLVDEOH HVW H[SUHVVLYH FRPPH OD JUkFH G¶XQH ÀHXU TXL LUUDGLH GX PRQGH GH OD JUkFH TXH OH YLVDJH G¶XQ HQIDQW H[SULPH j VRQ tour, comme les tableaux de Vermeer. Mais cette puissance expressive de ODÀHXUGRQQHOHSUHVVHQWLPHQWGHODSXLVVDQFHH[SUHVVLYHGHOD1DWXUH ou mieux, la Nature transparaît comme puissance expressive qui engage VDSXLVVDQFHG¶DSSDUDvWUH/HSKpQRPqQHGHODEHDXWpQDWXUHOOH²FRPPH FHOOHGHFHWWHÀHXU²PDUTXHO¶DFFRUGHQWUHQRWUHGpVLUHWOHPRQGHPDLV il dévoile aussi le monde qui est la puissance de cet accord, et témoigne donc de la puissance d’apparaître évoquée. L’obstacle anthropologique porte le secret d’une libération métaphysique car notre lien avec le monde GRQQH DFFqV DX PRQGH FRPPH SXLVVDQFH GH FH OLHQ 3XLVVDQFH G¶DSSDUDvWUH TXL HQYHORSSH DXVVL HQ WDQW TXH SXLVVDQFH VH SUR¿ODQW GDQV OH singulier de la manifestation, une part de sublime. Il n’y a peut-être pas de beauté sans sublime car la beauté est la marque de l’accord du monde, 146
Dufrenne, « A priori et philosophie de la Nature », )LORVR¿D, 18, 1967, p. 728.
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VRXVXQH¿JXUHVLQJXOLqUHDYHFQRWUHGpVLUHWWpPRLJQHGHQRWUHD൶QLWp ontologique avec le monde. Mais c’est en tant que monde que le monde s’accorde à nous, donc en tant qu’il n’est pas nous, et nous dépasse LQ¿QLPHQW EUHI VH GRQQH FRPPH VXEOLPH &H VHQWLPHQW D൷HXUH GDQV OHVHQWLPHQWGHODEHDXWpG¶XQHÀHXUFDUHQHOOHWUDQVSDUDvWODSXLVVDQFH de la Nature. Inversement, le sublime ne saurait se donner sans la moindre part d’accord, ou de connivence, car, dans ce cas, il se perdrait comme sentiment esthétique pour n’être qu’une horreur sans mesure, littéralePHQWLPPRQGH'qVORUVOHVHQWLPHQWGHVXEOLPHHVWPrOpGXVHQWLPHQW de la beauté car l’incommensurable, pour se donner, témoigne encore G¶XQHD൶QLWpRQWRORJLTXH/¶HVVHQWLHOSRXUOHPRPHQWWLHQWjFHTXHOH sentiment esthétique enveloppe le pressentiment de la Nature, du monde pris en lui-même. C’est le concept essentiel, et déjà furtivement mentionné, que cet ouvrage cherche à élucider. Il faut que le monde se prête DXVHQWLPHQWHVWKpWLTXHOHVXMHWUHFXHLOODQWO¶H[SUHVVLYLWpVLQJXOLqUHGHV choses, et la manifestation esthétique livre alors le monde comme tel. Cette heuristique chemine de l’expérience esthétique de l’intimité expressive à la communion ontologique avec le monde en sa dynamique SURSUH4XHOHPRQGHVHSUrWHjXQHWHOOHH[SpULHQFHVLJQL¿HVRQD൶QLWp ontologique avec l’homme, qu’il témoigne d’un visage humain et, plus UDGLFDOHPHQWTX¶LOPDQLIHVWHXQHSXLVVDQFHGHPDQLIHVWDWLRQGp¿QLVVDQW le monde en lui-même. Or, cette puissance ne se donne que sur le mode GXSUHVVHQWLPHQWTXLWLHQWOLHXG¶XQH©LQWXLWLRQGHOD1DWXUHªVHSUR¿ODQW HQ ©¿OLJUDQHª147 DX VHLQ GH O¶H[SpULHQFH VL ELHQ TXH OD ¿QLWXGH WURXYHXQHUHVVRXUFHFRQWUHHOOHPrPHVRXVOD¿JXUHGHFHSUHVVHQWLPHQW de la puissance du fond. Et Dufrenne de préciser dans Le Poétique©'qV TX¶LO SDUOH ² GqV TXH O¶KRPPH SHUoRLW ² OD 1DWXUH GHYLHQW PRQGH comment autrement ? Mais l’important est que sur les objets du monde FRQMXUpV SDU OH YHUEH SRpWLTXH OD 1DWXUH VH OLVH FRPPH HQ ¿OLJUDQH HW qu’ainsi l’intuition métaphysique trouve à s’exprimer, telle que la vit une conscience poétique. »1481RXVLQGLTXHURQVSDUODVXLWHODVSpFL¿FLWpGH la voie poétique, l’essentiel est ici que l’attitude esthétique en général, qu’elle soit poétique ou picturale, livre une intuition métaphysique de la Nature, telle qu’elle est en elle-même sur le mode du pressentiment de VDSXLVVDQFHTXLD൷HXUHjODVXUIDFHGXVHQVLEOHDXVHLQGHO¶REMHWHVWKptique, que ce soit d’ailleurs une chose de la Nature ou une œuvre d’art : « Car la Nature ne parle pas autrement que par cette force silencieuse 147 148
Dufrenne, LP, p. 235, p. 227. Ibid., p. 227.
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CHAPITRE PREMIER
de l’image. Elle ne dit rien de son être, elle nous dit seulement qu’elle est : elle apparaît. Elle est la puissance d’apparaître manifestée dans des images irrécusables et lourdes d’un monde. »149 Non seulement la puissance expressive des images, ou des choses esthétisables, manifeste la puissance de la Nature en tant que puissance-de-manifestation, mais elle UpYqOHDXVVLTXHFHWWHSXLVVDQFHHVWLQ¿QLHjODPHVXUHGXFDUDFWqUHOXL PrPHLQ¿QLGHVPRQGHVHVWKpWLTXHV2UFHWWHLQ¿QLWpVHGRQQH²LQWXLtion — sur le mode du pressentiment car une donation exhaustive en pSXLVHUDLWODSXLVVDQFHHWHQQLHUDLWOHFDUDFWqUHLQ¿QL&HSUHVVHQWLPHQW est de l’ordre du sentiment en cela que seul le sentiment recueille l’expressivité esthétique manifestant la puissance du monde. Tout sentiment est de l’ordre du pressentiment — doublement. D’une part, le sentiment G¶XQPRQGHHVWKpWLTXHGRQQHXQHTXDOLWpD൵HFWLYHTXLSRVVqGHXQHSXLVVDQFHG¶LUUDGLDWLRQLQ¿QLHHQVRQUHJLVWUHSURSUHPDLVLOQHOHGRQQHSDV sur le mode de l’adéquation, contenant le répertoire des objets du monde TXLFULVWDOOLVHQWFHWWHTXDOLWpD൵HFWLYH,OHVWGRQFGHO¶RUGUHGXSUHVVHQWLPHQWTXHOHVRFFDVLRQVGHODYLHUpDOLVHQWDLQVLOHPRQGHGHODWHQdresse qu’exprime un tableau de Vermeer se retrouve, dans le réel, sur un sourire par exemple, mais ce sentiment esthétique ne comprend pas la liste des occasions de sa manifestation, il donne le monde esthétique comme puissance. D’autre part, le sentiment du monde manifesté par les sentiments esthétiques de mondes irréductibles (le monde du tragique VLQJXOLHUGH5DFLQHRXFHOXLGH5RXDXOWFRPPHOHFRPLTXHGH0ROLqUH TXLQ¶HVWSDVFHOXLGH0DULYDX[RXHQ¿QOHPRQGHGHGRXFHXUGH9HUPHHU HWF GRQQH DFFqV j OD 1DWXUH FRPPH SXLVVDQFH LQ¿QLH (OOH VH PDQLIHVWHGDQVO¶LQ¿QLWpGHVPRQGHVLQ¿QLVH[SULPpVOD1DWXUHHVWGRQF LQ¿QLPHQW LQ¿QLH SRXUUDLWRQ SURORQJHU HQ UpLQWHUSUpWDQW OD SHQVpH GH 6SLQR]D&¶HVWSRXUTXRLODGRQDWLRQGHO¶LQ¿QLH1DWXUHQHV¶H൵HFWXHTXH VXUOHPRGHGXSUHVVHQWLPHQW&HW,Q¿QLHVWFHTXHO¶RQSUHVVHQWFHTXL se donne dans l’inadéquation — sans exhaustivité —, mais l’inadéquation est la modalité adéquate de donation de ce qui se donne comme débordement. Aussi Dufrenne s’approprie la distinction entre comprendre et concevoir, telle que la théorise Descartes150. On ne saurait comprendre 149
Ibid., p. 236. Dufrenne, IA, p. 12. « La totalité n’est donc pas mieux comprise que Dieu ne O¶HVWSRXU'HVFDUWHVPDLVHOOHHVWWRXMRXUVDWWHVWpHSDUO¶H[FpGHQWGXUpHOVXUOHSHQVDEOH HOOHHVWWRXMRXUVjO¶KRUL]RQGXUHJDUGRXGXV\VWqPHHOOHHVWFHWKRUL]RQPrPHª©$YDQW propos », Jalons, p. 23). Dans les Méditations métaphysiques, in Œuvres philosophiques, II, 1638-1642, édition Alquié, Paris, Classiques Garnier, 1992, p. 447, Descartes écrit : ©(WFHFLQHODLVVHSDVG¶rWUHYUDLHQFRUHTXHMHQHFRPSUHQQHSDVO¶LQ¿QLRXPrPHTX¶LO 150
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OD1DWXUHTXLHVW,Q¿QLHHOOHVHGRQQHVXUOHPRGHGHFHTXLpFKDSSH et comme échappement, transcendance pure de ce qui est sans limites. Ce n’est plus Dieu — comme pour Descartes — qui est alors conçu, sans rWUH FRPSULV PDLV OD 1DWXUH HW FHWWH SHQVpH V¶pOqYH GHSXLV O¶LQWXLWLRQ métaphysique que livre la conscience esthétique. Dufrenne l’indique DXVVLSDUFRQWUDVWHDYHF/HYLQDVTXLDVXWLUHUSUR¿WGHO¶DQDO\VHFDUWpVLHQQHGH O¶LGpH G¶,Q¿QL ©0DLV LO V¶DJLW GH VDYRLU VL OD UHVWDXUDWLRQ GH l’individu fait nécessairement éclater la totalité. C’est la pensée de Levinas, qui oppose à la totalité l’extériorité : l’extériorité de l’autre, dont le visage ² PDLV SRXUTXRL" ² pYRTXH GpMj OH 7RXW$XWUH HW UpYqOH O¶LQ¿QL DX PDXYDLVLQ¿QLGHODWRWDOLWp/HYLQDVRSSRVHOHERQLQ¿QLGHODGLVWDQFH révélée à la conscience éthique, — à quoi j’opposerai pour ma part O¶LQ¿QLGHODSXLVVDQFHGHOD1DWXUHUpYpOpjODFRQVFLHQFHSRpWLTXHª151 Qu’il s’agisse de la conscience esthétique, ou de la conscience poétique importe peu pour le moment, d’autant que toute conscience esthétique est en quelque façon poétique : cette FRQVFLHQFH OLYUH O¶LQ¿QL, et ne UHFRXYUHHQULHQOHPDXYDLVLQ¿QLpYRTXpjFRQGLWLRQGHSHQVHUO¶LQ¿QL FRPPH1DWXUH(OOHQ¶DSDVOD¿JXUHGHODWRWDOLWpWHOOHTXHODFRPSUHQG /HYLQDVTX¶LOVXEVXPHVRXVOD¿JXUHGX0rPHO¶$XWUHHQUHYDQFKH² le Tout-Autre — s’arrache à l’ontologie, et l’éthique se constitue comme SKLORVRSKLHSUHPLqUH/DSKLORVRSKLHSHXWWLUHUOHVOHoRQVGXVHQWLPHQW GHOD1DWXUHGXSUHVVHQWLPHQWGHVDSXLVVDQFHLQ¿QLHHWODWKpRULVHUHQ se mettant à la hauteur de ce pressentiment et en concevant, précisément, XQQRXYHOLQ¿QLTXLQ¶HVWSDV'LHXQLO¶$XWUHPDLVOHPRQGHRXSOXW{W la Nature, le monde étant la Nature telle qu’elle apparaît. 2QSHXWDORUVUHSUHQGUH²SRXUHQGpOLYUHUXQHVLJQL¿FDWLRQLQpGLWH — la distinction kantienne entre penser et connaître. On sait que toute connaissance suppose que l’activité catégoriale de l’entendement s’exerce sur le donné, livré dans les formes a priori de la sensibilité. L’analytique GHOD¿QLWXGHLPSOLTXHGqVORUVXQHFULWLTXHGHODPpWDSK\VLTXHSRUWDQW VXUOHVXSUDVHQVLEOHkPHPRQGH'LHX GRQWLOQ¶\DSDVG¶H[SpULHQFH HW GRQF SDV GH FRQQDLVVDQFH /HV ,GpHV GH OD UDLVRQ QH SRVVqGHQW SDV VHUHQFRQWUHHQ'LHXXQHLQ¿QLWpGHFKRVHVTXHMHQHSXLVFRPSUHQGUHQLSHXWrWUHDXVVL DWWHLQGUHDXFXQHPHQWSDUODSHQVpHFDULOHVWGHODQDWXUHGHO¶LQ¿QLTXHPDQDWXUHTXL HVW ¿QLH HW ERUQpH QH OH SXLVVH FRPSUHQGUH HW LO VX൶W TXH MH FRQoRLYH ELHQ FHOD HW que je juge que toutes les choses que je conçois clairement, et dans lesquelles je sais qu’il \DTXHOTXHSHUIHFWLRQHWSHXWrWUHDXVVLXQHLQ¿QLWpG¶DXWUHVTXHM¶LJQRUHVRQWHQ'LHX IRUPHOOHPHQWRXpPLQHPPHQWD¿QTXHO¶LGpHTXHM¶HQDLVRLWODSOXVYUDLHODSOXVFODLUH et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit. » 151 Ibid., p. 14. Nous revoyons à 7RWDOLWpHWLQ¿QL(VVDLVXUO¶H[WpULRULWp, La Hague, 0DUWLQXV1LMKR൵UHSULVSDU/HOLYUHGHSRFKH%LEOLRHVVDLV3DULV
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CHAPITRE PREMIER
de valeur cognitive, elles sont régulatrices et trouvent un sens pratique. Or, on l’a vu, c’est le monde, la Nature qui devient, pour le phénoménologue, l’objet de la métaphysique, et qui se situe en vérité à l’interface de la phénoménologie et de la métaphysique, car il est à la fois le fond GHWRXWHPDQLIHVWDWLRQHWOHIRQGVXUOHTXHOODPDQLIHVWDWLRQV¶pOqYH&HWWH focalisation sur le monde comme absolu exclut la théologie — notre FLQTXLqPHFKDSLWUHOHGpYHORSSH²HWSDUDLOOHXUVODTXHVWLRQGXVXMHW RX GH O¶KRPPH VH WURXYH UHVVDLVLH GHSXLV OD FRUUpODWLRQ OH SUREOqPH pWDQWGHVDYRLUVLFHTXLH[FqGHODFRUUpODWLRQVHGRQQHHQVRQVHLQ&¶HVW précisément la percée accomplie, car le sentiment livre une forme d’expérience de la Nature qu’il importe de décrire. Précisons qu’il ne permet pas de connaître la Nature comme s’y applique le savant, et Dufrenne parle de l’univers pour désigner la Nature connue selon les procédures d’objectivation, et d’ailleurs la science elle-même, lorsqu’elle enveloppe une énergétique, s’avance vers la Nature en sa dynamique propre. Dufrenne écrit de façon décisive, mêlant la référence à Descartes et j.DQW©&DUO¶LGpHGH1DWXUHHVWXQHLGpHOLPLWHTXHQHSHXWH[SOLFLWHU XQHRQWRORJLHGRJPDWLTXHHWF¶HVWSRXUTXRLOHVSKLORVRSKLHVGHOD1DWXUH ne tiennent leur promesse que par la poésie. Mais cette idée peut perPHWWUHVLQRQGHFRQQDvWUHGXPRLQVGHSHQVHUDXVHQVGH.DQW RXGH concevoir (au sens de Descartes) une pré-histoire de l’être où l’être et le connaître n’aurait pas encore un statut distinct, parce qu’il n’y aurait pas d’homme pour connaître et pour opposer la connaissance à l’être connu. »152 &RQFHYRLU 'HVFDUWHV HW SHQVHU .DQW VRXV OD FRQGLWLRQ G¶XQHUpLQWHUSUpWDWLRQGpVLJQHQWXQDFFqVjO¶DEVROXjO¶LQFRQGLWLRQQpRX j O¶,Q¿QL j VDYRLU j OD 1DWXUH UHVVDLVLH GHSXLV OH PRQGH F¶HVWjGLUH depuis le naturé qui se donne à nous. Concevoir ne consiste plus en la saisie d’une idée — celle de Dieu en nous — mais cette activité de l’intelligence repose sur une expérience sensible, esthétique, qui s’accomplit dans le sentiment si bien que le sentiment est l’opérateur crucial de la PpWDSK\VLTXH'qVORUVODSHQVpH.DQW Q¶HVWSDVSULYpHG¶H[SpULHQFH et il y a une intuition sensible de ce qui dépasse le sensible sans lui être étranger, à savoir l’Être, ou la Nature, qui s’éprouve dans le sentiment VXUOHPRGHGHODSUpVRPSWLRQ$XVVLODSHQVpHSRVVqGHXQVHQVWKpRULTXH elle livre une certaine connaissance de la Nature, et la métaphysique n’est pas une spéculation dépourvue d’expérience. La perception esthétique rend possible une intuition métaphysique qui consiste dans le pressentiPHQWGHO¶,Q¿QLGHSXLVVDQFHGp¿QLVVDQWOD1DWXUHHWHOOHV¶H൵HFWXHVHORQ 152
Dufrenne, IA, p. 12, texte mentionné que nous citons désormais.
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les sentiments esthétiques. Si la métaphysique ne se constitue pas comme VFLHQFHHOOHHVWWRXWHIRLVXQHDXWUH¿JXUHGHODFRQQDLVVDQFHFDUl’intuition sensible n’épuise pas le champ de l’expérience, qui se déploie pJDOHPHQW VRXV OD ¿JXUH GX VHQWLPHQW GRQW GpSHQG O¶LQWXLWLRQ PpWD physique de la Nature. Il ne s’agit pas d’une intuition sensible qui s’en tiendrait à la saisie, par les sens, d’un quelque chose du monde, ni d’une LQWXLWLRQ LQWHOOHFWXHOOH TXL Q¶HVW SDV GH O¶RUGUH GH O¶D൵HFWLYLWp PDLV LO V¶DJLW G¶XQH LQWXLWLRQ PpWDSK\VLTXH TXL DFFqGH j FH TXL WUDQVFHQGH OH sensible sans être d’un autre ordre que lui, et cette intuition, qui passe par les sens, consiste dans le sentiment se faisant pressentiment du transcendant, de cette transcendance dans l’immanence qu’est la Nature153. La FRQVFLHQFHDFFqGHjFHTXLSUpFqGHVRQDSSDULWLRQHWF¶HVWOjXQH¿JXUH QRXYHOOHGXVDYRLUGp¿QLVVDQWODPpWDSK\VLTXHTXLHVWGRQFXQHPpWDSK\sique de la Nature. Il s’agit d’une gageure, car la métaphysique est en WRXWHULJXHXUXQH©SHQVpHG¶DYDQWODSHQVpHª'qVORUVODPpWDSK\VLTXH HVW©IDLWGHODUDLVRQ³XQXVDJHK\SRWKpWLTXH´SDUFHTXHOHFRQFHSWQ¶HVW pas donné », et Dufrenne de préciser de ce point de vue : « Comment le concept de totalité pourrait-il être donné ? Ce concept est une idée de la raison, qui doit dépasser l’expérience pour en fonder la possibiOLWpHOOHQHODGpSDVVHSDVVHXOHPHQWHQUHTXpUDQW³O¶DEVROXHWRWDOLWpGDQV O¶XVDJH GHV FRQFHSWV GH O¶HQWHQGHPHQW´ PDLV HQ VXSSRVDQW HQFRUH TXH le donné se prête à cet usage, en posant donc, mais comme limite indéterminée, l’unité de la Nature. Mais peut-être cette unité n’est-elle supposée par la raison que parce qu’elle lui est proposée par le monde, et peut-être faut-il chercher l’origine de l’Idée ailleurs que dans une raison séparée et souveraine. »154
,OQ¶\DSDVGHFRQFHSWGHWRWDOLWpPDLVXQH,GpHLQGLTXH.DQWFDUOH FRQFHSWG¶XQHWRWDOLWpHVWLPSRVVLEOHVDXIjUpGXLUHFHWWHWRWDOLWpVRQ,Q¿nité. Cependant, s’il n’y a pas de donation de la totalité en totalité, elle se donne comme totalité sans clôture assignable et sur le mode du pressentiment de sa puissance qui n’est autre que celle de la Nature. Or, une fois reconnu ce pressentiment de la Nature, son Idée trouve un remplissement qui fait accéder à une théorie de la Nature dont le statut — on l’a montré 153 Dufrenne, « Avant-Propos », Jalons, p. 24 : « Mais il faut encore concevoir un être qui n’a pas de sens tant qu’aucune conscience n’est là pour au moins le reconnaître, OHV7pQqEUHVG¶DYDQWOD/XPLqUHXQHWRWDOLWpTXLQHVRLWSDVHQFRUHXQPRQGHVLOHPRQGH est toujours pour une conscience. Cette totalité, nous avons proposé de l’appeler Nature. Elle est la substance, mais encore sans attributs, et donc impensable, et on ne peut que la SUHVVHQWLU²RXO¶LPDJLQHUFRPPHOHIRQWOHVP\WKHVHWOHVSRqPHV²G¶DSUqVOHVYLVDJHV du monde. » 154 Ibid., p. 25.
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CHAPITRE PREMIER
² Q¶HVW SDV VHXOHPHQW UpÀpFKLVVDQW VDQV rWUH SRXUWDQW GH O¶RUGUH GH OD VFLHQFH&HWWHWURLVLqPHYRLHFHOOHG¶XQHPpWDSK\VLTXHGHOD1DWXUHHVW ouverte par Dufrenne de façon assurée bien que certains textes se situent en deçà de cette perspective. La Nature n’est en tout cas pas une « totalité donnée » mais une « totalité donnante », et Dufrenne d’ajouter : ©/DUpÀH[LRQWUDQVFHQGDQWDOHSUHQGDORUVXQWRXUKXVVHUOLHQHOOHGHYLHQW archéologique. Mais en remontant au fondement, à l’inextricable mélange de l’objet et du sujet qui se produit dans la perception, elle entrevoit le fond : la puissance originaire par laquelle l’homme est donné à lui-même. (OOH GpFRXYUH HW MXVWL¿H OH VHQWLPHQW GH OD 1DWXUH TXH O¶KRPPH QH FHVVH G¶pSURXYHU PrPH V¶LO V¶H൵RUFH GH URPSUH OH FRUGRQ RPELOLFDO HW qu’aujourd’hui encore l’art se voue à exprimer. »155
Or c’est le sentiment de la Nature qui permet la constitution d’une PpWDSK\VLTXHGHOD1DWXUHHWTXLWLHQWOLHXG¶LQWXLWLRQGHO¶,Q¿QLOHGRQQH comme ce qui échappe, et ne le donne qu’en fonction de cet échappement. Ce sentiment ne déserte jamais l’homme, il ne cesse de l’éprouver, même dans les attitudes qui éloignent le plus de la Nature, comme dans une science formalisée, avec la technique ou encore dans l’idéologie. Le sentiment de la Nature est toujours présent en l’homme parce qu’il signe notre ouverture primordiale, sans laquelle rien n’apparaîtrait : tout ce qui se donne ne paraît que sur fond du fond, ou de la Nature en sa puissance incommensurable. Autrement dit, le sentiment de la Nature est un sentiment cosmique, ou ontologique, que suppose toute perception, et l’art exprime ce sentiment parce qu’il nous situe directement dans l’ordre du VHQWLPHQW (Q H൵HW OH VHQWLPHQW HVWKpWLTXH GRQQH RX OLW O¶H[SUHVVLRQ esthétique, et consiste en l’épreuve du monde que l’œuvre exhale : ce sentiment esthétique est toujours sentiment de la Nature, manifestation VLQJXOLqUHGHVDSXLVVDQFHLQ¿QLH(W'XIUHQQHGHSUpFLVHU « Car l’art est le moyen qu’a l’homme de laisser être l’étant, je veux dire de laisser la Nature s’exprimer, aujourd’hui mieux que jamais quand, retrouvant peut-être l’inspiration de ses commencements, il renonce à imiter la Nature, à s’égaler à force de conscience à une Nature naturée qui porte déjà la marque de la conscience, pour restituer l’élémentaire, les sombres pouvoirs du fond. »156
/¶DWWLWXGHHVWKpWLTXHVXVSHQGOHFRPSRUWHPHQWD൵DLUpHWO¶REMHFWLYDWLRQ TXL VDQV H൵DFHU OH VHQWLPHQW GX IRQG HQ pORLJQH HW FH VHQWLPHQW s’exprime, comme tel, dans l’art. C’est déjà le cas avec les œuvres qui 155 156
Idem. Ibid., p. 26.
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ne représentent pas la Nature, comme certains tableaux de Vermeer, mais GRQWOHVHQWLPHQWHVWKpWLTXHTX¶LOVLQVSLUHQWLUUDGLHVXUOHPRQGHHW¿QDOHPHQWF¶HVWOD1DWXUHTXLV¶\H[SULPH,OIDXWELHQHQH൵HWTXHOD1DWXUH en laquelle tout se trouve, se prête à ce devenir-monde-de-la-douceur exprimée par les œuvres de Vermeer. La dimension représentative de ces œuvres est alors mobilisée en vue de l’expression, si bien que le visage QH VDXUDLW DYRLU OHV WUDLWV GH OD FROqUH TXL YLHQGUDLW EULVHU O¶DWPRVSKqUH propre à l’œuvre. Les œuvres qui suspendent toute dimension de représentation témoignent toutefois de façon plus directe de cette puissance H[SUHVVLYHEUDQFKpHVXUODSXLVVDQFHGXIRQGHWO¶DUWFRQGXLWjXQHPpWDphysique de la Nature, du moins le philosophe peut faire un usage métaSK\VLTXHGHO¶DUWTXLQ¶HVWSDVVDGHVWLQDWLRQSUHPLqUHFRPPHVLO¶DUWLVWH et ses œuvres, pouvaient se réduire à une fonction ancillaire — instrument du philosophe. Reste que le philosophe peut faire un usage théorique de l’expérience esthétique, et c’est ce qu’indique Dufrenne lorsqu’il HQWHQG VXEVWLWXHU j OD ©FRQQDLVVDQFH GX WURLVLqPH JHQUH >TXH 6SLQR]D WKpRULVH@ O¶H[SpULHQFH HVWKpWLTXHª OLYUDQW OH SUHVVHQWLPHQW G¶XQ ©LQ¿QL immanent »157. Dans le cadre de la pensée spinoziste, la connaissance du premier genre — mêlant expérience sensible et imagination — est inadéquate (comme lorsque je regarde le soleil et l’imagine à une GLVWDQFH G¶HQYLURQ GHX[ FHQWV SLHGV OD FRQQDLVVDQFH GX VHFRQG JHQUH est rationnelle mais générale ou abstraite — et s’appuie sur les notions FRPPXQHV ² DORUV TXH FHOOH GX WURLVLqPH JHQUH RX VFLHQFH LQWXLWLYH (scientiam intuitivam SRUWH VXU OHV FKRVHV VLQJXOLqUHV HW Q¶HVW SDV GH l’ordre du discursif. Elle consiste en une connaissance de leur puissance VLQJXOLqUHG¶H[LVWHUFRQWULEXHjODFRQQDLVVDQFHGH'LHXHWUHQGSRVVLEOH XQH XQLRQ DYHF OXL HQ WDQW TXH OHV ©UpDOLWpV VLQJXOLqUHV SDUWLFLSHQW SDU leur essence à l’éternité de Dieu »158 OH ¿QL HVW SRUWHXU GH O¶LQ¿QL /D complexité, et peut-être l’aporie de cette théorie (tenant à la dynamique LQWULQVqTXHGHODVFLHQFHLQWXLWLYHGHPHXUpHpQLJPDWLTXHFHTXHQRXVQH SRXYRQVpOXFLGHUGDQVOHFDGUHSUpVHQW WURXYHXQHUHOqYHGDQVO¶°XYUH GH 'XIUHQQH /D FRQQDLVVDQFH LQWXLWLYH V¶H൵HFWXH VHORQ OD FRQVFLHQFH esthétique, ou poétique, et elle se déploie sur fond du sentiment de la Nature tout en cheminant de l’expérience d’une chose — en sa plénitude HWHQVDGHQVLWpG¶rWUHVLQJXOLqUH²YHUVXQHSHQVpHGHOD1DWXUHFHWWH H[SpULHQFHGRQQDQWDFFqVjVDSXLVVDQFHH[SUHVVLYH'HPrPHTX¶LO\D 157
Ibid., p. 27. Dufrenne, « La connaissance de Dieu dans la philosophie de Spinoza », Jalons, S6SLQR]DÉthique, II, XXXV, XL et XLV sq. 158
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CHAPITRE PREMIER
XQHMRLHDWWDFKpHjODFRQQDLVVDQFHGXWURLVLqPHJHQUHGDQVODSKLORVRSKLH de Spinoza, de même le dévoilement esthétique instille une jouissance ayant un sens cosmologique, car cette expérience réalise une union avec le monde par contraste avec toute connaissance discursive. Dufrenne peut DORUV FRQFOXUH GH IDoRQ WUqV FRKpUHQWH ©>/D@ SKLORVRSKLH SHXW >«@ recueillir et hausser jusqu’au langage rationnel ces expériences privilégiées qui ne mobilisent encore que les voix du silence ou du langage poétique ». Le philosophe porte au langage rationnel ce que l’artiste exprime dans ses œuvres, et que le langage poétique dit déjà, à sa PDQLqUH3RpVLHHWSKLORVRSKLHVRQWWRXWHVGHX[GHO¶RUGUHGXODQJDJHFH TXL MXVWL¿H G¶H[SORUHU GDYDQWDJH OD YRLH SRpWLTXH PDLV OD SKLORVRSKLH n’est pas la poésie, car elle doit conceptualiser tout en rompant avec la logique ontologique de la métaphysique historique : elle suit les leçons du sentiment. D’abord, il livre les signes de l’accord de l’homme et du PRQGHpPRXVVDQWODGXDOLWpVXMHWREMHWHWFRQGXLWjWKpRULVHUOHXUD൶nité ontologique. S’il n’est pas possible de « saisir la totalité originelle »159 exhaustivement, dans l’adéquation à sa puissance, il est néanmoins au pouvoir du philosophe de l’élever au concept alors taillé à la mesure du VHQWLPHQWGHOD1DWXUH9RLOjFHTXHSHUPHWOHFRQFHSWG¶,Q¿QLRXG¶XQ LQ¿QLGHSXLVVDQFHTXLQ¶HVWDXWUHTXHVDSXLVVDQFHG¶DSSDUDvWUHRXG¶H[primer. On comprend du coup pourquoi l’intuition en question est quali¿pHGHmétaphysique alors qu’il est question d’une saisie de la Nature. Il s’agit d’une méta-physique et non d’une physique car la Nature est débordementHWFRPSRUWHXQH[FqVLQWHUQHMXVWL¿DQWO¶HPSORLGXWHUPH de méta-physique. Appréhender la Nature suppose la suspension du rapport gnosique et pratique au monde, pour qu’émerge l’attitude esthétique et, d’autre part, une fois placé dans l’attitude esthétique, ce qui se donne Q¶HVWDXWUHTXHFHTXLH[FqGHWRXWHGRQDWLRQHWVHSUR¿OHVXUOHPRGHGH VRQSURSUHH[FqV,OHVWGRQFTXHVWLRQG¶XQHWUDQVFHQGDQFHGHSXLVVDQFH TX¶HQYHORSSH WRXW VHQWLPHQW GH IDoRQ VWUDWL¿pH SXLVTXH OH VHQWLPHQW esthétique est déjà pressentiment d’un monde esthétique sans exhaustion SRVVLEOH OD 1DWXUH VH GRQQDQW DORUV FRPPH SXLVVDQFH GH O¶LQ¿QLH SXLVsance des mondes esthétiques. La voie dufrennienne consiste donc à montrer que l’expérience esthétique enveloppe une intuition métaphysique, TXH.DQWUHIXVDLW'HFHSRLQWGHYXH'XIUHQQHSURORQJHO¶HVWKpWLTXHTXH développe la Critique de la faculté de juger tout en montrant que le jugePHQWHVWKpWLTXHQHSRVVqGHSDVVHXOHPHQWXQHIRQFWLRQUpÀpFKLVVDQWHVDQV rWUH GH O¶RUGUH GHV MXJHPHQWV GpWHUPLQDQWV ,O SRVVqGH XQH VLJQL¿FDWLRQ 159
Dufrenne, « Avant-Propos », Jalons, p. 27.
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métaphysique. Portant en outre sur la beauté naturelle, ce type de jugePHQWHVWHQH൵HWO¶LQGLFHLPPpGLDWRXGLUHFWGHQRWUHD൶QLWpRQWRORJLTXH DYHF OH PRQGH HW O¶H[SpULHQFH GX VXEOLPH FRPPH FHOOH GH O¶LQGp¿QLH pluralité des mondes esthétiques, est celui de la puissance incommensurable de la Nature. L’expérience esthétique permet d’accomplir la réduction phénoménologique, car elle livre le sens primordial de la corrélation intentionnelle, au sein de la perception sauvage qui livre un monde lui-même pré-objectif. Mais c’est la Nature elle-même qui se donne au sein du sentiment. La philosophie se déploie donc au prisme du sentiment, sans céder à une philosophie sentimentale ni irrationnelle, car les leçons du sentiment sont celles du monde qui ne se donne primordialement qu’à lui. Sans cette ouverture du sentiment, l’homme serait sans monde, il ne serait donc pas homme faute d’être inscrit dans la corrélation qui, pour rWUHLQWHQWLRQQHOOHVXSSRVHFHWWHRXYHUWXUHDXPRQGH'qVORUVODUpGXFtion phénoménologique s’accomplit en réduction cosmologique puisque c’est le monde que livre le sentiment esthétique, les mondes esthétiques, HW DX[ FRQ¿QV GH FHV PRQGHV OD 1DWXUH V¶H[SULPH HQ HX[ HW SDUWDQW QRXVOLYUHVDSXLVVDQFHVRXVOD¿JXUHGHO¶LQ¿QLWpGHVHVYLVDJHVH[SUHVsifs. Cette réduction cosmologique pourrait être désignée comme une réduction métaphysique puisque l’expérience esthétique ouvre sur le PRQGHjODIDYHXUG¶XQHLQWXLWLRQPpWDSK\VLTXHHWOD1DWXUHVHGRQQH H൵HFWLYHPHQWHQVDWUDQVFHQGDQFHSXLVVDQFLHOOH&HWWHUpGXFWLRQQHFqGH pas au réductionnisme, et la suite montre que cette philosophie de la Nature se démarque du naturalisme qui traite l’homme au titre d’un fragPHQWGH1DWXUHFRPPHOHVDXWUHVTXLQ¶HQGL൵qUHUDLWTXHVHORQOHGHJUp GH FRPSOH[LWp SHUGDQW GX PrPH FRXS OD GL൵pUHQFH FRUUpODWLRQQHOOH Cette philosophie découvre à la fois la Nature comme sens ultime de O¶rWUH HW OD GL൵pUHQFH KXPDLQH OD VXLWH GH FHW RXYUDJH LQWHUURJH FHWWH question plus amplement. Venons-en à une nouvelle déclinaison de la UpÀH[LRQVXUO¶H[SpULHQFHHVWKpWLTXHTXLHQJDJHOHVWDWXWGHO¶LPDJLQDWLRQ de l’image et de l’imaginaire — l’Être, ou plutôt la Nature, est en jeu au prisme des images.
CHAPITRE DEUX
L’IMAGINATION ET LE MONDE « Imaginer, c’est être inspiré à la fois par le monde et par le désir. »1 « Ce qui est principiel, c’est la rupture de l’unité, et en ce sens le désir ne s’accomplit totalement qu’avec la mort. La présence comme plénitude ne peut plus être que rêvée, approchée et non atteinte ; il est vrai que l’origine est perdue dès la naissance, mais elle peut être pensée et jouée dans l’imaginaire : l’origine du fantasme est bien le fantasme de l’origine. »2
La question de l’imaginaire est cruciale pour la phénoménologie alors même qu’il pose des questions à la phénoménologie, et nous voudrions montrer qu’une phénoménologie de l’imaginaire peut être considérée comme une voie pour l’élaboration de la phénoménologie, conduisant de ce point de vue renouvelé à dé nir le monde comme puissance expressive et le sujet comme désir. Pour cela, il faut cependant cheminer vers une phénoménologie de l’imaginaire en rompant avec une caractérisation trop rapide de l’imaginaire comme irréel. On a vu que la phénoménologie se donne, depuis Husserl, comme une élaboration de l’a priori universel de la corrélation, c’est-à-dire du monde et de ses modes subjectifs de donnée, la perception ayant une fonction ontologique d’initiation à l’être. Dans ce cadre, on peut se demander quel est le statut de l’imaginaire et, sans entrer dans les analyses sinueuses de Husserl3, on peut dire que, en première approche, si la perception est donatrice originaire, marque l’épreuve primordiale du réel, l’imaginaire n’est pas de l’ordre du réel. Ne faut-il pas dès lors, avec Sartre, référer l’imaginaire, compris comme néant, à une conscience imaginante, pensée comme spontanéité productrice ? Cependant, dans cette perspective, comment 1
Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 127. Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 8-9. 3 M. Saraiva, L’imagination selon Husserl, La Haye, Nijho , 1970 ; A. Dufourcq, La dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl, Dordrecht, Springer, 2011, n°198. 2
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expliquer que l’imaginaire puisse envoûter sinon parce qu’il se donne comme réel et que, par conséquent, le réel possède lui-même une dimension imaginaire ? Est-il toutefois possible de concevoir cette puissance imaginaire du réel sans ctionnaliser la perception elle-même et, partant, sans rendre le réel et l’imaginaire indiscernables ? Or, une phénoménologie de l’imaginaire qui en ferait la typologie rigoureuse, comme s’y applique Dufrenne, prend en charge ces questions et livre aussi les moyens d’une refonte de l’épochè, aux côtés d’autres voies. Alors que Husserl, dans les Ideens I, s’e orce de dissocier la neutralisation épochale de la neutralisation qui est l’œuvre de l’imagination4, on peut montrer que l’expressivité imaginative reconduit au monde, ouvre à l’être originaire. La question de l’imaginaire se spéci e en vérité triplement. Il y a d’abord la question du statut de l’imagination, qui appelle une ré exion d’ordre anthropologique ; ensuite, il y a le statut de l’image, qui engage une analyse gnoséologique, et en n, il y a la question de l’imaginaire lui-même, qui appelle une perspective ontologique, la question de l’imaginaire dans l’être nous conduisant à la question de la dimension imaginaire de l’être, Dufrenne préférant toutefois la notion de monde et de Nature5. Il ne s’agira pas d’envisager tour à tour ces di érents niveaux de la ré exion, nous suivrons le l conducteur d’une étude de l’imagination, considérant d’abord les conquêtes de Dufrenne en 1953 dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, et nous pourrons ensuite dé nir le statut de l’image et celui de l’imaginaire, selon une voie qui engage une réforme ontologique accomplie durant les années soixante et poursuivie au l des années soixante-dix. Nous montrerons la place de l’imagination au sein de la perception, retrouvant selon ce prisme renouvelé la distinction entre présence, représentation, et sentiment. Ensuite, on verra que la phénoménologie du sentiment conduit à une compréhension nouvelle de l’imagination qui permet de cheminer vers le sens originaire du monde, c’est-à-dire à la Nature. Cette interrogation ontologique suppose de distinguer imagination irréalisante et imagination réalisante, contestant les analyses de Sartre. En n, nous envisagerons le double foyer de l’imaginaire, à savoir le désir, sans lequel nul n’imaginerait et qui renvoie à la modalité de notre naissance, et le monde, entendu comme Nature. Nous commencerons par aborder la question
4 Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, §111. Nous renvoyons aussi au Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 14. 5 Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 100.
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anthropologique de l’imagination conduisant tout droit aux notions d’image et d’imaginaire qui seront envisagées pour elles-mêmes dans le prochain chapitre. Nous cheminerons donc de l’imagination à l’imaginaire en passant par l’image, ce qui permettra d’a ner notre compréhension des pouvoirs de l’imagination. Cette méthode — mimant d’ailleurs l’alternance de la démarche dufrennienne — se justi e en cela que nous envisagerons tour à tour les deux pôles de la corrélation. Mais il s’agit d’une abstraction de méthode, et c’est pourquoi la description de l’imagination nous plonge progressivement vers un examen de l’imaginaire et que, inversement, le phénomène de l’imaginaire nourrit la description de l’imagination. Suivant le déploiement e ectif de la pensée dufrennienne de 1953 à 1963 et aux essais ultérieurs, il fallait d’abord examiner le statut de l’imagination dans la perception — ordinaire et esthétique — avant de penser celui de l’image dans sa double dimension, c’est-à-dire dans sa face subjective et dans sa puissance cosmique.
1/ De l’imagination au sentiment La phénoménologie décèle la fonction de l’imagination au sein de la perception ordinaire ; or, on sait que la perception est donatrice originaire sur le plan de la présence que Dufrenne distingue de la représentation et du sentiment, assurant un retour à la présence sur un mode renouvelé. Chaque fois, une attitude du sujet est engagée, qui est aussi une appréhension du monde auquel il se prête, et l’on pressent de la sorte que la phénoménologie conduit à une ontologie. Le phénoménologue suit dès lors les exigences de la corrélation, et s’engou re en elle pour saisir la réciprocité du sujet et du monde. La réduction est engagée par l’expérience esthétique elle-même qui permet la découverte de la corrélation primordiale entre l’homme et le monde ainsi que leur sens d’être respectif6, sans résorber le monde dans la subjectivité transcendantale à la manière de l’idéalisme husserlien. La réduction phénoménologique, pour ne pas céder à l’idéalisme, culmine dans la « nomination de l’Être », si bien que, écrit Dufrenne à la suite de Merleau-Ponty en une formule déjà citée, « le plus grand enseignement de la réduction est l’impossibilité d’une réduction complète ». Or, la phénoménologie de l’expérience esthétique est la voie royale car elle est une perception pure, en cela qu’elle ne veut être « que 6 « On oserait dire que l’expérience esthétique, dans l’instant qu’elle est pure, accomplit la réduction phénoménologique. » (« Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 55).
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perception, sans se laisser séduire ni par l’imagination qui invite à vagabonder autour de l’objet présent, ni par l’entendement qui invite à le réduire, pour le maîtriser, à des déterminations conceptuelles. »7 La description de l’expérience esthétique découvre la réciprocité du sujet et du monde, notre a nité ontologique avec lui que suppose la corrélation intentionnelle. Comprendre le statut de l’imagination impose de revenir à la perception esthétique déjà largement explicitée et qu’il importe désormais de dé nir par contraste avec la perception ordinaire. Dans ce cadre, de façon surprenante en première approche, l’imagination possède une fonction plus grande, et autre, que dans la perception esthétique. (1) Pour commencer d’emblée avec cette question de l’imagination au sein de la perception, il faut envisager d’un point de vue renouvelé la théorie générale de la perception. Or, précise Dufrenne, la perception, au plan de la présence, est l’épreuve d’un donné, et ce donné suscite et règle l’imagination qui, dans sa fonction empirique (que nous distinguerons de sa fonction transcendantale), fait que le donné est « enrichi de possibles », s’intègre de la sorte à un monde qui intervient sous l’espèce d’images. Or, ces possibilités ne sont pas créées ex nihilo, l’imagination puise dans les savoirs constitués au l de l’expérience de quoi « étendre et animer l’apparence »8. Sa fonction se dédouble, la prévalence allant à la seconde. D’une part, l’imagination mobilise les savoirs envisagés a n d’éto er la représentation, et il est alors question d’une synthèse passive, Dufrenne s’inscrivant dans le sillage des analyses husserliennes. Ces synthèses sont e ectuées par le corps, si bien que l’imagination n’a pas l’initiative de cette évocation des savoirs expérientiels ; elle s’opère en « suivant le l d’une expérience antérieure qui a été faite par le corps pour son propre compte au plan de l’expérience ». La seconde fonction de l’imagination est plus fondamentale, et consiste à convertir l’« acquis en visible », de le faire accéder à la représentation. L’imagination est un pouvoir d’évoquer qui coïncide exactement avec ce devenir-image de ce que l’expérience corporelle livre et règle en même temps. Autrement dit, l’imagination (empirique et transcendantale) est toujours une « puissance de visibilité », elle « suscite des images qui sont un quasi-donné, qui ne sont pas proprement du visible, mais qui mettent sur le chemin du visible »9. Ces savoirs ne viennent pas s’ajouter du dehors au donné, au perçu, mais ils en livrent
7 Ibid., p. 54-55 ; Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, « Avant-Propos », p. VIII, déjà cité. 8 Dufrenne, PLEE, 2, p. 435 ; voir p. 438. 9 Ibid., p. 435-436.
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le sens, et sont donnés en lui sous l’espèce d’images évoquées. Ainsi le spectacle de la neige, de sa blancheur, est enrichi du savoir d’expériences faites préalablement de sa froideur. Le froid ne m’est cependant pas connu par une inférence qui rappellerait le savoir du froid, il n’est pas non plus senti comme l’est la blancheur. Il s’agit d’une « présence immédiate, non conceptuelle et pourtant non sensible » qui n’est autre que l’image du froid qui « escorte la perception de la neige et la rend éloquente ». Or, Dufrenne souligne qu’il en va de même des images sensibles et des « images symboliques », auxquelles nous reviendrons ; la mer tumultueuse est le prolétariat selon l’exemple sartrien mentionné par Dufrenne. Il est chaque fois question d’une présence implicite, car si le froid n’est pas senti, en contact avec ma peau, il est absent ; la froideur est en outre froideur de cette blancheur de la neige, si bien qu’il est donné avec elle, sans être donné comme tel, puisqu’elle est implicitement donnée, ce qui revient aussi à « être absent dans la présence »10. La présence ne se soutient, en sa richesse, que de cet implicite de la manifestation qui la nimbe d’une inexpugnable profondeur. Cette profondeur dépend de l’imagination sans ctionnaliser le réel lui-même, car ces images ne sont pas projetées sur le réel à partir de rien. La logique de l’imagination épouse les synthèses passives corporelles qui elles-mêmes épousent le grain du réel ; Dufrenne écrit de ce point de vue : « Ainsi le monde ne nous est présent en chair et en os que parce qu’il nous est en même temps présent en image, implicitement. » Cette e usion d’images ne rend pas le réel imaginaire, même si ces images sensibles enveloppent les images symboliques. Le réel est la puissance de ces images que l’homme capte et exalte, si bien que c’est sur fond de la perception que l’imagination opère, et c’est plus encore sur fond du réel lui-même : « Il y a bien un donné, par quoi la perception n’est pas seulement imagination, et qui suscite et règle l’imagination ; mais ce donné n’est qu’apparence, précisément parce qu’il n’est plus vécu, mais contemplé ». Il faut de ce point de vue être très précis car il ne s’agit pas de confondre la présence et l’imaginaire. L’imagination empirique restitue ainsi, sur le plan de la représentation, « quelque chose de l’épaisseur et de la chaleur de la présence » : « Aussi ne dirions-nous pas que l’imaginaire est un quasi-présent, mais plutôt que l’imagination fournit une quasi-présence, l’équivalent en termes de 10 Ibid., p. 437-438, et note 1. Sur l’image du prolétariat : Sartre, L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, [1940], Paris, Gallimard, coll. folio, 1986, p. 201.
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représentation des signi cations vécues. »11 Les images paraissent en marge de la perception pour l’auréoler de sa puissance et de sa richesse, par l’imagination, le réel irradie, et porte sur un mode renouvelé, et dans l’élément de la représentation, les signi cations primordiales du sensible. Une eur perçue se trouve nimbée d’une « spontanéité rieuse » qui est donnée avec le donné, donnée en images, la perception aimantant l’imagination qui l’enveloppe en retour : « De même l’imagination fait que la pierre du monument m’apparaît avec sa dureté, son obstination, sa froideur, et sans que ces qualités soient présentes autrement que comme un halo autour de ce que je vois, enrichissant ma perception sans l’encombrer ni l’altérer »12. Il faut donc distinguer présence et représentation : la présence est notre premier contact avec le réel lui-même livré sous sa gure primordiale, et le réel se donne au corps, sur un plan pré-ré exif déjà théorisé par Merleau-Ponty, mais dont Dufrenne o re une description nouvelle : le corps capte la signi cation immanente au perçu en la vivant, dans l’ébranlement d’une épreuve justi ant la notion d’une « intellection corporelle ». Cette compréhension vivante est irréductible à toute conscience constituante, et la « signi cation est éprouvée par le corps, dans sa connivence avec le monde ». Ainsi, une « intonation plus vive dit la colère »13, sans que cette signi cation vécue ne soit une représentation ; elle se donne au corps. L’imagination empirique rejoue, sur le plan de la représentation, cette première donne a ective du monde, traduisant en images les savoirs acquis au l de l’expérience qui sont euxmêmes issues des synthèses passives. Elles s’e ectuent dans la connivence avec le réel au point que c’est le réel qui se dit en nous, l’imagination empirique accomplissant en images sa puissance évocatoire. (2) Cette fonction empirique de l’imagination suppose toutefois sa fonction transcendantale qui est d’ouvrir la manifestation, de nous placer dans l’ouvert à partir duquel telle ou telle perception particulière advient. Il faudrait alors revenir sur l’interprétation heideggérienne de l’imagination chez Kant, et sur l’usage qu’en fait Dufrenne14. Or, l’essentiel est qu’il réfère d’abord cette puissance de l’imagination au temps et nalement au désir — au « désir de présence »15 déjà examiné. Il écrit d’abord dans 11
Ibid., p. 438-439. Ibid., p. 439. 13 Ibid., p. 423-425. 14 Ce que nous ne pouvons développer dans le cadre du présent ouvrage. 15 Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique, LP, p. 48 ; « Le jeu et l’imaginaire », EPh2, p. 146 ; L’œil et l’oreille, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1991, noté LOEL, p. 59 12
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Phénoménologie de l’expérience esthétique : « Transcendantalement, l’imagination fait qu’il y a un donné, empiriquement, que ce donné a un sens parce qu’il est enrichi de possibles »16. Empiriquement, l’imagination fournit une quasi-présence qui possède une signi cation ontologique, et transcendantalement, l’imagination assume la fonction d’ouverture du monde, ou de la distance qui consiste à prendre ses distances : la distance spatio-temporelle ne s’ouvre que sous la condition d’un recul, d’une prise de distance17, qui nous livre au monde comme tel. Transcendantalement et empiriquement, l’imagination est donc une « puissance de visibilité » : « l’imagination transcendantale [ouvre] le champ où un donné peut apparaître, l’imagination empirique peuple ce champ, sans multiplier le donné, mais en suscitant des images qui sont un quasi-donné, qui ne sont pas proprement du visible, mais qui nous mettent sur le chemin du visible et ne cessent d’en appeler à la perception même pour en recevoir une con rmation décisive. »18 Parce que l’imagination enrichit le donné d’images, la perception ordinaire est imageante sans être irréalisante, car elle plonge dans le donné. Les images ne viennent pas se gre er arbitrairement sur le donné, elles se trouvent appelées par lui. L’imagination empirique suppose cependant l’œuvre de l’imagination transcendantale qui ouvre le champ. Elle assure ouverture et recul ou mieux, une ouverture qui dépend d’un recul : « Une ouverture, parce que ce décrochement creuse un vide, qui est l’a priori de la sensibilité, où l’objet pourra prendre forme. » Pour que la manifestation subjective soit possible, il faut une scission dans la totalité que forment le sujet et l’objet, au point que le sujet n’est pas encore advenu et que le monde ne prend nullement la gure de l’objet. Or, le recul advenu génère un mouvement — mouvement subjectif vers le monde qui en assure la manifestation : « Le recul est une ouverture, le mouvement est une lumière. »19 La question décisive porte donc sur le recul lui-même, sur ce décrochage du sujet à l’égard du monde par lequel il se constitue comme sujet, ou comme une vie au monde en quête de monde. Or, on a dit que, dans un premier temps, le recul est référé au temps, car décompresser la totalité-monde, c’est ne plus être pris dans l’insularité du présent au point qu’il n’y a pas de présent qui suppose toujours le passé et l’avenir. Faire l’épreuve du temps, donc d’un présent embrayé sur le passé et l’avenir, c’est e ectuer le décrochage à l’égard 16 Dufrenne, PLEE, 2, p. 435. Sur le rapport à Heidegger, voir aussi, par exemple, NA, p. 189 ; « L’imaginaire », EPh2, p.103 ; J, p. 20, p. 145. 17 Ibid., p. 448. 18 Ibid., p. 436, déjà partiellement cité. 19 Ibid., p. 433.
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de l’étant, et « je ne cesse d’être un avec l’objet par la présence qu’en me détachant du présent où je suis perdu dans les choses. » Il y a en vérité co-originarité du temps et de l’espace puisque le recul temporel suscite la rupture de (la) présence qui implique l’ouverture de l’espace — donc la présence qui m’échappe et vers laquelle je suis inscrit et tendu. L’imagination empirique suppose cette ouverture spatio-temporelle du monde, et les images se déploient toujours sur « fond d’espace »20. Il y a en outre une « ambiguïté de l’imagination » qui n’est autre que celle de la condition humaine. Cette ambiguïté ne tient pas à sa double fonction transcendantale et empirique, dont l’unité est obvie : cette unité est celle d’une puissance de visibilisation, condition de l’apparaître qui ensuite peuple cet apparaître sur fond du donné. Mais l’imagination est biface, nature et esprit — elle est de l’ordre du corps, car elle ranime les savoirs expérientiels, hérités de l’expérience de la présence, et elle est aussi de l’ordre de l’esprit, car elle ouvre la distance que suppose la ré exion, la « distance dans la présence qui constitue la représentation, selon laquelle l’objet est devant nous, à distance de nous, justiciable du regard et bientôt du jugement. »21 Il faut toutefois dépasser ce clivage du corps et de l’esprit, et c’est à quoi nous invite une phénoménologie de l’imagination. En e et, l’imagination (empirique-corporelle) ne peut associer au donné des images qu’à la faveur des synthèses passives qui s’engagent sur le plan du vécu, si bien que l’activité corporelle est spirituelle, au sens où elle enveloppe un pouvoir de synthèse, le transcendantal relevant du corps. Il faut que l’imagination soit corporelle, donc nature, pour témoigner de la connivence requise avec la Nature sans laquelle nulle donation ne serait possible, les synthèses s’e ectuant dans les choses qu’épouse la dynamique imaginante. C’est donc en tant que corporelle que l’imagination assume sa fonction de synthèse spirituelle, l’homme étant naturant en tant qu’il est naturé22 ; dans le cas contraire, toute perception serait une pure projection sur le monde, et elle serait subjectivement et objectivement impossible. Ajoutons que la perception ordinaire est elle-même sous contrôle de l’entendement a n d’en limiter l’errance ; et « ce n’est pas la même chose d’éprouver dans l’imagination la solidarité de deux objets, et de penser selon l’entendement un lien nécessaire ». L’imagination fait encourir le risque d’une confusion du perçu et de l’imaginaire, l’entendement 20 21 22
Ibid., p. 434. Ibid., p. 439. Ibid., p. 441-442.
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accédant à l’objectivité de la représentation. Dufrenne écrit de façon décisive : « Au fond, dès qu’on se donne l’imagination, on se donne l’entendement. Car dès qu’est rompue l’opacité de la présence, il est possible au sujet qui discerne l’objet et se distingue de lui de se dé nir en même temps comme rapport de soi à soi — dans ce que Kant appelle a ection de soi — donc comme unité du mouvement par lequel il se détache et revient pour anticiper. »23 Parce que l’imagination engage un recul par où une représentation s’élabore, en rompant l’unité de la présence, elle introduit la distance de la représentation et la possibilité d’une objectivation, si bien qu’elle comprend un recours contre elle-même. Dès lors, l’entendement n’est autre que l’imagination qui « prend conscience d’elle-même et qui impose une règle à la spontanéité de ses associations » ; bref, il est l’« imagination devenue capable de penser ce qu’elle représente, parce que capable de maîtriser et au besoin de réprimer sa spontanéité. » Ainsi s’engage une « discipline de l’imagination »24 qui est toujours susceptible de s’égarer : alors que l’imagination confère à la perception sa richesse, l’entendement introduit distance et nécessité. Dans La Notion d’a priori, Dufrenne précise que le « perçu est à la fois du réel et de l’imaginable », et que l’imagination comme « pouvoir d’associer et par conséquent d’anticiper ou de compléter le donné, de réaliser l’irréel, accompagne toute perception. » Ainsi, « l’imagination est immanente à la perception, et l’imaginaire immanent au réel », à condition de concevoir l’imagination comme appelée par le réel que la perception n’épuise jamais. Mais l’imagination est encore « provoquée par la perception », et elle ne se contente plus dès lors de l’accompagner, car un sens imaginaire est immanent à la perception, qui nous « invite à rêver », à « vivre dans l’imaginaire » sans forcément céder au délire. Il y a des a priori de l’imagination — que nous envisagerons — et qui révèlent un sens, comme la « splendeur du soleil »25 qui est une image par rapport aux déterminations objectives de l’astronomie. Mais cette image donne du soleil (comme de tout ce qui réchau e, ranime) un sens qui, au niveau de la perception, n’est pas faux, et possède au contraire une puissance de dévoilement. (3) Précisons alors que dans la perception esthétique d’une œuvre d’art, l’imagination empirique est réprimée, car le « spectacle donné par
23
Ibid., p. 463. Ibid., p. 464. 25 Dufrenne, NA, p. 116-117. Nous reviendrons par la suite sur la notion d’imaginable accentuée de façon di érenciée. 24
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l’objet esthétique se su t à lui-même et n’a pas besoin d’être corsé »26 ; l’imagination n’a pas à l’enrichir. Dans la perception ordinaire, l’imagination intervient pour anticiper la perception d’autre chose — percevoir cette lampe, c’est saisir sa possibilité d’éclairer. Imaginer, dans la perception esthétique, c’est seulement « voir le sens dans l’apparence, et non hors d’elle ». Alors que percevoir le nuage, c’est appréhender la pluie qui me concerne en ses conséquences, sur le tableau, le ciel n’annonce pas la pluie, « il n’annonce que lui-même »27, et l’imagination n’éveille aucun possible. Dans la perception esthétique, l’imagination possède la fonction transcendantale d’ouverture du champ mais elle n’a plus à enrichir la manifestation. Or, pour que l’objet esthétique devienne spectacle, il faut que s’engage un détachement selon une attitude qui est à la fois de participation et de contemplation. Ce détachement propre à la perception esthétique — qui appelle autant de postures du corps mimant le détachement : le spectateur au théâtre se carre dans le fauteuil — dépend de « l’imagination en tant que pouvoir transcendantal de prendre ses distances ». L’objet esthétique déploie un monde qui lui est intérieur, loin d’être seulement dans le monde comme les objets usuels qui, pour être compris, doivent être insérés dans un monde d’objets extérieurs (la lampe renvoie au bureau pour éclairer mon travail d’écriture), l’imagination dessinant les « lignes possibles » de l’action. Si l’œuvre d’art est aussi une chose comme les autres, elle ne s’y réduit pas, et cette irréductibilité tient à sa puissance de manifestation. L’o ce de l’imagination est alors l’« approfondissement du donné » car « l’apparence est apparence d’ellemême », si bien que le sens est immanent à l’apparence : « Le seul commentaire que l’imagination ait à donner de cette apparence est un commentaire littéral : imaginer ici, c’est seulement mieux percevoir l’apparence et non anticiper la perception d’autre chose. L’imagination est toujours la possibilité de voir, mais seulement de voir le sens dans l’apparence, et non hors d’elle. »28 Autrement dit, l’imagination n’éveille pas d’images qui encombreraient la perception et elle capte le monde de l’œuvre, non en extension, mais en profondeur. Ainsi le nuage peint n’annonce pas la pluie, et l’imagination n’éveille pas les possibles (la pluie dans la perception ordinaire). L’œuvre charrie son propre monde, limite dès lors la fonction de l’imagination tenue en bride, et c’est le sentiment qui lit l’expression de l’œuvre comme le tragique devant Le Pendu de 26 27 28
Dufrenne, PLEE, 2, p. 448. Ibid., p. 449-451. Ibid., p. 448-450.
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Rouault qui manifeste la misère du monde sans que j’éprouve de l’angoisse ni de la crainte — « Le sentiment est pur parce qu’il est pouvoir d’accueil, sensibilité à un certain monde, aptitude à le percevoir. »29 Fixer la fonction de l’imagination au sein de la perception esthétique suppose de revenir à celle du sentiment dont l’imagination est l’auxiliaire. Alors que la représentation (intellection) cherche la « vérité sur l’objet », la praxis cherche la vérité « autour de l’objet », suivant les associations imaginatives, la perception esthétique cherche la « vérité de l’objet », et c’est le sentiment qui y accède, en découvrant le « monde de l’objet esthétique, immanent à l’apparence en tant qu’elle est expressive… »30 L’éveil du sentiment suppose que l’imagination soit réprimée, elle n’a plus à réaliser les savoirs corporels, et j’accède au sens, à l’expression, dans le sentiment. Il n’y a rien à anticiper — « l’expression a tout dit d’un coup »31, l’exprimé m’est donné dans l’immanence actuelle de l’œuvre d’art : l’apparence n’a pas à être complétée par l’imagination, l’objet esthétique est inépuisable, et il y a une stricte corrélation entre la profondeur de l’objet esthétique, synonyme de la plénitude de son sens32, et la profondeur du sentiment qui l’accueille. Le sentiment esthétique se présente comme une participation qui n’est pas de l’ordre de la visée, mais bien de la communion avec l’œuvre. Il s’agit alors d’une intentionnalité comme participation, et non comme visée ; d’une intentionnalité sentimentale qui déjoue en vérité les déterminations de l’intentionnalité, celle de la « conscience de », puisque le sentiment consiste à « m’associer à », à me rendre « disponible »33 en m’ouvrant à l’œuvre. On parlera ainsi davantage d’une ouverture sentimentale plutôt que d’intentionnalité, mais cette ouverture implique que je me « rassemble », conjurant la dispersion et l’écartèlement dans la « consommation des instants ». Être profond, dans le sentiment, c’est « se faire capable d’une vie intérieure, se rassembler en soi et acquérir une intimité » au lieu de « vivre à la surface de moi-même ». Le sentiment esthétique possède donc une puissance existentielle, celle d’une ipséisation dans l’ouverture au monde que l’objet esthétique déploie. Cette participation sentimentale est distincte de la « participation imaginative, par laquelle nous donnons une quasi-réalité à l’objet représenté précisément pour en avoir une représentation vivante »34. L’objet 29 30 31 32 33 34
Ibid., p. 472. Dufrenne, « Esthétique et intentionnalité », EPh1, p. 55. Dufrenne, PLEE, 2, p. 470, p. 478, p. 480. Ibid., p. 493. Ibid., p. 502-503. Ibid., p. 500-501, p. 503.
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esthétique est analogue à un vivant qui lui aussi rayonne de son propre sens, mais il est également, pour cette raison même, l’analogue d’un sujet ou d’une conscience : il est quasi-sujet. On a montré que l’objet esthétique irradie d’un monde, « son intériorité est celle d’une chose qui secrète un sens par lequel elle s’illimite ». Le sentiment se livre « d’un coup » et avec une « évidence »35 qui lui est propre, il est donc intelligent par lui-même ; cependant, cette immédiateté du sentiment se conquiert aussi par la médiation de la ré exion. La première perception d’un objet esthétique est déjà de l’ordre du sentiment, mais il n’est « sentiment lucide » que par la ré exion qui rend présente l’objet esthétique en ses nuances qui creusent alors le sentiment lui-même : « [La] ré exion prépare le sentiment, puis elle l’éclaire ; et inversement le sentiment en appelle d’abord à la ré exion, puis la dirige. »36 La ré exion critique (connaître les techniques, l’histoire, exhiber la structure d’une œuvre…) permet de mieux percevoir l’œuvre, elle est donc l’occasion de l’a nement du sentiment qui accueille l’objet esthétique mais, en retour, la ré exion critique se fait sympathique, ou sentimentale, car elle ne consiste plus en une analyse de l’œuvre, en sa structure, mais en une ré exion sur le monde que l’objet esthétique déploie et que le sentiment recueille, l’expressivité de l’objet esthétique manifestant une certaine qualité a ective (comme le tragique de Rouault). La perception esthétique réprime l’imagination, le sentiment naissant de cette suspension, et donne lieu à une lecture de l’expression. Dès lors, l’imagination possède une fonction nouvelle qu’il nous faut examiner tout en cheminant vers une compréhension du monde en sa puissance propre.
2/ Du sentiment à l’imagination L’expérience esthétique s’accomplit dans le sentiment, consiste en une lecture de l’expression, qui engage des a priori de l’a ectivité. Nous sommes alors conduits à considérer le sujet concret, et non le sujet impersonnel comme s’y applique Kant, ni d’ailleurs le sujet vivant qui renvoie au plan de la présence. Il faut donc à nouveau distinguer le niveau de la présence (sujet vivant — corps), celui de la représentation (sujet impersonnel — pensant), et le niveau du sentiment (sujet personnel,
35 Ibid., p. 512, p. 516. Comme l’écrit Dufrenne, « …tout objet esthétique s’illimite en monde… » (Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 40). 36 Ibid., p. 524-525, et p. 517.
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concret — moi profond)37. Or l’objet esthétique suscite un monde sans que l’éveil de ce monde ne dépende de l’imagination car si elle « abolit les frontières de l’objet », elle ne peut « constituer une totalité, elle ouvre mais ne referme pas ». L’objet esthétique ne suscite pas un monde en excitant l’imagination mais « en provoquant le sentiment » : « c’est par ce qu’ils sont, et non par les associations où l’imagination peut les entraîner » que les objets esthétiques éveillent un monde. Ainsi, le sentiment accueille le monde qu’exprime l’objet esthétique loin que cette expressivité ne dépende de l’imagination pour se produire. Cependant, l’imagination n’est pas pour autant hors course, elle possède une fonction dérivée, et survient comme appelée par le sentiment. Si l’imagination s’exerce encore sur l’objet esthétique, « c’est lorsque le sentiment l’a déclenchée, et pour réaliser le sens de l’expression »38. De même que la ré exion change de signe en s’e ectuant selon le sentiment, de même l’imagination, qui a d’ailleurs à voir avec cette seconde acception de la ré exion, peut se trouver placée sous la tutelle du sentiment. Pour le comprendre, il faut dé nir au plus près la notion de sentiment, prolongeant nos analyses antérieures, a n de préciser ce que Dufrenne veut dire exactement lorsqu’il écrit que « sentiment et imagination sont toujours solidaires. »39 (1) L’imagination peut être puissance de rêve ou de délire, porter au jour les remous inavouables du ça, elle peut errer, mais elle est aussi ce qui vient « accomplir l’évocation proposée par l’œuvre »40, et, en ce sens, elle doit être pensée depuis le sentiment. On l’a montré, Dufrenne développe une phénoménologie du sentiment dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique, qu’il distingue de l’émotion praxique et subjective alors que le sentiment est noétique et cosmologique41. Ainsi, le sentiment du comique se distingue de l’émotion de la gaieté, et se singularise dans le comique de Molière ou de Marivaux, de même que le sentiment du tragique, lui aussi toujours singulier, se distingue de l’émotion de la peur. Il est établi que le sentiment dévoile un monde singulier — le monde du comique ou le monde tragique — qui irradie sur le monde en tant que ces mondes esthétiques cristallisent et rendent manifestes ce qui se manifeste de façon éparse dans le monde, et que l’artiste capte et donne alors à voir, à entendre, ou à lire, le réel se trouvant « éclairé par l’esthétique ». Comme l’écrit Dufrenne, « ce n’est pas dans un monde 37 38 39 40 41
Dufrenne, PLEE, 2, p. 548, p. 551. Ibid., p. 539-540 ; voir aussi p. 661. Dufrenne, IA, p. 111-112. Dufrenne, LP, p. 143, sur le rêve et le délire, p. 183. Dufrenne, PLEE, 2, p. 577-584.
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hollandais qu’introduit Vermeer, mais dans le monde du tendre secret et de la douceur de vivre »42. Ces œuvres sont vraies, non pas en vertu de l’adéquation de la représentation avec une factualité historique, car la représentation, le sujet, est au service de l’expression d’une qualité a ective qui dévoile le réel en son expressivité pré-objective. Le sentiment livre l’intelligence de l’expression qui nous met d’intelligence avec le monde : le sentiment esthétique dévoile donc, ou révèle. Il est notre initiation au monde, laissant pressentir ce qui excède l’expérience, et se donne pourtant en elle, transparaissant selon elle. Il possède donc une dimension ontologique et transcendantale, et il y a une « réciprocité » entre ces di érentes dimensions. La qualité a ective propre à l’objet esthétique est saisie dans le sentiment en fonction d’une catégorie a ective qui nous met « en mesure de reconnaître les visages humains du monde ». La catégorie a ective exprime une « certaine façon de nous ouvrir au monde », et elle est présente au sein du sentiment, le savoir qu’elle dé nit fait partie de l’« équipement du moi profond »43 et rend le sentiment intelligent. La qualité a ective que le sentiment accueille à la lecture de Phèdre ou au spectacle des tableaux de Rouault est toujours une qualité a ective singulière, qui déploie un monde singulier. Or, la catégorie a ective n’est pas singulière, et elle est le savoir qui est « condition transcendantale » du sentiment esthétique. Ainsi, la catégorie du tragique est « générale »44, et ne recouvre pas exactement ce tragique singulier qui émane de Phèdre, la catégorie rend le sentiment que j’éprouve intelligible sans l’épuiser. La catégorie est donc un savoir préalable de l’exprimé qui est a priori, et rend possible la lecture de l’expression par le sentiment. L’a priorité de la catégorie est admise en ceci que ce « savoir est immédiatement immanent au sentiment » et qu’il ne « résulte pas d’une généralisation empirique ». C’est bien le sentiment qui ouvre à l’objet esthétique en sa singularité, mais seul le savoir préalable du tragique nous permet de reconnaître le tragique singulier de Phèdre au sein du sentiment. Cette singularité ne se donne que depuis le savoir du tragique qui nous permet de le reconnaître, le sentiment venant actualiser ce savoir préalable. Dès lors, la catégorie a ective n’est pas issue d’une généralisation empirique à partir des qualités a ectives, extrayant leur commun dénominateur, par exemple aux qualités
42 Ibid., p. 644-645. On distinguera ainsi des jugements comme le « sucre est doux », et la « musique de Bach est sereine », jugement qui explicite un sentiment (Ibid., p. 547). 43 Ibid., p. 592-593, p. 583, p. 579. 44 Ibid., p. 593, p. 579.
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a ectives tragiques de Racine, de Rembrandt, ou encore de Rouault. Car ces qualités a ectives ne sont données elles-mêmes au sentiment qu’en fonction de ce savoir préalable que nomme la notion de catégorie a ective. La profondeur ontologique du sentiment possède donc également un « aspect transcendantal »45 ; ce qui signi e que le sentiment esthétique ne revêt une fonction de dévoilement qu’en vertu des catégories a ectives qui le rendent possibles sans pourtant réduire sa puissance dévoilante, car lui seul donne accès à la qualité a ective singulière d’un objet esthétique. Je ne suis sensible à l’expression de l’objet esthétique qu’en vertu d’une a nité avec lui et, plus largement, il n’y a pour l’homme d’être au monde que s’il y a quelque « parenté entre le réel et lui ; l’homme ne peut entretenir avec le réel ces relations que nouent la présence, la représentation et le sentiment, que si l’altérité du réel n’est pas radicale, si donc les a priori sont communs aux deux et sont investis par là d’une dignité ontologique. »46 Il y a donc des a priori de la présence et de la représentation, qui possèdent une signi cation objective, comme il y a des a priori de l’a ectivité. Pour ne pas céder au subjectivisme, l’a priori ne se réduit toutefois pas au statut de simple condition subjective de l’appréhension de l’objet, si bien que la ré exion chemine du « plan de l’objet » au « plan de l’être »47. Le sentiment, comme lecture de l’expression, suppose des a priori de l’a ectivité, qui sont les conditions selon lesquelles un monde peut être senti, et non pas seulement donné (a priori de la sensibilité) ou connu (a priori de l’entendement)48. Il y a donc, au niveau de la présence, des a priori corporels, qui dessinent la structure du monde vécu par le corps propre, il y a des a priori de la représentation, qui xent les conditions d’une connaissance objective du monde, et il y a des a priori a ectifs selon lesquels le monde est « senti en première personne par le moi profond »49. On comprend dès lors la puissance du sentiment qui accueille l’image poétique, la sonate, ou le tableau qui eux-mêmes s’illimitent en un monde donnant à sentir le monde en sa puissance expressive. La phénoménologie se déploie selon une heuristique du
45 Ibid., p. 577 ; voir p. 579-580. « Et en e et, la connaissance de la qualité a ective que livre le sentiment est toujours une reconnaissance. » (p. 577). 46 Ibid., p. 577, p. 568. 47 Ibid., p. 568 ; et p. 546 : « [U]ne philosophie de la constitution peut être aussi une philosophie de l’être, parce que les aspects de l’être ne se révèlent qu’à un sujet capable de se mettre en prise sur lui. » 48 Ibid., p. 546). 49 Ibid., p. 548 ; « sentir est participer » (p. 591).
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sentiment qui découvre à la fois notre a nité avec le monde et sa puissance expressive. Il faut en e et que notre a nité expressive avec le monde trouve ses conditions dans son expressivité primordiale qui n’est autre que celle de la Nature. Le sentiment est à la fois sentiment esthétique, qui saisit l’expressivité des œuvres et des choses, et sentiment métaphysique, qui donne le pressentiment du monde en sa puissance expressive50. Il induit un retour à la présence en une modalité spéci que, et il laisse pressentir le monde dans sa puissance expressive : le sentiment est, en son fond, c’est-à-dire en sa profondeur constitutive, sentiment du fond en sa profondeur in¿nie. L’heuristique du sentiment conduit à une métaphysique selon l’esthétique. Or, l’imagination est la « face sensible de cette intelligence », qui accomplit l’évocation proposée par l’œuvre, si bien que l’imagination est une « manière de sentir »51. Le sentiment consiste dans la compréhension de l’expressivité de l’œuvre, ou des choses. Cette analyse de l’imagination se creuse dans les années soixante et se trouve radicalisée pendant les années soixante-dix — nous songeons d’abord à l’essai Le Poétique (1963) puis à celui sur « L’imaginaire » (1976). Ce qui dé nit l’imagination, et justi e ce concept, c’est sa « puissance d’évocation », mais il y a un travers à ce concept, car il tend à nous faire croire à l’« irréalité de l’évoqué ». Ainsi, sous la condition du sentiment, le sujet est « sensibilisé à la parole »52, ou à l’expressivité de la Nature, l’imagination accomplissant l’évocation proposée par l’œuvre, ou par la chose, comme la montagne, perçue comme Titan, est saisie selon ce halo d’imaginaire qui est la dimension surréelle du réel en lequel a eure l’in nité de la Nature. L’image est alors du « perçu à l’état brut », recueillie « dans son expressivité non discursive » pouvant « s’auréoler d’imaginaire », qui n’est pas l’irréel mais bien le surréel, le réel lui-même prenant la gure du surréel. Ainsi, la montagne est perçue comme Titan, et la source comme Nymphe, l’imaginaire, précise Dufrenne, « comme invisible n’est pas la part toujours dérobée du visible, il en est plutôt l’épaisseur même » : il en dit le sens qui n’est pas de l’ordre du savoir. Le Titan ne nous apprend rien sur la montagne, mais il dit la densité du sensible, la « force plutôt que la forme »53, l’être-là de la montagne, sa puissance de manifestation singulière qui participe de la puissance de manifestation de la Nature.
50 51 52 53
Dufrenne, IA, p. 316 ; ce que montré déjà le premier chapitre du présent essai. Dufrenne, LP, p. 143. Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 91, p. 145. Ibid., p. 126.
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Le surréel, donc l’imaginaire, atteste la puissance inexpugnable et inépuisable du monde en une modalité spéci que. Le sentiment esthétique nous livre en tout cas l’intelligence de l’expression, de l’œuvre, le comique par exemple, et il possède du même coup une fonction métaphysique, celui d’une « intuition métaphysique »54 déjà évoquée, car il laisse pressentir la puissance de la Nature qui comprend en elle la puissance de ces expressions in nies. L’imagination accomplit de son côté l’évoqué et vient comme un auxiliaire du sentiment ; elle n’est donc pas irréalisante, mais réalisante. On pourrait dire que c’est le sentiment qui imagine : le sentiment dévoile l’intelligence de l’expression ; or, puisque cette expressivité fonctionne sur le mode de l’évocation, l’intelligence de l’expression est de l’ordre de l’imagination. Et de même que l’imagination est une puissance du sentiment, l’imaginaire fait la surréalité du réel — il ne nous éloigne nullement du monde. Cette découverte du surréel suppose de s’a ranchir d’un positivisme ontologique identi ant le réel avec ce qui est déterminé, essentialisé, ou objectivé, si bien que l’ontologie se trouve conquise selon la voie de l’imaginaire. Parce que l’imaginaire reconduit au réel, le réel lui-même est à la hauteur de l’imaginaire et, nalement, c’est la « Nature [qui] imagine en nous… »55. Pour s’en convaincre, il su t de considérer les images dont la poésie se nourrit — or, ciel, palme, etc., —, et qui dévoilent la puissance expressive du monde, l’imagination étant l’acte de la Nature en nous. (2) Cette phénoménologie de l’imagination rompt avec les analyses de Sartre, pour lequel perception et imagination enveloppent une di érence de nature. Sartre a le souci de distinguer la perception qui fait l’épreuve du réel, de l’imaginaire qui est irréel, l’imagination culminant dans le rêve. Pour Sartre, l’objet esthétique est un imaginaire, constitué à partir de la conscience imageante qui le « pose comme irréel », l’imagination étant une fonction essentielle de la conscience, qui manifeste sa liberté, son pouvoir néantisant56. Mais une di culté majeure se présente. 54
Dufrenne, LP, p. 227. Ibid., p. 185-186 ; voir aussi « La sensibilité génératrice », EPh1, p. 70. 56 Dufrenne, PLEE, 1, p. 259. Voir Sartre, L’imaginaire, p. 362-363. Si l’imagination est la manifestation de la liberté, elle ne l’est pas du pouvoir néantisant que lui assigne Sartre, car si l’imagination suppose une transgression à l’égard des normes et des percepts communs, elle est de l’ordre de l’accueil : « Car l’imagination […] n’est pas invention aberrante, la désinvolture n’est pas caprice, la liberté n’est pas arbitraire. L’imagination atteste plutôt la réceptivité de la connaissance. » Elle est « essentiellement réceptive : le fantastique remémore l’Être parce qu’il est inspiré par l’Être […] » (J, p. 145-146). Inversement, un imaginaire idéologisé perd toute expressivité : « Une œuvre manque de profondeur quand elle ne dit rien, rien que du déjà su, déjà convenu, quand elle conforte 55
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En un sens, l’objet esthétique est irréel, le sujet de la pièce, tel Hamlet, ne fait pas partie du monde réel. Mais, plus profondément, l’objet esthétique est irréel à un double titre, déjouant les analyses de Sartre. D’une part, il est irréel par « excès de réalité, irréel parce qu’inaccessible ou inépuisable »57, l’œuvre témoigne ainsi d’une richesse illimitée à la mesure du monde qu’elle déploie, et la prétendue pauvreté reconnue par Sartre à l’imaginaire manque sa richesse intrinsèque58. D’autre part, cet irréel n’est pas le corrélat d’une conscience imageante, irréalisante, mais il engage une « conscience réalisante, attentive au perçu ». Ce n’est pas de l’« imagination, mais de la perception que vient la fascination : c’est dans le perçu que nous nous perdons (et nous verrons que c’est au contraire dans le monde quotidien de l’action que s’exerce l’imagination). » Et Dufrenne d’ajouter : « Si l’irréel comme sens de l’objet esthétique n’est pas un imaginaire, c’est qu’il est intérieur à cet objet et doit être saisi en lui ; c’est que le sens est immanent à la chose ; l’objet esthétique est un, et l’irréel n’est chose que parce qu’il est dans le réel, dans la chose perçue, comme l’âme est dans le corps et se lit sur le corps. Certes, il faut une lecture, et dont nous ne sommes jamais assurés qu’elle est correcte, pour que ce sens apparaisse, et c’est pourquoi l’objet esthétique ne s’accomplit que dans la conscience du spectateur ; mais cette conscience ne constitue pas ce sens, elle le découvre dans ce qu’elle perçoit. »59 On le comprend par la négative : si l’objet esthétique était constitué par la conscience imageante à partir d’un analogon matériel qui n’enveloppe pas déjà ce que la conscience y trouve, alors la conscience devrait pouvoir e ectuer son opération à partir de n’importe quelle matière. Dès lors, je pourrais également mettre au compte de la symphonie imaginée les rêveries les « plus biscornues qu’elle éveille en moi »60. l’idéologie régnante, quand elle n’en appelle pas à l’imaginaire, sinon à un imaginaire domestiqué et châtré : ainsi du cinéma commercial, du kitsch, de la musique douce qui berce les passagers de l’avion au moment de l’envol. Du même coup cette œuvre n’invite pas le sujet à s’ouvrir : elle ne lui procure que le plaisir super ciel et sécurisant d’une titillation à eur de peau. Observons d’ailleurs que l’art d’élite peut manquer de profondeur autant que l’art de masse : le plaisir qu’il suscite, plus déférent peut-être, est alors tout aussi sage. » (« La profondeur comme dimension de l’objet esthétique », EPh3, p. 143-144). 57 Dufrenne, PLEE, 1, p. 264. 58 Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 109. 59 Dufrenne, PLEE, 1, p. 264-265. 60 Ibid., p. 260 ; Sartre, souligne Dufrenne (note 1 p. 265), s’approche d’une telle analyse, dans Qu’est-ce que la littérature ? (Paris, Gallimard, 1948, coll. folio, 2015). On peut se reporter à la description sartrienne du réalisme de Vermeer (Ibid., p. 63). Ensuite, Dufrenne envisage une autre di culté de la théorie sartrienne : que la « liberté de l’irréalisation implique que l’acte positionnel de la conscience imageante soit bien
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La distinction entre œuvre d’art et objet esthétique, comme la théorie de l’expression, répond pour une part aux apories rencontrées par Sartre, et l’irréel prend la gure du surréel. Ainsi, « au lieu de penser le surgissement de l’imaginaire “sur fond de monde”, il faudrait penser le monde comme fond »61, sans que la conscience ne soit souveraine. Autrement dit, l’imaginaire procède du réel lui-même, et l’œuvre d’art est « l’objet esthétique à l’état de possible attendant son épiphanie » — ou, mieux, l’accomplissement de l’exigence que l’œuvre appelle —, et il est luimême l’« apothéose du sensible »62 réalisé par la perception esthétique dans l’attitude sentimentale. Si l’imagination, pour Sartre, consiste en une négation du réel vers l’irréel, Dufrenne montre que ce dépassement du réel par l’imagination — qui dépasse e ectivement le donné — ne conduit pas à l’irréel, mais ramène au réel compris dès lors en tant que pré-réel63. On a déjà vu que l’imagination (empirique) se déploie sur fond du donné qui se trouve commenté par elle, élargi et enrichi, on peut ajouter désormais que l’« irréel n’est jamais tout à fait aberrant, il n’y a point de ction où tout soit feint ; les aventures au pays des merveilles, ces voyages que je ne ferai jamais, ces paysages où je ne me promène que les yeux clos, ils sont encore un élément du réel. »64 Ainsi, le simple rêve d’un vol dans le ciel est la marque d’une imagination qui vagabonde et pourtant l’irréel de ce vol — que je n’e ectuerai jamais — traduit une conscient (de) soi », pose le problème de l’image involontairement produite, sous la forme de l’hallucination et du rêve (« L’imaginaire », EPh2, p. 110). 61 Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 112 ; voir aussi « L’art et le sauvage », Ibid., p. 333, et Sartre, L’imaginaire, p. 361, et p. 356 : « […] une image, étant négation du monde d’un point de vue particulier, ne peut jamais apparaître que sur un fond de monde et en liaison avec le fond. » 62 Dufrenne, PLEE, 1, p. 41, p. 44. Cette phénoménologie de l’expression permet aussi de marquer le di érend avec Husserl, car s’il est vrai que l’expressivité de l’objet esthétique suppose qu’il possède un sens, ce dernier est immanent au sensible. Dufrenne écrit : « Or il semble — et ceci s’accorderait au surplus avec la théorie générale de Husserl qui subordonne toutes les modi cations positionnelles de la croyance à la modi cation plus radicale de neutralité, et qui invite par conséquent à distinguer cette dernière modi cation de l’imagination — que l’irréel soit ici d’abord donné et subisse ensuite la neutralisation, ou du moins que l’irréel soit neutralisé en tant qu’irréel et sans avoir besoin de la neutralisation pour devenir tel. » (PLEE, 1, p. 39, note 1). L’objet esthétique, en son expressivité, est perçu, selon une perception esthétique qui repose sur le sentiment, l’imagination venant alors épouser les évocations qui sont les siennes. La voie dufrennienne suppose de ne pas penser l’image (Bild) comme portrait qui, par sa ressemblance, renvoie au réel. Cette phénoménologie de l’expression implique la contestation du modèle de l’Abbild pour penser l’image, modèle dont Husserl s’est lui-même libéré, ce qui justi erait une confrontation plus serrée entre les deux philosophes. 63 Dufrenne, PLEE, 2, p. 443. 64 Ibid., p. 444.
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expérience du réel, selon un retour au réel pré-objectif, au pré-réel. La fraîcheur de l’air, la pureté de l’élévation dans le ciel, ces données de l’imagination me donnent à sentir le monde selon certains éléments constitutifs de son être, et l’imaginaire ne quitte jamais totalement le monde. On pourrait montrer que le délire — gure de l’imaginaire — possède ultimement un étayage ontologique. Il faut toutefois distinguer l’imaginaire immanent au perçu, le surréel, et l’« imaginaire perverti »65, subjectif, et délirant qui, lui-même, n’est pas tout autre que le réel et puise encore en lui. Envisagée à l’aune d’un réel objectivé, selon une certaine tendance de la science, cette « imagination errante » peut sembler aberrante, et il faut distinguer entre « Einbildung et Fantasie, entre imagination et fancy, entre imaginer verbe transitif et s’imaginer que, où le pronominal marque une intervention suspecte de la subjectivité, suggérant que l’image n’est plus ici que l’écho de nos passions ou de notre ramage intérieur… » Autre façon de dire qu’il y a « une imagination qui irréalise, et une imagination qui réalise, qui donne au réel son poids en nous assurant de la présence du caché et du lointain. » Mais la césure n’est jamais totale, l’imagination errante emprunte ses éléments à l’imagination empirique qui elle-même accorde au donné sa profondeur de monde au point que « nous allons au réel par l’irréel » ; entendons : nous faisons l’expérience du réel en sa puissance inépuisable, en sa transcendance de monde, par l’imagination dont les images révèlent la densité et la consistance66. L’imagination dépasse le donné vers le possible qui n’est pas donné comme tel mais qui l’enveloppe et lui donne dès lors l’amplitude d’un monde bien que l’imagination puisse en e et glisser de la conquête du pré-réel à l’ostension d’un irréel qui ne prend toutefois jamais la gure de l’Autre du réel. (3) On peut préciser davantage le rapport entre sentiment et imagination, et donc entre a priori a ectif et a priori de l’imagination, et de ce point de vue le livre de 1981, L’inventaire des a priori, est particulièrement explicite et instructif : « Ce qui est a priori ici — ce qui investit de 65 Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 127, p. 183, aussi p. 113. Dufrenne écrit : « L’irréel n’est jamais tout à fait aberrant, il n’y a point de ction où tout soit feint ; les aventures au pays des merveilles, ces voyages que je ne ferai jamais […] ils sont encore un élément du réel […] » (PLEE, 2, p. 444). Voir aussi « Le plaisir esthétique », EPh3, p. 117, et Language and Philosophy, Bloomington, Indiana University Press, 1963, p. 92 : « Indeed, the imaginary is not always the unreal ; or more exactly, the unreal is not always aberrant and alienating. It can well be a means of aiming at the real, and of ful lling those empty intentions that animate perception. » 66 Dufrenne, PLEE, 2, p. 445-446.
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surréalité ces grandes gures —, nous le savons, ce sont les qualités qu’elles laissent paraître, que nous appelons ontologiques lorsqu’elles expriment plus particulièrement le fond, et a ectives, lorsqu’elles nous touchent plus directement, lorsqu’elles nous enseignent l’intimité que nous avons avec ce fond : ce sens qui se révèle est un sens pour nous, le monde qui l’exprime est le lieu de notre naissance et de notre vie, et ce corps que nous sommes lui est accordé ; le monde vécu n’est jamais neutre comme le sera l’univers de la science. Le surréel, c’est aussi bien la jointure de l’imaginaire et du réel ; car l’imagination n’est d’abord rien d’autre qu’une façon de vivre la présence du sensible, de manifester le possible dont le réel est chargé, invisible qui s’annonce dans la profondeur du visible et lui donne sens : art parfaitement caché dans le corps, qui n’est pas arti ce, mais e et ou écho de la Nature dans une nature. » D’abord, l’imaginaire se trouve assigné à la Nature en tant qu’elle est débordante, et donc l’imaginaire est le réel lui-même en tant qu’il « s’auréole de possibles ». On retrouve l’idée que l’imagination est immanente à la perception. D’une part, l’imaginaire réside dans l’« anticipation du réel attendu » et, d’autre part, dans le « trop-plein du réel donné »67 — pré-réel et sur-réel. Les qualités aৼectives disent notre intimité avec le fond, notre a nité avec lui, bref, elles expriment le réel en tant qu’il nous a ecte, mais parce que c’est le réel comme fond qui se donne, la qualité a ective porte déjà la teneur propre du fond lui-même. Les qualités ontologiques, qui renvoient à l’imagination, expriment le fond comme tel, dans sa puissance primordiale, mais parce qu’il ne saurait nous a ecter sans témoigner de l’a nité évoquée, les qualités ontologiques sont inséparables des qualités a ectives. Les a priori a ectifs et ceux de l’imagination coopèrent parce que l’imagination et le sentiment sont « toujours solidaires ». Il faut dès lors bel et bien considérer que l’imagination est réalisante, et non irréalisante, inventant l’irréel selon son pouvoir de néantir le réel comme l’indique Sartre. L’imagination réalisante collabore avec la perception car « elle saisit une autre dimension de l’objet, le possible qui auréole le réel » ; et telle est la vocation de l’image : exprimer un surréel. Et Dufrenne d’ajouter : « Imaginer, c’est percevoir du surréel, c’est-à-dire une réalité sur-signi ante… » Alors on comprend la coopération du sentiment et de l’imagination : « le sentiment ouvre un monde que l’imagination 67 Dufrenne, IA, p. 271-272 ; note 2, p. 270-271. « Sentir, c’est éprouver l’imaginaire du réel sur les hauts lieux que, dans les hauts moments, le sensible donne à sentir. » (p. 300) ; voir IA, p. 299, p. 271, p. 257.
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peut hanter, et l’imagination, à son tour, éveille le sentiment. »68 Toujours le sens s’illimite en un monde cependant, « par la qualité a ective, nous sommes proprement touchés ; à la source du monde qu’elle déploie, si nous la nommons, il y a un adjectif, qui peut d’ailleurs se substantiver (le tragique, le gracieux, le noble), mais qui désigne d’abord une certaine impression que les choses font sur nous. » Et Dufrenne d’ajouter : « Au contraire, lorsque l’imagination prévaut, c’est la substance même de l’objet qui s’annonce dans la qualité ontologique, et cette qualité ne se laisse pas aisément désigner par un adjectif. L’image, c’est l’objet luimême, que nomme un substantif : le gou re, l’or, le ciel, la mort. »69 Toute épreuve est à la fois sentiment et imagination puisque, sans la qualité a ective, la chose ne nous toucherait pas, bref, elle ne se donnerait pas, mais sans la qualité ontologique, la donation ne serait épreuve de rien du tout. La qualité ontologique est en e et constitutive de la chose loin qu’elle ne se trouve constituée par un sujet transcendantal ; ainsi, la pureté investit la transparence de l’eau, la blancheur de la neige, ou la fraicheur d’un visage. Mais si la qualité a ective appartient aux choses dans le rapport que nous avons à elles, la qualité ontologique « appartient aux choses en tant qu’elles ont rapport au fond ». C’est d’ailleurs ce qui distingue les choses qui possèdent un caractère cosmique (élémentaire, opaque, ou éclatante) de celles qui ne le possèdent pas (et sont indi érentes, plates, ou arti cielles). Dufrenne rend compte ainsi de la di érence entre le super ciel et le profond, qu’il emprunte à Bergson, et qui renvoie ultimement à la di érence entre l’« objet qui semble n’exister qu’en surface et l’objet qui vient du fond de l’être ». L’imagination capte les qualités ontologiques des choses, où se laisse pressentir la puissance du fond. Imaginer, c’est alors « se laisser approcher et inspirer par une plénitude cachée » ; ce qui suppose une involution de la séparation conscientielle a n de saisir les « images » qui sont la « parole indécise et confuse qui, dans le monde, lui parle de la Nature »70. Les qualités ontologiques délivrent donc chaque fois des gures du fond (l’élémentaire, la puissance, la profondeur et la pureté), et elles sont inséparables des qualités a ectives, l’imagination étant toujours solidaire du sentiment. Cette alliance du sentiment et de l’imagination permet de montrer que l’imagination est réceptive — ce qui n’est pas sans rapport, nous
68
Ibid., p. 112-114. Ibid., p. 114-115. 70 Ibid., p. 116-117 ; voir « Phénoménologie et ontologie de l’art », in B. Teyssèdre, dir, Les sciences humaines et l’œuvre d’art, p. 158. 69
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le verrons avec la notion d’« imagination matérielle » telle que la dé nit Bachelard — si bien qu’elle oriente vers la puissance du fond, de sorte qu’il est peut-être possible de fonder une « métaphysique de l’imagination »71. Notre prochain chapitre explore les limites d’une telle métaphysique tenant au statut de l’imaginaire que Dufrenne repense — notamment dans L’œil et l’oreille en 1987 — au prisme des notions d’imaginable et de virtuel. Une confrontation avec Bachelard, et surtout avec Bergson et Merleau-Ponty s’impose quant au statut exact de l’imaginaire, ou d’une ontologie de l’imaginaire dans le cadre de l’élaboration d’une philosophie de la Nature. L’heuristique du sentiment requiert une théorie novatrice de l’imagination, et il reste à montrer que son ressort est duel : l’imagination repose sur le désir et sur le monde, pour renvoyer nalement au paradoxe de notre naissance72.
3/ Imagination, désir et monde Nous tentons de circonscrire les conditions de l’imagination, et l’on a montré que l’imaginaire reconduit au monde. Il n’est pas purement subjectif, ni à la manière de Sartre, ni à celle de Freud, et il est immanent au perçu si bien que le monde est riche de cet imaginaire. Ainsi, l’imaginaire est le « surcroît d’être ou de sens qui l’illimite »73, sens inépuisable dévoilant l’inépuisable puissance expressive du monde. On peut donc régresser du phénomène de l’imaginaire au monde, ou à la Nature comme être de l’imaginaire, ou à l’imaginaire comme être. Ainsi s’accomplit la réduction cosmologique selon cette heuristique de l’imaginaire. Mais il faut plutôt dire que l’imaginaire nous situe à la lisière de la métaphysique, ou d’une saisie du monde en lui-même, car il est toujours pour l’homme : c’est pour lui que la montagne est Titan ; en revanche, l’imaginaire requiert l’inépuisable de la Nature non à titre de condition de possibilité mais a n d’en proscrire ses conditions d’impossibilité. L’imaginaire est l’acte 71
Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 181. Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 124. Nous serons alors conduits à distinguer deux sens de l’image, prolongeant et complétant nos analyses antérieures. La di érence se tient entre l’image disponible, telle que l’image du Panthéon, et l’imaginaire qui fait « irruption sous l’impulsion d’une énergie non liée », et c’est en cela que l’« imaginaire [a] sa source dans le désir » qui bouleverse les images normales, rassurantes, véri ables, la marque de l’imaginaire étant la transgression, qui possède une dimension esthétique et politique, sous la gure de l’utopie. L’imaginaire transgressif a sa source dans le « désir d’un autre monde ». 73 Ibid., p. 131. 72
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commun de l’inépuisable Nature, qui se fait imaginante à travers l’homme, et de l’homme qui l’accueille selon le sentiment et l’imagination. Mais, comme l’écrit Dufrenne, « imaginer, c’est être inspiré à la fois par le monde et par le désir », par ce que Dufrenne appelle le désir de présence qui est aussi un désir de l’impossible. Si la question du statut et de la fonction de l’imagination est cruciale en 1953, il faut attendre 1963 pour que Dufrenne décèle la face foncièrement ontologique de l’imaginaire et le début des années soixante-dix pour que la connexion entre désir et imagination soit pleinement théorisée. Commençons par souligner que l’approche du désir évoquée s’effectue dans le langage de Freud, en parlant d’un « fantasme originaire » à la racine de l’imaginaire, tout en lui donnant un sens ontologique : « le fantasme originaire est un fantasme de l’origine ; il gure un moment d’émergence », et Freud pense cette remontée vers l’originaire comme vers une « présence où le sujet est pris et qu’il éprouve, lorsqu’il en émerge, dans ce que Freud a appelé un sentiment océanique. »74 Le sentiment océanique est océanique en tant que sentiment, il est sentiment de l’immersion dans le monde et sentiment du monde à la faveur de cette immersion. Le fantasme originaire renvoie à notre naissance, et au désir d’une autre naissance, d’une renaissance au monde qu’exhausse le sentiment. Le sujet désire un « autre monde où impossiblement il serait soi sans être un moi », où il ne serait plus un être séparé mais une vie prise dans la texture du monde, une vie-monde. Ainsi, le désir « vise moins la non-vie qu’une anti-vie, et cette anti-vie serait peut-être la vraie vie, qui est toujours ailleurs : à l’origine, en un moment qui ne peut être que fantasmé. »75 Il s’agit bien, en un sens, d’un fantasme originaire, ou de l’originaire, donc du désir d’une vie qui ne se conquiert qu’à ne plus s’appartenir, et qui fait l’expérience de la présence du monde. Pour le comprendre, il faut revenir à l’événement de notre naissance qui est une séparation intracosmique induisant un « désir de tout »76, c’est-à-dire du monde comme ce dont nous sommes séparés depuis une immanence sans dehors, et qui s’exprime dans le « désir d’une autre vie »77 sans être désir de l’Autre de la vie, à savoir de la mort. Ce désir est corrélatif de la modalité de notre naissance, qui est une naissance métaphysique car
74
Ibid., p. 114. Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », LP, p. 47. 76 Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 127-128. 77 Dufrenne, « Le jeu et l’imaginaire », EPh2, p. 146 ; voir « Les Métamorphoses de l’Esthétique », Ibid., p. 27. 75
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elle se donne comme un événement de séparation d’avec la Nature qui engage la surrection du sujet de la corrélation. La corrélation intentionnelle est elle-même corrélative de la scission métaphysique, et comme l’écrit Dufrenne, « le premier événement — la condition de tout événement —, c’est l’événement de l’apparaître contemporain du surgissement du sujet » — événement qui engage la « signi cation métaphysique de [notre] naissance »78. Notre naissance métaphysique implique que nous existons comme désir de présence, désir de réconciliation avec le monde visant à conjurer la séparation native, ou mieux, elle engage une dualité de tendance à la mesure du paradoxe de notre naissance — une vocation à la séparation et un désir de communion. Ce désir ontologique s’accomplit alors dans l’expérience esthétique et dans l’expérience érotique, qui sont autant d’expériences de la réconciliation, mais cette phénoménologie du désir rend compte de l’expérience de l’imaginaire : « … le sentiment du réel, dans un contact originel avec lui, avant que la pensée ne s’en sépare pour le maîtriser ; réel tout mêlé à l’imaginaire, mais l’image est peut-être ici du surréel plutôt que de l’irréel, et le fantasme est peut-être le visage fabuleux du réel comme désiré autant que l’expression fabulante du désirant. »79 Notre hypothèse se véri e : le sentiment est l’accueil primordial du monde en même temps qu’il se donne sur le mode d’un retour à la présence au sein de l’attitude esthétique, le réel paraissant alors comme mêlé d’imaginaire. Le monde se donne simultanément comme ce qui est accueilli originairement au sein du sentiment et comme désiré. Cette double dimension du monde — donné et désiré — est exactement corrélative de la modalité de notre naissance, qui est une séparation dans l’immanence, si bien que le sujet est inscrit dans l’immensité du monde, dont il fait l’épreuve dans le sentiment, mais comme le monde est aussi ce dont le sujet est séparé, il est désiré comme ce qui est nativement perdu. On a vu que l’imagination renvoie au temps, qui lui-même doit être référé au désir, ajoutons que ce dernier dépend de notre manière de naître80. Le temps est d’abord compris, suivant Heidegger, comme ce qui permet de comprendre le recul et la distance en quoi l’imagination (transcendantale) consiste. Mais cette distance intracosmique est celle du désir 78
Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », LP, p. 54 ; NA, p. 250. Dufrenne, « L’anti-humanisme et le thème de la mort », Revue internationale de philosophie, 22,1968, p. 300. 80 Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », LP, p. 49 ; voir « Vers un Éros cosmique », Revue d’esthétique, « La vie, l’amour, la terre », 30/96, 1997, p. 105 : « Naître, c’est être voué à exister à distance, et donc condamné au désir […] ». 79
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qui aspire au monde dont il est séparé, tenu à distance du fait de sa naissance métaphysique : la distance phénoménale — à la fois temporelle et spatiale — renvoie au désir qui ouvre la distance en même temps qu’il tente inlassablement de la parcourir et de la conjurer. Cette scission désirante dépend elle-même de la séparation natale qui marque l’introduction dans le monde d’un être séparé du monde et épris de lui. Imaginer, au sens le plus strict, consiste dès lors dans la perception brute saisissant l’expressivité non discursive du réel, l’image étant le « perçu à l’état brut »81 qui sollicite une épreuve élémentaire du monde où le désir ontologique se trouve exaucé. Ce désir se réalise dans l’expérience esthétique et dans l’expérience érotique qui possèdent donc une fonction ontologique. Et Dufrenne précise que, dans la « jouissance de l’orgasme », le « sujet s’exalte, mais de ne plus s’appartenir, d’être possédé par son acte et par la réponse qu’il reçoit du partenaire ou du monde complice — c’est-à-dire de l’autre monde présent en ce monde, non comme son autre mais comme son fond : la Nature dans l’abandon de l’amante, dans l’épanouissement de l’objet esthétique, dans la fraternité du camarade »82. Chaque fois en une modalité spéci que le désir de présence s’accomplit un moment. Dans l’étreinte, l’union sexuelle tient lieu d’une réalisation cosmologique sans que l’amant ne soit un simple auxiliaire, le médium transparent vers le monde, car c’est au contraire le monde qui a lieu dans l’autre, c’est-à-dire dans le monde dont il irradie lui-même. Le monde singulier de l’autre est alors le foyer intracosmique de la manifestation du monde. Ainsi, la « jouissance nous remet en communication avec le fond ; l’objet du désir, quand il s’accomplit, n’est plus un objet partiel ni un objet imaginaire, c’est un objet qui résume en lui toute la réalité, et qui m’y inscrit. »83 Deux remarques s’imposent. D’une part, l’érotique possède un sens de réconciliation ontologique sans qu’il s’agisse de méconnaître sa puissance érotique : c’est bien le monde de l’amant qui gure un visage du monde par où il est présent dans l’unisson de l’étreinte. Et cette puissance ontologique de l’érotique tient à notre naissance métaphysique. La séparation d’avec le monde prend la gure de la séparation d’avec le corps de la mère, si bien que le désir ontologique 81
Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 126. Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », LP, p. 48. Voir aussi « Peindre, toujours », EPh2, p. 220 ; « Vers l’originaire… », Ibid., p. 97-98 ; « Les Métamorphoses de l’Esthétique », Ibid., p. 47. 83 Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », LP, p. 48, noté 1 ; voir aussi NA, p. 289 ; « Esthétique, érotique », Revue d’esthétique, « La vie, l’amour, la terre », 30/96, 1997, p. 119 ; et notre ouvrage : Naître au monde, p. 239-246. 82
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se réalise, en mode humain, sous la gure du désir érotique. L’union sexuelle accomplit ainsi ce que Pato ka appelle l’impulsion de pénétration dans le monde, au point de rejoindre l’autre sous l’e et de la pénétration érotique qui se donne comme une approche réalisée du monde. D’autre part, s’il n’est pas question d’un objet imaginaire au sens d’irréel, il y va bien aussi de l’imaginaire dans l’érotique, au risque des illusions de l’amour, mais l’imagination peut aussi, comme avec l’objet esthétique, se situer aux con ns du monde de l’autre, en explorer les évocations et, partant, pressentir les puissances du fond. En ce qui concerne l’objet esthétique, on voit également que l’imagination rêve de pénétrer l’« intimité de la chose, de vivre de la vie des éléments », d’être « matière », et comme telle, elle procède du corps, du désir natal d’une réconciliation ontologique que réalise le corps en vertu de sa connivence avec le monde. Le corps est « mû par la matière de l’œuvre », et « l’imaginaire, ce sont les échos que la chair de l’œuvre propage dans la chair de l’homme »84. Alors l’imagination fantasme le monde sans irréaliser, elle accomplit les évocations que livre le sentiment, assure une expérience du fond comme puissance expressive et, dans cette union, le désir (de présence) se réalise. Imaginer suppose ce recul à l’égard du monde, qui dépend de la séparation natale (intracosmique), mais l’expérience du surréel, donc de l’imaginaire, s’e ectue dans l’intimité expressive — modalité de la réconciliation. En n, la dimension transgressive de l’imaginaire requiert de conjurer les di érentes modalités de la séparation qui entravent la réconciliation : de l’objectivation, et de l’aliénation linguistique, pour reprendre une formule de Bonnefoy85, à la violence, et à l’injustice, qui brisent l’harmonie avec le monde. C’est respectivement la fonction de la poésie, qui conjure l’aliénation linguistique, et de l’utopie, gure de l’imaginaire visant la justice qui possède aussi une puissance éthique de réconciliation ontologique. De même on pourrait montrer que le jeu, voie royale vers l’imaginaire, possède une fonction ontologique, car il est le « fantasme du tout »86, chaque fois, tout se joue dans le coup de dé, pour prendre l’exemple des jeux de hasard. On peut donc rassembler l’acquis de cette phénoménologie qui s’avance vers une compréhension inédite de l’imaginaire. D’abord, l’imagination, alliée au sentiment, « prend part à la perception, elle se mobilise 84 Dufrenne, « L’art et le sauvage », EPh2, p. 332-333, voir aussi p. 334, et « Peindre, toujours », p. 208. Dufrenne conduit, de ce point de vue, une confrontation avec Ingarden. 85 Bonnefoy, « Poésie et vérité », Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990, p. 313. 86 Dufrenne, « Le jeu et l’imaginaire », EPh2, p. 146-147. Nous y reviendrons ailleurs.
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pour accueillir l’objet ». Alors, elle n’est pas l’imagination schématisante au service de l’entendement, et elle n’est pas non plus le fait d’une liberté a ranchie de la perception. La source de l’imaginaire peut d’abord être référée au désir et, en son caractère anarchique, il fait « irruption imprévisiblement sous l’impulsion d’une énergie non liée, l’énergie même du désir ». Le désir s’y trouve alors mis en scène (rêve, hallucination…), mais l’expérience esthétique réprime une « imagination qui la détourne de l’objet », si bien que les fantasmes ne sont pas, comme tels, de l’ordre de l’expérience esthétique. Ainsi, une autre source de l’imaginaire est l’objet esthétique lui-même qui dirige l’imagination en étant recueilli par le sentiment. C’est alors que l’imagination « joue librement », n’étant pas assujettie à l’entendement, mais cette liberté n’est pas celle d’une subjectivité souveraine, elle n’est pas une liberté néantisante au sens de Sartre, elle n’est pas non plus « errante et aberrante » comme dans les fantasmes. Au contraire, l’imagination est « liée à la perception, elle s’ordonne au principe de réalité ». Dès lors, ajoute Dufrenne, l’« imaginaire de l’expérience esthétique ne procède pas totalement de l’imagination »87. La réalité en question n’est autre que le monde dans sa puissance expressive que le sentiment accueille, que l’imagination parcourt, et le principe de plaisir se combine alors sur un mode renouvelé avec le principe de réalité. Le plaisir esthétique n’est pas celui du rêve, il ne tient pas à une fantasmatique suscitée par le ça, ni aux productions de l’imagination conçue comme la « folle du logis » : ce plaisir est celui de la réconciliation ontologique, si bien qu’il exauce le désir entendu lui-même en un sens ontologique. Le plaisir consiste dès lors en une épreuve de notre intimité avec le monde. La question serait d’articuler le désir ontologique avec le sens psychanalytique du désir, mais l’essentiel pour notre propos est de penser ensemble imaginaire, désir et monde. Il n’y a d’imaginaire que pour un être dé ni par le désir, désir d’un autre monde, appelé par le paradoxe de notre naissance, si bien que l’expérience de l’imaginaire, multiplement déterminée, est une manière de renaître au monde en conjurant la séparation natale sans l’abolir, et donc en faisant l’expérience du monde. C’est alors le monde qui fait l’expérience de lui-même par l’intermédiaire de l’homme sans qu’il s’agisse de céder à une illusion téléologique puisque notre naissance est immotivée dans l’être. Mais parce que notre naissance est une séparation intracosmique et que le sujet qui naît témoigne d’une a nité ontologique avec le monde, il faut dire que l’expérience du monde par le sujet est l’expérience du monde lui-même,
87
Dufrenne, « Le plaisir esthétique », EPh3, p. 125-127.
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non par lui-même, mais depuis lui-même. Cet être né de naissance métaphysique, l’homme, aspire à la réconciliation avec le monde, à un autre monde, et donc à une autre naissance, sur le mode de la réconciliation esthétique et érotique : l’expérience de l’imaginaire, transgressant les percepts ou les normes institués, e ectue cette réconciliation, et engage une expérience ontologique. Naître à l’imaginaire, c’est naître au monde dans l’intimité expressive, ce qui revient à faire l’épreuve du réel en sa puissance surréelle. Comme l’écrit Dufrenne, (1) le monde, ou mieux la Nature, est la « mère des possibles, de l’irréel comme du réel, de l’imaginaire comme des images par quoi elle se révèle ». (2) Mais il faut une vie dont l’essence consiste dans le « désir du tout »88, animé du fantasme originaire évoqué, pour que l’imaginaire soit à la fois accueilli et visé par lui, le sujet désirant exhaussant l’expressivité cosmique en en faisant l’épreuve. La phénoménologie chemine de l’imagination à l’imaginaire qui reste cependant largement à penser. Il s’enracine dans le désir, dépend de notre manière de naître, et une phénoménologie de l’imaginaire possède une fonction insigne pour la phénoménologie puisqu’elle engage une neutralisation de la perception objective, du réel objectivé, elle donne à saisir le pré-réel, la perception sauvage, auréolée d’imaginaire, et la Nature, le pré-pré-réel89, qui en est le foyer ultime. La phénoménologie accomplissant un dépassement d’elle-même vers une métaphysique et une réforme ontologique puisque saisir l’imaginaire du réel, c’est renoncer à tout positivisme ontologique. On en trouve une con rmation négative par la critique des théories subjectivistes de l’imagination référée à une conscience imageante (Sartre) ou à l’inconscient (Freud), car chaque fois ces théories appellent, de l’intérieur même, une ontologie de l’imaginaire comme source de la puissance imageante du sujet, ou du moins comme source imageante à laquelle la puissance imageante du sujet répond. Il s’engage une refonte de la phénoménologie selon une logique a fortiori, puisque ce qui éloigne en première approche le plus du réel — l’imagination, l’imaginaire — y reconduit en livrant la gure primordiale de la corrélation. D’abord, le sujet percevant est imageant, la perception sauvage engage une rêverie esthétique, ou une « rêverie poétique »90, qualiant la perception sauvage. Ensuite, la phénoménologie de l’imaginaire 88
Dufrenne, « Le jeu et l’imaginaire », EPh2, p. 146-147. Dufrenne, « Peindre, toujours », EPh2, p. 211. 90 Il s’agit donc d’une « rêverie dirigée par l’objet » (« Le plaisir esthétique », EPh3, p. 126 ; « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 178 ; voir aussi Bachelard, La Àamme d’une chandelle, [1961], Paris, Puf, 2015, p. 2 ; La poétique de la rêverie, [1960], Paris, Puf, 2016, p. 5). Nous allons le développer dans le chapitre suivant. 89
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rend possible une percée métaphysique décelant la Nature comme foyer de l’imaginaire. En n, cette phénoménologie de l’imaginaire appelle une politique, sous la gure de l’utopie, qui n’est pas l’irréalisable, et une règle éthique — avec cette superbe formule de Dufrenne qui nous enjoint à « devenir fou sans sombrer dans la folie »91 ; entendons à conjurer les normes usuelles et les plaisirs domestiqués. Il s’agit d’un appel à vivre selon un imaginaire transgressif — devenir fou — et pourtant dévoilant, sans céder à l’imaginaire perverti — la folie. Voilà ce que fait le poète, qui transgresse la syntaxe prosaïque au pro t d’une syntaxe poétique, musicale, les mots retrouvant leur liberté et leur puissance d’irradier, dévoilant du même coup l’être poétique de la Nature, ou la Nature comme in ni poétique. Devenir fou, c’est aussi exister en poète : « Images errantes, images folles…La culture o cielle désavoue, ou ne les adopte qu’après les avoir policées : le théâtre et la peinture exhibent des héros polis, le clergé spiritualise son dieu. Mais la culture populaire préserve ce grain de folie où s’exprime le désir qui est toujours un peu désir fou. »92 La phénoménologie de l’imagination que nous venons de retracer requiert d’envisager plus avant les notions d’image et d’imaginaire, et d’en faire l’archéologie en montrant comment Dufrenne élabore une voie originale en se démarquant de ses prédécesseurs. Dans la triade imagination, image, imaginaire, il faut donc en venir à l’image car elle mobilise une interrogation gnoséologique et pointe déjà vers le monde en vertu de sa puissance expressive. Elle nourrit dès lors une phénoménologie de l’imaginaire dont on se demandera si elle débouche sur une métaphysique. Nous avons envisagé le rapport de Dufrenne à Husserl et Sartre, ce dernier se trouvant vivement critiqué en raison des abstractions (perception/ imagination ; réel/irréel) dont il demeure tributaire. Nous serons amenés à envisager sa dette revendiquée à l’égard de Bergson, ainsi que sa proximité vis-à-vis de Bachelard, Merleau-Ponty et Simondon, de façon cependant plus discrète : c’est depuis ces proximités avérées que se laisse comprendre au mieux la singularité de la phénoménologie dufrennienne. Notre interrogation sur l’image et l’imaginaire appelle une confrontation avec chacun de ces philosophes assurant la conquête d’éléments théoriques nouveaux dont Dufrenne opère une reprise créatrice. Selon ce prisme dialogique, et surtout sous la pression des phénomènes, émerge une perspective d’une immense profondeur et fécondité. 91 92
Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2., p. 132. Dufrenne, IA, p. 309.
CHAPITRE TROIS
PUISSANCES DE L’IMAGE — UNE PHILOSOPHIE DE L’IMAGINAIRE « L’image, c’est cet aspect de l’objet par quoi il révèle son être ou le sens qui le constitue, ce mode expressif de sa présence. »1 « …l’imaginaire authentique n’est pas dans le représenté, mais dans l’exprimé : il est lié au sensible de l’image, au bizarre de la représentation et non à la représentation du bizarre. »2 « À cette perception, l’imagination est étroitement liée dans la mesure où l’on dé nit l’imaginaire par le virtuel. Sa fonction est de compléter le donné avec ce virtuel et de corriger l’in rmité d’une perception limitée à un registre sensoriel ; elle restitue à l’objet présent sa plénitude, on dirait même son aura lorsqu’elle consacre le réel comme surréel. »3
La théorie dufrennienne de l’imagination engage déjà une ré exion sur l’image sans l’épuiser. Ce concept d’image est récurrent dans les œuvres de Dufrenne, et il se trouve élaboré selon la phénoménologie de l’expérience esthétique. Nous ferons l’archéologie du concept d’image et nous verrons qu’il possède une portée esthétique, gnosique et ontologique. On l’a montré, il y a des images qui transgressent les règles communes de la perception et du discours, marquant leur puissance expressive qui manifeste la dimension expressive de la présence. Le concept d’image est élaboré selon une constellation théorique qui motive un dialogue avec certains philosophes et, à la mesure de ces confrontations, ce concept s’éto e de dimensions nouvelles. Il s’élabore dans une libre lecture de la théorie des images que développe Bergson dans Matière et mémoire, que Dufrenne croise de façon répétée avec les philosophies de Kant, Heidegger et Merleau-Ponty. Il ne s’agit pas, pour Dufrenne, 1 Dufrenne, « Phénoménologie et ontologie de l’art », in B. Teyssèdre, dir, Les sciences humaines et l’œuvre d’art, p. 158. 2 Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 38. 3 Dufrenne, LOEL, p. 123.
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d’opérer une synthèse de ces di érentes philosophies, traçant une voie composite, sans véritable originalité. Bien au contraire, Dufrenne fraye une voie neuve, au prisme d’abord d’une phénoménologie de l’expérience esthétique qui lui permet de conquérir une perspective o rant un point de vue renouvelé sur les œuvres de ses devanciers. On ne peut dissocier ce que Dufrenne découvre sous la pression — ou l’appel — des choses mêmes et ce qu’il doit aux philosophes mentionnés. Le regard neuf qu’il porte sur les choses est inspiré par ces choses elles-mêmes, lui o rant un point de vue singulier sur les pensées évoquées, mais il est tout aussi vrai que son regard fut dessillé par certaines philosophies qui, en retour, se creuse pour accueillir nouvellement le monde, et en livrer une description phénoménologique. La présente analyse consiste donc à e ectuer l’archéologie du concept d’image en xant les caractéristiques principales que cette notion complexe revêt au sein de sa philosophie. La focale de ces références croisées n’est autre que la question ontologique, Dufrenne précisant dans Le Poétique qu’il a découvert que la « perception est toujours “grosse d’images” »4 à l’écoute de Bergson, et il développe déjà ce point dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique. Le phénoménologue chemine toutefois au-delà de la théorie des images bergsonienne, et montre que l’irréel se déploie sur fond de réel, à rebours de Sartre. On accède alors à une description renouvelée de la perception et du réel, puisque Dufrenne quali e explicitement la chose par le concept d’image, et qu’il ne s’agit pas de faire de la chose un simple fantasme, une illusion, ni une apparence sans consistance : « Nous ne disquali ons pas la chose lorsque nous l’appelons image, Bergson nous l’a enseigné. »5 Or, quel béné ce y-a-t-il à quali er les choses d’images, quelle exigence théorique y préside ? Nous montrerons qu’il s’agit d’une exigence gnoséologique qui engage un réquisit ontologique, mêlant les references à Bergson et à Kant. La question est celle de la possibilité d’une connaissance de la Nature, se spéci ant dans la philosophie kantienne sous l’espèce du problème de la subsomption du divers phénoménal sous les catégories qui sont des concepts a priori. Pour que la subsomption soit possible, il faut que les phénomènes s’y prêtent et que l’a priori soit constituant de l’objet. En cela, la philosophie transcendantale appelle une ontologie, la reconnaissance de notre a nité avec le monde que décèle la phènoménologie des images. Selon une autre voie, Bergson découvre que la perception est dans les choses, la notion d’image désignant à la fois le spectacle et l’être des choses. Le phénomène esthétique est alors 4 5
Dufrenne, LP, p. 194, et note 1. Ibid., p. 195.
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l’attestation de la connivence entre l’homme et le monde, celle de leur a nité ontologique, ce qui conduit à repenser le concept d’image selon une théorie de l’expression déjà largement envisagée dans ce qui précède, et ressaisie depuis le niveau esthétique de notre rapport au monde. Dufrenne écrit : « La puissance est aveugle sans l’homme, et le fond reste abîme. En l’homme la Nature vient à la conscience : les choses deviennent images, au sens où l’entend Bergson dans Matière et mémoire, et ces images nous parlent. » Corrélativement : « […] le perçu est de part en part image, mais sans que le réel soit irréalisé, converti en imaginaire ; bien plutôt est-il sur-valorisé, puisqu’il s’illimite aux dimensions d’un monde. »6 La théorie bergsonienne nourrit la ré exion de Dufrenne alors même qu’il déploie une compréhension originale de la perception : elle ne concerne pas l’ordre exclusif du vital, la présence constituant le premier niveau de notre rapport au monde qui découvre la vérité de la notion d’image. Sa puissance d’irradiation n’est pas seulement de l’ordre du mouvement, elle est expressive, et c’est en cela que l’image irradie d’un monde. En n, dans ce cadre, la perception pure devient perception sauvage, expressive, et la mémoire n’est pas ce qui, s’insérant dans le présent, consacre une perception concrète mais elle est pensable de façon à la fois psychologique et cosmologique (actualisation du savoir virtuel qui rend possible le sentiment sans l’épuiser et qui porte la mémoire du monde, car l’a priori est existentiel et cosmologique). La phénoménologie de l’image qu’élabore Dufrenne requiert alors une confrontation avec les autres penseurs majeurs que nous évoquions, et c’est ainsi que le sens de ce concept se laisse saisir de façon précise, selon sa singularité phénoménologique et ontologique. Depuis ces dialogues multiples, le concept dufrennien d’image se construit et s’enrichit d’éléments nouveaux. Chaque scansion de notre démarche permet d’éto er la compréhension de l’image, et si chacune s’organise autour de la confrontation avec un ou plusieurs philosophes, l’orientation de notre ré exion n’est historique que pour être conceptuelle, cheminant vers une théorie de plus en plus précise et concrète de l’image qui engage une philosophie de l’imaginaire. 1/ L’image expressive Les développements antérieurs permettent d’élaborer la notion d’expressivité et de déceler la fonction de l’imagination dans la perception, tout en montrant que l’imaginaire aimante le désir et innerve le monde. 6
Ibid., p. 219, p. 233.
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Pourtant, cette notion d’une expressivité des choses suppose — pour être pleinement élaborée — une opération théorique impliquant de penser les choses comme des images sans pourtant déréaliser le réel. Or, de ce point de vue, Bergson ouvre la voie : les images trament la texture du monde sans toutefois que Bergson ne s’avance vers une philosophie de l’imaginaire. Cette perspective issue d’une attention aux choses-mêmes suppose de nouer un dialogue entre Bergson, Bachelard et Merleau-Ponty. La philosophie dufrennienne chemine de l’image-mouvement à une compréhension du réel en tant qu’image et à l’image en tant que puissance expressive. L’apport de l’ontologie merleau-pontienne ne peut pas être limité à cette conquête d’une théorie de l’image expressive, c’est pourtant un acquis décisif atteint par cette phénoménologie qui enveloppe une compréhension elle-même nouvelle de la vie subjective, du corps, et du monde paraissant. L’image-mouvement L’une des questions cruciales, héritées de la philosophie kantienne, est de comprendre comment la connaissance est possible pour un sujet quali é par une nitude réceptrice des phénomènes. Il faut que les phénomènes s’y prêtent et ne soient dès lors pas un pur chaos. Or la notion d’image ouvre la voie d’une résolution de cette question sans pourtant su re à elle seule, si bien que l’image-mouvement devra être comprise comme une image-expressive et l’expressivité dé nie en tant que puissance, préservant la dynamique que la notion d’expression pourrait éventer. De ce point de vue, Dufrenne revendique la liation bergsonienne sans jamais s’en tenir à la voie tracée par lui. Or, la novation bergsonienne consiste à rompre avec les présupposés de la tradition métaphysique : les philosophes de cette tradition ne parviennent pas à rendre compte de la conscience, prisonniers qu’ils sont du réalisme ou de l’idéalisme. Le concept d’image est la clef de l’analyse, et conduit à récuser le clivage chose-représentation, car il renvoie à la fois à la conscience et à la chose ; et il est issu de la neutralisation initiale qui inaugure le premier chapitre de Matière et mémoire, permettant de décrire le concept d’image comme à mi-chemin de la chose et de la représentation, et la matière n’est autre que l’ensemble des images. Dans ce cadre, la perception consiste dans la relation de ces images à l’action possible de mon corps, qui est une image parmi les images, avec cette di érence qu’elle est capable d’une action di érée, le corps étant un centre d’indétermination. La démarche bergsonienne est remarquable : elle pose à nouveaux frais la question de la perception — la
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perception pure dans un premier temps — car penser la matière comme un ensemble d’images, c’est se donner la représentation avec la présence de la chose. Ainsi, l’image est de l’ordre de l’apparaître, et elle se trouve perçue en venant se « ré échir contre notre liberté »7. Il n’y a non pas plus mais moins dans la représentation que dans la présence. La perception procède de la sélection d’une image au sein de la totalité, et c’est par cette sélection que l’image accède à la perception, à son être-perçu. Le critère de la sélection n’est autre que l’intérêt vital du corps qui se porte vers l’utile et, dès lors, le perçoit comme tel. Bergson se déprend de l’illusion d’immanence, puisque la perception a lieu dans les choses. Il précise ainsi que la photo est déjà tirée en elles, sans être développée, puisque le processus équivaut à la sélection décrite. Autrement dit, la manifestation n’est pas ce qui arrive à un en-soi absolument hors de paraître, et qui dépendrait donc de la conscience sans que l’on puisse comprendre comment la conscience permet la manifestation de ce qui est d’un ordre tout autre. Un mouvement corporel spéci que fait ainsi paraître une chose-image8 qui n’est pas en elle-même hors de paraître, mais consiste en une parution neutralisée sous l’e et de l’immédiateté de la réaction. Ainsi, di érer la réaction motrice — ce que permet le cerveau — c’est rendre explicite la manifestation neutralisée qu’est la matière. Il s’agit là d’une description de la perception pure, la perception concrète suppose l’intervention de la mémoire qui assure la fonction de la reconnaissance. Dufrenne écrit à propos de la théorie des images dont il indique le geste inaugural et le résultat : « Il faudrait alors invoquer Bergson, et la tentative que fait Matière et Mémoire pour “passer de la perception à la matière, du sujet à l’objet”, en posant l’image à la fois comme spectacle et comme être des choses : comme spectacle, puisque “nul psychologue n’aborde le problème de la perception sans poser la perception virtuelle de toutes choses”, et comme être, parce “il y a pour les images une simple di érence de degré, et non de nature, entre être et être consciemment perçu” ; en sorte que la connaissance serait dans l’être, en même temps qu’elle est dans le sujet. »9 Il n’y a donc qu’une di érence de degré, et non de nature, entre être et être perçu, ce qui explique que cet être perçu ne survient pas à l’être de manière nalement incompréhensible. C’est le mérite du concept d’image 7
« Notre représentation des choses naîtrait donc, en somme, de ce qu’elles viennent se ré échir contre notre liberté. » (Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps et de l’esprit, Paris, Puf, « Quadrige », 2012, p. 34). 8 Bien sûr, ce concept est tout distinct du sens qu’il prenait lors de l’étude du §111 des Ideen I de Husserl. 9 Dufrenne, PLEE, 2, p. 565.
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que de désigner une perception virtuelle. Les choses peuvent être sans être perçues tout en étant de l’ordre de la manifestation et elles peuvent être consciemment perçues par l’une des images sous la condition d’une spéci cité qui n’outrepasse nullement le plan des images, à savoir la puissance de di érer l’action reçue et de sélectionner, au sein de ce plan, ce qui intéresse l’action vitale : le déploiement de l’espace perceptif dépend donc de la possibilité qu’à l’action de disposer de temps. De façon aussi saisissante que pertinente, Dufrenne rapproche alors le geste bergsonien de celui de Heidegger dans Être et temps et de Merleau-Ponty (ainsi que de Marcel que nous laisserons de côté) tout en pointant leur irréductibilité. De façon décisive, Bergson écrit dans Matière et mémoire — « Nous allons feindre pour un instant que nous ne connaissons rien des théories de la matière et de l’esprit, rien sur les discussions sur la réalité ou l’idéalité du monde extérieur ». Cette suspension initiale fait penser à l’épochè phénoménologique, en un sens toutefois di érent, car elle ne reconduit pas à la corrélation entre le sujet et le monde, le noème, mais au plan des images, au sein duquel il devient possible de rendre compte de l’apparaître, c’est-à-dire de la perception. En un certain sens, cette feinte initiale est davantage de l’ordre de la réduction cosmologique, car elle reconduit à la matière comme ensemble d’images, et seule la spéci cité de l’image-corps rend compte du passage à la perception. Quoi qu’il en soit de cette question, Dufrenne écrit, en e ectuant les rapprochements signalés : « On ne peut s’empêcher de songer ici à la naissance de la représentation chez Bergson : l’homogénéité de l’être — la totalité des images — est rompue ; une dissonance, et comme un trou dans l’être, s’introduit avec le corps, parce que le corps est déjà l’organe d’un vouloir, corps-sujet et non chose parmi les choses. Et l’on pourrait montrer que le corps est alors l’authentique Dasein. Au reste, nous ne pensons pas seulement à Bergson, mais à des philosophies comme celle de Merleau-Ponty ou de Marcel. Nous aimerions montrer qu’on pourrait interpréter, très librement, toute l’analyse de Heidegger en substituant à la notion de transcendance celle de corps propre, et à la notion d’imagination, celle d’engagement du corps dans le monde. »10
La matière dessine e ectivement un plan homogène, compris comme un faisceau de mouvements qui se traversent sans être consciemment perçus, et ce plan homogène peut être considéré en tant que plan de l’être, synonyme de la totalité des images ; ce que d’ailleurs Merleau-Ponty aura également su montrer. Or le corps est une image mais on a vu qu’il n’est 10
Dufrenne, « Heidegger et Kant », Jalons, p. 88, note 2.
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pas une image comme les autres en vertu du retard de l’action qu’il permet, et de ce retard procède la perception. Il est comme le Dasein heideggérien car il est le lieu où l’être a lieu, et c’est au sein de l’être que la manifestation se donne, ou plutôt que la présence se fait représentation, que l’être perceptible passe au statut d’être perçu. Mais il est plus encore un « authentique Dasein » car il libère par avance de l’abstraction qui est celle de l’analytique existentiale incapable d’accorder une place au corps. Il s’agit bien pour Heidegger de penser l’intramondanéité du Dasein, et de conjurer ainsi l’idéalisme husserlien ; cependant, cette intramondanéité demeure introuvable, car ce n’est pas en tant qu’il est du monde que le Dasein ex-iste, se trouve dans la manifestation. Au contraire, c’est le corps qui est sujet dans le cadre de la théorie bergsonienne, c’est-à-dire qu’il porte la fonction de manifestation ; c’est lui qui, en di érant la réaction, fait paraître les images ainsi sélectionnées. On peut toutefois se demander ce qui pourrait expliquer, dans cette théorie, que la perception possède une structure horizontale — acquis de la phénoménologie — s’il est vrai que seul ce qui intéresse la vie est nalement sélectionné et donc perçu. L’espace marginal devrait ne pouvoir paraître, laissant ce qui est sélectionné dans une insularité acosmique. Il y a là une faiblesse de la théorie bergsonienne, par ailleurs, la sélection ne s’e ectue pas selon la dynamique vitale sans nulle précession dans les choses qui témoignent d’un mouvement de manifestation cosmique comme le montrent aussi bien Dufrenne que Pato ka, cette manifestation consistant à entrer en présence. Il faut ainsi élargir le sens du vivre et du perçu aux dimensions du monde qui se donne e ectivement dans la perception. La vie n’est pas rivée à l’utile, si bien qu’elle ouvre un monde dé ni par l’horizontalité. Mais il demeure que cette ouverture s’e ectue depuis le monde de même que pour Bergson la perception advient au sein d’un plan des images en fonction de la spéci cité de l’une d’entre elles, à savoir le corps. Ainsi, ce qui assure la fonction de la manifestation n’est autre que ce qui marque l’intramondanéité du sujet, à savoir la modalité de son être corps, du moins si l’on s’en tient à la perception pure. On comprend ainsi le rapprochement avec Merleau-Ponty pour lequel le corps témoigne d’une fonction de transcendance, la perception n’étant pas le fait de la conscience mais bien du corps lui-même. Comme l’écrit Merleau-Ponty, selon une formule citée, le « plus grand enseignement de la réduction est l’impossibilité d’une réduction complète »11 ; ce qui signie que le sujet ne constitue pas le monde, il le perçoit du dedans. De ce
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Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 54, déjà cité.
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point de vue, Merleau-Ponty retrouve pour une part la voie bergsonienne, l’image-corps faisant paraître les images qui sont de l’ordre de la manifestation sans être perçues. Dufrenne le précise autrement, alors qu’il interroge le concept d’image, irréductible à l’image délirante, tout en indiquant que percevoir une image, c’est saisir l’objet comme tel : « […] rêver ne signi e point ici produire des images folles qui brouillent la perception et disquali ent le témoin ; mais au contraire — et n’est-ce pas ainsi que Bergson entend l’image ? — coïncide avec l’objet ». Et Dufrenne d’ajouter en note : « La théorie bergsonienne de l’image rencontre ce que, dans un langage tout di érent, M. Merleau-Ponty décrit sous le nom d’existence : un accord fondamental, pré-ré exif, du sujet et de l’objet au niveau du corps propre. »12 Merleau-Ponty montre que l’existence est essentiellement incarnée et, dans ce cadre, elle peut être pensée comme image, de façon bien spéci que cependant car le corps possède un pouvoir phénoménalisant. Parce qu’il n’y a de réduction qu’incomplète, l’illusion d’immanence se trouve dépassée : le monde se donne comme ce à quoi j’appartiens et à quoi je me rapporte, si bien que je suis de la même éto e que les choses sans être réductible à une chose comme les autres. Le sujet est donc une existence incarnée : il est existence car il assure la manifestation et se transcende vers les choses en les faisant paraître, mais il s’agit d’une existence incarnée, car cette transcendance phénoménalisante se déploie depuis le monde, elle est donc l’œuvre du corps. Il ne faut dès lors pas penser le corps hors de sa fonction perceptive, qui serait une caractéristique parmi d’autres, sans quoi on réintroduit un dualisme au sein même du corps — entre la corporéité au sens restrictif, biologique — et sa dimension existentiale. Il convient au contraire de penser le corps selon sa dynamique perceptive, c’est-à-dire comme une vie ou un mouvement phénoménalisant, car c’est bien en tant que mouvement que le sujet est percevant. Cela évite de penser le corps comme une vie biologique à laquelle s’adjoindrait une vie phénoménalisante de façon incompréhensible car on ne voit guère comment une vie rivée à la conservation de soi pourrait devenir phénoménalisante, et se rapporter au monde comme tel. On dépasse alors la perspective bergsonienne qui réduit la vie du corps à la vie biologique cherchant l’utile, et celle de Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, qui pense la vie du corps comme une vie naturelle transcendée par l’existentialité, synonyme d’un mouvement de reprise et de trans guration du donné corporel. Mais on comprend en tout cas que le rapport pré-ré exif du corps au monde, chez 12
Dufrenne, PLEE, 1, p. 93-94, note 1.
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Merleau-Ponty, peut évoquer la sélection des images e ectuée par le corps-image chez Bergson, en dépit de cette di érence capitale que le corps propre, tel que le comprend le phénoménologue, ne livre pas la perception pure qui supposerait la fonction de reconnaissance mémorielle telle que la conçoit Bergson. Et, de surcroît, par son mouvement de transcendance, ou de dynamique motrice, le corps se rapporte au monde quali é par l’horizontalité. Or Dufrenne, dans ses textes les plus ambitieux, décrit la vie subjective comme un désir polarisé par le monde ou aimanté par les images que le monde charrie et dont il est la matrice. On est en mesure de xer à la fois la proximité de Dufrenne à l’égard de Bergson et son di érend avec lui, car Bergson manque aussi bien le sens d’être du corps que celui de l’image, à savoir sa dynamique expressive, au contraire de Merleau-Ponty. La découverte de ce plan homogène des images met sur la voie d’une théorisation de notre a nité ontologique avec le monde, si bien qu’il n’y a de perception et de connaissance du monde qu’autant que le monde est perceptible et connaissable. Nous le suggerions, ce n’est pas un hasard si Dufrenne aborde, dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, la notion bergsonienne d’image alors qu’il s’agit pour lui de conjurer l’impasse du criticisme qui tient à ce que la synthèse catégoriale, dont la connaissance dépend dans le jugement déterminant, suppose que le divers phénoménal s’y prête. Il n’est pas pure diversité sans cohésion, il témoigne d’une cohésion intrinsèque. La section suivante montre que cet accord de l’esprit avec la Nature n’est pas seulement acté par le jugement ré échissant, il est constitutif de l’objet lui-même si bien qu’il faut considérer, outre l’a priori subjectif, un a priori constituant des choses auxquelles nous sommes accordés par l’a priori subjectif tout juste mentionné. Or Merleau-Ponty s’attache à décrire une synthèse qui se précède dans les choses sous la gure de la notion de Gestalt, de forme : le sensible s’auto-organise, et Dufrenne retrouve ce concept de forme dès la Phénoménologie de la perception esthétique. De façon plus radicale que dans la Phénoménologie de la perception, qui demeure prisonnière d’un certain dualisme, Merleau-Ponty pense dans son œuvre plus tardive la dynamique corporelle à partir de l’expression. Dufrenne précise de son côté que les choses, en leur puissance, « proposent d’emblée un sens qui nous est accessible, même si ce sens doit être corrigé ou annulé par la science ; ainsi, la montagne exprime la majesté, ou la amme l’ardeur ». Le corps enveloppe une « expression spontanée »13, si bien qu’il y a une continuité entre l’esthétique-sensible 13
Dufrenne, « Merleau-Ponty », Jalons, p. 213-214.
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et l’esthétique-artistique, car le corps est un faisceau de signi cations immanentes à sa vie charnelle. Il est d’ailleurs comparé par Merleau-Ponty à une œuvre d’art dès la Phénoménologie de la perception14, l’œuvre d’art donnant à voir l’expressivité des choses depuis son expressivité singulière. La vie corporelle est, elle aussi, expressive car elle capte l’expressivité des choses, et elle enveloppe en outre une puissance de donation de sens. Ainsi, l’œuvre n’est pas un signe qui s’e ace devant la signi cation car elle porte la signi cation en elle, dans l’immanence du sensible dont elle est inséparable. Merleau-Ponty élabore une notion expressive d’image, mêlant, comme Dufrenne par la suite, la référence bergsonienne à une ré exion sur l’art. Ainsi, il rompt avec la notion d’image-copie15, en décelant sa dimension expressive, agrante dans le cas du tableau. Mais le tableau exprime lui-même l’expressivité des choses, leur dimensionnalité qui enveloppe un système d’échos au sein du monde. L’image poétique, quant à elle, possède une puissance de rayonnement et d’illimitation pour le dire avec Dufrenne, elle dévoile un rayon de monde, comme ces mots de Claudel disant que le bleu de la mer est si profond qu’il n’y a que le rouge qui le soit davantage16. Il reste que Merleau-Ponty manque une compréhension vraie de la perception esthétique puisque seul le sentiment est capable de lire l’expressivité de l’objet esthétique, et celle des choses, si bien que, d’autre part et corrélativement, l’expressivité telle qu’il la théorise n’est pas de l’ordre de la qualité a ective, mais d’un sens-sensible, ainsi que le montre l’image poétique claudélienne. En n, les descriptions merleau-pontiennes négligent le désir, au cœur de l’esthétique, et manquent en n d’un approfondissement cosmologique de la phénoménologie ; ce qui demeure à préciser. Pour le moment, nous montrons qu’édier une ontologie des images ne conduit pas à déréaliser le réel mais bien à le décrire et à le penser adéquatement, tel qu’il se donne. Cette notion s’élabore à l’écoute des choses mêmes, pour une part fertilisée par les voies ouvertes par Bergson et Merleau-Ponty. Il est temps de mettre en évidence pleinement la dynamique expressive de l’image et de penser la part de mémoire qu’elle engage. Dynamique expressive et mémoire – Commençons par le sens dynamique de l’image. La notion d’image ne désigne pas au premier chef les œuvres d’art, mais elle concerne les 14 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 176, dans « La synthèse du corps propre ». 15 Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 23. 16 Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 174 : « Claudel dit à peu près qu’un certain bleu de la mer est si bleu qu’il n’y a que le sang qui soit plus rouge. »
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choses dans leur dimension expressive. On décèle à nouveau une homogénéité ontologique entre le corps et le monde sous l’espèce de cette notion d’image, qui fait signe aussi bien vers le subjectif, la conscience, que vers la chose. C’était déjà l’intention de Bergson qui situe l’image à mi-chemin de la chose et de la représentation, et nous découvrons désormais que cet être amphibie de l’image tient à sa dimension expressive ignorée de Bergson. Dufrenne l’indique de manière remarquable dans Le Poétique : « Nous ne disquali ons pas la chose lorsque nous l’appelons image. Bergson nous l’a enseigné. Mais surtout, si nous parlons d’images, sans craindre d’évoquer quelque imagerie, c’est parce que nous décrivons ce moment proche de l’origine où la chose n’est pas encore chose parce que la présence n’est pas encore représentation. Ces choses qui nous sont données en spectacle, lourdes de sens encore mêlés parce que nous sommes tout mêlés à elle, ce sont plutôt des pré-choses : elles n’ont pas l’objectivité, la clarté, l’univocité de la chose sue en même temps que perçue. Et ce sont aussi bien des pré-images, parce qu’elles n’ont pas la mobilité et la disponibilité de l’image que l’homme invente. Elles sont le premier retentissement du monde en l’homme. »17
La notion d’image désigne donc la chose avant qu’elle ne soit déterminée par la représentation, coupée à bords francs, objectivée. Alors que la chose objectivée possède un ensemble de déterminations inventoriables, l’image désigne cette même chose sur le plan de la présence, c’est-à-dire telle qu’elle se donne au corps, comme c’est le cas pour Bergson. Elle se trouve pourtant déjà livrée par le sentiment qui en capte la dimension expressive. En ce sens, la chose-image est une pré-chose désignant la chose non encore objectivée, lourde d’un sens, ajoute Dufrenne, qui rayonne depuis sa matérialité à laquelle nous participons au sein d’une perception sauvage qui s’accomplit dans le sentiment. Aussi le sentiment recueille le sens immanent des choses, leur expressivité, bref, la qualité a ective qu’elles exhalent. Mais, corrélativement, il s’agit davantage d’une pré-image, car elle ne possède pas la disponibilité de l’image inventée par l’homme, c’est une image-chose que l’homme saisit sans l’inventer : il ne peut en modi er la tonalité qu’il lui revient d’accueillir en accueillant le monde qu’elle enveloppe et en lequel elle se transcende. L’ontologie du sensible est une ontologie des images qui ne cède pas à une imagerie, à une déréalisation du réel qui serait son irréalisation, ou sa ctionnalisation. Les choses ne perdent rien de leur teneur de chose, de leur présence irréductible qui, bien au contraire, se
17
Dufrenne, LP, p. 195, déjà partiellement cité.
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pare de l’auréole d’un monde faisant de ces choses des choses-mondes. La chose-image rayonne sur le monde d’une atmosphère qui enveloppe le monde depuis une dimension particulière — telle la majesté de la montagne — si bien que le monde paraît selon cette dimension. Bref, l’ontologie des images engage une réforme de grande ampleur de l’ontologie au prisme de cette notion d’image-expression. En tant qu’expressive, elle quali e des choses qui sont autant de pré-choses — non encore objectivées ainsi que le signale le pré xe d’antériorité — que l’on peut aussi penser comme des sur-choses car elles ne sont pas localisées de façon ponctuelle. Les choses ne se tiennent pas en un lieu circonscrit, elles portent un monde, une atmosphère de monde. Ce sont donc des choses-monde en tant que ce sont des images, c’est-à-dire en vertu de leur puissance expressive inhérente à leur matérialité, dont les imagesartistiques sont les gures paradigmatiques, permettant d’accomplir la réduction phénoménologique qui se découvre en tant que réduction cosmologique : elle met en évidence la puissance expressive des choses. Corrélativement, si les choses possèdent une telle puissance expressive, la puissance des images dans l’art provient de celle des choses qu’elles donnent à voir de façon ostensible et, in ¿ne, c’est la Nature qui témoigne de cette puissance expressive. C’est pourquoi Dufrenne écrit que la Nature imagine en nous, que l’artiste se montre disponible à l’appel de la Nature sous la gure de l’inspiration, si bien que la Nature est la « mère des images » et consiste en un « océan d’images »18. La Nature est en e et la puissance de toutes les puissances expressives dont les choses-images témoignent, mais ces choses-images ne réalisent leur puissance d’irradiation que pour un sujet capable de l’accueillir et de l’exprimer à son tour en une tonalité singulière qui tient à sa sensibilité elle-même singulière à un visage du monde. Dufrenne insiste sur la liation bergsonienne et écrit : « En l’homme la Nature vient à la conscience : les choses deviennent images, au sens où l’entend Bergson dans Matière et mémoire, et ces images nous parlent. »19 Les choses ne deviennent images en venant à la conscience qu’autant qu’elles sont en elles-mêmes des images, c’est-à-dire possèdent cette puissance expressive d’irradiation d’un sens depuis l’immanence de leur matérialité et c’est nalement la Nature qui possède cette puissance dont les choses héritent en tant qu’elles sont choses-de-la-Nature ; entendons : produites par elle. La Nature se donne donc en ligrane selon cette 18 19
Ibid., p. 192. Ibid., p. 219, déjà cité.
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puissance expressive qui, en son in nité, nous permet de théoriser la Nature selon cette puissance de manifestation dont les choses rayonnent ainsi que les œuvres en lesquelles elle paraît. Parce les choses expriment un sens, on peut dire qu’elles nous parlent, et la poésie possède, pour une part, un privilège que nous indiquerons. Mais ces images ne sont dès lors pas des images au sens où l’entend Bergson, contrairement à ce qu’écrit Dufrenne un peu vite dans le passage précité, car elles possèdent une expressivité, accueillie par le sentiment que Bergson n’envisage nullement. La chose est image en vertu de son expressivité par laquelle elle se prête à la perception et l’appelle pour s’accomplir en manifestant son sens. Comme pour Bergson, la notion d’image désigne un être qui, sans être perçu, se dé nit par la perceptibilité, mais la formule exacte de cette perceptibilité n’est pas la même. Elle tient selon Bergson dans le mouvement qui se di use dans les autres images sans se ré échir faute d’un retard de la réaction alors que cette perceptibilité tient pour Dufrenne à l’expressivité des choses, justi ant d’autant mieux le concept d’image qui pointe vers l’expressivité des images que les hommes créent et qui, loin d’imiter les choses objectivées, imitent la Nature naturante, c’est-à-dire sa dynamique expressive. Cette dynamique consiste en une puissance d’irradiation d’un sens pré-conceptuel, c’est-à-dire d’une qualité a ective. Pourtant cette ontologie des images doit être combinée avec une ontologie du mouvement, une ontogénétique, que Bergson manque luimême pour une part, et que nul n’a mieux théorisé que Pato ka. Dufrenne s’engage plus discrètement en une telle voie, si bien que la tâche est l’uni cation de ces deux perspectives ontologiques, motrice et expressive. En e et, les choses ne sont pas des objets tout faits, o rant un ensemble de déterminations xes, ce ne sont pas des essences recueillies par une conscience transparente, mais elles sont en mouvement, mieux, elles sont issues d’un mouvement de genèse, et elles sont nalement de part en part mouvement. Le mouvement en question est bien sûr irréductible à une simple translation — mouvement déjà objectivé — et il désigne le processus d’apparition des choses ; celui de leur croissance qui enveloppe une acquisition de déterminations. Ainsi en va-t-il du mouvement de mûrissement d’une pomme, et le phénoménologue s’oriente alors en une dédogmatisation de la théorie du mouvement que développe Aristote dans sa Physique, car le substrat lui-même n’a rien de substantiel : il se constitue dans le mouvement. Hors du mouvement, la chose n’est rien, elle advient au sein du mouvement qui est donc ontologique en tant qu’il est ontogénétique ; entendons : l’être de la chose est conquis en vertu du mouvement, il n’est conquis qu’à la mesure de sa genèse
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motrice. Dufrenne s’avance vers une telle ontogénétique lorsqu’il indique qu’il y a une « vie universelle »20 du monde, et que les choses se constituent au sein du mouvement de leur apparition. De ce point de vue, on découvre l’a nité ontologique entre le sujet et le monde qui rend possible la perception. Or, Pato ka et Dufrenne ont des formules qui frappent par leur similarité ; en cela que la synthèse perceptive, subjective, dépend de la synthèse matérielle, qui est donc l’œuvre du monde, de sa dynamique motrice21. Autrement dit, le mouvement perceptif recueille le mouvement des choses, si bien que l’identi cation propre à la perception dépend de la circonscription propre au mouvement cosmologique, par lequel les choses entrent dans la manifestation. En cela d’ailleurs, les deux phénoménologues dépassent la voie ouverte par Bergson puisque c’est pour lui le sujet-corps-vivant qui accomplit la sélection des images et découpe, dans la totalité des images, celles qui sont utiles à sa vie. Mais ce découpage perceptif repose sur la délimitation cosmologique qui est l’œuvre des mouvements ontogénétiques, et il faudrait alors confronter davantage cette ontogénétique avec les avancées cosmologiques de Bergson dans le dernier chapitre de Matière et Mémoire, ainsi que dans L’évolution créatrice. L’essentiel est ici que cette dynamique motrice — dé nissant l’être du monde, ou de la Nature — doit être combinée avec une dynamique expressive, faisant que les choses-mouvements sont aussi, et du même coup, des choses-images. Aussi la Nature se trouve comprise à la fois comme Vie et comme matrice des images en tant que Vie qui palpite aussi dans la vie des images. Il n’y a pas de concurrence entre ces deux registres : penser la chose comme mouvement et la dé nir comme image, ou pré-image, car « l’image, c’est cet aspect de l’objet par quoi il révèle son être ou le sens »22, son sens-expressif découvert par le sentiment. Cela signi e que la chose présente d’autres gures du sens, dont la science notamment s’enquiert, et qui toutes dépendent de la dynamique motrice, mais seule sa dimension expressive enveloppe l’atmosphère d’un monde que l’homme recueille dans le sentiment, si bien que l’apparition de l’homme au sein du monde est requis a n que cette puissance expressive du monde se manifeste au point que l’épreuve de cette expressivité accomplit la dynamique expressive de la Nature. Pato ka n’aborde pas 20
Ibid., p. 192. Pato ka, Papiers phénoménologiques, trad. fr. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 32 ; Dufrenne, IA, p. 287 : « …la synthèse n’est pas le fait du sujet, c’est le monde qui l’opère et le sujet qui la recueille… » 22 Dufrenne, « Phénoménologie et ontologie de l’art », in B. Teyssèdre, dir, Les sciences humaines et l’œuvre d’art, p. 158. 21
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lui-même cette question, et Dufrenne l’envisage d’abord dans un contexte kantien, en s’engageant vers une refonte de la notion d’a priori sans sufsamment penser l’accord homme-monde en termes de mouvement. Quoi qu’il en soit pour le moment, on ne cesse d’a ner la compréhension de la chose comme image, qui désigne donc le sens expressif de la chose ; ce par quoi elle rayonne d’un monde au sein du monde exprimant la puissance expressive de la Nature, c’est-à-dire ce qui en elle s’accorde à cette dimension de nous-mêmes qu’est le sentiment, capable de lire l’expressivité du sensible. – La dimension expressive des images est désormais comprise en rapport avec la vie expressive du corps, et ce tissu commun est travaillé par une mémoire en un sens qui reste à indiquer. Dans ce cadre, deux questions s’imposent encore, a n de clari er le rapport de Dufrenne à Bergson. D’abord, pour ce dernier, la perception pure est de droit car, dans les faits, la mémoire intervient et assure la fonction de reconnaissance par laquelle la perception permet la donation des choses comme telle ou telle. Or, la perception s’avère d’emblée saisie d’un sens sur le plan de la présence et ce sens excède le registre du vital, le pré-ré exif est déjà expressif et s’accomplit dans le sentiment, ce dernier fut-il encore confus et a né ensuite par la ré exion. Cette perspective permet toutefois une compréhension neuve de la fonction de la mémoire. Le chapitre précédent a déjà montré que la perception ordinaire suppose l’intervention de la mémoire sous l’espèce des synthèses passives, et elle se combine alors avec l’imagination empirique qui associe des images à ce qui est perçu au présent (le nuage est associé à la pluie…). Mais la mémoire possède une signi cation à la fois transcendantale, psychologique, et métaphysique que développe La Notion d’apriori en s’appropriant la notion de virtuel : « Ne peut-on conférer à la notion d’a priori subjectif un nom psychologique et le porter au compte d’une mémoire, mais d’une mémoire originaire ? En e et, que signi e le virtuel ? C’est ce qui n’est pas d’abord connu, ce qui n’est connu qu’après coup quand on peut dire : je le savais déjà, je l’ai toujours su. Or, en principe, ce qui est virtuel c’est la présence à soi : en termes bergsoniens, l’immanence du passé au présent qui fait la profondeur du moi. Le virtuel est ce que je suis parce que je suis essentiellement mémoire, plein de mon passé sans que cette plénitude se monnaye en images, mais plutôt de telle sorte qu’elle détermine le sens de mon être dans le présent. »23 23
Dufrenne, NA, p. 154.
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Le virtuel quali e l’a priori subjectif. On sait que la catégorie — a priori subjectif — est la condition de l’expérience, si bien que le sujet n’est pas pure réceptivité, il est dé ni par des a priori qui rendent possible l’expérience, si bien que nul n’apprend ce qu’est le temps alors que nous apprenons le calendrier, et nous n’apprenons pas non plus l’allégresse sentie à l’écoute d’une fugue de Bach. Ainsi l’a priori subjectif est la capacité ou l’aptitude à une « compréhension pré-donnée du donné »24, et à cet a priori subjectif correspond, sur le plan du monde, les a priori objectifs auxquels je suis accordé. Il n’y a pas de genèse de l’a priori subjectif car il est ce que suppose toute genèse, tout processus d’apprentissage, même si l’optique de la genèse n’est pas disquali ée. Sa fonction s’en trouve plutôt recon gurée : elle ne tient pas en l’advenue des a priori, qui ne serait dès lors pas a priori, ne mériteraient pas ce titre, mais cette genèse au sein de l’apprentissage permet en revanche leur actualisation. On peut s’engager en une « méthode des résidus »25 a n de découvrir les a priori subjectifs qui sont irréductibles et inengendrables, puisque c’est à partir de ces a priori que tout apprentissage et que toute appréhension devient possible. Aussi il y a une antériorité logique de l’a priori — en tant qu’il est intemporel — et chronologique — car cette première antériorité règle la genèse e ective de l’expérience et des dispositions acquises de l’individu. Or, l’a priori subjectif peut être e cacement décrit par la notion de virtuel entendu comme une mémoire originaire, c’est-àdire une mémoire de ce qui n’a jamais été présent, et qui conditionne toute appréhension du présent au sein de la moindre perception. Cette refonte de la notion de virtuel fertilise une reprise créatrice de la notion bergsonienne de moi profond. Pourquoi cependant parler encore de mémoire car, pour qu’une telle quali cation soit légitime, il faut que le virtuel nourrisse un rapport au passé, fût-ce selon une modalité inédite ? Or c’est bien le cas, et Dufrenne l’indique : « Bien sûr, en mettant l’a priori comme virtuel au compte de la mémoire, nous semblons en faire un a posteriori. Mais ne peut-on conserver la mémoire un sens métaphysique ? Chez Bergson, elle a déjà un sens au moins cosmologique : la mémoire rassemble en elle la durée, et la durée est créatrice ; par la mémoire je ne suis pas seulement un héritier, je porte en moi un héritage : l’histoire du monde, et c’est pourquoi je suis accordé au monde. […] Le sens que je connais, c’est au fond la direction qu’a prise la vie, qui attend de moi son prolongement, et je le connais parce que j’en suis le terme, le témoin et peut-être aussi le responsable. Or cette cosmologie peut 24 25
Ibid., p.145-146. Ibid., p.151.
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servir à justi er la signi cation métaphysique de la mémoire, selon laquelle la mémoire n’est point seulement en moi le recueil de ma propre histoire ou le résumé de mon expérience, mais aussi la possibilité même de l’expérience, l’a priori comme virtuel. »26
La mémoire possède aussi un sens cosmologique dans l’œuvre de Bergson, car l’homme porte en lui l’histoire du monde qui se déploie comme évolution créatrice, irréductible au mécanisme comme au nalisme. Et parce que je porte l’histoire du monde je suis du même coup accordé à lui, je peux en faire l’expérience. Il est donc question d’une « mémoire pré-personnelle », irréductible à un « foyer de souvenirs » sur fond duquel d’ailleurs la mémoire personnelle est elle-même possible. Ainsi, cette mémoire originaire ouvre l’élément du passé, et elle consiste en un savoir virtuel du monde qui possède une signi cation métaphysique : ce qui signi e que la mémoire est l’« écho du monde »27. Le métaphysique désigne alors le transcendantal en tant qu’il est le savoir implicite, virtuel, du monde, irréductible à la mémoire personnelle. La mémoire est savoir de soi, elle enveloppe le moi profond, qui est à la fois universel et singulier, car elle se confond avec notre a priori existentiel. Or ce savoir de soi, universel et singulier, rend possible la relation aux autres hommes, sur fond d’un partage en commun de certains a priori, et elle est simultanément savoir du monde, si bien que c’est depuis le monde que la relation inter-subjective se laisse penser. En outre, non seulement la mémoire est ressaisie depuis la théorie des a priori, mais le cadre cosmologique est bien di érent. Dufrenne ne reconduit pas le dispositif théorique bergsonien, inscrivant simplement l’homme au sein de l’évolution créatrice de la vie, tout en s’accordant 26
Ibid., p. 157. « Il y a comme une a nité de la conscience et de la vie, non seulement en ce que la conscience émerge de la vie, et que la durée est d’abord du vital, mais en ce que la conscience a le pouvoir de connaître la vie. Elle n’est pas devant la vie comme devant la matière, armée seulement de quelques catégories très générales qui ne dessinent qu’une forme creuse de la nature ; elle est plutôt comme devant l’humain, dont elle pressent les déterminations concrètes. Elle n’est donc pas seulement portée par la vie, mais en connivence avec elle et capable de la comprendre comme du dedans, selon que Bergson l’a bien montré. Et la matière, même peut-être les métaphores attestent-elles une certaine familiarité avec elle, et presque une parenté : rien de ce qui est cosmique ne m’est étranger. » (PLEE, 2, p. 594, note1). « En tout cas, si l’on ne peut assurer que l’en-soi ait besoin du pour-soi, on peut au moins penser que l’en-soi engendre le pour-soi. Cette idée peut trouver une double caution dans deux thèmes bergsoniens : d’une part la continuité profonde du vital et du psychique (et peut-être de la matière même et du psychisme, car la matière est l’inverse et comme la détente de la tension) et d’autre part, et conjointement, l’épanouissement des formes de la vie dans l’homme. » (Ibid., p. 670-671, note 1). 27 Dufrenne, NA, p. 158.
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avec la critique du nalisme28. S’il s’agit pour lui de penser que la Nature imagine en l’homme, l’homme est — montre Dufrenne — engendré comme inengendrable en tant que sujet percevant et pensant, loin d’être un visible comme les autres. Du sensible à la sensibilité, il y a discontinuité, si bien qu’il faut concevoir un événement de naissance métaphysique qui se produit dans l’immanence de la Nature, et qui est l’acte de naissance d’un sujet entretenant un rapport au monde depuis le monde même. Si bien que la Nature est le lieu de son apparition sans en être la source, en dépit d’une certaine ligne de pensée dans l’œuvre de Dufrenne. Mais il s’esquisse aussi une autre perspective où l’apparaître du sujet se trouve ressaisi sur le mode d’un événement, sans cause ni pré guration sous forme de possibles, et cette surrection n’est autre que celle du sujet de la corrélation. En tant que cet événement est une séparation, il donne lieu à une vie capable de percevoir et de penser le monde, mais en tant que cet événement est intracosmique, il ne compromet pas l’a nité ontologique du sujet avec le monde dont il est aussi une partie. Cet accord se spéci e sur le mode de la correspondance entre les a priori subjectifs et les a priori objectifs, constituant des choses. Corrélativement, au sein du sujet, il faut articuler sa dimension conscientielle, sa puissance de faire paraître le monde, et la présence en lui d’a priori selon lesquels le monde se donne. Or, on ne saurait — comme la précédente formule le suggère — penser la conscience comme ce qui contient des a priori, puisque, dès lors, on cède à l’illusion d’immanence qui rend l’expérience de la transcendance du monde incompréhensible. Il faut que le sujet soit pure ek-stase vers le monde, pur éclatement, et que les a priori en question n’engagent aucune opacité qui formerait alors un écran entre le sujet et le monde interdisant de le rejoindre jamais. Nous avons montré que l’a priori n’est pas un « état de conscience », et s’il dé nit la nature transcendantale de la subjectivité, il ne la anque pas d’une nature impliquant sa réi cation par laquelle elle serait retenue en elle-même au même titre que la hylè, au sein de la phénoménologie husserlienne, contredit l’intentionnalité. On ne peut comprendre l’a priori subjectif que comme un « mode
28 « […] la Nature naturante sollicite l’humanité et oriente l’imagination. Cette fabulation, dont Bergson a montré qu’elle était une fonction vitale, elle est peut-être l’acte de la Nature en nous. C’est par là que la génie est une force de la Nature, comme disait Kant, et que le plus humble rêveur sent palpiter en lui l’âme du monde ; s’il évoque l’enfant, s’il revient à l’avance, c’est parce que l’enfance est spontanément géniale ou du moins disposée à l’être […]. Pour comprendre que la Nature imagine en nous (comme Merleau-Ponty dit que le visible est aussi le voyant), il su t de considérer ce que sont les images dont se nourrit la poésie. » (LP, p. 185-186).
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d’être »29 sans que ce ne soit un être immanent à la subjectivité, car elle n’a pas d’intérieur et ce n’est qu’à cette condition qu’elle se fait conscience, puissance de manifestation du monde. Il faut cependant que cette puissance soit colorée par les a priori, ou mieux, conjurant toute réi cation : les a priori ne sont que la coloration de l’intentionnalité, sa façon de s’ouvrir au monde et d’être sensible à ce qui, dans le monde, porte les a priori qui correspondent à l’a priori existentiel du sujet. Du coup, il n’y a pas de clivage entre le sujet transcendantal et le sujet personnel, car l’a priori, dans sa fonction transcendantale, conditionne la moindre expérience du sujet concret. La phénoménologie dufrennienne porte l’empreinte bergsonienne, ouvre la voie à une ontologie des images et, nalement, la perception se fait perception sauvage, c’est-à-dire expérience d’images sans que ces images ne soient un irréel. Elles sont au contraire la dimension expressive des choses : « Il y a un irréel qui est un pré-réel : c’est l’anticipation constante du réel sans laquelle en e et le réel ne serait jamais pour nous qu’un spectacle sans épaisseur d’espace ni durée ; je suis au monde à condition de toujours porter le monde en moi a n de le trouver hors de moi. (C’est peut-être en ce sens aussi que Bergson appelle les choses des images, et s’en autorise pour dire qu’à la limite notre perception est dans les choses plutôt qu’en nous : elle est dans les choses parce que les choses sont des images, c’està-dire parce qu’elle est en nous, puisque le mot image nous ramène invinciblement à nous). »30
La saisie de la part expressive des choses engage un sens métaphysique de la mémoire, dont dépend la mémoire personnelle car toute expérience requiert des a priori — savoir virtuel composant notre moi profond — qui nous sensibilisent à des aspects du monde et, notamment, à sa puissance expressive, lisant les qualités a ectives qui renvoient ellesmêmes à des a priori a ectifs. La perception concrète est donc toujours mémoire, et la mémoire dont il est question est à la fois transcendantale et métaphysique : elle ne dépend pas d’une genèse au sein de l’apprentissage — toute expérience, et donc tout apprentissage, repose sur elle. Le di érend tient alors à ce que le sujet, en sa mémoire métaphysique, dépend lui-même d’un événement métaphysique, intracosmique, et non simplement de l’évolution créatrice de la vie. En outre, la perception sauvage s’accomplit dans le sentiment, si bien que l’image-chose est 29 30
Dufrenne, NA, p. 161. Dufrenne, PLEE, 2, p. 443-444.
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chose-expressive et chose-mouvement. Pour achever de le comprendre, il faut donc distinguer, au sein de la chose, ce qui relève de son expressivité et ce qui n’en relève pas, et procéder à cette distinction au sein des a priori subjectifs. Cette interrogation s’e ectue depuis la lecture dufrennienne de Kant qui s’ordonne selon une délité créatrice. Il s’impose alors — pour récapituler l’acquis de l’analyse — de croiser à nouveau Heidegger et Bergson puisque Dufrenne installe parfois la ré exion sur Kant dans ce cadre, la compréhension bergsonienne du corps permettant de penser le recul ou la distance par laquelle une perception s’inaugure. La sensibilité est le fait de notre nitude, mais cette réceptivité suppose un mouvement de décrochement qui déploie le temps, et qui renvoie au corps et, nalement, nous l’avons montré, au désir : « […] on peut dire que c’est avec le corps que se produit cette rupture ; ainsi chez Bergson la représentation naît lorsque la totalité des images est brisée, et c’est le corps qui creuse ce trou dans l’être, parce qu’il est déjà corpssujet, organe d’un vouloir ou centre d’indétermination, et qu’en lui les choses viennent se ré échir contre notre liberté ; la liberté qu’implique la nitude peut être assignée au corps. »31
Le corps doit être pensé pour lui-même, dans sa dynamique propre, vivante et expressive, la question de la nitude renvoyant ultimement à celle de la naissance. La philosophie de Bergson rassemble une ontologie des images et une théorie du corps percevant. Il libère de ce point de vue des clivages de la tradition sans parvenir à les dépasser totalement. Bergson manque en e et la dimension expressive des images comme la puissance expressive du corps. En revanche, la voie esthétique ouvre une approche renouvelée conjuguant une théorie du sentiment et une théorie de l’expression qui conduisent ensemble à une compréhension du sujet inédite comme à une refonte des catégories de l’ontologie. La confrontation avec Bergson débouche sur la compréhension dynamique de l’image et cette dynamique — c’est un premier apport de la lecture de Merleau-Ponty — se décline comme une dynamique expressive. L’exigence d’une ontologie des images est venue de Bergson, et c’est en décelant l’impensé de cette philosophie que Dufrenne découvre la corrélation intentionnelle sous la gure de la corrélation entre-expressive de la vie subjective — irréductible au vital bergsonien puisqu’il se situe 31 Dufrenne, NA, p. 189. « Être à l’œuvre d’art, c’est s’installer en ce plan de conscience, comme dirait Bergson, où nous sommes profondément nous-mêmes, lestés par notre passé, et d’autant plus complétement engagés dans le présent de la contemplation que nous assumons, sans pourtant l’évoquer, ce passé. » (« L’expérience esthétique de la Nature », EPh1, p. 40).
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à la hauteur de l’expressivité des images elle-même — et du monde — qui en est le foyer ultime. Pourtant, ce concept d’image expressive gagne sa pleine complétude dans une confrontation avec Bachelard et à nouveau avec Merleau-Ponty qui en fut lui-même un lecteur quant au statut de l’image et de l’imaginaire. Des déterminations nouvelles en procèdent qui toutes résonnent avec une description rigoureuse du phénomène de l’imaginaire entrepris par ailleurs. Bachelard découvre la part foncièrement dynamique de l’expressivité des images ; cependant, il n’est pas certain qu’il parvienne à déceler leur sens cosmologique, demeurant prisonnier d’une forme de subjectivisme qui l’empêche d’atteindre le sens plein de la transsubjectivité de l’image qu’il introduit pourtant lui-même32.
2/ L’image transsubjective L’image est découverte dans sa puissance expressive, le sens qui en émane ne procède pas de la visée conscientielle qui, bien au contraire, capte le sens immanent des choses selon l’a priori existentiel du sujet. Cette approche cosmologique de l’image trouve un écho dans les analyses de Bachelard qui met au premier plan de sa compréhension de l’image une phénoménologie de l’imagination matérielle. Cette voie bachelardienne est une ressource permettant à Dufrenne d’a ner la phénoménologie qui est la sienne en cheminant vers un sens cosmique de l’image — quali ée de transsubjective — défaisant toutefois les atermoiements propres aux conquêtes de son prédécesseur. Pas davantage qu’avec la référence à Bergson il ne s’agit d’envisager de manière exhaustive le rapport de Dufrenne à l’œuvre de Bachelard qui est pour lui décisive. Il s’y réfère dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique, de façon parcimonieuse il est vrai, et Dufrenne le cite de manière récurrente dans ses livres ultérieurs, comme dans Le Poétique ou dans des essais recueillis dans Esthétique et philosophie. Dufrenne ne pouvait qu’être sensible à la manière dont Bachelard chemine de la psychanalyse à la phénoménologie lors de son élaboration d’une pensée de l’imaginaire alors même qu’il s’écarte de la phénoménologie sur le plan de sa ré exion sur la 32
Bachelard, La Poétique de l’espace, [1957], Paris, Puf, 2015, p. 3 : « Il nous est apparu alors que cette transsubjectivité de l’image ne pouvait pas être comprise, en son essence, par les seules habitudes des références objectives. Seule la phénoménologie — c’est-à-dire la considération du départ de l’image dans une conscience individuelle — peut nous aider à restituer la subjectivité des images et à mesurer l’ampleur, la force, le sens de la transsubjectivité de l’image. » Voir aussi Dufrenne, L’œil et l’oreille, p. 198.
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science. Comme l’écrit Dufrenne, ce qui intéresse Bachelard dans la phénoménologie c’est qu’elle consiste en une « école de naïveté » permettant un « retour au sensible »33, bien qu’il laisse de côté l’appareil conceptuel de la phénoménologie, et ne théorise nulle réélaboration de la réduction ou du transcendantal. En revanche, il la pratique en e ectuant un retour aux choses mêmes lorsqu’il s’intéresse à l’image ; et comme l’écrit Dufrenne, il su t, « à force de naïveté, de laisser l’image poétique retentir dans la profondeur de l’âme ; elle met le lecteur à la source de l’être parlant ; il revit la tentation d’être poète, il devient ce poète qu’il aurait pu être »34. De ce point de vue, la distinction entre le rêve et la rêverie est décisive, et recouvre celle entre le cogito nocturne et le cogito diurne, le premier n’est autre que la fantaisie livrée aux fantasmes, qui est le pouvoir de délirer dans des associations arbitraires alors que le second « adhère à la perception »35. Et Dufrenne lui-même reconduit ce motif de la phénoménologie comme école de naïveté, mais selon une in exion singulière que recueille sa conception de la perception, du sentiment et de l’imagination. Notre ré exion doit ainsi se focaliser sur cette question de l’image, et de l’imagination, sur les notions bachelardiennes d’image transsubjective et d’imagination matérielle qui nourrissent la ré exion de Dufrenne, bien qu’il s’en démarque en direction d’une philosophie de la Nature ouverte par sa phénoménologie du sentiment. Imagination et rêverie La notion d’imagination matérielle est cruciale dans l’œuvre bachelardienne comme la lecture dissidente qu’en e ectue Dufrenne. Les développements bachelardiens sur l’image et l’imagination se déploient dans le cadre de la distinction entre image et concept, les images tenant lieu d’obstacle épistémologique à la constitution de la science. Dufrenne insiste sur cette distinction dans sa lecture de Bachelard, et il met également en exergue une autre distinction, interne aux images, entre les images dynamiques et les images standardisées, comme la plupart des métaphores, ou « domestiquées dans les mythes, dégradées dans ce que Heidegger appelle le Gerede ». Ainsi en est-il des images qui parlent de perles pour dire les larmes ou la rosée par exemple. Ces images perdent toute puissance, ce qui conduit à les
33 Bachelard, Poétique de la rêverie, p. 4 ; Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 181 ; « L’art et le sauvage », EPh2, p. 326. Voir aussi IA, p. 312. 34 Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 181. 35 Dufrenne, LOEL, p. 123-124 ; « L’imaginaire », EPh2, p. 128.
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distinguer des images de l’imagination matérielle, car « l’imagination est d’autant plus profonde qu’elle est plus matérielle »36. L’imagination est alors aux prises avec une matière qu’elle travaille, et elle enveloppe une dynamique. L’imagination matérielle capte une dynamique sans décrire les choses dans leur forme, ni leur couleur : c’est leurs mouvements qui se trouvent décrits. Comme l’écrit Bachelard dans L’eau et les rêves : « […]en poésie dynamique, les choses ne sont pas ce qu’elles sont, elles sont ce qu’elles deviennent. Elles deviennent dans les images ce qu’elles deviennent dans notre rêverie, dans nos interminables songeries »37. L’imagination est dynamique et source de plaisir qui tient dans « l’alliance imprévue de mots », c’est le plaisir que l’on prend à « l’exercice “dynamogénétique”, d’une imagination véritablement active »38. En cela « Bachelard récuse toutes les grandes machines poétiques, tout ce qui est de cérémonie ou de convention, tout ce qui se réclame d’une tradition, d’un (bon) usage, d’un savoir-faire éprouvé, tout ce qui est discursif et donc soumis au système, tout ce qui “ferme la porte des songes” ». Il écarte les mythes, les tropes, les métaphores — en tant que « fausse image » — et revendique une « lecture rêveuse » distincte de la « lecture savante »39. De ce point de vue, Bachelard se démarque de Sartre à propos du visqueux qui appelle un travail de la main, voie d’une imagination dynamique : une ré exion sur le visqueux — selon la vue — entrave la dynamique imaginative. Par ailleurs, la pâte est le « schème fondamental de la matérialité », la notion de matière lui étant solidaire; et Bachelard de préciser : « Une main oisive et caressante qui parcourt des lignes bien faites, qui inspecte un travail ni, peut s’enchanter d’une géométrie facile. Elle conduit à une philosophie d’un philosophe qui voit l’ouvrier travailler. Dans le règne de l’esthétique, cette visualisation du travail ni conduit naturellement à la suprématie de l’imagination formelle. Au contraire, la main travailleuse et impérieuse apprend la dynamogénie essentielle du réel en travaillant une matière qui, à la fois, résiste et cède comme une chair aimante et rebelle. »40 On peut penser aussi aux descriptions bachelardiennes de l’alouette, décrite dans son mouvement loin qu’il s’agisse de considérer sa forme ou sa couleur41. 36
Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », J, p. 177. Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, [1942], Paris, Le livre de Poche, 2015, p. 59. 38 Dufrenne, « L’art et le sauvage », EPh2, p. 327-328. 39 Ibid., p. 329. 40 Bachelard, L’Eau et les rêves, p. 21. 41 Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, [1943], Paris, Le livre de Poche, 2016, p. 108 sq. 37
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À mesure qu’elle est matérielle et dynamique, l’imagination est créatrice, et c’est en cela qu’elle ne possède pas une fonction simplement ancillaire à l’égard de la perception. Dufrenne insiste alors sur le caractère imprévisible des images reprenant ce trait à son compte, notamment lorsqu’il envisage les images poétiques. La suspension de la syntaxe ordinaire au pro t d’une syntaxe poétique laisse sonner les mots en liberté, et dans cette transgression, le sens se fait expressif. L’imagination matérielle est donc l’épreuve d’un sens qui provient de la matière sans rien devoir à une conscience constituante, et ce sens n’a dès lors rien de conceptuel. Il témoigne d’une cohésion spéci que comme un principe interne à la variation que retrouve d’ailleurs Merleau-Ponty. Bachelard distingue alors de manière topique imagination matérielle et imagination formelle, précisant qu’il s’attachera à « l’imagination intime de ces forces végétantes et matérielles », ce qui suppose d’aller « à la racine même de la force imageante »42. L’imagination formelle, c’est l’imagination des formes, celle qui « compose un spectacle, qui ordonne un récit, qui édi e un ensemble », qui s’exerce sous le signe de la vision et qui « produit des images encore perçues » alors que l’imagination matérielle produit des « images imaginées, qui se situe vraiment en avant de la perception, comme une “aventure de la perception” »43. L’imagination matérielle témoigne d’une intimité avec la matière mais cette distinction des imaginations n’exclut pas qu’elles se conjuguent. En tout cas, l’imagination matérielle est à la fois primitive et profonde. Primitive, car il s’agit de surprendre des « aurores d’images, ces images à l’état naissant qui sourdent des profondeurs du psychisme qu’elles hantent peut-être depuis des temps immémoriaux, comme des archétypes ». A contrario, Bachelard nourrit une dé ance à l’égard des images standardisées, et l’imagination n’est profonde qu’en étant matérielle. Et Dufrenne de préciser que la « profondeur chez Bachelard ne désigne un état, ou plutôt une qualité du moi, qu’à travers une qualité des choses vécues par le moi ». Il ajoute : « L’archétype est, au plus profond de l’homme, ce qui le joint le plus étroitement au cœur rêvé du réel. » Dufrenne lui-même s’engage en cette voie d’une profondeur subjective, — sous la gure du savoir virtuel — s’éprouvant par l’épreuve de la profondeur du réel qui se donne selon l’imaginaire : « Car le moi n’est profond qu’au contact du fond, non en se souvenant de soi, mais en s’ouvrant à l’élémentaire, moins pour s’y
42 43
Bachelard, L’Eau et les rêves, p. 8. Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 176.
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perdre que pour s’y éprouver et déjà s’y exercer. »44 La notion d’élément est décisive, et désigne un principe de cohésion souterrain, inhérent à la matière, loin que la matière soit informée de l’extérieur sans que ne se laisse saisir la possibilité d’une telle imposition. Il est alors question d’une unité au sein de la diversité des images qui captent la cohésion spéci que de la matière. On découvre donc un imaginaire qui fascine en se dessinant au sein de la matière et de la diversité des images, même s’il ne lui correspond aucune perception. Il possède une puissance qui dépasse la perception courante et une imagination formelle reproduisant les caractères extérieurs des choses. Ainsi, « l’imaginaire donne toute sa mesure lorsqu’il dévoile et exalte un invisible en formation au creux du visible, une sorte d’essence charnelle des choses »45. Loin d’être pauvre comme le prétend Sartre, l’imaginaire est riche et fascinant, et il sourd au sein de la perception, si bien que ce sont les choses qui appellent la rêverie. Merleau-Ponty s’engage en une telle voie lorsqu’il précise, à propos des artistes, qu’ils ont le sentiment que les choses les regardent, et Bachelard théorise lui-même l’idée d’un dialogue entre les choses et l’homme. L’imaginaire n’est donc pas ce qui éloigne du réel mais il est ce qui l’explore car il est intérieur aux choses. Bachelard l’indique dans L’Air et les songes : « Or ce que nous voulons examiner dans cet ouvrage c’est vraiment l’immanence de l’imaginaire au réel, c’est le trajet continu du réel à l’imaginaire »46, si bien que les images possèdent une « valeur ontologique »47. Autrement dit, Bachelard s’avance très loin dans le sens d’une ontologie de l’imaginaire qui livre le sens d’être de la réalité, et la rêverie, la poésie, enveloppent une puissance ontologique de dévoilement. L’attention de Dufrenne s’arrête en cela sur la transsubjectivité des images découverte au prisme de la phénoménologie de Bachelard qui théorise l’échange entre le sujet et l’objet. C’est en revivant l’image qu’elle se révèle dans sa puissance cosmique, Bachelard décelant une « certaine objectivité » de l’image au point que s’esquisse peut-être dans 44
Ibid., p. 176-177 ; voir aussi « L’imaginaire », EPh2, p. 130 : « […] Bachelard a bien montré que l’image instituée était une image usée, dont s’épuisait la vertu imageante. L’image qui est grosse d’imaginaire n’existe vraiment qu’à l’état naissant, dans le mouvement par lequel elle transgresse imprévisiblement les contraintes lexicales et grammaticales de la langue. » 45 A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, Dordrecht, Springer, Phaenomenologica, p. 180. 46 Bachelard, L’Air et les songes, p. 10. 47 Bachelard, La Poétique de l’espace, p. 20 ; « […] sa phénoménologie est une cosmologie rêvée, la description d’un monde pris dans les rets du langage poétique. » (« Critique littéraire et phénoménologie », EPh1, p. 156).
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son œuvre une « métaphysique de l’imagination »48. Et Dufrenne s’approprie cette idée d’une transsubjectivité des images : « On peut aussi bien dé nir l’imagination par sa réceptivité : alors, elle ne produit pas de l’imaginaire, elle accueille l’imaginaire qui hante le réel et qui cautionne sa réalité. […] L’imagination qui joue au béné ce de la perception est transsubjective, et c’est par là même qu’elle fonde le sujet : en le faisant, dans le monde, corrélat du monde. »49 La phénoménologie de l’imaginaire s’oriente vers une ontologie des images, ou de l’imaginaire — nuancée et problématisée par les acquis de la notion de virtuel que nous examinerons —, elle dépasse le subjectivisme, et décèle un imaginaire immanent qui rayonne depuis le perçu. Envisageons en outre la rêverie poétique, montrant qu’elle n’est pas sans rapport avec ce que Dufrenne appelle perception sauvage à la suite de Merleau-Ponty. Il est alors question d’une participation avec le monde au niveau de la perception. Précisons que « Bachelard n’hésitera pas, dans certains passages, à placer ainsi ce régime d’expérience sous un paradigme fusionnel », au point qu’il passe dans une « logique de l’entrelacs et du chiasme »50. La fusion avec le monde engage une « dilatation de la subjectivité » qui dissout les limites des espaces du dedans et du dehors, si bien que l’intériorité s’étend dans le dehors en son immensité. En cela les rêveries cosmiques nous écartent des rêveries de projet, elles « nous placent dans le monde »51. Il n’est pas question d’une dissolution totale de la subjectivité qui, par cette immersion, retrouve le fond de soi. La profondeur est une « qualité du moi », et Bachelard articule profondeur subjective et profondeur cosmique. La poésie pénètre « rêveusement dans l’intimité de la matière », et un contact avec l’élémentaire se noue : « l’imagination est comme le comble de la perception, une perception spontanée et heureuse où le sujet est tout mêlé à l’objet »52. Le péril du langage n’est-il pas cependant de xer l’image ? Or c’est le propre du langage poétique que de conjurer ce péril, et la rêverie que Bachelard considère n’est autre que la rêverie poétique. Il y a un « rôle imageant du langage »53 qui n’est donc pas condamné à trahir l’image.
48
Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 181. Dufrenne, LOEL, p. 197-198. 50 J.-J. Wunenburger, Gaston Bachelard, poétique des images, Milan, Mimesis, coll. « L’œil et l’esprit », 2012, p. 153. 51 Voir Bachelard, La Poétique de l’espace citée par Wunenburger, Gaston Bachelard, poétique des images, p. 154. 52 Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 178. 53 Ibid., p. 179, Dufrenne cite Bachelard. 49
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Or l’imagination est moins la faculté de former des images que celle de « déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images »54. Et cette action est permise par le langage car elle dépend de la polyvalence des mots au sein du langage poétique car, au service du concept, le mot perd cette uidité et cette plasticité : « il paralyse l’essor de la rêverie ». Et c’est en quoi le rêveur est un « rêveur de mots ». Car les « mots rêvent », la question étant alors de savoir si ce triomphe du langage n’implique pas un e acement de l’homme — « Est-ce toujours l’homme qui rêve ? »55 Cette question doit cependant être spéci ée car, bien que Bachelard se dé e aussi du langage, et se focalise sur le langage poétique, « l’imagination est le propre d’un être parlant ; et la poésie est le fait de l’homme, non de la Nature »56. Bachelard découvre donc la relation intime entre l’imagination et le monde, ouvrant la voie à une ontologie nouvelle, il s’avance vers une compréhension de l’imaginaire du monde, qui le hante, l’habite, nimbe le sensible au point que l’imagination est l’alliée de la perception : l’imagination est une pénétration rêveuse dans l’intimité des choses, de la matière et donc du monde. Pourtant une radicalisation de la pensée de Bachelard s’impose a n d’accéder à l’idée pleine d’une rêverie cosmique. Rêverie cosmique Précisons que Bachelard n’assume pas totalement une perspective ontologique pourtant permise par l’étude de l’imagination matérielle, et il demeure en retrait vis-à-vis de ses propres analyses que Merleau-Ponty et Dufrenne accomplissent — chacun d’une manière singulière. Reconnaître que le réel sollicite l’imagination ne signi e pas que l’imaginaire est l’éto e des choses, et qu’il y a une « texture imaginaire du réel » pour reprendre la formule merleau-pontienne. Ainsi, remarque Dufrenne, une distinction tranchée demeure, dans l’œuvre de Bachelard, entre l’homme diurne et l’homme nocturne, principe d’une distinction elle-même radicale entre la connaissance et la rêverie ; ce qui dément en toute rigueur 54 Bachelard, L’Air et les songes, p. 5 ; Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 179. 55 Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 179. Il y a une « polysémie naturelle du mot, une surabondance du signi ant sur le signi é » et l’expression témoigne d’une « irradiation du sens » (Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 61). 56 Ibid., p. 183-184. « L’enfant-poète y était tout mêlé au cosmos, et aujourd’hui encore se souvenir de soi, c’est se souvenir du monde, mais d’un monde où le soi se retrouve et se ré échit. »
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le statut de la rêverie comprise par di érence avec le rêve. Il écrit ainsi que l’« homme de la rêverie est de toutes parts dans son monde, dans un dedans qui n’a pas de dehors. Ce n’est pas pour rien qu’on dit communément que le rêveur est plongé dans sa rêverie. Le monde ne lui fait plus vis-à-vis. »57 Plongé dans la rêverie cosmique, l’homme s’éloigne pourtant du monde si bien que l’imaginaire n’est pas la voie vers la réalité, et Dufrenne souligne cette perte de la puissance ontologique de l’imaginaire que Bachelard a pourtant su entrevoir. Ainsi, Bachelard ne va pas jusqu’au bout de sa philosophie de l’imagination, et il demeure prisonnier d’une forme de subjectivisme : « Si la phénoménologie de Husserl est toujours tenté par l’idéalisme, celle de Bachelard l’est pas un subjectivisme. La démiurgie de l’intentionnalité opérante devient la transcendance de l’imagination créatrice : c’est toujours le sujet qui s’a rme. Quels sont, en e et, la fonction et le sens de l’imagination ? L’imagination chez Bachelard est rarement sollicitée par le phénomène naturel, comme il arrive chez l’enfant qui voit le soleil se coucher ou la fumée monter du toit : cet enfant aussi, archétype lui-même est rêvé. Le plus souvent la rêverie est provoquée par le mot, par “de la culture gre ée sur la nature”. Le réel n’est là que pour éveiller l’irréel. L’objet doit être “dés-objectivé”. Mais pourquoi ? Est-ce pour retrouver ce point où le sujet serait pareillement dés-subjectivé, et où sujet et objet ne se distingueraient pas encore au sein d’une Nature première ? L’imagination est-elle le lieu d’un monisme fondamental ? Il ne le semble pas ; elle est plutôt le lieu où le dualisme vire au monisme, mais sans que le monisme s’accomplisse et que se dessine un en-deçà de l’homme. Bachelard parle bien d’un “échange entre le sujet et l’objet” ; mais ce n’est pas dans le monde que le sujet se perd, c’est dans sa propre parole. »58
Le motif de l’imagination matérielle met sur la voie d’un entrelacs du sujet et de l’objet, puisque c’est alors selon la matière que s’éveille l’imagination, ce qui suppose toutefois de penser autrement que Bachelard les relations entre la perception et l’imagination a n de montrer que c’est le monde qui imagine en nous. C’est exactement ce que souligne Dufrenne dans la suite de son essai sur Bachelard, cherchant à approfondir les relations du réel et de l’irréel, selon une perspective qui se dessine dans le romantisme allemand : « L’image est alors le retentissement en l’homme d’une poésie de la Nature »59. L’homme n’a plus qu’à se rendre disponible à cette poésie de la Nature, à laisser le pré-humain s’annoncer en 57 Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 144 ; ce texte est cité partiellement par Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, p. 182. 58 Dufrenne, « Gaston Bachelard et la poésie de l’imagination », Jalons, p. 184-185. 59 Ibid., p. 186.
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lui pour en recueillir et en dire l’expressivité en des images imprévisibles. Et Dufrenne d’ajouter : l’imagination est « ce moment premier de la perception où la Nature garde l’initiative, où le sens qu’elle livre est sans égard pour l’entendement, où la vérité est pourtant le comble de l’adéquation parce que la conscience n’est que l’instrument inspiré par l’apparaître de la Nature. La profondeur n’appartient pas à l’homme, mais à la Nature comme fond ; l’archétype est une image qui sourd de ce fond ; la psychologie des profondeurs est une cosmologie qui s’ignore. » Dufrenne évoque ses propres conquêtes théoriques allant de la phénoménologie de l’imagination à la cosmologie, et montre que la perception suscite l’imagination, que c’est la Nature comme fond qu’exprime la puissance des images au point que la Nature est puissance imageante, ou du moins suscite des images par l’intermédiaire de l’homme qui capte l’expressivité des choses. Bachelard se situe au plus près de cette ré exion cosmologique lorsqu’il se réfère à Novalis dans L’Air et les songes, ce dernier écrivant que le « monde vient s’imaginer dans la rêverie humaine ». C’est pourtant la pente subjectiviste qui prédomine dans l’œuvre de Bachelard, et c’est en quoi la formule de Novalis se trouve immédiatement contrebalancée par l’idée que c’est l’homme qui imagine : « Les images imaginées sont les sublimations des archétypes plutôt que des reproductions de la réalité…Les images sortent du propre fonds humain. »60 Dans Le Poétique, Dufrenne met très clairement en évidence l’équivoque de la pensée de Bachelard, ce qu’il en retient et ce en quoi il s’en démarque. Il s’approprie la distinction entre le rêve et la rêverie, car le rêve « forme des images, en tournant le dos à la perception ». L’imagination n’a pas alors la « vivacité aberrante » de l’arbitraire de l’imagination considérée comme la folle du logis61, elle n’a pas la rigueur de l’imagination schématisante, car le sens n’est pas conceptualisé, elle est un « commentaire attentif du perçu », et elle relève alors de la rêverie, « rêverie sur des mots, sans cesse orientée et contrôlée, qui ne suit pas en nous le l d’associations imprévisibles, mais qui suit le l du texte ». Et Dufrenne d’ajouter que « l’imagination n’est rien d’autre que le pouvoir d’accomplir le langage ; elle ne crée pas un imaginaire, elle réalise l’œuvre en vivi ant la perception qu’elle appelle »62. Bachelard a su cheminer d’une étude de l’imaginaire par la psychanalyse à la phénoménologie, qui découvre la « dynamique immanente de l’image » et mesure 60 61 62
Idem. Dufrenne cite Bachelard. Dufrenne, LP, p. 142, p. 184. Ibid., p. 142.
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sa « trans-subjectivité », c’est-à-dire son objectivité. Pourtant, l’image est comprise comme un produit de la conscience, en quoi « elle ressemble toujours à ces images oniriques qui sont pour la psychanalyse le produit de l’inconscient, et dont l’examen ramène aux avatars de la subjectivité ». L’image poétique ébranle la distinction du subjectif et de l’objectif entre lesquels il y a un échange dont l’initiative revient à l’objet. En cela, Dufrenne repère une tension dans l’œuvre de Bachelard qui peut écrire tour à tour : « Au niveau de l’image poétique la dualité du sujet et de l’objet est irisée, miroitante, sans cesse active dans ses aversions ». Et par ailleurs, il précise dans L’Eau et les rêves : « L’humanité imageante est un au-delà de la Nature naturante ». Dès lors, Bachelard se rapproche de Sartre pour lequel l’imagination assume la fonction de l’irréel, propre à la négativité du pour-soi alors même que la subjectivité se trouve sollicitée par les choses et, en cela, les « analyses de Bachelard suggèrent plutôt que la Nature naturante sollicite l’humanité et oriente l’imagination »63. Il faut radicaliser la voie ouverte par Bachelard, triplement, selon les suggestions précédentes. (1) D’une part, la découverte fondamentale de Dufrenne est que la Nature imagine dans le mouvement de notre imagination : c’est elle qui dépose en nous des « images puissamment expressives », et les archétypes sont « ce par quoi notre nature se transcende, ce par quoi nous communiquons avec la Nature ». Une nouvelle théorie de l’inconscient s’impose car il désigne « ce hors de nous »64 qui n’est autre que la Nature, et c’est la Nature qui parle lorsque le poète parle. La perception est alors ce qui sollicite l’imagination en appelant la rêverie de tout homme, le poète ayant le privilège de mettre la rêverie en mots, et de puiser dans leur polyvalence native. Autrement dit, le « rêveur de mots » est un « rêveur de choses »65. S’il est vrai qu’être au monde, c’est être dans le langage, et que la rêverie poétique fait revivre la polyvalence originaire des mots, il demeure qu’il y a une « cosmicité » de l’image livrée au sein de la perception que l’imagination explore. Le langage lui-même dépend de la Nature, au sens où l’homme ne parle qu’autant que la Nature s’adresse à lui. La Nature parle en ceci qu’elle est expressive, même si l’événement de la parole dépend conjointement de l’événement de notre naissance qui est celui d’une séparation intracosmique. Ainsi, « imaginer, c’est se
63
Ibid., p. 185-186. Ibid., p. 190-191. 65 Dufrenne, IA, p. 113 ; LOEL, p. 161 : la « poésie induit un état de voyance », et « ce qui se donne en image n’est pas le réel, c’est l’imaginaire dont le réel est gros. » 64
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laisser solliciter et conduire par l’image », mais c’est « l’image qui sollicite l’imagination, parce que la perception ne su t pas à la tâche » : « Imaginer, c’est percevoir du surréel, c’est-à-dire une réalité sur-signiante (non point, comme le surréalisme, des signes à nous adressés par quelque hasard pour être décryptés, mais des signi cations enchevêtrées). C’est donc déjà une certaine façon de penser, à même l’image, en se laissant enchanter. »66 En cela, l’image, c’est la chose en sa puissance sur-signi ante, expressive, que l’imagination explore depuis la première donne de la perception qui est sollicitée par le monde, les mots originaires, en leur polyvalence, recueillant à leur tour la polyvalence du sens des choses. Dufrenne comprend en tout cas l’« imagination matérielle » comme un imaginaire « objectif »67, distinct de l’imaginaire subjectif qui verse dans l’irréel, et c’est en quoi la phénoménologie de l’imaginaire — décelant ce par quoi nous sommes tout mêlés aux choses — conduit à une cosmologie, à une perspective transsubjective68. (2) D’autre part, le subjectivisme résurgent de Bachelard tient à un certain rationalisme qui est lui-même équivoque. En e et, Bachelard envisage l’image comme matrice du savoir, « elle est l’élan qui porte la pensée rationnelle » : « Tout croît dans le règne de l’image » écrit Bachelard69. Mais il maintient par ailleurs une perspective où l’imagination est saisie au titre d’obstacle épistémologique. Il ne s’agit bien sûr pas de considérer que la science devrait suivre aveuglément les images que livre la perception, et la raison se conquiert contre la naïveté de certaines images. Il faut cependant déceler la puissance gnosique de l’image au sein de la constitution de la science elle-même, et Dufrenne précise au mieux l’ambivalence du texte de Bachelard : « …n’oublions pas qu’il a lancé sur le marché philosophique l’idée de la coupure épistémologique, et que, s’il recourt d’abord à la psychanalyse, c’est pour dénoncer, dans “la formation de l’esprit scienti que”, toutes les vésanies d’un imaginaire verbale encombrant et obstiné dont cet esprit a dû se délivrer ; car c’est au prix d’une longue ascèse que l’on peut “devenir rationaliste”. Pourtant Bachelard n’a pas renoncé pour autant à la poésie et aux rêveries qu’elle induit en lui. Homme divisé, qui cherche ailleurs des compensations aux rigueurs de la science, qui joue sur deux tableaux ? 66
Dufrenne, IA, p. 114, voir aussi « Critique littéraire et phénoménologie », EPh1, p. 147 : « Qui lit un poème, dit Bachelard, n’a pas a aire aux choses, mais aux mots. » ; « Le plaisir esthétique », EPh3, p. 126. 67 Dufrenne, AP, p. 29-30. 68 Dufrenne, LOEL, p. 198 69 Dufrenne, LP, 185.
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Rien n’est moins sûr, et l’on pourrait montrer qu’il exalte les vertus de l’imagination dans la pratique même de la science, et que l’imaginaire à l’œuvre dans la conquête de la rationalité n’est pas absolument di érent de l’imaginaire à l’œuvre dans la poésie. »70 Les images sont aussi les matrices d’idées, la source et la ressource de la pensée rationnelle, telle que la liberté se lit sur le vol de l’oiseau, si bien qu’il faut élargir la compréhension de la raison pour ressaisir la puissance l’image. (3) En n, Dufrenne se démarque de l’optique réductrice de Bachelard sur la question de la rêverie ; il écrit : « Je ne crois pas cependant comme Bachelard que la rêverie soit encore libre et retourne vers l’enfance ». C’est au nom de la phénoménologie que Dufrenne entend se démarquer de Bachelard qui a lui-même e ectué ce chemin, en se déprenant de la psychanalyse. C’est elle encore qui s’in ltre pourtant et conduit à concevoir « l’interprétation du poème comme une projection » : « Mais il faut être plus docile au poème : ne pas rêver pour son propre compte et pour son bonheur : pour s’énergiser ou se divertir. L’art n’est ni divertissant ni cathartique, sinon par surcroît. Le seul bon usage du poème, c’est pour le lecteur de s’égaler à lui, — de se refuser à le subjectiver. »71 Si l’enfance est le moment de l’accueil du monde, qu’elle est, en ce sens, « spontanément géniale »72, les rêveries du poète excèdent celles de l’enfance par leur richesse et la lecture du poème ne saurait dès lors consister dans un recourt à la psychanalyse qui obture la disponibilité au poème, à ses images et à la cosmicité du sens qui s’y manifeste. Ce radicalisme phénoménologique de Dufrenne dans sa théorie de l’imagination n’a rien d’unilatérale, comme s’il enveloppait un aveuglement méthodologique à d’autres approches du poème, mais il tient au souci des choses mêmes qui ont l’initiative de leur manifestation. On observe donc une délimitation nouvelle de l’essence de la manifestation sur le plan de la manifestation esthétique qui engage le tout de la phénoménologie. Mais c’est aussi au nom de la phénoménologie que Dufrenne transgresse les données de la phénoménologie de ses prédécesseurs, et s’engage en une voie métaphysique qui n’est autre qu’une métaphysique de la Nature. Parce que la Nature a l’initiative de sa manifestation, la phénoménologie doit ressaisir la dynamique qui est la sienne et qui a eure au sein des images qu’elle enveloppe et dont elle est la matrice.
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Dufrenne, « L’imaginaire », EPh2, p. 106-107. Dufrenne, LP, p. 142, note 1. Ibid., p. 186.
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Selon la voie ouverte par Dufrenne, et déjà tracée par MerleauPonty, l’imaginaire ne dépend d’aucune projection subjective sur le monde, perspective qui se heurte d’ailleurs à la question de sa propre possibilité. Si le réel ne secrète pas l’imaginaire, la projection subjective serait impossible, mais ses conditions ontologiques de possibilité en marque l’inutilité. Il faut que les choses imaginent pour que la projection ait lieu si bien qu’il n’y a pas projection mais bien accueil d’un imaginaire cosmologique. Bachelard s’avance vers une compréhension radicale de l’image : il découvre sa profondeur matérielle, la rêverie intérieure à la perception, la rêverie poétique qui l’innerve, soutenue par la cohésion élémentaire de la matière — ré exions qui nourrissent les œuvres de Merleau-Ponty et Dufrenne. Ces notions d’élément et de rêverie permettent de donner sa gure concrète à la dynamique de l’image, à un imaginaire objectif que Bergson lui-même ne soupçonne pas. Si Bachelard rompt avec le subjectivisme sartrien et permet de cheminer vers le sens vrai de l’image dans son acception cosmologique et de déceler la relation primordiale de l’homme au monde, il n’en tire pas la conséquence d’une cosmologie élaborée selon l’imaginaire. La phénoménologie de l’imaginaire possède donc des implications ontologiques et épistémiques car il faut à la fois réformer notre compréhension de l’être à hauteur d’imaginaire et celle de la connaissance, de la vérité, dont la part d’adéquation engage la création. Il ne saurait y avoir d’adéquation à une réalité pensée sur le modèle de l’objet — possédant un ensemble de déterminations xes : les choses ne sont pas essentialisées — avec lequel il serait possible de coïncider. Dufrenne propose de son côté une compréhension nouvelle de cet entrelacs entre le moi et le monde. C’est le sens de sa théorie des a priori subjectifs et objectifs, de l’a priori existentiel qui met d’intelligence avec le monde au point d’en capter la profondeur expressive. La rêverie imaginative laisse entrevoir une pensée de la relation de l’homme au monde qui ne pouvait que solliciter l’attention de Dufrenne comme elle sollicita très tôt celle de Merleau-Ponty. Mais Bachelard maintient les privilèges du Cogito, insiste sur la distinction entre le rêve et la rêverie qui tient son avantage sur le rêve nocturne de ce que l’image verbalisée dépend d’une « conscience vigile qui choisit son rapport au monde »73. Une phénoménologie de l’imaginaire libérée du subjectivisme découvre une rêverie cosmique qui plonge au cœur du monde, gon e la perception d’une imagerie qui en décèle le potentiel d’imaginaire. Il ne su t pas de découvrir que le réel sollicite l’imagination mais bien qu’il 73
Wunenburger, Bachelard, poétique des images, p. 157.
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y a une dimension imaginaire du réel, et que c’est la Nature qui imagine en nous. Ce chiasme de l’imaginaire suppose en outre de comprendre que l’homme apparaisse dans le monde et puisse se laisser investir par la puissance imageante de la Nature. Cette question n’est pas même entrevue par Bachelard qui ne parvient pas non plus à constituer à strictement parler une cosmologie de l’imaginaire, si bien que la question de l’émergence de la puissance imageante de l’homme au sein de la Nature en sa dynamique ne pouvait se poser. La notion d’un imaginaire « objectif » rapproche en outre Dufrenne de Merleau-Ponty mais Dufrenne se démarque de son prédécesseur sous la pression d’une phénoménologie de l’imaginaire qui le conduit à élaborer la notion d’imaginable et de virtuel. Montrons ainsi que Merleau-Ponty édi e une ontologie de l’imaginaire tout en manquant pour une part la puissance imaginante de la Nature et certaines ressources propres aux images. Confronter la philosophie dufrennienne à cette ontologie permet de xer au plus près son sens et sa portée.
3/ L’image rayonnante L’acquis de la démarche n’est autre qu’une désubjectivisation de la notion d’image. Or, sans rien perdre de sa puissante originalité, la phénoménologie dufrennienne est de ce point de vue marquée par l’œuvre de Merleau-Ponty déjà croisée et, dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique, Dufrenne s’y réfère. Il s’agit de penser pleinement la notion d’image expressive dans ses potentialités diverses, existentielles — dans le rapport entre les hommes et dans sa puissance cosmologique. D’abord, lorsqu’il est question pour Dufrenne de comprendre à son tour le sujet dans son rapport au monde, au niveau de la présence, il évoque la vie irré échie du corps dans sa dynamique motrice engagée dans le monde. La vie corporelle, dans son rapport au monde, sur le plan du sentir, livre ainsi le sens concret de l’existence, et le corps est le Dasein libéré de l’abstraction qui grève l’analytique existentiale élaborée dans Sein und Zeit. Or cette focalisation sur la corporéité, sur sa vie propre, qui se révèle expressive, dépend d’une proximité première entre les deux philosophes tenant à leur manière commune d’e ectuer la réduction phénoménologique, conjurant l’idéalisme transcendantal sous toutes ses gures. Pourtant, seul Dufrenne parvient à livrer le cadre théorique adéquat à une philosophie de l’imaginaire qui suppose une phénoménologie de l’imagination et du sentiment. Nous commencerons par la parenté évoquée quant à la réduction accomplie également par Merleau-Ponty en suivant
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la voie de l’art, dès 1945. De cette démarche réductive dépend la caractérisation du sujet et celle des choses que le monde enveloppe et qu’il s’agit de comprendre comme autant d’images. Merleau-Ponty accorde à ce concept une attention dès ses premiers essais au point que le plan des images n’est autre pour lui que celui de l’Être. Il est donc particulièrement pertinent, en outre, d’approfondir l’élaboration de la notion d’image en prolongeant la lecture que Merleau-Ponty et Dufrenne e ectuent de la théorie bergsonienne. Pourtant, sur cette question d’une ontologie de l’imaginaire, les deux phénoménologues divergent, ce que montre L’œil et l’oreille lors d’une confrontation avec l’ontologie de la Chair. L’Être et l’imaginaire La réduction marque l’entrée en phénoménologie, si bien que la radicalité propre aux di érents phénoménologues dépend de la rigueur inhérente à leur accomplissement de la réduction. La réduction esthétique telle que la pratique Dufrenne lui permet de retrouver cette idée de l’impossibilité d’une réduction complète que Merleau-Ponty formule dans l’Avant-Propos de la Phénoménologie de la perception et qu’il indique selon les mêmes termes dans Le Visible et l’invisible74. Cette impossibilité est découverte aussi bien négativement — par la critique de la voie idéaliste d’une réduction complète — que positivement par une refonte de son geste inaugural. En e et, si l’épochè, la suspension de l’attitude naturelle, débouche sur la constitution du monde par le sujet transcendantal alors la transcendance du monde est perdue sous l’e et d’une intériorisation de l’apparaître. On sait que la réduction entend restituer le sens d’être du monde sans le résorber au sein de la conscience selon la voie de la métaphysique cartésienne si bien que la réduction décèle le sens véritable de l’intentionnalité en tant que visée de la transcendance. Mais il y a de la sorte un hiatus entre ce que prétend accomplir le phénoménologue et ce qu’il e ectue : car la constitution transcendantale implique une absolutisation de la subjectivité. Au contraire, si le phénoménologue s’en tient à ce qui se donne, il découvre la corrélation essentielle entre le sujet percevant et le monde, le sujet étant corps de part en part. Selon cette voie également, Pato ka décrit la structure de l’apparaître qui rassemble le sujet désormais non constituant, ou ego asubjectif, le monde paraissant, et le comment de la manifestation, à savoir l’horizontalité. Aussi le sujet perçoit le monde du dedans, si bien que l’épochè, 74 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, « Avant-Propos », p. VIII ; Le Visible et l’invisible, p. 232.
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permettant de faire paraître l’apparaître, ne reconduit pas à la conscience transcendantale au sein de laquelle le monde se constitue mais au monde depuis lequel la manifestation advient pour un sujet, et non par lui. La réduction est achevée sans être complète : achevée car elle produit les résultats escomptés par le phénoménologue, à savoir la découverte de la corrélation intentionnelle et du sens d’être des termes qui la composent ; incomplète, car la réduction s’e ectue sans reconduction à la conscience ressaisie comme absolu constituant. De son côté, Dufrenne l’indique dans La Notion d’a priori en mettant l’accent sur la corrélation entre nitude et donation : une phénoménologie de la nitude — sans laquelle elle cède à l’idéalisme — prend acte que le phénomène est donné et non construit ; et c’est la vérité de la philosophie kantienne qui a su mettre l’accent sur la réceptivité de la sensibilité. Aussi il n’y a de phénoménologie de la nitude qu’à la condition de faire droit au dualisme, puisque toute expérience suppose que le phénomène est irréductible à l’en soi qui se donne, et c’est pourquoi Dufrenne montre que la métaphysique est appelée par la phénoménologie. La question est alors de savoir comment dépasser la nitude sans la nier, ce qui requiert un dépassement interne, cheminant du phénomène à ce qui l’excède et, selon la conceptualité dufrennienne, du monde à la Nature. Alors, la réduction phénoménologique se double d’une réduction cosmologique, la seconde étant appelée par la première. Demeurant pour le moment sur le plan phénoménologique, il est décisif que Merleau-Ponty — comme Dufrenne — signale de ce point de vue les novations théoriques de Bergson. Merleau-Ponty écrit à propos de Matière et mémoire, et de sa théorie des images : « Il ne dit pas du tout que les choses sont des images au sens restrictif, du “psychique” ou des âmes, — il dit que leur plénitude sous mon regard est telle que c’est comme si ma vision se faisait en elles plutôt qu’en moi, comme si d’être vues n’était qu’une dégradation de leur être éminent, comme si être “représentées”, — paraître, dit Bergson, à la “chambre noir” du sujet loin d’être leur dé nition résultait de leur profusion naturelle. Jamais encore on n’avait établi ce circuit entre l’être et moi, qui fait que l’être est “pour moi” spectateur, mais qu’en retour le spectateur est “pour l’être”. »75
Le pas accompli par Bergson le situe par-delà l’alternative du réalisme et de l’idéalisme, et il conjure par avance les apories propres à la phénoménologie de Husserl qui, de son côté, cède à l’idéalisme en dépit des avancées de la phénoménologie génétique. Bergson s’approche d’une 75
Merleau-Ponty, « Bergson se faisant », Signes, 1960, Paris, Gallimard, 1998, p. 233.
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ontologie du sensible et de la gure du chiasme comme réquisit pour comprendre l’essence de la manifestation, bien qu’il s’agisse là d’une lecture spéci que empreinte d’une conceptualité étrangère à son œuvre. Penser l’ensemble des images comme un plan homogène compris comme visibilité immanente, c’est penser que la perception se précède dans les choses et qu’elle survient à l’occasion du retard de l’action que permet la corporéité humaine, du moins c’est ainsi que la perception pure survient. Merleau-Ponty y voit les éléments d’une approche chiasmatique de la perception, synonyme de ce circuit entre l’être et moi, signi ant que la réduction, permise par cette théorie des images, n’est pas complète, le circuit décrit échappant au péril de l’unilatéralité subjective de la constitution. La perception s’e ectue depuis le monde qui est donc pour moi parce que je suis pour l’être. Ainsi, la manifestation du monde au corps n’est rien d’autre que la manifestation du monde par lui-même au sein du corps, puisque nous en sommes. Reste que la théorie des images témoigne d’un travers symétrique inverse, à savoir un aveuglement quant à la structure intentionnelle de la conscience76 : la visée subjective s’e ectue dans les choses au point que la perception se déploie pour ainsi dire sans visée, du dedans du monde. On pourrait rétorquer qu’il y a une transcendance du corps qui est l’identité d’une réceptivité — la réaction au mouvement reçu n’est pas immédiate — et d’une visée, puisque cette réceptivité est tramée par les besoins qui sont ceux du corps spéci que des hommes. C’est d’ailleurs en ce sens que Dufrenne s’oriente en indiquant que le corps tel que le comprend Bergson possède la même fonction que le Dasein. Il est quali é par son être-en-situation et sa transcendance, bien que la transcendance ne soit pas décrite de façon adéquate. À la fois le Dasein concret est corps mais la corporéité en question n’est pas réductible à la vie biologique, et c’est en quoi il faut penser, à la manière de Merleau-Ponty, l’existence comme corps et le corps comme existence. De ce point de vue, Dufrenne souligne que Merleau-Ponty s’inscrit dans le sillage de Bergson tout en accédant à une compréhension du corps plus rigoureuse, puisque la vie se trouve ressaisie par Bergson, sur ce plan, en termes de besoins. Pourtant l’un et l’autre manquent la dynamique subjective que seule une phénoménologie du désir — articulée aux besoins — et une phénoménologie du sentiment
76 « Il y a donc cécité de Bergson à l’être propre de la conscience, à sa structure intentionnelle. » (Merleau-Ponty, L’union de l’âme et du corps chez Biran et Bergson, Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty à l’École Normale Supérieure (19471948), recueillies et rédigées par Jean Deprun, Paris, Vrin, 1997, p. 81).
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— première épreuve de l’être-là du monde — permettent de dé nir. Or la théorie des images se heurte à un second travers déjà entrevu et qui conduit Merleau-Ponty, comme Dufrenne, à une théorie de l’image rayonnante, expressive, si bien que les deux griefs énoncés se composent, car il faut que le sujet de la corrélation soit à la hauteur du phénomène qui se donne et témoigne lui-même d’une dimension expressive. Et MerleauPonty aborde précisément la corporéité en termes d’expression, Dufrenne s’inscrivant dans son sillage tout en rompant avec lui au nom d’une phénoménologie du désir et du sentiment, appelée par l’accueil du perçu ressaisi en tant qu’image expressive. C’est alors le sens du chiasme qui est remodelé en tant qu’il se trouve dynamisé selon le désir. C’est en outre dans le cadre d’une commune confrontation avec Sartre que Merleau-Ponty et Dufrenne élaborent une pensée de l’image, ouvrent la voie à une ontologie de l’imaginaire étrangère à Sartre, et conquise également à l’écoute des analyses de Bachelard sur lesquelles nous nous sommes attardées. Or l’imagination est envisagée comme une modalité de l’intentionnalité, et c’est la voie tracée par Husserl que reprennent aussi bien Sartre que Merleau-Ponty et Dufrenne : l’image, et d’abord l’image mentale, est cette « voyance qui nous rend présent ce qui est absent », e ectuant de la sorte une « percée au cœur de l’Être »77. Cette absence est multiplement quali ée car elle consiste aussi bien en l’inexistence du centaure que dans l’éloignement spatio-temporel, absence qui est donc conjurée par l’imagination. Merleau-Ponty l’écrit : « L’image est quelque chose de mystérieux, d’habité […]. L’image est en quelque sorte une incarnation. » Et il ajoute : « L’image n’est jamais un simple re et mais une quasi-présence. »78 La question centrale est alors de penser cette quasi-présence de l’imaginaire, ce qui conduit Merleau-Ponty à une réforme ontologique radicale. Il s’agit pour lui d’établir que notre « vie réelle, en tant qu’elle s’adresse à des êtres, est déjà imaginaire »79. Dès lors, la distinction établie par Sartre, dans L’imaginaire, entre conscience percevante et conscience imageante s’érode sans pourtant entraîner une confusion pure et simple entre le réel et l’imaginaire. La perception se trouverait, dans cette hypothèse, ctionnalisée, et avec elle la possibilité de distinguer réel et ction s’e acerait. Cette possibilité ne pourrait alors pas même venir à l’idée. Merleau-Ponty 77
Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 41 Merleau-Ponty, Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne 19491952, Lagrasse, verdier, 2001, p. 317 ; voir F. Colonna, « Merleau-Ponty penseur de l’imaginaire », Chiasmi international, n°5, 2003, p. 112. 79 Merleau-Ponty, L’institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, 2003, p. 194. 78
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interroge la distinction entre conscience perceptive et conscience imageante, la première étant conscience d’être tandis que la seconde est conscience de néant, et il conteste qu’il y ait une di érence de nature entre ces deux consciences. L’eidétique sartrienne pose la conscience percevante comme passive ou réceptive alors que la conscience imageante est spontanée, la première est donatrice d’un monde, l’imaginaire formant au contraire un anti-monde. Corrélativement, alors que la conscience perceptive est riche, et témoigne d’une profusion in nie, la conscience imageante est pauvre, elle est une quasi-observation. Cette quasi-observation, dans sa pauvreté, n’apprend rien car l’imaginaire est constitué de ce que je projette en lui et, par conséquent, il est de l’ordre de l’irréel, du néant, alors que la conscience percevante est de l’ordre de l’observation, elle enveloppe une exploration qui livre sans cesse de nouveaux aspects enrichissants la description. De ce point de vue, Sartre se situe à la fois dans le sillage de Husserl et d’Alain dont il ravive les analyses menées depuis la description de l’imagination du Panthéon80 dont je ne peux — en images — dénombrer les colonnes ; ce que permet au contraire l’expérience perceptive du Panthéon. La perception est la donation du Panthéon livré en chair et en os, et il est donné selon des esquisses qui se renouvèlent de façon incessante, si bien que cette expérience engage une découverte ellemême incessante se prêtant au dénombrement. Or la phénoménologie de l’imaginaire élaborée par Merleau-Ponty présente un surcroît de rigueur descriptive, il se trouve dès lors conduit à défaire les analyses de Sartre dont le tranchant n’est pas respectueux des choses mêmes. Pour notre propos, deux de ces griefs doivent être retenus, d’autant qu’ils recoupent la voie dufrennienne. (1) Considérons d’abord la critique de l’imaginaire conçu comme inobservable, qui s’accentue sur deux plans : celui de l’imaginaire lui-même et celui de la perception comprise en tant qu’observation. Merleau-Ponty écrit : « […] il n’y a pas de chose pleinement observable, pas d’inspection de la chose qui soit sans lacune et qui soit totale ; nous n’attendons pas pour dire que la chose est là de l’avoir observée ; c’est au contraire son aspect de chose qui nous convainc aussitôt qu’il serait possible de l’observer. Dans le grain du sensible, nous trouvons l’assurance d’une série de recoupements qui ne font pas l’eccéité de la chose, qui en dérivent. Réciproquement, l’imaginaire n’est pas un inobservable absolu : il trouve dans le corps des analogues de lui-même qui l’incarnent. Cette distinction, comme les autres, est à reprendre et ne se ramène pas à celle du plein et du vide. »81
80 81
Alain, Système des beaux-arts, Paris, Gallimard, [1926], 2014, p. 345-346. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 108
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Cette description phénoménologique s’enracine dans un retour à la description husserlienne de la donation par esquisses dont Sartre escamote une dimension pourtant décisive et qui tient à l’a ranchissement à l’égard de l’ontologie de l’objet, pour le dire selon la conceptualité de Merleau-Ponty. En e et, sur le plan originaire de la perception, les choses se donnent comme mêlées d’une irréductible absence, loin d’être de l’ordre d’une présence pleine qui, précisément, est le modèle métaphysique de la présence ordonnée à une théorie de la vérité-adéquation. Il y a une stricte corrélation entre gnoséologie et ontologie : parce que la chose est pensée comme présence pleine, comme essence (entendue comme ensemble de déterminations xes et immuables), la connaissance de cette présence ne peut prendre la forme que de l’adéquation, qui se trouve comme appelée par l’identité de l’essence. Parce que l’essence coïncide avec elle-même, la connaissance consiste dans la coïncidence épistémique avec cette coïncidence ontologique qu’est l’essence. Autrement dit, Sartre méconnait la dimension d’irréductible absence au cœur de la présence, que la richesse ontologique du monde a pour contrepartie l’absence propre à ce qui se donne. S’il est vrai que Sartre échappe à l’illusion d’immanence, il cède à un autre travers de la métaphysique, celui de son idéal épistémique, et il manque ce trait qu’une phénoménologie de la perception décèle, à savoir que la présence ne se soutient comme transcendance qu’en vertu de cette dimension d’absence. Les descriptions sartriennes de la richesse in nie de la perception devraient conduire à reconnaître l’envers de cet endroit qu’est la profusion perceptive, à savoir l’absence située au cœur de la présence. Cette richesse in nie a bien pour contrepartie que toute perception est donation par esquisses, ce qui signi e qu’il y a une dimension d’absence inhérente à toute donation. Or, cette absence ontologique n’est pas la contrepartie de notre nitude anthropologique car elle est une exigence de l’Être qui, dès lors, se donne comme monde. Parce que l’Être est irréductiblement transcendant, il se donne comme ce qui échappe, si bien que toute donation est présentation d’un imprésentable. De façon plus radicale que Husserl, Merleau-Ponty montre que la découverte de l’horizontalité de la perception ouvre la voie à une ontologie échappant à la métaphysique de la présence. En e et, l’horizon entendu comme mode de donation enveloppe un « nouveau type d’être »82, celui d’une présence inépuisable. Autrement dit, le visible se trouve tramé d’invisible, et une présence exhaustive s’inverserait en une non-présence. Dès lors, on est sur la voie 82
Ibid., p.195.
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pour comprendre que l’imaginaire n’est pas un inobservable absolu, car il est une quasi-présence. Voilà ce qu’atteste une description phénoménologique engagée de plusieurs points de vue, considérant les œuvres de ction, l’image mentale et la perception elle-même, qui possède une dimension imaginaire de même que l’imaginaire est de l’ordre de la perception. Mais avant d’en venir à ce spectre de l’imaginaire, qui renvoie à la source de l’Être qui imagine dans la perception, montrons (2) que cette ontologie des images s’e ectue selon une critique déjà entrevue de la théorie sartrienne de l’analogon, dont Merleau-Ponty met en évidence la dimension aporétique dès sa recension de L’imagination en 1936. Merleau-Ponty écrit de ce point de vue : « De même on peut trouver que Sartre juge sévèrement la distinction de matière et forme dans l’image, quand il la trouve chez certains psychologues, et accorde trop vite à Husserl sa distinction de hylé et de morphé […]. »83 Autrement dit, c’est le dualisme de la description sartrienne qui se trouve stigmatisée car, selon Sartre, la conscience imageante est spontanée, et c’est elle qui constitue l’analogon comme tel, si bien qu’il cède e ectivement à une perspective dualiste sous la gure de la distinction matière/forme. Or il est pourtant manifeste que les analoga ne sont pas tous propices au déploiement de la conscience imageante, et que toute matière n’est pas le support passif de la conscience imageante. Comme l’écrit MerleauPonty, la conscience imageante n’est pas le « pur pouvoir de viser n’importe quoi à travers n’importe quel emblème »84. Concernant l’image mentale, une photo est une image qui possède la puissance d’évoquer mon ami Pierre et, pour ce qui est de la qualité de majesté, suivant Dufrenne qui e ectue une critique parallèle, précisons qu’elle est exprimée par la montagne, et non par un brin d’herbe. La matière possède une puissance propre qui permet aussi de rendre compte de la fascination ou de l’envoûtement que certains phénomènes suscitent, et que MerleauPonty quali e par la notion de symbole, irréductible au signe. Ce dernier entretient une relation extrinsèque et conventionnelle avec ce qu’il désigne — comme un panneau routier — alors que le symbole engage une relation intrinsèque ou expressive avec ce qu’il évoque, et cette relation se confond avec sa puissance d’imaginaire. C’est en quoi, précise Merleau-Ponty, la « notion d’un symbolisme onirique [est] la pierre de
83
Merleau-Ponty, Parcours (1935-1951), « L’imagination », Lagrasse, Verdier, 1997,
p. 54. 84 Merleau-Ponty, Résumés de cours (Collège de France, 1952-1960), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1982, p. 68.
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touche d’une théorie de la passivité. »85 Les choses possèdent une puissance imageante, ou une expressivité de rayonnement que la perception sauvage recueille loin que la conscience imageante, spontanée, constitue l’analogon comme image. Cette puissance des choses — qui prennent la gure d’images par lesquelles l’Être se donne à une perception sauvage — se spéci e de façon distincte, que ce soit dans l’imaginaire du rêve, des œuvres d’art ou des choses elles-mêmes, les œuvres d’art donnant à voir ce rayonnement en quoi consiste l’imaginaire ontologique. Considérons l’imaginaire romanesque Il déploie un monde qui possède une consistance propre, une logique qui n’est pas celle de la métaphysique inféodée aux principes de raison et d’identité : « un roman réussi existe non comme somme d’idées ou de thèses, mais à la manière d’une chose sensible, et d’une chose en mouvement qu’il s’agit de percevoir dans un développement temporel, dont il s’agit d’éprouver le rythme et qui laisse dans le souvenir non pas un ensemble d’idées, mais plutôt l’emblème et le monogramme de ces idées »86 ; ce que désigne le concept d’image rayonnante87. Toute appréhension d’un roman — sur lequel nous nous focaliserons — suppose de renoncer à la distinction de la forme et du fond, car la forme, le style, secrète le fond lui-même, si bien que les idées sont enserrées dans le sensible de l’œuvre : c’est le style qui est rayonnant. Dès lors, le roman existe à la manière des choses sensibles car le sens de la chose est inséparable de sa texture sensible, il lui est immanent, et se donne comme un thème omniprésent dans la chose. Il traverse ses qualités sensibles. Ainsi en est-il du jaune du citron dont la couleur porte déjà l’acidité et le toucher acidulé de sa surface. Or cette dimensionnalité du citron se repère sur d’autres choses du monde, comme sur le piquant de certaines attitudes ou regards, qui ne sont pourtant pas présents, mais que le jaune citron évoque, et donne à voir : il est une image rayonnante car il est un rayon de monde88. Une dimension du monde paraît selon le prisme de sa manière d’être. Première façon de saisir le croisement entre la dimension imaginaire de la perception et la dimension perceptive de l’imaginaire. Mais le roman dévoile lui-même une manière d’être, un style qui est à la fois et indiscernablement le style de l’écriture et celui des personnages, si bien que le style stendhalien exprime le style énergique de certains de ses personnages, qui sert
85 86 87 88
Merleau-Ponty, L’institution, p. 197. Merleau-Ponty, Causeries (1948), Paris, Seuil, 2002, p. 60-61. Ibid., p. 58. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 271.
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d’emblème à une certaine manière d’être se trouvant de la sorte dévoilée de façon quintessenciée. Cette analyse — inchoative chez Merleau-Ponty — est patente chez Dufrenne qui montre que la conscience imageante, dans la perception esthétique, est moindre puisqu’elle témoigne d’une plénitude qui n’a pas à être éto ée par l’imagination. La nouveauté de la philosophie merleaupontienne concerne de ce point de vue la découverte de la dimension imaginaire de la perception qui engage un « onirisme de la veille » si bien que, inversement, il y a un caractère « quasi perceptif du rêve »89. Et Merleau-Ponty d’ajouter : « Nos relations de la veille avec les choses et surtout avec les autres ont par principe un caractère onirique : les autres nous sont présents comme des rêves, comme des mythes, et ceci su t à contester le clivage du réel et de l’imaginaire. »90 En ce qui concerne les choses, il y a une dimension onirique de la perception car elles témoignent d’une présence rayonnante, enveloppant l’absence, ou plutôt, la présence d’une chose témoigne d’une profondeur telle qu’elle possède une puissance d’évocation, de convocation tacite de choses absentes. Voilà ce qu’éclaire cette référence à la poésie ; il écrit : « Claudel dit à peu près qu’un certain bleu de la mer est si bleu qu’il n’y a que la mer qui soit plus rouge. »91 Dans un discours régi par les impératifs de la logique, cette formule ne veut rien dire, car elle est transgenre, elle mêle des registres distincts, associant le sang et la mer. Pourtant, l’intense profondeur du bleu marin évoque celle du sang qui s’unissent ainsi selon une commune dimension qu’ils cristallisent et qui les dépassent l’un et l’autre pour donner à voir une dimension qui parcourt le monde et le constitue dans sa dimensionnalité. Aussi la perception du bleu de la mer témoigne d’une ressemblance avec le rouge sanguin marquant l’être métaphorique du monde qui résonne comme un série ouverte de correspondances au sens où l’entend Baudelaire92 et qui trouve sa formule exacte au sein d’une ontologie du sensible. Tout quale possède une « existence atmosphérique »93, et l’on a déjà établi que les mondes esthétiques possèdent 89
Merleau-Ponty, L’institution, p. 194. Merleau-Ponty, Résumés de cours, p. 69. 91 Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 174, déjà cité. 92 Baudelaire, « Exposition universelle — 1855 — Beaux-Arts », in Œuvres complètes, tome 2, Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, rééd., 2011, p. 577. Et nous renvoyons bien sûr au poème intitulé Correspondances, « Les Fleurs du Mal » [1861], in Œuvres complètes, tome 1, Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, rééd., 2001, p. 11. 93 Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 174. 90
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l’être d’une atmosphère par dé nition non circonscrite à un emplacement spatio-temporel déterminé. Merleau-Ponty précise de ce point de vue: « […] l’onirisme n’est pas non-être de la conscience imageante, mais en ligrane dans la conscience perceptive »94, et il ajoute que l’onirisme n’est pas mensonge, mais phénomène95. Le ligrane imaginaire de la perception est essentiel à la perception elle-même car c’est lui qui fait que la donation perceptive marque l’épreuve d’un monde, et partant, fait qu’elle est une perception à rigoureusement parler, l’épreuve d’une transcendance. La conscience percevante enveloppe donc une rêverie poétique, comme le précise Bachelard, à laquelle Merleau-Ponty donne sa gure phénoménologique la plus concrète, ressaisie à partir d’une phénoménologie de la perception. Cette phénoménologie de la vie perceptive, en sa dimension onirique, débouche corrélativement sur une ontologie de l’imaginaire, c’est-à-dire sur la découverte de la « texture imaginaire du réel ». La perception ne possède cette dimension imaginaire qu’autant que les choses se donnent comme des images rayonnantes, comme des rayons de monde qui cristallisent au singulier l’universel-monde dont la présence est celle de correspondances faisant signe vers l’être poétique de la Nature qu’il revient à Dufrenne de théoriser. Penser cette texture imaginaire du réel et, partant, l’onirisme perceptif suppose de réhabiliter le mot d’image dont Merleau-Ponty nous dit qu’il est « mal famé »96. Cette dévaluation de l’image tient à ce qu’elle est comprise comme image-copie, et non comme image-expressive et, pour le dire avec Maldiney, comme image illustrative et non comme image existentielle97. L’exigence est alors de dépasser l’alternative conçue par Platon entre image-simulacre et image-copie, au pro t de l’image rayonnante ou expressive qui est aussi une image métonymique, puisque ce que donne l’image perçue n’est autre que le monde qui se manifeste au sein de cette manifestation perceptive. Il ne s’agit pas de dire simplement que l’image-copie n’a pas d’existence, ni même l’image-simulacre, car la première trouve di érentes gures dans l’art ayant pour critère la ressemblance objective. C’est le cas, par exemple, des tableaux de Rosa Bonheur, mentionnés par Maldiney qui reprend le diagnostic cézannien, les jugeant horriblement ressemblant. Toute grande œuvre, même dite gurative, échappe à cette 94
Merleau-Ponty, L’institution, p. 213. Ibid., p. 220. 96 Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 23-24. 97 Sur l’idée d’un « art existentiel », par contraste avec un « art illustratif », voir Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003, p. 10. 95
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exigence de la ressemblance objective, la puissance du tableau tenant à ce qu’il rend visible l’invisible en faisant paraître la dynamique de l’apparaître. Quant à l’image-simulacre, elle n’est donc plus comprise comme apparence manquant l’exigence de vérité-adéquation au modèle, mais elle est l’image idéologisée que décrit au mieux Dufrenne. Penser les choses comme des images, ce n’est donc pas les déréaliser ni ctionnaliser la perception, mais comprendre au contraire la perception comme présentation d’une transcendance intotalisable qui se donne sous la gure d’images rayonnantes selon le jeu des horizons internes — correspondances unissant les di érentes dimensions de la chose — et des horizons externes — correspondances entre dimensions unissant les choses pourtant sans rapport objectif (comme la mer et le sang). Comme l’écrit Merleau-Ponty, la perception déjà stylise98, ce qui renvoie à sa part onirique et, partant, au monde en sa texture imaginaire, la poésie supposant que l’invisible du visible soit manifesté pour lui-même. Ainsi le poète dévoile les correspondances tramant le sensible, comme celle entre la profondeur du bleu maritime et du rouge sang, et ces correspondances sont sans cesse présentes au sein de la perception bien qu’elles se trouvent au second plan dans la perception ordinaire à tendance objectivante. La poésie et la peinture engagent donc un réveil de la perception sauvage qui marque notre rapport primordial au monde, et c’est en quoi l’art — comme la phénoménologie en son registre propre — nous rapprend à voir le monde. Dans ce cadre, la dimension imaginaire du réel manifeste au sein des relations avec les autres, doit être envisagée, spéci ant d’un point de vue renouvelé cette ontologie de l’imaginaire. Or, le rapport à l’autre, parce qu’il consiste dans le rapport à un être, ne saurait s’e ectuer en transparence, mais il se déploie en ligrane : paraître, pour l’autre, c’est transparaître, et la donation en esquisses est la condition de la donation de son altérité constitutive. Dans le cas contraire, l’autre serait tout entier présent sous le regard et perdrait toute altérité : il ne possèderait pas même la présence des choses qui sont elles-mêmes tissées d’invisible. Parce que nul ne se résout en une unité insécable, atomistique, chacun est multiple, bien que cette multiplicité ne soit pas pure diversité sans lien, car elle possède l’unité d’un style perceptible dans le monde dont chaque vie rayonne. La clairvoyance de l’amour tient à la saisie de ce style d’être qui di use un monde, et le sentiment amoureux est le révélateur de la « personnalité »
98
Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », Signes, p. 67.
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comprise comme une « non-essence »99 car elle est l’unité ouverte d’une multiplicité. L’imagination explore cette dynamique ouverte de l’autre sans jamais la saisir adéquatement, et les amants ne s’étreignent que sous la condition de cette entente dans l’imaginaire, dans ce que la puissance d’un style suggère sans le donner à saisir en transparence. Cette rencontre, tout en s’e ectuant dans l’imaginaire, n’est pas condamnée à l’illusoire, car elle est la présentation de l’autre comme présence d’une absence, et d’une absence qui se présente dans l’imaginaire. Les fantasmes qui enveloppent l’amante ne sont pas des faiseurs d’illusions, signi ant que l’autre s’e acerait derrière l’image fallacieuse que je m’en donne sans que cette image ne capte l’autre en son être. Ainsi, indique Merleau-Ponty, en référence à Proust, « Albertine était (entre autres choses) l’Albertine orgiaque qu’il a cru être une illusion »100. Il y a des illusions de l’amour sans que l’amour ne soit une illusion. Le sentiment amoureux s’exalte dans l’imaginaire, et cette image de l’orgiaque auréole la personne d’Albertine, elle en quali e une dimension qui s’intègre dans le style de son être qui, lui-même, se donne au sein d’une perception sauvage, dans la rencontre sensible-a ective d’où l’amour jaillit. Il y a donc à la fois une hardiesse de l’amour — qui aime l’autre à travers son monde, l’aimant tout entier depuis son style qui en laisse pressentir l’être profond — et une clairvoyance de l’amour en tant qu’ouverture à un être qu’il ne pressent qu’à le manquer et qu’il n’étreint que dans l’échappement. Ces catégories de la possession et de l’échappement sont inadéquates car elles ne font pas alternative, et on ne saisit l’autre que dans son absence. Mais il s’agit là encore d’une existence atmosphérique, si bien que cette ouverture in nie de possibles en quoi chaque être se résout en une non-essence est aussi la seule modalité de sa présence comme autre, si bien que l’expérience de l’autre, à son acmé dans l’amour, s’e ectue dans l’imaginaire. Aussi autrui est toujours présent à distance, il en va ainsi d’Albertine pour le narrateur : « Albertine est présente à distance comme la petite phrase dans les sons, non séparable d’eux et pourtant intangible »101. Albertine possède une présence mélodique in- nie car la mélodie ne se soutient que des sons qui la créent et pourtant ces sons ne prennent leur gure achevée qu’au sein de la mélodie. Tout ce qui paraît d’Albertine,
99
Merleau-Ponty, L’institution, p. 74-75. Ibid., p. 75, texte cité par A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, p. 200. 101 Ibid., p. 74. 100
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chacune de ses expressions expriment son être total qui, pourtant, les excède toutes. Cette présence à distance est donc une présence imaginaire et pourtant réelle, car elle est l’unique présence de ce qui excède toute donation, bref, la présence de l’autre en son altérité irréductible. MerleauPonty rompt ainsi avec Pascal qui montre qu’« On n’aime pas que des qualités mais on aime qu’à travers des qualités. » Chaque qualité n’est pas une détermination atomistique par ailleurs vouées à disparaître sans que je puisse atteindre l’être de la personne, son identité secrète. Ces qualités ont le statut de pars totalis au sein de la personne qui n’est pas autre que ses qualités sans se réduire à aucune ni à leur somme, car la personne est un style qui se di racte sans se perdre et qui s’ouvre en se multipliant sans s’émietter en une poussière de qualités sans lien. L’amour n’est donc pas une illusion car on n’aime pas que des qualités : à travers ces qualités, c’est l’unité dynamique de la personne qui transparaît et qui ne paraît qu’à transparaître102, en se donnant en ligrane sur le mode du pressentiment, c’est-à-dire sur le mode de la présence d’une absence. Il s’agit donc d’une présence imaginaire, synonyme de la présence atmosphérique de la personne, qui est elle-même une image rayonnante. Mais le rayonnement est alors irréductible à celui des choses, car il est une liberté à l’œuvre, toujours à réaliser et non une expressivité e ectuée, bien que cette libre dynamique se déploie sur fond de monde et des dispositions sédimentées de la personne. L’expressivité des choses n’est pas statique puisqu’elle enveloppe une générativité ontologique, cependant, cette expressivité, lorsqu’elle est celle de l’homme, est l’expressivité d’une vie enveloppant une activité au second degré, en première personne. Précisons toutefois qu’il y a plusieurs manières d’être dans l’illusion à l’égard d’autrui, retrouvant la perspective dufrennienne d’un imaginaire idéologisé, mais on peut aussi, de ce point de vue, mobiliser les descriptions de Maldiney. On découvre deux manières de manquer autrui, en le réduisant à une image, sur le mode de la caricature, ou sous l’e et de l’ignorance par laquelle je survole l’autre sans le rencontrer. La première éviction nous intéresse davantage puisqu’elle engage une pensée de l’image : la puissance de l’image est aussi celle de la réduction de l’altérité de l’autre. L’image est alors ce qui se substitue à l’autre, loin d’être l’imaginaire de l’autre, éveillé selon lui et le monde qui est le sien. MerleauPonty s’engage, en ce sens, lorsqu’il montre le danger de la stéréotypie qui enferme dans un rôle103. L’enfermement dépend aussi, dans mon rap102 103
Merleau-Ponty, Psychologie et pédagogie chez l’enfant, p. 566-567. Ibid., p. 566.
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port à l’autre, du regard que je lui adresse. Mon regard peut en e et objectiver l’autre en une image, ce qui m’interdit alors toute ouverture à son être ouvert au monde. De ce point de vue d’ailleurs, Merleau-Ponty croise les analyses sartriennes, car le rapport à l’autre est aussi celui de l’objectivation en une image par le regard qui ge mais cette réi cation en une image n’est pas la gure originaire du rapport à l’autre104. En outre, Merleau-Ponty met en évidence le vertige de la vie à plusieurs, d’abord avec la gure du tiers, ensuite dans le cadre politique d’une ré exion sur l’action historique où la « malédiction » du pouvoir est de « ne pas voir l’image de lui-même qu’il o re aux autres ». Dès lors, « le problème de l’autre est un cas particulier du problème des autres »105, si bien que, corrélativement, le problème de l’image devient le problème du miroitement des images. L’expérience de l’autre s’e ectue au prisme de ces images qui peuvent aussi bien m’en éloigner, dans le cas où elles sont idéologisées, que m’en rapprocher, si ce jeu des images potentialise le pressentiment que son apparaître instille en se tenant au ras de sa présence charnelle. Mais l’horizon de l’adéquation ne saurait se clore pour autant et connaître une personne, d’une certaine façon, c’est faire l’expérience de cet échappement incessant, c’est faire l’épreuve des images rayonnantes qu’il donne de lui-même sans jamais qu’elles n’en épuisent la profondeur. C’est donc se déprendre de toutes les images qui l’enserrent pour s’ouvrir aux images qui ouvrent, celle de son style qui est puissance d’un monde et, partant, sans clôture possible. La puissance des images n’est autre que celle de l’Être rencontré au prisme de l’imaginaire car toute présence est nimbée d’absence pour se faire présence. Ce qui se donne possède cette puissance de rayonnement par laquelle ce qui est absent est présent en ligrane, l’invisible étant la membrure du visible. Merleau-Ponty le précise, et c’est l’une des fonctions de la notion de symbole qui désigne le fait que « tout étant peut être accentué comme emblème de l’être » et possède donc la « capacité ontologique »106 de nous ouvrir à l’être. Et Merleau-Ponty d’ajouter que le « symbolisme, c’est l’imaginaire »107. Il y a dès lors un imaginaire qui enferme et engage la stéréotypie, que ce soit sous la gure d’une vie dont la dynamique s’enraye ou carrément dans la pathologie des psychoses. Cet enfermement, Dufrenne le décrit mieux que quiconque lorsqu’il 104
Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 88-89. Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », Signes, p. 273 ; Le Visible et l’invisible, p. 113, note 1. 106 Ibid., p. 323. 107 Merleau-Ponty, L’institution, p. 205. 105
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montre qu’il y a des choses ou des œuvres qui ne sont pas elles-mêmes profondes, si bien que le soi ne peut se réaliser, gagner en puissance d’exister en se perdant en elle, en l’investissant de son désir. L’essence de la manifestation est en tout cas riche de l’imaginaire qui lui livre sa transcendance ontologique, de sorte qu’il y a une chair de l’imaginaire indique Merleau-Ponty : « Pour comprendre cette prégnance de l’invisible dans le visible, cette chair de l’imaginaire (visibilité imminente), il faudrait élucider notre chair, i.e. comment notre vision émerge de notre corps.»108. La Chair, dans la dernière philosophie de Merleau-Ponty, est le nom de l’Être qu’il décèle en suivant un l conducteur phénoménologique : parce que mon corps est chair — chair percevante et parlante — que je suis au monde, il faut penser le monde comme Chair. Ainsi la description phénoménologique du corps de chair qui se touche touchant, qui est un sensible sentant, permet au philosophe de déterminer le sens de l’Être : la chair propre est du même ordre ontologique que le monde auquel elle appartient de part en part, et c’est pourquoi Merleau-Ponty élabore le concept de chair du monde. Si la chair propre est la ratio conoscendi de la Chair du monde, celle-ci est la ratio essendi de la chair propre : c’est en tant que le monde est Chair, de l’ordre du sensible, que notre corps est chair sentante. Mais le concept ontologique de Chair désigne aussi un être de prégnance, tramé de signi cations, il défait le réalisme — ontologie de l’en-soi — comme l’idéalisme pour lequel toute signi cation est implantée par le sujet. Ce concept nomme alors le visible avec cette contrepartie immanente d’invisible qui n’est pas un autre visible accessible ailleurs et autrement, mais la membrure du visible sans laquelle il perdrait sa transcendance, sa profondeur, se niant dès lors comme présence. Voilà ce qui justi e une ontologie selon l’imaginaire, ce que Merleau-Ponty nomme un « imaginaire opérant, qui fait partie de notre institution, et qui est indispensable à la dé nition de l’Être même. »109 Or cette voie ontologique situe Merleau-Ponty dans les parages d’une philosophie de la Nature échappant au naturalisme, pensée de la Nature ouverte par une phénoménologie de l’art. Il précise ainsi que la « peinture est un mouvement, un mouvement qui germe dans l’apparence, qui est dicté par elle, nullement un mouvement inspiré par l’intelligence » ; ce qui revient à dire que le monde paraissant dans le tableau exprime la « nature naturante »110. 108 109 110
Merleau-Ponty, Notes de cours 1959-1961, Paris, Gallimard, 1996, p. 173. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 118. Merleau-Ponty, Notes de cours 1959-1961, p. 56.
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Une dernière question s’impose. Si la perception sauvage est imageante en tant que percevante, en quoi se distingue-t-elle de la conscience imageante, donnant ainsi — de part cette di érence — accès à l’Être ? Le visible, on l’a vu, possède une contrepartie d’invisible, de prégnance, et donc d’imaginaire, si bien que la conscience imageante possède une puissance de révélation de la dimension imaginaire de l’Être, mais cela ne règle pas entièrement la question posée. Cette conquête ontologique n’explique pas ce qui permet de distinguer le réel de l’imaginaire aussi bien au sens de l’image mentale comme de l’imaginaire romanesque par exemple, ou encore hallucinatoire. Sans pouvoir engager la ré exion sur les hallucinations, revenons à cette idée que la perception est notre ouverture originaire au monde et que, comme telle, toute activité ou théorie la suppose a n de pouvoir se déployer : elle est notre initiation primordiale à l’être par laquelle nous nous situons dans la vérité. C’est là également ce qui justi e la distinction de la vérité et de l’illusion, qui ne se donne que sur fond de la vérité ontologique première à laquelle la perception est l’ouverture primordiale. Sans cette ouverture, l’illusion ne pourrait pas être reconnue comme illusion, ou seulement nous venir à l’idée. L’enjeu de la question est décisif : si la perception est mêlée d’imaginaire, tenant à la puissance d’irradiation du réel, qu’est-ce distingue imagination et perception ? D’abord, l’imaginaire est illusoire lorsqu’il enferme et interdit la liberté de la dynamique subjective (stéréotypie), la perception possède au contraire une plasticité comme ressource constante : c’est un premier critère. En outre, la marque de leur distinction tient à la possibilité d’une objectivation. On peut reprendre le cas du Panthéon ou d’un l de fer suivant Merleau-Ponty pour distinguer perception et conscience imageante sans entamer l’idée d’une dimension imageante de la perception : « Silence de la perception l’objet en l de fer dont je ne saurais dire ce qu’il est, ni combien de côtés il a etc. et qui pourtant est là (c’est le critère même de l’observable selon Sartre qui est ici contredit, — et le critère de l’imaginaire selon Alain qui intervient dans la perception. »111 Autrement dit, lors de la perception, je n’e ectue pas le dénombrement des colonnes du Panthéon ni des côtés du l de fer, elle saisit en revanche, de façon plus ou moins marquée, la puissance de rayonnement des choses, comme celle d’un monument, à condition de ne pas être ordonnée à l’action car, dans ce cas, il est déjà question d’une forme d’objectivation. Mais que la perception soit sauvage ou visant la praxis, elle laisse toujours la latitude de compter les colonnes et les côtés, voire d’e ectuer 111
Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 322.
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une mesure en règle du Panthéon comme du l de fer112. La perception n’est donc pas réductible à l’attitude gnosique mais elle en comporte la possibilité, celle de l’émergence de la science sur fond du sentir. Au contraire, dans l’image mentale du Panthéon par exemple, je ne saurais e ectuer ce décompte, ni partant soumettre le Panthéon en image à une analyse scienti que. Mais cela ne signi e pas que l’imaginaire comme tel soit pauvre, qu’il n’enveloppe pas un monde, car c’est justement le propre des images rayonnantes que de porter l’atmosphère d’un monde et, partant, il y a un enseignement par l’épreuve de l’imaginaire ; que ce soit une chose dont la puissance de symbole est manifeste ou une œuvre qui donne à voir le monde et élargit notre perception. Il y a en outre une dimension imaginaire de la perception sans pourtant déclarer la perception imaginaire, indiscernable de la ction. La philosophie de l’imaginaire innerve la phénoménologie de la perception, mais le di érend de Dufrenne à l’égard de Merleau-Ponty n’en demeure pas moins patent, il engage une autre compréhension du monde et du statut de l’imaginaire en son sein. L’imaginable et le virtuel La philosophie merleau-pontienne — inscrit l’imaginaire dans l’Être au point de conjurer tout positivisme et de récuser le clivage de l’imaginaire et du réel — demeure en deçà de ses propres conquêtes. Plus précisément, Dufrenne montre à la fois que Merleau-Ponty manque la Nature en sa puissance imageante et la dynamique subjective qui situe l’imaginaire au cœur du sujet sous la gure du désir d’un monde autre en une acception non théologique. Dufrenne s’attache à cette double carence, et montre que, conséquemment, Merleau-Ponty ne peut élaborer ni une éthique ni une politique enracinées dans une anthropologie philosophique. Il est besoin pour cela de déployer une phénoménologie du désir débouchant sur l’idée d’un désir de justice inhérent à l’humaine condition, ce désir s’accomplissant en une pratique utopique. Dufrenne signale son di érend avec Merleau-Ponty dans un essai qu’il lui consacre en 1982, et par lequel nous commençons car il témoigne d’un tranchant remarquable qui ne va d’ailleurs pas sans un certain manque d’attention à la pensée de son prédécesseur : « Merleau-Ponty n’accepte ni a priori moral, ni a priori politique, ni impératif, ni utopie. Et peut-être ce refus n’est-il pas sans relation avec le fait qu’il ait médité la perception sans jamais faire place à l’imagination et sans 112 Voir F. Colonna, « Merleau-Ponty penseur de l’imaginaire », Chiasmi international, n°5, 2003, p. 137.
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chercher ce que peut être la vérité de l’imaginaire, et pas davantage à l’a ect et au désir. Pourtant, lorsqu’il s’agit de vouloir, ne faut-il pas que la volonté soit animée par le désir, et peut-être que l’imagination soit aussi de la partie ? Davantage, il se peut que l’exigence inconditionnelle ne procède pas nécessairement comme chez Kant du formalisme de la raison, et que ce formalisme soit le masque sous lequel se dissimule un désir de justice — en même temps que le dégoût de l’injustice et de l’inhumain — capable parfois d’inspirer une pratique qu’on dira utopique parce qu’elle n’est pas toute raisonnable. »113
Il est faux de dire que Merleau-Ponty ne fasse pas droit à l’imagination au sein de la perception ou du moins ne décèle pas la dimension imaginaire qui l’investit, de même qu’il s’avance vers une ontologie selon l’imaginaire, nous venons de le montrer. Ensuite, la dynamique désirante de la perception est entrevue par lui, lorsqu’il montre que la perception est un écart maintenu du dedans de l’être s’étayant sur le désir qui se trouve sans cesse relancé par la profondeur ontologique114. Cependant, cette approche demeure inchoative, et c’est la description de la chair propre en tant que sentant-sensible qui prédomine absolument, conduisant à une ontologie de la chair — concept dernier, puisque c’est en lui que la Nature se résout nalement. Il faut penser la Nature « comme chair » écrit Merleau-Ponty, et c’est en quoi il demeure « au seuil d’une cosmologie »115, écrit cette fois Dufrenne de façon pertinente, alors même qu’il reconduit le motif de la chair ; ce qui est patent dans L’œil et l’oreille. On l’a vu, Dufrenne hérite des analyses merleau-pontiennes quant à la perception, décrite à la fois comme expressive et comme ouverture primordiale, corporelle, au monde, et la découverte de cette dimension expressive du corps percevant et du monde perçu devait mettre Dufrenne sur la voie de la théorie merleau-pontienne de l’imaginaire ontologique, car la puissance expressive des choses implique leur statut d’image, ou de pré-image comme l’écrit Dufrenne pour quali er ces pré-choses que livre la perception sauvage. Cependant, il fallait encore déceler la dynamique désirante du sujet, décrite de façon topique dans l’œuvre de Dufrenne, qui, elle-même, dépend d’une naissance métaphysique dont la thématique est juste e eurée par Dufrenne. Cette dynamique désirante est une dynamique imageante qui trouve à s’accomplir 113
Merleau-Ponty, « Comment voir l’histoire ? », Esprit, 1982, p. 49. Merleau-Ponty, La Nature. Cours au Collège de France (professés en 19561960), Paris, Seuil, 1995, p. 284, note a, par exemple. 115 Dufrenne, « Maurice Merleau-Ponty », Jalons, p. 217-218. Nous renvoyons à Naître au monde, p. 271 sq. 114
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dans la perception esthétique, dans l’amour, et au sein des expériences de la fraternité, du jeu, de la fête, et de l’émeute116. En revanche, Dufrenne a su voir avec une exemplaire lucidité l’intérêt de l’ontologie du sensible, élaborée selon une pensée sauvage et expressive. Les notions de déhiscence et d’éclatement originaire — sur lesquelles Dufrenne s’attarde — con nent à une pensée de la Nature, considérée comme la matrice réunissant a priori subjectif et a priori objectif pour le dire selon la conceptualité de Dufrenne. Il décrit alors de façon très claire la tâche qu’il s’assigne : « S’il lui restait quelque chose à faire — il reste toujours quelque chose à penser… — ce n’était pas de transposer la saisie du fond dans les termes d’une ontologie de plus en plus fuyante, c’était de joindre l’idée de Nature à l’idée de fondement, comme l’a priori de tous les a priori, et de surprendre la naissance du dualisme et les métamorphoses de l’homme et du monde à la racine même du monisme. »117 Autrement dit, la pensée dufrennienne consiste en une métaphysique de la Nature qui s’accomplit à l’impossible selon la voie de l’esthétique, dans le sens d’un monisme sans céder au naturalisme, ce qui conduit à faire droit au dualisme, et à rendre compte de l’apparition du sujet de la corrélation au sein de la Nature qui se fait monde pour le sujet, la Nature étant ainsi naturée sous l’e et de cette épreuve. Ces analyses engagent une métaphysique de la naissance, à peine esquissée, et une phénoménologie du désir. Mais la phénoménologie merleau-pontienne manque aussi ce qui rend compte de l’ouverture première au monde comme de la lecture de son expressivité primordiale, à savoir le sentiment. Il faut considérer inséparablement perception, sentiment et désir, ainsi que s’y applique Dufrenne. Et l’on a vu que le sentiment est à la fois l’ouverture primordiale à l’il y a, à l’être-là du monde, ou, mieux, à la Nature — sur fond de laquelle la perception se déploie —, et ce qui accueille l’expressivité du sensible, le sentiment se déployant alors comme sentiment esthétique qui accomplit le sentir primordial. Or, de ce point de vue, on peut xer le sens le plus concret de l’image telle que Dufrenne en élabore le concept. L’image est donnée selon une perception sauvage que le sentiment rend possible et accomplit à la fois, tout en permettant un investissement et un accomplissement du désir métaphysique par exaucement de la présence : l’image rayonnante est une présence superlative en laquelle la puissance du fond a৾eure et le pressentiment de sa puissance engage 116 117
Dufrenne, « Comment voir l’histoire ? », Esprit, 1982, p. 51. Dufrenne, « Maurice Merleau-Ponty », Jalons, p. 220 ; voir aussi IA, p. 265.
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une jouissance cosmologique. L’image est donc expressive car elle exprime un monde en lequel le monde s’exprime. On trouve rassemblées les déterminations principales du concept d’image dans un texte lumineux ; Dufrenne écrit : « Il nous faut revenir ici sur ce que nous avons dit de l’image et du sens équivoque de l’imagination. Certes, l’imaginaire est le corrélat noématique d’une conscience imageante, et l’on peut lui trouver une di érence de sens avec le réel qui est l’objet d’une conscience percevante ; tant que la conscience a l’initiative du percevoir ou de l’imaginer, elle connaît cette di érence et ne peut sans mauvaise fois la mettre en doute. Toutefois cette di érence se manifeste et s’éprouve surtout entre les cas extrêmes : entre les fantasmes d’une imagination délirante qui se coupe du monde et les représentations d’une perception attentive et soucieuse d’éviter toute illusion. Mais il se peut que certains objets, en même temps que nous les percevons, sollicitent en nous l’imagination et requiert autour d’eux un halo d’imaginaire, sans que cet imaginaire soit alors, comme dans le rêve, illusoire et irréel. Ces objets sont précisément les grandes images dont nous parlons, ces formes prégnantes, ces points-clés qui se détachent pour composer un réseau sur un fond plus amorphe voué à la praxis quotidienne, comme le sacré se détache sur le profane. Ces objets intensément perçus, nous les avons appelés images. L’image ici ne désigne pas ce savoir virtuel qui vient donner sens au perçu : le perçu est de part en part image, mais sans que le réel soit irréalisé, converti en imaginaire ; bien plutôt est-il sur-valorisé, puisqu’il s’illimite aux dimensions d’un monde. Il semble d’ici l’image soit donnée avant tout acte d’imagination ; il se peut qu’elle nous convie à imaginer […], mais sans qu’elle procède de notre imagination : c’est d’abord à notre perception qu’elle se propose. Nous la nommons image pour dire qu’elle apparaît, qu’elle force notre regard et parfois tous nous appareils sensoriels ; nous désignons par là une certaine qualité du perçu, sa prégnance, son insistance, son éclat, son pouvoir d’irradiation. »118
La phénoménologie de la perception conduit à une ontologie des images, non pour déréaliser le réel, et s’avancer vers une philosophie idéaliste où les choses seraient réduites à des images selon la voie d’une immanentisation impliquant une subjectivation du réel. Le concept d’image est requis pour désigner les choses en leur puissance de manifestation qui s’e ectue selon leur puissance expressive. Ainsi, cette notion désigne une qualité du perçu, sa prégnance par laquelle les choses possèdent une signi cation immanente à leur texture sensible et secrètent un sens depuis leur acte d’exister ; ce que Dufrenne quali e par les concepts d’éclat et d’irradiation, l’éclat permettant en outre de dé nir la beauté associée à la plénitude de la présence qui force notre regard en 118
Dufrenne, LP, p. 233.
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cela qu’elle l’appelle et le comble. Or si le perçu est de part en part image, c’est qu’il est toujours expressif, bien que cette expressivité témoigne d’une amplitude distincte de sorte qu’il y a aussi de l’inesthétique dans la Nature. Le perçu n’est donc pas converti en imaginaire, mais il y a une dimension imaginaire du perçu qui tient à cette dimension expressive signant sa cosmicité : la cosmicité d’une chose est corrélative de son existence atmosphérique par laquelle elle rayonne d’un monde. Ainsi l’expressivité du cheval ne dépend pas de sa chevaléité mais elle tient à sa noblesse qui est immédiatement donnée, recueillie dans la perception alliée au sentiment. Mais cette noblesse que le cheval cristallise en une guise singulière irradie sur d’autres choses du monde, ou sur un comportement, et partant rayonne aux dimensions d’un monde. Les choses-images sont donc intensément perçues parce qu’elles comblent le désir qui est exaucé par l’éclat de ces réalités sensibles : capter l’expressivité atmosphérique des choses, c’est être d’intimité avec le monde que les images portent et, partant, avec le monde qui est la puissance de toutes ces puissances que sont les choses. Ces choses sollicitent l’imagination sur le fondement de la perception que nous en avons, mais il faut s’entendre sur cette façon de dire : car la perception sauvage s’e ectue selon les a priori de l’imagination, comme l’innocence ou la majesté, et l’imagination n’implique pas une falsi cation du réel, supposant une projection subjective qui voilerait le réel de cette dimension surajoutée. Si le chêne ou le cheval ne s’o rent comme majestueux que pour un sujet, pour l’homme, il faut qu’ils en soient capables, et, partant, que le cheval et le chêne soient structurés selon cet a priori matériel de la majesté que recueille l’imagination. Mais le statut de l’imaginaire se spéci e à nouveau dans le cadre d’une confrontation avec Merleau-Ponty — il prend la gure du virtuel. L’imaginaire dépend du monde mais il n’est pas présent ni donné comme le perçu : « Car cet imaginaire pris dans le perçu n’est quand même pas perçu. Il est dans le visible la part de l’invisible : non pas le caché — l’envers, le lointain, le dissimulé — qui peut toujours être déduit du vu comme le latent du patent, mais plutôt le virtuel, le compossible qui n’est pas donné avec le réel, mais qui est suggéré par lui, donné à sentir et non à voir. » Il y a donc une « quasi-présence de l’imaginaire »119 que la notion de virtuel recueille, et qui est irréductible à la conception merleaupontienne de la quasi-présence. Elle se trouve davantage développée dans L’œil et l’oreille : « À cette perception, l’imagination est étroitement 119
Dufrenne, « Écriture, peinture », EPh2, p. 234 ; LOEL, p. 184, nous soulignons.
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liée dans la mesure où l’on dé nit l’imaginaire par le virtuel. Sa fonction est de compléter le donné avec ce virtuel et de corriger l’in rmité d’une perception limitée à un registre sensoriel ; elle restitue à l’objet présent sa plénitude, on dirait même son aura lorsqu’elle consacre le réel comme surréel. » L’imagination est dès lors mobilisée pour rendre compte des synesthésies et des métaphores enracinées dans la perception — par exemple lorsque l’on déclare une « couleur criarde » ou, suivant Kandinsky, si l’on évoque une « sonorité jaune »120. Mais il n’est pas question d’exception, car la « perception synesthésique est la règle » ; ainsi, on « voit la rigidité et la fragilité du verre et, quand il se brise avec un son cristallin, le son est porté par le verre visible. »121 Cependant, ni la rigidité ni la sonorité du verre ne sont vues, elles sont imaginées car « le tactile et l’audible ne sont pas convertis en visible, ils sont seulement passés à l’état de virtualité ». La perception est donc liée à l’imaginaire à condition de le dé nir comme virtuel, et c’est en ce sens que l’imagination restitue à l’objet sa plénitude, son « aura lorsqu’elle consacre le réel comme surréel »122. Reste que l’imagination n’e ectue pas anarchiquement ces associations, elle épouse l’a nité du divers et le virtuel est appelé par le réel. Il faut dès lors rompre avec l’empirisme — qui développe une théorie associationniste et conçoit un sujet sur un plan psychologique — comme avec l’idée d’un sujet transcendantal, démiurgique. Le sujet de la perception synesthésique est un « sujet ontologique » qui, loin de constituer l’objet, se perd en lui pour en accueillir la dynamique synesthésique comme dans le cas du son cristallin propre au verre. Cependant, ce n’est pas de la même manière que le son est imaginé cristallin selon l’aspect du verre et que le son est imaginé jaune par Kandinsky puisque, dans ce cas, la synesthésie paraît sans étayage ontologique et ne dépend dès lors que de l’imagination singulière de l’individu. Or, s’il est vrai que l’imagination peut errer, être « maîtresse d’erreur », il n’en demeure pas moins que, en ce registre, elle peut livrer une « expérience ontologique » sans qu’il faille en donner une interprétation psychologiste ni relativiste : « Que certains visages du monde ne se livrent qu’à certains sujets n’empêche pas qu’ils soient des possibles du monde ; l’intersubjectivité n’est requise d’apporter sa caution qu’à une pensée impersonnelle du monde. » Il n’y a cependant pas de couche originaire du sensible, « dédi érencié »123, où le visible serait neutralisé pour être 120 121 122 123
Dufrenne, LOEL, p. 123, p. 115-116. Ibid., p. 117-118 ; Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 265-266. Ibid., p. 122-123. Ibid., 125-126.
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identi é à l’audible si bien que le son cristallin du verre n’est pas vu et que la synesthésie renvoie à l’imagination même si cette dernière n’est pas vouée à l’arbitraire subjectif — c’est exactement ce que nomme la notion de virtuel. Aux côtés de cet « imaginaire immanent au perçu » (image d’une certaine sonorité à la vue d’un cristal)124, il faut envisager une autre gure de l’imaginaire. Dufrenne écrit : « le perçu ne se limite pas à parler, il arrive qu’il s’exprime ; au-delà de la sensation, il en appelle au sentiment, un monde possible s’entrouvre, ordonné à une idée esthétique : encore du virtuel tout près d’éclore, pour donner à l’objet son plein sens. » C’est alors l’objet qui imagine lorsqu’il s’illimite en un monde, ou du moins lorsque le sujet accueille la puissance imageante de l’objet au sein du sentiment, et de l’imagination qui « accueille l’imaginaire qui hante le réel et qui cautionne sa réalité ». L’imagination est subjective, car elle est une « capacité d’ouverture…singulière » dépendant de l’a priori existentiel de l’individu, mais son contenu n’est pas luimême subjectif, car « l’imaginaire appartient au monde », et le monde singulier est une « possibilité du monde »125. Parce que l’expression — pureté de l’eau et du visage d’un enfant — n’est pas perçue comme la blancheur de la neige est vue, elle est imaginaire, de l’ordre du virtuel mais parce que l’expression est réglée par l’objet que j’accueille dans le sentiment, l’imaginaire n’est pas le produit d’une conscience imageante entendue comme liberté souveraine : il est quasi-présent au sein du perçu loin d’être subjectif, arbitraire et irréel. Il faut en e et que le réel se prête à cette expérience qui n’est pas livrée dans la sensation mais au sein du sentiment, comme un surcroît d’être de l’être lui-même. En cela, le surréel imaginaire est pressenti au sein du senti et avec lui la puissance du fond transparaît. Dufrenne retrouve la di érence entre l’imagination, qui adhère à la perception, et la fantaisie, source des fantasmes, des rêves, de la puissance d’errer, cédant à des « associations arbitraires ». On l’a montré, il se situe dans les parages de Bachelard qui distingue rêve et rêverie, cogito nocturne et cogito diurne, à quoi s’ajoute le cogito exilé de la névrose. Ainsi la rêverie poétique, qui n’est autre que la lecture du poème, saisit son expressivité qui dévoile celle du monde si bien que les « choses du monde » rêvent également. Sentir ce rêve des choses suppose que nous ne rêvions pas nous-mêmes et que l’« imagination [soit alors] moins pouvoir d’associer que pouvoir de s’ouvrir et communiquer, de laisser le
124 125
Ibid., p. 189. Ibid., p. 195-196 ; p. 197-198.
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senti retentir dans le sentant »126 — c’est pourquoi elle est solidaire du sentiment. Pour quali er ce qui est pressenti dans le senti — donc « non senti, non donné en chair et en os, leibhaft comme dit Husserl » —, et qui n’est pas non plus imaginé, ou donné en images (subjectif, en ce sens), Dufrenne propose le concept d’imaginable127. Il doit être rapproché du virtuel : l’imaginable n’est donc pas donné en « image » et, surtout, il possède une virtualité qui dissuade de le comprendre par l’imaginaire entendu cette fois comme irréel. L’imaginable nourrit un rapport à la réalité, il en provient, et il est l’occasion d’une pensée neuve de l’imaginaire. Le mérite de ce concept est de se situer à mi-chemin du sujet et de l’objet. D’une part, l’imaginable est ce qui peut être imaginé, et renvoie au sujet qui en a le pouvoir, pointe en cela vers l’imagination, mais, d’autre part, ce pouvoir dépend de l’objet qui se prête à l’imagination, au réel dont le caractère inépuisable est riche d’images — « peut se charger d’images ». L’imaginable-virtuel dé nit un possible de l’apparaître qui manifeste la plénitude du réel — il est l’« invisible dont le visible est gros »128, irréductible au non-vu. Il ne s’oppose pas au réel ressaisi selon sa puissance et son épaisseur ontologique, mais au réel objectivé, élimé ou amputé de sa charge de possibles. Dufrenne hérite de l’analyse bergsonienne, et il s’approprie le sens cosmologique de la mémoire depuis sa théorie de l’a priori. Ainsi, on a vu que dans le livre de 1959, l’a priori est dé ni comme virtuel, depuis une mémoire originaire, ce qui suppose d’excéder son acception psychologique et d’envisager un sens métaphysique de la mémoire. Chez Bergson lui-même, elle possède une signi cation cosmologique — « par la mémoire je ne suis pas seulement un héritier, je porte en moi un héritage : l’histoire du monde, et c’est pourquoi je suis accordé au monde. »129 Or cette mémoire cosmologique déjà envisagée — qui prend consistance dans L’évolution créatrice — peut servir à justi er une « signi cation métaphysique de la mémoire selon laquelle la mémoire n’est point seulement en moi le recueil de ma propre histoire ou le résumé de mon expérience, mais aussi la possibilité même de l’expérience, l’a priori comme virtuel. »130 Cette 126 Ibid., p. 184, p. 123-125. L’imagination est dé nie comme une « puissance d’accueil » (Jalons, p. 20). Pour la notion d’un « cogito de la rêverie » : Bachelard, La Poétique de la rêverie, p. 128 ; Dufrenne, LP, p. 142, p. 184. 127 Ibid., p. 193. De ce point de vue d’ailleurs, Dufrenne se réfère à l’étude de Maryvonne Saison — Imaginaire-imaginable — qui rapproche, écrit-il, l’imaginable du virtuel. 128 Ibid., p. 194. 129 Dufrenne, NA, p. 157. 130 Texte déjà cité. « Or cette cosmologie peut servir à justi er la signi cation métaphysique de la mémoire, selon laquelle la mémoire n’est point seulement en moi le recueil
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mémoire pré-personnelle nous accorde au monde, le sujet et le monde sont tramés par des a priori qui sont les modalités de cet accord. Mais cette mémoire du monde, participée par le sujet en raison de son a priori existentiel, trouve le sens de l’invisible du visible, suivant Merleau-Ponty, et l’invisible est lui-même spéci é désormais comme un imaginaire qui auréole le réel — sa virtualité nouvellement comprise. Ce qui est pressenti au creux du senti — ou mieux dans sa puissance de manifestation — est imaginable en tant que virtuel. L’imaginaire hante le réel comme un « surcroît d’être », ou de sens, si bien que l’imagination se trouve dé nie par sa « réceptivité ». Elle ne produit pas l’imaginaire, elle « accueille l’imaginaire qui hante le réel et qui cautionne sa réalité »131. Parce que l’imagination n’est pas subjective, le fait d’un sujet souverain, d’une liberté absolue, comme le croit Sartre, il faut dire qu’elle est transsubjective. L’imagination suppose bien un sujet mais le sujet en question n’est pas une subjectivité constituante, et elle repose sur la « disponibilité singulière » du sujet qui, accueillant un monde, s’ouvre à un « possible du monde »132. Autre manière de décrire la solidarité du sentiment et de l’imagination — soulignant que l’imagination elle-même est réceptive tout en décelant la puissance du réel comme fond. Il faut donc dé nir l’imaginaire en tant que virtuel, ce qui ne marque pas son irréalité mais consacre au contraire le réel comme surréel. Cette analyse suppose que le réel irradie de l’imaginaire, la question est alors de discerner le critère de l’« imaginaire vrai » par contraste avec l’illusoire133. Ce critère tient à la fécondité de l’imaginaire qui n’enferme pas dans le fantasme et se voit inspiré par le monde. de ma propre histoire ou le résumé de mon expérience, mais aussi la possibilité même de l’expérience, l’a priori comme virtuel. Dire qu’elle est en moi la messagère d’une expérience plus vieille que moi, c’est dire qu’elle anticipe toujours et conditionne toujours ce qui sera mon expérience. Cette mémoire qui n’est pas foyer des souvenirs, mais savoir implicite, elle ne m’appartient pas, elle est l’écho d’un passé qui n’est pas mon passé, qui n’est le passé de personne ; elle est plutôt l’écho du monde en tant que je surgis en lui. » (NA, p. 157-158). Merleau-Ponty évoque lui-même une « Mémoire du Monde » (Le visible et l’invisible, p. 247) et l’écho du monde dans ma chair qui m’accorde à lui, c’est-à-dire à la chair du monde. Dufrenne et Merleau-Ponty cherchent tous deux à déceler la vérité ontologique de la mémoire bergsonienne. 131 Dufrenne, LOEL, p. 195, p. 197. Voir aussi « L’imaginaire », EPh2, p. 131. 132 Ibid., p. 198. Sur cette notion de trans-subjectivité, voir aussi LP, p. 185 et J, p. 181. Il faudrait revenir sur le statut de l’ontologie envisagée depuis cette « phénoménologie du virtuel » (LOEL, p. 200) ; cette analyse ne peut cependant trouver place dans le présent contexte. 133 Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 69-70, Dufrenne soulignant que « Merleau-Ponty ne semble pas poser ce problème » ; nous avons néanmoins montré que Merleau-Ponty pose ce problème et le résout de façon très profonde.
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On comprend que Dufrenne se démarque de l’ontologie de l’imaginaire merleau-pontienne alors même qu’il minore pour une part les avancées de Merleau-Ponty. Il s’avance en tout cas vers une philosophie de la Nature conquise au prisme d’une description des choses comme images, et donc du réel comme riche de possibles, et il découvre en outre la dynamique désirante du sujet qui puise dans cette plénitude du réel et y trouve un ressort pour relancer sa dynamique. Nous sommes désormais en mesure de saisir la puissance de l’image en la pluralité de ses dimensions menant pour une part une confrontation avec les analyses de Simondon. La référence à Simondon est plus ténue que celle aux autres philosophes déjà envisagés (Husserl, Bergson, Sartre, Bachelard et Merleau-Ponty) et elle suppose d’être inscrite dans le cadre précis au sein duquel elle intervient, elle n’en constitue pas moins un moment important de cette étude de l’image. Le statut de l’imaginaire est xé par les notions de virtuel, d’imaginable et de surréel ; cependant, la pensée de Simondon permet à Dufrenne d’a ner sa compréhension de l’imagination, de l’image, et de spéci er conséquemment celle d’imaginaire. Penser la puissance de l’image est en outre l’occasion de cheminer vers une caractérisation de l’imaginaire dans sa dynamique éthique et politique : il fertilise une pratique utopique où l’humain est en jeu.
4/ L’image puissancielle Toutes nos analyses le montrent, l’imagination témoigne d’une diversité de sens et la notion d’image en partage la complexité ; Dufrenne le précise dans un texte xant les distinctions que nous avons croisées : « L’imaginaire qui adhère au perçu, comme le nimbe à la tête d’un saint, est immanent au réel bien plus qu’irréel : il accuse et exalte les dimensions existentielles de l’objet, par quoi cet objet touche un sujet mêlé à lui ; n’est-ce pas ainsi que Bachelard entend “l’imagination matérielle” ? Cet imaginaire comporte une vérité : celle que la poésie exprime, et dont l’homme vit autant que de pain. Cet imaginaire qu’on peut dire objectif, il faut le distinguer d’un imaginaire subjectif qui verse dans l’irréel, et qui procède de la fantasmatique du sujet ; distinction di cile d’ailleurs, car cet imaginaire n’est pas toujours hallucination, et il peut être suscité encore par quelque chose de l’objet, par ce qui, en lui, émeut l’a ectivité. Mais il faut surtout le distinguer de l’illusoire, qui n’est pas innocent pour être trompeur. C’est de celui-là seul qu’il faut dénoncer l’intrusion dans
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l’idéologie. »134 Distinguons ainsi l’imaginaire objectif, immanent au perçu, marquant la dimension surréel du réel loin de ravaler le réel au rang d’un irréel. Cet imaginaire est dès lors immanent à l’image, et il n’est autre que du « sens qui s’illimite ». Cet imaginaire s’o re selon une quasiprésence, et il doit dès lors être distingué de l’« imaginaire volontaire qui s’accroche à la mémoire ». Quand je veux « “revoir” l’absent »135, dont l’image dépend de la mémoire, tout en lui étant irréductible, c’est à travers son style que je le vise (en image). Mais l’essentiel est que l’imaginaire objectif, ou cosmologique, « n’est quand même pas perçu », il est donné sur le mode de la quasi-présence. Or cet invisible du visible n’est pas le caché (l’envers, le lointain, le dissimulé susceptible d’être déduit du perçu), mais il est le « virtuel, le compossible qui n’est pas donné avec le réel, mais qui est suggéré par lui, donné à sentir et non à voir »136. Ainsi la quasi-présence est inséparable de l’expressivité du sensible. De cet imaginaire objectif, il faut distinguer l’imaginaire subjectif, de l’ordre de l’irréel, et qui lui-même enveloppe à la fois le fantasmatique et l’illusoire idéologique. La première spéci cation ne coupe pas entièrement du réel, car cet imaginaire, parfois quali é de délirant, puise aussi dans la chair de l’objet l’un des ressorts de sa dynamique. C’est d’ailleurs ce que montre aussi Merleau-Ponty : la psychiatrie phénoménologique trouve à se nourrir d’une psychiatrie ontologique. Par exemple, la xation trouve ces conditions ontologiques de possibilités dans les choses qui cristallisent un monde et, partant, peuvent être accentuées comme unique modalité d’ouverture au monde. De son côté, Dufrenne montre que l’imaginaire est pour quelqu’un sans être un fantasme qui se projette ; et il écrit : « L’objet fantasmatique est un objet fantasmé. Il est vrai encore que le sujet n’est pas lui-même déterminé, ne s’est pas lui-même déterminé : il est tout mêlé à l’objet, et c’est pourquoi le pré-réel est gros d’imaginaire : l’objet fantasmé est un objet fantasmant : pré-réel que l’imaginaire investit et qui livre du sens. L’autre scène est encore la scène du monde, et le metteur en scène n’est pas un inconscient séparé, le 134 Dufrenne, AP, p. 29-30. Dufrenne souligne que l’imaginaire objectif et subjectif — expression de l’objet, expression du désir — naissent à la même source, puisque le désir est « désir du monde » et que le « fantasme révèle le monde autant que le sujet ». (Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 67). Le désir procède de la perte de l’union native avec le monde, il se fait donc désir du monde, si bien que tout désir est pénétré de cette tension vers le monde, y compris quand il est de l’ordre du fantasme : la part subjective est imbriquée avec les élans cosmiques. 135 Dufrenne, « Écriture, peinture », EPh2, p. 230. 136 Ibid., p. 234.
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fantasme qui l’habite n’est pas subjectif. Cela n’implique pas que le sujet — le pré-sujet — soit passif ; il accueille le pré-objet, il le laisse apparaître et retentir. »137Ainsi la sphère a ective doit être comprise depuis la communion charnelle avec ce qui est senti, le « désir est à la fois une ouverture et une réponse au désirable, tant que le désirant et le désiré se tiennent dans la proximité de l’originaire, se mêlent l’un à l’autre. » Cette communion dépend de l’éto e des choses et de la dynamique du sujet qui leur fait écho en un mouvement adressé, chacun appartenant au registre du pré-réel, et l’imaginaire est dès lors à comprendre comme une « cristallisation de l’a ectif »138. En n, l’imaginaire idéologique éloigne du monde, le voile et se substitue à lui, mais l’idéologie n’infecte pas originairement la perception qui, à l’état sauvage, donne accès au monde dans sa présence primordiale et expressive. La spéci cité de l’artiste doit de ce point de vue être xée. Ce dernier témoigne d’une attitude présente en tout homme ou plutôt tout homme est capable de la réceptivité qui est celle de l’artiste sans être capable de créer une œuvre en fonction de cette épreuve. Tout homme est capable d’un état esthétique par lequel il accueille le monde selon sa puissance expressive et, en cela, il présente une intimité accrue avec le réel, réduisant la séparation natale et la distance corrélationnelle qui en procède si bien que l’attitude esthétique se présente au titre d’un transcendantal, ou d’un existential réversif. En e et, alors que le transcendantal est ce qui règle notre relation au monde au sein de la distance corrélationnelle, l’état esthétique est réversif car il nous plonge dans le monde, et cette plongée se trouve auréolée d’une jouissance inhérente à l’intimité cosmique expérimentée. Cette intimité se conquiert en outre selon des a priori subjectifs et objectifs qui règlent cette fois les modalités de la communion, réduisant la séparation propre à la communication phénoménologique. Mais on peut aussi parler d’un existential réversif — également en ce qui concerne le poétique — car Dufrenne indique que le corps percevant est la gure concrète du Dasein, si bien que les a priori matériels peuvent être tenus pour des existentiaux. Dufrenne écrit de façon tout à fait décisive : « Même s’il [l’artiste] a naturé et machiné la Nature, s’il participe à l’aventure intellectuelle et technique de l’homme, s’il vit dans un monde d’objets domestiqués et disponibles, il est resté sensible à la force naturante du possible, à l’appel du sens qui surgit au cœur de l’être. Se tenir dans la proximité de l’originaire, c’est aussi rester attaché aux images. Et la
137 138
Ibid., p. 231. Ibid., p. 232.
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ré exion sur l’image est une autre voie pour l’ontologie de l’art. L’image peut s’entendre à la fois dans son rapport à l’imagination et dans son rapport au langage. Évoquons l’imaginaire d’abord, l’imaginé ensuite. Le sens premier de l’image, ce n’est pas qu’elle soit produite, mais qu’elle soit donnée ; imaginaire sans cesser d’être réelle, mais imaginaire en ce que le réel la délègue en quelque sorte pour être exemplairement représenté. Ces vagues devant moi sont l’image de la mer, ce massif de la montagne, comme tel visage peut être l’image de la bonté. L’image, c’est cet aspect de l’objet par quoi il révèle son être ou le sens qui le constitue, ce mode expressif de sa présence. L’imaginaire ici ne s’oppose au réel qu’en tant que le réel est quotidien, aplati par la représentation, voué à notre usage parce que nous avons pris nos distances par rapport à lui ; l’imaginaire, c’est le réel dont nous ne sommes pas encore séparés, un surréel plein de sens et gros de possibles que précisément la conscience imageante exploitera. L’imagination est l’âme de la perception ; elle est cette perception plus riche et plus émouvante par laquelle la Nature s’annonce à nous. En ce sens, c’est la Nature qui imagine. »139
L’artiste appartient indéniablement au monde de la culture ; cependant, sa culture lui permet de suspendre les médiations et de retrouver la perception sauvage, et il est sensible à la force naturante du possible, c’està-dire à l’imaginaire objectif. Cet imaginaire résonne comme un appel, et Dufrenne souligne que l’image est de l’ordre du donné, loin d’être produite. Créer, c’est d’abord recevoir, répondre à l’appel de l’image, et le peintre doit rendre cette puissance expressive des choses, comme s’y applique Cézanne avec la montagne Sainte-Victoire. Découvrir cette dimension cosmologique de l’image, qui n’est pas le produit de la conscience imageante, c’est aussi cheminer vers une ontologie de l’art — les œuvres possèdent une puissance de dévoilement du monde. Mais il n’y a d’ontologie de l’art qu’autant qu’il y a une ontologie des images, l’artiste saisissant cette puissance évocatoire des choses qui n’est pas la marque de leur irréalité mais bien de la surréalité. Il faut alors se soustraire au réel objectivé par la représentation, ordonnée à la théorie et, nalement, cadastré pour l’action et la vie quotidienne. L’imagination est l’âme de la perception au sens de ce qui saisit le sens immanent au sensible, à savoir sa dimension d’image, l’aspect expressif de la chose, par contraste avec son aspect objectif que le scienti que peut extraire. Il faut donc — ce point est établi — marquer la di érence entre la majesté du cheval, qui est son expressivité, et sa chevaléité, qui est son essence atteinte par abstraction inductive. Or, la Nature n’est autre que la puissance de ces puissances 139 Dufrenne, « Phénoménologie et ontologie de l’art », in B. Teyssèdre, dir, Les sciences humaines et l’œuvre d’art, p. 158.
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expressives singulières des choses, puisque chacune de ces choses appartient à la Nature et que leur puissance est celle de la Nature. Elle ne se réduit à aucune chose mais elle les enveloppe toutes, si bien que la puissance des choses est bel et bien celle de la Nature et, nalement, leur expressivité se confond avec la naturalité des choses — c’est-à-dire avec une expressivité spontanée et reçue immédiatement — qui témoignent d’une plénitude dans le rayonnement. Dès lors, percevoir cette expressivité, c’est accueillir les choses comme images, dans leur sens immanent, et comme ce sens est donné, reçu par le sujet percevant, ce sont les choses, et donc, ultimement, la Nature qui imagine en nous. Le sujet recueille un sens que les choses portent loin que la conscience imageante ne le projette sur elles, la question étant alors celle de la possibilité d’une telle projection qui suppose que le réel s’y prête. On a vu que la projection est soit impossible soit inutile. Impossible si le réel était inexpressif, étranger à l’ordre de l’image, car la projection serait sans rapport avec la réalité sur laquelle elle s’e ectue. En revanche, penser selon la perception, et admettre que le réel est en lui-même expressif, c’est rendre la théorie de la projection imageante inutile, car les images sont déjà dans les choses, ou, mieux, elles sont la dimension expressive des choses que la perception enregistre et que le poète parvient à dire. On accède ainsi à une théorie nouvelle du possible qui n’est pas l’autre du réel, mais le possible du réel qui le fait surréel : il se confond avec la puissance expressive du réel, si bien que le possible est l’éto e de l’être, sa puissance imageante. On sait en outre qu’il faut penser le possible comme virtuel ou imaginable, et la Nature doit dès lors être comprise depuis cette puissance spéci que de secréter l’imaginable sans le déterminer, le sujet en recueillant la charge profuse et plastique. On peut aussi parler d’un cosmomorphisme étranger à tout anthropomorphisme, qui défait le dualisme entre matière et forme140 : la matière, en tant que telle, secrète une forme ; ce qui marque sa dimension expressive que Dufrenne théorise en e ectuant une reprise créatrice des découvertes de la psychologie de la forme. Cette théorie de l’image prend place au sein d’une philosophie de la Nature, et Dufrenne souligne que la « philosophie contemporaine ignore chemin », signalant la spécicité de ses analyses qui accomplissent un pas ignoré de Merleau-Ponty. Théoriser que « l’originaire éclate »141, c’est indéniablement s’avancer en
140 Sur cette question du cosmomorphisme, nous renvoyons à Dufrenne, LP, p. 130 et AP, p. 56 : « À l’anthropomorphisme, il faut substituer un cosmomorphisme. » Nous le développerons dans la suite de cet ouvrage. 141 Dufrenne, IA, p. 224, aussi p. 236-237.
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ce sens bien que Merleau-Ponty ne pense pas l’Être comme Nature142. Ainsi, Physis n’est autre que Gaya, la Terre-Mère qui donne naissance. Cependant, elle n’est pas la source des choses comme elle l’est de l’homme, et on a établi que le corps doit être pensé sub specie vitae, comme une vie expressive, naturante, dont la dynamique conditionne la sensorialité. Or, de ce point de vue, il est possible de xer la théorie de l’imagination et de l’image une dernière fois, allant du plan de la présence à celui du sentiment, en passant par la représentation. La notion d’image comprise en un sens neuf se trouve explicitée — en référence à Simondon — et la phénoménologie de l’imaginaire conquiert l’ensemble de ses dimensions — expressive, rayonnante, puissancielle et germinative — tout en débouchant sur son acception politique. L’image germinative La perception se déploie selon une dynamique motrice qui la précède, et c’est ce que découvre Simondon dans un cours de 1965-1966 intitulé Imagination et invention que cite Dufrenne. La pensée de Simondon se trouve ressaisie dans un cadre qui est propre à Dufrenne, et qui donne l’occasion de spéci er le statut de l’imagination empirique qui collabore à la perception ordinaire en convoquant les possibles requis. Cette description menée dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique est moins à récuser qu’à préciser, car elle possède une certaine forme d’abstraction. Si penser l’imagination comme visibilisation est décisif, selon un geste jamais renié, l’analyse de Simondon livre la gure concrète de cette convocation des possibles en les enracinant dans la motricité du corps, qui elle-même s’e ectue selon des schèmes déterminés. Cette analyse corrobore l’exigence d’un l’élargissement de l’apriori ainsi que son dédoublement en a priori subjectif et a priori objectif. Comme le souligne Dufrenne, suivant Simondon, certains comportements anticipent la présence de l’objet, et se manifestent avant la perception de l’objet, prouvant que « le corps possède une réserve de schèmes de conduite qui peuvent être activés de manière endogène ». Ainsi, les comportements de fuite et d’agression, chez l’animal, peuvent être joués sans que le prédateur ou la proie ne soient perçus. Et Dufrenne de mentionner le cas issu des observations des éthologues, celui de « jeunes Bondrées apivores qui en captivité, sans présence d’aucun nid d’abeille à déterrer, 142 Ibid., p. 226 : « Que la Nature soit au principe de cette pluralisation [de l’a priori], Merleau-Ponty le dit à sa façon : l’originaire éclate. Autrement dit la Nature est naturante : elle produit le monde — ce qui sera l’univers pour le savant — et l’homme qui est au monde, pour qui il y a un monde. »
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accomplissent à vide, comme sur un nid imaginaire, les mouvements propres à la capture des abeilles »143. Cette conduite du jeu est celle de l’animal et de l’homme, et « l’essentiel du jeu est pré-perceptif », si bien que la « forme primitive de la conscience de soi — d’une conscience en acte —, c’est le schéma corporel » entendu comme « réseau organisé des mouvements du corps propre ». Et Dufrenne d’ajouter de manière décisive : « Conscience des mouvements possibles et des images motrices qu’éveillent ces mouvements : l’être dans le monde est d’abord cette conscience. » Or, le pouvoir d’anticipations propres aux images motrices manifeste l’a priori subjectif qui trouve un écho de lui-même au sein du réel sous la gure des a priori objectifs. Ainsi, l’a priori consiste en une anticipation de ce que révèle l’expérience en cela que l’a priori est un « dessin du monde en ligrane dans le corps »144 ; ce qu’écrit Simondon lui-même, Dufrenne y trouvant une con rmation de ses propres analyses : « La source primordiale de l’a priori paraît bien être, sous forme d’anticipation du mouvement, l’organisme. Cette anticipation prend forme d’une projection dans le milieu d’images motrices à partir de cette source unique et première qui est l’organisme avec ses schèmes moteurs rayonnant à partir du schéma corporel »145. C’est la notion d’image motrice qui retient désormais notre attention, et l’analyse des anticipations motrices est le « point de départ d’une théorie de l’imagination » : « L’image est imaginaire en ce sens que, produite par des schèmes moteurs dont le déclenchement est encore endogène, elle anticipe le réel. Et elle en appelle à l’imagination comme faculté des images lorsqu’elle se détache du schème de conduite qui la suscite et qu’elle se développe pour son propre compte, comme des activités ludiques ; jusqu’à ouvrir un mode imaginaire, dont Simondon suit le déploiement à travers les civilisations. Aussi peut-on évoquer non seulement un a priori de l’imagination, mais l’image comme a priori. L’image a priori est en quelque sorte, avant la rencontre du réel, la première concrétisation de l’a priori. Et ne croyez pas que le réel démentira cet imaginaire ; lui aussi comporte de l’imaginaire dans la mesure où il apparaît gros de possibles qui le chargent de sens, du moins tant qu’une pensée objectivante ne le réduit pas à n’être que ce qu’il est : à l’a priori subjectif répond ici encore un a priori objectif. »146
143 Dufrenne, IA, p. 255-256. Dufrenne se réfère à Winnicott, à la notion d’objet transitionnel « à mi-chemin du réel et de l’imaginaire », bien que Winnicott pense en termes de pulsions. 144 Ibid., p. 256. 145 Ibid., p. 256-257 ; Simondon, Imagination et invention (1965-1966), Paris, Puf, 2016, p. 17. 146 Ibid., p. 257, p. 283 ; « Objet esthétique et objet technique », EPh1, p. 188.
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L’image motrice est la première concrétisation de l’a priori. Au sein de la perception ordinaire, les images que convoque l’imagination empirique sont placées sous l’égide de l’image a priori qui en cristallise l’épure, mais le réel comporte lui-même une dimension imaginaire synonyme d’une prégnance des possibles. Chez l’homme — comme chez l’animal — toute communication suppose une « entente tacite »147 entre le corps et le monde qui rend possible la perception ; une disposition qui sensibilise à ce qui se donne. Il y a donc une pré-connaissance qui n’est pas un savoir constitué mais une manière d’être sensibilisé à certains objets, celle-ci prenant la gure d’une pré-possession. La fonction transcendantale de l’a priori — rendant possible la communication de l’homme et du monde (non sa constitution) — suppose que lui corresponde, au sein du monde, un a priori objectif. L’homme se retrouve dans le monde qu’autant que le monde se retrouve dans l’homme. Il n’y a donc de transcendantal subjectif qu’autant qu’il y a un transcendantal objectif148, que la chose est structurée selon un a priori que le sujet reconnaît en vertu du savoir virtuel qui est le sien, et l’a priori est donc une aptitude du corps qui est d’intelligence avec le monde. Dufrenne précise davantage son emprunt à Simondon en insistant sur la richesse du sens exprimé par le sensible : « Cette richesse tient d’abord à ce que le sensible est gros d’imaginaire. Il ne livre pas ce que nous avons coutume d’appeler le réel, c’est-à-dire un monde déjà déterminé, maîtrisé, ordonné, mais plutôt, à l’aube de l’apparaître, visible imprévisible adhérant encore à l’invisible, naturé qui porte encore la marque du naturant, le pré-réel. Sur-réel aussi bien, car il est auréolé d’imaginaire. Comprenons bien : l’imaginaire ici n’est plus lié à la motricité qui anticipe la sensorialité, il ne réside pas dans ce que Simondon nomme les images motrices par laquelle l’organisme est déjà accordé au monde au moment où il s’ouvre à lui ; car c’est maintenant le sensible qui porte l’imaginaire. Si l’objet est lourd d’un sens déposé en lui par la Nature, c’est qu’il est gros d’imaginaire : objet-image, dit bien Simondon, “tierce réalité entre l’objectif et le subjectif, (qui) appelle un mode particulier d’analyse que l’on pourrait nommer, au sens propre, phénoménologique, puisque ce genre de réalité a pour sens de se manifester et d’imposer sa nature d’image”. Exemple de ces objet-images : œuvres d’art, vêtements, machines ; “presque tous les objets produits par l’homme sont en quelque mesure des objet-images”. »149
147
Dufrenne, IA, p. 259. Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 9. 149 Dufrenne, IA, p. 299, cite Simondon. 148
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La richesse perceptive tient à ce que le sensible est habité d’un imaginaire virtuel loin du réel ordonné et élimé. L’aube de l’apparaître porte la trace du naturant, et l’imaginaire en question ne dépend pas des images motrices : c’est le sensible qui est nimbé ou auréolé d’imaginaire — le pré-réel est surréel. Cette tierce réalité relève de la phénoménologie à strictement parler — et dé nit une réalité phénoménologique — car elle se confond avec le surcroît de l’apparaître, elle est appelée par lui. Tout objet se donne comme pré-objet à un pré-sujet dès lors qu’il est ressaisi au niveau du sentir. Ces pré-objets prennent ainsi valeur d’image : « Sentir, c’est éprouver l’imaginaire du réel sur les hauts lieux que, dans les hauts moments, le sensible donne à sentir. Pour le regard qui se perd en elle, la montagne Sainte-Victoire est à moitié imaginaire. » Mais on est alors en mesure de distinguer présence et sentiment, et là encore Dufrenne croise les analyses de Simondon qui déclare que « l’image est aussi un germe : elle peut devenir l’amorce de concepts et de doctrines ». Comme y insiste Dufrenne, l’image est d’abord le germe de nouvelles images, car « l’imaginaire nous appelle à imaginer, il inspire les images qui l’explicitent »150. La notion de germe renvoie à celle d’expression qui implique un enveloppement et une irradiation, c’est-à-dire précisément la germination d’un sens qui s’illimite en un monde où le monde transparaît151. Il y a l’idée de fécondité multiplement déterminée dans celle de germe, impliquant une vie profuse. Ainsi, l’image est également saisie comme le foyer du concept — nous aurons à y revenir — outre son statut de matrice du sens expressif. Ces images ne sont en tout cas pas des images mentales, produites par la conscience imageante qui éloigne du réel, ni issues d’une fantasmatique singulière, mais « elles se concrétisent dans des œuvres et des pratiques, dans la production d’objet-images ». Aussi l’imaginaire appelle à créer, et la « vraie vie » se déploie « à même le monde, animé par la force du fond »152. L’image germinative est riche et profuse, elle dessine l’aube d’un monde et doit être décrite selon cette fécondité expressive. Corrélativement, elle appelle une germination subjective, elle instille en celui qui en fait l’épreuve une attitude librement créatrice à la mesure de l’accueil qu’elle requiert.
150
Ibid., p. 300. Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 55. 152 Dufrenne, IA, p. 300. 151
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Or, trois remarques s’imposent quant au statut de l’imagination. D’abord, l’imagination qui imagine selon la Nature est dite imagination transcendantale alors que l’imagination empirique « se donne libre cours dans le rêve, qui encombre la psyché avec les objets perdus qui jalonnent son histoire »153. Pourtant, la Phénoménologie de l’expérience esthétique comprend l’imagination empirique comme ce qui ranime les images des choses venant enrichir la perception ordinaire alors que, dans le présent texte, elle est comprise comme une fantasmatique. Il y a moins contradiction qu’in échissement, et rien n’empêche de maintenir la première fonction de l’imagination empirique, ressaisie dynamiquement selon le prisme moteur tout juste envisagé. Le caractère empirique de l’imagination se comprend alors par contraste avec sa fonction transcendantale qui est donc celle de la Nature imageante, l’imaginaire étant celui de la Nature dans sa puissance surréelle, envisagée comme débordement. Une deuxième remarque est toutefois requise. En e et, le transcendantal trouve une double acception puisque l’imagination transcendantale — en 1953 — est décrite comme le foyer de la perception, qu’elle soit ordinaire ou esthétique, car c’est elle qui initie le recul par où la distance corrélationnelle s’introduit. Transcendantale, l’imagination est la puissance originaire de visibilisation que Dufrenne réfère au temps puis au désir. Dans l’ouvrage désormais considéré, le transcendantal renvoie à la puissance naturante de la Nature, et l’imagination n’est opérante en l’homme qu’autant que la Nature est naturante, c’est-à-dire imageante, expressive. Il est alors question de l’imagination car il s’agit de l’éveil d’images qui auréolent les choses en lesquelles elles s’expriment. Dire que la Nature est naturante au sens de productrice d’imaginaire, c’est dire, a parte objecti, que la Nature est puissance de visibilisation ou de manifestation d’images que le sujet recueille. Cette dimension possibilisante des images justi e alors l’emploi de la notion de transcendantal selon une acception
153 Ibid., p. 270-271 : « Le sensible s’articule en gures qui ne sont pas encore des gures du discours, mais des gures de la Nature, et ces images comportent de l’imaginaire. L’imagination est bien cette faculté profonde et fondamentale dont Heidegger trouve l’idée chez Kant : non pas l’imagination empirique qui se donne libre cours dans le rêve, qui encombre la psyché avec les objets perdus qui jalonnent son histoire, mais une imagination si bien transcendantale que c’est la Nature qui imagine en l’homme lorsque l’homme imagine. Cette imagination laisse parler la Nature à travers le monde, elle est en l’homme l’écho démesuré de cette parole qui est à l’origine du langage humain ; et certes la Nature ne parle pas vraiment, elle donne à sentir ; mais son apparaître livre un sens, et le langage visera à dire ce sens, à donner à voir à son tour ; il parlera par images, l’expression véhiculera du réel, le plus expressif du réel, ce qui du réel retentit le plus profondément dans le vivant humain. »
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pourtant inédite. Cette idée renvoie à la puissance naturante de la Nature en tant que cette puissance est expressive. En n, venons-en à la troisième interrogation. Penser que la Nature est le foyer de l’imaginaire, ne contrevient-il pas dès lors à la notion d’image motrice ? Dufrenne écrit : « Assigner l’imaginaire à la Nature, c’est-à-dire au réel en tant qu’il est débordant et qu’il s’auréole de possibles, ne contredit point le thème, que nous avons emprunté à Simondon, de l’image motrice comme image a priori. Car l’imaginaire réside aussi bien dans l’anticipation du réel attendu que dans le trop-plein du réel donné. »154 L’imaginaire se dédouble à la mesure de l’a priori, si bien qu’il est image a priori et imaginaire naturant, cosmologique, expressivité du réel compris en sa dimension surréelle. Or, ce qui est a priori de la sorte, faisant la surréalité des images, ce sont les qualités ontologiques (exprimant le fond, qui « annoncent la présence du fond »155) et les qualités a ectives (enseignant notre intimité avec le fond). Dès lors, Dufrenne formule une dé nition rigoureuse de l’imagination : « [L]’imagination n’est d’abord rien d’autre qu’une façon de vivre la présence du sensible, de manifester le possible dont le réel est chargé, invisible qui s’annonce dans la profondeur du visible et lui donne sens : art parfaitement caché dans le corps, qui n’est pas arti ce, mais e et ou écho de la Nature dans une nature. (L’imagination créatrice elle-même à l’œuvre dans l’art sera le retour à la nature — à l’imprévisible spontanéité — du geste ou de la parole qui auront été formé aux systèmes ; en quoi elle se con era encore à la Nature, et se produira moins comme pouvoir d’invention que de découverte : en faisant violence aux systèmes, elle redécouvrira le surréel originel, elle rendra son opacité lumineuse au réel, elle fera tout naturellement ce que la philosophie ne peut que dire. Elle le fera faire au corps, à la main ou à la voix.) »156
Les images a priori, et les a priori de l’imagination, se déploient sur le plan de la présence, et l’imagination est donc cet art profondément caché dans le corps ; reprise créatrice de la formule kantienne, le corps devenant sujet, et c’est en outre la Nature qui lui insu e sa puissance imageante. L’imagination créatrice dépend elle-même de la Nature qui témoigne d’une spontanéité imprévisible dont la création artistique se fait l’écho en transgressant les normes établies, le système, pour témoigner de la naturalité de la Nature, de sa spontanéité et de sa plénitude. Dans ce cadre, il faut penser l’image comme un germe, elle enveloppe un monde et appelle d’autres images qui portent d’autres mondes en
154 155 156
Ibid., p. 270-271, note 2. Ibid., p. 285. Ibid., p. 272.
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résonnances multiples, elles donnent donc à imaginer et laissent transparaître la Nature dans le ligrane qui se dessine. Mieux, l’image invite à créer dans le champ artistique, elle éveille aussi la pensée et appelle l’action : une pratique utopique, imprévisible et pourvoyeuse de mondes. C’est en cela que présence et sentiment se distinguent. Examinons la part de l’imaginaire dans l’action et dans la puissance politique de la liberté créatrice enracinée elle-même dans la puissance matricielle de la Nature. Imaginaire et utopie L’acquis est décisif, de l’esthétique à l’éthique et au politique. On décèle aussi bien la puissance de l’image que celle du sentiment qui recueille le sens-image. L’imaginaire n’éveille pas seulement des concepts, propres à la science — comme l’indique Simondon — mais des idées, qui « s’enracinent dans le sentiment », et qui sont senties plutôt que pensées. Ces idées sont de deux types ou espèces : d’abord, les idées qui évoquent le monde et l’être au monde de l’homme (vie, mort, amour, enfance, vieillesse) qu’exprime le poète en des images lues sur le visage du monde (l’enfance sur le visage du printemps ou de l’enfant). Ensuite, les « idées qui évoquent plutôt un monde autre, du possible attendu, sinon promis, par ce monde qui est notre lot »157. Dufrenne précise alors qu’il est encore question de l’imaginaire : « Mais cet imaginaire n’est pas seulement fantaisie ou expression du désir humain, il est encore lié à ces grandes images où s’annonce la Nature. Il semble que ce soit la Nature qui nous enseigne ces idées. L’idée de liberté nous est suggéré par le vol des oiseaux dans l’espace sans limite, l’idée de la santé par la force du printemps ou le mouvement de l’athlète, l’idée du bonheur par la grâce des eurs ou le sourire de l’enfant, l’idée de justice par l’harmonie du cosmos, la paix de l’été ou la composition d’une œuvre d’art ; et aussi bien, l’idée du malheur par la disgrâce d’un in rme ou les pleurs qui dé gurent un visage, l’idée de la faute par la tache qui souille ou la dissonance qui reste irrésolue, l’idée de l’injustice par la violence destructive des tempêtes, la barbarie des agressions ou la misère des opprimés. »158 On découvre la puissance de l’image, des idées que secrètent les images et qui appellent à l’action : « Mais ces idées portées par des images ne sont pas neutres comment peuvent l’être les idées élaborées par le savoir, elles invitent à l’action car elles tiennent aussi leur puissance de ce qu’elles émeuvent et mobilisent. Il en est des idées comme il en est des images, — de cet imaginaire attaché 157 158
Ibid., p. 301-302. Ibid., p. 303.
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au sensible dont nous venons de dire qu’il appelait à créer. Aussi bien ces idées sont-elles images autant qu’idées. Et sans doute est-ce pour cela qu’elles éveillent des désirs ; mieux, elles sont des désirs (ou des contredésirs : dégoûts, aversions) : ce qui est senti n’est-il pas désiré ? Et c’est pourquoi il importe peu que ces idées soient confuses : les désirs sont clairs, ils n’ont pas besoin des lumières de l’entendement pour être impérieux. Nous écrivons désirs au pluriel, car ce qui les aimante les spéci e : désir de bonheur, désir de santé, désir de liberté, désir de justice. Sans doute est-ce toujours désir d’un monde autre, et d’un être-dans-le-monde autre ; un désir qui est moins suscité par le manque — la perte du sein — que par le plein : par le sentiment du possible, par l’image des possibles dont le monde est gros. Mais à ce désir d’un monde possible, qui anime les autres, et qu’on peut appeler désir de justice, il faut moins en opposer un autre, qui est le désir de puissance — désir perverti, principe des perversions. »159
La puissance de l’image est celle du sentiment qui accueille le sens que l’image enveloppe et qui est aimanté ou potentialisé par lui, si bien qu’il témoigne d’une dynamique spéci que. Ces idées que les images expriment sont des désirs mais il importe de préciser davantage ce qu’il en est du rapport entre le sentiment et le désir. La phénoménologie dufrennienne décèle un désir cosmologique, ou désir de présence, qui naît de notre naissance, car il est l’aspiration corrélative de la séparation native. Ce désir se confond avec la quête du monde dont le sujet que nous sommes est séparé en vertu de son irréductible naissance. Cette séparation préserve cependant le lien avec le monde qu’il faut dire ombilical car il est une dimension de notre naissance par séparation intra-cosmique. C’est ainsi que le sujet est pensé comme désir de présence, donc aspiration à la communion avec le monde dont il séparé du dedans. En ce sens, la dynamique du désir est celle d’un manque métaphysique, et Dufrenne y insiste à de multiples reprises. Cependant, il indique aussi que le désir est éveillé par le plein, et non par le manque, car l’expérience du monde, au sein du sentir, est celle du sur-réel, et donc de la richesse et de la profondeur des choses qui sont des images riches de possibles, témoignant d’une plénitude ontologique. Concilier cette double approche n’a rien d’impossible, bien au contraire, la voie dufrennienne est très cohérente alors même qu’il ne signale pas lui-même toutes les articulations qu’il nous faut donc reconstituer. Ainsi l’homme naît au monde comme désir qui s’exauce un moment en vertu de ces expériences de plénitude qui éveillent dès lors le désir d’un monde autre ; non pas d’un autre monde au sens d’un monde tout autre, mais d’un monde où toute 159
Ibid., p. 303-304.
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fracture, ou fêlure, serait conjurée, ces fêlures prenant la gure exemplaire de l’injustice. Le sentiment qui recueille le sens immanent au sensible exauce un moment le désir de présence et l’appelle en même temps à être désir d’un autre monde où l’injustice disparaîtrait : le sentiment s’engage en une pratique utopique. Cette dynamique recouvre la dynamique du sentiment qui est d’abord accueillant et qui ne propulse qu’à la mesure de la plénitude recueillie. C’est alors que le désir de justice lui-même s’élance et se présente comme une spéci cation du désir de présence catalysé par le sentiment de plénitude qui, lui-même, survient sur fond du sentiment du fond, sens primordial du sentiment que nous avons dé ni. Ainsi, ces « idées désirantes éveillées par la Nature suscitent une pratique désirante qu’on peut bien dire utopique », comme « production d’œuvres et d’événement qui transforment le réel en actualisant le possible dont il est gros, en accomplissant l’imaginaire. » La pratique utopique est en cela une pratique créatrice, et il y a une « action que le sentiment induit » qui est une « action spontanée, irré échie, à la limite sauvage »160. Sentir l’injustice engage la révolte contre elle, de même que sentir la justice appelle à la réaliser quelque part. Le sentiment fait alors craquer l’empire des intérêts et des inhibitions, et engage une pratique utopique : il est la source d’un élan, né aussi bien de l’expérience du désirable que de l’abject ; en cela, la pratique créatrice est subversive, et elle ne peut naître que comme pratique inspirée, sachant que « l’inspiration est un autre nom du sentiment ». Cette pratique utopique est à double dimension ; négative, elle consiste dans le refus de l’ordre établi, du réel institué, elle transgresse les normes admises ; positive, la « pratique utopique est instauratrice, elle tend, pour accomplir un moment le désir, à réaliser de l’imaginaire, et non pas un imaginaire subjectif, mais l’imaginaire de la Nature, un possible qui atteste la puissance du fond et en appelle à un je peux »161. Elle est donc subversive et tient moins à l’instauration d’un ordre nouveau — qui pourrait à son tour être oppressif — qu’à assurer un espace de liberté ; et c’est le désir de justice qui rend l’injustice insupportable. Cette pratique utopique, au côté de toute pratique esthétique, s’engage à la mesure d’un retour vers l’originaire, chacun se laissant inspirer par le fond, c’est-à-dire par le sentiment du fond, par l’image des possibles
160 Ibid., p. 304. Et il faut penser « l’utopie comme révolte : combat contre l’injustice. » (Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1972-1973, « Art et politique », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 29). 161 Ibid., p. 305.
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éveillant le désir d’un monde autre. Mais cet éveil du désir esthétique et politique repose d’abord sur la conjonction originaire du désir et du sentiment qui sont tous deux corrélatifs de la modalité humaine de la naissance par séparation intra-cosmique. Parce que nous sommes séparés du monde depuis le monde même, le monde nous est donné par le sentiment qui marque notre ouverture primordiale sans laquelle rien n’aurait lieu faute d’un il y a où paraître. Et le sentiment est l’a ectivité de notre enracinement mais comme cet enracinement est aussi di érence, ou séparation, l’homme aspire à ce dont il est séparé et auquel, pourtant, il appartient de part en part. Autrement dit, le désir ne se déploie que sur fond de monde, c’est-à-dire, sur fond du sentiment qui est sentiment du fond. Mais le monde lui est donné, comme fond, dans le sentiment, et il se trouve visé comme monde par le désir dont on sait qu’il est métaphysique dans sa source et cosmologique dans sa visée. Ainsi se déploie le niveau de la présence qui n’est pas coïncidence mais proximité, la représentation étant inchoative dans la présence de même que la représentation est toujours hantée par la présence, la séparation d’avec le monde n’étant jamais totale. Une fois la représentation advenue, et avec elle, l’objectivation, le retour à la présence s’e ectue dans le sentiment qui est ouverture et dynamisme, et l’entrelacs du sentiment et du désir se rejoue sur ce plan renouvelé. Car l’épreuve du sens immanent au sensible s’e ectue dans le sentir, donc au sein du sentiment, mais cette épreuve est désirée, en tant que le désir, dans sa tension vers le monde, s’accomplit dans les expériences de plénitude. Ces expériences possèdent alors une fonction propulsive, selon une triple modalité — création et idéation, qui elle-même se dédouble en pensée et action, dont la pratique utopique. Il est temps de rappeler qu’il y a de l’a priori dans le sentiment, et « l’a priori subjectif n’est rien d’autre, dans le sentiment, que le pressentiment du sens »162. Ce sens se confond avec l’a priori objectif dans l’objet, il lui est immanent : le sentiment est donc révélation de ces a priori objectifs. En cela, le sentiment est à la fois sentiment du fond, donc de la Nature, et il trouve un écho dans le fond de nous-même, dans notre a priori existentiel qui nous accorde au monde ; voilà ce qui fait la profondeur du sens ressenti. Pour que l’originaire se laisse entrevoir, « il faut que l’imaginaire soit de la partie, pour renaturer le réel en lui restituant l’aura dont la représentation le dépouille ; il faut que le sentiment nous rende sensibles à l’Être brut comme foyer des possibles : il faut en n que les a priori propres au sentiment nous ouvrent aux qualités a ectives à travers lesquelles cet Être se 162
Ibid., p. 310.
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laisse pressentir. Une philosophie de l’action en appelle à une philosophie de la Nature. »163 L’esthétique dufrennienne possède une valeur intrinsèque car elle entreprend une réforme de grande ampleur mais elle revêt aussi une fonction heuristique, éthique et politique au sein de sa philosophie. La notion d’image désigne la face expressive des choses qui exprime elle-même la puissance imageante de la Nature et sollicite une pratique politique dé¿nie comme une pratique utopique. L’imaginaire n’est pas l’autre du réel mais sa puissance d’irradiation que l’artiste capte et qui aimante la pratique. De l’imaginaire objectif, cosmologique — fut-il de l’ordre du virtuel —, il faut donc distinguer l’imaginaire subjectif, fantasmatique, qui n’est d’ailleurs pas lui-même totalement scindé du réel. La puissance de l’imaginaire est aussi d’être un imaginaire utopique qui est l’un des ressorts du désir dont dépend l’humanité en l’homme, répondant à l’exigence éthique et politique. La phénoménologie de l’imaginaire et, plus largement, l’esthétique dufrennienne permettent en outre d’élaborer une théorie de la beauté qui a eure dans ce qui précède et qu’il importe désormais d’envisager pour elle-même. Ainsi, Dufrenne s’avance vers une phénoménologie de la beauté tout à fait novatrice selon laquelle ses conquêtes les plus décisives se trouvent rejouées dans cette optique singulière. On découvre une caractérisation nouvelle de la beauté, strictement phénoménologique, que Dufrenne articule à la dimension cosmologique de son œuvre comme à sa théorie du désir.
163
Ibid., p. 316, dernière phrase du livre.
CHAPITRE QUATRE
LE PHÉNOMÈNE DE LA BEAUTÉ « Si [l’homme] a besoin du beau, c’est dans la mesure où il a besoin de se sentir au monde. »1 «…le phénomène de la beauté invite à remanier l’idée de nature. »2 « Il faut donc donner à la notion d’art la même extension qu’au champ sémantique du mot beau. »3
La ré exion sur la beauté est cruciale depuis les premiers commencements de la philosophie, et elle est alors très largement indexée sur la vérité. Pourtant, parler du phénomène de la beauté, c’est interroger la beauté depuis son apparaître, et suspendre cette indexation. Envisager la beauté pour elle-même, et en elle-même, implique dès lors de ne pas la soumettre à un idéal de perfection, et c’est nalement la manifestation de la beauté qui défait son autre en le rendant lui-même manifeste. Dufrenne l’écrit très clairement : « …si nous ne sommes ni déconcertés ni prévenus ni impatients, alors la beauté se manifeste elle-même, et se dénoncent du même coup les objets ratés, inauthentiques. » Le réquisit est alors que le beau ne puisse pas être réduit à une idée ou à un modèle, qui en résorberait la phénoménalité, au point que celle-ci se réduirait in ¿ne à une vérité d’ordre mathématique (symétrie, proportion…). Mais la ré exion sur la beauté ne saurait être cantonnée à la considération de la chose, ou de l’œuvre, car la beauté est une dimension de la manifestation des choses qui possède une multiplicité ouverte d’occurrences. Dufrenne le précise : le beau est une « qualité présente dans certains objets, toujours singuliers, qui nous sont donnés à percevoir. »4 Cette notion de qualité, qu’il nous faudra élaborer, est d’une grande rigueur car elle désigne une dimension des choses, de certaines d’entre elles, 1 2 3 4
Dufrenne, « L’apport de l’Esthétique à la Philosophie », EPh1, p. 10. Ibid., p. 14. Dufrenne, « L’art de masse existe-t-il ? », EPh2, p. 319. Dufrenne, « Le beau », EPh1, p. 25.
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sans pourtant sacri er leur irréductible singularité. La question est alors de savoir comment penser cette qualité présente dans des œuvres ou dans des choses sans que cette présence ne réduise leur singularité. Mais on voit que cette qualité de la beauté est une dimension de la manifestation sans se réduire à elle, puisque, dans ce cas, toute chose pourrait être dite belle. Il s’agit toutefois d’une qualité de la manifestation. En ce sens, la question de la beauté appelle un traitement phénoménologique puisqu’il s’agit, en phénoménologie, de décrire l’apparaître comme tel. Or, sans coïncider avec la manifestation, la beauté est une dimension de la manifestation, et une dimension d’autant moins accessoire qu’elle consiste dans ce qui fait la manifestation de la manifestation, son essence ou sa dynamique. La percée décisive, dès lors, est que la beauté relève de la phénoménalité, qu’elle n’est pas de l’ordre du concept, et que ce phénomène est donc sans norme autre que lui-même. Selon une première acception, le phénomène beau est sans pourquoi, il me plait sans concept ainsi que l’indique Kant qui accomplit une révolution philosophique en la matière. Mais la phénoménologie dufrennienne, tout en se trouvant profondément marquée par l’emprunte kantienne, la déborde à la mesure de l’ontologie déployée. Tout en demeurant en un sens désintéressée, l’expérience du beau répond à un désir. Il y a un désir esthétique qui coïncide avec le désir de beauté : la beauté, c’est nalement l’esthétique à son acmé. De surcroît, la beauté possède une portée ontologique puisqu’elle dit quelque chose de la présence et pas seulement l’harmonie de mes facultés dans leur libre jeu (Kant). Ainsi, le phénomène de la beauté suppose que l’homme et le monde en soient capables, si bien que cet accord, ayant lieu dans le jugement esthétique, engage aussi bien le sens d’être du sujet désirant la beauté que celle du monde qui tend vers elle. Précisons alors que le beau possède une spéci cité car il n’est pas commensurable aux catégories esthétiques — il est « hors-série » — tels que le comique, le tragique, l’allègre. Le beau est pensable comme valeur : il désigne le « privilège qu’ont certains objets esthétiques d’être réussis, c’est-à-dire d’exprimer pleinement telle ou telle catégorie, de manifester irrécusablement la vérité d’un monde ». Et Dufrenne d’ajouter : « Le beau, c’est le vrai esthétique ; en quoi il est une valeur, mais ce dont il est valeur n’est pas une valeur. »5 Et il précise en outre : « C’est la plénitude, immédiatement éprouvée par la perception (même si cette perception requiert un long apprentissage et une longue familiarité avec 5
Dufrenne, PLEE, 2, p. 573.
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l’objet) de l’être perçu. »6 On comprend que décrire le phénomène de la beauté nous conduit au cœur de la phénoménologie qui entend délivrer l’essence de la manifestation, et le sens d’être du sujet qui en fait l’expérience. La phénoménologie ne se réduit pas à l’esthétique qui est toutefois la voie privilégiée par Dufrenne puisqu’elle conduit à l’essence de la manifestation : « On oserait dire que l’expérience esthétique, dans l’instant qu’elle est pure, accomplit la réduction phénoménologique. »7 Ainsi le beau, essentiel à l’expérience esthétique, possède une double dimension à la mesure de la corrélation phénoménologique — le sujet et le monde. La beauté, et la possibilité d’une telle expérience, nous dit quelque chose aussi bien du monde, qui se prête à cette expérience, que du sujet, qui en fait l’expérience, et en tire une forme de jouissance. Le phénomène de la beauté est, à sa façon, un phénomène total qui engage une transgression de la phénoménologie en direction d’une pensée du monde, elle est l’une des expériences que l’homme en fait. Par ailleurs, elle appelle une anthropophénoménologie considérant l’homme en tant qu’il est en jeu dans cette expérience de la beauté qui, sur ce plan, appelle une ré exion proprement esthétique, mais aussi une érotique et une éthique. Le phénomène de la beauté nous conduira alors à le distinguer de son autre, le raté, mais aussi du sublime, dont Dufrenne souligne fréquemment qu’il est sans doute un élément du beau. Selon la même logique, cette dimension sublime du beau ne pourra être vraiment comprise qu’en revenant à l’essence de la manifestation. Selon une certaine graduation, la beauté est une dimension de la manifestation, son apothéose, qui permet d’en saisir l’essence, mais la beauté est inséparable du sublime en tant que la manifestation est toujours in ¿ne la manifestation du monde, ou de la Nature qui, en toute donation, se donne comme « immense, impénétrable et ère »8. Décrire le phénomène de la beauté conduit ainsi à découvrir la connivence avec le monde qui est le cœur de l’expérience de la beauté, mais cette expérience est celle du monde en son altérité, si bien qu’il se donne comme ce qui me dépasse absolument et, partant, il se donne dans l’expérience du sublime. Les coordonnées de la manifestation sont donc d’ordre esthétique puisque, en tant que toute donation suppose cette connivence ontologique, elle engage une certaine expérience de la beauté. Mais comme toute expérience est celle du monde en sa transcendance, l’expérience ontologique est par elle-même de 6 7 8
Dufrenne, « Le beau », EPh1, p. 25-26. Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 55. Dufrenne, « L’expérience esthétique de la Nature », EPh1, p. 45.
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l’ordre du sublime. Dans cette perspective, il s’impose de comprendre aussi que toute expérience n’est pas esthétique, et qu’il y a des phénomènes inesthétiques. La tâche est d’abord de réhabiliter la beauté comme l’indique Dufrenne, une beauté libérée de l’académisme — une beauté anarchique dont on indiquera la formule. Dufrenne écrit en un texte qui reste à élucider : « Ce n’est pas non plus [l’idée de la poésie qui inspire le poète] l’idée du beau, comme si cette idée imposait un canon immuable et des règles éprouvées. Mais c’est l’idée qu’il y a quelque chose de beau à faire. Dire que la poésie veut s’accomplir, c’est dire tout simplement qu’elle veut être belle. Car il faut réhabiliter cette notion du beau, à la fois contre les sceptiques qui ne veulent point se compromettre en prononçant des jugements de valeur, et s’imaginent faire droit à l’art en acceptant tout sans discrimination, et contre les nihilistes, qui cherchent la vérité de la parole dans le silence, et le comble de la poésie dans la non-poésie : parce qu’ils identient la négativité avec le néant, et le renouvellement avec l’abolition. Mais c’est bien de l’être que l’artiste veut promouvoir : un être dont la beauté atteste la perfection ou la plénitude, un être qui est sa n en lui-même, lorsqu’il trouve le public qu’il attend, et se réalise dans la perception esthétique qu’il sollicite. »9
La perfection ne tient pas à la conformité à un idéal de beauté mais à l’intensité de la manifestation, singulière et, partant, anarchique, sans principe ni règles autres que celles qu’elle institue au singulier — en l’incarnant. Commençons par dé nir la beauté en son éclat singulier avant de circonscrire sa puissance cosmologique et son rapport au désir, c’est-à-dire au sujet qui en fait l’expérience.
1/ L’éclat de la beauté La phénoménologie de Dufrenne possède cette caractéristique insigne de livrer une description, et une théorisation subséquente de la beauté qui est aussi décisive que novatrice, tout en s’inscrivant, pour une part, dans le sillage des analyses kantiennes. Non seulement il livre une compréhension neuve de la beauté, en dé nit des critères inédits, mais il lui assigne une fonction décisive dans la refonte de la phénoménologie qu’il opère. Pourtant, la Phénoménologie de l’expérience esthétique témoigne d’une mé ance à l’égard du concept de beauté présenté comme inutile et dangereux, et il est selon lui préférable de dé nir autrement que 9
Dufrenne, LP, p. 66.
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par la beauté l’essence de l’objet esthétique. Le beau est en e et une qualité esthétique spéci que qui possède une dimension axiologique dont le péril est alors celui du relativisme propre aux jugements de valeur alors que le phénoménologue est en quête d’un critère objectif : « Et il semble préférable de chercher ailleurs l’essence de l’objet esthétique en refusant à la qualité esthétique tout accent axiologique, en dé nissant l’objet esthétique par sa structure, soit selon le faire qui le produit pour qui entreprend une esthétique de la création, soit selon son apparence pour qui entreprend une esthétique de l’expérience esthétique. »10 Et, de facto, la Phénoménologie de l’expérience esthétique n’est pas construite autour d’une phénoménologie de la beauté alors même que ce concept n’est pas absent, et d’autres essais — comme celui intitulé « Le beau » — s’attachent explicitement à élaborer ce concept. En n, certains ouvrages en font un usage décisif, comme Le Poétique en 1963. Dans l’ouvrage de 1953, Dufrenne précise que l’on peut « dé nir le beau de façon telle qu’on puisse en même temps entreprendre une esthétique objective qui ne soit pas acculée à en débattre indé niment pour justi er de ses valorisations. » Et Dufrenne d’ajouter : « Le beau, alors, désigne bien une valeur qui est dans l’objet et qui atteste son être. On lui prête déjà un sens ontique lorsqu’on le situe parmi d’autres catégories esthétiques, comme le joli, le sublime ou le gracieux, catégories qui visent moins l’impression produite par l’objet que sa structure même, et qui invitent à rendre compte de cette impression par cette structure. » Le concept du beau apparaît donc inutile car, en une première acception, il manque la structure de l’objet esthétique, conduit au relativisme et, nalement, le sentiment du beau est fort « discret »11 au sein de l’expérience esthétique. Il enveloppe un sentiment de plaisir qui n’est pas même toujours éprouvé. Opter pour une esthétique objective a n de conjurer le risque de l’inutilité de ce concept, c’est penser le beau comme catégorie esthétique déterminée en « insistant sur certaines dominantes, comme l’harmonie, la pureté, la noblesse, la sérénité, dont une Madone de Raphaël, un Sermon de Bossuet, un édi ce de Mansart, une sonate d’église donnent assez bien l’idée. » Le beau n’est donc pas le propre de tout objet esthétique mais il désigne alors une catégorie esthétique particulière. Or, une telle analyse conduit à considérer que toutes les œuvres d’art où règnent le grotesque, le tragique, le sinistre ou encore le sublime ne sont pas belles, si bien que Dufrenne peut conclure : « On voit 10 11
Dufrenne, PLEE, 1, p. 17. Ibid., p. 17-18.
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aussitôt qu’une acception trop étroite du beau est dangereuse : elle mène à un dogmatisme arbitraire et stérilisant. » Inversement, le beau lui-même ne doit pas être dé ni comme une certaine catégorie, ou un certain style, loin de le tailler sur mesure a n qu’il convienne pour l’art classique, et lui seul, qui n’a pourtant pas le « monopole de la beauté »12. Il doit alors être compris comme une « vertu qui peut être commune à tout objet esthétique », si bien que les œuvres non classiques peuvent être dites belles ; cependant, le concept de beau ne déborde-t-il pas dès lors la sphère de l’esthétique ? Et, en e et, une telle compréhension du beau rencontre un autre péril, celui de ne pas permettre de dé nir l’objet esthétique comme tel, à l’exclusion de l’acte moral, d’un raisonnement logique ou d’objets usuels qui, chacun, peut être considéré comme beau. La notion de beauté conserve pourtant un emploi dans le champ esthétique tout en encourant à nouveau le risque de son inutilité. Le beau renvoie alors à l’authenticité de l’œuvre d’art, à sa vérité, si bien qu’il perdrait son statut de concept autonome pour se dissoudre et trouver sa vérité dans la vérité et l’authenticité, mais là encore, l’analyse se précise car dans le champ esthétique, le « beau désigne la vérité de l’objet lorsque cette vérité est immédiatement sensible et reconnue, lorsque l’objet annonce impérieusement la perfection ontique dont il jouit : le beau est le vrai sensible à l’œil, il sanctionne avant la ré exion ce qui est heureux. »13 Citons le texte plus longuement : « […]nous disons d’un objet qu’il est beau de la même façon que nous disons qu’il est vrai lorsque nous jugeons, selon une acception qu’a soulignée Hegel, qu’une tempête est une vraie tempête, ou que Socrate est un vrai philosophe. La di érence entre les deux termes, qui oriente le beau vers son usage esthétique et justi e la priorité que revendique parfois l’esthétique, c’est que le beau désigne la vérité de l’objet lorsque cette vérité est immédiatement sensible et reconnue, lorsque l’objet annonce impérieusement la perfection ontique dont il jouit : le beau est le vrai sensible à l’œil, il sanctionne avant la ré exion ce qui est heureux. Une locomotive est vraie pour l’ingénieur lorsqu’elle marche bien, elle est belle pour moi lorsqu’elle dit immédiatement et comme triomphalement la vitesse et la puissance. C’est parce qu’elle le dit qu’elle est esthétisée : c’est quand il est beau que l’objet devient objet esthétique, parce qu’il sollicite de nous l’attitude esthétique. Un beau raisonnement est un raisonnement que pour un moment, parce que je le maîtrise avec bonheur, je puis suivre comme je suis une mélodie ; de même devant un beau paysage, je suis comme au musée devant une toile : j’écoute ce que me dit l’objet, qui me dit d’abord
12 13
Ibid., p. 18-19. Ibid., p. 20.
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sa perfection. Ces remarques su sent à éclairer le jugement de valeur esthétique : un chromo n’est pas beau parce qu’il n’est pas une vraie peinture, ni la musique de foire parce qu’elle n’est pas une vraie musique. Le contraire du beau n’est pas le laid comme on sait depuis le romantisme, c’est l’avorté pour l’œuvre qui prétend être objet esthétique, et c’est l’indifférent pour l’objet qui ne revendique pas la qualité esthétique. »14
L’imperfection de l’objet esthétique ne saurait être mesurée selon une norme extérieure, si bien qu’il est imparfait « parce qu’il ne réussit pas à être ce qu’il prétend être, parce qu’il ne réalise pas son essence ; et c’est sur ce qu’il veut être qu’il faut le juger, qu’il se juge lui-même. »15 Ainsi, apprécier les arlequins de Picasso comme des personnages de Watteau, c’est éprouver inévitablement les œuvres de Picasso comme imparfaites, mais indûment. Chaque œuvre est sa propre norme, qui s’impose au goût et selon laquelle le jugement s’e ectue, si bien que la norme de l’objet esthétique est « inventée par chaque objet, qui n’a d’autre loi que celle qu’il se donne à lui-même ; mais on peut dire au moins que, quels que soient les moyens d’une œuvre, la n qu’elle se propose pour être chef d’œuvre, c’est à la fois la plénitude de l’être sensible et la plénitude de la signi cation immanente au sensible. » Il n’y a donc pas de critère de la beauté qui aurait une fonction exclusive, rejetant toutes les œuvres qui n’y souscrivent pas. Chaque fois, l’œuvre réinvente les critères de la beauté qui lui sont propres, si bien que parler de beauté d’un objet esthétique, c’est se laisser imprégner par l’œuvre au point que c’est elle qui se juge en nous, qui requiert ce jugement, et la beauté n’est autre que l’accomplissement sans faille du dessein esthétique qu’elle se propose. Dufrenne l’écrit: « Au fond, nous ne décidons pas du beau, c’est l’objet beau qui décide de lui-même en se manifestant : le jugement esthétique s’accomplit dans l’objet plutôt qu’en nous. On ne dé nit pas le beau, on constate ce qu’est l’objet. »16 En toute rigueur, on ne saurait dire que le jugement esthétique s’accomplit dans l’objet plut{t qu’en nous, car il faut bien un sujet pour opérer le jugement. L’objet esthétique, en vertu de sa puissance expressive, est pensé selon le concept de quasisujet, mais il ne saurait bien sûr, à la di érence de l’homme, e ectuer un jugement. La formule de quasi-sujet est toutefois pertinente car le sujet qui opère ce jugement se laisse dicter sa règle par l’objet esthétique : il doit ainsi se rendre disponible à la manifestation de l’œuvre d’art, 14 15 16
Ibid., p. 20-21. Ibid., p. 21. Ibid., p. 22.
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et juger en fonction de sa plénitude singulière. On comprend dès lors le statut précis du concept de beauté dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique : « Et si l’on interroge l’objet esthétique en général, ce n’est pas non plus à une dé nition du beau qu’il faut demander sa di érence spéci que. Non qu’on refuse tout emploi à la notion de beauté, ou qu’on refuse le jugement de goût ; si l’on décide de se référer aux œuvres unanimement admirées, c’est qu’on y obtempère ; mais ce qu’on lui demande n’est pas de fournir le critère de l’objet esthétique, c’est de recommander les œuvres qui manifesteront le plus sûrement ce critère, c’est-à-dire qui sont le parfaitement des objets esthétiques. Ainsi est possible une esthétique qui ne refuse nullement la valorisation esthétique, mais qui ne lui est pas asservie, qui reconnaît la beauté sans faire une théorie de la beauté, parce qu’au fond il n’y a pas de théorie à en faire : il y a à dire ce que sont les objets esthétiques, et ils sont beaux dès qu’ils sont vraiment. »17
L’intention de Dufrenne, dans le livre de 1953, est donc de faire une théorie de l’objet esthétique, de penser sa structure propre, à partir d’une description de l’expérience esthétique, si bien que le concept de beauté, tout en étant présent, n’a pas de fonction structurante. La beauté est perfection, plénitude d’être, toujours singulière, de l’objet esthétique dont la structure doit donc être dé nie préalablement. Entamer une phénoménologie de la beauté, c’est alors manquer cette analyse structurale de l’objet esthétique, et négliger qu’il y a des objets esthétiques imparfaits, qui n’en sont pas moins des objets esthétiques. Davantage que dangereuse et inutile, la notion de beauté est seconde : elle suppose une phénoménologie de l’objet esthétique. Mais il faut quand même que la beauté soit dé nie par cette perfection ou par cette plénitude d’être, sans norme extérieure, a n d’éviter le double écueil mentionné. La tâche première, que cet ouvrage a déjà e ectué, est donc de dire ce que sont les objets esthétiques, et ce n’est qu’alors que la beauté peut être envisagée. Comme l’écrit encore Dufrenne, selon cette dé nition du beau, « vouloir l’existence et vouloir la beauté de l’objet esthétique [sont] une seule et même chose »18 ; car la beauté est l’existence de l’objet esthétique à son acmé, témoignant de perfection sensible. La beauté se donne au sein de la perception esthétique exemplaire ; et c’est en quoi, loin de son inutilité, la question de la beauté est appelée par toute phénoménologie de l’expérience esthétique, car elle en livre les coordonnées accomplies. C’est en quoi cette phénoménologie, xant la structure de l’objet esthétique, et 17 18
Ibid., p. 22-23. Ibid., p. 194, note 1.
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considérant le beau, ne risque pas l’objection d’une méconnaissance de la relativité des goûts, qui est manifeste. Aussi, indique Dufrenne, « on peut percevoir et reconnaître une œuvre d’art sans la goûter, et l’on peut goûter une œuvre sans pourtant lui faire droit, comme celui qui goûte une mélodie, et jusqu’à la ferveur, pour les réminiscences qu’elle éveille en lui. ». On distingue donc de l’expression des préférences subjectives, le jugement de goût qui « enregistre le beau »19, et qui, comme tel, possède une validité universelle. Il y a à la fois une historicité et une relativité des goûts, et une validité du goût. De surcroît, il est évident que la beauté ne tient pas à ce qui est manifeste mais à la façon de la manifestation. Rompons dès lors avec l’appréciation de Boileau condamnant les Fourberies de Scapin, et non le Misanthrope. La farce est en e et un objet esthétique capable de beauté : ce n’est pas la magnicence du sujet qui fait la beauté, mais la plénitude de sa réalisation. Corrélativement, l’œuvre requiert, et appelle une perception qui lui soit adéquate (conjurant la distraction notamment), sans quoi l’objet esthétique ne peut pas même paraître. Il y a une corrélation entre l’objet esthétique et la perception esthétique ; et c’est en quoi l’objet esthétique n’est autre que l’œuvre d’art que dévoile la perception esthétique. La beauté tient à la manifestation de ce qui se manifeste, elle est un trait de l’apparaître lui-même, qui engage l’être de l’apparaître, et celui du sujet qui en fait l’épreuve, qui en est capable. En ce sens, la beauté est une qualité présente dans certains objets, sans tenir d’abord à leur objectalité, mais bien à leur mode de manifestation, pourtant inséparable de cela qui se manifeste. Cette qualité de l’objet se situe en deçà de la distinction de ce qui apparaît et de son mode d’apparaître, cette indi érence est obvie dans le cas de l’objet beau. Or, Dufrenne résume son analyse en une formule qui en recueille toutes les dimensions, précisant que la beauté s’impose dans « toute la force de sa présence radieuse »20. Il importe de comprendre la force de cette présence radieuse qui n’est autre que le phénomène du beau. Indiquons les caractéristiques quali ant la beauté : la plénitude de la manifestation, la perfection sensible ; ensuite, l’immanence du sens au sensible, impliquant que l’objet insigni ant ne se donne pas comme beau, si bien que le beau est ce qui me parle, et ne me parle qu’en ouvrant un monde depuis le monde ; en n, le critère de la beauté n’est autre que la véracité esthétique qui renvoie à l’authenticité demeurant à dé nir. Le phénomène de la beauté requiert d’abord, 19 20
Ibid., p. 24. Dufrenne, « Le beau », EPh1, p. 27.
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pour être décrit et pensé, de s’a ranchir de l’horizon de l’objectité, et de faire un pas au-delà de la métaphysique historique assujettie au principe d’identité, comme au principe de raison su sante. En cela, le phénomène de la beauté appelle une autre façon de philosopher, où l’institution du philosopher dans la rupture avec la métaphysique. Prendre le l conducteur de ce phénomène ouvre donc la voie à la phénoménologie qui se substitue à la métaphysique ainsi décrite, tout en ouvrant un sens neuf de la métaphysique que nous chercherons à dé nir. La ré exion sur la beauté appartient au domaine de l’esthétique, mais elle la déborde : l’esthétique est ainsi la voie privilégiée vers l’élaboration de la phénoménologie, qui est elle-même une philosophie totale. La beauté se donne à voir de façon privilégiée, en un sens, sur le cas de l’œuvre d’art, qui est sans pourquoi, et possède une événementialité constitutive, par di érence avec l’objet de la science, avec ce qui relève aussi de l’utile, et intéresse la volonté, et par contraste également avec ce qui est simplement agréable. Mais le phénomène de la beauté possède d’un autre point de vue son lieu d’émergence dans la Nature. Chaque fois il possède les caractéristiques évoquées et ouvre la voie vers l’essence de la manifestation. Penser la beauté suppose de l’arracher à la « pensée métaphysique, qui la hausse à l’impensable », ce « ciel métaphysique » où elle trouve à se résoudre est alors un « ciel académique ». La beauté est indexée sur des « normes extérieures »21, sur un modèle objectif alors qu’elle est sa propre norme, toujours singulière : « Et la valorisation véritable ou première est celle qui, antérieurement à toute comparaison, reconnaît la valeur intrinsèque de l’incomparable, la valeur qui ne se mesure pas, qui n’est pas subordonnée à un critère extérieur parce que l’objet est à lui-même, pour le juge, son propre critère, et requiert d’être jugé lui-même : index sui. » Les normes de la beauté, singulières, sont alors les normes que le phénomène beau engendre en paraissant. On distingue donc l’objet beau de l’utile et de l’agréable, et si l’objet beau plait, il faut écrire avec Dufrenne : « Plaire, ce n’est pas ici atter la sensualité, c’est d’abord combler la sensibilité. »22 Il s’impose donc d’édi er une phénoménologie de la beauté pour décrire ce qui comble la sensibilité, saisir à la fois l’événementialité de la beauté et sa cosmicité. La beauté est une qualité inhérente à l’objet qui se présente dans une plénitude immédiatement éprouvée dans la perception, et cette plénitude n’est autre que la « perfection du sensible » qui se donne avec une sorte 21 22
Dufrenne, « Les valeurs esthétiques », EPh1, p. 28. Ibid., p. 29-30.
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de nécessité ; ensuite, on a vu que cette plénitude requiert l’immanence d’un sens au sensible, sans quoi l’objet serait insigni ant, au mieux de l’ordre de l’agréable23. C’est ainsi que l’objet beau « donne à penser », et ne plaît que sous la condition de me parler, sans quoi il n’est qu’agréable et creux, et ce qui s’exhale ainsi depuis l’immanence sensible n’est autre qu’un monde — il donne le « sentiment d’un monde »24. En cela, le poétique — qui est la catégorie des catégories esthétiques car il y a une poéticité de tout art en tant qu’il s’exprime et me parle — est de l’ordre de la beauté car le poétique tient à l’expressivité du monde que recueille la conscience poétique et qu’exprime langage poétique. Or cette expressivité poétique n’est autre que la beauté exprimée dans l’ordre du langage. De façon directe, l’image poétique, qui est belle en tant que poétique, donne à penser sans que nul concept ne lui corresponde, car la poéticité tient à l’expressivité qui elle-même dépend de l’éclat de la présence, de son rayonnement que capte le langage poétique par l’ambivalence des mots qu’il charrie et dont le sens est o ert au sentiment. Le sentiment de la beauté est donc celui de la poéticité, que ce soit la poéticité picturale — plus loin dé nie — ou la poéticité de la poésie, car l’éclat de la présence tient à son expressivité singulière ouvrant un monde pour le sentiment qui lit l’expression. De ce point de vue, il faut revenir à Kant, et préciser le di érend de Dufrenne à son endroit : « Quant à l’opposition des attitudes devant l’objet esthétique et devant l’agréable, nous ne l’évoquerons qu’au passage : La Critique du jugement a dit l’essentiel là-dessus ; et la psychologie de la sensorialité entreprise par M. Pradines lui apporte une con rmation indirecte, en montrant que l’épreuve de l’agréable appartient en premier aux sens du contact, alors que l’appréhension du beau est réservée aux sens à distance, qu’ils sont les instrument d’une contemplation et non les organes d’une jouissance. Dans cette jouissance qu’il suscite, l’objet agréable n’est pas vraiment connu en lui-même ; ce que j’en connais est la façon dont il s’unité à moi, et je ne le connais qu’à travers ce mélange qu’il compose avec moi : “Comme le fuit se fond en jouissance…” En vérité, je suis plus préoccupé de moi-même que de l’objet et je le laisse se perdre en moi au moment que je le consomme et en jouis. Aussi l’idée même de plaisir esthétique nous a-t-elle semblé suspecte dans la mesure où elle évoque encore une jouissance ; le seul plaisir qui nous ait paru un ingrédient nécessaire de l’expérience esthétique est celui que le corps éprouve à se sentir à l’aise devant l’objet, et de connivence avec lui. Et ce plaisir même, il n’est pas sûr que l’art nous l’accorde sans réticence : nous avons vu comment Malraux dénonçait les arts d’assouvissement, faisant écho à l’idée d’Alain que le grand art éveille plutôt le 23 24
Dufrenne, « Le beau », EPh1, p. 26. Dufrenne, « L’Apport de l’Esthétique à la Philosophie », EPh1, p. 13.
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sentiment du sublime par ce qu’il y a en lui de souverain et presque de sauvage. L’objet esthétique ne prend pas toujours tant de précautions avec nous lorsqu’il nous impose sa présence : il nous ploie à lui au lieu de se ployer à nous. »25
Le beau se distingue de l’agréable, et le goût est irréductible aux goûts, si bien qu’un accord universel est permis et requis en ce qui concerne le jugement esthétique. L’attitude esthétique est celle d’une contemplation désintéressée qui suspend donc les intérêts relatifs à l’agréable et au bien. L’expérience esthétique tient dès lors lieu d’une réduction phénoménologique qui donne à voir les choses telles qu’elles apparaissent dans le présent de leur surgissement toujours singulier et irréductible aux concepts. Il s’agit là d’une double neutralisation puisque cette expérience est l’acte d’une suspension des autres attitudes de l’homme et, partant, de ses corrélats objectifs pour le dire selon un autre langage que celui de Kant. Pourtant, une question s’impose. Ne faut-il pas que l’homme nourrisse un intérêt au désintéressement pour que cette attitude puisse seulement avoir lieu en lui et que le spectacle o ert dans le désintéressement suscite l’attention ? Une phénoménologie de l’attention est requise, car un sujet qui ne serait pas intéressé au désintéressement serait indi érent à ce qui se donne alors, et, partant, cette expérience s’évanouirait à peine commencée, et, à vrai dire, ne saurait pas même commencer par manque d’une brèche par laquelle s’in ltrer dans le tissu de l’expérience subjective. Autrement dit, l’expérience esthétique serait impossible à un double titre. D’une part, si l’homme n’était pas intéressé en ce sens, cette expérience désintéressée se dégraderait en pure et simple indi érence, et partant, ce qui se donne serait tout simplement e acé au pro t de ce qui soutient l’attention, et engage un intérêt. Mieux, cette expérience du désintéressement ne saurait pas même naître faute de l’ouverture en laquelle se glisser, le sujet étant bien au contraire pris par ses intérêts, et toute suspension supposerait donc — à l’impossible — la suspension de la subjectivité elle-même. D’autre part, si cette expérience survient, alors elle enveloppe forcément un intérêt, si bien que, loin d’être pur désintéressement, elle est le masque d’un intérêt ou la manifestation d’un intérêt masqué. Dès lors, elle se nie comme expérience du désintéressement, car ce qui la rend possible en inverse les déterminations ; bref, cette expérience se nie au moment où elle devient possible car ses conditions de possibilité enveloppent son impossibilité sous la gure d’une inversion théorique. Ne faut-il pas dès lors adopter 25
Dufrenne, PLEE, 2, p. 527-528.
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la voie de Nietzsche qui diagnostique l’illusion du désintéressement et élabore nalement une physiologie de l’art26 ? Cependant, à rebours de cette analyse, il faut aussi que la théorie qui décèle un intérêt à la racine de cette expérience rende compte de la di érence manifeste entre l’attitude esthétique et les autres attitudes dont l’homme témoigne, c’est-à-dire rende compte, selon une théorie homogène, de l’apparaître de cette di érence. Or cette di érence est phénoménologiquement décisive, et Kant lui-même s’engage en cette voie, car il décèle, en un certain sens, un intérêt qui anime le désintéressement sans pourtant que cette découverte ne le conduise à renoncer au concept de désintéressement. Mais il n’est pas question de reconduire la voie ouverte par Kant qui appelle une tout autre philosophie. Kant écrit au paragraphe 23 de la Critique de la faculté de juger que la satisfaction esthétique liée à la beauté « apporte directement avec elle un sentiment d’intensi cation de la vie, et c’est pourquoi elle est compatible avec des attraits et un jeu de l’imagination […] ». Cette satisfaction tient à l’accord spontané entre la sensibilité et l’imagination d’un côté et l’entendement de l’autre puisque le sentiment du beau est celui d’une forme qui se dessine dans l’apparaître sensible sans que cette forme ne soit l’œuvre de l’entendement législateur. Ainsi en est-il de la beauté des nuages que Baudelaire décrit27, qui ne signi e rien d’autre qu’une forme sans raison, et cette absence de signi cation fait que ces formes qui apparaissent appellent leur propre célébration. Alors que dans la perception ordinaire, les nuages annoncent la pluie, dans l’attitude esthétique, ils n’annoncent que leur présence selon leur rayonnement propre. Il en va de même de certaines œuvres pour Kant : « Des eurs, des dessins libres, des traits entrelacés sans intention les uns dans les autres, ce qu’on appelle des rinceaux, ne signi ent rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé et plaisent pourtant. La satisfaction au beau doit nécessairement dépendre de la ré exion sur un objet, laquelle conduit à quelque concept (qui reste indéterminé), et par là elle se distingue aussi de l’agréable, qui repose entièrement sur la sensation. »28 Ou encore : « De nombreux oiseaux (le perroquet, le colibri, l’oiseau de paradis), une foule de crustacés de la mer, sont eux-mêmes des beautés qui ne se rapportent à aucun objet déterminés quant à sa n d’après des concepts, mais qui
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Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 6. Baudelaire, Le Spleen de Paris [Petits poèmes en prose], « L’Étranger ». 28 Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Renaut, Paris, GF Flammarion, 2002, §4. 27
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plaisent librement et pour elles-mêmes. Ainsi les dessins à la grecque, les rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signi ent-ils rien en eux-mêmes : ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé, et ce sont des beautés libres. On peut aussi mettre au nombre du même genre de beautés ce qu’en musique on nomme des fantaisies (sans thème), et même toute la musique sans texte. » (§16). Le jugement esthétique est un jugement ré échissant, non déterminant qui impose la règle au divers phénoménal. Au contraire, le jugement ré échissant rencontre la forme au sein du divers de la manifestation, et l’esprit re ète cette forme par contraste aussi avec le jugement d’agrément qui s’élève au prisme de la seule sensation. Le plaisir de la réÀexion, dans la contemplation esthétique, tient à la production d’idées esthétiques, si bien que la sensation est l’événement sensible qui inaugure la dynamique de l’imagination et de l’entendement, et c’est l’imagination qui décèle la forme singulière. Elle se dessine à la faveur de la rencontre sensible, l’entendement s’enquérant d’une règle introuvable qui en relance la dynamique. Mais cette dynamique incessante, éveillée depuis la sensation, génère le plaisir esthétique qui n’est autre que le plaisir pris à l’intensi¿cation de la vie à la mesure de la rencontre avec la forme sensible singulière. Cette vie s’éprouve dans l’éveil d’idées esthétiques, qui recouvrent ce que Dufrenne quali e de commentaire littéral en quoi la ré exion esthétique consiste. Celle-ci n’a pas de terme, parce que l’objet esthétique n’a pas de sens, du moins pas de sens déterminé qu’un concept pourrait circonscrire. Cependant, le di érend avec Kant, de ce point de vue, est que la sensation n’est pas aussi évanescente qu’il le prétend, car le plaisir de la ré exion recueille un sens qui est immanent au sensible de l’objet esthétique, et c’est le sentiment qui le recueille. La nouveauté de la pensée dufrennienne tient donc à la notion d’expression, à celle de suggestion d’un monde par l’objet esthétique, et c’est ce monde que donne le sentiment et qu’explore la ré exion. Ce sentiment du monde esthétique renouvelle ainsi le sens du sens propre à l’objet esthétique, que Kant manque car il explore surtout la beauté naturelle, dont Dufrenne signale qu’elle possède une richesse expressive moindre. Autrement dit, le beau plaît sans concept. Que le nuage ait une forme qui ne signi e rien n’empêche pas qu’une œuvre exhale un sens. Ce sens est atmosphérique et se trouve d’ailleurs décrit par Dufrenne comme Idée esthétique que le sentiment recueille. Il ne s’agit pas d’un sens déterminé car il porte en puissance des choses témoignant de ce sens sans que la liste n’en puisse être donnée. Si Dufrenne reprend la notion d’idée esthétique, c’est sur fond d’un accord négatif — pas de norme idéale du beau — et d’une
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reprise créatrice, car l’idée, livrée au sein du sensible, consiste dans le monde qui est ainsi ouvert. Cette notion de sens-monde-livré-au-sentiment est introuvable dans l’œuvre de Kant, et c’est pourtant cette notion qui permet de faire droit aux œuvres d’art, que Kant ne considère que de façon marginale. Seule la phénoménologie dufrennienne permet de concilier l’apparaître de l’œuvre avec la présence de sa signi cation. Ainsi, un roman possède un sens qui est inséparable de la musique des mots, si bien que l’on ne saurait penser que seule la musique sans texte est belle ; car le texte n’est plus alors qu’un moment de la musique, de même que le sujet d’un tableau est irréductible à son prétendu message, qui e ace l’objet esthétique au pro t du sens, et donc marque l’obsolescence de l’œuvre comme telle. Concilier la présence d’un sens avec la spéci cité du jugement esthétique suppose que le sens soit inséparable du sensible, si bien que le plaisir de la ré exion est propre au sentiment. Et il en va de même lorsque l’objet esthétique exprime le tragique : « L’objet esthétique peut sans doute exprimer le tragique ou le désespoir, il doit l’exprimer avec bonheur : il ne doit pas échouer lorsqu’il dit l’échec […]. »29 Le tableau exprimant le désespoir doit le faire avec bonheur, c’est-à-dire selon l’intensité de la présence de sa manifestation sensible, dans la plénitude, et c’est elle qui procure un sentiment de plaisir esthétique, fût-il mêlé du sentiment du tragique. Il reste à comprendre cette jouissance éprouvée, qui n’est plus la jouissance de l’absorption d’un objet, mais celle de l’attitude esthétique qui possède une signi cation métaphysique. La solution kantienne pour rendre compte de cet intérêt au désintéressement tient donc à ce sentiment d’épanouissement de la vie au sein de l’expérience esthétique propre au libre jeu de l’imagination et de l’entendement, et à leur puissance créatrice éveillée par la sensation. Et, nalement, le plaisir esthétique, désintéressé, se donne comme un symbole de notre destination morale indique Kant au paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger. La voie dufrennienne est autre, elle s’inscrit dans un dispositif di érent qui engage la question du désir. Si l’attitude esthétique neutralise les désirs empiriques — largement conditionnés par la société, notamment — il exauce le désir métaphysique, qui infuse aussi chacun de nos désirs, et qui dépend de la modalité humaine de la naissance. On peut très bien considérer que le sentiment esthétique témoigne de l’épanouissement de la vie, mais en un autre sens que Kant — di érend marqué en outre selon deux niveaux de radicalité. D’une part, cet épanouissement 29
Dufrenne, PLEE, 2, p. 427.
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vital tient à la ré exion, mais celle-ci est inséparable du sentiment esthétique, et donc de l’exploration du monde distillé par l’objet esthétique. D’autre part et corrélativement, cette épreuve du monde esthétique se donne comme épreuve de la puissance du monde et, partant, il accomplit le désir de présence dé nissant l’homme. Ce désir s’accomplit car la beauté est une présence radieuse qui s’accorde avec ma puissance propre. Autrement dit, l’apparaître — comme l’atteste la beauté naturelle — possède une dimension humaine, elle n’est pas le tout autre. Ainsi, la majesté de la montagne ou la grâce d’une eur donne à lire des dimensions de l’humaine condition, mais c’est alors le désir du monde qui s’accomplit, le désir de l’union avec le monde, qui lui-même procède de l’événement de ma naissance en tant que séparation dans l’immanence cosmique qui me constitue comme séparé du monde, à distance intracosmique, et donc comme désir de conjurer la séparation sans l’abolir. L’intensi cation de la vie possède alors une dimension paradoxale, inaperçue de Kant, car elle enveloppe une dimension de communion avec le monde. Avec beaucoup de rigueur, Dufrenne donne une dé nition — paradoxale — de la beauté ; il écrit : « Mais alors ne peut-on tenter de dé nir la beauté ? Pourtant elle n’est pas conceptualisable parce qu’elle n’est pas généralisable : toujours singulière, Kant l’a enseigné. Ce n’est pas la tulipe qui est belle, c’est cette tulipe. Du moins peut-on décrire cela qui est beau ? Oui, mais à condition de ne pas opérer la sélection préalable qu’exige la culture, à condition d’accorder que la beauté puisse être bizarre comme disait Baudelaire, amère comme disait Rimbaud, convulsive comme disait Breton, qu’elle soit même parfois indiscernable de ce que la culture désigne comme laideur ; du point de vue de Poussin, dont pourtant elle s’inspire, la peinture de Cézanne qui, comme dit Merleau-Ponty, “révèle le fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe”, est laide. À cette condition, nous pouvons même risquer une dé nition — non normative — de la beauté : n’est-elle pas, dans les choses et dans les événements, l’éclat ou l’intensité de l’apparaître ? Un apparaître en acte, tel que le surgissement de la gure s’y donne comme l’acte du fond. Ainsi le chant de l’oiseau, qui s’enlève sur le silence de la campagne, semble la voix de ce silence ; l’arbre qui surgit des entrailles de la terre pour s’enlever sur le ciel, archipel superbe, est le chant du ciel et de la terre, comme le temple qu’évoque Valéry. Car l’œuvre humaine, surgie des profondeurs de l’homme — le temple d’Eupalinos, des profondeurs de son amour pour une lle de Corinthe — est belle si elle est aussi la voie pythique de ce que Schelling appelle le fond, “la voix des ondes et des bois”, faute de quoi elle est super cielle et insigni ante, muette : elle ne dit qu’elle-même ; elle apparaît sans que s’accomplisse en elle le mouvement de l’apparaître, sans que le sensible s’y accomplisse comme sensible. Il faut comprendre la beauté d’une œuvre par la grâce du geste : le geste pleinement geste, qui se donne à voir (et à imiter)
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comme nécessaire et su sant, de l’acrobate et de l’athlète ; et sans doute le geste peut-il être entravé et violent : beau encore, si son impuissance même est promue à l’apparaître comme dans les Esclaves de Michel-Ange. La réussite de l’œuvre, c’est cette nécessité qu’on y perçoit ; mais ce n’est pas une nécessité logique, comme le résultat d’un calcul, c’est une nécessité naturelle, où s’exprime quelque chose de la Nature : son jeu et son devenir dans l’apparaître. »30
L’exigence du philosophe est de donner une dé nition de la beauté sans que cette exigence ne perde son essence paradoxale qui est de n’en avoir pas, du moins de ne pas se laisser subsumer sous une détermination objective d’elle-même. Alors que la dé nition xe l’essence, le phénomène de la beauté est toujours singulier. Mais dire la beauté au singulier, n’est-ce pas sacri er la theoria à l’empirie d’une pure multiplicité au point que le jugement esthétique paraîtrait sans raison ni fondement ? Cette indé nition de la beauté pointe inévitablement vers le relativisme puisque si elle ne se soutient d’aucune essence, alors le jugement est sans norme et ne se justi e que par l’acte qui le prononce. Et, dans ce cas, le jugement esthétique serait du même ordre que le jugement d’agrément, il témoignerait d’une subjectivité revendiquée. Pourtant, le phénomène de la beauté, tout en laissant la pensée sans repos lorsqu’il survient dans le monde, ne la laisse pas démunie lorsqu’il s’agit de le ré échir, ou d’en xer une dé nition. Cette dé nition doit répondre à la gageure de xer une détermination dont témoigne tout phénomène beau sans pourtant qu’il s’agisse de simples occurrences d’une essence de la Beauté conçue comme un Idéal de perfection. Dès lors, la dé nition ne doit pas se substituer à la description car la beauté est inséparable du singulier de sa manifestation. Il faut donc que l’universel de la manifestation esthétique — belle — ne se soutienne que du singulier de cette manifestation. On pourrait ainsi distinguer l’ontique singulier — le quoi de la manifeste — et l’ontologique universel — la manière, le comment de cette manifestation toujours singulière. Mais le quoi et le comment sont indissociables en ce que le quoi-singulier re ue sur le comment-universel, si bien que le comment universel se décline selon une in exion singulière. On accède alors à une indé¿nition de la beauté déjà évoquée et dont nous rassemblons désormais les déterminations tout en xant ses réquisits méthodologiques. Il s’agit d’une dé nition non normative qui peut être pensée au titre de dé nition phénoménologique élaborée au prisme de la 30 Dufrenne, AP, p. 240-242. Dufrenne se réfère à l’essai « Le doute de Cézanne », à l’idée d’un « fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe. » (Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1995, p. 22).
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phénoménalité sans que cette dé nition ne se perde dans le singulier — dans l’énumération des choses belles — ni ne s’excède en la xation d’une norme, négligeant les phénomènes. Or, la description découvre que la beauté requiert l’éclat ou l’intensité de l’apparaître, quel que soit ce qui apparaît — la beauté est l’apothéose du sensible enveloppant nécessité, plénitude du sens au sensible, et rayonnement cosmique. Dès lors, on découvre aussi bien une dé nition qui ne sacri e pas le singulier de l’apparaître, l’intensité ayant un grain ou une gure singulière propre à ce qui se donne. Cela justi e le caractère tout à fait crucial des descriptions de détail portant sur les œuvres a n de s’engou rer dans le singulier de l’objet esthétique, de le pénétrer, et d’explorer le monde qu’il déploie. Mais cette description de détail n’empêche pas le philosophe de souscrire à cette exigence, à savoir élaborer une eidétique de la beauté, qui est d’une certaine façon formelle, et non matérielle. Dès lors, cette dé nition n’est pas normative, elle ne xe pas ce qui est beau, mais la beauté comme manière ou style de l’apparaître. La question d’une beauté de la laideur doit être abordée de ce point de vue. Le contraire de la beauté, ce n’est pas le laid, mais le raté ; entendons : ce qui ne se manifeste pas selon l’éclat de son apparaître. En outre l’éclat en question ne doit pas tourner à l’éblouissement qui obstrue l’intensité de la présence, et c’est en quoi Vermeer apparaît plus poétique à Dufrenne que Rubens31. Or, cet éclat de l’apparaître se confond avec sa nécessité naturelle, si bien que toute chose belle possède un air de nature, elle se manifeste à la manière de la Nature, elle exprime son jeu et son devenir dans l’apparaître, et ce jeu consiste dans une advenue sur fond de ce fond qu’est la Nature, que les choses cristallisent en un mode singulier. Il y a ainsi une beauté de l’impuissance dès que l’impuissance se manifeste dans l’intensité d’une manifestation singulière, à la manière des Esclaves de Michel-Ange: la beauté, c’est toujours la plénitude de la manifestation. Et, en tant que singulière, sans norme la régissant de l’extérieur, la beauté est toujours bizarre, amère et convulsive32, et c’est au fond ce qui découle de la contestation de toute norme objective. Pourtant, bizarre, la beauté n’en est pas moins exemplaire dans sa manifestation qui témoigne de plénitude et de nécessité, faisant la naturalité de la beauté, qu’il s’agisse d’une 31
Dufrenne, LP, p. 253. Dufrenne, AP, p. 240, déjà cité. La référence à Baudelaire est décisive à la mesure de la révolution esthétique que ce poète entreprend et qui marque l’événement de la modernité ; nous renvoyons entre autres à l’essai sur l’Exposition universelle — 1855 — où Baudelaire écrit que « Le beau est toujours bizarre. » (« Exposition universelle — 1855 — Beaux-Arts », in Œuvres complètes, tome 2, p. 578). 32
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chose de la Nature ou d’un objet esthétique. Dès lors, l’expression belle n’exprime pas ontiquement ce qu’est la Nature, ce serait inévitablement la nitiser — l’assignant à des choses en nombre ni qui la dé niraient — ou l’in nitiser —, dans le sens du mauvais in ni consistant en une suite indé nie de choses — mais elle exprime ontologiquement la typique de sa manifestation, livrant un in ni véritable, puisque cette typique est puissance d’in ni ou in ni comme puissance de manifestation. Deux questions se posent dès lors. D’une part, la description de la beauté conduit au monde puisque la beauté d’une chose tient à ce qu’elle exprime la naturalité de la Nature, et engage dès lors une phénoménologie du monde. Mieux : la description de la belle présence — de la présence épanouie — appelle une métaphysique de la présence et, nalement, une métaphysique de la Nature. La réduction cosmologique se déploie aussi au prisme de la beauté puisque la dynamique cosmique — le monde en sa dynamique — transparaît dans l’intensité de la beauté qui n’est autre que celle de la présence. D’autre part, il ne su t pas de penser la présence comme présence radieuse, dans son intensité propre, ou dans son éclat, car il convient de comprendre ce que la beauté nous fait ; pourquoi nous n’y sommes pas indi érents — question que nous avons d’ailleurs déjà entrevue. S’il est vrai que la beauté résonne comme un appel, elle requiert le regard, et appelle l’amour ; cependant, pour cela, il faut que l’homme soit capable de cet amour et qu’il témoigne d’un désir de beauté inséparable de son désir de présence exaucé par la beauté qui porte la présence à son acmé.
2/ La beauté et le monde Cette conjonction de la beauté et du monde est déjà élaborée, comprise en son principe : la beauté des choses tient à l’éclat de leur présence en laquelle luit la présence du monde ou, mieux, la naturalité de la Nature dans sa puissance d’apparaître. L’éclat de la belle présence est celle de sa puissance cosmique, car elle porte un monde, elle en cristallise la puissance propre. Le phénomène de la beauté témoigne d’une puissance ontologique car, en lui, c’est le monde qui se donne : la beauté possède un air de nature et c’est la Nature qui paraît en elle, si bien que la beauté est une cristallisation de la puissance d’apparaître de la Nature. Il ne s’agit pas d’indexer la beauté sur la vérité, comme s’il n’y avait de beauté qu’en conformité avec un idéal, avec une norme objective. Pourtant, la beauté est bien de l’ordre de la vérité, ressaisie du point de vue ontologique. Dire
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que la beauté consiste en une présence radieuse, c’est dire qu’en elle, c’est la puissance d’apparaître du monde qui se donne. Mais cette détermination de la cosmicité de la beauté appelle un nouveau développement a n d’en comprendre la formule exacte et les implications métaphysiques. Or, ce qui se donne, outre cette puissance de manifestation, c’est notre a nité ontologique avec elle, sans laquelle elle se perdrait comme puissance de manifestation. Aussi, la beauté quali e à la fois ce qui pointe vers notre communauté ontologique avec le monde et la puissance du monde comme puissance de manifestation. De ce point de vue, la beauté naturelle possède un privilège car la beauté de l’objet esthétique peut être tenue comme un signe intra-humain, l’artiste créant une œuvre répondant aux exigences qui sont celles de l’homme. Le privilège de l’expérience esthétique de la Nature déjà envisagé se spéci e sur le plan de la ré exion sur la beauté qui la prolonge, car le fait indéniable que la Nature produit des choses que nous quali ons de belles implique qu’il y a un accord ontologique entre le corps des hommes et le monde. Conséquemment, le phénomène de la beauté est l’indice du sens d’être de la Nature, qui se prête au jugement esthétique et qui est donc apprêtée à l’humaine condition. Le phénoménologue peut poursuivre la réduction selon le l conducteur d’une description du phénomène de la beauté, mais le spectacle de la beauté possède aussi une puissance existentielle, car elle permet un moment l’accomplissement du désir métaphysique qui prend aussi la gure d’un désir de beauté. Nous aurons aussi à interroger la beauté des objets esthétiques — pensée, non plus comme critère, mais comme qualité : la beauté est une fenêtre sur le monde surgissant depuis le monde même, sans rapport d’extériorité spatiale, comme le laisse à penser la notion de fenêtre qui n’est pas dans le paysage. La beauté est une fenêtre au sein de la Nature qui ouvre, non sur une chose, mais sur la naturalité de la Nature. Qu’en est-il dès lors de la beauté des œuvres d’art qui, pour être des créations humaines, cristallisent aussi cette naturalité ? La question est alors de distinguer, à nouveau, ce qui est exprimé, que recueille le sentiment, et la manière ou la plénitude de cette expressivité qui n’est autre que la plénitude de la manifestation. L’œuvre exhale un monde et, partant, donne à voir le monde dans sa dimension d’accord et de puissance avec l’humaine puissance de manifestation qui, en l’occurrence, tient à sa puissance de création. Une objection se présente d’emblée. Cette communauté ontologique de l’homme et du monde n’est-elle pas ce que requiert toute communication phénoménologique, donc la moindre perception, même lorsqu’elle n’est pas d’ordre esthétique et ne consiste pas en la perception de la beauté ? C’est indéniable ; mais reconnaître que toute perception n’est
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possible que sous la condition de notre a nité ontologique avec le monde conduit seulement à spéci er la portée du phénomène de la beauté dans ce cadre ontologique. Comment dès lors comprendre les phénomènes inesthétiques ? Si la beauté est l’indice de notre communauté esthétique avec la chose et, nalement, avec le monde auquel la chose appartient, ne faut-il pas conclure qu’il n’y a pas de phénomène inesthétique absolu ou alors qu’il ne saurait être perçu ? Répondre à cette question suppose de revenir au phénomène de la beauté, à sa signi cation au sein du monde comme pour la démarche du philosophe. Or c’est la notion d’intentionnalité elle-même qui conduit à celle d’une consubstantialité de l’homme et du monde, puisque sans cette homogénéité ontologique nulle perception ne pourrait avoir lieu. À sa manière, Kant décèle cette exigence d’un accord avec la Nature qui, pour lui, cependant, ne peut être accentué dans une optique ontologique, le phénomène de la beauté étant néanmoins l’attestation de cet accord. S’il est vrai que la régularité des phénomènes est introduite par le pouvoir constituant de l’esprit, cette subsomption catégoriale suppose un « accord de la nature avec notre faculté de connaître »33. L’objet esthétique est, de ce point de vue, un cas privilégié : il accomplit son épiphanie dans la perception du spectateur, et il est un quasi-sujet en tant qu’il témoigne d’une expressivité singulière. Il porte un monde qui n’est pas à entendre comme « totalité circonscrite et peuplée d’objets inventoriables », mais comme « possibilité de ces objets »34, c’est-à-dire comme puissance ou atmosphère. Dufrenne poursuit de façon décisive : « Mais peut-être faut-il dire aussi de tout objet, dans la mesure où il est capable de beauté, et aussi dans la mesure où il est susceptible d’intelligibilité, où il n’est pas radicalement l’autre de l’idée — encore qu’il ne s’agisse évidemment ici que d’une a nité, et non d’une parenté, entre le sujet et lui. » Cette expérience conduit d’abord à remanier l’idée de sujet, car elle conduit à spéci er l’a nité ontologique sous la gure d’un accord entre a priori subjectifs et a priori objectifs. Dufrenne élabore ainsi la notion d’un « goût a priori » qui engage un « style existentiel », la singularité de la personne tenant à ce qu’elle est « capable de sentir »35 (le tragique de Rouault ou la gaité d’une fugue de Bach). Mais l’a priori possède une signi cation cosmologique car la qualité a ective est également dans l’objet esthétique, et elle est ce par quoi il est capable d’exprimer un monde. Le phénomène de la beauté 33 34 35
Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », EPh1, p. 58. Ibid., p. 57. Ibid., p. 58 et p. 60.
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conduit dès lors à remanier l’idée de Nature, car ce phénomène est la marque de notre a nité avec elle : « […] l’artiste est provoqué par la beauté du monde à produire du beau où la Nature s’exprime. Or, par la beauté, la Nature manifeste de sa complaisance à notre égard. Sans doute, comme le rappelle Kant, la nalité impliquée par le jugement esthétique est-elle une nalité sans n, subjective et formelle dont la réalité réside “dans la nalité interne du rapport de nos facultés subjectives”. Mais il reste que la Nature s’accorde à nous : il semble qu’elle imite l’art, dont les productions sont délibérément ordonnées au bonheur de la perception. Faut-il dire que cet accord est seulement contingent ? Oui, tant qu’on conçoit la Nature du seul point de vue critique, comme le divers empirique, cette matière première que l’entendement informe. Mais le phénomène de la beauté invite à remanier l’idée de nature. La Nature capable de beauté, c’est, à travers le divers empirique qui n’est jamais proprement naturel parce qu’il porte toujours la marque de la main et de l’entendement humain, une puissance cachée, Gaia, la mère, et aussi l’Épouse qui appelle l’époux, non comme la matière désire la forme, car déjà elle se révèle par des formes ou par des images, mais comme l’inconscient désire la conscience, comme la nuit désire le jour. »36
La Nature imite l’art car la beauté naturelle est celle des choses qui semblent être faites à dessein, en vue de l’homme, et de ses exigences propres. Il s’agit alors d’une nalité sans n, qu’il faut ressaisir en un sens ontologique car elle témoigne de l’être de la Nature, qui n’est pas l’autre de l’homme et qui témoigne de l’a nité évoquée. Or quelle spéci cité possèdent les objets beaux, par contraste avec ceux qui ne le sont pas ? On sait que la beauté est une qualité présente en certains objets, et cette qualité n’est autre que la plénitude immédiatement éprouvée dans la perception, c’est-à-dire la perception du sensible qui se donne, d’une part, selon une nécessité synonyme d’achèvement, et cet achèvement s’accompagne, d’autre part, de l’immanence du sens au sensible, sans quoi la chose ne serait pas belle, mais au mieux agréable. Aussi l’objet beau me parle, « il n’est beau qu’à la condition d’être vrai »37, c’est-à-dire qu’il possède une puissance expressive, et s’adresse au sentiment en ouvrant un monde. Considérons donc les choses naturelles comme objet esthétique, le naturel se distinguant alors de l’arti ciel. Tout objet esthétique requiert une attention désintéressée, mais certains de ces objets se prêtent à une esthétisation. L’expérience esthétique du beau naturel ne dépend pas d’une esthétisation préalable, celle de l’objet naturel vu au prisme des œuvres d’art : « elle peut servir de propédeutique à l’expérience 36 37
Dufrenne, « L’Apport de l’Esthétique à la Philosophie », EPh1, p. 14. Dufrenne, « Le beau », EPh1, p. 26.
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du beau naturel », en ce qu’elle rend davantage capable de se placer dans l’attitude esthétique, sans qu’elle n’enseigne « ce qui est beau dans la nature ». Si bien que les oiseaux ne sont pas entendus à travers la Pastorale. On a pourtant établi que l’objet esthétique, en art, exprime un monde qui exprime le réel, ne faut-il pas en déduire que le réel est dès lors ressaisi, au sein de la perception, au prisme de l’expérience esthétique ? Or il est vrai qu’il su t que le réel soit expressif, et « ranime l’expression de l’œuvre d’art », pour se remémorer l’esthétique dans le réel. Pourtant le réel s’impose avec une force telle que la remémoration esthétique ne commande nullement la perception de la Nature. Mieux : la remémoration esthétique s’o re comme une « con rmation de la lecture que nous avons faite spontanément de l’expression du monde »38. Et il y a des gures du sens puisque le sens qu’exprime l’objet esthétique n’est pas du même ordre que celui qu’exprime la Nature. Mais quels objets sont dès lors esthétisables dans la Nature et quels sont ceux qui ne se prêtent pas à l’esthétisation ? Ce qui n’est pas esthétisable, c’est d’abord l’insigni¿ant, c’est-à-dire le mesquin et le plat. Le mesquin est l’autre du grandiose, et il n’y a nul danger de relativisme quant à l’identi cation de ce qui est mesquin, petit, par opposition à ce qui est grand. Car la mesure n’est autre que le corps, les sens livrant la vérité sensible de la chose, si bien que la montagne, même vue de loin, n’apparaît pas petite, alors que le brin d’herbe, même vu de près, n’apparaît pas grand. Le mesquin est insigni ant car « il exprime qu’il n’a rien à exprimer », et il en va de même du plat, qui est sans grandeur. Le plat, le terne ou le monotone s’opposent au profond comme le petit au grandiose ; et Dufrenne d’ajouter : « L’objet inesthétique, c’est celui qui ne parvient pas à être métaphorique, à prononcer ces “confuses paroles” que l’esprit puisse recueillir sous les auspices du sentiment. Car l’esprit n’est rien d’autre ici que le pouvoir de sentir, d’entrer en communication avec les choses selon qu’elles apparaissent dans l’immédiat de leur présence sensible. »39 Texte décisif : on apprend que l’inesthétique se confond avec l’inexpressif, ce qui n’exhale aucun sens dans la texture du sensible et, partant, n’est pas métaphorique, c’est-à-dire s’avère sans rayonnement. Or le grandiose et le profond témoignent de cette expressivité, et Dufrenne de préciser également qu’« une secrète parenté se révèle dans l’altérité ». L’objet naturel est autre et pourtant il est de l’ordre du même, ces qualités du grandiose et du profond enveloppant 38 39
Dufrenne, « L’expérience esthétique de la Nature », EPh1, p. 41-42. Ibid., p. 44.
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une altérité dans la parenté. Autrement dit, le grandiose marque l’altérité de ce qui se donne, qui me dépasse, de même que le profond, qui enveloppe l’in ni. Or, cette in nité exprime du même coup sa parenté avec l’homme qui, lui-même, enveloppe l’in ni. De ce point de vue, Dufrenne opère une libre lecture de l’analytique kantienne du sublime : « c’est parce qu’il y a un absolu de la perception qu’est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit ». Mais, au contraire de Kant, le sublime n’est pas seulement dans l’esprit de celui qui juge, mais à la fois dans le sujet et dans l’objet : « C’est à cette condition que la nature me renvoie ma propre image, que ses gou res me signi ent mes propres enfers, ses tempêtes mes passions, ses cieux ma noblesse, ses eurs mon innocence. Toutefois, la vérité de ces métaphores n’apparaît pas encore dans l’expérience esthétique, elle apparaît plutôt lorsque je pense à moi-même et que la nature est un langage par lequel je cherche à me dire ; du moins faut-il que l’expérience esthétique m’ait donné l’idée de ce langage. » C’est la question du sublime qui devient dès lors déterminante, car le sentiment du sublime est la dimension principale de l’expérience esthétique de la Nature ; et c’est lorsqu’elle paraît sublime que la Nature se donne comme Nature : « Nature immense, impénétrable et ère » chante le Faust de Berlioz40. Ainsi, la Nature est expressive, et ressemble à l’homme lorsqu’elle est inhumaine, c’est-à-dire lorsqu’elle se donne comme puissance in nie, dépassant l’homme de part en part, et il décèle dans cette profondeur un écho de sa propre profondeur. Outre l’insigni ant, l’arti ciel ne peut être esthétisé, et il faut entendre de ce point de vue tout ce qui n’a pas un air de nature, comme l’arbitraire. Ce qui ne revient pas à rejeter l’œuvre d’art hors du naturel, car elle possède cet air de nature, et a toujours une « apparence de nature ». Cet air de nature vient de la nécessité qu’elle recèle car elle est à la fois achevée et parfaite, mais aussi « pleine, massive et en quelque sorte violente : elle accomplit le sensible dans son insondable et déconcertante altérité. »41 Et Dufrenne d’ajouter : « Ainsi, que ce soit par la façon dont le geste créateur se propose ou par la façon dont le sensible se compose et s’impose, la nécessité est un autre nom de la spontanéité, mais de la spontanéité d’une nature qui accomplit son propre devenir et atteste par là la seule liberté que Spinoza reconnaisse : “le pouvoir d’exister et d’agir suivant les lois de sa nature” ». L’acte créateur est un fait de Nature, puisque c’est elle qui donne ses règles à l’art, et que c’est 40 41
Ibid., p. 45. Ibid., p. 45-46.
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la Nature qui imagine en nous, mais c’est aussi la « nature qui esthétise, qui convertit l’ouvrage d’art en une œuvre d’art »42, à condition qu’elle possède cet air de nature, o re la spontanéité du devenir naturel. L’art et la Nature ne s’opposent donc pas, car l’œuvre réussie témoigne de naturalité et le naturel s’oppose à l’arti ciel (comme un if taillé en oiseau). Autrement dit, la beauté d’un objet esthétique tient à son naturel, qu’il soit de la Nature ou de l’art. À cette condition, il est expressif. Ainsi en est-il de la massivité de la montagne ou du déploiement de la vie végétale, qui témoigne de spontanéité : « La nature est donc naturelle quand elle exprime la nécessité qui la gouverne, ou plutôt qu’elle est. » Et Dufrenne de préciser : « L’expression véritable sourd des profondeurs de l’objet lorsque ces profondeurs remontent à la surface et s’exposent toutes dans le sensible, pour éveiller dans le spectateur le sentiment singulier d’une qualité a ective qui peut être subsumée sous une catégorie a ective. » Or la puissance expressive de la Nature est plus restreinte que celle de l’œuvre d’art : elle ne saurait exprimer le comique, le fantasque ou le dramatique, mais, sans exhaustivité, elle exprime le serein, la paix, et quand elle est violente, comme dans la tempête, elle n’est pas tragique — elle est sublime. Dans le sublime se manifeste la nécessité évoquée, la « plénitude de l’être » inséparable de l’« intensité de la présence »43 faisant qu’elle s’impose à moi. L’expérience esthétique de la Nature m’enseigne alors la connaturalité de l’homme et de la Nature, puisque nous sommes présents à cette présence : elle « me parle et je l’entends », et si l’amplitude de l’expression est moindre que dans l’art, elle me dit sa nécessité, et me parle, paradoxalement, en étant « muette, sauvagement ». Elle me dit à la fois son immensité et mon a nité avec cette immensité, que « je suis accordé secrètement à cette immensité ». Ainsi, « l’homme, sous les auspices du beau, éprouve sa consubstantialité avec la nature »44. L’on comprend dès lors l’alliance entre le beau et le sublime (Alain)45, car l’intensité de l’apparaître place la beauté du côté du sublime dès lors que cette intensité exprime aussi l’immensité de la Nature qui transparaît dans l’éclat de cette présence. Mais, inversement, cette immensité n’est pas celle d’une incommensurabilité absolue sans quoi elle serait pure hostilité et altérité ontologiques. Aussi le sublime est encore de l’ordre de la beauté car il requiert l’accord de cette immensité
42 43 44 45
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
46. 49-50. 52. 45.
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qu’est la Nature avec l’exigence anthropologique d’une présence pleine se donnant à la faveur de la connivence ontologique entre l’homme et la Nature. En 1981, dans L’inventaire des a priori, Dufrenne rassemble ses analyses sur le phénomène de la beauté, qui le conduit de la beauté comme qualité axiologique à la naturalité de la Nature qui transparaît en elle, la beauté étant l’éclat de la Nature qui luit au sein du monde, c’est-à-dire au sein de la Nature naturée par l’homme. La beauté impose donc une perception sauvage en s’imposant à la perception ordinaire, elle fait craquer les habitudes et nous livre à la Nature dans la puissance de sa dynamique expressive. Il faut alors distinguer qualité ontologique — qui livre le pressentiment du naturant, par exemple sur la minéralité de la montagne — qualité a ective — comme le noble ou le gracieux, laissant paraître notre intimité à la Nature — et qualité axiologique, qui dit la valeur de l’objet, la beauté signi ant que « l’éclat de l’être réside dans l’objet singulier tel qu’en lui-même »46. Dufrenne écrit : « Beau, ce n’est pas un prédicat que le sujet attribue arbitrairement à l’objet en fonction de ses goûts privés. Ne récusons pas le mot beau : il désigne ce qu’il y a de plus objectif dans l’objet. Car il y a des choses (ou des événements) dont c’est le sens d’être beaux : une eur, un paysage, un geste, une fête, une œuvre d’art ; ces objets sont pleinement eux-mêmes, ils s’a rment de façon éclatante. Le beau, splendeur du vrai : de la vérité qui habite l’objet, de son évidente adéquation à lui-même. Parmi les choses qui ne sont qu’à moitié, la chose belle exhibe la plénitude de son être. Et l’on voit du même coup ce qu’elle nous dit : la force et la prodigalité de la Nature. C’est cette puissance du fond que l’art s’e orcera de redire : les poètes imitent la poésie de la Nature ; ils nous ramènent à ce qu’il y a d’élémentaire dans les éléments, qui n’appelle pas une psychanalyse. Bachelard l’a compris, mais une phénoménologie de l’apparaître ; car ils font apparaître, dans le mouvement irrésistible de l’apparition, l’insistance de l’être. Cette insistance, nous la lisons aussi bien, dans la peinture de Cézanne, sur le jardinier que sur la montagne Sainte-Victoire ; dans le portrait, quand il ne s’emploie pas à mettre en représentation celui dont il célèbre le statut social, la Nature se manifeste dans l’irréductibilité de l’individu, présence massive, énigmatique et pourtant familière de l’autre. Elle peut encore se manifester dans le monde humain : dans la beauté d’une maison rustique accordée au paysage qui la secrète, ou dans la laideur puissante de la ville, plante monstrueuse qui ne cesse de croître. Elle se manifeste encore dans le social ; car il arrive que la société revête parfois un certain vissage qui autorise, comme pour la culture, à la fonder sur la Nature. »47 46 47
Dufrenne, IA, p. 315. Ibid., p. 312-313.
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La beauté n’est pas un prédicat attribué arbitrairement en fonction des goûts car il traduit le goût, et elle désigne ce qu’il y a d’objectif dans l’objet, qui traverse les objets naturels comme les objets culturels, les événements, dès lors que ces objets existent pleinement, et témoignent d’un éclat ontologique qui fait donc leur beauté. En cela, la beauté n’est pas étrangère au vrai sans pourtant qu’il s’agisse de subordonner la beauté à un idéal de perfection, car cet idéal est strictement immanent à la singularité de l’objet. La beauté est l’éclat de l’être singulier qui accomplit pleinement sa singularité, et échappe de la sorte aux normes et aux canons esthétiques. Elle est la splendeur du vrai, mais il s’agit chaque fois d’une vérité singulière : la beauté est l’éclat du vrai, et si la vérité se trouve dé nie comme adéquation, c’est en un sens postmétaphysique qu’il faut l’entendre. L’adéquation en question se confond avec la délité à soi, à l’être singulier, et elle consiste dans la réussite de cette singularité, dans son accomplissement ontologique. En cela, le beau est toujours bizarre — Baudelaire —, car, pour s’accomplir au singulier, il doit échapper à l’empire des normes académiques qui éliminent le singulier et, partant, l’événement de la beauté qui n’est autre que la beauté comme événement. Même lorsqu’il ne s’agit pas d’un événement, mais d’un objet esthétique, ou d’une chose de la Nature, sa beauté est de l’ordre de l’événement, du surgissement singulier, irréductible à toute norme extérieure, et cet événement ne fait en outre événement que sous la condition de marquer l’avènement plénier de son être. La beauté post-métaphysique est événementielle et cosmologique car, outre l’éclat de son être, c’est l’être qui se donne comme éclat ou mieux, c’est la Nature qui transparaît dans sa force d’a rmation et dans sa prodigalité. Il y a donc une naturalité de l’événement de la beauté car il y a une événementialité de la Nature dont la prodigalité est manifeste dans sa puissance d’advenue toujours singulière, inédite, et luxuriante. La beauté n’est autre que l’événementialité réussie, c’est-à-dire l’événementialité qui est aussi l’avènement de l’être singulier et, à travers lui, de la Nature dans sa puissance in- nie. La puissance in- nie de la Nature se laisse pressentir sur la pointe du singulier et de sa puissance propre, celle de son achèvement et de son éclat. L’événement de la beauté dans le singulier d’une présence adéquate à elle-même laisse transparaître la puissance du fond, sa puissance d’exister à l’in ni. Dès lors, la naturalité de la Nature, qui est l’élément vital de la beauté, se retrouve dans les œuvres d’art qui, de surcroît, ne gurent nullement des choses de la Nature. Une œuvre d’art réussie imite la naturalité de la Nature, elle témoigne de cette puissance d’apparaître, et c’est en cela que la beauté
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appelle une phénoménologie de l’apparaître — non une psychanalyse — mais cette phénoménologie oriente vers une cosmologie car l’insistance de l’être, donc de la Nature, a eure aussi bien dans la peinture d’un paysage que dans un visage à la manière de Cézanne. Chaque fois, c’est la dynamique irrésistible de l’apparaître qui paraît, et avec elle, la Nature qui transparaît dans cet apparaître. Il y a donc aussi une beauté des villes dès lors qu’elles donnent le sentiment de pousser comme une plante monstrueuse ; entendons : qu’elles donnent l’impression de cette puissance exponentielle, de cette croissance à la fois hors-norme, singulière, et éclatante, qui exprime la puissance de la Nature, c’est-à-dire la Nature comme puissance. La beauté capte toujours la puissance « préhumaine », et non pas « inhumaine » de la Nature, car elle se confond avec l’éclat de l’être, guré dans l’événement-avènement d’une chose qui, pour cette raison même, est dite belle. La beauté est donc sans raison, car elle est sa propre justi cation, sa propre norme, irréductible et indéductible : la beauté, c’est l’éclat singulier en lequel luit la puissance de la Nature. La vérité d’une œuvre n’est autre que la plénitude de son être, synonyme de sa beauté ; et, de ce point de vue, l’idée classique de Beauté se présente comme une gure de l’anti-humanisme : « On surprend dans cette notion de Beauté distinguée des objets beaux l’amorce de cette mysti cation propre à toutes les philosophes que j’appellerai sommairement anti-humanistes, qui hypostasient les abstractions pour ôter à l’homme la prise qu’il peut avoir sur le monde ou la relation ombilicale qu’il a avec la Nature. »48 Cette idée de Beauté, indexée sur une norme transcendante, reconduit un anti-humanisme insoupçonné, car elle sacri e les beautés singulières et, partant, les individus qui en sont la source. La beauté d’une œuvre re ète l’a priori existentiel de l’artiste qui est lui-même le favori de la Nature, et celle-ci l’inspire et imagine en lui, mais elle n’imagine en lui que de façon singulière (« Car il y a une essence de l’objet, une essence singulière et sensible. Singulière, cela veut dire qu’elle appartient à un individu. »)49. Toute hypostase de la beauté en une Idée conduit à l’abstraction car elle nie le singulier et le singulier du monde de l’artiste dont la plénitude atmosphérique exprime la puissance de la Nature. La beauté est réhabilitée en même temps que l’individu, ce qui ne conduit nullement au subjectivisme, et c’est en quoi une phénoménologie de l’expérience créatrice se déploie à la faveur d’une théorie de l’inspiration qui renvoie à la Nature. Il faut donc concevoir une subjectivité sans subjectivisme et une beauté qui ne 48 49
Dufrenne, LP, p. 239, note 4. Dufrenne, « La sensibilité génératrice », EPh1, p. 63.
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soit pas l’expression d’un goût privé, ou d’une création elle aussi privée, car c’est la Nature qui crée dans l’artiste, et elle ne crée que sous la condition d’une création singulière en laquelle brille la puissance de la Nature. Sans oublier la part de métier, de travail, il n’y a pas de création sans inspiration et, en elle, c’est la Nature qui transparaît dans son éclat puissanciel, in- ni, sous la gure de l’éclat singulier de l’objet esthétique, de sa plénitude ontologique propre. Ne pas considérer cette singularité, c’est substituer la logique à l’être, et l’être ne se monnaye que sous la gure du singulier d’un être ou d’une œuvre qui, réussie, vraie, témoigne de cette plénitude ontologique qui marque la naturalité de la Nature. Dès qu’il y a plénitude d’une chose, elle o re cette naturalité, imite la Nature comme puissance et, partant, la fait paraître dans le singulier de sa présence. À l’anti-humanisme on n’opposera pas un humanisme métaphysique mais un humanisme phénoménologique, qui concilie l’irréductibilité de l’individu au monde avec son appartenance à lui, et cet être amphibie permet de créer de la beauté et de se réjouir des beautés du monde. Car il est séparé du monde, il peut le percevoir et créer, mais parce qu’il appartient à ce dont il est séparé, il peut capter sa dynamique et l’exprimer de façon inédite dans une œuvre singulière où luira la naturalité de la Nature, sa puissance universelle dans une puissance singulière et accomplie, pleine d’elle-même et donc riche de Nature. Dès lors, le phénomène de la beauté, pour être considéré en luimême, engage une philosophie de la Nature. La beauté doit être prise en elle-même et pour elle-même, dans la jouissance esthétique, mais elle peut solliciter la ré exion du philosophe qui en tire les leçons et découvre un concept neuf de Nature, que la philosophie contemporaine manque largement. D’ailleurs, la phénoménologie ignore aussi bien la beauté que la Nature, en dépit de quelques analyses éparses chez certains d’entre eux. Que ce soit Merleau-Ponty ou Maldiney, pour ne retenir que les phénoménologues qui placent l’esthétique au premier plan, les considérations sur la beauté sont extrêmement restreintes, de même qu’ils négligent la Nature et le désir50. On pourrait ajouter que Pato ka s’avance vers une philosophie de la Nature (non naturaliste), mais il ne constitue pas une ré exion élaborée sur le phénomène de la beauté. Dufrenne est 50 Merleau-Ponty aborde amplement la question de la Nature (La Nature. Cours au Collège de France (professés en 1956-1960), Paris, Seuil, 1995), mais il s’agit nalement pour lui de penser la Nature comme Chair. De son côté, Maldiney n’élabore pas de philosophie de la Nature, nous l’avons montré dans La Transpassibilité et l’événement (p. 430 sq). La question du désir n’émerge pas non plus dans les œuvres de Merleau-Ponty et Maldiney comme c’est le cas dans celle de Dufrenne. Il est en outre le seul à ré échir de façon centrale sur le phénomène de la beauté.
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l’unique phénoménologue à faire droit à une phénoménologie de la beauté, qui est l’une des voies vers une philosophie de la Nature, elle aussi non naturaliste. Dufrenne précise ainsi en 1964 que «…le phénomène de la beauté invite à remanier l’idée de nature »51, et la suite de son œuvre véri e cette voie esquissée. La beauté se donne dans la plénitude du sensible, et on a vu que plaire, ce n’est pas « atter la sensualité », c’est « combler la sensibilité »52, bien que la beauté dans l’art soit inséparable d’une jouissance qui la rapproche en un sens de l’érotique au point que l’esthétique est aussi une érotique. Il demeure que la beauté ne atte pas la sensualité au sens restreint car elle n’engage pas ce qui est de l’ordre de l’agréable. Dire que l’objet esthétique comble la sensibilité revient à dire que l’objet beau se réalise dans l’« apogée du sensible » et qu’il « réalise l’adéquation totale du sensible et du sens », et suscite ainsi le « libre accord de la sensibilité et de l’entendement ». En cela, « c’est l’objet même, chaque objet dès qu’il est beau, qui est valeur et selon son être singulier. » Dès lors, la beauté est toujours la beauté d’un style et dans l’éclat de la beauté, c’est le monde qui paraît. La notion de style nomme en e et cette unité du sens et du signe, et le « message du beau est sans concept »53, car le sens en question n’est pas conceptualisable : il est pris dans la texture du sensible. Il s’agit dès lors d’un sens clair et indistinct indique Dufrenne54, aussi irréfutable que sans preuve ; sens naissant dans la dynamique du sensible. Ce sens n’est pas transposable pour être communiqué : il est dans la chose, il est la chose même. Ce sens est clair, car il paraît selon une évidence esthétique, ou phénoménologique, synonyme de l’éclat de son apparaître, de la plénitude d’être évoquée qui comble la sensibilité, mais c’est un sens indistinct, car il est tout mêlé au sensible selon lequel il se donne ; mieux, ce sens n’est autre que le sensible lui-même, singulier et expressif. Dufrenne le précise : « Nous avons exprimé cette densité du sens en disant qu’il s’illimitait en un monde : saisir l’expression d’une œuvre, c’est pénétrer dans ce monde dont les contours sont indistincts, mais dont l’atmosphère est singulièrement déterminée. »55 La clarté de l’expression tient à la singularité du monde, à celle de l’atmosphère que recueille le sentiment, comme la douceur du monde de Vermeer livrée selon une évidence esthétique. Cette atmosphère est déterminée — claire — en tant que 51 52 53 54 55
Dufrenne, « L’Apport de l’Esthétique à la Philosophie », EPh1, p. 14, déjà cité. Dufrenne, « Les valeurs esthétiques », EPh1, p. 30, déjà cité. Ibid., p. 30-31. Ibid., p. 31. Dufrenne, « L’art est-il un langage ? », EPh1, p. 108.
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singulière, et elle se donne selon cette singularité, dans la plénitude de son apparaître. Mais elle est indistincte car l’atmosphère, qui n’est autre que le sens de l’œuvre immanent au sensible, est sans bords francs. Elle possède une amplitude in- nie, et cette indistinction ne s’impose pas par défaut du sens mais par excès de sa puissance rayonnante. Il faut donc subvertir les critères cartésiens de la certitude, qui est la gure épistémique de la vérité, pour déceler une vérité se donnant selon la forme esthétique de la beauté et qui témoigne d’une forme spéci que d’évidence. Elle n’est pourtant pas mesurable ni paramétrable, car elle répond à une exigence singulière qu’elle réalise en l’inventant. Même si l’objet esthétique gure une chose ou l’évoque, elle manifeste toujours un monde ; c’est ainsi que la chaise de Van Gogh ne me parle pas d’une chaise, comme s’il s’agissait de la dessiner sur mesure : ce tableau n’est pas l’esquisse d’un catalogue, ni un plan de menuisier, car cette chaise, dans le tableau, se dessine par les couleurs et c’est alors un monde qui se donne, « ce monde où les passions ont une couleur parce que les couleurs sont des passions » : « L’objet esthétique signi e — est beau à condition de signi er — un certain rapport du monde à la subjectivité, une dimension du monde ; il ne me propose pas une vérité sur le monde, il m’ouvre le monde comme source de vérité. »56 L’objet esthétique, dès lors qu’il est réussi, c’est-à-dire dès lors qu’il manifeste l’adéquation du sensible et du sens, est beau, et par cette beauté, tenant à la plénitude du sensible, un monde est exprimé. La beauté est l’éclat propre à cette plénitude sensible qui ouvre un monde, mais le monde ouvert ne l’est pas selon un surcroît venant s’ajouter à la plénitude évoquée ; car il n’y a de plénitude qu’ouvrante. Témoigner de cette plénitude, pour l’objet esthétique, c’est ouvrir un monde singulier. Cette ouverture tient à la spéci cité du sens dont il est question, qui n’est pas conceptualisable, et ne se destine pas à l’entendement. Ce sens s’adresse au sentiment en ceci qu’il est inséparable de la matérialité sensible qu’il infuse de part en part : il est la matérialité dans son rayonnement. On ne saurait dire ainsi que le sens pénètre le sensible car c’est encore une façon dualiste de présenter cette immanence du sens au sensible. Il faut plutôt dire que l’organisation sensible secrète un sens en sa texture sensible, et le concept, pour dire cette immanence, n’est autre que celui de style ou de Gestalt, qui renvoie à l’idée d’une auto-organisation du sensible d’où un sens sourd à la mesure de l’advenue du sensible à lui-même. Or cette dynamique génératrice du sensible est ouvrante puisque le sens du 56
Dufrenne, « Les valeurs esthétiques », Ibid., p. 31.
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sensible, ou le sens-sensible, est sans frontière, il est atmosphérique et possède l’amplitude d’un monde ; mieux, il est le monde comme atmosphère. En cela l’éclat du beau porte l’éclat d’un monde singulier, si bien que la beauté se confond avec cette irradiation cosmique et a ective. Le monde n’est pas un objet de savoir, mais de reconnaissance57, et cette perspective rassemble à la fois l’idée qu’il est saisi depuis la perfection de l’objet esthétique (répondant à l’appel de l’exigence qu’il porte) et qu’il se di use comme une atmosphère sur le monde. La révélation esthétique n’est pas de l’ordre de l’évidence rationnelle mais d’une évidence sentimentale, claire et indistincte et, par ailleurs, cette totalité qu’est le monde n’a pas le statut de l’Idée au sens kantien (« un monde impersonnel et objectif comme la raison elle-même », promesse d’une totalité intelligible). Le monde que l’objet esthétique exprime n’est autre que l’« irradiation d’une qualité a ective »58, totalité singulière et atmosphérique, qui n’est pas une promesse de la raison, mais elle se voit au contraire recueillie par le sentiment. Le monde témoigne d’une valeur propre, reconnue comme telle, à la mesure de la beauté de l’objet esthétique, et la beauté présente une puissance ontologique de dévoilement, elle est l’occasion d’une refonte de l’idée de Nature. La qualité esthétique de l’objet esthétique enveloppe un monde qui se déploie sur le monde, et qui engage cette refonte. Ainsi, le monde se découvre comme ce qui a la capacité ontologique de cette puissance singulière des objets esthétiques, tous singuliers et exprimant l’in- nité d’une atmosphère, si bien que le monde se donne comme puissance de cette in nité. Autrement dit, il se donne comme in ni-de-puissance ou d’expressivité et, partant, il se présente aussi en tant qu’il est accordé à l’humaine condition. L’« idée » ne recouvre plus une promesse de la raison mais elle consiste en l’évidence atmosphérique du sentiment et, corrélativement : elle ne concerne plus le monde objectif, elle laisse pressentir la natura naturans59. L’expérience de la beauté est à la fois l’attestation de l’accord entre la Nature et les exigences de l’humaine condition et de la Nature elle-même comme in ni-de-puissance, expressivité ou encore être-de-possibles que rien ne saurait tarir. Dufrenne l’explique à de multiples reprises en mettant l’accent sur la notion d’expression : « Il nous semble que la lecture de l’expression, même si elle suppose la culture, atteste une familiarité fondamentale de l’homme et du monde, ou plutôt — si le monde est le visage que la Nature prend pour l’homme 57 58 59
Idem. Ibid., p. 33. Ibid., p. 34.
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et par l’homme — de l’homme et de la Nature ; et que d’autre part l’expression appartient en premier à la Nature qui veut s’exprimer et trouve à s’exprimer dans les œuvres, elles-mêmes expressives, qu’elle inspire. Le monde singulier que l’œuvre nous ouvre est un possible de la Nature ; en l’actualisant l’œuvre nous apporte un message du fond ; et l’artiste à son tour s’y trouve exprimé comme celui qui a été sensible à ce message. »60
Or, le beau, c’est l’achevé, c’est l’objet esthétique réussi, parvenant à la plénitude en répondant à l’exigence singulière qu’il incarne en l’instituant. Aussi, la beauté possède une fonction de vérité, mieux, elle est la vérité du monde paraissant à son acmé. Au travers de l’expressivité de l’objet esthétique, et de la beauté qui en signale la réussite, c’est la puissance expressive de la Nature qui transparaît, sa puissance poétique61, la poéticité du langage tenant à son pouvoir d’exprimer la « force de l’apparaître »62. Aussi la beauté témoigne de cette poéticité de la Nature qui enveloppe puissance et grâce à la fois63. Telle est la puissance du fond, synonyme de sa puissance d’apparaître qui implique aussi, et inséparablement, sa docilité expressive. En tant que quelque chose se donne, que la Nature se pro le au prisme de ce qui se manifeste, l’apparaître témoigne d’une puissance in nie, mais en tant que cette puissance est puissance de manifestation, elle s’e ectue dans la connivence expressive. Faute de cette connivence, rien ne paraîtrait — puisque la manifestation suppose notre a nité ontologique avec le monde, la bienveillance du sensible à notre égard — et, faute d’une transcendance qui se donne, cet apparaître ne serait apparaître de rien du tout. Cette familiarité ontologique prend la gure de la poéticité car elle se déploie au plus haut dans l’élément du langage. Notre chapitre sur la voie poétique l’explicite, l’essentiel étant que l’éclat du poétique — sa réussite — marque sa beauté spéci que. Il y a plus : si le poétique possède la spéci cité évoquée, alors la beauté poétique doit elle-même être privilégiée, et elle manifeste à la fois la puissance de la Nature et sa docilité expressive, notre familiarité ontologique à son égard. On peut ainsi parler d’une métaphysique selon la beauté qui conjure les déterminations de la métaphysique traditionnelle tout en justi ant la refonte de son sens. Il s’agit d’un dépassement de la métaphysique car la beauté est sans pourquoi, sans raison et son identité excède celle que pourrait prescrire le principe d’identité. La beauté se donne en e et sans raison, elle possède l’éclat 60
Dufrenne, « L’art est-il un langage ? », Ibid., p. 109-110. Dufrenne, « Objet esthétique et objet technique », EPh1, p. 195 ; « L’art est-il un langage », Ibid., p. 110. 62 Dufrenne, « L’art est-il un langage », Ibid., p. 112. 63 Dufrenne, NA, p. 287. 61
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d’une évidence pré-objective qui est aussi la marque du réel, mais l’objet esthétique est plus que lui-même, ou plutôt, son identité est celle d’un être d’irradiation qui enveloppe une dimension du monde, si bien que c’est la distinction du fait et de l’essence qui se voit récusée. Mais la notion de métaphysique se justi e, Dufrenne théorisant ce qu’il quali e lui-même de métaphysique de la Nature64. Or, il est question de métaphysique car la pensée de la Nature enveloppe un dépassement. Il ne s’agit plus d’un dépassement à l’égard du sensible mais d’un dépassement dans l’immanence, le phénoménologue cheminant du sensible à la Nature entendue comme puissance in nie qui se donne sur le mode du pressentiment. Cette métaphysique s’e ectue selon la beauté car le phénomène de la beauté, outre la jouissance esthétique qu’elle procure, nous renseigne à la fois sur la communauté entre l’homme et le monde et sur la puissance du monde comme Nature, ou natura naturans. Cette métaphysique selon la beauté ne se déploie nullement comme une métaphysique de la beauté référant d’une manière ou d’une autre le phénomène de la beauté à une exigence rationnelle, à un idéal transphénoménal réglant l’ordre de la manifestation. La beauté est un phénomène qui est justiciable d’une phénoménologie devant en préserver l’irréductible singularité et parvenir à en dé nir l’essence, ou la non-essence. Tel est l’o ce des notions d’éclat et de plénitude d’être dont la dynamique est singulière, si bien que la phénoménologie chemine vers une indé nition de la beauté dont l’éclat est celui d’un monde recueilli par le sentiment. Ainsi s’ouvre une voie au philosophe permettant de repenser aussi bien le sens de la présence de l’homme dans le monde que celui du monde comme présence rayonnante. L’homme lui-même existe sans raison dans le monde, il n’a pas de raison d’être, car il naît de naissance métaphysique — métaphysique signi ant dès lors ce qui échappe à la dynamique de la Nature. Or, le phénomène de la beauté est l’indice de notre parenté ontologique avec le monde et que le monde, en lui-même, est une Nature entendue comme in ni expressif qui transparaît dans les visages multiples de la beauté : les mondes esthétiques prennent la gure d’autant de possibles du monde ou de la Nature. La beauté doit donc être doublement comprise dans son rapport au monde. D’abord, la beauté d’une œuvre n’est autre que sa puissance d’évoquer un monde, puissance parvenue à son accomplissement. Le phénomène de la beauté tient donc au monde qui transparaît dans l’œuvre : « La forme belle est celle qui parle au-delà de toute parole, qui dit un monde ; l’objet esthétique 64
Dufrenne, AP, p. 188.
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s’illimite lorsque le concept devient, comme dit Kant, idée esthétique. » La beauté n’advient qu’à hauteur de monde, elle est toujours beautémonde, car elle est l’expression réussie qui est toujours expressivité atmosphérique, celle d’un monde. Il n’y a de beauté que la beauté d’un monde esthétique exprimé par un objet esthétique, si bien que la beauté est à la fois singulière et cosmique. Elle requiert l’« expressivité d’un style personnel »65, mais, de ce style, un monde paraît. C’est alors que, second temps, la beauté — celle des choses de la Nature notamment — est l’indice de la puissance expressive du monde, c’est-à-dire de la Nature elle-même. On retrouve les di érentes conditions selon lesquelles un objet peut être dit beau ; la première condition s’impose, une fois compris qu’il n’y a pas de canon du beau. La beauté est rencontrée sous l’espèce du hors-norme, elle engage donc une expérience singulière, qui s’impose selon une nécessité ressentie ; et c’est en quoi le « beau, c’est l’achevé », ou le parfait. Seule la perception éprouve cette plénitude et cet achèvement : la nécessité est sentie car elle relève du sensible, des formes, des couleurs, ou des sons. Cette nécessité n’est pas la nécessité logique, celle du raisonnement, elle n’est pas non plus « nécessité sensible », celle du fait brut, qui s’impose par sa présence inerte et opaque, mais elle est « nécessité dans le sensible »66, celle de l’accord parfait entre les couleurs dans un tableau. Cette nécessité est un réquisit de la beauté, dans sa puissance d’exprimer un monde, car sans cette nécessité de l’accord, l’objet esthétique est en-deçà de lui-même, et il perd du même coup sa dimension expressive. Ensuite, deuxième condition du beau : qu’un sens apparaisse dans le sensible, immanent à lui, si bien que l’émergence de ce sens tient au jeu du sensible, par exemple celui des couleurs dans un tableau d’où sourd un monde ; et c’est la « relation au monde » qui impose une troisième condition à la beauté : « Quand l’objet beau n’a pas l’initiative de cette relation et n’ouvre pas un monde qui lui soit propre, au moins doit-il s’accorder avec le monde extérieur ». Il en est ainsi des toits d’ardoise qui s’accordent avec le Val de Loire67, mais c’est le monde qu’exhale l’objet esthétique qui témoigne de la nécessité évoquée, et du sens immanent au sensible. Ce sens n’est autre que le monde exprimé auquel concourent les di érents éléments de l’œuvre selon lesquels elle advient, témoignant ainsi de cette nécessité au sein du sensible. Par 65 66 67
Dufrenne, « Formalisme logique et formalisme esthétique », EPh1, p. 120-121. Dufrenne, « Objet esthétique et objet technique », Ibid., p. 195. Ibid., p. 196.
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ailleurs, si devant certains objets esthétiques, le spectateur se sent « écrasé », l’expérience n’est autre que celle du sublime, et « peut-être y a-t-il du sublime dans tout grand art », dès lors que cet art donne à sentir la puissance in- nie du monde, son in nité expressive, mais, le « sublime qui exerce les possibilités humaines est encore par là à sa mesure, sinon c’est l’inhumain »68. En cela, l’homme est la mesure en esthétique, car c’est la perception qui décide du beau, lorsque l’objet se donne selon la plénitude, dans l’apothéose du sensible. Cette mesure est encore manifeste dans l’expérience du sublime sans quoi il se convertit en inhumain, ce qui n’est plus à la mesure de l’homme. Le sentiment de la beauté — peut-être toujours mêlé de sublime : car c’est au fond le fond qui se donne — est donc toujours la beauté d’un monde singulier qui, dans sa puissance atmosphérique, laisse pressentir la puissance de la Nature et qui, dans sa docilité expressive, manifeste notre a nité ontologique avec le monde, y compris dans l’expérience du sublime comme tel, jamais étranger à la beauté sauf à se perdre dans l’inhumain absolu ou plutôt dans le non-humain. Il y a, en outre, une beauté de l’objet technique qui induit un rapport nouveau au monde, di érent de celui de l’objet esthétique. Reste que l’objet technique doit « parler à l’œil pour être beau, comme il parle à la main pour être utile, ou à l’intelligence pour être compris ». Pour que s’éveille le sentiment de la beauté d’un objet technique, plusieurs conditions sont requises. D’abord, qu’il témoigne de la « présence irrécusable et triomphante de ce qui est achevé » et il ne le peut, second point, qu’à la condition que « l’objet s’a rme selon son être », inséparable de sa fonction : ce dont témoigne éloquemment une jarre ou une faux. En n, l’objet technique porte une relation au monde et il s’agit alors du « monde de la technicité », comme « la Caravelle dit, altièrement, l’espace qu’elle conquiert » ou « le viaduc dit la vallée qu’il enjambe »69. Aussi l’objet technique s’inscrit dans le monde, loin de prendre ses distances avec lui comme l’objet esthétique, car il s’accorde avec son environnement, avec le milieu technique, comme avec le monde naturel, observe Simondon. Or cette insertion dans le monde implique l’esthétisation de l’objet technique : « il est beau quand il a rencontré un fond qui lui convient, quand il achève et exprime un monde ». Il est donc beau en action quand le vent gon e la voile, ou quand la route gravit le sol. Et Dufrenne d’ajouter : « L’opération muette de la technique dévoile un visage du monde qui sans elle n’eût pu venir à l’expression. La seule di érence qu’on doive ici marquer entre l’objet esthétique et l’objet technique, c’est que l’objet 68 69
Ibid., p. 196, note 7. Ibid., p. 198, p. 200.
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esthétique exerce un impérialisme souverain : il neutralise son environnement pour l’esthétiser ; le parc devient un décor pour la statue comme le mur un fond pour la fresque. Tandis que l’objet technique tient plutôt du monde, quand il s’intègre à lui, sa vertu esthétique : c’est dans la nature et par elle qu’il achève de redevenir naturel, alors que l’objet esthétique, en manifestant cette nécessité glorieuse du sensible, est immédiatement nature, et plus nature que nature : aussi tire-t-il la nature à lui et l’irréaliset-il en même temps qu’il l’exprime. Mais il reste qu’à certains égards, c’est l’objet technique qui ranime en nous le sentiment de la nature. »70
L’objet technique s’esthétise en s’accomplissant, et c’est alors qu’il dévoile un visage du monde, mais il ne dévoile ce visage du monde qu’en prenant pied dans le monde, en s’installant en lui, si bien que c’est en vertu de cette inscription naturelle qu’il se fait lui-même nature dans une dynamique de co-manifestation de la beauté de l’objet technique par son inscription dans la Nature qui l’enveloppe. Ainsi en est-il du viaduc exprimant la Nature à laquelle il appartient de part en part. Au contraire, l’objet esthétique rayonne sur le monde qu’il enveloppe désormais : le parc est pris dans le giron de la statue, si bien que l’objet esthétique est nature par lui-même, dans la nécessité, la plénitude de son apparaître. L’objet technique, quant à lui, est nature par insertion dans la Nature ; et c’est alors qu’il ranime le sentiment de la Nature. Par conséquent, le sentiment de la Nature est appelé par des objets esthétiques et par des objets techniques qui enveloppent, de manière distincte, la naturalité entendue comme nécessité, spontanéité, et plénitude d’être, l’objet technique consacrant en outre une « amitié nouvelle entre l’homme et le monde » qu’il fait paraître en l’instaurant71. Chaque fois, le phénomène de la beauté, est l’occasion d’une refonte de l’idée de Nature, de la découverte d’une naturalité comprise comme spontanéité, nécessité, plénitude et expressivité que dévoile, en mode diversi é, l’objet esthétique, l’objet technique, et l’objet naturel. La métaphysique de la Nature est une métaphysique selon la beauté, et la beauté elle-même engage une phénoménologie, car elle est toujours singulière et cosmique. La cosmicité de la beauté n’est autre que sa puissance expressive en tant qu’elle exprime un monde de façon à la fois évident et atmosphérique. La phénoménologie chemine alors vers ce que le 70 Ibid., p. 200-201. Comme l’indique Dufrenne, Simondon subordonne l’œuvre au milieu où elle s’insère ; au lieu que la « forme esthétise le fond, c’est pour lui le fond qui esthétise la forme ». Simondon écrit : « c’est grâce au jardin que la statue peut apparaître belle, non le jardin grâce à la statue. » (« Formalisme logique et formalisme esthétique », EPh1, p. 120 ; Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 191. 71 Dufrenne, « Objet esthétique et objet technique », EPh1, p. 202.
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phénomène de la beauté laisse pressentir, à savoir la puissance de la Nature qui transparaît dans l’apparaître de la beauté ou de la beauté comme force et grâce de l’apparaître. Sa plénitude et sa docilité expressive, dont témoigne aussi l’objet technique, rendent manifeste l’accord de l’homme et du monde, la Nature comme puissance de cet accord et comme puissance in nie d’apparaître. Tous les mondes exprimés par les objets esthétiques sont autant de possibles du monde, c’est-à-dire de la Nature, car ils disent tous, en leur singularité, sa puissance de manifestation. La Nature se confond avec cette potentialité in nie de mondes singuliers qu’expriment les objets esthétiques en exprimant du même coup la Nature comme potentialité de ces mondes. Le phénomène de la beauté n’est autre que l’expressivité à son acmé, réussie, achevée, qui atteste donc aussi bien l’accord de l’homme et du monde que l’In nie-Nature. Il ne reste alors qu’un pas à accomplir pour expliquer qu’il y ait un désir de la beauté, gure du désir de présence, qui engage l’homme dans son être paradoxal, et qui n’implique aucune compromission de l’expérience esthétique, comme si, référée au désir, elle devait perdre son statut esthétique. Le désir dont il question engage l’essence de l’homme et il s’accomplit, à l’état pur, au sein de l’expérience esthétique. Pour n’être pas de l’ordre des désirs — désintéressée en ce sens — l’expérience esthétique accomplit un moment le désir.
3/ Le désir et la beauté Il faut concevoir le désir de la beauté, distinct du sentiment qu’elle inspire. Ainsi, désirer une femme, c’est la connaître comme désirable ; qualité qui se révèle dans la fonction noétique du sentiment, mais « on peut juger une femme provocante sans répondre à la provocation, et désirable sans éprouver de désir ; c’est que le désir n’est déjà plus simplement connaissance, il est action (ou passion) ; et c’est pourquoi, inversement, on peut aussi désirer une femme sans la trouver désirable. »72. Ainsi le sentiment est irréductible au désir, et il consiste en une certaine façon désintéressée de connaître une qualité a ective, bien que cette connaissance suppose que j’y participe. De même que le sentiment du désirable n’est pas désir, de même, le sentiment du tragique n’est pas tragique, si bien que cette a ectivité du sentiment est la réponse, en moi, 72
Dufrenne, PLEE, 2, p. 543.
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à une structure de l’objet. Ainsi, l’amour enveloppe un désir, car l’autre me complète, alors que l’objet esthétique n’est pas complémentaire, ou du moins ne l’est pas en ce sens. Dufrenne l’indique dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, écrivant que l’urgence du quotidien « neutralise le désir esthétique » car, en vérité, « je n’éprouve pas un désir véritable de l’objet esthétique »73, si bien que le plaisir esthétique et le plaisir sexuel sont irréductibles. Or, il y a un désir de beauté qui concerne aussi bien l’érotique que l’esthétique, selon des modalités di érentes. Par ailleurs, l’expérience esthétique, si elle suppose une distance, par contraste avec l’union charnelle de l’amour, elle engage aussi un corps-à-corps avec l’œuvre, en sa matérialité, qui justi e le vocabulaire de la jouissance pour quali er ce que la Phénoménologie de l’expérience esthétique appelle admiration esthétique. En 1953, Dufrenne considère que la notion de plaisir esthétique est suspecte car elle « évoque une jouissance », si bien que « le seul plaisir qui nous ait paru un ingrédient nécessaire de l’expérience esthétique est celui que le corps éprouve à se sentir à l’aise devant l’objet, et de connivence avec lui »74. La jouissance est alors ressaisie comme plaisir de l’absorption, interdisant de se perdre dans l’objet. Pourtant, Dufrenne pense une jouissance de la perte, ou un plaisir de l’ek-stase dans l’objet, rapprochant alors l’esthétique de l’érotique, sans dissoudre l’une dans l’autre de façon peu respectueuse des phénomènes75. Car le privilège d’autrui, au sein de l’existence et au sein de l’expérience, colore de façon elle-même divergente ces gures de la jouissance. Par ailleurs, parler de jouissance esthétique ne dissout pas la singularité de l’expérience esthétique qui témoigne du désintéressement déjà décrit, car il n’y va pas alors de la satisfaction d’un désir particulier et, nalement, contingent, mais d’une déclinaison du Désir dé nissant l’homme, à savoir du désir de présence dont l’esthétique et l’érotique sont deux modalités distinctes et articulées : elles puisent à la même source. Venons-en au désir de beauté qui est donc un désir esthétique. Or, nous le rappelions, il est tout à fait singulier d’aborder la beauté depuis le désir, dans l’optique de l’amour, car cette voie paraît démentir le désintéressement de l’expérience esthétique. Par ailleurs, ce désir n’a rien d’illusoire au sens où le désir de beauté possède une lucidité ontologique, ce qui place aussi ce désir du côté de la vérité. C’est la vérité du
73
Ibid., p. 535. Ibid., p. 528. 75 Nous l’avons établi dans « Figures de l’Éros : l’esthétique et l’érotique », Recherches philosophiques, n°7, 2018, p. 75-98. 74
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monde qui se donne dans cette donation de la beauté. Il y a en outre une évidence du beau qui est sa propre norme, et qui appelle le désir sans que ce désir ne lui réponde mécaniquement. Tout d’abord, ce désir de beauté n’est pas celui d’un idéal de perfection objective, celui des proportions et de la symétrie, ce qui revient à se soustraire à une conception normative de la beauté pour s’avancer vers une compréhension anarchique, non pas au sens de ce qui serait sans norme, mais de ce qui trouve en soi une norme singulière, et an-archique eu égard aux règles canoniques et à l’idéal mathématique. Pourtant, le désir de beauté enveloppe un désir d’harmonie avec le monde, mais cette harmonie échappe à l’idéal rationnel des proportions géométriques. Aussi, Dufrenne écrit, mettant en corrélation l’homme et le monde : « Si [l’homme] a besoin du beau, c’est dans la mesure où il a besoin de se sentir au monde. »76 Or, se sentir au monde, c’est faire l’expérience de sa présence, et d’une présence en harmonie avec les exigences subjectives. Cette analyse écarte aussi bien la voie de la métaphysique que celle initiée par Kant, rompant avec la philosophie de l’art inféodé à l’idéal mathématique. La Critique de la faculté de juger montre que la beauté tient à la faveur dont certains phénomènes sont l’occasion, l’imagination jouant avec ce qui se donne en tant que la donation est conforme aux exigences de l’entendement qui trouve un sens au sein du sensible. Mais il s’agit alors d’un sens qui n’est pas constitué par l’esprit, et qui excède, par ailleurs, tout concept déterminé. Le plaisir esthétique consiste dans le libre jeu de l’imagination et de l’entendement, car le phénomène beau « donne beaucoup à penser » sans qu’aucun concept ne puisse en épuiser le sens, c’est-à-dire d’abord le circonscrire, et c’est en cela que le beau exprime des Idées esthétiques, un sens que di use le sensible et qui infuse l’esprit. Le beau ouvre et appelle, il ouvre un sens inépuisable et appelle à dire ce qu’aucun dire ne saurait circonscrire. Aussi la beauté artistique enveloppe-t-elle des idées esthétiques, et le génie est la faculté de telles idées. Lorsqu’il s’agit de la beauté naturelle, le phénomène témoigne de cette a nité avec l’esprit, qui engage l’accord de nos facultés de connaître et le libre jeu évoqué. Le phénomène beau est pensable comme un signe en un double sens. D’une part, il est l’attestation que la Nature se prête au jugement déterminant, jugement de connaissance par lequel le donné est constitué par l’entendement, c’est-à-dire subsumé sous les catégories. Faut-il encore, indique la Critique de la raison pure, que le divers phénoménal ne soit pas chaotique au sens d’une variabilité incessante des propriétés, que le cinabre 76
Dufrenne, « L’apport de l’Esthétique à la Philosophie », EPh1, p. 10.
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ne devienne pas tant{t lourd et tant{t léger. Dans le cas contraire, la synthèse de la recognition serait tout simplement impossible. La rencontre du beau suscite alors le plaisir de la ré exion, plaisir pris à cet accord de la Nature avec les exigences de l’esprit. D’autre part, le plaisir esthétique, désintéressé, irréductible à l’agréable, est le signe de la destination de l’homme, et le beau est le symbole de la moralité : l’expérience esthétique est le signe de la vocation morale de l’homme. Or Dufrenne s’inscrit indéniablement dans le sillage de ces analyses kantiennes tout en leur donnant une gure nouvelle au sein d’un cadre théorique lui-même nouveau. Reprenons les deux pans de l’analyse pour nous concentrer sur le second désormais, en indiquant d’abord que le beau n’est pas compris de la même manière, bien que Dufrenne rejoigne Kant négativement par le rejet de toute indexation du beau sur une norme objective. Mais le beau est anarchique tout en étant irréductible à toute gure du chaos puisqu’il consiste en une présence radieuse, rayonnante. Le phénomène beau secrète un sens qui marque la présence de la présence, sa puissance de manifestation qui exprime la puissance de manifestation de la Nature. L’objet esthétique est de l’ordre de l’image, si bien que le phénomène de la beauté est lui-même de l’ordre de l’image, spéci cation de la notion de signe. Il ne s’agit toutefois pas d’une image-copie. Il faut parler d’image car elle témoigne d’une structure de renvoi, marquant la présence de l’absence, non plus à la manière d’une copie, mais en vertu de sa puissance expressive. La beauté consiste dans cette expressivité, dans l’apothéose du sensible ; ce qui revient à dire qu’elle possède une structure métonymique. La puissance expressive d’un phénomène tient à sa puissance ontologique, celle d’une présence rayonnante, cristallisant au singulier la puissance universelle de manifestation de l’être — la beauté est métonymique-expressive. D’une part, le phénomène quali é par la beauté est l’indice de notre a nité avec le monde, le monde répondant à l’exigence de trouver un sens au sein des choses sans que ce sens ne soit implanté par l’esprit car, pour qu’un sens soit e ectivement introduit par lui, il faut que le réel s’y prête, si bien qu’une philosophie de la constitution appelle une philosophie de l’être. Première transgression qui consiste en un saut ontologique, n’ayant rien d’irrationnel, car il est requis par le procès de connaissance et, nalement, par la plus humble perception. Les synthèses subjectives reposent sur les synthèses matérielles ou cosmiques : l’esthétique mène à l’ontologique. D’autre part, l’expérience esthétique est moins le signe de notre vocation, indique Dufrenne, que celui de notre condition. Il écrit : « Le beau est cette valeur
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qui est éprouvée sur les choses, à même l’apparaître, dans la gratuité exubérante des images, quand la perception cesse d’être une réponse pratique ou quand la praxis cesse d’être utilitaire. Si l’homme, dans l’expérience esthétique, n’accomplit pas nécessairement sa vocation, du moins manifeste-t-il au mieux sa condition : cette expérience révèle sa relation la plus profonde et la plus attachante au monde. S’il a besoin du beau, c’est dans la mesure où il a besoin de se sentir au monde. »77 Quel est cette condition qui est d’ailleurs marquée par le paradoxe ? Paradoxe qui n’est autre que celui de notre naissance. En tant que sujet de la corrélation, l’homme appartient au monde dont il est séparé, et, en tant que séparé du monde, il tend à la connaissance, qui accuse la séparation ; telle est sa vocation. Mais en tant que cette séparation s’e ectue dans l’immanence du monde, l’homme est compris comme désir de présence, quête de ce dont il est séparé et auquel il est ouvert. Or le désir de beauté est inséparable de ce désir de présence, la beauté étant une présence radieuse, accomplie dans sa dimension de présence. Autrement dit, le désir de présence s’accomplit dans le désir de beauté, si bien que l’expérience esthétique est une expérience ontologique, et le plaisir esthétique est lui-même d’ordre ontologique. On retrouve nos analyses : le plaisir esthétique est désintéressé car il échappe au prisme de l’agréable, et donc au spectre des désirs, comme au désir sexuel, mais il réalise un moment le Désir métaphysique qui, d’ailleurs, infuse tous les désirs, si bien qu’il est ontiquement désintéressé et ontologiquement intéressé. Il y a donc un désir de beauté si bien que la satisfaction de ce désir donne lieu à un plaisir intéressé, mais intéressé au second degré, car je ne suis pas intéressé au beau comme je le suis à l’agréable (bien que l’agréable, enveloppe en un mode mineur une communion ontologique sans quoi cette expérience ne serait pas même possible). Qu’est-ce qui distingue alors le désir de beauté du désir de présence ? Ils di èrent en ceci que le désir de présence est le foyer du désir de beauté. D’abord, il en est le foyer car l’événement de la naissance implique une séparation ontologique et donc c’est le désir métaphysique qui dé nit le sens d’être du désir, dont le désir est une réalisation singulière. Ainsi, le désir de beauté est une spéci cation du Désir de communion avec le monde, et il se réalise dans l’épreuve de la beauté, en vertu de sa puissance d’irradiation qui me plonge dans le monde. Parce que le beau est l’apothéose du sensible, l’expérience esthétique se donne comme une communion avec le monde en sa présence pleine, si bien que le désir de présence, d’un unisson avec le monde, se trouve un moment exaucé. Corrélativement, il di ère en extension, car 77
Ibid., p. 10
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le désir de présence trouve d’autres manières de se réaliser, dépendant de la structure de l’exister, et notamment dans l’expérience érotique. Pourtant, si les expériences esthétiques et érotiques sont irréductibles, il y a de l’érotique dans l’esthétique et de l’esthétique dans l’érotique. Car ces désirs — esthétique et érotique — puisent à la même source et accomplissent chacun le désir métaphysique, si bien qu’ils possèdent la proximité que leur donne une commune liation qui se spéci e en fonction des niveaux de l’existence humaine78. C’est pourquoi aussi la réalisation du désir esthétique, comme celle du désir érotique, donne lieu à une jouissance que l’on peut quali er de jouissance cosmique par différence avec le plaisir mondain79, et, nalement, la di érence des désirs re ue sur celle des jouissances une fois leur parenté reconnue. Revenons de ce point de vue sur la manière dont Dufrenne caractérise la beauté, qui se situe à rebours des analyses de Clive Bell ; ce dernier précisant que tout le monde emploie le « mot beauté dans un sens non esthétique », comme à propos d’un papillon ou d’une femme. Et Dufrenne d’ajouter : « Nous voudrions dire au contraire que la beauté est “esthétique”, et que, si ce qui sollicite ce prédicat est produit par l’homme, cette production appartient à l’art. »80 Il est en outre possible de placer sous le registre de l’esthétique l’événement comme une fête, une manifestation, une grève. Mais l’essentiel est que le plaisir esthétique, à la di érence de ce qu’en dit Kant, suscite une jouissance, et une grève elle-même est belle si elle est joyeuse, et elle ne l’est qu’à être une grève réussie. Et l’expérience esthétique est de l’ordre du jeu — « Jouer avec le matériau, c’est faire l’amour avec une chair qui à la fois résiste et cède, comme cette glaise avec laquelle Bachelard décrit l’empoignade de “l’imagination matérielle”. » Or cette jouissance scelle pour un « moment l’accomplissement du désir », ce désir vise la beauté et le beau est ce qui « fait plaisir ». Précisons alors que l’expérience esthétique fait pressentir un monde autre que vise aussi bien le « désir de beauté » que le « désir de justice ». Mais cet autre monde ne saurait s’instaurer dé nitivement, car l’homme est au monde sans être tout à fait du monde, il « rêve à la fois de s’émanciper et de rester enfant »81. Le désir de beauté est un désir enfant qui n’est pas un désir infantile car ce désir enfant est celui d’une 78
Ce que montre Naître au monde, p. 239 sq, et notre « Figures de l’Éros : l’esthétique et l’érotique », Recherches philosophiques, n°7, 2018. 79 Dufrenne, « Vers l’originaire… », EPh2, p. 98 ; ce point est déjà établi. 80 Dufrenne, « Les Métamorphoses de l’Esthétique », EPh2, p. 46. 81 Ibid., p. 47-48. Dufrenne écrit : « En tout cas la ré exion pourrait comprendre la justice comme beauté et la beauté comme justice. » (Tapuscrit du séminaire de ParisNanterre 1972-1973, « Art et politique », IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, p. 39).
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communion retrouvée avec le monde. Cette communion marque la félicité originaire de l’enfant dans son unisson avec sa mère et avec le monde au sein duquel il s’inscrit dans une intimité ontologique et a ective. L’expérience esthétique — multiforme — exauce le désir de beauté, c’est-à-dire de communion avec le sensible, à son acmé avec la belle présence, et cette présence n’est autre qu’une présence accomplie. Exaucé, le désir de beauté réalise le « désir de naître à un autre monde où il n’aurait pas à naître, le désir d’une totalité qui l’accueillerait en lui permettant de s’y perdre sans y mourir, en se sentant chez lui, tout dans le Tout »82. Cette apothéose du sensible qu’est la beauté accomplit le désir de présence qui naît lui-même de notre séparation natale avec le monde. L’expérience de la beauté est celle de la renaissance au monde, car cette expérience s’e ectue dans la participation et donc elle engage notre communion avec la présence qui se donne. La beauté est donc cet appel à renaître au monde, à un monde autre où l’homme ne serait plus séparé, à distance du monde, mais mêlé à lui. Ainsi, l’expérience de la beauté a une fonction métaphysique, allant à rebours de l’événement de la naissance. Alors que la naissance signe notre séparation avec le monde, nous donnant à exister comme désir de présence, ce désir est exaucé par le phénomène beau en tant qu’il appelle à la communion. S’il y a une métaphysique selon la beauté, on peut prolonger l’analyse et dire qu’il y a une éthique selon la beauté qui invite à une autre manière d’exister, c’està-dire à exister en poète, dans une communion avec le monde, singulière et située au-delà de l’idéologie plaçant à distance du monde. Le désir de la beauté est l’un des visages du désir de présence qui consiste en un « désir d’un autre monde, mais il peut tenter de s’accomplir dans ce monde, en lui imprimant sa marque ». Et Dufrenne de préciser : « Peut-être est-ce parce que c’est dans ce monde, sur fond de présence, que s’éprouve l’absence, le manque : non seulement l’absence de la mère, mais quelque chose comme un défaut dans l’être — “le défaut du grand diamant” — de l’informe à réformer, du vide à combler, de l’inachevé à parfaire. »83 Ce défaut dans l’être n’est pas un défaut d’être car le monde, l’Être ou, mieux, la Nature est sans défaut, elle se confond avec cette puissance in nie de manifestation qui transparaît dans le phénomène de la beauté. Ce défaut dans l’être n’est dès lors pas le fait de l’Être, il survient par l’événement métaphysique de la naissance qui engage une séparation intra-cosmique par laquelle un être vient au monde et se rapporte à lui 82 83
Ibid., p. 27. Dufrenne, « Œuvre et non-œuvre », EPh2, p. 175.
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du dedans. Dès lors, l’absence s’éprouve sur fond de présence et en porte la marque qui impulse le désir de la conquérir. Cette absence est l’absence du sujet au monde par quoi il se fait rapport à lui dans l’absence de cette présence, et elle n’est autre que l’e et de la séparation natale qui n’est pas elle-même de l’ordre des faits. Or l’épreuve de la beauté est l’occasion d’un éveil du sentiment de la présence que livre le monde, qui n’est plus l’épreuve de l’absence sur fond de présence, mais celle de la présence conjurant un moment l’absence de la présence. Dufrenne le précise, rompant avec l’idée d’une beauté idéale, académique. L’idée de beauté est en e et une idée normative, qui marque l’empire des experts, des académiciens, eux-mêmes tributaires d’une épistèmè et d’un éthos, de l’idéologie du temps, mais la normativité n’est pas seulement le fait de l’idéologie, elle est aussi celui de l’œuvre elle-même : « Comme pour un organisme qui instaure ses propres normes et vise à se maintenir “en forme”, l’œuvre semble tendre à s’accomplir selon une nécessité interne ; beauté, c’est pour elle santé, ou, si l’on préfère, passage de l’essence à une pleine existence ; c’est ce qu’indiquent des prédicats comme “parfait”, “achevé”, “accompli”, et aussi les termes par lesquels on a si souvent tenté de dé nir la beauté : “clarté”, “plénitude”, “équilibre”, “harmonie”. L’œuvre, c’est cet objet clos qui se su t à lui-même, qui se pose et s’impose avec la force de l’évidence, pour le bonheur de qui la contemple. »84 Le désir de beauté est donc désir de la plénitude perdue qui se gure sur un phénomène achevé avec lequel je suis dans un rapport de communion, que je sens dans sa présence accomplie, et qui réalise un moment mon désir métaphysique dans une dynamique conjurant la séparation natale et donc l’absence du monde à ce qui le présente pourtant. Ainsi le désir de beauté est un désir-de-monde, de communion avec lui, qui s’e ectue dans le singulier d’une présence achevée, celle d’un phénomène beau. Ce désir de monde enveloppe un « désir de voir », ou de sentir, et de se sentir en communion avec une présence accomplie : c’est en cela que le désir de présence est désir de beauté85. Dufrenne ajoute que ce « désir est au cœur de tout désir, et il s’exprime comme le désir “physique” : manger — brouter —, c’est manger de baisers, à la fois manger et être mangé, se prendre au jeu, se perdre dans la possession ». Le désir de beauté est le cœur de tout désir car il est plus fondamentalement désir de présence qui ne s’accomplit que sous la gure de 84 85
Ibid., p. 174. Dufrenne, « Peindre, toujours », EPh2, p. 204-205.
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la présence accomplie d’une chose ou d’un autre, et cette présence accomplie n’est autre que la beauté. Ce désir est donc simultanément désir de se perdre, c’est-à-dire d’être tout à la chose belle, de se perdre en elle. Mais ce désir de beauté n’équivaut pas au désir de la mort sous la gure de la perte de soi : « Ne dites pas non plus que le sujet désire sa mort quand il désire le plein de la présence où s’épanouit le visible »86 ; car ce désir est désir d’un monde autre, dont je ne serais plus séparé et dont je ferais ainsi l’épreuve de sa pleine présence. La beauté, qui n’est autre que le sensible à son apothéose, est donc une façon de faire l’épreuve de la pleine présence du monde. La pure et simplement fusion avec le monde serait confusion des êtres et de l’Être, si bien que nulle épreuve ne serait possible. Seul un être situé au-dedans de l’Être selon une séparation intra-cosmique est susceptible de faire l’épreuve du monde, dans la perception, en se situant à distance du monde. Mais comme cette distance s’e ectue depuis le monde, une communion avec lui est donc possible — communion sans confusion que permet l’épreuve de la beauté en tant que présence pleine, qui se donne. Le désir de beauté est ainsi le fait de notre naissance qui n’est pas elle-même le fait du monde. Dufrenne ajoute : « L’accomplissement du désir mime parfois la mort, mais pour éprouver la vie »87, et cette épreuve de la vie est permise par l’expérience esthétique. Celle-ci peut déstabiliser, s’accompagner d’angoisses sous l’e et de la conjuration des normes admises, mais elle suscite pourtant une jouissance cosmologique tenant à l’épreuve du fond, à la force de l’apparaître paraissant dans le singulier d’une présence accomplie, c’est-à-dire dans la beauté. Mimer la mort, c’est suspendre le moi, le sujet réi é dans ses habitus et enserré dans des normes, se désindividuer, non pour mourir, mais en trouvant de la sorte la vraie vie, celle d’un soi se perdant dans le monde et se trouvant, au sein même de cette perte, comme soi-cosmique, jouissant de la présence du monde. L’expérience de la beauté assure donc, comme Kant l’avait compris, l’épreuve de la vie, mais il ne s’agit pas seulement du jeu des facultés qui s’harmonisent librement. Éprouver la vie, c’est sentir palpiter le soi dans l’unisson avec la vie du monde, ou le monde dans la dynamique de son apparaître, avec cette vie universelle qui n’est autre que le fond de monde ou le monde comme fond. Alors, cette épreuve de la vie est celle d’une jouissance à la fois sensible et sensuelle, et sensuelle par exaucement du désir de communion charnelle avec le monde. Dès lors, 86 87
Ibid., p. 205. Idem.
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le soi s’illimite à hauteur de ce qu’il éprouve, à hauteur du monde singulier que l’œuvre exprime et, nalement, il est soulevé par le pressentiment de la puissance du fond. L’expérience de la beauté est une expérience métaphysique car elle est le pressentiment de ce qui n’est réductible à aucune apparition et se donne pourtant en elles, à son acmé dans le phénomène beau. Le désir de beauté enveloppe un désir de voir car, avec elle, le voir atteint un maximum de plénitude, de présence, si bien que le désir de beauté est inséparable d’un désir du sublime. Parce que le sublime est ce qui dépasse sans anéantir, il transparaît au cœur de l’expérience de la beauté — il est appelé par la plénitude du sensible. Ce caractère achevé de la présence que cristallise le phénomène de la beauté implique que c’est le monde qui transparaît dans cette présence singulière et harmonieuse. Or ce pressentiment de la puissance in nie du fond, de sa force d’apparaître, enveloppe aussi le sentiment du sublime. On a vu que le sublime sans le beau se perdrait comme sublime pour se faire inhumain et le beau sans sublime se perdrait comme beau pour se confondre avec le joli, dans l’harmonie duquel la puissance du fond cesse de luire. L’intimité avec la présence est donc aussi l’épreuve de ce qui ne sera jamais tout entier présent, et ce dépassement interne à la présence implique le dépassement interne du beau par le sublime, qui est donc présence du sublime au sein du sentiment du beau. Le désir de la beauté est donc désir de la présence et de l’in ni, mais d’un in ni dans l’immanence du monde ou de l’in ni comme puissance de manifestation. De ce point de vue, une proximité théorique dans une distance pourtant irréductible s’installe entre Dufrenne et Simone Weil, car les deux philosophes décèlent, au cœur du désir de la beauté, un désir d’in ni. À propos de ses analyses, qui célèbrent « l’amour de la beauté du monde » — supposant que nous n’attendions rien de l’objet que lui-même —, Dufrenne précise qu’il ne reconduit pas la conséquence que Simone Weil en tire, à savoir que la « beauté du monde est une promesse qui anime en nous un désir d’in ni : “Nous ne désirons pas autre chose, nous possédons cela, et pourtant nous désirons encore…La beauté est comme un miroir qui nous renvoie notre propre désir du bien.” »88 Ce désir d’in ni est alors ressaisi dans le cadre d’une ré exion sur l’amour de Dieu, alors que Dufrenne pense le désir de la beauté dans le cadre d’une philosophie non théologique où l’In ni n’est autre que le monde, c’est-à-dire la Nature. Il enveloppe alors un désir d’in ni au sens exclusif du désir d’une présence dont la puissance de manifestation n’est jamais épuisée, et qui se laisse 88
Dufrenne, « L’expérience esthétique de la Nature », EPh1, p. 51.
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pressentir dans le phénomène de la beauté, de la présence pleine et singulière où transparaît la force d’apparaître du fond. Mais il est entendu que l’homme seul témoigne de ce désir de beauté car lui seul est, du fait de sa naissance, à distance du monde, désirant de la sorte faire l’épreuve de la présence qui ne se donne à lui que dans l’absence. Le phénomène de la beauté, par l’éclat et l’intensité de sa présence, est un appel à la communion qui exauce le désir de présence. On peut en outre spéci er ce désir de la beauté d’une façon renouvelée, depuis une ré exion sur le jeu, et indiquer que le « ressort du jeu, c’est le désir »89, à savoir le désir de présence dé nissant l’essence le désir. Or deux précisions s’imposent, pour comprendre le croisement de la ré exion sur l’art, le jeu, et la beauté. D’une part, l’art ne se réduit pas au champ des œuvres car, l’art contemporain l’enseigne, la création d’événements est de l’ordre de l’art également ; ce que montre déjà le phénomène de la fête. Aussi, l’art est également de l’ordre de l’événement, comme le jeu. D’autre part, art et jeu obéissent au même principe, le principe de plaisir, « qu’il ne faut pas opposer au principe de réalité », car il donne accès à la « réalité du possible ». Pourtant, tout jeu n’est pas de l’art, et une « activité ludique devient artistique lorsqu’elle est soucieuse d’une certaine perfection, lorsque — lâchons le mot — elle s’ordonne à une norme de beauté » ; si bien qu’il faut « donner à la notion d’art la même extension qu’au champ sémantique du mot beau »90. Le critère est toujours celui de la plénitude de la présence, et le jeu, l’événement, la fête exaucent le désir métaphysique dès lors qu’ils témoignent de cet accomplissement singulier en répondant à la norme qu’ils créent. Or il faut rappeler à nouveau, en ce point, que Dufrenne reprend la formule baudelairienne selon laquelle le beau est bizarre91. Il l’est car il est transgressif à l’égard des normes usuelles, et qu’il réalise une norme en l’inventant. Cette norme est, comme telle, toujours singulière, puisqu’elle n’a d’autres occurrences que celle de l’œuvre qui l’invente en l’existant. Mais cette bizarrerie du beau n’est pas un obstacle à sa plénitude sans laquelle nul désir du beau ne pourrait naître car il procède du désir de plénitude ontologique qui exauce le désir métaphysique. Autrement dit, son caractère bizarre nomme l’écart à l’égard de la norme, et cet écart n’est pas une simple anomalie, il marque l’invention d’une exigence singulière. La beauté de l’œuvre tient à la réussite dans l’incarnation de cette norme inventée, la perception esthétique étant le critère de cette 89 90 91
Dufrenne, « L’art de masse existe-t-il ? », EPh2, p. 318. Ibid., p. 318-319. Dufrenne, « L’art et le sauvage », EPh2, p. 324.
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réussite, liée au sentiment de plénitude éprouvée ou, au contraire, manquée. Parfois, Dufrenne oppose une « conception normative et une conception anarchiste de la beauté », et il vise alors la beauté qui est « autoritairement normée, reconnue et appréciée par des experts — artistes ou critiques » ; mais — nous l’avons montré — cela ne signi e pas que la beauté soit anarchiste au sens d’une absence totale de normativité, car elle est sa propre exigence, singulière et non imposée de l’extérieur. C’est en cela qu’il peut écrire, simultanément, que la « beauté, c’est la réussite. »92 La réussite dans la réalisation de la norme singulière inventée, et il n’est pas question d’un défaut de normativité, comme si l’appréciation de la beauté était laissée aux goûts de chacun, car c’est le goût qui reconnaît la beauté d’une œuvre en percevant sa plénitude propre. Si elle donne le sentiment d’une apothéose du sensible, alors elle est jugée belle, si bien que c’est l’œuvre qui, dès lors, se juge en moi. Le sentiment de beauté provient de sa perfection singulière se ré échissant dans le sujet qui la perçoit car c’est elle, l’œuvre, qui impose sa propre norme dont le sujet est le témoin. Mais il n’en est le témoin qu’autant qu’il désire la beauté et il ne la désire qu’autant qu’il est constitutivement désir métaphysique aspirant à une présence pleine au monde qui se réalise dans le sentiment esthétique de la beauté. L’expérience du beau est e ectivement l’épreuve d’une communion avec l’œuvre, d’une participation au monde qu’elle enveloppe en vertu de sa présence accomplie, du rayonnement qui lui est propre. Le désir de la beauté est toujours désir d’un monde, d’une harmonie dans la présence qui suppose une harmonie de la présence, d’une présence pleine qui enveloppe donc un monde. En cela, on peut concevoir di érents investissements du désir métaphysique qu’exauce aussi bien la beauté que la justice ; Dufrenne écrit sans la moindre ambiguïté : « Nous avons cru pouvoir parler d’un désir de justice et aussi d’un désir de beauté. Ne serait-ce pas le même désir à travers deux investissements di érents ? […] Si indéterminé que soit le désirable lorsqu’il ne se laisse pas lire sur un objet perçu, ne peut-on comprendre la justice comme beauté — beauté des rapports humains, d’une sociabilité sans contrainte, sans violence, sans interdit, d’un épanouissement social quand il retourne à la nature ? Cette beauté peut aussi être grinçante et convulsive lorsque la justice doit d’abord être une contre-justice : beauté de la lutte, et non de la danse. Inversement, on peut comprendre la beauté comme justice. Midi le juste, dont la lumière rend justice à toutes choses. Et toute création rend justice au matériau, même quand elle semble lui faire violence : la musique laisse être le son, la peinture la couleur, la poésie rend le langage 92
Dufrenne, AP, p. 239-240.
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à la nature. […] Toujours l’avènement de l’apparaître, ce mouvement de la Nature naturante qui mobilise l’homme et fait monter en lui le désir. Désir de justice ou désir de beauté, c’est toujours désir de présence, — d’une présence pleine, où rien ne soit distant et étranger, où l’individu puisse s’éprouver en se perdant. »93
Le désir de présence se gure dans le désir de beauté comme dans le désir de justice, celle d’une présence pleine, sans faille, et la justice est pensable comme une co-présence, ou une socialité heureuse, sans violence qui brise au contraire l’accord et l’harmonie inséparable de la beauté. Il n’est pas question de reconduire une normativité extérieure sous la gure de l’harmonie, qui est un critère classique de la beauté, car cette harmonie se confond alors avec la plénitude sensible, si bien qu’elle est bizarre et convulsive. De la sorte, sur le plan politique, la justice prend aussi la forme de la pratique utopique déjà envisagée94, si bien qu’il y a une beauté de la lutte elle-même. Il su t désormais de dé nir les caractéristiques de la beauté qui est à la fois harmonieuse et bizarre sans que ces deux dimensions ne se neutralisent, l’une venant briser l’autre. Ce caractère bizarre, singulier, hors-norme est celui d’une présence radieuse (harmonie) qui satisfait le désir métaphysique, le comble en le relançant ou en l’exaltant de cette dynamique elle-même. Ce désir de présence du monde suppose le sentiment de notre présence au monde que rend possible l’expérience de la beauté, de la présence pleine qui est aussi une présence atmosphérique, celle d’un monde singulier. Dès lors, c’est le sentiment de la Nature qui est insu é dans la présence belle, c’est-à-dire dans la présence radieuse, au sens où cette présence est la manifestation de la puissance de manifestation de la Nature, de la natura naturans, et non de la Nature naturée. Mais on ne peut dire, comme Dufrenne tend à le faire, que la Nature naturante mobilise l’homme et fait monter en lui le désir, car le désir naît de notre naissance métaphysique, et c’est en vertu de cette séparation métaphysique que l’homme se dé nit comme désir de présence, c’est-à-dire désir de ce dont il est séparé. Il demeure que ce désir trouve à se satisfaire un moment lorsqu’il a le sentiment d’une présence pleine, que rend possible le phénomène de la beauté, et cette présence accomplie, singulière, laisse pressentir la puissance de la Nature, universelle, qui se monnaye de cette in nie singularité de présences sans cesse nouvelles. 93
Ibid., p. 270-271 Nous nous permettons en outre de renvoyer à notre ouvrage : Naître au monde, p. 247-255. 94
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Le désir de beauté requiert une érotique métaphysique qui rassemble aussi bien les analyses sur la beauté sur le plan esthétique que l’érotique à strictement parler95. On entrevoit que l’esthétique est mêlée à l’érotique et que l’érotique n’est pas étrangère à l’esthétique, sans perdre la spéci cité de l’esthétique en oubliant le désintéressement au pro t exclusif de l’agréable. Mais l’expérience esthétique consiste bien dans le désintéressement au sens d’une neutralisation des désirs, qui sont de l’ordre des besoins. Cette expérience est alors le lieu de l’accomplissement du désir qui ne se dit pas selon l’agréable, car la satisfaction du désir métaphysique engage une jouissance cosmologique corrélative du sentiment d’une présence pleine gurant l’unisson avec le monde. En toute rigueur, les besoins ne sont jamais totalement étrangers au désir métaphysique, car l’homme consiste dans ce désir de présence qui se di racte aussi selon les di érentes exigences corporelles. Dans ce cas toutefois, dans la satisfaction des besoins, c’est l’agréable qui prédomine, en revanche, il est clair que le sentiment esthétique ne permet aucune satisfaction de cette sorte tout en exauçant le désir métaphysique. Cette experience est donc désintéressée au sens où elle suspend les désirs ou les besoins, mais elle n’est pas étrangère à toute satisfaction, ni à tout désir. Mieux, parce que ce désir est désir de présence, il enveloppe une dimension sensuelle, dans le corps-à-corps avec l’œuvre, qui évoque aussi l’érotique à proprement parler. Mais il faut alors arracher l’érotique au domaine de l’agréable et voir dans l’orgasme, donc dans la sexualité, un accomplissement métaphysique prenant la gure de la communion avec l’autre, avec l’amant, c’est-à-dire avec le monde qu’il gure. En tout cas, cette analyse situe Dufrenne par-delà Kant et Nietzsche, le premier mettant l’accent sur le désintéressement, par différence avec l’agréable, alors que le second met l’accent, à l’encontre du premier, sur les illusions du désintéressement. Il ne s’agit nullement ici d’une solution médiane, à visée conciliatrice, car Dufrenne trouve un plan de ré exion — étranger aux deux philosophes évoqués — qui rend possible un tel dépassement. Il n’y a de désir de beauté qu’autant qu’il y a un désir de présence, que ce désir dé nit le sujet de la corrélation dans son essence qui, nalement, dépend, dans son être, de la modalité de sa naissance. Parce qu’il naît selon une séparation intracosmique, le sujet aspire au monde dont il est séparé, et c’est en quoi il est animé d’une soif de beauté en tant qu’elle se confond avec une présence pleine 95 Le lecteur pourra se reporter à notre « Figures de l’Éros : l’esthétique et l’érotique », Recherches philosophiques, n°7, 2018.
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gurant la puissance d’apparaître de la Nature. Sous la condition d’une communion avec cette présence, que permet le sentiment esthétique, le désir métaphysique se trouve un moment réalisé, livrant une jouissance cosmologique. Complétons désormais notre analyse de la réduction esthétique par la voie poétique inaugurée par Dufrenne que nous avons déjà croisée sans la développer.
CHAPITRE CINQ
LA VOIE POÉTIQUE « Poétique désigne l’expressivité des images où s’exprime le poiein de la Nature. Tout artiste peut être sensible à ces images, tout art peut les redire à sa façon et prêter ainsi sa voix à la Nature : quiconque est docile à ce poiein de la Nature, un sou e de poésie passe dans son œuvre. »1 « Mais l’important est que sur les objets du monde conjurés par le verbe poétique la Nature se lise comme en ligrane, et qu’ainsi l’intuition métaphysique trouve à s’exprimer telle que la vit une conscience poétique. »2
Nous nous sommes jusqu’alors centrés sur la réduction cosmologique en tant que réduction esthétique, la philosophie prenant la gure d’une cosmo-esthétique. Dufrenne ne cesse d’être phénoménologue, y compris lorsqu’il s’agit de penser la Nature selon le pressentiment de sa puissance au sein des mondes esthétiques. Le plein de la belle présence — c’est-àdire du sensible porté à son acmé, ou à son apothéose dans l’œuvre d’art — laisse pressentir l’in nie puissance de la Nature qui est un in ni-depuissance. Mais cette voie n’est conquise de façon topique qu’avec le livre de 1963 — Le Poétique — auquel Dufrenne ajoute, lors de la réédition de 1973, un essai capital intitulé « Pour une philosophie non théologique ». Il xe la teneur exacte des percées de 1963 en les complétant par une discussion avec les philosophies contemporaines qui prennent la forme — de manières diverses et pourtant con uentes — de « philosophies de l’absence »3, et dont l’initiateur fut Heidegger. Cet essai récuse toute philosophie théologique et se démarque de la pensée heideggérienne de l’être qui, paradoxalement, conjoint absence et hypostase4. La di érence ontologique de l’être à l’égard de l’étant enveloppe une 1
Dufrenne, LP, p. 240. Ibid., p. 227. Nous avions cité ce texte dans le premier chapitre de cet ouvrage, il devient plus crucial encore puisqu’il s’agit désormais de comprendre en quoi cette intuition métaphysique prend la gure de la conscience poétique. 3 Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », Ibid., p. 7. 4 Ibid., p. 8-9. 2
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compréhension inédite de l’absence puisque l’être n’est pas de l’ordre des étants — absent en cela —, et c’est par lui que l’étant est. Dès lors, il n’est plus « question de l’homme sinon comme témoin, et serviteur de l’être »5, si bien qu’il a l’initiative exclusive de la manifestation, et Heidegger cède à une forme d’anti-humanisme inséparable d’un déni de l’impératif corrélationnel constitutif de la phénoménologie. Dufrenne rompt en outre avec une philosophie de l’absence comme celle de Derrida — ou Blanchot — qui entend pourtant se démettre des présupposés heideggériens. Positivement, la voie cosmo-esthétique se déploie désormais selon la gure d’une cosmopoétique et une refonte de la métaphysique s’engage, conjurant les dogmatismes inaperçus. La question du langage est alors cruciale car il est un obstacle à la constitution d’une ontologie, les mots faisant écran ; cependant, le langage est équivoque : il marque aussi bien la perte de la réalité que la voie requise a n de conjurer cette perte. Telle est la fonction de l’état poétique dont le poète se nourrit en une guise singulière, et que tout homme est susceptible d’éprouver. La métaphysique s’édi e alors selon le sentiment dont la théorie est reprise dans le cadre d’une étude du poétique, et son sens se trouve conquis depuis la considération du poétique dans le poème qui le rend manifeste. Il est donc nécessaire de mieux caractériser la voie tracée par Dufrenne qui, depuis un registre phénoménologique, chemine vers une métaphysique de la Nature, dépassant le dogmatisme de la métaphysique historique sans reconduire l’optique de sa destruction heideggérienne ni celle de la déconstruction derridienne. L’heuristique poétique nourrit une philosophie de la présence comprise de façon dynamique et expressive qui déboute son sens traditionnel. Il faudra dès lors envisager cette heuristique poétique pour elle-même en considérant le poétique dans le poème et dans le poète, ce qui conduit au poétique dans la Nature tout en saisissant son statut de catégorie esthétique6. En n, nous pourrons xer la teneur exacte de cette métaphysique de la Nature sous la gure 5
Dufrenne, Pour l’homme, p. 27. C’est la racine de l’anti-humanisme propre à la philosophie de Heidegger : il consacre la « mort de l’homme ». 6 Dufrenne dé nit sa pensée comme un « matérialisme poétique » : « …on ne peut être matérialiste que poétiquement…» (Ibid., p. 38). Sur cette formule, voir Maryvonne Saison, La Nature artiste, p. 141-142 et Adnen Jdey et Jean-Baptiste Dussert, « AvantPropos », in Dussert Jean-Baptiste et Adnen Jdey, dir., Mikel Dufrenne et l’esthétique. Entre phénoménologie et philosophie de la Nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 10. Dans le même ouvrage collectif, on pourra aussi se reporter à Jean-Baptiste Dussert, « De l’expérience à l’être poétique. Une autre phénoménologie de Mikel Dufrenne », Ibid., p. 201-219. Notre interprétation de la philosophie de Dufrenne s’avère cependant di érente : la suite le précise.
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d’une cosmopoétique prolongeant, sans la récuser, la voie cosmoesthétique empruntée par cette philosophie. Nous nous focaliserons désormais sur Le Poétique pour en suivre le cheminement et en explorer les résultats, tout en indiquant certaines di cultés, hésitations et tensions rencontrées par l’auteur. De l’acribie analytique jaillira la radicalité interprétative, puisant dans ces hésitations répétées pour déployer certaines intuitions parmi les plus audacieuses et profondes de Dufrenne7. Commençons par considérer les percées propres à l’essai de 1973 qui complète et rejoue les résultats de 1963. Il se confronte aux philosophies de l’absence en direction d’une présence poétique qui n’est autre que la Nature profuse et matricielle, source inépuisable des images. Nous envisagerons ensuite le sens du poétique — dans le poème d’abord — avant de déceler le statut du poétique dans le poète et dans le monde. Dès lors, nous pourrons dé nir la cosmopoétique dufrennienne qui lègue une compréhension neuve de l’in ni.
1/ La présence et le poétique — par-delà la métaphysique et sa déconstruction La présence manquée Examinons l’heuristique poétique depuis le dépassement de la métaphysique dogmatique accompli par Dufrenne, dépassement dont la dynamique est irréductible à la pensée heideggérienne de l’être, comme aux voies de la déconstruction. Il y va d’une métaphysique de la présence enveloppant une métaphysique de la Nature. D’abord, la pensée de l’être demeure tributaire, à son insu, d’une philosophie théologique : on a souligné que l’homme n’est pas simple serviteur de l’être. Pour le comprendre, il importe de penser selon la corrélation qui prescrit de le considérer comme un moment de l’apparaître dont il est la co-condition. Le déplacement est double : l’impératif est de comprendre l’Être comme Nature8 dont l’homme est une partie, bien qu’il n’en soit pas une partie comme les autres puisqu’il a la puissance de le faire paraître. Cette 7 Nous poursuivons ainsi une recherche entamée dans Naître au monde (p. 257-298) et dans La Transpassibilité et l’événement (p. 411-559). 8 Dufrenne, Pour l’homme, p. 20-21. La critique de Heidegger est fort nuancée et intéressante de ce point de vue, et Dufrenne y mêle une référence à Schelling qui mériterait d’être explicitée. Il revendique d’ailleurs le patronage de Schelling dans Le Poétique (p. 209-211, p. 221-222, p. 229-230), lors de l’édi cation de la philosophie de la Nature : les concepts de Grund, de Potenz et de dynamis sont décisifs.
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cosmologie n’entraîne aucune dépossession de l’homme dissout dans la Nature dont il ne serait qu’une e orescence, il est à égalité avec le monde alors même qu’il lui préexiste comme Nature. La manifestation — la corrélation intentionnelle — suppose la corrélation ontologique9, l’appartenance de l’homme à la Nature qui est nalement la matrice originaire en laquelle toute chose se produit. Cependant, l’homme émerge sans qu’elle en soit la source, il est engendré comme inengendrable10 — ce qui appelle une philosophie de la naissance — et, comme tel, il survient dans la séparation à l’égard de la Nature depuis l’intérieur de sa dynamique, la perçoit et la pense du dedans. Ensuite, contre la voie derridienne, il faut réhabiliter une philosophie de la présence qui « ne met pas en cause le donné » sans qu’il s’agisse de concevoir un « donateur ni même une origine, sinon comme Nature ». Mieux, une philosophie de l’absence, pour rendre compte de la présence, « doit en quelque sorte l’engendrer : c’est elle qui se trouve ramenée sur les rives de la théologie : ici, d’une théologie négative ». Par ailleurs, une « ontologie de la présence n’est pas nécessairement une onto-théologie »11, et c’est l’o ce de la philosophie dufrennienne de la Nature. La voie derridienne de la déconstruction décèle la « di érance comme structure de renvoi à…rien, comme absence irréductible de tout signi é ». Le signe met sur le chemin d’une pensée de la di érance, il se substitue à l’étant, et la « pensée du signe permet de di érer la pensée de la chose elle-même »12. Derrida déconstruit la notion de signe, et considère l’expérience de la voix et celle de l’écriture, il rompt dès lors avec l’empire dogmatique de la présence au pro t de la di érance, du di érer. La réduction phénoménologique menée par Husserl accomplit un pas en ce sens car elle écarte la « thèse de réalité », suspend « l’expérience de la présence » sans pourtant se montrer su samment radicale car « l’analyse husserlienne du présent vivant, forme universelle de l’expérience transcendantale, s’opère encore sous le signe de la présence ». À la temporalisation, Derrida substitue la temporisation qui consiste à di érer, à « pratiquer une sorte de nouvelle réduction à l’égard de l’insistance du réel »13. Mais la di culté est alors la suivante : « si la présence n’est pas première, 9
Dufrenne, LP, p. 224. Dufrenne, « Avant-Propos », Jalons, p. 24, et Dufrenne d’écrire à la même page : « En ce sens, tout homme vient au monde comme l’égal du monde, et toute naissance est un événement absolu, l’avènement d’un absolu. » Voir aussi : Pour l’homme, p. 170 sq. 11 Dufrenne, LP, p. 20-21, p. 14. 12 Ibid., p. 16, p. 12. 13 Ibid., p. 11-12. 10
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il faut dire comment elle advient ». Et Dufrenne d’ajouter : « Derrida peut bien récuser la question : qu’est-ce que (la di érance) ? Mais le peut-il de la question : comment (la di érance agit-elle) ? » Il ne su t pas de renvoyer au caractère originaire et constituant de la di érance, à un « nihil créateur », car « à partir de la di érence, il y a tout de même des étants di érents, divers : sont-ils produits par la di érance ? » Derrida nierait sans doute une telle a rmation, car la di érance n’est rien, mais il faut bien expliquer comment la di érance fonctionne en tant que condition de possibilité sans pourtant céder aux schèmes de pensée issus de la métaphysique que cette interrogation en termes de possibilité — celle d’un « ultra-transcendantal »14 — rappelle inévitablement. Or Derrida ne peut répondre à cette question puisqu’elle engage une philosophie de la présence qu’il s’e orce de déconstruire. Il ne s’agit pas, pour Dufrenne, de retrouver la présence au sens où la métaphysique historique l’entend, mais il élabore une philosophie de la présence car c’est toujours sur fond de présence que l’absence se trouve ressaisie, rompant aussi bien avec la métaphysique historique qu’avec les philosophies de l’absence. Il s’oriente vers une métaphysique de la Nature libérée des principes de la métaphysique historique en suivant la voie d’une réduction poétique qui place au centre de ce dispositif théorique une compréhension nouvelle du signe, rompant, là encore, avec les analyses classiques d’une façon toute autre que Derrida. Ce double dépassement s’e ectue à l’aune d’une théorie de l’expression que permet la considération rigoureuse du langage poétique15. L’essai « Pour une philosophie non théologique » ré-ouvre donc la voie ouverte par Le Poétique, et en ressaisit les enjeux depuis une confrontation avec les interrogations des penseurs majeurs de l’époque, que ce soit Derrida, Blanchot, ou Levinas, et bientôt, dans Pour l’homme, en 1968, il examine les analyses de Foucault, Lévi-Strauss, et Lacan notamment. La focalisation sur le poétique rend possible une pensée du signe, du langage et de l’écriture conduisant à une ontologie de la présence en quoi consiste la philosophie de la Nature alors même que le langage ordinaire est le lieu d’une absence du monde. L’aliénation n’est toutefois jamais totale et la prose quotidienne exprime encore l’être au monde. Ainsi, lorsque nous parlons du temps qu’il fait, c’est notre vie en situation atmosphérique qui se dévoile. L’absence se déploie en tout cas depuis une présence primordiale, celle de la Nature en sa présence 14 15
Ibid., p. 20. Ibid., p. 13.
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puissancielle et donatrice, non ontique. Cette philosophie se conquiert donc en rupture avec la théologie, la Nature n’est pas un grand étant producteur et l’homme n’est pas un simple e et de la Nature, il est en rapport à elle et, de par sa naissance, il est irréductible à sa dynamique. La poésie — qui est une réalisation du poétique — retrouve la gure originaire du langage qui, expressif, ouvre au monde en le donnant à sentir dans sa matérialité sensible. Ce qui éloigne le plus du monde — le langage : les signes abstraits qui nous abstraient du sensible — nous reconduit encore à lui sous la gure de l’expressivité poétique. Ce qui uni e l’essai « Pour une philosophie non théologique » et Le Poétique n’est autre que la question de la présence et de la Nature depuis laquelle toute chose se donne. Or c’est l’art — ou plutôt l’expérience esthétique — qui nous initie à une idée de la Nature, de son poiein, et il nous donne cette idée en l’imitant, c’est-à-dire en imitant la natura naturans. La voie dufrennienne conjure le logocentrisme qui est « complice de la théologie » (car la pensée théologique repose sur la « toute-puissance du langage »), et elle emprunte la voie poétique. Aussi Dufrenne précise-t-il que l’on ne peut être « matérialiste que poétiquement »16. Ce titre de matérialisme ne sert en vérité qu’à exclure l’option idéaliste de constitution du monde par un sujet transcendantal comme l’option théologique évoquée, car il ne s’agit pas de reconduire au matérialisme orthodoxe ni à un naturalisme. Aussi Dufrenne élabore poétiquement une métaphysique de la Nature qui ne résorbe pas le sujet dans le fond qui le porte. Il n’y a en tout cas de philosophie de la présence — échappant à la métaphysique historique — que développée au prisme d’une théorie de l’expression découvrant l’immanence du signi é au signi ant ainsi que la poésie le rend manifeste. Cette voie dépasse aussi bien la perspective de Derrida — qui cède à une philosophie de l’absence irrémédiable sous la gure de la di érance — que le logocentrisme de la métaphysique historique. L’ontologie de la présence est irréductible à l’onto-théologie, à condition de devenir une métaphysique de la Nature conçue selon la voie poétique. La démarche dufrennienne se déploie alors, dans « Pour une philosophie non théologique », d’une double manière, xant les réquisits de cette nouvelle métaphysique. D’une part, il importe de préciser le type d’expérience permettant la découverte de la présence primordiale du monde ; ce qui le conduit à se focaliser sur la perception et sur l’art en tant que reconquête de l’immédiat. La voie de l’art se spéci e alors selon le poétique pour en marquer la singularité. D’autre part, cette expérience de la présence 16
Ibid., p. 38.
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enveloppe une expérience de l’absence qu’il importe de dé nir en fonction de cette voie nouvellement conquise. L’heuristique esthétique, ou poétique, livre une expérience de la présence permettant de dépasser la métaphysique dogmatique et les philosophies de l’absence qui prétendent la déconstruire. Cette déconstruction témoigne pourtant d’un dogmatisme à l’envers, qui n’en libère pas, et à la présence substantielle, comme à l’absence des philosophes de la déconstruction, il faut substituer une présence poétique dont la profondeur intrinsèque porte en elle une absence constitutive de toute présence. La présence retrouvée Commençons par considérer la double focalisation sur l’art et le langage poétique qui ouvre la voie à une philosophie de la présence. Le ressort de l’ontologie est alors découvert dans une phénoménologie de la perception élaborée selon l’art. Dufrenne se situe dans le sillage de Husserl et de Merleau-Ponty, et il précise que « l’expérience proprement originaire de la présence, qui met l’homme au monde comme dans la vérité » n’est autre que la perception. Il s’impose de rompre avec l’intellectualisme cartésien, réduisant la perception à une inspection de l’esprit, comme l’atteste le texte sur les tailles douces. Par ailleurs, la perception est tramée de sédimentations culturelles qui en façonnent le mouvement. Comme l’écrit Dufrenne, « nous avons beaucoup appris, nous avons imposé à nos yeux des codes perceptifs, comme on dit, qui sont culturels, nous sommes attentifs à déchi rer des signes en vue de quelque projet, nous substituons des concepts aux choses »17. Si la perception nous introduit primordialement à l’être, la perception ordinaire perd sa gure primordiale que l’art permet de reconquérir sous la gure d’une perception esthétique : c’est l’acquis décisif de la Phénoménologie de l’expérience esthétique. Et il se réfère alors à Merleau-Ponty dans son essai de 1973, notamment à L’œil et l’esprit : « Rien d’étonnant à ce que Merleau-Ponty ait privilégié la peinture : c’est l’art qui, parfois, rend l’œil à l’état sauvage et nous ramène à l’expérience de la présence ; qui, au lieu de nous montrer des images du monde, nous montre le monde en images, devenant image, surgissant dans un regard : au lieu des apparences, l’apparaître où s’accomplit le réel, dans l’exercice de sa vertu. »18
17 18
Ibid., p. 39-40. Ibid., p. 40.
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Penser le monde selon les images que l’art exalte, ce n’est pas céder à une imagerie et la peinture ne nous livre pas des images du monde mais le monde en images, le terme image ayant deux acceptions distinctes. Dans le premier cas, le concept d’image renvoie à l’idée d’une construction opérée sur le monde, l’image est alors le produit d’une abstraction (partielle et partiale, voire idéologique). Ensuite, la formule d’un monde en images signi e précisément que son apparaître est libéré des apparences (image au premier sens), de toute substruction culturelle. Nous cheminons donc de l’image-apparence à l’image-apparaître selon la voie d’une épochè esthétique ; et bien que cette expérience soit rare, elle reconduit, avec la peinture, l’œil à sa virginité, celui d’un regard de naissance car c’est avec la perception que « tout commence ». On ne saurait invoquer le culturalisme pour récuser cette idée de perception immédiate, opposant à l’optique de la « première fois » celle du « toujours déjà »19 imprégné de culture. En e et, l’enveloppement culturel de la perception suppose la perception comme accès primordial à l’être. Bien que la perception soit travaillée par la culture, par nos habitudes, comme par la mémoire, et que percevoir, c’est reconnaître, il faut aussi penser l’émergence de la culture qui repose sur le sol de la perception. On est ainsi conduit à ce paradoxe que la première fois doit être conquise. La culture in ltre la perception, mais il n’y aurait pas de culture sans la perception. Il s’agit donc de décrire cet accès originaire à l’être. Or, c’est l’art qui permet de « réveiller la perception » : « C’est alors qu’apparaissent des choses qui ne sont pas encore des objets de savoir, ni des signes ou des symboles, qui ne parlent — sans langage — que d’elles-mêmes, mais qui déploient leur expressivité, qui sont grosses d’imaginaire, qui expriment un monde. » La perception esthétique, appelée par l’œuvre d’art, rend possible un retour à la présence qui est le « premier moment de la perception » et qui enveloppe déjà un sens dans l’apparaître, inscrit en lui. Voilà ce que nomme le concept d’expressivité du sensible ; ainsi en est-il de la tendresse lue par l’enfant sur le visage de sa mère qui l’initie au monde de la tendresse, mettant « l’enfant dans la vérité de la tendresse »20. On découvre, dans ce cadre, un sens renouvelé de la di érence, inaperçue par Derrida, et qui doit s’écrire avec un « e » précise Dufrenne. Il s’agit d’une diৼérence qui se produit, et enveloppant naissance, perception et langage. D’abord, cette di érence n’est autre que l’événement de la naissance faisant que nous vivons « sous le régime de la séparation » 19 20
Ibid., p. 40-41. Idem.
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avec le monde, bien que le cordon ombilical ne soit jamais rompu. Ainsi nous existons dans la di érence d’avec le monde, dans la séparation, bien que l’immédiat, et donc la présence, ne soit jamais inaccessible, perdue d’une perte irrémédiable, car nous ne quittons jamais la terre natale et l’art nous y reconduit : « L’immédiat est à penser comme fond, en évoquant la perception sauvage du sujet naissant », et cette perception sauvage se retrouve au sein de la perception esthétique. Or cette di érence ou séparation natale — juste e eurée par Dufrenne21 — est accusée par le langage dont la possibilité est enracinée dans la modalité de notre naissance — ce que Dufrenne ne précise pas. C’est en tout cas ce qui permet de comprendre la spéci cité de la voie poétique. Le langage engage un système d’écarts qui nous abstrait du réel, « écart entre signes, écart aussi entre signi ant et signi é quand le signe est arbitraire, écart en n entre le signi é et le désigné, comme entre le mot et la chose ». Le langage possède donc la puissance de nous séparer du réel, de nous conduire à vivre dans le monde selon une absence tendancielle du monde, il in ltre la perception si bien qu’elle livre elle-même le monde dans l’abstraction du monde. À son acmé, cette abstraction conduit à « nous faire oublier les choses, quand l’univers du discours se substitue au monde des choses »22. Si la séparation à l’égard du monde ne s’inaugure pas avec le langage — la rupture avec le sein maternel, avec le pré-monde est plus vieille que l’apprentissage de la langue —, la langue l’accentue en lui donnant sa gure objective (sous la gure aussi du non de la langue dont l’enfant dispose). La tâche est donc claire : il faut « concevoir cette perception d’avant l’éclatement et d’avant le langage qui met le sujet au monde ». Or ce monde est celui de l’expressivité que recueille le sentiment — dont Dufrenne fait mention en ce lieu précis — comme le monde de la tendresse évoqué, ou le monde de l’angoisse qu’ouvre un ciel d’orage. Ce monde est expressif et sa profondeur est atmosphérique, « monde plein et consistant sans être peuplé d’objets identi ables et disponibles »23. Nous retrouvons les déterminations du monde entendu comme atmosphère qui enveloppe un in ni expressif dont tout inventaire objectif est impossible. Il s’agit donc d’une profondeur synonyme du rayonnement du visible, Dufrenne se référant à Merleau-Ponty alors qu’il conçoit ce rayonnement de manière neuve. L’expressivité du sensible se trouve recueillie par le
21 Ce que je développe au contraire dans Métaphysique de la naissance et dans Naissances qui complète et rejoue la démarche et les acquis du premier essai. 22 Dufrenne, LP, p. 42. 23 Ibid., p. 43.
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sentiment parce qu’elle est elle-même un sens immanent au sensible et pourtant atmosphérique, laissant pressentir la puissance du fond. Cette expressivité, qui renvoie à la Nature, est dite par le langage poétique, le langage possédant un remède à sa puissance d’abstraction, et la poésie e ectue un retour à la puissance originaire du langage. Si la peinture donne à voir le sensible à l’état sauvage, la poésie permet de le dire, si bien que c’est l’unité de l’homme et du monde qui se manifeste alors dans toutes ses dimensions. L’homme est de part en part de connivence avec la Nature, et la séparation à son égard n’empêche pas cette communion au prisme de laquelle se révèle la puissance expressive de la Nature. Mais cette présence expressive — qui laisse transparaître la puissance de la Nature et ouvre la voie à une ontologie de la présence inédite — enveloppe une compréhension elle-même renouvelée de l’absence — c’est le point désormais essentiel. Précisons alors que cette philosophie de la présence décèle di érentes gures de l’absence qui se rassemblent en une acception unitaire : l’absence est inscrite au cœur de la présence. (1) Il y a d’abord la distance, qui n’est autre que la distance corrélationnelle, celle du spectateur au spectacle, mais cette distance est aussi celle qui règne entre les choses, distance par laquelle il y a un monde, et non une chose unique : « L’espace est la gure de l’extériorité, de la séparation. Et l’intentionnalité de la conscience implique bien la spatialisation ; mais la spatialisation est une façon de vivre la spatialité, et non de la produire par la démiurgie des codes perceptifs. » Ainsi, la distance saisie par la perception implique la distance de la perception en vertu de laquelle nulle coïncidence n’est possible, ce qui signi e que la « distance est donnée dans la perception comme propriété des choses ». C’est une façon de tirer la leçon de la description husserlienne de la donation par esquisses : la chose est absente de ce qui la présente sans qu’il s’agisse d’une « absence radicale »24 car elle est l’envers de la présence de la chose en sa transcendance constitutive. La perception n’est pas de l’ordre de l’adéquation, et c’est ce qui marque l’absence en question, mais cette absence est une dimension de la présence du monde sous la gure des choses qui se donnent, si bien que l’absence est absence au sein de la présence. Ainsi, dans la perception originaire, l’espace est de l’ordre de l’enveloppement — « extériorité de l’enveloppement »25 —, puisque l’espace, loin de séparer, rassemble ; il joint : les choses elles-mêmes se composent loin de s’exclure. Bien que les choses se donnent par esquisses 24 25
Ibid., 44-45. Ibid., p. 44. Dufrenne se réfère en outre à L’œil et l’esprit de ce point de vue.
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et, d’une certaine façon, se font écran, il demeure que cette absence est la modalité de la présence de la chose. (2) Par ailleurs, cette absence n’est-elle vécue qu’en fonction d’une « attente déçue, comme manque » ? Or il est manifeste que le monde sollicite les expériences de destruction, de l’exil et de la mort. Il y a des « lapsus du monde » comme l’écrit Lyotard cité par Dufrenne, des négatités, et cela ne condamne nullement l’idée de l’expressivité du sensible et de notre entente originaire avec le monde. Cette a nité ontologique n’implique pas que le sens immanent au sensible soit toujours radieux, il peut aussi porter un visage sombre et hanter celui qui en fait l’expérience. Ainsi, « la nuit peut dire l’horreur aussi bien que le sourire dit la tendresse ». Et Dufrenne d’ajouter : « Mais ce sont là encore des visages du monde perçu, et qui ne retentissent en nous que dans la mesure où nous sommes en prise sur le monde. L’absence même, quand elle est absence de, est toujours sur fond de présence, comme Sartre l’a montré. Nous ne prétendons pas que cette présence soit pleine, nous disons qu’elle est première, qu’à chaque instant elle détient le secret — qui n’en est un que pour le savoir — de l’origine. »26
Sartre a e ectivement montré, dans L’imaginaire, que toute absence est sur fond de présence, sans pourtant déceler l’absence intérieure à la présence perceptive — il oppose ainsi l’irréel de l’imaginaire à la richesse in nie du réel perçu. Or la voie dufrennienne, plus proche de celle de Merleau-Ponty, consiste à déceler la dimension d’absence de toute présence, les expériences négatives évoquées étant des visages du monde — fussent-ils hostiles — qui travaillent la présence. Si la présence n’est pas pleine, car mêlée d’absence, elle est quand même susceptible de plénitude dès lors que l’expressivité est à son acmé, qu’elle est réussie. (3) L’expérience de l’absence possède une troisième gure, celle de l’objet perdu qui suscite le désir, mais cette expérience du désir n’est pas celle d’un manque déterminé qui caractérise le besoin, elle consiste dans le manque du monde, qui n’est pas son absence pure et simple, mais sa présence à distance corrélative de la séparation natale. Aussi, le désir est « désir de tout, d’un autre monde, du monde de la plénitude originaire », et il n’est désir du tout qu’autant qu’il « s’éprouve irrémédiablement séparé depuis son irrévocable naissance ». Le sujet aspire dès lors à se « perdre extatiquement »27 dans le monde. L’essentiel est ici que le désir n’est pas « désir de néant, mais bien plutôt désir d’une présence totale, 26 27
Ibid., p. 45-46. Ibid., p. 46.
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d’un autre monde où se réaliserait cette présence ». Et l’on a vu que le désir s’exauce par moment au sein de l’expérience esthétique, érotique, ou dans celle de la fête, le « sujet s’exalte, mais de ne plus s’appartenir ». Dès lors, l’absence est conjurée par ces expériences de la présence qui sont autant de moments d’intimité avec le monde sous la gure de l’autre ou de l’objet esthétique. Mais la communion n’est jamais totale, et la coïncidence est impossible en raison de la distance et du temps, le devenir impliquant que l’objet di ère de lui-même et que le sujet est également séparé de lui-même. C’est en quoi le temps est la « grande ressource d’une philosophie de l’absence », mais l’absence temporelle n’est pas pure absence car « il se passe quelque chose au présent » et, nalement, le temps est « la puissance même de la Nature, son pouvoir-devenir »28. Le temps est donc une dimension essentielle de la Nature qui est devenir, et il témoigne de sa puissance in nie, si bien que l’absence temporelle est encore l’indice de la présence, celle de la Nature en son poiein. Et il y a une « épaisseur » du présent, qui tient à ce que nous sommes dans la présence, et ce n’est qu’en vertu du sentiment de cette présence (qui jamais ne déserte totalement le sujet) que le désir d’un monde autre, d’une présence totale, le caractérise. Dufrenne précise : « Parce que nous en sommes, nous sommes : cette présence nous assure d’être présents à nous-mêmes ; de quelque nom qu’on le désigne, fût-ce celui de personne, le sujet est indéclinable… »29 C’est donc le sujet, en vertu de sa naissance, qui introduit la di érence sur fond de l’inépuisable Nature dont il ne saurait se déprendre, et cette di érence s’accuse avec le langage, si bien que le monde s’absente des mots qui le profèrent sans que cette absence ne soit totale. La di érence du mot et de la chose n’est ellemême jamais radicale, « ni ne procède d’une di érance originaire » : « Même s’ils sont proférés en l’absence des choses, les mots d’abord nomment les choses, ils sont appelés par les choses à les nommer en en donnant une sorte d’équivalence sonore »30. Or la poésie ravive cette fonction originaire des mots, elle est en cela la voie vers le monde. Ce qui nous en éloigne le plus — la di érence mots-choses accusant la séparation corrélationnelle —, à savoir le langage, est encore ce qui nous y ramène, et donc nous y ramène avec le plus de force. L’acquis est double. Il n’y a d’absence que sur fond de présence, car les mots eux-mêmes ne peuvent nous abstraire du monde qu’autant qu’ils sont encore au monde, 28 29 30
Ibid., p. 48-49. Ibid., p. 53. Ibid., p. 55.
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et le langage poétique nous livre l’expressivité des choses. C’est le second enseignement : la découverte de la puissance expressive du monde qui se confond avec un nouvel in ni. La voie poétique dépasse aussi bien les philosophies de l’absence que la métaphysique de la présence. Il n’y a pas d’absence radicale au monde ni d’absence du monde sous l’e et de la di érance originaire, mais il n’y a pas non plus de parousie. La phénoménologie de l’art conduit à une philosophie de la Nature caractérisée par son expressivité primordiale, synonyme d’un sens poétique de la présence. Voilà ce que Dufrenne découvre en 1963 dans Le Poétique et que l’essai de 1973 retrouve depuis le dépassement simultané de la métaphysique historique et des tentatives de sa déconstruction : la Nature comme In ni poétique. Rompre avec l’onto-théologie, et ses di érents avatars, c’est ne pas s’enquérir d’une « origine absolue aux frontières du néant »31. On peut penser ici à la critique que Bergson e ectue de la métaphysique montrant que son logicisme dépend d’un geste théorique matriciel : aborder l’être sur fond de néant. Dès lors, le plein de l’être se substitue au néant, ce qui conduit à penser l’être comme essence, plénitude de déterminations, et non comme devenir, surgissement d’imprévisibles nouveautés. Il s’agit bien pour Dufrenne de penser l’être comme devenir, mais à condition de le concevoir comme Nature, incluant sa dynamique imageante que l’homme accueille par la perception esthétique. Le philosophe n’est pas en quête d’une origine — d’un principe logico-ontologique — mais de l’originaire, la Nature comme puissance dont il n’y a pas à attendre de parousie. Ne pas comprendre l’être depuis le néant — ce que Merleau-Ponty impose lui aussi à l’ontologie32 — est nécessaire pour dé nir la présence comme poétique en tant que présence, et d’y déceler un être de prégnance, selon le vocabulaire merleau-pontien que Dufrenne amende en direction d’une philosophie de la Nature : l’être se confond avec la Nature, l’ontologie se fait cosmologie. Cette philosophie se trouve donc conquise selon la voie esthétique et poétique, elle met la métaphysique hors-jeu mieux que les entreprises de déconstruction, qui en demeurent tributaires. De manière très cohérente dans l’Avant-Propos à la réédition de 1973, Dufrenne ressaisit le sens de sa démarche et il 31
Ibid., p. 56. Ce n’est pas le concept d’origine qui est par lui-même problématique, mais bien celui d’une origine en un sens (onto)-théologique : « Pas de geste créateur, sinon celui de l’homme qu’habite cette puissance [de la Nature]. L’origine est toujours là dans ce pacte que scelle ma naissance, et que la perception ne cesse de renouveler. » 32 Bergson, L’évolution créatrice [1907], dir. F. Worms, Paris, Puf, 2007, p. 275 ; Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 215, par exemple.
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écrit : « Et c’est ainsi que j’ai été conduit à esquisser une rapide version d’une métaphysique de la présence, qui ouvre sur une philosophie de la Nature et qui en tient peut-être sa justi cation. »33 Cette métaphysique de la présence échappe totalement à l’empire de la métaphysique dogmatique, à tout substantialisme, comme aux principes qui ont régi son histoire, et elle n’y échappe qu’en se faisant méta-physique de la Nature, découvrant sa puissance inépuisable. Cette métaphysique ne condamne en rien la phénoménologie car elle est accomplie selon elle, et préserve ainsi la di érence corrélationnelle. La distance corrélationnelle surgit sans raison depuis la Nature qui, cependant, s’exhausse au sein de son apparaître comme monde. Parce que le sujet corrélationnel est séparé du monde, il entretient un rapport à lui sur le mode du désir qui est le chi re de la perception sauvage, mais parce que cette séparation est intracosmique, c’est la Nature qui se manifeste au sein de la perception. Il faut désormais revenir sur cette voie poétique pour elle-même, ce qui suppose aussi de montrer que le poétique est, en l’homme, la disposition qui, à son acmé, fonctionne selon une dynamique involutive. Alors que la naissance marque la séparation d’avec le monde, le poétique assure nos retrouvailles avec lui. Cette présence poétique du monde n’est toutefois possible qu’autant que la naissance est une séparation dans l’immanence du monde, si bien que le poétique qui conjure la séparation natale, est encore de l’ordre du natal : c’est un possible de notre naissance.
2/ Le poétique et le sentiment Au moment d’inaugurer la voie le poétique, Dufrenne cherche à se prémunir d’un péril : devancer le reproche d’irrationalisme, ou d’obscurantisme. En e et, l’analyse du poétique puise dans les « évidences du sentiment » sans pourtant perdre la raison. La phénoménologie du sentiment est déjà élaborée, il se trouve ressaisi comme une intelligence a ective de l’expressivité du sensible, et c’est elle que recueille le poétique. Il ne s’agit pourtant pas de récuser la prose au nom de la poésie, ni d’abandonner la philosophie, et il ne s’agit pas non plus de résorber le poétique dans la poésie : la poésie est une expression privilégiée du poétique qui est à la fois une dimension de l’humaine condition et de la Nature. Autrement dit, il y a un être poétique de l’homme comme il y a un être poétique de la Nature. S’il est découvert progressivement à mesure que s’accomplit 33
Dufrenne, « Avant-Propos », LP, p. 5.
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la voie poétique, la part poétique de l’existence est convoquée d’emblée ; Dufrenne écrit : «…nous pensons que la phénoménologie peut montrer l’homme partagé entre le travail et le jeu, entre la scission et la réconciliation, entre le malheur et le bonheur, et que peut-être la métaphysique peut comprendre cette bipolarité par l’examen du statut de l’homme dans la Nature. Et cela doit su re à légitimer une ré exion sur la dimension poétique de l’existence »34.
Le poétique caractérise l’existence, elle en est une détermination qui n’a rien d’accessoire : elle est de l’ordre du natal en l’homme, mais le natal possède une double dimension à la mesure de l’équivoque de notre naissance entendue comme séparation dans l’immanence cosmique. Il y a ainsi un natal-séparatif, qui ne s’excède jamais hors du monde, et un natal-participatif, qui ne s’outrepasse jamais en fusion avec le monde sous peine de marquer l’extinction de la conscience. Le poétique est de l’ordre du natal-participatif car il est ce qui unit au monde et, mieux, il est ce qui consacre cette unité dans toute la plénitude de l’humaine condition car il concerne le langage en lequel le natal-séparatif est porté à son acmé. En cela, dès la première page de l’Introduction, Dufrenne évoque un état poétique de l’existence qui n’est autre que le sentiment recueillant l’être-poétique de la Nature, l’expressivité du sensible. On comprend la seconde remarque dufrennienne selon laquelle il ne s’agit nullement, pour lui, de « discréditer le travail au nom du jeu ou la science au nom de la poésie, [et il ajoute :] nous ne voudrions substituer dans la démarche philosophique le sentiment à la raison »35. D’abord, il faut tenir ensemble le travail et le jeu du fait de la bipolarité existentiale de l’homme qui est elle-même corrélative du paradoxe de sa naissance. Alors que le travail accuse la séparation avec le monde pour le transformer, le jeu dépend de notre être participatif, et Dufrenne précise, dans un autre essai, qu’il est la « voie royale » pour l’étude de l’imaginaire36. Mais on découvre que la création poétique elle-même enveloppe cette dualité du travail, du métier et du jeu, ou de l’inspiration. Car l’homme ne vit jamais purement dans la séparation ni purement dans l’immanence, si bien que le travail, comme la pensée la plus formelle ou le langage abstrait, est encore participatif, ou du moins dépend de la ressource participative de l’homme au monde. Et l’expérience esthétique ou créatrice n’est jamais une simple plongée dans le monde qui, comme telle, 34 35 36
Dufrenne, LP, p. 61-62. Ibid., p. 62. Dufrenne, « Le jeu et l’imaginaire », EPh2, p. 133.
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conduirait à l’engloutissement du sujet et à l’extinction corrélative de toute pratique. Par ailleurs, si la phénoménologie du sentiment est la voie vers le poétique, cette phénoménologie n’est pas vouée à l’irrationnel, car le sentiment fait lui-même l’objet d’une « connaissance rationnelle ». Or cette rationalité consiste dans l’étude des a priori matériels dont les catégories esthétiques, et notamment le poétique, sont « l’espèce la plus représentative ». La Phénoménologie de l’expérience esthétique découvre cette intelligibilité spéci que que le livre de 1963 reconduit en se focalisant sur le poétique en tant que catégorie esthétique ayant un privilège qu’il s’agit de déterminer : « Toute l’enquête positive est orientée par la saisie de l’a priori qui apparait sur l’empirique ». L’empirique particularise l’a priori sans le dissimuler, et c’est en quoi les a priori a ectifs sont saisis par le sentiment qui conserve donc sa puissance de dévoilement tout en dépendant des catégories esthétiques qui composent l’a priori existentiel du sujet. Aussi, « ce particulier devient singulier lorsque l’incomparable se révèle sur fond de comparable, ou plutôt lorsque, au cœur de l’incomparable, la possibilité de l’identi er autorise la comparaison ». Si la musique de Debussy ouvre un monde singulier, il faut ajouter que « nous reconnaissons le poétique comme âme de ce monde, par quoi il ressemble alors au monde de Jannequin, au monde de Verlaine, au monde de Watteau, au monde des calanques, au monde que proposent certains visages à la Botticelli. »37 Pourtant, caractériser le monde de Debussy de poétique, ce n’est pas dissoudre ce qu’il a de singulier, et c’est en quoi la phénoménologie du sentiment n’est pas étrangère à la raison ni la raison oublieuse de l’expérience lorsqu’elle adopte la voie de cette phénoménologie. Or la voie poétique se justi e doublement. D’abord, le poétique est cet état en l’homme qui le voue à l’accueil de la Nature en son expressivité ; quelle que soit la catégorie esthétique concernée, pour être esthétique, elle est du même coup poétique, c’est-à-dire expressive. En cela — et c’est le second point — le poétique est la catégorie des catégories esthétiques, elle manifeste une dimension de ce qui est exprimé, à savoir son expressivité. Les a priori n’engagent ni l’homme isolément ni la Nature mais leur rapport, saisi dans la perception et, en eux, « par le truchement de l’artiste, c’est la Nature qui se livre et parle » si bien que « dans le rapport originel de l’homme et de la Nature, c’est peut-être la Nature qui a l’initiative ». Dès lors, Dufrenne accomplit un pas en direction d’une métaphysique de la Nature que les ouvrages antérieurs 37
Dufrenne, LP, p. 62.
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n’avaient pas pleinement franchi : Le Poétique e ectue un « saut du transcendantal à l’ontologique », esquissant une « philosophie de la Nature » qui s’impose comme le « centre de cet ouvrage »38, et que décrit Dufrenne comme source des a priori. Nous suivrons ce chemin en envisageant à la fois le poétique dans la poésie et le poétique dans le poète a n d’épouser la voie poétique de la métaphysique, et nous examinerons, pour nir, la métaphysique de la Nature en tant que cosmopoétique. Poésie, cosmomorphisme et illimitation Le poétique est ce qui à la fois aimante la poésie et qui constitue une disposition dans le sujet et la Nature elle-même révèle son être poétique. Dire que la poésie est une exigence, c’est dire que le poète se trouve requis par le poétique, qu’il répond à un appel, irréductible à une contrainte car il engage sa vocation : « le poète est appelé par les autres — par la poésie à travers les autres poètes — à produire à son tour une œuvre singulière ». Ce qui signi e que cet appel n’équivaut nullement à la subordination à une norme extérieure et le poète ne se soumet pas à une idée du beau « comme si cette idée imposait un canon immuable et des règles éprouvées » ; c’est en revanche l’idée qu’il y a « quelque chose de beau à faire ». La beauté n’est autre qu’une perfection et une plénitude singulière, et c’est en quoi le poème a sa n en lui-même. Le poème réussi réalise le poétique qui enveloppe une double dimension : l’être poétique de la Nature et la disposition poétique du sujet qui est à la fois celle du lecteur et celle du poète. En e et, il faut que le poète capte l’être poétique de la Nature et parvienne à le dire, de surcroît, l’œuvre poétique, en tant que sensible, n’existe qu’en étant perçue. Toute œuvre poétique instille un état poétique, indique Dufrenne en suivant Valéry, si bien que le poétique est « un mode d’être de la subjectivité »39. Non seulement il y a une expérience poétique, donc un état poétique que le poème requiert, mais il faut, pour cela, que le sujet soit, dans sa structure existentiale, capable du poétique, c’est-à-dire d’une communion avec le monde qui in ltre toutes les dimensions de l’humaine condition, celles-ci se redistribuant selon le poétique, depuis la parole. Si ce mode d’être de la subjectivité est suscité par l’objet en son être poétique, il demeure que l’objet en question n’est poétique qu’en fonction de l’être poétique de la Nature et l’homme n’est sensible à cette poéticité qu’autant que le poétique est une disposition de l’existence. On a suggéré que cette 38 39
Ibid., p. 64. Ibid., p. 65-66.
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dimension dépend ultimement de la modalité de notre naissance par séparation événementiale qui s’accuse avec le langage. Mais le langage possède la ressource contre cette séparation sous la gure du langage poétique, traduisant la dimension natale-participative de notre existence tout en la situant à son acmé. Commençons par considérer le langage poétique, inséparable de la notion d’expression, car le sens poétique est immanent au sensible, et c’est en quoi la poésie s’accomplit dans la « voix parlante » par contraste avec la seule « voix intérieure » : c’est dans la parole qu’elle s’incarne. Dans le cas contraire, ne pas inscrire le sens dans les mots en leur matérialité, c’est le détacher du sensible, et confondre le sens poétique avec le sens conceptuel. On découvre alors ce que l’on peut appeler l’entrelacs de la langue et de la parole attestée par la poésie elle-même. Car la « langue est un destin pour la poésie », et le poète, quelque liberté qu’il prenne, évolue toujours dans le « plein du langage ». Il vise à « restaurer la dignité originelle de ce langage », qui possède l’initiative loin de le traiter comme un outil. Pourtant, la langue n’est pas une « inerte réalité »40, elle est une « chose de nature », la naturalité du langage renvoyant à son acception grecque qui enveloppe plénitude et épanouissement : « le langage s’accomplit à travers les hommes comme pousse une plante »41. Le langage poétique lui restitue sa spontanéité, sa force, sa naturalité alors que l’usage quotidien tend à le réduire au rang d’outil, d’instrument permettant la communication. Cette restitution n’est possible qu’en rendant aux mots leur liberté et en réalisant une syntaxe spéci quement poétique qui ne compromet pas cette liberté, et met au contraire en scène la puissance d’irradiation des mots primordiaux. L’attention portée à la poésie est doublement libératrice car elle témoigne d’une double dynamique. D’une part, elle substitue à la syntaxe prosaïque une syntaxe poétique qui a ranchit les mots de leur élagage au sein de la prose ordinaire, réduisant le sens à la signi cation intentionnelle de la phrase. D’autre part, la poésie conjure l’arbitraire du signe sans l’abolir purement et simplement, ce qui serait oublier une part de la vérité que la linguistique découvre. Elle conjure la séparation en décelant une motivation qui ne suppose pas d’admettre la ressemblance entre le mot et la chose. La réduction poétique — épochè — neutralise donc la réduction linguistique — qui n’a rien de phénoménologique —, et met la « ré exion sur la voie
40 41
Ibid., p. 72-73. Ibid., p. 74.
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d’un monisme »42 que théorise la cosmopoétique alors même qu’il ne s’agit jamais de méconnaître les droits du dualisme renvoyant à la séparation natale sans laquelle nulle parole ne serait possible. En outre, on ne saurait se demander ce qui fait que les mots ont un sens car une telle question voue à l’aporie et appelle, a contrario, une théorie de l’expression : le sens est immanent au mot et le sens primordial est expressif. Pourtant, les mots possèdent une puissance d’abstraction opérant dans la prose ordinaire : « Ce que le langage apporte avec lui, c’est sa puissance d’abstraction : nous n’avons pas à percevoir, mais à concevoir, ou à comprendre (dût la compréhension se muer aussitôt en gestes). Il nous installe dans la sphère de la pensée où les choses cessent, semble-t-il, d’être présentes pour être parlées, c’est-à-dire pour se faire connaître par leurs propriétés ou leurs relations ; le mot, c’est la chose tenue à distance, désarmée et devenue intelligible. Et c’est pourquoi il ne faut pas dire que les signes du langage sont arbitraires ; ou plutôt on ne peut le dire, et à bon droit, que lorsque l’on considère le langage du dehors en cessant de l’employer, et que l’on compare cet objet inerte à d’autres du même genre […]. Tant que l’on parle — et l’on ne cesse de parler, fût-ce sur le langage — le sens n’est pas extérieur aux mots, il est exactement ce que disent les mots. »43
À la fois le sens est inscrit dans la parole vive et à la fois il y a une naturalité de la langue, que décèle la linguistique et que l’exercice de la parole atteste : le sens se donne comme ce qui habite le mot. Concevoir cette inscription du sens dans le mot suppose de considérer sa puissance expressive, si bien que le sens n’est pas réductible au concept, mais le concept lui-même, dans son abstraction constitutive, dépend de cette puissance expressive des mots, fût-ce pour la recouvrir : « Et c’est à cette condition qu’ils sont signi ants : ils ne peuvent servir la pensée conceptuelle qu’à la condition d’être habités par un sens que d’abord ils expriment avant de le signi er »44. Pour signi er conceptuellement, le mot doit exprimer poétiquement car, dans le cas contraire, il serait hors-sens, matière inerte, et ne pourrait rien signi er du tout. On ne saurait ainsi réduire le mot au statut de schème d’un concept qu’autant qu’il porte d’abord une image, synonyme de sa puissance expressive45. Aussi Dufrenne donne-t-il une dé nition de l’expression — « un mode originaire de la signi cation qui en est en même temps la condition ». L’expressivité des mots est le 42 43 44 45
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
75. 85. 86. 86, p. 82-83.
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mode primordial de leur signi cation, immanente au sensible, donc à la texture sonore des mots, mais c’est aussi la condition de la signi cation conceptuelle. On pourrait parler d’un transcendantal expressif pour quali er le mot qui s’exauce dans la poésie alors même que seule cette présence du sens dans l’immanence du mot rend possible la signi cation conceptuelle qui dépend encore de cette expressivité alors qu’il s’agit d’une autre modalité de la signi cation. Que le sens soit immanent au signe implique que le langage est parlant par lui-même, et seule cette expressivité tient lieu d’une garantie contre l’arbitraire. Or, l’expression est attachée à la « nature sonore du mot », et le mot trouve ainsi, dans la parole, une « matérialité charnelle, une saveur que précisément la poésie nous donne à goûter, en nous retenant d’aller trop vite au sens conceptuel selon une démarche où le mot est utilisé sans être savouré pour lui-même »46. Déceler cette expressivité sonore suppose de cheminer du prédicatif à l’anté-prédicatif, et donc de remonter de la phrase au mot. Mais Dufrenne ne méconnaît pourtant pas la syntaxe en poésie47, et il envisage au contraire une syntaxe poétique qui laisse le mot en liberté. Par ailleurs, il ne s’agit pas de considérer tous les mots, mais d’abord les mots originaires, par di érence avec les mots-formes (ayant une fonction syntactique), les mots savants et les mots abstraits qui dénotent un concept. Il faut en n ne pas considérer les mots concrets dérivés de mots d’où ils tirent leur sens. Il est vrai que l’arbitraire de ces mots ne doit pas être marqué sans nuance, mais il s’impose de se focaliser sur les mots primordiaux (ciel, or, nuit, palme, amour, mer, destin, etc.), qui occupent la poésie et qui mettent en présence de la chose même. Nous avons montré ailleurs48 que cette relation induite par les mots ne dépend pas de leur ressemblance à la chose, introuvable, mais elle se situe « entre ce que suscite en nous le mot et ce que susciterait la chose ; elle n’est pas dans l’être, elle est en nous ». Les mots primordiaux possèdent un sens surdéterminé, une polyvalence qui re ète les grandes images symboliques o ertes par le monde. Or, cette expressivité des mots n’évoque pas la présence de la chose, mais le « sentiment de sa présence, l’aura de sens dont il nous investit ». La sonorité expressive du mot nous accorde ainsi au sentiment que la présence instillerait en nous. Le sens n’est pas un concept saisi par l’entendement, ce n’est pas non plus une 46
Ibid., p. 87. Contrairement à ce que souligne Ricœur : « Le Poétique (1966) », Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Points essais, 1999, p. 346. 48 Nous renvoyons à La Transpassibilité et l’événement, et plus particulièrement à la Conclusion de cet ouvrage. 47
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image que vise l’imagination, bien que expressivité et évocation ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Cependant, la notion d’imagination suggère aussi que l’évoqué est de l’ordre de l’irréalité. Finalement, il faut recourir à la notion de sentiment qui « fait droit à la richesse sensible du mot et à la polyvalence du sens, pour exprimer aussi la proximité de l’évoqué ». Ainsi, irréalité et unicité sont des caractéristiques de l’image impropres à dire la polyvalence du sens dont le sentiment fait l’épreuve ; et c’est en quoi aussi la « poésie, pas plus que la musique ou la peinture, ne sollicite l’imagination : la fascination des images paralyse l’expérience esthétique »49. Les mots, et les choses qu’ils évoquent sont à ce point prégnants d’un sens qu’ils dispensent de recourir à l’imagination, ce sens étant recueilli au niveau de la perception, c’est-à-dire éprouvé dans le sentiment. La ré exion se focalise donc sur le sentiment qui livre l’intelligence de l’expression propre au mot : il est à « mi-chemin entre intelligence et a ectivité », ce qui revient à penser une intelligence non conceptuelle, mais sensible. Et la sensibilité qui recueille ce sens n’est pas sensorielle, mais a ective. Cette sensibilité est de l’ordre de la communion a ective qui donne accès au sens exprimé par le mot, le sentiment recueille le « visage a ectif que l’objet tend vers nous »50. L’on retrouve nos analyses antérieures lorsque Dufrenne distingue concevoir par l’entendement (un ensemble de traits déterminé), ¿gurer par l’imagination, tous deux de l’ordre de la représentation, et sentir par le sentiment, éprouver une possibilité de dimensions multiples sans se situer au plan de la représentation. Le sens se livre selon une plénitude atmosphérique qui n’est autre que le monde exprimé, et qui n’enveloppe pas un nombre de traits inventoriables. Or la poésie opère une transformation du langage commun, elle le « restitue à son état premier, elle lui rend sa vigueur et sa fraîcheur originelles, elle le ramène à la nature ». Le concept de nature désigne la nécessité de l’œuvre réussie, belle en cela — beauté de l’objet achevé, qui se donne dans l’évidence de la perception. Cette nécessité n’est donc pas une nécessité brute enveloppant des déterminismes extérieurs, ce n’est pas non plus la nécessité logique du discours rationnel, la nécessité poétique, ou esthétique, est celle d’un sens immanent qui se donne dans la perception, et s’avère étranger au concept : « C’est plutôt la nécessité selon laquelle une eur s’épanouit ou un animal joue, une nécessité de
49 50
Dufrenne, Le Poétique, p. 91-92. Ibid., p. 92.
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nature »51. L’objet esthétique élève la matière à la nécessité en question, ainsi en est-il des couleurs dans le tableau, de la pierre dans la sculpture, ou du mot dans le poème, et il s’agit alors de retrouver sa puissance expressive originaire. Or l’essentiel du langage poétique est qu’il met « les mots en liberté », privilégie à cet e et le lexique, non la syntaxe, et les mots témoignent alors d’« alliances imprévues et scandaleuses », si bien que ces alliances se nouent désormais en fonction de la musique des mots, de leur expressivité sonore. La suspension des structures logiques, conscientes, de la prose implique que les grandes images chantées par les mots s’entremêlent de façon inédite : ainsi les « mots jouent dans le poème », et ils ne cessent de nous surprendre par leur « force » et leur « grâce ». Au contraire, dans la phrase, le mot s’e ace, sa polyvalence se trouve réduite au pro t de la visée de la prose. Il n’est pourtant pas question d’une abolition mais d’une « désorganisation savante de la syntaxe »52 et ce retour à la Nature qu’e ectue la poésie signi e que le poème retrouve sa puissance originaire d’exprimer. La syntaxe est alors au service des mots, et de leur puissance propre sans pourtant céder à l’aléatoire d’associations qui compromettraient le sens. Il est donc requis que le poème respecte la grammaire, et Dufrenne évoque la grammaire pure logique théorisée par Husserl qui xe les règles contre le non-sens, et que la poésie respecte (« x mais rouge et… »)53, car transgresser de telles règles condamnerait la poésie à perdre toute puissance expressive. La transgression poétique tient d’abord à son usage de la ponctuation, conjurant en outre les impératifs de la logique. À la syntaxe commune se substitue donc la syntaxe poétique évoquée — schémas formels (dé nissant l’œuvre — sonnet, ballade, ode — et la structure des vers — alexandrins ou octosyllabes). Même à vouloir rompre avec les exigences des arts poétiques, et sauf à s’en remettre totalement à l’écriture automatique, la liberté poétique n’est pas sans règle. Ces règles sont alors autant d’exigences singulières, et Dufrenne cite T. S. Eliot qui le dit au mieux : « Seul un mauvais poète pourrait saluer le vers libre comme une libération à l’égard de la forme. Le vers libre fut une révolte contre une forme morte, et une préparation pour une forme nouvelle ou pour un renouvellement de l’ancienne ; on insista sur l’unité intérieure qui est unique dans chaque poème, contre l’unité extérieure qui est seulement typique »54. Chaque
51 52 53 54
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
97. 100-101. 102. 103.
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poète invente des règles en les mettant en œuvre sans qu’elles ne soient nécessairement formulées ni a fortiori théorisées. Or il faut dire, d’une part, que le « langage poétique comporte une musicalité propre, et partant une fonction expressive », ce qui rapproche la poésie de la musique, la sépare de la prose, et d’autre part, la « matière de la poésie, qui préexiste à l’entreprise poétique, au lieu d’être constituée par elle, [est] déjà signiante »55 ; ce qui distingue musique et poésie. La question décisive est alors celle de la relation entre signi cation et expression, ce qui conduit Dufrenne au chapitre crucial sur « Sujet et expression » où se trouve dé nit le statut du poétique dans sa double dimension subjective — comme état et comme disposition natale-existentiale — et objective — comme être du sensible et de la Nature. La logique en est simple : avec la poésie, par contraste avec la musique, l’« expression y doit passer par la signi cation qui se rassemble dans le sujet ». La musique est expressive sans en passer par la signi cation, et c’est par cette expressivité qu’elle dévoile un monde. La notion de sujet ne renvoie pas forcément à une histoire, elle peut désigner aussi l’évocation d’une image, d’une séquence d’images, ou d’un sentiment, mais il y a « sujet toutes les fois que quelque chose est donné à comprendre »56 ; compréhension qui est l’œuvre du sentiment. Ce réquisit d’un sujet s’atteste négativement, par son absence, qui voue l’œuvre à l’incompréhensible paralysant ainsi le sentiment. Le refus du sujet en poésie — symptôme d’une métaphysique nihiliste — n’équivaut pas au refus de la guration dans les arts plastiques, car ce refus peut être la ressource d’une promotion de la couleur, de son exaltation, si bien que c’est alors l’essence du pictural qui se donne. Le poème doit en revanche témoigner d’un sens que saisit le sentiment, et dont la cohérence n’est pas logique, mais il s’agit de la cohérence des images que le sentiment éprouve — cette cohérence est « moins le fait d’une compatibilité logique que d’une synesthésie a ective ». Quel est toutefois le sujet de la poésie ? Or, la réponse de Dufrenne est limpide : la poésie dit le monde. On ne le comprend pleinement qu’à la condition de rappeler que le sentiment n’est pas réductible à une émotion subjective, car il est de l’ordre de la connaissance. Il ne s’agit bien sûr pas de la connaissance d’entendement, qui relève de la représentation. Cependant, le sens poétique n’est pas pour autant réductible à une émotion. Cette théorie de la poésie — qui est par exemple celle de Spire réduisant le sens expressif à l’émotion — o re 55 56
Ibid., p. 117. Ibid., p. 122.
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une alliance surprenante avec les résultats du positivisme logique de Carnap, selon lequel toute proposition qui ne trouve pas une expérience permettant de la véri er ou de la réfuter est un langage émotionnel. Carnap place sous la « même rubrique une exclamation, une proposition métaphysique quelconque et un poème lyrique ». Pourtant, ce diagnostic s’enracine lui-même dans un présupposé massif, admettant qu’il n’y a de sens que prosaïque, ce qui conduit e ectivement tout droit à refuser que le symbolisme possède un sens. Contre cette perspective, montrons qu’il y a une vérité poétique irréductible à celle des énoncés d’expérience. Il y a donc une vérité du symbolisme poétique, ou une « véracité du discours poétique »57, et cette vérité est cosmique car ce que dit la poésie n’est autre que le monde. Exprimer le monde, c’est le montrer, non le faire connaître au sens de la discursivité scienti que. Aussi Dufrenne se rapproche de Ruyer, et s’éloigne de Susanne Langer, car il ne s’agit pas de rattacher l’expressivité à l’a ectivité humaine sans qu’elle ne possède une portée ontologique : car ce qu’exprime le poème n’est autre que l’« expressivité des choses »58. Dufrenne est en chemin vers la réduction cosmologique en quoi la métaphysique trouve une voie nouvelle, suivant l’exigence poétique, qui est celle des images que le poème charrie, le sens se confondant avec le jeu des images elles-mêmes. On ne peut le comprendre qu’à la condition de bien saisir que la poésie se situe au niveau de la présence, et non à celui de la représentation, et que connaître ne consiste pas à expliquer, mais à révéler. Le sens exprimé ne saurait se laisser expliquer selon une cohérence rationnelle perdant l’expressivité du monde livré par le sentiment. Ce que révèle la poésie n’est autre que le monde, même si les sujets de la poésie sont divers, et regroupent la poésie, le poète, et le monde lui-même, directement. Or, les deux premiers sujets se ramènent au troisième. (1) Nous l’avons développé longuement ailleurs59, la poésie ré exive se déploie notamment avec H lderlin, Mallarmé, ou Eliot bien que, dès l’antiquité60, le poète s’étonne de l’inspiration poétique sous la gure des Muses. La poésie ré exive ne consiste bien sûr nullement à faire une théorie de la poésie, c’est-à-dire à philosopher, et s’interroger en poète sur la poésie — en écrivant des poèmes —, « c’est évoquer 57
Ibid., p. 126-127. Ibid., p. 128. Dufrenne se réfère alors à Ruyer et Paz. 59 Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : La Transpassibilité et l’événement, p. 497 sq. 60 Sur le plan philosophique, nous renvoyons à l’Ion de Platon, fondateur en la matière. 58
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un monde ». Et Dufrenne de préciser : « [La] ré exion poétique fait du monde de la poésie une poésie du monde ; elle évoque un monde où la poésie a place comme une force de nature, albatros, bateau ivre ou cygne. »61 Lorsque le poème évoque le monde de la poésie, c’est alors le monde même qui transparaît au prisme du poète dans son rapport à la poésie et au monde. Ainsi l’albatros de Baudelaire montre — en le mettant en poème — la situation du poète dans le monde et partant décrit le monde de la poésie. (2) Ensuite, le poète peut écrire en première personne, se dire, comme témoin anonyme (Hugo — Valéry), et c’est le monde qui est le sujet du poème, mais le poète peut aussi s’imposer en tant que sujet du poème. Lorsqu’il s’agit d’un auto-portrait, le poète narre les aventures du cœur ou de l’esprit comme Ronsard qui chante ses amours. Or, si l’œuvre est belle, elle prend une « valeur exemplaire ; l’homme qu’elle livre est promu à l’universel, et sa singularité disparaît dans cette promotion ». Depuis la ne pointe du singulier, un monde se livre qui possède la puissance de l’« ouverture d’un monde » ; ainsi, lorsque Ronsard chante Hélène, le poème éclaire le monde de l’amour. À vrai dire, le sentiment ramène doublement au monde. D’une part, par l’amour, le monde de l’amante devient la matrice du monde. L’amant voit le monde depuis le monde que porte l’aimée, dont elle irradie, l’amour est donc un « sentiment de monde », ce qui signi e que « le monde prend un nouveau visage lorsqu’il auréole le visage de la femme aimée ». Aussi le monde s’ouvre depuis le monde de l’amante et il se trouve trans guré selon lui. Telle est la « vérité de l’amour » : celui de peupler le monde comme de le dépeupler. Depuis l’être aimé le monde se distribue, les choses se disposent sous un jour nouveau : le fond de monde est illuminé depuis l’aimée. Comme l’écrit admirablement Dufrenne, « c’est le fond qui semble monter en l’amant qui l’éprouve comme un destin, et la profondeur semble à la mesure de ce fond ». D’autre part, si l’amour est la source du monde — il fuse à nouveau selon le monde de l’aimée que l’amant chérit — le monde est la ressource pour dire l’amour, en évoquant certaines images cosmiques : « le monde de l’amour se cristallise en images du monde : amme, cendre, sève, ombres, rumeurs », et la « psychologie devient la cosmologie d’un monde habité et signi ant. »62 Ainsi, on dit de l’amour qu’il brûle en recueillant l’expressivité des choses elles-mêmes, et l’intensité de l’amour se dit par celle de la amme car, en elle-même, la amme exprime cette intensité, comme le chêne 61 62
Dufrenne, Le Poétique, p. 128-129. Ibid., p. 129-130.
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exprime la majesté. À l’anthropomorphisme, il faut donc substituer un cosmomorphisme : car les choses sont expressives, si bien que les sentiments sont « déjà dans les choses ». Elles ne pensent, ne perçoivent ni n’éprouvent rien mais « elles nous o rent une image de nous-mêmes sur laquelle nous apprenons à nous connaître ». Loin d’une projection de formes humaines ou d’un sens sur une matière qui en serait dépourvue, le monde secrète ce sens, il est chargé d’images rayonnantes et germinatives selon lesquelles l’homme s’éveille à lui-même. (3) En n, la poésie dit le monde sans détour, en disant des choses singulières, comme le lac ou la charogne. Ne faut-il pas reconnaître qu’il y a des sujets qui sont poétiques, et d’autres qui ne le sont pas ? Or le verbe poétique ne peut « poétiser que du poétisable »63, et si le poétisable suppose la magie du verbe poétique, il n’est pas démiurgique. La question est alors celle du poétisable, et Ponge ne choisit pas par hasard la lessiveuse et non la machine à laver électrique. Le critère du poétique tient à ce que le sujet ne « décourage pas la poésie de lui conférer une dimension cosmique, de le charger d’un sens qui en fasse le principe d’un monde. » Et Dufrenne d’ajouter : « Il y a sans doute des objets neutres, cantonnés dans leur particularité et leur inertie, auxquels la poésie ne peut donner force de monde »64. Il demeure que le sujet ne devient poétique qu’avec le poème, il tient ce caractère de la magie du verbe poétique. Le résultat décisif est ici que certaines choses sont poétisables si bien que le monde lui-même témoigne d’un être poétique — ce que la suite de l’ouvrage con rme. Le monde n’est poétisable qu’en vertu de la poésie du monde, intérieure à lui, rayonnant de sa texture propre, loin qu’il faille le réduire au monde objectif conçu par la science. La poétique nous situe à la lisière d’une cosmopoétique que la dernière partie du livre élabore sous la gure d’une métaphysique de la Nature élaborée selon le poétique. Avant d’en venir à cette cosmopoétique, il convient de mieux décrire le critère du poétique, ce que Dufrenne rassemble en un concept : le « poétisable, c’est ce qui se prête à être illimité en un monde poétique par la vertu du langage poétique ». Il n’y a de poétisable que sous la gure de cette illimitation par le verbe poétique, mais il n’y a d’illimitation que sous la condition d’une puissance d’illimitation dont la chose témoigne, qui est synonyme de sa cosmicité et selon laquelle le cosmomorphisme trouve sa gure propre.
63
Ibid., p. 130. Ibid., p. 131 : « Or tous les sujets ne se prêtent pas également à la poétisation : ce n’est pas un hasard si Ponge a pris le parti de la lessiveuse plutôt que de la machine à laver électrique. » 64
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Ce critère du poétisable re ue sur la notion d’expression qui enveloppe dès lors une double détermination. D’une part, l’expressivité consiste dans l’immanence du sens au sensible et, d’autre part, il n’y a d’expression qu’autant que le sensible en question témoigne de cette puissance d’illimitation. Autrement dit : « L’expression, c’est la présence en quelque sorte sensible du signi é dans le signi ant, lorsque le signe éveille en nous un sentiment analogue à celui que suscite l’objet. Mais c’est aussi le pouvoir qu’a le signi ant d’élargir le signi é aux dimensions d’un monde : comme si l’évoqué était une forme qui porte un fond […]. »65 Cet élargissement du sens dépend de la polyvalence dont les mots témoignent et elle puise nalement dans la puissance de la Nature. Mais le mot évoque un monde en vertu de cette polyvalence que le poète restitue ; ce monde n’est pas le monde objectif, comme précédemment établi, c’est une atmosphère de monde qui n’est pas délimitée : c’est plutôt une « aurore de monde, une promesse ». La notion d’aurore exprime ici la puissance expressive du mot disant le rayonnement d’un monde selon lequel il paraît, révèle une dimension de lui-même. En cela, le monde est irréductible aussi bien à l’univers, que Dufrenne dit indé ni, qu’au monde-horizon, il est monde-puissance, c’est-à-dire le monde en tant que « foyer de possibles »66. Certains mots possèdent un éclat qui ouvre un monde, et cette notion d’éclat dit la polyvalence des mots qui portent un monde singulier sur lequel le lecteur est branché en fonction aussi de son a priori existentiel. Mais ces mots ne font sens, et n’ouvrent le monde qu’intégrés dans le tout du poème, sinon ils ne seraient que des coups d’éclat sans puissance d’ouvrir un monde. Corrélativement, le sens dépend de la syntaxe, et c’est ce que néglige Ricœur dans sa recension du livre de Dufrenne. La syntaxe poétique n’obéit pas à une nécessité logique mais à une nécessité esthétique, et cette nécessité reconduit à une syntaxe musicale67, si bien l’unité du poème tient à cette attraction des mots en fonction de leur nature à la fois sensible et signi ante, c’est-àdire expressive, comme le font les couleurs et les sons : la polyvalence charnelle-signi ante des mots irradie au sein du poème dont la syntaxe dépend de cette dynamique poétique qui porte un monde se pro lant depuis l’illimitation du sens exprimé. Poétique, cosmomorphisme et illimitation doivent être pensés ensemble. Substituer un cosmomorphisme à l’anthropocentrisme ne consiste pas à concevoir les choses sur le modèle humain : on a dit qu’elles 65 66 67
Ibid., p. 132. Ibid., p. 133-134. Ibid., p. 135.
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ne sentent rien ni ne pensent. Pourtant, certaines choses sont des images, elles sont expressives, évocatrices, et le poète peut dire le monde sans lui imposer un sens dont il serait par lui-même exempt. Ce sens est immanent au sensible, à la texture des choses, et il est rayonnant, germinatif, il irradie d’un monde que d’autres choses cristallisent sans qu’il soit possible d’en énumérer les occurrences. Ainsi l’humaine majesté — incarnée par un juge au sein des institutions — se révèle d’abord à l’homme au sein de la Nature — dès l’enfance —, sur la montagne par exemple, ou dans l’allure d’un cheval, si bien que l’homme n’est sensible à la majesté qu’autant qu’elle se révèle primitivement à lui dans le monde. Et le poète dit cette majesté qui initie simultanément à la Nature et au monde humain68. L’imaginaire investit la perception pénétrée de cette charge du virtuel, d’un sens qui s’illimite en tant qu’il déploie un monde — celui de la majesté — qui exprime le monde. Les choses ne sont pas seulement là où elles sont, elles possèdent cette puissance de s’illimiter, ce sont des choses-mondes car ce sont des choses-images ; ainsi de la pureté qui irradie sur le visage d’un enfant, sur la fraîcheur de l’eau ou sur le blanc de la neige. Dé ant la logique, les classements en genres et espèces, les images expriment un monde commun à des choses pourtant sans commune mesure pour la rationalité objective. C’est la leçon de la poésie qui révèle le cosmomorphisme qu’elle suppose, à savoir que les choses enveloppent un monde — majesté, pureté etc. — dans l’illimitation d’une expression singulière. Ce cosmomorphisme conduit à la philosophie de la Nature puisque c’est sur elle que repose, in ¿ne, l’expressivité que nous théorisons, et il importe alors comprendre en quoi cette expressivité décèle l’être poétique de la Nature et non pas seulement sa puissance esthétique, le privilège du poétique restant à clari er. On est en mesure, d’abord, d’a ronter une question décisive, celle du statut de l’état poétique que suscite la poésie, avant de considérer le poétique dans le poète, chacun de ces moments de la ré exion conduisant à une cosmopoétique par laquelle nous nirons. Nous cheminons de l’expressivité cosmomorphe à l’état dans lequel se trouve celui qui en fait l’expérience. Considérer l’état poétique possède un intérêt en soi mais c’est aussi la voie pour découvrir sa signi cation ontologique. Ce concept d’état poétique est d’abord emprunté à Valéry, et poétique est l’« œuvre qui induit dans le lecteur un état poétique »69, le poète étant celui qui est 68
Dufrenne, AP, p. 56. Dufrenne, LP, p. 137. Valéry, Œuvres, t. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Édition établie et annotée par J. Hytier, 1957, p. 1319, p. 1321. 69
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capable de créer une œuvre instillant cet état. Dès lors, la poésie se laisse dé nir par la notion de magie — magie du verbe poétique —, et il ne s’agit nullement d’une façon de dire, Dufrenne élevant ce mot au rang de concept philosophique. La poésie possède, précise-t-il, le pouvoir d’une « musique envoûtante ou frénétique, un spectacle fascinant ». Et Dufrenne compare l’eৼet de la poésie à la récitation d’un mythe shaman qui facilite l’accouchement, la parturiente se trouvant dans un « état de réceptivité et de disponibilité qui est assurément une composante de l’état poétique ». L’expérience esthétique s’accomplit dans le plaisir de l’écoute du poème récité qui nourrit une transformation du spectateur, et cette expérience shamanique donne à saisir ce qu’est l’« expérience poétique à l’état sauvage »70. Cet état poétique enveloppe une dimension de réceptivité, qui ne s’e ondre pourtant pas dans la passivité, car il inaugure une transformation : telle est la magie poétique. Les e ets poétiques concernent la personne totale, et « le poème ne provoque pas seulement l’oreille et la bouche, il sollicite l’être au monde tout entier », et l’être au monde se trouve engagé car le poème exhale un monde. C’est en quoi d’ailleurs Valéry envisage la notion d’une « sensation d’univers caractéristique de la poésie »71 qu’il faut comprendre comme sentiment d’un monde ouvert par le poème. Valéry lui-même ne cède pas au psychologisme que pourrait évoquer la notion de sensation, car il décèle, dans l’émotion poétique (selon le vocabulaire de Valéry), une intentionnalité qui consiste dans la découverte d’un monde singulier. Circonscrivons les déterminations de l’état poétique : réceptivité, ouverture d’un monde (connaissance en ce sens), transformation de l’être au monde, enchantement qui provient de l’accord heureux, de l’unisson avec le monde déployé — ce que Dufrenne quali e aussi de jouissance cosmique. Cette connaissance est bien sûre étrangère à la science et à la philosophie, elle consiste en une ouverturedévoilement d’un monde singulier selon lequel nous co-naissons — « Co-naissance, peut-on dire en vérité ». Pourquoi cependant parler de connaissance ? Car l’expérience poétique — et esthétique plus généralement — consiste dans le dévoilement d’un sens, qui n’est cependant pas de l’ordre du concept, et qui se trouve recueilli par le sentiment. Ce sens peut bien, à froid, être ressaisi du point de vue de son organisation logique, mais, à chaud, « le rythme est vécu comme une invitation à respirer et à vibrer ; et pareillement le sens est vécu comme dévoilement d’un monde
70 71
Ibid., p. 137-138. Ibid., p. 139.
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immédiatement exprimé dans l’épiphanie du sensible »72. Aussi l’entendement intervient dans l’expérience esthétique en tant qu’il comprend le sens des mots, mais sans pourtant référer ce sens à un concept qui en délimiterait les déterminations et perdrait du même coup la puissance d’illimitation des mots, interdisant la métamorphose que l’expérience poétique instille dans le sujet. L’état poétique nous reconduit au monde par le monde singulier ouvert par le poème qui n’est donc pas purement subjectif. La découverte du monde s’e ectue dans le sentiment, loin que le monde en question ne soit la projection d’une émotion purement subjective. Conformément à nos analyses antérieures, on ne saurait dire que le monde de la poésie est imaginaire au sens d’irréel, ce qui serait une autre manière de le subjectiver. L’imagination ne possède pas une fonction de schématisation d’un concept ni ne vient corser la perception, elle possède la fonction d’évoquer le monde ouvert dans le sentiment : l’imagination e ectue un « commentaire attentif du perçu »73, donc de l’œuvre indique Dufrenne dans les termes qui étaient ceux de la Phénoménologie de l’expérience esthétique. Autrement dit, l’imagination est de l’ordre de la rêverie, par contraste avec le rêve, et elle épouse le rythme du poème qui est sa mesure, loin de s’emporter dans l’imprévisible et l’irréel du délire. L’imagination est l’auxiliaire du sentiment par lequel la conscience accueille le sensible éprouvant la profondeur d’un monde ; le sentiment est « l’intelligence de l’expression », et l’imagination accomplit « l’évocation proposée par l’œuvre sans se laisser prendre au piège de l’image qui particularise et fascine ». Le double piège de l’imagination est d’irréaliser et de particulariser sous l’e et de l’image. Or elle n’est pas réductible à l’irréel ni au particulier d’une image, sa fonction poétique est évocatoire, c’est-à-dire qu’elle permet de parcourir le monde ouvert dans le sentiment poétique. Aussi l’imagination est au service de la perception, et bien que les mots possèdent un sens qui en appelle à l’entendement, ce sens ne débouche pas sur un concept mais il s’illimite dans l’expressivité poétique. De même, dans un tableau, le sujet doit être considéré comme un moment de l’atmosphère qui se dégage de son rythme total, loin que le sujet n’appelle une enquête purement historique qui en perdrait la dimension esthétique. Mais la « phénoménologie de l’expérience poétique [doit] être elle-même une poétique »74 ; car la poésie appelle le devenir poétique du lecteur qui dépend — sans que 72 73 74
Ibid., p. 140. Ibid., p. 142. Ibid., p. 143-144.
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Dufrenne n’y insiste su samment — de la poéticité de l’existence qui est de l’ordre du natal-participatif avec l’expressivité du monde. Et ce devenir poétique — sans que le lecteur ne devienne pour autant poète — s’e ectue selon une jouissance cosmologique puisqu’il accomplit un moment le désir métaphysique. Il faudra de ce point de vue déterminer la spéci cité de l’état poétique par di érence avec l’expérience esthétique et dé nir le poétique comme catégorie esthétique. Quel est le propre du poétique que la notion d’expressivité ne su t pas à dé nir ? La voie dufrennienne de la réduction cosmologique consiste alors en une phénoménologie de l’expérience poétique qui conduit à désubjectiviser le poétique. Le poétique fut arraché à la subjectivité de l’émotion et de l’imagination, il en appelle au sentiment et à une imagination qui en est l’auxiliaire : en cela on découvre que le poème exprime un monde singulier, il importe alors de montrer que ce monde poétique est une expression du monde, c’est-à-dire de la Nature. Comme l’indique Dufrenne, la Nature a été doublement croisée durant ces analyses. D’une part, la poésie rend au langage son « état de nature », entendons sa spontanéité expressive qui participe de la « spontanéité de la vie », d’autre part, le lecteur est lui-même rendu « à l’état de nature : à l’immédiateté, à l’innocence du sentiment ». Cette double dimension de la question laisse entrevoir la Nature en son être poétique, mais pour le découvrir pleinement, il faut dé nir davantage le poétique comme catégorie esthétique et la dimension ontologique du poétique. Cette désubjectivation du poétique se prolonge et requiert en outre une phénoménologie de la création poétique. Il s’agit de déceler ce que Dufrenne appelle « l’objectivité du poétique »75, d’une objectivité sans objectivisme puisqu’elle désigne le sensible à l’état brut, la Nature, et c’est elle qui se pro le encore dans l’activité créatrice du poète. Considérons donc l’état poétique du poète a n de penser la puissance ontologique du poétique (sa « portée ontologique »)76. Inspiration et monde L’exigence était de dé nir le poétique de façon multidimensionnelle, en commençant par l’être poétique du poème, dont la poéticité induit l’état poétique dans le lecteur, la troisième partie du livre montrant que cet état poétique est branché sur l’être poétique de la Nature. Mais il faut en venir préalablement à l’état poétique du poète, poursuivant la tâche de 75 76
Ibid., p. 145. Ibid., p. 146.
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désubjectivation de la pratique poétique. Cette tâche appelle une étude de l’inspiration et de l’imagination du poète. Il était impérieux cependant de commencer par examiner le poétique dans le poème : « Non seulement par souci de méthode, parce que l’œuvre est la donnée incontestable dont il faut partir, mais aussi par souci de doctrine, parce qu’il faut comprendre le poète par la poésie, et non la poésie par le poète. »77 La donnée immédiate et évidente, concernant le poétique, n’est autre que la poésie elle-même, c’est-à-dire le poème, chaque poème étant singulier et exprime de manière unique l’essence du poétique. Cette essence est conquise phénoménologiquement, selon le mode de donation du poème, et c’est depuis cette phénoménologie de l’expérience poétique que le poète, son œuvre créatrice, est susceptible d’être comprise. C’est la condition pour ne pas s’en tenir à une psychologie de la création poétique, ce qui permet de s’orienter vers une phénoménologie de l’inspiration, débouchant sur une métaphysique élaborée selon le poétique. Il ne s’agit pas alors de considérer seulement le poète poétisé — le poète parlant de lui, de ses amours, tel Ronsard — mais aussi le poète poétisant, c’est-à-dire le poète en tant qu’auteur : il est donc à la fois « corrélat et élément de ce monde » que ses poèmes déploient. Ces œuvres donnent à comprendre l’acte poétique. L’image que la culture charrie et ses con dences concordent le plus souvent avec ce que les œuvres instillent, ces éléments se coalisant pour former le poète mythique. Le mythe n’est pas alors ce qui mysti e, se réduisant à l’illusoire, il enveloppe plutôt l’image exemplaire du poète, du « vrai poète », livrant « le phénomène qu’une phénoménologie »78 peut examiner, et qui permet ainsi de dé nir l’état poétique du poète. Et Dufrenne considère deux types d’image du poète — la gure du poète artisan et celle du poète inspiré, sans exclure aucune de ces gures. La phénoménologie du poétique s’engage dans une description de l’état poétique du poète qui se trouve dans un premier temps résorbé dans l’acte poétique, c’est-à-dire dans le métier du poète, qui possède les connaissances propres à son art, nourries de sa pratique, de l’habitude même. On découvre la gure du poète artisan, l’idée qu’il n’y pas de « génie sans culture »79. Il convient alors d’insister sur le travail, à la manière de Valéry : « On sent bien devant un beau poème qu’il y a peu de chance pour qu’un homme, aussi bien doué que l’on voudra, ait pu 77 78 79
Ibid., p. 147. Ibid., p. 151-153. Ibid., p. 156.
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improviser sans retour, sans autre fatigue que celle d’écrire ou de dicter, un système suivi et complet d’heureuses trouvailles ». Pourtant, l’état poétique ne se réduit pas à la quantité de travail sans quoi il s’évanouirait comme état pour se résoudre dans l’e ort, alors que le critère décisif est celui de la puissance inventive du poète. Comme l’indique Valéry, il faut bien une « énergie spirituelle et de nature spéciale » qui se manifeste en lui dans « certaines minutes d’un prix in ni »80. S’il est vrai que seul le travail permet de cueillir ces moments, et de leur donner une pérennité, de recueillir leurs fruits, il a bien fallu que surgisse cet état poétique en lequel le poète est comme visité. Mais Valéry n’explore pas cet état poétique dont il reconnaît l’existence, mettant l’accent sur la lucidité du poète et non sur le phénomène de l’inspiration. C’est pourtant cette image du poète inspiré qu’il s’agit de considérer a n de saisir l’état poétique du poète, et cette analyse conduit nalement à une théorie de l’imagination élaborée au prisme du phénomène de l’inspiration. Dufrenne précise de ce point de vue : « Ce poète est moins soucieux de son acte que proprement de son état. Cet état lui est une garantie d’authenticité dans la mesure même où il n’en a pas la responsabilité. Entre l’œuvre et lui, pour rendre compte de l’œuvre, il fait intervenir un tiers qui le possède et l’anime. Car il se reconnaît de son aliénation, il s’humilie pour s’exalter : il n’est soi qu’en étant hors de soi, arraché au monde de la prose, mis au service de puissances qui le dépassent. »81
On retrouve cette dynamique de l’aliénation selon laquelle on ne se gagne qu’à se perdre, et c’est la gure de l’artiste qui donne à voir ce processus de façon paroxystique, comme les amants qui sont habités l’un par l’autre, l’étreinte étant nalement un acte cosmologique d’involution métaphysique. L’aliénation consiste à se déprendre de soi au nom d’un tiers, d’un autre qui me dépasse et selon lequel la création s’e ectue. Tel est l’état poétique qui est de disponibilité et de visitation — le phénomène de l’inspiration est le ressort de la liberté créatrice par laquelle le poète est donc vraiment lui-même, trouve la ressource de la création d’une œuvre qui irradie d’un monde singulier. C’est en quoi cette aliénation est libération, et non servitude, car c’est selon soi que la création s’e ectue : que l’œuvre dégage l’atmosphère d’un monde singulier en est l’irréfutable attestation. Aussi l’inspiration libère des di érentes allégeances de l’artiste en tant qu’homme, et il peut alors conquérir sa 80 81
Ibid., p. 158, textes de Valéry cité par Dufrenne. Ibid., p. 159.
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singularité créatrice en s’ouvrant à ce qui le dépasse, dont nous montrerons qu’il s’agit de la Nature. L’inspiration soustrait en outre à l’empire de l’intellect qui est celui d’un « soi universel », celui de la pensée logique alors que la pensée poétique exalte un « soi singulier »82, qui ne voue pas à l’incommunicable, à une insularité qui priverait le poème de toute audience, car, au sein de cette singularité du monde exprimé par l’œuvre, c’est l’universelle Nature qui a eure. Cette suspension de la logique d’entendement ne conduit pas à la confusion car il y a une clarté poétique, celle des images exprimées qui est la condition de leur puissance poétique. On retrouve alors la gure du Voyant (Rimbaud), du poète en extase comme l’indique Mallarmé, mais il demeure que ce phénomène de l’inspiration ne doit pas e acer le travail puisque, sans lui, l’inspiration ne serait qu’un « éclair dans la nuit »83. Jamais elle ne donnerait naissance à une œuvre, elle se perdrait faute de se cristalliser. Dufrenne ne cesse de se référer aux propos de poètes qui, comme Valéry, mettent l’accent sur le travail sans méconnaître les hasards heureux, fruits de l’inspiration (Novalis et Claudel). C’est pourtant le phénomène de l’inspiration qui appelle une exploration philosophique car il est la voie vers la découverte de la puissance de la Nature ou de la Nature comme puissance inspiratrice. Ces considérations que nous mènerons brièvement sur « Inspiration et imagination » préparent la constitution d’une cosmopoétique — exigence conquise doublement, depuis la considération de la poésie, de l’état poétique du lecteur et depuis celle sur l’état poétique du poète. Dans les deux cas, la puissance de la Nature a eure, non pas comme ce qui dépossède, mais comme ce qui ouvre au monde en lequel la puissance du fond se pro le. Le phénoménologue considère le poétique dans le monde, selon la manière dont il se donne, et ce n’est que depuis le phénomène poétique du poème qu’il est possible de déceler le poétique dans le poète. Le phénomène de l’inspiration tient lieu d’une attestation : il est le témoignage que la Nature s’exprime à travers le poète, et c’est en cela que consiste l’état poétique du poète. Comme l’écrit Dufrenne, il s’agit alors de montrer que « l’état poétique arrache le poète à lui-même et le joint à quelque chose d’extérieur et d’étranger, le met au contact et au service de la Nature. »84 Créer, c’est alors répondre à l’appel inspiré, et cette réponse suppose le travail — gure du poète artisan — que la focalisation 82 83 84
Ibid., p. 162. Ibid., p. 165. Ibid., p. 167.
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sur le phénomène de l’inspiration ne doit pas nous faire minorer, et par ailleurs, la création n’est pas la simple addition de l’inspiration et du travail. La première est en e et fertilisée par le second qui ne s’exerce pas à vide et requiert l’inspiration (c’est que le « travail même est inspiré »)85. Par ailleurs, il ne s’agit pas de penser que le poète serait le médium transparent d’une extériorité qui règnerait sans partage, déboutant le poète de sa singularité, et l’aliénation poétique n’est pas la mort du poète comme on a pu parler de la « mort de l’homme » en mimant la formule de la « mort de Dieu ». Car le poète s’exprime dans son poème, qui est le témoignage de son a priori existentiel : « c’est le fait de la Nature en lui qui répond à la Nature hors de lui ; mais cette Nature en lui, c’est son indéclinable subjectivité. » Et Dufrenne d’ajouter : « Le poète doit être luimême pour faire sien ce qu’il reçoit, pour féconder le don qui lui est fait : tout travail est concentration »86. L’inspiration est alors bifrons, car elle enveloppe l’appel de la Nature et l’accueil subjectif qui est ordonné à l’a priori existentiel du poète. S’il y a un appel de la Nature en fonction des images qu’elle comprend, cet appel n’est entendu et exprimé que selon son a priori subjectif. Il n’est pas le lieu diaphane de la création mais le prisme singulier selon lequel la Nature se di racte ou s’exprime, et cette di raction est la marque de son in nité que la suite théorise. Autrement dit, c’est selon cette singularité existentielle que le poète est sensible à la poéticité du monde, disponible à son expressivité, et c’est sur ce mode qu’il développe une « sensibilité au poétisable ». La spontanéité créatrice enveloppe une docilité au monde, une gure du monde se donnant à la gure singulière du poète qui, dès lors, se déprend de sa séparation native avec le monde pour s’inscrire en harmonie avec lui. Alors que le langage
85
Ibid., p. 172. Ibid., p. 168. Dès lors, nous ne partageons pas les conclusions de Charles Bobant dans son article remarquable intitulé « Nature et monde. L’absentement de l’artiste chez Mikel Dufrenne », in Recherches philosophiques, n°7, 2018, p. 59-73. L’artiste n’est pas le simple écho de la Nature puisque, d’une part, l’inspiration requiert le travail pour ne pas s’éteindre et, d’autre part et surtout, l’inspiration elle-même s’e ectue selon le prisme de l’a priori existentiel de l’artiste loin qu’il ne soit que l’instrument de la Nature. Comme l’écrit Dufrenne : « […] à éliminer le créateur, on élimine le sens comme sens singulier et à vivre. » (Tapuscrit du séminaire de Paris-Nanterre 1971-1972, « L’art et le réel », IMEC/ Fonds Mikel Dufrenne, p. 59, voir aussi p. 68, contre l’idée d’un e acement de l’auteur). On ne saurait dire que la Nature est le véritable créateur ni, dès lors, que l’artiste s’e ace au pro t de l’être, et cela pour une raison de principe : c’est que, plus largement, l’homme n’est pas une simple e orescence de la Nature, il est à égalité avec le monde. L’homme surgit en vertu d’un événement méta-physique si bien qu’il faut tenir ensemble appartenance et di érence existentielle ; bref, ne pas oublier l’irréductibilité subjective qui se retrouve sur le plan de la création artistique. 86
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implique une « conscience séparée », l’inspiration est un appel à la connivence avec le monde, si bien que la « relation intentionnelle » est convertie en « relation ontologique »87. Telle est la vocation du poète : répondre à l’appel de la Nature, à son désir — dit improprement Dufrenne — en écrivant des poèmes. L’appel lance le travail qui l’entretient mais le travail est sans cesse élevé par l’inspiration qui n’en fait pas une opération prosaïque. Le poète est cet être singulier en lequel retentit un écho de la Nature, et le sentiment qui est à la source de la poésie — comme l’amour — est lui-même ressenti comme poétisable : c’est en quoi il donne naissance à un poème et non à un texte en prose. L’essentiel est alors la visée du sentiment, ou le sentiment comme ouverture : « il découvre un aspect du monde sur l’objet ou l’événement que rencontre le poète ». Et Dufrenne de préciser : « Tout homme, s’il aime, sur le visage de la femme aimée découvre un monde, comme Lamartine sur Elvire découvre le lac ou le vallon, Aragon sur Elsa la fraternité et la douceur… »88 La vocation de poète consiste alors en ce que, pour lui, vivre cet amour, c’est dire le monde de cet amour singulier selon des mots qui l’expriment en donnant à sentir ce monde de l’amour. Il faut rappeler que le sentiment n’est pas l’émotion, qu’il n’est pas une réaction subjective, mais révélation, une « intuition poétique », suivant le vocabulaire de Maritain, qui est l’occasion d’une « intuition métaphysique »89 propice à l’élaboration d’une cosmopoétique. Ce sentiment du monde, seul le langage poétique est susceptible de l’exprimer, car, en lui, le sens s’illimite et se situe à hauteur de monde. Il le donne donc à sentir alors que le langage conceptuel est moulé sur l’objet, il livre « l’intelligence des objets » qui manque le monde comme profondeur. Ce sentiment du monde, « nous allons l’appeler sentiment de la Nature, écrit Dufrenne : il est ce que la Nature inspire au poète en lui signi ant sa vocation »90. Le philosophe doit pourtant hisser le sentiment de monde à hauteur de concept, et développer une métaphysique de la Nature suivant la voie d’une heuristique poétique. Or la donnée immédiate de l’inspiration n’est autre que la distinction entre l’inspirant et l’inspiré. C’est encore le cas avec le spectateur lui-même, inspiré par l’objet esthétique : c’est un sentiment qui l’inspire. Plus précisément, selon une logique déjà explorée, le sentiment nous rassemble a n de nous ouvrir au monde que l’objet porte ; et Dufrenne
87 88 89 90
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p.
169. 173. 174, p. 227. 174.
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écrit : « Être inspiré, c’est recevoir au plus profond de soi le message de ce qui inspire, parce que nous y sommes accordés selon notre a priori existentiel »91. Le sens de l’objet esthétique est recueilli par le sentiment et il est recueilli selon soi, c’est-à-dire selon l’a priori existentiel qui marque de style de l’être au monde de chacun. En cela, l’expérience esthétique est l’identité d’une plongée en soi et d’une plongée dans le monde à la mesure de l’objet esthétique. L’ouverture au monde de l’objet esthétique suppose la disposition à ce monde qui n’est pourtant actualisée que selon cette expérience. Mais, pour que l’objet esthétique inspire l’état esthétique, qui est en l’occurrence un état poétique, il doit être lui-même inspiré, et l’œuvre en question ne le peut qu’à témoigner de grâce et de spontanéité. La première étape est de décrire l’être inspiré pour ensuite remonter à l’inspirant, suivant ainsi un réquisit phénoménologique : l’inspirant ne se donne que selon ce qu’il donne, à savoir l’inspiration. Mais le danger de précipitation est alors certain, car il ne faut pas confondre l’inspiration avec la folie, ni avec l’« innocence maladroite des enfants » ou des « peintres du dimanche ». L’inspiration se caractérise en tout cas par la réceptivité, bien que cette réceptivité ne soit pas pure passivité, elle suppose le travail, du métier, pour être exploitée. L’artiste répond alors à une « sollicitation extérieure », et « de cette grâce, l’homme n’a pas l’initiative ». Le poète se doit alors de se rendre disponible à cet appel, à cette visitation à laquelle le travail donne une pérennité ; Dufrenne l’écrit très clairement : « Être inspiré, c’est recevoir pour avoir attendu. »92 En vertu de cette visitation qu’est l’inspiration, on comprend que l’expérience poétique enveloppe une « expérience mystique », à condition d’ajouter qu’elle renvoie au « sentiment de la Nature », et non à une expérience religieuse. Ce sentiment de la Nature n’est autre que celui de la « plénitude et de la nécessité de l’Être dans son apparaître » que la suite théorise en passant de l’inspiré à l’inspirant. Le paradoxe (déjà évoqué) est alors que le poète inspiré, qui ne s’appartient plus (c’est le phénomène de l’aliénation, de l’appel auquel il se rend disponible), s’exprime pourtant dans son œuvre, si bien que cette visitation est une exaltation. On décèle ainsi plusieurs caractères de l’inspiration : la réceptivité (accueil de l’appel, il y a donc une dimension mystique à l’expérience poétique), l’intentionnalité (un monde se trouve exprimé, « l’expérience poétique ouvre le poète : elle le met en communication
91 92
Ibid., p. 175. Ibid., p. 175-176. Dufrenne se réfère à Baudelaire.
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avec ce qui n’est pas lui », point essentiel pour Dufrenne93), et l’intériorisation, ce qui revient à « vivre l’autre en soi ». Ainsi, l’appel est reçu selon soi, il faut s’y rendre disponible et témoigner d’une disposition envers lui, que nomme le concept d’a priori existentiel : « Nous ne recevons vraiment que ce qui nous est donné, et ne nous est donné que ce que nous sommes préparés du fond de nous-mêmes à recevoir ; nous sommes cette préparation ». Une fois découvert que le phénomène de l’inspiration est de l’ordre de la réception, que c’est « l’autre qui à l’initiative », même si cet accueil de l’autre suppose le recueil en soi, la question est celle de l’identité de cet autre, et la phénoménologie de l’expérience poétique se transmue alors en archéologie selon l’inspiration. Cette interrogation invite à interroger le sens de la « métaphore de la Muse » qui est le « symbole de la transcendance de l’inspiration »94, la question se poursuit pourtant et porte sur la gure de cet autre qui inspire. Sans entrer dans les riches considérations dufrenniennes sur ce mot de Muse, examinons le résultat, qui demeure encore à conquérir théoriquement, à savoir que les Muses sont les personni cations de la Nature en tant qu’elle se révèle95, c’est-à-dire en tant qu’elle a l’initiative de sa manifestation et que cette manifestation s’e ectue par images. Le phénomène de l’inspiration n’est autre que « le moi présent au monde et le monde o ert au moi qui l’inspire »96. L’analyse con ne à cet entrelacement de soi et du monde, de l’accueil (de l’appel) qui est un recueil (en soi, gure de la mémoire, d’un savoir virtuel : notre a priori existentiel). La ré exion s’achève alors de façon très cohérente sur la question de l’imagination poétique, car la Nature, l’inspirante, se révèle par images qui inspirent le poète, mais nous pourrons être bref désormais ayant déjà consacré des analyses à l’imagination. Il su t d’en indiquer la fonction exacte dans le déroulement de la démarche cosmopoétique de Dufrenne. Ce qui inspire le poète, ce sont des images que la Nature porte parce qu’elle en est la source, ce qui conduit à découvrir l’être poétique de la Nature. On a montré que ces images ne sont pas le corrélat d’une conscience imageante, comme le croit Sartre. Par ailleurs, conjurant une caractérisation restrictive de la naturalité, on a vu que le sentiment de la Nature peut être éveillé par les paysages urbains, par les objets techniques dès lors qu’ils possèdent un air de nature. Les images qui inspirent
93 94 95 96
Ibid., p. 177. Ibid., p. 178-179. Dufrenne cite Heidsieck. Ibid., p. 180. Dufrenne cite Clémence Ramnoux (Ibid., p. 180).
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la conscience poétique laissent pressentir la puissance de la Nature, et « l’analyse de l’inspiration » nous prépare elle aussi à cerner l’idée de Nature. L’imagination du créateur n’est pas la puissance du rêve ou du délire, ni l’expression du ça ; et c’est en quoi il convient, avec Bachelard, de distinguer le rêve de la rêverie97. La phénoménologie découvre la « dynamique immanente de l’image » et décèle sa « trans-subjectivité », c’est-à-dire son objectivité. Le statut d’image qui revient à l’objet signi e que l’objet a l’initiative en la matière car c’est justement sa matière qui est image, quali ée par l’expressivité, et le poète recueille cette expressivité singulière. Dès lors, l’imagination se donne comme « l’acte de la Nature en nous », et Dufrenne s’approprie la dé nition kantienne du génie qui est une « force de la Nature »98. Il délivre en outre une gure inédite au chiasme merleau-pontien. Merleau-Ponty montre lui-même que la création est inspiration et expiration dans l’Être, et Dufrenne précise que pour comprendre « la Nature imagine en nous (comme MerleauPonty dit que le visible est aussi le voyant), il su t de considérer ce que sont les images dont se nourrit la poésie. »99 Cette phénoménologie de la poésie ouvre donc sur une ontologie ; mieux : une philosophie de la Nature. Les images poétiques, dans leurs profusions irréductibles, enveloppent ce que Dufrenne appelle de « grandes images » : le ciel, l’eau vive, l’arbre, la jeune lle, la nuit… Ces grandes images se retrouvent sous la gure singulière de variations au sein de poèmes eux-mêmes singuliers, mais ce sont elles qui ont l’initiative, et le poète leur répond comme à un appel, celui d’un visage du monde synonyme de l’expressivité de cette dimension cosmique. Le verbe poétique exprime alors la richesse de l’image cosmique, et c’est en quoi le poète est toujours « poète des origines »100, c’est-à-dire de l’originaire qu’il exprime dans chacun de ses poèmes. Comme on l’a vu, le concept d’image désigne la face expressive des choses qui renvoie ultimement à la Nature en sa puissance expressive. La clef de l’analyse est cet « équilibre métastable entre l’homme et le monde où le poète se situe : ici le monde résonne immédiatement dans l’âme o erte ». L’appel expressif des choses inspire le poète, et il ne l’inspire qu’en vertu de sa disposition intérieure, mais ultimement : « Nous ne parlons — le poète parle — que parce que le 97
Ibid., p. 183. Ibid., p. 184-185. 99 Ibid., p. 186 ; Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 31-32. 100 Ibid., p. 188. La science ne rompt jamais totalement le cordon ombilical avec le monde, et la ré exion éthique puise aussi dans des images (Ibid., p. 189, p. 191), Dufrenne envisageant alors la notion d’archétype venue de Jung. 98
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monde nous parle. » Car la disposition — l’a priori existentiel — dispose justement à recevoir l’appel si bien que c’est lui qu’il s’agit de dire, et c’est lui qui a l’initiative de la manifestation. Telle est la puissance du fond, et si l’on veut parler de l’inconscient en la matière, il faut dire qu’il est hors de nous, qu’il n’est autre que la vie des choses, c’est-à-dire leur expressivité que le poète recueille, et la Nature peut ainsi être quali ée comme « océan d’images »101, ou source des images, c’est-à-dire comme puissance imageante. Ajoutons qu’il y a une musique de ces images cosmiques, inséparable du sens exprimé, car l’absence de sens nuit à la musicalité elle-même, et en cela on découvre que c’est le « cosmos qui chante ». Ce que Pythagore avait découvert, parlant de la « musique des sphères », qui témoigne d’une harmonie mathématique, mais on découvre désormais une musique plus originelle, corrélative d’une « harmonie plus originelle »102, celle de l’homme et de la Nature, et de la symphonie naturelle qui n’est autre que les échos qui la tissent, les correspondances qui en forment la trame. L’essentiel, pour notre propos, est que l’imagination intervient dans l’inspiration sans être subjective car c’est la Nature qui imagine et dire que la Nature imagine justi e la notion d’image pour quali er les choses perçues. Il ne s’agit pas alors du pouvoir d’imaginer au sens de produire de l’irréel, distinguant les choses réelles et les images irréelles. On sait que les choses sont dites par le concept d’image car elles sont « lourdes de sens », et ce sont plus adéquatement encore des préimages car elles n’ont pas la « mobilité et la disponibilité de l’image que l’homme invente ». Parce que les choses (les pré-choses non encore objectivées) sont des images (des pré-images), la perception sauvage est « grosse d’images ». L’image poétique dit la chose-image dans son sens expressif : « Ce n’est pas tant l’image [entendons : un irréel guré] qui se distingue de l’imagination que l’imagination humaine, lorsqu’elle n’exprime qu’une subjectivité close, de l’imagination de la Nature qui inspire une imagination poétique »103. Une théorie de l’inspiration conduit donc à cette imagination de la Nature sans céder à l’anthropomorphisme puisqu’il est sous-tendu par un cosmomorphisme en lequel a eure la puissance expressive de la Nature qui inspire le poète : l’imagination poétique ouverte au monde. Mais l’imagination est alors inséparable du sentiment qui dé nit cette ouverture au monde, le sentiment se prolongeant selon l’imagination parce que l’accueil est celui d’un sens naissant, 101 102 103
Ibid., p. 191-192, déjà cité. Ibid., p. 193. Ibid., p. 194-195.
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polyvalent qui justi e la notion d’image pour quali er les choses. Elle n’est pas irréelle car elle nomme au contraire la puissance expressive du réel qui enveloppe la polyvalence du sens exprimé, l’image étant sur-déterminée. L’acquis de la démarche est double. La poésie est l’attestation privilégiée de l’accord de l’homme et du monde et, nalement, de la puissance expressive de la Nature. Car le langage poétique marque cet accord dans toutes les dimensions de l’être-homme : ce qui éloigne le plus l’homme du monde, à savoir le langage — en vertu duquel la séparation s’accomplit, du fait de l’arbitraire du signe — est aussi ce qui y reconduit, puisque le poète parvient à dire le réel en sa puissance sur-réelle d’exprimer. Avec la poésie, la dynamique natale-participative s’e ectue à plein régime : c’est l’homme tout entier qui s’uni e au monde dans une communion expressive. Avec les autres arts, le sens exprimé au sein du sensible est livré au corps, comme avec la sculpture et la peinture : la perception esthétique consiste alors en un corps-à-corps avec l’œuvre, mais la sphère du langage n’est pas engagée comme telle. Il n’est pas question de nier que le tableau appelle un certain ordre du discours, des mots qui jamais n’épuisent l’expérience, mais la poésie s’e ectue dans l’élément du langage qui est aussi celui en lequel nous nous abstrayons du monde. Ce qui nous abstrait du monde est aussi ce qui nous y ramène et nous donne à sentir sa puissance expressive. Ainsi, dans la poésie l’unité de l’homme et du monde s’atteste à la fois de façon « plus précaire et plus profonde » qu’avec les autres arts104. Elle nous invite à « comprendre l’originel » en images qui ne sont autres que le « langage du monde ». Le poète recueille ces images que le monde charrie, mais il ne les recueille qu’à les avoir intériorisées : on a montré que l’ouverture et le recueil supposent d’être sensible à ce qui se donne et disposé à le recevoir. Et Dufrenne de conclure : « Être inspiré, c’est être sensible à ces images ; se tenir en communication avec le fond dans une proto-histoire où l’unité n’est pas encore rompue ; délivrer ces images en les xant dans les mots qu’elles appellent ; ouvrir par là un monde où le lecteur à son tour puisse pénétrer. »105 L’être poétique du poète consiste dans cet état poétique et il tient dans la réceptivité à l’être poétique de la Nature et dans le pouvoir d’instiller, chez le lecteur, un état poétique semblable au sien, bien que le lecteur ne soit pas poète, c’est-à-dire 104 105
Ibid., p. 195. Ibid., p. 195-196.
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n’écrive pas de poèmes. Le langage n’est plus ce qui scinde du monde, il reconduit à l’originel, au monde-images ; la di érence étant que le poète invente le langage poétique alors que le lecteur le reçoit en recevant du même coup le monde que ce langage exprime. L’état poétique — que ce soit celui du poète ou du lecteur — est donc branché sur l’être poétique de la Nature, et c’est à lui qu’il faut donc se consacrer désormais. Cette question ultime permettra de xer aussi bien le statut du poétique en tant que catégorie esthétique que sa dimension que nous dirons métaphysique, et il sera décrit en tant que « ressort de toute expérience esthétique »106. Nous nous engageons cette fois dans la cosmopoétique, gure renouvelée de la métaphysique de la Nature à laquelle nous ramène, de tous côtés, l’expérience poétique (du lecteur et du poète). L’état poétique est la réceptivité à l’être poétique de la Nature, c’est donc la Nature qu’il faut penser selon le poétique.
3/ De la cosmopoétique
Conquérir l’objectivité du poétique — selon les deux voies indiquées — conduit chaque fois à la Nature. Dufrenne résume sa démarche et repère trois indices qui engagent l’idée de Nature. Elle est appelée « par le caractère naturel du langage poétique, par l’illimitation en monde du sens livré par ce langage, par la docilité du poète inspiré à ces images elles-mêmes grosses d’un monde que la Nature lui propose »107. D’abord la naturalité du langage poétique n’est autre que sa spontanéité et la plénitude de sens qui s’y exprime, cette plénitude implique son expressivité, qui n’est autre que l’illimitation de ce sens ouvrant un monde qui nous renvoie au monde, c’est-à-dire à la Nature. En cela, les deux premiers indices sont les deux faces de la naturalité du langage poétique. Quant au dernier indice évoqué, il consiste dans le phénomène de l’inspiration qui est l’écho, dans le poète, de la Nature, l’Inspirante par les images-choses qu’elle contient. La phénoménologie du poétique, dans son allure bifrons, se déploie donc en une cosmopoétique où le sens d’être du monde — de la Nature — est ressaisi depuis le poétique dont il est la source. La métaphysique suit le l conducteur du poétique, elle chemine de l’état poétique — du lecteur et du poète — au poétique dans 106 107
Ibid., p. 196. Ibid., p. 197.
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la Nature et, ultimement, à l’être poétique de la Nature. En cela, par ailleurs, le poétique est découvert comme catégorie esthétique — permettant d’en dé nir l’essence — en même temps qu’il est découvert dans sa résonnance ontologique. La métaphysique pourrait d’emblée suivre la voie poétique pour s’élaborer en une métaphysique selon le poétique, mais Dufrenne conçoit un préalable à cette investigation, déterminant l’être de la Nature capable du poétique. La démarche ne perd-elle pas toutefois de sa rigueur en ceci que di érentes voies de la métaphysique s’entremêlent ? Alors que la voie poétique est censée conduire à la métaphysique de la Nature, il faut désormais penser la Nature avant de suivre la voie qui y conduit pourtant. Il semble dès lors qu’il y a une pluralité de voies conduisant à la Nature, et que la démarche dufrennienne consiste à mettre en évidence la spéci cité de la voie poétique et, plus précisément, la spéci cité de la voie esthétique — picturale et poétique — au sein de laquelle la voie poétique se singularise et manifeste un privilège dont les raisons ont été indiquées en passant : il nous faut les explorer davantage. Mais cette interrogation s’enquiert aussi bien du sens d’être de la Nature — de sa di érence avec le concept de monde et avec celui d’univers — que du statut de l’homme au sein de la Nature. Élaborer une métaphysique de la Nature n’est-ce pas déposséder l’homme de toute initiative ? N’est-ce pas rejouer la mort de l’homme selon une guise spéci que ? Dans ce cas, la métaphysique de la Nature s’inscrirait dans le sillage des œuvres de Spinoza ou de Heidegger qui, chacun à sa façon, sacri e l’irréductibilité de l’homme au pro t de la Nature ou de l’Être. Or, il n’en est rien dans la philosophie dufrennienne alors même qu’elle s’avance vers une pensée de la Nature, héritière, pour une part, de Spinoza. On a montré que l’homme n’est pas une simple e orescence de la Nature sans être une subjectivité souveraine, de même que le poète n’est pas la simple voix de la Nature perdant toute consistance singulière. La métaphysique de la Nature ne perd pas l’exigence corrélationnelle qui est celle de la phénoménologie. La phénoménologie poétique ouvre la voie à une métaphysique qui accède à la vérité du monde dans son être originaire, mais le monde possède une structure strati ée en fonction du point de vue porté sur lui. Il prend d’abord sens comme monde esthétique — en 1953 — et comme monde poétique — 1963 —, mais les attitudes des hommes à son égard sont multiples et le monde possède la plasticité de se prêter à ces regards ou attitudes variées. Nous décelons désormais la possibilité et le sens de la métaphysique, prolongeant les analyses du premier chapitre de cet essai. Nous disposons en outre de toutes les ressources théoriques — conquises au l des di érents moments de notre
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ré exion — pour élucider les résultats de cette métaphysique repensée. L’enjeu est de découvrir la Nature en elle-même, dans sa « puissance originaire »108, et c’est la conscience poétique — davantage encore qu’esthétique — qui donne accès au monde comme tel, cheminant du rapport de l’homme à la Nature vers la Nature elle-même. Voies de la métaphysique L’heuristique poétique — dont il faudra interroger à nouveau la possibilité et les réquisits de méthode — assure une plongée dans le tissu du monde au point d’en éprouver la puissance et d’ouvrir la voie de la métaphysique. Il s’agit donc d’une métaphysique selon le sentiment et selon le poétique : la phénoménologie du sentiment est la condition de la métaphysique. Mais c’est le sentiment poétique — l’état poétique — qui permet le mieux de répondre à l’exigence métaphysique entrevue dès 1953. Il importe d’abord de revenir sur la dimension strati ée de la ré exion sur le monde qui envisage des points de vue distincts sur lui. Chacun à sa manière appelle et participe d’une archéologie découvrant la puissance de la Nature. Celle-ci a eure en e et dans les réalités qui en participent et qui en livrent une guration déterminée. L’inévitable question porte sur la possibilité de ce passage — qui est peut-être un saut — vers la Nature en elle-même et, partant, elle porte sur la manière d’accéder à l’absolue Nature et sur la manière de la dire, non seulement dans le langage poétique mais aussi dans celui de la philosophie. Commençons par xer brièvement la distinction déjà évoquée entre monde, univers et Nature, sans nous y attarder, car nous l’avons longuement développée ailleurs109, et notre l conducteur est celui d’une cosmopoétique. Dufrenne écrit : « Le monde, c’est le réel ordonné à la vie singulière d’une conscience percevante : réel indéterminé, mais signi ant, parce que centré sur l’expérience d’un être singulier. »110 D’abord, conformément aux analyses de Husserl, Merleau-Ponty ou De Waelhens, la notion de monde est décrite par celles de champ et d’horizon, qui appellent le concept de fond car l’horizontalité de la perception implique que toute donation s’e ectue en profondeur, c’est-à-dire selon elle. Mais, d’emblée, Dufrenne conçoit cette profondeur selon sa manière propre sans toutefois abandonner l’enseignement essentiel de la théorie de la
108
Dufrenne, « Avant-Propos », Jalons, p. 25. Nous renvoyons à Naître au monde, p. 113 sq et à La Transpassibilité et l’événement, p. 461 sq. 110 Dufrenne, LP, p. 199. 109
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donation par esquisses. Le fond de monde est ressaisi selon la profondeur du sentiment qui in ltre la perception et la travaille de l’intérieur. Ainsi : « S’il pleut dans la ville comme dans le cœur du poète, il pleut aussi dans toutes les villes et jusque sur les paysages les plus riants : la gures de la tristesse trouvent des harmoniques indé nies ». La distinction entre horizon interne et externe, issue de Husserl, est doublement comprise mêlant les acquis de la phénoménologie à ses propres percées. D’une part, selon la voie d’une phénoménologie de la perception, Dufrenne souligne que les esquisses appellent une suite, chaque perspective annonce un au-delà dès lors livré en tant que fond toujours présent de la perception. D’autre part, l’atmosphère que le sentiment enveloppe ouvre sur le monde depuis le monde singulier déployé, comme le monde de la tristesse. Et, ce monde de la tristesse ne consiste pas en une subjectivation pure et simple du monde car c’est lui qui appelle ce sentiment : c’est lui qui « suscite tous les projets et toutes les expériences, c’est le monde qui est la possibilité de tous les mondes singuliers »111. Ainsi le sujet recueille un sens que le monde propose comme une gure de lui-même, et l’on comprend que le concept de monde se situe à la lisière du phénoménologique et de l’esthétique parce que la perception sauvage est, en elle-même, grosse d’images, si bien que la description de la perception, en son horizontalité, appelle une phénoménologie du sentiment, et c’est sur cette perspective que nous allons nous focaliser, l’essentiel étant que le phénoménologue chemine de la perception — esthétique, mais pas seulement —, et donc du monde, à la Nature comme fond primordial en sa puissance in- nie. Quant à l’univers, c’est le monde conçu par la science qui représente les choses, en récusant les données de la perception immédiate : la science suppose une distanciation e ectuée par la raison qui n’est pourtant jamais totale, car toute position de survol absolu est impossible et, partant, le savant est toujours inscrit dans ce qu’il cherche à connaître. Or, l’idée de Nature est aussi conquise depuis les résultats de la science, lorsqu’elle découvre les forces qui sont à l’œuvre dans le monde et théorise une dynamique qui laisse entrevoir le monde en tant que Nature naturans. La philosophie de la Nature se trouve donc nourrie par la science et par la phénoménologie qui décrit le monde comme ce qui enveloppe les mondes singuliers : la Nature se présente sous l’espèce de cette puissance des mondes, elle est le « réel comme débordant »112. L’essentiel est désormais que la Nature-Puissance — marquée par un 111 112
Ibid., p. 200. Ibid., p. 203.
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être-en-devenir — est saisie par une conscience poétique inspirée par cette inspirante qu’est la Nature, mais la Nature se donne alors de façon paradoxale puisqu’elle a eure en sa puissance et se donne comme ce qui échappe. Il faut donc à la fois revenir sur la hardiesse de la métaphysique, sur l’aporie qu’il s’agit de conjurer, et sur le privilège de la voie poétique. Nous avions parlé, dans un ouvrage antérieur113, d’une épochè de la ¿nitude intérieure à la ¿nitude a n de penser l’idée de la Nature qui est d’ailleurs moins une idée que le sens ultime de la réalité comprise comme cette sur-puissance qui a eure au sein du sentiment. Car la Nature est la réalité originaire telle qu’elle existe indépendamment de l’homme, si bien qu’elle ne peut être donnée que comme ce qui échappe, et le projet métaphysique est en un sens condamné à l’impossible : il repose sur une donation de ce qui, par principe, échappe à toute donation, à savoir la Nature qui préexiste à l’homme. Dufrenne écrit de ce point de vue : « La Nature, c’est le réel en deçà de la conscience. Or, si nous sommes conduits à cette idée, nous ne pouvons cependant l’aborder que par un saut. Non seulement la ré exion doit désormais faire abstraction de ce que la phénoménologie ou la science ont pu lui apprendre, mais la conscience doit en quelque sorte faire abstraction d’elle-même. Jusqu’à présent nous avons mis le monde et l’homme à égalité : nous avons ainsi dé ni le fondement, tel que l’éclaire l’expérience de la présence : l’homme présent au monde, le monde présent à l’homme. Alors, esse est perceptio. Et il est vrai que toute démarche d’inspiration transcendantale doit partir de là. Mais il nous faut maintenant creuser davantage, et sous le fondement découvrir le fond. »114
Pour atteindre la Nature, il importe de faire « en quelque sorte » abstraction de la conscience, mais cette formule dissimule une contradiction anthropologique puisque, de deux choses l’une. Si le sujet fait abstraction de sa conscience, il est voué à l’inconscience et donc à se perdre comme sujet, à supposer qu’une telle opération d’abstraction soit concevable autrement qu’avec la mort. La disparition conscientielle implique la disparition existentielle, sauf à convoquer les expériences de l’évanouissement à la manière de Montaigne ou de Rousseau. Mais alors aucun enseignement ne peut s’en dégager. En e et, dégager un tel enseignement suppose de recouvrer la conscience et, partant, l’expérience s’e ectue encore sur un plan conscientiel, de sorte que ce n’est pas la Nature qui est comprise en elle-même, mais encore la Nature naturée par 113 114
Nous renvoyons à La Transpassibilité et l’événement, p. 455. Dufrenne, LP, p. 203-204, déjà partiellement cité.
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l’homme : elle se trouve conscientisée. Si le sujet est capable d’expériences, ne s’annihile pas dans le monde, il n’accède pas à la Nature sans lui. Cette abstraction prend donc la gure d’un saut dont on se demande comment il est même possible. Il faudrait une plongée sans plongeur, qui rend l’acte lui-même aussi vain qu’impraticable. La tâche apparaît clairement : atteindre ce qui excède la corrélation intentionnelle, ce que Dufrenne appelle le « fondement » pour se fondre dans le « fond » qui n’est autre que la Nature primordiale. Cette métaphysique n’est pas un naturalisme incapable de faire droit à l’homme dissout dans le fond qui le porte115. L’épochè de la nitude est la condition de la métaphysique en tant qu’elle doit assurer une plongée du transcendantal — la corrélation intentionnelle — au transcendant. Méta-physique signi e alors non pas ce qui est au-delà de la Nature mais la Nature comme au-delà du plan physique, du réel qui se donne à l’expérience, et exige un saut vers le transcendant. Il faut donc remonter du fait de la corrélation au fond sur lequel elle s’enlève, ce que Dufrenne appelle la « cause », de façon en vérité théoriquement problématique — la Nature est le « lieu des commencements sans être commencement soi-même »116. Or nous avons déjà montré que la Nature est le lieu de l’émergence de la corrélation sans en être la source qui dépend d’un événement métaphysique, perspective que Dufrenne envisage furtivement, son œuvre comprenant deux perspectives théoriquement hétérogènes dont nous avons établi que seule la seconde est pertinente. Mais la question cruciale est d’abord celle de la possibilité d’une telle métaphysique de la Nature dont l’impossibilité semble au contraire manifeste. Comment le sujet pourrait-il se démettre de lui-même sans cesser d’exister pour découvrir la Nature en ellemême ? Le retour aux choses mêmes s’e ectue toujours au sein de la corrélation dont nul dehors n’est concevable appelant exactement ce qu’il prétend suspendre. Pourtant Dufrenne ouvre la voie à une métaphysique qui est une métaphysique selon le poétique, c’est-à-dire aussi selon le sentiment. Le principe est le suivant : si la Nature se manifeste nécessairement au prisme de son apparaître à quelqu’un, c’est encore la Nature qui se manifeste. C’est le cas avec le discours du savant où la NaturePuissance a eure au sein de l’énergétique qu’il élabore, mais c’est aussi le cas au sein de la conscience poétique117.
115 116 117
Ibid., p. 204, note 1. Ibid., p. 205. Ibid., p. 206.
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Parce que l’homme est du monde, quelque chose de son être sans lui, donc de la Nature, se donne à lui. Par ailleurs, il s’agit de s’enquérir de l’originaire, non d’une origine aux frontières du néant comme l’indique « Pour une philosophie non théologique », la Nature enveloppant une gure de l’Éternité au sein du devenir118. L’essentiel est ici que le sentiment ouvre la voie à la métaphysique, sentiment du fond qui en constitue l’essence : « N’est-ce pas ce sentiment qui incite d’ailleurs à poser la question du fond au-delà de la phénoménologie du fondement ? Sentiment sauvage, comme a dit parfois Merleau-Ponty, d’une invincible réalité rugueuse, d’une force sans loi et pourtant généreuse, d’une Terremère abyssale et féconde. » Or le sentiment de la Nature est sentiment de la puissance de l’incommensurable qui nous porte constamment, car nous sommes « tout mêlés à elle après qu’elle nous a engendrés »119. Quoi qu’il en soit de la question de l’engendrement de l’homme au sein de la Nature, qui suppose une métaphysique de l’événement120, il demeure que le sentiment de la Nature est bifrons — il est sentiment de sa puissance sans limite et de notre appartenance à cet in ni-de-puissance. Or, de point de vue, c’est l’expérience esthétique et poétique de la Nature qui nous renseigne de manière obvie : « L’expérience esthétique d’un paysage nous fait éprouver notre connaturalité avec la Nature : l’assurance tranquille ou exaltante d’une intimité ombilicale avec la montagne que nous gravissons, la lumière qui nous pénètre, le vent qui nous caresse, le cri d’oiseau qui nous perce. De part en part, comme la Jeune Parque dans l’aurore, nous sommes ouverts à l’élémentaire, nous célébrons des noces incestueuses avec les puissances chtoniennes qui nous ont enfantés. Nous sommes de la même race avec les êtres ou les forces qui composent pour nous le visage de la Nature, nous nous reconnaissons dans les lieux qui hantent les sources, les forêts, les montagnes. Ainsi revenons-nous à l’état de Nature : nous sommes poètes, ou du moins sensibles à une poésie originelle, et le poète authentique doit sans doute traverser cette épreuve pour s’initier à son art. »121
La conscience esthétique possède un privilège car elle est lestée de toutes visées théoriques ou pratiques, elle laisse le monde paraître et ressent son a nité ontologique avec lui ainsi que le monde comme 118
Ibid., p. 207. Ibid., p. 207-208. 120 Voie découverte dans ma thèse de doctorat soutenue en 2011, dans un article intitulé « Vie et existence. Vers une cosmologie phénoménologique », Les Études philosophiques, n°3, 2011, et travaillée pour elle-même dans Métaphysique de la naissance et dans Naissances précédemment cités. 121 Dufrenne, Le Poétique, p. 208. 119
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puissance de cet accord et comme expressivité in nie. Cette conscience esthétique est à son acmé avec la conscience poétique car elle enveloppe la dimension du dire qui soustrait l’homme à l’empire de l’abstraction linguistique et livre le monde comme ce qui peut être nommé — nous le développerons par la suite. L’état poétique est celui d’un homme tout entier investi par le monde et pour lequel les mots sont ceux que la Nature lui inspire à la mesure des images-choses qu’elle comprend. La spéci cité du poète est alors de mettre en poèmes les leçons de l’état poétique en vertu duquel il recueille le sens du sensible. S’il est certain que la poésie n’a pas d’autre n qu’elle-même, elle peut aussi servir au philosophe en tant qu’elle est pourvoyeuse d’expériences qui donnent accès à ce qui paraît inaccessible, à savoir la Nature. Il ne s’agit pas non plus de soumettre la philosophie aux exigences de la poésie, car elle est ré exion, de l’ordre du concept, alors que la poésie possède une puissance de dévoilement inséparable de la trame de ses images. Reste que la poésie peut o rir à la philosophie, en l’occurrence à sa dimension métaphysique, les expériences qu’elle requiert pour se constituer ; Dufrenne l’indique avec une puissance qui suscite l’admiration : « On nous dira ici que la philosophie, retrouvant le langage des cosmogonies, s’abandonne à la poésie. Mais peut-être la poésie exprime-t-elle une expérience authentique et signi ante. Et peut-être la métaphysique n’a-t-elle pas d’autre recours que de suivre de telles inspirations, les seules intuitions dont puissent se nourrir ses concepts, les seuls recours d’une pensée précritique ; ces intuitions joignent la philosophie aux origines de l’expérience humaine, aux ressorts de toute ré exion. Et nous pouvons déjà dire comment ce sentiment de la Nature oriente la ré exion. Il nous engage d’abord à refuser toute ontologisation du fondement, je veux dire tout e ort pour hausser à l’absolu la réciprocité de la conscience et du monde, et pour la convertir en identité. »122
La poésie oriente la ré exion sans xer les concepts que le philosophe élabore, car elle délivre les expériences permettant la constitution de la métaphysique et, en cela, la pensée n’est pré-critique qu’en un sens bien spéci que. Il s’agit en e et de dépasser le criticisme qui montre que la métaphysique ne saurait se constituer comme connaissance faute d’intuition ou d’expérience de l’absolu. Mais Dufrenne tire bien les leçons du criticisme, et la métaphysique n’est possible, en sa dimension théorique, qu’autant qu’une expérience de ce qui dépasse l’expérience est elle-même possible. On parlera alors moins de science — dont la 122 Ibid., p. 208. Mais Dufrenne ne revient pas en deçà de la révolution copernicienne accomplie par Kant (Ibid., p. 219).
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connaissance porte sur ce que Dufrenne appelle univers — que de métaphysique car un saut dans le transcendant s’impose, et c’est la poésie qui assure la possibilité d’un tel saut, ou du moins l’état poétique que le poète met en poème, si bien que la métaphysique repose sur le natal-participatif lorsqu’il enveloppe la dimension du langage et, donc, lorsque l’état esthétique prend la gure de l’état poétique. Par ailleurs, nous le suggérions, les origines de la pensée humaine qu’évoque Dufrenne ne renvoient pas à une pensée de l’origine au sens de l’onto-théologie mais bien à une pensée de l’originaire qui est la tâche de la métaphysique. La philosophie doit se hisser à hauteur de poésie, des expériences que la poésie porte à la parole et qui remplissent les concepts que le philosophe doit alors tailler sur mesure. La métaphysique selon le sentiment découvre la Nature naturante, la puissance du fond, retrouvant le patronage de Spinoza et de Schelling en mettant l’accent sur la « fécondité du devenir »123. Nous ne suivrons pas cette voie, explorant cette liation, qui nous éloignerait de notre l conducteur. Considérons l’état poétique en tant qu’il permet l’élaboration d’une cosmopoétique qui est donc une métapoétique. Cette métaphysique de la Nature met l’accent sur sa fécondité, sur la dynamique qui est la sienne, et c’est en quoi elle est pensée comme une « inépuisable réalité », rompant avec Heidegger qui, en raison de la di érence ontologique, tend à hypostasier l’être, à céder à l’onto-théologie. Il faut donc penser « l’étant comme être »124 ou l’être comme puissance, et dépasser l’opposition de l’Un et du multiple. La Nature n’est pas autre que les étants sans se réduire à aucun d’eux, ni à leur somme agrégative, elle est puissance-de-l’étant et puissance étante en ce sens. Comme l’indique Dufrenne, l’idée de Nature fait signe vers la « réalité du réel » sans qu’il s’agisse encore de la présence qui est « présence à » alors que la Nature est le fond qui précède toute subjectivité, et ce n’est qu’avec la subjectivité que l’apparaître surgit dans l’être125. Deux questions métaphysiques sont alors envisagées — celle de l’être du fond, nalement pensé comme puissance, et celle de l’émergence d’une subjectivité dans l’être, qui ne sera pas traitée de façon complète par Dufrenne, et qui appelle une métaphysique de la naissance que nous élaborons de notre côté. Ces deux questions sont entrelacées car Dufrenne cherche pour une part une détermination de la Nature permettant de rendre 123 Ibid., p. 209. Ce qui bien sûr témoigne de la dette à l’égard de Bergson mis en évidence dans le troisième chapitre de cet ouvrage. 124 Ibid., p. 212. 125 De ce point de vue, Dufrenne rompt avec Sartre, avec la notion d’en-soi (Ibid., p. 213).
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compte de l’apparition du sujet de la corrélation, tout en reconnaissant parfois, trop rapidement, que cette émergence prend la forme d’un événement. Il faut envisager le cheminement vers la Nature selon deux axes qui se croisent, sans se recouvrir, tout en coïncidant dans la découverte de la Nature comme puissance. D’une part, la voie phénoménologique de la métaphysique décèle cette dynamique puissancielle de la Nature et la voie poétique en dé nit la dimension expressive, l’in nie puissance de la Nature témoignant de son a nité avec l’homme. On ne peut penser la Nature que selon son apparaître à l’homme, mais cet apparaître autorise ce que Dufrenne quali e d’hypothèse métaphysique dont la voie poétique livre une attestation expérientielle. La Nature se donne alors dans sa dimension temporelle, qu’il ne faut pas confondre avec la temporalisation subjective qui caractérise l’homme au sein de sa dynamique perceptive. Il y a un devenir des choses qui est intrinsèquement temporel sans que le monde soit du même ordre que la conscience dé nie par la temporalisation évoquée. Ainsi, le « fond est temporel », et penser la Nature naturante requiert une « réhabilitation du temps ». Il en découle, d’une part, que l’« on peut parler d’une Nature avant l’homme » mais non pas d’une « Nature avant la Nature, ou d’un être intemporel avant l’être temporel ». Il y a dès lors une éternité du temps et, partant, de la Nature en sa dynamique incessante, qui n’a pas commencé d’être — ce qui conduit à une philosophie du Devenir, ou de la puissance. D’autre part, cette temporalité du fond nous engage à déceler une « polarisation de la Nature vers l’homme »126 sans qu’il s’agisse ni d’identi er l’être à l’apparaître — ce qui reviendrait à déréaliser l’être, à l’émasculer de son être-là — ni de penser que l’homme est pré guré dans la Nature, Dufrenne héritant de la critique de la nalité e ectuée par Bergson127. Il n’en reste pas moins que « l’apparaître est le suprême possible de l’être »128 alors même que la Nature ne contient pas l’homme comme « un possible logique » ou comme un « possible biologique ». Il su t de dire que la Nature est puissance, et que cette « puissance produit l’homme »129. Pourtant nous décelons une certaine impasse théorique dans cette analyse, car penser la Nature comme puissance n’implique pas que l’homme soit en puissance dans la Nature, ni que la Nature produise l’homme : il est produit en elle, indéniablement, sans être un produit de la Nature. On peut 126
Ibid., p. 215-216. Cette critique est formulée par Bergson dans L’évolution créatrice que cite Dufrenne. 128 Dufrenne, Le Poétique, p. 216-217 ; voir aussi Naître au monde, p. 125 sq. 129 Ibid., p. 219. 127
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bien penser que l’apparaître subjectif est l’apparaître de l’être sans pourtant qu’il ne soit son suprême possible. Dufrenne est au plus près de cette analyse quand il écrit que le surgissement de l’homme possède un « caractère absolu », c’est-à-dire se produit sans conditionnement. Mais il perd le béné ce de cette avancée théorique quand il ajoute que parler de ce caractère absolu est la contrepartie d’une détermination de l’en-soi comme « massivité intemporelle ». Reste que concevoir le devenir naturel comme temps c’est déceler, en lui, « l’image » du soi sans en déterminer la cause, Dufrenne indiquant que « la temporalité de Nature pourrait pré gurer le soi humain » bien que le temps en lui-même ne soit pas « créateur »130. Il nous semble qu’une clari cation conceptuelle suppose de distinguer entre condition de possibilité et condition d’impossibilité. Il faut penser l’Être comme Nature et la Nature dynamiquement a n d’exclure les conditions d’impossibilité du surgissement de l’homme, et même de la vie. Mais exclure ces conditions d’impossibilité ne conduit pas à dé nir des conditions de possibilité, et le surgissement de l’homme est, au sens le plus strict, un surgissement, donc un événement qui n’est pas même pré guré dans la Nature, dans le fond-Puissance, qui en est le lieu sans en être la cause. Si Dufrenne parle parfois d’événement pour penser le surgissement du sujet de l’apparaître, c’est de façon le plus souvent inadéquate, et cette analyse nous conduirait à une métaphysique de la naissance comme événement transpuissanciel131. En dépit de ses réserves, on peut reprendre la conclusion de Dufrenne, retrouvant les résultats conquis selon la voie du poétique : « La puissance est aveugle sans l’homme, et le fond reste abîme. En l’homme la Nature vient à la conscience : les choses deviennent images, au sens où l’entend Bergson dans Matière et mémoire, et ces images nous parlent. Parce que l’homme parle ? Certes, mais la Nature porte en elle cet homme parlant dans la mesure où la vocation de l’être est d’apparaître, où la puissance est en dernière analyse puissance de dévoilement. »132
En fonction de ce que nous venons d’établir, on ne saurait dire que la Nature ait une vocation, pas même celle d’apparaître. L’apparaître de la Nature à l’homme est une aventure de l’être si l’on accorde que l’aventure a pour point source un événement qui n’est pas pré guré dans le scénario cosmique. Mais cet événement du sujet de la corrélation — sa 130
Ibid., p. 218-219. Voir ma Métaphysique de la naissance, p. 187 sq. 132 Dufrenne, Le Poétique, p. 219, texte déjà cité qu’il est désormais possible de comprendre pleinement. 131
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naissance métaphysique — étant immanent à la Nature, le sujet fait paraître l’être, la Nature, et, en cela, les choses deviennent images. Mais elles ne deviennent images qu’en vertu de la puissance expressive de la Nature qui se prête à la perception sauvage recueillant l’expressivité primordiale. Autrement dit, si la Nature se prête à la perception, et témoigne d’un être poétique, elle ne se prête pas au surgissement du sujet percevant lui-même qui est irréductible à la dynamique à laquelle il appartient pourtant133. Cette démarche s’acquitte d’une déduction ontologique de la notion d’image, au sens où Kant parle de déduction transcendantale, et où il s’agit de justi er le droit des catégories à légiférer dans le champ de l’expérience. Il s’agit dans le cas présent de justi er le droit de la notion d’image à recevoir une portée ontologique, à quali er les choses sans les réduire à une imagerie, sans les déréaliser. Dufrenne ne s’exprime pas en ces termes qui permettent cependant de dire la dynamique de sa démarche. La phénoménologie de l’expérience poétique — en sa dimension double — découvre la prétention ontologique de l’image : les images poétiques disent la poésie originelle des choses qui est au fond celle de la Nature. Or la notion d’image traverse l’« Esquisse d’une idée de Nature » où le temps est lui-même compris comme « image du soi », et non comme sa cause. Aussi la Nature est-elle pensée à « mon image », et la « perception suggère à l’homme de se concevoir à l’image des choses plutôt que de concevoir les choses à son image ». Finalement, précise Dufrenne, c’est peut-être sur la force du vent, la violence de l’orage, ou l’obstination de la mer que s’éveille l’idée de volonté humaine loin que cette logique ne cède à un anthropomorphisme134. La logique cosmologique reconduit donc à une cosmopoétique. Ainsi, Dufrenne peut conclure, à l’orée de la section suivante : « C’est dans le regard de l’homme que les choses deviennent images et s’annoncent par là comme choses ». Dans la section intitulée « La Nature et l’homme », l’ambiguïté précédemment indiquée demeure car, à nouveau, Dufrenne indique que « l’homme est produit de la Nature comme une partie d’elle-même »135 alors que son apparition relève d’un événement qui n’est autre que l’événement du dualisme. Pourtant cette naissance intracosmique implique l’a nité ontologique de l’homme et du monde si bien que la perception humaine du 133 La section se termine par une référence à Kant, au jugement esthétique dont Dufrenne opère une lecture ontologique. Il croise de ce point de vue les œuvres de Spinoza et Schelling (Ibid., p. 220-222). 134 Ibid., p. 217-218. 135 Ibid., p. 222.
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monde est comme le miroir que le monde se tend à lui-même — c’est la vérité du cosmomorphisme. Aussi, la perception est e ectivement grosse d’images qui disent aussi bien la Nature en son expressivité que l’homme en vertu de cette connivence ontologiquement expressive avec la Nature. Il faut donc envisager pour elle-même la présence — niveau de l’alliance corrélationnelle — qui n’est concevable qu’autant que l’homme appartient au fond. Ainsi la présence-au-monde repose sur l’appartenance-à-laNature, mais cette appartenance ne dépend pas de l’émergence ou de la production de l’homme par la Nature mais de son événement intraphusique, sous la gure d’une séparation qui ne compromet pas l’inscription naturelle mais l’implique sous la gure de la corrélation intentionnelle. Cette Ur-appartenance rend compte ultimement du phénomène de l’inspiration, et c’est en quoi Dufrenne s’approprie la dé nition kantienne du génie — gurant au paragraphe 46 de la Critique de la faculté de juger — qui est la « disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art ». L’état poétique du poète dépend de cette appartenance ontologique par laquelle il est, comme tout homme, branché sur le fond. Mais, à la di érence des autres, il est capable de transformer le sentiment du fond en création d’une œuvre. En suivant « sa nature [le génie] obéit à la Nature »136, sa nature que Dufrenne quali e de transcendantale et qui n’est autre que l’a priori existentiel du sujet. Cet a priori, sa nature transcendantale, le rend sensible à certains a priori constituant la Nature, c’est-à-dire au sens immanent à sa texture sensible. L’a nité ontologique se spéci e donc sous la forme de la correspondance entre a priori subjectif et a priori structurant l’objet. La corrélation intentionnelle marque alors une union qui n’est pas une unité car elle comprend une dualité qui laisse pressentir cependant une unité première — la Nature — tout en ne cédant ni à l’idéalisme (qui résorbe l’objectif dans le subjectif) ni au naturalisme (qui résorbe le subjectif dans l’objectif). On retrouve en ce point ultime l’équivoque signalée : la Nature est comprise comme « a priori de l’a priori », comme cette unité première car elle « veut et porte l’homme »137. Or la Nature peut être tenue pour l’a priori de l’a priori en ceci que tout être survenant en elle sera de la même éto e qu’elle, accordé à elle, sauf à admettre une contradiction ontologique. Cependant, la Nature n’est pas la source du sujet porteur de ces a priori : s’il est certain que tout sujet survenant dans la Nature est accordé à elle — donc porteur d’a priori, chi re de cet accord — son surgissement, 136 137
Ibid., p. 222-223. Ibid., p. 224.
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en lui-même, est un événement qui transcende la puissance de la Nature. Dufrenne l’écrit avec une remarquable rigueur tout en omettant la médiation événementiale qui a eure pourtant dans « Pour une philosophie non théologique » : « En bref, la corrélation intentionnelle de l’homme et du monde qui dé nit le fondement, telle qu’on la découvre dans la perception ou la praxis la plus humble où l’homme assume déjà la charge du transcendantal, présuppose elle-même une corrélation ontologique qui subordonne l’homme comme partie de la Nature au devenir de la Nature. La Nature devient monde par l’homme, comme le temps devient histoire, mais elle a l’initiative de cette métamorphose en ce qu’elle suscite l’homme par qui elle s’accomplit. L’être n’est pas d’abord l’apparaître, ni le sens ou la lumière ; il est l’impensable puissance du fond, la réalité qui peut apparaître, mais qui n’apparaître qu’avec l’homme et à l’homme, et qui produit l’homme pour apparaître. »138
Il faut comprendre que la Nature est l’Ur-archè permettant de rendre compte de la connivence expressive de l’homme et du monde, mais, pour cela, nul besoin que la Nature engendre l’homme. C’est à la faveur de l’événement de la naissance métaphysique que l’homme entre dans l’être, participe de sa trame, sans être un possible de la Nature. Il y a donc une corrélation ontologique inscrivant l’homme dans la Nature mais la corrélation intentionnelle survient en fonction de l’événement natal, si bien que l’homme appartient de part en part à la Nature, et le langage poétique est le verbe de cette appartenance, disant la parenté expressive de l’homme et du monde ainsi que la puissance expressive de la Nature. Le saut dans le transcendant est alors accompli sous l’égide d’une expérience par laquelle « nous sentons que quelque chose à la fois se dissimule et se manifeste à travers les apparences », car une expérience sans médiation de la Nature est impossible. Il reste donc à serrer au plus près la dimension poétique de la Nature. L’expressivité naturelle se donne de façon multiple, sous les auspices de la lumière comme sous ceux de l’obscurité, selon la ferveur d’une « force éclatante » ou selon le désespoir d’une « nécessité aveugle »139. Il est certain, dans tous les cas, que quelque chose se manifeste de la puissance du fond, la question étant de xer quelle part revient au poétique dans cette diversité apparitionnelle.
138 139
Idem, déjà partiellement cité. Ibid., p. 224-225.
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L’in¿ni poétique La manifestation du fond à la surface, c’est-à-dire à la perception, repose sur le mode d’inscription de l’homme au sein du fond. Parce qu’il s’en sépare, il s’y rapporte, le perçoit, mais parce qu’il appartient au fond, la manifestation de la Nature à l’homme est la manifestation de la Nature à travers l’homme. Ce que Dufrenne indique à nouveau en écrivant que la Nature « veut l’homme », et qu’elle « veut l’homme parlant », du moins cette « première parole qui est la poésie ». S’il est vrai que l’homme peut accentuer la séparation à l’égard du monde selon un savoir formalisé, il ne rompt pas avec lui, et le langage poétique porte la Nature à la manifestation. Alors que le langage prosaïque peut abstraire du réel, le langage poétique révèle le monde. Comme l’écrit Dufrenne, « c’est avec le langage que le transcendantal s’exerce, et la faculté de voir suppose le pouvoir de nommer »140. Nommer en poète, c’est exprimer, et exprimer c’est dévoiler au sentiment, si bien que le monde apparaissant laisse alors transparaître la Nature originelle. Si le sentiment en question est le sentiment que la Nature veut se dire, il convient de l’entendre en un sens précis, libéré de toute équivoque : la Nature s’exprime dans l’expression poétique, c’est-à-dire qu’elle se manifeste en sa puissance de manifestation selon une guise singulière qu’il faut dé nir. Précisons dès lors la teneur propre de la voie poétique, ce qui revient à penser l’in ni expressif en tant que poétique. Nous saisirons le sens et la fonction heuristique du poétique tout en explicitant davantage l’universalité esthétique qu’il revêt — en tant que catégorie des catégories esthétiques — sans négliger son statut de catégorie esthétique singulière. C’est ainsi que nous comprendrons au mieux ce que le poétique révèle, xant pour nir les percées métaphysiques de Dufrenne qui chemine de la nitude expérientielle à l’in nie-Nature. + La phénoménologie de l’art est conduite à une métaphysique de la Nature décrite depuis la conscience poétique. Déjà le livre de 1959 s’achevait sur la fonction de la poésie pour la philosophie sans ouvrir clairement la voie à une métaphysique pourtant appelée dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique. Les réticences de Dufrenne tiennent à l’impératif impraticable de se situer en deçà de la corrélation pour saisir ce qui l’excède, et si la poésie laisse entrevoir la Nature, elle est pourvoyeuse d’images, c’est-à-dire d’un langage étranger au concept et à la rationalité que requiert la philosophie. La ré exion sur l’image, et 140
Ibid., p. 226-227.
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l’imaginaire dont la Nature irradie, sur la beauté, qui est un éclat de monde par laquelle la Nature nous parle, fait chaque fois signe vers une philosophie de la Nature. Progressivement Dufrenne prend conscience du potentiel métaphysique de la phénoménologie de l’art déployée au prisme des images et de la beauté d’ailleurs abordées de façon multiforme depuis une attention à la peinture, à la poésie ou à d’autres arts encore. Le sentiment esthétique livre en ligrane la Nature en sa puissance qui irradie selon la pluralité des arts et dans l’expérience esthétique de la Nature, directement. Aussi la conscience esthétique et plus encore la conscience poétique possèdent la puissance épistémique d’une intuition métaphysique ; Dufrenne écrit de façon décisive : « [L]’important est que sur les objets du monde conjurés par le verbe poétique la Nature se lise comme en ligrane, et qu’ainsi l’intuition métaphysique trouve à s’exprimer, telle que la vit une conscience poétique. Le monde ici, c’est encore la Nature ; et cette sur-détermination dé nit — nous y reviendrons — les images poétiques, les sujets poétisables. »141
La conscience poétique livre une intuition métaphysique — théorisée dans notre premier chapitre —, du moins est-ce la manière dont le philosophe ré échit sur l’activité poétique, et il s’agit là de penser l’état poétique du poète comme celui du lecteur qui s’élève à cette intuition. La conjuration du verbe poétique possède une fonction épochale car elle suspend l’abstraction du langage prosaïque qui éloigne du monde et cette suspension s’accomplit à la mesure de la sur-détermination des images poétiques dont la puissance laisse pressentir la puissance expressive de la Nature et la Nature comme puissance. Ce qui dépasse l’expérience se laisse pressentir en son sein, la Nature pointe dans le monde o ert à l’homme, mais cette intuition est vouée à demeurer sans exhaustivité car la Nature se donne seulement en ligrane comme ce qui excède toute donation. La conscience poétique — en vertu de laquelle le poète écrit — livre au philosophe la ressource pour l’élaboration d’une métaphysique de la Nature. Cette métaphysique possède une valeur théorique car elle n’élabore pas des concepts à vide, mais elle possède la ressource de l’intuition de la puissance du fond qui n’est autre que le sentiment de la Nature. Ce sentiment est un pressentiment, une épreuve en ligrane car la Nature se donne comme foyer de tous les possibles, de toutes les images qui l’expriment sans en épuiser la fécondité inépuisable. Il s’agit ainsi de « faire a uer l’invisible à la surface du visible », et peut-être 141
Ibid., p. 227, déjà cité, nous pouvons le comprendre pleinement désormais.
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est-ce l’« ambition de tout art »142. La poésie, quant à elle, fait résonner les puissances du fond qui se manifestent et se donnent selon la conscience de la puissance des images poétiques attestant que le monde peut être dit, qu’il est de l’ordre du nommable. Porter ces puissances au langage, c’est les porter à la conscience et avoir conscience que le monde est dicible, ce qui nourrit les ré exions du philosophe capable d’entreprendre une heuristique poétique conduisant à une métaphysique. Dès lors, la Nature apparaît « comme langage » : c’est « le fond qui se dit dans le dire du poète »143 ; ce qu’il faut conclure de l’objectivité des images poétiques et des mondes exprimés par elles. Cette objectivité — irréductible à l’objectivation gnosique — des images poétiques implique donc que la Nature témoigne d’un être poétique ; ce qui suppose de dé nir « La Nature comme poétique » — accomplissant le dernier pas de la cosmopoétique. La Nature est poétique, et la poésie dévoile l’être poétique de la Nature, comme l’état poétique du poète qui manifeste sa puissance inspirante. Or Dufrenne précise que la Nature est poétique en son poiein, et c’est la vie qui est sans doute le témoignage le plus direct de la puissance à l’œuvre dans la Nature. C’est l’innocence, l’insouciance et la grâce animale qui expriment cette puissance, mais elle paraît aussi dans le « tumulte des vagues » ou dans l’« embrasement des cieux ». Le tumulte et l’embrasement évoquent le sublime sur lequel nous nous sommes interrogés, et il est considéré comme ingrédient du poétique : « Le sublime est-il d’ailleurs un ingrédient nécessaire du poétique, comme Alain pense qu’il l’est du beau ? En tant qu’il quali e l’être de la Nature selon l’expérience que nous en faisons sur les spectacles du monde, on peut dire en tout cas qu’il possède, sinon qu’il conditionne, l’expérience du poétique. Car la puissance de la Nature se révèle à nous par son être-là autant que par son devenir, par sa grandeur sauvage autant que par sa créativité. »144 Le poétique enveloppe une expérience de la beauté — toujours bizarre selon le mot de Baudelaire —, elle dénote l’expérience d’une familiarité native avec le monde, d’une forme qui est une vie singulière avec sa plénitude propre et qui se donne comme telle, comme un singulier accompli, qui irradie d’un monde. Le poétique de la Nature comporte une part de sublime parce qu’elle se donne dans sa grandeur 142 Ibid., p. 228-229. Les concepts de visible et d’invisible font signe vers les analyses de Merleau-Ponty, nous l’avons montré. Dufrenne se réfère en outre à Heidegger, à l’idée d’un combat monde/terre. 143 Ibid., p. 229-230. 144 Ibid., p. 232.
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incommensurable, sauvage, dans son être-là impérieux. Cependant, quali er le poétique requiert une autre voie, en vérité complémentaire de la première puisqu’il s’agit de décrire ce qui instille les sentiments du beau et du sublime ; nous expliquerons davantage cette complémentarité pour nir. L’essentiel est que la Nature se révèle, se manifeste, que sa dynamique consiste en une entrée-dans-la-manifestation dé nissant un devenir expérientiel ou phénoménologique : «…la visée de son poiein est sa révélation à une conscience » ; formule témoignant d’une téléologie par elle-même problématique. Le secret du poétique tient en tout cas à cette puissance de manifestation : « La force la plus profonde du fond, c’est la force de l’apparaître. Et c’est là que réside le secret du poétique : il est la gloire de l’apparaître par quoi la Nature s’accomplit. »145 La force du fond est apparitionnelle et le poétique dépend des coordonnées de la manifestation pleine, réussie. Dès lors, le poétique n’est autre que la prégnance, l’éclat, le pouvoir d’irradiation de certaines choses qui se donnent comme des images rayonnantes, exhalant un halo d’imaginaire appelé par ce qui est perçu. Ainsi la montagne est une image car son apparaître porte un sens qui dépasse sa réalité positive, elle exprime la majesté qu’exprime la gure du Titan. En cela, la Nature est poétique par les images qu’elle o re et qui sollicitent la parole poétique, car le sens déborde ce qui est donné. Or cette puissance apparitionnelle de la Nature tient à sa puissance expressive, et donc à l’illimitation propre aux images qui enveloppent un monde singulier. Dufrenne dé nit la dynamique apparitionnelle et expressive de la Nature en une formule qui peut être tenue pour l’une des clefs de l’ouvrage car elle en indique l’essence avec une clarté sans faille : « Car la Nature ne parle pas autrement que par cette force silencieuse de l’image. Elle ne dit rien de son être, elle nous dit seulement qu’elle est : elle apparaît. Elle est la puissance de l’apparaître manifestée dans des images irrécusables et lourdes de mondes. »146 Ce qui paraît de la Nature n’est autre que sa puissance d’apparaître dessinant un in-¿ni apparitionnel dévoilé par la poésie, par les innombrables images qu’elle charrie et qui portent un monde dans leur puissance d’irradiation. Parler de la gloire de l’apparaître, c’est évoquer la puissance-demanifestation propre à la Nature, car son être-là inexpugnable consiste, et s’accomplit, selon cette puissance. Les titres de sa gloire sont exprimés par les notions mentionnées de prégnance, de densité, d’éclat, de plénitude, de pouvoir d’irradiation, ce qui reconduit à nouveau à la notion 145 146
Ibid., p. 232. Ibid., p. 236.
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d’image : le perçu est image en fonction de cette puissance-de-manifestation par laquelle il s’illimite en un monde qui nous livre au monde. Cette puissance d’illimitation coïncide avec la puissance de manifestation, si bien que la notion d’image n’évoque pas un irréel mais la puissance surréelle du réel, des choses qui le constituent. Ce sont elles qui, dans la perception, sollicitent l’imagination, explorant leur puissance imageante qui revient aux choses en tant que choses, c’est-à-dire en tant qu’elles participent de la puissance de la Nature147. Autrement dit, l’image annonce la Nature naturante, c’est-à-dire la puissance expressive de la Nature — elle est la « mère des images », et elle « elle parle au poète qui est en nous ». Les images irradient d’un monde et témoignent d’un sens débordant qui livre le sentiment de la Nature : « L’intuition de la Nature se cristallise en images du monde, et ces mondes sont le chi re de la Nature. »148 Ce n’est que par le sentiment que l’homme est ouvert à l’imagination de la Nature, à sa puissance expressive, et le poétique dans la Nature tient à l’éclat et à la densité du perçu qui inspire le poète et donne au poème un air de nature lorsqu’il parvient à exprimer cette plénitude. Le poétique est cette puissance de l’apparaître dont la gloire coïncide avec sa plénitude et son éclat cosmique qui accèdent à la parole dans la poésie. La prolifération de ses manières de paraître — qui est celle des images — est l’attestation que cette puissance d’apparaître est profuse — celle de mondes singuliers et indé nis —, manifestant que la Nature est l’« inépuisable foyer des possibles »149. La phénoménologie poétique découvre donc la Nature comme un in ni apparitionnel, expressif, qui est un in¿ni poétique. Cette heuristique poétique suppose toutefois de penser le poétique en tant que catégorie esthétique universelle et singulière a n de justi er pleinement son privilège esthétique et ontologique. + Cette exigence de méthode est impérieuse. Nos analyses antérieures présentent une certaine abstraction dès lors que son statut précis n’est pas dé ni, ce qui suppose de saisir en sa richesse le sens du poétique. Il n’est toutefois pas possible de « déterminer exactement le champ du poétisable parce que la magie du verbe peut déjouer les
147 On pourrait, sans que Dufrenne ne s’y applique, reprendre la notion husserlienne de ottement pour caractériser l’image en lui associant celle d’expression et de perception que Husserl théorise lui-même. Le ottement, c’est l’idée que le perçu irradie, qu’une chose exprime l’atmosphère d’un monde — selon Dufrenne — qui révèle la puissance du monde, ou de la Nature. Nous renvoyons à Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, trad. fr. R. Kassis et J.-F.Pestureau, Grenoble, Millon, 2002, p. 486 (manuscrit 18b). 148 Dufrenne, LP, p. 234-235. 149 Ibid., p. 236.
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prévisions, de même qu’il n’est pas possible de dire par quelles images la Nature exprime qu’elle s’exprime ». C’est le poète qui exprime et révèle cet être poétique, si bien qu’il peut aussi être aveugle à certaines dimensions du poétique comme en révéler d’autres jusqu’alors inaperçues ; ce qui signi e que l’« homme peut sentir le poétique — et le poète le dire — sur des objets à première vue minces et neutres »150. Aussi l’énergie de la vie, qui témoigne de la puissance de la Nature, se manifeste par l’éclosion d’une eur, sans ainsi que cette puissance ne se donne exclusivement dans le grandiose. Le fond paraît toujours au prisme de la force de l’être, qui n’est autre que sa puissance d’apparaître, manifeste dans l’éclosion évoquée. Il arrive à Dufrenne de parler de l’énergie de l’être, accessible également depuis l’énergétisme en physique, que le poétique atteint de façon distincte selon la fécondité expressive des images, et que découvre aussi une phénoménologie de la vie décelant son énergie propre. Cette énergie se trouve cristallisée par les forces en présence, ce qui implique de concevoir l’être lui-même comme énergie151, selon sa puissance de mondi cation, ou de production, enveloppant une poéticité cosmologique. Cette idée de l’être-énergie implique une reformulation de l’éclatement d’être évoqué par Merleau-Ponty, ou de l’idée que « l’originaire éclate », lui-même compris de façon processive en référence à Plotin : « Merleau-Ponty revient inlassablement sur cet éclatement de l’originaire, comme Plotin sur la procession. »152 Pour le saisir pleinement, il faut penser l’être comme Nature et la Nature comme énergie productive, sans hypostase, dont l’identité consiste dans sa productivité et dans son expressivité poétique. Cette procession cosmologique engage une articulation de l’Un et du multiple, le premier est la puissance-Nature, son énergie dispensive, et le second n’est autre que la pluralité in- nie de ce qui est, chaque chose cristallisant d’une manière singulière la puissance de la Nature. Cette dynamique processuelle appelle en outre une conversion qu’envisagent l’esthétique, l’érotique, l’éthique et la politique dufrenniennes, et nous montrerons que cette conversion consiste en une vie poétique. L’important est d’abord que toute image qui exprime
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Ibid., p. 237-238. Dufrenne, IA, p. 164 et p. 167. Sur cette question de l’énergie, voir La Notion d’a priori, p. 287-288, et mon essai, Naître au monde, p. 120, qui insiste sur ces textes. 152 Ibid., p. 224, p. 239. Nous avons insisté sur ce point dans Naître au monde, p. 103 sq et p. 129 sq, voir aussi p. 244-245. Sur la référence à Plotin, ainsi que Proclus et Damascius, on peut lire LP, p. 22-23. Comme nous l’avons montré, l’orgasme est en outre une expérience qui laisse pressentir « l’idée d’origine, d’une unité première dans l’Un. » (LP, p. 25). Sur l’Un, nous renvoyons aussi à l’Avant-Propos de Jalons, p. 6-13. 151
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une éclosion apparitionnelle, une énergie réalisée — fut-elle ténue — est poétique. À ce compte, le poétique possède une universalité esthétique, il est irréductible à une catégorie esthétique singulière comme le tragique ou le gracieux, et il y a une dimension poétique dans le tragique comme dans le gracieux. Dufrenne donne une dé nition du poétique qui explique cette conclusion : « Poétique désigne l’expressivité des images où s’exprime le poiein de la Nature ». Toute image, en tant qu’expressive, est poétique et, en elle, s’exprime la puissance de la Nature. Le tragique de Rouault est poétique car son tableau est expressif. On pourrait ainsi parler d’un transcendantal-poétique car le poétique est l’expressivité de toute expression quelle que soit son contenu singulier. Il y a donc aussi un « sou e de poésie » dans l’œuvre de Cézanne qui est sensible au poiein de la Nature, dans celle de Debussy qui chante la mer153. Dufrenne prolonge ses analyses et il écrit : « L’être poétique, c’est l’expressivité, qui est elle-même commune à l’objet esthétique et à la Nature. Ce résultat n’est pas négligeable : il rend compte de l’universalité de la poésie en même temps qu’il en fonde l’objectivité. Et il nous autorise à concevoir le poétique comme la catégorie de toutes les catégories esthétiques : si le poétique est en quelque sorte présent dans le sublime, le grotesque ou le gracieux, c’est parce que ces catégories désignent des expressions déterminées, et qu’étant l’expressivité de toute expression il est la condition de leur déploiement. »154 On comprend la logique suivie : toute catégorie esthétique est expressive — délivre un contenu déterminé (gracieux…) en ouvrant un monde singulier —, mais il n’y a d’expression singulière que sous la condition de cette qualité de l’expressivité. Il faut donc distinguer ce qui est exprimé et son être-exprimé, c’est-à-dire la manière dont il est exprimé, qui fait le poétique du gracieux ou du tragique. Pour être tragique, le tragique doit être poétique sous peine que rien du tout ne soit exprimé. Dufrenne ajoute, spéci ant l’enjeu de la ré exion : « Et si l’on conçoit ces catégories comme des a priori, le poétique peut revendiquer d’être l’a priori des a priori esthétiques. Rien d’étonnant à cela, puisque nous le référons à la Nature, et que la Nature, le fond qui produit la conscience capable de l’illuminer, gure bien l’a priori des a priori qui lient l’homme au monde au niveau du fondement. »155 Dire que le poétique est la catégorie des catégories, c’est dire qu’il est l’a priori des a priori esthétique et, partant, étant donné le statut bifrons de l’a priori, on 153 154 155
Dufrenne, LP, p. 240. Ibid., p. 240-241. Ibid., p. 241.
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découvre qu’il y a un être poétique de la Nature, synonyme de sa puissance entendue comme puissance expressive. La métaphysique de la Nature prend la gure d’une cosmo-esthétique qui se spéci e en cosmopoétique. Pourquoi cependant ne pas substituer le terme d’esthétique au poétique, si bien qu’il y aurait un transcendantal-esthétique synonyme de l’expressivité de toute expression ? Et Dufrenne tend à l’assimiler à l’esthétique — il reconnaît « identi er poétique et esthétique : l’état poétique, c’est l’attitude esthétique, en ce qu’elle a de commun au créateur et au spectateur ». Le risque est alors de perdre la spéci cité du poétique saisie notamment sur les œuvres de la poésie, et la notion d’un transcendantal-esthétique paraît requise à condition de préciser que ce transcendantal possède sa contrepartie ontologique car il y a une dimension esthétique — expressive — du monde. S’il est vrai que nous cheminons de la cosmo-esthétique à une cosmopoétique, le titre de cosmo-esthétique fait valoir ses droits en raison de l’identi cation du poétique et de l’esthétique, et aussi parce que les autres arts possèdent une fonction dévoilante. Il faut donc interroger le privilège attribué au poétique qui donne le titre de l’ouvrage et son l conducteur, ce qui suppose de dé nir en outre le poétique comme catégorie singulière et de préciser, de ce point de vue, en quoi il in¿ltre les autres catégories esthétiques sans en eৼacer les caractéristiques propre. Il importe donc de comprendre ce qui fait la singularité du poétique en tant que catégorie esthétique tout maintenant son privilège d’être la catégorie des catégories esthétiques et de conduire au mieux vers la Nature. + Cette singularité du poétique renvoie à la fois à son statut de catégorie esthétique et à sa fonction heuristique, qui dépend de la spéci cité du langage au sein de l’existence. Il est ce qui éloigne l’homme du monde auquel il appartient, mais cette abstraction linguistique — dont Bonnefoy nous dit qu’elle est une aliénation156 — trouve dans le langage lui-même la ressource d’une involution sous la gure de la parole poétique. Elle tient lieu d’un natal-participatif en vérité coextensif à l’état esthétique qui est toutefois à son acmé avec l’état poétique que le poète met en mots. Il y a un sens à privilégier l’état poétique car la poésie est le lieu de la manifestation du monde par excellence, celui où la Nature peut être dite157. Dé nir la spéci cité du langage poétique permet de 156
Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, p. 313, déjà cité. On peut donc penser le poétique comme catégorie de toutes les catégories esthétiques car le langage est ce qui éloigne du monde, et peut aussi obstruer la pratique du peintre qui s’en tiendrait à des représentations d’objets gés par le langage. Inversement, il y a du poétique dans le pictural dès lors que le peintre lui-même se défait de l’abstraction 157
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cueillir le poétique sur le vif sans toutefois que la poésie ne possède en la matière une exclusive. Pourtant seule est accessible une « dé nition tâtonnante et précaire du poétique au sens étroit »158. La voie est d’abord celle d’une phénoménologie de la poésie requise pour déceler le poétique. Cependant, d’une part les catégories esthétiques ne se distribuent pas selon la classi cation des arts (la tragique dans la tragédie, car la tragédie peut être tragi-comique). De surcroît, ces catégories esthétiques sont justiciables du sentiment, ne peuvent être « conceptualisées qu’approximativement » et elles ne peuvent pas être recensées exhaustivement puisqu’elles sont manifestées par des œuvres dont la création est imprévisible. Le contraste avec les arts plastiques ou musicaux est éclairant en tant qu’ils montrent « sans le dire un monde non dicible »159. Les parois de Lascaux expriment le mystère de l’animalité, la part sauvage du monde transparaît dans la montagne Sainte-Victoire de Cézanne, massive et impénétrable, et l’impressionnisme cherche à saisir en couleur la lumière d’avant l’œil : la peinture est un chemin vers l’élémentaire et l’archaïque. Les portraits hollandais — éloignés d’abord de ces puissances ancestrales — nous saisissent par la profondeur insondable qu’ils exhalent. Et Dufrenne de préciser : « Ce qui s’exprime à travers les voix du silence, c’est une Nature encore muette qui se montre sans se nommer. » La poésie nomme, elle fait paraître la Nature comme nommable, et cette di érence est décisive à l’égard des autres arts : « ce n’est pas la même chose pour une cruche ou pour un fruit d’apparaître dans une nature morte ou dans les vers de Rilke, pour le printemps d’être incarné par la Flore de Botticelli ou La Jeune Parque de Valery. » Il ajoute : « Les objets du monde, tant qu’ils ne sont pas nommés, ont gure de sphynx : ils nous signi ent l’altérité radicale de la Nature. Sitôt nommés, linguistique et fait ainsi œuvre de poète pour être peintre. Alors le tableau peut exprimer vraiment la puissance expressive de la Nature, bien qu’il soit vrai par ailleurs que ce soit depuis le regard que le peintre redimensionne son être-au-monde selon sa participation expressive à lui, et peut ainsi mettre le poète sur la voie d’un langage de nature. L’expressivité de toute expression est dite poétique car elle dépend de l’épochè poétique et s’e ectue alors selon lui, même lorsqu’il se déploie selon d’autres voies. 158 Ibid., p. 242 ; « La poésie : où et pourquoi ? », EPh2, p. 254 : « J’ai tenté autrefois de discerner une essence du poétique comme catégorie esthétique, c’est-à-dire comme qualité d’un monde opposée par exemple au sublime ou au tragique ; non sans réserves, et j’en ferais plus encore aujourd’hui. Aux qualités propres de tendresse, de générosité, d’innocence que je pensais pouvoir repérer dans le poétique, il faudrait peut-être joindre parfois une certaine violence, tantôt celle du rire, et tantôt celle de la colère, et selon un inexprimable mélange : le poétique s’éprouve, il ne se dit pas, et ce qui est dit est toujours à côté de lui. » 159 Ibid., p. 242-243.
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les voici éloquents, intelligibles… » Nommer, c’est attester que le monde est habitable, que la Nature « se prête au langage humain »160 loin de se résoudre en une altérité énigmatique toute mêlée d’un secret impénétrable. Avec la poésie, le monde paraît selon un visage humain, selon une familiarité native, et non comme un abîme insondable, un fond inépuisable et étranger. La parole poétique accomplit une métamorphose puisque, sans elle, le monde ne serait pas nommé, mais cette parole n’inscrit pas le sens dans le monde, elle en dévoile l’être poétique. Le langage poétique conjure la prose quotidienne et révèle l’expressivité des choses en les nommant, attestant notre connivence avec le monde jusqu’avec le langage. Ainsi, l’homme peut connaître le monde et se reconnaître en lui : « Logique ne peut revendiquer la priorité. Mais il su t que la Nature se voue au langage, que les choses puissent être nommées : l’indé ni du fond ne se dérobe pas aux dé nitions ; et les dé nitions ne sont possibles que parce que les choses sont nommables : la logique présuppose la poésie. » La poésie livre au grand jour que le monde peut être nommé, elle ouvre une carrière à la logique, aux e orts de la connaissance, bien que poésie et gnoséologie soient irréductibles. En e et, la poésie est cette première parole qui dit le monde, et les mots abstraits proviennent des mots originaires dont use la poésie, si bien qu’une connaissance rationnelle du monde trouve sa possibilité dans l’e ectivité de la poésie. Ainsi, la parole poétique, dans sa fonction dévoilante, est aussi bien une « promesse de rationalité », outre ses vertus intrinsèques, et une « promesse d’humanité »161. En e et, la poésie découvre que la Nature est une puissance apparitionnelle témoignant d’une disponibilité à l’égard de l’homme sur laquelle repose d’ailleurs sa puissance d’apparaître, puisque sans cette connivence rien ne paraîtrait faute d’une commune mesure : le poétique décèle l’humanité de la Nature en dépit de son irréductible altérité. Or les caractéristiques propres au poétique sont attestées par les images poétiques que la poésie recèle, sous la ¿gures des choses et du visage de l’homme. En e et, ce dernier n’est pas seulement le témoin du monde, il en est aussi une partie et, comme tel, il peut être poétique. C’est encore la question de la naissance qui s’avère décisive, car l’homme « naît séparé, mais il a une naissance qui le lie à ce dont il naît »162. Autrement dit, l’homme est au monde sans être totalement du monde ou plutôt 160 161 162
Ibid., p. 244. Idem. Ibid., p. 246.
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il est du monde tout en s’en séparant du fait de sa naissance, cette séparation n’allant pas jusqu’à l’extranéation. Dès lors, l’homme participe de la Nature, il est susceptible de présenter un caractère poétique qui fait sa naturalité. Montrons seulement que la spontanéité marque le caractère poétique de l’homme lui-même, une aisance dans le mouvement, loin de la crispation qui con ne à la réi cation : « L’homme poétique n’est pas l’homme tendu et crispé, c’est l’homme accordé et détendu, gracieux, celui qui retrouve en lui la forme de la liberté naturelle : de la spontanéité, par quoi il commande à sa nature en lui obéissant, par quoi il s’engage avec le monde dans une relation plus harmonieuse que violente. »163 À l’inverse, le non-poétique prend la gure de l’anti-Nature, et il en va ainsi de tout ce qui brise la spontanéité, ou la liberté naturelle, tout ce qui s’apparente à la crispation, à la violence, aux outrages des « âmes cadavériques » selon une formule que Dufrenne emprunte à Rousseau, de façon répétée dans son œuvre. Quant aux choses, il est possible de xer leur caractère poétique négativement, par la caractérisation du nonpoétique qui tient à l’opacité, à l’inertie qui obstrue la manifestation, et témoigne de la « résistance du fond à la lumière ». Ainsi, le non-poétique consiste dans la « résistance à l’apparaître, quand elle transparaît dans l’apparence, voue le monde à la non-poésie »164. Cette résistance tient à la platitude et à l’insigni ance dont témoignent certaines choses de la Nature, à l’inverse des choses poétiques qui possèdent une puissance d’apparaître, une expressivité par laquelle elles nous parlent. Le poétique consiste donc dans la puissance de manifestation et de nomination à titre particulier — d’apparaître langagier —, à rebours de toute opacité, mais cette puissance appelle un équilibre qui est un maximum en son registre propre. Si l’opacité n’est pas poétique, la brillance — ce que Dufrenne appelle luxuriance, faste, éblouissement — ne l’est pas non plus, l’excès de lumière empêchant la manifestation d’éclore vraiment. On a vu que le poétique consiste dans la « gloire de l’apparaître », mais il faut que cette gloire n’o usque pas la manifestation, et que l’éclat n’occulte pas, en un ash lumineux, ce qui se manifeste à l’occasion de cette manifestation. Il ne faut donc pas confondre le « pouvoir de rayonner » avec le « pouvoir d’éblouir », si bien qu’un « sourire peut être radieux, et Vermeer est plus poétique que Rubens, une rose qu’une orchidée ». La monotonie (le monochrome) et le amboyant ne sont pas poétiques, car le poétique consiste dans un rayonnement qui ne frappe pas de stupeur, et enveloppe 163 164
Ibid., p. 248. Ibid., p. 252.
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la fantaisie de l’apparaître, sa liberté inventive et gracieuse. Il y a en outre une tendresse inhérente au poétique, indicatrice de la complicité de l’homme et de la Nature patente dans la nomination, et Dufrenne précise ainsi, concluant son ouvrage, que le « poétique réside à la fois dans la générosité et dans la bienveillance du sensible »165. On découvre donc les caractéristiques propres à la catégorie esthétique du poétique qui consiste dans cette bienveillance du sensible, dans ce rayonnement sans éblouissement qui témoigne de l’a nité de l’homme et de la Nature, c’est-à-dire de l’humanité de la Nature. Ainsi, l’étrangeté de la Nature n’est pas totale, de même que notre a nité avec elle ne perd pas son altérité. Dans les deux cas, rien n’apparaîtrait. Dans le premier, faute de connivence ontologique, la Nature ne pourrait pas nous a ecter, dans le second, elle ne serait qu’un prolongement de nous-mêmes, et non cet autre auquel nous appartenons166. Cette ambivalence de la Nature à notre égard est corrélative de notre ambivalence à son égard, tenant à celle de notre naissance. Parce que l’événement de notre naissance est de l’ordre de la séparation, la Nature se donne comme autre, mais parce que cette séparation s’e ectue sans nulle extranéation, notre étrangeté à la Nature n’est pas totale, et nous participons encore de son éto e. + Cette phénoménologie du poétique permet de conclure sur sa puissance heuristique, c’est-à-dire sur sa fonction dans l’élaboration de la métaphysique. Catégorie esthétique, le poétique est aussi la catégorie des catégories et, comme tel, il possède une fonction de dévoilement ontologique superlative : le rayonnement, la libre fantaisie, la grâce, ou encore la plénitude propres au poétique témoignent de la puissance apparitionnelle de la Nature. L’expressivité de toute expression singulière se trouve quali¿ée par le poétique car elle requiert toujours une docilité expressive qui est à son maximum avec le langage poétique, et les traits du poétique — éclat sans éblouissement etc. — sont les marques de cette docilité ou de cette bienveillance dans l’épreuve de l’altérité cosmique167 : la métaphysique s’accomplit donc selon la voie du poétique au titre d’une cosmopoétique ou d’une métapoétique. La poésie possède la spéci cité de nommer, à la di érence des autres arts, notamment de la peinture, et ce dévoilement langagier est décisif pour la méta-physique. La peinture manifeste la Nature comme profondeur élémentaire et inhumaine, la poésie, car elle nomme les choses, révèle l’a৽nité ontologique de 165 166 167
Ibid. p. 253-254. Nous nous permettons de renvoyer à La Transpassibilité et l’événement, p. 503 sq. Dufrenne, LP, p. 254.
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l’homme et du monde comme son in¿nité imageante. Ainsi, notre présence dans la Nature ne s’indique pas sous le signe de la perte dans un fond abyssal absolument étranger. Il revient à la poésie de manifester cette a nité de la Nature avec l’homme car elle prouve, par son existence même, que les choses peuvent être nommées. Le monde n’est pas inhumain, l’Autre absolu de l’homme. La nomination poétique s’e ectue selon les images envisagées, les mots se trouvant rendus à leur liberté par la syntaxe poétique et dévoilent ainsi la fantaisie expressive de la Nature, sa richesse et sa bienveillance. L’homme y décèle un monde à sa mesure sans pourtant qu’il soit la mesure du monde, sa source constituante, car c’est de la Nature qui a l’initiative de sa manifestation. A nons la singularité de la poésie par di érence avec d’autres arts en référence à des essais ultérieurs. La parole poétique a la spéci cité de manifester que l’homme est de part en part de connivence avec le monde et que le monde se prête au langage, les arts — comme la peinture — engagent l’homme dans un corps-à-corps avec le monde où la dynamique motrice se manifeste de manière obvie, et il en va de même de la musique, de la sculpture et de l’architecture notamment : « L’objet plastique nous émeut, nous propose un itinéraire, une démarche, des haltes, et lorsque nous nous arrêtons, notre œil ne peut plus longtemps se xer. Ce qui est à voir est plus grand que notre vue, et la vision marginale est prise en charge par tout le corps. Pareillement devant la peinture, le regard est un toucher à distance, qui déjà sollicite toutes les ressources du corps. »168 L’expérience de la couleur, ou celle de la musique, impliquent la dynamique corporelle. La poésie se déploie selon une musicalité propre, elle engage le corps, mais le sens prévaut dans son caractère inséparable du sensible en lequel il se dessine. La puissance dévoilante du sens est au premier plan mais ce sens consiste dans l’irradiation d’un monde qui se trouve manifesté au sein des éléments sensibles eux-mêmes. Ce que les arts évoqués dévoilent — comme la poésie sur un mode mineur — ce sont les modalités motrices de l’union avec le monde, les dispositions du corps qui répondent à celles du monde, la poésie dévoile de son côté la Nature comme langage. On découvre alors la puissance de la Nature et son a nité avec l’homme ; Dufrenne écrit: «[…]outre la puissance de 168
Dufrenne, « L’art et le sauvage », EPh2, p. 332 ; « Phénoménologie et ontologie de l’art », in Les sciences humaines et l’œuvre d’art, p. 152 : « La peinture met l’œil en mouvement de façon bien plus impérieuse, elle se met elle-même en mouvement dans le lm d’animation, et, devenue art cinétique, elle s’apprête à descendre dans la rue pour y rythmer la marche des passants ou y accompagner leur ânerie. » Voir aussi : « La poésie : où et pourquoi ? », EPh2, p. 251.
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l’apparaître, il désigne dans la Nature une certaine disponibilité à l’égard de l’homme, qui est d’ailleurs la condition de son apparaître ; et cette disponibilité, par laquelle la Nature se fait consubstantielle à l’homme qui lui est consubstantiel, se révèle sur certains visages du monde exprimé par la poésie. »169 La spéci cité de la poésie et le privilège du poétique sont circonscrits. Ce privilège — rappelons le motif tout juste indiqué — tient à ce que le poétique quali e la condition de l’expressivité des di érentes catégories esthétiques tout en dé nissant une catégorie esthétique singulière que la poésie cristallise et dont la style propre justi e ce conditionnement. La cosmologie esthétique se déploie donc comme une cosmologie poétique : par le poétique, le monde apparaît à la fois comme ce qui est excède l’homme et se donne à lui dans une connivence telle qu’il peut être nommé. Or, de ce point de vue, le poétique témoigne d’une franche proximité avec le phénomène de la beauté caractérisée par l’éclat, ou la réussite de l’expression esthétique, synonyme de sa densité singulière. De façon cohérente, on a vu que le sublime est un « ingrédient nécessaire du poétique, comme Alain pense qu’il l’est du beau »170. Il est une dimension de l’expérience du poétique et, e ectivement, le poétique comme expérience de la Nature — même livré sur des choses ténues — laisse transparaître la puissance du fond qui instille en l’homme le sentiment du sublime sans jamais déserter l’expérience de la beauté ; l’altérité expérimentée serait alors sans commune mesure. La proximité entre le poétique et la beauté se laisse comprendre car elle quali e tous les objets esthétiques parvenant à la perfection expressive, à la plénitude esthétique. Il y a dès lors une beauté du poème lui-même qui tient à sa réussite, comme il y a une beauté d’un tableau, d’une musique ou d’une sculpture. Ne faut-il pas en conclure dès lors que le poétique en tant que catégorie des catégories fait signe vers la beauté ? Et on a montré que le phénomène de la beauté invite à remanier l’idée de Nature en tant qu’elle est l’expérience de l’altérité des choses, du monde, dans sa connivence ou sa familiarité native avec l’homme. Mais le poétique possède une di érence et un privilège dans la conquête de la métaphysique parce qu’il ne dit pas seulement la perfection de l’exprimé mais son style, ou sa gure propre. Si une œuvre poétique est belle, et si la poéticité des autres œuvres est inséparable de leur beauté lorsqu’elles sont réussies, il demeure que 169
Dufrenne, LP, p. 244-245. Ibid., p. 232 ; cité il y a peu. Ce que renforce l’idée déjà mentionnée que le poétique comporte une certaine violence (EPh2, p. 254). 170
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le poétique dit aussi que le monde est nommable, que la parole humaine n’est pas condamnée à l’abstraction : la parole n’est pas acosmique. Le poétique livre un accès au monde qui, autrement que la beauté, montre que le monde est accordé à l’homme et il caractérise dès lors la texture du monde, le style de son apparaître, à savoir le monde comme puissance des images ou in ni poétique. S’il arrive à Dufrenne de relativiser l’idée du poétique comme catégorie esthétique, son privilège onto-anthropologique doit être maintenu, et la cosmo-esthétique s’accomplit en une cosmopoétique171. Ce qui éloigne le plus l’homme de la Nature — le langage — est aussi le prisme expérientiel par lequel la Nature a eure pleinement en sa dynamique expressive qui tient donc à sa poéticité, dé nie comme un rayonnement prégnant qui infuse toute manifestation esthétique réussie et qu’exhausse la poésie au sein de la parole. L’aporie initialement formulée, et tenant à la possibilité de la métaphysique, trouve sa solution achevée172. Notre premier chapitre montrait 171
Sur la poésie, dans les livres plus tardifs que Le Poétique, nous mentionnerons d’abord l’Avant-Propos de Jalons ou encore L’œil et l’oreille (p. 124 sq, p. 137 sq, p. 148 sq) et L’inventaire des a priori (p. 89, p. 114 sq, p. 270 sq, p. 285, p. 298 sq). 172 Notre lecture de la philosophie de Dufrenne diverge de celle entreprise par Maryvonne Saison dans La Nature artiste, en dépit de l’indéniable intérêt que présente cet ouvrage érudit. Ce di érend tient à l’absence de mention de la question de l’événement de la naissance dans son ouvrage alors même que ce motif de la naissance in ltre de nombreux textes et se trouve cristallisé dans l’essai tardif intitulé « Note sur la naissance », publié dans la Revue d’esthétique en 1997, et qui livre un point de vue d’ensemble sur la philosophie de Dufrenne depuis cette question de la naissance. Or cette absence à trois conséquences. (1) D’abord Maryvonne Saison manque les percées les plus audacieuses de Dufrenne quant à la philosophie de la Nature, elle cède à une lecture téléologique de cette philosophie. L’homme est pensé comme voulu par la Nature (La Nature artiste, p. 6-7, p. 30-31, p. 126-129, p. 151). C’est e ectivement l’une des tendances de Dufrenne mais il souligne simultanément qu’il s’agit là d’une façon de parler et, surtout, il montre positivement que l’émergence de l’homme dans la Nature est un événement, qu’il surgit en son sein comme inengendrable. Ces textes sur l’événement et la naissance sont passés sous silence par Maryvonne Saison, ce qui l’empêche de comprendre pleinement le rapport entre phénoménologie et métaphysique dans l’œuvre de Dufrenne faute de penser adéquatement son émergence dans la Nature. (2) Ensuite, elle s’en tient largement à l’idée que la Nature est une idée-limite — ce qui est indéniablement une tendance de cette philosophie — alors que Dufrenne accomplit aussi le saut vers l’inconditionné et trace la voie vers une philosophie de la Nature. Il fallait de ce point de vue aussi approfondir la question du sentiment, depuis la phénoménologie du sentiment déployée en 1953 jusqu’à la métaphysique de la Nature accomplie selon lui à partir de 1963, c’est-à-dire selon le pressentiment de sa surpuissance. Une ré exion sur le statut de la métaphysique requiert alors de repérer le dialogue avec Descartes, Kant et Bergson sur la question d’une intuition de l’absolu, et d’envisager les distinctions entre concevoir et comprendre d’un côté et entre penser et connaître de l’autre. Dans ce cadre, Dufrenne élabore une métaphysique de la Nature selon le sentiment et le poétique, mais cette métaphysique ne peut être comprise que depuis l’appartenance dans la séparation de l’homme à la Nature, donc depuis sa naissance.
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que la conscience esthétique donne le pressentiment de la puissance de la Nature, nous comprenons maintenant pourquoi la conscience poétique assure cette fonction. Bien que les œuvres de Dufrenne soient vouées à une oscillation théorique de ce point de vue également, il est possible de parachever les acquis antérieurs et de concevoir la Nature comme un nouvel in ni — un in ni poétique. Rappelons le teneur du problème. La métaphysique est aussi impossible qu’elle est appelée par la phénoménologie. Elle est une exigence venue de l’épreuve de la nitude qui est l’attestation de notre appartenance au monde qui précède l’homme et le dépasse in niment. Une métaphysique est requise pour penser le fond, la Nature en elle-même, mais elle est impossible puisque la métaphysique suppose de se déprendre de la nitude pour se couler dans le fond. Soit la conscience s’éteint à mesure que le sujet s’abîme dans le tout, soit la conscience est l’obstacle à l’épreuve du monde en soi qui, paraissant, est déjà de l’ordre du pour-nous : ce qui rend possible l’expérience est aussi ce qui empêche la saisie de l’être originaire. La Nature naturante n’apparaît pas en elle-même mais toujours naturée par le sujet qui en fait l’expérience. Pourtant, cette impossibilité de la métaphysique n’est pas sans remède, et une épochè de la nitude est possible depuis la nitude sans qu’il s’agisse de s’en a ranchir. La gure concrète de cette métaphysique fut conquise depuis le prisme de la ré exion sur les arts, l’imaginaire et la beauté qui tous deux conduisent à remanier l’idée de Nature, mais c’est la voie poétique qui possède un privilège alors même qu’elle rassemble
(3) Il n’est dès lors possible d’articuler phénoménologie, métaphysique, éthique et politique — dans la lecture de Maryvonne Saison — qu’en référant de manière unilatérale le désir de justice et la pratique utopique à la Nature artiste. Mais l’archéologie de ce désir est double, elle dépend de l’événement de l’humaine naissance qui est une séparation au sein de la Nature, si bien que l’homme en participe, lui appartenant, mais d’une manière spéci¿que, puisqu’il surgit dans la séparation à son égard. Corrélativement, le désir est, dans sa dynamique propre, un désir ontologique, ou un désir de présence que blessent toute dysharmonie, violence et toute cruauté. L’éthique et le politique s’enracinent donc dans une métaphysique du désir articulée à une philosophie de la Nature. Il reste alors à penser la possibilité du mal qui renvoie à une archéologie complexe combinant une ré exion sur la logique du désir et sur l’idéologie ; ce que montre notre essai Naître au monde consacré à Dufrenne. Nous adressons des critiques comparables à l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Baptiste Dussert et Adnen Jdey, du moins aux essais où il est spéci quement question de la philosophie de la Nature (Voir notamment A. Jdey, « En guise d’introduction. L’esthétique de Mikel Dufrenne et le problème de la méthode : sources, di cultés, enjeux », in Dussert Jean-Baptiste et Adnen Jdey, dir., Mikel Dufrenne et l’esthétique. Entre phénoménologie et philosophie de la Nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 19-35). Ce di érend — pour décisif qu’il soit — se déploie en tout cas sur fond d’un souci partagé de penser l’articulation de l’esthétique à une philosophie de la Nature dans l’œuvre de Dufrenne.
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en elle les considérations sur l’imaginaire et la beauté. On a vu que la poéticité tient à la puissance et à la densité de l’apparaître des images — ce qui engage une philosophie de l’imaginaire dont la Nature est la puissance ultime — et la densité, la plénitude, ou encore la libre fantaisie des images poétiques est ce qui fait leur beauté toujours singulière. La poésie laisse transparaître la Nature comme puissance imageante in- nie et révèle sa connivence avec l’homme — ce qui fait l’humanité de la Nature : elle peut être dite. Mieux : la voie de la métaphysique qui se dessine alors repose sur le sentiment, sur l’état poétique — il y a une intuition poétique qui tient lieu d’intuition métaphysique assurant une expérience de la Nature naturante qui transparaît au sein de la Nature naturée par l’homme. Le sentiment de la Nature — que l’état poétique rend possible — est de l’ordre du pressentiment, la puissance naturante de la Nature transparaît dans ses manifestations poétiques qui laissent se pro ler la puissance in nie de la Nature ou la Nature comme In ni poétique. Transparaître, se donner en ligrane, est la modalité adéquate d’une manifestation de la Nature en sa puissance inépuisable. Nous avions montré que l’In ni ne se donne que comme ce qui échappe et que cet échappement est le pressentiment de sa puissance. Mieux, la possibilité de concevoir l’in nie-Nature était mise en évidence par contraste avec l’acte de la comprendre selon la distinction que Descartes opère à propos de Dieu, nous avons également établi qu’il est possible de la penser selon la distinction kantienne d’avec la connaissance dont le sens est cependant transformé173. En e et, la conscience poétique est la voie royale vers la Nature en sa puissance expressive et imageante, elle en livre une expérience, si bien que la pensée — coïncidant avec la métaphysique — n’est pas sans valeur théorique. Mieux, l’idée de la Nature — idée-limite — trouve une attestation expérientielle sous la gure du pressentiment de l’in ni que livre l’intuition poétique. Concevoir, c’est alors connaître, et cette connaissance s’élève désormais depuis le pressentiment poétique de sa puissance in¿nie, par contraste avec les protocoles expérimentaux propres à la science. L’in ni poétique se substitue en outre à l’in ni théologique, il est un in ni d’immanence, recouvrant la transcendance puissancielle de l’inépuisable. Il ne s’agit pas non plus de l’in ni d’autrui qui brise la totalité du monde de sa hauteur éthique, puisque c’est le monde qui possède cette in nité et celle de l’autre homme en dépend174. L’in ni cosmique est une matrice que ses productions n’épuisent pas, 173 174
Dufrenne, IA, p. 12, déjà cité. Dufrenne, « Avant-Propos », Jalons, p. 14.
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elle existe au contraire selon cette dynamique qui se régénère en se réalisant. Elle est dès lors une puissance in- nie conçue de façon non quantitative comme un réservoir aux possibles en nombre forcément déterminé. La Nature est puissance pure, étrangère au quantitatif, et elle consiste dans ce mouvement incessant de réalisation. Elle est le fond dont toute réalité dépend, procède et s’enracine — l’originaire qui n’est pas une origine en un sens théologique : toute chose participe de sa puissance qui se réalise en elles bien que la Nature soit par elle-même inépuisable. Elle est une vie que rien ne tarit, une énergie en devenir dans ce qui devient — ce qui conduit à penser le devenir comme être. Cette dynamique incessante témoigne en n d’une expressivité primordiale, Dufrenne théorisant à la fois la Nature comme fond et dans son a nité ontologique avec l’homme. C’est lui qui capte cette expressivité : la Nature manifeste cette puissance expressive en se manifestant et la poésie est l’écriture ou le chant de cette puissance de la Nature entendue comme puissance expressive. La méta-poétique atteint la Nature, et il faut distinguer le réel objectivé, le monde sauvage, et la Nature, qui n’est autre que le monde en tant qu’il existe indépendamment de l’homme. Il s’agit, en un sens, du monde sans l’homme — mais en un sens seulement175. En e et, la Nature ne paraît que pour l’homme — ce qui laisse d’ailleurs ouverte la question du sens de l’animalité ou des animaux — de sorte que le devenir-monde de la Nature est l’épanouissement de son expressivité qui se ré échit pour quelqu’un. D’une part, il faut penser la Nature sans l’homme, puisqu’il est apparu en son sein de manière contingente, que cette émergence aurait pu ne pas avoir lieu. Mais, d’autre part, cette Nature sans l’homme est, quoi qu’il en soit, de l’ordre de l’expressivité et, sans lui, elle demeurerait recluse en elle-même sans sujet pour en 175 Quant à l’idée de la Nature comme monde sans l’homme, nous renvoyons à un passage déjà évoqué issu de l’essai intitulé « A priori et philosophie de la Nature », Filoso¿a, 18, 1967, p. 726-727 : « Pouvons-nous d’abord penser la Nature ? Nous pensons le monde précisément parce qu’il est notre corrélat, notre Umwelt […]. Cela n’implique pas que nous constituions le monde mais que nous soyons équipés pour communiquer avec lui, pour vivre en lui et pour le vivre. Le monde, c’est la Nature vécue par l’homme, naturée par l’homme, comme son environnement est naturé par l’animal ; non que l’homme soit, répétons-le, naturant universel ; mais il est “mesurant” parce qu’il porte en lui certaines mesures de l’Être, et que par lui l’Être accède à la conscience. Le monde est donc toujours un monde pour l’homme. Mais alors comment penser une Nature qui serait un monde sans l’homme, avant l’homme, et par conséquent un monde avant le monde, d’où procèderaient ensuite le monde et l’homme, mais qu’il faudrait concevoir d’abord sans référence au monde et à l’homme ? Comment penser ce qu’aucune pensée n’est là pour penser ? En toute rigueur, l’entreprise est impossible, et c’est pourquoi la philosophie s’en remet parfois aux expressions mythiques ou artistiques. » Voir aussi Naître au monde, p. 121.
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faire l’expérience et s’en réjouir. On a montré qu’il faut distinguer condition de possibilité et condition d’impossibilité. L’expressivité de la Nature proscrit les conditions sans lesquelles l’homme ne pourrait émerger en son sein, et c’est en cela qu’il y a une a nité ontologique entre l’homme et le monde, une familiarité native. Mais proscrire les conditions d’impossibilité ne revient pas à rassembler les conditions de possibilité, et l’émergence de l’homme dans la Nature est un événement méta-physique. Dufrenne s’avance parfois en ce sens, mais il soutient aussi que la Nature produit l’homme, et qu’elle veut l’homme pour se manifester, tout en précisant qu’il s’agit d’une simple manière de dire. Si nous retenons la contingence de l’apparition de l’homme, il est requis de concevoir la Nature sans l’homme. Et si nous soulignons simultanément que cette émergence se fait dans l’éto e du monde alors nous pensons leur a nité ontologique : rien de ce qui émerge dans le monde n’est sans commune mesure avec lui — ce serait une aberration ontologique — et cette a৽nité, notre appartenance au monde, laisse pressentir la puissance de la Nature, la Nature naturante au sein de la Nature naturée. Ce pressentiment — sur lequel la métaphysique s’élève — n’est autre que l’intuition poétique qui surgit avec le chant du poème ou, directement, dans la sensibilité à la poésie de la Nature. On trouve indéniablement des textes de Dufrenne qui vont en ce sens bien qu’il signi e sans cesse la hardiesse théorique de la métaphysique et parfois s’arrête à son impossibilité. L’état poétique est une attestation de la poésie du monde qui laisse pressentir la Nature en son être poétique. Cette méta-poétique est une philosophie non théologique puisque l’in¿ni poétique est un in¿ni d’immanence, sans pourtant rester con né à une surface sans profondeur. L’immanence cosmique laisse pressentir l’in ni expressivité de la Nature, et cet in ni exalte le sujet qui en fait l’expérience dans un unisson qui exauce le désir à mesure qu’il le relance : le désir in- ni est aimanté par l’in nité poétique de la Nature. Cette philosophie enveloppe en n une éthique et une politique qu’il importe de dé nir, montrant ce que signi e vivre poétiquement. Vivre poétiquement L’homme poétique est porté par un désir ou une aspiration cosmique sans violence ni crispation, se réalisant selon une communion heureuse avec le monde et les autres et, simultanément, il est prompt à se révolter contre les humiliations, les outrages et les violences que les autres subissent. Habiter poétiquement le monde, c’est manifester une disponibilité ou un accueil spontané et radieux à l’égard des autres et du monde,
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une attention aux beautés qui le traversent. Cette singularité de l’homme poétique est inséparable de l’épanouissement de l’humain en lui et de sa sensibilité à la cause humaine, à la révolte contre les asservissements et avilissements de l’humain. Habiter poétiquement, c’est donc exister au singulier sans que rien d’humain ne soit étranger à l’homme poétique. La dimension poétique de l’existence se double d’une existence aux dimensions du poétique, qui enveloppe l’exigence éthique et politique. Rassemblons les di érents traits de l’homme poétique, ou de la vie poétique. La philosophie de Dufrenne, en sa charge éthique et politique, est tramée d’un souci poétique du monde et des autres. L’homme poétique « se sent responsable du monde »176, et il est tout à fait légitime d’évoquer une éthique poétique qui appelle elle-même une politique de la liberté, de la fraternité et de la singularité. Dans « La poésie : où et pourquoi ? », en 1975, Dufrenne renvoie à la phénoménologie poétique de 1963, tout en soulignant ses scrupules à discerner dans le poétique une catégorie esthétique manifestant la qualité d’un monde distinct du tragique et du sublime. Il met en évidence la puissance existentielle, cosmique et politique de la poésie. D’une part, la Nature est poétiquement disposée et, de surcroît, elle appelle le désir : « La poésie, c’est l’a aire du corps désirant autant que de la pensée méditante. On la méconnaît tant qu’on escamote le corps. »177 Elle se donne dans la musique des mots, elle appelle un corps-à-corps avec eux qui exalte et exauce en même temps le désir de communion avec le monde, elle est ainsi l’occasion d’une jouissance sauvage. Or cette « jouissance poétique » engage le corps désirant et le désir d’une co-naissance avec le monde et avec les autres si bien qu’elle catalyse le désir de justice, le « refus passionné de l’injustice » et de l’« intolérable »178. Les expériences de communion nuptiale avec le monde et avec les autres éveillent le désir de justice à la source de la révolte contre les injustices et ce désir s’enracine lui-même dans le désir métaphysique dé nissant l’homme179. On pourrait aussi étendre le souci poétique de l’humain à la terre et promouvoir une écologie poétique où les choses,
176
Dufrenne, LP, p. 248. Dufrenne, « La poésie : où et pourquoi ? », EPh2, p. 254. 178 Ibid., p. 255. 179 Ibid., p. 256. Il y a en outre une poétique de la fête — la poésie est une « fête du langage » puisqu’elle consiste dans la célébration des mots en leur musique porteuse de monde. Si la fête est collective, il y aussi des fêtes solitaires — « il y a des rêveries du promeneur solitaire où peut surgir la poésie. » Et cette dimension à la fois solitaire et collective de la fête nourrit le désir de l’homme poétique. 177
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le monde et les autres ne seraient plus sous l’empire d’une volonté de maîtrise, d’exploitation, sous l’empire de la technique, comme avait su le montrer Heidegger qui lui aussi se réfère à H lderlin. Pourtant la voie dufrennienne est autre. Il marque son intérêt pour l’écologie politique, et il en appelle à une « conscience du monde », que « vienne au jour une conscience implicite qui anime déjà notre expérience la plus primitive ». C’est déjà l’enseignement de Husserl pour lequel la Terre est l’arche originaire, l’Urarkhè, le sol premier, le fond, et la vie humaine ne peut être comprise que depuis cette appartenance essentielle : la Terre est le sol immobile de tout mouvement, le foyer de sa dynamique, c’est aussi la Terre nourricière et le fond qui porte constamment la vie en toutes ses dimensions. L’humanité doit être pensée depuis ce fond et selon ses relations multiples avec le monde ; Dufrenne écrit : « Une seule humanité, parce qu’une seule et même Terre. Nous, les Terriens, sommes tous solidaires, tous responsables du même sol sur lequel, ensemble, nous nous tenons debout. »180 Or, il élabore lui-même ce qu’il appelle une écoéthique dé nie comme une éthique de l’oikos qui renvoie à la manière d’habiter le monde, si bien que l’éthique requiert une politique, et il est décisif que Dufrenne en appelle nalement à la poésie et à l’art en général181. Bien que la technique risque de dévaster la terre, il serait vain de la proscrire, et une « démocratisation de la technique »182 est requise comme un impératif politique permettant la lutte contre les injustices, les inégalités, et contre l’impérialisme des États pro tant de leur propre développement technique. Ce n’est par ailleurs pas la technique comme telle qui assujettit l’homme et qui serait la responsable des maux a ectant le monde. Ainsi, la « violence sociale n’a pas attendu le viol de la nature » et « ce n’est pas la machine qui impose la cadence du travail forcé, c’est le système de Taylor. »183 Il y a pourtant un péril de la technique qui est d’ordre écologique et dépend d’une non-maîtrise fondamentale, d’une hybris aliénante qui engage l’épuisement des ressources naturelles, une pollution sans 180
Dufrenne, « Terre », Libération, 14 avril 1986 ; repris dans Revue d’esthétique, 30/96, 1997, p. 123-124. 181 Dufrenne, « L’écoéthique comme éthique de l’oikos », Revue d’esthétique, 30/96, 1997, p. 131. 182 Ibid., p. 128. 183 Ibid., p. 130. Cependant, la technique — montre Heidegger — est le mode de dévoilement de l’étant disponible pour l’arraisonnement ; ce qui ne tient pas à la responsabilité humaine. Le di érend entre Dufrenne et Heidegger est toutefois plus profond, et resurgit sur la compréhension de la technique. Parce que l’homme n’est pas le serviteur de l’être, qu’il lui est irréductible, il n’est pas tout entier emporté par lui comme par un processus dont l’être est l’initiateur unique — l’homme en est la co-condition.
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remède, et recouvre surtout la « menace de l’abstrait ». Tout ce qui existe, tout ce qui est senti et vécu, se trouve assimilé au conçu — le réel est mathématisé : « L’oikos change de visage, et l’humain qui s’enracinait en lui risque de se déshumaniser ». L’homme livré au chi re, rendu à la statistique perd son humanité, sa liberté, sa singularité et le souci de l’humain lui-même : « Alors, ce qui peut sauvegarder l’humain, rappeler l’homme à lui-même, c’est encore l’art. C’est la poésie qui garde au langage sa vertu : ce pouvoir de nommer qui est un pouvoir de chanter. C’est l’œuvre littéraire qui sauve la singularité de l’événement ou de l’individu là où la valeur d’échange tend à tout niveler. C’est la peinture qui nous apprend que la couleur a une épaisseur et que, comme dit Merleau-Ponty, loin d’être atome, elle est un “nœud dans la trame du simultané et du successif”. Pareillement du son, auquel la musique restitue son timbre et cette vibration qui est en lui l’amorce du rythme. Soyons donc attentif à l’art, et aux plaisirs qu’il peut nous dispenser : l’écoéthique elle-même nous y invite. »184 Le langage de la rationalité, dès lors qu’il est soumis à l’empire du calcul, objective le réel, perd le sens de sa présence de même que s’évente l’humanité de l’homme. La poésie permet la suspension de l’objectivation calculante, elle est le chant pour une célébration du singulier qui se donne et rayonne d’un monde. L’épochè poétique possède une portée éthique et politique, elle rend l’homme au monde comme elle rend le monde à l’homme, et c’est dans ces retrouvailles heureuses qu’une nouvelle manière de vivre s’invente, à la fois primitive et singulière. Réapprendre à voir le monde, ce n’est pas seulement nourrir un rapport théorique à lui délesté de ce qui l’entrave, c’est vivre humainement en vivant poétiquement, dans le chant du monde et des autres. La littérature, la peinture et la musique possèdent cette vertu de rendre l’homme à son humanité en permettant l’unisson avec le monde dans une communion harmonieuse sensible et sensuelle où la vie perceptive s’exalte dans son abandon pour le monde. L’art conspue l’inhumain sous la gure d’abord d’un oikos aliéné et technicisé, secrétant l’inhumanité des hommes. Sauver l’humanité, ce n’est pas seulement libérer l’homme d’une aliénation de son habitat — du monde qui est le sien —, c’est simultanément le libérer de la volonté de dominer dans l’outrage, ce que montre la pornographie par contraste avec l’érotique : le désir d’une présence de l’autre est irréductible au désir de pouvoir et d’assujettissement que la
184
Ibid., p. 131.
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pornographie engage185. Il y a une érotique poétique où les mots sont autant de célébration de l’autre, où l’éveil au monde s’e ectue depuis l’unisson de vies singulières exauçant le désir de présence au monde dans l’intimité avec une autre vie. Exister poétiquement marque l’événement de la vraie vie, libérée d’une aliénation où le monde s’absente sous l’empire du chi re, de l’idéologie portée par un désir de domination ou de puissance selon lequel le désir se nie dans sa dimension relationnelle de co-naissance avec l’autre et avec le monde. Vivre humainement engage toujours une co-naissance poétique avec le monde qui est aussi de l’ordre du poïétique, l’homme exaltant au singulier une dynamique de création. Il imite alors non pas le naturé mais le naturant, ce que Dufrenne appelle l’« inépuisable fantaisie de la Nature »186. L’homme poétique possède l’innocence et la force simple de l’enfant qui s’étonne du monde, de sa présence en lui, et la conscience poétique dépend de ce regard de naissance187 éveillé par le monde qu’il porte à la parole sans l’objectiver. Il fait l’épreuve de sa puissance imageante, de sa surpuissance expressive si bien que vivre poétiquement, c’est être aimanté par l’imaginaire qui nimbe le réel et être requis par la beauté du monde, par l’éclat poétique des choses qui donnent à rêver, appellent les mots pour les célébrer et suscitent une jouissance née de l’épreuve de leur présence rayonnante et anarchique. L’homme poétique est lui-même sans norme, il échappe au péril d’une uniformisation idéologique, le monde l’appelant à une créativité singulière, à une poiésis sauvage188. Quant à l’irréductibilité de chaque homme par quoi il est humain, Dufrenne la décrit dans Subversion, perversion ; il écrit : «…c’est une poétique comme aboutissement d’une phénoménologie qui pourrait décrire la perversion. » Il envisage alors un pervers sans perversité qui refuse les normes étou antes, réalise une « libération de l’imaginaire », et invente de « nouveaux visages à Éros. » La perversion en question met en marche vers l’originaire, dépouille des idéologies, libère de l’arti ciel pour retrouver le « naturel »189 au sens fort, c’est-à-dire une vie sauvage o rant un plaisir sauvage dans l’épreuve de l’être sauvage, c’est-à-dire de la Nature au sein des perceptions, créations et pensées sauvages. Vivre poétiquement, c’est 185 Dufrenne, « Vers un Éros cosmique », Revue d’esthétique, 30/96, 1997, p. 104 ; et « Esthétique, érotique », Ibid., p. 118. 186 Dufrenne, « Le jeu et l’imaginaire », EPh2, p. 149. 187 Dufrenne, AP, p. 120. 188 Ibid., p. 200. « […] une éducation humaniste, au lieu d’asservir les individus à un modèle commun, leur permet d’a rmer leur singularité. » (« L’écoéthique comme éthique de l’oikos », Revue d’esthéique, 30/96, 1997, p. 129). 189 Dufrenne, Subversion, perversion, Paris, Puf, 1977, p. 185-186.
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conjurer le carcan des institutions et du système, inventer une singularité sans pourtant vivre en solitaire, privé du sens de l’amitié et de la fraternité. La disponibilité poétique n’est pas de l’ordre de la passivité puisque l’épreuve de la puissance poétique du monde aimante le désir et incite à la création, dans le singulier de son expression qui dévoile tout autant une dimension de cette puissance. Il y a donc une érotique poétique et si l’érotique perd cette dimension esthétique et poétique, elle se perd elle-même — le désir de présence à l’amante, dans la joie de l’unisson, se fait désir de puissance, de maîtrise et d’assujettissement : l’autre n’est plus que l’instrument d’un plaisir fermé au monde. L’érotique est poétique car elle est disponibilité, expressivité, bonheur d’un partage avec l’autre qui possède le sens d’une réconciliation cosmique. C’est en quoi l’homme poétique est aussi l’homme révolté qui conspue les fractures, les violences que les hommes se font subir, qui désire la justice et cherche à exalter et protéger l’humain dans l’homme. Cette révolte s’e ectue comme une pratique utopique, selon un imaginaire transgressif, sans céder au réalisme, qui nie le possible au nom d’un monde objectivé ou du système qui étou e la liberté, c’est-à-dire la poiésis sauvage déjà évoquée. Dufrenne écrit : « Parole inspirante aussi : la poésie comme dit Blanchot après Valéry, est pour le lecteur une voie vers l’inspiration : vers un certain état poétique qui est lui-même incitation à l’action ; tout lecteur, quand ce qu’il lit n’est pas idéologisé, est un émeutier en puissance. Car l’émeute est par excellence l’acte d’une poiésis sauvage. »190 La disposition poétique est une disponibilité à la puissance imageante de la Nature, à sa puissance inépuisable qui inspire l’artiste, mais elle éveille aussi la conscience de chacun. La conscience poétique sollicite la conscience politique, elle desserre l’étau des idéologies qui étou ent le possible, réduisent l’avenir à la gure unique d’une répétition du présent, d’une perpétuation du système soutenu par une vie et une pensée standardisées. Dès lors, l’existence poétique enveloppe une poiésis au foyer de l’émeute qui ssure le système et ouvre à l’impossible, de façon imprévisible et événementielle, une politique nouvelle — celle d’une auto-institution permanente. L’exigence est de ne rien instituer qui entrave cette liberté sauvage d’exister en commun selon une dynamique de co-naissance qui n’est autre qu’une manière de co-exister poétiquement, de réaliser l’humain dans l’homme en échos à la poiésis de la Nature. Elle s’exauce en l’homme selon l’événement natal de son apparition, si bien que l’appartenance de chacun à la Nature ne compromet pas son irréductibilité subjective, désirante et librement créatrice.
190
Dufrenne, AP, p. 200.
CONCLUSION
PUISSANCES DU SENTIMENT Nous appelons sentiment ce mouvement par quoi la conscience découvre à nouveau l’unité originaire dont elle émerge et pressent par-là la Nature : tout sentiment est en quelque sorte sentiment de la Nature. Avec lui, c’est l’expérience première de la présence qui s’approfondit, c’est-à-dire qui retentit plus profondément en l’homme. »1
L’expérience esthétique accueille un monde qui révèle une dimension du monde, et c’est le monde qui se révèle alors comme puissance de la multiplicité de ces dimensions, ou de ces atmosphères déployées par chaque objet esthétique. La phénoménologie de l’expérience esthétique conduit à une perspective métaphysique qui atteint la Nature en tant que foyer de tous les possibles et c’est en répondant de façon singulière à la puissance imageante de la Nature que chacun s’élève à sa propre humanité, par une vie au singulier où palpite l’universel humain. La phénoménologie débouche sur une métaphysique selon l’esthétique — c’est-à-dire 1 Dufrenne, IA, p. 295. Relativement à cette question du sentiment, mentionnons le livre de Renaud Barbaras intitulé Métaphysique du sentiment, Paris, Cerf, 2016. Nous nous permettons aussi de renvoyer à notre ouvrage de 2014 — Naître au monde —, la question du sentiment en est déjà un l conducteur — de l’esthétique à l’éthique et au politique en passant par l’érotique et la métaphysique. En outre, le travers de la lecture que Renaud Barbaras opère de la philosophie dufrennienne est double. D’une part, comme Maryvonne Saison, il met l’accent de façon unilatérale sur les textes où Dufrenne tend vers une métaphysique téléologique sans nulle mention de la métaphysique événementiale vers laquelle Dufrenne s’oriente parfois : si l’homme appartient de part en part à la Nature, qu’il participe de sa puissance créatrice, cette participation s’e ectue selon une dynamique puisant dans la séparation événementiale à son égard — double dimension qui permet d’e ectuer l’archéologie du désir et de comprendre son ressort spéci que (ontologique, esthétique, érotique, éthique et politique) : l’homme est « engendré comme inengendrable » (Jalons, p. 24). D’autre part, la théorie du sentiment que développe Renaud Barbaras — visant un sentiment ontologique et non plus seulement esthétique — nous semble en vérité recueillir une analyse déjà présente chez Dufrenne. Il faut selon nous distinguer sentiment esthétique — qui livre le monde que l’objet esthétique déploie —, sentiment ontologique — ou sentiment du fond, de la Nature que présupposent la perception et le désir qui l’innerve — et sentiment métaphysique — qui donne accès à la Nature comme telle, dans le pressentiment de sa surpuissance apparitionnelle et poétique : nous le montrons en détail.
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sur une conception de la Nature qui montre qu’elle existe en elle-même, indépendamment de l’homme — et sur une éthique poétique qui enveloppe une exigence politique. Ressaisir la gure globale de cette œuvre permet de comprendre que le poétique nourrit une pensée du monde et qu’exister poétiquement, c’est vivre pleinement, exaucer en soi l’humanité, l’universel humain en toutes ses dimensions — esthétique, au deux sens de l’aisthesis, érotique, éthique, politique et philosophique. Mais cette poétique généralisée dépend d’une phénoménologie du sentiment — qui est un opérateur d’uni cation de ces di érents versants de la philosophie dufrennienne — et d’une érotique elle-même généralisée en ceci que le désir dé nit la dynamique subjective qui se cristallise dans l’érotique au sens restreint des rapports amoureux. En outre, l’esthétique est elle-même pénétrée d’une dimension érotique — l’expérience esthétique attise le désir tout en suspendant les désirs — de même que l’érotique possède une dimension esthétique qui consiste dans la jouissance sensuelle du sensible qui se donne sous la gure d’autrui. Revenons pour nir sur la puissance du sentiment en commençant par l’heuristique métaphysique qui lui incombe. La métaphysique prend la gure d’une cosmo-esthétique puisque c’est le sens d’être du monde qui est pensé selon l’expérience esthétique et qui se trouve déterminé esthétiquement. Car le monde est puissance des mondes esthétiques, il est, en son fond, puissance esthétique des mondes alors même que cette puissance suppose l’homme car c’est par lui que le monde accède à la manifestation. Il faut pourtant privilégier le concept de Nature, suivant Dufrenne, qui n’est autre que le monde considéré comme fond ultime, ce qu’il appelle aussi le pré-pré-réel2. Cette marque d’antériorité — pré-pré — est celle de son originarité qui ne possède donc pas un sens chronologique. Cependant, la conquête de l’originaire suppose une régression archéologique exigeant la suspension de notre rapport ordinaire au réel — prosaïque — qui s’e ectue selon deux strates. D’abord, la mise entre parenthèses de la perception objective, potentialisée par le langage qui possède une puissance d’abstraction, et ce premier mouvement conduit à la perception sauvage libérée des sédiments de la culture. La perception livre alors le monde dans son apparaître primordial, le pré-réel synonyme du réel à l’état sauvage, l’Être brut. Mais c’est encore le monde qui se donne à une perception sauvage, le pré-réel se laissant ressaisir depuis la corrélation intentionnelle. Pourtant, cette perception sauvage du pré-réel, du réel à l’état brut, laisse pressentir le réel ultime, la Nature comme matrice originelle. Aussi la 2
Dufrenne, « Peindre, toujours », EPh2, p. 211.
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Nature est-elle le réel lui-même ou plutôt il faut envisager deux sens du réel. D’abord, le réel-Nature, qui n’a pas besoin d’être perçu pour être, et dont la réalité se laisse pressentir au sein de l’expérience esthétique et, ensuite, le réel qui se donne à quelqu’un, dans l’expérience esthétique. Il est chaque fois question du réel, et non d’une apparence sans consistance bien que le réel ne se donne pas tel qu’il est en lui-même, puisqu’il se donne selon le prisme de son apparaître subjectif. Reste que cet apparaître n’est pas pure apparence car il n’y a de manifestation qu’autant que le réel s’y prête et que, partant, cette manifestation n’est pas une falsi cation sans nulle commune mesure avec ce qui se manifeste à cette occasion. On se situe par-delà la distinction du Même et de l’Autre. La manifestation de l’Être n’est pas de l’ordre du Même, il n’y a pas identité entre ce qui se manifeste et sa manifestation. Mais cette non-identité ne se confond pas avec une pure Altérité abolissant toute commune mesure sans quoi la manifestation serait tout simplement impossible. Ni identité pleine, ni di érence sans faille, l’être est autre que sa manifestation sans témoigner d’une Altérité absolue. Ainsi, le monde n’est pas tout autre que la Nature ni la Nature falsi ée par son devenir-monde au point que le monde serait simple apparence sans rien témoigner de l’être qui a lieu en elle. Il y a donc une dynamique archéologique menant du monde à la Nature, et c’est l’expérience esthétique qui assure cette conquête, c’està-dire le sentiment. La cosmo-esthétique se déploie en outre comme une cosmopoétique car l’état poétique est un natal-participatif qui situe l’homme dans le registre qui éloigne le plus de l’originaire, à savoir le langage, tout en suscitant une suspension de l’abstraction linguistique. L’état poétique livre ainsi le sentiment de la Nature qui témoigne à la fois de son in nité et de sa communauté ontologique avec l’homme. Il est en e et décisif que la perception esthétique s’accomplisse dans le sentiment car c’est le sentiment qui capte l’expressivité de l’objet esthétique. Mais le sentiment d’un monde — dont l’objet esthétique rayonne — laisse pressentir la puissance de la Nature. Mieux, au sein du sentiment, la Nature se donne comme puissance expressive, et c’est en quoi la métaphysique enveloppe un cosmomorphisme. La puissance du sentiment consiste dans le pressentiment de la puissance du monde ou du monde comme puissance, c’est-à-dire comme Nature. Mieux : la puissance du sentiment coïncide avec l’intelligence de l’expression dont l’objet esthétique rayonne, avec l’epreuve du monde singulier qui est le sien, mais le sentiment esthétique comprend aussi l’évidence que le monde esthétique dévoile le monde, si bien que le sentiment esthétique se fait sentiment ontologique ou
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cosmologique. Insistons sur l’originarité du sentiment : il nous jette au monde dont il est l’accueil premier sans lequel rien ne nous serait donné, et il n’y aurait pas même de sujet faute d’une expérience quelconque. C’est ainsi que Dufrenne insiste sur le « sentiment du réel » qui est le « sentiment du sur-réel, de cette puissance du réel qui se concentre en certains objets, de cette richesse du sens qui se prodigue en certaines images ; et c’est dans une conscience encore pythique que s’éveille ce sentiment. »3 Et Dufrenne écrit de façon décisive : « L’être-là du monde comme extériorité spatio-temporelle, c’est sans doute le premier a priori. Être au monde, c’est d’abord éprouver qu’il y a un monde, mais aussi qu’on en est. Il y a. Quelque chose est donné, que je n’ai pas demandé, mais qui est là… »4 Le sentiment est l’épreuve originaire de l’être-là du monde ou du monde comme présence en laquelle je suis inscrit, et à laquelle je participe. Il y a…au sens où je suis jeté dans le monde qui m’arrive au sein du sentiment ; il est à la fois ce à quoi j’appartiens et ce que je rencontre, et que je ne rencontre qu’autant que j’y appartiens sans que cette appartenance ne soit en rien la marque d’une constitution. Le sentiment est l’ouverture a ective première sans laquelle rien ne serait pour moi et sans laquelle je ne serais pas. C’est pourquoi Dufrenne quali e le sentiment de premier des a priori car, sans lui, nul a priori subjectif ne pourrait nous accorder à un a priori objectif innervant le monde. Il faut pour cela que le monde nous arrive et que l’on soit d’intelligence avec lui, et il se donne e ectivement à la fois en son être-là, en sa nue présence, et comme puissance expressive. Parler du sentiment comme d’un a priori, c’est le penser comme condition originaire de la manifestation, comme une archi-manifestation sans laquelle nulle donation ne pourrait avoir lieu faute d’un lieu en lequel advenir. Ce lieu originaire n’est autre que le monde en son in nie puissance qui est d’ailleurs neutre quant à la distinction de l’espace et du temps, car le monde originaire, le fond, est dynamiquement compris comme devenir ou énergie, et il engage une compréhension élémentaire de l’espace et du temps qui se dessinent au sein des choses en leur advenue. Le sentiment du réel est donc un a priori subjectif, et c’est même le premier d’entre eux en tant qu’il en est le transcendantal non constituant. Il consiste au contraire dans la rencontre du réel en son être-là qui est en
3
Dufrenne, IA, p. 271. Ibid., p. 266 ; nous renvoyons à notre article « Le monde du sentiment : le renouvellement dufrennien de la phénoménologie », présentation du numéro de la revue Recherches philosophiques, n°7, 2018. 4
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outre toujours expressif, cette richesse de sens se trouvant accueillie par les a priori subjectifs qui nous mettent d’intelligence avec le réel. C’est dire aussi que le sentiment est l’a ectivité de notre enracinement ; et Dufrenne écrit de façon très précise : « …si actif que l’homme s’a rme, il ne rompt jamais le cordon ombilical qui le lie à l’originaire, il est nature et partie de la Nature. Cet enracinement il peut parfois l’éprouver plus vivement : c’est précisément cette expérience que nous nommons sentiment. »5 Le sentiment est l’aৼect de l’enracinement, il est ce qui nous lie au monde qui a ue originairement, et c’est sur lui que repose toute visée du monde dans le désir de présence. Mais le sentiment peut aussi passer au premier plan, comme avec le sentiment esthétique qui donne le pressentiment de la Nature comme puissance. Le sentiment dépend donc de la modalité de notre naissance qui est une séparation dans l’appartenance, et il nomme l’accueil du monde qui se donne sur le mode de la pure ouverture. Cette première ouverture est de l’ordre de l’a ectivité, elle est sentiment car le monde auquel l’homme appartient, selon une séparation du dedans, est l’enjeu de son existence. Il est vitalement inscrit dans le monde et appelé par lui, ce qui dé nit un lien a ectif au monde lui-même. En revanche, le désir procède de l’autre dimension du paradoxe de notre naissance, à savoir la séparation, qui implique que le sujet désire ce en quoi il est inscrit sur le mode de la séparation. Parce que le monde est l’élément de sa vie, il lui arrive selon un a ux originaire, le sujet est dans l’il y a, pris par la puissance du monde, partie de la Nature, mais parce que cet enracinement est aussi distanciation, le rapport au monde est de l’ordre du désir de présence. Au paradoxe de la naissance répond le nexus existential du sentiment et du désir qui dé nit l’essence de la subjectivité dans son rapport au monde et à elle-même au sein du monde. Dufrenne xe de façon admirable sa théorie du désir ; il écrit : « [Il] faut encore faire une place à une autre expérience de l’absence, l’expérience de l’objet perdu que suscite le désir. Déjà le besoin est l’épreuve d’un manque — manque de ce que Pradines appelait l’objet complémentaire. Et cette expérience est fondamentale, même si elles peuvent s’apaiser, sont les épreuves que constituent l’être au monde comme être de besoin, c’est-à-dire comme être séparé et que la séparation voue à la mort. Mais ce qui est éprouvé là, ce n’est pas que le monde soit rongé par l’absence, c’est qu’un objet ne soit pas disponible, et que le monde soit indi érent à notre détresse. L’expérience du désir est di érente. La psychanalyse nous enseigne que l’objet de la sexualité n’est pas celui de l’autoconservation : non le lait, mais le sein, objet déplacé ; et c’est ce substitut 5
Ibid., p. 294.
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de l’objet perdu que le désir veut retrouver…et qu’il ne retrouve jamais. Car à la di érence du besoin, le désir est insatiable : il ne s’accomplit jamais que partiellement. Et ce n’est pas parce qu’il n’a pas d’objet (parce qu’il tiendrait à l’ordre du symbolique), c’est plutôt parce qu’il en a trop, ou qu’il attend trop de chaque objet : parce qu’il est rapport à l’impossible. Il n’est pas désir d’un objet déterminé, imaginaire ou réel, sinon par délégation ou par symbolisation, il est désir du tout, d’un autre monde, du monde de la plénitude originaire. Et pourquoi de tout ? Pour s’y perdre. Mais qui, se ? Le désir est encore désir de au sens du génitif. Désir propre à un sujet, vécu par lui, procédant même d’une obscure conscience de soi. Car le sujet ne rêve de se perdre extatiquement dans un ailleurs que parce qu’il a conscience de ne pas le pouvoir, parce qu’il s’éprouve irrémédiablement séparé depuis son irrévocable naissance. »6
Le désir est distingué du besoin en ce que ce dernier évoque un manque circonscrit, qui peut être comblé, alors que le désir est désir de présence totale, et prend un sens cosmologique : il est en cela désir de l’impossible. C’est-à-dire désir d’un autre monde, désir d’une présence au monde comme totalité — désir corrélatif de l’événement de la naissance du sujet par séparation dans l’immanence cosmique. Désir de l’impossible car cette présence conquise signi erait la disparition du sujet qui n’existe comme tel que selon cette séparation natale : la présence sans faille signi e donc la mort du sujet. Pourtant cet impossible se réalise aussi à l’occasion des expériences esthétiques et érotiques. Le sentiment n’atteint pas le monde de façon exhaustive, la conscience s’éteindrait dans ce cas, mais les sentiments évoqués — esthétique et érotique — situent dans une intimité maximale avec lui. Le sentiment est alors l’ouverture à l’objet esthétique ou à l’amante — c’est en se perdant que le soi fait l’épreuve de soi dans l’immanence cosmique. Ainsi, le sujet n’est plus un moi séparé : il ne cesse pas d’être pour autant, il est un soi, qui n’est pas la non-vie mais une anti-vie. Il est encore question d’une vie puisqu’expérience il y a, mais cette vie n’est pas celle d’un sujet vivant à distance du monde. Cette expérience est de l’ordre de l’extase, de l’immersion dans le monde par le sentiment, si bien que le désir de présence s’accomplit avec le sentiment esthétique ou érotique. La perception ordinaire est inséparable du désir dont elle est la voyance en structure d’horizon et, pour que la perception — dont la dynamique est tramée du désir — se déploie, il faut que le sentiment donne d’abord le monde, le sentiment enveloppant le premier des a priori, celui de l’être-là du monde. La perception est mouvement, le sujet parcourant les horizons, 6
Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », LP, p. 46.
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parce que le sujet est né de naissance métaphysique, qu’il est séparé dans l’immanence du monde, et qu’il aspire à ce dont il est séparé. Or le monde ne se donne que depuis le dedans de lui-même, il ne paraît donc que sur le mode de l’horizontalité perceptive, c’est-à-dire dynamiquement. Mais la perception suppose d’abord l’épreuve primordiale de l’être-là du monde sur fond duquel toute perception particulière se déploie, au point que si telle perception se révèle être une illusion, une apparence, elle laisse place à une autre perception toujours sur fond de ce fond de monde que livre le sentiment. Or le désir s’accomplit lorsque le sentiment n’est plus seulement ce qui initie au monde originaire mais ce qui s’épanouit dans l’accueil d’un objet esthétique ou d’un autre, de l’être aimé, et réalise un moment le désir. On peut ajouter qu’il n’y a pas de partition tranchée entre besoin et désir, car le désir in ltre aussi le besoin, susceptible d’excès parce qu’il est sous-tendu par le désir in- ni qui peut ainsi illimiter le besoin. En outre, les analyses de Dufrenne nous donnent les moyens de penser ensemble pulsion de vie, pulsion sexuelle et pulsion de mort, pour le dire selon le langage de la psychanalyse qu’emploie aussi Dufrenne. La pulsion de vie n’est autre que le désir de présence corrélatif de la modalité humaine de la naissance. Ce désir prend alors une gure ontologique et ne se réduit pas à la pulsion d’autoconservation. La pulsion sexuelle est en outre inséparable de la pulsion de vie, et si elle possède un étayage biologique — dépend de l’existence d’un organe sexuel —, elle trouve un sens métaphysique. En vertu de notre naissance métaphysique nous existons comme séparés du monde, ce que Dufrenne n’a pas su expliciter su samment, et, en outre, il faut ajouter que notre naissance biologique nous voue à l’inachèvement, si bien que nous sommes des êtres de relation. Cette dimension relationnelle originaire engage une pulsion d’attachement, l’advenue au monde du nouveau-né supposant l’accueil par les autres. Mais tout au long de sa vie, l’homme s’accomplit dans sa relation aux autres, et c’est ce qui se produit dans l’amour : la sexualité, qui exauce le désir érotique, possède alors le sens métaphysique d’accomplissement du désir cosmologique. La pulsion de vie est inséparable de la pulsion sexuelle ainsi repensée. En n, la pulsion de mort doit être ressaisie depuis la dynamique vitale, ou désirante du sujet, et cette dynamique repose sur l’aspiration à se fondre dans le tout qui n’est autre que la mort. La pulsion de mort déclarée, susceptible de conduire au suicide, est une modalité — désespérée, pathologique ou fanatique — de la pulsion cosmologique, du désir de présence avec le monde, d’être un soi qui n’est plus un moi. Aucun philosophe ne fut conduit à une compréhension aussi rigoureuse de l’essence
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de la subjectivité, permettant de refondre les concepts issus de la psychanalyse freudienne en conjurant le dualisme sans l’annuler, et en donnant un sens métaphysique à ses découvertes, notamment au statut de l’érotique. Sans que l’autre, l’amante, ne soit un simple auxiliaire cosmique, elle permet un accomplissement du désir, et le sentiment amoureux est ce qui donne accès à l’autre en son être qui se pro le en chacun de ses gestes, et en chacune de ses attitudes. Le désir érotique accomplit le désir de présence, de même que le sentiment amoureux ouvre à l’autre, l’aimée, comme le sentiment de monde marque notre éveil à lui. Le sentiment-demonde prend alors la gure du sentiment amoureux car il est amour du monde de l’autre et que, pour l’homme, l’autre est le lieu où le monde a lieu, originairement, dans l’éveil de l’enfant au monde et dans l’éveil de l’homme au monde dans l’amour, c’est-à-dire dans le désir du monde de l’autre. On retrouve donc le nexus du désir et du sentiment, et c’est lui que l’on peut éclairer encore en marquant les percées de Dufrenne à l’égard de Heidegger et de Maldiney. Cette compréhension du sentiment délivre le sens le plus concret de la Be¿ndlichkeit heideggérienne, du sentiment-de-situation qui se situe à l’interface du phénoménologique et du cosmologique. Le sentiment est l’accueil du monde au sein duquel je suis situé, et au sein de ce monde (phénoménologique) a eure le monde (cosmologique), ce que Dufrenne appelle Nature. C’est elle qui se pro le au sein du monde en sa présence massive et néanmoins rayonnante : « Nous appelons sentiment ce mouvement par quoi la conscience découvre à nouveau l’unité originaire dont elle émerge et pressent par là la Nature : tout sentiment est en quelque sorte sentiment de la Nature. Avec lui, c’est l’expérience première de la présence qui s’approfondit, c’est-à-dire qui retentit plus profondément en l’homme. […] Le sentiment, c’est ce mode d’ouverture au monde par lequel s’engage, jusqu’à s’y oublier, la personne tout entière, un sujet qui n’est plus seulement attentif à maîtriser l’objet, mais qui peut le recueillir et l’intérioriser. »7
Tout sentiment est sentiment de la Nature pour une double raison. D’une part, tout sentiment (esthétique, amoureux) suppose le sentiment du réel pour se déployer comme archi-scène de toute manifestation. D’autre part, tout sentiment singulier voit a eurer la Nature en sa puissance in nie, expressive, si bien que tout sentiment engage un retour vers l’originaire en lequel la Nature transparaît, le sentiment donnant le pressentiment de sa puissance. On découvre un point de rupture radicale 7
Dufrenne, IA, p. 295-296.
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avec Heidegger car le sentiment-de-situation n’est pas sentiment d’être jeté dans le monde comme projet — et la rupture est double. D’abord, il n’y a nulle subsidiarité du sentiment à l’égard du pro-jet, car l’intelligence est immanente au sentiment, à la puissance expressive du sensible qui a l’initiative de sa manifestation et à laquelle nous sommes accordés. Par ailleurs, le sentiment nous plonge dans le fond, nous livre à la Nature, sa puissance, son énergie retentit au sein du sujet qui se trouve en se perdant, s’exalte de se fondre et de sentir a eurer cette puissance. Aussi le sentiment-de-monde est inséparable d’une jouissance cosmologique, le sujet s’exaltant de se perdre, et s’ipséise en s’ouvrant à certaines dimensions du monde au sein desquelles c’est la Nature qui se donne en ligrane. L’a priori existentiel s’actualise à mesure des expériences du monde, et c’est en quoi l’ouverture au sein du sentiment engage un procès d’ipséisation, d’éveil du soi au sein de son co-devenir avec le monde : l’intimité à soi advient à la mesure de l’intimité expressive avec le monde et avec les autres qui sont du monde. Le di érend avec Heidegger est donc radical, et il l’est également avec Maldiney qui, lui-même de façon explicite, se démarque de Heidegger. Dufrenne ne s’attache pas à la pensée maldinéenne8, mais, confronter leur perspective respective permet de mieux comprendre la position théorique de Dufrenne. Précisons que Maldiney caractérise le sujet par la transpassibilité dé nie comme capacité in¿nie d’ouverture9, ouverture au Rien d’où sourd l’événement depuis lequel un monde émerge. L’existant n’entre dans ce monde neuf qu’à se transformer à la hauteur du monde dont il fait l’épreuve, et à la transpossibilité de l’événement (surgissant à l’impossible) répond la transpossibilité de l’existant qui se transforme pour accueillir l’événement bouleversant le monde coutumier et les possibles qu’il rassemble. Ainsi Maldiney découvre un sens originaire du sentiment-de-situation, la transpassibilité, qui est plus originaire que le projet et qui, articulée à la transpossibilité de l’existant, décèle le sens premier du rapport au monde. L’épreuve de l’événement donne alors le sentiment d’ex-ister en faisant l’épreuve de la réalité en son advenue événementiale qui engage le devenir autre de l’existant par lequel il s’ipséise à l’impossible. Cependant, la pensée maldinéenne témoigne d’une certaine abstraction qui lui fait manquer la structure de l’apparaître. La 8 Cependant, nous renvoyons à L’œil et l’oreille (p. 34) où Dufrenne se réfère à Maldiney quant à la question du sentir, et donc à la distinction entre l’expérience du paysage et la connaissance géographique venue de Straus. Jamais Dufrenne n’entreprend une confrontation d’ensemble avec l’œuvre de Maldiney. 9 Maldiney, Penser l’homme et la folie, [1991], Grenoble, Millon, 1997, p. 419.
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transpassibilité est décrite comme ouverture au fond, et Dufrenne luimême pense le sentiment sur le mode de cette ouverture primordiale, mais Maldiney précise en outre qu’il s’agit d’une ouverture au Rien. On a montré ailleurs la teneur aporétique de la pensée de Maldiney10, il su t de préciser que cette idée d’une ouverture au Rien d’où sourd l’événement engage une déréalisation de l’événement, synonyme de son caractère décosmologisé. Parce que l’événement sourd de Rien, il ne fait en rien événement et il est événement de rien. Bien sûr l’événement est imprévisible, il est sans cause ni raison, mais il n’est pas ab-solu de tout lien avec le monde — il est un éclat du monde qui se manifeste au sein de l’événement. Si l’événement est imprévisible pour le sujet, il porte la charge du monde en son expressivité primordiale, et c’est encore le monde qui se manifeste par l’événement, si bien que tout événement est d’ordre cosmologique. Il est un éclat de monde qui surgit à l’improviste et bouleverse le monde quotidien sans l’annihiler, même s’il s’agit d’un trauma. Si l’événement — un deuil — met le monde en lambeaux, il s’agit encore de lambeaux de monde qui s’étayent depuis le monde habité, et auquel l’existant s’élève sur fond de sa vie sédimentée, ou s’y e ondre sous les mêmes auspices. Loin de donner le sentiment d’exister dans l’épreuve de la réalité, l’événement maldinéen donnerait le sentiment d’irréalité, faute de porter en lui le monde qui est la marque unique de la réalité, son être-là étant livré dans le sentiment. On voit la rigueur extrême des conquêtes dufrenniennes, et leur fécondité. L’expérience esthétique fait événement, il y a en elle « quelque chose d’insurrectionnel »11, transgressant les normes et les habitudes, dé ant la culture par une perception sauvage, mais cette transgression est aussi l’actualisation d’un aspect de l’a priori existentiel de chacun qui nous accorde au monde et le dévoile en même temps selon sa charge expressive. L’expérience est alors celle de la « plénitude et [de] la force du naturant », et se « perdre, nuptialement »12 dans le monde, c’est faire l’épreuve de cette plénitude et de cette puissance. La puissance insurrectionnelle de l’événement tient à la fois à l’imprévisibilité de sa surrection et à la puissance de monde qu’il porte et qui laisse pressentir la puissance de la Nature. Autrement dit, il n’est plus question de penser le sujet comme Dasein, ni selon la transpassibilité-transpossibilité de l’existant. Il se trouve compris par Dufrenne selon le nexus du sentiment et du désir. Il décèle l’ouverture au monde dans le sentiment et la visée 10 11 12
Nous nous permettons de renvoyer à La Transpassibilité et l’événement, p. 411-559. Dufrenne, « L’art et le sauvage », EPh2, p. 335-336. Dufrenne, « Crise de l’art », EPh2, p. 165, déjà cité.
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du monde par le désir, cette double dimension dépendant du paradoxe de notre naissance. Précisons que le sentiment enveloppe plusieurs signi cations distinctes et articulées, récapitulant les analyses anterieures. D’abord, le sentiment qui marque l’ouverture première au monde, l’ouverture à son être-là, prend la forme d’un sentiment cosmologique ; ensuite, il y a le sentiment esthétique, qui n’est autre que l’ouverture aux œuvres d’art, à quoi il faut ajouter le sentiment entendu comme foyer de la praxis utopique — ce que Dufrenne développe à la croisée des livres de 1974 et 1981. On a vu que le sentiment est l’épreuve première du fond, de son a ux originaire, et il est en cela la marque de notre appartenance. Sans cet a ux originaire, qui est aussi un a ux originel de l’originaire, la perception — voyance du désir — ne pourrait viser quoi que ce soit faute d’être dans l’il y a. Mais le sentiment est d’abord découvert par Dufrenne en tant que sentiment esthétique qui e ectue la lecture de l’objet esthétique, et coïncide avec le sentiment de l’atmosphère que l’objet esthétique exhale, si bien que le sentiment esthétique est sentiment d’un monde atmosphérique ou d’une atmosphère comme monde. Le sentiment cosmologique est la condition de toute épreuve, y compris du sentiment esthétique, car un tel sentiment suppose la première donne du monde, même s’il accueille un monde esthétique singulier. Reste que le sentiment esthétique débouche alors sur le sentiment du monde et, nalement, sur le pressentiment de la Nature en tant que puissance d’apparaître, expressivité in nie — sentiment métaphysique de la Nature comme in ni expressif, esthétique et poétique. En n le sentiment possède aussi une puissance éthique et politique déjà aperçue, et il doit, de ce point de vue, être articulé au désir : le retour vers l’originaire éveille le désir d’un monde autre qui est la matrice de la pratique utopique. Dufrenne écrit de ce point de vue : « Mais elle [la remontée vers l’originaire] a encore une autre justi cation, que je n’avais pas invoquée lorsqu’en 1953, dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, j’avais tenté de frayer ce chemin de la présence au sentiment via la représentation ; l’expérience esthétique était mon seul objet, et je n’avais pas été sensible aux incidences éthiques et politiques d’une analyse du sentiment. Cette étude aujourd’hui prend un sens nouveau : le sentiment, parce qu’il engage l’homme dans un nouveau rapport au monde, le met sur la voie d’une pratique utopique ; l’expérience d’un retour vers l’originaire éveille le désir d’un monde autre et constitue peutêtre le ressort d’une pratique politique di érente. »13
13
Dufrenne, IA, p. 293.
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CONCLUSION
Dire que le sentiment est atteint via la représentation ne doit pas faire oublier qu’entre 1953 et les années soixante, Dufrenne approfondit sa conception du sentiment, et articule le sentiment cosmologique — qui recueille l’a ux originaire du monde sur fond duquel le désir se déploie — au sentiment esthétique qui, lui-même, donne le pressentiment du monde, de la Nature, et exauce un moment le désir. Désormais, Dufrenne attire l’attention sur une autre gure de l’articulation entre le sentiment et le désir au sein de la pratique utopique. Le sentiment est la source d’idées, pas seulement dans l’ordre de la science et des concepts ; ce qui supposerait de reprendre la confrontation avec Bachelard. Il est alors question de ces « grandes idées [qui] ne cessent d’alimenter la pensée ». Ces idées ne sont pas le produit de la raison, et si elles possèdent un caractère totalisant, ce n’est pas au sens kantien où elles engageraient l’entendement dans une tâche in nie. Ces idées, qui sont senties plutôt que pensées, enveloppent des « visages du monde qui ne sont pas la sommation de déterminations préalables »14, elles irriguent le discours quotidien loin d’être le produit de l’entendement, et elles se retrouvent dans la poésie et, parfois, chez les philosophes eux-mêmes. On peut en distinguer deux espèces, suivant nos analyses de l’image germinative. D’une part, il y a les idées qui évoquent l’être-au-monde de l’homme (vie, mort, amour, enfance, vieillesse etc.) : les cultures élaborent selon elles des cosmogonies et elles investissent également la poésie. D’autre part, il y a les idées qui évoquent un monde autre, et qui rassemblent les idées de liberté, de justice, et de fraternité : ce sont autant de promesses du monde qui se donnent bien que leur réalisation témoigne d’une précarité constitutive. Ces idées alimentent la pensée commune ainsi que celle des philosophes qui puisent à leur source vive, et elles s’enracinent dans l’imaginaire, irréductible au désir humain car il dépend aussi des grandes images que la Nature secrète : « L’idée de liberté nous est suggérée par le vol des oiseaux dans l’espace sans limite, l’idée de santé par la force du printemps ou le mouvement de l’athlète, l’idée de bonheur par la grâce des eurs ou le sourire de l’enfant, l’idée de justice par l’harmonie du cosmos, la paix de l’été ou la composition d’une œuvre d’art ; et aussi bien, l’idée du malheur par la disgrâce d’un in rme ou les pleurs qui dé gurent un visage, l’idée de faute par la tache qui souille ou la dissonance qui reste irrésolue, l’idée de l’injustice par la violence destructive des tempêtes, la barbarie des agréations, ou la misère des opprimés. »15 14 15
Ibid., p. 301-302. Ibid., p. 302.
PUISSANCES DU SENTIMENT
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Ainsi l’idée de justice est l’entrelacs du désir humain qui aspire à la justice — à une présence réconciliée — et du monde qui donne des images de la justice dans lequel l’homme trouve un écho de son désir qui en lance la dynamique. En cela, ces idées ne sont pas neutres, elles portent une dynamique intrinsèque. Comme l’écrit Dufrenne, elles « invitent à l’action autant qu’à la méditation ; car elles tiennent aussi leur puissance de ce qu’elles émeuvent et mobilisent. » Ces idées sont des images qui éveillent le désir ; mieux, « elles sont des désirs (ou des contredésirs : dégoûts, aversions) »16. Mais elles ne sont désirs qu’autant qu’elles appellent à l’action et le sujet répond à cet appel en le mettant en œuvre, c’est-à-dire en s’engageant dans une pratique utopique. Ces idées ne possèdent donc pas les attributs que la métaphysique leur confère, à savoir d’être claires et distinctes, ou du moins de pouvoir le devenir, mais cela ne compromet en rien leur puissance propulsive : car « les désirs sont clairs, ils n’ont pas besoin des lumières de l’entendement pour être impérieux. » Chaque fois ces désirs — de justice, de liberté, de bonheur etc. — sont des spéci cations de ce désir unique d’un « monde autre, et d’un être-dans-le-monde ». Il s’agit alors d’un « désir qui est moins suscité par le manque — la perte du sein — que par le plein : par le sentiment du possible, par l’image des possibles dont le monde est gros. »17 Il faut être plus précis que Dufrenne car le désir de justice dépend du désir de présence, et donc de la séparation à l’égard du monde, de cet archi-manque ontologique du monde au sein de l’immanence cosmique qui prend la gure du désir de beauté et du désir de justice. La beauté et la justice sont deux modalités d’une présence réconciliée, harmonieuse avec le monde, qui peut prendre des gures inédites (la beauté est bizarre) et que fracturent la violence et les outrages. Mais le désir de justice est éveillé, mis sur la voie de sa réalisation parce que le monde o re des images de la liberté, de la justice, de la beauté. En ce sens, le plein du monde — éprouvé dans le sentiment — galvanise le désir dont le manque ontologique n’a pas la gure de l’impossible, de l’irréalisable absolu qui briserait son élan. Il su t d’imaginer un monde où nulle aurore ne se dessinerait pour comprendre que le désir ne pourrait pas s’éveiller ou s’éteindrait sous la force de cette négation de lui-même que le monde envelopperait. Ce désir d’un monde autre ne se déploie qu’autant que le monde n’est pas l’autre absolu du monde désiré. Ainsi, les « idées 16 17
Ibid., p. 303. Ibid., p. 303-304.
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CONCLUSION
désirantes éveillées par la Nature suscitent une pratique désirante qu’on peut dire utopique ». Il ne s’agit pas seulement de la production de textes utopiques mais d’une pratique utopique qui est la « pratique créatrice par excellente » destinée accomplir l’imaginaire que le monde enveloppe. Et Dufrenne d’ajouter : « L’action que le sentiment induit alors est une action spontanée, irré échie, à la limite sauvage ». Cette action événementielle fait craquer le carcan institutionnel, et elle est initiée par le moraliste (répondant à un impératif) ou par le politique (témoignant d’une stratégie ré échie). L’action en question est insurrectionnelle, elle suspend les préjugés, les intérêts, et les inhibitions chez l’individu. De l’expérience vive du désirable et du dégoûtant, éprouvée dans le sentiment, naît un élan qui débouche sur la pratique utopique — élan d’abord négatif, refusant le réel établi dès lors qu’il o usque les hommes mais, positivement, cette pratique est instauratrice : « elle tend, pour accomplir un moment le désir, à réaliser l’imaginaire, et non un imaginaire subjectif, mais l’imaginaire de la Nature, un possible qui atteste la puissance du fond et en appelle à un je peux »18. Ce désir s’incarne dans la pratique politique et esthétique notamment — en lesquelles l’humanité de l’homme est en jeu —, la Nature laissant pressentir que le désir possède force de réalité sous la gure des images qu’elle lègue. La puissance du sentiment est donc de galvaniser le désir, de le mettre sur la voie de sa réalisation par ce plein du monde qui est une plénitude de possibles que le désir pourra incarner dans le réel. Le sentiment éprouve cette plénitude de même qu’il sent le scandale de la violence, et il possède en cela une puissance propulsive qui élance le désir. Or, comme l’écrit Dufrenne, « le désir est toujours un peu désir fou »19 ; il transgresse les normes établies et l’homme conquiert de la sorte son humanité, ce desir n’étant pas de l’ordre du délire car il ne se résout pas dans une fantasmatique privée. Il trouve au contraire dans le monde des échos de lui-même o erts par le sentiment. La pratique utopique est ainsi l’acte commun du désir et du sentiment, leur puissance se coalisant du fait de la modalité humaine de la naissance qui nous jette au monde comme ce dont on est séparé sans que cette perte métaphysique n’engage une rupture ontologique absolue. On peut rassembler l’acquis de notre démarche. La philosophie s’accomplit selon la voie d’une cosmo-esthétique qui se décline en outre comme une cosmopoétique, Dufrenne élaborant de ce point de vue une 18
Ibid., p. 304-305. Ibid., p. 309. Cette idée magni que est aussi présente dans « L’imaginaire » (EPh2., p. 132, texte déjà examiné). 19
PUISSANCES DU SENTIMENT
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anthropologie phénoménologique et une métaphysique appelées chaque fois par les exigences de la phénoménologie. Il se situe d’emblée à l’intérieur de la corrélation intentionnelle et repense le sens d’être des pôles subjectifs et objectifs à la mesure d’une refonte de la réduction phénoménologique. Celle-ci se trouve conquise selon la voie esthétique, poétique, et elle débouche sur une réduction cosmologique qui permet la reconquête du monde originaire, c’est-à-dire de la Nature. Cette reconquête ne consacre en rien la dissolution de l’homme dans la Nature qui est pourtant pensée comme Être originaire, la source de tout être. Cependant, pour ne pas perdre la corrélation, et penser selon elle, il convient de rendre compte de l’apparition du sujet au sein de la Nature selon une rupture d’homogénéité, c’est-à-dire selon l’événement métaphysique de sa naissance, entendu comme une rupture sans contradiction ontologique. Dufrenne se contente d’évoquer cette question, et nous élaborons de notre côté une Métaphysique de la naissance qui est appelée par la phénoménologie, celle-ci devant elle-même prendre la gure d’une phénoménologie de la naissance. La voie esthétique et poétique permet en tout cas à Dufrenne de déceler le sens originaire de la corrélation intentionnelle, notre immersion sensible dans le monde qui se donne dans une perception sauvage nous situant au plus près du monde pour en éprouver la présence charnelle. La perception sauvage est conquise selon la voie de la perception esthétique, et c’est alors le sentiment qui s’avère le concept crucial de la philosophie de Dufrenne. Le sentiment est notre première ouverture au monde qui en recueille l’a ux originaire, la massivité du il y a sur fond duquel le sujet désire la présence du monde du fait de sa séparation à son égard. Ce désir est corrélatif de l’événement de la naissance du sujet qui consiste en une séparation sans rupture absolue : la séparation natale implique que le sujet est polarisé par le monde et son immanence cosmique fait que cette rupture situe le sujet à distance du monde en l’ouvrant à lui. Le monde est éprouvé dans le sentiment qui est donc, en son fond, sentiment du fond, ou sentiment-de-monde. Ce sentiment transcendantal-cosmologique — sans lequel la perception ne serait pas possible faute de cette première immersion dans le monde — se manifeste aussi sous la gure du sentiment esthétique, qui est sentiment d’un monde dans lequel c’est le monde qui s’o re selon une atmosphère singulière. Les mondes esthétiques, poétiques, laissent pressentir la puissance du monde, le monde comme puissance qui n’est autre que la Nature. Le sujet de la corrélation est donc ressaisi selon le nexus du sentiment et du désir, et le sentiment cosmologique est la condition pour le déploiement du désir — qui n’est autre que la dynamique de la perception
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CONCLUSION
— mais le désir, en tant que désir du monde, s’accomplit dans les sentiments esthétiques et érotiques. Au travers du monde esthétique, c’est le monde qui se donne et la Nature qui transparaît dans sa puissance expressive. De même, au travers du monde de l’autre — de l’amante — c’est encore le monde qui a ue, qui se manifeste depuis celui ou celle qui en devient le foyer intracosmique. Le désir érotique qui s’exauce dans l’amour, en toutes ses dimensions, réalise un accomplissement cosmologique sans que l’amour ne possède une simple fonction ancillaire, et ne soit réduit au moyen d’une réalisation cosmologique. C’est par l’autre que le désir cosmologique se réalise, et cela n’a rien d’accessoire, car, en vertu de la modalité de notre naissance, nous sommes des êtres de relations, et la relation première au monde passe par l’autre. Le rapport à l’autre est constitutif de notre rapport au monde, si bien que ce rapport au monde est en jeu dans le rapport à l’autre au point qu’il se réalise en lui. Une anthropologie phénoménologique se trouve donc établie depuis la refonte de la phénoménologie engagée par Dufrenne, qui enveloppe une dimension archéologique conduisant à une pensée du devenir-monde de la Nature et à une métaphysique de la Nature. Cette métaphysique, ou cette cosmologie, pourrait emprunter la voie d’une érotique car l’amante reconduit au monde sauvage dans un corps-à-corps situé au niveau du sentir. Mais Dufrenne e ectue de façon privilégiée ce retour depuis l’esthétique et le poétique qui donnent à voir le monde sauvage et à pressentir la puissance du fond. Au contraire, l’amour laisse plutôt palpiter la vie-à-deux dans un monde ouvert, sans claustration — sauf dans ses dérives pathologiques —, si bien que c’est le monde qui palpite encore dans les palpitations de l’amour.
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INDEX NOMINUM A A A A A B B B B B B B B B B B B B B B
163, 174, 211, 225, 310, 321 Ferdinand 8 Louis 288 22, 137 Paul 4 Jean-Sébastien 54, 64-65, 108, 140, 221 Gaston 19, 43, 117, 123-124, 128, 145-158, 162, 168, 181-182, 184, 226, 243, 291, 344 Renaud 333 Charles 167, 213, 216, 218, 227, 277, 289, 310 Clive 243 Henri 1-2, 19, 116-117, 124145, 157, 160-161, 182, 184, 265, 302304, 322 Hector 224 Maurice 254, 257, 331 Charles 287 Nicolas 209 Rosa 168 Ives 121, 315 Jérôme 61 Sandro 268, 316 André 216
Rudolf 276 Paul 57, 187, 216, 226, 228, 314, 316 C Katrie 59 C Paul 134, 167, 286 C Fabrice 162, 175
F F F F H H
H H H H
H
Georg. W. 206 Martin VIII, 7, 60, 75, 100101, 119, 125, 130-131, 144, 146, 193, 253-255, 257, 295, 302, 310, 328, 340-341 François 290 Michel 60 Friedrich 276, 328 Edmund VII-VIII, 2-3, 12, 18, 22, 30, 55, 73, 95-96, 113, 124, 129, 152, 160, 162-165, 182, 184, 256, 259, 274, 296-297, 312, 328 Jean 8
I J J K K
C C
D D D D D D
Eugène 13 Henri 27 Michel 257 Sigmund 117-118, 123
Roman
18, 33, 121
Adnen 20, 254, 323 Carl Gustav 291 Vassily 180 Emmanuel 5-7, 13-16, 18, 20, 22, 27-28, 37-40, 43, 47, 59, 77, 87-89, 93, 100, 103, 106, 125-126, 128, 130, 139, 142, 144, 160, 176, 193-194, 202, 204, 211-216, 221-222, 224, 232, 235, 240-241, 243, 246, 251, 291, 301, 305-306, 322, 324, 344
313 Claude 268, 314 Gilles 69 Jacques 254, 256-258, 260 René 86-88, 322, 324 Annabelle 26, 95, 149, 152,
L L L L N L L L -S L
Jean-Baptiste 20, 254, 323
M
Jacques 257 De Alphonse 288 Susanne 276 André 64 G. W. 70, 81 Emmanuel VIII, 87, 257 Claude 257 Jean-François 263
170 D E
T.-S 274, 276
Henri VII-VIII, 27, 168, 171, 229, 240-242 M Stéphane 43, 276, 286
356 M M M M M
INDEX NOMINUM
R R R
M M M M M M
André 211 Jacques 288 86, 107 Henri 66 -P Maurice VII-VIII, 2, 6, 18-19, 23, 26-28, 52, 97-98, 100, 117, 124-125, 128, 130-134, 142, 144-145, 148-152, 157-176, 179-180, 183-185, 188-189, 216, 229, 259, 261, 263, 265, 291, 296, 300, 310, 313, 329 -A 74, 217-218 Eugène 76 86, 107 Marilyn 43 De Michel 298 Wolfgang Amadeus 61
N N
Pauline 13 Friedrich 1, 213, 251
S
P P P P P P P P P P P P R R R R R R
Blaise 171 Jan VIII, 121, 131, 137-138, 159, 229 Octavio 276 Charles 61 Pablo 207 1, 168, 276 313 Francis 278 Maurice 211, 337 313 Marcel 170 292 Jean 7, 57, 77, 86, 109 Clémence 290 205 63, 109 Paul VIII, 272, 279 Rainer Maria 316
Arthur 216, 286 De Pierre 277, 284 Georges-Henri 6-7, 66, 72, 86, 105-106, 108-109, 221, 314 R Jean-Jacques 5, 298, 318 R Pierre-Paul 218, 318 R Raymond 276 S
S S S
Maryvonne 20, 182, 254, 322-323, 333 Maria Manuela 95 Jean-Paul 11, 18-19, 95-96, 99, 111-114, 117, 122-124, 126, 147, 149, 154, 162-165, 174, 183-184, 263, 290, 302 Friedrich W. 216, 255, 302, 305 Gilbert 19, 124, 184, 189-192, 194-195, 236-237 206 Baruch 69, 86, 91-92, 224, 295, 302, 305 276 66, 166 Erwin 341
T
Joseph Mallord William 68
S S
S
S S
V
Paul 216, 269, 277, 280-281, 284-286, 316, 331 V G Vincent 8-9, 74, 231 V Paul 268 V Johannes 8, 54, 57, 84, 86, 91, 108, 112, 218, 230, 318 W W W W W
De Alphonse 296 Antoine 207, 268 Simone 247 Donald 190 Jean-Jacques 150, 157
TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII
LOGIQUE .
INTRODUCTION — LA VOIE ESTHÉTIQUE : UNE RÉDUCTION COSMO.............................................. 1. Éprouver la finitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Excéder la finitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1 5 12
CHAPITRE PREMIER — L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . 1. L’exigence et la plénitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – La perception esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Le réel et l’irréel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La perte et la jouissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’aliénation esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’intime et la profondeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Le sentiment et le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Le sentiment et l’émotion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Le monde du sentiment . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – La vérité esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’exigence métaphysique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21 21 22 29 36 37 41 51 51 55 60 70
CHAPITRE DEUX — L’IMAGINATION ET LE MONDE . . . . . . . . . . . . . . . 95 1. De l’imagination au sentiment . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 2. Du sentiment à l’imagination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 3. Imagination, désir et monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 CHAPITRE TROIS — PUISSANCES DE L’IMAGE — UNE PHILOSOPHIE DE L’IMAGINAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. L’image expressive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’image-mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Dynamique expressive et mémoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. L’image transsubjective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Imagination et rêverie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Rêverie cosmique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
125 127 128 134 145 146 151
358
FRÉDÉRIC JACQUET
3. L’image rayonnante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’Être et l’imaginaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’imaginable et le virtuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. L’image puissancielle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’image germinative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Imaginaire et utopie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
158 159 175 184 189 195
CHAPITRE QUATRE — LE PHÉNOMÈNE DE LA BEAUTÉ . . . . . . . . . . . . 1. L’éclat de la beauté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La beauté et le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Le désir et la beauté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
201 204 219 238
CHAPITRE CINQ — LA VOIE POÉTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La présence et le poétique — par-delà la métaphysique et sa déconstruction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – La présence manquée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – La présence retrouvée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Le poétique et le sentiment . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Poésie, cosmomorphisme et illimitation . . . . . . . . . . . . . . . . . – Inspiration et monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. De la cosmopoétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Voies de la métaphysique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – L’infini poétique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . – Vivre poétiquement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
253 255 255 259 266 269 283 294 296 308 326
CONCLUSION — PUISSANCES DU SENTIMENT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 333 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349 INDEX NOMINUM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355
LISTE DES OUVRAGES DISPONIBLES OU À PARAÎTRE DE LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN LOFTS S.G., MOYAERT P., La pensée de Jacques Lacan. Questions historiques. Problèmes théoriques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 39, 1994, ISBN: 90-6831-625-7, X-190 p. 25 EURO FLORIVAL G., Dimensions de l’exister. Etudes d’anthropologie philosophique. Tome 5. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 40, 1994, ISBN: 90-6831-626-5, VIII-266 p. 37 EURO TSUKADA S., L’immédiat chez H. Bergson et G. Marcel. Préface de J. Parain-Vial. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 41, 1995, ISBN: 90-6831-761-X, 278 p. 27 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume I. Le platonisme politique dans l’antiquité. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 42, 1995, ISBN: 90-6831-768-7, XIV-276 p. 30 EURO GIACOMETTI A., Dieu en question. Préface de Stanislas Breton. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 43, 1995, ISBN: 90-6831-763-6, VIII-279 p. 37 EURO MAESSCHALCK M., Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne de l’action politique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 44, 1996, ISBN: 90-6831-780-6, LVI-390 p. 42 EURO GREISCH J., FLORIVAL G., Création et événement. Autour de Jean Ladrière. Centre International de Cerisy-la-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 45, 1997, ISBN: 90-6831-869-1, X-390 p. 40 EURO CABADA CASTRO M., L’être et Dieu chez Gustav Siewerth. Traduit de l’allemand par E. Tourpe et A. Chereau. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 46, 1996, ISBN: 90-6831-872-1, XII-324 p. 35 EURO DEPRÉ O., LORIES D., Lire Descartes aujourd’hui. Actes publiés par O. Depré et D. Lories, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 47, 1996, ISBN: 90-6831-870-5, X-208 p. 28 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles. Avec la collaboration d’Alexandre Etienne, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 48, 1997, ISBN: 90-6831-879-9, XXIV-420 p., 63 EURO TOURPE E., Siewerth «après» Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendental. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 49, 1998, ISBN: 90-429-0568-9, X-466 p. 45 EURO DE PRAETERE T., Le principe de non-contradiction et la question de l’individualité du sujet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 50, 1999, ISBN: 90-429-0787-8, X-288 p. 40 EURO STEVENS B., Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 51, 2000, ISBN: 90-429-0811-4, VI-226 p. 29 EURO FÉVRIER N., La mécanique hegelienne. Commentaire des paragraphes 245 à 271 de l’«Encyclopédie». Bibliothèque Philosophique de Louvain, 52, 2000, ISBN: 90-429-08505, X-170 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception. Platos Timaios. Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte. Description. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 53, 2000, ISBN: 90-429-0860-2, XLII-334 p. 60 EURO APEL K.-O., La réponse de l’éthique de la discussion au defi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 54, 2000, ISBN: 90-429-0946-3, IV-159 p. 24 EURO MALHERBE J.-F., La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 55, 2002, ISBN: 90-429-1107-7, IV-284 p. 36 EURO
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DASTUR F., Heidegger et la question anthropologique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 56, 2003, ISBN: 90-429-1281-2, IV-120 p. 30 EURO GABELLIERI E., Être et don. Subtitle: Simone Weil et la philosophie. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 57, 2003, ISBN: 90-429-1286-3, X-581 p. 60 EURO LADRIÈRE J., Le temps du possible. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 58, 2004, ISBN: 90-429-1349-5, IV-326 p. 28 EURO LADRIÈRE J., L’espérance de la raison. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 59, 2004, ISBN: 90-429-1350-9, IV-290 p. 40 EURO STEVENS B., Le néant évidé. Ontologie et politique chez Keiji Nishitani. Une tentative d’interprétation. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 60, 2003, ISBN: 90-429-1379-7, IV-193 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A. Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume II. Platonisme politique et jusnaturalisme chrétien. La tradition directe et indirecte d’Augustin d’Hippone à John Locke. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 61, 2004, ISBN: 90-429-1380-0, IV-745 p. 80 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., GREGORIO F., KÖNIG-PRALONG C., Les herméneutiques au seuil du XXIème siècle. Évolution et débat actuel, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 62, 2004, ISBN: 90-429-1443-2, IV-344 p. 65 EURO FELTZ B., GHINS M., Les défis de la rationalité. Actes du colloque organisé par l’Institut supérieur de philosophie (UCL) à l’occasion des 80 ans de Jean Ladrière. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 63, 2005, ISBN: 90-429-1505-6, IV-132 p. 16 EURO GONTIER T., Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Âge Classique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 64, 2005, ISBN: 90-429-1597-8, IV-246 p. 35 EURO GÉLY R., Les usages de la perception. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 65, 2005, ISBN: 90-429-1599-4, VI-204 p. 48 EURO LADRIÈRE J., Bibliographie de Jean Ladrière. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 66, 2005, ISBN: 90-429-1624-9, VI-112 p. 30 EURO MONSEU N., Les usages de l’intentionnalité. Recherches sur la première réception de Husserl en France. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 67, 2005, ISBN: 90-429-1639-7, IV-330 p. 48 EURO SOUAL Ph., Le sens de l’État. Commentaire des Principes de la philosophie du droit de Hegel. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 68, 2006, ISBN: 90-429-1702-4, IV-846 p. 80 EURO FIASSE G., L’autre et l’amitié chez Aristote et Paul Ricœur. Analyses éthiques et ontologiques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 69, 2006, ISBN: 90-429-1747, IV-318 p. 50 EURO COOLS A., Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 70, 2007, ISBN 978-90-4291838-2, VI-240 p. 46 EURO MAGNARD P., Fureurs, héroïsme et métamorphoses. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 71, 2007, ISBN: 978-90-429-1839-9, IV-177 p. 46 EURO BRAECKMAN, A., La démocratie à bout de souffle? Une introduction à la philosophie politique de Marcel Gauchet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 72, 2007, ISBN: 978-90429-1964-8, IV-172 p. 42 EURO LECLERCQ, J., La raison par quatre chemins. En hommage à Claude Troisfontaines. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 73, 2007, ISBN: 978-90-429-1970-9, X-532 p. 48 EURO DEPRAZ, N., Le corps glorieux. Phénoménologie pratique de la «Philocalie» des Pères du désert et des Pères de l’Église. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 74, 2008, ISBN: 978-90-429-2027-9, IV-280 p. 42 EURO
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