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French Pages 368 [373] Year 2019
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 104
DE
L O U VA I N
L’UNIQUE SEUL IMPORTE HOMMAGE À PIERRE MAGNARD
Publié sous la direction
d’Alain Galonnier
LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS 2019
L’UNIQUE SEUL IMPORTE
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 104
DE
L O U VA I N
L’UNIQUE SEUL IMPORTE HOMMAGE À PIERRE MAGNARD
Publié sous la direction
d’Alain Galonnier
ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS
LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2019
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-3907-3 eISBN 978-90-429-3908-0 D/2019/0602/66
Nous dédions ce volume à la mémoire de celle sans qui l’homme et l’œuvre que nous célébrons en ces pages n’auraient certainement pas brillé avec la même intensité : Madame Agnès Magnard, que les Anges sont venus chercher trop tôt.
Comité scientifique : Alain Galonnier, Brigitte Tambrun, Pierre Caye La plus grande partie du recueil que l’on va lire est constituée par les communications qui ont été données lors d’une Journée organisée en l’honneur de Pierre Magnard, le samedi 07 janvier 2017 à la Maison de la Recherche (Paris). Nos premiers remerciements vont au directeur de cette institution, pour son accueil et son hébergement. Nous sommes également reconnaissant à Brigitte Tambrun pour son aimable et efficace concours, à Pierre Caye pour son constant soutien et ses encouragements réitérés, ainsi qu’à tous les orateurs et auditeurs pour leur bienveillante participation. Nous exprimons également notre gratitude aux autres contributeurs de ce volume qui concrétise et prolonge l’hommage rendu, aux éditions Peeters, pour avoir accepté de le publier, et tout particulièrement à Nathalie Frogneux, directrice de la collection « Bibliothèque philosophique de Louvain », pour l’y avoir aimablement accueilli.
Pierre Magnard, le 22 octobre 2018
BIOGRAPHIE DE PIERRE MAGNARD « Voulez-vous qu’on croie du bien de vous, n’en dites pas », Pascal, Pensées, Le Guern, 671.
Petit-neveu du compositeur Albéric Magnard (1865-1914), Pierre Magnard naît le 24 août 1927 à Casablanca, au Maroc, d’un père et d’une mère ardéchois. Son enfance se déroule dans la maison familiale d’Annonay, en Ardèche, parmi les six frères et sœurs qui naîtront de l’union de ses parents. En 1938, il s’installe avec les siens à Casablanca, où son père a fondé une tannerie industrielle à la demande de l’intendant général pour soutenir l’effort d’une guerre probable. L’année qui suit marque le retour en France de sa famille, tandis que trois ans plus tard, en 1942, elle ralliera définitivement le Maroc. Au cours de l’année de ses 19 ans, en 1946, Pierre Magnard, admis en khagne au lycée Henri IV, doit cependant regagner l’Hexagone. Durant deux années consécutives (19471949), il est élève de Jean Beaufret (1907-1982). En 1950, il intègre l’ENS, mais démissionne aussitôt. Quelques mois plus tard, au cours de l’année 1951, il passe de la férule de Jean Beaufret à celle d’Henri Birault (1918-1990), alors assistant à la Sorbonne, et l’année d’après, obtient le diplôme d’études supérieures, sous la direction d’Henri Gouhier (18981994), en suivant les enseignements de Maurice Merleau-Ponty (19081961), de Gaston Bachelard (1884-1962), de Ferdinand Alquié (19061985), de Maurice de Gandillac (1906-2006) et de Jules Vuillemin (1920-2001). Admis au CAPES de philosophie en 1956, il succède à Pierre Bourdieu (1930-2002) au lycée Banville de Moulins, et découvre par ailleurs la haute montagne et l’alpinisme dans l’Oisans. Un an plus tard, en 1957, Pierre Magnard est admis à l’agrégation de philosophie. 1959 sera pour lui une année bénie, puisqu’à la fois il rencontre Agnès Servonnat, le grand amour de sa vie, dans la cordée du Père Marcel Borret, théologien jésuite († 1993), au massif haut-alpin et isérois des Écrins, il est nommé au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand — lequel Pascal allait devenir l’un de ses penseurs de prédilection —, et il entre en compagnonnage avec Maurice Clavelin (* 1927), Henri Joly (1927-1988), Michel Serres (1930-2019) et Jean-Claude Pariente (* 1930), sous la houlette de Jules Vuillemin. En 1961, il épouse Agnès Servonnat,
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A. GALONNIER
qui lui donnera trois enfants (Pierre junior, Jeanne et Joseph), et qui, grand prix de piano du Conservatoire de Lyon, l’initiera à la musique. En 1962, il participe activement à la célébration du tricentenaire de la mort de Pascal à Clermont-Ferrand, et se retrouve en charge des classes de Lettres Supérieures et de Première Supérieure au lycée de cette ville. C’est l’année où Henri Gouhier inscrit pour lui en Sorbonne un sujet de thèse sur Pascal. La crise de l’université de 1968 l’incite à accepter l’invitation qu’on lui faisait depuis plusieurs années de passer dans l’enseignement supérieur. Pierre Magnard devient ainsi l’assistant de Jean Brun (1919-1994) à l’université de Dijon. L’année suivante, il y sera nommé maître-assistant. En 1974, il soutient sa thèse : Nature et Histoire dans l’apologétique de Pascal, dont le jury était composé d’Henri Gouhier, Jean Brun, Henri Birault et Jean Mesnard (1921-2016). Nommé maître de conférences à l’université de Poitiers en 1976, il en deviendra professeur en 1978, année qui verra son élection au Conseil National des Universités, où il effectuera trois mandats. En 1979, il participe à la célébration, à Noyon, du cinquième centenaire de la naissance de Charles de Bovelles (1479-1566), un auteur qu’il contribuera grandement à faire connaître. Élu, en 1981, au Comité National du CNRS, section 45, dont il deviendra le président en 1985, exerçant ses fonctions jusqu’en 1990, il adhérera, l’année d’après, en 1982, à l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, dont il suivra tous les congrès jusqu’à celui de Venise, en 2010. Durant l’été de l’année 1984, il se lie d’amitié avec un autre théologien jésuite, le Père Michel Corbin (* 1936). En 1985 encore, le voici élu professeur en Sorbonne (Paris IV), et en 1993, il devient Chargé de mission auprès du Secrétariat d’État à l’Enseignement Supérieur et à la Recherche, en charge de l’expertise des centres de recherche. 1995 marque un autre tournant, puisqu’il obtient de Monsieur François Fillon, le secrétaire d’État à l’enseignement supérieur de l’époque, la création d’un centre d’éthique médicale, basé à la Pitié-Salpêtrière, qui deviendra une unité d’enseignement et de recherche, rattachée à l’université de Paris-Est. Ce fut la concrétisation du projet dont son ami Claude Bruaire (1932-1986) avait rêvé, destiné, entre autres, à accompagner le praticien dans sa prise de décision, et l’aider à maîtriser cet accroissement incessant de puissance qui tend à le déshumaniser, que lui confèrent les progrès de la technologie. Accédant à l’éméritat en 1997, bientôt prorogé ad vitam, à la demande du Président (2003-2008) de l’université de Paris IV, Jean-Robert Pitte, il sera, en 2001, lauréat du grand prix de philosophie, décerné par l’Académie Française. Il poursuivra dès lors, d’année en année, son séminaire en Sorbonne, ne cessant
BIOGRAPHIE DE PIERRE MAGNARD
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d’œuvrer à l’illustration de la tradition greco-latine et à une meilleure connaissance des humanistes des quinzième et seizième siècles (Nicolas de Cues, Pic de la Mirandole, Bovelles, Bruno, Cardan, Montaigne, Bodin, Pierre Charron). Cet ultime engagement pédagogique s’achève toutefois en 2010, lorsqu’il prend la décision de se consacrer entièrement à l’accompagnement de son épouse, chez qui l’on vient de diagnostiquer un cancer. Il résilie aussitôt toutes ses fonctions et dépose toutes ses charges. Mais le 06 janvier 2014, il assiste, impuissant, au décès d’Agnès, à l’âge de 72 ans. Le psychotraumatisme est terrible. Pierre Magnard s’enferme, dès ce moment de dépossession, dans une vie totalement recluse, qui a pour cadre le plus souvent la maison de famille d’Annonay, prisonnier désormais, comme il le dit lui-même, de la terre et des morts. Alain Galonnier, d’après le récit de Pierre Magnard (14 janvier 2018).
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE DE PIERRE MAGNARD Études — Nature et Histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Les Belles Lettres, 1975, 1980. — Pascal ou l’art de la digression, Paris, Ellipses Marketing, 1997. — Pascal, la clé du chiffre, Paris, Éditions universitaires, 1991, 2007. — Le Dieu des Philosophes, Paris, La Table Ronde, 1992, Livre de poche, 2006. — Dieu existe-t-il ?, Saint-Sébastien-sur-Loire, Pleins feux, 1998. — La Renaissance ou l’invention d’un espace (avec J.-J. Wunenberger), Dijon, Éditions universitaires, 2000. — Questions à l’humanisme, Paris, PUF, 2000, 2007, Le Cerf, 2012. — Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses Marketing 2001. — Le vocabulaire de Montaigne, Paris, Ellipses Marketing, 2002. — « «Il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme» Montaigne », Nantes, Pleins Feux, 2002. — Pourquoi la religion, Paris, Armand Colin, 2006. — La couleur du matin profond. Dialogue avec Éric Fiat, Petits Platons, Paris 2013. — Philosophe au seuil d’une conversion : Bergson (coll.), Paris, J. Vrin, 2016. — Chemin des Falcons : un lignage d’artisans sur La Cance, 1351-1965, À compte d’auteur, Annonay, 2017. Éditions et traductions — Nouvelle édition mise à jour (avec S. Goyard-Fabre) du livre de G. Zeller, Les institutions de la France au XVIe siècle, Paris, PUF, 1948. — Charles de Bovelles, Le livre du sage, texte et traduction (précédé d’un essai : « L’homme délivré de son ombre »), Paris, J. Vrin, 1982, 2010. — Charles de Bovelles, Le livre du néant, texte et traduction (précédé d’un essai : « L’étoile matutine »), Paris, J. Vrin, 1983. — Charles de Bovelles, L’Art des opposés, traduction (précédé d’un essai : « Soleil noir »), Paris, J. Vrin, 1984. — La demeure de l’être : autour d’un anonyme (étude et traduction du Liber de causis) (coll.), Paris, J. Vrin, 1990, 2007. — Nicolas de Cues, Dialogue à trois sur le pouvoir-est (Trialogus de possest), Introduction, traduction et notes (coll.), Paris, J. Vrin, 2006. — Charles de Bovelles, Le livre du sage, nouvelle traduction (précédé d’une introduction : « Quand la pure puissance de la pensée n’a pas besoin de se poser dans un sujet ») et notes, Paris, J. Vrin, 2010.
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A. GALONNIER
— Nicolas de Cues, La docte ignorance, introduction, traduction et notes (coll.), Paris, Flammarion, 2013. — Charles de Bovelles, Le livre du néant, nouvelle traduction (précédé d´une introduction : « Le retour du négatif ») et notes, Paris, J. Vrin, 2014. Directions et codirections d’ouvrages — Philologie et Mercure : la tradition de l’humanisme latin, Paris, J. Vrin, 1987. — La dignité de l’homme, Paris, Honoré Champion, 1995, 2007. — La recherche philosophique en France : bilan et perspectives (avec YvesCharles Zarka), Paris, Éditions du CNRS, 1996. — Métaphysique de l’esprit. De la forme à la force, Paris, J. Vrin, 1996. — Marsile Ficin : les platonismes à la Renaissance, Paris, J. Vrin, 2001. — Fureurs, Héroïsmes et Métamorphoses, Peeters, Louvain-la-Neuve 2007. — Montaigne (avec Th. Gontier), Paris, Le Cerf, 2010. — Quelle sagesse pour notre temps, Paris, Bernard Bourgeois, 2015. Contributions à des recueils — — — — — — — — — — —
« Pascal dialecticien », dans Pascal présent : 1662-1962, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1962, p. 257-289. « Valeur critique et euristique de l’idée de nature chez Pascal », dans J. Guitton et Fr. Mauriac (dir.), Pascal. Textes du tricentenaire, Paris, Arthème Fayard, 1963, p. 62-80. « Pour un bon usage de l’angoisse », dans Obliques, n° dirigé par J. Brun, Éditions Borderie, 1981, p. 77-86. « L’harmonie universelle de Georges de Venise à Marin Mersenne », dans J. Ferrari (éd.), Musique et philosophie, Dijon, Delatour, 1985, p. 33-51. « La magie de l’image », dans Gaston Bachelard, l’homme du poème et du théorème, Dijon, Éditions universitaires, 1986, p. 3-13. « L’impatience des limites », dans Fr. Dagognet et al. (dir.), Une philosophie du seuil. Hommage à Jean Brun, Dijon, Éditions universitaires, 1987, 1996. « “Descartes inutile et incertain” », dans H. Méchoulan (dir.), Problématique et réception du Discours de la méthode et des Essais, Paris, J. Vrin, 1988, p. 303-317. « La philosophie moderne : un nouvel art du commentaire », dans A. Robinet (publ.), Doctrines et concepts. Actes du Congrès International de l’ASPLF (ASPLF 1937-1987), Paris, J. Vrin, 1988, p. 127-138. « Pascal et les paradoxes de l’infini », dans L’espace et le temps, Actes du Congrès International de l’ASPLF, Paris, J. Vrin, 1991, p. 34-48. « Image et ressemblance », dans R. Brague (éd.), Saint Bernard et la philosophie, Paris, J. Vrin, 1992, p. 73-85. « Du fondement ou raison selon Joseph de Maistre », dans Fr. Azouvi (dir.), L’institution de la raison. La révolution culturelle de Thermidor, Paris, J. Vrin, 1992, p. 219-229.
BIOGRAPHIE DE PIERRE MAGNARD
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— « “La pensée moderne à l’épreuve de l’infini” », dans Fr. Monnoyeur (dir.), Infini des mathématiciens, infini des philosophes, Paris, Belin, 1992, p. 131-145. — « La couleur ou le dessin ? », dans L. Couloubaritsis et J.-J. Wunenburger (dir.), La couleur, Paris, J. Vrin, 1993, p. 95-106. — Contribution au livre dirigé par Jean-Louis Vieillard-Baron, De saint Thomas à Hegel, Paris, PUF, 1994. — « Montaigne ou le singulier universel », dans B. Pinchard (éd.), Fine Follie ou la catastrophe humaniste, études sur les transcendentaux à la Renaissance, Paris, Champion, 1995, p. 221-237. — « Pour une métaphysique de l’esprit », dans P. Magnard (dir.), Métaphysique de l’esprit. De la forme à la force, Paris, J. Vrin, 1996, p. 39-62. — « La querelle des augustinismes », dans D. Leduc-Fayette (coord.), Fénelon. Philosophie et spiritualité, Paris, PUF, 1996, p. 137-154. — « Du sacré à Dieu », dans Journée Jean Brun, Dijon, FeniXX réédition numérique, 1996. — « La dignité de l’homme de Raymond de Sebond à Montaigne », dans P. Magnard (éd.), La dignité de l’homme, Paris, Champion, 1995, p. 161172. — « La mathématique mystique de Pierre Gassendi », dans S. Murr (dir.), Gassendi et l’Europe (1592-1792), Paris, J. Vrin, 1997, p. 21-29. — « Ipséité ou subjectivité » dans J. Biard et R. Rashed (éd.), Descartes et le Moyen Âge, Paris, J. Vrin, 1997, p. 309-318. — « La nature comme théophanie de Dieu chez Hildegarde de Bingen », dans J. Ferrari et St. Grätzel (dir.), L’Europe spirituelle au Moyen Âge (10981998), St. Augustin, Gardez! Verlag, 1998, p. 65-74. — « De l’identité de Dieu, dans Religiosité, religions et identités religieuses, Paris, J. Vrin, 1998, p. 31-43. — « Pascal et la notion de loi naturelle », dans Ch.-Y. Zarka (dir.), Aspects de la pensée médiévale dans la pensée politique moderne, Paris, PUF, 1999, p. 229-246. — « Pascal renouvelé », dans D. Leduc-Fayette (éd.), Le regard d’Henri Gouhier, Paris, J. Vrin, 1999, p. 153-164. — « Infini rien », dans Jean-Marie Lardic (dir.), L’infini entre science et religion au XVIIe siècle, Paris, J. Vrin, 1999, p. 83-93. — « L’infini selon Giordano Bruno », dans R. Rashed et J. Biard (éd.), Les doctrines de la science de l’Antiquité à l’âge classique, Louvain, Peeters, 1999, p. 257-272. — « On se fait une idole de la vérité même », dans M. Pécharman (dir.), Pascal. Qu’est-ce que la vérité ?, Paris, PUF, 2000, p. 15-21. — « La langue de la philosophie, du latin au français », dans J.-F. Mattéi (dir.), Philosopher en français, Paris, PUF, 2001, p. 281-295. — « Platon pour disposer au Christianisme », dans P. Magnard (dir.), Marsile Ficin : les platonismes à la Renaissance, Paris, J. Vrin, 2001, p. 195-204. — « Les Sources antiques de l’humanisme moderne », dans Tradition classique et modernité, Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2002, p. 147-156.
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A. GALONNIER
— « Le Noir n’est pas si noir », dans Ch. Trottmann (éd.), Brouillard, Brumes et Nuées, Ch. Trottmann (éd.), Figures, n° 27-28, Éditions universitaire de Dijon, Dijon,2002, p. 291-302. — « Cosmologie infinitiste et gloire de Dieu à la Renaissance », dans J.-J. Wunenburger et Ch. Berner (dir.), Mythe et philosophie des traditions bibliques, Paris, PUF, 2002, p. 169-180. — « Dieu au risque de l’autre : la paix de la foi », dans La philosophie et la paix, Actes du Congrès International de l’ASPLF, 2 vol., Paris, J. Vrin, 2002, II, p. 785-792. — « Fin de l’humanisme, fin de l’homme », dans Ch. Hervé et J. Rozenberg (dir.), Vers la fin de l’homme ?, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2005, p. 221-226. — « Voir c’est être vu. Le chiasme de la vision », dans D. Larre (dir.), Nicolas de Cues penseur et artisan de l’unité, Lyon, ENS éditions, 2005, p. 57-66. — « Qu’est-ce qu’une renaissance ? », dans B. Pinchard et P. Servet (dir.), Éducation, transmission, rénovation à la Renaissance, Genève, Droz, 2006, p. 19-27. — « Nature seule est divine », dans P. Magnard (éd.), Fureurs, Héroïsmes et Métamorphoses, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2007, p. 159-172. — « L’Incarnation selon le cardinal de Bérulle », dans Société des amis de Port-Royal (éd.), Port-Royal et l’École française de spiritualité, Paris, Bibliothèque Mazarine, Chroniques de Port-Royal, 57, 2007, p. 109-116. — Dictionnaire de philosophie (coll.), Paris, Armand Colin, 2007. — « En manière de contrepoint : Pascal, esprit positif », dans Ph. Soual (dir.), Expérience et métaphysique dans le cartésianisme, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 47-56. — « L’invention de la perspective, un geste métaphysique inaugural des temps modernes », dans Ibid., p. 87-98. — « Culture et religion », dans J. Leclerc (dir.), La raison par quatre chemins, Louvain et al., Peeters, 2007, p. 245-258. — Collaboration au livre de Jean-Baptiste Échivard, Une introduction à la philosophie, V. Un nouveau « Discours de la méthode » ?, Paris, François-Xavier de Guibert, 2008. — « Au tournant de l’humanisme : Socrate humain, rien qu’humain », dans Thierry Gontier et Suzel Mayer (dir.), Le Socratisme de Montaigne, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 267-274. — « Une cascade d’harmonie », dans P. Caye et al. (dir.), L’Harmonie, entre philosophie, science et arts, de l’Antiquité à l’âge moderne, Napoli, Giannini, 2011, p. 235-244. — « La grâce plus belle encore que la beauté », dans F. Malhomme et E. Villari (dir.), Musica corporis. Savoirs et arts du corps de l’antiquité à l’âge humaniste et classique, Turnhout, Brepols, 2011, p. 301-308. — « Charles de Bovelles, penseur dionysien » », dans St. Toussaint et Ch. Trottmann (dir.), Le Pseudo-Denys à la Renaissance, Paris, Champion, 2014, p. 197-208. — « Lorsque l’enfant paraît », préface au livre de M. Guarrigue-Abgrall, Pour une éthique de l’accueil des bébés et de leurs parents, Toulouse, érès, 2015, p. 9-12.
BIOGRAPHIE DE PIERRE MAGNARD
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— « Unicité de Dieu, unicité du genre humain », dans Quelle sagesse pour notre temps (coll.), Paris, Bernard Bourgeois, 2015, p. 41-50. — « Bovelles lecteur de Denys », dans L. Boulègue (dir.), Commenter et philosopher à la Renaissance. Tradition universitaire, tradition humaniste, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 171-176. — « Le sens de la terre », dans L. Boulègue et al. (dir.), La douceur dans la pensée moderne, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 197-207. Introductions, préfaces et postfaces — Préface au livre de P. Moreau, L’éducation morale chez Kant, Paris, Le Cerf, 1988. — Préface au livre de P. Caye, Le savoir de Palladio : architecture, métaphysique et politique dans la Venise du Cinquecento, Paris, Klincksieck, 1995. — Préface au livre de Estelle Jacquemont et Pierre Labrousse, La liberté, le destin, la faute : itinéraire philosophique à travers la pensée d’Aristote, saint Thomas d’Aquin et Kant, Bouère, Dominique Martin Morin, 1997. — Préface au livre dirigé par Jean-Jacques Wunenburger, La Renaissance ou l’invention d’un espace, Dijon, Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l’Imaginaire et la Rationalité, 2000. — Introduction au livre de P. Magnard (dir.), Marsile Ficin : les platonismes à la Renaissance, Paris, J. Vrin, 2001, p. 7-10. — Introduction au recueil Boèce ou la chaîne des savoirs, Alain Galonnier (éd.), Louvain, et al., Peeters, 2003. — Préface au livre de Michel Ferrandi, L’action des créatures : l’occasionnalisme et l’efficace des causes secondes, Paris, Pierre Téqui, 2003. — Préface au livre de Jean-Frédéric Poisson, Bioéthique, éthique et humanisme : les lois françaises de 1994, Bordeaux, Les Études Hospitalières édition, 2003. — Préface au livre de Julien Métais, Pour une poétique de la pensée, l’art du possible, Paris, L’Harmattan, 2005. — Préface au livre de Philippe Hubinois, Petite philosophie de la chirurgie, Paris, Les Belles Lettres, 2006. — Préface au livre coordonné par Jean-Pierre Zarader, Le vocabulaire des philosophes V, Suppléments I, Paris, Ellipses Marketing, 2006. — Préface au livre de Georges Torris, Le mystère de l’évolution : repenser l’évolution et l’hominisation, seconde édition revue et corrigée, Paris, François-Xavier de Guibert, 2007. — Préface au livre de Maxence Hecquard, Les fondements philosophiques de la démocratie moderne, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2007, 2010. — Préface au livre de Anne-Laure Boch, Médecine technique, médecine tragique : le tragique, sens et destin de la médecine moderne, Paris, Vuibert, 2009. — Préface au livre de Roland Meynet, L’Évangile de Luc, Paris, Lethielleux, 2011. — Préface au livre posthume de André Doz, La voie de l’être : un itinéraire métaphysique, Paris, L’Harmattan, 2015.
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A. GALONNIER
— Préface au livre de Brigitte Tambrun, L’ombre de Platon : unité et Trinité au siècle de Louis le Grand, Paris, Honoré Champion, 2016. — Préface au livre de Stéphanie Bignon, La chasteté ou le chaos, Versailles, Via Romana, 2016. — Postface au livre de Baptiste Rappin, La rame à l’épaule : essai sur la pensée cosmique de Jean-François Mattéi, Nice, Les Éditions Ovadia, 2016. — Préface au livre de Thierry Du Puy-Montbrun, La confusion des corps : les risques du tout-scientifique en médecine, Saint-Denis, Connaissances et Savoirs, 2017. — Préface au livre de Jean Boboc, Le transhumanisme décrypté : Métamorphose du bateau de Thésée, Paris, Apopsix, 2017. Articles de revues — « Pascal et l’imagination du beau », dans Les études philosophiques 1/2, 1970, p. 2-11. — « Les “trois ordres“ selon Pascal », dans Revue de métaphysique et de morale 1, 1977, p. 3-18. — « L’infini pascalien », dans Revue de l’éducation philosophique 31/1, 1981, p. 2-16. — « Le roi et le tyran », dans Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen 6, 1984, p. 111-126. — « La qualité ou l’autre chemin », dans Les Études philosophiques 3, 1985, p. 335-345. — « Pascal et le sens du vide », dans Baroque 12, 1987, p. 71-79. — « Imago Dei, Imago mundi », dans Cahier du Centre de recherche sur l’Image, le Symbole et le mythe 4, 1989, p. 39-52, 1995. — « Pascal censeur de Montaigne », dans XVIIe siècle 185/4, 1994, p. 615-638. — « La justice selon Montaigne », dans Philosophie 46, 1995, p. 77-89. — « D’une métaphysique de l’être à unôe métaphysique de l’esprit », dans C. Chiesa et L. Freuler (éd.), Métaphysiques médiévales. Études en l’honneur d’André de Muralt, dans Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie 20, 1999, p. 103-122. — « “Un corps plein de membres pensants” », dans Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 2, 2000, 1137, p. 193-200. — « Nicolas de Cues et le paradigme de la peinture : du portrait au tableau XVe-XVIe siècles », dans Les Cahiers de l’Humanisme 2, 2001, p. 115-126. — « Nature et esprit, figures en miroir », dans Cahiers de la Revue des sciences philosophiques et théologiques 85, 2001/1, p. 119-131. — « Nietzsche et l’humanisme », dans Noesis 10, 2006, p. 19-27. — « Montaigne et la docte ignorance », dans Nouveau bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne XLV/1, 2007, p. 73-81. — « Religion, chemin d’humanité », dans Revue Théologique de Louvain 39/3, 2008, p. 315-328. — « Pascal ou la vanité de l’ego », dans Études 409, 2008/12, p. 631-642. — « D’étincelles en parataxes », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques 93, 2009/1, p. 23-33.
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BIOGRAPHIE DE PIERRE MAGNARD
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« L’homme universel », dans Revue de métaphysique et de morale 61, 2009/1, p. 19-32. « Montaigne ou l’invention de l’homme », dans Cités 44, 2010/4, p. 123-136. « Apologie de l’écriture », dans Provinciales 83, 2011, p. 1-3 (sur le livre d’Henri du Buit, L’être et l’argent : à l’origine du droit écrit, Paris 2010. « La crise de la vérité », dans Kephas, 39, 2011. « Le chaînon manquant », dans Revue de métaphysique et de morale 70, 2011/2, p. 167-180. « L’Humanisme trahi », dans Perspectives libres 6, 2012. « Pic de la Mirandole et l’humanisme », dans Cités 65, 2016/1, p. 97-110.
Dans les Chroniques de Port-Royal, Paris, Labor et Fides — « Saint-Cyran ou le paradoxe chrétien », 28, 1979, p. 27-37. — « La spiritualité de Jacqueline Pascal », 31, 1982, p. 137-152. — « La spiritualité de M. de Sacy, ou l’homme qui se cache », 33, 1984, p. 19-33. — « Angélique de Saint-Jean ou l’esprit de résistance », 34, 1985, p. 13-37. — « De la solitude » (sur Jean Hamon), 36, 1987, p. 123-137. — « De l’obéissance en temps de persécution » (sur Port-Royal et la vie monastique), 37, 1988, p. 89-106. — « La spiritualité de la mère Angélique » (sur Angélique Arnauld), 41, 1992, p. 195-209. — « Actualité du Port-Royal de Sainte-Beuve », 42, 1993, p. 295-305. — « Une spiritualité du tout ou rien » (sur Agnès Arnauld), 43, 1994, p. 147162. — « Le voile et le visage » (sur Pierre Nicole), 45, 1996, p. 211-227. — « L’homme entre rien et tout » (sur Port-Royal et l’Oratoire), 50, 2001, p. 33-45. — « Une rupture dans la tradition humaniste : l’État moderne » (sur PortRoyal et l’humanisme), 56, 2006, p. 50-58.
Alain Galonnier, d’après la liste fournie par Pierre Magnard
LA TRADITION GRÉCO-LATINE
NÉOPLATONISME ET PHILOSOPHIE COMPARÉE Stéphane Arguillère (IFRAE. Inalco/Université Paris – Diderot/CNRS) Parmi les élèves et amis de Pierre Magnard, l’auteur du présent article a en propre de consacrer ses recherches à la pensée bouddhique, notamment tibétaine — un champ de la philosophie, donc, en soi totalement étranger à la tradition aristotélico-néoplatonicienne. Outre un intérêt tout personnel pour la métaphysique européenne, c’est surtout du côté de la méthode, de la démarche, qu’il a le sentiment d’avoir été formé par Pierre Magnard — notamment pour ce qui est de tendre vers une intégration harmonieuse de l’érudition rigoureuse, d’une part, et d’une recherche spéculative de la vérité, d’autre part. — Ce qui est tenté ici est une élévation au concept des démarches de la philosophie comparée (autrement dit, d’une histoire de la philosophie élargie à la mesure de son objet réel). Dans cette reprise, sous d’autres auspices, du projet, déjà travaillé en son temps par Martial Gueroult, d’une philosophie de l’histoire de la philosophie, tout lecteur familier de la pensée de Pierre Magnard verra comment les notions à l’œuvre se situent très profondément dans la filiation de ses recherches — non certes du côté de l’objet, mais quant à l’élaboration d’un point de vue philosophique sur ces objets. * Le champ par excellence de la philosophie comparée, ce sont les pensées à la fois authentiquement philosophiques et sans racines platonico-aristotéliciennes. Là, l’historien de la philosophie connaît l’expérience de marcher dans le vide1. La philosophie comparée, quand elle Le grand tronc philosophique « autre » par excellence (sans souche grecque), c’est celui de l’Inde. Dire cela, ce n’est pas méconnaître les pensées d’Asie qui ne sont pas directement de filiation indienne. C’est percevoir que partout la pensée, dans la part de l’Asie non effleurée par le souffle platonico-aristotélicien, s’est éveillée à la philosophie par l’effet de la propagation de la culture indienne (véhiculée notamment par le bouddhisme). La réflexion en Chine, par exemple, prend une tournure proprement philosophique avec les réélaborations du bouddhisme lui-même au contact de la pensée chinoise, ou quand les 1
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s’aventure dans ces parages où elle doit déployer toute son envergure, est une opération de synopse2 de pensées que leur hétérogénéité rendait a priori incommensurables. Anti-culturalisme ; pas d’intraduisibles en philosophie Pour qui a fréquenté telle ou telle famille des philosophies noneuropéennes (avec la compétence philologique voulue), le discours culturaliste3 est stupéfiant, quand il appréhende la philosophie comme la simple superstructure d’un substrat culturel profond, qui la conditionnerait à tel point que l’enquête anthropologique préalable, nécessaire à toute entreprise de philosophie comparée, serait vouée à conclure à la condamnation du projet comparatiste, a priori ethnocentriste (pour qui a décidé de concevoir la philosophie comme une entreprise culturelle essentiellement occidentale). Ce projet relèverait au fond de l’erreur déjà pointée par Aristote4 : comparer des choses qui n’appartiennent pas au même genre. C’est l’investissement (libidinal) de la catégorie de l’Autre qui a amené une telle fétichisation de la différence, objet de tant d’ineffables (mais bavardes) jouissances, dont le fruit paradoxal aura été la forclusion de ces échanges forts avec les pensées de souche non-européenne, qui leur reconnaissaient la pleine dignité philosophique5. Le personnage de l’Autre a été cantonné dans la fonction de la défiance de soi, ruineuse pour toute aventure philosophique. courants plus indigènes de cette pensée commencent à s’armer sur le terrain dialectique pour contrer les arguments bouddhiques. Ce qui, dans la pensée, se construit contre, se construit souvent aussi tout contre (en s’étayant de ce qu’il récuse). En somme : quand la philosophie ne parle pas grec (fût-ce en d’autres idiomes), elle s’articule en sanskrit (là encore, bien entendu, in diversitatem linguarum multarum). 2 Synopse plutôt que dialogue : il faut abstraire la question comparatiste de la problématique du dialogue, qui y injecte des éléments extrinsèques (liés au vis-à-vis des porteurs humains des discours). 3 Terme pris ici sans référence à ce qu’il y a de sérieux dans les travaux des anthropologues de ce courant, mais au sens d’un relativisme regardant toutes les productions de l’intelligence humaine (science et philosophie comprises) comme enfermées dans la culture dont elles sont issues, d’une part ; considérant donc la synopse de pensées appartenant à des sphères étrangères l’une à l’autre comme impossible par principe, d’autre part ; tendant donc, enfin, à nier la possibilité de la traduction, comme ré-articulation, dans une langue liée à une culture donnée, d’idées initialement conçues dans un idiome attaché à une autre sphère culturelle. 4 An. post., I, 7, 75a sq. 5 Lourde est la responsabilité de Heidegger, qui a érigé en dogme le caractère européen de la philosophie, tout en imaginant une « pensée » non-européenne parée de toutes les vertus du « bon sauvage ».
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L’étude d’une philosophie étrangère a certes tout à gagner d’une connaissance fine de la civilisation où cette doctrine a fleuri, où ses auteurs ont vécu, senti et pensé. Le philosophe ne devrait rien ignorer des travaux de l’anthropologue, de l’historien ou du linguiste ; le comparatisme est essentiellement affaire de gens suffisamment versés dans les langues et les cultures où s’articulent les pensées qu’ils veulent étudier — et qui les entendent finement. Pour autant, il serait excessif de poser que l’intelligence de la pensée spéculative est conditionnée par l’exploration intégrale du substrat culturel où elle est éclose : un théorème très spéculatif de philosophie exotique est plus transparent qu’une comptine pour enfants ou qu’une vieille chanson populaire dont le sens s’est peu à peu estompé : le praticien du comparatisme le sait par une expérience qui fait litière de toute objection de principe. Défense et illustration du comparatisme ; analogie et homologie Tâchons d’esquisser une philosophie de la philosophie comparée. Le comparatisme en philosophie ne peut se contenter d’être philosophique par ses objets ; s’il veut être vraiment philosophique, il doit s’élever à la réflexivité radicale qui est le propre de la philosophie. Il s’agira ici de proposer, d’illustrer et de défendre l’idée que le néoplatonisme pourrait avoir quelque chose à nous apporter sur ce plan. Pour une histoire critique de l’histoire de la philosophie, la philosophie comparée semble être passible, mutatis mutandis, de la définition cruelle de l’ethnologie comme « sociologie coloniale » : n’est-elle pas la branche coloniale de l’histoire de la philosophie ? L’adoption d’une démarche spécifique, distincte de celle de la sociologie, pour les sociétés autrefois dites primitives ou archaïques (voire, la formation d’une science spécialisée dans l’étude de ces sociétés) pouvait envelopper des présupposés méritant d’être livrés à la critique. De même est-il permis de se demander pourquoi les « philosophies d’ailleurs » devraient être du ressort d’une discipline particulière. À ces critiques, l’ethnologie répond qu’elle a développé une méthodologie assez pertinente pour produire des résultats féconds même appliquée tout à fait en-dehors des sociétés dites « primitives ». La valeur d’une discipline ne se mesure pas à celle des préjugés de ses fondateurs : si le comparatisme a d’abord été, en philosophie, appliqué aux pensées non-européennes, cela ne lui ôte pas par principe sa prégnance ni n’en
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fait un vestige d’un âge où la conscience européenne se serait penchée avec condescendance sur « l’Orient ». Répondons à ce soupçon décolonialiste contre la philosophie comparée par une double observation : (1) Une démarche de type comparatif est toute naturelle, s’agissant de connaître le moins connu à partir de ce qui l’est davantage. (2) L’historien de la philosophie occidentale a, lui aussi, très souvent recours à une démarche comparative quand il veut faire comprendre tel système peu connu ou mal compris6. Toutefois, ces deux remarques situent d’emblée le comparatisme du côté de la technique d’exposition des idées ou de l’ars inventionis. Par exemple, pour accéder à l’intelligence de l’atomisme bouddhique, confrontons-le à notre matérialisme antique : en regard des atomes grecs, immuables et sujets seulement à des permutations, on trouve, du côté bouddhique, des particules (paramāṇu) instantanées, produites de causes et conditions, qui sont pur mouvement : tout leur être est de s’abolir en passant dans leur effet. La comparaison entre ces deux atomismes met en lumière leurs affinités : comme la pensée d’Épicure, le bouddhisme se pose en doctrinemédecine, présentant, pour remède aux maux de l’existence, la réduction à leur base « matérielle » des fictions chargées d’affects. Mais si l’épicurisme, avec ses particules compactes et obtuses, privilégie le modèle éthique d’une vie ramassée sur sa finitude et délivrée du souci de ses dehors (notamment la mort), le bouddhisme ancien, lui, dont les atomes ne sont que de purs moments de force évanescents, perçoit au contraire l’existence comme un flux ouvert, sans commencement (nous errons depuis toujours d’une vie à l’autre) et virtuellement sans fin. Ainsi le comparatisme est-il bien éloigné de privilégier le semblable en délaissant les différences. La similitude de certains axiomes est ce qui rend la comparaison intéressante : elle met en lumière les incidences de variations affectant quelques postulats d’une axiomatique par ailleurs inchangée. Même une fois la substance conceptuelle extraite autant que possible de sa gangue culturelle étrangère, l’opération comparatiste implique la construction d’une synopse entre deux univers de sens potentiellement incommensurables. Une attention précise aux raisonnements mis en œuvre en anatomie comparée permettrait de mieux discerner ce que nous faisons quand, en 6 Le surcroît d’intelligibilité que procure l’étude du contexte historique est de cet ordre. En philosophie, on le sait, il n’y a pas d’influences (au sens passif et mécanique) mais des emprunts conscients, avec réappropriation.
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historiens, nous repérons des idées similaires ou transmises d’un système à l’autre, moyennant des métamorphoses soit dans leur teneur propre, soit quant à leur fonction, qui peut être très différente d’un système à l’autre7. Ce qui fait que la bouche d’animaux très dissemblables de nous est une bouche, ce n’est pas sa ressemblance physique directe avec la nôtre, ni nécessairement un lien génétique mis en évidence par les théories de l’évolution (homologie des organes), c’est le fait qu’elle remplit des fonctions structuralement équivalentes (analogie des organes) au sein d’un organisme qui peut être excessivement différent par ailleurs. Si je dis que le poumon de la plante est, en quelque sorte, toute la partie de sa surface externe par laquelle se fait la photosynthèse, je produis un jugement qui ne méconnaît pas l’extrême différence de la plante par rapport au mammifère — ni, a fortiori, celle du poumon d’un tel animal avec l’organe de la photosynthèse chez le végétal. Et ce jugement ne présuppose pas non plus une forme quelconque de filiation d’un type d’organe à l’autre. Si, de même, formé en histoire de la philosophie occidentale, je me penche sur un système de pensée d’ailleurs, je m’attends, en somme, à ce qu’il comporte quelque chose comme une logique (au sens le plus large), quelque chose comme une physique (là encore, lato sensu), et quelque chose comme une morale (un ensemble de préconisations sur la manière de bien vivre, corrélée à la description du réel qui la précède) ; faute de quoi, j’aurais peine à y reconnaître de la philosophie. Mais, parce que je ne suis pas excessivement dupe de l’ethnocentrisme, de même que j’ai découvert des vivants dont, en quelque sorte, la peau est le poumon, de même ne serais-je pas trop désorienté si, dans tel système exotique, la logique se confondait avec la physique ou avec la morale8, ou, à l’inverse, s’il y avait, dans tel de ces organismes d’idées, des organes en plus ou des fonctions inattendues. Il peut exister aussi des liens génétiques (et par conséquent, dans une certaine mesure, structurels) entre des organes qui diffèrent en tout par leurs fonctions, dans des espèces diverses. D’une manière analogue, la « même » idée devient-elle parfois tout autre chose, une fois incorporée à un système différent. L’opération de comparaison qui, au travers des métamorphoses et des hybridations, dégage la parenté, voire la filiation, ajoute malgré tout à l’intelligibilité de l’objet étudié. 7 La biologie, depuis ses premiers commencements, est essentiellement comparatiste dans sa méthode : cf., par exemple, Aristote, Histoire des Animaux, I, 6, 491a 19-24. 8 Ou si la morale était complètement déconnectée de la « physique » (comme c’est, au fond, le cas chez Kant, par exemple).
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Comparatisme, systématique, théories de l’évolution On l’a rappelé : une discipline ne peut pas plus être évaluée à l’aune du projet de ses fondateurs qu’une doctrine philosophique ne s’apprécie par réduction aux déterminations anthropologiques du terroir où elle a vu le jour. Pour autant, de part et d’autre, un peu de généalogie ne saurait nuire. Or, la philosophie comparée appartient, historiquement, à cette entreprise de taxonomie universelle, ou de catalogue raisonné du monde, typique de la pensée de la fin du xviiième et du xixème siècle. Il faudrait donc (à titre, précisément, comparatiste), présenter la philosophie comparée en regard des autres branches du comparatisme, surtout celles qui ont donné les fruits scientifiquement les plus abondants et les plus sûrs (anatomie et linguistique comparées). En sciences de la vie, (1) il y a un lien entre l’anatomie comparée et la systématique (comme entreprise de classement raisonné de tous les taxons) ; et (2) il y a une connexion entre la systématique et les théories de l’évolution, censées rendre raison de l’apparition de nouveaux types de vivants. Là où la science, armée de la méthode comparative, a tendu aussi loin que possible vers l’unité sans trahir ses matériaux empiriques, elle n’a pas abouti à un récit intégralement unifié comme la « grande chaîne de l’être » d’Arthur O. Lovejoy9. L’histoire du vivant et celle des langues sont celles d’une pluralité de séries irréductibles (par exemple : les familles de langues), éventuellement interférentes entre elles, mais n’en poursuivant pas moins côte à côte des histoires distinctes. Elles ne forment pas une série unique où chacune en engendrerait une seule, où toutes se ramèneraient à une langue mère unique, dans un processus qui tendrait (à chevaucher cette chimère jusqu’au bout) vers une langue suprême, absolue. S’il faut les intégrer toutes en une histoire unifiée, ce ne sera pas dans un temps où elles seraient les moments distincts d’un processus unique, mais plutôt en un espace de coexistence, en une manière d’écosystème dans lequel, empruntant sans cesse les unes aux autres, elles co-fonctionnent dans une forme de causalité circulaire et réciproque. On ne comprendrait pas la naissance de la philosophie comparée hors de cette pensée des xviiie et xixe siècles, à la fois totalisante et 9 A.O. Lovejoy, The Great Chain of Being, p. 58-59 (Harvard University Press, première édition : 1936), sur les principes de la classification hiérarchique des vivants chez Aristote.
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évolutionniste : il fallait mettre l’Inde ou la Chine quelque part dans le système des systèmes, en tâchant d’articuler toutes les doctrines produites par l’intelligence humaine en un méta-système porteur d’une intelligibilité globale. Là est l’enjeu : peut-on sauver le projet d’une systématique philosophique, c’est-à-dire d’une récapitulation de l’histoire de la philosophie jusqu’aux « confins de l’humanité » en une synopse qui ait un sens philosophique, sans retomber dans le fantasme évolutionniste de la série unique hiérarchisée ? Et qu’avons-nous à apprendre de la philosophie comparée dans cette optique, comme la sociologie a bénéficié des leçons de l’ethnologie quand celle-ci a généralisé sa méthode hors du champ « primitif » où elle avait d’abord été confinée ? C’est la visée d’un catalogue à la fois intégral et raisonné du vivant, dans laquelle l’anatomie comparée a joué un rôle central, qui a accidentellement abouti aux théories de l’évolution – à l’introduction d’un point de vue diachronique sur ce que l’on envisageait d’abord de manière purement synchronique. Il en va de même du rôle de la grammaire comparée dans l’élaboration de grands récits historiques et des théories scientifiques sur les migrations des peuples et la diffusion des civilisations. La mise en œuvre d’un comparatisme maîtrisé a plutôt abouti à une vision des processus historiques dans laquelle l’évolution se ramifie très en amont et sans cesse (les animaux ne « descendent » pas des plantes, etc.), les ramifications successives étant multiples, comme en un arbre de Porphyre, non pas simplement logique et abstrait, mais réel et génétique10. Que dire, en regard, de l’histoire de la philosophie ? Dans sa première ouverture aux « pensées d’ailleurs », elle a d’abord cédé à la chimère de la « grande chaîne » et tenté de tout inclure dans un récit non seulement encyclopédique et unifié, mais encore linéaire. Le type de l’histoire philosophique de la philosophie se trouve, bien entendu, dans la pensée de Hegel. L’histoire de la philosophie ne peut faire l’économie de construire une systématique des systèmes, rendant possible une synopse, laquelle n’aurait pas de sens, sans la construction d’un espace 10 (1) La question de l’analogie entre les ramifications logiques obtenues par dichotomie, d’une part, et les ramifications réelles dans la procession des formes, d’autre part, mériterait un traitement méthodique dans un esprit de reprise actualisée du néoplatonisme. (2) La question de l’apparition des espèces par dérivation les unes des autres dans une théorie évolutionniste est une question formellement distincte des deux précédentes (subdivision logique des concepts, procession des étants idéels en métaphysique). Tous ces problèmes ne sauraient être traités qu’en combinant spéculation rigoureuse et information scientifique précise.
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logique permettant de situer les doctrines les unes relativement aux autres. Le contresens leibnizien et hégélien : la série unique Il est vrai aussi que Hegel introduit quelque chose de plus : l’exigence d’une intelligence du devenir de la philosophie, et surtout l’entreprise de l’élaborer dans le détail. Il ne se contente pas de construire un point de vue synoptique permettant d’incorporer tous les systèmes en un discours unifié ; il le fait en introduisant, de surcroît, un dispositif à la fois hiérarchique et historique où sont logées toutes les doctrines philosophiques connues (idéalement : toutes celles qui ont existé). En ceci, certes, il s’écarte des pensées pré-modernes, où il n’y a pas de science du contingent ; mais il ne peut parvenir à ses fins qu’en mobilisant le schéma aristotélicien du développement progressif du vivant, dont l’essence se révèle peu à peu dans le phénomène à mesure que celui-ci passe de la puissance à l’acte. La pensée hégélienne de l’histoire repose évidemment sur une sorte de transposition dans le temps des schémas qui gouvernent l’étagement d’une ontologie scalaire11, moyennant, bien sûr, l’élévation à la dignité d’objets philosophiques d’innombrables items qui échappaient jusqu’alors à la méditation des philosophes — et auxquels nul auteur ancien n’aurait songé à assigner un rang dans la « grande chaîne de l’être » — notamment tout ce qui relève de l’Esprit (de l’histoire culturelle, dirions-nous). Dans La Grande chaîne de l’être, Lovejoy passe trop vite sur plusieurs difficultés quand il entreprend d’établir la filiation néoplatonicienne de ce grand schème. Certes, il produit (p. 61-63) un ensemble de textes de Plotin, dont la doctrine est bien le creuset où se sont fondues des idées initialement tout à fait distinctes les unes des autres : (1) celle, puisée chez Platon, de strates ontologiques distinctes et hiérarchisées (en petit nombre), et (2) celles, empruntées à Aristote, (a) d’êtres plus ou moins parfaits dans la même espèce, selon le degré d’actualisation de la forme, et (b) d’espèces de vivants plus ou moins parfaites les unes que les autres. 11 On pense notamment aux empilements de triades chez Proclus, par exemple en Théologie platonicienne, III, 11 et chapitres suivants. Pour la forme même du raisonnement, on se demande même ce qu’a bien pu ajouter la dialectique hégélienne. Mais, on va le voir, ce n’est pas là tout Proclus.
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L’étrangeté de la doctrine de Hegel12 prise à ce point de vue tient à ce qu’elle implique une sorte d’agencement de toutes les essences (voire : de toutes les espèces réelles) en une série unique où celle du rang supérieur aurait pour « phénomène » celle du rang inférieur, c’est-à-dire qu’elle est en quelque sorte la cause essentielle13. L’articulation du dispositif hégélien avec le néoplatonisme implique en effet cette idée de série, qui, chez Proclus, permet de penser qu’une même forme se décline sur les divers degrés étagés de l’être, de sorte qu’un être appartenant à l’un de ces rangs soit cause essentielle de ceux qui en procèdent. Lovejoy n’était pas assez philosophe pour saisir l’ampleur du coup de force conceptuel autour duquel, à son insu, tourne tout son livre : cette idée (leibnizienne ?) qui, à chaque degré de l’être fait correspondre non seulement une espèce, mais même un individu singulier. Hegel ne pousse plus sur ce point la chose aussi loin que le faisait Leibniz, mais il outre pourtant davantage encore le même principe, quand il traite tous les degrés du développement de l’Esprit selon la même logique : à chaque réalité distincte, ayant une teneur propre (qualitativement), correspond un degré (quantitatif) dans le feuilleté du réel et, corrélativement, chez Hegel, une place non seulement dans le monde, mais encore dans le système. Autrement dit : deux espèces distinctes ne peuvent pas être d’égale perfection. C’est cet axiome latent qui conduit à percevoir le tout du réel comme (en termes procliens) une série unique, linéaire, non ramifiée. La condition de l’unification excessive de l’histoire chez Hegel, c’est ce principe de traductibilité réciproque du quid et du quantum d’intensité de l’être. Les philosophes post-hégéliens qui ont tenté de saisir de manière globale le devenir de la philosophie ont eu bien de la peine à s’arracher à la série unique (Heidegger, par exemple, escamote tout ce qu’il ne parvient pas à soumettre au schéma unificateur du déploiement de la métaphysique comme approfondissement de l’oubli de l’être sous les espèces de la prétendue onto-théologie14). 12 C’est le mérite du livre de Lovejoy de nous permettre de comprendre comment cette idée a pu s’imposer au temps de Hegel, sinon comme allant de soi, du moins comme hautement plausible. 13 Sur cette notion, voir, notamment, Alain de Libera, La Mystique rhénane d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Seuil, 1994, p. 203-204 (sur Thierry de Freiberg) et p. 329 sq. (chez Berthold de Moosburg). 14 À commencer par le néoplatonisme, bien sûr ; mais aussi la doctrine de Spinoza, par exemple, pour ne prendre que des exemples de pensées comportant une véritable ontologie. Ignorance ou falsification méthodique et délibérée ?…
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L’unité sans la série unique Peut-on reprendre de Hegel l’ambition de penser sous le couvert de l’Un, notamment les réalités culturelles, en corrigeant la lecture du néoplatonisme qui lui donne son ontologie sous-jacente ? Tout d’abord, le néoplatonisme, chez ses principaux auteurs, ne tend pas à tout ramener à une série unique. De chaque principe procède, selon Proclus, non pas un principiat subalterne unique, mais une multiplicité, à l’exemple des diverses couleurs en lesquelles se diffracte l’unique lumière blanche. Cette diversité se caractérise par ceci que, comme l’explique Jean Trouillard, « L’effet n’est pas une différence assimilée, mais la cause même communiquée avec une différence en surcroît »15. En effet, selon la Théologie platonicienne, iii, 4, p. 14, 19-2216 : « Il est de nouveau nécessaire que, dans tous les cas, le secondaire, parce qu’il est en-dessous de ce qui le précède, soit inférieur à l’unité de son producteur, et que cette diminution par rapport à la simplicité monadique du premier principe résulte de l’adjonction de quelque chose ».
C’est de cet axiome qu’il découle que de tout principe procède tout ce qui peut en décliner moyennant l’adjonction de toutes les différences possibles. Chaque procession se présente donc comme un « plateau » complet, « plérômatique », incluant toutes ces nuances obtenues par l’ajout d’une différence17. On lit en encore dans la Théologie platonicienne, iii, 2, p. 8, l. 9-14 : « Toute monade doit donc faire exister une multiplicité qu’elle engendre comme secondaire à elle-même, et qui fractionne les puissances qui préexistent en elle d’une manière cachée. En effet, ce qui se trouve dans la monade à l’état unifié et non développé, apparaît à l’état divisé dans les descendants de cette monade ».
C’est en ce sens qu’il faut comprendre aussi le § 25 des Éléments de théologie : « De tout principe parfait procède tout ce qu’il est capable d’engendrer, et il imite en cela l’unique principe universel ». 15 Éléments de théologie, trad. Trouillard (éditions Aubier-Montaigne, Paris, 1965), p. 82, n. 2. 16 Édition et traduction H.-D. Saffrey et L.-G. Westerink, Les Belles Lettres, Paris, t. I : 1968 ; t. II : 1974 ; t. III : 1978 ; t. IV : 1981 ; t. V : 1987 ; t. VI : 1997. 17 La question du nombre des niveaux et celle de savoir si les plateaux pléromatiques appartenant à différentes séries peuvent être de même rang, ou s’ils sont purement et simplement incommensurables, ne peuvent être traitée ici.
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Selon les Éléments de théologie, § 21 : « Tout ordre part d’une monade, procède vers une multiplicité homogène à cette monade, et en tout ordre la multiplicité se ramène à une monade unique ».
Cette multiplicité est clairement de deux ordres, chez Proclus : a. une multiplicité immédiatement subalterne au principe, formée d’êtres de même rang et qui ne procèdent pas les uns des autres18 b. pour chacun de ces êtres subalternes, s’ils ne sont pas du tout dernier rang, toute la série19 des êtres qui en procèdent à leur tour. D’où il semble ressortir deux corrélats, même si Proclus ne les développe pas : a. qu’il existe des êtres à la fois quidditativement distincts et de même rang ontologique b. que, par ailleurs, la comparaison du degré de perfection serait sans doute bien difficile à poser entre êtres n’appartenant pas à la même série (et relevant ipso facto de hiérarchies distinctes), à moins de supposer (comme Proclus le fait au moins pour les hénades), une logique interne de la procession se déroulant dans toutes les séries selon des degrés analogues. Il est permis de se demander, dans le feuilleté virtuellement illimité des ramifications des processions dans chaque série, pourquoi, et même, tout simplement, comment des plateaux formés par les diffractions de principes appartenant à des séries distinctes peuvent se situer au même niveau et former ensemble un monde ? Chez Plotin, sous une forme plus simple, on trouve aussi cette conception de la procession, à partir d’un principe unique, d’une multiplicité coordonnée d’étants de même rang, par exemple dans l’Ennéade v, 9 [Traité 5], 9 : l’idée de « monde intelligible » y est posée en ce sens 18 Qu’il y ait, pour Proclus, une pluralité (et même une plénitude, un plérôme) de principiats de même rang est évident, par exemple en Théologie Platonicienne i, 14, t. i, p. 67-68 : « Toute totalité est suivie d’un cortège de substances concrètes particulières. Ainsi, de même que dans le ciel avec les sphères prises dans leur totalité il y a une procession d’astres nombreux, et de même que sur la terre avec la totalité viennent à l’existence une multitude de vivants terrestres particuliers, de même faut-il, je pense, que dans les éléments intermédiaires de l’univers chaque élément contienne le nombre plénier des êtres qui lui sont propres ». 19 Éléments de théologie, § 97 : « Toute cause faisant fonction de principe en chaque série communique à la série entière son propre caractère. Et ce que la cause est à titre primordial, la série le réalise selon le mode dégressif ».
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d’un un-tout dont chaque élément est pars totalis, de sorte que l’idée selon laquelle l’essence des êtres les plus parfaits serait supérieure à celle des êtres les moins parfaits est visiblement inconcevable, l’Intellect étant tout entier dans chacune de ses expressions. Le terme de « monde », sous la plume de Plotin, désigne visiblement la même chose, au fond, que celui de plérôme au sens où on le trouve chez Proclus : l’unité organique liant des composants de même rang, diffraction exhaustive de toutes les richesses impliquées éminemment dans leur principe commun : « En cette intelligence une, que sont ces choses que nous séparons en les pensant ? Il faut les énoncer dans leur immobilité, comme on contemple dans l’unité d’une science tout ce qu’elle contient. Ce monde visible est un animal qui contient tous les animaux ; il tire son être et ses propriétés d’un autre monde ; et le monde dont il est issu se ramène à l’Intelligence ; il faut donc que l’Intelligence contienne l’archétype du monde, et qu’elle soit un monde intelligible, celui que Platon dans le Timée appelle l’Animal en soi. (…) Le monde ordonné contient les formes à l’état de division, ici un homme, ailleurs le soleil ; là, ce qui est un est tout »20.
Le néoplatonisme a pu faire d’un individu vivant et pensant21 la cause essentielle d’un autre individu. Dans un tel cadre doctrinal, les rapports de principe à principiat peuvent relier deux substances appartenant à des espèces distinctes (l’homme et son ange, par exemple) et poser l’une en quelque sorte en cause formelle et finale de l’autre. Mais la généralisation du principe chez Hegel est plus insolite : elle implique l’effacement de ces plateaux ontologiques que sont les « mondes » (sensible, intelligible,…) des néoplatoniciens. Deux êtres appartenant à notre monde pourraient, pour reformuler la pensée de Hegel, entretenir des rapports qui sont, dans le néoplatonisme, ceux d’une Idée avec la chose du monde sensible qui en participe. Une inspiration authentiquement néoplatonicienne n’aurait pas dû amener une telle vision de la réalité en termes d’empilement hiérarchique linéaire des quiddités, mais plutôt quelque chose comme une stratification de plateaux (comportant chacun une uni-totalité d’êtres complémentaires de rang égal) traversée par des séries se ramifiant d’étage en étage. Pour l’historien de la philosophie, tout se passe comme si, depuis le discrédit où sont tombés les conceptions romantiques ou post-romantiques, 20 Plotin, Ennéade V, 9 [Traité 5], 9, traduction Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1931, p. 169. 21 L’angéologie du néoplatonisme tardif tend à faire de l’ange l’essence vivante et pensante des réalités qui procèdent de lui ; les Idées du monde intelligible plotinien sont, au reste, déjà des réalités non moins pensantes que pensées.
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la scientificité signifiait la résignation aux membra disjecta d’un triste nominalisme méthodologique. Or, le traitement des systèmes philosophiques comme autant de monades logiques sans monadologie interdit toute philosophie de l’histoire de la philosophie au sens fort22. Mais puisque, ailleurs, la science a su faire le deuil de la « grande chaîne de l’être » sans renoncer à la systématique, pourquoi, seulement en histoire, ou en histoire culturelle, ou plus spécialement encore en histoire de la philosophie, y aurait-il alternative stricte : ou bien la grande Odyssée de l’Esprit, ou bien le miroir des Titans (le morcellement total de l’objet, avec ce que cela implique du côté de la perte de toute possibilité non seulement de faire l’histoire de la philosophie, mais encore d’en délimiter clairement les bornes et donc, finalement, de dire ce qu’elle est) ? Faute d’une certaine unité dans la chose même, elle ne saurait être objet de connaissance. Si la philosophie n’est qu’un agrégat, elle ne peut être étudiée comme se déployant, égale à elle-même, dans les doctrines diverses qui ont jalonné son devenir ; alors, on ne peut en faire l’histoire, sinon peut-être une généalogie au sens nietzschéen. L’unité du divers, cependant, n’est pas nécessairement à chercher du côté d’un agencement hiérarchique linéaire, mais pourrait aussi être pensée comme la complémentarité organique d’éléments non ordonnés l’un à l’autre. Individuation par la forme, causalité et histoire Dans une lecture du néoplatonisme admettant des Idées des singuliers23, il serait tout naturel que les relations qu’ils entretiennent entre eux dans le monde sensible soient comme l’« image mobile » de celles par 22 La formule « philosophie de l’histoire de la philosophie » est ici intentionnellement reprise de Martial Guéroult, avec la pensée duquel une explication approfondie sera requise à un stade ultérieur de la réflexion ici esquissée. 23 Un néoplatonisme tournant ses regards vers le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » n’a aucune raison de s’attacher à l’idée selon laquelle l’essence de l’individu serait générique ou spécifique : cette essence doit, en dernière analyse, consister dans l’acte entifiant par lequel tout à la fois Dieu conçoit, veut et fait être l’individu — remarque qui, au reste, ne condamne nullement au nominalisme : que le singulier soit individué par sa forme n’empêche pas qu’il y ait dans diverses formes quelque chose de réellement commun, par quoi elles appartiennent (effectivement et non de manière simplement nominale ou mentale) à une même espèce ou à un même genre. Ainsi, le code génétique (les « raisons séminales », auraient dit nos anciens auteurs) de chaque vivant est sans doute singulier, mais la structure de son ADN ne l’en classe pas moins objectivement dans une espèce donnée. Les espèces animales et végétales ne sont pas des fictions taxonomiques, en dépit de la singularité de chaque forme individuelle.
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lesquelles leurs Idées sont articulées entre elles dans l’intelligible. Ce point ne paraît guère avoir intéressé les auteurs anciens, mais il serait légitime de pousser sur leurs traces la spéculation un cran plus loin en ce sens. À prendre les choses ainsi, et dans l’hypothèse de cette sorte particulière d’« individuation par la forme », l’idée d’une philosophie de l’histoire n’est pas absurde, au sens où (en soi sinon pour nous) les interactions apparemment accidentelles qui gouvernent ici-bas la production et l’évolution des singuliers seraient (en droit) justiciables d’une intuition intellectuelle parfaitement transparente (davantage même que celles par lesquelles nous saisissons les vérités mathématiques). Qu’une telle connaissance ne soit pas à la portée de l’entendement humain24 n’empêche pas d’en postuler la possibilité et même, peut-être, la réalité actuelle, sous le couvert de laquelle procéderait l’intelligence humaine quand elle comprend, de manière « conjecturale », de quoi il retourne dans une époque donnée et comment de l’une on passe à l’autre. C’est dans une autre postérité de Platon que s’inscrit Hegel : il s’intéresse surtout à ce qui est rationnel dans le réel, ce qui a une teneur concevable, à des structures épurées dont ont été abstraites les scories de l’accidentel. Certes, cela n’est pas vrai à la rigueur, à prendre le point d’aboutissement de la Science de la logique. Il n’en reste pas moins que si la pensée de Hegel finit par « sauver les phénomènes », c’est au prix d’une construction où un seul terme procède de celui qui le précède, selon un schéma qui, pour être dialectique, n’en est pas moins linéaire : le cheminement dans les cercles de cercles du système se fait, paradoxalement, en ligne droite. À quoi il est permis d’opposer une approche plus fidèle à Proclus : celle d’un néoplatonisme à séries multiples et ramifiées. Postulons donc, au moins au titre d’expérience de pensée : a. qu’il y a des essences de même rang, et même : que toutes les essences, hormis l’Un lui-même, forment des plérômes déployant exhaustivement toutes les nuances possibles de l’être à un rang donné b. qu’il n’y a pas une série unique, mais qu’il y en a une multiplicité se ramifiant à chaque niveau en de nouveaux plérômes. Dans une telle perspective, qui, quant à l’ontologie fondamentale, dégagerait deux types de structures — celles, verticales, des « séries », et 24 Une ontologie de type néoplatonicien n’implique pas une théorie de la connaissance posant chez l’homme la possibilité d’une intuition intellectuelle des essences. Elle peut en effet aller avec une théorie de la connaissance « conjecturale » au sens de Nicolas de Cues (cf. notamment La Docte ignorance dans la traduction et présentation de Pierre Caye, David Larre, Pierre Magnard et Frédéric Vengeon, Garnier Flammarion, 2013).
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celles, horizontales, des plateaux ou « mondes » où consistent des individus du même rang — la comparaison pourrait opérer en deux sens : a. verticalement, dans une même série, entre les déclinaisons successives, en ordre descendant ou ascendant d’une même forme, s’actualisant de manière graduée b. horizontalement, d’une série à l’autre sur le même plateau, par référence à l’unité complémentaire (plérômatique) de la première expression du Principe. Si la connaissance qui suit les fils verticaux du réel, est de l’ordre de l’analogie au sens le plus traditionnel, celle qui, en revanche, s’étend sur les plateaux horizontaux est plutôt du côté de l’intelligence de la synthèse organique des parties d’un tout. La science la plus parfaite serait naturellement à la charnière des deux : percevoir tout un plérôme à la fois dans sa complétude organique et comme ensemble de toutes les déclinaisons possibles d’un principe unique. Retour à la question de la philosophie comparée Qu’aurait pu donner une récapitulation unifiante de l’histoire de la philosophie sous le couvert d’un néoplatonisme de meilleur aloi que celui de Hegel ? Certes, le résultat eût été moins spectaculaire : au lieu de la geste héroïque de la conscience philosophante suivant l’unique fil d’Ariane de son destin en gravissant l’un après l’autre les degrés de son perfectionnement, on aurait une narration à personnages multiples, dont chacun poursuivrait son aventure propre, ne se rencontrant que de manière plus ou moins accidentelle. La préservation du registre de la causalité efficiente (en regard des causalités de type formel et final) sauvegarde en effet la possibilité du hasard dans l’histoire de la philosophie, sous une forme n’excluant pas la nécessité : comme la rencontre de séries indépendantes, selon la fameuse définition de Cournot — à condition de prendre le mot « série » au sens non de cet auteur, mais de Proclus. On ne peut aborder ici la question de fond la plus radicale : si l’histoire de la philosophie a besoin d’une métaphysique qui lui donne son cadre, ses fondements et son horizon. Il y va, entre autres choses, du statut ontologique des idées (prises au sens de l’intentum des pensées humaines). Quand je pense, ma pensée n’actualise-t-elle pas pour la conscience des rapports ne m’ont pas attendu pour exister sur leur mode propre ? Même en laissant de côté l’hypothèse d’un monde intelligible,
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ne faut-il pas que, quand la pensée est vraie, la structure pensée soit la structure même du réel en tant qu’il est pensé ? Les productions de l’esprit humain (envisagées dans leur contenu) ont une certaine forme de réalité qui doit être située dans le tout du réel. Si le monde sensible est un reflet de l’intelligible, il faut aussi que les constructions intellectuelles, ombres de la « pensée de la pensée », aient, à la mesure de leur degré de vérité, un certain degré de réalité aussi. Mais, tandis que les choses matérielles inertes existent indépendamment de la pensée qui les pense, les réalités dianoétiques, elles, n’ont l’être qu’à même une cogitation qui s’éprouve en elles, comme il convient à des réalités intermédiaires entre le partes extra partes du sensible et la structure de pars totalis propre à l’intelligible pur. Voilà donc par excellence le registre où l’on peut légitimement faire jouer la logique leibnizienne du point de vue : une doctrine n’est ni, comme les réalités du monde sensible, une chose parmi les choses, qui n’entretiendrait avec les autres doctrines que des rapports extérieurs, mécaniques, etc., ni non plus, comme dans le monde intelligible, une idée qui les enveloppe toutes, sous un certain point de vue, sans contradiction ni gêne. Elle est une perspective qui à la fois exclut logiquement toutes les autres (ce qui la rend parente des choses du monde sensible) et tend à embrasser le tout du réel (en quoi elle mime les Idées)25. La grande difficulté de la philosophie comparée, c’est qu’elle ne compare pas des choses, mais des points de vue sur les choses — qui, de plus, ne se distinguent pas seulement par le situs d’où le regard se déploie sur un même paysage, mais par la prétention de chacun à la vérité, excluant celle de l’autre. En outre, si la philosophie comparée ne veut pas déchoir dans la simple histoire des idées, il faut bien qu’elle postule une vérité, en regard de laquelle les doctrines comparées seront autant de profils sous lesquels elle se révèle selon l’angle où l’on se trouve placé. Le néoplatonisme pose des Idées dont chacune est le tout de l’intelligible récapitulé sous l’une de ses différences constitutives. Il paraît aussi impliquer qu’il y ait, dans le monde des pensées humaines, une pluralité de doctrines dont chacune est vraie à sa façon (ordre horizontal) et à son niveau (ordre vertical), sans que cela implique l’égale valeur de toutes les « visions du monde », voire, empêche qu’il existe positivement 25 Bergson dans les Cours au Collège de France, envisage (à partir de l’Ennéade V, 8) les Idées de Plotin comme des points de vue, précisément : l’affaire du point de vue commence dans l’Intelligible.
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une philosophie plus vraie que toute autre (celle, justement, qui rendrait compte de cette multiplicité des points de vue et des degrés sériés). La philosophie comparée n’a pas à supposer que tous les systèmes vaillent quelque chose : elle peut en exclure certains de sa synopse, mais elle ne le pourra qu’en les bannissant du champ de la philosophie, car une philosophie fausse est ipso facto une fausse philosophie. À toute entreprise authentiquement philosophique, en revanche, elle devra faire place, fût-ce au rang de monade quasi-sourde. Autre point : des constellations conceptuelles appartenant au même « plérôme », quoique de même rang ontologique, n’ont pas nécessairement le même degré de vérité (un objet quelconque n’est pas aussi heureusement visible sous tout angle, mais cela ne rend pas moins « réelles » les vues de dos, etc., quoiqu’elles soient moins « parlantes »). Récapitulons : a. il doit y avoir un nombre fini de « familles d’idées » dont chacune se décline, en série, selon un étagement hiérarchique de degrés de perfection b. l’ensemble de ces « familles » forme, à chaque niveau, une sorte de plérôme26 c. on ne pourrait surmonter la contradiction de ces divers points de vue qu’en reconstituant la forme complète (le plérôme des familles avec toutes leurs ramifications) et qu’en rapportant ce tout au principe plus simple dont il procède lui-même27 d. parmi les divers systèmes entre lesquels la vérité est indécidable, supérieur sera celui qui surmontera les contradictions en assignant à chaque point de vue son situs propre et en indiquant la logique de la distribution des points de vue. Dans le registre de l’anthropologie, on trouverait quelque chose d’approchant dans Par-delà nature et culture de Philippe Descola28 : une sorte 26 Dans une perspective qui ne fait pas du réel historique l’auto-expression spontanée de réalités idéelles, il n’est pas nécessaire que toutes les places structurellement possibles soient factuellement remplies : toutes les doctrines imaginables n’ont pas forcément été déployées. 27 On songe au Dieu des philosophes de Pierre Magnard (Mame-Éditions Universitaires, 1992), qui suit à la trace, au fil de l’histoire de la philosophie, l’idée de Dieu comme clef de voûte sans laquelle les systèmes de métaphysique ne tiendraient pas, mais aussi comme point de fuite excédant ces systèmes et les condamnant à rester en quelques sortes béants par leur sommet. 28 Bibliothèque des Sciences Humaines, Gallimard, Paris, 2005.
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de méta-structure juxtaposant quatre types de visions du monde (« ontologies »), dont aucune ne prend le pas sur les autres. Elles cohabitent d’une manière articulée, permettant le dialogue des diverses perspectives, sans « passage à un autre genre » au sens aristotélicien. Ce qui fait que cette typologie se place en surplomb sans biais ethnocentrique, c’est son pouvoir de rendre compte des quatre grands types (animisme, totémisme, naturalisme et analogisme) à partir d’une combinatoire exhaustive (les quatre types distingués épuisent, dans leur registre propre, le champ du possible et forment, typiquement, un plérôme de points de vue). Le cours des événements ici-bas n’est pas l’auto-expression d’Idées platoniciennes entendues comme universaux réifiés. Il est plus consistant avec notre modèle (et plus conforme au donné empirique) de voir dans les relations entre les choses de notre monde comme l’image des relations entre celles de là-haut. Les formes de causalité qui nous sont familières miment celles par lesquelles les Idées des singuliers s’entre-expriment dans l’intelligible. Ce n’est pas notre seule essence qui nous a engendrés en ce monde : la causalité essentielle n’efface pas la causalité efficiente ; et cela n’empêche pas, à l’inverse, que toute cette causalité extrinsèque, dans la durée, ait son prototype dans l’Intelligible. Dans cette hypothèse, l’histoire en général (et celle de la philosophie en particulier) offrirait des configurations intégralement pensables en droit (sans prétendre déduire le réel du possible), en une sorte de structuralisme tâchant de fonder les faits de structure, non dans une pensée de la subjectivité constituante, mais dans une vraie métaphysique. Une telle pensée, faisant la part de ce qui, à vues humaines du moins, est accidentel, ne verserait pas dans le déni de l’interaction des forces réelles. Poser des essences singulières enveloppant jusqu’à un certain point le détail « accidentel » des interactions avec d’autres individus, ce n’est pas ipso facto poser chez l’homme la possibilité d’une intuition intellectuelle des singuliers : une connaissance « du troisième genre » peut n’être qu’un horizon inaccessible (ou promis à la vision béatifique), et nous pourrions ici-bas être voués aux « conjectures », ou plutôt à la conjonction nécessaire des intuitions spéculatives et du travail laborieux de leur claire articulation discursive, d’une part, et de leur validation empirique, d’autre part. Une grande faiblesse des modèles « transcendantaux » est la difficulté de penser les transitions d’une forme hégémonique à l’autre. L’enchaînement historique des épistémai de Michel Foucault (ou, aussi bien, celle des « figures » du Travailleur de Jünger, etc.) est totalement impensé. Quand bien même, avec Hegel, on concevrait une dialectique
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de ces figures, cela ferait encore bien trop marcher l’histoire « sur la tête » : penser une connexion logique n’est pas comprendre un processus réel. Comme les quatre termes de la typologie de Descola, ces univers de sens saturés ne comportent d’ailleurs pas forcément de contradiction qui appellerait de l’intérieur leur dépassement ; la mort et la naissance leur vient à bien des égards29 du dehors (d’interactions humaines). L’un des intérêts de la présente hypothèse est de poser en principe la nécessité de l’émergence simultanée d’univers de sens à la fois mutuellement exclusifs et aussi complémentaires que les pièces d’un puzzle, selon le principe d’exhaustivité qui gouverne la constitution de chaque plérôme idéel. L’exemple pris chez Descola illustre bien cette idée d’une coexistence de visions du monde à la fois complémentaires et chacune exhaustive, et les livres de Foucault sont riches d’indications sur la coappartenance à une même structure de doctrines par ailleurs opposées et logiquement incompossibles. La fonction de la philosophie comparée tiendrait alors à sa capacité d’embrasser synoptiquement ces systèmes logiquement incompossibles, moyennant le géométral spéculatif les articulant entre eux. Schématiquement : la philosophie comparée est, par excellence, le lieu du raisonnement homologique et « horizontal », tandis que l’histoire de la philosophie en sa forme la plus classique relève davantage du raisonnement analogique et « vertical » (suivant les évolutions historiques le long des mêmes séries). À prendre ces caractérisations à la rigueur, naturellement, bien des choses seraient à modifier dans l’intitulé des disciplines universitaires. Il reste à déployer les thèses qui ne sont ici qu’esquissées et à démontrer de manière spéculative la vérité de ce dont cet article ne fait que proposer la possibilité logique. Leur valeur, en tout état de cause, ne pourra être vérifiée qu’à l’épreuve empirique : une répétition du projet encyclopédique selon la perspective métaphysique rectifiée ici esquissée. La place du comparatisme dans la construction d’une telle encyclopédie historique de la philosophie serait de repérer les grandes familles de pensée, coïncidant peu ou prou à des aires culturelles, et de trouver le secret de les agencer, sans les confondre, à la manière d’organismes de points de vue hétérogènes mais complémentaires. On ne serait pas fidèle à l’esprit du néoplatonisme si, au cœur de ce projet, l’aventure intérieure singulière du penseur était oubliée. Pour qui 29 Peut-être pourrait-on avec fruit s’inspirer des leçons de la cristallographie pour comprendre en quel sens et dans quelles limites on peut dire qu’une structure est structurante ?
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prend au sérieux l’idée d’une individuation par la forme (où ma forme singulière telle qu’elle est dans l’éternité est la perfection à laquelle je suis appelé, cause finale autant que formelle, à la réquisition de laquelle je ne puis, au prix de manquer ma vie, me soustraire), la vie philosophique, réalisation de soi non moins que recherche de la vérité, sera l’accomplissement d’un destin absolument singulier dans la pensée. Nous avons tous vocation à la vérité, mais pas tous au même degré à une vérité totalisante. Chaque tempérament philosophique incline à chercher la vérité dans un certain horizon, mais certains horizons sont plus dégagés que d’autres. Peu sont appelés à la vérité comme synopse ou encyclopédie. À ceux-là seuls il appartient de se réaliser intellectuellement dans une esquisse de vision totale — dont, certes, la récapitulation spéculative de l’histoire mondiale de la philosophie ne serait encore que l’une des nombreuses facettes.
LA DETTE DE BOÈCE ENVERS LE CHRISTIANISME DANS LA CONSOLATIO PHILOSOPHIAE : RÉALITÉ OU FICTION ? Alain Galonnier (CNRS-ENS) Voilà un quart de siècle, dans le « prologue » de l’ouvrage Le Dieu des philosophes, à juste titre récompensé par deux prix, tant l’enquête impressionne par la profondeur de ses analyses et l’ampleur de la période qu’elle couvre, Pierre Magnard émettait un jugement qui semble n’avoir suscité, jusqu’à présent, aucune réaction : « Ainsi pourra-t-on voir en l’œuvre de Victorinus, Denys, Scot Érigène, Anselme, Thomas, Eckhart, Nicolas de Cues le contrepoint de celle de Porphyre, Proclus, Damascius, Avicenne, Averroès et Maïmonide, sans que l’on soit jamais autorisé à imputer au seul chrétien une avancée spirituelle dont il eût été incapable, s’il n’y avait été porté par l’audace spéculative de son prédécesseur païen »1.
Et en illustration de ce sévère constat était citée un peu plus loin la célèbre sentence programmatique de Pascal : « Platon pour disposer au Christianisme »2, puis évoqué, parmi ceux qui jamais ne renièrent leur platonisme, « Boèce, dont l’œuvre logique [est] si inséparable de son œuvre théologique, [qu’elle] nous inciterait à placer quelque saint Porphyre sur les autels de nos églises de village »3. Pleinement conscient du risque irréductible qui existe de nous tromper dans le déchiffrement de cette sentence qu’illustre le cas de Boèce, et après l’avoir pour cela serrée au plus près en donnant au terme 1 Pierre Magnard, Le Dieu des philosophes, Paris 1992, p. 18. Il vaut de procéder d’emblée à deux mises au point d’ordre sémantique : d’une part les adjectifs « spirituel » et « spéculatif » sont employés ici comme synonymes et ne renvoient donc point au binôme « spiritualité – spéculation » et à la problématique dont il relève ; de l’autre, l’adjectif « païen » n’est en l’occurrence à entendre que comme simple antonyme de « chrétien », le « païen » désignant alors sans nuance aucune tout « non-chrétien ». 2 Pascal, Pensées 612, éd. J. Mesnard, Les Pensées de Pascal, Paris, S.E.D.E.S., 19932. 3 Le Dieu des philosophes, ibid.
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« contrepoint », non pas celui d’« opposé », mais celui de « parallèle », nous n’avons pu comprendre autre chose que ceci : la pensée chrétienne médiévale, d’une extrémité (Victorinus) à l’autre (Nicolas de Cues) de son exercice, serait restée sans initiative majeure si elle n’avait pas été inspirée, dans ses intuitions les plus fécondes, par l’un ou l’autre de ses antécédents grecs, arabes ou hébreux, en dépendance ou à l’encontre desquels elle a réagi. Autrement dit encore, c’est principalement à son positionnement dans le sillage des idées du paganisme, et inspiré par celui-ci, que le Christianisme doit sa dimension spirituelle et spéculative. Il était facile, trop sans doute, d’essayer de le vérifier à partir du Boèce des Opuscula sacra, d’autant plus que nous l’avons tenté dans les introductions des deux volumes de notre traduction4, notamment avec la notion de « théologie ancillaire », par laquelle nous avons désigné l’attitude intellectuelle qui consiste à utiliser les contenus dogmatiques comme terrain d’expérimentation pour vérifier l’efficacité et l’utilité des sciences grecques. La priorité n’y étant plus de procéder à une certaine mise en lumière de la matière sacrée, mais, à partir de celle-ci, de rechercher l’apodicticité et de rendre évidente l’efficacité des moyens pour l’atteindre, on ne pouvait imaginer illustration plus adéquate à l’assertion de Pierre Magnard : le Boèce chrétien, dans la plupart de ses cinq compositions théologiques, n’alliait « audace spéculative » et « avancée sprituelle » qu’aiguillonné et porté par Platon, Aristote et les Néoplatoniciens. Il convenait alors de changer d’écrit pour tenter de savoir si le Boèce de la Consolatio Philosophiae, auteur en principe acquis à la même religion, suscitait un semblable constat, ou bien si, en puisant dans l’univers du Christianisme l’inspiration de nombre de ses conceptions, il était globalement susceptible d’inciter à l’aménagement du jugement qui nous occupe. À cet effet, il n’est pas inutile de rappeler que la question du Christianisme de Boèce, quoique remontant à l’ère carolingienne5, fut, dans sa problématisation, initiée par Gottfried Arnold en 16996, et ne concernait alors pas directement la Consolatio, mais les Opuscula sacra. Arnold fut effectivement le premier à avoir mis en doute l’authenticité boécienne des Opuscula, qui, à ses yeux, sont l’œuvre d’un penseur chrétien, condition 4 Voir A. Galonnier, Boèce. Opuscula sacra, volumes I et II, Peeters, Leuven, 2007 et 2013. 5 Voir Pierre Courcelle, La Consolation de philosophie dans la tradition littéraire : antécédents et postérité de Boèce, Études augustiniennes, Paris, 1967. 6 Voir G. Arnold, Unparteyische Kirchen- und Ketzer-Historie. Fritsch, Thopmas Fritsch, Leipzig und Frankfurt am Main, 1700, p. 283B de la deuxième édition (1740).
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qui ne pouvait convenir à Boèce dans la mesure où sa Consolatio, ouvrage dont la paternité lui revient incontestablement, ne manifeste rien de cette religion, alors même qu’elle ne pouvait manquer d’en faire état, vu la nature et le contexte de l’ouvrage : un homme supposé chrétien, condamné à mort par décision régalienne, pouvait-il, à l’article du trépas, omettre toute référence à sa foi ? Voilà donc un peu plus de trois siècles que la question est agitée, évoluant au gré des arguments philologiques, historiques, littéraires et philosophiques. En 1877, la publication de Hermann Usener, intitulée Anecdoton Holderi7, mit pour ainsi dire fin aux soupçons d’inauthenticité qui pesaient sur les Opuscula, inversant par là même la problématique8. Car si ce corpus, qui émane visiblement d’un théologien chrétien, était bien de la main de Boèce, comment expliquer que la Consolatio manque de toute référence explicite au Christianisme. Les partisans d’un Boèce chrétien rédigeant son écrit-testament et ceux qui voyaient la confession de celui-ci relever entièrement de la philosophie grecque, ont donc continué de s’affronter par publications interposées. La dernière étape importante en la matière, marquée par les exégètes favorables à une Consolatio empreinte de spiritualité chrétienne, a vu l’apparition d’un Index biblicus dans les éditions critiques, qui ont commencé à en comporter un dès celle d’A. Fortescue et G.-D. Smith, en 19259. Les historiens de tout bord acquis au Christianisme de la Consolatio, disposèrent dès lors d’un outil pratique pour effectuer le recensement des divers moments où s’y manifestent à leurs yeux des références à la doctrine chrétienne, parfois suggérées en forçant légèrement le texte. Ce forçage s’explique pour l’essentiel par le fait qu’en ces passages, le propos de Boèce présente une sorte de neutralité conceptuelle, qui autorise le plus souvent deux approches possibles, l’une tirant les contenus vers l’Hellénisme, l’autre précisément vers le Christianisme. Il est alors à se demander si cette dernière serait ou non en capacité d’infléchir l’affirmation de Pierre Magnard, car même si chaque occurrence ne constitue pas une « avancée spirituelle », elle participe d’une tendance de fond, où le Christianisme a 7 Voir H. Usener, Anecdoton Holderi. Ein Beitrag zür Geschichte Roms in ostgotischer Zeit, Druck der Universitäts-Buchdruckerei von Carl Georgi in Bonn, Wiesbaden 1877. 8 Voir A. Galonnier, Anecdoton Holderi ou Ordo generis Cassiodororum. Éléments pour une étude sur l’authenticité boécienne des Opuscula sacra, Peeters, Leuven 1997. 9 Voir Boethi De Consolatione Philosophiae libri V, B. Oates and Washbourne, London, 1925. Il est significatif de la difficulté du problème que, moins de dix ans après, l’édition du CSEL, 67, due à G. Weinberger (Vindobonae/Lipsiae, 1934), lequel a établi pas moins de six indices, couvrant 101 pages sur un total de 229, n’en ait réservé aucun touchant les loci biblici.
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pleinement un rôle à jouer. Dès lors, sans qu’il soit souhaitable de les examiner exhaustivement et dans le détail, nous pouvons reprendre et commenter brièvement toutes celles qui nous apparaissent les plus pertinentes, en ayant soin à chaque fois d’essayer de contrebalancer un argument par un autre, afin d’être à même de dresser au mieux le bilan qui s’imposera. Pour ce faire, nous distinguerons trois rubriques : les « évocations », les « échos morpho-sémantiques » et les « références doubles », d’une amphibologie plus immédiate et plus précise que celle des « évocations ». I. Les évocations En cette première rubrique, plusieurs extraits prélevés dans notre traité présentent, abordés tantôt sous un angle tantôt sous l’autre, une teneur soit chrétienne soit païenne. 1. Le contenu du premier est anecdotique, puisqu’il concerne la résolution que prend Boèce à la fin de la narration qu’il vient de faire de sa tragique mésaventure : B. – « Mais de quelque façon que cela soit, je m’en remets à ton jugement [celui de Philosophie] et à celui des sages. Afin que l’enchaînement des faits et la vérité dans cette affaire ne puisse échapper à la postérité, je l’ai confiée autant au stylet qu’à la mémoire » (Consolatio I, 4, 25).
Il conviendrait de voir dans cette résolution la décision du martyr chrétien des premiers siècles du Christianisme, témoignant par écrit des véritables causes de sa condamnation au supplice, dans l’espoir de servir d’exemple après l’avènement d’un monde plus juste10 : « Si les anciens exemples de foi, qui attestent de la grâce de Dieu et travaillent à l’édification des hommes, ont été consignés par écrit pour que cette lecture, comme par un nouvel examen des événements, serve à honorer Dieu et à redonner force aux hommes, pourquoi ne pas consigner aussi les témoignages récents qui répondent également à ces deux fins ? »11.
La mise en perspective ne manque pas de vraisemblance. Mais une autre référence vient aussi naturellement à l’esprit, celle de Socrate. Car si dans son Apologie ce dernier ne dit pas qu’il transcrit lui-même sa version de l’acte d’accusation pour laquelle il a été condamné à la peine 10 C’est la lecture de Bernard Bourrit, « Boèce ou le martyre du philosophe », dans Carnets de bord 3, 2002, p. 19-27 – ici 21. 11 Voir Passion de Perpétue et de Félicité, I, 1, Introduction, texte critique, traduction, commentaire et index par J. Amat, Le Cerf, Paris, 1996, p. 99 et 101.
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capitale et la défense qu’il lui opposa, on ne le trouve pas moins soucieux d’en témoigner oralement, en souhaitant de manière implicite que quelqu’un couchera son récit sur le papyrus, afin qu’il serve, plus tard, à manifester la vérité : « Eh bien, il faut bien, Athéniens, que je me défende et que je tente de détruire en vous la calomnie qui y est enracinée depuis longtemps ; et je n’ai pour ce faire que très peu de temps ! Sans doute, préférerais-je y parvenir, à condition que cela valût mieux pour vous comme pour moi, et me défendre avec succès. Mais j’estime que c’est une entreprise difficile, et je ne me dissimule absolument pas l’importance de la difficulté… Je sais assez bien que … là réside la calomnie dont je suis victime et que les causes en sont celles-là. Et si vous vous interrogez maintenant ou plus tard sur ces causes, voilà ce que vous trouverez » (Apologie de Socrate 18e-19a et 24a-b, traduction L. Brisson et alii, Platon. Œuvres complètes, Paris, 2008).
2. L’extrait qui suit, d’un enjeu plus conceptuel, toucherait aux rapports entre foi et raison : B. – « Je ne saurais estimer en aucune façon que tant de [faits] déterminés soient mûs par une contingence fortuite, mais je sais que Dieu veille en tant que fondateur sur son œuvre, et jamais il n’y aura de jour qui me détournera de la vérité de ce jugement […] PH. – De cette toute petite étincelle va briller pour toi un feu de vie » (Consolatio I, 6, 4 et 20).
Boèce illustrerait en l’occurrence la problématique de l’interaction du fidéique et du rationnel, en énonçant que l’ordonnancement du monde, établi par un acte de raison, rend nécessaire l’acte de foi, lequel fonde lui-même l’acte de raison qui le justifie12. C’est la découverte d’une raison de croire qui validerait l’activité rationnelle. Autrement dit, il s’agirait, pour notre auteur, d’illustrer une démarche intellectuelle qui fait aller de la foi à la foi par la raison. Mais ce cheminement spirituel, qui connaîtra son apogée au XIe siècle, avec la « fidens quaerens intellectum » d’Anselme de Canterbury, est ici d’une expression bien imprécise. Tout au plus Boèce nous fait-il part de sa conviction qu’un monde aussi réglementé que le nôtre n’est pas soumis à un hasard aveugle mais organisé et dirigé par Dieu. Or ce constat très général pourrait aussi bien concerner le démiurge du Timée de Platon, qui façonne l’univers les yeux rivés sur les formes intelligibles, en y manifestant un ordre causal dont il assure la permanence grâce au rôle joué par la finalité13. Voir Bourrit, op. cit., p. 22. Voir L. Brisson, Timée-Critias. Traduction inédite, introduction et notes, GF, Paris, 2001, Introduction au Timée. 12
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3. On n’a pas manqué de faire remarquer que la prière finale du fameux chant III, IX présente, elle aussi, des affinités avec celle que pourrait prononcer un Chrétien implorant son Dieu de lui donner, par des signes, la force d’espérer en une vision face à face : 22. PH. – « Donne, père, à l’esprit de s’élever jusqu’à l’auguste séjour, 23. Donne-lui de visiter la source du bien, donne-lui, par la lumière retrouvée, 24. De fixer en toi les yeux clairvoyants de l’âme. 25. Disperse la nébulosité et les pesanteurs de la masse terrène, 26. Et brille de tout ton éclat ; car c’est toi la sérénité, 27. Toi le repos qui apaise les justes, t’apercevoir est le but, 28. Principe, vecteur, guide, chemin et terme tout à la fois ».
Il ne nous est pas permis ici de passer en revue chaque vers14, pour essayer de montrer qu’il relève en fait, à notre sentiment, d’une conception autant chrétienne que platonicienne. Quoi d’étonnant du reste à cette dernière dimension dans une pièce comme le poème central de la Consolatio, dont l’auteur se revendique du Timée de Platon15, en reprenant à la fois son mythe cosmogonique et son hymne au démiurge. Nous pouvons cependant vérifier cette double dépendance en indiquant rapidement, à l’occasion du dernier vers, les renvois envisageables : – le « principe » (principium) évoquerait soit l’Α christique d’Ap 1, 8, soit l’ἀρχή de Timée 29e (cf. 28a), voire l’αἰτία (« cause ») de Timée 29a – le « vecteur » (vector), au sens de « soutien » dynamique, reprendrait soit la vita de Jn 14, 6, soit le « gouverneur », c’est-à-dire celui qui « gouverne » (διακυϐερνάω) le vivant mortel, de Timée 42e – le « guide » (dux), qui « conduit » (ducere) « toute chose à l’exemple d’en-haut » (Ibid., vers 6-7), équivaudrait soit à la veritas de Jn 14, 6, soit à « celui qui a amené (« ἄγω », au sens premier de « conduire, mener, guider ») du désordre à l’ordre (εἰς τάξιν αὐτὸ ἤγαγεν ἐκ τῆς ἀταξίας) » la masse visible du monde, de Timée 30a 14 D’autant moins que nous l’avons tenté récemment – voir A. Galonnier, « Le Chant III, IX de la Consolatio de Boèce comme hymne précatif au seul démiurge du Timée », dans B. Bakhouche et A. Galonnier (éd.), Lectures médiévales et renaissantes du Timée de Platon, Peeters, Louvain, 2016, p. 89-120. 15 « PH. – Mais puisque, comme il plaît à Platon dans notre Timée, à propos des moindres choses aussi le secours divin doit être imploré, que présumes-tu qu’il faille faire à présent pour mériter de découvrir le siège de ce bien suréminent ? B. – Il faut invoquer le père de toute chose (omnium rerum pater), dans la négligence duquel aucun commencement n’est fondé selon les règles », Consolatio III, 9, 32-33.
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– le « chemin » (semita), renverrait soit à la via de Jn 14, 6, soit à celui qui, dans le Timée, décide de toutes les étapes constitutives par où doivent passer, avant d’être achevés, le cosmos et la partie de l’être humain affectée à la connaissance intellectuelle – le « terme » (terminus), dont la condition est déduite de celle du « principe », serait à rattacher soit à l’Ω christique d’Ap 1, 8 (identifié à finis dans la Vulgata — voir plus loin, II, 2), soit à celui qui, étant en même temps ἀρχή et αἰτία, demeure dans le séjour qu’aspirerait à réintégrer tout individu ayant « vécu comme il faut », de Timée 42b. 4. Dans sa présentation de ce que souhaite Philosophie en matière de justice pour les âmes après la mort du corps, le troisième extrait semble faire allusion aux peines de l’enfer et du purgatoire, où l’indulgence se veut salvatrice : B. – « Ne réserves-tu aucun châtiment aux âmes après qu’il en eut été quitte du corps par la mort ? «. PH. – « De grands, assurément, et je pense les voir exercer pour les uns avec une sévérité pénale, et pour les autres avec une clémence purificatrice » (Consolatio IV, 4, 22-23).
Touchant l’enfer, plusieurs renvois scripturaires sont assurément possibles, à commencer par Dn 12, 2 : « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle », ou Mt 25, 46 : les méchants « s’en iront… à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle ». Mais il existe aussi un enfer chez Platon notamment, celui que décrit longuement le Gorgias (522e-526d), ou celui de la République16, évoqué lorsque les juges (δίκαιος — « équitable ») décident d’envoyer ou non les âmes des mortels après leur séparation du corps, ordonnant à celles des justes d’emprunter une route sur la droite, par une ouverture du ciel, et à celles des méchants d’emprunter une route sur la gauche, par une ouverture de la terre. Il en va de même du purgatoire. Le Nouveau Testament paraît y faire allusion : « Si l’œuvre bâtie sur le fondement subsiste, l’ouvrier recevra une récompense ; si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu » (1 Co 3, 15). Il n’en est cependant pas moins question chez Platon aussi, cette fois-ci dans le Phédon, où ce lieu de transition porte même un nom — Achérousias — (112e-113a), Voir République X, 614c.
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lac où séjournent plus ou moins longtemps les âmes de nombreux morts, avant d’être renvoyées dans le monde pour y animer de nouvelles créatures. 5. Toujours porteur de la même amphibologie, l’extrait suivant concerne l’union mystique, expérimentable dès cette vie : B. – « Par le prix d’une juste humilité, nous méritons l’inestimable faveur de la grâce divine, le seul moyen qui existe pour que les hommes s’aperçoivent qu’ils peuvent s’entretenir avec Dieu et s’unir, en raison même de l’adoration, à son inaccessible lumière, avant même de l’obtenir » (Consolatio V, 3, 34).
D’aucuns en appelleront à l’union christique décrite en Jn 15, 1-11 (« celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit », ibid. 15, 5), ou en Rm 6, 1-11 (« si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivons aussi avec lui », ibid., 6, 8) – union avec « le seul qui possède l’immortalité, qui habite une lumière inaccessible (qui solus habet inmortalitatem lucem habitans inaccessibilem) », de 1 Tm 6, 16. Mais Platon, dans sa République (515e-516b), n’indique-t-il pas qu’après être sorti de la caverne, tout homme aura besoin d’un temps d’accoutumance pour s’habituer à la lumière du soleil, et à terme, ce sera le soleil lui-même, en son lieu véritable, et non point en ses images que réfléchissent par exemple les eaux, qu’il pourra voir et contempler ? Bien que ce soit aux confins du monde intellectuel et avec peine, l’Idée du Bien peut donc être aperçue dès cette vie (Ibid., 517b-c). De même, Aristote n’évoquet-il pas, dans sa Métaphysique (1072b), un « contact » (θιγγάνω – 1072b21) passager de Dieu par la contemplation de l’intellect, source pour notre intelligence de félicité parfaite ? Et n’est-ce point Plotin qui confie qu’il ne lui est pas rare d’expérimenter une communion divine : « Souvent, lorsque je m’éveille à moi-même en sortant de mon corps, et qu’à l’écart des autres choses je rentre à l’intérieur de moi, je vois une beauté d’une force admirable ; et j’ai alors la pleine assurance que c’est là un sort supérieur à tout autre : je mène la meilleure des vies, devenu identique au divin, installé en lui » (Ennéades 6 (IV, 8) 1, l. 1-6)17 ?
D’ailleurs, dans la « Vie de Plotin » Porphyre, plus précis, confirmera que son maître, au cours de son existence, « atteignit quatre fois, dans un acte indicible », le « but », qui « était d’être uni au dieu qui se 17 Traduction de Laurent Lavaud, dans Plotin, Traités 1-6, traduction sous la direction de L. Brisson et J.-F. Pradeau, GF, Paris, 2002, p. 241.
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trouve au-dessus de tout et de s’approcher de lui », union qu’il faut entendre comme celle de l’âme individuelle avec l’Intellect18. 6. Dans l’extrait qui fait bloc avec le précédent, Boèce met explicitement en garde contre le déterminisme absolu : B. – « Si à cause de la nécessité admise des choses à venir on ne croit rien posséder des forces [de l’espérance et de la prière], par quoi pourrions-nous être reliés à ce principe suréminent des choses et nous imprégner de lui ? » (Consolatio V, 3, 33 et 35).
Le fatalisme lié à une condition déterminée par un enchaînement inflexible des événements désirables représente un redoutable péril, parce qu’en supprimant toute raison d’espérer et de prier (sperare ac deprecari – ibid., 34), il brise le seul lien qui unit les hommes à Dieu. On serait enclin à penser que cette référence à l’espérance et à la prière est en mesure de manifester la foi chrétienne de l’auteur de la Consolatio. Cependant, il apparaît tout aussi légitime de se demander si les prières — et l’espérance dont elles sont porteuses —, que Socrate adresse, l’une à Eros, l’autre à Pan, dans le Phèdre (257a-b et 279b-c), ne seraient pas, par leur nature et leur fonction, susceptibles de correspondre à l’évocation de Boèce. 7. Le dernier fragment porteur d’une « évocation » que nous retiendrons d’un auteur qui semble mettre un point d’honneur à ne pas se déterminer doctrinalement, implique la toute fin de la Consolatio. Elle constitue le moment où il prodigue ses ultimes recommandations, donc synthétise ce que son enseignement recèle d’essentiel à ses yeux. Un précepte en est le véhicule : PH. – « Détestez donc les vices, cultivez les vertus, exhaussez l’esprit vers de droites espérances, hissez d’humbles prières jusqu’aux lieux élevés. Elle est grande — à moins que vous ne vouliez vous dissimuler à vous-même — la nécessité ineffable de la probité quand vous agissez devant les yeux du juge qui discerne tout » (Consolatio V, 6, 47-48).
Cet épanchement laisserait d’autant plus entendre des accents bibliques que ses mots de conclusion, nous le verrons ci-après (II. 7), ne seraient pas sans rappeler ceux d’Est 16, 4. Cependant, si l’on fait abstraction de cette éventualité, se montrer vertueux et probe sous le regard 18 Vie de Plotin, 23, 15-17, dans Plotin, Traités 51-54, traduction sous la direction de L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris 2010, p. 307, et n. 370. Voir M. Chase, « Existe-t-il une mystique néoplatonicienne ? », p. 11-12 (Academia.edu). Cf. R. Arnou, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Presses de l’Université Grégorienne, Rome, 1967.
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d’un Dieu omnivoyant, est une recommandation que ne désavouerait point Platon, lui qui distingue dans sa République, 429a-444c, quatre vertus principales : la sagesse, le courage, la tempérance et la justice, cette dernière, qu’il met au-dessus des trois autres, étant à la fois leur condition et la plus difficile à trouver. Or ce sont elles que l’homme de vertu, habilité à servir les citoyens, doit cultiver (426c), en étant toujours soucieux de plaire au Dieu qui ordonne de garder intactes les lois (425e). II. Les échos morpho-sémantiques Sans que l’on puisse, selon nous, parler, à une exception près, de citations touchant plusieurs morceaux, ceux-ci présentent des analogies, le plus souvent formelles, avec le texte biblique, qui méritent que l’on s’arrête un temps sur chacun, en se plaçant à chaque fois sur le double registre de la forme et du fond. 1. Consolatio III, IX, 8 : PH. – « Mundum mente gerens similique in imagine formans (assumant en ton esprit un monde beau et le formant à ton image semblable) » Gn. 1, 26 : « Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram (faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance) » Sg 2, 23 : « Deus creavit hominem inexterminabilem et ad imaginem suae similitudinis fecit illum (Dieu a créé l’homme incorruptible et l’a fait à l’image de sa similitude) ».
Le parallèle avec la formule biblique ne nous paraît concluant qu’à la condition d’intégrer le décalage dû au fait qu’il n’est pas question de l’homme chez Boèce, mais du monde. Toutefois, cette précision donne autant sinon plus de crédit à la seconde suggestion, car en reconduisant le même constat que précédemment concernant la volonté de se revendiquer du Timée de Platon (voir supra, I, 3), une référence s’impose : elle se situe dans les ultimes paroles de Timée, qui révèle, à la toute fin de l’ouvrage, que le monde ou l’univers (πᾶν), dieu sensible, est l’image (εἰκών) d’un dieu intelligible (92c). 2. Consolatio III, IX, 27-28 : PH. – « Te cernere finis, / principium… (t’apercevoir est le but, / Principe…) » Ap 1, 8 : « Ego sum Alpha et Omega, principium et finis (je suis l’Alpha et l’Oméga, le principe et la fin) ».
Le rapprochement, déjà évoqué (voir supra, I, 3), ne semble pas plus pertinent que celui de l’extrait précédent, et à peu près pour les mêmes raisons. D’une part, le principium, qui ne correspond à rien dans le texte
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grec (Ἐγώ εἰμι… ὁ ὢν καὶ ὁ ἦν καὶ ὁ ἐρχόμενος = « Je suis… Celui qui est, qui était et qui vient »), et se trouve uniquement dans la Vulgata19, renverrait, au regard de la dépendance évoquée, à l’ἀρχή de Timée 29e (cf. 28a), de l’autre, le substantif finis n’a rien de commun sémantiquement parlant, puisque dans la Consolatio il ne désigne pas Dieu, qui ne lui est jamais identifié, mais l’objectif que doit atteindre sa créature. 3. Consolatio III, X, 1-3 : PH. – « Huc omnes pariter venite capti, / Quos fallax ligat improbis catenis / Terrenas habitans libido mentes (venez ici tous ensemble, captifs, / vous que fixe à des chaînes détestables le Trompeur / désir qui habite les esprits terrènes) » Mt 11, 28 : « Venite ad me omnes qui laboratis et onerati estis (venez tous à moi, vous qui peinez et êtes sous le fardeau) ».
La parenté des contenus sémantiques est trop peu consistante pour compenser une convergence lexicale qui ne porte que sur deux termes (venite et omnes), dont le second est accessoire. Car le « fardeau » en question n’est que la loi des pharisiens et les observances qu’elle impose. De surcroît, comment ne pas voir dans cette évocation une adaptation de la scène des captifs (δεσμώτης) entravés par des chaînes (δεσμός) et attachés aux parois de la caverne, qui ne connaissent que par des ombres et des échos, sources d’erreur (ἀφροσύνη), dans la célèbre allégorie du même nom au début du livre VII de La République de Platon (514a sqq.) ? 4. Consolatio III, 12, 22 : PH. – « [Summum bonum] regit cuncta fortiter suaviterque disponit (il y a un bien suréminent qui régit tout avec force et le dispose avec douceur) » Sg 8, 1 : « [Sapientia] adtinget… a fine usque ad finem fortiter et disponit omnia suaviter ([la sagesse] s’étend avec force d’une extrémité [du monde] à l’autre et dispose tout avec douceur) ».
C’est le seul parallèle, notamment par sa construction antinomique, qui peut apparaître presque incontestable, bien que Rand n’y voie que le fruit du hasard20. Le décalage morpho-sémantique entre le regere (« régir ») boécien et l’attingere (« s’étendre ») biblique se révèle sans conséquence, si l’on envisage que Boèce aurait cherché à faire primer la nature de l’action sur son étendue. Néanmoins, l’éventualité demeure, même ici, pour que celui-ci ait eu de nouveau à l’esprit la conception 19 La Vetus Latina s’en tient à traduire le grec : « Ego sum… qui est, & qui erat, & qui venturus », voir Vetus Italica III, Remis, 1751, p. 992A. 20 Voir E.K. Rand, « On the composition of Boethius’ Consolatio Philosophiae », Harvard Studies of classical Philology, XV, 1904, p. 1-28 – ici 25.
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platonicienne du démiurge alliant force et douceur dans sa mise en ordre du monde. En effet, la gestion puissante du bien suréminent renverrait à l’ordonnancement de l’univers dont le démiurge est responsable, et qu’il obtient en se comportant comme un artisan très attaché à produire avec exigence et rigueur. Quant à la douce disposition, elle renverrait à sa nature fondamentalement bonne, qui le pousse à façonner un monde aussi bon et beau que possible21. 5. Consolatio IV, 3, 5 : PH. – « Quantumlibet igitur saeviant mali, sapienti tamen corona non decidet, non arescet (que les gens méchants entrent en fureur autant qu’il leur plaira, pour le sage cependant la couronne ne tombera ni ne flétrira) » Ps Sal 89, 6 : « Vespere decidat et obduret et arescat (le soir [l’herbe] se couche, sèche et flétrit) » Pr 14, 24 : « Corona sapientium divitiae eorum (couronne des sages : leur richesse) ».
C’est le type de rapprochement que l’on pourra trouver forcé, si l’on s’en tient au fait que les contenus des deux fragments vétéro-testamentaires dont il faut associer les évocations, n’ont rien de commun. Pour le reste, il est vrai que la corona sapientis donne l’impression de faire écho à la corona sapientium, et que les actions decidere et arescere sont reprises à l’identique, c’est-à-dire avec une même acception négative pour les deux. Mais ces points de rencontre, d’un caractère purement rhétorique, ne plaident nullement, selon nous, en faveur de la foi judéochrétienne de Boèce. Car la notation ne sert qu’à véhiculer, dans le contexte de notre extrait, l’idée du sage inébranlable, qui relève principalement de la philosophie grecque, en particulier chez Platon, où la « tranquillité » (ἡσυχία) est décrite comme la qualité intrinsèque du sage, sans en être cependant la seule22. 6. Consolatio V, 6, 48 : PH. – « Magna… necessitas indicta probitatis, cum ante oculos agitis iudicis cuncta cernentis (elle est grande… la nécessité ineffable de la probité quand vous agissez devant les yeux du juge qui discerne tout) » Est 16, 4 – « Dei… cuncta cernentis arbitrantur se fugere posse sententiam (ils [les orgueilleux] s’imaginent même qu’ils pourront échapper à la sentence de Dieu qui discerne tout) ».
Prétendre, à partir de la seule ressemblance de deux brèves tournures — iudex cuncta cernens et Deus cuncta cernens —, que Boèce Voir Brisson 2001, Introduction au Timée. Voir Charmide 159a-160d.
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rapporterait ici une expression vétéro-testamentaire est sans doute excessif. L’image, quelque peu galvaudée, d’un Dieu omnivoyant qui rend la justice se retrouve entre autres chez Platon, lorsque celui-ci, en son Critias, met en scène Zeus, qui, dans le but de châtier les dépravés, réunit tous les dieux dans leur plus noble demeure, laquelle « a vue sur tout ce qui participe au devenir » (121c). 7. Consolatio IV, 6, 55 : PH. – « Neque… fas est homini cunctas divinae operae machinas vel ingenio comprehendere vel explicare sermone (il n’est donné à l’homme de comprendre par son génie ni d’expliquer par le discours aucun des rouages de l’œuvre divin) » Qo (Ecclésiaste) 1, 8 : « Cunctae res difficiles, non potest eas homo explicare sermone (toutes les choses difficiles, l’homme ne peut les expliquer par son discours) » Platon, Timée 28c : « Trouver le fabricant et le père de l’univers exige un effort et, lorsqu’on l’a trouvé, il n’est pas possible d’en parler à tout le monde »23.
Admettre que les divinae operae machinas puissent être incluses dans les cunctae res ne rend pas plus probant le parallèle avec la citation biblique relativement à celle de Platon, qui offre une meilleure convergence sémantique. Néanmoins, l’incapacité à laquelle Timée fait ici allusion, est uniquement celle du destinaire du discours. III. Les références doubles On a également coutume de relever, dans la description et l’action de Philosophie, plusieurs points susceptibles d’avoir été inspirés par des fragments scripturaires. Mais, toujours à cause de cette ambivalence qui les caractérise, ils sont à chaque fois relativisés par des références profanes tout aussi probables, provenant de la philosophie et de la littérature grecques. Voici les principales : 1. la stature variable de Philosophie (I, 1, 1 et 2) : « B. – j’eus le sentiment qu’au-dessus de ma tête (vertex) une femme s’était dressée… elle paraissait heurter le ciel avec la pointe du sommet de sa tête (vertex) ; et lorsqu’elle dressait plus haut la tête, elle pénétrait même le ciel, et se dérobait au regard des hommes tournés vers elle » *. la Sagesse dans Pr 8, 2 : « se tenant sur les sommets (vertex) les plus hauts et les plus nobles en surplomb de la route, au croisement des chemins » Traduction L. Brisson, op. cit., p. 116.
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*. la taille changeante de Poimandrès (« Nοῦς de la souveraineté absolue – ὁ τῆς αὐθεντίας νοῦς ») dans le traité I du Poimandrès d’Hermès Trismégiste : « Il me sembla que se présentait à moi un être d’une taille immense, au delà de toute mesure définissable… À ces mots, il changea d’aspect »24.
Bien que la citation biblique et celle de la Consolatio aient en commun la quasi identité du personnage et l’usage du terme vertex, la première ne peut soutenir la comparaison avec celle du corpus hermétique, dont la couverture sémantique est beaucoup plus étendue. 2. Philosophie comme reflet de la sagesse divine : *. « le Christ…, sagesse de Dieu » (1 Co 1, 24) *. le Verbe saint, dans le même traité du Poimandrès d’Hermès.
Il est vrai que certaines déclarations de Philosophie permettent d’envisager son assimilation au Christ en tant que sagesse de Dieu, notamment lorsqu’on la voit annoncer à Boèce qu’elle va lui montrer ce qu’est la vraie félicité (Consolatio III, 1, 5 et 7), et lui révéler, par le raisonnement le plus sûr, ce qu’est le bien lui-même (Consolatio III, 12, 2 et 4), ou encore lorsque Boèce la vénère comme « annonciatrice de la vraie lumière », qui déploie une « divine spéculation » (Consolatio IV, 1, 2). Car cette monstration de Dieu est également celle assumée par le Christ, quoique « le monde, par le moyen de la sagesse, n’a[it] pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu » (1 Co 1, 21). D’un autre côté, il n’est pas exclu d’y voir aussi le Verbe saint (λόγος ἅγιος) évoqué par Poimandrès, qu’il présente comme « Verbe lumineux issu du Νοῦς », qui est « Dieu le Père » et dont il est le fils, ou « Verbe du Seigneur »25, dans la mesure où c’est par lui que Hermès répand parmi le genre humain les « paroles de la sagesse » et l’eau nourrissante d’ambroisie26. 3. les lettres Π et Θ brodées sur le vêtement de Philosophie (Consolatio I, 1, 4) : *. « Je suis l’Alpha et l’Oméga, dit le Seigneur » (Ap 1, 8) *. la division aristotélicienne des sciences entre le pratique et le théorétique.
D’après le contexte, Π et Θ ne seraient pas des lettres symbolisant, comme Α et Ω, un commencement et un aboutissement, de par leur situation dans l’alphabet grec, même si les emplacements où elles sont b rodées 24 Voir A.-J. Festugière, Corpus hermeticum, I, 1, 2 et 4, Les Belles Lettres, Paris, 1946, p. 7. 25 Voir Idem, ibid., I, 5 et 6, p. 8. 26 Ibid., I, 29, p. 17.
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(le bord inférieur pour le Π, et le supérieur pour le Θ) évoquent un début et une fin. Il s’agirait plutôt de simples initiales, celles des deux modes scientifiques que distingue Aristote27, à savoir le « pratique » (Ππρακτική), qui qualifie les sciences ayant pour objet l’action du sujet connaissant (comme la politique, l’économie et l’éthique), et le « théorétique » (Θεωρητική), qui qualifie les sciences ayant pour objet les causes et les principes (comme la physique, la mathématique et la théologie). 4. les échelons (gradus) qui élèvent du Π au Θ (Consolatio Ι, 1, 4) : *. ceux de l’échelle apparue en songe à Jacob, dressée sur la terre et dont le sommet atteignait le ciel, où montaient et descendaient les anges de Dieu (Gn 1, 28, 12) *. ceux que l’âme doit gravir pour rejoindre la beauté en soi dans le Banquet de Platon (211c-d).
Dans la citation biblique, il n’y a point de terme pour désigner l’« échelon », à la différence du texte de Platon, qui en utilise un (ἐπαναϐασμός). En revanche, chez Boèce, comme dans la Genèse, il n’est fait allusion à aucun degré de connaissance, alors qu’il en est explicitement question chez Platon (μάθημα). Mais si l’on admet l’identification ci-dessus touchant les deux lettres grecques (Π et Θ), on voit mal comment penser que ces degrés évoqueraint autre chose que les sciences philosophiques, qui permettent de passer progressivement du pratique au théorétique. 5. le sceptre (sceptrum), tenu par Philosophie de sa main gauche (Consolatio I, 1, 6) : *. le sceptre du Christ (Hb 1, 8 – cf. Ps 44, 7) *. le sceptre, symbole de pouvoir et / ou de sagesse.
Le terme (σκῆπτρον) désignant cet accessoire, apanage des souverains, des anciens et des sages, se rencontre notamment chez Platon, qui évoque le sceptre d’or de Minos rendant la justice aux morts28. Sensiblement de même, il symbolise la royauté du Christ et sa droiture dans les deux Testaments (v. c. Za 9, 9 pour l’Ancien). Mais les substantifs grec et latin (ῥάϐδος / virga) qui y désignent cet ornement renverraient plutôt à une sorte de baguette ou de simple bâton rectiformes, qui pouvait tenir lieu de sceptre. Qu’il s’agisse en l’occurrence d’un calque latin (sceptrum) 27 Voir notamment Métaphysique 1025b3-28, qui ajoute le « poiétique », relatif aux sciences de la production ou de la création, que sont la dialectique, la rhétorique et le poétique, et l’Éthique à Nicomaque (passim). 28 Voir Platon, Gorgias 526c-d.
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aurait donc son importance, et pas seulement quant à la morphologie, pour préférer la source hellène. 6. l’expulsion des muses profanes par Philosophie (Consolatio I, 1, 7-11) : *. sainte Sophie, en tant que sagesse divine, relativement à la sagesse profane *. la critique des fausses muses et le bannissement de la poésie de la république par la philosophie, dans la République de Platon.
Il pourrait s’agir d’une évocation du Christ, nouveau Salomon, qui s’exprime comme la Sophia incarnée, à laquelle il s’identifie, soit en invectivant contre les villes dans lesquelles ils avaient accompli des miracles et qui n’avaient point fait pénitence (Mt 11, 19-20), soit en demandant compte à la descendance de ceux qui firent couler le sang des prophètes et des apôtres (Lc 11, 49-51). Mais la comparaison ne nous paraît pas valoir celle où intervient Platon dénonçant les muses qui s’en tiennent à contraindre, au lieu de persuader, comme le fait la muse véritable, celle de la dialectique et de la philosophie. Elles ne forment que des individus qui se dérobent aux regards de la loi (548b-c). Quant à la poésie proprement dite, elle est l’objet d’une très longue critique (377b-392c), qui en dénonce la nature trompeuse. Elle doit être bannie de la république lorsqu’elle prétend tout imiter (398a-b), en faisant croire qu’elle est porteuse de vérité. Dans ce cas, elle devient assimilable à un poison pour l’esprit de ceux qui ne savent pas la tenir pour ce qu’elle est, à savoir une simple source de plaisir (595b), que l’on ne saurait en aucune manière substituer, pour gouverner la cité, à la loi et au principe de raison (607c). Ressort-il pour autant de l’attitude de Boèce sur ce point, qu’il n’avait pas, à la différence de Martianus Capella par exemple (De nuptiis), le culte des muses, pratique propre à qualifier celui qui s’y adonne d’antichrétien29 ? On ne saurait aller jusque-là, sachant que le captif accepte tacitement d’être soigné par les propres muses de Philosophie (Consolatio I, 1, 11)30. Nous disions, en commençant notre examen, que Boèce, lors de chaque passage textuel susceptible d’un double accès (chrétien et nonchrétien), restait dans une espèce d’indétermination des contenus et du 29 Voir J. Préaux, « Le culte des Muses chez Martianus Capella », dans Mélanges de philosophie, de littérature et d’histoire ancienne offerts à Pierre Boyancé, École Française de Rome, Rome 1974, p. 579-614. 30 Voir aussi D.W. Roberston, A Preface to Chaucer. Studies in medieval perspectives, Princeton University Press, Princeton, 1963, p. 143-144.
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vocabulaire. Il n’en demeure pas moins que ses sources profanes, dont « son Platon » (I, 3, 6) et « son Timée » (III, 9, 32), sont nommées sans réserve lorsqu’il l’estime utile, à la différence des sources sacrées, qui, elles, ne bénéficient d’aucune identification. Selon nous, cette absence totale de renvoi explicite au dogme judéo-chrétien empêche de penser, comme on le fait quelquefois, qu’il ait voulu procéder à une synthèse philosophico-théologique entre Hellénisme et Christianisme. Il conviendrait peut-être d’envisager alors une raison toute politique à ces possibles évocations muettes, en supposant que Boèce ait cherché de la sorte à faire état de ses convictions religieuses à mots couverts pour échapper à la censure royale. Mais encore faudrait-il que plusieurs des références bibliques pressenties soient attestées, ce qui n’a pas été possible d’établir par notre parcours. La création « ex/de nihilo » De surcroît, un point, celui qui porte sur la création du monde « ex nihilo », se soustrait à une interprétaion bivalente, en ressortissant exclusivement d’un contexte chrétien. Rappelons que cette modalité créative ne figure en rien dans le récit de la Genèse31, mais appartient à celui, postérieur — et apocryphe au sentiment de certains —, des Macchabées (2, 7, 20 sqq.), lorsqu’une mère, qui vient de perdre six de ses sept fils mis à mort, tente de consoler le dernier, promis à la même fin, en l’exhortant, malgré un sort apparemment contraire, à placer sa confiance dans le Dieu, qu’elle désigne par ὁ τοῦ κόσμου κτίστης / mundi creator (Ibid., 23), qui veille à toute chose : « Mon fils… regarde le ciel et la terre et tout ce qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de rien (ἐξ οὐκ ὄντων ἐποίησεν / ex nihilo fecit) et que la race des hommes est ainsi faite que tu ne doives pas craindre cette chair » (2 M, 7, 27-28).
Entré dans l’exégèse patristique par Philon d’Alexandrie 32, le concept ne cessa d’être approfondi par les théologiens grecs et latins, et devint une composante dogmatique à part entière. Il permettait principalement d’insister sur le fait que le Dieu pourvoyeur d’existence avait 31 Augustin n’est pourtant pas loin de penser le contraire : « Il n’est… pas douteux que la matière informe, presque voisine du néant, ait été créée par Dieu seul en même temps que les œuvres dont elle était comme le fond », De Genesi ad litteram, I, XV, 29. 32 Voir De somniis I, 76, sur Gn I, 3-4. Toutefois, dans le De providentia I, 22, signale M. Alexandre, Philon fait état d’une matière préexistante à l’univers – voir Le commencement du livre Genèse I-V. La version grecque de la Septante et sa réception, Beauchesne, Paris, 1988, p. 78.
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accompli, de manière libre et gratuite, un acte radicalement neuf. Augustin a abordé plusieurs fois la question. Lecteur d’une partie du Timée de Platon33, il semble avoir tenté de concilier l’engendrement platonicien d’un univers mis en ordre avec l’authentique création biblique comme absolu surgissement de la matière : « Sachant que « la matière a été d’abord créée informe pour être ensuite formée », et que l’informité elle-même « est précédée par l’éternité du Créateur (creator), qui de néant la fait être » (Confessions XII, 29, 40), « nous croyons le plus conformément que Dieu a fait tout de rien (de nihilo), car bien que toutes les choses aient été formées de cette matière, cependant elle-même n’a été faite absolument de rien (de omnino nihilo) » (De Genesi contra Manicheos I, VI, 10).
Boèce, dans sa Consolatio, ne fait point directement allusion à la théorie d’une création divine à partir du néant ou de ce qui n’est pas. Il paraît toutefois ne pas la rejeter lorsqu’il entreprend de définir, avec Platon, l’« éternité » comme « possession en même temps totale et parfaite de la vie interminable (interminabilis) » (Consolatio V, 6, 10), et explicite, pour en étreindre toujours mieux l’idée, après avoir distingué l’aeternitas, réservée à Dieu, de la perpetuitas, réservée au monde, qu’ : « Autre est […] d’être conduit par une vie interminable — ce que Platon attribue au monde —, autre d’embrasser en une seule fois toute la présence d’une vie interminable — ce qui est manifestement le propre de l’esprit divin » (Consolatio, ibid., 9-10).
Ce qui est « interminable » ne répugne pas, en effet, à admettre un commencement à partir de rien. Mais le fait même que Boèce ait adopté la conception platonicienne est de nature à montrer qu’il rejette en vérité une création ex nihilo, en considération de la manière dont il désigne Dieu au début du plus célèbre passage, déjà évoqué, de la Consolatio (III, IX), qui se veut à l’évidence la synthèse du récit cosmogonique du Timée (« ut in Timaeo Platoni… nostro placet », ibid., III, IX, 32)34 : « Terrarum caelique sator » (Consolatio III, IX, 2).
Car si l’on veille à ne pas traduire par « créateur » le substantif sator, et à le remplacer par « semeur » (« semeur des terres et du ciel ») ou « ensemenceur », en écartant l’action créatrice au profit d’une action ordonnatrice ou organisatrice, on neutralise l’éventualité du ex nihilo. 33 Voir notamment M. Lemoine, « Une nouvelle citation du Timée chez Augustin », dans Revue des études augustiniennes, 40, 2, 1994, p. 433-434. 34 Voir Galonnier, op. cit. supra n. 14.
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Car chez Platon le démiurge ne « crée » nullement à partir du non-être, mais ordonne (συνίστημι, Timée 30c) de différentes manières quelque chose de déjà là. D’ailleurs la Consolatio ne fait jamais appel à creator quand il s’agit de dénommer Dieu, qui y reçoit aussi le nom de conditor (Consolatio I, V, 1 et V, 6, 9), lequel serait à ce moment-là, non pas dérivé de condere (« fonder »), mais de condire (« arranger », « ordonnancer »), et aurait par suite le sens, non pas chrétien de « fondateur », mais profane de « celui qui organise » ou « harmonise ». À la clarté de ce survol, il apparaît vain de chercher à infléchir l’énoncé de Pierre Magnard en tentant de révéler un Boèce ayant eu la volonté de s’affranchir, ne serait-ce qu’une fois, de structures et de thèmes de pensée qui ne soient redevables à la philosophie païenne. D’aucuns prendront ce constat en quelque sorte à rebours, comme un encouragement à faire de notre auteur ce chrétien qui, selon nous, se dérobe, en y voyant un effet annonciateur de ce qui deviendra dès le quinzième siècle, chez Nicolas de Cues et Marcile Ficin notamment, la pia philosophia, ou, par inversion de l’oxymore, la « docte religion », dans laquelle « le platonisme apparaît comme la matrice de toutes les grandes théologies, dont il assume la diversité, tout en en révélant la secrète unité »35. Mais dans l’hypothèse où il en serait ainsi, cela, comme nous l’avons laissé entendre36, ne plaiderait pas en faveur de l’émancipation de la réflexion chrétienne, que l’on ne verrait point s’« avancer » spirituellement et faire preuve d’initiative intellectuelle à partir de ses propres ressources. Par conséquent, l’index biblicus de la Consolatio, qui recense bon nombre des occurrences listées ici, nous apparaît bien artificiel, car il est tout à fait possible de s’en dispenser, sans altérer ou brouiller en quoi que ce soit la lecture de l’ouvrage.
35 Pierre Magnard, Pourquoi la religion ?, A. Colin, Paris, 2006, p. 179. Cf. W.A. Euler, « Pia philosophia » et « docta religio »: Theologie und Religion bei Marsilio Ficino und Giovanni Pico della Mirandola, München 1998, A. Dini, « Pia philosophia e antropologia in Ficino », dans Rivista di storia della filosofia, 1, 2003, p. 1-22, et Erna Banić-Pajnić, « Die «Pia Philosophia» bei Nikolaus von Kues, Marsilio Ficino und Frane Petric’/Patrizi », dans S. Ebbersmeyer (éd.), Sol et homo: Mensch und Natur in der Renaissance, München 2008, p. 481-510. 36 Voir supra, p. 25-26.
SÉPARATION, DOMINATION, LIBÉRATION Pierre Caye Centre Jean Pépin (CNRS – ENS – PSL) I. Comment parler de la séparation sans évoquer la métaphysique, le discours de la séparation par excellence, de la distinction, au sein de la réalité, entre le principe et ce dont il est le principe, le discours qui naît même de leur séparation ! J’entends par principe le fait qu’aucune individualité ni aucune totalité ne se suffit à elle-même, mais est amenée à se référer, à un moment ou à un autre de sa constitution, à de l’altérité, voire à de l’antériorité (l’arkhḗ ou le principium étant alors moins un fondement qu’un commencement, quelque chose d’initial), et cela sous quelque aspect que se présentent cette altérité et cette antériorité. La métaphysique ne parle donc plus, comme le faisaient les présocratiques, de l’eau, du feu ou des autres éléments pour rendre raison du cosmos, mais du bien, de l’un, de l’être, de l’acte, de la puissance. L’eau ou le feu sont complétement inhérents à la physique du monde ; ce sont des éléments tirés de la nature pour rendre raison de la physique antique ; le bien, l’être, l’un, l’intellect s’en tiennent au contraire séparés pour mieux en rendre raison : ils sont, dit-on, méta-physiques, c’est-à-dire audelà de la physique. Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait de métaphysique que de la séparation, mais simplement que la séparation est le geste initial de la métaphysique, celui à partir duquel s’est forgée une nouvelle langue plus abstraite, moins sensible, que l’air, l’eau, la terre, etc., pour rendre raison de la réalité. Il est vrai qu’existent aujourd’hui des métaphysiques de l’immanence, c’est-à-dire des pensées capables de rendre raison de la morphogénèse du réel dans son immanence et dans sa matérialité, et de le faire avec le vocabulaire même de la métaphysique (puissance, être, un, multiple, etc.) ; mais ces philosophies continuent de penser à partir de la séparation, ne serait-ce que pour en faire la critique ; mieux encore ce genre de critique comprend qu’aucune philosophie ne peut faire totalement abstraction de la séparation, quitte à devoir la réinventer. Deleuze
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a besoin par exemple de recourir à ce qu’il appelle des « lignes de fuite » au sein même des champs d’immanence pour que ceux-ci ne se réduisent pas à une identité indifférenciée et purement statique. Ces lignes de fuite ménagent à nouveau, au sein même de l’immanence, de la séparation et de la différence nécessaires pour qu’un peu de liberté joue dans ces champs d’immanence, qu’ils ne se transforment pas en une sorte de môle identitaire, source pour Deleuze de tous les systèmes de domination. Sous le signe de la fuite, Deleuze renoue assurément avec certains gestes les plus essentiels et les plus inauguraux de la métaphysique, de Parménide à Plotin. On m’objectera à juste titre que la séparation des lignes de fuite n’a rien à voir avec les séparations initiales de la métaphysique antique, par exemple la différence entre l’être et le non-être, l’intelligible et le sensible, la forme et la matière, voire le bien et le mal. Mais sans doute ces séparations initiales sont-elles elles-mêmes un peu naïves, et n’expriment-elles pas au mieux tout ce que peut la séparation ! La séparation implique initialement l’idée de supériorité du principe par rapport à ce dont il est le principe. Et, à son tour, cette supériorité du principe conduit à l’idée de sa souveraineté. La métaphysique procède à un triple saut, voire un triple coup de force qui nous fait passer d’abord de l’altérité à l’antériorité, puis de l’antériorité à la supériorité et enfin de la supériorité à la souveraineté. La métaphysique repose sur l’idée que cette succession de sauts et de passages va de soi, qu’il existe une convertibilité parfaite entre ces quatre notions (altérité, antériorité, supériorité et souveraineté) convertibilité qui asseoit la domination de la métaphysique, et justifie le fait que la métaphysique se fasse ultimement pensée de la souveraineté et de la domination de l’instance. La remise en cause de la domination de l’instance et de sa violence métaphysique passe nécessairement par la remise en cause de l’identification altérité-antériorité-supériorité-souveraineté. Mais il ne suffit pas de distinguer l’altérité de la supériorité pour désarmer la métaphysique. La rupture doit se penser là où la frontière apparaît pourtant comme la plus ténue, c’est-à-dire entre la supériorité et la souveraineté. Il est vrai que supériorité et souveraineté partagent la même étymologie : le fait d’être au-dessus, de se tenir en surplomb. Platon, puis le néoplatonisme, parle à cet égard de royauté du principe, de basileía, terme que l’on trouve au demeurant déjà chez Héraclite. De même, le terme arkhḗ signifie à la fois le commencement et le commandement. Existe donc dès l’origine dans la méta physique, à travers la séparation, une dimension que j’oserais appeler théologico-politique, c’est-à-dire, selon la définition que je donne du
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théologico-politique : le fait que le principe soit une instance qui dispense, de façon plus ou moins directe, la puissance au monde, comme le soleil dispense la vie. Ce que Platon appelle le Bien. Même si nous sommes encore loin de la toute-puissance des médiévaux, la métaphysique antique semble bien mettre en place ce rapport fondamental entre l’instance, la puissance et sa dispensation, rapport sur lequel repose toute théologie politique. La question consiste alors à savoir si la séparation métaphysique nous condamne nécessairement au théologico-politique, c’est-à-dire nous condamne à subir la dispensation de la puissance par l’instance (que cette instance s’appelle l’être, l’esprit, la volonté, la matière, l’État, l’histoire, le peuple, ou encore aujourd’hui le marché, la technique et son Gestell, sans oublier évidemment pour couronner l’ensemble « Dieu ») ou bien si au contraire elle nous en protège. Le thème deleuzien de la ligne de fuite marque bien à cet égard le renversement de perspective qui caractérise notre contemporanéité : la séparation n’est plus le principe de la domination, mais exprime au contraire la possibilité de s’en affranchir ; en effet, ce sont les champs d’immanence qui opèrent la dispensation de la puissance, tandis que les lignes de fuite sont censées nous permettre de desserrer l’étreinte, de ménager, dans le déploiement de la puissance de l’être, des expériences de liberté. Pourquoi parler de la séparation au sens métaphysique du terme ? Et plus simplement encore, pourquoi parler de métaphysique, pourquoi faire de la métaphysique pour définir l’état des choses, voire pour décrire la nature des expériences que cet état nous conduit à éprouver ? Nombreux sont les philosophes qui dénoncent dans la métaphysique et dans sa terminologie, « être », « un », etc. un monde d’idoles, de dieux abstraits, d’instances magiques et mystifiantes, et qui plus encore repoussent fermement la présomption qu’a la métaphysique à penser le tout, le réel dans sa totalité et comme totalité, à le penser d’un seul coup, voire à penser, au-delà de la réalité dans son ensemble, les conditions mêmes de sa totalisation, et cela évidemment en dehors de toute expérience possible. Mais, depuis une génération, le tout, cet objet privilégié de la métaphysique, est de nouveau à l’ordre du jour : c’est ce qu’on appelle la mondialisation ou, mieux encore, la globalization (ce dernier terme anglo-saxon est suffisamment explicite par lui-même : la mondialisation n’est pas seulement une question de diffusion géographique, mais aussi de globalisation de la praxis marchande) ; la mondialisation c’est le tout certes, le tout il est vrai non pas de la métaphysique mais de l’opinion,
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plus ou moins formalisée par les sciences sociales. Quoi qu’il en soit, la totalité est donc bien à nouveau un objet de référence pour la pensée. Aujourd’hui, on parle beaucoup des big data, qui témoignent de notre capacité technologique à rassembler et à traiter immensément de données, déterminant une nouvelle forme d’expérience médiatisée par les outils technologiques et computationnels. Au moyen de ce traitement, il s’agirait de saisir et de maîtriser le tout, en cartographiant, de façon quasi exhaustive, ses paramètres. Ces nouveaux modes d’interprétation du réel sous forme de traitement numérique semblent pouvoir à la fois se substituer aux sciences sociales, et rendre totalement vain et inutile tout questionnement de nature philosophique sur notre rapport au monde. Il me semble cependant que les big data, aussi exhaustifs soient-ils, ne sauraient épuiser le réel, ni le décrire en totalité, ni moins encore définir les conditions de sa totalisation ou de sa globalisation. Les nouveaux instruments scientifiques et techniques qui traitent de la totalité apparaissent à leur tour mystifiants et magiques. Or, par rapport à ce nouveau genre de totalité, les critiques de la métaphysique que j’évoquais plus haut apparaissent bien démunies. Tout au contraire elles se mettent à leur tour à son service. Pour conduire la critique de ce nouveau type de totalité, il est deux voies à prendre : – il s’agit de refonder un savoir des singularités sur de tout autres bases que l’atomisme logique, mis au service aujourd’hui de la convergence entre l’homme, l’animal et la machine sous le signe du cognitivisme en vue de la mobilisation totale du monde ; – mais il s’agit surtout de ne pas abandonner le terrain de la totalité, et c’est pourquoi nous avons besoin d’une pensée rompue à la question du tout comme l’est historiquement la métaphysique pour nous aider à sortir de cette nouvelle forme mystifiante de totalité. À mes yeux, la métaphysique est d’abord une langue et un vocabulaire singuliers (un, être, multiple, acte, puissance, etc.), qui visent moins à construire des idoles qu’à répondre à des questions qu’on ne peut s’empêcher de se poser : pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? Ou encore : pourquoi y a-t-il un minimum de cohérence dans le monde, et non pas une multiplicité pure et une totale dissémination ? Une langue donc, qui peut apparaître un peu naïve, archaïque, primitive, une langue qui a effectivement plus de deux mille cinq cents ans d’existence, et qui en réalité n’a guère bougé jusqu’à aujourd’hui, mais qui nous permet encore de comprendre des choses que des langues plus récentes et plus
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sophistiquées ne nous permettent pas de comprendre, et en particulier de comprendre notre rapport à la puissance et au pouvoir, sans doute parce que ce genre de rapport nous renvoie toujours, à un moment ou à un autre, à ce qu’il y a de plus archaïque. II. Je reviens donc à la question initiale de cette étude : la séparation métaphysique nous condamne-t-elle nécessairement à la domination ? Je répondrai en disant qu’un peu de séparation favorise la domination, alors que beaucoup nous en préserve. Ou, pour le dire autrement, plus il y a de séparation, moins il y a de domination. « Un peu, beaucoup » : cela ne conduit évidemment à rien. La séparation n’est pas affaire de quantité. Il serait plus juste de préciser : la séparation relative est au service de la domination, elle en est même une pièce essentielle ; tandis que la séparation absolue, radicale, est au contraire un facteur de libération par rapport à toute domination du principe sur ce dont il est le principe. Certes, nous ne sommes guère plus avancés, car les notions de séparation relative ou de séparation absolue ne vont pas de soi. La première formule — la séparation relative — semble une alliance de mots, une contrariété in adjecto, car la relation ne nie-t-elle pas la séparation, tandis que la seconde formule de « séparation absolue » apparaît au contraire tautologique et redondante : s’il est vrai qu’absolutus signifie délié de tout lien, de toute relation, alors la séparation absolue signifie « séparation séparée ». Je vais néanmoins essayer de montrer en quoi ces deux notions peuvent nous aider à mieux comprendre le travail de la métaphysique ainsi que son rapport à la puissance et à sa dispensation. Que signifie « séparation relative » ? Cela veut dire que la séparation, la différence entre le principe, l’homme et le monde, est au service de leur relation et de leur articulation mutuelles jusqu’à former entre eux un engrenage et un « système » ; ou encore que cette différence produit une économie permettant à cette articulation entre le principe, l’homme et le monde de s’augmenter et de s’intensifier mutuellement. Autrement dit, c’est précisément parce qu’il y a de l’écart entre l’homme et le monde, et de l’écart au nom même du principe, quel que soit le nom qu’on lui donne, qu’il y a de l’agir et de l’accomplissement. Cet agir est un agir interactif, c’est-à-dire un agir à la fois immanent et transitif : chaque terme agissant sur les deux autres (transitivité de l’action) de sorte que chacun aussi devienne, par la médiation des autres, l’objet même de son action (immanence de l’action). La principialité ici, autrement dit la modalité selon laquelle le principe opère en tant que principe, ou encore
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selon laquelle le principe principie, consiste précisément dans cette séparation, dans l’écart, la différence, l’intervalle et la distance qui mettent en mouvement et dynamisent la triade-système « monde-homme-principe », et qui produisent, par ce mouvement, un surplus d’être et de puissance, ou encore de la réalité intensifiée et augmentée. Peu importe le sens de cette triade, peu importe qui de l’homme, du monde ou du principe vient en premier, car il n’y a pas ici de priorité, et donc pas d’antériorité ni de supériorité. Peu importe, comme nous l’apprend la leçon hégélienne, le point où l’on rentre dans le cercle. Seule reste l’altérité. La séparation relative fait cercle : le système ne s’ouvre, ne se différencie que pour mieux se boucler, en embrassant à chaque fois de plus en plus de réalités, les réalités même que créent ses interactions ; le système forme une économie où la dépense (l’action sur les autres ou action transitive) fait retour à l’investisseur avec une plus-value de force et de moyens d’action (l’action sur soi ou action immanente). La séparation est ici une ruse de la force, qui se sert de la différence métaphysique pour mieux circuler et qui, par cette circulation, s’intensifie, comme si la circulation était l’expression par excellence de la puissance, l’essence même de sa dispensation. Ce qu’il importe de penser ici, c’est que le principe lui-même se met en mouvement et, par sa mise en mouvement, se trouve modifié par l’articulation même qu’il enclenche avec l’homme et le monde ; importe aussi le fait que le principe contribue certes à dynamiser le rapport de l’homme au monde par l’écart même qu’il ne cesse d’y entretenir, mais que ce rapport lui-même, ainsi dynamisé, à son tour dynamise et modifie l’instance et sa puissance. Ce qui fait précisément, du point de vue des philosophies de l’idéalisme, l’« Histoire ». L’histoire, au sens philosophique du terme, est donc le principe qui se modifie, et qui en se modifiant produit le temps, voire lui donne sens ; mais cette modification n’est possible que parce que le principe est devenu « intégral » ou encore est devenu système, en tant que le système intègre à la principialité du principe, à savoir à la dispensation de la puissance, les réalités dont le principe est au principe : le monde et l’homme. Il reste qu’aussi « intégral » soit-il, c’est-à-dire aussi capable d’intégrer l’homme et le monde, le système, et la puissance qu’il dispense, ne demeurent pas moins impersonnels et aliénants que le principe pris dans sa solitude imparticipable. La « séparation relative » apparaît bien comme l’opérateur privilégié de notre modernité productive. Il me semble que la plupart des p hilosophies
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du XXe siècle — théorie de la communication, champs d’immanence, différence ontologique — favorise cette mise en relation et de cette mise en circulation qu’instaure ce type de séparation, au service d’une logique de la dispensation de la puissance. III. Par rapport à cette logique, on est conduit à réfléchir à ce que pourrait être une séparation non-économique, comme il faut entendre la séparation radicale et absolue, une séparation non-économique, c’est-àdire une différenciation qui ne soit pas au service d’une plus-value d’être et de puissance, qui ne poursuive pas la circulation optimale de la puissance, qui ne viserait pas, par sa différence, la répétition du même à un niveau plus élevé, répétition du même ou production d’un autre issu du même comme l’est toute plus-value : autre parce qu’il y a du plus, des choses ou des phénomènes qui n’existaient pas auparavant, mais aussi issu du même, parce que ce surplus est nécessairement un plus de la même chose, un surplus au service de la reproduction du même comme en témoigne notre histoire économique et industrielle depuis deux siècles ; si l’altérité était radicale, si elle n’avait rien à voir avec son dispositif de provenance, et finalement avec aucun dispositif, il n’y aurait aucun point de comparaison rendant possible le plus ou le moins ; il n’y aurait plus de compte possible, et donc plus d’économie. Je laisse de côté le rapport que l’on pressent ici entre d’une part la circulation optimale de la puissance en métaphysique, et de l’autre l’allocation optimale des facteurs de production dans la théorie économique, me contentant de signaler le rapport analogique étroit qui existe entre l’économie de l’être d’une part (la production métaphysique propre au système, c’est-à-dire propre à l’articulation de l’homme, du monde et du principe, ou encore la différence en vue d’un surplus d’être et de puissance), et d’autre part l’économie politique et ses objectifs de croissance. Si Heidegger a retracé la généalogie qui conduit de la métaphysique à son devenir-technique, à ce qu’il appelle le Gestell, au dispositif technico-scientifique de son temps, à la planification et à la computation universelle on pourrait assurément conduire le même type de réflexion généalogique pour expliquer le passage de l’ontologie comme production de l’être à l’économie politique de notre temps, en particulier à ce qu’on appelle la catallactique, la théorie de l’échange généralisé, ou la praxéologie. Le chemin ne serait sans doute pas le même, et nous conduirait probablement à d’autres considérations sur ce qui mérite d’être pensé aujourd’hui.
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IV. Or, pour réfléchir sur cette séparation non-économique, sans plus-value de puissance, il est utile d’en passer par le néoplatonisme, et cela pour deux raisons : – d’abord parce que le néoplatonisme, à travers la première hypothèse du Parménide de Platon « l’Un n’est pas », a essayé de penser une différence radicale, la différence entre l’un et l’être, que j’appelle la différence hénologique pour la distinguer de la différence ontologique, différence hénologique qui se résumerait donc non pas à la différence entre d’une part les essences et d’autre part la puissance de l’être, entre les étants et le règne, quelle que soit au demeurant la nature de cette puissance et de son règne, mais qui nous renverrait à ce qu’Emmanuel Lévinas appelle l’« autrement qu’être », et Proclus, dans son Commentaire au Parménide de Platon, « ce qui n’est pas de même lignage que l’être »1 – ensuite parce que le néoplatonisme occupe une place fondamentale dans l’histoire de la philosophie en tant qu’il fait la synthèse de près de mille ans de philosophie antique, platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne, voire sceptique, mais aussi en tant qu’il sert de matrice aux métaphysiques médiévales et modernes, ou, pour le dire autrement, en tant qu’il est sans aucun doute, par diverses voies, à l’origine des montages théologico-politiques de l’Occident, mais en tant aussi qu’il en est le remède : ambiguïté et contradiction où la question de la différence et de sa nature joue le plus grand rôle. Je dirai simplement à ce propos que le néoplatonisme devient la matrice du théologico-politique à partir du moment où la différence hénologique est nivelée et assimilée à la différence entre l’Être et les étants (différence qui, elle, s’intègre parfaitement à l’économie de l’être, qui en est même le principe), à partir du moment aussi où l’un, le principe, perd sa nature d’autrement qu’être, comme si la domination passait nécessairement par la réduction de la différence hénologique, par son asservissement aux logiques de l’être et de « sa royauté indétrônable »2. Je soulignerai ici deux points importants pour définir la principialité de l’un, pour comprendre pourquoi on est en droit de parler d’une différence hénologique différente de la différence ontologique, et pour mesurer ainsi la radicalité de sa séparation.
Proclus, In Parm. VI 1073.26‐27 Steel. Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être, ou au‐delà de l’essence, p. 4.
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V. Le premier point à souligner, c’est que la séparation de l’un, aussi radicale et absolue soit-elle, n’implique pas une extériorité radicale du principe par rapport à ce dont il est le principe, sa totale étrangeté et indifférence ; elle ne passe pas par un dieu lointain et absent, ni même par un dieu qui, pour être indicible, resterait caché ; bien au contraire l’un est, dans le néoplatonisme, comme chez saint Augustin, interior intimo meo, plus intime à moi-même que moi-même. C’est pourquoi, dit Proclus, il importe d’éveiller l’un en nous et de le réchauffer (τὸ ἐν ἡμῖν ἕν ἀνεγείραντες καὶ ἀναθάλψαντες/ tò en hēmîn hén anegeírantes kaì anathálpsantes)3. La question de l’intériorité, Foucault l’avait bien vu, devient très vite, et pas seulement dans les nouvelles théologies monothéistes, la question centrale du monde antique, une question qui n’est pas seulement anthropologique, qui ne règle pas seulement le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes, mais qui est aussi métaphysique, c’està-dire qui conditionne notre rapport au monde et à ce qui le détermine. Simplement, au contraire des théologies du Dieu personnel, l’un reste muet, il ne nous parle pas, il ne s’adresse pas à nous ni individuellement ni en collectivité. Il reste néanmoins qu’en tant que nous l’intériorisons, nous avons relation au principe, que nous partons toujours d’une relation, que la relation est en quelque sorte le degré 0 de la séparation ; qu’il n’y a pas d’expérience possible de la séparation sans au départ une relation ; la séparation est toujours au départ relative, relative à nous-mêmes ; c’est à l’intérieur de cette séparation relative que l’on peut faire l’expérience d’une autre séparation, plus radicale, d’un arrachement ou plus exactement d’un retranchement ou d’une soustraction (exēirēménon), dit le néoplatonisme. Encore faut-il ne pas faire de la séparation relative un absolu, c’est-à-dire un système intégré et intégral. Damascius, dans son traité sur les premiers principes, le Péri arkhôn, souligne l’existence d’une aporie en ce qui concerne l’un, mais qui vaut à mon sens pour tout principe4 : il y affirme que si l’un est en relation avec le tout, il s’assimile au tout, en devient une partie, et ne saurait donc finalement en être le principe, que nous aurions alors affaire à une principialité sans principe (celui-ci étant intégré au système et dissout dans l’économie de l’être), principe-fonction s’assimilant à ses effets ; et si, au contraire, il n’est pas en relation avec le tout, s’il s’en tient radicalement Proclus, In Parm. VI 1072.6‐7 Steel. « Le tout ne peut pas être premier, ni principe tant du point de vue de la coordination [...] que du point de vue seulement de l’un qui est le sien, parce qu’il est un et simultanément tout selon l’un ; quant à ce qui est absolument au-delà du tout, nous ne l’avons pas encore trouvé » (Damascius, De princ. § 3 I, 7.13-16 CW). 3 4
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séparé, alors il lui devient complètement étranger, et ne saurait là non plus en être au principe, ou alors un principe sans principialité, sans opérativité sur ce dont il est le principe ; l’un deviendrait alors, comme disent les critiques du néoplatonisme en son temps, ἀνυπόστατον et ἀνύπαρκτον, sans existence ni fondement. Il s’évanouirait. Quoi qu’il en soit, dans l’un et l’autre cas — principialité sans principe ou principe sans principialité —, la notion même de principe s’auto-dissout. Or, l’intériorité de l’un permet sinon de résoudre ce dilemme, du moins de le réconcilier, c’est-à-dire d’expérimenter une séparation radicale qui néanmoins a du sens pour nous, reste en rapport avec chacun de nous, autrement dit qui ni ne se dissout (principe sans principialité) ni ne nous dissout (principialité sans principe) en même temps qu’elle se sépare. VI. Il est un second point plus singulier encore à souligner. On interprète habituellement le néoplatonisme comme la métaphysique de la causalité par excellence, et son principe comme ce à partir de quoi tout découle et ce à quoi tout retourne, donc comme la première cause (prōtístē aitía), à la fois cause efficiente (ce à partir de quoi tout découle) et cause finale (ce à quoi tout retourne). Parmi les quatre causes, on distingue habituellement deux causes internes aux choses (la forme et la matière) et deux causes externes : l’efficience et la fin. Nous aurions donc affaire avec l’un à une causalité à la fois externe et totale (l’efficience et la finalité alliées : le point de départ et le point d’arrivée reliés pour faire cercle), une sorte de synthèse entre le feu artiste des stoïciens et le premier moteur des aristotéliciens. Ce type d’interprétation causale est le contraire de ce que avons essayé de souligner au point précédent : car dans le cadre de ces deux causes externes, la séparation quitte nécessairement l’intériorité, en même temps que la causalité réduit la séparation ; car, de notre côté, nous essayons de penser tout au contraire la coappartenance de l’intériorité et de la séparation, autrement dit de nous passer de la causalité pour penser la séparation, alors que la causalité parasite l’expérience de la séparation. De fait, à partir du moment où l’on extériorise le principe, il faut recréer du lien, en l’occurrence le lien de la causalité, pour échapper au dilemme du principe sans principialité. Quoi qu’il en soit, c’est sous cette forme de causalité externe totale, que le néoplatonisme devient la matrice de la scolastique médiévale, plus encore la matrice des théologies de la toute-puissance et, par conséquent, du théologico-politique. Nous arrivons au cœur du malentendu, précédemment évoqué, qui confond le néoplatonisme avec les grands montages dogmatiques et hiérarchiques du Moyen Âge, au prix il est vrai
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d’un certain nombre de distorsions, et en particulier de l’assimilation de la principialité à la causalité, de la détermination de la principialité comme causalité, une causalité qui crée nécessairement de la continuité dans l’être, entraînant l’effacement de la différence. Nous devons cette interprétation causaliste du principe, par laquelle le néoplatonisme se diffuse dans la philosophie postérieure, d’abord au Pseudo-Denys dit l’Aréopagite, mais surtout à un ouvrage important de la tradition philosophique en langue arabe, le Kitāb ul-īḍāḥ li-Arisţūţālis fi’l-khayri’lmaḥd (« Livre d’Aristote de l’explication du bien pur ») plus connu dans la tradition de la scolastique occidentale sous le titre de Liber de causis, lui-même inspiré non d’Aristote, mais bien plutôt des Eléments de théologie de Proclus, le Liber de causis permettant de faire la synthèse entre le néoplatonisme et les théologies de la création. En vérité, Proclus dit au sujet de la causalité tout autre chose que le Liber de causis, quelque chose de quasiment impensable pour l’auteur du Liber de causis, quel qu’il soit, et en particulier quelle que soit sa confession5. Proclus affirme en effet que la causalité n’est qu’un indice (éndeixis) du principe et de son opérativité6, c’est-à-dire un symbole qui qualifie et signifie, de façon plus ou moins adéquate, les effets du principe sans jamais pouvoir néanmoins le définir en lui-même, car, dit Proclus, « le retranchement et l’exhaussement de l’un dépassent incroyablement ce genre d’indices »7. Le premier indice causal correspond à la cause efficiente, qui pour Proclus est l’indice le moins adéquat pour définir l’action du principe. Car en réalité l’Un ne produit rien, et si production il y a du principe elle n’est nullement de l’ordre de l’efficience. « Le fait de pouvoir produire quelque chose par soimême, dit Plotin, est, on le sait, le propre non pas de ce qui se tient et maintient bien (eû ékhontos), mais de ce qui produit et se meut en raison de son imperfection »8. Autrement dit, l’un ne se dispense pas, il ne communique pas sa force. L’un a certes une force, sans quoi il serait anypóstaton et anýparkton, sans existence ni fondement, mais cette force, quant à elle, est incommunicable, imparticipable (améthekton) dit le néoplatonisme. L’un donne, certes, mais ce qu’il donne n’est pas sa force, puisque, selon l’axiome fondamental du néoplatonisme, l’un donne toujours ce qu’il n’a pas9. 5 Soit un auteur anonyme gravitant dans le cercle d’al-Kindi au IXe siècle soit, bien plus tardivement, au milieu du XIIe siècle, Abraham ben Levi ibn David de confession juive. 6 Proclus, Théol. plat. II 9, 58.1 SW. 7 Ibid., II 9, 59.2‐4 SW. 8 Plotin, Traité 47 [III, 2] (Sur la Providence I), 1, 38-41] 9 Id., Traité 49 [V 3] (Sur les hypostases qui ont la faculté de connaître et ce qui est au‐delà), 14, 19.
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Le deuxième indice causal est lui un peu plus adéquat : il s’agit de la cause finale. L’un devient « la fin commune de tous les étants en vertu d’une unique causalité précédant toutes les autres causalités », dit Proclus, de sorte que « tous les désirs des étants se convertissent vers le premier principe »10. L’un agirait donc bien plus par son attractivité que par son efficience. Ce qui confirme l’intériorité du principe, le fait que l’un est présent en chaque être à partir de quoi chaque être en a le désir, se tourne et se convertit vers lui. Il reste que cette attractivité est bien imparfaite par rapport à l’attractivité du premier moteur aristotélicien, et qu’elle reste donc encore une fois un simple indice : le premier moteur aristotélicien garantit le passage de la puissance à l’acte de chaque réalité, son accomplissement, la réalisation de son être en fonction de son essence. En c’est en quoi le premier principe aristotélicien est une intelligence. L’attractivité de l’un dans le néoplatonisme est beaucoup moins déterminante et définitive ; elle se contente d’assurer l’unification de la réalité sans que cette unification puisse être considérée comme un accomplissement, mais simplement comme une simple condition de possibilité de l’existence. Il existe un troisième type de cause qui constitue, aux yeux de Proclus, l’indice le plus adéquat de l’opérativité du premier principe. C’est la cause perì autó, ce autour de quoi on se tient, à l’égard ou au nom duquel chacun se tient et existe : en quelque sorte la référence. « Cela suppose néanmoins, précise Proclus dans sa Théologie platonicienne, que le premier principe ni n’engendre (gennân), ni ne produit rien (parágein), ni même ne préexiste comme fin aux êtres qui viennent après lui »11. Nous assistons alors au suspens total de la cause efficiente et de la cause finale au nom de la référence. Ce type de causalité par référence, au demeurant étrangère aux quatre causes aristotéliciennes, correspond parfaitement à la différence hénologique : elle respecte la séparation, l’imparticipabilité, la solitude et la tranquillité de l’un. En effet, affirme Proclus, « cette façon de s’exprimer [selon le perì autó] n’ajoute rien à l’un, respecte son arrachement par rapport à tout l’univers, ne multiplie en rien ce qui est établi au-delà de toute unité, ni ne met ce qui est totalement imparticipable en relation ou en communion avec les autres réalités qui viennent après lui. […] En effet dire que tous les êtres n’ont d’existence qu’en référence à lui, révèle le fondement des autres réalités tout en laissant ce qui est au-delà de tout l’univers sans aucune liaison (sumplokḗ) Théol. plat. II 9, 58.2‐3 SW. ibid., II 9, 57.16‐17 SW.
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avec les êtres qui le suivent »12. Comment mieux dire ici la radicalité de la séparation ? Et si l’on veut néanmoins continuer à parler de causalité du principe, alors il faut qualifier celle-ci, comme le fait Proclus luimême, de causalité acausale, d’anaitíōs aítion13. VII. Il importe d’expliquer, en guise de conclusion, en quoi cette séparation absolue est en définitive une libération, une libération non seulement du principe par rapport à ce dont il est le principe, mais aussi une libération des êtres par rapport à leur principe : une libération, et non une détermination et une domination. L’un, selon Proclus, n’est donc pas cause des êtres, et surtout pas leur cause efficiente, mais simplement la référence du processus d’unification et de stabilisation des êtres, processus qui lui-même est la condition de possibilité de leur autoconstitution. C’est à ce titre que Plotin définit l’un au Traité 39 comme l’eleutheropoión14, littéralement « le producteur de liberté » : l’un ne produit pas l’être, mais il en produit la liberté. Rappelons l’un des axiomes fondamentaux du néoplatonisme : l’un ne donne que ce qu’il n’a pas ; il ne donne donc pas à l’autre sa propre liberté, mais la liberté propre de l’autre. Si l’un donnait sa liberté, l’autre resterait soumis au donateur, et la donation se ferait sous forme de puissance. La donation lierait nécessairement puissance et liberté. Donner ce qu’on n’a pas c’est au contraire, et par la même nécessité, délier la puissance et la liberté sans pour autant que cette liberté se réduise à une liberté d’indifférence. Mieux encore donner ce qu’on n’a pas, c’est nécessairement donner la liberté par rapport à soi-même, affranchir l’autre de soi-même. La liberté pure (la pureté signifiant ici que la liberté n’implique pas une donation de puissance) est le seul objet possible de la donation pure (la pureté signifiant ici que cette donation est le don de ce que l’on n’a pas). Le néoplatonisme propose en réalité une entrelibération du principe et de ce dont il est le principe, et non pas, comme dans le système et dans sa logique de séparation relative, une entredétermination : en donnant aux êtres la possibilité de s’autoconstituer, l’un les libère certes de sa propre domination, mais lui-même à son tour se trouve reconduit à la tranquillité (hēsukhía), à la solitude (mónōsis) et finalement à la liberté de son improduction qui expliquent qu’on puisse parler à son égard de supériorité et Ibid., II 9, 57.18-22 SW. Ibid., II 9, 58.24 SW. 14 Plotin, Traité 39 [VI, 8] (De la liberté et de la volonté de l’Un), 12, 19. 12 13
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mieux encore d’une supériorité sans souveraineté. Car, comme le note Jean-Louis Chrétien dans la Voix nue, le mouvement par lequel les êtres se constituent et deviennent présents à eux-mêmes, est le même que le mouvement par lequel ils sont à tout jamais distants et distincts de l’Un, et donc le même mouvement aussi que celui par lequel l’Un se trouve reconduit à sa solitude et à son ermitage15. Il n’est d’autre relation alors que celle par laquelle chacun se sépare de l’autre, d’autre relation, dans cette radicalité de la séparation, que l’affranchissement que chacun donne et garantit à l’autre. La dialectique de la séparation et de la relation est ici portée à son maximum VIII. La question de la séparation, telle que nous l’avons méditée, nous renvoie à une notion importante que Pierre Magnard a commentée et thématisée pendant son séminaire à la Sorbonne en 2009-2010 : la notion de « cosmolytique », notion qui, parmi tant d’autres au demeurant, témoigne bien de la puissance philosophique de Pierre Magnard, de sa magnitudo animi intellectuelle, de la fécondité de son imagination spéculative. Qu’il n’y ait pas de malentendu : Pierre Magnard parle de « cosmolytique » et non pas de « cosmopolitique » ; il s’agit non pas ici de la politique du cosmos, de l’organisation (dioíkēsis) de la communauté cosmique, mais au contraire de cosmolytique avec un Y, luein signifiant en grec délier, le cosmolytique signifiant en réalité le contraire du cosmopolitique, la déliaison, la disjonction du cosmos qu’implique la libération néoplatonicienne de l’être par rapport à la koinōnía platonicienne, au grand animal, au grand vivant qui résume sa cosmologie. Or, c’est parce que l’on pense la mondialisation sur le mode du cosmopolitique et non pas du cosmolytique, que nous ne comprenons pas ce qui présentement nous arrive. Mais cela est une autre question.
Jean-Louis Chrétien, « L’un donne ce qu’il n’a pas », dans La voix nue, p. 264.
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VERS UN LEXIQUE MÉTAPHYSIQUE DES PRÉPOSITIONS Laurent Motte (Agrégé de Lettres classiques) Πραγματειώδη παιδιάν. (Platon, Parménide 137 b)
Rien n’étonne davantage le lecteur du Parménide que la tranquille audace du philosophe qui, après avoir félicité Socrate de « ne pas laisser l’enquête s’égarer dans les choses visibles » pour « l’appliquer aux choses qui sont par excellence objets de raisonnement » (Parm. 135 e), commence sa quête de l’un, qui dépasse assurément le visible, en interrogeant le jeune Aristote au moyen de catégories spatiales : figure, mouvement, être dans, être dehors… Aller vers l’au-delà du sensible, et — la suite le montrera — de l’intelligible, en se demandant s’il est rond ou rectiligne, voilà le paradoxe que doivent affronter tous les lecteurs de Platon. Surgit alors une interrogation : qu’est-ce qui a donné aux Grecs la force de quitter le rivage de la pensée scientifique où sujet et objet se tiennent sagement à part l’un de l’autre et où les êtres, dans leur uni-distinction, font monde, pour se lancer dans le grand large (pelagos) du questionnement métaphysique, vers cet horizon non mondain — qu’on l’appelle l’Englobant, la libre étendue, l’être ou l’un — sur lequel se détachent la science et les êtres, et pour s’y lancer avec les instruments du bord que sont les humbles termes du langage quotidien : rond, droit, repos, mouvement, même, autre ? A cette interrogation, plusieurs auteurs ont cherché la réponse dans ces archives immémoriales du peuple grec que constitue sa langue. Leur regard sur elle a découvert l’importance de ces mots en apparence vides de sens que sont les prépositions1. Pierre Caye écrit : « Le néoplatonisme Pour le linguiste, les prépositions grecques sont « des outils qui aident simplement à préciser le sens d’un ou de plusieurs cas » (J. Bertrand, Nouvelle Grammaire grecque, Ellipses, Paris, 2002, § 193) et pour le commentateur des Catégories d’Aristote, elles sont « exclues des mots signifiants et simples » puisqu’elles ne valent qu’en liaison avec d’autres parties du discours (Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote, Chapitres 2-4, Ph. Hoffmann, I. et P. Hadot, C. Luna, Les Belles Lettres, Paris, 2001, p. 47-48, 655-660). 1
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est une philosophie du préfixe ou de la préposition… une philosophie grecque, autrement dit une philosophie ancrée dans sa langue que structurent tout particulièrement les préfixes et les prépositions, qui la chargent de signification et lui donnent sa dynamique mieux que dans la plupart des autres langues2 ». De cette particularité de la langue grecque à laquelle fait allusion Pierre Caye, témoignent les grammairiens, les traducteurs et les philosophes. Les premiers enseignent qu’en grec préfixes, préverbes et prépositions sont les mêmes mots — ce qui n’est pas le cas en russe, par exemple — désignés par le terme de prothesis, et que, anciens adverbes exprimant la situation dans l’espace, ils ont gardé en grec une relative indépendance et une faculté d’exprimer le mouvement, qui expliquent ces « propriétés de la langue grecque » que sont « le sens prégnant » et « l’attraction des prépositions3 ». Les seconds recourent parfois à de longues périphrases pour rendre les préfixes grecs4. Les troisièmes ont médité sur la valeur de ces outils : Platon, dans le Philèbe, selon l’analyse qu’en fait Jean-François Mattéi, dissimule dans la syllabe dia le « cinquième genre », qui n’est autre que la dialectique (Phil. 23 d et 67 a).5La parenclisis d’Épicure dit la déviation minimale (para) de l’atome vers (en) son voisin. L’auteur de la lettre II du Corpus platonicien dit : « Autour (peri) du roi de toutes choses, toutes existent » (312 e), et dans cet « autour » Plotin et Proclus discerneront un nouveau type de causalité, non productrice, que Pierre Caye appelle « référentielle6 ». Jean Trouillard, dans sa Mystagogie de Proclus analyse l’usage philosophique de pro et de hyper. Pierre Magnard est allé plus loin. Rompant, lors d’un séminaire, avec la routine scolaire qui veut que le nom de métaphysique ait été inventé par un bibliothécaire pour classer les livres qui venaient « après » (meta) ceux de physique, il a défini ce qu’il a nommé « la fonction meta » comme « le pas en arrière » qui remet le monde en question et dans lequel s’origine l’aventure inaugurée par Aristote. Tous ceux qui, comme lui, rechercheront la science « désirée » (zêtoumenê) feront ce pas en arrière. Et notre professeur d’ajouter que cette fonction meta a pour contraire la « fonction dieu », c’est-à-dire ce « Dieu des philosophes » P. Caye, Comme un nouvel Atlas, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. 61-62. N. Thiel, Grammaire élémentaire de la langue grecque, Paris, 1846, p. 278 sqq. 4 Voir les exemples analysés par F. Daumas : Les Moyens d’expression du grec et de l’égyptien, comparés dans les décrets de Canope et de Memphis, Le Caire, 1952. 5 J.F. Mattéi, L’Étranger et le simulacre, Paris, PUF, 1983, p. 386, 354 ; voir aussi les remarques sur epi : p. 380, 487. 6 P. Caye, op.cit., p. 122 sq. 2 3
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qui, tout en rendant totalement cohérent le système du métaphysicien, en fige l’intuition vive, bref l’achève aux deux sens du terme. Les penseurs que nous venons de citer nous ont fait songer à un lexique métaphysique des prépositions, qui donnerait, pour chacune d’elles, les emplois qu’en ont fait les philosophes grecs et qui essaierait de remonter vers la source plus claire et plus ancienne d’où ont jailli ces emplois. Un tel travail dépendrait inévitablement, dans le classement des sens, des choix philosophiques de l’auteur, mais fournirait aussi au lecteur le moyen de faire d’autres choix, d’explorer d’autres voies. De ce lexique nous n’offrirons qu’une esquisse, en usant librement des diverses disciplines qui peuvent éclairer les prépositions, à la fois évidentes et méconnues. Nous n’oublierons pas non plus que notre professeur n’oppose pas l’héritage biblique à l’archivium gréco-latin. Nous essaierons d’écouter les Pères qui, tout en mesurant l’écart entre Athènes et Jérusalem, n’ont pas dédaigné d’expliquer dans le langage de la raison la profondeur symbolique des Écritures. Les causales La quadripartition des causes introduite par Aristote dans sa Physique a suscité l’apparition, dans les écoles philosophiques, de ce que Saffrey et Westerink appellent la « métaphysique des prépositions »7, chaque cause étant exprimée par une ou plusieurs constructions spécifiques. Les quatre causes s’énoncent : la cause matérielle, de quoi une chose est faite, avec EX suivi du génitif ; la cause formelle en quoi elle consiste, avec EN et le datif ou KATA et l’accusatif ; la cause efficiente, par quoi elle vient à l’être, avec APO ou HYPO suivi du génitif ; la cause finale, pour quoi elle existe, avec EIS ou DIA et l’accusatif, ou ENEKA et le génitif. À ces quatre causes ajoutons la cause exemplaire de Platon, généralement énoncée par PROS suivi de l’accusatif, et le système complet des cinq causes de la « scholastique » grecque apparaît. Sénèque, dans la Lettre 65 à Lucilius donne leur nom latin : ex quo, in quo, a quo, propter quod, ad quod. Appliqué mécaniquement, ce mode de classement conduit à l’aberration. Saint Basile, dans son Traité du Saint Esprit, flétrit les 7 Voir Proclus, Théologie Platonicienne, t. 2, livre 2, éd. H.D. Saffrey et L.G. Westerink, Les Belles Lettres, Paris, 2003, p. 60, note 4, donnant une bibliographie ; Id., ibid., t. 3, livre 3, p. 59, note 2.
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ariens qui tentaient de faire entrer la Trinité dans le lit de Procuste d’une « technologie » des particules, attribuant exclusivement au Fils le DIA régissant le génitif, de la cause instrumentale, pour en déduire que sa nature est inférieure à celle du Père. Il démontre avec quelle liberté les auteurs de la Bible ont usé des petits mots, sans que leur pensée perde en précision8. Entre les mains d’un maître, la pentade des causes et des prépositions devient un moyen d’éclairer la structure profonde de la réalité. Commentant le Timée9, le Parménide10 et l’Alcibiade11, Proclus règle ce jeu : les causes formelle et matérielle, immanentes à l’effet, ne sont qu’accessoires, comme le lieu, le temps ou l’instrument. Restent trois causes proprement dites, dans l’ordre : finale, exemplaire, efficiente. Objet d’amour pour la cause efficiente, l’Idée, cause exemplaire, désire la cause finale ; intermédiaire entre les deux autres, elle les cohère (SYNECHEI). Jean-François Mattéi se montre fidèle à cette notion de MESON quand il articule autour des cinq causes les pentades du Sophiste, du Philèbe et du Timée, et montre qu’à toutes les approches du réel correspond un ensemble fait de quatre principes « horizontaux » et d’un principe « vertical », transcendant les autres et réglant leur harmonie12. Analogiquement, ces causes se retrouvent aux autres niveaux du réel. Ainsi, les mondes intelligibles se répartissent en trois classes : à la plus élevée répond une pré-cause, dite « relativement à quoi » (PERI HO), à la classe intermédiaire la cause finale (DI’HO), à l’inférieure la cause efficiente (APH’HOU)13. Montons plus haut : le tout premier est ineffable, mais notre désir nous le fait nommer, en réfléchissant sur ce qui vient après lui : Bien, en tant que cause finale suprême, Un, en tant que Source de tout, cause efficiente. Le troisième terme, qui dirait non la procession ni la conversion de toutes choses, mais leur embrassement (PERIOCHÊ) au sein du premier principe, n’a aucun nom14. Il correspond à ce qu’est la manence, dans les choses dérivées, comme la p rocession de chacune est image de 8 Basile de Césarée, Sur le Saint-Esprit, 2-5, éd. B. Pruche, Cerf, Paris, 2013, p. 260-285. 9 Proclus, Commentaire sur le Timée, 2, 357 ; trad. A.-J. Festugière, t. 2, Vrin, Paris, 1967, p. 216. 10 Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, Livre 4, 888, éd. C. Luna– A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, Paris, 2013, p. 79 et note 3. 11 Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 169 ; éd. A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, Paris, 1986, p. 231, n. 5. 12 J.-F. Mattéi, op. cit. 13 Théologie Platonicienne, op. cit., t. 2,9, p. 60-61. 14 Ibid., t. 2,6, p. 59-60.
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l’un, et sa conversion, image du bien. Il semble que Bergson ressaisisse l’intuition néoplatonicienne de cette non-causalité quand il écrit : « Entre l’impulsion et l’attraction, entre la “cause efficiente” et la “cause finale”, il y a, croyons-nous, quelque chose d’intermédiaire, une forme d’activité d’où les philosophes ont tiré par voie d’appauvrissement et de dissociation, en passant aux deux limites opposées et extrêmes, l’idée de cause efficiente, d’une part, et celle de cause finale de l’autre. Cette opération, qui est celle même de la vie, consiste dans un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé, de l’intensif à l’extensif, d’une implication réciproque des parties à leur juxtaposition »15.
Les triades qui se lisent en filigrane les unes des autres — manence, procession, conversion ; limite, illimité, mixte ; essence, puissance, acte... — représentent des efforts pour penser ce qui précède la pensée discursive, par exemple quand elle pose « cause finale » et « cause efficiente » et, par cette découpe, manque le réel qu’elle visait. De cet usage exploratoire des prépositions saint Basile, dans le même traité où il avait débouté les « techniciens » de la grammaire de l’être, donne un exemple quand il recourt à la tripartition des causes pour distinguer dans l’acte unique de la création, trois modalités concomitantes qu’il attribue aux trois Personnes de la Trinité : au Père la cause primordiale ou anticipante, dont le vouloir octroie aux anges — par exemple — d’être fondés à exister (HYPARCHEIN), au Fils la cause démiurgique ou ouvrière, dont l’acte leur confère d’être produits à l’être (EIS TO EINAI PARAGESTHAI), à l’Esprit Saint la cause perfectionnante, dont la présence leur donne d’être parachevés (TELEIOUSTHAI), c’est-à-dire, pour eux, affermis dans une sainteté perdurable. Ce qui vaut pour les anges vaut pour tout créé : le Père, unique principe, veut créer par le Fils — DIA avec le génitif, cause démiurgique —, et Il parfait dans le Saint Esprit — EN suivi du datif se charge du sens de la communion entre créé et incréé16. Rapprochons les notions ici transfigurées sous la plume de saint Basile des triades mentionnées ci-dessus : manence anticipante, procession productrice sous le couvert de l’Un cohéreur, conversion perfectionnante. Saint Basile use d’une terminologie stoïcienne, mais considérer toute chose comme triple, surgissant dans l’existence, structurée dans une essence, et achevée dans la durée est pensée commune à la Bible (Gen. 2,3) et à l’Egypte17. Chaque chose est trine. L’Énergie Spirituelle, PUF, Paris, 1946, p. 190. Saint Basile, op. cit., 16, 38, 136A-137A, p. 377-383. 17 P. Grandet, Le Papyrus Harris I, Le Caire, 2005, vol. 1, p. 254, vol. 2, p. 106, n. 438 (date : 1154 av. J.C). 15 16
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Païens et chrétiens, dans l’Antiquité, s’accordaient pour faire de la causalité, dans son sens éminent, une caractéristique du divin. Ceux qui dissociaient divinité et causalité — sceptiques et épicuriens — passaient pour athées. Sextus Empiricus commence son exposé sur la « partie physique » en déclarant que « la plupart ont prétendu que le dieu est la Cause la plus active (DRASTIKÔTATON) »18 : position stoïcienne. Proclus démontre que tous les êtres viennent d’une seule cause, en arguant que, autrement, la science est impossible19. Pour Denys le fait, pour Dieu, d’être cause, est « ce qu’il y a de plus divin de tout » (Noms Divins, 4,21, PG 3,724 A)20. Le débat entre christianisme et paganisme, qui commence avec le discours de Paul à l’Aréopage (Actes 17), portera donc surtout sur la conception de la cause. Lorsque Proclus déclare : « Dire que Dieu est cause de tout et dire qu’il est seul cause de tout, ce n’est pas dire la même chose : une des propositions est vraie, l’autre non » (De malorum subsistentia 58), il polémique contre les juifs ou contre les chrétiens, qui font Dieu cause unique et rejettent donc aussi bien la fragmentation aristotélicienne de la causalité, sa réduction épicurienne, la cause agente immanente des stoïciens que l’emboîtement des causes transcendantes — dieu, esprit, âme, nature — du néoplatonisme. Saint Denys écrit : « Il est certain que la théologie chante la toute-théarchie comme cause universelle sous cette dénomination d’Un, et que le Père est “un seul Dieu”, Jésus Christ “un seul Seigneur” et l’Esprit “un seul et le même”, à cause de l’indivisibilité suprême de la toute-unité divine, dans laquelle tout est ramassé dans l’unité, surunifié et suressentiellement co-présent. C’est la raison pour laquelle toutes les choses, à juste titre, sont rapportées et consacrées à Elle de par (HUPH’) Laquelle, à partir de (EX) Laquelle, par le moyen de (DI’) Laquelle, dans (EN) Laquelle, et vers (EIS) Laquelle
tout est, tout est coordonné, tout demeure, tout est cohéré, tout s’accomplit et tout fait retour
C’est aussi pourquoi l’on ne saurait trouver aucune des choses qui sont qui ne doive à l’Un -pris au sens suressentiel, où il désigne la Déité tout entière — et le fait d’être précisément ce qu’elle est, et son parachèvement, et sa sauvegarde »21. 18 Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, 3, 3, 2, éd. P. Pellegrin, Seuil, Paris, 1997, p. 359. 19 Proclus, The Elements of Theology, 11, éd. E.R. Dodds, Oxford, 1963, p. 13. 20 Sauf indication contraire, toutes les traductions sont nôtres. 21 Les Noms Divins, 13, 3, éd. B.R. Suchla, Y. de Andia, Sources Chrétiennes 579, Cerf, Paris, 2016, p. 176-178. La disposition que nous donnons à ce texte suit le scholiaste qui rapporte chaque verbe à l’une des expressions causales.
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Reprenant la séquence des prépositions, Denys attribue toutes les causes au Dieu unique, comme Philon d’Alexandrie22, mais à la lumière de saint Paul. La « cause exemplaire » est Dieu « puisque c’est d’après lui (KAT’AUTO) que sont tracés les contours (APHORIZETAI) de toute chose » (ND 4, 7). Le beau divin rend « tous les êtres pris un à un (EKASTA) beaux chacun selon la mesure qui lui sied (OIKEION LOGON) » (Ibid). L’action divine est comparée au rayonnement solaire, parce que, même dans le cas d’une transmission par l’intermédiaire des anges, c’est Dieu lui-même qui est reçu, non en tant qu’essence suressentielle, mais comme rayon, force, énergie, advention (PROODOS), participation… Denys résume ses analyses par trois termes : Dieu est principe (ARCHÊ/EX), cohésion (SYNOCHÊ/EN) et fin (PERAS/EIS et TELOS/génitif) de tous les êtres —bref, toujours les trois moments métaphysiques : causes efficiente et finale conjointes par la cohésive « ce dans quoi tout subsiste, comme gardé et entièrement maintenu dans un vase qui tient tout (PANTOKRATÔRIKÔ PUTHMENI) »23. La description dionysienne de la causalité divine ne couronne-t-elle pas l’intuition première du Platon des leçons orales, celle de l’unité ? PROS Dans les langues anciennes, les prépositions sont souvent des noms des parties du corps — et nous avons gardé des locutions telles que « en face de » —, donc aussi des mouvements signifiants. Elles peignent le passage. Quel geste abrite PROS ? L’acte de se tenir sous le regard de quelqu’un. Le Grec se tient vis-à-vis de ce dont il vient (génitif) et de ce vers quoi il va (accusatif). Devers exprime les deux directions, origine et destination. Denys écrit : « À partir des (PROS + gén.) Oracles sacrés, nous sommes conduits dans la lumière jusqu’aux (PROS + acc.) hymnes de déification, parce que par eux nous sommes éclairés de la lumière qui passe ce monde et formés sur (PROS + acc.) les louanges du texte sacré, en sorte que (PROS + acc.) nous voyions les lumières déifiantes qui nous sont données à travers eux selon notre mesure et chantions la Source bienfaisante de toute sainte illumination selon l’enseignement qu’Elle a transmis sur Elle-même dans les Oracles sacrés» (Noms Divins, 1, 3). De Cherubim, 124-130, éd. J. Gorez, Cerf, Paris, 1963, p. 79-83. Rom. 11,36 ; Col. 1, 16-17 ; Héb. 2,10. Noms Divins, 4, 4,7,10, éd. cit., SC 578, p. 444, 454, 460-464. 22 23
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Le liturgiste d’aujourd’hui résumerait cette phrase en disant que les prières dites dans l’Église sont tissées de textes bibliques. Ce faisant, il perdrait le jeu du renvoi de lumière exprimé par les deux PROS de cette phrase circulaire. Ouvert des deux côtés, PROS invite à interagir, à dialoguer, à donner et à recevoir dans une relation de vis-à-vis, du tête à tête au face à face. Quel mot venons-nous d’écrire ? Relation ! TO PROS TI n’est-il pas le nom même de la catégorie de la relation, depuis qu’Aristote l’a consacré24 ? Avant les Catégories, l’Étranger du Sophiste de Platon propose de répartir les étants en deux groupes : « Je crois, dit-il à Théétète, que tu accorderas que quelques choses s’énoncent en elles-mêmes, et que d’autres s’énoncent toujours par rapport à d’autres »25.
Cette distinction entre les réalités qui se disent et donc existent en elles-mêmes KATH’AUTA et celles qui n’existent qu’à l’égard d’autres réalités PROS ALLA constitue l’une des matrices de la pensée hellénique, comme le montre l’usage qu’en font les commentateurs du traité des Catégories qui ouvrait, chez les néoplatoniciens, le cursus de l’enseignement philosophique. Elle ramasse l’expérience de l’être sous la forme d’une dyade : d’un côté, l’essence, l’en soi, l’être à soi-même, la chose qui tient de soi-même par en-dessous (AUTHYPOSTATON PRAGMA dit Olympiodore), de l’autre, l’accident, le vers quoi, l’être à un autre, bref ce qui n’est que par dépendance, égard ou reflet26. Le PROS TI eut vocation à embrasser tout ce qui n’était pas la substance : Plotin, énumérant d’abord cinq genres de l’être — substance, relatif, quantité, qualité, mouvement — remarque que les trois derniers se ramènent au relatif « plus englobant » (PERIEKTIKON MALLON)27. Généralisation qui ne va pas sans dévalorisation. Si riche, en effet, que nous paraisse l’idée de communication, force est de constater que la philosophie commence avec Socrate, telle que l’entend Platon, par l’ostracisme de la fonction PROS. Socrate se réfugie du côté des LOGOI, des PAROLES (Phédon 99e) : la parole GRANDEUR ne contient rien que de grand, tandis que Simmias a les deux appellations de « grand » et de « petit », étant plus grand que Socrate, Aristote, [Catégories], 7, éd. R. Bodéüs, Les Belles Lettres, Paris, 2001, p. 28 sq. 255c, tr. N.L. Cordero, dans Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, p. 1859. 26 Simplicius, op. cit., p. 133-137 et 573-577. 27 Plotin, Ennéades, 6, 3, 3. 24
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moins que Phédon (Phédon 102a-c). Et le Visage (EIDOS) du Beau n’est pas tantôt beau, tantôt non beau, mais présente toujours même visage. Or ce qui caractérise ces Visages, la première fois que l’œil de l’âme les découvre, c’est qu’ils sont purs de relation. Prolongeant l’intuition socratique, Proclus oppose les Visages « en soi, fixés sur un socle pur (AGNÔi BATHRÔi), sans matière, d’éternelle durée » à ceux qui sont « nés après coup, inscrits dans la matière, bigarrés et emplis de relation (SCHESEÔS ANAPEPLÊSMENOIS) »28. Platon n’en reste pas à cette exigence de pureté qui aperçoit dans la fonction PROS une sorte de danger pour l’être. Intégrant le regard au vu, le Sophiste introduit dans le tout-être (PANTELÔS ÔN) la fonction PROS, dite non-être et altérité, et, avec elle, la vie, l’âme et la pensée (Sophiste, 248c, 255e-259b). PROS abrite aussi les deux apories majeures de la théorie des Idées, redoutables, la seconde plus que la première (Parménide, 133B-134E). Supposé l’existence d’un monde divin — Platon, dans ce passage, emploie quatre expressions pour le désigner : TO THEION, le divin avant sa prise en charge par une théologie, THEON un dieu, HO THEOS Dieu, THEOI les dieux — si les choses d’en-haut sont corrélées (PROS) entre elles, comme celles de chez nous aux nôtres, la connaissance parfaite d’en-haut ne connaît que les premières, comme la connaissance imparfaite d’ici-bas connaît seulement les secondes. Ni nous ne pouvons donc connaître la divinité, ni elle ne peut nous connaître. Ces deux difficultés constituent-elles les prolégomènes à toute théologie rationnelle ? On peut, en tout cas, classer les philosophes grecs d’après la réponse qu’ils y apportent. D’un côté ceux qui relèvent le défi en acceptant l’hypothèse et sa seconde conséquence : un Dieu coupé du monde. C’est la position d’Épicure : nous connaissons les dieux par leurs simulacres, mais eux nous ignorent ; et c’est aussi la thèse d’Aristote : Dieu, identique au Bien, cause finale du monde, lequel est tout entier désir de Lui, ne sait rien de cette immense inquiétude. Quelques hommes peuvent L’apercevoir brièvement, mais l’esprit (NOÛS) ne pense que lui-même, étant le meilleur pensable (KRATISTON29, Métaphysique Λ 1074b). S’il est vrai que le platonisme commence — il s’agit d’un commencement non pas historique, mais dialectique — par poser les Idées 28 In Parm., 2, 730-731. Les premiers sont sans mélange (AMIGÊ), immaculés (ACHRANTA), simples (APLA), purs (KATHARON ECHONTA). 29 Sur le mot KREITTON, cf. Dodds, dans Proclus, op. cit., p. 198-199.
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isolément, et affirme que « le dieu ne se mêle pas à l’homme » (Banquet 203a), Aristote se montre hyper-platonicien, tant en réfutant dans Métaphysique N les efforts des successeurs de Platon pour penser le relatif qu’en niant de Dieu la connaissance du contingent, la causalité efficiente et la providence. Encore qu’il juge sa thèse fausse et insuffisante, Proclus rend hommage à l’intention du Stagirite : il a voulu garder le Premier exempt de multiplicité (APLÊTHYNTON) car « s’il n’est que cause finale, tout agit envers lui (PANTA MEN PROS AUTO ENERGEI), lui envers rien (AUTO DE PROS OUDEN) »30. De l’autre côté, les Stoïciens, qui rejettent l’hypothèse de la transcendance et des Idées, et mêlent entièrement Zeus au monde, disant « avec Ulysse et Socrate » : « Aucun de mes mouvements ne T’est caché »31.
Proclus les loue de sauvegarder la providence et leur reproche de mélanger le divin à la matière32. La solution néoplatonicienne consiste à poser une relation unilatérale entre les causes divines et leurs effets. Plotin disait de l’Un : « Le dire cause, c’est prédiquer une chose qui advient non à lui, mais à nous, parce que nous avons de lui quelque chose, tandis qu’il est en soi » (Ennéades, 6, 9, 3).
Toujours s’agissant de l’Un, Proclus affirme que « l’on doit le garder sans relation (ASCHETOS) à l’égard de tout (PROS PANTA) » (Théologie Platonicienne, 2, 5). Le premier principe est ineffable, et c’est seulement « en regardant vers ce qui vient après lui (PROS TO MET’AUTO) » que nous l’appelons un comme cause efficiente, bien comme cause finale, quoique sa transcendance absolue ainsi que l’unité de toutes choses avec lui (HÊ PROS AUTO TÔN PANTÔN HENÔSIS) soient inconnaissables à toutes choses (ibid., 2, 6). Les dieux qui viennent après l’un « tout en exerçant leur providence, ne reçoivent point relation vis-à-vis des objets de cette providence (OUTE… SCHESIN ANADECHONTAI PROS TA PRONOOUMENA) » car qui agit par son être même agit sans relation, cette dernière étant « ce qui vient s’apposer à l’être (PROSTHESIS TOU EINAI), et qui est donc en marge de la nature In Parm. 7, 1169. Épictète, Entretiens, 12, 3, citant Iliade 10, 279-280. 32 In Parm. 2, 748, 28. Cf. les notes de l’éd. Luna–Segonds : t. 2, p. 41, n. 4 et, sur Aristote, t. 3, p. 7, n. 8. 30 31
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(PARA PHYSIN) ». Sur cette proposition 122 des Éléments de Théologie, E.R. Dodds note : « It is on this assumption of the possibility of one-sided causal relations that the whole Neoplatonic system hinges »33.
Cette solution permet à Proclus de présenter constamment le platonisme comme combinant harmonieusement les vérités partielles du stoïcisme et de l’aristotélisme et comme résolvant, par anticipation, leurs difficultés34. Posons la question : PROS, originairement, voulait dire « agardant », précédant la croisée des regards : que reste-t-il de ce sens dans la relation causale unilatérale ? Ce sont les chrétiens qui, par deux nouveautés théologiques fracassantes, vont restituer à PROS son sens propre et premier. Le prologue de l’évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était vers (PROS) Dieu, et le Verbe était Dieu », définit un vis-à-vis éternel dans une unité absolue. « Nous reconnaissons un Fils à Dieu, écrit Athénagore… Verbe du Père en idée et en acte, car de (PROS) lui et par lui tout a été fait, le Père et le Fils étant un »35. L’absolu n’est plus l’Un simplissime, et le producteur n’est plus supérieur à la nature du produit, malgré la proposition 7 des Eléments de Théologie de Proclus, celle dont E.R. Dodds disait : « This is the principle on which the whole structure of Neoplatonism is really founded »36.
vie :
La révélation de la tri-unité divine déclenche un nouveau style de « Il existe des hommes qui font très peu de cas de la vie d’ici-bas, mais la passent en prenant pour guide de connaître le vrai Dieu et le Verbe qui en vient, savoir quelle est l’unité du rejeton avec (PROS) le Père, quelle la communion du Père avec (PROS) le Fils, qui est l’Esprit, quelle est l’uniondivision de ces plusieurs si unis, l’Esprit, le Fils, le Père »37.
Op. cit., p. 265. Cf. In Parm. 4, 921, éd. cit. p. 131 et n. 5 ; et De Prov 12, 63, Trois études sur la Providence II, éd. D. Isaac, Les Belles Lettres, Paris, 1979, p. 81. 35 Supplique au sujet des chrétiens, 10, 2, éd. B. Pouderon, Cerf, Paris, 1992, p. 101. 36 Op. cit., p. 193. Les ariens lisent la Trinité sous le couvert d’une telle maxime. 37 Athénagore, op. cit. 12, 3, éd. cit. p. 109. 33 34
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Deuxièmement, les chrétiens confessent à la fois Dieu comme connaissant « toutes les choses avant leur venue à l’être »38, en tant que cause, exerçant sa providence en gardant sa transcendance, et le nœud de l’incarnation, qui inaugure un nouveau mode et de présence de Dieu à l’homme — Dieu touche et est touché (Luc 7, 14 ; 1 Jn 1) — et de connaissance de Dieu par l’homme : l’illumination permanente « dans la personne (PROSÔPÔi) du Christ » (2 Cor. 4, 6-7). Comme le chante l’Hymne Acathiste, le « Dieu inaccessible (APROSITON, cf. 1 Tim. 6, 16) » se fait homme « accessible à tous (PASI PROSITON) ». Et Denys : « La bonté théarchique (= de Dieu source et chef des déifiés), qui chérit les hommes de la façon la plus infinie n’a pas laissé, dans sa bénignité, d’agir d’elle-même providentiellement envers nous ; mais, entrée dans une vraie participation avec tout ce qui est de nous, hormis le péché, et s’étant unie avec (PROS) notre bassesse, non sans conserver absolument sans tache ni confusion ce qui lui est propre (OIKEIÔN), elle nous a donné, comme à des congénères, d’être désormais en communion avec (PROS) elle, et nous a faits participants de ses biens propres »39.
Certains commentateurs en déduisent que la théologie chrétienne est un mixte illogique de métaphysique hellénique et de Bonne Nouvelle. Tenter de rendre l’Évangile humainement pensable, c’est l’effort des hérétiques ; les Pères ne cherchent pas à atténuer le scandale — le Christ en qui les contraires (Dieu et l’homme) sont amenés à l’unité sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation, pour reprendre les termes du Concile de Chalcédoine. Cette unité toutefois n’est possible qu’au prix d’un écart initial, exprimé par une autre préposition. PARA (1) Si META désigne le pas en arrière, PARA dit le pas de côté. Qui a fait le premier pas de côté ? Dieu, en créant. Le mot LIEU (TOPOS, HA MAQOM en hébreu) est un des noms de Dieu dans la tradition hébraïque. « Dieu étant à lui-même son propre lieu, écrit Théophile d’Antioche, sans besoin, et avant les siècles, a voulu
Daniel, Suzanne, 35a (LXX). Hiér. Eccl., 7, 11.
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créer l’homme par lequel Il serait connu »40. Jean Damascène reprend la formule et ajoute : « Toutes choses se situent à distance (APECHEI) de Dieu, non par le lieu mais par la nature »41.
Une telle affirmation, dit Vladimir Lossky, ouvre « sur un mystère aussi insondable que celui de l’être divin : le mystère de l’être créé, la réalité d’un être extérieur à la toute-présence de Dieu, libre par rapport à sa toute-puissance, d’une intériorité radicalement nouvelle face à la plénitude trinitaire, pour tout dire la réalité de l’autre que Dieu, l’irréductible densité ontologique de l’autre… Dieu a donné pour ainsi dire la place aux créatures, il s’est comme retiré, sans se limiter »42, ajoute Lossky. Il a donc creusé un « à côté » : « Comme il est une seule essence sans commencement, celle de Dieu, mais que les essences à côté d’elle (PARA TAUTÊN) sont de nature créée (GENÊTÊS), venues à l’existence de par (PARA + gén.) l’unique essence sans principe et seule essentifiante, de même, il n’existe qu’une puissance providentielle sans commencement, celle de Dieu, tandis que celles qui sont à côté d’elle (PARA TAUTÊN) sont de nature créée, et il en va de même pour toute autre puissance naturelle de Dieu »43.
Et, dit Marc d’Éphèse, « tout ce qui est à côté de Dieu est créature » (TA PARA THEON PANTA KTISTA)44. Définissons donc PARA suivi de l’accusatif comme le champ nécessaire au surgissement de la créature, lequel, comme l’incarnation à laquelle la création prélude, ne se dit que par oxymore et essayons d’exposer quelques aspects de la fonction PARA. a) L’irremplaçable. Les platoniciens posaient des idées de ce qui est toujours, c’est-à-dire des universels, non des individus qui naissent et périssent45. Pour les chrétiens, les devis idéaux ou LOGOI sont les Trois livres à Autolycus, 2, 1. La Foi Orthodoxe, 1, 13, éd. P. Ledrux, V. Kontouma, G.-M. de Durand, Cerf, Paris, 2010, SC 535, p. 208 et 212. PARAGEIN dit le passage du néant à l’être : ibid., 2, 5 et 7, p. 225 et 238. 42 Théologie dogmatique, Cerf, Paris, 2012, p. 75-79. 43 Saint Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, 3,2,5, éd. J. Meyendorff, Louvain, 1973, t. 2, p. 653. 44 Second Antirrhétique…, cité par Irénée Boulovitch, Le Mystère de la distinction, dans la Sainte Trinité, de l’essence et de l’énergie divines selon saint Marc Eugénikos d’Ephèse (en grec), Athènes, 1980, p. 205. 45 Proclus, In Parm., 4, 888, 29-33. 40 41
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v olontés divines fondant non seulement des universels, mais aussi chaque créature dans sa singularité. Dieu ne cesse d’agir directement : « La main qui a modelé jadis Adam, c’est elle encore qui à présent et qui toujours modèle et constitue ses descendants »46 et attend la réponse singulière de la foi ou intelligence spirituelle (Col. 1, 9). Maxime le Confesseur écrit : « Chacun des êtres intellectifs et raisonnables, anges et hommes, par le verbe (LOGOS) même conformément auquel il a été créé, verbe qui est en Dieu et vers Dieu, est dit être, et est, une part de Dieu… et s’il se meut conformément à ce verbe, il adviendra en Dieu, dans Qui préexiste le verbe de son être »47.
Chaque humain est donc irremplaçable et sa vocation : se personnaliser. « Notre langage, note encore Lossky, se fait étonnamment pauvre et décevant quand il veut décrire les saints… Mais… toutes les voies de la sanctification sont différentes… il existe autant de mode d’union à Dieu que de saints… l’Église n’est pas sociologie mais révélation des visages »48. b) Le risque. Dieu crée des êtres capables de Le refuser. « Le sommet de la toute-puissance recèle ainsi comme une impuissance de Dieu, comme un risque divin »49. La séparation inhérente à la création, que nous appelons fonction PARA, est la condition de l’amour, qui reste toujours un défi. Isabelle Cohen rappelle que, dans le judaïsme, l’Alliance, qui rend possible le rapprochement entre Dieu et l’homme, a paradoxalement pour symbole un espace vide qui s’ouvrait sur les Tables de la Loi, « larges de six palmes. Dieu en tenait deux, deux se trouvaient entre les mains de Moïse et il en restait deux au milieu »50. Sans cette marge, point de mouvement, de jeu, ni de rencontre. En témoignerait Spinoza : Dieu ne peut aimer « puisque tout ce qui est ne forme qu’une seule chose, à savoir Dieu lui-même »51. Dieu qui nous crée seul ne peut nous sauver sans nous : il vient supplier l’homme dans la « bonté infiniment puissante de la faiblesse théarchique » (Noms Divins 3,2) d’accepter le salut. Le libre-arbitre, les Pères le nomme AUTEXOUSION, pouvoir sur soi-même : l’homme une fois créé, Dieu « le mit dans le paradis… Saint Athanase le Grand, Lettre sur le Concile de Nicée, PG 25, 429. Ambigua 7, PG 91, 1080B-C, trad. Cl. Moreschini, Milano, 2003, p. 222-223. 48 Op. cit., p. 175. 49 Lossky, op. cit., p. 102, 78, 129. 50 I. Cohen, Un monde à réparer. Le Livre de Job, Albin Michel, Paris, 2017, p. 363. 51 Court traité, chap. 24, 3, trad. Joël Ganault dans Oeuvres I. Premiers écrits, Puf, Paris 2009, p. 387. 46 47
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l’honorant du pouvoir sur soi-même, afin que le bien n’appartînt pas moins à celui qui le choisit qu’à Celui qui en fournit les semences »52. Jamais l’homme n’eut si grand pouvoir, pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire : Maxime évoque ceux qui forceront (BIASAMENÔN) le Dieu « par nature et uniquement ami de l’homme » à se manifester dans le détournement de Son visage, comme tourment53. Pour le meilleur : en surmontant les cinq divisions inhérentes au créé, l’homme réalisera l’unification ultime entre Créateur et créature54. Proclus fait l’hypothèse, pour la rejeter, d’un dieu-être-infini : le principe (ARCHÊ) est chose PEPERASMENON, à laquelle s’applique le PERAS, la limite, car « s’il est chose infinie (APEIRON), rien d’autre que lui n’existera »55. Un dieu incapable de suspendre, au moins partiellement, son omnipotence, ne saurait susciter l’autre, faire naître des êtres libres. Tout au plus pourrait-il fabriquer des marionnettes. Tels sont tous les dieux de la prédestination, en lesquels puissance et essence sont identiques : calviniste, janséniste, thomiste, augustinien, ils finissent toujours par reconnaître que nulle créature ne peut vraiment faire échec à leur volonté et qu’ils placent à leur gré, de toute éternité, dans un univers reflet de leur perfection, tel en enfer, tel au paradis, comme l’architecte cette pierre-ci au bas de l’édifice, celle-là au faîte56. L’impossibilité de faire coïncider ce dieu de l’onto-théologie avec celui de la révélation biblique a déchaîné la « guerre civile dans la théologie occidentale »57. « Dieu trop grand pour pouvoir se donner » disait Patric Ranson. c) Le temps. PARA donne à son écoulement (PARODOS) son sens plénier comme nécessaire à la maturation de la créature, non image amoindrie de l’éternité. Le préfixe PARA signe les dimensions du CHRONOS : le passé, PARELÊLYTHÔS a fini d’aller à nos côtés ; le présent PARÔN s’offre auprès de nous ; et du futur, qui a son verbe propre (MELLÔ), on prend une juste intelligence dans le creux du PARA, si l’on suit Claude Tresmontant : « Pour penser d’une manière réaliste et fidèle une réalité vivante, par exemple une plante, il faut ne pas s’arrêter à ce qu’on voit de la plante, mais, vivant soi-même, orienter son intelligence dans le sens de la plante Grégoire de Nazianze, Discours 45, 8, éd. Cl. Moreschini, Milano, 2000, p. 1142. Lettre 1, PG 381C-D. 54 Maxime le Confesseur, Ambigua, 41, PG 91, 1304D sqq., trad. cit., p. 454 sq. 55 Théo. Plat., 2, 2, op. cit., p. 18. 56 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, q. 23, a 5, ad 3. 57 Cf. P. Ranson, Dossier H Augustin et Richard Simon, Lausanne, 1990. 52
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maturante, accompagner en esprit le dynamisme de la plante qui est en train de se créer, et se diriger avec elle vers le fruit encore invisible… L’intelligence du réel est espérance… Une pensée qui ne participe pas à l’acte de création immanent est irréelle : PARAGEI GAR TO SCHÊMA TOU KOSMOU TOUTOU (1 Cor. 7, 31) »58.
Porphyre s’indigna de cette phrase parce qu’il n’en percevait que l’écorce, sans penser que l’homme devienne coopérateur de Dieu pour faire advenir le monde qui vient59. Quel est l’antonyme métaphysique de PARA ? C’est HAMA, « simultanément ». Cette notion est au cœur de la polémique entre chrétiens et païens, telle qu’elle ressort des Demandes chrétiennes aux Hellènes, texte attribué à saint Justin le philosophe. « Si Dieu, disent les premiers, crée par son être, et non par son vouloir, comme le feu chauffe par son être, comment est-il simple et uniforme tout en étant créateur de diverses substances ? ». Les païens rétorquent que la chaleur est accident, quoique essentiel, du feu ; tandis qu’en Dieu être et vouloir sont une seule et même chose : « Simultanément à son être il crée les êtres (HAMA TÔI AUTON EINAI KAI TA ONTA POIEÎ)… Nous voyons donc aussi sa nature créant par son être même et opérant toujours d’emblée (ATHROON) le changement. Comme quand du lait caille : nous le voyons prendre sous nos yeux d’un seul coup (ATHROÔS) ».
Les hellènes usent aussi de l’argument des relatifs toujours HAMA, simultanés : comme droite et gauche vont ensemble, l’Ouvrier inengendré implique un ouvrage qui soit tel60. Ne peut-on voir dans le néoplatonisme une pensée qui radicalise la notion de cause au moyen de la fonction HAMA ? Cette réflexion commence avec l’image de l’émanation et ses exemples sensibles, comme chez Saloustios : « Il est nécessaire, du fait que le monde est de par la bonté de Dieu, et que Dieu soit bon toujours et que le monde existe toujours, comme la lumière Cl. Tresmontant, Essai sur la pensée hébraïque, Cerf, Paris, 1956, p. 131. Porphyre Fragm. 34 (chez A. von Harnack, Contre les Chrétiens dans Abhandl. Preuss. Akad. Wiss., Berlin, 1916), dans P. de Labriolle, La Réaction païenne, Paris, 1934, p. 260. Voir aussi 1 Cor. 3, 9 ; 3 Jn 8 ; Denys, Hiér. Céleste, 3, 2, éd. R. Roques, G. Heil, M. de Gandillac, SC 58 bis, Cerf, Paris, 1970, p. 90 ; Clément, Deuxième épître aux Corinthiens, 6, 3. Voir note 72 ci-après. 60 Justin, Demandes chrétiennes aux Hellènes, 3 et 4, B.E.P. t. 4, Athènes 1955, p. 159 et 167. 58 59
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coexiste avec le soleil et le feu, l’ombre avec le corps », la providence s’exerçant plus facilement « que le soleil éclaire et chauffe par son seul être »61.
Purifiant la causalité de tout ce qui n’est pas elle — effort du moteur, causes concomitantes comme le temps… qui ne valent qu’ici-bas —, la démarche parvient à « une position que l’on pourrait ainsi caractériser : l’effet est dans la cause, il est même la cause exprimée. Mais celle-ci demeure intacte parce qu’elle se crée elle-même en quelque sorte dans ses effets comme cause et comme principe »62. Remontant au travers des négations de la première hypothèse du Parménide, l’on termine à l’Un qui « crée exactement tout ce qu’il ne peut ni ne veut être »63. Le principe suprême est cause antérieure à l’être et à la causation et ainsi maintient, cohère et sauvegarde le tout. L’opposant aux métaphysiques de l’être et de la production, Pierre Caye lui donne le nom de cause acausale et à son étrange opérativité sans opération celui d’improduction64. Et de citer Damascius, pour qui « le monde se tient suspendu au pivot de l’Un ». Cet équilibre est l’ultime expression de la fonction HAMA. Antithétiques, les fonctions PARA et HAMA ne conviennent que dans le paradoxe. Ici, le refus du principe d’être quoi que ce soit donne être et cohésion à l’univers ; là, l’intervalle (MESON) infini entre Créateur et créatures65 rend certain que le seul Dieu par nature a créé le monde par amour pour faire des dieux par la grâce. Les sauts entre Incréé et créé — création, incarnation, foi —, aussi réels qu’impensables, requalifient le « soudain » découvert dans la troisième hypothèse du Parménide comme « PAR’ELPIDA » — contre toute espérance66. L’ultime expression de la fonction PARA a été formulée par saint Grégoire Palamas lorsque, disputant avec Barlaam sur la lumière de la Transfiguration, il fit remarquer que les verbes qui la décrivent excluent l’idée d’un symbole créé, parce qu’ils contiennent le préfixe PARA, impliquant « manifestation indistincte du secret de la déité », qui ne peut se montrer aux hommes que par côté67. 61 Des Dieux et du Monde, 7, 2 et 9, 3, éd. G. Rochefort, Les Belles Lettres, Paris, 1960, p. 11 et 13. 62 J. Trouillard, L’Un et l’Âme selon Proclos, Les Belles Lettres, Paris, 1972, p. 163. 63 Ibid., p. 88. 64 Critique de la Destruction créatrice, Les Belles Lettres, Paris, 2015, p. 119-132. 65 Saint Maxime, Ambigua 7, PG 91, 1077 A. 66 Denys, Lettre 3, éd. G. Heil + A.M. Ritter, PTS 36, De Gruyter, Berlin, 1991, p. 159. Cf. Luc 2, 13 ; Ac. 9, 3 ; 22, 6. 67 Grégoire Palamas, op. laud., 3, 1, 12, t. 2, p. 581.
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PARA refuse toute coordination, toute articulation nécessaire entre le Suressentiel et l’être, fût-ce celle du contrebalancement de l’Un. Entre Dieu et le monde, il n’y a rien que l’inespéré. Platoniciens et chrétiens sont des acrobates ; mais les seconds travaillent sans filet. PARA (2) PARA (2) désignera le « faux pas », le mal. Nous suivons Pierre Chantraine qui écrit à propos de cette préposition : « Certains emplois qui paraissent divergents sont clairs si l’on pense qu’en français à côté exprime à la fois la proximité et l’idée que les choses ne sont pas où elles doivent être68 ». Distinguer PARA (2) de PARA (1), c’est mettre en question les doctrines qui disent que « ne pas être le principe », sortir du Bien, c’est déjà s’en écarter, jusqu’à un terme qui est le mal ou que le mal survient dans le processus même de la création69. Le premier retrait du Bien — la création — rend possible ce second retrait que nous appelons le mal, mais le rend-il inéluctable ? PARA dit l’effort de la pensée vers ce qui ne peut que lui échapper : dans un tissu qui s’effiloche, où est le mal ? Ni dans la part saine, ni dans l’absence de laine, mais dans cette lisière entre être et non-être que longe la fonction PARA ; et la langue grecque, dans son devenir millénaire, a dépassé les « amis de Job » et les « métaphysiciens » qui s’évertuent à dissoudre le mal en lui assignant un rôle dans l’univers : PARAKOUÔ, désobéir, PARABASIS, transgression, PARANOMOS, hors-la-loi, PARANOÊSIS, malentendu, PARA PHYSIN, contre nature ou artificiel, PARATONIA, fausse note, PARATRABÔ, trop durer, PARATRAGOUDO, acte déplacé... Ce qui n’a pas d’existence propre, mais se produit à la marge d’un certain processus, comme un effet indirect et inéluctable, c’est la PARHYPOSTASE. « Exister par côté » se dit, positivement, au sens de PARA (1) de la tranquillité qui suit, chez le sceptique, la suspension de l’assentiment, comme l’ombre le corps70, de l’éon et du temps qui accompagnent les êtres71 ou 68 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. 2, Paris, 1983, p. 856-857. 69 Cf. Plotin expliquant Théétète (176-177) dans Ennéades 1, 8 ; I. Cohen, op.cit., p. 466 et 474. 70 Sextus Empiricus, Esquisse pyrrhoniennes, I, 27 [205] éd. P. Pellegrin, Seuil, 1997, p. 170. 71 Porphyre, Sentences, 44, éd. L. Brisson, t. 1, Vrin, Paris, 2005, p. 374-376. Cf. P. Hoffmann, « Paratasis. De la description aspectuelle des verbes grecs à une définition. Le vocabulaire néoplatonicien du temps », REG 96 (1983), p. 1-26.
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du sens des mots72. Dans le cas du mal, il s’agit d’une existence parasite : le mensonge reste attaché au bien par la part de vrai qui le rend crédible, le désir de la pire vie, par la visée de ce qui semble le meilleur, la maladie par son sujet d’inhérence. Le concept de PARHYPOSTASE a été utilisé par les chrétiens et par les néoplatoniciens pour rejeter et les dualistes qui faisaient du mal un être, le contraire du bien, et les négateurs radicaux du mal73. Toutefois, au-delà de ce double rejet, la doctrine des Pères74 et celle des néoplatoniciens75 diffèrent. Deux passages parallèles, tirés l’un du De subsistentia malorum de Proclus, l’autre du chapitre 4 des Noms Divins, étudiés par le Père Ceslai Pera, le montrent76. Proclus écrit : « Le mal non intégral, subcontraire à un certain bien et non à tout le bien, est ordonné et bonifié à cause de la prééminence des biens totaux : et s’il est un mal pour les biens auxquels il s’oppose, il dépend des autres en tant qu’il est un bien : car il est tenu de ne pas les combattre, mais de les suivre tous selon la justice, sous peine de n’être absolument pas »77.
Denys dit : « Ce qui d’un côté est bon, d’un autre, non, combat un certain bien, non le bien tout entier… Le mal n’existera donc, et ne se fera voir, que dans les cas où il sera mauvais pour les choses à quoi il s’attaque d’une part, tout en continuant, d’autre part, d’en dépendre en tant que ce sont des biens. Car le combat du même avec le même sur le même point est impossibilité absolue »78. Liddell-Scott, Greek-English Lexicon, Oxford, 1996, s.v. PARYPHISTÊMI. Dualistes platoniciens : Théophraste, Métaphysique, 8a21-b9, 11a26-b12 ; Plutarque, Des Notions communes contre les Stoïciens, 13-20. Hérésies faisant du mal une opinion humaine : Hippolyte de Rome, Philosophumena, tr. A. Siouville, Archè, Milan, 1988, t. 2, l. 6, p. 31, n. 1 ; Justin, Deuxième Apologie, 9, 1 ; Irénée de Lyon, dans PG 7, 1, 712. 74 Athénagore, Supplique/Sur la Résurrection, 1, op. cit, p. 215 ; Grégoire de Nysse, Grande Catéchèse, 5-7 ; In Eccl., 5, PG 44, 581BC ; Grégoire de Nazianze, Discours 40, 45, éd. Cl. Moreschini – P. Gallay, Cerf, Paris, 1990, p. 305 ; Maxime le Confesseur, Questions à Thalassios, 1, PG 90, 253-257… 75 Voir la note d’A.-Ph. Segonds dans Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, t. 1, 118-119, Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 98 n. 1, et celles de I. Hadot dans Simplicius, Commentaire sur le Manuel d’Epictète, 14 et 35, t. 1-2, Les Belles Lettres, Paris, 2001, p. 95 n. 3-4, p. 232 sqq., avec les notes. 76 S. Thomae Aquinatis In librum Beati Dionysii de Divinis nominibus expositio, éd. C. Pera, Marietti, Rome, 1950, p. 156-159. 77 Proclus, Trois études sur la Providence 3, 9, éd. cit, 1982, p. 41. Nous traduisons tamquam bonum, au singulier, comme J. Opsomer et C. Steels dans Proclus, On the Existence of Evils, Londres, 2003, p. 64. lsaac Comnène, De l’Existence du mal, p. 143 de l’éd. citée de Proclus a : ÔS AGATHÔN. 78 Noms Divins, 4, 20, PG 721B. 72 73
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Et Pera de commenter : « Chez Proclus, il est question d’accorder les opinions sur le mal avec la sentence de Platon sur la nécessité de certains maux : l’expression « des autres » se réfère à la prééminence des « biens totaux », desquels le « mal », ayant été bonifié par eux, dépend en tant qu’il est un « bien » ; chez Denys, le mal est un parasite des biens ».
Dans la phrase de Proclus apparaît sa doctrine constante, que le scandale du mal cesse dès que l’on considère le tout. Le philosophe sauve ainsi le mal physique en invoquant la nécessaire concomitance de la génération et de la corruption, et le mal moral par la nécessité de sa présence pour assurer la continuité du réel. La conclusion, toujours la même, que le mal de la partie correspond au bien du tout, est l’écueil où se fracassent toutes les théodicées de ce type, totalitaire et récupérateur, comme l’a montré Pierre Magnard dans le Dieu des Philosophes. Denys, lui, suit la doctrine constante des Pères : non substantiel, le mal est faiblesse (ASTHENEIA) et dévoiement (PARATROPÊ) de la connaissance et de la volonté, manque (ELLEIPSIS) des biens propres et originaires (Noms Divins, 4, 24,35). Jamais le théologien n’exhorte à lever les yeux sur l’univers pour y dissoudre le mal. Son irruption fut une vraie catastrophe au sein du programme de Dieu — ce monde créé avec le Logos —, catastrophe qui entraîna une reprogrammation qui s’appelle l’Histoire (cf. Hiérarchie Ecclésiastique, 3, 11, PG 3, 440C-441C). Plutôt que de voir dans cette théorie deux idées disparates et incompatibles, comme le suggérait Montet79, nous citerons Chesterton, qui nous semble mieux énoncer la fonction PARA : « Lorsqu’il nous arrive de percevoir quelque chose de bizarre dans la théologie chrétienne, nous découvrons en général qu’il y a quelque chose de bizarre dans la vérité »80.
Dieu ne nous sauve pas du mal en disant qu’après tout, le monde n’est pas si mal, mais en tuant la mort et en déifiant l’homme. Bizarre, PARA DOXAN. PERI Des trois disjonctions-conjonctions que la théologie chrétienne considère, celle des Personnes de la Trinité, celle du Créateur et de sa L. Montet, Des Livres du pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, 1848, p. 95. G.K. Chesterton, Orthodoxie, Gallimard, Paris, 1984, p. 125.
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créature, et celle enfin de la Suressence et des énergies divines, la troisième est la plus difficile à saisir ; le grec la cueille avec PERI, qui signifie « en tournant autour ». Précisons que les Pères, loin d’abandonner la raison pour suivre la Bible, comme on leur en fait parfois grief, appliquent une méthode proche de celle de la science d’aujourd’hui : le savant s’appuie sur les livres qui organisent l’expérience passée, puis sur celle de ses professeurs, et sur la sienne. D’après une expérience de Transfiguration81 ou déification les Pères posent en Dieu la distinction entre ce qui de Lui est connaissable et ce qui demeure à jamais inaccessible aux créatures82. La théôria ou vision-contemplation, dont la théologie apophatique est la représentation, n’est pas simplement négation, mais aussi divinisation83. Il est exact qu’elle les conduit à rejeter des axiomes métaphysiques comme l’incompatibilité du relatif et de l’absolu. Dire que leur approche est non rationnelle, revient à dire que celle de la médecine l’est, quand elle rejette la théorie humorale. La querelle entre Barlaam et Grégoire Palamas, au XIVe siècle, a commencé par un débat sur la possibilité de démontrer en théologie. Le premier avait suggéré que, puisque Dieu est en soi inconnaissable, on pouvait aussi bien admettre que refuser le Filioque. Le second montra que « l’apophase » n’est pas un artifice rhétorique et que les Pères raisonnent logiquement, à partir d’une expérience qui a ses exigences propres : « Trois choses étant à Dieu, essence, énergie (ENERGEIA), trinité d’hypostases divines, puisque ceux qui ont été jugés dignes de l’union à Dieu, au point d’être un seul esprit avec Lui, comme l’a dit Paul le grand (1 Cor. 6, 17)… et tous les théologiens témoignent que Dieu selon l’essence est imparticipable, que l’union selon l’hypostase ne se rencontre que dans le cas du seul Verbe Dieu-Homme, il reste que ceux qui ont été jugés dignes de Lui être unis le sont selon l’énergie et que l’esprit selon lequel celui qui s’attache à Dieu n’est plus qu’un avec Lui, est et s’appelle énergie incréée de l’Esprit, mais non essence de Dieu »84.
Reprenons ces « trois choses » dans l’ordre en indiquant les prépositions qui leur conviennent.
81 Denys, Noms Divins, 1, 3-4, PG 3, 589-592 ; Grégoire de Nazianze, Discours 28, 2-3, éd. P. Gallay, Cerf, Paris, 1978, p. 102-106. 82 Jean Damascène, La Foi Orthodoxe, 1, 2, éd. cit., p. 138-143. 83 Grégoire Palamas, Triades, op. cit., 1, 3, 17-18, t. 1, p. 145-151. 84 Id., The One Hundred and Fifty Chapters, 75, éd. R.E. Sinkewicz, Toronto, 1988, p. 170.
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L’essence n’a pas de nom85. Le mot d’« essence » ne s’applique à elle que symboliquement, pour l’opposer aux énergies. Dans cette perspective, la préposition que nous traduisons par « en (Dieu) », c’est KATA, « en descendant » : « Maxime le divin dit : La bonté, et tout ce qu’enveloppe sa notion, et absolument toute vie, toute immortalité et tout ce qui se contemple autour de Dieu essentiellement sont œuvres de Dieu et n’ont point commencé temporellement… Rien donc de ce genre de choses n’est l’essence de Dieu, ni la bonté incréée, ni la vie sans commencement et éternelle ; car toutes, elles font partie non de ce qui est en Lui (EK TÔN KAT’AUTON), mais de ce qui est autour de Lui (EK TÔN PERI AUTON) »86.
Pour les Hypostases, c’est PERI87, puisqu’elles ne sont pas la nature, mais autour d’elle. Les énergies ou attributs (PROSONTA) de Dieu, comme tout ce que dit la théologie cataphatique, sont autour (PERI) de Lui : « Qu’on Le dise bon, juste, sage, ou quoi que ce soit d’autre, on dit non la nature de Dieu, mais ce qui est autour (TA PERI TÊN PHYSIN88)… Si nous disions que le non-créé, le sans commencement, l’incorporéité, le fait d’être immortel, bon, créateur et autres semblables étaient des différences essentielles en un Dieu composé de tant de choses, Il ne serait plus simple »,
dit Jean Damascène, qui, loin d’en conclure, à la manière de la scholastique thomiste, que ces attributs ne diffèrent que par le concept, et sont l’essence divine, ajoute : « Il faut penser que chacune de ces choses dites de Dieu signifie non ce qu’Il est en (KAT’) essence mais montre ce qu’Il n’est pas, ou une relation à l’égard d’une des choses en distinction, ou une des choses qui accompagnent la nature, ou une énergie », bref, conduits par ces attributs, nous atteignons non l’essence, mais « ce qui est autour de l’essence (TA PERI TÊN OUSIAN) »89.
Dès là que l’essence et l’énergie ne sont pas même chose (OU TAUTON)90, l’essence n’est susceptible que d’une théologie négative radicale : Dieu « au-delà de toute essence »91 est dit « ne pas être » et Justin, 2e Apologie, 6 ; Grégoire Palamas, The One…, op. cit., 144. Grégoire Palamas, Triades, op. cit., 3, 2, 9, t. 2, p. 661. 87 Grégoire de Nazianze, Discours 42, 15, éd. J. Bernardi, Cerf, Paris, 1992, p. 80-82. 88 Jean Damascène, op. cit., 1, 4, p. 152. 89 Id., Ibid, 1, 9, 10 p. 190, 194. 90 Grégoire Palamas, The One…, op. cit., 96 et 143. 91 Athanase d’Alexandrie, Contre les Païens, 2, éd. Camelot, Cerf, Paris, 1983, p. 53. 85 86
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s’Il est, les autres choses ne sont pas92. Aucun nom ne Lui convient proprement, elle est radicalement imparticipable quoiqu’on la dise essence ou essentifiante 93. L’énergie divine est également transcendante, mais peut se manifester à ceux qui sont purs : d’où une théologie à la fois négative et affirmative : il devient possible de connaître Dieu et de devenir, par grâce, tout ce que Dieu est, hors l’identité d’essence94. Dieu se multiplie sans sortir de l’unité, et ses communications (METADOSEIS) demeurent sans relation (ASCHETOI95). On peut lui appliquer la catégorie de la relation et dire qu’Il connaît les êtres en tant qu’êtres, tout en affirmant qu’à un autre égard Il ne connaît pas les êtres en tant qu’êtres96. Agir et non pâtir, l’énergie ne pose pas composition en Dieu, qui la transcende97. Les dilemmes qui déchiraient les théologies métaphysiques sont dépassés dans cette antinomie. L’essence se distingue des énergies et celles-ci entre elles : Dieu sait tout, même le mal, mais ne veut que le bien. La distinction réelle entre prescience et volonté fait échapper à toute prédestination98. En lisant rapidement Denys l’Aréopagite, certains auteurs disent qu’il identifie l’un de la première hypothèse du Parménide à l’un-qui-est de la deuxième. À la lumière de la distinction qu’il opère au début du chapitre 5 des Noms Divins entre le surêtre transcendant et la procession essentifiante, on ne saurait parler d’identification. Surêtre et processions, essence et énergies, sont, dira Marc d’Éphèse, une chose une, mais non la même. Cette fine distinction, c’est la fonction PERI. Les quelques exemples que nous venons de butiner montrent, croyons-nous, que les prépositions, ces humbles outils, ont permis aux Grecs de penser à la jointure des concepts ou à l’extrême du pensable.
Grégoire Palamas, The One…, op. cit., 78 et 123. Id., ibid., 106 et 144. 94 Id., ibid., 82, 111, 76. 95 Id., ibid., 85, 86, 91. 96 Id., ibid., 125, 127, 132, 134, 123. 97 Id., ibid., 145. 98 Id, ibid., 100. 92 93
LA RENAISSANCE ET L’HUMANISME
ENTHOUSIASME ET MÉLANCOLIE SELON MARSILE FICIN René Daval (Université de Reims Champagne-Ardenne) La réflexion sur la mélancolie est aussi ancienne en Occident que la philosophie et la médecine. Mais, comme l’ont noté dans leur ouvrage classique Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl : « Nous sommes […] en mesure de comprendre l’importante transformation subie par la notion de mélancolie au cours du IVe siècle avant J.-C. : celleci se fit sous l’impulsion de deux grandes influences culturelles : la notion de folie dans les grandes tragédies et la notion de fureur dans la philosophie platonicienne »1.
Tous les troubles de la conscience sont considérés comme des effets de la présence en quantité trop forte de la bile noire, et celle-ci, éveille les idées de funeste et de nocturne. Le mélancolique se plait à la nuit et dans la solitude que celle-ci conduit avec elle. Mais avec le Problème XXX de l’école d’Aristote, sinon d’Aristote lui-même, la mélancolie est associée au génie, l’auteur se posant la question de savoir pourquoi les hommes de génie sont des mélancoliques. Le terme d’« enthousiasme » introduit par Platon est proche de celui de « génie », comme nous le verrons plus loin. Aristote comparant les effets de l’enivrement avec les manifestations du génie et les troubles mélancoliques, une tradition naît qui associe les trois concepts et que l’on trouve en particulier dans le néoplatonisme. Marsile Ficin qui est philosophe néo-platonicien, mais aussi grand connaisseur d’Aristote et de son école et médecin reprend cette question : pourquoi les mélancoliques sont-ils des génies et pourquoi le génie produit la mélancolie, les effets de l’ivresse évoquant ceux de l’enthousiasme et de la mélancolie. Cette tradition insiste sur le fait que l’enthousiasme ou la fureur — les deux mots ont un sens très voisin chez Platon — naissent souvent chez les mélancoliques, que la mélancolie peut prendre la forme de l’enthousiasme, et que l’ivresse symbolise 1 R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, trad. F. DurandBogaert et L. Evrard, Paris, Gallimard, 1989, p. 45.
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l’un et l’autre état de l’âme. Marsile Ficin, dès son œuvre de jeunesse, le Commentaire sur le Banquet de Platon, sous-titré De l’Amour2 (1469), veut ressusciter cette tradition et comprendre à son tour ce qui rapproche et sépare fureur et mélancolie, enthousiasme et mélancolie. C’est ce lien entre les deux notions, tel qu’il est pensé par Ficin, que je souhaite interroger ici. Dans le De Amore, Ficin distingue deux espèces d’amours : le céleste et le vulgaire3. En lecteur de Plotin qu’il est, Ficin juge que l’origine de l’amour réside en premier lieu dans la beauté divine et, en second lieu, dans celle des corps. Son aiguillon porte la plupart des hommes vers la beauté des corps, et les natures les plus nobles vers la beauté divine. Ficin fait appel au Phèdre de Platon et rappelle que celui-ci définit le furor comme une aliénation de l’esprit4. Pour Platon, l’enthousiasme n’est pas la furor, c’est le sentiment de la présence d’une inspiration en soi. C’est sans doute dans le dialogue Ion, consacré au rhapsode de ce nom, que Platon parle d’enthousiasme pour la première fois. Les enthousiastes ne sont rien d’autre que les interprètes des dieux. C’est d’ailleurs pour le montrer avec éclat que la divinité a fait chanter le plus beau poème lyrique par le poète le plus médiocre : Tynnichos de Chalcis. Dans le Phèdre (265 b), Platon distingue quatre types de délire inspirés par les dieux, après avoir séparé le délire dû à un état divin de celui qui est provoqué par des maladies humaines : il y a le délire inspiré par Apollon, celui de l’inspiration divinatoire, celui qui est provoqué par Dionysos, qui est à l’origine de l’inspiration mystique, celui qui vient des Muses et sans lequel il n’y aurait pas de poésie, et enfin Aphrodite et Amour sont les sources de la passion amoureuse. Platon, dans le Ion, remarque que l’enthousiaste ne se possède pas lui-même, qu’il n’est pas dominé par la raison, et c’est pourquoi pense-t-il qu’il peut tomber dans la furor. Il s’agit donc de savoir si l’enthousiaste est un inspiré ou un fou, un homme de génie ou un malade. C’est une question que Ficin se posera et que l’on retrouvera au siècle suivant chez les anglais Henri More et Robert Burton — L’Anatomie de la Mélancolie de Burton date de 1621, tandis que A Short Discourse of the nature, causes, kindes and cure of enthousiasme,
2 Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, trad. P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2002. 3 Cf. Ibid., Septième Discours, chap. 1, p. 208. 4 Cf. Ibid., chap. 3, p. 216.
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appelé aussi Enthousiasmus Triumphatus a été publié en 1656. Ficin veut comprendre comment on peut distinguer l’homme inspiré du malade. Il y a deux espèces d’aliénation selon Platon, continue Ficin, l’une qui a pour cause un mal humain, et l’autre qui vient de Dieu. Platon appelle la première folie humaine et l’autre fureur divine qui produit l’enthousiasme. Ficin est tout à fait conscient de l’ambivalence de la notion de folie et insiste là-dessus. Pierre Magnard dans son livre Questions à l’humanisme (au chapitre 2) insiste sur le fait qu’Avant Copernic, le monde était fini et l’homme en était le centre. Il souligne l’importance de la date de 1543, qui est celle de la parution du traité de Copernic De revolutionibus. L’homme était, écrit Pierre Magnard, « le fédérateur de l’univers. » (op. cit., p. 37). Et celui-ci de citer le livre de Ficin, La Théologie platonicienne des âmes : « trois ordres de choses semblent concerner l’âme humaine : la providence, le destin, la nature. La providence est l’enchaînement des intelligences, le destin l’enchaînement des âmes, la nature l’enchaînement des corps… Nous sommes donc reliés par trois câbles à la machine de l’univers, aux intelligences par notre intelligence, aux âmes par notre âme, aux corps par notre corps » (livre XIII, 2, p. 209). Par ces câbles, l’homme participe au gouvernement de l’univers. Comme le souligne Pierre Magnard, l’âme de l’homme remplie de Dieu est devenue l’âme du monde. Soixante-neuf ans plus tard, Copernic découvrant que le soleil est au centre de l’univers, fait comprendre à l’homme qu’il est dans une petite portion de l’univers : « l’homme se planétarise : il ne doit plus sa puissance à cette prise directe sur la force de Dieu mais à un pouvoir créateur propre. Au règne de la providence divine succède celui de la liberté humaine ; on est passé en un peu plus d’un demi siècle, d’un humanisme cosmique à un humanisme terrestre » (op. cit., p. 38). L’homme est responsable de lui et s’il est atteint de mélancolie ou souffre de furor ne peut accomplir œuvre utile : si l’homme est malade ou fou, il est responsable du trouble qu’il crée dans l’univers, et notamment des troubles de l’ordre civil que ces désordres créent. Au dix-huitième siècle, Shaftesbury, qui connaissait Ficin juge dans sa Lettre sur l’Enthousiasme (1708) que celui-ci produit de graves désordres civils et doit être combattu par l’esprit (wit) et l’humour. L’enthousiaste est plein d’orgueil et est intolérant, il faut le ramener à la saine raison en se moquant de lui et en lui faisant comprendre que Dieu n’accorde pas sa grâce à n’importe quel croyant. Ficin poursuit sa réflexion sur l’enthousiasme et la folie. La folie humaine ravale presque l’homme au rang de l’animal et se décompose elle-même en deux espèces : l’une qui naît du cerveau et
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l’autre du cœur. Le cerveau est souvent envahi par un excès de bile surchauffée ou de sang surchauffé, et parfois, comme dans le cas du tempérament mélancolique, de bile noire… Les hommes qui ont une bile surchauffée deviennent sans raison violents et irritables, ils méritent alors le nom de furieux. Ceux qui souffrent d’un sang surchauffé rient sans raison, deviennent vantards, promettent de faire des merveilles et s’exaltent en chantant et dansant. Ceux qu’accable la bile noire, les mélancoliques, sont continuellement affligés, ils se forgent des chimères et en éprouvent de l’effroi. Ces trois sortes de folie humaine sont dues à une défaillance du cerveau. Les humeurs conduisent à la démence dans ce cas. L’amour éperdu, quant à lui, provient d’une maladie du cœur. Ficin regrette que l’on parle d’amour à propos de ces malades, car le véritable amour est celui que l’on porte à Dieu. Ficin considère que le vrai amour est celui que l’on éprouve pour Dieu, tandis que l’amour centré sur le corps est susceptible de conduire à la maladie par les excès qu’il peut produire, nous attache au sensible et pour cela nous éloigne de Dieu. Comme Érasme le fera dans l’Éloge de la folie (1511), Marsile Ficin oppose la folie de l’amoureux de Dieu à celle qui saisit l’homme tourmenté par les flèches de l’amour vulgaire. Dans un passage très remarquable du De Amore, Ficin compare l’amour vulgaire à « une sorte d’ensorcellement »5. Henri More, plus tard, comparera et opposera l’enthousiasme amoureux et la sorcellerie. Ficin, à la suite de Plutarque, parle de fascination, mais les deux processus sont proches et ont un effet commun : la contagion. La fascination est un phénomène communicatif. Les amants s’ensorcellent par le regard qui transmet l’esprit animal au cœur. Insistant sur l’effet contagieux de l’amour, Ficin le compare à celui des « autres maladies qui naissent de la contagion : la démangeaison, la gale, la lèpre, la pleurésie, la phtisie, la dysenterie, l’ophtalmie, la peste »6. Or, écrit Ficin, « la contagion de l’amour est prompte et s’avère le plus grave de tous ces fléaux »7. Dès que le cœur est enflammé, il cherche l’union des corps. Les tempéraments ont une influence sur la force de séduction de chaque personne ; c’est ainsi, par exemple, que les mélancoliques sont peu sujets à être séduits, mais ne se libèrent plus, une fois séduits8. De toute façon, la fascination se produit par la lumière qui vient des yeux. L’œil est l’origine de la maladie d’amour. L’amour vulgaire Ibid., chap. 4, p. 216. Ibid., chap. 5, p. 222. 7 Ibid. 8 Cf. Ibid., chap. 9, p. 232. 5 6
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fascine par les yeux. Reprenant les idées du De Amore, Ficin insistera sur le rôle du regard dans le De Vita. On peut y lire notamment ceci : « Je ne m’attarde pas sur les fascinations produites d’une certaine façon subitement par un simple coup d’œil. Ni sur les amours violents, allumés en un instant par les rayons des yeux — amours qui sont aussi une forme de fascination, comme nous l’avons démontré dans le livre De l’Amour »9.
Comme le montre aussi ce même traité, le mélancolique qui est prédisposé au génie se tournera plus facilement qu’un autre vers le feu ardent de l’amour de Dieu, mais si sa bile noire est en excès, il plongera dans le découragement et la tristesse, ainsi que dans la solitude, et même l’amour vulgaire aura bien du mal à le saisir. Les hommes de lettres, tout particulièrement, qui font grand usage de leur cerveau et de leur entendement, ont tendance à engendrer davantage que les autres tempéraments la pituite et l’humeur noire de la mélancolie. Cette dernière peut boucher la pointe de l’entendement, et la pituite, en excès, tourmente l’âme et perturbe le jugement10. Ficin souligne une fois encore l’ambivalence du goût pour le savoir, favorisé par le tempérament mélancolique, « de sorte qu’à bon droit on peut dire que les hommes lettrez seroyent principalement sains, si la pituite ne leur estoit contraire et fascheuse, et qu’ils seroyent les plus joyeux, et les plus sages de tous, si par le vice de l’humeur noire ils n’estoyent souvent contreins ou d’estre tristes, ou bien quelquefois d’assotter et devenir fols »11. Marsile Ficin est ici à l’origine de toute la tradition qui va insister sur le double visage de la mélancolie comme sur celui de la furor ou de l’enthousiasme : la mélancolie peut provoquer des désordres de l’imagination, ce que dénonceront aussi les Anglais Robert Burton et Henry More au XVIIe siècle. Les perturbations causées par la mélancolie sont d’abord la tristesse et la crainte, et ce qui en découle : méfiance, doute, manque de confiance en soi, désespoir. Le sujet alterne états furieux et fausse gaieté. Cette fausse gaieté sera dénoncée aussi par Timothy Bright dans son Traité de la mélancolie (1586) : « Le cœur est toujours affecté dans le rire véritable, mais pas toujours dans un faux rire, qui n’est qu’une secousse de la poitrine et une rétraction des 9 Marsile Ficin, Trois livres de la vie, Paris, Fayard, 2000, livre III, chap. 16. Ce chapitre a été traduit par Thierry Gontier, le traducteur de 1582, Guy Le Fèvre de la Boderie, dont la traduction est reprise dans ce volume, ne l’ayant pas retenu. 10 Cf. Ibid., livre I, chap. 3, p. 28. 11 Ibid., p. 28-29. Assotter veut dire être rendu sot.
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lèvres sans que les yeux vifs et gais se chargent des esprits joyeux qui couvrent un visage réjoui »12.
Burton insistera aussi sur le rire des mélancoliques. Mais lorsque Ficin, Bright ou Burton parlent du rire des mélancoliques ou de leur fausse gaieté, ils ne le font pas en esthéticiens et en moralistes, comme l’avaient fait Platon et Aristote et comme le font notamment à leur époque Érasme et Rabelais, mais ils en parlent en médecins, à la suite de Galien, qu’ils tenaient tous en très haute estime13. C’est que pour le Ficin de la maturité, comme pour ses successeurs, il s’agit d’abord de guérir les mélancoliques de leurs maux. La mélancolie est une maladie de l’âme qu’il faut guérir, d’autant que les mélancoliques s’imaginent souvent avoir été doués de génie par Dieu. Dans le De Vita, Marsile Ficin propose un traitement destiné aux mélancoliques, pour leur éviter de trop rendre sèche la bile noire, et pour empêcher que celle-ci ne soit en excès, surtout lorsqu’elle est mêlée avec la pituite. Il recommande notamment aux mélancoliques d’éviter de consommer du vin « gros et trouble »14, mais aussi le noir, les viandes dures, sèches, salées, aigres, vieilles, brûlées, rôties ou frites. Il s’agit de lutter contre un trop grand dessèchement du corps. Dans le De Amore, Ficin avait de même proposé des remèdes moraux pour lutter contre les excès de l’amour vulgaire. Il y a deux solutions pour s’en délivrer, l’une qui relève de la nature, et l’autre de l’art15. La naturelle exige un certain laps de temps ; les précautions de l’art vont venir au secours de la nature, pour triompher du mal. Lisons Ficin : « L’anxiété des amants […] persiste aussi longtemps que cette infection du sang, instillée par la fascination et installée au fond des entrailles, oppresse le cœur sous le poids du souci, nourrit le poison au fond des veines, consume d’un feu caché le corps tout entier, le passage se faisant du cœur aux veines et des veines aux membres. C’est seulement quand cette infection est purifiée que cesse l’anxiété des amants — il faudrait dire : des déments »16.
12 Timothy Bright, Traité de la mélancolie, trad. et présentation E. Cuvelier, Paris, Jérôme Millon, 1998, p. 174. 13 Sur ce point, on lira avec grand profit l’ouvrage de Michael Andrew Screech, Le Rire au pied de la Croix. De la Bible à Rabelais, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Bayard, 2002. 14 Marsile Ficin, Trois livres de la vie, op. cit., livre I, chap. 10, p. 45. 15 Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, op. cit., Septième Discours, chap. 11, p. 234. 16 Ibid.
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Il faut beaucoup de temps pour guérir de ce mal d’amour et surtout pour les mélancoliques, particulièrement ceux qui sont tombés amoureux sous le signe de Saturne. Sont très longtemps malades ceux qui avaient dans leur thème astral Vénus dans la maison de Saturne ou qui sont tournés vers Saturne et la lune. L’art veillera à ne pas essayer d’arracher le mal prématurément. Il faut espacer les rencontres et éviter les échanges de regards, fixer son attention sur les défauts physiques et spirituels de l’aimé, et distraire son esprit par de nombreuses occupations. Le médecin qu’est aussi Marsile Ficin recommande l’usage de nombreuses saignées, de boire du vin clair et parfois même de s’enivrer, « afin que le vieux sang évacué fasse place à un sang nouveau et à de nouveaux esprits »17. Il faut faire de l’exercice, soutenir le cœur et nourrir le cerveau. Se réclamant de l’autorité de Lucrèce, Ficin conseille aussi de pratiquer souvent l’union charnelle. Si l’amour vulgaire est nuisible, lorsqu’il conduit à la fascination pour l’objet qui mène à la folie, par le délire divin ou enthousiasme, l’homme, saisi par l’amour de Dieu, au contraire « s’élève au-dessus de sa nature et passe en Dieu »18. L’amour de Dieu conduit l’homme à la déification. Le délire divin réveille l’âme endormie et engourdie : « Ce délire divin est une illumination de l’âme rationnelle ; grâce à elle, l’âme qui était tombée des régions supérieures aux inférieures se voit ramenée par Dieu des inférieures aux supérieures »19.
Ficin retrouve ici Denys mais aussi Maître Eckhart, pour lequel la déification est un processus de l’intellect. La chute de l’âme dans les corps à partir de l’Un s’effectue par quatre degrés, qui sont l’intelligence, la raison, l’opinion et la nature. Notre âme monte et descend par tous ces degrés d’être. En tant que l’âme est issue de l’Un, elle a une certaine unité, qui rassemble son essence, ses puissances et ses opérations. L’âme tout entière peut s’unir à l’Un, qui est la cause de toutes choses. L’âme tombe de l’Un quand on l’éloigne de son essence première et à cause d’une trop longue union avec le corps. Le délire divin fait remonter l’âme par ces quatre degrés. Ficin distingue quatre espèces de délires divins : le délire poétique, le mystérique, la prophétie et la passion amoureuse20. Ficin, ici, s’inspire de Platon. La Ibid., p. 236. Ibid., chap. 13, p. 238. 19 Ibid. 20 Ibid., chap. 14, p. 240. 17 18
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poésie dépend des Muses, les mystères de Dionysos, la prophétie d’Apollon et l’amour de Vénus. Tournée vers la multiplicité par son rattachement au corps, l’âme a perdu son unité. Elle est du coup la proie du désaccord et de la dysharmonie. Le délire poétique réveille par la musique les parties endormies de l’âme et calme les parties troublées. Il produit l’équilibre entre ses différentes parties. Le mystère, qui relève de Dionysos par les pratiques de la piété, réoriente les parties de l’âme vers l’intelligence. Elle redevient alors un tout unique. La prophétie, œuvre d’Apollon, reconduit l’intelligence à l’Unité. Lorsque l’âme s’élève jusqu’à l’unité, elle prédit en effet l’avenir. Il lui reste enfin à revenir à Dieu lui-même. C’est Vénus qui accomplit cette œuvre grâce à l’Amour, qui est « le désir de la beauté divine et l’ardeur vers le Bien »21. L’âme va voir la beauté de Dieu et va connaître la joie qui naît de cette vision. Le délire amoureux est le plus puissant et le plus éminent de tous22. Tous les autres délires supposent en effet la puissance de l’amour. Il est le plus éminent « parce que les autres se rapportent à lui... Celui qui est saisi de l’amour divin est utile à tous et, par son exemple, conduit à lui comme à leur fin et c’est lui qui nous unit le plus étroitement à Dieu »23. Ficin s’inspire sur ce point de Plotin et de son école. Celui qui plus tard écrira La lettre sur l’enthousiame, Shaftesbury, se souviendra de cette leçon de Ficin, qui la tient lui-même de Platon et de Plotin. Celui qui est inspiré par Dieu entraîne vers Dieu les autres hommes, étant aussi utile à la cité qu’à lui-même. L’enthousiasme se communique : Henry More notera qu’il se transmet aisément aux autres, et de même que lorsqu’il s’attache aux choses de la terre, il peut conduire aux pires désordres sociaux, au contraire, quand il est embrasé de l’amour de Dieu, il donne à tous paix et joie. Là encore, Henry More et Shaftesbury se souviendront de cette leçon. Plus proche de Ficin dans le temps, Robert Burton fera lui aussi un éloge de la furor de l’amour divin : « Je ne peux pas nier qu’il existe une déraison canonique, une furie divine, une symphonie, même une ivresse spirituelle chez les saints de Dieu euxmêmes ; la sainte déraison, comme l’appelle Bernard de Clairvaux… Voilà l’état d’ivresse dont parle Ficin, le moment où l’âme s’élève et est ravie par le goût divin de ce nectar paradisiaque, que les poètes déchiffrent comme étant le sacrifice de Dionysos, et dans ce sens il s’accorde avec Ibid., p. 242 Cf. Ibid., chap. 15, p. 244. 23 Ibid. 21 22
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l’impression du poète, il est plaisant de faire une folie et, comme nous y exhorte Augustin, il se prépare à l’ivresse, soyons tous fous et ivres »24.
Le grand mérite de Ficin aura été de ressusciter une tradition issue de Platon et d’Aristote d’une part, et de Galien d’autre part, et de comprendre la double nature de l’enthousiasme comme de la mélancolie : selon leur degré, ou selon l’objet qui les déclenche, ils sont la meilleure ou la pire des choses et manifestent la capacité de l’homme à expérimenter la plus haute spiritualité ou à tomber dans la bestialité, à vivre dans la joie ou à s’abîmer dans la tristesse, la solitude et le refus de l’action. Loin de toute complaisance vis-à-vis de la mélancolie, complaisance que l’on trouvera plus tard, à la Renaissance, Ficin nous fait comprendre qu’en tant qu’elle ramène l’âme vers son centre, elle la conduit aussi à ce qui la relie aux autres hommes et à l’Un. Jung, lecteur de Ficin et des néo-platoniciens,s’inscrira dans la ligne du maître de Florence, qui insiste sur l’importance de l’union des différentes fonctions de la psyché et pour qui la véritable introversion conduit à l’ouverture aux autres et au monde. Le message de Marsile Ficin reste toujours à méditer : on ne peut s’unir aux autres dans l’amour que si l’on est capable de s’unir soi-même et de faire de cette première union le symbole de l’union à l’Un. Il y a pour Ficin une ambivalence de l’enthousiasme : signe de l’inspiration dans le meilleur des cas, il peut dégénérer en furor malsaine et conduire aux pires désordres. Ficin est un grand humaniste, mais qui connaît les faiblesses de l’homme, ses vices, comme l’orgueil et la méfiance vis-vis d’autrui. Comme le note Pierre Magnard à propos de l’humanisme, mais on peut attribuer à Ficin ce qu’il écrit de l’humanisme : « être homme ne désigne pas une nature, mais une fonction ou mieux encore une vocation. Nous saluerons de ce nom celui qui, s’arrachant aux fausses sécurités du système, jette par delà les abîmes ses passerelles de rêve, le seul être capable selon le beau mot de Damascius de “marcher dans le vide”, le pontonnier de l’absolu. Si l’humanisme est toujours en péril c’est parce qu’il n’est jamais facile d’assumer un tel risque. » (op. cit., p. 224).
24 Robert Burton, Anatomie de la mélancolie (1621), trad. Bernard Hoepffner, Paris, José Corti, 2000, tome I, p. 120-121 (passage extrait de l’Avertissement intitulé « Démocrite Junior au lecteur »).
JOHANNES ALTHUSIUS ET LE PREMIER CITOYEN MODERNE1 Chantal Delsol Peu de Français se sont intéressés à Johannes Althusius (15571638). On peut citer Pierre Mesnard, qui dans sa somme sur l’histoire de la philosophie politique au XVIe siècle lui avait consacré un chapitre2. Althusius est aux Allemands ce que Jean Bodin († 1596) est aux Français. Quand il s’agit de politique, les référents, d’une rive à l’autre du Rhin, ne sont pas identiques. De même que Bodin est le père du centralisme français, Althusius peut être considéré comme le père du fédéralisme allemand. Et, c’en est la condition, le penseur de la souveraineté populaire. Son importance n’est pas seulement historique. La Politica peut nous permettre de connaître et de comprendre une organisation socio-politique tout à fait inconnue en France — et les quatre siècles qui nous en séparent ne la rendent pas obsolète. Il est même bien possible qu’une organisation de ce genre soit remise à l’ordre du jour quand seront épuisés les délices et les poisons de l’État-Providence, fils de Bodin. Althusius appartient pleinement à son temps et à son époque : les pays germaniques de la Renaissance, qui ignorent encore l’émergence de l’État moderne, et vivent dans des sociétés corporatistes, gouvernées par une multitude de corps intermédiaires. La plupart de ses idées sont celles du temps et des pays germaniques d’alors. Il est un héritier des monarchomaques, lecteur de Hotman. Cependant ses thèses sur la nécessité de La Politica de Johannes Althusius, dont la première édition date de 1603, aurait mérité un intérêt moins tardif, bien que son introduction ait bénéficié d’une traduction française en 2012. Fort heureusement, et pour réparer en partie cette relative indifférence, l’ouvrage entier vient d’être traduit en Français par une jeune chercheuse, Gaëlle Demelemestre, traduction publiée prochainement. J’ai vu dans cet événement littéraire l’occasion de rédiger une contribution qui à la fois vise à accentuer l’attention que devrait susciter l’écrit d’Althusius, et honorer mon maître Pierre Magnard. La ligature mystérieuse et émouvante qui tisse les généalogies de la transmission, représente le cœur du monde intellectuel. Elle ne raconte pas seulement le passage de témoin, mais une société forgée par les amitiés de l’esprit. 2 L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle, Paris 1969. 1
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déposer le gouvernant injuste appartiennent au Moyen Âge chrétien en son entier. Il défend la souveraineté populaire, laquelle se trouve énoncée et même établie dans nombre de textes qui le précèdent, comme le montre bien Otto von Gierke3. Il justifie l’élection à tous les niveaux, élection légitimée par les instances ecclésiastiques depuis des siècles déjà. La figure qu’il trace du gouvernant administrateur d’une volonté qui n’est pas la sienne, et littéralement captif de la loi, se trouve déjà chez Marsile de Padoue, pour ne citer que lui. Il est largement influencé par la pensée de Calvin, à ce point qu’on appellera la ville qu’il gouverne, Emden, la Genève du Nord. Inscrit dans son temps, malgré tout il le comprend mieux que les autres et le conceptualise mieux que personne. Il en est le philosophe au sens où il en saisit les attendus, en justifie les principes, en prévoit les déploiements. Il annonce Grotius et Locke. Son œuvre habite ce moment suspendu où à la fois nombre de pays adoptent des politiques partagées (développement des Parlements en Europe), et en même temps monte un tropisme pour le pouvoir absolu, qui va connaître son apogée à l’époque moderne. Nommé syndic de la ville d’Emden, en Frise, il intervient dans le conflit entre cette ville et le comte de Frise — il s’agit de défendre les franchises et les droits de la cité. Renonçant à l’enseignement universitaire, il donne à cette tâche de gouvernement le meilleur de lui-même : ainsi la théorie et l’application ne sont-elles jamais loin. Althusius considère la politique comme une discipline à part entière, qui ne dépend ni de la jurisprudence ni de la théologie. Elle est science de la cité, qui se distingue de l’économique comme science du foyer. Nous sommes d’emblée du côté d’Aristote : il y a une différence de nature entre une grande famille et une petite cité, contrairement à ce que disait Platon. La politique étudie les groupes humains naturels. Althusius pourrait être considéré comme un sociologue précoce. Il part de la réalité, et regarde autour de lui. Les humains se regroupent naturellement entre eux, parce qu’ils ont besoin les uns des autres, et parce qu’ils apprécient d’être ensemble. Héritier d’Aristote, Althusius fonde la politique dans la nature de l’homme, ses besoins et ses tendances : la sociabilité. Les individus sont entrainés les uns vers les autres par les besoins corporels et spirituels, car chacun d’entre eux est bien impuissant à se procurer tout ce dont il a Les théories politiques du Moyen Âge, Paris 2008.
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besoin pour vivre et plus encore pour bien vivre. Cicéron ne disait pas autre chose : « La chose publique est la chose du peuple ; et par peuple il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêts »4.
Cicéron ajoute que ce n’est pas tant la faiblesse de chacun qui les pousse les uns vers les autres, mais surtout le désir humain d’être ensemble. L’être humain veut le lien. Autrement dit, l’objet de la politique consiste en un grand nombre d’humains, mais non pas un tas — un grand nombre d’humains qui sont réunis par leur volonté, à la fois en raison de leur propre insuffisance, et par le goût des autres. Il faut constater en second lieu que les humains forment spontanément des groupes qu’ils organisent en vue d’une meilleure vie et d’une vie ensemble. Un humain entièrement seul n’existe pas, ou bien à titre d’exception : celui qui n’a besoin de rien « ne peut avoir part à la cité… il est soit une bête soit un dieu, comme dit Aristote »5. Le vivre-ensemble est une donnée anthropologique, très sûrement en raison de la finitude humaine : nous sommes incomplets de nature, à la fois matériellement et spirituellement. Nous avons donc essentiellement besoin des autres. La société humaine va s’appeler une communauté symbiotique. C’est sans le secours d’aucune instance ni sans l’ordre d’aucun chef que les parents protègent leurs enfants, les agriculteurs élaborent des coopérations, les artisans se regroupent pour acheter ou vendre. La politique ne part pas d’une idée puissante ou enviable, elle se fonde sur l’humble réalité de la vie humaine, qu’elle va chercher à conforter, à garantir, à déployer : « La politique est l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir. C’est pourquoi on l’appelle la symbiotique »6.
La première réalité, à vrai dire celle qui emplit tout l’espace appelé social, ce sont ces associations humaines spontanées, faites pour l’échange des biens et des services (ceci pour le côté matériel des choses) et pour une joie d’être ensemble (ceci pour le côté spirituel). Cicéton, République, Livre I, XXV. Althusius, Politica methodice digesta atque exemplis sacris et profanis illustrata, Herbornae Nassoviorum : ex off. C. Corvini, 1603, I, 33. 6 Ibid., I, 1. 4 5
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Les humains pourtant sont faits de telle sorte que cherchant à vivre ensemble, ils demeurent chacun jaloux de leur soi, désireux de ne pas se perdre dans la communauté qui plus puissante pourrait les écraser. C’est pourquoi ils tissent des associations sur des pactes, exprès ou tacites, sur la parole donnée, sur la confiance. C’est qu’ils ne souhaitent pas abandonner dans l’association leur volonté, leur conscience et leur destin. Ils la tissent donc d’un lien conditionnel et répudiable. L’ordre politique, correspondant à la cité heureuse, traduit une situation de concorde entre les associations et entre leurs membres. La concorde est le lien suprême de la société où tout est lien. Commencer l’analyse politique à cet humble niveau marque clairement ce que sera la thèse d’Althusius. Un vieux dicton allemand dit « L’homme est plus vieux que l’Etat ». Toute la Politica est là-dedans. Il faut commencer par décrire les associations parce qu’il s’y trouve la substantifique moëlle de la politique. La famille est plus vieille que la cité. La cité est plus vieille que la province. La province est plus vieille que l’Etat. Ces antériorités sont non seulement de temps, mais de substance. La véritable politique se trouve non pas là où cela brille, chez le gouverneur de la province par exemple ou mieux encore chez l’empereur, mais bien plutôt là où deux compagnons tressent un contrat de voisinage. Althusius va donc brosser un portrait précis, et même dresser des listes, des différents types d’associations humaines : « Les consociations sont de deux sortes : la première est simple et privée, la seconde est plurielle et publique »7.
La plus simple et la seule parfaitement naturelle est bien sûr la famille. Au-delà, les associations sont volontaires et s’instaurent sous conditions. Elles élisent un chef, qu’elles peuvent destituer si celui-ci ne remplit pas son rôle. Elles connaissent un régime de délibérations et d’élections où règne le principe majoritaire. On quitte l’association quand on le désire. Mais généralement l’obéissance est toujours acceptée, puisque l’association est issue de libres décisions — elle répond aux besoins humains, matériels (le partage) et spirituels (l’être-ensemble). Et surtout, elle est acceptée parce que celui qui commande a toujours un visage : les associations sont suffisamment réduites pour échapper à l’anonymat. Althusius résume ce climat social en deux mots : « engagement et 7 Politica, II, 1. La « consociation » est l’alliance librement consentie de chaque province.
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harmonie mutuels »8. Le convive, ou symbiote, est engagé dans la vie commune au sens où la vie commune complète ce qu’il est et l’accomplit. Ainsi les associations se déploient-elles depuis la famille jusqu’à l’Etat, de plus en plus sophistiquées, naissant l’une après l’autre du besoin de leurs membres qui se trouvent insuffisants pour une vie accomplie. C’est le principe de subsidiarité, encore inommé, qui règle les relations entre les groupes les plus petits, les plus proches, et les plus complexes : les volontés partent toujours du bas vers le haut. On passe ainsi de la famille à la corporation, la commune, la province, jusqu’à l’Etat qui est la seule consociatio universelle, parce que l’ultime, celle qui se suffit — ou qui est censée se suffire. Les corps sociaux sont des personnes morales, qui passent entre eux des contrats politiques, et ont personnalité juridique - dotés d’un pouvoir de juridiction envers leurs membres, à condition que ce pouvoir soit accepté par tous. Conception de la politique bien différente de la nôtre. La politique ne s’y réduit pas au gouvernement de l’Etat, pour laisser les citoyens à leurs affaires particulières. On a même l’impression qu’ici, le domaine strictement privé n’existe plus : tout est politique. Car la politique c’est la communication, l’échange permanent et la mise en œuvre du commun — et cela se fait à chaque niveau, même infime. Tous les citoyens font de la politique, à des stades différents de la vie commune. Le but des pouvoirs à chaque niveau, est de rendre possible, d’encourager et de garantir les œuvres communes. L’individu qui appartient à l’ordre politique de la collectivité locale et qui s’y engage, s’appelle un citoyen. Et le droit du citoyen s’appelle citoyenneté9. Pierre Mesnard dit que « Althusius est le premier à son époque à présenter une théorie du citoyen »10. On voit la différence avec les conceptions politiques auxquelles nous sommes habitués. L’homme individuel n’est pas comme chez Bodin un « un franc sujet » sous une souveraineté absolue : car il n’est pas du tout un sujet. Mais il n’est pas non plus cet homme privé particulier qui pour devenir citoyen doit accéder à l’universel en faisant le grand écart, comme ce sera le cas chez Rousseau. Non, c’est le compagnon ou l’associé, en charge d’un souci dépassant sa personne, qui dès lors devient citoyen.
Ibid., II, 8. Ibid., V, 48. 10 Ibid. p. 586. 8 9
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Il y a chez Althusius un choix politique qui ressemble à un choix ontologique, quand il s’agit de répondre à la question : quels sont les acteurs de la politique ? Les membres du royaume, dit-il, ne sont pas les individus, mais les villes ou provinces, comme la poupe et la coque sont les membres du navire, comme les murs et les fondations sont les membres de la maison11. Il refuse de considérer les individus comme les unités signifiantes : ensemble ils forment masse mais ne signifient rien, ne renvoient à rien. Althusius n’a pas de mots assez durs pour décrire les masses changeantes et sauvages : les hommes inscrits dans leurs communautés, et responsables, ont moins de chance de faillir. Seuls les individus ensemble et réunis par leurs œuvres, font sens. Nous trouvons là une définition spécifique du peuple : il est un ensemble d’individus réunis par leurs œuvres communes. Faute d’œuvres communes, il n’y a pas un peuple, mais une masse, qui ne peut prétendre à la politique. À l’époque, aucun auteur ne voit la société comme une masse d’individus solitaires, à l’image des modernes. Bodin par exemple parle d’un « droit gouvernement de plusieurs ménages ». Mais l’originalité d’Althusius est de mettre l’accent sur les œuvres communes, sur l’autonomie juridique des corps intermédiaires, comme sauvegarde et garantie du peuple en tant que tel, qui ne doit pas devenir une masse. Cette vision du peuple suscite, on l’imagine, une vision du pouvoir politique bien différente de celle que trace Bodin à la même époque. Où nous repérons les distinctions radicales qui séparent l’Allemagne de la France, aujourd’hui encore. C’est le moment de l’histoire où commence à se déployer la centralisation et même l’absolutisme d’Etat : l’ouvrage de Bodin date de 1574. Althusius résiste contre cette évolution en apportant la première conceptualisation du fédéralisme. L’État est la société la plus haute, au-delà de laquelle plus rien ne surplombe. Il est la « société parfaite » au sens aristotélicien, c’est à dire non pas sans défaut, mais complètement auto-suffisante, répondant à tous les besoins vitaux. Mais il n’est pas distinct de la société, il n’est qu’une « communauté symbiotique intégrale » formée par les provinces et villes. Il n’a pas de pouvoir absolu, indépendant. Althusius n’accorde pas d’importance à la question du régime politique : l’essentiel est dans les attributions du gouvernement, non dans sa forme. Tout pouvoir absolu (au sens propre) est tyrannique : voilà l’essentiel. Contrairement à ce que dit Politica, IX, 5.
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Bodin, le droit de souveraineté n’est ni suprême ni perpétuel, car s’il l’était, ce serait la définition même de la tyrannie12. La souveraineté pour Althusius est « l’âme, l’esprit, le cœur » de la république (Préface à la troisième édition) : la comparaison organiciste traduit ici la nécessité de voir la souveraineté émaner de tous les corps de la société, faute de voir celle-ci se gangrener et mourir — car tout doit être vivant. C’est bien pourquoi la souveraineté appartient au peuple : l’enlever à la société ce serait la priver de son développement futur. Il y aurait à dire sur les Etats-providence modernes, qui pour pallier les insuffisances et organiser l’égalité, donnent aux citoyens ce dont ils ont besoin avant même que ceux-ci agissent par eux-mêmes — ce qui revient à priver les individus et les groupes de leurs actes, donc de leur autonomie, donc de leur être. La souveraineté appartient au peuple, mais non pas à la foule hurlante ou à la masse émiettée : au peuple organisé. La capacité juridique, l’autonomie des corps, n’est pas octroyée par le souverain ni concédée. Ce n’est pas le gouvernant qui donne d’en haut la loi, comme chez Bodin. Les lois viennent d’en bas (du bon sens, de la conscience morale de chacun, de la présence du Décalogue dans les consciences). Le gouvernant, ce gérant d’une souveraineté qui ne lui appartient pas, n’a fonction que d’orchestration. Il n’est source de rien. Il ne vient qu’après. Son pouvoir est sous contrôle : « Le propriétaire du royaume est le peuple, et son administrateur est le roi »13.
Le peuple délègue une partie de la souveraineté au gouvernant — on se croirait chez Locke. Chez Bodin le pouvoir est matérialisé, identifié, chez Althusius il est partout et nulle part. Le gouvernant du fédéralisme n’a pas d’existence. C’est une ombre. Aujourd’hui, le président de la confédération suisse traverse le pays seul au volant de sa voiture, et s’arête incognito pour prendre un café sur une aire d’autoroute. Tandis que le président français longe les rues entouré de sirènes qui hurlent comme la trompette du jugement : c’est qu’ici le pouvoir est entièrement matérialisé en un homme de chair. Le pouvoir fédéral est dématérialisé, dit Gaëlle Demelemestre à partir des concepts de Lefort : il ne vit que dans le tissage des liens, sous la constitution. Il n’est pas réel, il est le tissu des relations. Ibid., IX, 21. Ibid., IX, 4.
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Ce qui frappe d’abord le lecteur d’aujourd’hui, c’est la description si complète d’une société holiste, dans laquelle les citoyens forment corps. La métaphore organique est employée constamment : la société est comme un corps humain, chacun employé à sa fonction et incapable de survivre hors le Tout14. Cette vision pré-moderne n’imagine pas la liberté de penser et de croyance. Il est naturel et nécessaire que tous aient la même religion, et leur similarité, qui correspond avec une méfiance envers les étrangers, garantit seule la cohésion sociale. La charité et la justice se confondent15. La vie sainte et pieuse dans la consociation rappelle bien parfois l’atmosphère du monastère16. La société holiste exige une forme d’intolérance — c’est ainsi que Socrate avait du boire la cigüe. Dans la cité d’Althusius les athées, considérés comme des séditieux, ne sont pas admis17. Les affaires religieuses demeurent sous l’égide de la puissance publique. La censure des mœurs et toutes les fonctions de l’ordre moral sont considérées comme normales. Cette intolérance calviniste a contribué à donner à Emden sous le gouvernement d’Althusius, le nom de « Genève du Nord ». Pourtant la vision de notre auteur ne se réduit pas à l’organicisme ancien, et recèle la justification de l’irréductible valeur, dignité et autonomie de l’individu. L’Etat ne vient qu’en dernier dans l’ordre des valeurs, conformément à la vieille idée germanique selon laquelle « l’homme est plus vieux que l’Etat ». Mais plus encore : les précieux corps intermédiaires n’y sont que seconds. La croyance en la liberté et la conscience individuelles, issue du christianisme, qui suscitera l’individualisme moderne, s’y trouve déployée en pleine lumière. Il y a déjà des droits subjectifs dans la Politica : la garantie par les lois de l’intégrité de chaque personne, de son corps et de sa liberté propre. Il ne s’agit pas d’individualisme, mais il y a bien une forme embryonnaire de liberté personnelle au sens où les corps intermédiaires n’englobent pas la totalité de chaque individu, lequel garde une partie de son existence en dehors et conserve toujours la possibilité d’en sortir. L’habeas corpus et le droit à la propriété personnelle sont absolus18. Et le souci de concrétisation de la dignité personnelle s’étend déjà à de larges couches de l’humanité, puisque la scolarité est donnée aussi aux filles19, Politica, VII, 29. Ibid., VI, 28. 16 Ibid., VII, 4-5. 17 Ibid., IX, 44-45. 18 Ibid., chapitre 37. 19 Ibid., VIII, 25. 14 15
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exigence qui sera portée peu après par le hussite tchèque Comenius. La finalité du gouvernement marque la fin du holisme où la société peut paraître à première vue encore engluée : gouverner se consiste pas à emmener les sujets vers les buts de la nation ou de la cité, mais « gouverner signifie conduire ceux dont on a la charge vers leur fin propre »20. Nous sommes déjà entrés, à cet égard, dans le fédéralisme occidental moderne : le gouvernant ne doit se donner pour but que de créer les conditions grâce auxquelles les citoyens pourront courir aux buts qu’ils se seront donnés en propre. La dignité personnelle ne signifie en rien l’égalité de tous. La diversité des personnes est telle, les différences entre elles si accentuées, que la société ne peut prôner une vulgaire égalité — l’équité, oui. Elle doit plutôt viser à être un bon orchestre. La société est hiérarchique, selon les talents et les mérites. Chacun doit rester dans sa vocation. Ces différences ne représentent pas des injustices à éradiquer, comme le penseraient les modernes. Ce sont elles qui seules permettent une société. Parce que les hommes sont différents ils veulent s’associer. Une société de parfaits égaux serait habitée de solitude — il n’y aurait plus de politique… Notre auteur pressent que l’État gouvernant des égaux, les transformerait en sujets. On ne saurait conserver des citoyens que si ceux-ci oeuvrent dans les corps intermédiaires, qui traduisent une diversité de statuts. À vouloir trop d’égalité, on obtient l’autocratie. Althusius représente l’un des maillons les plus importants de cette généalogie de la liberté politique qui court depuis Aristote jusqu’au fédéralisme suisse d’aujourd’hui. Naturellement sa société appartient au passé, en raison de la vision holiste qu’elle déploie — elle ne pourrait pas exister aujourd’hui. Cependant, on peut dire que la société suisse d’aujourd’hui en est le modèle le plus proche. Nous trouvons chez lui toutes les catégories qui distinguent la société des autonomies, caractérisée par la confiance accordée au citoyen. D’abord la passion de la mesure en toute chose, la volonté de constituer une cité de dimension moyenne, tout ce qui représente la taille humaine, le refus d’excéder les capacités anthropologiques — ce qui traduit la révérence devant la nature, et le respect du monde, l’idée que nous ne pouvons pas tout inventer. Une idée conjointe, bien aristotélicienne, de la médiocrité désirable. Et l’exigence, donnée à soi, de « se contenter de Ibid., I, 13.
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ce qui me convient »21. Mais aussi, cette idée selon laquelle le fédéralisme n’est pas comme les autres un régime stable, mais un processus, au sens d’une permanente quête d’équilibre entre les exigences humaines paradoxales : la liberté personnelle et le besoin de commun.
Politica, VII, 23.
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UN DIEU INEFFABLE ? LA QUERELLE DE LA DOCTE IGNORANCE CHEZ NICOLAS DE CUES Emmanuel Falque (Faculté de philosophie – Institut catholique de Paris) « La philosophie du Quattrocento est et reste une théologie, essentiellement, et justement dans les œuvres qui ont le plus de signification et de portée »1. Ce jugement d’Ernst Cassirer à l’ouverture de Individu et cosmos vaut certes pour la Theologia mystica de Gerson ou le De sapientia de Charles de Bovelles, mais plus encore pour le De docta ignorantia de Nicolas de Cues. Rien ne serait plus faux que d’interpréter les œuvres du cardinal comme purement philosophiques, anthropologiques, mathématiques ou cosmologiques, sans voir que leur visée est, et demeure, de bout en bout théologique, au moins en cela que tout est ramené à Dieu (reductio) et enveloppé en Dieu (explicatio). Contre les lectures partielles et partiales de la théologie médiévale, mais peut être plus encore de la Renaissance, il convient de « passer le Rubicon », d’accepter le principe selon lequel « plus on théologise et mieux on philosophe », et par quoi le « choc en retour de la théologie sur la philosophie » a de quoi modifier la philosophie elle-même2. S’il est donc une « renaissance » au Quattrocento, on acceptera qu’elle soit d’abord théologique, et non pas philosophique, pour couper court à nombre de lectures biaisées qui voient dans l’humanisme du XIVème et du XVème siècles une forme de lutte, voire aussi de combat, contre le christianisme. Le retour à l’homme ne saurait jamais aller contre l’homme-Dieu ou le Dieu fait homme, selon une incompréhension de l’incarnation christique qui renvoie aussi à la modalité de notre propre être incarné, et donc aussi de notre commune humanité. Que surgisse un « dieu humain » (deus humanus) chez le Cusain, nous y reviendrons, et E. Cassirer, Individu et cosmos (1927), Paris, Seuil, 1983, p. 10. Cf. Emmanuel Falque, Passer le Rubicon, Philosophie et théologie : Essai sur le frontières, Paris, Lessisus, 2013, § 20: « Le principe proportionnel ». 1
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cela ne peut se penser que dans la logique du « Dieu fait homme ». La divinisation de l’humain ne va pas sans l’humanisation du divin, et c’est à l’avoir oublié qu’une fausse rupture a souvent été établie du Moyen Age à la Renaissance, ou de la théologie à la philosophie : « si invention de l’homme il y eut à la Renaissance, faut-il souligner avec Pierre Magnard qui ne cesse justement de le marteler, cela n’a pu se faire que dans la dynamique de cette christologie dont la sécularisation n’aura pas étouffé l’inspiration première […]. Pour proportionner l’homme tant à un univers infini qu’à une communauté humaine élargie à la planète entière, il faut tirer toutes les conséquences de sa configuration au Christ, selon la belle expression de Nicolas de Cues »3. Dès lors, la question surgit. Si la philosophie du Cusain peut à proprement parler se définir comme « une affirmation radicale du règne et de la puissance de l’homme »4, se pose-t-elle ici pour ou contre Dieu ? Autrement formulé, cherche-t-elle à dire l’« homme » pour ne pas dire Dieu, voire pour le taire, le surpasser ou l’oublier, ou veut-t-elle au contraire trouver l’homme à partir de Dieu — comme enveloppé en lui, de sorte que le réquisit de son humanité ne fait que renforcer l’être même, et la juste distance, de la divinité ? Ne se satisfaisant pas d’affirmer que « plus l’homme se divinise, plus Dieu s’humanise »5, dans la suite logique d’un Irénée, voire d’un Denys et de toute la théologie grecque, force est de constater que chez le Cusain précisément, et ceci de façon originale, « plus l’homme s’humanise, plus Dieu se divinise »6. Il en va chez les latins d’un écart considérable avec les grecs. Plutôt que de penser un
3 P. Magnard, La couleur du matin profond (Dialogue avec Éric Fiat), Paris, Les petits Platon, 2013, p. 94. 4 F. Vengeon, Nicolas de Cues : le monde humain, Métaphysique de l’infini et anthropologie, Grenoble, J. Millon, 2011, p. 87 : « la philosophie de Nicolas de Cues, trop souvent abordée par des seuls points de vue de la théologie de l’infini et de la cosmologie, est affirmation radicale du règne et de la puissance de l’homme. Le passage du maximum du Principe à l’optimum de la créature est destiné à asseoir la puissance et l’autonomie de l’esprit humain ». 5 Ibid., p. 91. 6 Il pourrait certes paraître étrange de parler ici de « divinisation de Dieu ». Reste que si l’expérience de l’éros est celle par laquelle l’homme « se masculinise » et la femme « se féminise », sans fusion aucune mais plutôt dans l’acte de la différenciation, peut-être en va-t-il de même de l’agapê eucharistique où l’homme s’humanise (en passant de l’animalité à l’humanité) et où Dieu se divinise (moins en devenant davantage Dieu, qu’en apparaissant davantage comme Dieu dans sa différenciation avec l’homme). Cf. Emmanuel Falque, Les noces de l’agneau, Essai philosophique sur le corps et l’eucharistie, Paris, Cerf, 2011, § 23, p. 258-276 : « Désir et différenciation » (Triduum philosophique, Paris, Cerf, 2015, p. 574-589).
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rapport inversement proportionnel de la divinisation de Dieu et de l’humanisation de l’homme, on trouve plutôt un rapport parallèle, et aussi proportionnel, de l’humanisation de l’homme et de la divinisation de Dieu. Tout le paradoxe est là, et tel est en quoi la philosophie comme aussi la théologie du Cusain est « paradoxe » et « coïncidence des opposés ». Dieu ne se fait pas seulement homme pour que l’homme devienne Dieu, mais le devenir dieu de l’homme, si essentiel à la visée du cardinal, nous y reviendrons, s’accompagne nécessairement, et en même temps, d’un devenir homme de l’homme s’appuyant sur un devenir dieu de Dieu. Le christianisme n’est pas contre l’humanisme, mais s’y arc-boute et y trouve tout sa part — la christianité libérant d’autant plus l’humanité non pas en cela qu’elle cherche à s’en détacher, mais par là qu’elle la voue à s’autonomiser que pour mieux exister. Humanisme et christianisme Tout de la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger est en ce sens vrai ou presque, à un bémol près, que le cusain nous imposera de corriger, remettant en cause une fausse conception de la théologie, comme aussi de l’ensemble de la philosophie transformée plutôt qu’inspirée par la théologie : « le chrétien voit l’humanité de l’homme, l’humanitas de l’homo, dans sa délimitation de la deitas. Sur le plan de l’histoire du salut, écrit de sa main à son ami Jean Beaufret le philosophe de Fribourg juste dans l’après-guerre (1946), l’homme est homme comme ‘enfant de Dieu’, qui perçoit l’appel du Père dans le Christ et y répond »7. Sur ce point, rien à y redire. Par le mystère de l’incarnation ou du Dieu fait homme, il s’agit bien de viser d’abord l’homme et non pas Dieu, et par celui de la filiation, on verra dans l’enfance un renvoi à une nouvelle paternité trinitairement partagée. Quoique les développements du philosophe ne soient en rien ici théologiques, ils y renvoient, faisant preuve d’une rare compréhension des deux theologoumena fondamentaux de l’incarnation (humanité) et de la trinité (filiation) capable de fonder, ou à tout le moins de libérer, une autre et nouvelle conception de l’humanitas comme aussi de la divinitas. Vient pourtant, et maintenant, la formule où tout vient à manquer — non pas de la théologie seulement, mais aussi d’une juste compréhension 7 M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme (1946), in Questions III, Paris, Gallimard (vol. 3), 1966, p. 84.
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de ce que l’incarnation et la trinité justement auraient dû suggérer : « L’homme n’est pas de ce monde, poursuit La lettre sur l’humanisme, faisant justement suite à sa juste définition de l’humanitas de l’homo, en tant que le “monde”, pensé sur le mode platonico-théorique, n’est qu’un passage transitoire vers l’au-delà »8. Selon une grave mécompréhension de l’ensemble de l’histoire de la théologie, tout se passe comme si, aux yeux de Martin Heidegger, l’ensemble du christianisme n’était ici qu’une transcription et une dérivation d’une certaine forme de platonisme, ou encore comme si l’affirmation de ce monde signifiait immédiatement la fuite dans un autre monde. Bref, comme si toute théologie était à ce point entachée de philosophie (néoplatonicienne), qu’elle ne serait ni ne resterait jamais fidèle à ses origines, oublieuse de l’incarnation comme aussi de son attachement au monde. Là contre on ne peut que s’arcbouter, non pas au titre d’une quelconque confessionnalité, mais par pur et simple respect de la textualité. On ne peut en effet, et à la suite de Pierre Magnard, que s’interroger sur « le peu de références aux Renaissants » dans la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger. Et c’est là précisément que son humanisme est « insuffisant ». Car il y a certes la fausse accusation heideggérienne selon laquelle l’humanisme renaissant aurait « placé la barre trop bas » comme si l’homme n’y était encore envisagé que sur une échelle des êtres, sans voir qu’il vient d’abord pour tout « lier » ou tout « relier » (nexus, modus, vinculum, copula mundi). Mais il y a aussi la fausse coupure ou rupture établie entre la philosophie et la théologie, et donc entre la Renaissance et le Moyen Age, comme s’il suffisait de faire croire d’une part que le théologique ne serait que le remaniement sans transformation du philosophique (accusation de néo-platonisme), et en affirmant faussement d’autre part qu’il conviendrait de rompre le lien qui depuis toujours les unit, laissant au fameux “théo-logique” de ne pas être “théologique”. Rien n’est plus faux que cette arbitraire séparation des ordres. Et ce qui vaut pour l’histoire des textes (passage du Moyen Âge à la Renaissance) vaut aussi de la pensée comme telle (passage de la philosophie à la théologie) : « ce que je ne peux pas pardonner aux modernes, avoue Pierre Magnard dans un pathétique et vibrant appel, c’est d’avoir cru que, pour comprendre la Renaissance, l’on devait frapper d’obsolescence le Moyen Âge »9. Ibid. P. Magnard, La couleur du matin profond, op. cit., p. 98 (avec la critique de La lettre sur l’humanisme, p. 96-97). 8 9
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La querelle sur la Docte ignorance Nicolas de Cues, dans son débat, voire même sa querelle, sur la Docte ignorance servira alors non seulement de rempart, mais aussi de garde-fou à une telle mésinterprétation du christianisme, qui pourrait voir dans l’ineffable une fuite de l’humanité, comme s’il s’agissait seulement d’être divinisé. Tout le paradoxe est là. C’est précisément chez le philosophe et le théologien qui, par excellence, pourrait être taxé de néoplatonisme qu’en réalité il se produit le moins, fût-ce seulement pour ce qui est d’une prétendue fuite du monde et de notre humanité. Plutôt que d’opposer aristotélisme et platonisme, ou thomisme et humanisme, on gagnera plutôt à voir, et à penser, que les plus grandes mutations ne se font pas dans les oppositions, mais dans les transformations. C’est à travailler et à transformer de l’intérieur le platonisme que s’affirmera le christianisme, et non pas en opposant des contre-modèles capables seulement des les séparer mais non pas de les faire bouger. Ce que Thomas a effectué pour l’aristotélisme (transformer de l’intérieur Aristote à la lumière du christianisme et non pas l’adapter), il revient à Nicolas de Cues de le jouer pour le platonisme. Nicolas n’est pas Denys, et c’est à l’avoir oublié, ou insuffisamment affirmé, qu’on ne voit pas assez à nos yeux ce qui fait l’originalité de son christianisme, en réalité plus incarné qu’on ne veut bien le penser. Certes, il est une sorte de docte ignorance, certes celle-ci nous conduit vers l’ineffabilité du divin, certes une ascension est attendue dont la mystique relaie à nouveau le spéculatif et le symbolique, mais l’ensemble selon un apport et un report qui accuse d’autant plus la différence de l’humain et du divin qu’elle cherche non seulement à tirer vers le divin (perspective grecque dionysienne), mais aussi à affirmer l’humain (perspective latine cusainienne) : « l’homme est en effet un dieu, affirment magistralement les Conjectures, mais non absolument, puisqu’il est homme : il est donc un dieu humain (humanus est igitur deus) »10. La querelle sur la Docte ignorance, et donc sur l’« ineffable », n’est pas ici de spiritualité seulement, quand bien même il conviendrait aussi d’engager le débat quant aux facultés requises pour s’unir à la divinité : amour et / ou connaissance, affectivité et / ou intellectualité, etc. Elle engage encore, mais non pas uniquement, une forme de christianité comme aussi d’humanité. La question alors se pose, ou plutôt est posée, par l’abbé de Tergensee Gaspar Aindoffer en Septembre 1452 — plus 10 Nicolas de Cues, Les Conjectures, Paris, Beauchesne (trad. Jocelyn Sfez), 2011, II, 4, n° 143, p. 149.
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d’une décennie après la parution ou plutôt l’achèvement de la Docte ignorance (1439), et relayée par son frère Bernard de Waging en conflit avec le chartreux Vincent d’Agsbach : « Une âme pieuse peut-elle, en dehors de toute connaissance intellectuelle, ou même sans le secours d’aucune pensée, antécédente ou concomitante, s’élever par la seule affection sensible, c’est-à-dire par ce sommet de l’âme qu’on nomme la syndérèse et y atteindre Dieu ? »11. Qu’on s’entende bien ici. La question n’est pas ontique, au sens où il conviendrait de choisir soit l’affect soit l’intelligence pour s’unir à Dieu, mais plutôt phénoménologique, si l’on entend par là le “mode d’accès” par lequel on va à Dieu, s’oubliant ou non soi-même. Saint Bernard avait prévenu, s’opposant dès l’abord à tout mode de fusion que la mystique, en particulier héritée de Denys, pourrait donner à penser. Si la « déification de l’homme » (deificari) ressemble à cette « petite goute d’eau versée dans beaucoup de vin en prenant son goût et sa couleur », lit-on dans le De diligendo Deo (X, 28), « l’homme semble (videtur) s’y perdre totalement ». Dit autrement, si l’homme peut « sembler » (videre) disparaitre en Dieu, il n’y disparait pas totalement, au moins en cela qu’il demeure encore et toujours humain12. Pas plus que Bernard ne reprend simplement Denys (dans une répétition de la fusion affective), pas davantage Nicolas de Cues ne réitère Eckhart. L’homme « dieu humain » n’en est pas moins ‘homme’, bien au contraire, et tel est ce qui fait l’humanisme chrétien qui certes marque « l’humanité de l’homme » et son caractère d’« enfant de Dieu » (avec Heidegger), mais qui ne saurait accepter en même temps de tirer de là que l’homme pour le chrétien « n’est pas de ce monde » parce que le monde est pensé sur un « mode platonico-théorique » comme « passage transitoire vers l’au-delà » (contre Heidegger). Le « dieu homme », puis le sens respectivement « spéculatif » et « mystique » de la querelle sur la Docte ignorance en marquera le chemin, en cela que ce qui est ignorant ici demeure docte ou savant au plus au plus point — dans la connaissance de l’ignorance de la 11 Lettre de Gaspar Aindoffer, à Nicolas de Cues datée du 22 Septembre 1452 (cité par Ch. Trottmann, « La coïncidence des opposés dans le De icona de Nicolas de Cues », in D. Larre, Nicolas de Cues, penseur et artisan de l’unité, Paris, Editions ENS-LSH, p. 68. On trouvera une présentation et une anthologie de ce débat parfaitement mis au jour par Ph. Nouzille, « Théologie mystique et docte ignorance, Gerson, Vincent d’Agsbach, Nicolas de Cues », dans Ph. Capelle-Dumont (volume dirigé par O. Boulnois), Philosophie et théologie au Moyen Âge, Anthologie t. II, Paris, Cerf, 2009, ch. XXIII, p. 417-437. 12 De diligendo Deo, X, 28, S.C n° 393, p. 133. Voir sur ce point notre commentaire, Le livre de l’expérience, Paris, Cerf, 2017, p. 361-364 : « Déification et néantisation ».
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nature de Dieu certes, mais aussi, et en creux, dans la conscience de la nature limitée de l’homme (le phénomène limité). 1. Le dieu humain La formule si fondamentale des Conjectures mérite ici non seulement d’être rappelée, mais encore commentée : « l’homme est en effet un dieu (homo enim deus est), mais non absolument, puisqu’il est homme (sed non absolute, quoniam homo) : il est donc un dieu humain (humanus est igitur deus) »13. En réalité, la chose n’est pas nouvelle, quoiqu’elle soit autrement dite, soit dans la Docte ignorance (II, 3 : « un dieu occasionné »), soit dans le Béryl (VI, 7 : « un second dieu »). On y verra certes une influence d’Hermès Trismégiste, et donc du platonisme. Le démiurge pourrait bien influer en amont d’une telle définition de l’homme, l’extrayant en partie de son humanité pour le faire tendre, voire appartenir, à la divinité. En réalité, il n’en est rien. Car il ne s’agit pas dans ce passage de devenir Dieu quand on est homme, ni de devenir homme quand on est Dieu, selon le principe du rapport inversement proportionnel de l’homme et de Dieu dans la théologie grecque (« l’admirable échange » [Irénée]). Tout est affaire ici non pas de transgression (d’un rang à un autre), mais plutôt de constitution (en tant qu’homme ou en tant que Dieu). En effet, si l’homme est un dieu humain (deus humanus), précise le Cusain, il l’est « non absolument » (non absolute), en cela très exactement qu’il laisse d’abord à Dieu lui-même le privilège d’être un « dieu divin ». L’homme-dieu en tant que « dieu humain », est dieu de la limite, et non pas dieu de l’illimité, « infinité finie » ou « dieu créé » pour reprendre la formule de la Docte ignorance (II, 3), et non pas « infinité infinie » ou « dieu incréé ». Plutôt que de dépassement, de transgression ou de saturation, il est question ici de stationnement, de limitation ou de position. À l’instar de Charles de Bovelles et de sa thèse de l’homme debout — « homo es, sistere in homine » (Homme tu es, tiensbon en l’homme)14 —, le Cusain n’impose pas ici une fuite du monde ou du créé à l’instar de la fausse accusation de l’humanisme chrétien chez Martin Heidegger. Il requiert au contraire de l’« homme comme tel », ou de l’« homme tout court », qu’il demeure d’abord et habite ce monde, dans une limitation qui fait sa limite, non pas à dépasser mais d’abord à respecter, voire à aimer et désirer. Nicolas de Cues, Les Conjectures, op. cit., II, 4, n° 143, p. 149. Charles de Bovelles, Le livre du sage (Liber de sapientia), trad. Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 201. 13 14
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Pour preuve, il en va de la constitution de l’homme comme « dieu » comme il en va aussi de la constitution de l’homme comme « monde », identifiant non pas le monde et Dieu selon une fausse accusation de panthéisme souvent répétée à l’endroit de Nicolas de Cues, mais en cela que c’est le même homme qui, se constituant comme « dieu », se constitue aussi comme « monde ». Pas plus qu’il n’est « tout dieu », et donc intégralement divin, pas davantage l’homme n’est-il « tout monde », et donc absolument mondain. C’est plutôt, et à l’inverse, en cela que le « tout » est en lui, ou qu’il se tient « dans le tout », nous y reviendrons, qu’il est non pas le tout (panthéisme ou mondanisme), mais reçoit de Dieu luimême la « puissance de tout » — c’est-à-dire la capacité de se tenir avec et devant lui, tout en se découvrant d’abord et étonnement en lui : « l’homme est également un monde (homo etiam mundus est), mais non toute chose de manière contractée (sed non contracte omnia), parce qu’il est homme (quoniam homo) […]. L’homme est donc un microcosme ou un monde humain (humanus mundus). La région de l’humanité ellemême embrasse donc dans sa puissance humaine (sua potentia ambit) Dieu et l’univers entier »15. On l’aura donc compris. L’enjeu pour l’homme, dans le cadre d’un humanisme chrétien bien entendu, n’est pas de devenir dieu alors qu’il est homme, ou de se faire monde alors qu’il est homme au monde ou dans le monde, mais au contraire et seulement de constituer humainement le dieu que nous sommes aussi à son image, comme aussi de constituer humainement le « monde » ou la « région » que là encore nous sommes dans notre humanité pour le faire, ou le rendre, « humain » : « l’homme est un monde humain (humanus quidem mundus) ». Tout est affaire ici non pas d’étantité, mais de modalité, et telle est probablement la grande originalité du Cusain. Car être humain n’est pas seulement « être homme » (étantité), mais vivre « humainement » son humanité (modalité) — qu’il s’agisse aussi d’angélisme, de bestialité ou d’animalité. Loin de la fausse critique heideggérienne d’un humanisme qui aurait « placé la barre trop bas » en raison de l’échelle des êtres (supra), Nicolas de Cues a au contraire placé la barre « trop haut », ou plutôt « très haut », en cela que la « puissance humaine » innerve toute chose, “humanise” plutôt qu’elle ne “domine” ou ne “maîtrise”. Rien n’est plus faux que d’accuser l’étagement là où il y a en réalité enveloppement : « l’homme peut donc être un dieu humain, poursuivent remarquablement Les Conjectures, et, comme dieu, il peut humainement (huamaniter) être un ange humain, une Nicolas de Cues, Les Conjectures, op. cit., II, 4, n° 143, p. 149.
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bête humaine, un lion ou un ours humain, ou tout autre chose. À l’intérieur de la puissance de l’humanité (intra enim humanitas potentiam), tout existe selon son mode (omnia suro existunt modo) »16. La chose est donc claire. Il ne s’agit pas de devenir le tout de Dieu ni le tout du monde, ni même de simplement « humaniser » Dieu comme « humaniser » le monde, l’ange, la bête ou le lion, mais de comprendre qu’il existe une « puissance propre », celle de l’humanité (potentia humanitatis), que Dieu lui-même lui confère pour humaniser un monde non pas inhumain, mais non encore enveloppé dans le microcosme parfait de l’être créé. La région de l’homme devient « toute région » non pas en tant qu’elle absorbe tous les êtres ou toutes les différences, mais en cela qu’à l’instar de Dieu lui-même, et selon le principe de l’image et de la similitude, elle contient elle aussi et à son image tout en elle : « tout en reconnaissant ce mouvement de réciprocité en face de Dieu, faut-il dire à la suite de Frédéric Vengeon (« plus l’homme se divinise, plus il s’humanise »), Nicolas de Cues approfondit cette pensée de l’appropriation en la centrant sur l’homme et non sur Dieu. C’est la constitution de la région humaine qui l’intéresse lorsqu’il retrouve cette dynamique dans les rapports de l’homme à son champ d’exercice propre »17. On radicalisera ainsi, et en ce sens, le propos. Non seulement le Cusain « approfondit » le principe de la proportionnalité inverse de l’homme et de Dieu (« plus l’homme se divinise, plus il s’humanise »), mais il le subvertit et le convertit de part en part : « plus l’homme s’humanise, et plus Dieu se divinise ». La question n’est pas, ou plus seulement, celle de la réciprocité de l’humanisation et de la divinisation, mais de la radicalisation de l’humanisation comme mode de la divinisation en son propre mode (humain), et celle de la maximalisation de la divinisation comme mode de son humanisation en son propre mode (divin). Selon une visée latine, et non plus grecque s’entend, il ne s’agit plus pour Nicolas de Cues de réduire la différence ou l’écart de l’humain et du divin, à l’instar d’un Denys peut-être, mais plutôt de l’appuyer, voire de le renforcer, selon une altérité cette fois définitivement constituée, et selon une coïncidence des opposés qui n’a d’autre but que de maintenir la différence plutôt que de l’annihiler. Fort éloigné ici de Pic de la Mirandolle, et comme Frédéric Vengeon l’a parfaitement montré, « l’homme, dans cette présentation cusaine, ne déchoit pas : dieu, ange ou animal, il Ibid., p. 149-150. F. Vengeon, Nicolas de Cues : le monde humain, Métaphysique de l’infini et anthropologie, op. cit., p. 91-92 (nous soulignons). 16
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donne sa marque à toute chose dans le même temps où il complète sa propre forme. Il demeure centré sur l’organisation de sa province »18. Organisation et non pas déchéance, l’humain ne tombe de nulle part chez Cues, au moins en cela que l’essentiel n’est pas de camper au sommet dans une sorte de « transcendance de surplomb », mais plutôt de tenir tout ensemble, ou de le contracter, dans une unité différenciée. Ici, et originalement, la perspective est métaphysique et non pas uniquement théologique, mais en cela seulement que la théologie elle-même (c’est-àdire Dieu) libère la métaphysique ou l’anthropologie (c’est-à-dire l’homme) pour lui donner de marcher selon ses propres lois, mais toujours selon sa marque — de fabrique. Contrairement à Denys, Dieu ne demande pas à l’homme de chercher le bonheur ou le contentement en dehors de lui-même, c’est-à-dire dans la fusion ou l’évasion en sa divinité, mais de le trouver en soi, puisque précisément « le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous » (Jn 1, 14) : « l’homme se connaissant luimême, trouvant en son royaume, si petit soit-il, toutes choses en abondance et sans défaut, souligne cette fois Le jeu de boules, se voyant bienheureux pourvu seulement qu’il le veuille, jouit d’un parfait contentement (optime contentatur) »19. L’« humanité » (humanitas) ne désigne pas simplement chez le Cusain une sorte, et une forme, d’idée régulatrice qui, à l’instar de Kant, serait toujours à réaliser sans être jamais réalisable, mais elle définit ce mode d’être proprement humain que Dieu lui-même veut en l’homme corroborer, lui-même demeurant toujours fidèle à la différence de rang, et à l’amour, de l’être créé. « Il n’y a pas d’autre fin à l’activité créatrice que l’humanité (humanitas) », faut-il dire avec Les Conjectures (II, 14, § 144), de même que « Dieu réalise tout en vue de lui-même » (I, 1, § 5)20. A l’instar du mouvement de la phénoménologie elle-même, le créé chez le Cusain n’est jamais un donné sans être en même temps constitué et constituable. Il revient alors et précisément au « dieu humain » qu’est l’homme de s’engager dans son humanité, comme il appartient au « Dieu divin » qu’est Dieu de s’affirmer dans sa divinité. En cet écart se dit le sens réel et précis du Dieu ineffable, non plus cette fois pour dire le nom d’une échappée (Denys), mais pour traduire l’impératif d’une absolue distance qui fait aussi la plus grande proximité (Cues). Ibid., p. 94. Nicolas de Cues, Du jeu de boules et Lettres aux moines de Tegernsee, Paris, O.E.I.L, « Sagesse chrétienne », 1985, p. 93. 20 Nicolas de Cues, Les Conjectures, op. cit., respectivement p. 150 et p. 10. 18 19
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2. De la Théologie mystique (Denys) à la Docte ignorance (Cues) Pour dire ce « dieu humain » (deus humanus) désignant donc ici l’homme et non pas Dieu — soit dans une paradoxale “limitation de l’homme à l’homme” plutôt que dans un “saut” ou un “renvoi” de l’homme à Dieu —, tout tient donc et en réalité dans cet écart irréductible entretenu entre Nicolas de Cues d’un côté (la limite) et Denys l’Aréopagite de l’autre (l’excès). Le débat faire rage dans la sévère querelle qui oppose Nicolas de Cues d’une part et Jean Wenck d’autre part, un « homme non seulement ignare, mais en plus fort arrogant » aux dires du Cusain, par ailleurs professeur de théologie et recteur de l’université de Heidelberg, place forte du nominalisme hérité de Guillaume d’Ockham à l’époque. Le De ignota Litteratura de Jean en 1442-1443 (De la littérature inconnue) condamne ici point par point de nombreuses formules de la Docta ignorantia publiée par Nicolas quelques années plus tôt (1439), de sorte que L’apologie de la docte ignorance du Cusain rédigée pour y répondre fait voir avec clarté, et de façon décisive, l’écart de sa perspective et de celle de Denys (1449). Pour le dire en un mot, et en souligner définitivement la thèse dont l’« homme tout court » n’est pour nous ajourd’hui qu’une traduction pour la philosophie contemporaine : jamais l’« ineffable » ne signifie chez le Cusain une fuite dans le divin, mais plutôt un enfoncement dans l’humain — d’autant plus humain qu’on acceptera, et qu’on désirera, que la « puissance de l’humain » mise par Dieu en l’homme exige de lui de devenir toujours davantage homme, et non pas Dieu. Pour le faire voir, les accusations de Jean Wenck à l’encontre de Nicolas de Cues demeurent pleine d’enseignements, en cela qu’elles font précisément voir combien le Cusain est en réalité un chantre de l’« homme limité », ou autrement dit du « dieu humain » (deus humanus). Au nombre de trois, elles guident un débat où l’humanisme apparait non pas défait, mais pris, dans la théologie — venu non pas s’en extraire ou la rejeter, mais plutôt autrement l’assumer, voire aussi l’orienter. (a) Première accusation : la coïncidence des opposés qui mettrait à bas le principe de non contradiction aristotélicien impossible à dépasser. (b) Deuxième accusation : la remise en cause de la formule selon laquelle « connaître consiste à ignorer ». (c) Troisième accusation : le prétendu « abandon du sensible » que recommanderait l’union de totale de l’homme à la divinité21.
21 Cf. Nicolas de Cues, « Apologie de la Docte ignorance », in Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés, Paris, Cerf, « Sagesses chrétiennes », 1991, p. 48-59.
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(a) On l’aura compris. Le refus de la coïncidence des opposés chez Jean Wenck revient déjà à ne pas pouvoir envisager, ni même à rendre envisageable, que l’excès puisse se dire dans la pauvreté, le maximum dans le minimum, ou le saturé dans la limité. D’où sa fausse accusation de tout fusionner : l’infini avec le fini, l’illimité avec le limité, l’incréé avec le créé. Il y aurait chez le Cusain un incongru dépassement des genres ou une impossible abolition des frontières, de sorte que l’assertion de la Docte ignorance selon laquelle « la créature coïncide avec le Créateur » serait théologiquement fausse, c’est-à-dire à la fois nulle et non avenue. Nicolas pourtant s’en défend, et même de façon virulente. Non pas qu’il n’ait pas affirmé une telle coïncidence, loin s’en faut, mais en cela que sa non compréhension conduit à l’interprétation inverse de ce à quoi elle était destinée. Jean Wenck « a falsifié mes écrits », se plaint Nicolas, « c’est l’habitude des hérétiques les plus obstinés que de tronquer les textes », ajoute-t-il, à la suite des Pères du concile Œcuménique de 68022. La réponse en ce sens est claire, et dûment argumentée. Lorsque le Cusain affirme que « tout est Dieu », interprétant ici et à la suite de Denys la formule paulinienne du « tout en tous (omnis in omnibus) » (1 Co 15, 28), il ne soutient pas la thèse d’un quelconque panthéisme, qui précisément va à l’inverse du la proposition du « dieu humain » précédemment énoncée, mais il fait au contraire de Dieu « l’être de tout ». Tel est selon Nicolas de Cues ce que “dirait” le traité des Noms divins mais qu’on ne trouve absolument pas comme tel dans le texte de Denys l’Aréopagite, à savoir que « Dieu est l’être de tous sous un mode tel que pourtant il n’est rien de tout ce qui est »23. En réalité, c’est ici du Eckhart plutôt que du Denys, le second (Denys) étageant les étants à la différence du premier (Eckhart) distinguant les modes. Ou mieux, c’est du Cues plutôt que du Eckhart, le premier (Cues) maintenant dans une unité absolument différenciée l’écart du Créateur et de la créature sans jamais se fondre dans l’unique mode de Dieu, alors que le second (Eckhart) s’efforce de s’élever de modes en modes pour oublier tous les modes et se fondre définitivement dans la divinité ou la déité. Dieu est « partout » chez Cues et non pas « nulle part » à l’instar d’Eckhart, mais sous un mode « tel qu’il est nulle part »24.
« Apologie de la docte ignorance », op. cit., p. 50-51. Ibid., p. 53. 24 Ibid. 22 23
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Ici se tient le paradoxe de la « coïncidence des opposés » qui ajoute au détachement l’impossible séparation de ce qui, originairement, fut déjà donné. La radicalisation du Cusain passe de l’étantité à la modalité (à l’instar du relais de Denys à Eckhart), et de la modalité à la contraction et à l’enveloppement de toutes les modalités (dans sa différence propre cette fois avec Eckhart). Dieu est ainsi, pour citer à nouveau le Cusain, « chaque lieu sous un mode non local […], chaque temps sous un mode non temporel et chaque étant sous un mode non ontique »25. Selon une rare proximité avec la différence de l’ontique et de l’ontologique en phénoménologie, l’être de Dieu, comme aussi de l’homme à son image, se distancie et se défait de toute choséité ou étantité, en cela précisément que leur commune existentialité leur permet d’accueillir l’étant selon des modes cependant différenciés — « humainement » (humaniter) pour l’homme, et « divinement » (diviniter) pour Dieu. (b) La remise en cause par Jean Wenck de la formule de la Docte ignorance selon laquelle « connaître est aussi ignorer » se ramène alors à la même incompréhension, comme si la docte ignorance consistait à « ne rien savoir » (en quoi elle serait pure néantité), alors qu’elle revient au contraire à « savoir » précisément qu’on « ignore » (en quoi elle est aussi positivité) : « on n’affirme pas toutefois que connaître c’est ignorer, sinon de la manière qui y est indiquée, c’est-à-dire consistant à se savoir ignorant »26. Le savoir de sa propre ignorance ne s’identifie par à l’ignorance du savoir. Le socratisme du Cusain convertit ici le « connais-toi toi-même » ou le gnôthi seauton en “ignorance de soi en raison de la grandeur de Dieu”, et non pas en “ignorance de Dieu en vertu de la petitesse de soi”. L’écart entre Nicolas de Cues et Denys l’Aréopagite est à nouveau ici immense. Quand le premier (Denys) fait de l’ineffable montée dans le non savoir de Dieu, le second (Cues) y voit l’abyssale plongée dans le non savoir de soi. Le « sans parole » (in-effabilis) n’est pas ou plus ici celui de l’infinie « distance » qui sépare l’homme et Dieu (Denys), mais plutôt celui de la « contraction différenciée » du divin et de l’humain dans la coïncidence des opposés (Cues). Plus de fuite, ni de fusion ni même de dépassement chez Nicolas, mais seulement un retour à soi qui est aussi, et immédiatement, un retour à Dieu. Homme et Dieu ne font plus « un » dans la perte du « Tout autre » (alterum), mais plutôt dans la contraction avec le « Non autre » (non aliud). La christologie, ou Ibid., p. 55-56. Ibid., p. 56.
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l’unité de l’« Homme-Dieu », sert ici de modèle de l’ensemble du cosmos à exprimer27. (c) L’accusation selon laquelle la docte ignorance recommanderait « d’abandonner le sensible pour parvenir à l’inconnaissable », et qui touche ici au plus fort de l’hypothèse du « dieu humain », repose à nouveau sur une incompréhension qui revient à purement et simplement identifier Cues à Denys, ou plus encore à Eckhart, sans voir que la coïncidence des opposés est une principe de différenciation et non pas uniquement d’unification, de tension des opposés et non pas de fusion dans une globalité. En effet, s’il n’y a « aucune mesure entre la créature et le Créateur », faut-il dire ici avec le Cusain renforçant notre hypothèse du « dieu humain », ce n’est pas en cela que la docte ignorance aurait « répudié les créatures, comme si elles ne servaient en rien pour la connaissance de Dieu »28. Le dernier chapitre de la Docte ignorance le répète pourtant à satiété, tel au moins qu’y insiste Nicolas de Cues : « toute connaissance de Dieu est nécessairement fondée sur des énoncés affirmatifs, même si la docte ignorance se réserve le jugement sur le vrai ». Là où la Théologie mystique de Denys est purement “apophatique”, la Docte ignorance de Nicolas est aussi “cataphatique”. Tel est l’enjeu et l’essor d’un écart du Cusain et du dionysien, qui fait du « dieu humain » un homme et non pas un Dieu, sinon en tant qu’homme voulu et désiré par Dieu. 3. Apologie de la différence et principe de la concomitance (Cues et les chartreux) La querelle plus tardive de 1452 avec Gaspar Aindoffer, ou plutôt de Bernard de Waging contre le chartreux Vincent d’Agsbach, vient alors en ultime confirmation de cette originale définition de l’ineffable comme « apologie de la différence », plutôt que de la « distance », chez Nicolas de Cues. Une question, et une seule, sert ici d’angle d’attaque — dont la réponse fait à nouveau voir l’urgence de ne rien perdre, ni même de se perdre, dans l’union de l’homme à Dieu : « une âme pieuse peut-elle, en dehors de toute connaissance intellectuelle, ou même sans le secours d’aucune pensée, antécédente ou concomitante, interroge Gaspar Aindoffer, s’élever par la seule affection sensible, c’est-à-dire par ce sommet de
Cf. Nicolas de Cues, Du non-autre, Le Guide du penseur, Paris, Cerf, 2002. « Apologie de la docte ignorance », op. cit., p. 57.
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l’âme qu’on nomme la syndérèse et y atteindre Dieu ? »29. On interprète le plus souvent et à tort cette interrogation dans le sens d’un conflit des facultés (affect ou intelligence), sans voir que le véritable problème est celui de l’« antécédence » ou de la « concomitance » de l’intellect et de l’affect, pour atteindre Dieu. Car c’est à séparer les facultés qu’elles s’échapperaient faussement elles-mêmes de la coïncidence des opposées. Là encore, et à nouveau, s’érige le spectre d’un abandon, non pas du sensible ou du monde cette fois, mais des facultés elles-mêmes. La réponse de Nicolas de Cues à l’abbé Gaspar est on ne peut plus claire, rejetant définitivement l’exclusivisme de la seule dimension affective revendiquée par le chartreux Hugues de Balma par exemple : « le ravissement de qui aime ne va pas sans connaissance, et c’est l’attachement qui fait apercevoir la connaissance »30. Ni affect sans connaître contre une interprétation radicalisée de Denys dans le sens des chartreux, ni détachement sans attachement contre une pure spiritualité de l’évasion chez Eckhart, le Cusain trace ici sa propre voie. Peu importe, pour tout dire, qu’il y ait aussi intellect et non pas uniquement affect, ou aussi affect et non pas exclusivement intellect. La coïncidence des opposés exige de dépasser les alternatives trop aisément constituées. Seule importe l’« antécédence » ou la « concomitance », à savoir que l’un (l’affect) ne saurait aller sans l’autre (l’intellect), et vice versa : « rien de ce qu’on aime, c’està-dire qu’on choisit en raison de sa bonté, n’est aimé sans qu’on le sache bon, précise le Cusain, puisque c’est en raison de sa bonté qu’on l’aime. D’où suit que tout amour par lequel on est porté vers Dieu fait place à quelque connaissance, même lorsqu’on ignore ce qu’on aime »31. On le voit donc. La question pour Nicolas n’est pas de connaître ce qu’on aime, puisque tout un chacun ignore l’essence de Dieu, mais de connaître qu’on l’aime en raison de sa bonté : « car si l’on ne savait qu’il existe du bon, on ne saurait aimer ce qui est bon »32. L’existence du bon connu fait aimer la bonté du Dieu inconnu, en quoi, pour citer à nouveau ici la réponse du Cusain, « coïncident en effet savoir et ignorance, et c’est la docte ignorance »33. On peut « aimer l’amour » sans savoir « ce » 29 Lettre de Gaspar Aindoffer, à Nicolas de Cues datée du 22 Septembre 1452 (cité par Ch. Trottmann, « La coïncidence des opposés dans le De icona de Nicolas de Cues », in D. Larre, Nicolas de Cues, penseur et artisan de l’unité, op. cit. p. 68). 30 Lettre à Gaspar Aindoffer de Septembre 1452, dans Du jeu de boules et Lettres au moines de Tergnesse, op. cit., p. 24. 31 Ibid. 32 Ibid. 33 Ibid.
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qu’on aime. Ce n’est pas là simple redoublement de l’acte d’aimer (Augustin), mais reconnaissance qu’on sait toujours qu’on aime, et que dans ce savoir immédiat de soi, rien n’est encore dit de la connaissance indirecte de l’autre. La « concomitance » des facultés est ainsi telle qu’elle célèbre une apologie de la différence, sans fusion ni détachement cependant. Car ce qui importe aux yeux du Cusain, en quoi il se sépare à la fois de Denys (fusion) et d’Eckhart (détachement), est le fait que la fusion, s’il en est une, ne va jamais sans opposition et tenue ensemble du séparé. Loin d’attendre d’un troisième terme qu’il créé une nouvelle totalité unifiée (lecture hégélienne de Cues), on retiendra au contraire du débat de Nicolas avec Hugues de Balma cette impérieuse nécessité de tenir ensemble les opposés, sans rien laisser pour compte ou abandonner dans une pensée toujours dynamiquement corrélée. D’une simple querelle — sur la Docte ignorance —, nous avons donc touché le cœur, et le centre, d’une pensée certes unifiée, mais aussi et surtout d’une certaine forme de spiritualité : différenciation plutôt que fusion, attachement plutôt que détachement, assomption plutôt qu’abandon. Certes, les « combats amoureux », y compris en matière de pensée, ne datent pas d’aujourd’hui — qu’il s’agisse de Denys l’Aréopagite, de maître Eckhart, ou d’Hugues de Balma. Mais c’est toujours dans le « différend » que se dit et s’exprime la « différence ». Tel est probablement un des plus grands enseignements de cette dispute. Car on a pu croire à tort ne pas avoir le choix : la fusion d’un côté (Denys), le détachement de l’autre (Eckhart), l’oubli de soi enfin (Hugues de Balma). Rien de cela, ou rien de tout cela, ne tient ou se maintient chez Nicolas de Cues. « Apologue de la différence », c’est en cela qu’il est l’auteur de l’Apologie de la docte ignorance (1449). Jusque dans les fins dernières la coïncidence des opposées chez le Cusain n’est jamais supprimée. La logique de la création est telle qu’elle va toujours en renforçant l’écart qui sépare le créé de l’incréé, sans néanmoins le résoudre ni le fondre dans une nouvelle unité. Jamais aucune tentative pour annihiler, voire simplement “subsumer”, les différenciés ne saurait être justifiée. Il en va analogiquement du rapport de Dieu au monde comme il en de la relation de l’homme et de la femme. Si des épousailles — celles de Dieu et de sa création — ont à être célébrées, celles-ci consacreront moins les “noces” d’êtres immédiatement unifiés, que celle d’époux d’abord différenciés. Rien n’est plus faux que de vouloir faire « un » en renonçant à sa singularité, voire à sa propre identité, et tel est le sens de cette dite “querelle de la Docte ignorance”.
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On y cherchera certes et on y voudra de l’ineffable, mais non pas cette fois pour fuir dans le séparé. Ici se noue, et se joue, la possibilité d’un humanisme renouvelé, qui loin d’opposer le divin et l’humain, voire le théologique et le philosophique, voit et comprend qu’il appartient au christianisme lui-même, et en particulier à sa forme christologique, d’avoir ouvert la voie « unité différenciée » qui probablement jamais ne fut égalée : « il existe une vie immortelle à laquelle nous pouvons atteindre », précise Nicolas à son ami et père abbé Gaspar Aindoffer, mais c’est toujours et seulement « par adhésion de la vie divine en notre nature humaine », en celui qui est « fils de Dieu et fils de l’homme »34.
Lettre à Gaspar Aindoffer, op. cit., p. 24.
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POUR UNE ANTHROPOLOGIE PARADOXALE : L’HOMME-MICROCOSME CHEZ NICOLAS DE CUES ET JEAN PIC DE LA MIRANDOLE David Larre (Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance – Tours) Si la Renaissance est réputée proposer une nouvelle conception de l’homme, celle d’un être qui réalise par lui-même les possibilités infinies de sa nature, elle ne prétend pas arracher cette nature à un ancrage métaphysique, ni, notamment, contester à l’homme la place que Dieu lui assigne dans l’échelle des êtres. C’est ainsi que le thème antique et médiéval de l’homme-microcosme, milieu des êtres et reflet de l’univers, apparaît comme un motif indélébile sous la plume de deux des représentants de l’humanisme métaphysique du XVe siècle, Nicolas de Cues et Jean Pic de la Mirandole1. Le propos qui suit veut tenter de cerner la fonction précise 1 Nous caractériserons l’humanisme métaphysique par deux traits constitutifs : c’est un humanisme essentiellement philosophique qui s’est illustré par une opposition à l’humanisme philologique, ce dont témoigne exemplairement l’échange de lettres entre Ermolao Barbaro et Jean Pic de la Mirandole (qui demande qu’on prenne au sérieux par ailleurs les connaissances philosophiques de Barbaro et le goût rhétorique du Mirandolain) ; c’est une conception métaphysique qui transfère de Dieu à l’homme, selon une délégation de puissance qui va du premier au second, le caractère de l’infini. Nous prendrons pour base textuelle principale de l’analyse du thème de l’homme-microcosme les passages suivants du Cusain (De docta ignorantia, III, 3, De coniecturis, II, 14, De ludo globi, 40, De venatione sapientiae, 32, consultés dans l’édition bilingue Nikolaus von Kues, PhilosophischTheologische Schriften, Vienne, Herder, 1989, 3 volumes), et du Mirandolain (Oratio de dignitate hominis, De ente et uno, X, Heptaplus, 4e et 5e expositions, textes contenus dans Jean Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques, texte latin, traduction et notes de Olivier Boulnois et Giuseppe Tognon, Paris, PUF, 1993). On pourra consulter sur la question de l’homme-microcosme, les ouvrages de Eusebi Colomer, De la Edad Media al Renacimiento. Ramón Lull, Nicolás de Cusa, Juan Pico della Mirandola, ch. X, Barcelone, Herder, 1975, p. 217 sq, et Jacques Quéron, Pic de la Mirandole. Contribution à la connaissance de l’humanisme philosophique renaissant, partie I, ch. I, Université de Provence, 1986, p. 9 sq, Pierre Magnard, Questions à l’humanisme, Paris, PUF, 2000, p. 26-30, Karine Safa, L’Humanisme de Pic de la Mirandole. L’Esprit en gloire de métamorphoses, Paris, Vrin, 2011, p. 31 sq., Frédéric Vengeon, Nicolas de Cues : le monde humain. Métaphysique de l’infini et anthropologie, Grenoble, Jérôme Millon, 2011, p. 89 sq., ainsi que les articles de Wilhelm Dupré, Der Mensch als Mikrokosmos im Denken des Nikolaus von
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de ce topos dans les dispositifs conceptuels innovants des deux auteurs. En tant que tel, l’homme-microcosme renvoie à une conception déjà traditionnelle dans la littérature antique et médiévale qui établit un rapport d’analogie entre l’homme d’un côté, petit monde qui renferme, en les miniaturisant, les différentes composantes de l’univers, et de l’autre l’univers, le macrocosme, parfois appelé grand homme2. Cette récapitulation de tout l’univers en l’homme lui assure une place intermédiaire dans l’échelle des êtres : le monde humain est au centre. Il l’est parce qu’il renferme en luimême toute la hiérarchie des degrés d’être, de l’intelligible au sensible3. On pourrait à loisir dénombrer les nombreuses sources et versions de cette conception dans la métaphysique de la Grèce ancienne4, chez les Pères grecs5, ou dans la littérature hermétique6. Dans la culture latine, il semble qu’on puisse faire remonter l’introduction de ce thème au Commentaire au Songe de Scipion (XII) par Macrobe7. Il est travaillé au Moyen Âge, entre autres, par Isidore de Séville8, Jean Scot Érigène au livre III du Periphyseon (De la division de la nature)9, Hildegarde de Bingen ou Kues, « Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft », 13, 1978, p. 68-87, Michael B. Allen, « Cultura Hominis : Giovanni Pico, Marsilio Ficino and the idea of man », et d’Eusebi Colomer, « Microcosmo et Macrocosmo fra il primo e secondo umanesimo », in Giovanni Pico della Mirandola, Convegno internazionale di studi nel cinquecentesimo anniversario della morte (1494-1994), Leo Olschki, 1997, respectivement, p. 173-196 et p. 281-301. 2 Par exemple Jean Pic de la Mirandole dans le texte de l’Heptaple, exposition de la première parole de la Genèse, Op. cit., p. 253. 3 Par exemple Nicolas de Cues, in De docta ignorantia, III, 3 (« intellectualem et sensibilem naturam complicans ac universa intra constringens »), Op. cit., vol. I, p. 438. 4 Démocrite, in O. Diels, Fragmente der Vorsokratiker, II, 68, n°34, p. 153, le Platon de la République, II, 369 a, IV 434 e-435 c, du Timée, 40 e-43 a et du Philèbe, 29 a-30 b, la Physique d’Aristote, VIII, 2, 252 b 25, Marc-Aurèle, Pensées, VII, 9, IX, 9, X, 6. 5 Grégoire de Nysse (qui en propose une critique dans La Création de l’homme, Paris, DDB, 1982, chap. XVI, p. 92), Grégoire de Nazianze (Discours, 38, 11 ; Sources chrétiennes, 358, 124-126), Jean Damascène (De fide orthodoxa, II, 12, (PG, 94, 928)), entre autres. L’article donné par Olivier Boulnois en postface des Œuvres philosophiques de Jean Pic de la Mirandole recense bon nombre de ces sources : « Humanisme et dignité de l’homme », Op. cit., p. 302-316. 6 Asclepius, 6, Corpus Hermeticum, II, Paris, Belles-Lettres, 1946, p. 301-302. 7 Il s’agit de définir un rapport similaire d’âme à corps entre l’homme et l’univers, l’homme étant dotée d’une âme rationnelle commandant au corps comme Dieu commande au monde (Cf. Carlo Ricatti, « Processio » et « explicatio ». La doctrine de la création chez Jean Scot et Nicolas de Cues, Naples, Bibliopolis, 1983, chapitre « L’homme médiété universelle », p. 151). 8 De natura rerum, PL, 83, col. 978. 9 L’homme y est défini comme omnium creaturarum officina (Periphyseon, III, 733 B, Sh-W., p. 286, De la Division de la Nature, introduction, traduction, notes par Francis Bertin, Paris, PUF « Épiméthée », p. 257), thème emprunté d’ailleurs à Maxime le Confesseur, voir Ricatti, Op. cit., p. 179-180.
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encore Albert le Grand10 et Thomas d’Aquin11. Cependant, il ne paraît pas nécessaire de faire assaut d’érudition pour désigner une source textuelle du Cusain ou du Mirandolain, car la conception de l’homme-microcosme apparaît dans leurs écrits sous une forme généralement relativement vague, anonyme ou approximative : Nicolas de Cues fait mention des Anciens12, Jean Pic de la Mirandole de Moïse, l’homme étant « fait de ciel et de terre » comme l’indique la Genèse13. Parfois, on trouve une référence plus précise, comme celle du De anima d’Aristote chez le Mirandolain14. Mais c’est un phénomène ponctuel. L’absence de référence exacte peut d’ailleurs poser question. On peut comprendre ce fait comme la reprise d’un motif rebattu sur lequel, en l’absence de toute fidélité textuelle à une conception précise, il est possible de travailler librement, jusqu’à le réinterpréter de fond en comble. On peut dire en un certain sens que c’est bien ce que fait Nicolas de Cues, en particulier dans le De ludo globi, où apparaît une modification importante du motif ; l’auteur y dépasse le rapport analogique entre petit et grand monde pour introduire un troisième monde, le monde maximal de Dieu, ce qui place le monde humain dans un rapport spéculaire double : d’un côté à Dieu, puisqu’il est le reflet de sa perfection, de l’autre à l’univers puisqu’il en est une partie15. Mais il semble que ce partage de l’homme entre dignité de l’image divine et expressivité de l’univers ne soit pas un thème complètement neuf16. On peut aussi, dans une interprétation traditionnelle du moment humaniste comme rupture, relire la reprise de l’homme-microcosme comme moyen de mettre en relief l’originalité des propositions infinitistes des deux auteurs qui déstabilisent quelque peu l’univers dont l’homme est fait, ontologiquement ou axiologiquement, le centre. En introduisant l’infinité dans l’univers, Nicolas de Cues détruit la centralité physique fixe de la Terre (mais pas sa noblesse), et ne maintient la conception d’un monde humain comme nature intermédiaire que pour la désigner comme une image mobile de Dieu se rapprochant de lui comme seul vrai centre17. En posant l’indétermination et l’illimitation de la volonté De intellectu, II, 9, voir article d’O. Boulnois, p. 303. Summa theologica, Ia, q. 91, a. 1, voir article d’Eusebi Colomer, p. 282. 12 De docta ignorantia, III, 3, H. 1, p. 438. 13 Heptaplus, Quatrième exposition, Op. cit., chap. 1, p. 195-196, Sur la première parole de la Genèse, p. 253. 14 La phrase bien connue selon laquelle « l’âme est en quelque manière toute chose » (De anima, III, 8, 431 b 21) inspire le chapitre 6 de la Cinquième exposition. 15 De ludo globi, H. 3, p. 260 sq. 16 Voir Pierre Magnard, Le Dieu des philosophes, Paris, Mame, 1992, p. 204. 17 De docta ignorantia, II, 1 et 11, III, 3, H. 1, respectivement p. 320, p. 390 sq et p. 438. 10 11
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de l’homme comme condition de sa liberté, Pic de la Mirandole donne également à l’homme une dignité et une mobilité sur l’échelle des êtres, il substitue à une centralité ontologique une centralité axiologique18. L’un comme l’autre semblent donc jouer, par convention, d’un tel motif pour mieux le subvertir et faire apparaître l’originalité de conceptions nouvelles, dans lesquelles on a vu les marques d’un esprit humaniste qui renverserait l’ordre ancien. Du point de vue de l’univers : à la conception du cosmos comme monde clos, fini et géocentré s’opposerait celle d’un univers ouvert jusqu’à l’absence de circonférence, infini (ou indéfini) et décentré. Du point de vue de la nature humaine : à la médiété de l’homme comme reflet de l’univers s’opposerait la dignité de l’homme comme image de Dieu appelée à la plus grande ressemblance. Or, il semble légitime de soutenir l’hypothèse qu’on ne peut établir de partage simpliste entre l’ancien (l’homme-microcosme) et le nouveau (l’homme capable de l’infini) dans l’interprétation d’un tel humanisme, car les deux propositions cohabitent dans une tension qui est constitutive de cette pensée. Le thème de l’homme-microcosme semble plutôt utilisé comme possibilité initiale d’une dialectique dont on ne peut sortir. Cette dialectique peut être définie comme dialectique du lieu et du lien (locus et nexus, ou encore mundus humanus et copula mundi) : passant d’un contraire à l’autre, l’homme perd sur un plan ce qu’il gagne sur l’autre sans pouvoir choisir entre ces deux déterminations. Monde médian, lieu de toutes les médiétés, l’homme devient l’opérateur de liaison de toutes les natures, et par ce lien, l’opérateur de sa propre transformation, ce qui le rend mobile au sein même de sa nature et risque de l’exclure finalement d’un lieu d’assignation fixe, voire de le faire sortir des limites propres à sa constitution. Mais assurant la liaison de toutes les natures en lui-même, il se constitue comme humanité complète et comme universel et donne au monde humain l’assise d’un reflet récapitulant tout l’univers. Tout à la fois lieu et lien et jamais strictement l’un ou l’autre, à la croisée de la conjonction et de la disjonction des attributs, l’homme est une réalité éminemment paradoxale, tissée de néant et d’être, de finitude et d’infinité, d’animalité et d’angélité. Dans cette logique paradoxale, le motif de l’homme-microcosme est donc à la fois repris et subverti, assimilé, dépassé et pourtant maintenu, sans qu’il soit nécessaire de choisir entre continuité et rupture, les deux étant assurés et constituant le caractère même de cet humanisme. Oratio, Op. cit., p. 4-7.
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I. L’infini comme faille anthropologique. Il s’agit tout d’abord de mettre l’hypothèse d’une anthropologie paradoxale à l’épreuve des textes des auteurs, et de s’interroger sur la fonction de l’infini, comme opérateur, dans l’élaboration du paradoxe. Anticipant la célèbre question de Pascal : « qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? 19», on peut se demander tout d’abord ce qu’est un homme, petit monde, dans l’infini, si l’univers n’est pas seulement un grand homme mais l’expression même de la puissance illimitée de Dieu ? En quoi la notion de monde, et l’indication de grandeur, ont-elle encore un sens et une valeur ? On peut penser en effet que l’infinitisme interdit même l’usage du thème de l’homme-microcosme, puisque l’homme ne saurait être le modèle réduit adéquatement proportionné à ce qui est sans limites20 ? La conception d’un double infini, l’infini théologique et l’infini cosmologique, est commune aux deux auteurs, mais inégalement développée par l’un et l’autre. Elle est pour ainsi dire objet de démonstration pour le Cusain là où elle est conclusion démontrée pour le Mirandolain. Après avoir proposé, dans la première partie de la Docte Ignorance, maintes approximations géométriques de l’infini de Dieu et inventé, pour cela, une méthode spécifique de transsomption, Nicolas de Cues définit, dans la seconde partie de l’ouvrage, deux formes d’infini21. A l’issue des démonstrations métaphysiques (il n’y a qu’un seul maximum en acte) et transsomptives (les figures géométriques contraires portées à l’infini se confondent en faisant signe vers l’unique infini) de la première partie du traité, il définit donc tout d’abord l’infini négatif (negative infinitum) qui renvoie, dans le registre de la théologie négative, à la position nécessaire d’un être absolu, Dieu même, en regard d’un être contracté, l’univers, qui est sa créature. Puis, par comparaison, il définit l’univers comme un 19 Pensées, Disproportion de l’homme, 72, L. Brunschvicg, Livre de Poche, 199, L. Lafuma, Le Seuil. 20 C’est le point de vue de J. Quéron, Op. cit. p. 13 : « En effet, la représentation du modèle réduit ne prenait son sens et n’était vraiment fonctionnelle que dans un monde clos et hiérarchisé, où les correspondances pouvaient jouer avec quelque apparence de rigueur ». 21 De docta ignorantia, I, 12, H. 1, p. 232 : la transsomption géométrique désigne au Livre Ier de La Docte Ignorance une méthode d’infinitisation des figures permettant de passer des figures finies (ligne et triangle par exemple) à leur identité dans l’infini (coïncidence de la ligne et du triangle) puis à l’infini absolument simple, proprement théologique, dont elles sont le signe (la ligne et le triangle symbolisent l’unitrinité). Pour les deux formes d’infini, théologique et cosmologique, voir De docta ignorantia, II, 1, H. 1, p. 320.
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infini privatif (privative infinitum), une réalité interminée (interminabilis), ni infinie ni finie (nec finitum nec infinitum), incommensurable mais ne pouvant s’étendre au-delà d’elle-même en raison d’un défaut, la limitation propre à la matière. On retrouve tel quel le motif de l’infinité divine chez Pic, dans une formulation néoplatonicienne inspirée de Denys, dans la 42ème de ses 900 conclusions : « L’infinité de Dieu peut être prouvée par sa transcendance radicale (superexcedentiam) relativement à l’être intellectuel et par la voie de la théologie mystique, et toute autre voie est inefficace pour le prouver »22. L’infinité divine traduit aussi, dans la conclusion 863, un retrait de Dieu de sa création, un repli en lui-même qui le cache à tout esprit inférieur. Quant à l’infinité de l’univers, elle apparaît incidemment, lorsque Pic tente de réconcilier Duns Scot et Thomas d’Aquin sur les dimensions illimitées qui accompagnent la matière et font la nature23. En regard de ces deux infinis, l’homme, comme espèce ou individu, apparaît de prime abord comme une réalité finie. En quoi peut-il être alors qualifié de monde ? Il faut tout d’abord mentionner que le monde intervient ici comme notion désignant une région de l’être dans une ontologie scalaire résultant de l’assimilation chrétienne des schémas processif et conversif du néoplatonisme. Dans le traité des Conjectures, Nicolas de Cues envisage ainsi le monde humain comme troisième monde, « constitué par l’être de toutes les natures »24, intelligence, raison et sensibilité, et comme ce qui rassemble en lui toutes choses dans leur mouvement réciproque et contraire, de l’unité intellectuelle vers l’altérité sensible et inversement. Mais quel est le rapport de ce petit monde au grand monde dont il est le reflet et la récapitulation ? Si analogie il y a entre l’homme et l’univers, peut-on encore parler d’une analogie de proportion, et y a-t-il alors une homologie du monde physique et du monde humain ? Nicolas de Cues, dans le dialogue du Jeu de la boule, l’entend bien ainsi. Par la voix de Jean, Duc de Bavière, il définit trois mondes : le monde maximal (maximus), qui est Dieu, le grand monde (magnus mundus) qui est l’univers, et le petit monde (parvus mundus) qui est l’homme. Entre l’infinité de Dieu et la finité de l’homme, nulle proportion25, mais en revanche entre le grand et le petit monde, il y a bien un rapport de proportion, car, selon le Cardinal, le rapport du grand monde au petit est similaire à celui de 900 Conclusions, Bertrand Scheffer, Paris, Allia, 1999 (2006, 3e édition) p. 141. Op. cit., conclusions 131, 415, voir aussi 705 et 715. 24 De coniecturis, II, 14, H. 3, p. 143 sq ; l’expression entre guillemets est empruntée à Carlo Riccati, Op. cit., p. 190. 25 De docta ignorantia, I, 1 et 3, H. 1, p. 194 et 200. 22 23
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l’ensemble du corps humain à une partie, par exemple la main26. Du tout à la partie, en revanche, la signification de l’homme-microcosme change, la conception gnoséologique de l’homme-mesure du monde cède la place à une conception axiologique, à partir de laquelle on peut penser que « la perfection de l’univers se reflète davantage dans l’homme et que l’homme est, lui aussi, un monde parfait, encore que petit monde et partie du grand monde27 » : l’homme est un petit monde parfait à sa manière, qui exprime sur le mode du particulier et du distinct ce que l’univers exprime sur un mode universel. La notion d’univers définit bien ici l’ensemble des êtres, et la notion de monde employée pour l’homme renvoie à une région de l’être : l’humanité est alors un domaine dont l’homme a la juridiction. Nicolas de Cues employant le terme de regnum (règne ou royaume), ce qui permet de parler ici — bien métaphoriquement — de la nature humaine comme d’un lieu occupé et administré par un être28. Dans les Conjectures, cette administration était déjà entendue comme constitution du monde humain (mundus humanus) comme tel : l’homme embrasse (ambit), voire enferme (coercet) dans les limites propres de sa région (suae regionis terminos) tout ce qui se trouve dans l’univers, de sorte que rien n’échappe à son pouvoir, il peut être ainsi l’ange, l’animal (lion ou ours) de manière humaine, mais il peut être également l’univers ou Dieu de manière humaine29. Dans l’unité de son intellect toutes les réalités constituant l’univers sont rassemblées comme ses possibilités propres, de sorte que l’on peut dire que devenir tout est pour l’homme devenir homme, réaliser la nature humaine. Mais cette nature se trouve accomplie à un degré différent par les hommes singuliers. L’homme étant variable, les hommes différents et inégaux entre eux, cette région qu’est le monde humain admet une multiplicité de degrés, donc une mobilité sur une échelle interne (allant de la corporéité animale à l’intellectualité angélique) et, de plus, elle ouvre à la nature humaine la possibilité paradoxale de se déifier ou d’humaniser le divin en elle. Il y a là une forme d’équivocité entre la réduction de l’infini au fini ou le passage à la limite du fini à l’infini, le débordement par l’homme de son lieu propre. Si réaliser le monde humain, c’est tout devenir sur le mode humain, celui de l’unité intellectuelle des notions, cette réalisation se fait au risque et au bénéfice 26 De ludo globi, H. 3, p. 260, traduit par Maurice de Gandillac in Du Jeu de la boule, I, 42, Paris, ŒIL, 1985, p. 91-92. 27 Ibid., le basculement d’un sens à l’autre de l’homme-microcosme a été étudié par Eusebi Colomer, art. cité, p. 289. 28 De ludo globi, H. 3, p. 262, Gandillac, 45, p. 94-95. 29 De coniecturis, II, 14, H. 2, p. 158.
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de l’infini, réduit et sans doute dénaturé, ou désigné comme horizon et brisant en ce sens les limites strictes de la région de l’être qu’est l’humanité. Il semble néanmoins que la première signification, proprement celle du microcosme, réduction de tout ce qui existe — y compris de l’infini — à son reflet humain, soit la plus pertinente dans le contexte. Mais la seconde piste interprétative est ouverte, comme nous le verrons par après. Les conséquences du paradoxe d’une nature humaine qui enfermant tout dans ses limites, sa région ou son lieu, se trouve pourtant destituée d’une place fixe, sont assumées en revanche d’une manière particulièrement explicite par Pic de la Mirandole. Il faut citer ici deux des textes les plus célèbres de l’auteur : le premier est un extrait de l’Heptaplus, Cinquième exposition, chapitre 6, où le monde humain, qui n’est pas un monde supplémentaire puisqu’il rassemble les propriétés des trois autres (angélique, céleste, sublunaire), apparaît comme le couronnement de l’œuvre divine, la réalisation même de l’image de Dieu. Dieu, tel un monarque qui place au centre de la cité une statue à son effigie pour la faire admirer, a placé l’homme au beau milieu de la machine du monde30. Ce texte entre en résonance avec un autre extrait fameux du Discours sur la dignité de l’homme, à l’occasion duquel Pic se livre au plaisir du paradoxe. Il imagine le « parfait artisan » (optimus opifex) de la création, donnant à l’homme encore indéfini « une place centrale dans le monde (in mundi positum meditullio) » et lui dit : « je ne t’ai donné ni place déterminée (certam sedem, littéralement une assise sûre) ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles et les conquières par toi-même »31. L’homme a bien une place centrale dans la création, sans doute celle d’un centre axiologique qui en fait à la fois l’objet de l’admiration et le point de vue d’où tout le reste de la création peut être contemplé, mais cette place n’est pas une nature figée, un centre ontologique, puisque son privilège et sa réelle dignité sont de devoir se définir. La statue humaine est en quelque sorte déplacée aussitôt que scellée, façon d’exprimer le fait que la nature humaine est donnée pour ainsi dire, selon le vocabulaire qui sera celui de Jean-Paul Sartre, comme un projet à remplir librement32. Dès lors, la liaison de toutes les natures en l’homme devient une occasion réelle d’instabilité sur l’échelle des êtres. L’homme peut dégénérer en espèce inférieure, ramper comme la plante, être asservi Heptaplus, cinquième exposition, chapitre 6, Op. cit., p. 212. Oratio, Op. cit., p. 5. 32 L’Existentialisme est un humanisme (1945), Gallimard, Folio-Essais, 1996, p. 30-31, 60-61. 30 31
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à ses sens comme la bête, ou bien se régénérer, peut-être au delà de l’ordre naturel de la génération, en une forme divine, supérieure même à celle de l’ange33. La dignité de l’homme, absolument préservée, est bien celle de se définir soi-même, mais cela implique donc, par conséquent, de donner une forme à son être, et donc de fixer des limites à sa nature d’homme jusque-là indéterminée. Du centre axiologique (le couronnement de la création) à la déliaison ontologique (la possibilité de progresser ou de régresser qui anticipe l’idée rousseauiste de la perfectibilité) pour revenir à la détermination de la nature (la peinture ou sculpture de soi), la boucle de la dialectique entre le lieu et le lien est pour ainsi dire bouclée. Si l’homme se réalise donc lui-même en parcourant tous les degrés de la nature, dans une mobilité qui met en jeu sa situation propre (au risque d’une éventuelle dénaturation), c’est qu’il possède en lui ce lieu où toutes les natures se fondent pour ainsi dire à un même creuset, où un truchement, plus précisément une unité vivante entre toutes choses est établie. Ce lieu, c’est l’esprit même de l’homme, opérateur de conversion et principe même de l’humanisation. Or c’est bien par son esprit avant tout que l’homme est fait à l’image de Dieu pour chacun des deux auteurs. On peut donc interpréter dans une perspective essentiellement mentaliste la reprise du thème de l’homme-microcosme dans leurs textes, l’esprit de l’homme présentant une identité de structure, une isomorphie, avec la nature. L’esprit fonctionnant métaphoriquement comme office de liaison, lieu de récapitulation, creuset de transformation, il s’agit maintenant d’être attentif à la topique psychique qui accompagne, dans les textes de Nicolas de Cues et de Jean Pic de la Mirandole, la représentation de l’homme. Par ailleurs, il faut s’interroger sur le fait de savoir si l’homme-microcosme se réduit ou non au monde mental. On peut être à nouveau tenté de départager le neuf et l’ancien dans la reprise du thème en versant le microcosme du côté d’une représentation traditionnelle et le mentalisme du côté d’une certaine modernité. Mais il semble plus conséquent de concevoir le monde humain, qui est chez le Cusain monde des conjectures, chez le Mirandolain unité réalisée dans la contemplation des formes, comme une reprise inventive du motif traditionnel du microcosme. Sans nier que le mentalisme cusain et la contemplation mirandolaine puissent s’inscrire 33 Ibid., p. 7 : « tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines », la suite du texte en apportant quelques exemples, de la plante à l’incarnation en la nature humaine du Verbe.
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dans une nouvelle définition de l’homme, on peut avancer que ce sont aussi des variations à partir d’une conception ancienne de la dignité intellectuelle d’un être fait à la fois centre de la création et image de Dieu. Les deux auteurs continuent de tisser ensemble les fils de la métaphysique grecque et de la patristique que la philosophie médiévale avait déjà mêlés. II. L’esprit comme lieu de récapitulation de l’univers et foyer de la métamorphose humaine. Qu’est-ce que l’esprit humain, sinon le reflet affaibli du pouvoir de concentration et de productivité dont l’esprit divin est le modèle ? Chez Nicolas de Cues, depuis la Docte Ignorance, Dieu est à la fois l’unité absolue qui enveloppe en elle les formes des tous les êtres et la puissance illimitée de leur production. Dans l’Idiota de mente, il le définit comme celui qui « entifie » (entificat), c’est-à-dire donne l’être à toutes choses dont il porte en lui la forme. Analogiquement, l’esprit humain est à la fois le foyer de toutes ses conjectures ou notions et la réalisation d’un monde rationnel, proprement humain, qui porte en lui la capacité de tout se représenter. C’est en développant toutes les possibilités de pensée qu’il porte, notamment en tant qu’il assimile (assimilat) toutes les réalités de l’univers sous formes de représentations produites par lui, que se définit l’esprit humain. Le chapitre 3 du De mente indique ainsi : « Si on appelle cette simplicité infinie un esprit infini, on la considérera comme le modèle même de notre esprit. Et si l’on affirme que l’esprit divin est la vérité totale des choses, on dira de notre esprit qu’il est l’assimilation totale des choses (universitatem assimilationis rerum) puisqu’il contient la totalité des notions (le latin dit que l’esprit est notionum universitas)34 ». De l’esprit divin à l’esprit humain, il y a la distance infranchissable qui sépare d’un côté la vérité, l’égalité de l’être à la pensée réalisée dans le Verbe divin qui est la vérité absolument précise de tous les êtres, l’unitotalité des essences, et de l’autre l’imprécision constitutive de l’esprit humain, qui ne saisit pas la vérité de l’être tel qu’elle est mais seulement dans un écart de la pensée à l’être qui est définie comme altérité conjecturale. Ainsi, et par conséquent, Dieu saisit la vérité des êtres comme telle, telle qu’elle est en lui, vérité à la fois précise et infinie, là où l’esprit 34 De mente, chap. 3, H. 3, p. 502-504, traduction Maurice de Gandillac, in Œuvres choisies de Nicolas de Cues, Paris, Aubier, 1942, p. 261.
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humain ne saisit les réalités de l’univers que telles qu’elles lui apparaissent, modélisées en lui sous forme de notions qui sont des approximations de leur vérité. Cela a aussi pour conséquence que l’esprit humain ne peut réaliser sa vocation d’image ressemblant à l’esprit divin qu’en contemplant et connaissant ce qui lui est donné à contempler, l’univers comme reflet expressif et visible de l’infinité divin. A partir de là, il pourra envisager de remonter ensuite à l’invisible de Dieu35. Or, l’esprit humain peut d’autant mieux contempler en lui l’univers qu’il en reproduit les degrés d’être par ses capacités cognitives : il est à la fois sensibilité, imagination, raison et intellect. Unifiant le divers de la capacité inférieure au niveau de la capacité supérieure, il intègre et récapitule les propriétés sensibles, imaginatives, rationnelles de la chose en visant par approximation intellectuelle son essence simple. Il peut donc tirer de lui-même les notions qui lui permettent de penser les choses et c’est précisément le déploiement de ces notions par lesquelles elles deviennent distinctes qui constitue la force productive universelle de l’esprit humain. Ce dernier peut donc à bon droit être comparé, comme dans le De mente, à un point enveloppant en puissance tout ce qui en sortira, et également à la ligne qui est le développement ou l’actualisation de cette puissance. Cette représentation figure, semble-t-il, le rapport dialectique du lieu (le point, si tant est que le point puisse être un lieu) au lien (le tracé des points que présuppose la ligne). Cette métaphorisation est permise par le texte même du De mente. En effet, comme l’explicite un passage du chapitre IX, l’esprit est « le lieu ou la région de la nécessité de complexion » (locus seu regio necessitatis), c’est-à-dire l’endroit où ce qui est enveloppé et développé en Dieu, par exemple le repos absolu (comme enveloppement de tous les mouvements) et le mouvement absolu (comme série de tous les repos), se trouve réduit et relativisé (repos et mouvement relatifs tels qu’ils sont compris mentalement) à la mesure propre de la puissance de l’esprit humain, qui est la première image de Dieu. L’esprit humain, en son extrême ponctualité, sa fine pointe, enveloppe les puissances qu’il développe lui-même. Il est donc en quelque sorte un lieu doté d’une capacité de concentration, de dilatation et de rétractation, il est un monde de conjectures qui réduit par la puissance d’assimilation et d’approximation la vérité des choses. On peut penser alors que l’homme-microcosme 35 Le traité De possest se donne comme intention explicite de procéder ainsi à l’exégèse philosophique de l’apôtre Paul dans L’Epître aux Romains, I, 20 : « L’invisible de Dieu, sa force et sa divinité universelles, se laissent voir à l’intelligence par ses œuvres à partir de la création du monde », H. 2, p. 268-270, traduction donnée dans l’édition du Trialogus de possest, Paris, Vrin, 2006, p. 23-25.
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renvoie essentiellement à un monde mental, et le monde humain évoqué par le traité des Conjectures à cette capacité de rapporter tout l’univers aux conjectures de l’esprit humain. L’homme humanise l’univers en récapitulant et en distinguant ses parties dans son esprit. Et cette humanisation se fait en son ordre, dans les limites finies de l’assimilation, avec pour horizon ouvert l’ordre des essences qui est celui de l’infinité divine. L’esprit est donc à la fois un lieu de récapitulation du créé et une liaison des degrés finis de la connaissance dans un double mouvement, mouvement ascendant vers leur vérité infinie, mouvement descendant de l’unité vers l’altérité permettant la distinction des choses. L’esprit est à la fois tenu dans ses limites propres et appelé à une forme de dépassement. Chez Jean Pic de la Mirandole, l’activité essentielle de l’esprit humain, à savoir la contemplation, suppose également que l’homme rassemble par le pouvoir de son intellect l’intégralité des natures créées. Karine Safa, dans L’Humanisme de Pic de la Mirandole, interprète dans ce sens, et à juste titre, ce passage du Discours sur la dignité de l’homme : « L’homme est un truchement entre les créatures, familier des supérieures, roi des inférieures, interprète de la nature grâce à la pénétration de ses sens, à l’enquête de sa raison, à la lumière de son intelligence 36». La contemplation suppose donc l’accord harmonieux des différentes facultés qui représentent/se représentent les parties de l’univers. On lit encore, dans l’Heptaple, que l’homme « comprend [les choses] et [les] pelotonne toutes en soi, comme leur milieu »37. C’est donc bien dans le sens premier d’un mentalisme que l’homme est dit copule ou hymen du monde («mundi copulam, immo hymeneum »), il a pour fonction, dans l’interprétation de la nature, de rapprocher les parties inférieures et extérieures afin de les unir (« marier la terre au ciel, c’est-à-dire les forces inférieures aux dons et aux vertus des supérieures38 »), c’est-à-dire d’établir l’unité fondatrice d’une harmonie du tout en reliant les natures entre elles selon « leur rapport mutuel 39». L’homme est donc invité à la connaissance de la nature entière, parce qu’il en est «le lien (interstitium) » et « le composé (cynnus) », cette connaissance passe donc par la connaissance de soi comme unité de toutes choses, celui qui se connaît soi-même connaissant ainsi toutes les choses40. Il faut donc parcourir les différents degrés de la connaissance, tout d’abord la sensibilité liée à la Oratio, p. 3. Heptaplus, V, 6, p. 213. 38 Oratio, p. 61. 39 Ibid., p. 59. 40 Ibid., p. 31. 36 37
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multiplicité et à la variabilité, puis la raison, opérateur conceptuel et discursif, qui est le propre de l’homme, sa tâche étant de soumettre en premier lieu les sens à la raison par une liaison sûre qui est la marque de son unité propre : « en effet, nous ne sommes pas un si, par un pacte né de la vertu, nous ne lions pas (foedere non devincimus) ensemble les sens recourbés vers la terre et la raison contemplatrice du ciel »41. L’esprit humain doué de raison est donc l’espace dans lequel l’homme peut exprimer sa pleine puissance de connaissance distinctive, mais c’est en même temps un principe qui enferme dans une connaissance indirecte de la nature des choses, en tant qu’elle procède par le relevé de rapports de cause à effet : « L’esprit rationnel, se dirigeant des causes aux effets, et, au rebours, remontant des effets aux causes, tournoie dans l’enclos du raisonner 42». On remarquera les connotations un peu claustrales de cette topique psychique, qui font écho à celles du De conjecturis de Nicolas de Cues. Ici comme là, l’intention est de marquer la gestion d’un domaine proprement humain, d’un espace où l’homme n’outrepasse point, par déploiement extatique de ses forces ou par le secours de la grâce, les limites de sa propre nature. Mais, plus que dans le texte du Cusain qui n’est pourtant pas avare en notations de ce genre, la gestion rationnelle du domaine humain est définie comme limite de la connaissance. Et l’on peut se demander si un progrès supplémentaire, le parcours des degrés supérieurs de la connaissance n’impliquerait pas alors quelque forme de sortie de soi, une transgression des limites de l’enclos. En effet, pour Pic, en dépassant la raison, l’homme peut être amené à goûter la joie tout angélique de la contemplation, connaissance intuitive ou directe qui ne saurait être que rare et temporaire, puis, au-delà, la béatitude de l’union mystique silencieuse, cette union valant comme dépassement de toutes les natures, dans le recueillement en soi, qui fixe un centre théologique de la nature, puisque l’esprit humain y est « devenu un seul esprit avec Dieu43 ». La connaissance intuitive est la manière propre à l’esprit de rapporter tout l’univers à son principe unique qui est en la vérité, la béatitude l’abandon à cette vérité. Le parcours des derniers degrés de la connaissance est figuré dans l’Heptaple, par l’échelle de Jacob sur laquelle se meuvent, montant et descendant, les anges44, « signe d’une ascension de l’âme vers son principe 45» et d’une descente de l’âme De ente et uno, p. 133. Heptaple, 4eme exposition, 1, p. 195. 43 Oratio, p. 6-9. 44 Oratio, Op. cit., p. 19. 45 Karine Safa, Op. cit., p. 59. 41 42
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illuminée vers le sensible, ce double mouvement indiquant par là l’unité des facultés en l’homme en tant qu’elles sont rapportées à leur principe et leur fin, mais aussi guidées par son secours. Comme chez Nicolas de Cues, la connaissance de soi comme image de Dieu passe bien également par un mouvement liant, en les parcourant, les divers degrés de la connaissance et, à son faîte, par une concentration ponctuelle de l’esprit sur lui-même, lui permettant de se reconnaître in fine comme effet d’une unité supérieure et de s’ouvrir à la transcendance infinie de Dieu. C’est bien l’esprit humain qui rassemblant en lui toutes choses est le microcosme dans lequel leur unité, pourtant transcendante, transparaît. Entre la dignité de l’image de Dieu qu’assure l’esprit, et la fonction de microcosme de ce dernier, il y a, me semble-t-il, les deux aspects complémentaires d’une même valorisation relative de l’homme, son esprit fini étant à la fois centre et foyer de toutes les représentations, et la capacité de viser l’infini dont il dépend. Nous pourrions, en guise de conclusion, élargir notre réflexion à une autre topique, qu’on pourrait appeler la topique du passage à la limite, le dépassement de la rationalité proprement humaine par l’intellectualité, l’un et l’autre collaborant dans le dépassement comme collaborent la nature et la grâce. Cette topique est celle que propose, en contrepoint de l’image de l’échelle de Jacob, le Cusain dans le traité de 1453, le De icona. Il s’agit moins ici de suivre l’échelle des degrés d’être jusqu’à leur faîte que de se situer au point de basculement du niveau humain au niveau angélique ou même divin. Cette image est celle du mur du paradis ; ce mur où se tient Dieu est un mur inaccessible à la raison humaine qui tenterait de le gravir par ses seules forces. Car elle devrait se hisser au-delà d’elle-même, et outrepasser sa constitution interne, le principe de contradiction, pour entrer dans l’unité intellectuelle des contraires et des contradictoires qui fait signe vers l’unité transcendante de Dieu. Le mur de la coïncidence est percé d’une porte gardée par un ange46, signe du caractère angélique de l’intellectualité, et donc du partage de l’intellectualité entre l’homme, dont ce n’est pas le propre, et l’ange. Il faut donc imaginer nécessairement le secours de la grâce pour permettre à l’homme de se hisser à ce niveau. Devant cette porte, l’esprit humain est à la fois guidé par le désir de Dieu et illuminé par Lui47. Il découvre qu’en Lui, 46 De icona sive de visione Dei, X, H. 3, p. 132-134, trad. Agnès Minazzoli, Le Tableau ou la vision de Dieu, Paris, Cerf, 1986, p. 52. 47 Le texte précise : « et tu m’éclaires », Ibid., trad. p. 53.
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dans le mur infranchissable même, coïncident nécessité et impossibilité, temps et éternité, le fait de créer et celui d’être créé : « Ainsi, parce que tu es Dieu tout-puissant, tu es dans le Paradis, dans son mur d’enceinte. Ce mur est cette coïncidence ou l’après coïncide avec l’avant, la fin avec le principe, où l’alpha et l’oméga ne font qu’un ». Entrer dans le mur, c’est-à-dire vivre la coïncidence comme telle, ne peut se faire sans le secours du Verbe de Dieu, derrière lequel l’ange s’efface définitivement, et ce secours est réclamé expressément par la faiblesse humaine : « si tu ne me guides pas, je ne peux me maintenir sur le chemin à cause de la fragilité de ma nature corruptible et de ce vase précaire que je transporte avec moi ». Ce vase précaire indique la fragilité des moyens dont la nature humaine dispose pour conserver ce que Dieu a donné48. Faible pour entrer dans l’unité intellectuelle des opposés, l’esprit humain en reçoit la force nécessaire du Verbe de Dieu, qui, à l’instar des anges sur l’échelle de Jacob, le fait à la fois entrer dans le mur et en sortir, car c’est là le seul moyen de s’y tenir. « Assuré de ton aide, Seigneur, je reviens à nouveau pour te trouver au-delà du mur de la coïncidence de l’enveloppement et du développement. Et quand, par cette porte de ton verbe et de ton concept, j’entre et je sors, je trouve à chaque fois les nourritures les plus douces. Que je te trouve, toi puissance enveloppant toutes choses, et j’entre. Que je te trouve, toi puissance développant toutes les choses, et je sors. Que je te trouve, toi puissance enveloppant et développant à la fois toutes choses, j’entre et je sors à la fois. Venant des créatures j’entre, jusqu’à toi le créateur, je vais des effets jusqu’à la cause. Venant de toi, le créateur je sors, jusqu’à la créature, je vais de la cause à l’effet »49. Parvenu au sommet de l’intellectualité, la circulation angoissante et limitée dans l’enclos du raisonner énoncée par Jean Pic, devient libre circulation dans un espace irreprésentable, un mur dans lequel entrer est sortir, expression d’un va-et-vient de la nature et à la grâce. Ce libre jeu fait l’accomplissement et le dépassement de la nature humaine. L’image de la traversée simultanée en deux sens du mur de la coïncidence des opposés éclaire donc la dialectique du lien et du lieu sous un jour nouveau : l’homme ne devient pleinement homme qu’en acceptant le secours de la grâce qui lui fait incessamment franchir le seuil de sa région propre et y revenir. Chez Jean Pic de la Mirandole, cette assomption de la nature humaine dans le processus de déification se traduit également en termes 48 C’est ainsi que le rapporte judicieusement Agnès Minazzoli faisant référence à Saint Paul (2 Co 4, 7). 49 Op. cit., XI, p. 55-56.
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topologiques, à travers une inflexion christologique particulièrement évidente. Ainsi, dans l’Oratio, l’homme parvenu au statut du « pur contemplateur », « retiré dans le sanctuaire de l’esprit », enfin centré en Dieu, est désigné comme « une puissance divine revêtue de chair d’homme » (numen humana carne circumvestitum), démarcation explicite du Verbe fait chair du Prologue de l’Évangile de Jean50. Dans l’Heptaplus, le dernier chapitre de la Troisième Exposition rappelle quel sort paradoxal est réservé à la nature humaine : tenant « le milieu et l’entre-deux » de la nature angélique, incorruptible, et de la nature corruptible, la nature humaine semble enfermée dans un lien que l’Incarnation vient briser, et c’est dans le paradoxe de l’union hypostatique du divin et de l’humain que l’homme se trouve délié de son assignation médiane sur l’échelle des êtres, exhaussé directement à Dieu, dans le Christ51. La conception de l’hommemicrocosme, chez Nicolas de Cues comme chez Pic de la Mirandole aboutit à un humanisme christologique52, qui tient la réalisation de l’humano-divinité dans l’Incarnation comme une vérité, et la déification de tout homme comme une possibilité de sa nature même53, ce qui explique assurément bien des aspects paradoxaux de leur anthropologie.
50 Le texte marque bien, comme le remarque l’annotation de l’édition Boulnois/ Tognon, l’achèvement de la théorie de l’homme-microcosme dans la christologie, Ibid., texte et note 6 p. 11. 51 Heptaplus, Op. cit., p. 193, voir en complément l’article d’Oliver Boulnois, p. 315-316. 52 C’est le point de vue explicite d’Eusebi Colomer, article cité, p. 290 et p. 296. La troisième partie de La Docte Ignorance de Nicolas de Cues est consacrée à l’énigme christologique de l’homme-Dieu : cf. Frédéric Vengeon, Nicolas de Cues : le monde humain, op. cit., III, c. 3 « la christologie de l’homme maximum », p. 191 à 210. Voir l’influence de cette conception chez Pascal ou Leibniz, in Pierre Magnard, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Les Belles Lettres, Dijon, 1975, p. 213-214. 53 Possibilité dont la non réalisation, qui est maintien de la nature humaine dans un entre-deux mondes, vaut comme unité illusoire. Car si, selon le De ente et uno, l’homme n’est pas uni à Dieu, il est livré à une division entre la loi de l’esprit et la loi de la chair de son « royaume », Op. cit., p. 132-135.
LE CHANT DU CŒUR Florence Malhomme (Université Paris-Sorbonne – Paris IV) Depuis les Pères neptiques, le cœur est le lieu par excellence de la vie spirituelle et de la conversation intime avec Dieu. Marquée par la sobriété des Pères du désert, la prière du cœur, par sa brièveté qui la réduit parfois à une simple monologie et témoigne de la puissance du Nom divin, assure la garde du cœur. Elle permet à l’esprit de rentrer en lui-même afin de trouver l’Un en soi et d’en éprouver la dilection. Aux mains de Jean Gerson, l’arme du combat ascétique élaborée par les premiers théoriciens de l’hésychasme se fait chant du cœur. Chant, car l’exercice spirituel conçu par le chancelier vise à réaccorder l’âme blessée pour la mettre en consonance avec l’Amour nombré, créateur de toutes choses. Chant, car cet exercice fait appel à la science musicale1 pour conceptualiser l’expérience intérieure, tenue pour ineffable, et donc mieux la guider. Si la grâce illuminative suffit aux plus parfaits pour atteindre la danse de l’esprit sorti de lui-même dans l’union divine, l’exercice de spiritualité musicale qu’est le chant du cœur, par sa technicité et l’effort des puissances cognitive et affective de l’âme rationnelle qu’il exige, s’avère indispensable pour progresser dans la gamme mystique, parvenir au seuil de la contemplation. Par delà la complexité du savoir scolastique, théologique et musical, qu’il met en œuvre, le chant du cœur révèle, grâce à son extraordinaire pédagogie, les secrets d’une Voir A. Machabey, « Remarques sur le lexique musical du De canticis de Gerson », Romania, n° 79, 1958, p. 175-236 ; C. Page, « Early 15th-Century Instruments in Jean Gerson’s Tractatus de canticis », Early Music, vol. 6, n° 3, 1978, p. 339-349 ; L. Irwin Joyce, « The Mystical Music of Jean Gerson », Early Music History, n° 1, 1987, p. 181-201 ; I. Fabre, La doctrine du chant du cœur de Jean Gerson. Édition critique, traduction et commentaire du « Tractatus de canticis » et du « Canticordum au pèlerin », Genève, Droz, 2005 ; id., « Un hault chant en unisson en souveraine silence : étapes et contours de l’ascension mystique dans le Canticordum au Pelerin de Jean Gerson (13631429) », Deviser, diviser. Pratiques du découpage et poétique du chapitre de l’Antiquité à nos jours, dir. S. Triaire, P. Victorin, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2011, p. 79-107. 1
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âme à la recherche de Dieu, qui se parachève dans la félicité de l’union et de la prière parfaite. Nul doute qu’un tel exercice puisse bénéficier à tout pèlerin de vie humaine, tout homme de bonne volonté qui, par delà la nuit de la condition humaine, aspire, dès ici-bas, au bonheur. Discordance C’est à partir du discord de l’âme que se construit pas à pas cette exceptionnelle pédagogie mystique, fondée sur le sens musical et auditif. Dans le Canticordum au pèlerin, le cœur mondain s’oppose au cœur solitaire. Le chant du premier, celui de l’homme déchu, projeté dans la région de dissimilitude et dans l’oubli de Dieu, n’est que discord. Créé par la Sagesse divine, l’homme était à l’origine un homme musical2, pourvu d’un corps-instrument parfaitement consonant à la raison et d’un esprit rempli de la parole de Dieu, avant que s’introduise en lui la dissonance du péché. À présent soumis à la misère du monde et aux concupiscences charnelles qui mènent bataille contre l’esprit, le cœur mondain obéit au règne de la confusion : « Confusa sunt hec omnia, confuses sont ici toutes choses maintenant3 ». Creux et sans dévotion, il « n’a point de accord en soy mais desacord en maintes guises4 ». Les dissonances du cœur, conséquences de l’inconnaissance de soi5, sont d’autant plus dommageables qu’elles ne nuisent pas seulement à soi-même, mais dégradent également la relation avec le prochain. Sans dévotion à Dieu, « tu ne peus estre paisible ne chanter d’accord par toy ou avec d’autres […] cellui qui 2 Sur cette métaphore, issue de la pensée pythagorico-platonienne, transmise par les Pères de l’Église, voir L. Wuidar, L’uomo musicale nell’antico cristianesimo. Storia di una metafora tra Oriente e Occidente, Turnhout, Brepols, 2016. 3 Id., Canticordum au pèlerin, éd. I. Fabre, op. cit., p. 490 et 497 ; Sur la théologie mystique, éd. M. Vial, Paris, Vrin, 2008, VI, 34, p. 175. Cf. Adam de Saint-Victor, Séquences, 34, Supernæ matris gaudia, v. 17. 4 Ibid., p. 487. 5 Gerson souligne l’importance de la connaissance de soi pour le chant du cœur : « Et tu sces que n‘est riens tant que necessaire a creature raisonnable comme est cest oracle divin : cognoy toi ; e celo venit “notis elicos” grece, latine “conoscete ipsum” ; autrement l’omme n’est que une beste. Si tu ignoras te, o pulcherrima mulierum, egredere et abi post capras aur vestigia gregum [Ct. 1, 7] (dit Salomon es Cantique : “Si tu ne te congnois, o tres belle des femmes, y hors et va aprés ou après le chemin des bestes”) », ibid. Sur le socratisme chrétien prôné par J. Gerson, voir Y. Masur-Matusevitch, « L’œuvre spirituelle de Jean Gerson », Le siècle d’or de la mystique française. De Jean Gerson à Jacques Lefèvre d’Étaples, Milano, Archè, 2004, p. 293-294. Plus généralement, voir P. Courcelle, Connais-toi toi même. De Socrate à saint Bernard, Paris, Études Augustiniennes, 1975.
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est en desaccord avec soy memes ne converra ja avec autre6 ». L’âme désaccordée produit ainsi un « chant horrible », traduisant le désordre des passions diverses et perverses : « Versa est cithara mea in luctum [Jb 30, 31], ma harpe est tournee en pleur7 ». Tout s’y « desjoint sans ordre et sans raison8 ». Des dissonances de l’âme et du discord de la chair surgit une véritable musique des vices, dont le génie de Dante offre l’hypotypose dans sa Divine comédie, celui de Jérôme Bosch le tableau dans son Enfer musical. La douceur de la voix humaine y laisse place à la laideur du cri, jusqu’à l’étranglement. Le cœur qui demeure mondain « a la voix aucunesfois casse ou enrouee par paresse ou luxure ; l’a trop rude ou furieuse et aspre par avare et ire ; l’a trop haulte jusques a rompre le gorgeron, par orgueil et desdaing ; l’a toute perdue et estranglee par yvresse et gloutonnie […]9 ». Le discord de chair, avec la bataille que livrent vices et tentations, n’est pas la seule cause de ce chant de bouche dissonant. Il provient également de la surdité des oreilles corporelles, incapables d’entendre la Parole de Dieu : « Ils ont des oreilles mais n’entendent pas [Ps. 113, 14] ». La bestialité des oreilles de l’homme charnel, affectées de paresse spirituelle et insensibles à la mélodie divine, est illustrée par la figure de l’âne musicien, l’âne à la harpe10, fréquente dans le bestiaire roman, comme par les oreilles d’âne du Roi Midas11 qui, incapable de reconnaître les sons les plus mélodieux, préféra la flûte de Pan à la lyre d’Apollon. Mais « celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! [Mt 11, 15] ». Seul le Verbe de Dieu est capable d’ouvrir et de guérir les oreilles de l’homme pécheur, et de leur substituer « l’oreille intelligente du J. Gerson, Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 488. Cf. Distiques de Caton, I, 4. Ibid., p. 497. Sur les dissonances du cœur mauvais, voir Traité des chants, éd. citée, p. 384 : « […] le cœur ourdit de sa propre initiative les plans les plus pervers et […] sortent de lui, pour reprendre les paroles du Christ, les pensées mauvaises, les adultères, les meurtres, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes, la cupidité, la paresse, la ruse, l’impudicité, l’œil malin, l’orgueil, la sottise. On voit à quel point un tel cœur est mauvais, dissonant et horrible ». 8 Ibid. 9 Ibid., p. 488. « Pareillement des autres vices qui empeschent doulcement chanter et plaisamment dedans le cuer, in himnis et canticis spiritualibus [Ep. 5, 19] (en hymnes et chançons espirituelles), et psallere equo animo [Jc. 5, 13], sicut musica in luctu importuna narratio [Si. 22, 6] ». 10 Ibid., p. 512 ; voir aussi p. 374. Voir Phèdre, Fables ; Boèce, Consolation de la philosophie, I, pr. 4. Ce topos, célèbre depuis l’Antiquité, est fréquent dans la littérature de la Renaissance ; voir par exemple Érasme, Adage « Asinus as lyram » ; J. Du Bellay, Regrets, CLXXXIII, 8. 11 Ibid. Cf. Ovide, Métamorphoses, XI, 85. 6 7
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cœur12 ». Pour pouvoir garder en son cœur la Parole de Dieu, ce en quoi consiste le chant cordial, il faut avant tout savoir écouter13. Seule l’oreille de l’homme spirituel en est capable : « l’oreille de l’homme de bien » écoute avec une extrême ardeur la Sagesse divine, quand celle de l’homme charnel ne trouve nulle suavité dans l’harmonie du Verbe de Dieu. Lorsque le cœur est comblé par le Verbe de Dieu, l’harmonie de la parole se fait de nouveau entendre : « De l’abondance du cœur, la bouche parle [Mt 12, 34]14 ». Solitude Comment passer du chant discordant de l’âme au « chant nouveau », au chant de l’homme spirituel renouvelé par l’amour et par la grâce ? Le premier pas est de parvenir à la solitude intérieure. Si la solitude du lieu15 peut favoriser le détachement du monde, seule la solitude du cœur permet d’accéder à la dévotion ou à la contemplation. Il faut pour cela se convertir à son propre cœur16, habiter avec soi-même17. « Que le disciple chrétien se contente d’apprendre à rentrer en soi-même, afin qu’il se précipite le premier dans sa maison pour y jouer18 », exhorte Gerson. La construction de cette habitation intérieure repose sur un mouvement d’intériorisation, une rentrée en soi-même. Elle seule est capable de contrecarrer la dispersion, voir l’éclatement, de l’être dans l’extériorité et la multiplicité, d’assourdir les bruits du monde jusqu’à les annihiler. Il faut retourner en soi-même pour s’élever au-dessus de soi-même19. Id., Traité des chants, éd. citée, p. 374. Ibid. 14 Ibid. ; voir aussi p. 504. L’abondance du cœur traduit l’ambivalence de la langue, qui peut être bonne ou mauvaise selon l’esprit qui la gouverne : « Ou dites que l’arbre est bon et que son fruit est bon, ou dites que l’arbre est mauvais et que son fruit est mauvais; car on connaît l’arbre par le fruit. Races de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes choses, méchants comme vous l’êtes ? Car c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle. L’homme bon tire de bonnes choses de son bon trésor, et l’homme méchant tire de mauvaises choses de son mauvais trésor » [Mt 12, 33-35]. 15 Depuis Évagre le Pontique, le dépaysement, le retrait du monde est considéré comme la première des armes spirituelles. Voir À Eulogue, 1, « Éloge de l’exil volontaire », éd. Ch.‑A. Folgielman, Paris, Cerf, 2017. 16 Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 489 ; « convertimini ad cor [Si. 21, 7], convertissiés vous a votre cuer ». 17 Ibid. « unusquisque secum habitet [Ex. 16, 29], ung chacun habite avec soy » ; « tecum habita [Perse, Satires, IV, 52], habite avec toy ». 18 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 445. 19 Id., Sur la théologie mystique, éd. citée, IV, 25, p. 135. 12 13
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Mais comment convertir le cœur mondain en cœur solitaire ? Pour pouvoir entrer en soi-même, il faut tout d’abord être capable de sortir de soi-même. Pour prendre conscience, puis possession, d’un espace intérieur, il faut tout d’abord être capable de se décentrer, afin de créer un vide. Un mouvement d’autoréflexivité est nécessaire à la conversion du cœur, à la connaissance de soi propédeutique à la croissance spirituelle, comme le décrit très bien Gerson. Il arrive ainsi que « […] sans être éloigné de soi-même, l’on sorte d’une certaine manière hors de soi, de sorte que l’on voie sa vanité ou une vérité plus haute, et que l’on soit emporté en quelque façon hors de son cœur et de son esprit20 ». Grande est la force de ce « château le plus intérieur de l’âme21 », dont Thérèse d’Avila décrit les sept demeures, puisqu’il est capable de plonger l’esprit dans une solitude absolue, quand bien même celui-ci serait propulsé dans le chaos du monde et encerclé de créatures. « Reste un peu au-dedans de toi », recommande Gerson, et tu entendras les résonances de ton cœur sans que quiconque s’en aperçoive, fût-il avec toi ou près de toi, selon le vers de Perse : « quod proxima nesciat uxor » (on pense bien et sent toutes choses que sa femme qui est très proche ne sait point) [Satires, III, 43]22. Mais la solitude intérieure est vaine sans le silence du cœur. Bien que coupé de l’extériorité, déchargé de tout contact sensible et de communication verbale, l’esprit reste assailli par le bavardage mental, l’assaut des pensées mauvaises contre la paix du cœur. De cette corruption de l’esprit les paroles extérieures sont les signes, la manifestation. Soumis au silence nécessaire à l’écoute de la Parole23, le moine, plus que quiconque, doit se garder de tout débordement de la parole, suivant la terrible sentence du Christ rapportée par Matthieu : « Or je vous dis, que les hommes rendront compte au jour du jugement, de toute parole oiseuse qu’ils auront dite. Car tu seras justifié par tes paroles, et tu seras condamné par tes paroles [Mt 12, 36-37] ». Si le blasphème est le plus grave des vices de la langue, il en existe toute une gamme aux nuances diverses, marquée par l’excès de la s onorité Id., Traité des chants, éd. citée, p. 414. Théolepte de Philadelphie, « Renoncement aux souvenirs et pensées », Petite Philocalie de la prière du cœur, éd. J. Gouillard, Paris, Seuil, 1979, p. 168. 22 J. Gerson, Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 484-485 : « […] remens ung peu dedans toy et advise se tu prins oncques joye de quelque chose ou paour ou douleur sans que aultre par dehors le cogneust ou aperceust, tant fuste avecsque toy ou pres de toy, quod proxima nesciat uxor [Perse, Satires, III, 43] (on pense bien et sent teus choses que sa femme qui est tres prochaine ne scet point) ». 23 Benoît de Nursie, Règle, 6. 20
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au détriment du sens. L’inventivité de l’âme pécheresse, coupée de l’amour de Dieu, semble inépuisable. Elle s’extériorise par la sonorité creuse, vide de sens et de fruit, du trop parler, par le chuchotement et le murmure, le rire intempestif ou la raillerie, la flatterie, la chanson qui porte à la luxure, jusqu’aux excès sonores de la jactance suscitée par l’orgueil, l’étalage de soi-même ou de sa science suscité par l’enflure intérieure, l’arrogance du cœur24. Il n’est pas jusqu’à l’oreille qui ne se doive garder, aussi pécheresse que le minuscule organe diabolique placé dans la bouche de l’homme, lorsqu’elle se fait complice, en l’écoutant, de la médisance25. La garde de la langue, élément récurrent du combat spirituel26, n’est qu’une propédeutique à la garde du cœur27. Dans la tradition des Pères 24 Omniprésents dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, les vices de la langue sont classés à l’époque carolingienne dans le florilège de Defensor de Ligugé, Livre d’étincelles (chap. 24 « De la sottise », chap. 39 « Du mensonge », chap. 41 « Des médisances », chap. 69 « Des disputes », chap. 70 « Des paroles oiseuses »), éd. H.‑M. Rochais, Paris, Cerf, 1961. Ils font à l’époque scolastique l’objet d’une théorisation très poussée, culminant avec Guillaume Peyraut qui ajoute le péché de la langue au septénaire des péchés capitaux dans sa Summa de vitiis. Voir C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, Cerf, 1991. À la Renaissance, Érasme consacre à la nature peccamineuse de la langue sa Lingua, éd. J.-P. Gillet, Genève, Labor et Fides, 2002. Au xviie siècle, les vices de la langue sont transmis, avec des gravures d’illustration, par Antoine de Bourgogne, Les vices de la langue et leurs remèdes, éd. P. Martin, Neuilly, Atlande, 2009. Cette discipline de la parole, trouvant son origine dans la culture monastique, est également transmise par les traités de civilité liés à la vie de cour. N. Faret, notamment, dans son Honnête homme ou l’Art de plaire à la cour, dénonce les querelleurs, les fanfarons et les grands parleurs, au profit d’une éthique de la discrétion qui définit le gentilhomme. Cette partie importante de la pédagogie chrétienne fait encore l’objet au xixe siècle du traité de J.-B. Landriot, Les péchés de la langue et la jalousie dans la vie des femmes, destiné en particulier aux femmes. 25 « Fais à tes oreilles une haie d’épines, de sorte que tu n’entendes pas la langue des médisants. […] comme l’homme fait une haie d’épines à son jardin, pour que le voleur ne puisse entrer en trouvant les points de sa défense, l’on doit davantage fermer ses oreilles, afin que le médisant ne puisse entrer dans le cœur. Puisque la chose entendue ne s’oublie pas facilement, il est très dangereux et dommageable d’écouter les maux des autres. […] Pour illustrer ce mal, saint Bernard dit : Je ne sais ce qu’il y a de pire, le médisant ou d’écouter volontiers la médisance : mais il me semble que l’un a le diable sur la langue et l’autre dans les oreilles », D. Cavalca, Pungilingua, Roma, Lignamine, 1472, rééd. G. Bottari, Milano, Silvestri, 1837, chap. 12 « De ceux qui écoutent facilement les médisances, et de ceux qui les colportent promptement », p. 115. Le point de savoir qui est le plus coupable du dénigreur ou de l’auditeur est largement débattu à l’époque scolastique, jusqu’à établir une liste des punitions encourues par les auditeurs. Voir C. Casagrande, S. Vecchio, op. cit., p. 148-250. 26 De l’Échelle Sainte de Jean Climaque au Combat spirituel (1589, rééd. 1610) de Lorenzo Scupoli (chap. 24, « De la manière de régler sa langue »). 27 Bernard de Clairvaux, Sermon 17, « De la triple garde de la main, de la langue et du cœur ».
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neptiques et de l’hésychasme, cette dernière est centrale. Le chemin de la contemplation passe par l’accès au Royaume intérieur, la discipline de l’esprit qui le conduit jusqu’à la nudité, au cœur sans pensées. Dans son Traité de la sobriété et de la garde du cœur, Nicéphore le Solitaire exhorte ainsi ses frères : « Revenez-donc — pour parler plus exactement, revenons à nous-mêmes, mes frères, en rejetant avec le plus grand mépris le conseil du serpent et toute accointance avec ce qui rampe. Car il n’est qu’un moyen d’accéder au pardon et à la familiarité avec Dieu : revenir d’abord, autant qu’il se peut, à nous-mêmes ou plutôt — par un paradoxe — rentrer en nous-mêmes, en nous retranchant du commerce du monde et des vains soucis, pour nous attacher indéfectiblement au “Royaume des cieux qui est au-dedans de nous”. […] Puisque le siècle présent n’est que ténèbres, fuyons-le, fuyons-le même en pensée28 ». Pour « introvertir son esprit et lui imposer, au lieu du mouvement longitudinal, le mouvement circulaire et infaillible », la garde des sens est nécessaire, en particulier celle de la vue, pour éviter que le regard ne se promène de-ci de-là et introduire dans son cœur « la puissance de l’esprit que la vue répand au-dehors29 ». La garde de l’esprit ou du cœur, par un mouvement d’introspection et d’autosurveillance, assure la garde entière de soi. Comme le recommande Grégoire Palamas, « “Prends garde à toi” a dit Moïse [Dt. 15, 9]. À tout toi-même. Non pas à ceci et pas à cela. Comment ? par l’esprit ! Il n’existe pas d’autre moyen de prendre garde à soi30 ». L’âme parfaitement introvertie, l’esprit dépouillé grâce à la maîtrise des pensées, accède à la prière du cœur, la prière pure devenue contemplation. Le chant du cœur théorisé par Jean Gerson s’inscrit dans cette longue tradition du lieu du cœur comme lieu de Dieu, et de sa garde. Il faut ainsi, préconise-t-il, que le disciple « repasse dans son esprit ses pensées sans péché et sans parole orgueilleuse », pour qu’à la place de la dissonance de ses pensées puisse se faire entendre la « parole très mélodieuse de Dieu31 ». C’est « en merveilleux silence, en paix et en racoy de conscience32 » que se connaît et se joue au plus profond de soi-même le chant du cœur. S’il est silencieux, le lieu du cœur purifié est aussi secret. Gerson s’appuie saint Paul pour affirmer que « nul joue ne scet ou 28 Nicéphore le Solitaire, « Traité de la sobriété et de la garde du cœur », Petite Philocalie de la prière du cœur, éd. citée, p. 139-140. 29 Grégoire Palamas, « L’apologie des saints hésychastes », Petite Philocalie de la prière du cœur, éd. citée, p. 207. 30 Ibid. 31 J. Gerson, Traité des chants, éd. citée, p. 445. 32 Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 484.
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congnoist ce qui dedens l’esperit ce n’est l’esperit qui est dedans [1 Cor. 2, 11]33 ». Du chant du cœur devenu consonant à la Parole, inaccessible aux oreilles corporelles, deux auditeurs peuvent témoigner : soimême et l’Auditeur suprême34. Art Comment passer de la musique des vices jouée par le cœur mondain, plongé dans les ténèbres du monde, à cette « nouvelle musique35 », la « musique de la sapience » qui seule délecte et apporte joie36 ? De cette échelle mystique permettant l’ascension de l’âme vers Dieu, Gerson donne une pédagogie tout à fait concrète, et c’est là l’un des points les plus originaux et puissants de sa théologie mystique. Chez lui, le recours à la musique n’est pas une simple métaphore, mais bien un exercice pratique, faisant appel à l’intelligence, et à la fois enraciné dans le corps. Cet exercice spirituel n’est rien moins qu’inutile, il n’est pas pure imagination, mais véritablement fondateur. Il faut en effet, affirme Gerson, partir de l’être animal, prendre appui sur la sensation et non la rejeter, car « toute notre connaissance intellective tire son origine de la connaissance sensitive, laquelle est facilitée quand les images lui sont présentées de manière à la fois ordonnée et synthétique37 ». Comme dans tout art, l’exercice n’est toutefois pas un but en soi. Lorsqu’il est assimilé, c’està-dire parvenu à la pure intelligence, les échafaudages mentaux et sensibles seront dans le meilleur des cas dépassés ou abandonnés. Le chancelier s’appuie sur la définition aristotélicienne de l’art, « la droite raison des choses à faire38 », pour asseoir son exercice spirituel sur un fondement rationnel. Selon les « philosophes qui suivent l’expérience », l’art « […] apporte beaucoup à la nature elle-même, tout comme il confère aux esprits bien disposés par la nature perfectionnement des
Ibid., p. 491. Voir aussi ibid., p. 484 ; Sur la théologie mystique, I, 5, p. 59. Ibid., p. 466. 35 Ibid., p. 483 : « Deus canticum novum cantabo tibi [Ps 143, 9] (Dieu chant nouvel te chanteray, de tout mon cuer te loueray) ». 36 Ibid. : « Vinum et musica letificant cor, et super utrumque dilectio sapientie [Si. 40, 20] » (Le vin et la musique réjouissent le cœur, mais plus encore l’amour de la sagesse). 37 Id., Nobilis Apostolus, éd. I. Fabre, op. cit., p. 540. 38 Id., Traité des chants, éd. citée. p. 412. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140a ; Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 93, § 4. 33 34
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connaissances et surcroît de lumière39 ». L’art, « qui imite la nature, prend communément pour point de départ les choses les plus générales, […] il a coutume de disposer des éléments confus et multiples selon un ordre sûr et simple et de conduire aux réalités intelligibles par l’exemple des réalités sensibles […]40 ». C’est la raison pour laquelle la musique spirituelle peut, en toute sûreté et pour son bénéfice, prendre appui sur la musique sensible qui, seule parmi les pratiques artistiques, repose sur une théorie rationnelle. Ainsi calquée sur la gamme musicale, la gamme mystique, subdivisée en basse, moyenne et haute gamme, balise et facilite l’itinéraire de l’âme à Dieu. Elle est, affirme Gerson, accessible à tous, dès lors que l’on se tourne vers son propre cœur41. Elle est destinée, plus qu’aux âmes capables d’atteindre directement le vol de la contemplation, à celles qui, comme des sauterelles, ont besoin d’accomplir de petits et multiples bondissements du cœur. En toutes besognes, tant naturelles qu’artificielles, « on n’est pas maistre au premier coup42 ». Il faut dans l’art des mots apprendre son ABC comme sa main ou gamme en musique43. Plus que tout, il faut conjoindre l’étude, l’usage, à l’art44. L’exhortation est récurrente chez le chancelier de l’Université. Il convient de « mettre la main a l’euvre, car savoir l’art ne souffist mie qui ne l’exerce et pratique […]45 ». Les arts mécaniques (peinture, guerre, navigation) peuvent illustrer ce principe, et même les plus élémentaires des actions Ibid. Ibid. 41 Id., Nobilis Apostolus, éd. citée, p. 540. 42 Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 501. 43 L’idée qu’un apprentissage est nécessaire à la science mystique ainsi que la métaphore de l’apprentissage des lettres et de la rhétorique sont reprises à Jean Cassien, « De la prière », Conférences sur la perfection religieuse, trad. E. Cartier, Paris, Poussielgue, 1868, I, X, 8, p. 275-276 : « Il nous semble que dans tout art, dans toute profession, il est nécessaire, pour atteindre la perfection, de commencer par des choses très simples et très faciles, afin que ces premiers essais soient comme un lait nourrissant qui fortifie peu à peu, et permettent de s’élever graduellement des petites choses aux grandes. Les principes les plus élémentaires d’une profession en facilitent les débuts, et font arriver nécessairement et sans peine au plus haut degré de la perfection. Un enfant ne pourrait jamais prononcer les syllabes, s’il ne connaissait d’abord les lettres. Comment lirait-il couramment, s’il savait à peine assembler les mots ? Comment apprendrait-il la rhétorique et la philosophie, s’il ignorait les règles de la grammaire ? De même dans cet art sublime qui nous apprend à nous unir à Dieu, il y a certainement des principes qui servent de fondements solides pour élever l’édifice de notre perfection ». 44 J. Gerson, Nobilis Apostolus, éd. citée, p. 540 : « Exerce stuium quamvis perceperis artem [Distiques de Caton, IV, 21] ». 45 Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 513. Voir aussi Traité des chants, éd. citée, p. 431. 39 40
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humaines. Ainsi en est-il de l’art de la marche : « […] sans technique, les enfants apprennent davantage à bien marcher en allongeant peu à peu leur promenade qu’en restant couchés (quand bien même on leur enseignerait mille manières de marcher) […]46 » ; ou de l’art de la forge, selon le célèbre proverbe « c’est en forgeant que l’on devient forgeron47 ». Cela est également vrai pour les arts libéraux, en particulier dans l’éloquence où ce principe a longuement été discuté par Cicéron48. Cela l’est encore plus pour l’art musical, dont l’excellence repose sur un entraînement de tous les instants. Le maître en théologie en prévient son élève, afin qu’il ne « vienne à l’esprit de quiconque que cette gamme, valable pour tous les chants mystiques, puisse être sur le champ mise en pratique avec efficacité, sans qu’à cet art, en soi très facile à comprendre, ne soit adjoint une pratique acharnée et incessante. En effet, nous constatons qu’il en est ainsi dans tous les autres arts, en particulier dans la musique sensible, dans l’art du psaltérion et de la cithare, dans l’art du chant choral, dans celui des instruments à cordes et de l’orgue49 ». Simplicité Si l’exercice est indispensable au progrès spirituel, la science n’est pourtant pas son propre but. S’adonner à l’apprentissage de la musique, cultiver ce don que Dieu a fait à l’âme, n’a rien en soi de condamnable. Mais quand la musique de la bouche ou des doigts supplante la musique spirituelle, elle devient une curiosité coupable50. À l’exemple de la musique, toute science est vaine sans l’humilité et la dévotion du cœur, selon la parole paulinienne : « La science enfle, mais la charité édifie [1 Co 8, 1]51 ». La science, « perfection de l’intellect52 » n’est nullement mauvaise, seul est mauvais l’usage que l’on en fait. L’érudition savante, la « connaissance laissée à elle-même », ne procure pas à l’âme le repos, mais bien au contraire Id., Sur la théologie mystique, VI, 33, éd. citée, p. 167. Ibid., p. 169. « fabricando fabri fimus ». Voir aussi Traité des chants, éd. citée,
46 47
p. 436.
48 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 431 : « [Les préceptes rhétoriques], aux dires du maître en rhétorique, ne suffisent nullement, si la pratique et l’exercice, accompagnés de la vivacité d’esprit, leur faut défaut […] ». Cf. Cicéron, De l’orateur, I, 157-159. 49 Id., Nobilis Apostolus, éd. citée, p. 540. 50 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 417. 51 Id., Sur la théologie mystique, VI, 32, éd. citée, p. 163. Voir aussi Traité des chants, p. 420. 52 Ibid.
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l’inquiétude. Selon la parole de l’Ecclésiaste, « la vue ne rassasie par l’œil, ni l’ouïe l’oreille [Qo 1, 8]53 ». L’âme n’est pas rassasiée par le travail de l’intellect, car « la connaissance semble être par nature telle qu’elle s’efforce plus de tirer vers elle et d’assimiler la chose connue qu’elle ne tend vers elle54 ». Après tant de temps passé à l’étude, on fait le constat déplorable que l’on ne trouve rien que « le vide dans les entrailles des âmes ». Pire encore, la science ne permet pas d’endiguer la dispersion et les dérèglements de l’esprit, ni de guérir les vices de l’âme. Elle semble au contraire les encourager, étant facilement pervertie par de fausses fins : richesses, voluptés, honneurs, pouvoir précaire et angoissant. Entre les mains de ceux qui, gonflés de vaine philosophie et menant mauvaise vie, se sont détournés de Dieu, la fin véritable, la science est dite terrestre, « lorsqu’elle en est réduite à rechercher les richesses », animale « lorsqu’elle part de manière indigne à la conquête des plaisirs », et diabolique « lorsqu’elle se met au service des rivalités, des écoles, des hérésies et des querelles […]55 ». Le pire vice, le seul que Dieu ne pardonne pas, est l’orgueil, qui trouve dans la science un terreau de prédilection, selon la parole de Jérémie : « Ils emploient leur sagesse à faire le mal [Jr. 4, 22] ». L’arrogance, la suffisance, dénotent un usage corrompu de la science, quand la sagesse « qui vient d’en haut » se fait douce, patiente et bienveillante, sans rivalité ni ambition56. Entravée par les démangeaisons de la curiosité et par l’orgueil intellectuel, l’oreille du cœur s’ouvre plus facilement chez les simples (idiotæ) et les ignorants. À celui qui veut être initié à la musique spirituelle, saint Arsène, anachorète dans le désert de Scété et fondateur des principes de la vie hésychaste, montre l’exemple. S’étant intensément adonné à l’étude des lettres profanes, devenu fort versé dans les lettres grecques et latines, il reconnut avec humilité, après avoir conversé avec un père ermite sans instruction, qu’il n’était « pas encore parvenu à apprendre l’alphabet de ce vieillard57 ». Pour entendre le chant du cœur, il ne faut pas savoir mais croire, se dépouiller de l’homme ancien et revêtir l’homme nouveau, devenir dans 53 Ibid., VI, 34, p. 169. Voir aussi Traité des chants, p. 338 : « Le désir de savoir qui est l’homme, dont l’œil ne se rassasie pas de voir et l’oreille ne se satisfait pas de ce qu’elle entend sans aller toujours plus loin dans sa recherche jusqu’à ce qu’ils aient trouvé ce qui est parfait… ». 54 Ibid. 55 Ibid., VI, 32, p. 164-165 ; Jc 3, 15. 56 Ibid., p. 165 ; Jc 3, 17. 57 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 420.
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le Christ un enfant. Seul peut y parvenir celui qui est « devenu vraiment grand dans le Christ », qui « à l’instar de Marie, est d’autant plus grand qu’il est plus humble, qui est d’autant plus grand qu’il est proche du Christ, plus semblable à lui et plus intime avec lui, que son humilité est plus grande58 ». Musique de l’intelligence La musique accompagne l’ascension de l’âme vers la contemplation. La division des chants en chant sensible ou animal, chant intellectuel, rationnel ou moral selon la philosophie, et chant anagogique, divin ou supramental selon la théologie, s’appuie sur les trois modes de connaître : l’animal, usant principalement de l’œil de la chair ; le rationnel, usant davantage de l’œil de la raison ; et le spirituel, usant de l’œil de la contemplation59. Les trois résonances du chant, basse, moyenne et haute gamme, correspondent aux trois genres d’hommes disposés à ces modes de connaissance, le sensuel, le spirituel et l’homme céleste. Quand les premiers « ne vivent pas de manière plus élevée que les bêtes brutes, ne faisant usage que des sens ou les suivants eux seuls », les seconds « suivent davantage la raison, pensant d’une manière plus abstraite les règles des arts et des sciences ». Dépassant « le flux et le mélange infini des désirs et des pensées », les troisièmes « s’élèvent au-delà de la raison, dans une sorte de région d’éternité et de clarté60 ». La cogitation, acte des puissances inférieures et sensitives de l’âme rationnelle (imagination pour les puissances cognitives, appétit sensible pour les puissances affectives) est proche de la divagation, elle « rampe sans effort ni fruit61 ». Se formant immédiatement à partir des sensations ou de l’apparition désordonnée et involontaire des fantasmes, elle est facile, elle est le propre des enfants et des oisifs. Sans fin utile et sans fruit, elle est un songe creux qui rend l’homme morose. Quand l’esprit devient capable de se fixer, de « se tenir en un point précis », la cogitation devient méditation. Elle est difficile, tant est grande « la force des mouvements actuels des sens », tant il est pénible, lorsque l’on n’y est Ibid. Id., Sur la théologie mystique, V, 26. Sur les concepts de la théologie mystique forgés par Gerson, voir M. Vial, Jean Gerson théoricien de la théologie mystique, Paris, Vrin, 2006. 60 Ibid., p. 141. 61 Ibid., IV, 21, p. 117. 58 59
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pas habitué, de « vaincre le mouvement des sens, de contenir, d’arrêter le flux des fantasmes, et d’assigner des limites précises à ses pensées62 ». Si la première étape de la méditation est la fixation de l’esprit, la seconde, par un effort supérieur, consiste en l’abstraction et la séparation de l’intelligence d’avec les choses sensibles. L’esprit « s’efforce de dénuder sa cogitation du voile des accidents, c’est-à-dire des circonstances de lieu, de temps et d’autres choses que le sens présente, afin qu’apparaissent de manière nue et absolue les quiddités des choses, comme si le temps ni le lieu ne les enveloppaient pas63 ». Le travail de l’esprit, avec les efforts répétés qu’il induit, fait acquérir à celui-ci, par la discipline et l’habitude, des dispositions acquises, grâce auxquelles l’intelligence se purifie, d’autant plus « qu’elle était mêlée à la ténèbre de la cogitation sensuelle64 ». L’abstraction et la purification parfaites qui donnent accès à la contemplation sont l’œuvre de la puissance supérieure à la raison, l’intelligence simple qui passe à la connaissance des choses éternelles et incorporelles, étincelle ou fine pointe de la raison, semblable à l’ange et capable de Dieu65. Bien que très difficile à acquérir, l’œil de la contemplation, placé sur la cime de l’intelligence et recevant immédiatement de Dieu la connaissance des premiers principes grâce à une disposition connaturelle à l’âme et créée avec elle (habitus des principes), apporte facilité et liberté, en même temps que le plus grand fruit. La contemplation est « un regard de l’esprit perspicace et libre, c’est-à-dire délié, diffusé partout dans les choses spirituelles et suspendu aux spectacles divins66 », écrit Gerson, reprenant Richard de Saint-Victor. Grand est le fruit de l’œil de la contemplation car si l’âme, parvenue au sommet de l’intelligence, peut capter la lumière des principes, elle n’en continue pas moins de voir les choses qui ont lieu dans les puissances inférieures, la raison et le sens, et cela d’autant mieux qu’elle les voit d’en haut, de même que « l’homme qui se tient sur la crête de cette montagne voit librement […] ce qui se passe dessous, et ce de manière bien plus libre et bien plus claire que ceux qui occupent des lieux inférieurs67 ». « Dans la cogitation, on divague ; dans la méditation, on cherche ; dans la contemplation, on admire68 ». Par cette formule frappante sont Ibid., Ibid. 64 Ibid., 65 Ibid., 66 Ibid., 67 Ibid., 68 Ibid. 62 63
IV, 23, p. 121. IV, 24, p. 126. II, 10, p. 77. IV, 21, p. 117. Cf. Richard de Saint-Victor, Benjamin major, I, 4. IV, 24, p. 131.
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résumées les trois opérations des puissances cognitives de l’âme69 et leur ascension progressive vers la lumière infinie propre à la Première Intelligence, qui est Dieu lui-même. À propos de la méditation, l’auteur du De theologia mystica a insisté sur l’effort que doit faire l’esprit pour s’arracher à la sensualité et gravir la montagne de la contemplation. En recourant à fable d’Orphée, figure de la prisca theologia empruntée à la Consolation de la philosophie de Boèce, il finit d’insister sur la difficulté de ce travail de l’intellect. Le sage à la cithare d’or se glorifiait d’avoir épousé Eurydice, la « puissance intellective donnée à l’homme en vue de la contemplation des choses supérieures70 ». Mais Eurydice, comme Adam et Ève qui jouissaient à l’origine de la plus haute sagesse, est blessée et déchue par la morsure du serpent. Par la mélodie de son chant imposant le silence aux furies infernales des passions charnelles de l’âme, le sage musicien parvient à faire remonter l’esprit, du gouffre de la misère des choses inférieures, aux lieux supérieurs où il trouve en Dieu le repos, selon la parole du Psalmiste : « Reviens en repos, ô mon âme, car le Seigneur t’a fait du bien [Ps 116, 7]71 ». La remontée de l’esprit dans les hauteurs de la contemplation suppose de ne pas se retourner pour regarder vers les enfers. Car, comme l’écrit Boèce, « si vers l’antre du Tartare / On s’abaisse à jeter les yeux / Tout ce qu’on portait de précieux / On le perd, en regardant en bas72 ». Musique du cœur Une contemplation sans amour ne mérite pas le nom de contemplation . Aux puissances cognitives de l’âme rationnelle se proportionnent les puissances affectives, l’appétit animal à la sensualité, la volonté à la raison, la syndérèse à l’intelligence simple. Ainsi cette dernière, « étincelle de l’intelligence », « fine pointe de la faculté de pensée » se rapporte-t-elle « au bien final qui lui est présenté absolument, [c’est-à-dire] sans être mêlée d’aucun mal », de la même manière que l’intelligence simple « se rapporte à la vérité, ou au vrai premier et certain ». Recevant 73
69 Reprises dans Traité des chants, éd. citée, p. 462 : « Le chant moral est formé tantôt par la pensée errante et sans art, tantôt par la méditation attentive avec art et avec effort, tantôt par la contemplation éclairée avec art et avec aisance ». 70 J. Gerson, Sur la théologie mystique, IV, 23, éd. citée, p. 123. 71 Ibid., p. 127. 72 Ibid. Cf. Boèce, Consolation de la philosophie, III, 12, 49-58. 73 Ibid., V, 27 p. 143.
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immédiatement de Dieu une certaine inclination naturelle au bien, elle est « poussée à suivre la motion du bien sur la base de ce que l’intelligence simple lui a présenté74 ». Ainsi, comme le soleil, la nature rationnelle luit par la connaissance et réchauffe par l’amour. Les six puissances opèrent par une action réciproque, un « concours mutuel », par lequel « la puissance affective concourt à la production de la connaissance, comme la cognitive à l’engendrement d’une affection75 ». Il y a, écrit le théologien mystique dans son traité Du chant intellectuel, […] dans toutes ces puissances une musique et une harmonie correspondant à leurs divers mouvements76 ». Or les puissances affectives surpassent les cognitives, comme cela apparaît dans la partie supérieure de l’âme qui a reçu deux yeux, l’un pour intelliger le vrai, l’autre pour aimer bien. Lorsque cette puissance passe dans son affect, on dit qu’elle « s’élève au-delà d’elle même et que, dans une certaine mesure, elle se dépasse elle-même. C’est ce qui fait qu’un acte d’amour de ce genre est appelé “sortie de l’esprit” (supermentalis excessus) ou “au-delà de l’esprit”77 ». C’est la puissance de l’amour, l’« étincelle de l’affection », qui fait passer l’intelligence pure de la contemplation à l’extase. Dans la première, rapt en esprit, elle « demeure dans la seule connaissance, sans affect » ; dans la seconde, rapt hors de l’esprit, elle « va jusqu’à l’amour des choses qu’elle contemple78 », ce qui l’apanage des plus parfaits. Ainsi la connaissance de Dieu procurée par la théologie mystique est-elle « préférable à la théologie symbolique ou propre que procure la contemplation, plus parfaite qu’elle, de même que l’amour est plus parfait que la connaissance, la volonté que l’intellect et la charité que la foi 79 ». Aux trois modes de connaître que possède la puissance cognitive correspondent trois affections : à la cogitation, l’envie, désir ou concupiscence ; à la méditation, la dévotion, contrition, componction ou prière ; à la contemplation, l’amour extatique ou anagogique conduisant et ravissant dans les choses divines80. À la divagation de la cogitation répond ainsi une « affection imprévoyante et vague, sans utilité ni fruit », la concupiscence. À la grande difficulté et à l’utilité de la méditation, tendue vers la recherche de la vérité, correspond celles de la dévotion ou Ibid., II, 14, p. 87. Ibid., III, 17, p. 97. 76 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 340. 77 Id., Sur la théologie mystique, VI, 29, éd. citée, p. 151. 78 Ibid., p. 153. 79 Ibid., VI, 28, p. 145. 80 Ibid., V, 27, p. 141. 74 75
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componction, une « affection pieuse et humble, tendue de façon véhémente et courageuse vers l’amour de la première vérité et du premier bien81 ». Et de même que la contemplation, au-delà de la méditation, est libre et facile, la puissance affective possède un amour semblablement libre, détaché, abstrait et pur, amour extatique ou jubilation. Au‑delà de la méditation, il comporte une facilité, mais aussi « une joie inestimable, ineffable et qui surpasse tout sens82 ». Tout en haut de la gamme mystique, le chant du cœur se fait « danse de l’esprit83 ». Elle traduit le vol libre de l’esprit quand l’amour a emporté la pensée, sa jubilation dans l’union divine84. Componction Ce n’est pas par la recherche intellectuelle que l’on entre dans le mouvement anagogique qui élève en Dieu. À l’école de la science ou de la connaissance, l’instruction seule de l’intellect laisse « l’affect sec, voire frissonnant et maculé de passions85 ». La théologie livresque forme le technicien purement spéculatif, dépourvu d’instruments convenables et de dispositions acquises, quand seule la théologie mystique permet de forger les instruments et les dispositions possédés par l’expert praticien. Le théologien spéculatif est comparable au connaisseur de la science musicale qui, sans exercice, avec une voix caverneuse et des instruments Ibid., p. 143. Ibid. Sur la jubilation liée à l’amour extatique, voir Traité des chants, éd. citée, p. 322 : « Cette voix est la voix de l’âme déiforme et pieuse, qui après la contemplation ou la méditation, dirigée vers le haut et vers le bas — à travers toutes choses, autrement dit de tous côtés, puisque le terre et le ciel sont remplis de la gloire du Seigneur — jubile alors, la bouche de l’esprit dilatée, exulte et lance à toute créature en général : « Louez le Seigneur dans son sanctuaire, et avec les séraphins faites retentir cette acclamation : “Saint, saint, saint le Seigneur, Dieu de l’univers ; le ciel et la terre sont remplis de ta gloire” ! » [Is. 6, 3] ». 83 Ibid., VI, 29, p. 153. Voir aussi Traité des chants, p. 312, 364 et 463 : « Le chant moral, si l’on en croit la parole de notre préchantre le Christ, contient en lui des danses, à savoir une exultation, une jubilation et des bonds d’allégresse spirituelle, comme dans l’épithalame ». 84 L’image est d’origine plotinienne, la danse de l’âme autour du premier principe : « Lorsque nous regardons vers lui, c’est là notre fin et notre repos ; notre voix ne détonne plus et nous dansons vraiment autour de lui une danse inspirée. Dans cette danse on contemple la Source de la Vie, la Source de l’Intellect, le Principe de l’Être, la Cause du Bien, la Racine de l’Âme », Ennéades, VI, 9, 8, 43 sq., trad. P. Aubin, Plotin et le christianisme. Triade plotinienne et Trinité chrétienne, Paris, Beauchesne, 1992, p. 113. 85 J. Gerson, Sur la théologie mystique, Prologue, éd. citée., p. 47. 81 82
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désaccordés, produit un résultat pénible sans aucune harmonie. Tel est « celui qui peut discuter avec art des choses divines et qui pareillement possède les règles et peut tenir un discours spéculatif aux mœurs et aux vertus, mais qui refuse d’ordonner ses actes conformément à ce qu’il sait86 ». Il peut se lamenter avec l’Apôtre : « Le vouloir est en moi, mais non le faire [Rm 7, 18]87 ». Sans les instruments que sont les dispositions vertueuses, la chair est en opposition et dissonance avec l’esprit : « Lorsqu’on la frappe, elle ne rend aucun son suave ni divin ; il est au contraire caverneux, imprécis, grinçant. Il en de même de l’esprit […] seuls sont perçus les bruits et les tumultes assourdis des désirs charnels et terrestres88 ». Dans la théologie mystique, il n’est besoin que de savoir une chose, que « Dieu est en tout désirable et aimable », pour que « la partie affective [de l’âme], dès l’instant qu’elle est purifiée, illuminée, [bien] disposée et exercée » se porte entièrement et soit ravie « en celui qui est totalement désirable et aimable89 ». Dieu lui-même, principe de toutes choses, « a aimé la nature humaine en daignant manifester à son égard tant de tendresse, en laissant son amour et sa bonté se dilater avec une telle amplitude, qu’il l’a créée à son image et à sa ressemblance, au point qu’elle pût prendre part à sa divinité et, par cette participation, fût unie à lui par une bienheureuse alliance nuptiale […]90 ». Or, Dieu lui-même est un cercle intelligible à la source duquel retourne tout être créé. L’amour créé produit par la Trinité « équivaut à une certaine inclination, un poids, une harmonie, une tendance, un mouvement, une conformité inscrite en toute chose au bien et dans le bien91 ». Et ceci « à partir du premier bien désirable, à savoir Dieu, puisque toute chose attirée et disposée de la sorte retourne à son premier objet de désir en accomplissant un cercle intelligible, de manière médiate ou immédiate. On peut ainsi Ibid., VI, 33, p. 167. Ibid. Voir aussi Traité des chants, p. 411 : « […] non pas comme nous en faisons quant à nous l’expérience dans les instruments horriblement désaccordés de nos corps ; notre Apôtre en a déploré l’état et s’est lamenté à leur sujet à de bien nombreuses reprises, en déclarant qu’il ne pouvait pas faire le bien qu’il voulait, mais qu’il subissait la tyrannie de la loi du péché, autrement dit de la concupiscence. En effet, il ne voulait pas agir par concupiscence, mais “le pouvoir de le faire, dit-il, je ne le trouve pas, car toute créature est assujettie à la vanité, mais non de son propre gré” […] ». 88 Ibid. Voir aussi Traité des chants, p. 463 : « La corde ou le tuyau qui sert à former les chants ne rend pas une sonorité suave s’il est brisé, déformé ou mal proportionné ». 89 Ibid., VI, 30, p. 155. 90 Id., Traités des chants, éd. citée, p. 354. 91 Ibid., p. 345. 86 87
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comprendre que la monade engendre la monade et qu’elle réfléchit en elle-même son propre amour […]92 ». La puissance de Dieu illumine l’intellect, dans la contemplation où réside la félicité suprême de l’homme selon les Philosophes. Elle est également « capable de guérir, de corriger, de blâmer les affections93 », ce qui est l’objet de la théologie mystique. C’est donc en se mettant à l’école de l’amour et de l’affect que l’on peut réformer la corruption des six puissances de l’âme, effacer la « tache originelle qui a conduit notre âme avec toutes ses puissances vers le bas, de sorte qu’elle se lamente d’être tombée des réalités célestes aux terrestres et de l’état intellectuel à celui de brute94 ». La gamme mystique possède trois résonances, basse, moyenne et haute gamme qui se termine en unisson. Elles correspondent aux trois actes hiérarchiques, purification, illumination, perfection, accomplis par les débutants, les plus avancés et les parfaits. L’ascension de la gamme mystique se fait grâce à un « exercice véhément des vertus morales qui disposent l’âme à la purification, des vertus théologales qui la disposent à l’illumination, des vertus béatifiques qui la parfont95 » Comment débuter cette gamme mystique et entrer dans le chant du cœur ? Comment passer du désir errant, désordonné et inutile de la concupiscence à la l’affection prévoyante et non vague de la dévotion, tendue vers les choses cherchées et trouvées ? La réponse est mise en exergue dès le prologue du De mystica theologia : « Faites pénitence et croyez en l’Évangile [Mc 1, 15] ». La connaissance de Dieu procurée par la théologie mystique, écrit Gerson, est davantage acquise par un affect pénitent que par la recherche intellectuelle. La ferveur de la pénitence dans la componction, qui « fait rugir et gémir le cœur96 », purifie la puissance affective. Grande est la difficulté de la componction qui, grâce à la chaleur de l’amour, parvient à purifier et élever l’âme desséchée par des affects sordides, des sens corrompus, vers un amour pur et pieux. Seules les lamentations de la pénitence, la douleur de la contrition97, permettent d’ouvrir le cœur endurci par le péché, d’ôter « les fantasmes Ibid. Ibid., p. 355. 94 Id., Sur la théologie mystique, III, 20, éd. citée, p. 113. 95 Ibid., VI, 30, p. 155. Voir aussi Traité des chants, p. 462 : « Une première sorte de chant moral se chante selon les vertus cardinales : elle est bonne, mais se situe en quelque sorte dans le grave ou le bas de la gamme ; une autre est spirituelle, qui procède de l’effusion des dons et se situe pour ainsi dire dans l’aigu ; une autre enfin est divine et, tel un chant suraigu, correspond aux béatitudes ». 96 Ibid., VI, 28, p. 145. 97 Voir Traités des chants, éd. citée, p. 390. 92 93
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de l’esprit98 ». L’homme, écrit Gerson dans le Traité des chants, « peut éliminer la dissonance que sa mauvaise volonté récalcitrante avait auparavant introduite dans son chant en s’orientant vers une affection de pénitence, de sorte que lui était auparavant soumis à la teneur de la justice qui condamne obéisse désormais au chant par bémol de la miséricorde pleine de compassion et d’indulgence99 ». Avant de posséder un cœurpsaltérion, parfaitement accordé à l’amour de Dieu et capable de le faire résonner, cœur joyeux de la contemplation, le pénitent, par la mortification des sens et la contrition du cœur, doit, tels les sons de la cithare, aller du grave vers l’aigu pour réaccorder la chair avec l’esprit. La cithare de l’affliction pénitentielle traduit ainsi « l’état ou la disposition intérieure du pénitent remontant de la vallée de larmes, torturant et affinant son propre corps afin qu’il obéisse au cithariste qu’est l’esprit100 ». Exercice Du De meditatione cordis au De perfectione cordis, la méditation du cœur occupe une place importante dans la spiritualité gersonienne. Cette pratique de la méditation, fondée sur des exercices spirituels où l’âme apprend la discipline intérieure et cultive la vertu101, y occupe une place centrale. En passant de la méditation au chant du cœur, l’exercice spirituel gagne en complexité et en efficacité. Visant à accorder et harmoniser les six puissances de l’âme et élever celles-ci jusqu’à l’« unisson de la béatitude », l’« exercice spirituel des chants » tire sa puissance des structures empruntées à la science musicale qui vont permettre, mieux qu’aucun autre support, de fixer l’esprit dans la méditation et le faire le progresser dans son mouvement anagogique vers Dieu. Recourant au pouvoir polyphonique de la musique, le Canticordum permet de superposer les puissances cognitives de l’âme aux puissances affectives. Les voyelles A, E, I, O, U, issues des notes de la gamme musicale, permettent de combattre l’errance de l’esprit et de le fixer très 98 Id., Sur la théologie mystique, VI, 28, éd. citée, p. 147. L’importance de la componction et du don des larmes dans le progrès spirituel remonte à Évagre le Pontique, Chapitres sur la prière, 5-8. 99 Id., Traités des chants, éd. citée, p. 438. 100 Ibid., p. 327. La métaphore de la cithare de l’affliction pénitentielle entonnée par l’âme pécheresse se trouve dans Is. 23, 16 : « Prends la cithare, fais le tour de la ville, courtisane livrée à l’oubli ; chante bien, répète tes airs, afin qu’on se souvienne de toi ! » 101 Y. Masur-Matusevitch, op. cit., p. 292. Voir les traités De meditatione cordis, De illuminatione cordis, De simplicatione cordis, De directione cordis, De perfectione cordis.
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précisément sur les cinq points successifs des voyelles musicales, ce qui constitue — on l’a vu — la très grande difficulté de la méditation, et marque le passage de la cogitation divagante de la puissance rationnelle à la maîtrise de l’esprit au stade supérieur de la méditation. L’exercice de la puissance rationnelle et de l’intelligence est le fondement de l’exercice de spiritualité musicale conçu par Gerson. Il s’agit tout d’abord d’exercer l’« esprit du cœur102 », en suivant l’appel à l’intelligence de l’Apôtre : « Je préfère dire cinq paroles dont j’aurais l’intelligence pour instruire les autres que dix mille en langues [1 Co, 14, 19]103 ». Mais dans le combat que l’homme spirituel mène contre Satan, l’intelligence de l’esprit ne va pas sans l’intelligence du cœur. La première — objet de la méditation — consiste dans « l’intelligence du sens des mots », « la connaissance pieuse et modeste des choses divines et humaines », elle correspond à la matière ou « lettre » du chant cordial104. La méditation du sens de l’Écriture contenus dans les mots est assurée par la « puissance cognitive de la raison105 ». La seconde est l’intelligence des affections, le « cœur de l’esprit ». Elle s’attache à la forme ou « sons du chant », à sa « résonance », soit « toute affection modérée et ordonnée du cœur et de l’esprit106 ». Cette deuxième partie du chant du cœur permet d’exercer et de discipliner la puissance affective de l’âme. Elle permet le passage très difficile de l’errance du désir dans la concupiscence aux affections ordonnées et maîtrisées de la dévotion, qui correspond à la méditation dans l’ordre cognitif. Ainsi exercée, la « puissance affective » transforme les passions discordantes de l’âme en affections mesurées et « nombrées107 », capables d’émettre une musique harmonieuse. J. Gerson, Traités des chants, éd. citée, p. 404. Id., Nobilis apostolus, éd. citée, p. 538. La citation paulinienne se poursuit par une référence à la précision et la clarté de l’art musical : « Il en avait auparavant énoncé la raison par l’exemple de la flûte et de la cithare : si elles ne rendent pas des sons distincts, on ne peut reconnaître ce que joue la flûte ou la cithare ; et si la trompette ne rend pas un son clair, qui se préparera au combat ? », ibid. Voir 1 Co, 14, 7-9 : « Ainsi des objets inanimés comme la flûte ou la cithare, quand ils produisent des sons, s’ils ne donnent pas des notes distinctes, comment reconnaître l’air joué par l’instrument ? Et si la trompette produit des sons confus, qui va se préparer au combat ? Vous de même, si votre langue ne produit pas un message intelligible, comment reconnaître ce qui est dit ? Vous serez de ceux qui parlent pour le vent. ». Voir aussi 1 Co, 14, 14-15 : « Si je prie en langues, mon esprit, assurément, est en prière, mais mon intelligence reste sans fruit. Que vais-je donc faire ? Je vais prier selon l’inspiration, mais prier aussi avec l’intelligence, je vais chanter selon l’inspiration, mais chanter aussi avec l’intelligence ». 104 Ibid. 105 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 351. 106 Id., Nobilis apostolus, éd. citée, p. 538. 107 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 351. 102 103
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Par cet exercice polyphonique des facultés, le musicien spirituel joint aux bienfaits de la méditation ceux de la dévotion, acquiert la maîtrise de l’esprit comme celle, tout aussi difficile, du cœur. Ce chant de l’homme nouveau exerce en outre une troisième faculté, l’écoute intérieure, l’« oreille du cœur ». L’âme étant purifiée et réaccordée, « il naît dans nos cœurs des chants et des voix qui montent vers Dieu108 ». Or nul ne peut connaître le cœur pur, si ce n’est celui qui le reçoit, selon la parole de l’Apôtre : « Qui parmi les hommes connaît ce qui est en l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? [1 Cor. 2, 11] 109 ». Le toucher spirituel, affirme Gerson, est localisé dans la connaissance expérimentale, l’expérience intérieure. L’oreille du cœur, qui s’oppose à la surdité de l’oreille corporelle à la Parole de Dieu, est donc tout aussi indispensable que les puissances cognitive et affective pour faire chanter les « voix nombrées » que l’Amour nombré a placées dans le cœur de l’homme110. Le chant du cœur est d’abord une écoute : « Heureux ceux qui entendent la parole de Dieu [Lc 11, 28] ». De cette polyphonie des facultés naît une polyphonie spirituelle, dont la combinatoire semble infinie. Les cinq mots servant de fondement à la méditation de l’esprit : magnificence, munificence, miséricorde, justice (qui concernent Dieu) et misère (propre à l’homme) sont mis en relation avec les cinq affections du cœur : joie, espérance, compassion, crainte et douleur111, grâce aux cinq sons de la gamme musicale qui permettent de les superposer. Est ainsi rassemblée « toute l’harmonie de la musique issue de l’esprit ou du cœur » : l’espérance du salut et la crainte de la damnation112. L’harmonie du chant cordial consiste à accorder le sens des mots de la méditation avec la résonance des affections, de même que le chant vocal superpose les syllabes des paroles avec les sons musicaux. Sa perfection repose sur la « mesure vertueuse », qui permet de trouver le « moyen », le milieu de toutes les affections, c’est-à-dire qu’elles ne soient ni plus petites ni plus grandes que la parole méditée le demande113. Immense est la richesse de cette musique spirituelle, chacune des cinq affections ou résonances pouvant se diviser, comme des ornements Ibid., p. 341. Ibid., p. 405. Voir la note 33. 110 Moïse est l’exemple de cette écoute intérieure de la Parole : « […] alors qu’il ne semblait ne rien dire extérieurement, [il] se vit interpellé par le Seigneur de la sorte : “Pourquoi cries-tu vers moi ?” [Ex. 14, 15] », ibid., p. 405. 111 Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 539. 112 Ibid., p. 543. Selon les paroles de David : « Je chanterai, Seigneur, ta miséricorde et ta justice [Ps 101, 1] ». 113 Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 491. 108 109
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musicaux, en dix « voix spirituelles114 » et en multiples nuances et délicates harmonies. Ainsi la joie comprend-elle par exemple aussi bien la délectation et l’allégresse que la volupté et l’hilarité, la satiété « qui cependant n’exclut pas le désir, mais le dégoût » que la jouissance, la jubilation ou la voix de louange115. Par son étendue et sa précision, cette gamme mystique permet d’investiguer toutes les subtilités et les nuances du cœur nécessaires à la méditation de la Parole116. Elle révèle la très grande connaissance de la nature humaine de la part de Gerson et son extrême bienveillance à son égard. Verbe abrégé L’efficacité de la gamme mystique se décuple grâce à son extrême plasticité. Si les points formés par les cinq notes sur la portée musicale permettent de fixer l’esprit, leur inscription sur les doigts de la main guidonienne117 solidifie la méditation grâce à son enracinement corporel, en soutenant l’ouïe par la vue et par le sens du toucher. Quant à la notation des voyelles dans l’espace géométrique de la croix (+), elle crée des directions, haut, bas, gauche, droite118. Le point le plus haut reçoit la première lettre, la voyelle la plus digne et le point de départ de toutes les résonances, le A, qui porte la joie et l’amour, car « elle est tournée vers les cieux, là où rien ne se pratique qui ne soit joyeux119 ». Tout en bas à l’extrémité inférieure est placée l’affection opposée portée par le U, la douleur et la haine, à l’instar des profondeurs de l’enfer où résonnent « la douleur, les pleurs et les grincements de dents, ainsi qu’une haine tenace de Dieu120 […] ». La forme du X possède en outre un centre121, lieu de Id., Traité des chants, éd. citée, p. 440. Ibid., p. 441. Sur les subdivisions des affections, voir également p. 509-510. 116 Ibid., p. 440 : « Nous pourrions, conformément à cette multiplication, montrer qu’il n’existe de psaume, pas de verset de psaume, de mot ni enfin de syllabe, d’où l’on ne puisse trouver à extraire, dans leur sens littéral ou dans leur signification, n’importe quelle voix spirituelle, et autant qu’on voudra, chacune en accord avec la voyelle qui lui correspond, que ce soit A, E, I, O ou U ». 117 Ibid., p. 430-431. Sur les divers systèmes de notation de la gamme mystique, voir I. Fabre, « Musique et lieux de mémoire », op. cit., p. 75-110. 118 Ces quatre points correspondent aussi aux quatre points cardinaux, et à ceux parcourus par la roue de la fortune, ibid., p. 426. 119 Ibid., p. 425. Dans la gamme manuelle, la primauté et la dignité du A sont portées par le premier doigt, le pouce, « doigt plus puissant et plus noble », ibid., p. 431. 120 Ibid., p. 426. 121 Ibid., p. 484. 114 115
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Dieu par excellence, qui permet une fixation supérieure de l’esprit. Le centre assure l’unité sur laquelle se règle l’harmonie des affections. Il tient sa puissance du nom de Jésus, « nom de salut et toute pitié122 » accolé à la lettre I, la plus petite lettre symbole de l’humilité du Christ123, simple agneau mais « haut en sa divinité ». Elle fait de l’« amoureuse piété » née de l’amour du Père pour le Fils, dont provient le « noble lignage » et la « divinité fraternité » entre les hommes, l’affection centrale sur laquelle se règlent, modèrent et tempèrent les quatre autres124. L’extraordinaire plasticité de la gamme mystique provient en outre, comme la musique, de ses capacités infinies de variation. Les voix nombrées des cinq affections sont variées grâce aux différents registres, en se « multipliant dans l’étendue des graves, des aigus et des suraigus, autrement dit selon un mouvement ascendant et descendant, par systole et dyastole — et cela, quasi sans fin125 ». Les affections du cœur peuvent également être variées par élévation ou abaissement (phrasis), comme « […] dans l’esprit du Christ et celui de Marie, qui élevèrent les voix de leurs affections jusqu’au cri le plus haut et les abaissèrent jusqu’à un degré d’humilité inatteignable126 ». Elles le sont aussi par allongement ou abrègement (thesis) et par l’ajout de silences et de pauses, comme dans l’esprit de Marie : « D’autant plus grande, on le conçoit, est l’interruption de la voix du cœur, d’autant plus grands sont les intervalles — tantôt plus rapides, tantôt plus lents — par lesquels la bienheureuse chant son bienaimé : “Mon bien-aimé est à moi”, dit-elle. Que de choses elle a donné à entendre en brisant et réprimant sa voix, en agissant tant de pensées en elle-même, avant d’ajouter : “Et moi, à lui” [Cant. 2, 16] !127 ». L’esprit est enfin capable de percevoir la superposition des affections mises en consonance, dans « une harmonie mutuelle, supérieure à celle que l’on peut atteindre dans la musique sensible128». L’esprit de Marie et du Christ témoignent encore de ces plus infimes subtilités et complexités du cœur, eux qui vécurent dans l’allégresse l’angoisse et la tristesse de la mort : « N’es-tu pas convaincu que Marie, sur le point de Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 502. La plus petite lettre I est aussi le commencement de toutes les autres figures, la croix, la sphère en trois dimensions, le III qui représente la Trinité en unité, ibid., p. 502-503. 124 Ibid., p. 493-494. Sur l’aspect christocentrique de la spiritualité gersonienne, qui privilégie le côté mystique du Christ-fils de Dieu au détriment du côté physique et humain de ses souffrances, voir Y. Masur-Matusevitch, op. cit., p. 285-288. 125 Id., Traité sur les chants, éd. citée, p. 351. 126 Ibid., p. 436. 127 Ibid., p. 436-437. 128 Ibid., p. 351. 122 123
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mourir, entonna le plus doux des chants du cygne au moment de sa délivrance ? Le Psaume dit de même au sujet du Christ : “Dieu monte dans la jubilation, et le Seigneur au son de la trompette” [Ps. 46, 6]129 ». Mais la plus grande puissance de la gamme mystique provient — de façon paradoxale — de sa capacité de contraction, de brièveté, à l’instar du Verbe abrégé, le Christ, que Dieu envoie aux hommes et qui résume les Écritures130. Gerson reprend aux fondateurs de l’hésychasme la puissance de la prière courte, réduite dans sa forme la plus brève à la simple parole « Seigneur Jésus », son pouvoir de rassembler instantanément l’esprit dispersé dans l’extériorité et de le réunifier en le recentrant dans le cœur. Cet enseignement des maîtres du désert, en particulier d’Évagre le Pontique, a été transmis à l’occident par Jean Cassien dans ses Conférences. Dans sa Xe conférence De la prière, il commente abondamment la répétition du verset, choisi dans toute l’Écriture, « Deus in adjutorium meum intende ; Domine ; ad adjuvandum me festina. Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtezvous, Seigneur, de me secourir [Ps 69, 2] ». Il s’agit d’un « secret que nous ont laissé quelques-uns de nos anciens Pères, et que nous ne disons qu’au petit nombre de personnes qui le désirent avec ardeur131 ». Dans sa brièveté, ce verset « renferme tous les sentiments que peut concevoir la nature humaine ; il convient parfaitement à tous les états et à toutes les tentations132 ». S’il est utilisé pour combattre la tentation du désespoir, ce « prompt secours » est aussi efficace pour déraciner l’orgueil que peut susciter la prospérité. Lorsque les joies spirituelles inondent notre cœur, il « nous avertit de ne pas nous élever et nous enorgueillir de ce bonheur que nous ne pourrions conserver sans la protection de Dieu […]. Celui qui désire être secouru toujours et en toute chose, confesse qu’il a besoin de Dieu dans la prospérité comme dans le malheur ; car Dieu seul peut le tirer de la peine ou le conserver dans la joie, et, sans son secours, la faiblesse humaine succomberait de toute manière133 ». 129 Ibid., p. 437. Voir I. Fabre, « Le canticordum instrument de dévotion mariale », op. cit., p. 185-203. 130 Ibid., p. 425. 131 J. Cassien, « De la prière », I, X, 10, op. cit., p. 279. 132 Ibid. « On y trouve l’invocation de Dieu contre tous les dangers, l’humilité d’une sincère confession, la vigilance de la sollicitude et de la crainte, la considération de notre faiblesse, l’espérance d’être exaucé, la confiance en un secours présent et certain ; car celui qui invoque son protecteur est toujours certain de sa présence. On y trouve l’ardeur de l’amour et de la charité, la vigilance contre les pièges qui nous environnent et contre les ennemis qui nous attaquent nuit et jour, et l’âme confesse qu’elle ne peut en triompher sans le secours de son défenseur », ibid., p. 278-279. 133 Ibid., p. 279.
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Arme musicale Depuis Évagre le Pontique, la lecture, qui inclut aussi bien l’écoute des divines Écritures, est tenue pour une arme spirituelle majeure dont dispose le moine pour chasser les pensées mauvaises (logismoi) qui l’assaillent et retrouver la tranquillité de l’esprit. « Avec crainte, aie commerce chaque jour avec les divines Écritures, car par leur fréquentation tu banniras le commerce des pensées. Qui par la méditation thésaurise en son cœur les divines Écritures en expulse aisément les pensées. Si par une lecture nocturne, durant les veilles, nous écoutons les divines Écritures, ne laissons pas mourir ce que nous avons entendu en nous endormant et ne livrons pas notre âme à la captivité des pensées, mais piquons notre cœur de l’aiguillon des Écritures134 […] », recommande Évagre dans son traité À Eulogue. Dans la lutte contre les vices, le chant des psaumes constitue la deuxième arme spirituelle. La réflexion sur ses effets sur l’âme est présente chez les premiers Pères, Origène, Basile et Grégoire de Naziance. Véritable « remède mélodieux de l’âme135 », la psalmodie « rend les âmes sereines, procure la paix, calme le tumulte et la houle des pensées. Elle adoucit ce qui dans l’âme est irrité et elle assagit ce qui est déréglé136 ». Son efficacité thérapeutique provient en premier lieu de la force du son, de la mélodie sur l’âme, puisque, selon Origène, elle exerce son action bienfaisante même pour qui ne comprend pas les paroles de l’Écriture137. Si la lecture, agissant sur la partie rationnelle de l’âme, est capable d’arrêter le vagabondage de l’intellect et de fixer celui-ci, si le jeûne et le travail des mains éteignent l’inflammation de la partie concupiscente, la psalmodie, opérant sur la partie irascible de l’âme, est quant à elle le remède à l’agitation du thumos. Ainsi, affirme Évagre dans son Traité pratique, « quand la partie irascible est agitée, la psalmodie, la patience et la miséricorde la calment138 ». La colère est l’un des vices les graves faisant tendre l’homme vers l’état démoniaque, le démon étant caractérisé, précisément, par l’excès de thumos. Elle constitue le trouble le plus 134 Évagre le Pontique, À Eulogue, 20, op. cit., p. 354-355. Voir aussi Traité pratique ou le moine, 15. 135 Grégoire de Nazianze, Poèmes, II, 2, 8, 873. 136 Basile de Césarée, Homélies sur les Psaumes, I, 2. 137 Origène, Homélies sur Josué, XX, 1, éd. A. Jaubert, Paris, Éd. du Cerf, 2000, p. 406-416. Voir aussi Homélies sur les Nombres, XVIII, 3, éd. L. Doutreleau, Paris, Éd. du Cerf, 1999, t. 2, p. 366-367. 138 Évagre le Pontique, Traité pratique ou le moine, 15, éd. A. et C. Guillaumont, Paris, Éd. du Cerf, 1971, t. 2, p. 537. Voir aussi, Pensées, 27 ; Gnostique, 149 ;
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grave de la partie irascible de l’âme, son « bouillonnement ». Elle s’empare de l’intellect pendant la prière et, persistant dans la mémoire sous forme de ressentiment et de rancune, elle va jusqu’à troubler le sommeil139. Ainsi ce trouble extrême du thumos est-il non seulement dommageable à la partie irascible de l’âme mais encore à l’intellect dont elle perturbe le fonctionnement normal : « […] rien ne porte l’intellect à déserter comme la partie irascible quand elle est troublée140. » Une fois l’âme obscurcie, l’esprit est souillé141. Dans le combat contre la colère, la psalmodie est la première des armes spirituelles : « quand tu es troublé par la colère […], que ta langue s’ébranle pour la psalmodie142 ». Évagre en révèle la puissance capable, en apaisant la fureur de l’âme, de restaurer la perfection de l’esprit : « […] “les psaumes, les hymnes et les chants spirituels” [Ep. 5, 19] invitent l’intellect au souvenir constant de la vertu, en refroidissant notre irascibilité bouillante et en éteignant nos désirs143 ». Elle agit donc aussi sur la partie concupiscible, « en éteignant nos désirs », comme on le lit aussi dans les Chapitres sur la prière : « La psalmodie assoupit les passions et calme l’intempérance du corps144 ». Si la partie concupiscible et les passions du corps sont aisément soignées par le remède de l’abstinence, la guérison de la partie irascible et des passions de l’âme, qui tirent leur origine des hommes, s’avère plus lente et difficile. Le prompt secours de la psalmodie ne le cède qu’à la douceur145, c’est-à-dire l’amour spirituel146, la plus grande des vertus qu’est la charité, « dite “grande” [1 Co 13, 13], car elle est le frein de la partie irascible147 ». Si la colère à l’encontre des hommes est une passion de l’âme qui souille l’intellect, la colère envers les démons, qui incite à les combattre, constitue le fonctionnement normal de la partie irascible148. Elle se trouve Ibid., 11. Ibid., 21, p. 551. 141 Ibid., 23. 142 Jean Damascène, Huit esprits de malice, 7. 143 Évagre le Pontique, Traité pratique, éd. cit., 71, p. 659. 144 Id., Chapitres sur la prière, 83, éd. P. Géhin, Paris, Éd. du Cerf, 2017, p. 299 ; Gnostique, 149. 145 Ibid., 20. 146 Id., Traité pratique, 35. 147 Ibid., 38, p. 587. 148 Ibid., 24, p. 557 : « La nature de la partie irascible, c’est de combattre les démons et de lutter en vue du plaisir, quel qu’il soit. Aussi les anges nous suggèrent-ils le plaisir spirituel et la béatitude qui le suit, pour nous exhorter à tourner notre irascibilité contre les démons. Ceux-ci, de leur côté, nous entraînent vers les convoitises du monde et contraignent la partie irascible, allant contre sa nature, à combattre les hommes, cela, pour que l’intellect soit obscurci et déchoie de la science, devenant traître aux vertus. » 139 140
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au fondement de la doctrine de l’Antirrhétique, initiée par le Christ luimême au désert lors de sa lutte contre les tentations du diable (Mt 4, 1-11)149, qui consiste à repousser par des paroles les attaques des démons : « Quand tu es tenté, recommande Évagre, ne prie pas avant d’avoir adressé avec colère quelques paroles à celui qui t’étreint150 ». De fait, si la colère a le pouvoir de souiller l’intelligence en détruisant les pensées droites, son bon usage permet de détruire les mauvaises pensées suggérées par les démons. Ainsi, poursuit Évagre, « […] ton âme étant affectée par les pensées, il s’ensuit que la prière, elle non plus, n’est pas pure. Mais si tu leur dis quelque chose avec colère, tu confonds et fais disparaître les représentations suggérées par les adversaires. Car tel est l’effet naturel de la colère, même quand il s’agit de bonnes représentations151 ». Le chant des psaumes, en particulier, possède cette vertu apotropaïque vis-à-vis des démons. Son emploi est illustré par l’exemple d’un moine menacé par le démon le plus nuisible, celui de l’orgueil, qui « […] incite l’âme à la chute la plus grave […], à ne pas reconnaître l’aide de Dieu, mais à croire qu’elle est elle-même la cause de ses bonnes actions152 », et engendre « le dernier des maux, l’égarement de l’esprit153 », faisant sortir l’homme de l’état humain. Ainsi poussé à se vanter lui-même, le moine employa dans son combat spirituel l’arme particulièrement efficace de la psalmodie : « Un des frères, loué par les démons intérieurs à cause de ses efforts contre les pensées, psalmodiait : Qu’ils soient aussitôt renvoyés couverts de honte, ceux qui disent : Bravo ! Bravo ! [Ps 69, 4]154». Dans la méthode antirrhétique d’Évagre, la puissance musicale du son s’associe à la force du message scripturaire pour contrecarrer l’errance, la dispersion vicieuse des pensées. Leur énergie décuplée favorise la concentration de l’esprit, fixe la pensée, restaure l’unité intérieure et fait naître la paix du cœur, l’apathéia, l’impassibilité nécessaire à la contemplation. C’est dans cette tradition faisant de la musique une arme spirituelle qu’il faut replacer le chant du cœur gersonien. Le chant des voyelles musicales, avec la méditation affective dont elles sont le support, permet de combattre l’errance de l’esprit. Il fait revenir le cœur à lui-même et le 149 Id., À Eulogue, Introduction, éd. cit., p. 68-69. Voir E. Faure, Vivre le combat spirituel avec Évagre le Pontique, Paris, Artège, 2012. 150 Id., Traité pratique, 42, éd. cit., p. 597. 151 Ibid. 152 Ibid., 14, p. 533. 153 Ibid., p. 534. 154 Ibid., 19, p. 351.
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conduit, en restaurant d’abord en lui la crainte de Dieu, vers l’allégresse spirituelle155. Cette arme musicale contre les mauvaises pensées ne possède pas seulement une vertu apotropaïque. Elle a aussi le pouvoir de réparer. « Quand bien même un homme s’égarerait longtemps en des pensées criminelles, mais que, s’il revient de cette façon à son cœur et dise en gémissant : “Je me repens”, aussitôt une vertu efficace et ardente est rendue à son chant non seulement intérieur, mais aussi vocal […]156 », précise Gerson. La formule brève de la prière du cœur constitue selon Jean Cassien une arme spirituelle encore plus affûtée et puissante, elle est la parole qui sauve. « Rempart inexpugnable », « cuirasse impénétrable », « bouclier qui nous couvrira toujours », cette formule puissante et salutaire permet d’atteindre la perfection spirituelle, dont les principes consistent dans « le souvenir et la pensée de Dieu, et ensuite dans le moyen de fixer en nous ce souvenir et cette pensée157 ». En effet, l’âme est toujours mobile, toujours distraite, comme une personne ivre. Elle « souffre de son ignorance et de ces difficultés ; elle va d’objet en objet, comme une personne ivre, recevant de tous les côtés des impressions différentes, et n’ayant de bonnes pensées qu’au hasard, sans savoir comment elles viennent et comment elles disparaissent158 ». La répétition du verset permet de combattre l’égarement des pensées, de rappeler l’esprit, fixer le cœur en le concentrant sur quelque chose de fixe, d’invariable. Elle permet d’arrêter l’extrême mobilité de l’esprit qui perturbe la prière, la lecture ou le chant des psaumes159, de rentrer dans la possession de son âme et la stabilité de ses pensées. Elle vise aussi à la nudité de l’esprit, à le dépouiller de la richesse et de l’abondance des pensées qui l’occupent. En le « renfermant dans la pauvreté de ce verset », il parvient à la pauvreté spirituelle, première des béatitudes de l’Évangile : « Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux [Mt 5, 3]160 ». J. Gerson, Traité des chants, éd. citée, p. 435. Ibid. 157 J. Cassien, « De la prière », I, X, 8, op. cit., p. 276. 158 Ibid. 159 Ibid., I, X, 13, p. 287-288 : « Si nous prions, par exemple, nous pensons à quelques psaumes ou à quelques lectures ; si nous chantons un psaume, nous nous occupons d’autre chose que du texte qu’il contient ; si nous lisons, nous nous rappelons ce que nous avons fait, ou ce que nous avons à faire, et ainsi nous sommes le jouet du hasard, sans règle et sans moyen pour fixer notre volonté et pour retenir ce que nous aimerions méditer ». Sur l’errance de l’esprit, voir I, 7 « De la mobilité de l’âme, et des distractions de l’esprit ». 160 Ibid., I, X, 11, p. 284. Le thème de la pauvreté spirituelle, développé dans le traité La mendicité spirituelle, est omniprésent dans l’œuvre de Gerson. Voir Y. MasurMatusevitch, op. cit., p. 288-305. 155 156
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Fin connaisseur du maître spirituel fondateur du premier manuel de spiritualité en Occident161, Gerson reprend à l’auteur des Conférences la réduction de toutes les affections opérée par le verset « Dieu, viens à mon aide ; Seigneur, hâte-toi de me secourir162 ! ». Par cette réduction à l’unique corde de l’amour163, le chant du cœur parvient à sa plus grande puissance. Corps La transformation de la faculté de penser dans l’union amoureuse a le pouvoir de transformer à son tour le corps. L’esprit, affirme l’auteur du De theologia mystica, « ainsi assimilé à Dieu, qualitativement altéré et affecté par l’amour, affecte et altère qualitativement le corps qui est comme une matière susceptible de recevoir une forme en refluant luimême sur le corps164 ». Il arrive alors « que le corps ainsi disposé et affecté par ce qui lui est devenu propre revête et porte certaines propriétés de son esprit, les siennes ayant été abandonnés ou se trouvant en grande partie incapables d’aucune opération165 ». L’esprit, « attiré par Dieu, attire à son tour [à lui] les choses corporelles. Il en résulte une union admirable de l’esprit avec Dieu et du corps avec l’esprit166 ». Dans l’union mystique se résout ainsi le discord de la chair, la dissonance en l’homme introduite par le péché originel. « […] moyennant la grace de Dieu et sa pitié et compassion, tout a la parfin revient a bon accord, car le discord de la char cesse et se tient comme en silence sans ce que paour lors empeche la doulce melodie de mon espirituel 161 L’œuvre de Cassien a servi de fondement à la Règle de saint Benoît. Les Collationes furent abondamment lues au Moyen Âge, notamment pendant les repas du soir, d’où le nom de collation. Leur influence dépasse très largement l’époque médiévale. À l’approche de la mort, Louis XIV répéta lui aussi la célèbre prière du cœur théorisée au Ve siècle par Jean Cassien. 162 J. Gerson, Traités des chants, éd. citée, p. 444. 163 Ibid., p. 343 : « […] tout cet univers est le monocorde de la sagesse divine, dont cette dernière joue avec délectation depuis le commencement ; et ce monocorde a pour unique corde l’amour ». 164 Id., Sur la théologie mystique, VIII, 41, éd. citée, p. 205. 165 Ibid. 166 Ibid. Selon Évagre le Pontique et les Pères, si le corps est affecté pendant le combat spirituel, c’est que le démon n’a pu abattre l’âme. « C’est par le noûs, la fine pointe de l’âme, que nous contemplons la Trinité. Il est donc la principale et la première cible du démon ». L’action du démon sur le corps est donc le « signe d’un certain échec de ses attaques », E. Faure, op. cit., p. 213.
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Concordum167 », écrit Gerson dans son Canticordum au pèlerin. La bataille de la chair contraire à l’esprit fait place à la paix et l’accord dans la vie contemplative où toutes choses sont consonantes à la raison (Tum omnia consonant rationi)168, selon l’idée aristotélicienne que « chez l’homme vertueux, tout est en consonance à la raison169 ». Ainsi transformé par l’union amoureuse de l’âme à Dieu et réunifié à la raison, le corps redevient l’instrument parfaitement accordé et mesuré qu’il était avant la chute, à l’image du macrocosme170. Il ne se trouvait alors « rien en lui de dissonant, mais tout résonnait en lui de la plus belle mélodie qui soit, car rien ne venait entraver la raison, contrairement à ce qui se produit ici et maintenant, et celle-ci tenait tout sous sa loi […]171 ». Marie, tympanon de Dieu, maîtresse, on l’a vu, de toutes les affections du chant du cœur, donne l’exemple parfait de ce corps-instrument « en toutes choses soumis à la parole de Dieu, accordé à la raison, accordé en outre à lui-même sans contradiction aucune172 », instrument unique et incomparable par lequel et dans lequel son esprit, « loin de se tenir enfermé en lui-même son chant nouveau, l’amenait à se manifester extérieurement173 ». « Tout à fait glorieux, cet instrument organisé à la perfection » manifeste les signes de la transformation du corps consécutive à celle de l’âme, décrite par Gerson dans le traité Sur la théologie mystique. Entièrement soumis à l’esprit, lui-même soumis au premier Principe et illuminé de son amour transformant, son corps est marqué par la stabilité et l’invariabilité que possèdent les mouvements des corps célestes unis au premier moteur174. Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 497. Ibid., p. 498. 169 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 376 ; Sur la théologie mystique, éd. citée, p. 205. Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13, 1102b28. 170 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 376 : « Ainsi, la Sagesse de Dieu avait formé le corps de l’homme à la ressemblance du macrocosme matériel et avait placé le cœur en son centre. Elle l’avait conçu comme un instrument ou un organe musical accordé avec la plus grande justesse, dans lequel et au moyen duquel l’esprit humain, alors d’une habileté consommée en matière de chant car il était empli de la parole de Dieu, chantait les chants pleins d’allégresse de Sion, la Jérusalem céleste ». 171 Ibid. Sur la métaphore du corps-instrument transmise par les Pères de l’Église, voir L. Wuidar, « L’eredità greca : Platone, Plotino, il corpo-lira e l’armonia della virtù », op. cit., p. 1-4. 172 Ibid. 173 Ibid., p. 410. 174 Ibid. : « […] on pouvait observer dans l’organe corporel de Marie un mouvement proportionnel à celui du premier mobile céleste, un mouvement pour ainsi dire oblique, non dépourvu de ressemblance avec la course des planètes, un mouvement longitudinal, ensuite, conforme à celui des éléments lourds et légers, tout cela donnant l’impression d’avoir été mesuré avec la plus grande perfection en matière d’ordre, d’harmonie, de nombre et de poids ». 167 168
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Son corps organique et physique, doué en tout point d’un équilibre parfait, se révèle ainsi « céleste plutôt que terrestre, œuvre de la grâce et non de la nature, céleste véritablement en ce qu’il constitue une image d’un changement stable et en ce qu’il obéit, en vertu d’une loi invariable, au moteur qu’est son esprit, les vicissitudes de ses mouvements ne pouvant pas plus s’écarter du droit chemin que ne peuvent dévier les mouvements giratoires des corps célestes175 ». Unisson Parvenu au chant de la haute gamme, à l’« unisson de gloire et de parfaite contemplation176 », l’esprit déiforme, affermi et consolidé, retrouve son unité. En s’unissant à la Sagesse, toutes puissances, raison supérieure et raison inférieure, sensibilité extérieure et sensibilité intérieure, sont réunifiées177. La métaphore musicale laisse place à celle du marin spirituel qui caractérise l’esprit rationnel. En passant des réalités charnelles aux réalités spirituelles, il parvient au port déifique, le port stable en Dieu178. Cessant d’être balloté par les mouvements infinis et corrompus de la mer des désirs et des pensées, il trouve la sécurité dans le rivage de l’éternité. Cesse alors l’inquiétude et l’errance de l’âme rationnelle, lorsqu’elle étreint son bien suprême : alors que « comme réduite à rien, “l’âme s’épuise à quêter le salut” [Ps 119, 81] de Dieu, elle ne trouve d’appui ni en autrui ni en elle-même, mais en Dieu seul, sa douceur, sa vérité, sa gloire179 ». L’âme possède enfin son centre et sa fin, sa totale perfection : l’esprit est uni et conjoint à la perfection suprême par l’amour parfait180. Deuxième des perfections de l’amour, l’union ne se caractérise pas en effet seulement par la réduction à l’unité, le retour « loin de toute division, vers la monade181 ». Le premier des fruits de l’union est la fixité, la stabilité que l’âme reçoit de la seule attache sûre qu’elle possède dans les ténèbres de ce monde, l’attache à Dieu182. Le deuxième est le Ibid. Id., Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 512. 177 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 465. 178 Id., Sur la théologie mystique, VI, 34, p. 171 ; VII, 35, p. 179. 179 Ibid., VIII, 42, p. 210-211. 180 Ibid., p. 207. 181 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 335. 182 Id., Sur la théologie mystique, VII, 35, p. 181. « Il est bon pour moi de m’attacher à Dieu [Ps 73, 28] » ; « Celui qui s’attache à Dieu est un seul esprit avec lui [1 Co 6, 17] ». 175 176
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repos durable, la paix que l’âme trouve en Dieu. Sont pacifiées les trois puissances de l’âme stabilisée dans la sainte Trinité. Unie à l’Esprit saint, la puissance concupiscible, qui tend au bien, atteint la bonté. Unie au Fils, la puissance rationnelle, qui tend au vrai, parvient à la vérité. Unie au Père, la puissance irascible, qui tend à ce qui est élevé, obtient de celui-ci la puissance, la majesté et la gloire183. Ainsi, « n’ayant rien de plus haut à quoi elle puisse tendre ni rien d’autre qu’elle puisse désirer, l’âme se repose en Dieu et s’y fixe, possédant toute chose en lui, méprisant le reste et n’en faisant que peu de cas184 ». Seule cette attache suprême a la puissance de délivrer l’âme rationnelle de la force centrifuge qui l’attire hors d’elle-même vers l’extériorité, d’affaiblir ou d’annihiler les actes des puissances inférieures185 qui l’entraînent dans la mer de la sensualité. Ainsi fixée en Dieu et illuminée par sa grâce, l’âme rationnelle habite « en toute confiance dans les tentes de la paix éternelle186 ». Louange L’amour ravit, unit, satisfait187. Intimement unie à l’amour, « force qui maintient », « axe de la roue inconstante de toute créature », « unique teneur de la musique du monde188 », l’âme reçoit de celui-ci sa troisième perfection. Dans sa sortie hors de la pensée (excessus mentis), la syndérèse, partie virginale de l’âme en tant qu’elle se porte irrésistiblement vers le souverain bien par une inclination naturelle reçue immédiatement de Dieu, reçoit sa nourriture céleste, elle est rassasiée. De fait, si l’âme se tient en repos dans l’union amoureuse, c’est que l’amour est auto-suffisant, il est sa propre récompense : « l’amour se suffit à lui-même, et ne cherche rien d’autre qu’à aimer189 ». Ibid., VIII, 42, p. 207-209. Ibid., p. 211. 185 Cette domination de la puissance supérieure sur les inférieures constitue le rapt, lorsque les opérations de ces dernières sont affaiblies, l’extase, lorsque les puissances inférieures cessent d’agir. Sur ce point longuement discuté, voir Sur la théologie mystique, VII, 36-39. Lorsque au contraire les opérations des puissances supérieures cessent ou sont entravées, lorsqu’une puissance supérieure est tirée vers le bas par une puissance inférieure, on parle de chute ou de naufrage de l’âme. C’est ce qui se produit le plus fréquemment en l’homme, en raison de la corruption due au péché originel, ibid., VII, 37. 186 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 326. 187 Id., Sur la théologie mystique, VII, 35, p. 181. 188 Id., Traité des chants, éd. citée, p. 347. 189 Id., Sur la théologie mystique, VII, 35, p. 181. 183 184
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Le fruit de cette troisième perfection est la jouissance que la puissance affective de l’âme éprouve lorsqu’elle s’est unie au premier bien désirable. La délectation, en effet « doit être recherchée dans le bien qui lui convient et la douceur de la volupté190 ». Lorsque les trois puissances concupiscible, rationnelle et irascible sont « rassasiées par la conjonction de chacune d’elles avec l’objet suprême de son désir », l’âme éprouve alors une « volupté suprêmement bienheureuse191 » (fruitio Dei). Il n’est de chant de dilection supérieur à l’épithalame divin192. L’unisson de gloire et de parfaite contemplation devient unisson de la béatitude. « Louez le Seigneur dans son sanctuaire [Ps 150, 1] ». La louange accompagne la jouissance, elle est l’ultime béatitude. Et cela non seulement pour l’âme déiforme « nourrie des aliments de la satiété éternelle », mais aussi pour tous, bien que tous n’en jouissent au même degré, « de même que tous ne participent pas également à la connaissance du Seigneur ni ne lui témoignent également un libre amour par un mouvement volontaire193 ». C’est pourquoi l’âme bienheureuse, comblée de la bonté divine, félicite tous ceux qui s’associent à sa louange et, « bien qu’elle n’ait pas l’audace d’ordonner la louange à tout le monde, elle reçoit néanmoins la mission d’exhorter, d’applaudir et de se réjouir avec ardeur, en bondissant et en manifestant de concert son exultation […]194 ». Pourquoi la louange, réservée à Dieu seul, étant « lui-même tout en tous195 », est-elle l’ultime béatitude de l’homme ? C’est que l’âme, se complaisant Ibid., VIII, 42, p. 209. Ibid. Les notions de délectation et de fruitio Dei sont développées dans les « Trente considérations sur la haute gamme », Canticordum au pèlerin, éd. citée, p. 521 : « En ceste haulte game couvient de nessecité dire que l’entendement ait aucune operacion ou perception, car autrement ne seroit point ce hault chant plaisant et delictable, et ex consequenti nec fruitio (et par consequent ne la fruicion) ; de quoy le contraire est veritable, car n’est riens ça jus plus delictable. Or est ainsi que selon la diffinition de delectacion, il couvient que elle viegne de la percepcion ou cognoissance de la chose couvenable qui est conjointe a l’affection ou voulenté. Est enim delectatio, secundum Avicennam, perceptio convenientis coniuncti ; spectat autel perceptio ad vim cognitivam vel apprehensivam et non ad motivam vel affectivam ut sic. Et de cela vient que les plantes n’ont point de delectacion en leur operacion, car elles n’ont point de percepcion ». 192 Dans le Traité des chants, l’étude du chant nuptial, issu du Cantique des cantiques, est très développée. Elle constitue l’intégralité du troisième tome « Des chants anagogiques selon la théologie » de l’Opuscule sur les chants (vol. 1). 193 J. Gerson, Traité des chants, éd. citée, p. 323. 194 Ibid., p. 322. 195 Ibid., p. 323. Il s’agit du culte de latrie, le culte dû à Dieu seul : « Garde-toi cependant du scandale qu’il y aurait à louer les créatures ou à leur adresse un culte de latrie : tel serait le cas si Dieu était adoré publiquement dans le démon ou dans l’image de celui-ci, dans l’âne ou dans le crapaud, et pas moins dans les anges et dans les hommes, quel que soit leur degré de sainteté […] », ibid., p. 324. 190
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ainsi dans l’amour vivifiant, « principe-source de la vie tout entière196 », voit renouvelée « sa jeunesse comme celle de l’aigle197 ». Selon la philosophie, en effet, la vie de toute chose se situe « dans une opération déterminée par la nature ; autrement, en l’absence de cette opération, quel que soit le rapport qu’entretient la chose avec elle-même, elle sera plutôt dite morte ou assoupie que vivante198 ». Or, selon la Sagesse divine, « l’opération propre à l’homme et ce à quoi il tend sont la connaissance du Dieu très-haut, accompagné de sa jouissance et de sa louange199 ». La louange, comme l’amour, est donc sa propre récompense, « qui est grande, très grande, même quand elle est gratuite — que dis-je, elle est plus grande en ce qu’elle est gratuite200 ! ». Anticipant celle qui se fait entendre dans la gloire céleste, la louange qui retentit dès à présent sur terre est la voie par laquelle Dieu montre à l’homme son salut201. « Tu vis donc, ô homme, tant et autant que ton âme loue le Seigneur202 ». Prière Parvenu au sommet de la gamme mystique, le chant du cœur se fait prière. Pas n’importe quelle prière, mais prière pure, prière parfaite de l’âme contemplative. Sur cette cime où l’âme rationnelle fait la connaissance expérimentale de Dieu par l’affect pur qui est « l’intelligence de l’esprit », il n’est plus question de mots. La prière parfaite est celle du cœur pur, selon la promesse du Christ : « Heureux ceux dont le cœur est pur, car ils verront Dieu [Mt 5, 8]203 ». Ainsi la prière qui résulte de l’affect sensuel et de l’affect rationnel, « qui se limite aux mots et aux images mentales », manque de perfection. Comme l’enseigne Antoine le 196 Id., Sur la théologie mystique, éd. citée, VIII, 41, p. 203 : « Il est évident, en effet, qu’avant de recevoir une forme, la matière est imparfaite : sans beauté, sans vertu, sans action. Mais qu’une forme lui soit donnée, et elle est aussitôt mené à sa perfection selon la propriété de la forme qui s’est unie à elle. Il en est de même pour l’âme : avant qu’elle ne s’unisse à Dieu grâce à l’amour vivifiant, elle demeure dans une sorte de mort spirituelle, sans beauté ni vertu proportionnées aux actes vivifiants : elle est morte à la vie éternelle. Mais si Dieu s’unit à elle en tant que principe-source de la vie tout entière, une certaine vie divine lui est donnée […] ». 197 Ibid., p. 322. 198 Ibid., p. 323. 199 Ibid. 200 Ibid. 201 Ibid. Ps. 49, 23 : « est et istic iter quo ostendit Dominus salutare suum ». 202 Ibid. 203 Ibid., VIII, 43, p. 215.
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Grand, la prière ne réside « ni dans le bruit de la bouche ni dans l’agencement des mots204 ». Celui qui prie ne doit pas être sous le coup de la malédiction du prophète : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi [És. 29, 13] ». Sursum corda ! « Haut les cœurs205 ! ». Prier, c’est élever son cœur jusqu’à l’affect intellectuel suprême, la syndérèse. L’amour ayant emporté la pensée, celui qui prie ne le sait pas, n’est pas conscient de demander quoi que ce soit. Car « étant au-delà d’elle-même, la pensée ainsi affectée ne réfléchit plus intellectuellement, cesse de composer ou de diviser ; au contraire, par un acte pur et simple du désir ou de l’amour, elle est portée en celui qui est tout bien, s’y repose et s’y endort […]206 ». Si le chant nuptial et la prière extatique résident tous deux dans la puissance affective supérieure de l’âme, se rapportent au bien premier et suprême et à l’amour pur qu’on lui porte, la prière se distingue par son efficacité, par les quatre rapports qu’elle entretient à Dieu, à son sujet propre, au prochain et à l’Ennemi. Rien, en effet, « ne foule aux pieds la puissance de l’Ennemi en fureur » comme la prière, qui a le pouvoir de nous libérer de ses filets207. Ainsi la force agissante et vivifiante de la prière ne vient-elle pas seulement en aide à son sujet propre, mais au prochain, pas seulement un ou deux individus, mais le corps mystique de l’Église. Dans le « grand et misérable hospice qu’est ce monde », ce « purgatoire de la chair et de la peine », elle « obtient, telle une quêteuse recevant le meilleur accueil, que soient soulagés les besoins de ceux qui sont spirituellement pauvres et qu’on fasse l’aumône des grâces à ceux qui les cherchent208 ». Surtout, la prière est le lieu où Dieu se penche à nouveau sur l’homme et témoigne son amour pour lui, le lieu par excellence où s’exprime l’amitié divine. En effet, participant au culte de latrie, réservant à Dieu seul « la gloire, l’admiration, l’action de grâces et l’honneur », la prière de l’homme se le concilie en ami. Si le Tout-puissant est de même honoré dans la louange, la prière, elle, « conformément à la loi de l’amitié, qui est de vouloir et de s’opposer à la même chose209 », « reçoit ce Ibid. Ibid. 206 Ibid. 207 Ibid., VIII, 44, p. 219. « J’ai toujours les yeux sur le Seigneur, car il dégage mes pieds du filet [Ps 25, 15] ». 208 Ibid. 209 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, q. 28, a. 2, resp. Voir aussi Sur la théologie mystique, VIII, 40. Le thème de l’amitié divine y est développé à partir de l’Éthique à Nicomaque, IX, 4, 1166a30-32 : « l’ami est un autre moi-même ». Elle consiste 204 205
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qu’elle demande, trouve ce qu’elle cherche, et on lui ouvre quand elle frappe210 ». Dans la prière parfaite réside, « pour ce qui est de la vie présente, la perfection ou le bonheur de l’âme rationnelle211 ». L’âme est victorieuse, elle a cessé tout combat. La prière est son ultime béatitude.
à se soumettre entièrement à l’Aimé, à la volonté du Père : « […] lorsque notre esprit s’attache à Dieu par l’amour intime, il devient un seul esprit avec lui en lui conformant sa volonté. En effet, seul l’amour parfait et qui s’attache parfaitement à Dieu prie véritablement : “Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel” [Mt 6, 10]. Et celui qui prie ainsi, prie “en vérité et en esprit” [Jn 4, 23], conformément à la manière dont, dans l’Évangile, la Vérité nous a appris à prier. Car Elle-même à prié son Père en lui disant : “Non pas comme je le veux, mais comme tu le veux” [Mt 26, 39] », ibid., p. 195. 210 J. Gerson, Sur la théologie mystique, VIII, 44, p. 217. 211 Ibid.
LA COMMUNIS HUMANITAS Isabelle Raviolo (Collège International de Philosophie) « Dieu est en toutes choses et rien en aucune » Denys l’Aréopagite, Des noms divins, VII, 3, 870-872.
Communis humanitas « Un simple brin de paille dans l’étable en hiver rouvre la saison improbable des moissons à venir. » Pierre Magnard1.
Si, comme le disait Léonard de Vinci, « parmi les grandes choses qu’il y a à trouver autour de nous, c’est l’être du néant qui est la plus grande »2, il convient d’interroger ce qu’il en est de cet être, à quoi tiennent sa prévalence tout autant que sa beauté. Traduisant et commentant Charles de Bovelles, Pierre Magnard interroge l’homme de la Renaissance, les valeurs sur lesquelles il se fonde, le commencement et la fin qui donnent sens à son existence. Or le sujet ne saurait se recommander que d’une mélancolie qui s’amplifie en « culpabilité prométhéenne » dès que se pose précisément la question de l’origine. Cette question parcourt la métaphysique jusqu’à Martin Heidegger3. Et parce Pierre Magnard in Charles de Bovelles, Le livre du néant, Paris, Éd. J. Vrin, 2014, Introduction, nouvelle traduction et note par Pierre Magnard, p. 34. 2 Léonard de Vinci, Carnets, Trad. de l’anglais et de l’italien par Louise Servicen, Préface de Paul Valéry, introduction et notes d’Edward MacCurdy Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1987, p. 4. 3 « Le début est autre chose que le commencement… Le début est ce à quoi quelque chose s’accroche, le commencement est ce de quoi quelque chose jaillit… À vrai dire, nous autres hommes, nous ne pouvons jamais commencer par le commencement : cela un dieu seul le peut. Il nous faut seulement prendre appui sur quelque chose qui soit capable de nous conduire vers le commencement ou de nous l’indiquer. » Martin Heidegger, Gesamtausgabe, Bd. 39, Verlag Vittorio Klostermann, 1976, p. 3-4. 1
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qu’elle est inaugurale, elle est seule à disposer de toute autorité. Or qui a autorité en effet sinon l’auteur même de notre être ? Telle est la question qui va relancer l’usage de la négation : à quoi tient donc sa force ? Quelle est sa résonance en notre humanité ? À une pensée inévitablement aporétique, achevée en théologie négative, va succéder une pensée dialectique, résolument spéculative, où les opposés, non plus seulement le fini et l’infini, le restreint et l’absolu, mais aussi l’objet et le sujet, la matière et l’esprit, le réel et la pensée passent indéfiniment l’un dans l’autre. Pierre Magnard répond à cette audace spéculative en proposant un statut nouveau de la pensée, conduisant à donner à l’homme sage, toute sa primauté — si bien que ce dernier apparaît bien dans son œuvre comme cette « tige royale dont la cime sacerdotale s’achève en fine pointe philosophique »4. Pierre Magnard redécouvre avec force la figure prométhéenne de l’homme telle qu’elle se déploie chez Charles de Bovelles et montre comment elle est une manière de traduire le thème érigénien d’une participation de l’homme à la création. La sagesse est ce qui fait de l’homme un « creuset » (officina) où toute chose trouve sa forme finale et en lequel s’achève et s’accomplit l’œuvre divine. C’est à travers ce travail que l’homme se construit luimême. En redécouvrant la figure bovilienne du sage, Pierre Magnard retrouve non seulement l’audace de Jean Scot Erigène, mais aussi celle de Thierry de Freiberg et de Maître Eckhart sous l’ombre tutélaire de Nicolas de Cues qui garde le spéculatif de l’« outrance ». Car dans l’œuvre de Pierre Magnard, l’humanisme triomphant de l’homme renaissant, prométhéen, trouve son contrepoint dans une théologie négative d’inspiration dionysienne. La négation ne sera plus alors comprise comme simple privation, mais bien comme « excès » entendu dans et par la notion d’assurrectio5 nous proposant de passer des seuils et de vaincre 4 Charles de Bovelles, De duodecim numeris (1510). Epistolae complures, Paris, Henri Estienne, février 1511. Le septième traité, le Liber de duodecim numeris qui fait suite au Liber de sapiente, est bien plus qu’un traité mathématique : il comporte un remarquable éloge de la « dignité philosophique », f. 150 vo (paginé par erreur f. 158). Charles de Bovelles s’inscrit ici dans la lignée des maîtres-ès-arts de la Sorbonne, jadis illustrée par Siger de Brabant et Boèce de Dacie. Et si Charles de Bovelles fait du sage une figure prométhéenne en le posant comme le plasticien de sa propre statue, celui qui du matériau de « l’homme naturel » façonne « l’homme cultivé », il reste fidèle à sa foi chrétienne. 5 « Assurrectio » a pour sens l’élévation de la pensée. D’après les historiens des sciences, le nom signifie à l’origine l’élévation d’un nombre à la puissance carrée. Chez Charles de Bovelles, il signifie le saut herméneutique qui permet de connaître des réalités intelligibles, les propriétés de Dieu par exemple, à partir de la connaissance des objets mathématiques ou des êtres sensibles.
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des disproportions qui mettent au défi la raison humaine — une raison critiquée en cela même qu’elle est appelée à répondre à l’appel de la Voix inouïe du Verbe incarné. Dès lors, la transumptio6 n’est-elle pas ce qui ne peut s’effectuer qu’en Jésus-Christ, seul capable de conjoindre l’absolu et le restreint, et vouant l’homme à se réaliser lui-même dans la christiconformitas7 ? 1. L’homme « copule du monde » Dans Questions à l’humanisme, Pierre Magnard consacre toute une réflexion sur l’homme de l’humanisme. Or il rappelle que l’homme de la Renaissance ne s’inscrit pas en rupture avec le Moyen Âge, mais qu’il en est bien plutôt l’accomplissement : « L’homme était déjà là, il venait de très loin, il marchait avec nous depuis l’Antiquité, s’acheminant jusqu’à l’envergure que lui reconnaît le fameux dessin de Léonard de Vinci. »8
C’est l’affirmation de cet homme qui fait en sorte que toutes les structures politiques, sociales, morales, religieuses, deviennent caduques. Car elle remet en cause l’anthropologie, les sciences de la nature, la cosmologie. Pour Pierre Magnard, « ce qui caractérise la Renaissance, c’est donc un basculement de ce sur quoi on avait vécu jusqu’alors : l’homologie microcosme/macrocosme, où l’homme microcosmique était défini par son homologie avec le cosmos, en une homologie inverse, où le petit monde devient grand monde, où le microcosme devient macrocosme. »9 C’est cette rupture de perspective qui va faire de l’humanisme 6 « Transumptio » entendu ici comme « transfert de sens » ou « translatio ». À travers une dialectique de l’obscurcissement et de la clarification, la transumptio se donne donc à lire comme un mécanisme d’interprétation des rapports du langage avec l’univers. Sur la transumptio dans l’univers scolastique, cf. en particulier I. Rosier, « Prata rident », dans A. de Libera et al. (éd.), Langages et philosophie. Hommages à Jean Jolivet, Paris, Vrin, 1997, p. 155-176 ; L. Valente, Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, Vrin, 2007 (Porrétains, Alain de Lille, Pierre de Capoue…), notamment p. 74-76 et 143-149 ; J. Ashworth, Les théories de l’analogie du xiième au xvième siècle, Paris, Vrin, 2008, en particulier p. 88-104 (définition et discussion de la polysémie du terme p. 95), notamment pour Thomas d’Aquin et Jean Buridan. Dans le domaine exégétique, cf. notamment G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, xiième-xivème siècle, Paris, Cerf, 1999, notamment p. 426-435. 7 Ce terme signifie «configuration au Christ » ou conformation au Christ, et il inspirera tout le courant de la Devotio moderna, aux xvème et au xvième siècle. 8 Questions à l’humanisme, Paris, PUF, 2000, p. 92. 9 Ibidem, p. 93.
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un temps de crise. Car si le microcosme c’est maintenant le cosmos, et si le macrocosme c’est l’homme, on va devoir cesser de mesurer l’homme au cosmos, pour tenter de réévaluer le cosmos en fonction de l’homme. Si l’essor de l’économie, des échanges commerciaux, du système bancaire, si les grandes découvertes, si les navigations intercontinentales, ont contribué à globaliser la planète, ce fut pour permettre une juste prise de conscience de ce que l’homme était devenu au terme de ces dix siècles de chrétienté — cet homme qui pourrait avoir pour devise : « vouloir tout l’humain en tous les humains »… homme total dont les Christs romans et gothiques auraient été l’anticipation. Et pour proportionner l’homme tant à un univers infini qu’à une communauté humaine élargie à la planète entière, il faut tirer toutes les conséquences de sa configuration au Christ. Dans son œuvre, Pierre Magnard rappelle que les pères de l’Église Grégoire de Nysse et Origène ont posé les fondements de ce que fut l’homme de la Renaissance. Ainsi, « la Renaissance ne pouvait être dûment interprétée que dans un ressourcement à tout le passé dont elle se réclamait, et non pas comme un phénomène de rupture »10. Pourquoi ne pouvait-elle être interprétée que comme un phénomène de rupture ? Ce que Martin Heidegger reproche à l’humanisme académique est d’avoir voulu définir l’humanité au jardin des espèces, en s’interrogeant sur la supériorité des espèces humaines sur les autres11. Mais les humanistes de la Renaissance avaient-ils eu l’incongruité de concevoir l’homme de la sorte ? Le but n’était-il pas de passer outre la spécification et de faire apparaître la transcendance de l’homme par rapport aux espèces ? Pierre Magnard se demande quelle a été la raison de la méprise Ibid., p. 95. Dans son premier entretien avec Pierre Magnard, Éric Fiat revient sur les philosophes qui ont nourri la pensée de Pierre Magnard, sur ces rencontres décisives qui ont fait le penseur, l’enseignant, des rencontres qui l’ont ébranlé jusqu’au plus profond de son être. Un premier nom important apparaît : celui de Heidegger qui marque un tournant décisif dans le chemin de Pierre Magnard, l’invitant à déconstruire la métaphysique classique et au passage l’idée de Dieu que cette métaphysique se fait. En effet, à l’être cause de lui-même on n’adresse pas de prières, on n’offre pas de sacrifices. C’est avec Pascal que Pierre Magnard fera son deuil du Dieu des philosophes. Il y avait là, dit-il, une démarche du « non seulement mais encore » qui l’amenait à proposer une sorte d’assomption du Dieu des philosophes conduisant au Dieu de la Révélation : « Je ménageais une continuité de ce Dieu des philosophes auquel je ne voulais pas renoncer, au Dieu de JésusChrist. » Mais était-ce à cela que le conviait Heidegger ? Le chemin s’avéra beaucoup plus difficile, confie-t-il. Et c’est à la faveur d’une manuductio qu’il put l’opérer : « J’ai eu la chance de connaître un passeur de vérité, Henri Birault. Ce philosophe ami eut Henri Gouhier comme directeur de sa thèse secondaire « Nietzsche et Pascal » — ce même Henri Gouhier qui allait guider Pierre Magnard tout au long de ses recherches pascaliennes. 10 11
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de Martin Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme12. Il nous dit que la métaphysique occidentale aurait fait de l’humanisme « un acheminement à la subjectivité » : le sujet serait alors la connotation d’une prétendue maîtrise de soi qui ferait d’un chacun le juge du vrai et du faux, du bien et du mal, dans une téméraire extension des prérogatives du sujet de droit. Cependant, Pierre Magnard rappelle que pour traduire « la dignité de l’homme », Jean Pic de la Mirandole ne parle pas de sujet mais de nœud (nexus), de lien (vinculum) ou encore de copule du monde (copulamundi) : l’homme est celui qui a en charge le nouage. Telle est sa fonction régalienne. Car c’est cela essentiellement que voyait Pic de la Mirandole : l’homme, nouvel Adam, grand ensemblier du monde. Ainsi, pour Pierre Magnard, il s’agit de repenser la métaphysique du grand siècle non pas selon la pente de son déclin, mais à partir de son aurore. Or s’il est un homme au XVIe siècle qui ne fut pas abusé par la nouveauté, c’est bien Montaigne à qui Pierre Magnard voue une grande admiration : « Il mérite d’être considéré comme le philosophe qui aura le mieux participé à cette belle entreprise de l’invention de l’homme »13.
Deux influences ont marqué la pensée de Montaigne : Raymond de Sebond et Nicolas de Cues. Pour le premier, il manque une lettre au livre des Écritures comme à celui de la nature, ce qui laisse le texte sourd et muet tant qu’on ne l’a pas trouvée. Il suffit que cette lettre soit restituée pour que la Bible et la nature retrouvent tout leur sens. Et cette lettre c’est le Christ. C’est ce qu’il appelle le plenum d’humanité récapitulant en lui tous les hommes et réalisant l’homme total, première expression de l’homme universel : « Le Christ étant venu subvenir au défaut de l’homme pécheur, rend à l’homme le sens de son être au monde, en lui révélant la raison d’être de sa présence sur cette terre »14.
Or n’est-ce pas le sens même de la Révélation que de vouloir que cette fonction, que le Christ assuma, soit portée par chacun d’entre nous ? Et c’est bien cette transcendance de l’homme que Pierre Magnard, à la 12 La Lettre sur l’humanisme (Brief über den humanismus) a été écrite par Martin Heidegger en 1946 et publiée en 1947. Elle est adressée à Jean Beauffret comme une réponse à sa question : « Comment redonner un sens au mot humanisme ? » 13 La couleur du matin profond, Dialogue avec Éric Fiat, Les dialogues des petits Platon, 2013, p. 99. 14 Ibidem, p. 100.
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suite de Montaigne, veut remettre en honneur dans sa philosophie. Car la notion de différence ne joue pas chez l’homme comme elle joue au niveau des espèces, non plus agent de spécification mais de singularisation au sein de la communauté humaine. Appariés aux animaux que nous transcendons en les portant tous en nous, c’est de nos congénères que nous nous distinguons : « Il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à tel animal »15.
La différence joue ici autrement, « non pas vis-à-vis des animaux, mais entre les hommes mêmes, puisque si différence il y a c’est d’homme à homme. Et allant plus loin, Montaigne veut faire valoir que cette coupure que nous voulons faire passer entre les hommes passe en réalité dans le cœur de chaque homme, la différence étant de nous-mêmes à nousmêmes, plus encore que de nous-mêmes à autrui : « Il se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui »16.
Ainsi l’humanité n’est-elle pas une espèce, mais une communauté et même une communion. Et Pierre Magnard insiste sur la notion de différence passant entre les singularités qui partagent cette communion. Mais le rassemblement qui semble être la vocation de tout homme, ne relève pas d’une logique du même. Il n’est ici question ni d’égalité ni d’identité. Ce qui apparie les hommes entre eux, ce n’est pas la similitude, c’est ce que Montaigne appelait la convenance, terme qu’il empruntait à Guillaume d’Ockham17. Les êtres humains conviennent entre eux, non en raison d’un commun dénominateur, mais par eux-mêmes. Ce n’est pas dans la généralité, dans la spécificité ou la particularité que la rencontre se fait mais dans la singularité. Car chacun par sa forme singulière. Dans la continuité de Montaigne, Pierre Magnard fait l’économie du critère de ressemblance pour désigner le rapport d’homme à homme puisque ce critère ne pourrait qu’uniformiser ceux qui ne laissent pas d’être absolument originaux. Ainsi ce n’est pas dans un modèle commun, genre ou Montaigne, Essais I, chap. 42, Paris, Ed. Folio n° 289, p. 365. Montaigne, Essais II, 1, Paris, Gallimard, Coll. Folio Classiques (n° 290), 1973,
15 16
p. 22.
17 Dit « Docteur invincible » ou « Vénérable initiateur », Guillaume d’Ockham (1285-1347) est franciscain. Philosophe et théologien anglais, il est considéré comme le représentant le plus éminent de l’école scolastique nominaliste, en rivalités avec les écoles thomiste et scotiste.
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espèce, que conviennent Montaigne et la Boétie. S’ils conviennent, c’est par eux-mêmes. Cette amitié ne peut se rapporter qu’à soi. La généralité est impropre dès qu’il s’agit de l’homme. L’homme n’est pas un être générique ; l’humanité est uniquement constituée de singularités. Et c’est pourquoi ce n’est pas l’appellation « homme », en ce qu’elle a de classificatoire, qui désignerait l’être universel, mais le prénom, en ce qu’il a d’absolument singulier : c’est bien le prénom qui donne congé tant à l’héritage qu’à l’alliance, pour s’élancer vers l’universel. Pierre Magnard n’a alors de cesse de rappeler que seule la singularité est capable d’embrasser l’humanité tout entière. Dans la Chasse de la sagesse où la notion de singularité est mise en honneur, on retrouve un itinéraire de vie spirituelle, dont la dernière étape se nomme précisément « le pré de la singularité » où plus rien ne se rencontre sur le mode sériel ou répétitif, puisqu’il ne s’y trouverait que des êtres absolument originaux. Or pour Nicolas de Cues, il faut aller jusqu’au pré de la singularité si l’on veut se découvrir en ce que l’on a de véritablement humain. On n’est homme qu’à ce prix. Tel est le secret de la reconstitution du tissu relationnel d’une société mise à mal en ces temps difficiles, tissu qui ne saurait se refaire que dans un nouage toujours plus complexe de singularités. Et pour Pierre Magnard, l’auteur des Essais n’aura cessé de mettre en pratique cette éthique de la vie au risque de l’autre, se cherchant sans doute chez les siens mais aussi et surtout aux limites de sa parentèle. Car l’autre n’est-il pas aussi le même ? Et alors ne serait-ce pas nous amputer d’une partie de nous-mêmes que de ne pas vouloir le reconnaître ? L’enseignement de Pierre Magnard, loin d’être l’embaumement d’un passé, est au contraire la transmission de ce moment originaire, la transmission de cette origine toujours vive et vivifiante : notre origine incréée, la source divine qu’est l’Un. Or dire que Dieu est l’Un ne signifie pas pour Pierre Magnard qu’il exclut l’être, mais qu’il n’est affecté d’aucune de ses déterminations qui le limiteraient. L’Un est pour le philosophe la négation de la négation. Il se place ainsi dans la continuité de Maître Eckhart et de Nicolas de Cues : « Un est la négation de la négation affirmait Maître Eckhart dans son Sermon allemand 21. Si je dis que Dieu est bon, cela lui ajoute quelque chose, mais Un est la négation de la négation et la privation de la privation. Que désigne l’Un ? Un est ce à quoi rien n’est ajouté »18.
18 Maître Eckhart, Sermon 21 in Les Sermons, tome 1, introduction et traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, éd. du Seuil, 1974, p. 186.
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Nicolas en induira que Dieu est le non-aliud, le non-autre, ce qui ne comporte pas d’altérité. Toute créature se distingue d’une autre créature. Chaque singularité humaine est une infinité de négations pour n’être qu’une seule affirmation. Dieu en revanche n’est pas une somme de négations, il est la négation de toute détermination. Il en appert une disproportion entre la créature et son Créateur. Mais que signifie-t-elle au juste ? Quelles sont ses implications anthropologiques et éthiques ? 2. Disproportion de l’homme C’est dans son commentaire du Livre du Néant de Charles de Bovelles, que Pierre Magnard s’attache à souligner la valeur fonctionnelle du néant et de la négation en s’appuyant sur trois extraits des Sermons allemands de Maître Eckhart : « Toutes les créatures sont un pur néant. Ce qui n’a pas d’être est néant. Aucune des créatures n’a d’être, car leur être dépend de la présence de Dieu. Si Dieu se détournait un instant de toutes les créatures, elles deviendraient néant »19.
La négation du monde constitue celui-ci sur le mode symbolique : le monde est une épiphanie de Dieu. Quant au second texte de Maître Eckhart, choisi par Pierre Magnard, et extrait du Sermon 71, il décrit l’illumination de Paul sur le chemin de Damas. Paul se relève de terre, et les yeux ouverts, il voit le néant. Maître Eckhart propose quatre lectures de cet événement : « Il me semble que ce petit mot a quatre significations : quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant et ce néant était Dieu, car lorsqu’il vit Dieu, il le nomma un néant. La seconde signification : lorsqu’il se releva, il ne vit rien que Dieu. La troisième : en toutes choses, il ne vit rien que Dieu. La quatrième : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un néant »20.
Ces quatre lectures ne sont pas en alternance, elles se corroborent. Voir les choses en leur principe, ce n’est plus les voir comme telles, c’est voir Dieu. Il en va ainsi de cette nuit obscure dans laquelle l’illumination de Paul plonge le monde ; la cécité de l’apôtre est l’indice de sa voyance Sermon 4, traduction Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, éd. du Seuil, 1974, tome I,
19
p. 65.
Sermon 71, ibidem, Paris, éd. du Seuil, 1979, tome III, p. 75.
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supérieure. C’est parce que Dieu est principe de toutes choses qu’il occulte toutes choses. Maître Eckhart précise : « La lumière qu’est Dieu en s’épanchant, rend obscure toute lumière […] Dieu ordonne au soleil de ne pas briller, il a enfermé les étoiles sous lui comme sous un sceau ».
Comme tous les mystiques, Paul a eu le sentiment de perdre la vue : on ne regarde pas en face le soleil de Dieu. La métaphore de l’aveugle spirituel retient notre attention : il est comparé à un homme qui serait « gros de néant », au sens où une femme est grosse d’un enfant : « Et dans ce néant, poursuit Eckhart, Dieu naquit, il était le fruit du néant ; Dieu était né dans le néant »21.
C’est cette « grossesse du néant » qui permettra à Pierre et à Jean, découvrant le « tombeau vide » d’être enfin capables de Dieu. Le troisième texte, tiré du Sermon 5b, propose une énigme : « Que l’on prenne un charbon ardent et le pose sur ma main. Si je disais que le charbon brûle ma main, je lui ferais vraiment tort. Si je veux parler justement de ce qui me brûle, c’est le néant qui le fait, car le néant a en soi quelque chose que n’a pas ma main. Voyez, c’est le même néant qui me brûle. Si ma main avait en soi tout ce qu’est le charbon et ce qu’il peut réaliser, j’aurais la nature du feu. Celui qui prendrait alors tout le feu qui brûla jamais et le secouerait sur ma main, celui-là ne pourrait pas me faire mal »22.
C’est parce que je n’ai pas la nature du feu, que le feu me brûle. Je ne dois donc pas cette brûlure au feu lui-même mais au fait que je suis non-feu, donc à une négation qui traduit une de mes déterminations. Ce sont mes déterminations qui me rendent passible des atteintes des choses qui m’entourent. Si en revanche je pouvais lever ces déterminations, les nier elles qui ne sont que des négations de mon être, en suspendre la passivité, m’en affranchir, alors je ne serais plus sous la dépendance de quoi que ce soit. Cernée de négations, la créature y trouve sa condition même ; seule la négation de ces négations peut alors lui permettre d’accomplir son passage en Dieu. La pensée de Pierre Magnard consiste à mettre en lumière ce retour du négatif qui offre à l’homme la seule voie lui permettant de se réaliser en plénitude. Qu’en est-il alors du néant ? Il ne saurait être ici confronté avec l’être, dans l’opposition fracassante de deux entités contraires, quand la Ibidem, p. 75. Id., p. 77.
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dissonance des deux termes vient traduire cette avancée du croyant en une région de savoir où le principe de contradiction ne joue plus, cette région étant celle de l’expérience religieuse. La notion de néant rapportée tour à tour à Dieu et à la créature, joue son rôle discriminant pour traduire la disproportion de l’un à l’autre et le caractère suressentiel de la divinité. Déjà pour Denys, on ne peut exprimer Dieu que par des négations : Il est la lumière qui brille dans les ténèbres, qu’on ne saurait voir qu’en aveugle, dans l’effacement de toutes les créatures. Voir Dieu c’est ne rien voir, car en Dieu toutes les créatures sont néant. Ce terme désigne et Dieu et les créatures en regard de notre cécité, car nous voyons et ne voyons pas, entendons sans entendre, comme le rappelle la lettre de Charles de Bovelles à Innocent Guénot du 20 août 153323 : « Dans le premier récit, les compagnons de Paul entendirent la voix mais ne virent personne. Dans le second, ils virent la lumière, sans entendre la voix ».
Charles de Bovelles le rapproche de la révélation de Moïse au Sinaï : « Ils entendirent la voix de Dieu et ne l’entendirent pas, ils virent Dieu et ne le virent pas ».
Cette contrariété interne à la vision comme à l’audition fait du « ne pas voir » un « voir le rien », où le rien devient la plus juste désignation de ce qui s’impose à notre vision, tout en la confondant, jusqu’à la frapper de cécité. Pour Pierre Magnard, le Divinae caliginis liber n’est que de 1526, le De raptu Pauli de 1531, les Agonologiae Jesu Christi de 1533, mais l’inspiration dionysienne est déjà là, travaillant en profondeur tout le recueil de 1511, auquel appartient le Libellus de nihilo. Le néant désormais s’ajoute au riche écrin de synonymes, dont les philosophes et les théologiens ont fait le tabernacle où se cache le mystère de Dieu. 23 Le De raptu Pauli de Charles de Bovelles est la version imprimée et augmentée d’une lettre de Bovelles au moine célestin Innocent Guénot. En réalité, le manuscrit 1134 de l’Université de la Sorbonne, publié par Jean-Claude Margolin, contient deux versions successives de cette lettre, dont la deuxième amplifie déjà considérablement la première. Voir J.-C. Margolin, Lettres et poèmes de Charles de Bovelles. Édition critique, introduction et commentaire du ms. 1134 de la Bibliothèque de l’Université de Paris, Paris, Champion, 2002, lettre du 6 mars 1530, pp. 69-73 et lettre du 1er août 1530, pp. 80-107, ainsi que leurs commentaires respectifs, pp. 451-471 et p. 501-577. Dans la préface du De prophetica visione, Bovelles explique la genèse de ce deuxième opuscule. Un de ses amis qu’il ne nomme pas, après avoir lu et apprécié le De raptu, l’a prié instamment de développer davantage différents points, tous relatifs à la nature de la vision ou de l’audition dont ont bénéficié les prophètes, les apôtres et les saints. Charles de Bovelles dit avoir aussi donné au De prophetica visione la forme d’une lettre pour que les deux opuscules publiés en même temps constituent un ensemble plus cohérent.
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Dans la continuité de Bovelles, Pierre Magnard n’oppose pas à l’être un non-être, il ne crédite pas d’une réalité similaire un autre monde qui serait du nôtre la figure inversée et contraire. La négation reste chez lui un agent de différenciation et de dépassement, propre à nous faire apparaître un étagement de plans de réalité disproportionnés les uns aux autres24. En ayant opéré ce détour par Eckhart, Pierre Magnard a su éclairer la voie négative que Charles de Bovelles a tracée en direction du Créateur. Dans un texte ancien du Corpus hermeticum qui est l’une des sources de Bovelles, on peut lire : « Tout l’univers est suspendu à un principe unique et ce principe dépend lui-même de l’Un seul. »25
Et plus loin, au Livre XI, on lit : « Qu’il y a donc quelqu’un qui crée ces choses, c’est évident. Maintenant qu’il soit aussi, c’est très manifeste : en effet l’âme est une, la vie est une, la matière est une. Quel est donc ce créateur ? Qui peut-il être sinon le Dieu unique ? Tu as reconnu que le monde est toujours un, le soleil un, la lune une, l’activité divine une et tu voudrais que Dieu, lui, soit membre d’une série ? C’est donc Dieu qui crée toutes choses »26.
En mettant l’accent sur la rupture, la création souligne que l’Un n’est pas l’être ; elle accuse une solution de continuité entre le nonparticipable et le participable. Dire qu’elle s’effectue {ex nihilo}, ce n’est pas dire qu’elle se fonderait sur le néant, comme sur quelque matière et quelque substrat, c’est convenir d’une rupture radicale entre l’Un et l’être. Dieu quand il crée, se trouve de connivence avec le néant, cohabitant en quelque sorte avec lui ; c’est cette expulsion du néant hors de lui, refoulé par-delà le monde créé, c’est cette séparation de Dieu et du néant qui constitue la création. Toutes les créatures sont alors fixées dans leurs déterminations. Retrouver le Créateur exigerait que l’on nie ces déterminations et que, pratiquant la négation de la négation, on s’élève à l’absolu du Principe. Le Principe en son absolu est l’Unique, 24 La leçon vient de Denys l’Aréopagite, dont l’œuvre est l’objet d’une transmission continue du Haut Moyen Âge jusqu’à la Renaissance. Charles de Bovelles accède au corpus dionysiacum par l’édition donnée en 1499 par Jacques Lefèvre d’Étaples. Il prend donc appui sur un Denys acheminé par une tradition vivante. Il voit en Denys le disciple de Paul prêchant sur l’Aéropage et le mémorable évêque d’Athènes et de Paris, au point d’en faire la ferme colonne des anciens théologiens. La négation est donc replacée dans un horizon de « théologie négative », qui en règle strictement l’usage. 25 Corpus Hermeticum Livre X. Texte établi par : Arthur Darby Nock, Traduit par André-Jean Festugière, Paris, Belles Lettres, 2011. 26 Ibidem.
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le Seul : un Dieu en-deçà de lui-même, un Dieu originaire, un Dieu nonpuissant, non cause, non-créateur, non-autre, non-être, tout environné de néant, tout habité de néant, tout mêlé de néant : « Dieu crée le monde à partir du néant, dont alors il se sépare, interposant le monde entre le néant et lui. Cependant pour la créature humaine qui regarde à travers le vitrage de la boule cosmique, le partage est toujours à refaire. Dieu et le néant sont dans un étrange chassé-croisé, que seul l’usage systématique de la négation peut vaincre »27.
Charles de Bovelles en retrouvera le thème en 1526 dans son Divinae caliginis liber : c’est à travers la création tout entière qu’il appartient à l’homme de viser Dieu ; or la création ne repose pas sur Dieu comme sur un substrat, elle semble surgir du néant comme une figure se détachant sur un fond : « Tout ce qui est n’apparaît pas sur fond d’être mais se pose et se donne à voir sur fond de néant »28.
L’opposition de l’être et du néant est donc le principe différenciant qui permet l’activité discriminante de la pensée. À l’arrière-fond de l’activité perceptive qui discerne les unes des autres toutes les natures, il y a donc ce mixte d’être et de néant que le regard humain devra percer s’il veut atteindre au mystère de Dieu. Toute activité de connaissance constitue donc chez l’homme une imitation de l’activité divine créatrice. L’homme pour connaître le monde sépare l’être et le néant, jusqu’à se perdre en cette « ténèbre divine » qui traduit le mystère du Dieu d’avant la création, ce « Dieu qui dé-devient ». L’homme ne connaît donc Dieu clairement que dans ses œuvres. L’en-deçà de la création ne saurait être que mystère, car Dieu y règne environné de néant. À ce mystère, en lequel il s’abîme, l’homme fait la preuve qu’il n’est pas lui-même le Créateur du monde. Une fois conjurée la tentation de substantifier le principe négatif en un contraire de l’être, il est possible d’user du mot « néant », sans renoncer toutefois aux vertus sémantiques du mot « rien » qui laisse soupçonner dans l’infime la promesse d’une plénitude, d’un infini, d’un absolu.29 Ce long exercice définitionnel conduit Pierre Magnard à s’interroger sur 27 Le livre du néant, Introduction, nouvelle traduction et notes par Pierre Magnard, Paris, Éd. J. Vrin, 2014, p. 22. 28 Ibidem, p. 94. 29 Nicolas de Cues, Docte ignorance II, 2, Trad. Pierre Caye, Pierre Magnard, David Larre et Frédéric Vengeon, Paris, Flammarion, 2013, p. 109-110.
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le sens et la portée du Livre du néant de Charles de Bovelles. Une appropriation véritable du droit usage du mot « néant » le garde des prestiges d’un nihilisme récurrent, qui ne fera que se développer dans la suite des siècles. Les choses se transforment, croissent et diminuent sans être jamais entièrement détruites, parce que leur tendance au néant est mise en échec « par ce qui leur reste de forme », selon la formule de saint Augustin dans son De libero arbitrio30. L’annihilation par la mort et par le péché conduit à un moindre-être et non pas à un non-être. La damnation est comme un anéantissement qui ne parviendrait jamais à son terme. On voit ainsi dans quel registre Pierre Magnard place les mots de nihilité ou de dénéantise qui, de Guillaume Briçonnet à Montaigne, et de Bérulle à Pascal, donnent leur accent au discours sur « l’humaine condition ». 3. La gloire de l’infime Si Dieu crée le monde à partir de rien, il ne le crée pas dans le rien, mais dans le Principe, c’est-à-dire en son Verbe, comme le montrera Charles de Bovelles en 1514 dans son Commentaire au Prologue de Jean. Dès lors, le néant est dépourvu de force oppositive, a fortiori d’aptitude à fonder. Charles de Bovelles se défend ainsi d’avoir assimilé le néant à la matière première de l’univers, car la matière non-être en acte est cependant être en puissance. La matière première a beau être indifférenciée, tant qu’aucune forme ne l’a élevée à la consistance du réel, elle n’est pas le néant, seulement un presque rien. Et c’est bien là toute la puissance sémantique du mot nihil, nec-hilum, que de suggérer ce moinsque rien, poussière impalpable à l’homme qui, sous la main du Dieu créateur, devient l’univers. Parce que Dieu peut tout en faire, cette simple poussière devrait pouvoir garder l’homme de la fascination et du vertige du néant. C’est à partir de là que se met en marche la théologie négative. Si en regard de Dieu tous les êtres ne sont rien et si le rien est affirmé, à partir de ce rien, Dieu est prouvé et, par lui-même, il est nommé : « Si Dieu est prouvé à partir de toutes choses et l’ensemble des choses à partir du néant, Dieu assurément est prouvé à partir du néant […] Si en effet ce qui n’a nulle capacité de passer à l’être subsiste, subsiste aussi ce dont l’essence est possible, a fortiori ce dont l’essence est la suprême nécessité »31. 30 Saint Augustin, De libero arbitrio, II, 17, 46, PL. Tome XXXII, col. 1224. In Le Maître, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993. 31 Charles de Bovelles, Le Livre du néant, chapitre VIII, Introduction, nouvelle traduction et notes par Pierre Magnard, Paris, Éd. J. Vrin, 2014, p. 105-106.
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De ce que Dieu existe, il ne s’ensuit pas que l’univers existe ; poser le néant en revanche, comme poser l’univers, c’est affirmer l’existence de Dieu. L’impossible requiert le possible et le possible le nécessaire. L’ordre du discours inverse l’ordre de la nature : remontant du néant, par voie de négation, on parvient au Principe en regard duquel tout le reste n’est rien. C’en est alors décidé du sens des mots : entendu comme nihil privativum, le rien est l’indice de la toute-puissance divine ; entendu comme nihil negativum, sous le coup de l’effectivité de la négation, le néant serait le tombeau même de Dieu et non plus le tabernacle de son mystère. Le néant ne saurait donc traduire légitimement que le bon usage de la négation, quand celle-ci « enlève », « supprime » ou « nie » toutes les ressemblances induites des créatures, comme si l’on pouvait connaître l’inconnaissable autrement que dans l’inconnaissance. Telle est bien cette via ablationum dont Eckhart parlait déjà dans son Sermon allemand 83. Ayant fait remarquer qu’il ne suffit pas de connaître Dieu de manière apophatique, mais qu’il faut aussi l’aimer comme tel, le spirituel répond à la question : comment dois-je l’aimer ? — « Tu dois l’aimer en tant qu’il est un non-Dieu, un non-intellect, une nonpersonne, une non-image. Plus encore, en tant qu’il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer du Quelque chose au néant »32.
Le passage du pronom indéfini — rien — au nom commun — le Rien — appelle ainsi quelques précautions : il convient de se garder du prestige d’un néant réalisé, qu’on serait tenté de poser en antonyme de l’être. Charles de Bovelles veut faire apparaître l’usage discriminant de la négation dans le clivage des différents ordres de réalité, sans jamais chercher à donner crédit à une entité négative. Cette discrimination, dit Pierre Magnard, devrait permettre de faire progresser le savoir en induisant du connu à l’inconnu. Car quand, faute de commensurabilité, l’analogie marque le pas, il faut passer à l’assurrectio, en comparant ce qui pourtant n’a pas de proportion : le polygone et la circonférence, la créature et le Créateur, l’homme et Dieu, ainsi dans la conception d’un Dieu fait homme. Pour se fondre dans le Rien suressentiel de Dieu, l’homme doit lui-même s’annihiler ; la kénose du Christ s’incarnant appelle l’adnihilatio de l’homme en vue de passer en Dieu. Or si la dénomination 32 Maître Eckhart, Sermon 83, Traduction Jeanne Ancelet-Hustache, éd. du Seuil, tome III, p. 154.
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créaturale est négation, le retour de la créature au Créateur ne peut s’effectuer que par la négation de la négation33. Aussi notre science est-elle un savoir de l’inconnaissable. En cela, Pierre Magnard reprend l’expression cusaine de la Docte ignorance : « Cette ignorance supérieure et achevée est la véritable connaissance de ce qui dépasse tout le connaissable »34.
La docte ignorance n’est pas un non-savoir, mais un savoir qui fait l’épreuve de la distance de son objet. Nicolas de Cues usait d’une comparaison : nous sommes vis-à-vis de Dieu, non pas comme « l’aveugle », mais comme le « voyant » ébloui vis-à-vis du soleil ; nous savons par expérience que la lumière du soleil excède notre vue ; de même nous savons, parce que nous l’éprouvons, que l’éclat de Dieu passe notre intellect. Ce n’est pas que la vue ni l’entendement soient en défaut, c’est qu’ils font l’expérience de quelque chose qui les dépasse. C’est bien l’œil qui fait l’épreuve de l’éblouissante lumière du soleil jusqu’à en être aveuglé ; de même c’est l’entendement qui fait l’épreuve de la sur-intelligibilité de Dieu. « Il y a une expérience de la vue aux confins de ses possibilités, comme il y a une expérience de l’entendement aux limites de son étreinte », dit Pierre Magnard. C’est le paradoxe que l’on rencontre dans le Trialogus de Possest de Nicolas de Cues : « Qu’est-ce que le monde si ce n’est l’apparition du Dieu invisible ? Qu’estce que Dieu si ce n’est l’invisibilité des choses visibles ? Le monde révèle donc son Créateur pour le faire connaître ; Dieu qui est inconnaissable, se montre de façon connaissable dans le monde, per speculum et aenigmate »35. 33 Ce n’est que dans la négation du monde que Dieu se manifeste. L’univers, au demeurant, n’est qu’un point invisible au cœur de la sphère infinie de la divinité. Dès lors, ce que Charles de Bovelles appelle « la très vraie, la très haute et achevée théologie » doit être souligné : « Donc la très vraie, très haute et achevée théologie est celle-ci : savoir que l’on ne peut connaître Dieu, qu’il est inconnaissable, tant inaccessible au regard de notre esprit qu’invisible à nos yeux de chair, transcendant toutes choses, se cachant dans la nuit et en son obscurité sans fond, ineffable, inintelligible, de lui seul parfaitement connu et perçu tel qu’il est et à lui seul présent. Cette ignorance de Dieu est communément appelée par la plupart docte ignorance et connaissance par excellence. » Charles de Bovelles s’inscrit ici dans la tradition qui va du Corpus Hermeticum à Denys l’Aréopagite puis à Nicolas de Cues. Cf. Charles de Bovelles, Le Livre du néant, chapitre 11, Paris, Éd. J. Vrin, 2014, p. 142-143. Cf. Denys l’Aréopagite, Des noms divins, VII, 3, 872a, Traduction française, préface et notes par Maurice de Gandillac. Paris, Aubier, 1943 (Collection « Bibliothèque Philosophique »), p. 145 : « La manière de connaître Dieu qui est la plus digne de lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance. » 34 Charles de Bovelles, Le Livre du néant, chapitre 11, Paris, Éd. J. Vrin, 2014, p. 147. 35 Nicolas de Cues, Trialogus de Possest, Traduction et notes par P. Caye, D. Larre, P. Magnard et F. Vengeon, Paris, Vrin, Philologie et Mercure, 2007, p. 107.
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Tout comme le soleil, Dieu n’est pas visible en raison de sa suréminente visibilité, mais quand nous en serions éblouis, c’est encore de vision qu’il s’agit. La « docte ignorance » selon Charles de Bovelles, relève de ce que le Cusain appelait « l’œil mental de l’intellectualité pure ». Et notre auteur retrouve dans cette « docte ignorance » tout l’esprit d’enfance qui anime les vrais adorateurs : « Le très sage Socrate disait en effet qu’il ne savait rien et faisait profession de ne savoir qu’une chose, qu’il ne savait rien, ce qu’il tenait pour la suprême sagesse. Ainsi la connaissance de notre ignorance de Dieu doit tenir lieu pour nous de la plus haute sagesse, de toute connaissance de Dieu et de la suprême théologie. De cette manière en effet nous honorons et respectons davantage la suréminente réalité de Dieu, en attestant, proclamant et divulguant par saintes négations et privations qu’elle est inconnue, cachée, impénétrable »36.
La manière de connaître Dieu qui est le plus digne de lui, c’est donc de le connaître par inconnaissance. Car « son être passe tout être et sa connaissance tout esprit et toute intelligence. »37 Si, avec Heidegger, il ne s’agit plus de penser l’être comme fondement, comme substrat, mais dans sa fonction propre qui est d’ouvrir le champ de la manifestation — celle-ci ne pouvant s’effectuer qu’à la lumière de l’être. Tel serait bien le paradoxe d’un Dieu qui n’aurait plus son assise dans l’être, existant de ne pas exister. Or Pierre Magnard rappelle que Pascal avait fait de ce paradoxe le mystère par excellence. L’existence de Dieu ne se démontre pas, ne s’éprouve pas dans l’expérience naturelle, ne se rencontre pas dans l’histoire, elle n’est donc pas vérifiable et pourtant Dieu se donne comme la vérité. Mais alors qu’estce que la vérité ? « Quand le Christ se nomme comme tel, il n’entend pas ajouter une proposition à notre métaphysique, affirme Pierre Magnard. Il déclare avoir voulu rendre témoignage à la vérité, c’est-à-dire avoir replacé toute existence dans le projet de Dieu. » Pierre Magnard note que « toute proportion gardée, c’est à un déplacement analogue que procède Heidegger. » Car quand Heidegger refuse de définir la vérité par la conformité de la représentation à son objet, « ne nous installe-t-il pas, se demande Pierre Magnard, dans cette problématique, puisque celui qui est d’intelligence avec l’être, de ce fait pourra laisser advenir choses et événements dans cette lumière ? »38 Pourquoi ne pas voir dans ce déplacement Le Livre du néant, chapitre 11, Paris, Éd. J. Vrin, 2014, p. 143-144. Ibidem, p. 143. 38 La couleur du matin profond, Dialogue avec Éric Fiat, Les dialogues des petits Platon, 2013, p. 26. 36 37
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le prélude à un retour ? Avec son ami Henri Birault, Pierre Magnard est convaincu de cette secrète proximité entre Pascal et Heidegger. Un même radicalisme les aura conduits à renoncer à l’arsenal des preuves réduisant Dieu à sa fonction présumée de substrat. De la même façon que Pascal caractérise l’homme comme un être en quête de Dieu, Heidegger dit que l’homme est un être éternellement « en dehors de lui-même vers ». Il y aurait une manière d’analogie entre cet « en dehors de lui-même vers » et cette inlassable quête de Dieu que l’on voit chez Pascal. En effet, Pierre Magnard souligne avec pertinence que ce qui est commun à Pascal et à Heidegger est cette « sortie de l’homme hors de lui-même en direction d’un ailleurs pour que la vérité puisse se faire, pour que la révélation puisse se produire. »39 Comme Pascal, Heidegger « travaille dans la disproportion. » Disproportion de l’homme. Il n’est pas d’échelle de l’être où l’homme trouverait son barreau. Mais si l’homme est exilé, Dieu l’est aussi. En effet, quand la nature entière est enserrée dans les chaînes d’une raison-calcul, Dieu n’y a pas sa place. Comme pour Nietzsche, comme pour Heidegger, tout part de l’apparent retrait de Dieu. Dieu se cache sous le voile de la nature, dans l’Écriture, encore plus dans son Incarnation où il se couvre de notre humanité, sans parler de ce secret encore plus obscur que sont les espèces de l’Eucharistie. Quel est donc l’être d’un Dieu qui ne se manifeste qu’a contrario ? « Un Dieu qui se manifeste dans l’infime comme par défaut, sous les espèces d’un silence, d’un imperceptible murmure »40. Avec Pascal, Pierre Magnard a risqué le pari, et c’est avec toute la perplexité philosophique qui le caractérise qu’il a préféré la raison joueuse, comme Éric Fiat le rappelle dans ce troisième entretien. Mais ce que Pascal lui laisse c’est une « raison déchirée ». Et cette raison déchirée inspire la nostalgie de l’unité perdue, d’un ailleurs, d’un là-bas : « Cette terre où Socrate cheminait avec nous, remontant l’Ilissos, voilà de quoi nous inspirait le retour au pays natal »41.
Or il est un mot qui est le secret de ce retour : c’est le mot logos, première dénomination de la raison en son originaire unité. « Le logos cueille, recueille, rassemble, totalise. Il suppose l’un dont il procède et dont il est en quelque sorte le fils. Il est l’âme de la parole qui en est la manifestation, le verbe qui distingue pour unir plus certainement »42. Ibid., p. 27. Ibid., p. 30. 41 Ibid., p. 6 et p. 133. 42 Ibid., p. 54. 39 40
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Nouer et dénouer, dénouer puis renouer, tel sera le travail de tapisserie de Platon et de son école. Charles de Bovelles impose une disjonction à Pierre Magnard, une disjonction qui va l’amener à reconsidérer toute la tradition grecque depuis Parménide. Il se confronte à la disjonction de l’un et de l’être qui ne laisse pas d’inquiéter car elle fait apparaître un défaut dans le système du savoir : le système ne parvient pas à s’enclore sur lui-même. Alors s’ouvre une béance — une béance qui laisse place aux penseurs non systématiques comme Kierkegaard, Pascal, Nietzsche. Et pour Pierre Magnard, au fond, la raison grecque, le logos hellénique, trouve son origine dans cette divinité même. Car le logos est bien le fils de cet unique, le fils de ce père. L’être ne laissait pas d’être un nom de Dieu, et dès lors bien sûr, il s’agissait de retrouver la conjonction avec l’unique. Avec Plotin, Pierre Magnard insiste sur le fait que l’être n’est rien en regard de l’un qui lui demande sa raison d’être : « Ici, la trace de l’un fait naître l’essence et l’être n’est que la trace de l’un »43.
Seul l’Un peut en répondre, car il n’est d’être que sous le couvert de l’un. L’être, dit Pierre Magnard, est la trace d’un pas qui s’en est allé, l’empreinte d’un sceau qui a marqué son œuvre, le signe indélébile de l’ouvrage accompli. Mais il est aussi le fils qui se souvient du père car il en est l’image vive. C’est donc une présence d’absence parce qu’il a laissé sa trace. Et Pierre Magnard rappelle que la trace c’est ce que le grec appelle ichnos et qui est précisément le signe par excellence de celui qui s’en est allé. En cet ichnos, il voit la main négative de nos ancêtres préhistoriques44, cette main obtenue par la position de la paume sur le rocher, tandis que celui qui veut marquer sa trace souffle un pigment qui permettra à cette main de laisser en quelque sorte le signe vide de sa présence. Or il n’y a pas de symbole plus fort que celui que nous donne l’homme du néolithique quand il pratique cette manière de signifier qu’il fut là mais qu’il en est parti. N’ayant pas rencontré celui qu’il voulait voir, il lui laisse le signe de sa présence passée, la trace de celui qui s’en est allé. Or, rappelle Eric Fiat dans son entretien avec Pierre Magnard, Plotin, Ennéades V, 5, 5, Paris, Cerf, 2007. On peut penser à cette main négative que l’on voit dans la grotte ornée du Pech Merle, dans le Lot. Une main négative est une œuvre picturale réalisée par la technique du pochoir, en appliquant un pigment sur une main posée, doigts écartés, sur une paroi rocheuses. 43 44
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seule la présence d’absence « sied à l’absolu ». Finalement, il n’y a rien de plus probant que ce tombeau vide. Pierre Magnard rappelle en effet que l’un se donne sans cesse à profusion, mais « il donne ce qu’il n’a pas, il donne ce qu’il n’est pas. Lui-même ne manque à aucun être, car ce à quoi l’un ferait défaut serait néant absolu. L’un est donc présent à tous les êtres. Cette donation pure implique l’absolu dénuement du donateur en même temps que la totale ingénuité du récipiendaire. ».45 Si l’être est la trace de l’un, le sceau dont il signe son acte, l’image qui accrédite sa présence, si l’ichnos, le topos et l’eikon expriment un principe aussi insaisissable qu’imparticipable, les Néo-platoniciens semblent bien avoir établi les conditions de possibilité de la révélation judéo-chrétienne. Comme le dit Augustin : « Le sceau de la bague passe à la cire mais sans quitter la bague. ». Dès lors, pour Pierre Magnard, la pluralité des créatures est l’expression de la structure dialogique du divin. Le multiple n’est ni simple apparence, ni réalité dégradée, il a son fondement dans la pluralité des Personnes en Dieu46. Conclusion : l’Homme, cet univers singulier Pierre Magnard est ce philosophe qui a le courage de s’aventurer dans la profondeur de la nuit, espérant la couleur du matin profond. Il a risqué le saut dans l’abîme — ce saut qui suppose une totale confiance. Croire, c’est prendre tous les risques, rappelle-t-il. C’est s’abandonner aux flots « sur mille brasses de fond ». Croire c’est toujours parier sur l’improbable47. Or la foi de celui qui écoute en silence ne saurait s’appuyer sur une raison qui parle et qui veut qu’on lui parle. La foi est simple écoute. Et le cœur est sans doute ce qui met l’âme à l’écoute. Car il faut avoir du cœur pour interroger le silence. Si « Dieu est sensible au cœur, non à la raison »48, de quelle nature cette sensibilité est-elle ? Le cœur désigne cette fine pointe de l’âme, sa « cime » qui est en même temps son tréfonds, ce « fond sans fond » où elle est en incessant dialogue avec Dieu. Aussi est-ce cet abîme qui abrite la présence même de Dieu. 45 La couleur du matin profond, Dialogue avec Éric Fiat, Paris, Les dialogues des petits Platon, 2013, p. 65. 46 On entend par « Personnes en Dieu » les Hypostases trinitaires. 47 Pascal (1623-1662), Pensées (Lafuma 424). 48 Cf. Tertullien, Liber de carne, 5, 5, trad. de J.-P. Mahé, 1975 : « Crucifixus est Dei filius ; non pudet quia pudendum est. Et mortuus est Dei filius ; CREDIBILE EST QUIA INEPTUM EST. Et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile ».
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Pierre Magnard rejoint alors Etty Hillesum quand, dans son Journal, elle affirme : « Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ces mots : ‘se recueillir en soimême’. C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie. Je me recueille en moi-même, et ce moi-même, cette couche la plus profonde et la plus riche de moi où je me recueille, je l’appelle Dieu »49.
Et c’est bien en ce jardin clos, secret, retiré que l’oreille du cœur s’ouvre à la Voix de fin silence qui est la présence infinie de Dieu luimême dans le tréfonds. Pour Pierre Magnard c’est ce jardin qu’il s’agit de « sauver de l’inquisition d’un monde totalitaire » Car Dieu touche le cœur, il habite le cœur, il fait de ce cœur le lieu même de son action ici-bas, ce cœur qui est en quelque sorte le lieu natal de Jésus-Christ en notre monde, et c’est alors seulement, rappelle Pierre Magnard, que la raison prend son essor. Or c’est le philosophe Pascal qui aime mettre l’accent sur le fait que le cœur n’est capable de Dieu que s’il a connu la blessure de la passion. Sinon ce cœur reste « vide et plein d’ordures ». Il faut donc qu’il ait été blessé, il faut qu’il ait été meurtri dans ses affections les plus chères, dans ses penchants les plus naturels, pour devenir capable de Dieu. Telle est la vraie circoncision du cœur, le vrai sacrifice, le vrai temple. C’est ce que Maître Eckhart et Nicolas de Cues ont enseigné à Pierre Magnard : « L’homme chez Nicolas de Cues, ne se réalise que dans ce qu’il appelle la christiformitas, c’est-à-dire sa configuration au Christ, ce qui en fait l’image de l’image et non pas l’image immédiate du Père. Ainsi, en tant que penseur de la médiation, le dernier des médiévaux est-il aussi le premier des Modernes, humaniste déjà qui sans manquer aux droits de Dieu sait faire leur part aux droits de l’homme ».
C’est en revenant sur la notion essentielle de singularité, que Pierre Magnard évoque alors l’anthropologie du regard à travers l’œuvre de maturité du Cusain, Le Tableau ou la vision de Dieu : « C’est sous le regard, du Dieu unique, et du fait de son regard, que l’homme non seulement devient voyant, acquiert cette voyance, mais aussi qu’il éprouve sa singularité comme un absolu »50. 49
p. 154.
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Journal, 1941-1943, Paris, Seuil, 2002,
50 La couleur du matin profond, Dialogue avec Éric Fiat, Paris, Les dialogues des petits Platon, 2013, p. 85.
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Or l’individu qui est toujours « du pareil au même », « banalisation de la réalité humaine dans ce à quoi en tant qu’humaine elle devait échapper, à savoir l’espèce » s’oppose à la singularité qui est « nœud de relations ». Et la singularité ne s’éprouve comme telle que sous le regard de Dieu, « ce Dieu qui nous confère voyance en nous regardant, mais qui dans le retour de cette voyance sur elle-même, nous fait prendre conscience de notre singularité »51. Dieu porte sur nous ce regard qui nous fait être, chacun d’entre nous, dans notre singularité irremplaçable, dans notre originalité totale, dans ce que nous avons de plus intime, mais aussi dans ce que nous avons de plus universel : « Car l’universel en l’homme, ce n’est pas cet universel comptable dont les sociétés globalisées voudraient faire le décompte. L’universel en l’homme, c’est le reflet de Dieu sur son visage »52.
Humanisme et néoplatonisme à la Renaissance.
Ibid., p. 87. Ibid., p. 88.
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LA CHASSE DE LA SAGESSE Frédéric Vengeon (Professeur en CPGE) Parvenu presque au terme de son œuvre, Nicolas de Cues se retournait sur sa vie de philosophe et tentait cette définition : les philosophes sont des chasseurs de la Sagesse. La philosophie est un art de vènerie. Une même proie pour une meute disparate, diverse, relancée à chaque nouvelle saison, à chaque nouvelle ouverture de la chasse. Chacun déploie ses techniques, parcourt ses vallons, élit ou découvre ses terrains de chasse. L’unité ne se fait que par la course dans le déplacement de la proie éternelle. Une philosophie des gestes philosophiques Pierre Magnard est un de ces chasseurs. Il n’écrit pas l’histoire de la philosophie mais exerce la réflexion philosophique en s’inscrivant dans le champ d’une tradition faite de transmissions et de ruptures. La philosophie qu’il pratique et enseigne ne propose pas un illusoire rapport frontal et décontextualisé à la Vérité ou au Bien (eux-mêmes d’ailleurs issus d’une transmission) ni une compilation antiquaire des doctrines mais restitue des gestes. Pierre Magnard propose une philosophie des gestes philosophiques. Qu’est-ce qu’un geste philosophique ? Ce n’est pas prioritairement une nouvelle idée, une création conceptuelle assignable, un nouveau langage mais un déplacement, une modification cohérente et aboutie — quasi kaléidoscopique, du champ philosophique par l’introduction d’une nouvelle exigence ou la réapparition d’une tension, un réaménagement de l’ordre des priorités. C’est cet espacement qui commandera la venue d’un nouveau concept, d’un nouveau langage. Ce sont ces déplacements, d’abord muets et sans nom, qui orientent l’histoire de la philosophie et qui se dessinent dans la structure des œuvres. Un geste philosophique est nécessairement inscrit dans un contexte au sein duquel et sur lequel il opère, et tout aussi nécessairement en excès
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sur ce même contexte. De sorte qu’on ne saurait nourrir une pensée « hors-sol » issue de nulle part, ni symétriquement se cantonner sur quelques arpents bien clôturés. Tout geste ouvre un nouvel espace, du sein même de celui dans lequel il s’inscrit. Il institue une transformation et lègue un héritage. Chaque œuvre doit à la fois être ressaisie pour elle même, c’est-à-dire reconstruite dans son unité interne, et replacée dans un ensemble d’écarts dont elle s’inspire ou qu’elle provoque. Nulle ne détient ni ne fige la vérité, mais toutes se situent par rapport à elle et reprennent, sous quelque forme que ce soit, le résultat de l’élaboration antérieure. La tradition génère ses crises ; les oublis préparent une nouvelle mémoire. La pérennité se paie du prix des renaissances et chaque notion est un nouvel espace ouvert pour chercher la Sagesse. Ainsi ce n’est pas une chronique des doctrines mais une généalogie et une herméneutique des gestes métaphysiques qui nous réunit autour de Pierre Magnard depuis toutes ces années. Ce mode de lecture peut s’appliquer à différentes échelles : à celle d’une pensée singulière — ce sera l’étude sur Pascal, à l’échelle d’une période — ce seront les années d’enseignement et de recherche sur la Renaissance, ou d’une histoire - ce sera la fresque du Dieu des philosophes. Nous voudrions revenir sur la caractérisation de l’humanisme renaissant comme humanisme métaphysique pour montrer des aspects de cette méthode à l’œuvre et tenter d’approcher la philosophie de Pierre Magnard. L’humanisme, Pierre Magnard n’a cessé de le rappeler, ne se réduit ni à une description factuelle, ni à une déclaration de principes, ni à l’invocation d’une valeur. L’homme s’institue à la Renaissance en tant qu’instance métaphysique conquise par un geste résolutoire dont nous sommes les héritiers. L’homme s’invente dans le miroir qu’il tend à Dieu à travers ses chasses de la Sagesse. C’est cette institution qu’il nous faut comprendre et que nous pouvons peut être tenter de lire en suivant Pierre Magnard dans la grande histoire du néoplatonisme. Que signifie le néoplatonisme à la Renaissance ? En quoi est-ce une clé pour lire l’humanisme ? Néoplatonisme On ne saurait bien sûr sous-estimer l’importance du néoplatonisme à la Renaissance. Pour autant ce n’est pas sa présence doctrinale qui suffit à spécifier ce moment de la vie de l’Esprit car après tout cette
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présence se retrouve en d’autres temps et dans d’autres lieux. Le relevé des débats doctrinaux, bien que nécessaire, ne donne qu’un aspect superficiel et partiel de la Renaissance, une mosaïque sans figure. Superficiel car le débat du platonisme avec l’aristotélisme se fait avec un aristotélisme déjà fortement informé par le néoplatonisme, notamment depuis la traduction du Liber de Causis au XIIe siècle ou depuis les traductions de Guillaume de Moerbecke qui donnent accès aux Eléments de théologie de Proclus dès le XIIIe siècle. Partiel car si la résurgence du néoplatonisme est décisive, elle est loin d’être la seule composante de la Renaissance : les studia humanitatis, la fureur philologique, l’apologie de la vie civile, l’invention de la perspective, l’essor de la finance, la rénovation de l’architecture ne se disent pas spontanément ni directement dans le langage du néoplatonisme. Ce n’est pas le néoplatonisme comme doctrine mais le geste dont il est porteur dans sa doctrine même qui permettra à l’humanisme de prendre sa figure véritable. Quel serait le geste du néoplatonisme ? Le néoplatonisme peut se lire non comme une doctrine ou une compilation de doctrines mais comme une synthèse créatrice de toute la philosophie antique antérieure. Une façon de récapituler en les accomplissant, et en les déplaçant, les grandes philosophies rationalistes de l’Antiquité à partir d’une relecture de Platon. En s’inscrivant dans une pratique du commentaire, en recevant sa vérité d’un autre, le néoplatonisme opèrerait une synthèse du rationalisme hellénique. Plotin lui-même l’affirme, par exemple au Traité 10, § 8-9 (Ennéade V, 1)1. Il y propose un rappel doxographique qui ne répond pas du tout à la même fonction que ceux d’Aristote. Ce dernier a pour méthode de rappeler les différentes thèses soutenues concernant le problème qu’il aborde pour montrer leurs apports et leurs limites, les disposer selon sa propre théorie de la causalité et avancer un traitement à nouveau frais. Plotin au contraire nous présente sa philosophie comme un développement de ce qui est resté implicite chez ses prédécesseurs. Il s’inscrit dans un effort de formulation et de développement qui court depuis les Anciens jusqu’à lui : « Non, les propos que nous tenons ne sont pas nouveaux et ils ne datent pas d’aujourd’hui, car ils ont été déjà tenus dans l’Antiquité, mais sans que leur sens ait été déployé. En tenant les propos qui sont actuellement les nôtres, nous sommes les interprètes 1 Plotin, Traité 10, in Traités 7-21, trad. Francesco Fronterotta, GF-Flammarion, Paris, 2003, p. 166-168.
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de ces propos antérieurs, en nous appuyant sur les propres écrits de Platon qui témoignent de l’Antiquité de ces doctrines »2. Le néoplatonisme prétend déployer ce qui est en germe depuis les premiers penseurs de la Grèce. Deux éléments capitaux méritent d’être notés. Tout d’abord cette synthèse n’est pas une compilation mais une tentative de résolution des tensions philosophiques. Il s’agit d’une intégration inspirée, d’une vision constructive qui est une véritable appropriation des philosophèmes antérieurs dans un ensemble autonome. Par là même elle opère un déplacement, un réagencement et se pose comme un élément de plus dans la série. Ensuite, cette synthèse n’est pas une clôture, elle ouvre elle-même un nouveau champ d’exploration. Elle est indissolublement résolutoire et problématique : elle est appelée par les insuffisances de ce qui précède en même temps qu’elle dégage un espace de pensée. Elle ouvre un espace dialogique. Il y a là sans doute une vérité éternelle du platonisme, à savoir que la vérité ne se conquiert pas indépendamment du travail dialectique des objections, de la vie problématique de la pensée, elle ne se clôt jamais sur ses résultats. Quelle serait cette synthèse néoplatonicienne ? Elle consiste à forger une conception unifiée de la totalité du réel comme processus réglé de déploiement à partir de l’Un. Cette conception provient d’une théorie renouvelée du Principe et de la causalité. Comment concilier la cohésion du réel, l’ordre du monde, le dynamisme de la vie et la paix de l’âme ? En concevant l’effet unifiant et stabilisateur de l’Un dans la procession de l’Être selon différentes stases, qui correspondent à différents niveaux de conversion au Principe et d’unification du multiple3. Plotin construit son système en puisant dans les constructions antérieures et en se démarquant d’elles. En reprenant ces éléments — bien connus — de façon volontairement schématique, on peut dire que Plotin retiendra avant tout de Platon une théorie du Principe — l’Un-Bien au delà de l’Être — ainsi qu’une théorie de la causalité intelligible et de sa dénivellation — la cause ne possède pas les qualités de son effet. Il continuera de procéder dialectiquement par un jeu de questions et de réponses mais en revanche, il délaissera l’ancrage politique dans les enjeux de la cité pour se consacrer à une conception de la nature et de ses principes. Aristote fournira au système des éléments centraux de sa Ibid. p. 166. Sur la causalité et la force spécifiques de l’Un dans le néoplatonisme, on pourra se reporter au livre de Pierre Caye, Comme un nouvel atlas, Les Belles Lettres, 2017. 2 3
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métaphysique, notamment le couple acte/puissance nécessaire pour penser l’ordre dynamique de la nature. En revanche Plotin comble l’absence de morphogenèse chez Aristote et refuse la théorie du Premier Moteur dont l’activité est conçue selon la structure duelle de la pensée de la pensée. Des stoïciens, Plotin reprend une conception processuelle du réel comme cycle ainsi que la théorie des semences rationnelles (logoï spermatikoï) qui approfondit le dynamisme hylémorphique aristotélicien. En revanche, il délaissera leur matérialisme et leur immanentisme. Peut être n’y a-t-il pas jusqu’à l’épicurisme qui ne contribue à cette synthèse. En apparence les épicuriens proposent la philosophie la plus éloignée du néoplatonisme : un matérialisme strict reposant sur une dualité de principes — le vide et les atomes, c’est à dire la conjonction sans médiation du non-être et d’une pure multiplicité matérielle. Un univers sans providence, sans autre unification qu’accidentelle, dérivée, provisoire. Mais cette physique atomiste peine à rendre raison de la possibilité et de l’excellence du Souverain bien qu’elle reconnaît : le plaisir constitutif ou en repos — ce plaisir stable et presque imperceptible qui constitue le sommet de la sagesse et le fruit de la philosophie enfin redevenue en accord avec la nature. Comment des atomes pourraient-ils sentir quoi que ce soit ? La transformation du cinématique en psychique demeure incompréhensible. Et quand bien même on accorderait un sentiment au mouvement des atomes, pourquoi le plaisir serait-il associé à l’intégrité d’une forme plutôt qu’à sa dislocation ? Pourquoi, sinon parce qu’implicitement l’effectivité secrète de l’Un est présupposée comme norme interne de l’Être et critère de la divinité de l’existence ? Sous la pluie d’atomes, c’est la sérénité de l’Un qui perce comme norme du réel. Ce pur plaisir pris à être soi-même, dans ses limites propres, sans activité centrifuge mais sans non plus de repli intéressé ou inquiet sur soi, n’estce-pas la marque de l’Un lui-même ? Ainsi le néoplatonisme pourrait intégrer l’intention de l’épicurisme, qui en retour viendrait attester par avance, contre sa volonté expresse mais tout à fait spontanément, la belle nécessité de l’Un. Le néoplatonisme se construira également en se rapprochant et se distinguant des systèmes médio-platoniciens, notamment de leur interprétation démiurgique de la causalité de l’Être, institué Premier Principe. Le néoplatonisme intègre donc des éléments de toutes ces philosophies dans sa vision propre en tentant de répondre aux exigences qui animent toutes ces tentatives dans leur divergence même : rendre raison de la totalité du réel et de son ordre. Cette synthèse se présente comme
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une relecture et une interprétation de l’œuvre de Platon et des Anciens, qui ne peut donner toute sa mesure qu’au terme du cycle qui lui succède. La vérité est rétrospective. Elle éclot à rebours, dans l’ouverture de ce geste : le réel ne tient que par la causalité improductive de l’Un, ce Premier Principe inapparent mais fondamental. La chasse peut s’arrêter, la proie qui courait les taillis philosophiques semble saisie. Mais cette synthèse ne clôt pas le mouvement de la pensée ; elle initie au contraire un nouveau cycle par sa propre nature problématique : la théorie du Principe, la doctrine de l’Un, pilier doctrinal du système, ne peut se stabiliser. Il entre en crise sous la pression de ses propres exigences : comment de l’Un pourrait-il procéder quoi que ce soit sans le rendre multiple ? La processualité de l’Un apporte une résolution problématique qui ouvre un nouveau champ d’exploration. Ce nouveau champ demande à ce que soit précisée la « différence hénologique »4, c’est-àdire la différence de l’Un avec l’Être. Le paradoxe du néoplatonisme est de porter à son paroxysme avec ses diadoques Proclus et Damascius, sous couvert d’unité, le dilemme entre l’Être et l’Un. La quête de l’Un ne se referme pas ; elle continue d’ouvrir le champ métaphysique à sa suite. Réunir les forces de la pensée autour de ce qui était là depuis toujours en attente d’être reconnu et le laisser à nouveau échapper, voilà un geste philosophique. L’humanisme métaphysique et la Renaissance L’humanisme de la Renaissance, tel que nous le donne à penser Pierre Magnard, s’inscrit dans un geste de cette nature. Comment peut-on découvrir l’homme ? N’était-il pas là depuis toujours ? Quel lien ce geste a-t-il avec le néoplatonisme ? L’humanisme renaissant ne se résume pas à un brusque tournant anthropologique, même si s’ouvre un nouveau regard sur l’homme et la diversité de ses productions. Ce n’est pas non plus une morale qui érigerait une valeur ou une règle. On pourrait selon ces points de vue multiplier les « humanismes » antérieurs et postérieurs. L’humanisme de la Renaissance, au delà d’une doctrine partagée ou d’un fait culturel et moral est l’institution de l’homme comme instance métaphysique5. Nous empruntons le terme à Pierre Caye. Nous renvoyons bien sûr à l’ouvrage de Pierre Magnard, Questions à l’humanisme, Intervention philosophique, Puf, Paris, 2000. 4 5
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L’homme de l’humanisme renaissant n’est ni une essence immuable et identifiable, ni une espèce biologique, ni une substance, ni un sujet, ni (surtout !) un individu. Il s’agit d’une fonction de copule, d’un nexus mundi, une force de relation que la Renaissance n’invente pas mais retrouve en pensant à nouveau frais sa fonction. Si la providence naturelle vient à faire défaut par l’extension indéfinie de l’univers, si les intentions divines deviennent obscures (lorsque les épidémies déciment la population, par exemple), si les crises politiques, économiques et ecclésiales fragilisent la féodalité, si les découvertes de nouvelles cultures décentrent encore un peu plus l’homme européen de son cosmos ordonné, il faut tenter une nouvelle force de liaison, un héroïsme relationnel pour assurer la cohésion du monde et son retour au Principe. Ce sera le rôle de l’homme comme instance métaphysique. C’est dans l’opérativité théorique et pratique de son esprit que devra s’attester l’ordre et l’unité du réel. On pourrait en trouver la formule dans la déclaration que Dieu fait à l’homme au chapitre VII du De Visione dei de Nicolas de Cues écrit en 1453 : « Sois à toi-même et je serai à toi »6. Pierre Magnard nous propose un humanisme en profonde résonnance avec ce qui précède et dont il se démarque pourtant, le Moyen Âge. La Renaissance reprend, résout et déplace le problème spéculatif majeur du Moyen Âge occidental, le problème recteur auquel tous les autres seront finalement subordonnés : l’articulation du rationalisme grec et de la foi chrétienne. Certes les Pères de l’Église avaient déjà exprimé la foi dans le langage de la philosophie, mais ils n’avaient pas assuré dans le détail — logique, physique, juridique, éthique, politique — ce travail d’adaptations mutuelles et de couture de la raison naturelle à la révélation surnaturelle. Il s’engageait alors un subtil conflit d’autorités qui allait faire le Moyen Âge. La Renaissance peut dès lors être comprise comme une résolution de ce problème par une nouvelle figure : non plus la confrontation réglée et la conciliation inventive des autorités scolastiques mais l’épreuve dans l’opérativité même de l’esprit humain de cette conciliation problématique. Les médiévaux n’avaient cessé d’inventer sans le dire, les renaissants doivent inventer pour s’autoriser à parler. Ce n’est pas un goût superficiel pour la « nouvelleté », c’est une nouvelle justification métaphysique. La libération de l’opérativité (technique, scientifique, politique, artistique) de l’esprit humain ne suffit pas à constituer 6 , Nicolas de Cues, Le Tableau ou la vision de Dieu, chap. VII, trad. A. Minazzoli, La Nuit surveillée, Cerf, Paris, 1985, p. 45. « Sis tu tuus et ego ero tuus ».
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l’humanisme. Il pourrait s’agir d’un dynamisme accidentel, d’une énergie libérée par la puissance des crises. Ce qui fait l’humanisme, c’est la nouvelle fonction attribuée à cette opérativité : faire monde et relier le monde au Principe. Il ne s’agit donc pas d’un homme valorisé « à l’unité », dans son narcissisme individuel mais d’une puissance de relier le particulier à l’universel, ce que Pierre Magnard, après Nicolas de Cues, appelle une singularité. L’homme doit être le singulier universel. Cette singularité révèle à chaque homme — comme le veut Montaigne — qu’il porte en lui « la forme entière de l’humaine condition »7 mais elle va même audelà de la seule reconnaissance humaine en assurant qu’il porte avec lui le nœud universel qui assure que la pensée, la nature et le Principe n’errent pas dans la déliaison. Certes cette lecture de l’humanisme propose un point haut à partir duquel se dégage la figure d’ensemble. Elle permet, au prix d’un geste herméneutique fort, d’intégrer les éléments partiels dans une figure qui fait office de téléologie. Le néoplatonisme a pu être un soutien par cette activité productive de l’esprit qui ne se laisse pas subsumer sous l’ordre d’un cosmos ordonné, par l’étagement et l’ordonnancement des multiplicités sous le couvert de l’Un, par cette théologie rationnelle qui menait à reconnaître l’absoluité d’un Principe unique. Il allait permettre de repenser l’œuvre de l’homme comme singularité universelle devant la Singularité absolue. Il ne s’agissait certes pas de redevenir néoplatonicien mais de s’appuyer sur des opérateurs précis pour penser la fonction « homme » dans son lien au monde et à Dieu. Il s’agissait de déployer en toute clarté ce qui avait été pensé depuis toujours. Mais comme pour la synthèse néoplatonicienne, la synthèse humaniste se révèle instable et problématique. En tant qu’il repose sur la libération de l’opérativité humaine, l’humanisme s’ouvre à toute la diversité et la contingence de cette opérativité par laquelle les hommes donneront forme à l’homme. Ensuite l’ampleur des domaines métaphysiques à unifier et la modalité de l’unification prêtent également à variations. Enfin, à trop relier l’univers à son Principe, l’homme ne risque-t-il pas de se perdre en se projetant violemment soit dans la nature, soit dans le Principe ? Pour jouer comme copule, l’homme doit relier sans les confondre les instances métaphysiques ; il doit tout autant distendre que relier. On le voit, l’humanisme ne débouche pas sur une anthropologie univoque mais abrite un champ de variations indéfini. En tant que solution, l’homme et son indétermination deviennent Michel de Montaigne, Du repentir, Essais, III, 2.
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immédiatement le nouveau problème, le carrefour de tous les nouveaux chemins. On pensait la proie capturée, la voilà qui court sous le nom « homme ». La chasse de la Sagesse Nicolas de Cues l’avait pressenti. L’un des premiers penseurs à concevoir ce statut métaphysique de l’homme avait d’abord pensé pouvoir contenir toutes les courses de l’esprit dans la puissance synthétique de sa découverte : la docte ignorance. Le dépassement des distinctions et des oppositions rationnelles mène à une unification supérieure dans la visée intellectuelle. Dans l’Apologie de la docte ignorance, le disciple de Nicolas de Cues qui entend reprendre les propos de son maître contre les attaques de Jean Wenck commence par établir une analogie entre la recherche sensible du chien de chasse qui suit la piste d’une proie à l’aide de son flair et la faculté discursive logique de l’esprit humain qui cherche la vérité8. Ce sont deux démarches, sensible et rationnelle, qui ont ceci de commun qu’elles sont toutes les deux discursives. La saisie intellectuelle au-delà de la coïncidence des opposés dépasse la discursivité logique de la raison et assure une vision de surplomb, une vue synthétique de toutes les errances de l’esprit. Celui qui est parvenu à la docte ignorance a fini de courir, il « embrasse tout ce que celui qui erre ça et là à travers un champ cherche à la trace par divers détours ; et il observe dans quelle mesure le chercheur se rapproche ou s’éloigne de l’objet cherché »9. Avec la docte ignorance, l’esprit possèderait dans une vue synoptique tous les parcours de chasse rationnels ; il se tiendrait sur un poste d’observation d’où il verrait non seulement les chasseurs, mais la proie et les positions relatives de la vérité et de ses poursuivants. La docte ignorance sonnerait la fin de la chasse. Et pourtant à la fin de sa vie, dans le De Venatione sapientiae, Nicolas de Cues reconnait que l’intellect lui aussi part en chasse, se laisse infiniment déborder par l’Unité divine. Il ne peut rester immobile dans sa haute tour ; il ne cesse de s’élancer vers la Vérité à travers des campi, des terrains de chasse où il espère la saisir. Ces terrains de chasse intellectuels 8 Nicolas de Cues, Apologie de la docte ignorance in Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés, trad. F. Bertin, Sagesses Chrétiennes, Cerf, Paris, 1991, p. 46-47. 9 Ibid. p. 50.
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sont les notions que l’esprit est capable de produire pour figurer l’infigurable infinité divine. Ainsi l’activité intellectuelle se donne comme l’ouverture d’une topologie. L’intellect n’est pas une faculté, il se déploie dans des champs de pensée. Les terrains de Nicolas de Cues sont au nombre de dix : la Docte ignorance, le Possest, le Non-autre, la Lumière, la Louange, l’Unité, l’Égalité, la Connexion, la Limite, l’Ordre. Beaucoup renvoient à des conjectures théologiques produites par le cardinal luimême. Toute chasse est remise à la singularité de l’esprit qui s’élancera dans ses propres parcours. Toutefois il n’y évolue pas en reclus solitaire ; Nicolas de Cues croise les pas d’autres chasseurs avant lui, Platon, Denys, Augustin, Proclus, Aristote, dont il reconnaît et révère les traces. Aucun champ ne suffit à contenir la Sagesse, bien qu’elle soit présente en chacun. Il faut sauter de l’un à l’autre, sans autre continuité que l’élan et la tension vers la Vérité. Finalement, Nicolas de Cues aura tout de même saisi sa proie : l’infini Posse facere (« Pouvoir-faire ») qui soutient l’universel Posse fieri (« Pouvoir-être-fait »). La puissance infinie de l’Unité divine à travers l’infinie variation de sa manifestation. L’intellect court et contemple sa proie à travers ses filets. Il peut se réjouir. Et cette saisie est encore immédiatement réflexive ; dans le même mouvement l’esprit a ressaisi sa propre unité. Nicolas de Cues parcourt celle de sa vie philosophique ; il traverse également les voies des anciens philosophes. C’est toute une tradition qui court avec lui. C’est l’humanité qui se retrouve elle-même depuis la singularité d’une course. Nicolas de Cues n’a cessé de le dire dans tous ses traités : en se cherchant l’esprit est reconduit à Dieu, en cherchant Dieu l’esprit se retrouve lui-même. Ce lien humano-divin est au cœur de la métaphysique et Nicolas de Cues y voit la christiformitas, la ressemblance au Christ qui s’acquiert par ces élans vers la Sagesse. Mais ne nous y trompons pas, ce n’est pas l’homme qui saisit mais au contraire lui qui est saisi par ce Dieu pour qui « être-vu », c’est « voir »10. Le retournement des regards du De visione Dei nous fait comprendre qu’au terme de toutes nos visées, c’est déjà le Principe qui nous regarde. Ainsi les « pièges » spirituels se révèlent être les instruments de la proie qui nous attire à elle ; les « campi » de l’intellect sont les plis de la robe de la divinité qui se cache et illumine nos esprits. En s’élançant vers le Principe, l’homme trouve sa forme et se laisse saisir par Lui. L’humanisme est une chasse dans laquelle le chasseur et sa proie ne 10 « Car tu es là (…) où le « voir » coïncide avec l’« être vu ». », De Visione Dei, chap. X, op. cit., p. 52.
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cessent d’échanger leurs rôles, entrent dans une instabilité féconde. L’humanisme est une chasse à l’homme. Humanités L’humanité alors ne désigne que l’infinie variation de ces chasses qui communiquent dans leur incommensurabilité même. Il faudra suivre Pierre Magnard pensant l’humanisme dans les différences infinies qui le creusent en profondeur. On devra alors chercher son humanité dans ces vèneries aux tonalités si différentes. Dans la chasse sacrificielle du furioso Actéon sur qui, dans les Fureurs Héroïques de Giordano Bruno, se retourne la meute des chiens pour le transir dans l’Infinité du Principe exprimée telle quelle dans l’univers. Ou dans la passion philologique que Rabelais exige de son lecteur dès le Prologue de Gargantua. Lorsqu’il lui commande de ne pas en rester à la trivialité du sens apparent mais d’ouvrir les Silènes en direction d’une profondeur ésotérique, le chien qui ronge son os — « la beste du monde plus philosophe »11 —, est donné en modèle. « A l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges pour fleurer, sentir, et estimer ces beaux livres de haulte gresse, legiers aux prochazs [à la poursuite] : et hardiz à la rencontre [à l’attaque]. Puis par curieuse leçon, et meditation frequente rompre l’os, et sugcer la substantificque mouelle »12. Il faut parcourir ces livres humains, accuser la véhémence de leurs attaques, pour saisir le sens divin qui donnera la substance. On pourra se lasser avec Montaigne de cette propension de l’esprit à toujours courir au-delà de ses prises et à laisser proliférer une infinité de commentaires : « Ce n’est rien que foiblesse particuliere qui nous faict contenter de ce que d’autres ou que nous-mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance ; un plus habile ne s’en contentera pas (…) Nul esprit genereux ne s’arreste en soy : il pretend tousjours et va outre ses forces ; il a des eslans au delà de ses effects ; s’il ne s’avance et ne se presse et ne s’accule et ne se choque, il n’est vif qu’à demy ; ses poursuites sont sans terme, et sans forme ; son aliment c’est admiration, chasse, ambiguité »13. Il n’empêche que cette puissance de divagations et François Rabelais, Gargantua, Prologue, p. 6, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1994. Ibid., p. 7. 13 Michel de Montaigne, Essais, III, 13, De l’expérience, éd. P. Villey et L.V. Saulnier, Puf, 1965, p. 472. 11
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de reprises infinie de l’esprit humain aura su dessiner dans les méandres des Essais la vérité d’un homme universel. Et Pascal n’est-il pas encore tragiquement humaniste lorsque, méditant sur la vérité anthropologique du divertissement qui pour nous détourner de la considération de notre misère nous pousse à courir un lièvre dont « on n’en voudrait pas s’il était offert »14, il espère de tout son cœur être digne de la seule chasse réelle, cette quête divine qui est déjà le salut, et où il retrouve d’ailleurs l’enseignement du cusain : « Tu ne me chercherais pas si tu ne me possédais. Ne t’inquiète donc pas »15 ? C’est ce florilège d’humanités, de chasses à l’absolu, que nous avons eu le bonheur de suivre à travers l’enseignement de Pierre Magnard.
Pascal, Pensées 136, in Pascal, œuvres complètes, éd. Lafuma, Seuil, Paris, 1963,
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p. 516.
Pascal, Le mystère de Jésus christ, 929, in ibid. p. 623.
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MONTAIGNE ET PASCAL
FORTUNA IMPERATRIX MUNDI MONTAIGNE, PASCAL ET LE RÔLE DU HASARD DANS LA VIE Yannis Constantinidès (Université Sorbonne Nouvelle) Si Montaigne et Pascal s’accordent à penser que la vie humaine est livrée au hasard, tout les oppose en revanche dans l’appréciation de ce facteur de risque ou d’indétermination. Là où l’auteur et acteur des Essais accueille favorablement le hasard et le place même au-dessus de l’ordre rationnel, l’apologiste de la religion chrétienne le craint et y voit une menace pour le salut. Il faut d’emblée, sans verser dans la psychologie sommaire, faire la part de l’idiosyncrasie dans le rapport très personnel que chacun d’eux entretient avec le hasard. La joie de vivre de Montaigne1 tranche avec la culpabilité d’être de Pascal, « l’éternel malade »2. L’un est un bon vivant, qui aime boire et manger3, alors que l’autre fait figure de passager clandestin dans cette vie, tourné déjà vers l’après et peu porté sur les plaisirs de la chair. Montaigne a pourtant fait lui aussi l’expérience amère de la maladie chronique (la gravelle, la goutte), mais la douleur quotidienne avait chez lui des causes physiologiques et non psychosomatiques, comme chez Pascal. Surtout, il ne voit pas dans la souffrance une forme d’expiation, mais simplement un mauvais moment à passer, et à oublier le plus vite possible. Nul dolorisme en effet chez Montaigne, qui résiste sans effort à la tentation, encore vive à notre époque prétendument désenchantée, d’attribuer une signification profonde à la maladie4. Il a un rapport sain à son 1 « Pour moi donc, j’aime la vie… » (III, 13, 477). Nous citons les Essais de Montaigne d’après l’édition établie par Emmanuel Naya, Delphine Reguig-Naya et Alexandre Tarrête (Gallimard, 2009, coll. « Folio Classique », 3 vol.). La mention de l’essai est suivie de l’indication de la page dans le volume. 2 Cf. Charles Gardou, « Blaise Pascal, de l’éternel malade au prodige de la pensée », Reliance, 2006/2, n° 20, p. 101-110. 3 Cf. Christian Coulon, La Table de Montaigne, Arléa, 2009. 4 Cf. Susan Sontag, La Maladie comme métaphore (Christian Bourgeois, 2005) et Ruwen Ogien, Mes Mille et une nuits (Albin Michel, 2017).
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corps, dont il accepte de bon cœur les limites et les imperfections. L’incarnation est au contraire pour Pascal la raison première de notre propension naturelle au divertissement : notre âme s’éloigne de Dieu parce qu’elle est « jetée dans le corps » (6805), qui la détourne de l’essentiel et la sépare du tout. Pascal insiste dans ce fragment sur la « distance infinie des corps aux esprits », déplorant l’inertie du corps, qui fait obstacle à la pensée. Or, si l’incarnation est une fatalité pour le chrétien, le fait d’être dans tel ou tel corps est le fruit du hasard. C’est cette part d’incertitude irréductible qui effrayait justement l’auteur des Pensées. Il n’est donc pas étonnant que la question du corps soit ici décisive, car il s’agit moins d’une réflexion abstraite que d’un questionnement existentiel qui engage l’être tout entier. Le rapport que nous nouons avec le hasard n’a rien d’indifférent : il est tributaire de la série d’impondérables qui nous constituent en tant qu’individus. Que l’on vive « à propos » ou à contrecœur, on ne choisit pas tout à fait par hasard sa philosophie de vie. Ce sont plutôt les hasards de la complexion physiologique qui choisissent en partie pour nous, ou qui nous interdisent en tout cas certaines options. Pascal, le grand angoissé à l’étroit dans son corps, pouvait-il par exemple ne pas reprocher à Montaigne son « oisiveté tranquille » et sa « nonchalance du salut » (559) ? Montaigne lui-même trouvait plus de confort dans l’inconstance que dans la fausse constance, l’apparence d’ordre. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de choix viscéraux plus que réfléchis6. L’auteur des Essais, « philosophe imprémédité et fortuit » (II, 12, 314), en est parfaitement conscient. Il se laisse d’ailleurs aller au gré du hasard sans chercher à lui imposer une direction ou le soumettre à une finalité préétablie. Même sa vertu est « accidentelle et fortuite » (II, 11, 146) ! Pascal, au contraire, souffre de cette objection manifeste et criante à la certitude intime de la foi et du cœur ; il désespère de trouver un centre, un port auquel amarrer l’embarcation à la dérive de la vie. Comment se repérer en effet dans la confusion générale ? « Il faut avoir un point fixe pour en juger » (576) ; soit, mais ce point fixe ne se rencontre nulle part : ni dans la logique géométrique, ni dans le langage, ni dans la 5 Le numéro du fragment indiqué entre parenthèses renvoie à l’édition des Pensées de Pascal établie par Philippe Sellier (Le Livre de poche, coll. « Les Classiques de poche », 2000). 6 Cette idée est bien résumée par Raymond C. La Charité : « He [Pascal] sought repos outside of time, and Montaigne has it in life » (« Pascal’s Ambivalence toward Montaigne », Studies in Philology, April 1973, vol. 70, n° 2, p. 192).
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politique, qui sont autant de conventions arbitraires visant à mettre en ordre la réalité. Si l’on enlevait aux hommes ces béquilles rassurantes, ils éprouveraient comme Pascal le vertige d’un monde livré au hasard, sans réel principe d’organisation. Il y a bien l’ordre de Dieu (48, 749, 755), mais il est lui aussi caché à l’homme du fait de la corruption de sa nature. Ce constat peu réjouissant d’un univers sans foi ni loi n’est pas sans rappeler le gnosticisme, qui ne voit de salut que dans la fuite. Nous reviendrons sur le pari pascalien, mais soulignons déjà le refus de toute compromission avec ce monde absurde et incertain, auquel il faut renoncer sans hésiter de son vivant. Il est frappant de voir comment Pascal, en partant d’exactement les mêmes prémisses que Montaigne (mouvement universel et chaotique, fragilité et facticité des structures existantes, misère de la condition humaine), arrive à des conclusions diamétralement opposées. Il donne à « bon nombre de propositions qui, dans les écrits de Montaigne, semblent presque uniquement dictées par l’inspiration, par le goût du jeu dialectique […] l’accent de la plus nécessaire tragédie intime »7. Pascal dramatise Montaigne mais il rassemble surtout ses intuitions éparses pour les mettre au service de son projet apologétique. Récupération qui consiste ironiquement à réorganiser une pensée volontairement décousue pour faire écho à la réalité. Même là le hasard incommode le chantre de l’ordre moral ! C’est le péché originel, que Montaigne n’évoque jamais, qui apporte un semblant d’unité à cette grande diversité thématique : « L’homme est tombé chez Pascal, et l’idée de péché explicite le drame avant d’expliquer la misère de l’homme. L’homme n’est pas tombé chez Montaigne pour la bonne et simple raison qu’il est depuis toujours en bas, sans en souffrir le moins du monde. N’étant pas assez haut pour tomber, l’homme montanien a toujours été à l’endroit où il se trouve »8.
La nature n’étant pas viciée, mais au contraire aliénée en l’homme, il ne s’agit pas de s’en affranchir mais de s’en rapprocher. Nul besoin donc de grâce chez Montaigne : il suffit de suivre ce « doux guide » qu’est la nature originelle, recouverte depuis trop longtemps de « traces artificielles » (III, 13, 478). La diabolisation du hasard trahit en ce sens le refus d’accepter la nature telle qu’elle est : protéiforme et dénuée de toute finalité. Sergio Solmi, La Santé de Montaigne, Allia, 1993, p. 33. Pierre Statius, « “De la diversion” : Montaigne philosophe », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la Réforme et la Renaissance, 1994, n° 38, p. 99. 7 8
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Hasard du sens, sens du hasard La pensée tragique est au fond une manière subtile de nier le hasard en l’identifiant à la discorde, au désordre délibéré. Elle reconnaît pleinement son rôle essentiel dans la vie mais en lui prêtant un dessein qui lui est étranger. Car le hasard ne fait ni bien ni mal les choses, il les laisse être, si l’on peut dire. Leur déroulement est certainement conforme à la nécessité naturelle, qui nous reste inconnue, mais il n’obéit à aucune logique secrète. Hasard est un simple mot d’usage pour désigner l’incertitude fondamentale de la vie, l’impossibilité de préempter l’à-venir. L’essai « Des pronostications » (I, 11) disqualifie ainsi toute forme de prophétie parce qu’on ne peut pas préjuger de ce qui adviendra. Montaigne voit dans l’art de la divination une tentative désespérée et dérisoire de donner sens au hasard, de le tenir sous laisse. La réécriture anticipée du futur révèle surtout l’angoisse de perdre le contrôle de sa vie. Préoccupation obsessionnelle, voire pathologique, comme il le suggère9. Il est beaucoup plus raisonnable de se laisser porter par le hasard, où qu’il nous mène : « J’aimerais bien mieux régler mes affaires par le sort des dés que par ces songes » (I, 11, 168). Il faut renoncer à ce fantasme de maîtrise pour atteindre l’ataraxie. Comme chez les sceptiques grecs, c’est l’acceptation de l’impermanence de toutes choses qui, paradoxalement, apaise. Accompagner le mouvement de la vie au lieu de tenter de le contrer évite d’être pris de vertige. La quête inquiète d’un port trahit au contraire chez Pascal la crainte de s’abandonner au sort. Il n’est pas exagéré de dire que sa fameuse règle des partis n’a pas qu’une portée mathématique mais est aussi une façon de reprendre pied dans le chaos infini de l’univers, faute de trouver le fameux point fixe qui permettrait d’être totalement rassuré. Pascal, qui a pleinement conscience de la grande force du hasard, ne prétend toutefois pas le museler, mais seulement le réguler. Il aimerait s’abandonner sans calcul à la foi, mais le doute intime persiste chez lui malgré la « nuit de feu » et les « preuves » qu’apporte la religion10. L’agacement que lui inspire constamment la tranquillité de Montaigne s’explique sans doute par son incapacité à ressentir une q uelconque 9 Montaigne fustige en effet la « forcenée curiosité de notre nature, s’amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire à digérer les présentes » (I, 11, 166, nous soulignons). 10 Pascal ne demande qu’à croire aux prophéties et aux miracles, mais il admet qu’ils ne sont pas « absolument convaincants » (423).
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sécurité morale. Dieu reste obstinément caché à ses yeux alors que son maître, Augustin, avait fini par le trouver en lui. Ne rien laisser au hasard ? Si elle est difficilement saisissable par nature, la notion de hasard occupe, comme on peut le constater, une place centrale dans les œuvres de Montaigne et de Pascal. On peut même dire que le hasard joue un rôle déterminant dans la genèse de leurs pensées et qu’il permet de mieux rendre compte de leurs positions philosophiques fondamentales. L’importance de ce thème a été largement relevée chez Montaigne11 et, dans une moindre mesure, chez Pascal12 — si l’on met de côté bien sûr les très nombreuses publications sur la « géométrie du hasard », c’està-dire sur le calcul des probabilités —, mais l’on a rarement comparé leurs perspectives, qui s’éclairent pourtant l’une par l’autre. Clément Rosset est peut-être le seul à avoir vu qu’il ne s’agissait pas de pensées éparses sur l’accidentel ou le contingent mais d’une réflexion de fond, bien que discrète, sur le « hasard originel et constituant »13. Son propos reste toutefois très général et on peut être surpris de voir Montaigne inclus d’office dans cette vague « philosophie tragique ». C’est plutôt chez Pascal que ce constat de la primauté métaphysique du désordre est source d’angoisse et de désespoir14. Il faut donc, à partir d’une comparaison serrée de leurs conceptions, soigneusement distinguer les conséquences que chacun d’eux tire de prémisses communes. Il ne s’agit pas ici que d’histoire de la philosophie, la manière de se rapporter au hasard ayant ultimement une portée civilisationnelle. Depuis l’époque de Pascal, que l’on peut d’une certaine manière considérer comme un lointain précurseur du principe de précaution, l’Occident s’est 11 Voir notamment Daniel Martin, Montaigne et la fortune. Essai sur le hasard et le langage (Slatkine, 1977) et Philippe Desan, Montaigne. Les formes du monde et de l’esprit (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2008), livre I, chap. 6. 12 L’ouvrage essentiel étant celui de Laurent Thirouin, Le Hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, 1991. 13 Clément Rosset, Logique du pire. Eléments pour une philosophie tragique, PUF, 2013, p. 84 : « chez des philosophes comme Montaigne, Pascal ou Nietzsche, où elle [la pensée d’un tel hasard] joue un rôle à la fois fondamental et silencieux, elle n’apparaît presque jamais en toutes lettres ». Ce n’est pas tout à fait vrai pour Montaigne, comme nous le verrons, ni pour le Nietzsche d’Ainsi parlait Zarathoustra. 14 Cf. Laurent Thirouin, Le Hasard et les règles, op. cit., p. 21-27.
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de plus en plus tourné vers l’anticipation de tous les risques possibles, avec la volonté explicite de réduire l’imprévu, voire le supprimer. La philosophie de Montaigne peut être vue comme la réfutation avant la lettre de ce fantasme de maîtrise absolue du hasard, qui a notamment conduit à la gestion rationalisatrice de la nature et des êtres. Le lâcherprise montanien apparaît à cet égard comme une leçon de sagesse pour notre temps : ne plus tout calculer ou évaluer mais accepter pleinement l’incertitude fondamentale de la vie. Écrire au hasard Rien de plus opposé à première vue que la façon d’écrire de Montaigne et de Pascal : digressions et ajouts incessants d’un côté, concision extrême de l’autre. À la légèreté des sauts et gambades répond le sérieux tragique, au mouvement perpétuel du fini le vertige de l’infini. Les Essais sont certes restés inachevés comme les Pensées, mais c’est parce qu’ils étaient d’emblée inachevables. Ce work in progress tranche avec la perfection formelle de la plupart des pensées détachées de Pascal, qui sont moins des lambeaux ou des fragments que des monades, des parties-touts. C’est sans doute pour cela qu’il existe autant de tentatives, aussi raisonnées que vaines, de reconstituer l’ordre projeté de l’Apologie de la religion chrétienne. Il est en effet permis de penser avec Nietzsche que ce « caractère aphoristique et soudain des Pensées de Pascal »15 n’est pas accidentel mais essentiel. Tout classement définitif des pensées retrouvées s’apparente ainsi à une mise en ordre plus ou moins arbitraire. L’ironie est que le hasard gouverne le tout alors qu’il est évacué dans le détail : chaque fragment ou presque est ciselé avec le plus grand soin, chaque mot ou presque est pesé ; il n’y a pas de place pour les fioritures ou l’improvisation. À l’inverse, chez Montaigne, le hasard œuvre librement dans le détail mais une sorte d’unité globale émerge tout de même spontanément de ce joyeux désordre. Les Essais sont évidemment décousus et déroutants mais ils forment un tout vivant, évolutif, avec ses tensions et contradictions internes. Quand Montaigne présente son livre comme le fruit du hasard, c’est rigoureusement le cas : c’est en 15 Nietzsche, Fragments posthumes, 1885, 35 [31], in Œuvres philosophiques complètes, édition établie par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, tome XI, Gallimard, 1982, p. 252.
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renonçant délibérément à tout ordre artificiel et surfait que l’on peut se rapprocher de la nature, de la totalité organique, vue à tort comme chaotique alors qu’elle est touffue et complexe. Ce n’est donc pas par paresse ou par faiblesse que Montaigne s’abandonne au hasard. Il s’agit d’un projet réfléchi et tout à fait conscient : « Le hasard organise aussi le texte des Essais. L’ouverture des livres au hasard et les allongeails rédigés également “au hasard” des marges (vides ou déjà pleines) se transforme en véritable modus operandi, une nouvelle forme littéraire intrinsèquement liée à la découverte d’un sujet qui ne réside plus en aucun lieu stable ou privilégié »16.
Montaigne renonce volontairement à toute méthode, à tout fil d’Ariane qui donnerait l’illusion de se retrouver dans le labyrinthe des pensées intimes et confuses. Comme « nous n’avons aucune communication à l’être » (II, 12, 395), il est absurde de prétendre à une position maîtresse. S’engager dans les Essais, c’est se laisser porter, tout comme leur auteur, par le mouvement tourbillonnant de la vie17. La forme de l’essai est nécessaire pour ne rien sacrifier de la richesse du réel. Le traité philosophique est au contraire un lit de Procuste aux dimensions très précises mais artificielles ; il ne laisse place à aucune digression parce que le chemin à suivre est déjà tout tracé. Montaigne, lui, s’écarte constamment des sentiers battus et des thèmes rebattus pour suivre l’inspiration du moment. Cette pratique délibérée de la diversion, que tout un essai « théorise », reflète plus fidèlement la réalité qu’une approche systématique, qui doit commencer par la reconstruire pour la décrire. La rigueur et la précision sont donc paradoxalement au service de l’erreur, de la simplification et de la dénaturation de la réalité. Vauvenargues, qui lui préférait nettement Pascal, reproche à Montaigne l’absence d’ordre et de lien entre ses pensées et ses « jugements hasardeux »18. Mais il prend pour une faiblesse stylistique et conceptuelle une stratégie délibérée. Pascal se montre meilleur lecteur lorsqu’il l’accuse de dire des sottises « par dessein » et non « par hasard et par faiblesse ». Il voit parfaitement que la « confusion » de Montaigne est délibérée parce qu’il Philippe Desan, Montaigne. Les formes du monde et de l’esprit, op. cit., p. 116. Cf. Pierre Statius, « “De la diversion” : Montaigne philosophe », op. cit., p. 88 : « […] en accord avec l’équivoque de l’être, il existe chez Montaigne une équivoque du texte qui brouille les pistes, s’égare et égare le lecteur ». 18 Vauvenargues, « Sur Montaigne & Pascal », in Œuvres complètes & Correspondance, édition établie par Jean-Pierre Jackson, Coda, 2008, p. 174. 16 17
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« avait bien senti le défaut d’une droite méthode » (644), au point de multiplier les digressions pour ne pas étouffer sous son joug19. Loin d’être un aveu d’échec, le refus de l’esprit de système permet à Montaigne d’atteindre un équilibre précaire en reproduisant dans son œuvre le mouvement de la « branloire pérenne » (III, 2, 34) qu’est le monde. Il ne se laisse guère cataloguer, naviguant à vue entre les différentes écoles philosophiques de l’Antiquité sans jamais adhérer totalement à telle ou telle thèse, picorant ici ou là ce qui l’intéresse, sans aucun souci de cohérence globale. On mesure dès lors l’absurdité qu’il y a à le qualifier de sceptique, d’épicurien ou de stoïcien parce que cela revient à le figer dans son mouvement. La diversion comme tactique détourne d’abord l’attention de l’essentiel, mais l’y ramène ensuite en ôtant leur séduction à tous les repères factices, projetés dans la réalité. Imprévisible et fuyante, elle parvient à se hisser à la hauteur du hasard. Aux yeux de Montaigne, ce qui deviendra chez Pascal le divertissement est, contrairement à l’espérance, une « piperie » honnête, parce qu’elle nous trompe pour mieux nous éveiller. Quel meilleur moyen en effet de prendre conscience de l’impermanence des choses que la versatilité des opinions et l’inconstance du jugement ? Montaigne voit dans cette impermanence qui effraie tant Pascal et qu’il désire fuir le trait constitutif, si l’on peut dire, de la réalité. Se dessine ainsi une immanence radicale, un devenir éternel régi par le hasard, auquel il faut s’abandonner « gaiement » (I, 14, 195). Réfutant par avance l’apologétique pascalienne, Montaigne balaie l’idée d’un ordre caché ou d’une Providence qui annulerait magiquement les effets délétères du hasard. L’ordre, dans la nature, ne peut être que fortuit. Les Essais n’étant que « le hasard sur le papier » (I, 14, 195), il ne faut pas s’étonner qu’il en aille de même pour ces « crotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite ni proportion que fortuite » (I, 28, 366). Avertissement utile au commentateur zélé, qui serait tenté de mettre en évidence une quelconque logique secrète des Essais ! S’il n’y a pas d’ordre objectif à y trouver, ce n’est pas non plus le chaos qui y règne sans partage. Comme l’a montré Kirsti Sellevold, qui s’appuie notamment sur l’essai essentiel portant sur l’art de conférer (III, 8), la « pertinence » et l’« à-propos », faisant office de repères subjectifs, 19 Antoine Compagnon parle de même d’une « logique de la digression » chez Montaigne (« De la traduction des autres à la traduction de soi », Littérature, 1984, n° 55, p. 37), une manière d’ordonner le désordre en en épousant les contours.
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empêchent de se perdre dans la confusion20. Ce sont aussi les qualités qui permettent au lecteur de s’orienter tant bien que mal dans les méandres des Essais. Car Montaigne, comme le fera Nietzsche après lui, s’amuse à l’envoyer sur de fausses pistes : « Je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie et certaines finesses verbales de quoi je secoue les oreilles : mais je les laisse courir à l’aventure. » (III, 8, 234) La rencontre véritable entre un auteur et son public est un hasard rare. Nietzsche parlera à cet égard dans L’Antéchrist des lecteurs « prédestinés » que l’on souhaite pour son œuvre sans savoir s’il y en aura un jour. On cherche discrètement à les hameçonner au risque d’attirer aussi des lecteurs désinvoltes et pressés, qui ne s’arrêtent pas aux nuances. Ne rien faire pour dissiper les malentendus, les susciter même est en ce sens une façon habile d’éloigner les badauds, arrivés là par hasard. Il s’agit là encore de faire diversion. Mission totalement réussie si l’on en juge par la réputation tenace faite à Montaigne comme à Nietzsche de se contredire à tout bout de champ. Le style expérimental — à l’essai montanien fait écho le Versuch nietzschéen — interdit pourtant d’attribuer des opinions définitives à des auteurs tels qu’eux. À rebours des systèmes philosophiques, où chaque partie occupe sagement la place qui lui a été pré-attribuée, Montaigne fait constamment l’éloge de l’improvisation. C’est en laissant son esprit vagabonder que l’on se rapproche le plus de la « vérité » mouvante et aléatoire21. Pascal déplore au contraire la trop grande emprise du hasard sur notre pensée et notre style : « Hasard donne les pensées, et hasard les ôte : point d’art pour conserver ni pour acquérir. Pensée échappée, je la voulais écrire ; j’écris au lieu qu’elle m’est échappée » (459).
Nous ne choisissons pas de nous soumettre au hasard, mais en dépendons foncièrement. L’absence de rigueur, la mémoire défaillante ou le manque d’attention sont des marques de la finitude de l’homme. Il n’a accès qu’à des bribes de la perfection ; c’est pour cela que sa pensée reste décousue, inaboutie. Ces fragments isolés sont comme les hommes séparés de Dieu, qui aspirent confusément à retrouver l’unité originelle. 20 Kirsti Sellevold, « Ordre et hasards de la communication : le cas des Essais », Hasard et Providence XIVe-XVIIe siècles, CESR, 2007-2008, p. 7. 21 Cf. Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982, p. 266 : « L’ouvrage ne doit être que le bref arrêt, l’instant où s’opère la saisie du mouvant, mais d’où rejaillit le mouvement. »
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On a souvent comparé les pensées de Pascal à de petits poèmes en prose22 ou à des versets bibliques. Laurent Susini a même montré qu’il pastiche les Écritures plutôt que Montaigne, qui lui fournit simplement la matière brute du propos, dûment retravaillé avant d’être adressé aux libertins. La structure psalmique de certaines pensées consiste d’après lui à « donner un témoignage sensible de la possible participation de la nature à un mouvement surnaturel, qui l’englobe et la dépasse »23. En même temps, cette discrète évocation du paradis perdu relève plus de la nostalgie que de la promesse de salut. Les prières de l’homme déchu tentent de s’élever vers Dieu mais n’ont pour écho qu’un silence pesant. Seul un miracle, celui de la grâce, pourrait mettre fin au règne absolu du hasard. Rien n’assure toutefois qu’il surviendra. C’est pour cela qu’« il faut parier » (680). Pierre Magnard, qui est convaincu que les Pensées ont leur ordre propre, précise que cet ordre est digressif et qu’il repose sur la multiplication des perspectives24. Mais le centre de la perspective étant justement introuvable dans la nature, cette tentative désespérée d’unification de la diversité était d’emblée vouée à l’échec25. Le hasard ne se laisse pas si facilement imposer un ordre ; il se rappelle toujours au bon souvenir de ceux qui tentent de le faire déjouer. C’est contraint et forcé que Pascal recourt à la digression, pour tenir tant bien que mal ensemble le pour et le contre, alors qu’elle est volontaire et se suffit à elle-même chez Montaigne. Lecteur consciencieux, Pascal confesse ne pas être indifférent à l’art de bien écrire (520), mais reconnaît également que l’ordre des matières n’apparaît qu’après coup : « La dernière chose que l’on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu’il faut mettre la première » (740). Même le style le plus rigoureux comporte une part d’improvisation, que l’on cherche ensuite à gommer en donnant l’apparence de la nécessité à son propos. 22 Voir par exemple Olivier Jouslin, « Pascal poète en prose », Dix-septième siècle, 2003/4, n° 221, p. 715-747. 23 Laurent Susini, « Pascal, Montaigne et la Bible. Un pastiche peut en cacher un autre », Littératures classiques, 2011/1, n° 74, p. 106. 24 Cf. Pierre Magnard, Pascal. La clé du chiffre (La Table ronde, 2007), notamment p. 70-72, et Pascal ou l’art de la digression (Ellipses, 1997). 25 Pascal, qui reconnaît volontiers sa « faiblesse » et son « néant » (540), suggère tout de même que l’éparpillement des Pensées ne doit pas forcément lui être imputé : « J’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. / Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable. » (457)
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Le hasard de l’être et de l’existence L’impossibilité de mettre en forme le hasard révèle plus profondément l’instabilité du moi. Montaigne et Pascal s’accordent sur cette fragilité du « sujet », qui peine à devenir ce qu’il est ou ce qu’il peut être. Mais là où le premier y voit l’occasion rêvée d’échapper à toute crispation identitaire en épousant le rythme chaotique du hasard, le deuxième s’en afflige, l’interprétant comme une conséquence du péché originel. La chute dans le devenir entraîne la perte de l’unité ou de l’indétermination première. Le moi est « haïssable » (494) parce qu’il se croit autosuffisant alors qu’il est simplement séparé du tout qui lui donne sens. La « superbe diabolique » que Pascal reproche à Épictète dans l’Entretien avec M. de Sacy consiste à oublier la dépendance foncière de l’homme. Le point fixe tant recherché n’est évidemment pas à trouver dans le moi, trop fluctuant26. Pour Montaigne, le moi n’a rien de haïssable bien qu’il soit ce qu’il y a de moins substantiel : nous naissons par hasard et les principaux événements de notre vie sont accidentels et auraient pu ne pas survenir27. Nous « sommes » le résultat d’une rencontre fortuite, d’un petit écart créateur : « Parce que le mouvement des atomes est divers à tel point, il n’est pas hors de pensée qu’ils s’étaient déjà rencontrés ou se rencontreront de nouveau pour donner naissance à un autre Montaigne »28. C’est le pur hasard qui préside à la composition corporelle singulière à laquelle on donnera par la suite une dignité métaphysique. L’homme n’est pas déchu et condamné à la dispersion mais il a d’abord chu dans le vide avant que ses parties constitutives ne dévient légèrement de leur trajectoire pour le former. La reprise de la notion épicurienne de clinamen permet ainsi à Montaigne d’insister sur la génération spontanée de chaque être, qui reste un assemblage aléatoire soumis au temps, à commencer par lui-même : « Je m’échappe tous les jours, et me dérobe à moi » (II, 17, 452). 26 Cf. Pierre Magnard, « Pascal ou la vanité de l’ego », Études, 2008/12, tome 409, p. 639 : « Centre introuvable, le “moi” est la chose la moins évidente qui puisse être. » 27 Cf. Essais, II, 1, 21 : « Ce n’est pas merveille, dit un ancien, que le hasard puisse tant sur nous, puisque nous vivons par hasard ». Il s’agit d’une formule de Sénèque (Lettres à Lucilius, LXXI, 2-3). Dans l’édition Musart des Essais, qui date de 1847, l’éditeur note à cet endroit avec beaucoup d’à-propos : « Pensée absolument païenne » ! 28 Traduction d’une note en latin qui figure sur la page de garde de son exemplaire du De rerum natura de Lucrèce (citée par Philippe Desan dans « “Le hazard sur le papier” ou la forme de l’essai chez Montaigne », Hasard et Providence XIVe-XVIIe siècles, op. cit., p. 5).
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Notre inscription à l’état civil n’y change rien, notre identité étant conventionnelle : nous ne choisissons ni nos parents ni notre nom « propre »29. Il faut d’ailleurs un certain temps à l’enfant pour qu’il s’approprie son prénom. L’appartenance à une famille, à une lignée ne nous définit pas non plus puisque c’est avec ses parents que l’on a parfois le moins de parenté : « Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi : C’est mon fils, c’est mon parent : mais c’est un homme farouche, un méchant, ou un sot. » (I, 28, 369) Notre singularité première est plutôt à chercher du côté du corps, lui-même livré au hasard (des humeurs, des maladies…). Notre corps est ce qui nous est le plus propre, et Montaigne met constamment en garde contre la tentation de le séparer de l’âme. Ce n’est certes là que « singerie contrefaite » (II, 17, 449), mais ce dualisme vain est tout de même nocif parce qu’il cherche à soustraire l’individu au règne du hasard en attribuant à l’âme une intégrité et une continuité illusoires malgré son union avec le corps. L’essai « De la présomption » est à cet égard décisif parce que la conscience corporelle de soi s’y manifeste clairement pour la première fois dans l’histoire de l’Occident30. Le moi n’est pas distinct du corps et est de ce fait soumis aux mêmes mouvements inconscients que lui31. J’appartiens plus à mon corps que le corps ne m’appartient : « Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition. Le hasard y a plus de droit que moi. » (I, 10, 164). L’occasion ne fait pas que le larron, elle modèle aussi profondément l’âme, qui n’est pas au-dessus mais au milieu de la mêlée des passions. Loin de présider à l’action, la pensée consciente en découle. Plutôt que « je pense, donc je suis », il serait plus juste de dire : je suis mû, donc je suis. Montaigne emploie souvent la métaphore du vent (« vent des occasions », « vent des accidents » ; II, 1, 15 et 18) pour rendre compte de cette action incessante du hasard, sans le personnifier pour autant. 29 Antoine Compagnon a montré dans Nous, Michel de Montaigne (Seuil, 1980) que le nom de naissance était impropre et qu’il fallait passer par le récit de soi dans les Essais pour lui donner de la réalité. 30 Curieusement, Georges Vigarello n’attribue pas de rôle majeur à Montaigne dans la genèse de cette conscience corporelle, qui n’apparaît d’après lui qu’à l’époque des Lumières. Cf. Le sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, Seuil, 2014. 31 Cf. Essais, III, 8, 220 : « Ma volonté et mon discours se remuent tantôt d’un air, tantôt d’un autre, et y a plusieurs de ces mouvements qui se gouvernent sans moi : ma raison a des impulsions et agitations journalières et casuelles. » Voir là-dessus Emiliano Ferrari, « Corps et passivité chez Montaigne : quelques réflexions », Champ psy, 2010/1, n° 57, p. 197-208.
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Il est impossible de réellement se connaître soi-même, parce que « nous sommes tous de lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu » (II, 1, 21). On ne peut saisir le moi que dans l’instant présent parce que « je » sera bientôt un autre. Voilà pourquoi on ne peut pas peindre l’être mais seulement « le passage [...], de jour en jour, de minute en minute » (III, 2, 34). La versatilité de l’être est son seul trait permanent : « Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux. Mais quand meilleur, je n’en puis rien dire » (III, 9, 261). En une phrase sont balayés l’illusion d’autonomie, qui suppose une certaine continuité du sujet, et la croyance naïve en un progrès moral de l’individu — ce qu’on appelle aujourd’hui le développement personnel. Contrairement à Pascal, qui veut guérir le moi en le délivrant du besoin de divertissement, le but de Montaigne n’est pas le perfectionnement de soi, mais le rassemblement le plus large possible de ses différents moi pour parvenir à une continuité au moins narrative. Perspectivisme volontairement privé de centre, aucun moi ne cherchant à asseoir sa domination sur les autres. Il ne s’agit pas de bricoler une permanence au rabais pour le sujet, mais de réinvestir l’instant présent malgré sa fugacité. On a vu que Montaigne reprochait à ses contemporains de déréaliser le temps en étant toujours tendus vers l’instant d’après. N’ayant que mépris pour l’ici et le maintenant, ils laissent passer le temps sans bien l’employer. Or, il ne tient qu’à nous de ralentir sa fuite32. En vivant pleinement l’instant présent (« quand je danse, je danse, quand je dors, je dors » ; III, 13, 469), Montaigne se constitue une durée subjective consistante33. Le moi fluctuant trouve de la sorte une certaine assise en se laissant porter par le temps plutôt qu’en essayant de le suspendre ou de le freiner. On mesure par là l’abîme qui sépare Montaigne de Pascal, que le devenir terrifie : « C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède » (626). Sub specie æternitatis, même cent ans ne représentent rien ; quelle valeur pourrait bien alors avoir un simple instant ? 32 Cf. Essais, III, 13, 475 : « Je veux arrêter la promptitude de sa fuite, par la promptitude de ma saisie ». Commentant cette formule de Montaigne, Georges Poulet fait remarquer à juste titre que « ma saisie » s’oppose à « sa fuite ». Cf. Études sur le temps humain, tome I, chap. 1 (« Montaigne »), Éditions du Rocher, 1976, p. 59. 33 Cf. Ibid., p. 62 : « À force de peindre le passage, voici que Montaigne obtient communication à l’être ; car l’être véritable n’est point une entité métaphysique, mais l’action continue d’une pensée sur les choses et sur la durée ».
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Mais si l’on met de côté cette différence majeure de perspective sur la vie, Pascal est étonnamment proche de Montaigne dans l’insistance sur la contingence de l’existence individuelle : « Je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors » (102). On peut même dire qu’il renchérit sur le rôle déterminant du hasard. Là où Montaigne envisageait seulement la possibilité de naître à une autre époque que la sienne, Pascal imagine un scénario fantastique digne d’un René Barjavel : « Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée. Donc moi qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini » (167).
Pascal s’amuse peut-être ici à parodier l’ego cogito cartésien mais si le trait est un peu forcé, le sentiment de déréliction exprimé est bien réel et sincère, comme le montre le fragment suivant, qui considère avec effroi la possibilité de retourner au néant dont on aurait pu ne pas surgir : « Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude » (681).
Il faut faire la part des choses : Pascal se met sans doute à la place du libertin, qui a de bonnes raisons de craindre la colère de Dieu. Mais l’on est tout de même frappé par le peu de foi dans sa Providence. Voltaire s’étonnait déjà de cette alternative étrange : pourquoi Dieu, s’il existe, serait-il irrité ? N’est-il pas bon et miséricordieux34 ? À moins qu’il ne s’agisse du mauvais démiurge des gnostiques, qui nous fait déjà regretter d’être un jour sortis du néant ! Le hasard règne en tout cas en maître ici-bas ; c’est lui le véritable prince de ce monde. Si Montaigne pense que « rien de noble ne se fait sans hasard » (I, 24, 289) et que la fortune réussit parfois là où le calcul ou la raison échouent35, Pascal ne cesse d’en déplorer le rôle, qui lui semble excessif. La longueur du nez de Cléopâtre (32), l’homme « jeté par la tempête dans une île inconnue » que les autochtones prennent pour Voltaire, Dernières remarques sur les Pensées de M. Pascal, XLI. Voir le court essai intitulé « La fortune se rencontre souvent au train de la raison » (I, 34). 34 35
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le roi auquel il ressemble36, le prédicateur qui ne paie pas de mine (78) : autant d’exemples éloquents de situations absurdes ou même scandaleuses auquel conduit le pouvoir absolu du hasard. Pascal fustige régulièrement « la témérité du hasard, qui a semé les lois humaines » (94), mais c’est bien sûr l’inconstance de l’homme (87) qui l’expose autant aux caprices du sort. Il est prompt à interpréter le moindre hasard, favorable ou défavorable, comme un signe du destin, au mépris du simple bon sens. Conscient de s’être retrouvé par hasard au bon endroit au bon moment, le naufragé des Trois Discours se contentait de « se prêter à sa bonne fortune » sans réellement se prendre pour un roi. Ce qui n’est pas le cas des autres fortunés, qui réfutent tout hasard, préférant voir dans leurs privilèges sociaux la preuve de leur mérite naturel. Pascal s’en prend vivement dans le premier Discours à l’« insolence » de ces nobles de naissance, qui se croient supérieurs aux autres alors qu’ils ont simplement bénéficié au départ d’un meilleur tirage au sort. Les défavorisés pourraient tenter de lutter contre cette injustice première37 en réduisant la part du hasard dans la suite de leur vie, mais rien n’est fait pour le contrecarrer : « La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. » (527) Ce constat amer douche tous les espoirs qu’on aurait pu mettre en l’homme, qui se complaît décidément dans le rôle inconscient de jouet du hasard. Le libre choix est une illusion gratifiante : on s’en remet mollement à la fortune en espérant qu’elle nous sourira. Si le hasard occupe une place si démesurée dans notre existence, c’est parce que le moi manque d’ordre et d’unité, et qu’il est du coup livré à tous les vents : « Que de natures en celle de l’homme ! Que de vacations, et par quel hasard ! » (162) Pascal semble résumer dans ce fragment une réflexion célèbre de Montaigne sur « nos vacations […] farcesques » (III, 10, 327), mais ce dernier ne condamne que l’inauthenticité et non la versatilité en tant que telle, qui est nécessaire et même souhaitable. Loin d’être un facteur de division et de dispersion, le hasard pleinement accepté nous remet en
Voir le premier des Trois Discours sur la condition des grands. Montaigne reconnaît lui aussi que le hasard peut à l’occasion être ou nous paraître bien injuste : « On s’aperçoit ordinairement aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre combien elle peut en toutes choses, et qui prend plaisir à rabattre notre présomption, n’ayant pu faire les malhabiles sages, elle les fait heureux, à l’envi de la vertu. » (III, 8, 218-219) 36 37
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selle et nous empêche de nous identifier à un rôle, de faire de la chemise la peau. Pascal prend d’ailleurs le contrepied de Montaigne dans la pensée au ton bravache où il dissocie son humeur du temps qu’il fait : « Je m’efforce quelquefois de moi-même contre la fortune. La gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune »38. On ne peut pas s’empêcher de trouver cette attitude stoïque quelque peu forcée de la part de quelqu’un qui était justement doté d’une sensibilité barométrique. De fait, est-il si facile de « dompter » le hasard ? Est-ce seulement une question de (bonne) volonté ? Pascal lui-même ne semble pas le croire puisqu’il met constamment en garde contre la tentation d’en minimiser l’emprise sur la vie. Le mépris des « demi-habiles » pour les nobles de naissance est sévèrement critiqué (124) parce qu’il se peut que le hasard obéisse ici aussi à une règle cachée, comme la règle des partis dans un domaine où semble à première vue régner l’arbitraire le plus total. C’est pour cela que les habiles et les chrétiens parfaits honorent les grands de ce monde tout en sachant pertinemment que leurs avantages sont indus. Le jeu trouble du hasard Il s’agit d’une manière ou d’une autre de conjurer le pur hasard, qui boucherait définitivement l’horizon du salut. Par une sorte d’homéopathie ironique, ce sont les jeux de hasard qui doivent permettre d’en limiter la portée presque infinie. Pascal a expérimenté ce pharmakon pendant sa « période mondaine » : il n’en est pas mort, mais en a tiré l’argument déconcertant du pari. Montaigne, lui aussi, a été un moment en proie au démon du jeu, dont il s’est vite affranchi parce qu’il risquait d’altérer sa belle humeur : « J’aimais autrefois les jeux hasardeux des cartes et dés : je m’en suis défait, il y a longtemps, pour cela seulement, que quelque bonne mine que je fisse en ma perte, je ne laissais pas d’en avoir au dedans de la piqûre » (III, 10, 332).
S’il renonce rapidement à jouer, c’est pour se prémunir contre tout ressentiment à l’égard du hasard. Le joueur compulsif finit en effet par 38 Pensées, n° 461. Montaigne affirmait au contraire dans « De l’inconstance de nos actions » (II, 1) que le moi était une véritable girouette, ballottée par le « vent des occasions ».
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croire qu’il maîtrise le sort, s’il gagne souvent, ou qu’il s’acharne personnellement contre lui, s’il perd de manière répétée, alors que le hasard ne lui veut évidemment ni bien ni mal. Difficile toutefois d’échapper à l’illusion de toute-puissance ou au délire de persécution lorsque l’on mise tout ce que l’on a. Comme notre avenir en dépend, nous sommes sans cesse tentés de prêter au jeu des intentions cachées. L’interprétation que Philippe Desan donne de ce passage39 n’est pas pleinement satisfaisante parce qu’il ne voit pas que le fait de s’abstenir de jouer, malgré le grand plaisir qu’on en tire, relève de l’automédication beaucoup plus que de la volonté de ne pas perturber l’harmonie sociale. Le mauvais perdant peut certes en vouloir à la terre entière, mais il est surtout piqué au vif par l’« injustice » du sort. Il donne d’ailleurs le change aux autres, nous dit Montaigne, tout en ruminant secrètement son échec, comme si l’issue du jeu de cartes ou de dés dépendait ultimement de lui et non de la chance. Montaigne quitte de lui-même la table de jeux pour préserver son équanimité et ne pas compromettre sa relation amicale avec le hasard, qui est au fond synonyme de naturalité, d’authenticité, par opposition à la « couture fortuite » (III, 9, 251) à l’origine de la société. L’accueillir tel qu’il est sans chercher à le soumettre à des règles extérieures est le secret de la bonne santé40. Ce lâcher-prise presque oriental aboutit à l’harmonie psychosomatique : il permet de « vivre à propos » (III, 13, 470), sans calcul et sans angoisse de l’avenir. Le hasard finalement aboli ? La « piperie de l’espérance » (II, 13, 400) exaspère Montaigne au plus haut point non seulement parce qu’elle empêche de vivre pleinement mais surtout parce qu’elle jette l’opprobre sur l’existence terrestre, qui apparaît rétrospectivement comme un mauvais moment à passer. Or, la mort n’est pas un portail magique qui nous ferait passer du chaos à l’ordre divin. Loin d’être signifiante, elle est, tout comme la vie, le fait du hasard. Elle vient le plus souvent sans crier gare et 39 Cf. Philippe Desan, Montaigne. Les formes du monde et de l’esprit, op. cit., p. 119 : « Quand il devient un jeu, le hasard est détourné de sa force naturelle originelle, il inflige des “piqueures” parce qu’il crée un contentieux entre les hommes. » 40 Cf. Sergio Solmi, La Santé de Montaigne, op. cit., p. 38 : « Toute la philosophie de Montaigne débouche sur cet idéal de santé, dont la simple santé physique n’est, évidemment, qu’une préfiguration matérielle ».
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Montaigne, au risque de paraître bien lâche, espère qu’elle le prendra par surprise. Après avoir spectaculairement bravé la mort dans un des premiers essais (I, 20), il comprend, l’âge aidant, qu’il ne sert à rien d’apprendre à mourir si l’on ne sait pas vivre. Anticiper sa mort participe de l’illusion de maîtriser le hasard. La grandiloquence, le pathos, les derniers mots mémorables exagèrent l’importance de ce qui n’est que le terme de la vie et non sa fin dernière. Abandonnant la posture stoïcienne du début, Montaigne note malicieusement qu’il se prépare désormais « contre les préparations de la mort » (III, 12, 384). Là encore, la préméditation ne sert à rien : mieux vaut se laisser faire. Pierre Statius, qui insiste sur l’acceptation de l’aléatoire, de l’éphémère et de l’irrévocable, parle à juste titre de « sagesse du Temps, sagesse de la Fortune et de la joie »41 — tout le contraire en somme de la sagesse stoïcienne. L’approbation joyeuse du hasard prend le pas sur la triste soumission à la Raison universelle. Même si cela suppose de renoncer une fois pour toutes à l’idéal classique de maîtrise de sa vie, Montaigne ne regrette ni n’espère rien : « Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu : ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir » (III, 2, 51). Il est plus proche en cela du dire-oui inconditionnel à la vie de Nietzsche que de l’éternel retour des stoïciens. À l’amor fati de ces derniers, il substitue en quelque sorte l’amor fortunae, l’amour du hasard. Nous sommes irrémédiablement livrés à la contingence ; la transcendance apparaît dès lors comme une consolation enfantine. Nous ne pouvons pas plus nous affranchir du hasard que de notre corps, à moins de mourir bien sûr, « car nous sommes bâtis de deux pièces principales essentielles, desquelles la séparation, c’est la mort et ruine de notre être » (II, 12, 276). L’accent mis sur le corps discrédite d’emblée tout rêve d’immortalité. Inutile de dire que Pascal est loin d’approuver cette sagesse toute païenne. Rejetant dos à dos Épictète et Montaigne dans l’Entretien avec M. de Sacy, il oppose à la vertu stoïque celle de Montaigne : « La sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire folâtre ; elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l’oisiveté tranquille d’où elle montre aux hommes qui cherchent la félicité avec tant de peine, que c’est là seulement où elle repose ». Pierre Statius, « “De la diversion” : Montaigne philosophe », op. cit., p. 96.
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En grand lecteur des Essais, Pascal en résume parfaitement la philosophie et souligne tout particulièrement son rapport au hasard. Mais il prend le « badinage » de Montaigne pour de la paresse parce qu’il fait lui-même partie de ces hommes perpétuellement inquiets à la recherche du salut. Pascal réprouve ce qu’il croit être une démission face au hasard, qui ôte tout sens à la vie et à la mort. « Car Dieu n’a pas abandonné ses élus au caprice et au hasard », proteste-t-il, comme pour s’en convaincre, dans la lettre du 17 octobre 1651 à M. et Mme Perier, sa sœur, relatant la mort « si chrétienne » de leur père, Étienne. Cela serait scandaleux en effet. Pascal préfère croire que ce sont les hommes qui se sont éloignés de lui et ont refusé sa Providence. Le caprice est de leur côté puisqu’ils se détournent toujours de l’essentiel au profit de l’accessoire. Le divertissement, sorte de clinamen parodique, est une déviation certes inconsciente mais volontaire ; on s’écarte délibérément du droit chemin pour suivre la pente du hasard : « C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin » (226). Pascal est profondément outré par l’indifférence coupable de ceux qui ne se soucient guère du devenir de leur âme (681). Il suffirait en théorie qu’ils fassent preuve d’un peu de bonne foi (4, 358) ou qu’ils aillent au-delà des apparences pour saisir la finalité cachée (461), mais ils s’en moquent éperdument42. Les preuves de la religion ayant fort peu de chance de séduire les libertins, Pascal risque en tout dernier ressort l’argument douteux du pari. La spécificité de ce prétendu pari, qui s’apparente plus à une vague promesse, est qu’il vise à abolir tout hasard alors que parier consiste habituellement à s’en remettre à la fortune. « Il faut parier » : c’est à la fois une nécessité et une obligation morale, afin de ne pas laisser la question essentielle du salut au hasard43. Il est infiniment préférable de parier consciemment sur l’au-delà que de miser par défaut sur notre vie terrestre, mais les jeux sont faits dès la naissance et rien ne va plus ! En dramatisant à l’excès le dilemme moral (pour ou contre Dieu et la vie éternelle), Pascal veut forcer la main aux nonchalants du salut tels que Montaigne. Ce chantage à l’immortalité réduit grandement leur liberté de 42 C’est « ce repos dans cette ignorance », Montaigne et le « doux oreiller » du doute étant les premiers visés, qui provoque la colère biblique de Pascal : « chose monstrueuse », « extravagance », « stupidité », « folie » (682). 43 Nous nous permettons de renvoyer ici à notre interprétation du pari pascalien en postface d’un petit volume rassemblant l’ensemble des pensées sur le jeu et le divertissement : « Un pari fou ? », in Blaise Pascal, « Il faut parier », Mille et une nuits, 2009, p. 99-112.
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choix, l’offre étant à prendre ou à laisser et la décision ne pouvant être différée. Or, imposer une règle tyrannique au jeu sans enjeu de la vie, même sous prétexte de le moraliser, c’est le dénaturer et s’en exclure symboliquement, car on ne peut pas être arbitre et joueur en même temps. Montaigne, pour sa part, se montre beau joueur et accepte sans réserve l’absurdité d’un monde livré au hasard. Plutôt que de dévoiler les prétendus dessous du jeu, il invite à jouir innocemment de la vie44 sans avoir constamment le regard tourné vers l’après. Cette reconquête de la spontanéité perdue tranche avec l’aspect calculateur assez sordide du pari de Pascal, qui choquait déjà beaucoup à son époque. « Croix ou pile » L’alternative est simple entre vivre ici et maintenant et investir à très long terme. Monsieur de Sacy avait raison : la lecture de Montaigne est bien dangereuse. Pascal, en tout cas, n’en est pas sorti indemne. Ce pari sur la transcendance est au fond la réponse désespérée qu’il apporte au choix calme et résolu de l’immanence radicale. Notre époque, contrairement aux apparences, penche nettement du côté de Pascal : elle a érigé le calcul en philosophie de la vie et fait tout pour annuler le hasard. L’habituel discours ultra-libéral masque mal l’obsession sécuritaire des puissants et impuissants de ce monde. Montaigne avait pourtant prévenu des dangers d’une prudence excessive et, plus généralement, d’une vision du monde aussi étriquée : « Ceux qui prêchent aux princes la défiance si attentive, sous couleur de leur prêcher leur sûreté, leur prêchent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se fait sans hasard » (I, 24, 289).
Réhabiliter le hasard, c’est donc ennoblir la vie. À l’heure de la programmation informatique de l’existence, il est encore possible de vivre en beauté, d’accueillir l’imprévu, sans placer d’hypothèque sur l’avenir. Le pari pascalien est certes passé de mode, mais le désir d’évasion qui le sous-tend est toujours vivace : il prend aujourd’hui la forme grimaçante du transhumanisme. En définitive, il n’y a pas de conciliation possible entre Pascal et Montaigne sur la question du hasard. Il faut choisir son côté de la pièce ! 44 Cf. Essais, III, 13, 475 : « Je la jouis au double des autres : Car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application, que nous y prêtons. »
TROIS TÉMOIGNAGES SUR BLAISE PASCAL Thomas More Harrington Le présent article sur le philosophe Blaise Pascal se situe dans la droite ligne des travaux de Pierre Magnard, qui a depuis longtemps fait œuvre pionnière dans le domaine du symbolisme des figures géométriques chez cet auteur. Tout d’abord, son ouvrage bien connu Nature et Histoire dans l’Apologétique de Pascal ouvre la voie dès sa préface, intitulée « La Nature, Parole ou Silence de Dieu ». Là, Pierre Magnard écrit (p. 15) : « Si notre propos est de découvrir la façon dont le désert cosmique peut retentir de la parole divine, il est un symbole qui peut lui servir de schème ; il s’agit de la “spirale”, qui sous-tend maints arguments des Pensées, après avoir inspiré à Pascal plusieurs de ses traités mathématiques ». Plus loin (p. 41), il affirme : « L’Écriture selon Pascal… ne se compose pas d’emblèmes mais de symboles, c’est-à-dire d’expressions qui toutes s’appellent et se répondent ; elle est déjà comparable à l’univers leibitien, dont chaque partie enferme la totalité », tout comme, pour comprendre la Nature, qui est « écrite en langage mathématique », « les formes géométriques constitueront les outils mêmes du déchiffrement… » (p. 38). C’est ainsi, par exemple, que l’on peut « appliquer en effet la loi génératrice des sections de cône à la question de la diversité des opinions, qui se succèdent du pour au contre, comme la circonférence, l’ellipse, la parabole et l’hyperbole ». Mon article vise à évoquer des principes semblables pour les appliquer aux symboles numériques, c’est-à-dire aux nombres qui ont, comme certaines formes géométriques, un sens symbolique pour Pascal. Ce dernier procède dans ce domaine selon les principes de la très longue tradition de symbolisme numérique en Occident, tradition qui remonte au tout début de la civilisation grecque et de la religion israélite. Selon cette tradition, les nombres naturels ont des sens symboliques très précis. Pascal les utilise souvent pour enrichir le sens et l’éloquence de ses textes, par exemple, celui de l’Entretien avec M. de Sacy, On verra que Pascal a rédigé la plus grande partie de cet écrit pour Sacy, dont le secrétaire Nicolas Fontaine a intégré ce texte de Pascal dans le célèbre
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ntretien en l’augmentant savamment d’une riche et suggestive préface. E Cela montre bien qu’il a dû assister à plus d’une conversation entre Pascal et Sacy, traducteur de la Bible de Port-Royal. L’Entretien peut donc être considéré comme un témoignage sur la vie de Pascal, témoignage dont la structure même recèle des symboles qui confèrent à ce texte une exceptionnelle densité. De même, l’étude des deux Vies de Gilberte Pascal révèle chez la sœur de Pascal une semblable maîtrise du symbolisme numérique, dont l’usage montre bien tout ce qui unit et tout ce qui distingue ces deux chefs-d’œuvre. Ce symbolisme fait sans doute partie des « règles d’éloquence toutes particulières » que Pascal appliquait, selon les deux Vies ([37]), et que Gilberte a probablement apprises auprès de son frère. Pour apprécier le symbolisme numérique à sa juste valeur, il faut, de toute évidence, en connaître les principes et leur ancienneté dans la culture de l’Occident. Il sera utile d’énoncer ici quelques-uns de ces principes, comme suit : – Le nombre 1. Symbole de l’Unité et du Tout, de Dieu Un et Créateur. – Le nombre 2. Symbole du témoignage ; le minimum admissible, en droit romain, de témoins actifs, c’est-à-dire qui apportent un témoignage, dans une affaire judiciaire (« Testis unus, testis nullus »). – Le nombre 3 : Symbole de la perfection conceptuelle, donc de la perfection de la Trinité du Dieu chrétien. Nombre premier, comme 2, et le 2e nombre triangulaire, étant égal à 1 + 2. – Le nombre 4 : Symbole de l’unité ordonnée de la Matière Créée, avec ses 4 éléments, Feu, Terre, Air, Eau. Il y a 4 points cardinaux et 4 saisons. Symbole donc d’un ordre carré, de la Justice. – Le nombre 5. Symbole de l’Esprit, ou de la Connaissance, en tant que 5e élément ajouté aux 4 de la Matière Créée. Symbole du Ciel, qui est à mi-chemin entre le monde et Dieu, comme le nombre 5 lui-même se situe entre 1 et 10. Les 5 sens de l’homme. Nombre christique : 5, la Vérité de Jésus-Christ. – Le nombre 6. Nombre parfait, étant égal à la somme de ses diviseurs 1 + 2 + 3, comme 28 = 1 + 2 + 4 + 7 + 14. Symbole de la grandeur de l’homme, créé par Dieu au 6e jour. Le 3e nombre triangulaire. – Le nombre 7. Symbole de la perfection et de la pureté spirituelles, n’étant ni un facteur ni un multiple d’un autre nombre de la décade. C’est au 7e jour que Dieu, son œuvre de création accomplie, la juge très bonne. – Le nombre 8. Égal à 7 + 1, il symbolise le retour, après un parcours complet, à l’unité originelle, le renouveau et la béatitude. En musique,
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on revient, après 7 notes successives, à la première, mais à une octave au-dessus. Symbole donc de la Résurrection et des Béatitudes (Mt V, 3 – 10), ainsi que de 3 partages égaux (2 × 2 × 2), donc de la Justice. À ces divers titres, nombre surtout christique. – Le nombre 9. Égal à 8 + 1, il symbolise l’ultime effort, la limite infranchissable de l’homme ou de la nature. Il y a 9 cercles de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis dans la Divine Comédie. – Le nombre 10. Le 10, égal à 9 + 1, dépasse la limite du naturel et du créé et symbolise donc Dieu, la perfection divine, mais pas forcément celle du Dieu des chrétiens. Il y a 10 paroles écrites par Moïse sur les Tables de l’Alliance entre Dieu et son peuple (Exode XXXIV, 28). 10 est le 4e nombre triangulaire (= 1 + 2 + 3 + 4). – Le nombre 11. Étant égal à 10 + 1, le 11 symbolise le dépassement du divin, donc la transgression de la Loi, l’orgueil, le péché (voir la Cité de Dieu XV, 20). Puisque 1 + 1 = 2, le 11 symbolise aussi le témoignage (voir l’Apocalypse XI, 3 et la Cité de Dieu XI, 1). – Le nombre 12. Symbole du Ciel et de la Réalisation du Royaume de Dieu sur Terre. 12 mois dans l’année, 12 signes du zodiaque ; 12 tribus d’Israël, 12 Apôtres du Christ. – Le nombre 13. Le 13 symbolise le Dieu de l’Ancien Testament. Dans la tradition hébraïque, il y a 13 noms de Dieu1, y compris le tétragramme YHWH, dont la valeur numérique est égal à 26 = 2 × 13. Le nombre 13 signifie aussi la soumission à Dieu. – Les nombres 14 et 23. Le 14 (1 + 4 = 5) et le 23 (2 + 3 = 5) ont des affinités avec le 5, la Vérité de Jésus-Christ. Dans le mois lunaire de 28 jours, le 14 symbolise le milieu, donc le Chemin. Il y a 14 Stations de Croix sur le Chemin que suit Jésus jusqu’à Golgotha. Quant au 23, la gématrie en grec du nom Adam (Alpha = 1 ; Delta = 4 ; Alpha = 1 ; Mu = 40) est égale à 46. Le premier Adam étant double, « mâle et femelle » (Genèse I, 27), la gématrie de l’homme Adam est égale à 23. C’est au Deuxième Temple, construit en 46 ans, que Jésus compare son corps humain lorsqu’il prophétise (Jean II, 19) sa Résurrection. Le nombre 23 symbolise donc la Vie de l’Homme-Dieu (Jean XIV, 6 : « Je suis le Chemin [14], la Vérité [5] et la Vie [23]. »). – Le nombre 40. Symbole de l’Epreuve. Les 40 années de la traversée du désert dans l’Ancien Testament et les 40 heures qui se sont écoulées entre la mort de Jésus-Christ sur la croix et sa Résurrection. 1 Voir G. Wigoder et S.-A. Goldberg, Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, Babelio, Paris, p. 316.
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Il s’agit bien ici de symbolisme mathématique, dont les principes bien précis permettent de tirer des conclusions solides et nouvelles tant sur le contenu que sur la rédaction des oeuvres étudiées. Cette manière toute nouvelle d’aborder ces dernières est bien distincte de celle de mes prédécesseurs, qui ne disposaient même pas, pour la plupart d’entre eux, du texte authentique et complet de l’Entretien avec M. de Sacy. Nous étudierons donc ici trois témoignages sur Blaise Pascal, à savoir l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy sur Epictète et Montaigne et les deux Vies de Monsieur Pascal de sa sœur Gilberte. Le premier de ces écrits, un témoignage apporté par Fontaine lui-même, figure dans le Volume III de ses Mémoires, dont l’original se trouve à la Bibliothèque Mazarine (Cote 666). Cet entretien, qui s’est sans doute déroulé en janvier 1655, a donné lieu à la rédaction par Pascal d’un exposé destiné à Sacy et que Fontaine a étoffé et inséré, bien plus tard, dans son chef-d’oeuvre. En revanche, les deux biographies de Pascal, où Gilberte raconte la vie entière de son frère, remontent, pour la première, à la fin de 1662, année de la mort de Pascal, et, pour la seconde, à 1669-1670. Ces trois témoignages très différents s’unissent pour jeter une lumière précieuse sur l’oeuvre de Pascal. Leur étude s’appuiera, comme on l’a vu, sur le symbolisme numérique, dont la tradition, comme un fleuve ayant de nombreux affluents et des sources multiples, nous provient de la Renaissance, du Moyen-Âge, de la Grèce antique et de la Bible. I — L’Entretien Suite à sa belle découverte du manuscrit autographe des Mémoires de Nicolas Fontaine, Mme Pascale Thouvenin-Mengotti a fait une petite édition de l’Entretien en 1994 avec Jean Mesnard et une grande édition de l’ensemble des Mémoires en 2001. La présente étude se fonde donc sur trois documents, à savoir le manuscrit de Fontaine (le ‘mF’) et les deux éditions de Mme Mengotti (la ‘pé’ et la ‘gé’). Comme les Mémoires ne comportent aucune division en parties ou en chapitres, ni aucun titre ou sous-titre (‘gé’, p. 209), il faut d’abord préciser les limites du texte de l’Entretien. Ce dernier commence dans la ‘pé’ au paragraphe qui débute par les mots « Cependant donc ce même M. de Sacy… » (‘mF’, p. 216 ; ‘pé’, p. 81 ; ‘gé’, p. 594). Cela préserve « l’unité la plus naturelle du texte » (‘pé’, p. 34), malgré la ‘gé’, qui le fait commencer à la page 223 du ‘mF’ (‘pé’, p. 88 ; ‘gé’, p. 597) par les mots « M. Pascal vint aussi,
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en ce temps-là… ». En revanche, le dernier paragraphe de l’Entretien selon la ‘pé’ (p. 132 ; ‘mF’, p. 253, ‘gé ‘, p. 613) sert surtout à introduire un autre sujet, celui de la conversion de M. Richer. Il convient donc, comme la ‘gé’, d’exclure ce paragraphe de notre opuscule. Quant aux paragraphes de l’Entretien, la ‘pé’ introduit trois alinéas qui ne se trouvent pas dans le ‘mF’, à savoir celui qui commence par les mots « Il suit donc les mœurs… » (‘pé’, p. 120 ; ‘mF’, p. 243 ; ‘gé’, p. 609), ensuite, celui qui commence par les mots « Voilà l’union étonnante… » (‘pé’, p. 126 ; ‘mF’, p. 248 ; ‘gé’, p. 611), enfin, celui qui commence par les mots « Mais si Epictète… » (‘pé’, p. 130 ; ‘mF’, p. 251 ; ‘gé’, p. 612). La ‘pé’ explique (p. 140, 141) l’insertion de ces trois nouveaux paragraphes par la présence d’un blanc à l’intérieur d’une ligne du ‘mF’. Ce blanc équivaudrait à un passage à la ligne. Cependant, les blancs de cette sorte, à l’intérieur d’une ligne et entre deux phrases, ne sont pas rares dans le manuscrit et ne donnent pas toujours lieu à un nouveau paragraphe dans la ‘pé’. Par exemple, à la page 121, la ‘pé’ n’insère pas un nouveau paragraphe malgré un blanc important dans le manuscrit (p. 244) entre les mots «… n’arrive jamais. » et « La sienne… ». La ‘gé’, quant à elle, tout en reproduisant les trois nouveaux alinéas de la ‘pé’, en ajoute un quatrième (p. 608 ; ‘mF’, p. 241 ; ‘pé’, p. 117) entre les mots « …aussi vides qu’ils étaient. » et « M. de Sacy dit à Pascal… ». Ce flottement indique que la présence d’un blanc dans une ligne du ‘mF’ ne suffit pas à marquer le début d’un paragraphe, compte tenu surtout du respect de Fontaine pour le texte de Pascal (‘pé’, p. 52). A ces trois ou quatre ajouts près, les paragraphes de la ‘pé’ et de la ‘gé’ correspondent exactement à ceux du ‘mF’. Il y a une dernière divergence entre le ‘mF’ et les deux éditions pé et gé, à savoir la disparition, dans ces deux dernières, des mots « dans lui-même » à la suite des mots « …et qu’il sent », tout à la fin du deuxième paragraphe de la p. 217 du ‘mF’, qui commence par les mots « Pour entretenir avec tout le monde… » (‘pé’, p. 82 ; gé, p. 594). L’Entretien se compose ainsi de 65 paragraphes, que l’on peut diviser en 9 parties, comme suit : 1ère partie – 9 paragraphes 4e partie – 27 paragraphes 2e partie – 2 paragraphes 5e partie – 5 paragraphes 3e partie – 2 paragraphes 6e partie – 16 paragraphes
7e partie – 1 paragraphe 8e partie – 2 paragraphes 9e partie – 1 paragraphe.
La 1ère partie présente la pensée chrétienne de Sacy. Au premier paragraphe, Sacy applique un principe de saint Paul : « être tout à tous » (1Cor IX, 22), en tenant toujours sa porte ouverte à tous les solitaires.
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Au paragraphe suivant, Sacy applique également un principe d’un second témoin sacré, Jésus-Christ : « ne jugez point » (Mt VII, 1, repris par saint Paul, Rom II, 1, 2). Comme Dieu seul peut juger avec certitude de la vie intérieure des autres, il faut faire comme le malade qui ne fait pas d’hypothèses gratuites sur les maux des autres, mais qui est « tout appliqué à guérir les plaies qu’il reconnaît et qu’il sent dans lui-même ». Cela semble anticiper la Prière de Pascal. Au troisième paragraphe, Sacy conseille, en application du premier principe, de faire du bien à ceux contre qui on aurait, « selon les sottes lois du monde », le droit de se venger. Au quatrième, Sacy applique le second principe pour condamner les médisances, qui font tant de tort dans la société. Selon Pascal : « si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas 4 amis [4 : l’unité ordonnée] dans le monde » (L792). Le cinquième paragraphe, situé au milieu des neuf premiers, montre Sacy, « l’homme du monde le plus modéré », fuyant « toutes les disputes dans les sciences tant saintes que naturelles » et cherchant dans saint Augustin « une nouvelle nourriture à sa piété ». Au sixième paragraphe, Sacy applique le principe de Jésus-Christ aux hypothèses gratuites des médisants. Il rit des cartésiens, qui affirment que les animaux ne sont que des horloges, des machines sans sentiment. Sur ce point, Pascal aurait sûrement donné raison à Sacy (L105). Au septième paragraphe, Sacy déplore l’autorité dont jouit Aristote dans l’Eglise et que Descartes lui enlève comme un voleur qui dépouille un autre voleur. Au huitième paragraphe, Sacy affirme que l’univers a été fait pour donner une grande idée de Dieu et pour figurer les réalités invisibles. Contre le mécanisme cartésien, il exhorte à « contempler tout le dessein du tableau dont la beauté charme les sages qui le considèrent ». Son holisme sur ce point rappelle celui de Pascal devant les infinités de l’univers (L199). Enfin, au neuvième paragraphe, Sacy raille Descartes, qui doit reconnaître que ce qu’il a trouvé « n’est pas peut-être ce que Dieu a fait ». Son « roman de la nature » (L1008) évoque l’enseigne du Cadran, « qui ne dit vrai qu’une fois le jour ». Rappel ironique des horloges auxquelles Descartes voulait assimiler les animaux. Sacy oppose au mécanisme outrancier et infondé de Descartes la pensée religieuse et symbolique des Pères et surtout de saint Augustin. La 2e partie présente en deux paragraphes Pascal, d’abord, puis Sacy. Fontaine fait ici l’éloge de Pascal, penseur, mathématicien et inventeur de la machine d’arithmétique. A l’inverse de Descartes, qui a dénié toute vie psychique aux animaux, Pascal, lui, a su faire « parler des machines muettes ». Converti, il est envoyé par Singlin à Port-Royal pour y trouver Arnauld, avec ses hautes sciences, et Sacy, qui en mesure la
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vraie valeur. Sacy concevra une grande estime pour Pascal, qui aura trouvé par lui-même dans ses lectures philosophiques des vérités que Sacy a apprises dans saint Augustin (9 + 2 paragraphes = 11, le témoignage). La 3e partie raconte, en deux paragraphes, le début de l’entretien entre ces deux témoins. Sacy, suivant une règle de l’honnêteté (L605, etc.), veut « mettre M. Pascal sur son fort », c’est-à-dire la pensée des philosophes Épictète et Montaigne. Dans cet opuscule, nous avons vu plusieurs couples de témoins : d’abord, saint Paul et Jésus-Christ, dont se réclame Sacy ; ensuite, Aristote et Descartes, rejetés tous deux par Sacy ; puis, Arnauld et Sacy, chacun étant une autorité dans son domaine, selon Singlin ; de plus, Pascal et Sacy, loués par Fontaine ; enfin, Epictète et Montaigne, que Pascal expliquera à Sacy. Il faut noter que le nombre 2 symbolise le témoignage, comme le montre le vieux dicton romain : « Testis unus, testis nullus », qui signifie que pour qu’un jugement soit valable, il doit se fonder sur pas moins de deux témoignages indépendants. La 4e partie compte vingt-sept paragraphes, où Pascal, sur la demande de Sacy, lui expose les principes philosophiques d’Epictète, d’abord, puis de Montaigne. Les neuf premiers paragraphes sont consacrés, pour les six premiers, à un éloge d’Épictète et, pour les trois suivants, à une critique de ce philosophe. Pascal loue d’abord, chez Épictète, sa connaissance des devoirs de l’homme à l’égard de Dieu : l’homme doit reconnaître Dieu comme son principal objet, parfaitement juste en tout, en étant toujours prêt à lui rendre ce qu’il a donné et en jouant le mieux possible le rôle que Dieu lui a donné dans le théâtre du monde ; pour servir Dieu dignement, l’homme doit garder présente à son esprit l’image de la mort et des maux les plus terribles afin d’éviter la bassesse et les excès, rester humble, et cacher ses bonnes actions, enfin, tout faire pour reconnaître la volonté de Dieu et la suivre. En revanche, dans sa critique d’Épictète, Pascal lui reproche sa présomption, qui lui fait croire que l’homme peut, par les forces qui lui sont propres, accomplir tous ses devoirs envers Dieu, que l’âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux et que le suicide est légitime quand on est si persécuté qu’on peut croire que Dieu appelle. Les dix-huit paragraphes suivants exposent la pensée de Montaigne, qui professe la foi catholique, mais qui cherche à savoir quelle morale la raison dicterait sans la lumière de cette foi. En alternant toujours les points de vue, il montre l’impuissance de la raison. Raillant les certitudes communément admises, il finit par émettre un doute pyrrhonien, même sur son propre doute, en posant simplement cette question : Que sais-je ?
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Dans l’Apologie de Raymond de Sebond, il critique ceux qui prétendent connaître avec certitude le vrai sens de l’Ecriture ou l’inexistence de Dieu. Il demande ce que l’âme peut savoir d’elle-même, ou de celle des animaux, ou de mille autres concepts. Il en résulte que la raison sans la foi ne peut que constater sa faiblesse avec humilité, au lieu de s’élever par une sotte insolence. Si les six paragraphes de l’éloge d’Epictète symbolisent sa grandeur (la 6e liasse des Pensées s’intitule « Grandeur »), les trois suivants symbolisent sa misère (la 3e liasse : « Misère »). Les dixhuit paragraphes que Pascal consacre à Montaigne sans le critiquer montrent (2 × 9) que Pascal attribue à ce dernier deux fois plus d’importance qu’à Epictète. La 5e partie, qui compte 5 paragraphes, donne la parole à M. de Sacy. Laissant de côté Épictète, dont, grâce à Pascal, la cause semble entendue, il invoque saint Augustin contre Montaigne, qui manque d’humilité et de piété. Tout mettre dans le doute, c’était, dit-il, une chose pardonnable dans l’Antiquité, mais les chrétiens n’y voient maintenant que folie. Sacy félicite Pascal d’avoir délaissé cette doctrine, comme saint Augustin avant lui, mais il reconnaît à Montaigne le mérite d’avoir utilisé le doute universel contre les hérétiques de son temps, comme saint Augustin contre les manichéens. Pour finir, Sacy cite saint Paul pour mettre en garde contre les séductions de la philosophie. Pascal lui répond que, grâce à sa profonde connaissance de saint Augustin, Sacy a pu formuler une édifiante critique du philosophe sceptique. Pascal se sent néanmoins obligé de dire encore un mot à propos de « ce pauvre Montaigne ». Les 5 paragraphes de cette 5e partie symbolisent bien la vérité catholique dont Sacy se fait le porte-parole (5 : l’Esprit s’ajoute aux 4 éléments matériels pour former le monde). Sa critique de Montaigne est sévère, mais nuancée : il reconnaît que le doute universel était une faute pardonnable dans l’Antiquité et qu’il a bien servi à Montaigne d’arme efficace contre les hérétiques. Et Pascal, de son côté, laisse bien entendre qu’il y a encore des choses à dire à la décharge de Montaigne. Dans ces 5 paragraphes, le nom de saint Augustin apparaît 10 fois dans la bouche de Sacy (10 : symbole de Dieu), celui de saint Paul 1 fois et celui de Montaigne 5 fois. Ici, les 2 grands témoins de Sacy sont saint Augustin et saint Paul, qu’il mentionne 11 fois en tout (11 : symbole du témoignage, puisque 1 + l = 2). Sacy lui-même s’exprime en témoin (11) de la vérité catholique contre Montaigne, qui, en comparaison, n’en exprime que la moitié. Pascal, au contraire, prononce 2 fois le nom de Montaigne et l fois seulement celui de saint Augustin. Malgré la sagesse supérieure de ce dernier, Pascal veut toujours entendre Montaigne comme témoin (2).
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La 6e partie se compose de 16 paragraphes, dont Pascal consacre les 6 premiers à Montaigne et les 10 suivants à la vérité divine de l’Évangile. Dans les 6 premiers paragraphes, il exprime sa joie à voir « la superbe raison froissée par ses propres armes » et l’homme lui-même précipité « de la société avec Dieu, où il s’élevait par les maximes des stoïciens… dans la nature des bêtes par celles des pyrrhoniens ». Cependant, il doit reprocher à Montaigne, « disciple de l’Eglise par la foi », de ne pas avoir suivi les règles de l’Eglise dans la morale. Si Montaigne a su si utilement humilier les hommes, il ne les a point incités, en revanche, « à ne point irriter par de nouveaux crimes celui [Dieu] qui peut seul les tirer de ceux qu’il [Montaigne] les a convaincus de ne pas pouvoir seulement connaître » (à comparer avec le « Mystère de Jésus », L919). Ainsi, il a agi « en païen ». En effet, de son principe du doute universel (rejeté par Pascal, voir L110, L131), il conclut qu’on doit laisser aux autres le soin de chercher le vrai et le bien et prendre ceux-ci « sur la première apparence », en suivant « le rapport des sens et les notions communes ». Sa règle étant en tout la commodité et la tranquillité, il rejette la vertu stoïcienne, pénible et tendue, pour pratiquer une « oisiveté tranquille », une vertu « naïve, familière, plaisante, enjouée et, pour ainsi dire, folâtre ». La félicité recherchée par tous (revoir L148) et qui ne se trouve que dans le repos (revoir L136) s’atteint par « l’ignorance et l’incuriosité… deux doux oreillers pour une tête bien faite » (voir cependant le « Mystère de Jésus » : « il ne faut pas dormir pendant ce temps-là »). Dans ces 6 paragraphes, Pascal salue, sans le nommer, la grandeur de Montaigne, dont la pensée est une arme efficace contre la présomption. Dans les 10 paragraphes suivants (10, nombre divin et égal à 2 fois 5, le nombre de paragraphes de la plus longue intervention de Sacy), Pascal énonce la vérité divine et unificatrice de l’Église, qui tient le milieu entre les 2 philosophes. Ceux-ci représentent parfaitement les « deux plus célèbres sectes du monde, et les seules conformes à la raison », puisque la première affirme qu’il y a un Dieu et place en lui son souverain bien, tandis que la seconde prétend que l’existence de Dieu est incertaine, et que l’existence du vrai bien l’est donc aussi. Chacune de ces deux sectes a trouvé une partie de la vérité, mais une partie seulement. Pour unifier les vérités affirmées par les deux sectes, il faut invoquer la doctrine de la Chute et les deux états de l’homme, l’état pré-lapsaire, où il était sans corruption et grand, et l’état post-lapsaire, où il est corrompu et à la fois grand et bas. La première secte n’a pas vu la bassesse de l’homme et son besoin d’un réparateur et la seconde a méconnu sa grandeur et sa capacité de se soumettre à une réparation. La première secte pèche par présomption,
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la seconde par désespoir et par lâcheté. On ne peut faire la synthèse des deux sectes en supposant une nature humaine unique et inchangée. L’Écriture a parfaitement compris et concilié la grandeur de l’homme, digne prix de la mort d’un Dieu, et la bassesse de l’homme, dont la mort d’un Dieu a été le remède nécessaire. Dans la septième partie, qui compte un unique paragraphe (l : la Divinité), Sacy félicite Pascal d’avoir su, comme un habile médecin qui tire des remèdes des plus grands poisons, trouver le moyen d’extraire de ses lectures la plus haute sagesse. Cependant, Sacy continue à croire que les livres des deux philosophes ne sont pas à mettre dans toutes les mains. La huitième partie compte deux paragraphes (2 : le témoignage), où Pascal décrit les 2 sortes d’hommes auxquelles ces 2 philosophes peuvent être utiles. Épictète, d’abord, est utile à ceux qui cherchent leur souverain bien ailleurs qu’en Dieu, dans les choses extérieures. Ce philosophe combat la paresse, mais il mène à la présomption. Montaigne, en revanche, est utile à ceux qui, tentés par cette dernière, cherchent en dehors de la foi chrétienne le souverain bien, une vérité inébranlable et la vraie justice et qui invoquent la raison contre les mystères de cette foi. Ce philosophe combat la présomption, mais il mène à la paresse. C’est selon ces principes qu’on peut recommander ces lectures à des incroyants. La neuvième partie se compose d’un unique paragraphe où Sacy se met d’accord avec Pascal sur l’utilité véritable de ces lectures. Ce n’est pas un hasard si L’Entretien se compose ainsi de 9 parties et de 65 paragraphes. Le nombre 9 symbolise la nature, le monde. Après avoir donné une vue d’ensemble de la pensée des philosophes de ce monde, il faut montrer que la vérité (5) se trouve dans la soumission à Dieu (13). En effet, 5 × 13 = 65. Quant aux interventions de Pascal (les 4e, 6e et 8e parties), elles totalisent 45 paragraphes. Comme 5 × 9 = 45, ce dernier nombre symbolise ici la vérité à propos du monde et de ses penseurs. Les interventions de Sacy, elles (les 3e, 5e,7e et 9e parties), totalisent 9 paragraphes, le chiffre 9 symbolisant le monde, parfaitement compris par Sacy. La somme de 45 et de 9 est égale à 54, qui exprime la grandeur (6) des philosophes de ce monde (9), dont Pascal et Sacy, chacun par ses propres moyens, ont vu les mérites et les limites. C’est dans la première partie, qui compte 9 paragraphes, que Sacy énonce les principes chrétiens de sa parfaite disponibilité et de sa conduite modérée à l’égard de tous, ainsi que de sa condamnation des calomnies et de son dédain pour les hypothèses infondées d’Aristote et de Descartes et qu’il résume, au paragraphe central, le 5e, sa sagesse modérée et éloignée des positions extrêmes (voir L518). Et c’est dans la partie centrale, la 5e, de l’Entretien
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que Sacy exprime en 5 paragraphes sa pensée augustinienne, mitoyenne entre Épictète et Montaigne. Ainsi, la première partie du texte est la réplique en miniature de l’ensemble de ce chef-d’œuvre de Pascal et de Fontaine. Ce dernier est un brillant exégète et non point un « petit personnage » (malgré la ‘pé’, p. 12.) II — La Première Vie de Monsieur Pascal La première Vie de Monsieur Pascal se compose de 88 paragraphes numérotés. Ce nombre est égal à 8 × 11 et symbolise par là un témoignage (11) sur un juste (8), figure de Jésus-Christ (les 8 béatitudes, Mt V, 3 – 10). Ce texte se divise naturellement en 5 parties, comme suit : Première partie : Enfance – 14 paragraphes (7 paragraphes : Pascal jusqu’à l’âge de 11 ans. 7 paragraphes : sa découverte, à 12 ans, des mathématiques) Deuxième partie : Jeunesse – 7 paragraphes (le Traité des Coniques ; la machine d’arithmétique ; les expériences du vide) Troisième partie : 2 Conversions – 13 paragraphes (1ère conversion ; distinction entre la foi et la raison ; l’affaire Saint-Ange ; maladies et période mondaine ; 2e conversion) Quatrième partie : Les Épreuves – 40 paragraphes (40 = 5 × 8) Cinquième partie : La Dernière Maladie – 14 paragraphes (7 paragraphes : testament ; le bon usage de la maladie. 7 paragraphes : communion ; mort en Jésus-Christ). Dans la première partie, Gilberte raconte d’abord, dans une section de 7 paragraphes, l’enfance de Pascal jusqu’à l’âge de 11 ans (11 : le témoignage). Son père lui apprend les langues et certains phénomènes naturels. Une seconde section de 7 paragraphes rend compte ensuite de la seconde moitié de l’enfance de Pascal, à partir de l’âge de 12 ans. C’est alors que son père entreprend de l’initier au latin, en lui promettant pour plus tard l’étude des mathématiques. Pascal se met donc à faire de la géométrie tout seul et arrive ainsi à démontrer la trente-deuxième proposition d’Euclide. Au vu de ce grand exploit, son père lui permet d’étudier les mathématiques, où son talent le place parmi les chercheurs. Les 14 paragraphes de cette partie symbolisent le Chemin suivi par Pascal jusqu’au début de son activité de mathématicien (le 14e jour est à michemin dans le mois lunaire de 28 jours). La deuxième partie raconte, en 7 paragraphes également, la jeunesse de Pascal, qui compose à seize ans son Traité des Coniques, jamais
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édité2. Il apprend aussi, auprès de son père, les diverses parties de la philosophie. C’est à 19 ans qu’il invente la célèbre machine d’arithmétique et à 23 ans qu’il fait les expériences du vide. Toutes ces réalisations (7, symbole de la perfection) altèrent sa santé. La troisième partie de cette Vie comprend 13 paragraphes (13 : la soumission à Dieu), dont le premier ([22]) et le dernier ([34]) racontent 2 conversions de Pascal. Cette période de sa vie s’étend de l’âge de 23 ans, où il lit des livres de piété, à celui de 30 ans environ, où Jacqueline le persuade de quitter le monde. C’est dans cette période-là qu’ont lieu l’épisode de l’affaire de Saint-Ange à Rouen et le bref séjour de Pascal dans le monde à la suite d’un conseil donné par ses médecins. Un conseil contraire de Jacqueline le persuade qu’il doit penser surtout à son salut. Le premier paragraphe de cette partie est le [22] (22 = 2 × 11, le témoignage des écrits de piété) et le dernier est le [34] (34, symbole du délaissement du monde, Jésus-Christ étant mort dans sa 34e année). La quatrième partie de cette Vie englobe 40 paragraphes (40 : la traversée du désert, les épreuves), depuis le numéro [35] (35, l’harmonie, voir le Timée [35]) jusqu’au numéro [74] (74 = 2 × 37 ; 37 symbole du Rédempteur, figuré par Abel – Hé, 5 + Beth, 2 + Lamech, 30). Cette partie symbolise donc le témoignage du Rédempteur. Elle se divise en 5 sections (5 : la Vérité) de longueur égale (8 paragraphes : 8, les 8 béatitudes, la justice, le juste), comme suit : I – de [35] à [42]. Pascal adopte 2 maximes principales : renoncer à tout plaisir et renoncer à toute superfluité. Il consacre son temps à la prière et à la lecture de l’Ecriture. Le miracle de la Sainte-Epine du 24 mars 1656 lui donne de nouvelles lumières sur la religion. Il travaille, avec ses propres règles d’éloquence, à une apologie pour réfuter les raisonnements des athées. Dieu ne lui permettra pas d’achever cet ouvrage, « pour des raisons qui nous sont inconnues ». Bien qu’il ait quitté le monde, il continue à recevoir des personnes qui l’interrogent sur la religion. Pour éviter toute vanité à ce sujet, il met une ceinture de fer munie de pointes et se donne des coups de coude pour se rappeler son devoir. Il rejette fermement la paresse sybarite de Montaigne. II – de [43] à [50]. Pascal se montre fidèle à ses 2 maximes principales. C’est ainsi qu’il vit depuis l’âge de 30 ans jusqu’à l’âge de 35 ans, en travaillant pour Dieu et pour son prochain ou pour lui-même. Les À la différence de l’Essai pour les Conique, publié en 1649.
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4 dernières années de sa vie ne sont « qu’une continuelle langueur » ; pendant ce temps-là, il ne peut ni travailler à son apologie ni assister ceux qui viennent s’adresser à lui. Gilberte raconte le mal de dents au cours duquel Pascal résout le problème de la roulette. Suivant ses 2 grandes maximes, Pascal ne cesse de mortifier les sens. III – de [51] à [58]. Gilberte insiste sur l’amour que Pascal porte à la pauvreté et aux pauvres. Sa pureté n’est pas moindre. C’est ainsi que lorsqu’il rencontre une belle jeune fille qui lui demande l’aumône, Pascal lui trouve une situation adéquate et lui donne les moyens de bien l’occuper. IV – de [59] à [66]. Pascal souligne l’importance qu’il y a à purifier les sentiments d’affection qu’on porte aux autres, en fuyant tout attachement à leur égard. Inversement, il ne supporte pas que les autres éprouvent un attachement pour lui plutôt que pour Dieu. Il a néanmoins un grand amour pour sa famille. À la mort de Jacqueline, il s’écrie : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ». Le cœur de l’homme doit appartenir avant tout à Dieu, comme il l’a écrit sur un petit papier trouvé après sa mort. Son zèle pour l’ordre de Dieu lui interdit de s’attacher aux autres et lui commande de leur pardonner, de sorte qu’il oublie toutes les offenses commises contre lui. V – de [67] à [74]. Cette douceur, il la pratique toute sa vie. Dans un petit billet il explique qu’il aime la pauvreté « parce que JésusChrist l’a aimée ». Il veut toujours être « fidèle », « véritable », « sincère » (voir sa promesse dans l’argument du Pari, L418) et il a en toutes ses actions « la vue de Dieu qui doit les juger ». Il bénit le Rédempteur qui, « d’un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d’orgueil et d’ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n’ayant en moi que la misère et l’erreur ». Ayant en horreur la présomption d’Epictète, il reste parfaitement simple et humble. Deux témoins, un ecclésiastique et le père Beurrier, curé de SaintEtienne-du-Mont, confirment cette simplicité et l’extrême piété de Pascal, dont la soumission à Dieu est telle qu’on est toujours libre de l’avertir de ses fautes, qu’il s’empresse de réparer. Cette partie montre que c’est par les épreuves (40) que Pascal se perfectionne pas à pas, pour se conformer à la Vérité (5) du Juste Jésus-Christ (8). Les deux premières sections de cette partie montrent comment Pascal a travaillé surtout pour parfaire son amour pour Dieu. Les deux suivantes nous apprennent que, pour appliquer le second grand
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commandement de la tradition judéo-chrétienne, Pascal pratique un amour profond mais rigoureusement désintéressé de son prochain, à qui il ne faut pas s’attacher mais qu’il faut aimer comme Dieu l’aime, c’est-à-dire pour la capacité de Dieu qu’il a en lui. Enfin, la cinquième section montre Pascal animé par ces deux amours, celui de Dieu avant tout et celui du prochain, dans le zèle pour l’ordre de Dieu, un zèle que tout sépare de la paresse de Montaigne. La 5e partie de cette Vie compte, comme la première, 14 paragraphes (14, symbole du Chemin suivi par Pascal jusqu’à sa mort), divisées elles aussi en 2 sections égales de 7 paragraphes chacune. La première de ces sections raconte la dernière maladie de Pascal. « La maladie, dit-il, est l’état naturel des chrétiens », puisqu’elle met les hommes dans une privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens et dans l’attente de la mort. Son humilité chrétienne, bien loin de la présomptueuse vertu stoïcienne, « pénible et tendue », lui fait voir dans sa souffrance une raison non de se suicider, mais d’espérer. Ce fardeau léger (Mt XI, 30) est un « vrai bonheur » (et L357). Devant 2 témoins, Gilberte et le père Beurrier, Pascal reçoit l’Eucharistie et l’Extrême-Onction. Ses dernières paroles sont : « Que Dieu ne m’abandonne jamais ». Il y a un profond parallélisme entre la première et la cinquième partie de cette Vie, qui racontent deux chemins suivis par Pascal. Ainsi, la deuxième section de la première partie montre comment s’impose le talent mathématique de Pascal dans l’événement prodigieux qui a eu 2 témoins, Etienne Pascal et M. Le Pailleur. De même, la deuxième section de la cinquième partie montre Pascal cheminant vers la mort dans une piété parfaitement simple, attestée elle aussi par 2 témoins, Gilberte elle-même et le père Beurrier. La première et la deuxième partie, d’une part, et la cinquième, d’autre part, qui encadrent les troisième et quatrième parties, où Gilberte raconte la période intermédiaire de la vie de Pascal, surtout ses 2 conversions (13) et ses épreuves (40), se composent en tout de 35 paragraphes, 35 étant le symbole de l’harmonie (le Timée [35]) avec Dieu. Ainsi la première et la deuxième partie montrent le perfectionnement général de Pascal pendant son enfance et sa jeunesse et la cinquième, sa perfection spirituelle pendant les derniers jours de sa vie (7, symbole de la perfection). Cette perfection, consécutive aux 2 conversions et aux épreuves de la période intermédiaire de la vie de Pascal, qui se termine au paragraphe 74 (= 2 × 37, témoin du Rédempteur), fait de cette vie le témoignage (11) d’un juste (8), figure du Sauveur.
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Le nombre d’apparitions des expressions Dieu et Jésus-Christ, ou de leurs synonymes, dans la première Vie est égal à zéro dans les première et deuxième parties. Dans les trois dernières parties, en revanche, le mot Dieu (ou un synonyme) apparaît 14, 32 et 6 fois respectivement, soit 52 fois en tout, et le nom Jésus-Christ (ou un synonyme) apparaît 2, 4 et 6 fois, soit 12 fois en tout. La troisième partie, qui raconte 2 conversions de Pascal, symbolise donc le Chemin (14 : le Chemin) de ce témoin (2) de Jésus-Christ vers Dieu. La somme de 14 et 2 est égale à 16, qui symbolise le témoignage (2) du juste (8). La quatrième partie symbolise son multiple témoignage de la vérité (32 =2 puissance 5) dans les 4 Évangiles. La somme de 32 et 4 est égale à 36, qui symbolise l’Église (12) du Dieu Trinitaire (3). La cinquième partie symbolise la grandeur (6) de cet homme soumis et au Père et au Fils. La somme de 6 et de 6 symbolise l’Église (12). Les 52 apparitions (52 = 4 × 13) du nom Dieu et de ses synonymes évoquent la soumission (13) à l’Évangile (4), tandis que les 12 apparitions du nom Jésus-Christ et de ses synonymes symbolisent l’Église. Le nombre total de ces apparitions est 64, égal à 8 × 8, symbole du Juste (8) image de Jésus-Christ (8). III — La Seconde Vie de Monsieur Pascal La seconde Vie se compose, comme la première, de 5 parties, mais de 100 paragraphes numérotés (100 = 10 × 10, symbole de Dieu). Ce texte, qui symbolise donc la vérité (5) à propos de Dieu, se présente comme suit : – Première partie : Enfance – 10 paragraphes (5 paragraphes : Pascal jusqu’à 11 ans. 5 paragraphes : Découverte à 12 ans des mathématiques) – Deuxième partie : Jeunesse – 5 paragraphes (Traité des Coniques, machine d’arithmétique, maladie) – Troisième partie : 2 Conversions – 10 paragraphes (5 paragraphes : Expérience du vide, 1ère conversion. 5 paragraphes : Expérience du monde, 2e conversion) – Quatrième partie : Le Juste, image de J.-C. – 64 paragraphes (8 sections de 8 paragraphes) – Cinquième partie : Les 2 derniers mois – 11 paragraphes (Dernière maladie et mort).
La première partie de cette Vie, comme celle de la précédente, se divise en 2 sections égales, mais de 5 paragraphes chacune, qui racontent la vie de Pascal jusqu’à l’âge de 11 ans, puis, sa toute première activité mathématique. 11 ans : le témoignage. 10 paragraphes : Dieu. 5: la Vérité.
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La deuxième partie résume en 5 paragraphes la jeunesse de Pascal, qui compose le Traité des Coniques, qui invente la machine d’arithmétique et qui commence à souffrir de maladies. 5 : la Vérité. La troisième partie se divise, comme la première, en 2 sections égales, de 5 paragraphes chacune. La première de ces sections évoque les expériences du vide, une première conversion de Pascal et l’entrée de Jacqueline à Port-Royal des Champs. La seconde, ensuite, nous apprend l’aggravation de sa maladie, son séjour dans le monde suite à un conseil de ses médecins (une seconde « expérience du vide ») et une seconde conversion de Pascal, qui, conseillé par Jacqueline, quitte le monde. 10 : Dieu. La quatrième partie se compose de 8 sections de 8 paragraphes chacune (8 × 8 : le Juste, image de Jésus-Christ), comme suit : I–
[26] à [33]. Pascal, à 30 ans, quitte le monde en se fixant 2 maximes : l’une, de renoncer aux plaisirs ; l’autre, de renoncer aux superfluités. Malgré l’austérité de sa retraite, des gens de condition et des personnes d’esprit viennent le consulter, notamment sur des matières de foi. II – [34] à [41]. Pour ne pas tirer vanité de ces visites, Pascal se rappelle son devoir en serrant une ceinture de fer munie de pointes. Il se consacre à la prière et à la lecture de l’Écriture. Il a une éloquence persuasive, pour laquelle il s’est fait des règles toutes particulières, afin d’assurer une communication aussi efficace que possible. Sa manière d’écrire est naïve, juste, agréable, forte et naturelle. Le miracle de la Sainte-Épine lui inspire des pensées sur les miracles et sur les règles qui permettent d’y voir des preuves de la vérité des deux Testaments. Il en conçoit le projet d’une apologie de la religion chrétienne, mais Dieu ne lui accorde pas la santé nécessaire à la réalisation de ce projet. III – [42] à [49]. Les arguments de son apologie évitent la métaphysique et la cosmologie pour ne suivre que les raisonnements ordinaires des hommes. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est un Dieu d’amour et de consolation. Ce n’est que par Jésus-Christ que l’homme connaît et sa misère et le Dieu réparateur de sa misère. En Jésus-Christ est tout notre bonheur, en dehors de lui il n’y a que désespoir. IV – [50] à [57]. Une première maxime de l’éloquence de Pascal est de ne rien dire qui ne soit facilement compréhensible et d’un intérêt véritable pour son auditeur. Une seconde est de ne jamais affliger
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sans consoler. Ainsi, Pascal cherche toujours à connaître les dispositions de son auditeur, afin de l’aider à trouver la lumière, s’il la cherche sincèrement, sinon, de l’inviter à la chercher. Quant à l’Apologie de Pascal, restée inachevée, Gilberte écrit : « Je n’oserais pas dire que nous n’en étions dignes… si cet ouvrage pouvait être accompli par un autre, je crois que Dieu voudrait qu’un si grand bien ne pût être obtenu que par beaucoup de prières nouvelles ». Enfin, elle évoque le Traité de la Roulette, ce tour de force qui montre qu’un chrétien soumis peut être un grand géomètre. V – [58] à [65]. Pascal compose la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies et la Lettre sur la mort de son père. Il pratique la pénitence et l’amour des pauvres et de la pauvreté. VI – [66] à [73]. Gilberte évoque sa très grande pureté et son édifiante action à l’égard d’une mendiante. Pascal aime les autres d’un amour très profond, mais tout chrétien, car exempt de tout attachement. Dieu « doit être l’unique fin de toute la tendresse des chrétiens ». VII – [74] à [81]. Comme la charité n’a pas d’autre fin que Dieu, Pascal ne veut pas s’attacher aux autres, ni admettre que les autres s’attachent à lui. Les offenses qui lui sont faites le laissent indifférent, à tel point qu’il ne s’en souvient même pas. Seul doit compter « l’ordre de la charité ». VIII – [82] à [89]. Pascal n’est pas sans défauts. Pourtant, on peut l’en avertir. Il essaie de n’offenser personne tout en restant sincère et fidèle. Il a un grand amour pour l’Office. Sa simplicité et sa piété ont eu pour témoins 2 hommes d’Eglise, dont le père Beurrier. Cette quatrième partie fait voir que la vie de cet homme juste (8) a pour modèle Jésus-Christ (8). Ainsi, les 8 sections de 8 paragraphes chacune se divisent, d’abord, en 2 moitiés. En effet, les 4 premières sections décrivent les années d’activité de Pascal, qui quitte le monde en se fixant 2 règles de conduite (I), qui se consacre à la prière et à la lecture de l’Ecriture et conçoit le projet d’une Apologie (II), qui proclame que seul Jésus-Christ fait connaître à l’homme et sa misère et son vrai Dieu (III), enfin, qui, tout en pratiquant une humilité chrétienne, compose le Traité de la Roulette (IV). Les 4 sections suivantes racontent, en revanche, les années d’inactivité de Pascal, qui cultive la pénitence et l’amour de la pauvreté (V), qui aime les autres avec tendresse mais sans attachement (VI), qui affirme que la charité n’a pas d’autre fin que Dieu (VII), enfin, qui se montre sincère, fidèle et toujours prêt à pardonner (VIII). Ces
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8 sections se divisent en 2 moitiés d’une seconde façon, puisque la première, la troisième, la cinquième et la septième se rapportent à l’amour de Dieu par-dessus tout et que la deuxième, la quatrième, la sixième et la huitième illustrent l’amour du prochain dans l’ordre de Dieu. La troisième et la quatrième partie, qui racontent la période intermédiaire de la vie de Pascal, comptent 74 paragraphes (témoignage du Rédempteur), comme les quatre premières parties de la première Vie. Enfin, le nombre de paragraphes de la quatrième partie de la seconde Vie, est aussi le nombre d’apparitions des expressions Dieu et Jésus-Christ et de leurs synonymes dans la première Vie. La cinquième partie raconte en 11 paragraphes les 2 derniers mois de la vie de Pascal (2, 11 : le témoignage). Pascal accomplit 2 œuvres de miséricorde et de charité, témoignage « que Dieu lui pardonnerait ses fautes et lui donneraient le royaume qu’il lui avait préparé ». Il renouvelle ses confessions et vit avec une grande charité et une grande patience. Devant 2 témoins, Gilberte et le père Beurrier, il reçoit le Saint-Viatique et l’Extrême-Onction. Ses dernières paroles : « Que Dieu ne m’abandonne jamais » (voir le Mémorial). Comme dans la première Vie, le nombre d’apparitions des expressions « Dieu » et « Jésus-Christ » et de leurs synonymes est égal à zéro dans les première et deuxième parties. Dans les troisième, quatrième et cinquième parties, pourtant, le mot Dieu apparaît 14, 81 et 11 fois, soit 106 fois en tout (100 + 6, Dieu et l’Homme-Dieu), et l’expression JésusChrist, 4, 34 et 6 fois, soit 44 fois en tout (4 × 11, le témoignage des 4 Évangiles). Quant à la troisième partie, elle symbolise le Chemin (14) suivi par Pascal vers les Évangiles (4) ; la quatrième, elle, évoque l’extrême ascèse de Pascal (81 = 9 × 9, la nature, 9, poussant sa discipline jusqu’à ses limites, 9), qui va jusqu’à l’abandon du monde (34). Enfin, la cinquième partie symbolise le témoignage (11) de l’homme Pascal (6). Pour la troisième partie, la somme des deux chiffres est égal à 18, c’està-dire à 2 × 9, Pascal témoin (2) du monde naturel (9). Pour la quatrième partie, cette somme est égale à 115, c’est-à-dire à 5 × 23, symbole de la vérité (5) de Jésus-Christ (23). Enfin, dans la cinquième partie, cette somme est égale à 17, symbole du salut, puisque le 17e nombre triangulaire est 153, le nombre de poissons pris dans le filet qui ne se rompt pas lors de la seconde pêche miraculeuse (Jean XXI, 11). Ce nombre évoque aussi le salut de Pascal, dont Gilberte voit un témoignage dans ses 2 dernières œuvres de charité ([90]). Or la somme 18 + 115 + 17 est égale à 150, c’est-à-dire à 5 × 3 × 10, qui signifie la montée de l’homme (15) vers Dieu (10). Il y a 150 Psaumes dans l’Ancien Testament.
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IV — Conclusion Les trois témoignages réunis ici jettent de multiples lumières complémentaires sur l’œuvre de Pascal, grâce, en grande partie, à leur symbolisme numérique, qui s’exprime dans les nombres de leurs parties et de leurs paragraphes, ainsi que des apparitions de certains noms. L’Entretien, d’abord, nous fait comprendre que Sacy est comme une figure de Pascal, qui domine cet échange, entre autres, par le nombre de paragraphes de ses interventions (45), 5 fois supérieur à celui de Sacy (9). Âgé de 31 ans, Pascal a la tête pleine de ses lectures d’Epictète et de Montaigne et de l’opposition mystérieuse entre la grandeur et la bassesse de l’homme. Or ce problème d’anthropologie philosophique, parfaitement posé par la lecture de ces deux philosophes, seule la vérité surnaturelle de la religion catholique peut le résoudre. Voilà ce dont Pascal veut convaincre Sacy. Ce dernier, catholique fervent, connaît à fond saint Augustin, mais c’est Pascal qui, excellent connaisseur d’Epictète et de Montaigne, est le futur auteur d’une célèbre Apologie. Le nombre total des paragraphes de l’Entretien (65) évoque l’importance de la connaissance de la vérité (5) et de la soumission à Dieu (13), deux qualités qui manquent, de manières différentes, à Epictète et à Montaigne. C’est aussi Pascal, avec ses 45 paragraphes, qui saura montrer (5) que ces deux philosophes du monde (9) sont des adversaires de la vérité et de la soumission à Dieu. Il connaît mieux qu’eux la grandeur (6) et la misère (3) de l’homme et le juste milieu (5) où celui-ci doit se situer entre la présomption, qui l’égale à Dieu (10), et le désespoir, qui le ravale au néant (0). L’importance des témoins et du témoignage dans la pensée de Pascal s’exprime ici par les nombres 2 et 11, comme on l’a vu. Ensuite, les deux Vies de Gilberte Pascal sont deux chefs-d’œuvre bien distincts l’un de l’autre. La première met en scène surtout Pascal lui-même, Juste (8) Témoin (2) de la Vérité de Jésus-Christ (8), dont il suit le Chemin (14) vers la Perfection (7), en délaissant le monde (34) pour atteindre par ses épreuves (40) l’harmonie (35) avec Dieu. Les nombres 2 et 11 évoquent les témoins et le témoignage dans cette vie. Gilberte, qui semble tout ignorer de l’entretien de son frère avec Sacy et du problème d’anthropologie philosophique que Pascal s’est posé à propos d’Épictète et de Montaigne, ne parle de son projet apologétique qu’à propos du miracle de la Sainte-Épine, survenu un an après cet entretien. Au paragraphe 40 (les épreuves), elle exprime un regret lancinant à propos de l’inachèvement de l’Apologie. Plus loin ([74], 74 = 2 × 37), elle reconnaît que Pascal pouvait commettre des « fautes » ponctuelles, mais
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elle s’empresse d’ajouter qu’on pouvait toujours l’en avertir et qu’il les réparait immédiatement. Gilberte en est encore au stade le plus douloureux de son deuil. La seconde Vie, plus tardive, dirige nos regards moins vers l’homme Pascal que vers le Dieu Tout-Puissant (10), dont le Juste Jésus-Christ et Pascal manifestent la vérité dans les 64 paragraphes (8 × 8) de la quatrième partie (ce nombre est aussi, rappelons-le, celui des apparitions des termes désignant Dieu et Jésus-Christ dans la première Vie). Gilberte ne consacre ici que 26 paragraphes en tout aux 23 premières années et aux 2 derniers mois de la vie de son frère, mais 74 paragraphes à la période intermédiaire, présentée moins sous l’aspect des souffrances de Pascal que comme un trésor d’enseignements sur l’amour de Dieu et du prochain. Le premier de ces deux chiffres, 26, symbolise le témoignage (2) de la soumission à Dieu (13), tandis que le second, 74, symbolise le témoignage (2) devant le Rédempteur (37). Les 81 apparitions des termes désignant Dieu dans la quatrième partie évoquent la nature humaine (9) poussée jusqu’à ses limites (9) pour l’amour de Dieu. Les deux Testaments sont eux aussi mis à contribution avec les 17 apparitions des noms désignant Dieu et Jésus-Christ dans la cinquième partie (Jean XXI, 11) et les 74 (= 2 × 37) paragraphes des troisième et quatrième parties (37 ; symbole d’Abel). En outre, les 150 apparitions des termes désignant Dieu ou Jésus-Christ dans cette Vie symbolisent la montée de l’homme (15) vers Dieu (10). À propos de l’inachèvement de l’Apologie, Gilberte s’exprime ici sans amertume, mais avec une belle espérance chrétienne ([54]) : « si cet ouvrage pouvait être accompli par un autre, je croirais que Dieu voudrait qu’un si grand bien ne pût être obtenu que par beaucoup de prières nouvelles ». Si elle reconnaît chez son frère non seulement des « fautes » ponctuelles, mais aussi des défauts, elle précise cependant que ses deux dernières œuvres de charité témoignent (2) du futur salut de son âme. Ayant dépassé les premières douleurs de son chagrin en les intégrant dans sa foi catholique, elle se tourne, pleine d’espérance, vers l’avenir. Elle a atteint une phase plus profonde et plus sereine de son deuil. Le symbolisme numérique de ces trois écrits complémentaires renforce et enrichit considérablement leur contenu philosophique, religieux et humain et les rattache solidement au projet apologétique de Pascal3.
3 Voir aussi Harrington, T. M., Les miracles christiques dans l’Abrégé, Chroniques de Port-Royal 67, Paris, 2017, p. 45–61.
LE « MÉMORIAL » DE PASCAL, AU RISQUE DU SOCINIANISME (SUR JEAN 17,3) Brigitte Tambrun (CNRS, PSL, LEM – UMR 8584) Le thème de l’hommage que nous rendons à Pierre Magnard est en relation avec son œuvre, et notamment avec Le Dieu des philosophes1, paru en 1992 et réédité en 2006. L’expression « Dieu des philosophes » renvoie tout particulièrement, chez Pascal à deux textes : à la Pensée 449 (éd. Lafuma), « Preuves par discours III » - Fragment n° 10 / 10, et au « Mémorial ». Nous nous proposons de revenir ici sur le texte fondamental — et très intime — du « Mémorial » de Pascal. Le 23 novembre 1654, Blaise Pascal écrit, pour lui seul, un billet qui lui permettra de se remémorer les étapes de l’expérience religieuse qu’il fait au cours de la nuit. Or vers la fin du document, on trouve la citation biblique Jean 17,3 : « Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé Jésus-Christ ». Elle se trouve aussi bien dans le manuscrit papier autographe du « Mémorial », que dans la copie du parchemin2. Ce verset, Jean 17,3, est proposé par Pascal dans la traduction française de la Bible effectuée par les docteurs de Louvain, publiée en 1550 et rééditée en 1578, traduction qui elle-même dérive de la Bible de Lefèvre Pierre Magnard, Le Dieu des philosophes, Paris, Mame, 1992, éd. La table ronde,
1
2006.
De ce texte, qui a été retrouvé sur un support roulé dans le vêtement de Pascal après sa mort, il existe deux versions : un manuscrit sur papier autographe, et la copie effectuée par Louis Perrier d’un parchemin autographe de Pascal. On peut consulter sur le site développé par Dominique Descotes et Gilles Proust, dédié à l’édition électronique des Pensées de Blaise Pascal, des images des deux textes, de leur transcription, et un état des principaux commentaires : http://www.penseesdepascal.fr/Hors/Hors1-moderne.php http://www.penseesdepascal.fr/Hors/Hors1-approfondir.php http://www.penseesdepascal.fr/Hors/Hors1-appro3.php http://www.penseesdepascal.fr/Hors/Hors1-appro4.php http://www.penseesdepascal.fr/RO-extraits/RO-D-E.pdf 2
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d’Étaples (Anvers, 1530)3. En français contemporain, la TOB propose : « Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ ». Ces traductions françaises correspondent bien au texte latin de la Vulgate : « haec est autem vita aeterna ut cognoscant te solum verum Deum et quem misisti Iesum Christum »4. Plus haut, dans le texte du « Mémorial », on relève les expressions suivantes : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants » ; « Dieu de Jésus-Christ » ; « Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile » ; « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile ».
On notera cette référence à l’Écriture seule : elle est d’ordinaire la marque de la Réforme protestante5. Jean 17,3 constitue le 3e verset d’une prière que Jésus adresse au Dieu unique. Au verset 17,5, Jésus appelle son interlocuteur « mon Père ». Il parle ici de lui-même à la troisième personne, se qualifiant de « Jésus Christ », en grec χριστός (khristos), « oint », autrement dit, « qui a reçu l’onction ». Cette prière est entendue par des témoins, les disciples de Jésus. Mais pourquoi cette citation est-elle si étonnante sous la plume de Pascal ? Parce que Jean 17,3 est la citation biblique par excellence que les chrétiens non-trinitaires — ariens, sociniens, unitariens, etc. — utilisent jusqu’à nos jours, pour montrer que le Dieu révélé par la Bible 3 On peut la comparer avec la traduction proposée dans la Bible de Port-Royal (Nouveau Testament de Mons) commencée en 1658 à l’initiative de Louis-Isaac Lemaître de Sacy et à laquelle Pascal participe — mais cette traduction est postérieure à la rédaction du Mémorial : « Or la vie eternelle consiste à vous connoistre, vous qui estes le seul Dieu veritable, et Jesus Christ que vous avez envoyé » ([Isaac Lemaistre de Sacy (éd.)], Le Nouveau Testament de Nostre Seigneur Jesus Christ, traduit en françois selon l’edition vulgate, avec les differences du grec, Mons, Gaspard Migeot, 1667, p. 401). 4 Le texte latin est le même dans la traduction d’Érasme, Bâle, 1522, et dans les traductions latines imprimées dans l’édition de Robert Estienne 1551, autour du texte grec, p. 534. Le texte grec, dans l’editio Regia de Robert Estienne (Stephanus), 1550, p. 196, et dans l’édition de Nestle, 1904, est le suivant : « αὕτη δέ ἐστιν ἡ αἰώνιος ζωὴ, ἵνα γινώσκωσιν σὲ τὸν μόνον ἀληθινὸν Θεὸν, καὶ ὃν ἀπέστειλας Ἰησοῦν Χριστόν ». 5 La citation par Pascal de Jn 17,3 dans le « Mémorial » n’a guère fait l’objet de commentaires : voir http://www.penseesdepascal.fr/Hors/Hors1-appro3.php Jean Mesnard, dans « Bible et liturgie dans le Mémorial », publié dans Dominique Descotes (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 196 sq., renvoie à Romains 7,23 pour expliquer Jean 17,3 : « Car le salaire du péché, c’est la mort ; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus-Christ notre Seigneur ». Certes dans Romains 7,23 comme dans Jean 17,3, il est question de la vie éternelle ; mais Romains 7,23 introduit à la question du don de soi du Christ dans l’économie du Salut.
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n’est pas une Trinité de personnes de même essence, autrement dit, une Trinité consubstantielle. Et cette interprétation s’inscrit dans une longue histoire car, comme le souligne le jésuite Jean Maldonat6, les ariens anciens ont causé un bien grand embarras (majus negotium) aux chrétiens trinitaires avec ce verset biblique : les Pères de l’Église ont dû constamment se défendre7. Jean 17,3 permet en effet aux hétérodoxes, ou sceptiques, sur la Trinité consubstantielle, de montrer que selon l’Écriture Jésus ne se définit pas lui-même comme Dieu de même essence, et de même dignité que le Père, mais simplement comme celui que le Père a « envoyé », donc comme son messager, son ange, qui fait connaître le seul vrai Dieu, c’està-dire celui qu’il appelle « Père ». De plus ce verset énonce clairement ce qu’il est nécessaire de connaître pour obtenir la vie éternelle. Son contenu est donc un point fondamental de la religion chrétienne. À ceux qui se demandent : « Que faut-il connaître pour obtenir la vie éternelle ? », Jésus donne lui-même la réponse : qu’ils connaissent le seul vrai Dieu, et celui qu’il a envoyé Jésus-Christ. Il faut rappeler que les conciles du IVe siècle, Nicée (325) et Constantinople (381), ont imposé une théorie très radicale sur le statut du Christ appelé « Fils de Dieu » : le « Fils » serait véritablement engendré, et il serait de même dignité que le « Père » parce qu’il serait de même essence que lui8. Cette élaboration théologique complexe est présentée dans les courants orthodoxes comme une explicitation de la foi, qui n’apporterait aucune addition au donné scripturaire. Mais elle est considérée par les sociniens et les chrétiens unitariens comme un ajout théologique à l’Écriture, la théologie étant d’origine philosophique, d’abord platonicienne puis, avec Thomas d’Aquin, aristotélicienne. Les sociniens déclarent que, pour leur part, ils ne voient pas clairement la Trinité consubstantielle dans l’Écriture, et leur argumentaire se fonde justement en tout premier lieu sur Jean 17,3. Et curieusement Pascal dans le « Mémorial » cite Exode 3,6, 15-16 : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob », Romain 8 : « Dieu de Juan Maldonado (1533-1583). Ioannis Maldonati, Commentarii in quatuor Evangelistas (Pont-à-Mousson, 15961597), Lyon, Cardon, 1615, col. 1817-1819. Maldonat rend compte de toutes les principales exégèses que les Pères de l’Église ont proposé de ce verset pour le rendre compatible avec la pensée trinitaire. 8 C’est une position théologique qui distingue au maximum le christianisme des théologies païennes. En revanche, les ariens, comme les néoplatoniciens païens, considèrent que le monde divin est de structure hiérarchique. 6 7
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Jésus-Christ », puis Ruth 1,16 : « Ton Dieu sera mon Dieu », comme si ce Dieu était révélé aux patriarches, puis à Jésus. Le Père est le Dieu de Jésus, et Jésus-Christ n’est pas ici présenté comme Dieu le Fils, comme la deuxième personne d’une Trinité consubstantielle. Le fait que Pascal cite ce verset dans le « Mémorial », et comme à son sommet, suscite donc vraiment la perplexité ; ce texte aurait pu être écrit par un auteur socinien ! Les antitrinitaires sociniens Nous allons d’abord rappeler brièvement quelles sont les bases de l’enseignement des sociniens. Le terme de socinianisme fait référence à la doctrine de deux hétérodoxes chrétiens du XVIe siècle, partis de Sienne, Lelio Socin (Sozzini) et son neveu Faust Socin, dont les doctrines hétérodoxes sur la Trinité ont été tolérées pendant un temps en Pologne où Faust Socin a pu s’installer. À partir de 1658, les disciples de Faust Socin deviennent, en Pologne, passibles de la peine de mort et ils se dispersent dans d’autres pays européens, notamment en Hollande, en Angleterre, près de Berlin et en Transylvanie. Premièrement, les sociniens, comme les protestants, considèrent que la seule autorité en matière de foi est l’Écriture. Nous avons noté que Pascal affirme lui aussi dans son « Mémorial » que Jésus-Christ ne se trouve et ne se conserve que par les « voies enseignées dans l’Évangile ». Les sociniens sont donc tout à fait à l’opposé des déistes qui, pour leur part, reconnaissent la raison pour seule autorité9. Le socinianisme n’est pas une religion rationnelle ou naturelle10. Il s’appuie sur l’Écriture seule et considère la théologie comme un ajout non légitime, provenant de décisions humaines, et inspiré par la philosophie. Mais, deuxièmement, les sociniens proposent de l’Écriture une lecture bien différente de celle des protestants : ils voient dans la Bible un langage figuré, adapté à la compréhension du peuple. Ils ont donc tendance à ne pas comprendre en un sens littéral un certain nombre d ’expressions employées dans le texte biblique. Par exemple, l’expression « Fils de Dieu » doit être entendue selon eux en un sens figuré et non au sens propre. « Fils de Dieu » n’est qu’une distinction voire une promotion. Dieu le Père n’a pas engendré 9 Comparer avec C. J. Betts, Early deism in France : from the so-called « déistes » of Lyon, 1564, to Voltaire’s « Lettres philosophiques », 1734, The Hague-Boston-Lancaster, M. Nijhoff, 1984. 10 Voir Jean-Pierre Osier, Faust Socin ou le christianisme sans sacrifice, Paris, Éditions du Cerf, 1996.
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le Fils au sens propre. Les sociniens ne voient dans la Bible aucune marque claire et distincte de l’unité d’essence entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; ils contestent les décisions des conciles de Nicée et de Constantinople, votées dans des assemblées humaines quatre siècles après l’époque des apôtres ; ils ne reconnaissent pas l’inspiration divine présumée des Pères de ces conciles11. Exégèses antitrinitaires et trinitaires de Jean 17,3 Revenons à Jean 17,3 : « Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ ». Selon les sociniens, ce verset prouve, par l’Écriture seule, que la vie éternelle ne s’obtient pas en connaissant que le Père et le Fils, voire l’Esprit, sont consubtantiels, de même essence — et donc de même dignité —, mais en connaissant qu’il y a un seul vrai Dieu, et que celuici a envoyé Jésus Christos, oint ou messie. Voilà pourquoi un exégète socinien, Johann Crell (1590-1633), va placer le verset Jean 17,3 tout à fait en tête de son argumentaire, dans le De Uno Deo Patre (Du Dieu Un le Père, 1631,1639) lorsqu’il cherchera à montrer, en se fondant sur l’Écriture seule, que le seul vrai Dieu est le Père12. Tout le premier chapitre de la première section du premier des deux livres de Crell est consacré à ce verset. Et le Socinien de réfuter l’interprétation des chrétiens trinitaires qui répondent aux objections des ariens, et dont Jean Maldonat rend compte dans son commentaire sur Jean17,313. 11 Les sociniens développent une doctrine non éternaliste, en liaison avec la thèse de la liberté de Dieu et de la liberté de l’homme : Dieu n’agit pas selon un plan prévu de toute éternité, mais il vit dans les siècles des siècles et réagit en fonction de ce que fait la créature humaine qui est libre ; il lui propose des solutions au fur et à mesure que se posent des problèmes. Dieu, selon les sociniens, n’est donc à proprement parler ni tout-puissant, ni omniscient ; il n’a pas de connaissance des futurs contingents. Les sociniens remettent aussi en question la thèse théologico-juridique ou théologico-économique de la « satisfaction » élaborée par Anselme de Cantorbéry. 12 Johann Crell a écrit deux ouvrages particulièrement importants qui ont été imprimés dans la Bibliothèque des Frères Polonais à Rakow. L’un de ces textes, le De Deo et ejus attributis, sert de première partie à un ouvrage du socinien Johann Völkel, De vera religione (Johann [Jan] Crell, De Deo et eius attributis : dans Johann Völkel : Johannis Volkelii misnici, De Vera Religione libri quinque, quibus praefixus est Johannis Crellii Franci, Liber de Deo et ejus attributis, ita ut unum cum illis opus constituat, Rakow, S. Sternacius, 1630, [Amsterdam], [J. et C. Blaeu], [1642]). Il s’agit d’une Somme de théologie unitarienne. L’autre ouvrage s’intitule : De Uno Deo patre libri duo [1631, 1639] (Du Dieu un, le Père, en deux livres). Cet ouvrage s’appuie uniquement sur des citations bibliques pour prouver qu’il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, et donc que le « Fils de Dieu » n’est pas Dieu au sens propre. 13 Ioannis Maldonati, Commentarii in quatuor Evangelistas, col. 1817-1819.
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Tout d’abord, Crell affirme que sont exclues de la vraie divinité non seulement les idoles des païens, mais aussi toute divinité dérivée ou communiquée : celle des anges, et celle de Jésus, pur homme et chef des anges, envoyé, messager, puisqu’il se définit lui-même ainsi. Qu’est-ce que la seule vraie divinité ? Crell la définit, selon une approche hénologique, comme la divinité suprême, donc séparée et unique. C’est une divinité qui n’est pas dérivée ni communiquée : c’est la divinité source. La démarche hénologique de Crell s’inscrit ainsi dans la ligne de l’arianisme du 4e siècle et plus précisément dans le courant eunomien. Crell réfute ensuite des arguments grammaticaux possibles, pour montrer que la phrase prononcée par Jésus « Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé Jésus-Christ » ne peut pas être comprise ainsi : « Cette est la vie éternelle, qu’ils connaissent que toi et celui que tu as envoyé Jésus-Christ, sont seul vrai Dieu ». Crell explique que si Jésus avait voulu dire que la vie éternelle était de croire que Jésus et son Père étaient un seul vrai Dieu, il l’aurait justement enseigné en cette occasion ; mais comme il ne l’a pas fait, cela montre qu’il ne se considérait pas comme un seul vrai Dieu avec le Père. Enfin, Crell explique contre Maldonat, qui souligne la modestie de Jésus face à son Père, que cette humilité montre précisément que Jésus se considère comme inférieur en majesté et en gloire au « Père », et donc qu’il se distingue essentiellement de lui. Étant donné la dangerosité de la diffusion des thèses sociniennes, l’ouvrage de Johann Crell est réfuté par de nombreux auteurs, et notamment par un théologien protestant réformé, Johann Heinrich Bisterfeld (1605-1655). Bisterfeld reproduit l’ouvrage de Crell, le De Uno Deo Patre14, et publie, en regard, son propre commentaire destiné à rectifier l’exégèse de Crell, chapitre par chapitre15. La réfutation de l’interprétation que Crell propose du verset Jean 17,3 n’occupe pas moins de trente pages. Les arguments de Bisterfeld se fondent d’abord sur l’analyse grammaticale du texte. Bisterfeld estime que Crell a omis un mot, illum, qu’il faudrait restituer pour traduire correctement le 14 Plus tard, une traduction anglaise fera connaître l’ouvrage de Johann Crell en langue vulgaire : The two Books of John Crellius Francus, Touching One God the Father, Kosmoburg, s.n.,1665. 15 Johann Heinrich Bisterfeld, De Uno Deo patre, filio, ac spiritu sancto, mysterium pietatis, contra Johannis Crelli, Franci, De Uno Deo Patre libros duos, breviter defensum, Leyde, Elzevier, 1639, Amsterdam, J. van Ravesteyn, 1659, Irenopoli, C. Fronerus, 1688, Franeker, L. Strick, 1695.
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grec τὸν ; mais en réalité, ce illum ne se trouve dans aucune version latine. Bisterfeld soutient que Jean ne dit pas que seul le Père est vrai Dieu, mais qu’il est ce (illum) Dieu qui est le seul vrai Dieu, le Christ étant lui aussi ce Dieu qui est le seul vrai Dieu. Jean distinguerait ainsi simplement le vrai Dieu — Père, Fils et Esprit — des dieux idoles des païens. L’attribut verus deus serait commun aux trois personnes, et non propre au Père. Bisterfeld explique que même si l’on peut lire que seul le Père est Dieu, le Père a toute l’essence divine, et que le Fils et le Saint-Esprit l’ont également. Les études scolastiques ne seraient d’ailleurs pas nécessaires pour comprendre cet enseignement, et bien qu’il n’entende pas les termes employés par les scolastiques, le peuple comprendrait, certes confusément, la chose qui est nécessaire au salut. De plus, contrairement à ce que soutient Crell, il ne serait pas question de divinité suprême mais seulement de divinité vraie. Enfin, il reste à expliquer pourquoi le Christ ne se nomme pas lui-même explicitement vrai Dieu. Bisterfeld reprend alors un argument du jésuite Jean Maldonat : en tant qu’homme, Jésus montre sa très grande modestie, c’est d’ailleurs pourquoi il parle de lui-même à la troisième personne16. Or en procédant ainsi Bisterfeld diffuse largement le livre de Crell, puisqu’il le republie en regard de son propre commentaire. D’autres réfutations de Crell apparaissent à la suite, notamment celles des luthériens Johann Botsack17 et Abraham Calov18, du jésuite Denys Petau19, de Josué de La Place, professeur à l’Académie de Saumur20, puis de l’oratorien Michel Le Vassor21. Bisterfeld cite aussi le Commentaire de Jean Calvin sur Jn 17,3. Johann Botsack, Anticrellius, hoc est Johannis Crellii, Franci, “De uno Deo patre librorum duorum”, confutatio, in qua multa etiam de Filii Dei aeterna deitate et Spiritus Sancti natura, contra Socinum, Smaleium, Blandratam, Enjedinum caeterosque christomachos disseruntur... opera Johannis Botsacci, Dantzig, G. Rhetius, 1642 (854 pages). 18 Abraham Calov, Examen Librorum Ioh. Crellii De uno Deo Patre instituit, Leipzig, [1646]. 19 Denys Petau, Opus de Theologicis Dogmatibus, Paris, Cramoisy, 1644, Paris, Cramoisy, 1650, Rome, André Polet, 1745 ; Opus de Theologicis Dogmatibus, éd. Theophilius Alethinus [Jean Le Clerc], Anvers, G. Gallet, 1700 ; éd. J. B. Thomas, Bar-le-Duc, L. Guérin, 1864-1870. 20 Josué de La Place : Disputationum pro divina Dom. nostri Jesu Christi essentia, continens responsiones ad argumenta sectionis 1 lib. I Joh. Crelli […] “ De Uno Deo Patre” quibus addita est libri Crelli […] refutatio, qua Spiritus Sancti vere divina persona apud haereticum illum […] defenditur, Saumur, J. Lesner, 1657. 21 En 1688, Michel Le Vassor (1648-1718), de l’Oratoire, intitule son premier livre De la veritable religion. Haec est vita aeterna, ut cognoscant te solum Deum verum, & quem misisti Jesum Christum. Ioan. XVII. 3 (Paris, Claude Barbin, 1688, publié avec privilège et approbations). Le sous-titre de l’ouvrage cite donc intégralement le verset Jn 17,3. Cet ouvrage vise à donner des preuves de la religion chrétienne, contre les libertins et les esprits forts — les pyrrhoniens —, et surtout contre ceux qui font encore plus de 16 17
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Dans le camp des sociniens, Charles le Cène qui, après la révocation de l’édit de Nantes, a pour projet de fonder à Londres une église socinienne et arminienne, rassemble une vaste bibliothèque de textes sociniens pour la plupart rédigés ou traduits en langue française. Dans des Entretiens sur la Sainte Trinité22, où il réfute le dogme de la Trinité consubstantielle, le fameux verset Jean 17,3 se trouve à nouveau utilisé pour prouver par l’Écriture que seul le Père est vrai Dieu. Jean 17,3 dans le « Mémorial » de Pascal Un problème se pose donc : si Jean 17,3 est le verset biblique par excellence sur lequel peuvent s’appuyer les antitrinitaires, sociniens et unitariens, à la suite des anciens ariens, pour prouver que Jésus n’est pas Dieu dans une communauté d’essence avec le Père, que seul celui qui l’a envoyé est Dieu, que la doctrine de la Trinité consubstantielle décidée et votée tardivement dans des conciles au IVe siècle n’est pas nécessaire au salut, qu’elle est philosophique et savante, pourquoi donc ce verset se trouve-t-il dans le « Mémorial », un texte intime de Pascal, où il ne s’agit pas pour lui de persuader les autres, mais de conserver quelque chose dont il doit se souvenir ? Un certain nombre de questions connexes surgissent alors : Tout d’abord qui aurait bien pu attirer l’attention de Pascal sur Jean 17,3, autrement dit, Pascal connaissait-il des sociniens de manière directe ou indirecte ? Ensuite, comme Pascal adhère manifestement à la thèse de la pleine divinité du Christ, et à sa double nature, dans l’ensemble de son œuvre, et que l’on ne peut guère le soupçonner de duplicité — et encore
mal à la religion : les sociniens. Le Vassor attaque nommément les sociniens en de très nombreuses occurrences, et fait allusion à ceux qui les soutiennent et diffusent leurs idées : il dénonce ainsi les auteurs des Sentimens de quelques théologiens de Hollande sur l’Histoire critique du Vieux Testament (Amsterdam, Henri Desbordes, 1685) écrits contre Richard Simon, qui a été oratorien lui aussi. Michel Le Vassor vise les sociniens et, à mots couverts, l’arminien Jean Le Clerc, de même que l’auteur du Mémoire sur l’inspiration qu’on attribue aux auteurs sacrés, intégré à la onzième Lettre des Sentimens : Simon soupçonne l’auteur de cette lettre, désigné par les initiales M.N., d’être en réalité le « socinien » Maître Noël Aubert de Versé (voir sa Réponse aux Sentimens […], Rotterdam, R. Leers, 1686, ch. 1, et ch. XII). 22 Je prépare l’édition de ce texte demeuré manuscrit et conservé à la bibliothèque de la Huguenot Society of London : voir E. R. Briggs, « Les manuscrits de Charles le Cène, (1647 ?-1703), dans la Bibliothèque de la Huguenot Society of London », Tijdschrift voor de studie van de verlichting, 1977, p. 358-378.
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moins de socinianisme —, à quoi ce verset peut-il bien servir dans l’économie de sa pensée ? Marin Mersenne, Étienne Pascal et Blaise Pascal Tout d’abord, Pascal a pu connaître des idées sociniennes. En effet, il faisait partie du cercle du père Marin Mersenne qui, pour sa part, fréquentait des sociniens et correspondait avec eux, et Pascal a nécessairement croisé un socinien officiellement converti au catholicisme, mais dont la duplicité ne fait aucun doute : Samuel Sorbière. Premièrement, il convient de rappeler que le père Marin Mersenne, après avoir réfuté les déistes (Charron, Bruno, Vanini, les Quatrains du déiste, etc.) dans un ouvrage intitulé L’impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la Philosophie, et de la Théologie, Ensemble la réfutation du poème des déistes (Paris, P. Bilaine, 1624), déclare au pasteur réformé André Rivet avec lequel il entretient une correspondance suivie, qu’il va maintenant réfuter les sociniens23. À vrai dire, cet intérêt pour les sociniens entre dans une stratégie approuvée par Richelieu24. Pour faire rentrer les protestants dans l’Église catholique, on se propose d’utiliser une ruse. En diffusant, dans le camp des réformés, les idées des sociniens et des arminiens qui n’admettent pas la thèse ultra-calviniste de la double prédestination (thèse selon laquelle Dieu aurait choisi de toute éternité les damnés comme les élus), on pourrait faire passer chez les arminiens ou les sociniens un certain nombre de réformés, que l’on ferait ensuite plus facilement rentrer dans le giron de l’église catholique. Le minime Marin Mersenne et le jésuite Denys Petau développent cette méthode « douce », et rusée, par des moyens un peu différents25. 23 « Il n’y a point d’autre raison pour laquelle j’ay désiré les livres des Sociniens, sinon pour prendre mes mesures et pour essayer de monstrer qu’ils ont tort et, comme vous dites, de me comporter envers eux, comme j’ay fait envers les Athées et les Deistes ; et en effet, ils approchent fort de ceux-cy, mais parce qu’ils reçoivent toute l’Escriture sainte, ils tiennent un nouvel estage », Lettre du 1er novembre 1641, dans Mersenne, Correspondance du P. Marin Mersenne religieux minime, commencée par Mme Paul Tannery, publiée et annotée par Cornelis De Waard et al., 18 vol., Paris, Éditions du CNRS, 19321988, t. 10, p. 771 ; voir Brigitte Tambrun, L’ombre de Platon, unité et Trinité au siècle de Louis le Grand, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 234. 24 Voir B. Tambrun, L’ombre de Platon, p. 231-232. 25 Ibidem.
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Mersenne, pour sa part, entre en contact avec des sociniens, noue des relations épistolaires amicales avec eux, se fait envoyer leurs ouvrages et rassemble dans sa cellule une bibliothèque socinienne. Il est notamment en contact avec Martin Ruar, ministre socinien à Dantzig 26. Mersenne ira même jusqu’à protester auprès de l’astronome polonais Hevelius, contre les sévices que l’on fait subir aux sociniens en Pologne27. En même temps, Mersenne ne se prive pas d’écrire au calviniste André Rivet — qui réside à la Haye — que sa Hollande est infestée de sociniens, ainsi que l’Angleterre28. Il lui fait reconnaître un danger présent, mais le propos est outré. Et finalement Mersenne écrit à André Rivet, le 1er novembre 1641, que les sociniens contrairement aux déistes sont très difficiles à réfuter, parce qu’ils se fondent sur l’Écriture seule et ne reconnaissent aucune autorité ou tradition29. Mersenne ne réfutera jamais les sociniens. Mais le père Mersenne s’informe par ailleurs sur la rédaction de la réfutation que le père Petau prépare de l’ouvrage de Crell. Dans une lettre au théologien réformé André Rivet, Mersenne écrit le 3 novembre 1640 : « Le P. Petau en est au 3. livre de Trinitate qui s’imprime, dans lequel il refute les raisons de Crellius » [Johann Crell] » ; « Je croy qu’il y aura 4 ou 5 gros volumes in-folio, et ne croy pas qu’on ayt jamais rien fait de plus 26 On échange alors des ouvrages antitrinitaires et on évalue ceux qui les réfutent : Jean-Henri Bisterfeld, Abraham Calov, Jean Botsack. Mersenne écrit à André Rivet le 9 mai 1642 : « On attend encore une responce contre Crellius de Mr. de la Place de Saumur ». Il annonce dans la même lettre : « Et l’un de nos gens en prépare une où il pretend demonstrer par vives raisons l’existence de Dieu et la Trinité, et la sottise des raisonnemens de Crellius ». En août 1642, Mersenne écrit à Rivet : « Je ne sçache icy rien de nouveau, sinon que par deux séances de deux aprez-diners j’ay examiné avec deux des plus subtiles docteurs, un traité, où l’on pretend demonstrer, aussi clerement que les propositions d’Euclide, que Dieu est infini, trine et un, createur du monde [...] Vous en jugerez s’il s’imprime. Il va par definitions, propositions et theoremes, et Crellius y est réfuté à la fin. Le tout en François ». Ruar répond qu’il attend lui aussi les ouvrages de Josué de La Place (professeur à l’Académie de Saumur), qui doivent réfuter Crell. Voir les références dans B. Tambrun, L’Ombre de Platon, p. 235. 27 Voir B. Tambrun, L’ombre de Platon, p. 238. 28 Voir B. Tambrun, L’ombre de Platon, p. 236. 29 « Mais pour retourner aux nouveaux Arriens, je vous diray que je trouve fort difficile de les refuter bien validement en sorte qu’il n’y ayt plus rien à refaire ; à raison qu’ils ne reconnaissent aucune tradition, ou autorité, appellant resveurs passionnez ou malicieux, tous ceux qui ont combatu l’Arianisme comme St Athanase et les autres. Leur principal fondement dans l’Escriture est, ce me semble, que nul passage ne prouve suffisamment, lorsqu’il peut estre expliqué autrement avec probabilité. Et pourveu qu’ils rencontrent quelques uns des vostres ou des nostres, qui ayent expliqué suivant leur goust, ils en font leur probabilité » (Lettre 1040, à André Rivet, 1er novembre 1641, dans Marin Mersenne, Correspondance, t. 10, p. 773).
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parfait »30. Le 1er novembre 1641, Mersenne écrit à Rivet : « Vous verrez comme le P. Petau se comportera dans son 4me livre de la Trinité où il a réfuté Crellius et quelquefois Mr. Binsterfeld [sic] à ce qu’il m’a dit »31. Le De Trinitate de Petau longtemps retardé paraît finalement en 164432. Par ailleurs, Marin Mersenne écrit une Harmonie universelle qui permettrait de réunir tous les chrétiens. Alors que sa propre académie demeure informelle, Mersenne encourage des projets d’Académie platonicienne33 fondée sur l’harmonique, qui est une science mathématique (elle fait partie de la « musique », troisième discipline du quadrivium médiéval). Mersenne essaie de trouver dans l’harmonie universelle une solution qui permettrait de faire l’union harmonique des chrétiens. La musique produit des effets merveilleux sur l’âme, par la beauté de ses accords qui sont des rapports mathématiques, et qui doivent tendre vers l’unité34. La science de l’harmonique permettrait ainsi de faire sentir la Trinité en tant qu’unité (le Père), égalité (le Fils), et rapport entre unité et égalité (le Saint-Esprit), à travers les rapports de son (unité), unisson (égalité, ou rapport binaire, dans la réflexion du son), et diapasson (rapport entre égalité et unité, soit 2/1, dans la 30 Petau possède les deux éditions du De Uno Deo Patre libri duo, 1631 et 1639, qui lui ont été envoyées de Pologne ; il cite la seconde. 31 Voir la Correspondance de Mersenne, t. 10, p. 201 et p. 773 ; B. Tambrun, L’ombre de Platon, p. 233-234. 32 Le père Denys Petau dans le tome II (De Trinitate) du De theologicis dogmatibus, réfute l’interprétation de Crell sur la Trinité (II, 4, et III, 1). À la différence du protestant Bisterfeld, qui s’en tient à une analyse de l’Écriture seule, Petau rend compte, sur le verset Jn 17,3, de l’interprétation des Pères de l’Église. Il cite notamment le Commentaire de Cyrille d’Alexandrie sur Jean. En suivant le jésuite Maldonat, il s’appuie sur Épiphane, Athanase, Jean Chrysostome, Augustin, Grégoire de Nazianze, Ambroise, sur la réfutation de l’adoptianisme par Paulin d’Aquilée dans le Contra Felicem, et enfin sur saint Thomas. Il s’agit de montrer que Jn 17,3 doit être compris de la manière suivante : la vie éternelle c’est qu’ils connaissent que le seul vrai Dieu c’est toi et Jésus-Christ que tu as envoyé. Jn 17,3 n’exclurait pas la pleine divinité du Fils et du Saint-Esprit. Le Père est seul vrai Dieu, et le Fils est seul vrai Dieu, de même que l’Esprit. Le père Petau dénonce la source de Crell : Faust Socin, et notamment sa deuxième lettre à l’antitrinitaire Matthieu Radecius (Faust Socin, Ad amicos epistolae... Additae sunt paucae aliorum ad Socinum epistolae, Sternacius, 1618, lettre republiée dans la Bibliotheca Fratrum Polonorum en 1656). 33 Frances A. Yates, Les académies en France au XVIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 390. 34 Notons que cette harmonie se fonde sur une conception de la Trinité qui n’est pas scripturaire mais qui est plutôt une Trinité d’attributs divins appropriés. La divinité possède en effet des attributs communs, et plutôt que d’employer les termes scripturaires de Père, Fils et Esprit, il serait possible d’utiliser des attributs communs aux trois personnes, mais attribués en propre à chacune : par exemple unité (pour le Père), égalité (pour le Fils), connexion de l’unité et de l’égalité (pour l’Esprit). Cette trinité est d’origine augustinienne. Voir B. Tambrun, L’ombre de Platon, p. 35-36 ; 242.
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répétition du son à l’octave) — et elle est présentée par Mersenne comme un modèle pour réunir les chrétiens35. Bien plus grâce à l’harmonique il serait possible de réfuter les déistes, les athées et les hétérodoxes, autrement dit tous ceux qui se séparent36. Or Étienne Pascal, le père de Blaise Pascal, qui est l’un des correspondants réguliers de Mersenne, est le dédicataire de l’une des parties de l’Harmonie universelle du Minime : le Traité de l’orgue37. Dans sa dédicace, Mersenne prie Étienne Pascal de s’appliquer non seulement à la pratique des mécaniques, mais aussi à leurs raisons38, et particulièrement à l’harmonie (qui est une science de rapports). Il lui demande de faire tout ce qu’il pourra en faveur de la science de l’harmonique, pour qu’elle participe de la certitude de la géométrie et de l’arithmétique (deux autres sciences du quadrivium), afin que ses principes « ne luy puissent plus estre contestez par les Pyrrhoniens ou les doutans ». En effet, l’harmonique « sert continuellement à l’Eglise qui la consacre à l’honneur de celuy qui conduit le grand concert de l’univers et laquelle use particulierement de l’orgue pour ravir le cœur des fidèles et le transporter au chœur des Anges. » Le père de Blaise Pascal est donc chargé de réunir les hérétiques et les sceptiques aux catholiques. Rappelons ensuite les débats, en 1637-1638, qui ont lieu entre Descartes d’une part, Roberval et Étienne Pascal, d’autre part, autour de la méthode de Fermat sur les maxima et les minima, appliquée à la construction des tangentes à des lignes courbes39. Exactement à la même époque, Mersenne est en correspondance avec le calviniste André Rivet sur la question du nouvel arianisme et du socinianisme40. C’est à cette époque que Mersenne se fait communiquer une liste des ouvrages des sociniens, et se procure leurs livres, notamment le De uno Deo Patre de Johann Crell41. Le 15 octobre 1639, Mersenne écrit à Bisterfeld (qui publie en 1639 sa réfutation du De uno Deo Patre de Crell avec le texte de Crell On notera que la Trinité est alors réduite à la réflexion ou à la répétition. Voir B. Tambrun, L’ombre de Platon, p. 239-244. 37 Voir Marin Mersenne, Correspondance, t. 5, p. 441-443 : Lettre dédicace du Livre Sixiesme des Orgues, du 1er novembre 1635 ; ce livre fait partie des Traitez de la voix et des chants, il se trouve aux p. 309-409 du Second volume de l’Harmonie universelle de 1636. 38 Une raison (ratio) est, au sens étymologique, un rapport. 39 Traité de Maximis et Minimis et de Tangentibus : voir par exemple la Lettre 652, dans Mersenne, Correspondance, t. 7, p. 49-50 et 65. 40 Voir par exemple : Lettre 632 du 25 novembre 1637, Lettre 645 du 20 janvier 1638, Lettre 672 du 23 mai 1638. 41 Voir Mersenne, Correspondance, t. 7, p. 180. 35 36
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en regard). Bisterfeld a séjourné à Paris pendant l’été 1638. Le 13 août 1639, Mersenne écrit à l’arminien Hugo Grotius (qui séjourne à Paris) une lettre dans laquelle il lui demande de lui envoyer les Epitres de Faust Socin42. Les discussions sur le socinianisme sont bien dans l’air du temps. Le fils d’Étienne Pascal, Blaise Pascal (né le 19 juin 1623), entre rapidement dans le cercle de Mersenne. Mersenne parle de lui tout d’abord à Descartes, dans sa lettre du 12 novembre 1639, à propos de son placard intitulé « Essay pour les coniques » (Paris, 1640). Constantin Huygens écrit à René Descartes le 8 mars 1640 que le père Mersenne veut qu’il lui fasse tenir le feuillet imprimé par le jeune Pascal sur les coniques. Descartes écrit à Mersenne le 1er avril 1640 qu’il a reçu l’ « Essay touchant les coniques »43. En même temps, Mersenne continue à parler des sociniens à Rivet44. Dans la Lettre 1781, Mersenne écrit aussi à Constantin Huygens, à La Haye, dans l’espoir de se procurer une réfutation, imprimée à Amsterdam, de ce que le père Denys Petau a écrit contre Johann Crell dans son De Trinitate. La correspondance de Mersenne atteste en même temps la diffusion dans son cercle des travaux de Blaise Pascal sur le vide. La correspondance de Mersenne ne permet toutefois pas de croiser entre elles — même si elles sont tout à fait contemporaines — d’une part les discussions de Mersenne avec André Rivet et Constantin Huygens sur le socinianisme et, d’autre part, les discussions de Mersenne avec les deux Pascal sur des questions scientifiques. Mais par la Lettre 1092 d’André Rivet à Claude Sarrau du 5 mai 1642, on apprend qu’un ancien socinien, le jeune Samuel Sorbière (1615 ?-1670), est recommandé, par le père Mersenne, en tant que neveu du ministre réformé Samuel Petit (et non par les pasteurs de Paris). Or il s’avère que Rivet sait bien que Samuel Sorbière est aussi recommandé par un arminien, proche des sociniens : Hugo Grotius. Blaise Pascal et Samuel Sorbière Samuel Sorbière a d’abord été socinien : il a fait partie du groupe réuni chez Edmond Mercier, un ancien prêtre converti au socinianisme, Mersenne, Lettre 754, Correspondance, t. 8, p. 481. Mersenne, Correspondance, t. 9, p. 263. 44 Voir par exemple : Mersenne, Correspondance, Lettre 764 (fin septembre 1639), Lettre 807 (14 janvier 1640). 42 43
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qui accueillait à Paris des étudiants sociniens venus de toute l’Europe45. Mais Samuel Sorbière est ensuite entré dans le cercle de Mersenne. Mersenne l’apprécie beaucoup, il le traite comme un fils, et il entretient une correspondance avec lui. Existe-t-il une relation entre Samuel Sorbière et Blaise Pascal ? Mersenne demande à Sorbière le 5 novembre 164746 s’il a lu les Expériences nouvelles touchant le vuide faite dans des tuyaux de Blaise Pascal (Paris, P. Margat, 1647), sinon, dit-il, il les lui enverra. Dans une lettre à l’astronome polonais Hevelius (Jan Höwelcke) du 25 octobre 164747, Mersenne parle de ses expériences sur le vide et de celle de Blaise Pascal ; une autre partie de la lettre concerne le socinianisme. Blaise Pascal, Mersenne, et le crypto-socinien Samuel Sorbière, ont donc en commun un intérêt pour la question du vide. Le 22 septembre 1647 Jacqueline Pascal reçoit Henri-Louis Habert de Montmor et de Montigny, qui demandent une entrevue entre Descartes et Pascal48. Les 23 et 24 septembre se tient la réunion entre Descartes, Pascal et Roberval : « on se mit sur le vide »49. Blaise Pascal est reçu à l’académie de Le Pailleur, qui est un ami intime de son père50. Le Pailleur décède le 4 novembre 165451, donc quelques jours avant l’écriture par Pascal de son « Mémorial ». Dans l’hôtel d’Henri-Louis Habert de Montmor se réunissent déjà les savants du cercle de Mersenne et de Le Pailleur ; Gassendi, qui inspire les libertins, y est hébergé du 9 mai 1653 jusqu’à sa mort survenue le 24 octobre 1655. Or c’est Samuel Sorbière qui, à la demande d’Henri-Louis Habert de Montmor (Lettre du 1er février 1658), rédigera les statuts de cette académie52. Samuel Sorbière, très tenté par le socinianisme, s’est finalement converti au catholicisme, par sagesse ou par opportunisme, mais il fait preuve de duplicité53. Dans le texte de sa Conversion qui paraît en 1654 Voir B. Tambrun, L’Ombre de Platon, p. 232, notamment note 4. Mersenne, Lettre 1697, Correspondance, t. 15, p. 522. Sorbière se trouve à La
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Haye.
Mersenne, Lettre 1693, Correspondance, t. 15, p. 507-508. Mersenne, Correspondance, t. 15, p. 325. 49 Le permis d’imprimer Les Expériences nouvelles de Pascal est délivré le 8 octobre 47 48
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50 Voir Jean Mesnard, « Pascal à l’Académie Le Pailleur », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 16/ 1, 1963, p. 1-10. 51 Jean Mesnard, « Pascal à l’Académie Le Pailleur », p. 3. 52 Sorbière participera à la publication des œuvres de Gassendi. 53 Voir Sophie Gouverneur, « Samuel Sorbière ou la réhabilitation libertine des passions » dans Antony McKenna et Pierre-François Moreau, Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 4, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000, p. 183-197.
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— c’est l’année de l’écriture du « Mémorial » de Pascal —, Sorbière explique clairement que c’est le socinianisme qui l’a conduit sur la voie du catholicisme en le tirant du protestantisme. Il s’agit, dit-il, de se réunir à une église une. La conversion de Samuel Sorbière au catholicisme valide la stratégie de Mersenne et de Richelieu. Mais, ce faisant, Sorbière informe ses lecteurs sur le socinianisme et il le fait ouvertement54 : « Il est certain que Luther, Calvin, Cameron, Arminius & Socin, ont esté par contre-coup les auteurs de ma conversion ; & que la lecture de saint Thomas et des autres Theologiens orthodoxes, ne m’eust pas tant servi, si elle n’eust esté precedée de celle de ces Heretiques »55. On peut donc penser que Pascal, au sein de tout ce réseau qui comprenait le père Mersenne, très intéressé par le socinianisme, et le socinien vaguement repenti Samuel Sorbière, était parfaitement au courant des débats autour du socinianisme, et donc de l’importance fondamentale du verset Jean 17,3 pour les sociniens, réfutés, à la suite de Bisterfeld, par le père Petau, lui-même encouragé par le père Mersenne, qui n’avait pas peur du contact avec les sociniens. Le problème du déisme Mais si chez Pascal, le verset de Jean 17,3 est bien mis en avant, comme chez Johann Crell, il doit être employé différemment et c’est ce qu’il nous faut maintenant essayer de comprendre. Comme nous l’avons vu, le socinianisme est instrumentalisé par les catholiques contre les protestants (il n’est donc pas perçu d’une manière vraiment négative), et Pascal va avoir en commun avec Mersenne son combat contre les déistes. En 1654, année de l’écriture du « Mémorial », se produit un événement qui mérite d’être noté : Les jansénistes sont accusés par Jean Filleau, un avocat de Poitiers, de conspiration déiste : il s’agirait pour les jansénistes de ruiner l’Évangile56. Filleau dénonce une réunion qui se serait tenue en 1621. Les participants sont nommés par leurs initiales. 54 Voir le Discours du Sieur de Sorbière sur sa conversion à l’Eglise Catholique, Paris, Antoine Vitré, 1654 ; sur Socin et les sociniens : p. 13, p. 14, p. 20, p. 40, p. 81, p. 150 ; sur les ariens : p. 24, p. 67-69 et p. 76. Noël Aubert de Versé procédera de la même manière : voir B. Tambrun « Noël Aubert de Versé : unitarisme et dissimulation au siècle de Louis XIV » (à paraître). 55 Discours du Sieur de Sorbière, p. 14. 56 Voir C. J. Betts, Early Deism in France, notamment p. 38-41.
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Antoine Arnaud, visé à travers les initiales A.A., proteste : à cette date il n’avait que neuf ans. Pascal dans la 16e Provinciale rappellera toute cette affaire. Le déisme devient un sujet très préoccupant pour Pascal, comme il l’a été pour Mersenne, auteur de L’impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la Philosophie, et de la Théologie. Le déisme est le fruit du rationalisme. Or il s’avère que la théologie scientifique, dans la ligne du thomisme, ne vaut guère mieux que le déisme. Déisme et trinitarisme consubstantialiste sont au fond les deux faces opposées d’une même manière de faire de la théologie rationnelle ou scientifique : une théologie de savants. La raison orgueilleuse peut tout aussi bien démontrer que Dieu est seul et unique, et qu’il est une Trinité consubstantielle ; elle est donc mise face à ses contradictions. La raison est contradictoire et son usage conduit à l’éristique, à la force d’esprit, et au pyrrhonisme. Or le scepticisme (à la manière de Charron) ne pousse pas nécessairement la raison à se « soumettre » (à la foi) ; il fait aussi le lit du libertinage. En témoigne l’attitude de Samuel Sorbière qui est un vrai libertin57. On se souvient que Mersenne explique à André Rivet en 1641 (Lettre du 1er novembre) que s’il a pu réfuter le déiste, il ne lui est pas possible de réfuter le socinien, dans la mesure où celui-ci se fie à l’Écriture seule, et n’accepte aucune autorité ou tradition. Tandis que l’on peut, comme l’a fait Mersenne, réfuter le déiste qui remet en question la divinité du Christ — mais qui le fait en s’appuyant sur la raison, ce qui le soumet d’emblée à la réfutation —, la parole de Jésus dans Jean 17,3 demeure parfaitement irréfutable : c’est un donné ; et Pascal dans le « Mémorial » n’admet, comme les sociniens, d’autre règle de foi que l’Écriture : « les voies enseignées dans l’Évangile »58. Ainsi, comme les sociniens — et tout à l’inverse des déistes — Pascal déclare dans le « Mémorial » qu’il se fie uniquement à l’Évangile, à l’Écriture ; il laisse la théologie trinitaire et antitrinitaire de côté. De plus Voir Sophie Gouverneur, art. cit. L’entreprise de Charron se comprend par rapport aux guerres de religions : pour obtenir la paix, on propose de constater que la raison humaine est faible et pleine de contradictions, et d’en déduire qu’il faut se soumettre (au sens religieux comme politique) par la foi à l’Église établie. Le scepticisme serait comme une préparation évangélique (cette ligne sera largement suivie par Pierre-Daniel Huet). Pascal, lecteur de Charron, reprend cette thématique : « Soumission totale à Jésus-Christ », écrit-il dans le « Mémorial » juste après avoir cité Jean 17,3. Sorbière lui-même se convertit par obéissance : voir son Discours, p. 95. 57 58
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Pascal considère, comme les sociniens, le Christ comme un « médiateur », et donc comme un intermédiaire ; néanmoins il semble bien convaincu, comme l’atteste son œuvre, de sa pleine divinité et de sa double nature. La kénose Comment finalement comprendre l’intérêt de Jean 17,3 pour Pascal ? Ce verset fait partie de la prière que Jésus adresse à Dieu le Père, au moment où le Christ va vivre sa Passion. Alors qu’il avait accompli jusque là des miracles qui manifestaient sa divinité, le Fils de Dieu se vide complètement de celle-ci. Sur la croix, la kénose, présente dès l’Incarnation, selon Paul, est complète : Comportez vous ainsi entre vous, comme on le fait en Jésus-Christ : lui qui est de condition divine [littéralement : « en forme de Dieu »] n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé [ἐκένωσεν : littéralement « il s’est vidé »], prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, par son aspect, il était reconnu comme un homme ; il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix ! (Philippiens 2,5-8, TOB).
La Bible de Louvain, utilisée par Pascal en 1654, propose la traduction suivante : « Car sentez en vous ce qui est en Jesus Christ, lequel comme ainsy fut qu’il estoit en la forme de Dieu, il n’a pas reputé rapine d’estre egal à Dieu, mais il s’est aneanty [ἐκένωσεν] soy mesme, prenant la forme du serviteur, faict en la similitude des homes, & trouvé en habit comme home […] ». Au moment de la Passion, le Christ s’est complètement vidé de sa divinité (à l’exception de sa toute-puissance)59, il est homme, et c’est pourquoi il peut mourir. Or la kénose, poussée à l’extrême au moment de la Passion, est justement le moment socinien. C’est le moment du vide. Qu’est-ce en effet que le vide ? Pascal a prouvé par ses expériences, et contre les aristotéliciens, l’existence du vide dans le monde créé60. 59 Voir l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ § 215 : « L’ange le conforte dans la destitution de toute consolation et divine et humaine, où sa nature humaine était réduite » (p. 306 Lafuma) ; voir aussi 6 279 a. 60 Voir Simone Mazauric, « Pascal et la question du vide : emprunts et réemplois gassendistes », dans Antony McKenna et Pierre-François Moreau, Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 4, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000, p. 71-84.
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Mais il faut comprendre que c’est un vide d’air ; c’est une expiration complète. Or cette expiration appelle une inspiration ; pour le Christ, c’est le moment de la résurrection, dans lequel il se remplit à nouveau complètement de sa nature divine. La question du vide en physique pousse ainsi à réfléchir au vide dans le domaine de la théologie. Les sociniens font connaître un Jésus-Christ humain à l’extrême. Ils mettent l’accent sur ce Christ essentiellement vide de la divinité, qui obéit jusqu’à la mort, force la porte de la mort et accède ainsi à la vie éternelle en emmenant les hommes avec lui. Mais Pascal admet pour sa part la double nature du Christ : le Fils de Dieu n’est pas seulement un homme exceptionnel — contrairement à ce que soutiennent les sociniens. De plus, selon Pascal le vide se trouve aussi au cœur de l’homme : « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure » (Pensée 139, éd. Lafuma)61 ; la kénose de l’homme est la condition de l’homme qui doit imiter le Christ : « Car sentez en vous ce qui est en Jesus Christ » (Philippiens 2,5, Bible de Louvain). Or seul le Christ vidé de la divinité, puis rempli de la divinité au moment de la Résurrection, peut remplir le vide humain. Le cœur humain vide, devient le réceptacle du Christ, lui-même rempli, vidé, puis de nouveau rempli de la divinité. Conclusion Il semble donc que la citation du verset Jean 17,3, mise en avant par le socinien Johann Crell, et que Pascal devait connaître par Mersenne ou Sorbière, voire par le père Petau, l’ait orienté ou confirmé dans la recherche du moment extrêmement humain, ou vide, du Christ et dans cette connaissance de la voie de l’Évangile seul, contre les déistes qui s’en remettent à la raison toujours réfutable ; car ici l’Évangile, l’Écriture seule, ne s’oppose pas à la Tradition, mais à la raison. De même que la (pseudo-)conversion au catholicisme de Sorbière passe par le socinianisme, la conversion de Pascal se fonde sur Jean 17,3, moment culminant du « Mémorial » : « Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé Jésus-Christ ». Pascal admet la pleine divinité du Christ Jésus : rappelons que selon l’apôtre Paul, le Christ est rempli de la divinité : « Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Colossiens 2,9) ; mais les sociniens ne le contestent 61 Cf. Pierre Magnard, Pascal. La clef du chiffre, Paris, La Table ronde, (1991), 2007, p. 354-358.
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pas, c’est la communauté d’essence avec le Père qu’ils n’admettent pas. En revanche, la Trinité consubstantielle est une Trinité de philosophes et de savants. Et dans le « Mémorial » il s’agit juste de noter, pour s’en souvenir, que Jésus est le médiateur, et que c’est cette connaissance là, donnée dans l’Évangile, qui donne la vie éternelle. Le socinianisme est sans doute pour quelque chose dans cette découverte fondamentale.
PROBLÉMATIQUES CONTEMPORAINES
LE PNEUMATISME, UNE TROISIÈME COMPOSANTE DE LA VIE MENTALE ? Louis-Marie de Blignières (f. s. v. f.)1 Existe-t-il, outre l’intuition et le raisonnement, une troisième composante de la vie mentale ? Plutôt que de se lamenter sur la « mort de la métaphysique », ne faudrait-il pas, dans le contexte déprimant de la pensée occidentale contemporaine, tâcher de la « renouveler » ? Pour cela, nous proposons une voie dont l’apparente simplicité cache peut-être une grande fécondité : interroger l’interrogation ! C’est-à-dire nous demander ce que nous sommes en train de faire lorsque nous posons une question. Reprendre conscience du « sens de la question », par laquelle nous interrogeons l’être2, a des chances de nous fournir des indications dans la recherche de la nature de l’être lui-même. Pour cela nous n’hésiterons pas à mettre à contribution les données fournies par le rôle que joue la « question » dans les sciences et en théologie. Les processus mis en œuvre dans la découverte scientifique, comme ceux qui sont propres à l’approfondissement théologique de la connaissance de Dieu, relèvent de la commune
1 Cette contribution reprend une recherche entreprise sous la direction de Pierre Magnard. Elle présente et vulgarise une contribution originale à la philosophie de la connaissance, dont l’auteur est le père Michel-Louis Guérard des Lauriers. Ce dominicain (1898-1988) de formation scientifique et théologique, a contribué à faire progresser l’épistémologie dans les domaines de la science, de la foi et de la théologie. Le travail ci-dessous s’inspire surtout de : Guérard des Lauriers, « L’intelligence humaine atteint la plénitude de sa perfection dans la connaissance de Dieu », in Collectif, De la connaissance de Dieu, Recherches de Philosophie III-IV, Desclée de Brouwer, 1958, pp. 365-395 ; Guérard des Lauriers, « L’achèvement de la métaphysique assume organiquement la recherche scientifique », in Epimeleia, Die Sorge der Philosophie um den Menschen, herausgegeben von Franz Wiedmann, Münich, Anton Pustet, 1964. 2 Cf. Aristote, Métaphysique, Z, 1, 1028 b 2-4 : « Et, en vérité, l’objet éternel de toutes les recherches présentes et passées, le problème toujours en suspens : “qu’est-ce que l’être ?” (kaì tò pálai te kaì nûn kaì aeì zètoúmenon kaì aeì aporoúmenon : tí tò òn ;) ».
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nature de l’esprit humain. Ils peuvent donc contribuer à renouveler l’épistémologie métaphysique. Il importe de distinguer les modes de procéder propres à chaque domaine de connaissance. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce qui est en jeu, c’est la structure profonde de l’acte d’intellection humaine — comme perfection du sujet connaissant —, sans faire directement état de la nature propre des différentes lumières mises en œuvre dans la production de cet acte. Pensons à la distinction du bien de l’œuvre (bonum operis) et du bien de l’agent (bonum operantis). À partir de l’éthique, cette distinction offre un référent analogique pour une épistémologie du connaître dans l’ordre intelligible. Mais la distinction éthique ici rappelée ne suppose-t-elle pas la production d’une œuvre extérieure au sujet, ou, plus exactement, à l’intellect ? « L’opération extérieure à laquelle est ordonnée la vie active [dont relèvent tous les actes des vertus morales] n’est pas seulement celle qui est exercée en dehors du corps […], mais aussi celle qui a lieu en dehors de l’intellect »3.
Or l’acte intellectuel est caractérisé par l’immanence. Cependant, dans le cas de l’intellection humaine, soumise à l’humilité du passage par les sens et au labeur consécutif de l’abstraction, cette immanence est toujours imparfaite. Il est donc nécessaire de relever un hiatus entre l’immanence de droit et l’immanence de fait : le sujet est « actué » selon un acte de connaître (perfection équivalente au bonum operantis) qui le fait intentionnellement un avec la réalité appréhendée (unité intelligible rapprochée du bonum operis). Saint Thomas affirme ainsi que l’habitus spéculatif est ordonné à une « œuvre » intérieure à l’intellect : « contempler le vrai »4. La convertibilité métaphysique de l’être et du vrai n’efface pas l’intentionnalité de la connaissance, l’immanence de la spéculation du vrai à l’esprit créé reste donc imparfaite. En retenant seulement le premier aspect (quel type de perfection échoit au sujet du fait de la connaissance ?), et en laissant de côté le type d’unité intelligible réalisé avec l’objet (qui dépend de la lumière mise en œuvre), on retrouve une même 3 Thomas de Vio Cajetan, Commentaire de la Somme de théologie, In IIam-IIæ, q. 181, a. 1. 4 Somme de théologie [ST] I-II, 57, 1, ad 1: « Il y a deux sortes d’œuvres : l’œuvre extérieure et l’œuvre intérieure. L’intellect pratique ou opératif, s’opposant à l’intellect spéculatif, se prend d’une œuvre extérieure. L’habitus spéculatif n’est pas ordonné à l’œuvre extérieure, mais il a un ordre à l’œuvre intérieure de l’intellect, qui est de contempler le vrai (speculari verum) ».
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structure de l’esprit humain en acte de connaître, selon une réalisation de plus en plus parfaite. Les trois sagesses se distinguent par la lumière mise en œuvre : en métaphysique, la lumière naturelle de la raison ; en théologie, la lumière de la foi ; en spiritualité ou mystique, cette même lumière perfectionnée par les dons du Saint-Esprit. Mais les habitus surnaturels mis en œuvre dans les deux dernières sagesses ne modifient pas la nature du sujet humain, en particulier celle de l’intelligence. Ces habitus, en élevant l’esprit dans sa « capacité de Dieu », révèle au fond ses possibilités natives. On s’appuie ici légitimement sur l’harmonie de la nature et de la grâce, pour dégager, au niveau de la nature même du sujet, le fondement de cette cohérence. On peut éclairer ce propos par la spécificité des dons du SaintEsprit. Thomas donne un argument de convenance. Ces dons réalisent dans l’ordre surnaturel, à un degré éminent, un type de perfection de l’ordre de l’intellection naturelle : l’inspiration des génies. « L’inspiration signifie une motion venant du dehors. Il faut en effet considérer qu’il y a dans l’homme deux principes de mouvement : l’un intérieur qui est la raison, l’autre extérieur qui est Dieu, avons-nous dit plus haut ; et le Philosophe dit la même chose au chapitre de la Bonne Fortune […] Le Philosophe dit encore que les hommes mus par un instinct divin ne doivent pas délibérer selon la raison humaine, mais suivre leur instinct intérieur, parce qu’ils sont mus par un principe meilleur que la raison humaine »5.
L’esprit humain reste esprit (incarné), dans les différents champs où se déploie son activité. En science, en métaphysique, en théologie, il est opportun d’étudier ce que l’épistémologie classique n’a peut-être pas assez médité : le sens de la question, qui culmine dans le génie. Dans le cas de la question comme dans celui du génie, intervient quelque chose de spécial, une troisième composante de la vie mentale. Cette composante, nous la désignons sous le nom de pneumatisme — du grec πνεῦμα —, pour marquer son caractère distinctif par rapport à la composante intellective ou noétique (du grec νοῦς) et à la composante rationnelle (correspondant au grec λόγος). De même que l’entendement humain est universellement intelligence et raison, bien que l’une ou l’autre fonction soit prédominante en tel cas ou en tel individu ; de même l’identité de l’esprit humain avec lui-même dans sa confrontation à la réalité se révèle en ce que le pneumatisme a toujours la même structure en l’apparente diversité de ses cas. ST I-II, 68, 1, corpus.
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Il nous faut partir du donné observé, de la réalité à connaître, qui est vue, touchée, saisie par les sens. C’est à cette réalité qu’a directement affaire un intellect humain, qui n’est pas celui d’un esprit pur. Le philosophe est né pour s’interroger sur cette réalité-là et à partir d’elle : sans cela, il n’est rien. Nous devons considérer les hommes dans l’acte même de la pensée humaine. À partir de cette première approche phénoménologique (nous laissons au phénomène sa nature profonde d’« épiphanie de l’être », nous pourrons avancer au cœur de la psychologie sous-jacente aux trois opérations classiquement inventoriées dans la vie de l’esprit. Nous dirons ensuite brièvement en quoi cette approche est un prolongement légitime de la pensée thomasienne.
Phénoménologie des trois types de connaissance. Une donnée se dégage d’emblée de l’observation d’une classe d’étudiants ou d’un groupe de travaux dirigés : la variété des « profils d’intelligence ». Ceux qui comprennent, ceux qui organisent, ceux qui découvrent, souvent, ne sont pas les mêmes. Tous les professeurs ont observé que les étudiants les plus doués pour une compréhension rapide et profonde ne sont pas nécessairement les plus laborieux. Que les travailleurs, qui excellent à dérouler les conséquences logiques d’un principe, manquent parfois cruellement d’intuition. Que ceux qui ont l’art de poser au bon moment la bonne question — qui oriente la pensée vers la solution, par une juste position du problème — ne font pas nécessairement partie de l’un des deux autres groupes. L’existence des deux premiers groupes (les intuitifs et les raisonneurs) est bien reconnue. La distinction correspondante de l’intellectus et de la ratio, connue et étudiée dans la tradition philosophique, a fait chez Pascal l’objet d’une célèbre opposition : « Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. — En l’un, les principes sont palpables, mais éloignés de l’usage commun ; de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d’habitude : mais pour peu qu’on l’y tourne, on voit les principes à plein [...] Mais, dans l’esprit de finesse, les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence, il n’est question que d’avoir la vue bonne, mais il faut l’avoir bonne ; car les principes sont si déliés et en si grand nombre qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. [...] On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes. [...] Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul
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regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres »6.
Mais l’intelligence et la raison constituent-elles toute la vie de l’esprit ? N’y a-t-il pas aussi le « sens de la question » ? L’inclination spontanée à demander « pourquoi ? » est en effet présente en tout entendement humain et elle constitue, pour chaque être humain, comme un germe de génie. La disposition qui atteint son maximum dans le génie est l’épanouissement singulier, en certains, d’une disposition qui appartient à tous, et qui radicalement consiste en ce que l’esprit est fait pour l’être. On questionne pour découvrir ce qui est. Dans une critique du cogito cartésien, Florent Gaboriau souligne cette relation entre le fait que l’esprit est fait pour l’être et le sens de la question ou de l’interrogation qui exprime le doute : « C’est du doute que nous partons aussi, mais d’un doute beaucoup plus universel, systématique et réel que celui dont Descartes fait état. Nous partons du doute comme tel, du doute lui-même et de l’interrogation qui l’exprime. [...] Douter, c’est douter de quoi ? C’est douter qu’une chose soit. Douter de tout, c’est donc relier tout par la pensée à l’être. Ce n’est point encore affirmer ou nier, opérations contradictoires avec le fait de douter : c’est constater seulement ce lien dont dépend le doute et qui le montre accroché à l’être, en suspens. On ne doute jamais qu’en fonction de l’être. [...] L’homme qui doute tient à l’être ; et c’est pourquoi il ne tient pas à affirmer sans raison »7.
Cette disposition du « sens de la question » rend compte, dans les cas les plus éminents, de l’« inspiration » qui commande les découvertes de génie. Nous la désignons donc sous le nom de pneumatisme, à cause de l’affinité entre le terme grec pneuma et le mot latin spiritus, d’où vient inspiration Mais si le « sens de la question » ne devient spectaculairement fécond qu’en quelques-uns, cependant il est en chaque homme une donnée de nature. Plus intime à l’esprit humain que ne le sont l’intelligence et la raison, le pneumatisme règle secrètement le rythme de la vie mentale. Si l’intelligence de chacun peut être plus ou moins pénétrante, si la raison peut être plus ou moins rigoureuse, elles sont secrètement animées de l’intérieur par l’objet qui polarise l’intérêt de l’esprit : « Dis-moi ce que tu cherches, je te dirai qui tu es ». 6 Blaise Pascal, Pensées, ŒC, Paris, La Pléiade, NRF, Gallimard, 1954, n. 21, p. 1091-1092. 7 F. Gaboriau, Nouvelle intuition philosophique, Paris, Casterman, t. 2, 1963, pp. 32, 34 et 35.
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L’intérêt pour l’être, la connaturalité de l’esprit au réel, son souci d’en découvrir l’harmonie intime : sans le jeu de cette disposition de nature, le génie serait impossible. Cette disposition ressortit à l’esprit comme esprit, et le porte à s’orienter ou à s’ouvrir dans telle direction plutôt que dans telle autre, pour y trouver en quelque sorte l’aliment de sa vie profonde. Celui qui ne questionne plus, ou celui qui multiplie les vaines questions, manifestent qu’en eux l’étincelle spirituelle est morte, éteinte par le désintérêt pour le vrai, ou recouverte par la végétation anarchique des préoccupations inférieures. On a souvent relevé la distraction des poètes et des chercheurs. C’est qu’en eux la vie profonde de l’esprit, sousjacente au jeu de l’intelligence et de la raison, est plus déliée, à cause de sa liberté par rapport aux actuations plus superficielles de la vie mentale. « Chez le poète — écrit Jacques Maritain —, à la différence des autres hommes (surtout de ceux qui sont pris par les engrenages de la vie civilisée), l’âme reste pour ainsi dire plus disponible à elle-même et garde une réserve de spiritualité qui n’est pas absorbée par son activité vers l’extérieur et par le labeur de ses facultés »8. Albert Einstein traduit à sa façon, dans le domaine de la recherche scientifique, la nécessité de sacrifier l’attention au contingent pour se rendre sensible à l’inspiration de la construction extraordinaire de l’être : « J’y ai consacré ma vie, toute une vie d’un effort ininterrompu […] Seul celui qui peut évaluer les gigantesques efforts et, avant tout, la passion, sans lesquels les créations intellectuelles scientifiques novatrices n’existeraient pas, peut évaluer la force du sentiment qui seul a créé un travail absolument détaché de la vie pratique »9.
Un certain choix négatif rend en effet seul possible la concentration requise à l’intuition. Le « non » du génie est fondé sur une humble docilité à l’égard de toute quête de la vérité. L’observation de la diversité des « profils d’intelligence » permet ainsi de dégager, dans le fonctionnement de la vie mentale, une dimension qui relève de la connaturalité de l’esprit au réel, et qui sous-tend et rend possible le jeu de l’entendement humain. Cette observation est recoupée par ce que divers penseurs ont pu remarquer dans le domaine de leurs propres champs d’intérêt. Ainsi Henri Charlier, méditant sur 8 J. Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, ŒC, Fribourg, Éd. universitaires, Paris, Éd. Saint-Paul, 1985, t. 10, p. 253. 9 A. Einstein, Comment je vois le monde, trad. fr. par M. Solovine et R. Hanrion, Paris, Flammarion, 1979, pp. 9, 10 et 19.
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l’inspiration des artistes, avait relevé son caractère proprement intellectuel. L’inspiration « ne vient pas par le raisonnement ; ni pour le savant, ni pour le philosophe, ni pour l’artiste ; c’est une vue, c’est une communication intellectuelle de l’être. L’occasion, qu’il ne faut pas confondre avec l’inspiration proprement dite, en est intérieure ou extérieure, ce peut être une pensée, un fait psychologique ou une observation antécédente, ce peut être un mot, un geste, une fleur rose sur une tige devant un certain bleu ; c’est là l’occasion, ce n’est pas la cause et l’œuvre elle-même est distincte aussi de l’inspiration proprement dite qui est purement intellectuelle ».
Charlier avait aussi noté l’insertion de l’inspiration dans l’ensemble de la vie de l’esprit : « Mais, si rares que soient les hommes vraiment inspirés, si rare que soit l’inspiration elle-même chez ces hommes privilégiés, l’expérience montre que cette inspiration est soumise à des conditions naturelles qui forcent à l’envisager aussi comme une activité ordinaire de l’esprit ou comme s’insérant dans cette activité ordinaire »10.
Voilà une vue originale et profonde qui rejoint l’idée que le pneumatisme de l’intelligence est un élément constitutif de la pensée. La place qu’Henri Bergson accorde à l’intuition est un témoignage de l’importance pour la vie mentale de la dimension pneumatique : l’intelligence n’est pas tout l’esprit : « L’intelligence toute pure est un rétrécissement, par condensation, d’une puissance plus vaste [...] L’intuition est l’esprit même et, en un sens, la vie même : l’intelligence s’y découpe par un processus imitateur de celui qui a engendré la matière. Ainsi apparaît l’unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu’en se plaçant dans l’intuition pour aller de là dans l’intelligence, car de l’intelligence on ne passe jamais à l’intuition »11.
Certes, le bergsonisme reste prisonnier de cadres empiristes et nominalistes, on ne saurait donc accepter cette distinction telle que son auteur l’a formulée. Le bergsonisme est cependant une philosophie qui opère, par rapport au kantisme, un renversement décisif et heureux. Même s’il est discutable quant à la nature précise de ce contact, le projet bergsonien a la juste ambition de montrer que l’esprit a un contact avec l’être12. H. Charlier, L’art et la pensée, Bouère, DMM, 1995, pp. 152-153. H. Bergson, Évolution créatrice, « Quadrige », PUF, Paris, (1941) 19946, pp. 46-47
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et 268.
12 S’il n’y a pas de contact de l’esprit avec l’être, le kantisme reste invaincu et la métaphysique impossible.
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Il faut donc dégager, dans la tentative bergsonienne, une perspective qui, bien que mal conceptualisée, demeure juste en son fond. Maritain, qui n’est pas suspect d’indulgence à l’égard de son ancien maître, s’est efforcé de le faire : « Retrouver et dégager l’intuition en question selon qu’elle a été une authentique intuition intellectuelle, autrement dit dans les stricts contours au dedans desquels, selon nous, elle dit vrai. Eh bien, le positif de l’expérience dont nous parlons me semble porter sur le progrès intérieur de la vie psychique, sur le mouvement vécu par lequel, à un niveau plus profond que celui de la conscience, nos états psychiques se fondent dans une multiplicité virtuelle mais une cependant […] C’est bien là une expérience de la réalité concrète de la durée, de l’existence se continuant de notre vie psychique profonde, dans laquelle est enveloppée, implicitement présente, l’irréductible valeur métaphysique de l’être »13.
En d’autres termes, le pneumatisme mesure, intimement, secrètement, la durée mentale et n’est donc pas mesuré par elle. Antoine de Saint-Exupéry a une expression frappante : « Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que l’intelligence. La seule qui satisfasse l’homme »14.
Vie plus haute, vie plus profonde : la disparité de la terminologie ne s’oppose pas à une convergence, pas plus que chez les auteurs mystiques qui emploient les termes de cime ou d’abîme de l’esprit. Le même aspect de la vie de l’esprit humain est visé : celui qui est en deçà (quant à la source) et au-delà (quant au mode) de l’appréhension intellective, comme du discours rationnel, celui qui les fonde et les guide vers leur terme. Cet aspect, ce type original de démarche intellectuelle, que nous appelons pneumatisme, rend compte du grand mystère de la connaissance de l’être. La recherche, par certains philosophes modernes, d’un type de connaissance qui relève bien de la pensée, sans que le couple intellectraison suffise à en manifester la richesse, traduit le malaise ressenti devant une certaine incomplétude de la description classique. Pour remplacer un modèle épistémologique qui échoue à manifester la totalité du réel observé (ici le fonctionnement de la pensée), deux solutions se présentent : le rejet de l’ancien modèle et la mise au point d’un modèle tout différent ; l’intégration de l’ancien modèle dans un modèle plus compréhensif. La pre J. Maritain, La philosophie bergsonienne, ŒC, t 1, p. 501. A. de Saint-Exupéry, Lettre inédite au Général X, ŒC, La Pléiade, NRF- Gallimard, 1999, t. 2, p. 330. 13
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mière voie est suivie, jusqu’aux limites de l’anti-intellectualisme radical, par nombre de philosophes modernes. Nous proposons d’explorer la seconde voie. Ces deux voies témoignent de la réalité d’un problème qui doit être assumé par la philosophie. Le cas de Martin Heidegger est significatif. Dans sa tentative de « dépasser la métaphysique » par la méditation de l’être de l’étant, il introduit, sous forme d’une image selon sa coutume, la notion d’« ouïe de la pensée ». Il l’oppose à la Raison, que l’on peut ici considérer comme le répondant de l’intelligence chez Bergson et Saint-Exupéry. C’est cette ouïe qui permet d’accomplir la vocation de la pensée : penser le plus proche, l’être de l’étant. Commentant le cri de Nietzsche : « Dieu est mort », Heidegger écrit : « Et l’ouïe de notre penser ? N’entend-elle pas toujours le cri ? Elle ne l’entendra pas tant qu’elle n’aura pas commencé de penser. Et la pensée ne commence que lorsque nous avons éprouvé que la Raison, tant magnifiée depuis des siècles, est l’adversaire la plus opiniâtre de la pensée »15.
La Raison, conçue comme autonome et suffisante à expliquer toute la vie de l’esprit humain ? Oui, les impasses du criticisme le prouvent assez, cette Raison-ci est l’adversaire de la pensée. La Raison, comme instrument nécessaire à l’homme pour actualiser le pneumatisme de l’esprit, son ordination radicale à l’être ? Cette Raison-là, loin d’être son adversaire, est au service de « l’ouïe de la pensée », pour entendre l’être… qui se dit toujours à partir de l’étant. Mais, comme tout instrument docile, elle doit aussi savoir se faire oublier et garder le silence. La restauration de la place de l’inspiration dans la vie mentale est aussi importante pour faire droit aux réclamations (parfois outrancières) de ceux que les abus de la raison raisonnante rejettent dans une méfiance systématique pour toute forme de spéculation, avec le risque d’encourager l’anti-intellectualisme. De ce courant, qui peut se réclamer d’Henri Bergson et de Charles Péguy, Henri Charlier est assez représentatif. Il a certes raison de faire remarquer que le pouvoir d’abstraction apparaît chez les enfants bien avant la capacité de raisonner correctement: « Le raisonnement n’est qu’un outil pour bien régler l’usage de la pensée, qui lui est antérieure. La pensée consiste à tirer de l’observation, par l’abstraction, quelque chose de réel. Cette réalité est très mystérieuse ; les anciens la nommaient essence. C’est le réel tel que peut l’appréhender l’esprit humain, et il ne peut faire autrement. On voit que chez les tout-petits, 15 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, « Tel » 100, Gallimard, 1962 (1995), p. 322.
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ce pouvoir agit déjà puissamment. On peut en avoir sa large part et raisonner de travers ; l’observation et l’inspiration sont la base toujours solide des grandes philosophies, la déduction pure en est assez généralement la partie ruineuse. Mais il est bien plus fréquent de rencontrer des gens qui raisonnent très bien, et qui ne seront jamais des penseurs, et même chez qui le raisonnement bannit la pensée »16.
La réflexion sur le pneumatisme de l’esprit humain explique précisément comment cette aberration est possible. Il faut mettre la faculté du discours rationnel à sa juste place dans l’ensemble de la vie mentale, sans pour autant lui attribuer les misères qui proviennent de son emploi à faux. Calomnier l’instrument ne grandit pas la cause principale. Une confirmation du bien-fondé de la tripartition fonctionnelle de l’esprit humain est donnée par le fonctionnement des équipes de recherche. La science contemporaine fait constamment usage d’une coordination où les esprits plus ou moins orientés vers tel type dominant d’exercice de la pensée — raison, intuition, inspiration — travaillent de concert. À ce niveau, c’est l’ensemble des intelligences des hommes qui réalise la perfection de l’intelligence humaine. De même que dans l’ordre pratique, certains vieux artisans, esprits avisés, ont d’instinct le sens de ce qui est faisable ou non, de même dans l’ordre spéculatif, il y a des esprits pénétrants ayant le sens de ce qui peut être scruté. Certains ont une disposition très sûre pour les vérifications rationnelles, la mise en œuvre des techniques nécessaires à la science : ce sont ceux qui analysent. D’autres ont le goût de scruter les hypothèses nouvelles et d’en pénétrer le contenu intelligible, afin d’éprouver leur capacité à s’intégrer dans la théorie ou à appeler son dépassement : ce sont ceux qui comprennent. D’autres enfin ont l’inspiration de suggérer dans quelle direction — à l’exclusion des autres — il faut diriger la recherche : ce sont ceux qui orientent, et souvent découvrent. Certes, l’accord se réalise finalement sur la base solide de la raison, dont les enchaînements sont — à plus ou moins longue échéance — des critères communicables de la pénétration et de l’inspiration, de soi incommunicables. Mais un rôle décisif a été joué par celui qui a exclu les directions infécondes de recherche en posant la bonne question, et en déclarant (sans pouvoir ordinairement en fournir une justification rationnelle) que telle ou telle piste devait être abandonnée. Le pneumatisme est au fond l’intuition de la question sans intérêt, à partir de quoi il devient possible d’inférer les
H. Charlier, op. cit., p. 40, note 1.
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questions qui peuvent avoir de l’intérêt. Les génies sont ceux qui, au service de l’humanité, redressent le « sens de la question ». Ainsi, même si la fonction n’en est pas assurée au même degré chez chacun, le pneumatisme est indispensable à la vie de l’esprit. Celui à qui manquerait, soit l’intuition du “donc” (connaissance rationnelle), soit le sens de l’évidence (connaissance intellective ou noétique), soit l’expérience de l’inspiration, au moins sous la forme inchoative du sens de la question (connaissance pneumatique), celui-là ne serait pas un être humain pensant. Il nous faut maintenant vérifier si l’intelligibilité pneumatique, observée en fait, phénoménologiquement, trouve un répondant en droit, philosophiquement, dans la psychologie rationnelle. La psychologie des trois opérations et les trois types de connaissance L’épistémologie classique distingue trois opérations de l’esprit : l’appréhension simple (indivisibilium intelligentia) ; le jugement (intellectus componentis et dividentis) ; le raisonnement. L’esprit humain doit saisir d’une manière simple ce qui se présente à lui comme complexe : il lui faut donc, pour comprendre, composer et diviser. La distinction, dans le sujet pensant, entre l’intelligence de l’indivisible et l’intellect qui compose, répond à celle qui existe, dans la réalité, entre l’objet propre de l’intelligence et son objet adéquat. Dans l’exercice concret de la pensée, ces deux opérations sont unifiées par la faculté de raisonner. La raison, par une série de comparaisons, de dissociations et de synthèses, va d’un premier à un dernier jugement : elle fait passer l’intelligence de la première saisie de l’essence (impliquée dans la saisie confuse de l’étant), à une seconde saisie adéquate en droit, quoiqu’elle le soit rarement en fait, notamment pour les réalités matérielles, comme l’a bien vu l’Aquinate : « Les essences et les capacités opératives (virtutes) des réalités de nature sont cachées par le fait qu’elle sont dans la matière »17. « Les essences des choses nous sont inconnues »18. Pour Aristote19 et saint Thomas, la science consiste en ce passage de la saisie confuse à la saisie distincte, de la définition nominale à la définition réelle. Cette description analytique suffit-elle à rendre raison de l’activité intellectuelle dans la concrétude de son exercice ? L’épistémologie Post., I, 4, 43 bis. De veritate 10, 1, corpus. 19 Aristote, Seconds Analytiques, L. II, ch. 16 à 19. 17 18
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moderne se pose la question. Dans l’école thomiste, ce point avait retenu l’attention d’Ambroise Gardeil. Soucieux de libérer les vérités captives dans le bergsonisme, tout en redressant son anti-intellectualisme, il montre comment l’intelligence est le véritable pouvoir vitalement appréhensif du réel. C’est par une intuition vivante de l’esprit que l’intelligence « rapproche les êtres, dans leur réalité même, de l’être réel qu’il veut saisir le plus parfaitement possible ». Pour cette opération, l’abstraction, la définition et la régularité du discours jouent un rôle certes décisif, mais instrumental. La première saisie confuse, dénotée par le nom et exprimée dans la définition nominale, est déjà en relation avec la saisie adéquate… dès le premier regard intellectuel éveillé par le mot : « Une virtualité n’est pas définissable en elle-même. Elle se définit par un caractère de l’ordre expérimental attaché à sa présence […]. Ce caractère […] est seul directement exprimé par le mot. Mais, si l’expression est symbolique, le regard intellectuel éveillé par le mot dévisage tout autre chose. La convertibilité assurée lors du premier regard intellectuel qui a attaché, à un centre rythmique défini, le mot qui exprime l’un de ses caractères, se retourne vers le réel. Ainsi, par le mot, est assuré le maniement aisé des unités réelles perçues une fois pour toutes et la communication à d’autres esprits du réel déjà vu […] Partout le travail dynamique de l’esprit précède la solidification de ses vues dans le langage […] Les idées générales visent des virtualités définies, mais non épuisées, par l’expression qui les note dans la pensée. Sous le mot et non par le mot, mais en vertu bien plutôt de l’indestructible référence de l’idée aux centres dominateurs du flux des choses, le réel des choses monte vers l’objet de la raison et […] devient apte à revendiquer devant elle ses droits à l’être »20.
En distinguant « l’expression symbolique » du « regard intellectuel éveillé par le mot », Gardeil exprime que le nomen, signe plus ou moins arbitraire pris d’un caractère expérimental, ne peut épuiser la richesse de la conceptio, l’acte par lequel l’esprit se met en rapport avec la réalité. La ratio signifie cette mise en rapport, cette visée mentale directe de l’objet (l’intentio), ce « regard intellectuel éveillé par le mot », mais la visée mentale est riche de virtualités qui ne sont pas explicitées au premier abord par son « expression symbolique » dans le mot. La pensée de Gardeil obvie à la crainte bergsonienne de voir le mot figer la pensée. Le schéma classique, au point de vue concret de l’exercice de la pensée, ne met finalement en jeu que deux types formellement différents de connaissance : l’un relevant de la composante intellective de la vie 20 A. Gardeil, « Ce qu’il y a de vrai dans le Néo-scotisme, – III. Le domaine rationnel », Revue Thomiste, 9 (1901), p. 407-443, citations : pp. 431-432.
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mentale, l’autre de la composante rationnelle. Il ne s’agit pas de nier la distinction des deux premières opérations de l’esprit ! Du point de vue psychologique cependant, quant à la perfection de l’acte d’intelligence, on doit rattacher à un même type toute connaissance élémentaire susceptible d’être vraie ou fausse. Sous cet aspect, on lie appréhension simple et jugement, et on met en relief leur opposition au raisonnement. Seul le raisonnement est une connaissance vraiment complexe, propre à la raison ; le jugement est l’affirmation simple d’une identité dans l’être. La démarche « scientifique », partant de la saisie confuse de l’essence, unifie la multiplicité des saisies intermédiaires et des jugements successifs, dans la simplicité du jugement final, saisissant distinctement et affirmant comme réelle l’essence concrète qui est le terme de la science. Cette attribution de la simplicité au couple concret, « appréhension simple – jugement » et de la complexité au raisonnement, répond bien à ce que les textes thomasiens attribuent à l’intellectus et à la ratio : « Saisir intelligiblement (intelligere), c’est appréhender dans la simplicité (simpliciter) la vérité intelligible ; au contraire raisonner, c’est passer d’un objet d’intelligence à un autre, en vue de connaître la vérité intelligible […] Le raisonnement est comparé à l’intellection, comme le mouvement au repos »21.
Le schéma classique a un point fort et un point faible. Le point fort : il montre bien la distinction entre les deux saisies, l’une confuse, l’autre explicite, de l’essence. Il met en lumière la différence de nature entre la définition nominale et la définition réelle qui expriment ces deux saisies. Le point faible : il laisse dans l’ombre la nature du rapport qui existe entre les deux saisies. Y a-t-il, outre la distinction, une complète hétérogénéité, de telle sorte que la première saisie ne soit qu’une sorte d’hypothèse à vérifier, de consistance purement abstraite ? Ou bien y a-t-il déjà, dans la saisie originelle, quelque chose de la concrétude propre à la saisie terminale, de telle sorte que la saisie confuse inclue en elle, qualitativement quoique virtuellement, la saisie adéquate ? On rencontre des cas où il en est bien ainsi. Dans la connaissance mathématique, à côté du procédé analytique des approximations successives, existe le procédé synthétique de l’assignation a priori de la forme générale de la courbe qui représente la fonction inconnue22. Dans la connaissance de la foi, à côté de la connaissance explicite des articles révélés, existe l’instinct de la foi, 21 ST I, 79, 8, c ; cf. Commentaire du De Trinitate de Boèce [BDT] 6, 1, ad 3am quæstionem, corpus, 1 et Commentaire des Noms Divins du Pseudo-Aréopagite, 7, 2, 713. 22 Cf. Henri Poincaré, Science et méthode, Paris, Flammarion, (1908) 1947, p. 33.
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qui conduit le croyant, même peu instruit, à suspendre son assentiment aux propositions suspectes23. Dans ces deux cas, il y a une sorte de pressentiment, accompagné de certitude, non de ce qu’est l’essence, mais de ce qu’elle n’est pas. Ici se manifeste la fécondité de la méthode analogique et en quelque sorte interdisciplinaire. En rapprochant les questions posées par la recherche scientifique et celles que soulève l’épistémologie de la connaissance de la foi, on met en lumière la présence d’une certaine connaissance par connaturalité. L’esprit humain en acte de découverte ou l’esprit du croyant dans l’acte de la foi fonctionnent d’une manière semblable. La connaissance par connaturalité est aussi présente dans la création artistique. Le témoignage de certains artistes montre que la première saisie du réel par l’esprit n’est pas une hypothèse purement abstraite, mais comporte d’emblée un élément de concrétude. Henri Charlier, parlant des généralisations des artistes faites en termes de mouvement, de forme et de couleur, affirme : « Dans l’opinion des artistes, ces généralisations sont entièrement vraies. Elles sont l’action du monde sur la pensée, et, comme on ne peut séparer celle-ci du monde, si l’on y fait bien attention, que par une impuissance à penser synthétiquement qui n’est que trop facilitée par le langage, les artistes considèrent la généralisation et l’abstraction comme le concret de l’esprit. [...] Concret ne veut pas dire sensible ; l’abstraction vit dans l’esprit d’une vie très concrète, car c’est la vie de l’esprit lui-même qui est unique, qui est nouveau. L’esprit s’enrichit constamment et toute abstraction par lui conçue vit de sa vie, de son expérience sans cesse réformable et perfectible. L’abstraction n’est pas un être, c’est l’esprit se conformant au réel : quoi de plus concret que l’esprit ! Pour certains, il est la seule réalité existante »24.
Dans le domaine naturel aussi, il y a donc une certaine connaissance à base d’intuition (en prenant ce mot dans un sens large), et cette connaissance est de mode négatif. C’est ce que permet de constater l’analyse de l’activité de découverte. Saint Thomas, préoccupé plutôt de domaines du savoir où il importe plus de contempler que d’inventer, n’en a pas fait la théorie. Mais, nous l’avons vu, il en a reconnu l’existence où il pouvait la découvrir, à savoir dans la théologie des dons du Saint-Esprit. C’est là la troisième composante de la vie mentale, le pneumatisme, qui est à l’origine du processus de la pensée et le guide secrètement. 23 Cf. saint Thomas, De veritate, q. 14, a. 10, ad 10 et a. 11, ad 2, in contrarium ; ST I, 1, 6, ad 3 et 2‑2, 9, 1. 24 H. Charlier, op. cit., p. 44 et 161.
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La connaissance pneumatique consiste en une relation originale entre la saisie confuse et la saisie adéquate de l’essence : elle est une affirmation absolue, intuitive, subconsciente, mais affirmation portant expressément sur une négation. À ce stade de notre enquête, nous pouvons récapituler dans un tableau la correspondance entre les trois opérations de l’esprit et les trois fonctions de la vie mentale. Connaissances (ou fonctions de la vie de la mens)
Opérations
Rationnelle
Raisonnement : enchaînement des jugements
Intellective ou noétique Pneumatique
{
Appréhension simple + jugement
saisie simple et immobile de l’essence
Objets
{
confuse distincte
– objet propre – objet adéquat
Relation originale entre la saisie confuse et la saisie distincte de l’essence.
Un prolongement légitime de la pensée thomasienne. On sait que, pour le Docteur commun, l’âme humaine ne fait que participer à la vertu cognitive spirituelle : « Cette puissance est une modeste participation à l’intellectualité, par rapport à ce qu’il y a d’intellectualité dans l’ange »25.
S’inscrivant dans la ligne dionysienne de la continuité hiérarchique des êtres, Thomas écrit : « L’âme, parce qu’elle tient le dernier rang dans les substances intellectuelles, participe à la nature intellectuelle plus imparfaitement que les anges, comme en ombre portée (obumbrata), et c’est pourquoi elle est dite rationnelle ; comme le dit Isaac dans le livre De definitionibus, la raison naît dans l’ombre de l’intelligence »26.
Saint Thomas affectionne cette formule du philosophe juif Isaac Israeli, de même que celle du Liber de causis : « L’âme est à un horizon, Commentaire sur le Deuxième livre des Sentences [II Sent.], 29, 3, 1, c. II Sent. 3, 1, 6.
25 26
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au-dessous de l’éternité, et au-dessus du temps (anima est in horizonte æternitatis inferius et supra tempus ) » (Proposition 2), mais il fait de ces doctrines une lecture qui intègre l’épistémologie aristotélicienne de la connaissance. Dans cette perspective, le caractère proprement spirituel de la connaissance de l’âme humaine s’affirme dans la connaissance des premiers principes. C’est là que nous rejoignons en quelque sorte le mode directement intuitif de la connaissance intellectuelle des esprits purs : « Notre intellect se comporte vis-à-vis des [premiers] principes comme celui de l’ange vis-à-vis de tout ce qu’il connaît naturellement […]. Ainsi la connaissance des principes est le point suprême de notre science […]. Nous y touchons en quelque façon le point inférieur de la nature angélique »27.
Cependant, la saisie des principes eux-mêmes est plus ou moins profonde et riche, en fonction de la force de l’intellect humain. Saint Thomas l’affirme explicitement en comparant au fonctionnement des esprits humains celui des intelligences angéliques, qui comprennent selon des formes plus universelles davantage de vérités selon leur élévation dans l’échelle des intelligences : « Et de cela, nous pouvons en quelque manière voir un exemple parmi nous autres [les hommes]. Il y a certains individus qui ne peuvent saisir la vérité intelligible que si on leur explique, un par un, tous les cas où elle se réalise (particulatim per singula). Et, sans aucun doute, cela provient de la faiblesse de leur intellect. D’autres, au contraire, qui ont un intellect plus vigoureux, peuvent saisir beaucoup de choses à partir de peu de données (ex paucis multa capere possunt) […] L’intellect qui, par un seul medium universel, peut connaître toutes les vérités singulières [qui y sont incluses] est plus parfait que celui qui en est incapable »28.
Le Docteur angélique revient à de nombreuses reprises sur cette doctrine29 : « Il est manifeste que, plus la lumière de l’intellect est forte, plus elle peut pénétrer à l’intime [de l’objet connu] »30.
Il y a là une remarquable pierre d’attente pour l’approfondissement que nous proposons. Dès la saisie du principe, il y a une certaine De veritate, 8, 15, corpus. ST I, 55, 3, c. et ad 2. 29 Cf. De veritate 10, 5, corpus ; ST I, 12, 8, c. ; Commentaire sur l’Ethique à Nicomaque. 1, 11, 138 ; De causis 10, 248. 30 ST II-II, 8, 1 c. 27 28
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a ppréhension, plus ou moins ample selon la pénétration des esprits, de ce qu’il contient : « L’intellect au contraire [à la différence de la raison], considère prioritairement une vérité une et simple et saisit en elle (in illa capit) la connaissance de toute une multitude de choses »31.
Dans tous les cas, il y a au moins la vue des principes, et cette vue, qui est le principe de la connaissance naturelle pour l’homme, est « une certaine connaissance confuse de toutes choses », parce que, dans les principes universels « comme dans des espèces de semences, préexistent virtuellement tous les objets de science qui peuvent être connus par la raison naturelle »32. Que certaines vérités, « qui étaient contenues implicitement et en quelque manière en puissance dans les principes »33, doivent être « expliquées [désenveloppées] par le labeur de la raison »34, cela tient à la nature spéciale de la connaissance de l’âme humaine unie à un corps35. Le labeur rationnel est parfois rendu superflu, selon l’Aquinate lui-même, par la force de pénétration de l’intellect, mettant en jeu la nature de la connaissance de l’esprit comme tel. Nous avons là un indice que la saisie adéquate de l’essence est d’une certaine façon présente dès la première saisie confuse de l’objet, lorsqu’il est mis au contact de l’intelligence par l’intermédiaire de l’appréhension sensible et de l’abstraction. Comment expliquer sans cela que les esprits humains les plus pénétrants puissent en certains cas privilégiés faire l’économie du procédé discursif ? Par ailleurs, le premier principe que la raison humaine connaît, et qui naît naturellement dans l’esprit lors de tout contact avec un objet, est le principe de non-contradiction. Il est remarquable que « ce principe sur lequel tous les autres principes sont fondés »36, et qui anime vitalement tout le procès de la connaissance humaine, ait une formulation négative. Ceci constitue un élément probable en faveur du caractère négatif de la connaissance pneumatique. Si le premier jugement posé par l’esprit humain avec la certitude absolue de l’évidence est un jugement négatif, s’il est le fondement toujours présent et efficace de tout jugement ultérieur posé au contact de l’objet connu, est-il étonnant que le BDT, 6, 1, ad 3am quæstionem. De veritate, 18, 4, corpus. 33 De veritate, 11, 3, corpus. 34 De veritate, 11, 1, ad 12. 35 Cf. II Sent. 39, 3, 1, corpus. 36 ST, I-II, 94, 2, corpus. 31 32
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labeur rationnel et les saisies noétiques qui scandent par exemple le processus de la recherche scientifique s’exercent à partir d’une intuition, à la fois subconsciente et efficace, de ce que n’est pas la vérité que l’on cherche ?
ATHÈNES OU JÉRUSALEM ? LA QUESTION THÉOLOGICO-POLITIQUE CHEZ LÉO STRAUSS ET ÉRIC VOEGELIN Thierry Gontier (Institut de recherches philosophiques de Lyon – IRPhiL) Les proximités entre Leo Strauss et Eric Voegelin n’ont pas échappé à l’attention des commentateurs1. Tous deux font partie du groupe d’émigrés du monde germanique (l’Allemagne pour Strauss, l’Autriche pour Voegelin), qui ont fui le nazisme pour des raisons diverses (puisque Voegelin, contrairement à Strauss, n’est pas juif), qui ont marqué la pensée politique américaine et contribué à élargir son horizon spéculatif. L’un et l’autre ont tenté de comprendre la crise totalitaire contemporaine en la rapportant à une généalogie de la pensée européenne. Enfin, tous deux (et il faudrait bien entendu ajouter Hannah Arendt, Walter Gurian et d’autres) ont inspiré, de façon plus ou moins directe, certains courants « conservateurs » de la pensée politique américaine2. Non qu’ils se soient Voir en particulier, en français, la traduction de la correspondance entre les deux penseurs (L. Strauss-E. Voegelin, Correspondance 1934-1964. Foi et philosophie politique, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, J. Vrin, 2004), qui est suivie d’un recueil d’articles sur les relations entre leurs philosophies (articles de J. Wise, H.G. Gadamer, S. Rosen, T. Alitzer, T. Fuller, T. Pangle et D. Walsh), ainsi que S. Courtine-Denamy, De la bonne société. L. Strauss, E. Voegelin, H. Arendt. Le retour du politique en philosophie, Paris, Éd. du Cerf, 2014. En anglais, on notera en particulier l’ouvrage de Ted McAllister, Revolt against Modernity. Leo Strauss, Eric Voegelin and the search for a postliberal order, Lawrence (Kansas), University Press of Kansas, 1995. 2 Cette étiquette, comme l’a montré Sylvie Courtine Denamy, serait cependant réductrice pour qualifier ces deux penseurs dont la réception s’est par ailleurs étendue en Europe, bien au-delà des penseurs conservateurs. Voegelin, en particulier, considérait toute « tentative d’associer [son] travail à un parti politique) un groupe ou à un mouvement quelconque […] comme « une attaque à l’intégrité intellectuelle de [son] travail » (cité par S. Courtine-Denamy, De la bonne société …, éd. cit., p. 10). Il n’est pas plus « libéral » que « social-démocrate », « républicain » que « démocrate » : pour lui, ces questions relèvent au mieux de la technique de gouvernement et de la prudence politique, au pire de l’idéologie : quoiqu’il en soit, elles se situent hors de son champ de réflexion philosophique. Citons ici la réponse caustique, qu’il fait à John East, sénateur républicain reaganien, qui lui avait collé cette étiquette de « conservateur » : « Je n’ai pas passé le temps de ma vie et fait mon travail dans le but de divertir et de consoler les Conservateurs 1
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eux-mêmes engagés aux côté des conservateurs politiques de leur temps : s’ils sont politiquement conservateurs, c’est plutôt au sens d’une attitude générale, partagée jusqu’à un certain point par Isaiah Berlin ou Michael Oakeshott, mêlée de prudence et de pragmatisme face aux tentations de réformisme radical et de révolution apocalyptique de leur temps. S’ils ont inspiré un mouvement de pensée conservateur, c’est plutôt par le portrait moral cruel de la modernité philosophique et politique qu’ils ont tracé afin d’interpréter la situation contemporaine : l’ordre politique moderne n’est qu’un pseudo-ordre, qui ne vise qu’à éviter les conséquences les plus néfastes à la paix sociale d’un désordre moral véritable et de la désorientation métaphysique de l’homme moderne. Le prix à payer est une réduction des fins du politique, qui n’est plus orienté vers la recherche du bien commun, mais seulement vers la coexistence des égoïsmes individuels3. Pour les deux penseurs aussi, l’importation de l’idéal positiviste dans les sciences humaines a fortement contribué à évacuer la question des valeurs du domaine politique, et avec elle celle du bon régime ou de la bonne société4. Mais ces analogies superficielles cachent aussi des différences de fond. Ainsi, sur le diagnostic même de la modernité politique, il n’y a pas vraiment accord entre les deux auteurs : un signe en est que Strauss
américains. Il est sans doute assez légitime d’écrire un essai sur la façon dont mon œuvre a été reçue chez les conservateurs, mais j’ai bien peur que son étude approfondie ne doive conclure à une satire contre les conservateurs […]. Pour tout vous dire, il vous faudrait affronter le vrai contenu et le vrai propos de mon travail, qui n’a rien à voir avec les intérêts des conservateurs … » (Cité par T. McAllister, Revolt against Modernity …, éd. cit., p. 9). En ce qui regarde Leo Strauss, voir l’ouvrage de Anne Norton, Leo Strauss et la politique de l’empire américain, éd. américaine 2004, trad. P.E. Dauzat, Paris, Denoël, 2006. Sur le rapport entre les deux penseurs, la question est résumée par S. CourtineDenamy, De la bonne société …, p. 10-25. Voir aussi notre recension de cet ouvrage dans la revue Commentaire, n°151, Automne 2015, p. 677-680. 3 Il est intéressant sur ce point de comparer les analyses que les deux penseurs ont faites de Hobbes. Voir notre article (en espagnol), Th. Gontier, “Voegelin, lector de Hobbes”, B. Torres Morales (dir.), Voegelin, ed. Katz & Eudeba, à paraître. 4 L’un des principaux responsables en est pour eux Max Weber. Voir Leo Strauss, Droit naturel et histoire, 1e éd. 1954, ch. 2, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Plon, rééd. 2008, p. 50-96, et Voegelin, La Nouvelle Science du Politique. Une introduction, 1e éd. 1952, Introduction, trad. préface et notes S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2000, p. 36-64 (CW, V, p. 90-108). Nos références aux textes de Voegelin sont faites à l’édition américaine des Collected Works of Eric Voegelin, ed. by P. Caringella, J. Gebhardt, Th.A. Hollweck and E. Sandoz, Columbia and London, University of Missouri Press, 1997-2009, 34 vol. (abrégée « CW », suivie du volume et de la page). Nous avons aussi mis les référence aux traductions françaises, lorsqu’elles existent. Dans le cas contraire, les traductions sont faites par nous-même.
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tendait à considérer Voegelin comme un « existentialiste »5 et un « historiciste »6, alors que Voegelin considérait que Strauss n’avait pas saisi fondamentalement la spécificité de la tyrannie moderne par rapport à ses formes anciennes7. C’est sur la différence des deux projets que je voudrais mettre ici l’accent, à partir d’une comparaison de leurs visions respectives des rapports entre philosophie, théologie et politique. Je m’appuierai en premier lieu sur la correspondance que Voegelin et Strauss ont entretenue sur une période de près de trente ans, de 1934 à 1964 (56 lettres sont conservées)8. Avant la guerre, la correspondance porte surtout sur la Krisis de Husserl et la lecture faite par ce dernier de l’histoire de la philosophie. Mise en veille pendant les années de guerre, cette correspondance reprend 1949, lorsque Voegelin écrit un compte rendu de l’ouvrage de Strauss sur le Hiéron de Xénophon (De la tyrannie). Elle se poursuit ensuite de façon régulière pendant plus de dix ans, et concerne alors principalement la question des relations entre philosophie, théologie et politique. Cette discussion privée se prolonge notamment chez les deux penseurs par la publication de plusieurs textes directement liés à cette question9. Le sous-titre de l’édition anglaise de cette correspondance, 5 Voir la correspondance de Strauss et Voegelin à ce sujet en 1949-50 (Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 92-96). 6 Entendons par ce terme quelqu’un qui soutient que toute vérité est relative au moment historico-culturel dans lequel elle est exprimée : « historiciser, c’est oublier l’éternité » (Lettre de Strauss à Voegelin du 10 décembre 1950, Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 105). Strauss reviendra sur cette interprétation de la pensée de Voegelin : voir sa lettre du 29 avril 1953, Ibid., p. 129 (« Ce qui me plaît surtout, c’est de voir que vous rompez de façon […] décisive avec l’historicisme … ». 7 Voir sur ce point le compte-rendu que Voegelin fait en 1949, dans la Review of Politics, du commentaire par Leo Strauss du Hiéron de Xénophon: « Recension de L. Strauss, De la tyrannie », dans L. Strauss-E. Voegelin, Correspondance 1934-1964. Foi et philosophie politique, éd. P. Emberley et B. Cooper, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Vrin, 2004, p. 73-78 (CW, XIII, p. 168-174). Strauss a répondu aux critiques de Voegelin. Voir la « Mise au point », publiée en appendice à L. Strauss, De la tyrannie …, trad. H. Kern revue par A. Enegrén, Paris, Gallimard, 1997, p. 204-213. Ce texte est reproduit dans Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 78-87. Sur ce débat, voir notre article, Th. Gontier, « Totalitarisme, religions politiques et modernité chez Eric Voegelin », Ph. de Lara (dir.), Naissances du totalitarisme, Paris, Le Cerf, 2011, p. 157-181. 8 Il est regrettable que l’ouvrage de Ted Mc Allister (Revolt against Modernity …, éd. cit.) ne fasse nulle mention de cette correspondance, ni d’ailleurs de la recension par Voegelin de l’ouvrage de Strauss, De la tyrannie. En conséquence, le propos de l’Auteur se limite à une double monographie, sans réels croisements des problématiques de Strauss et de Voegelin, qui ne tient pas compte du fait que leurs pensées se sont pas développées séparément, mais se sont nourries de leur dialogue. 9 Citons en particulier, même si ils ne sont pas les seuls, les textes publiés avec l’édition française de la correspondance : 1 / L. Strauss, “Jérusalem and Athens”, 1ère éd. Commentary, 43 (1967), p. 45-57, trad. fr. S. Courtine, Correspondance 1934-1964…, éd.
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Faith and Political Philosophy, repris dans la traduction française, est sans doute réducteur, mais il donne une bonne idée du point central de divergence entre les deux pensées : les deux auteurs pensent en effet que la question religieuse est absolument centrale, pour comprendre les causes qui président à la constitution de l’ordre social ainsi qu’à la crise de cet ordre dans la modernité politique. C’est cette question du théologico-politique qui m’intéressera ici, et je m’attacherai à deux grands points : 1 / La divergence des deux auteurs dans leur approche du problème général de la relation entre foi et raison ; 2 / les répercussions politiques de cette différence d’approche. 1. Foi et raison Le désaccord des deux auteurs est assez bien exprimé par cette fin de non-recevoir de la part de Strauss dans une lettre à Voegelin de 1950 : « Quant à votre question, « Philosophie et foi », je nie pour ma part ce que vous soutenez, à savoir que « le fait historique du commencement de la philosophie est attesté par la foi de Xénophane, d’Héraclite et Parménide. Quoi que signifie noéin, il ne s’agit assurément en aucun sens de pistis »10.
Strauss rejette ce en quoi il voit une sorte de tentative de syncrétisme entre les deux termes de philosophie et de foi (ici pistis et noûs). C’est là un thème récurrent chez Strauss : l’impossibilité de la synthèse entre deux types de sagesses, humaine et divine, renvoyant à deux types de logoi, rationnel et révélé, incompatibles par leur forme. Ce qui caractérise Dieu en premier lieu est pour Strauss l’arbitraire de puissance : la formule par laquelle Dieu se révèle à Moïse, souvent traduite par « Je suis Qui Je suis », doit être pour Strauss rendue par « Je serai Ce Que
cit., p. 139-169. 2 / E. Voegelin, “Immortality. Experience and Symbol”, 1ère éd. Harvard Theological Review, 40 (1967), p. 235-279 (CW, 12, p. 52-94), trad. fr. S. Courtine, Correspondance 1934-1964…, éd. cit., p. 209-249. 3 / E. Voegelin, “The Gospel and the Culture”, 1ère éd. D. Miller & D. Hadiddian (eds), Jesus and Man’s Hope, Pittsburgh, Pittsburgh Theological Seminary Press, 1971, p. 59-101 (CW, 12, p. 172-212), trad. fr. S. Courtine, Ibid., p. 171-208; 4 / L. Strauss, “The Mutual Influence of Theology and Philosophy”, 1ère éd. The Independent Journal of Philosophy, 3 (1979), p. 111-118, trad. fr. S. Courtine, Ibid., p. 251-268. 10 Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 106.
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Je serai »11, formule qui souligne la disproportion entre la puissance divine et la raison humaine : « “Je serai Ce Que je serai” est, comme l’a expliqué le verset d’Exode 33 :19, “J’ai compassion de qui Je veux et J’ai pitié de qui bon me semble”. Les actions de Dieu sont imprévisibles à moins qu’Il ne les ait lui-même prévues, c’est-à-dire promises […]. Le Dieu biblique est un Dieu mystérieux »12.
Dieu est maître de sa propre nature, et ses actions sont imprévisibles à l’intelligence humaine. Cet arbitraire de la puissance divine, ou, pour reprendre la formule consacrée par Hans Blumenberg, cet « absolutisme théologique », interdit toute enquête rationnelle sur ce qu’est Dieu. L’expérience de la foi est fondamentalement pour Strauss une expérience de l’altérité de Dieu : la révélation s’exprime dans une parole proférée qui possède un contenu inaccessible à la raison. La foi et la raison représentent ainsi deux expériences fondamentales, l’une et l’autre fondées sur un besoin vital de l’homme, mais qui restent des expériences divergentes et irréconciliables. Le christianisme s’est rendu coupable, dans son histoire, de vouloir réconcilier les termes dans une illusoire intellectio fidei — ce pourquoi, pour Strauss, le problème théologico-politique est posé en de meilleurs termes dans la relation de la philosophie au judaïsme ou à l’islam, chez Maïmonide ou al-Farabi. Les Lumières du XVIIe et du XVIIIe siècles représentent, à un niveau différent, une autre entreprise de règlement du conflit par une hégémonie de la raison. Or l’orthodoxie (i.e. la foi religieuse en tant qu’elle se fonde exclusivement sur la révélation) est, de par son refus même de toute conciliation avec la rationalité philosophique, irréfutable. Les philosophes peuvent se moquer d’elle, l’accabler de leurs railleries13 : ils ne font par-là que dévoiler leur impuissance à réfuter par des arguments rationnels ce qui par nature échappe à la raison : « Les Lumières durent “débusquer par le rire” (Lessing) l’orthodoxie hors d’une position donc elles ne pouvaient l’expulser par aucun autre moyen […]. Il faut que la raison se fasse « esprit » pour pouvoir expérimenter « Jérusalem et Athènes », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 157. Ibid. 13 Hobbes sera le premier à le faire, en réfutant la théologie rationnelle sur la base du principe sola scriptura et la réduction de l’Écriture à son sens littéral, pour ensuite dénoncer (sans la réfuter) l’absurdité du miracle. Voir L. Strauss, La Critique de la religion chez Hobbes. Une contribution à la compréhension des Lumières (1933-1934), trad. C. Pelluchon, Paris PUF, 2001. 11 12
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activement sa liberté plus que royale que rien ne peut ébranler […]. Cette critique propre aux Lumières, si agissante qu’elle ait été historiquement, n’atteint pas le cœur de la religion et de la révélation… »14.
Le recours à la dérision équivaut ici à un constant d’échec. Citons un texte de 1935 : « La critique de l’orthodoxie par les Lumières, en dépit de l’apparence du contraire, est en réalité purement défensive ; elle repose sur une renonciation radicale à une réfutation de l’orthodoxie ; ce n’est pas l’impossibilité de l’existence du miracle, mais seulement l’impossibilité de la connaissance de l’existence du celui-ci, qui a été démontrée par les Lumières. Plus exactement: l’impossibilité de la connaissance du miracle à partir des présuppositions de la science moderne de la nature »15.
La foi est ainsi hors d’atteinte de la rationalité philosophique. À l’inverse, l’orthodoxie ne saurait venir à bout de la philosophie, qui reste une exigence autonome, du même ordre que l’exigence religieuse. C’est ainsi que Socrate comprend la philosophie devant ses juges, comme un acte d’obéissance à une injonction divine. N’allons pas tout de suite conclure qu’il n’y a pas de compromis possibles, ni que la tension entre les deux ordres, philosophique et théologique, ne puisse se révéler créatrice — nous y reviendrons. Mais, précisons-le d’emblée, ce compromis ne saurait prendre la forme d’une synthèse, et il préservera toujours la tension entre les deux termes. On peut dire que, du point de vue de Strauss, Voegelin se situe dans cette lignée réconciliatrice et syncrétiste, qui est selon Strauss l’une des causes principales de la crise de la modernité. De fait, pour Voegelin, la foi et la raison naissent d’un socle commun — l’expérience de l’existence humaine comme existence ouverte à un fondement transcendant de sens. Cette expérience de transcendance n’est pas une simple expérience d’altérité : elle est l’expérience d’une participation de l’homme à un ordre qui se situe au-delà de lui-même (Voegelin parle de « participation à une réalité non existante »16). C’est pourquoi aussi elle se présente comme 14 L. Strauss, La Critique de la religion chez Spinoza ou les fondements de la critique spinoziste de la Bible, 1e éd. 1981, trad. G. Almaleh, A. Baraquin & M. DepadtEjchenbaum, Paris, Le Cerf, 1996, p. 165 et 167-168. Sur ce point, voir D. Tanguay, Leo Strauss. Une biographie intellectuelle, Paris, Grasset, 2003, p. 55-56 et p. 75. 15 L. Strauss, « La philosophie et la foi. Contributions à la compréhension de Maïmonide et de ses devanciers », 1e éd. 1935, trad. R. Brague dans Maïmonide …, Paris, PUF, 1988, p. 25. Voir aussi La Critique de la religion chez Spinoza …, éd. cit., p. 122. 16 « Immortalité : expérience et symbole », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 209 (CW, 12, p. 52).
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une adresse qui exige de la part de l’homme une forme de réponse : non certes une résolution qui supprimerait la tension existentielle, mais une symbolisation, mettant en œuvre l’ensemble des facultés de l’homme et structurant l’ensemble de ses actes cognitifs, moraux, politiques, etc. La « parole » de Dieu, ainsi entendue, est « vraie » non en raison de son contenu, mais en raison de la vérité existentielle de la tension qui la porte en amont et de l’ordre effectif moral et social qu’elle fonde en aval. Citons Voegelin : « “La parole” de Dieu n’est pas une parole qui puisse être prononcée, mais bien plutôt une signification qui peut être exprimée dans une interprétation très “libre” qui tire sa légitimité de la présence de l’esprit dans la communauté historique »17.
La foi et la raison constituent les deux grandes ressources que l’homme met en œuvre pour répondre à cette adresse. La philosophie grecque part ainsi de la même expérience que le christianisme des premiers pères : celle de la rencontre de l’humain et du divin. Comme Augustin autrefois, Voegelin voit une profonde parenté entre le logos de la philosophie et le logos de l’Évangile18. Cet accord fondamental entre la raison et la foi n’implique bien entendu nullement que l’une soit réductible à l’autre. Pour le philosophe, la rencontre entre l’humain et le divin fait l’objet d’une quête assumée par l’homme, alors qu’elle fait pour le théologien l’objet d’une révélation dont l’initiative vient de Dieu : « le philosophe est un homme à la recherche de la vérité, il n’est pas Dieu révélant la vérité », écrit Voegelin en 196519. C’est là la distinction que Voegelin fait entre le noétique et le pneumatique. Le noûs comme le pneuma sont des lieux de la rencontre de l’homme et de Dieu, de ce que Voegelin nomme le metaxy, ou « l’entre-deux »20, mais on peut dire que le noûs est ce par quoi l’homme 17 Lettre de Voegelin à Strauss du 22 avril 1951, Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 111 (CW, 30, p. 77). 18 « L’Évangile et la culture », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 172 sq (CW, 30, p. 173 sq.). J’ai tenté ailleurs de montrer combien cette conception d’un christianisme non-identitaire, spéculatif et anti-fidéïste était par bien des aspects proche de celui défendu par Pierre Magnard lui-même dans plusieurs de ses ouvrages, et en particulier dans Pourquoi la religion ? (Paris, Armand Colin, 2006). Voir Th. Gontier, « La religion et la transcendance du fondement », Revue théologique de Louvain, n° 39/3, 2008, p. 343347. 19 « Immortalité : expérience et symbole », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 235-236 (CW, 12, p. 79). 20 Voir, par exemple « Immortalité : expérience et symbole », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 234 (CW, 12, p. 77).
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tente d’atteindre Dieu, le pneuma ce par quoi Dieu se révèle à l’homme. Le mouvement noétique va donc de l’homme vers Dieu alors que le mouvement pneumatique va de Dieu vers l’homme : Voegelin parle dans le premier cas de symbolisation anthropomorphique, dans le second de symbolisation théomorphique21. Mais en réalité, et c’est cela qui importe en dernier recours, les deux mouvements ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : ils sont l’un et l’autre compris dans l’expérience intégrale que l’homme fait du « deux-en-un », de la participation réciproque de l’humanité et de la divinité. Il arrive à Voegelin de dire que le christianisme va plus loin que la philosophie, ou que l’anthropologie chrétienne est « supérieure » à l’anthropologie hellénique22, car elle comprend le transcendant comme ce qui n’est présent à l’homme que parce qu’il se rend présent. En ce sens, la religion chrétienne accomplit un pas supplémentaire dans la compréhension symbolique. Mais ce « plus loin » ne traduit qu’une supériorité partielle — il est aussi annonciateur d’une crise du théologicopolitique, d’un « trop loin » en quelque façon, dans lequel l’expérience de transcendance se défait en une expérience d’aliénation. Les symboles pneumatiques chrétiens représentent sans doute le point d’apogée de l’articulation symbolique : mais si les symboles articulés traduisent de la façon la plus adéquate l’expérience de l’âme, ils sont aussi les plus fragiles politiquement, et les plus vulnérables à la déformation gnostique. La pensée de Voegelin va bien dans le sens de la synthèse d’une intelligence éclairant l’expérience du divin et une foi guidée par l’intelligence. La religion juive introduit dans l’histoire des symbolisations de l’expérience un véritable « saut dans l’être », en ce que, pour la première fois, un dieu personnel se révèle comme transcendant au cosmos, en s’adressant directement à la personne humaine23. Mais ce saut a aussi lieu, dans une nouvelle théophanie, chez les Grecs, et en particulier chez Platon et Aristote — dont les symboles de l’épékéina et de la noèsis noèséôs marquent aussi la transcendance du fondement au-delà du cosmos. La révélation de Moïse (ou celle de Jésus) et la philosophie de Platon sont ainsi, dans la langue voegelinienne, des « équivalents » — c’est-à-dire des symboles différents se rapportant à une même expérience. 21 Voir la lettre de Voegelin à Strauss du 22 avril 1951, Correspondance 19341964 …, éd. cit., p. 112 (CW, 30, p. 77). 22 Sur cette dernière formule, voir la lettre de Voegelin à Strauss du 19 décembre 1942 (alors que la distinction entre le noétique et pneumatique n’est pas encore développée par Voegelin), Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 38. 23 Voir E. Voegelin, Israël et la Révélation, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Éditions du Cerf, 2012, p. 273 (CW, 14, p. 164-165),
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C’est une réduction moderniste que de voir dans la rationalité la seule dimension de la rigueur démonstrative et la précision logicoconceptuelle. La raison est avant tout le lieu où s’exprime la tension érotique vers le principe dans des mythes et des symboles. Elle renvoie à une expérience de l’au-delà avant de renvoyer à une cohésion logique interne. C’est là, pour Voegelin, le sens du logos des Grecs, comme en témoignent les analyses des mythes de Platon dans le troisième volume d’Ordre et histoire24. Inversement, la foi n’est pas l’adhésion aveugle en une révélation irrationnelle, telle la foi exprimée dans le credo quia absurdum de Tertullien (ou dans la théologie du miracle de Carl Schmitt, ou dans l’orthodoxie de Strauss lui-même), mais la quête d’une présence qui dépasse les moyens de la raison tout en exigeant ce travail de la raison : « Notre recherche n’est [pas] […] une révélation de la vérité ; il s’agit bien plutôt d’une entreprise […] anamnésique [i.e. au sens de l’anamnèse platonicienne] pour retrouver la présence “parmi le fouillis général de l’imprécision du sentir” » 25
La formule de la révélation mosaïque ne se traduit pas par « Je serai qui je serai » : Voegelin traduit plus simplement par la formule parménidienne, platonicienne et plutarquienne (avant d’être reprise par Montaigne à la fin de l’« Apologie de Raimond Sebond ») — « Je suis » : « Le symbole de l’ego sum divin fait partie de la conscience exploratoire qui approche du symbole de foi comme étant la réponse à une enquête naissant des expériences particulières de réalité. En effet, l’ego sum des Écritures symbolise le pôle nécessaire d’une réalité qui est uniquement expérimentée, dans sa particularité phénoménale, comme contingente. La tension expérimentée entre la contingence et la nécessité est la structure de réalité qui est en débat dans la question de la divinité »26.
La vraie scission ne se situe donc pas pour Voegelin entre philosophie et foi, mais plutôt entre deux formes de rationalisme, le rationalisme symbolique et le rationalisme doctrinal, l’un ouvert au questionnement de la transcendance, l’autre fermé sur une volonté de cohérence systématique 24 E. Voegelin, Ordre et Histoire III : Platon et Aristote / Order and History, III : Plato and Aristotle, trad. fr., préface et notes Th. Gontier, Paris, Éditions du Cerf, 2015. Sur la question des mythes, voir notre preface, p. 18-28. 25 « Immortalité : expérience et symbole », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 236, CW, 12, p. 79. 26 « Quod Deus dicitur » (1985), présentation et trad. D. Weber, Conférence, n° 26, printemps 2008, p. 559 (CW, 12, p. 378-379). Une lecture assez différente est donnée dans Israël et la Révélation, éd. cit., p. 669-679 (CW, 14, p. 459-466).
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et interne, qui conduit aux doctrines modernes de Hegel, Comte, Marx et Heidegger. Elle se situe aussi bien entre deux formes de pistis, l’une désignant la quête érotique d’un fondement inaccessible, l’autre une adhésion aveugle en des dogmes. Du point de vue de Strauss, Voegelin ne fait, mutatis mutandis, que reconduire le geste syncrétiste des Lumières (y compris dans ses conséquences historicistes et relativistes), geste rendu caduc par les grandes catastrophes de la rationalité qu’a connues le XXe siècle. Du point de vue de Voegelin, Strauss réduit la rationalité philosophique à la rigueur d’une démarche sans prendre en compte ses composantes pré-logiques (mythiques, symboliques, empiriques), comme il réduit la « réalité de la foi » à l’« acte de foi dans l’Écriture » et finalement à une adhésion dogmatique qui repose en dernier recours sur une forme de « credo quia absurdum » tout à fait étranger par son esprit à l’intellectus fidei augustinien. 2. Le théologico-politique: le décisionnisme straussien Cette divergence de conception de l’articulation entre foi et raison conduit les deux penseurs à des modèles théologico-politiques eux aussi divergents. L’absence de compromis entre raison et foi conduit Leo Strauss à une forme de décisionnisme proche de la démonologie que Strauss reproche lui-même à Max Weber, ou du décisionnisme de Carl Schmitt. Cette question du décisionnisme doit nous conduire à une mise au point sur les rapports entre Strauss et Schmitt. Il est vrai que Leo Strauss a rédigé en 1932 un commentaire critique de la Théorie du Politique de Schmitt27. Il y montrait notamment l’opposition des projets de Schmitt et de Hobbes, le penseur anglais voulant fonder les principes de la société libérale dans un contexte illibéral, le juriste allemand voulant à l’inverse, dans le contexte libéral de la République de Weimar, produire une critique de libéralisme en faveur d’un régime autoritaire illibéral28. Le projet libéral, écrivait Strauss, n’est pas seulement pour Schmitt un rêve creux, 27 « Observations sur le concept du politique de Carl Schmitt » (1932). On trouvera une traduction de ce texte dans L. Strauss, Le Testament de Spinoza, trad. G. Almaleh, A. Baraquin, M. Depadt-Ejchenbaum, Paris, Cerf, 2004, p. 313-337. 28 « Alors que Hobbes accomplit la fondation du libéralisme dans un monde illibéral, Schmitt entreprend, dans un monde libéral, la critique du libéralisme » (« Observations sur le concept du politique de Carl Schmitt », Le Testament de Spinoza …, éd. cit., p. 322-323).
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mais il part d’une révolte de l’homme contre l’ordre de l’existence humaine29. On aurait tort de penser pour autant que Strauss se place dans le camp de Hobbes. Il serait plus juste de dire qu’il reprend à son compte la critique de Schmitt sans en accepter certaines conséquences. Ce point apparaît plus clairement dans la conférence de 1941 sur le nihilisme allemand30. La pensée belliciste allemande, dit Strauss en substance, part d’une protestation contre la modernité libérale. Cette protestation est en elle-même justifiée du point de vue moral : elle rejoint, mutatis mutandis, la protestation de Glaucon contre l’état des pourceaux, celle de Rousseau contre la civilisation facile ou celle de Nietzsche contre le dernier homme qui est l’homme du siècle de l’industrie31. Schmitt, comme Heidegger et quelques autres intellectuels allemands (Strauss cite Oswald Spengler, Möller van der Bruck et Ernst Jünger), en ont tiré des conséquences bellicistes, en faisant valoir que la guerre est la fin dernière du politique, car elle nous délivre du confort illusoire de la paix et replace l’homme face au sérieux de son existence. Platon et Aristote nous avaient par avance mis en garde contre ces conclusions : c’est la guerre qui est en vue de la paix, et non la paix en vue de la guerre32. Strauss reprend à son compte cette critique de l’esprit belliciste : « La guerre est une activité destructrice. Et si la guerre est considérée comme plus noble que la paix, si la guerre et non pas la paix est regardée comme le but à poursuivre, alors le but n’est pratiquement rien d’autre que la destruction […] Croire que la paix éternelle n’est pas un beau rêve « Ce que veulent les adversaires du politique revient en dernière analyse à l’instauration d’un monde du divertissement, d’un monde de l’amusement, d’un monde sans sérieux […]. [Schmitt] affirme le politique parce qu’il voit que le sérieux de la vie humaine est menacé chaque fois que le politique est menacé. L’affirmation du politique n’est rien d’autre que l’affirmation de la moralité » (L. Strauss, (« Observations sur le concept du politique de Carl Schmitt », Le Testament de Spinoza …, éd. cit., p. 331-332). 30 « La perspective d’une planète pacifiée, sans gouvernants et gouvernés, d’une société planétaire consacrée seulement à la production et à la consommation, à la production et à la consommation de marchandises spirituelles autant que de marchandises matérielles, fut positivement effrayante pour nombre d’Allemands […]. Ce qu’ils haïssaient, c’était précisément la perspective d’un monde dans lequel chacun serait heureux et satisfait, dans lequel chacun aurait son petit plaisir diurne et son petit plaisir nocturne, un monde dans lequel aucun grand cœur ne pourrait battre et aucune grande âme respirer, un monde sans sacrifice réel autre que métaphorique, c’est-à-dire un monde ne connaissant pas le sang, la sueur et les larmes » (L. Strauss, « Sur le nihilisme allemand », Nihilisme et politique, trad. O. Sedeyn, Paris, Rivages, 2001, rééd. 2004, p. 42). 31 Ibid., p. 39. 32 Pour Platon, il n’y a rien de sérieux dans la guerre (Lois, VII, 803d), et c’est la guerre qui est en vue de la paix, non l’inverse. Propos repris par Aristote (Éthique à Nicomaque, 1332a 33), pour qui « La guerre doit être en vue de la paix, le travail en vue du loisir, les choses utiles et nécessaires en vue des choses nobles ». 29
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revient à croire que la guerre est quelque chose de désirable en soi ; et croire que la guerre est quelque chose de désirable en soi trahit une disposition cruelle, inhumaine »33.
Carl Schmitt a ainsi fait partie de ces mauvais maîtres qui, en période de crise, ont ouvert la voie à Hitler. Mais quelle aurait été, pour Strauss, la conséquence correcte à tirer de cette protestation, par elle-même justifiée, contre le déficit moral de la modernité libérale ? Elle aurait été, pour lui, un retour à la pensée politique prémoderne, à une philosophie politique, qui s’assume à la fois comme philosophie et comme politique, en posant la question de la vie bonne, question considérée comme tabou pour la pensée politique moderne. C’est cet enracinement de la pensée politique dans une réflexion sur les fins dernières de l’homme qui conduit Strauss à poser la question des rapports entre politique, théologie et philosophie. Sur cette question s’opposent d’une part le théologien orthodoxe, qui pense que ces fins sont révélées et qu’elles ne peuvent être accomplies que par des moyens surnaturels, et le philosophe, qui pense qu’elles sont comprises par la raison et que l’homme y a accès par ses propres ressources. La cité bonne (question évacuée par la modernité, comme l’est celle du « meilleur régime ») parvient à articuler les deux termes de ce conflit insoluble. Le concept de loi, tel qu’il a été compris par les philosophes juifs et arabes du Moyen Âge, a pour fonction de rendre possible la co-existence des plans théologique (fondé sur la Révélation) et philosophique (fondé sur la raison). La loi ne prétend pas réaliser la synthèse, mais plutôt opérer une forme de partage et de créer les conditions de possibilité d’une tension créatrice, et non destructrice, en distinguant les niveaux de lecture (et l’on ne saurait simplement réduire cette articulation des niveaux discursifs à une stratégie de dissimulation) : un niveau exotérique, qui vise l’obéissance, et un niveau ésotérique, qui laisse place à la spéculation philosophique. Cette articulation des niveaux de lecture a quelquefois été comprise comme une forme d’élitisme et une translatio moderne de l’idéal aristocratique des Grecs. En fait, il ne s’agit pas pour Strauss de dire que les philosophes doivent gouverner la cité, mais plutôt de dire que la vie politique doit laisser une place à la vie philosophique, aussi marginale soit-elle pour la cité, et aussi dangereuse puisse-t-elle être pour l’ordre politique. En retour, la philosophie doit quitter le domaine des abstractions « Sur le nihilisme allemand » …, éd. cit., p. 67-68.
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pour devenir politique — ce à quoi Heidegger en particulier a échoué, avec les conséquences politiques que l’on sait. La double rédaction des lois, telle qu’elle est définie au quatrième livre des Lois de Platon34, en articulant prescription et compréhension, fournit une esquisse de ce modèle, sans toutefois parvenir à échapper au schéma du « noble mensonge ». La prophétologie judéo-arabe offre un concept de loi qui permet à la fois l’activité philosophique et la régulation de la vie sociale, condition de la vie heureuse. Comme l’écrit Heinrich Meier : « À la différence des traités théologico-politiques du XVIIe siècle, le rationalisme prémoderne part du nomos ou de la loi au sens originel, de l’ordre général de la communauté, qui unit en elle la politique et la religion, en tant que loi religieuse, politique et morale, interpelle l’individu tout entier, dans son existence même. Il fonde la loi pour aller au-delà de la loi »35.
Il reste encore une fois que la synthèse ne vaut pas pour résolution du conflit : « Toute synthèse », écrit Strauss, « est en fait un choix soit en faveur de Jérusalem soit en faveur d’Athènes »36. Leo Strauss reconduit ainsi à ce niveau le décisionnisme de Schmitt ou la démonologie de Weber, qu’il critique par ailleurs37. On pourra se demander quelle était la décision de Strauss lui-même entre Jérusalem et Athènes. Vers quoi le portait son démon, au sens socratico-wéberien ? Les textes de Strauss ne Lois, IV, 720a-d. H. Meier, « Le problème théologico-politique », 1ère éd. allemande 2003, dans Id., Leo Strauss. Le problème théologico-politique, trad. P. Rusch, Paris, Bayard, 2006, p. 38. 36 Lettre de Strauss à Voegelin du 25 février 1951, Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 108. 37 Voir notre note plus haut sur le chapitre II de Droit naturel et histoire. Heinrich Meier souligne le caractère paradoxal de cette position décisionniste : « [Strauss] a souvent fait dire que, pour lui, la philosophie se trouvait dans une impasse face à la Révélation, et ne pouvait s’en sortir que par l’effet d’un acte décisionniste. Une imputation qui paraît d’autant plus paradoxale qu’aucun philosophie n’a exclu aussi clairement qu’une décision aveugle, non justifiée, puisse jamais offrir un fondement solide à la vie philosophique » (H. Meier, Op. cit., p. 54). Les propos qui suivent de Meier visant à adoucir la contradiction entre philosophie et Révélation, en montrant ce que l’un peut apporter à l’autre (et les Lumières médiévales reconnaissent au moins, au contraire des Lumières radicales modernes, la possibilité de la Révélation), ne me semblent pas remettre en cause le fait qu’il y ait un choix à faire en faveur de l’un ou de l’autre, et que le philosophe ne peut être guidé dans ce choix que par un impératif de probité morale. Nous nous accordons sur ce point avec Daniel Tanguay : « Strauss a fort bien vu le danger que constituait pour la philosophie l’introduction de ce décisionnisme premier. Cependant, nous ne croyons pas qu’il ait réussi à répondre de manière satisfaisante à l’objection décisionniste qu’il a luimême soulevée. Quand le philosophe privilégie l’expérience de l’eros au détriment de l’expérience de la crainte de Dieu, il choisit une expérience de l’âme humaine parmi d’autres » (D. Tanguay, Op. cit., p. 228). 34
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manquent pas d’ambiguïté sur ce point, puisqu’il semble à bien des endroits défendre une forme d’intégrisme religieux et refuser tous les compromis entre foi et raison, entre religion et philosophie. Mais Strauss lui-même est philosophe, et, à ce titre, il rejoint la position de ceux qu’il nomme les athées intègres, par « probité intellectuelle » (Spinoza et Nietzsche)38, par opposition aux athées utilitaristes, qui ne rejettent la religion que parce que la crainte de Dieu porte atteinte à la tranquillité de l’âme (Épicure) ou à la paix civile (Hobbes)39. Il assume « ce nouveau courage, qui consiste à regarder en face la déréliction de l’homme, qui est le courage d’accepter la terrible vérité, sans pitié pour l’inclination de l’homme à se tromper sur sa situation » et qu’il nomme « probité »40. Comme l’écrit de lui Hans Jonas, « il a souffert de la nécessité d’être athée »41, ou, pour reprendre la formule de Hannah Arendt, il a été un « athée orthodoxe »42. C’est là le drame de Leo Strauss, d’être athée par intégrité, ou plus précisément pour préserver l’intégrité du religieux — d’être pour ainsi dire athée par intégrisme religieux, ou par réduction de la religion à une position d’intégrisme. 3. Le théologico-politique : le polythéisme théomorphique voegelinien Venons-en à Voegelin. Loin de voir en Athènes et Jérusalem deux ordres inconciliables (celui de la raison et celui de la foi), celui-ci voit deux ordres politiques également fondés sur une ouverture à l’expérience du sacré — la société comprise sur le modèle de l’âme tendue vers son principe divin chez Platon, la société investie par le pneuma du Christ 38 Pour ces athées probes, « les idées religieuses ne sont plus rejetées parce qu’elles sont terrifiantes, mais parce qu’elles sont désirables, parce qu’elles sont réconfortantes : la religion n’est pas un instrument que l’homme s’est forgé pour d’obscures raisons pour se tourmenter, pour se rendre la vie difficile sans nécessité, mais une échappatoire choisie pour des raisons évidentes : pour échapper à la terreur et au désespoir de la vie, qu’aucun progrès de la civilisation ne pourra jamais éradiquer, pour se rendre la vie plus facile. Un nouveau genre de courage, qui s’interdit toute fuite de l’horreur de la vie dans une illusion réconfortante, qui accepte la description éloquente de la misère de l’homme sans Dieu comme une preuve supplémentaire de la bonté de sa cause, se révèle finalement comme la raison ultime et la plus pure de la révolte contre la tradition de la révélation » (Leo Strauss, Maïmonide, introduction, trad. fr. cit., p. 31). Sur cet athéïsme par probité intellectuelle, Voir H. Meier, Op. cit., p. 44-47 et D. Tanguay, Op. cit., p. 66-78. 39 Voir par exemple La Critique de la religion chez Spinoza …, éd. cit., p. 18 sq. et p. 31-32 ainsi que, sur Hobbes, p. 108-114. 40 Ibid. 41 Cité par Sylvie Courtine Denamy, De la bonne société …, éd. cit., p. 103. 42 Voir Ibid., p. 16 et p. 104.
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chez saint Paul, qui a fourni un symbole politique à l’Empire chrétien médiéval. C’est ce modèle de l’Empire chrétien médiéval, décrit par Alois Dempf dans son Sacrum Imperium de 1929, constitué symboliquement comme le corps mystique du Christ et gouverné par son pneuma, qui est placé au centre de l’ouvrage de 1938, Les Religions politiques43. Dans les années 1940-1950, Voegelin découvre la philosophie des présocratiques et de Platon : c’est dans la polis grecque qu’il va ensuite voir le modèle de la « bonne société », plus que dans l’Empire chrétien médiéval. Ce que les Grecs ont découvert, c’est que la société ne trouve pas le principe de son ordre dans le cosmos, mais dans l’ordre de l’âme humaine mise en tension par l’expérience érotique du divin. C’est en ce sens que, pour Platon, la société est l’« homme écrit en grandes lettres »44. La politique est par avance sous-tendu par le théologique parce que le logos de la philosophie est sous-tendu par l’expérience religieuse. Le conflit n’est pas entre Athènes et Jérusalem, mais entre le logos des Anciens et la raison des modernes, coupée de ce fondement de sens et constituée en instrument de production de systèmes philosophiques. La volonté de Platon n’a jamais été de produire un système, ni d’ordonner la cité à partir d’un principe abstrait (l’idée du Bien), mais de penser l’ordre social à partir de l’ordre juste de l’âme ordonnée vers son fondement transcendant de sens, dont le modèle est l’âme socratique45. Citons une lettre de 1942 : « Au centre de la pensée politique de Platon, on trouve les expériences fondamentales qui sont liées à la personne et à la mort de Socrate — la catharsis par l’intermédiaire de la conscience de la mort et l’enthousiasme d’érôs ouvrent tous deux la voie à la juste ordonnance de l’âme (Dikè). L’accomplissement théorique politico-éthique paraît secondaire par rapport à ces expériences fondamentales. C’est seulement lorsque l’ordre fondamental de l’âme est défini que le champ des relations sociales qu’il détermine peut être ordonné de façon systématique »46. 43 Sur cet ouvrage, voir nos articles, Th. Gontier, « Corps mystique et société politique chez Éric Voegelin », Noèsis, n° 12, 2007, p. 89-116 et « “Religions politiques” : usage et limites d’un concept. Une réflexion à partir d’Éric Voegelin », Éthique, politique, religions, n° 4, 2014, p. 27-46. 44 Sur le « principe anthropologique » de Platon, Platon et Aristote, éd. cit., p. 144145, 161-162, 174 et 196 (CW, 16, p. 123-125, 139-140, 152-153 et 173), ainsi que notre préface de cette traduction, p. 37-41. Voir aussi notre article, Th. Gontier, « Platon et la crise des temps modernes. Une analyse du Plato and Aristotle d’Éric Voegelin », J.M. Counet, A. Merker et M. Lequan (dir.), La Pensée en devenir. Réception du platonisme et du néoplatonisme en histoire de la philosophie, Louvain, Peeters, à paraître. 45 C’est là l’un des thèmes majeurs du chapitre du Platon et Aristote consacré au Gorgias (Platon et Aristote, trad. cit., en particulier p. 108-110 (CW, 12, p. 90-92). 46 Lettre de Voegelin à Strauss du 9 décembre 1942, Correspondance 19341964 …, éd. cit., p. 36-37 (CW, 29, p. 338-339).
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Pour Platon et Aristote, la philosophie consiste moins dans l’élaboration de systèmes cohérents du point de vue conceptuel que dans l’analyse des expériences fondamentales de l’ordre, qui sont des expériences non de résolution mais de tension. Ils sont en cela des réalistes, au sens où le réalisme consiste à affirmer « la réalité de la tension existentielle »47, là où les modernes sont des idéalistes, de par leur méthode de réduction de la réalité à des idées et des concepts. Citons une réponse orale de Voegelin à une question posée dans un colloque : « La République [de Platon] n’est pas un système. Elle est une analyse de l’ordre dans la société fondée sur l’aperçu en direction de l’épékéina, de la réalité divine dans l’au-delà »48 : c’est bien de cette façon que Voegelin comprend lui-même l’acte de philosopher, comme une pénétration analytique et herméneutique des expériences fondamentales. Ce qui caractérise ainsi la théologie politique de Voegelin est son refus de toute fixation dogmatique. Voegelin reprend volontiers à Platon l’idéal d’une communauté structurée dialogiquement autour (écrit-il à Strauss) d’un « polythéisme théomorphique »49. Comme le verra bien Strauss, pour le critiquer sur ce point, l’ordre propre à la communauté politique — homothétique à l’ordre de l’âme —, telle que l’entend Voegelin, est celui de la « conversation érotique » d’un Socrate50. Le théologico-politique a ainsi pour Voegelin essentiellement une fonction critique, visant à relativiser toute réponse apportée à la question de l’existence en la ramenant à sa dimension de finitude, et en particulier à relativiser toute réponse au niveau politique pouvant, d’une façon ou d’une autre, faire de l’État le substitut du divin, confisquant pour lui-même à un niveau immanent et mondain le pôle de transcendance autour duquel s’organise la vie humaine. Si la position de Strauss était celle d’un athée par intégrité ou par intégrisme, on peut dire que celle de Voegelin est celle d’un chrétien politique. Il précise ainsi, dans une lettre à Alfred Schütz de 1953, que son « intérêt pour le christianisme n’a en réalité strictement aucun fondement religieux »51. Si Voegelin s’intéresse à la religion, c’est pour des 47 « Immortalité : expérience et symbole », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 233 (CW, 12, p. 76). 48 CW, 33, p. 368. 49 Lettre de Voegelin à Strauss du 22 avril 1951, Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 117 (CW, XXX, p. 83). 50 Lettre de Voegelin à Strauss du 22 avril 1951, Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 116. Voir aussi la réponse de Strauss à Voegelin du 4 juin 1951, Ibid., p. 120. 51 “Essentially my concern with Christianity has no religious grounds at all” (Lettre de Voegelin à Alfred Schütz du 1er janvier 1953, CW, 30, p. 122).
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raisons essentiellement anthropologico-politiques, dans la mesure où la religion constitue une force capable d’endiguer les désordres engendrés par une « modernité effrénée » (modernity without restraint, pour reprendre un syntagme de la Nouvelle science du politique52). Conclusion Pour Leo Strauss, la question essentielle de la philosophie politique est celle de l’existence du philosophe dans la cité. Celui-ci prolonge là une préoccupation chère à Aristote : la possibilité de la théôria à l’intérieur de la cité53. Comment la cité peut-elle comprendre en elle la possibilité de la vie philosophique, sans pour autant que la philosophie détruise l’ordre social, essentiellement fondé sur la croyance et l’obéissance, non sur la spéculation et la réflexion critique ? Les écueils de la modernité résident dans la confusion des deux ordres, de la croyance et de la spéculation rationnelle. Le rétablissement d’un ordre juste passe par un ordre politique ouvert à la possibilité de la philosophie, mais plus encore par le rétablissement d’une philosophie politique, articulant la spéculation sur la vie bonne et le maintien de l’ordre social, dans une société qui n’est pas une simple communauté de philosophes. Eric Voegelin pose une question en un sens plus classique. Pour lui, l’ordre juste de la cité est à l’image de l’ordre juste de l’homme ouvert au sens de son existence. On peut parler de platonisme au sens où la cité ordonnée est gouvernée par l’idée du bien — un bien qui, tout en structurant l’agir humain, se situe au-delà du monde et du politique. Mais il faudrait ajouter qu’il n’y a pas pour autant chez Voegelin de conception de la justice fondée sur une « vision compréhensive du bien », au sens de Rawls, c’est-à-dire sur une doctrine proposant une théorisation dogmatique de ce qu’est la bonne vie et la bonne société. Le fondement de l’existence reste essentiellement une question. Reprenant la formule du Nieuwe Katechismus de 1966, écrit à la demande de la hiérarchie des Pays Bas, Voegelin définit l’homme comme « celui qui questionne », et dont la foi constitue plus une interrogation qu’une réponse. Il précise que « le conflit n’est pas « entre l’Évangile et la philosophie, mais plutôt entre 52 Voir E. Voegelin, La Nouvelle science du politique, Une introduction (1e éd. 1952), trad. préface et notes S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2000, p. 257 (CW, 5, p. 241). 53 Voir Politique, VII, 3, 1325a17-b33.
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l’évangile et sa possession en tant que doctrine non questionnée »54. Cette tension vers la transcendance, à laquelle l’existence humaine est naturellement ouverte, interdit à l’homme de trouver dans l’ordre politique la réponse définitive à la question de l’existence. Chez les deux penseurs, quelle que soit leur différence, la question de la signification et de la légitimité du politique se trouve posée non à partir de son centre de souveraineté, comme c’est le cas dans la pensée politique moderne, de Bodin à Schmitt, mais à partir de ses limites et de ses frontières, que sont la spéculation philosophique et l’expérience religieuse.
54 « L’Évangile et la culture », Correspondance 1934-1964 …, éd. cit., p. 173 (CW, 12, p. 173-174), traduction modifiée par nous.
UNE IDÉE DU MYSTÈRE Bruno Pinchard (Université Jean Moulin – Lyon 3) Pierre Magnard a fécondé la pensée française sur des modes multiples, mais d’abord par ses élèves auxquels il a consacré, avec une constance admirable, le meilleur de son travail et de son énergie. Y a-t-il pour autant une école philosophique de Pierre Magnard ? Certes, nous sommes tous liés par une adhésion de principe à l’humanisme de la Renaissance, mais pour engendrer combien de voies différentes, combien d’engagements distincts et même divergents ! La force du « magnardisme » est précisément dans cette diversité et dans l’éclat de ces différences. On ne trouvera ici nul style unique, nul psittacisme asservi, nul anathème bureaucratique, nulle excommunication à l’égard de ceux qui dévieraient de la ligne proclamée. Mais où donc est le lien si fort qu’on observe entre les fils issus d’un tel père, sinon dans la bienveillance du foyer d’origine qui n’a eu d’autre souci que de susciter des talents et d’encourager des destins ? On me répliquera que Pierre Magnard a transmis la passion du néoplatonisme. Certes, c’est chez lui qu’en des années de plomb, on entendait parler de Boèce ou de Victorinus, à côté de Plotin ou de Ficin, mais Pierre Magnard n’a jamais été un platonicien strict et son enseignement, tout socratique qu’il ait été dans son principe, ne procédait pas prioritairement des dialogues de Platon. Pierre Magnard a été longtemps montaniste, on le sait, mais qui ne voyait percer Pascal sous ce Montaigne ? Le Montaigne de Pierre Magnard n’était pas le Montaigne de la retraite ou de l’hédonisme souriant, c’est celui de l’Apologie de Raymond Sebonde. Derrière ce Montaigne, on déchiffre sans peine un Pascal porté aux extrémités de sa puissance dialectique et dévoré par une inquiétude spirituelle assez éloignée du charme complaisant du bordelais. Il en fut de même lors de la restitution progressive de la figure de Charles de Bovelles. Il est vrai que le cas est assez différent ici car la publication du Livre du néant fut un coup de tonnerre dans le dogmatisme de l’époque. On ne cherchera pas ailleurs comment Magnard a pu engendrer des travaux multiples sur Nicolas de Cues,
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c’est lui qui avait montré la diffusion de la puissance conjecturale du Cusain dans la pensée française. Pourtant, Magnard n’a pas identifié sa pensée à Bovelles, il s’est remis aussitôt en mouvement, il a suivi aussi bien les voies de Leibniz, de Thomas, du De causis, sans faire de pause, ni donner lieu à un enseignement ex cathedra fixé et déterminé. Que voulait donc Pierre Magnard dans ses années 1980 où nous avons été ses élèves ? Magnard est l’homme des époques de transition, il incarne cette inquiétude dans le savoir et dans la vie qui s’accommode d’une extrême intelligence des détails du présent et d’une forme de cécité assumée sur les voies du futur. Loin de lui, la certitude imbécile du progrès ou l’appel à la lutte victorieuse d’un camp contre l’autre. Il était tout aux variations et il retrouvait, jusque dans sa passion des minores de la tradition philosophique, cette sagesse tremblante, faite d’attente et de percée, dont se nourrissent les esprits rendus fébriles par la course du monde. La sagesse magnardienne est une sagesse de circonstance car toute la vie du sage consiste à être présent aux heurts du temps quand il hésite avant de retomber, comme un dé qui donne son chiffre. Pour qui sait s’y tenir, la circonstance est la fée de l’intelligence et le doigté de la providence. Pierre Magnard s’y est avancé avec ce sens du mystère que précisément je veux approfondir dans ces pages. Que la circonstance contienne un pouvoir épiphanique, je le sais pour mille raisons, mais je le sais aussi pour l’avoir observé dans le fourmillement d’intuitions qui nimbait la parole de Pierre Magnard. Tous les disciples ne sont pas faits pour un tel maître, mais pour ceux qui savent chevaucher le tigre, les paysages se multiplient, les découvertes s’amoncèlent, les fruits sont mûrs. Pierre Magnard a été l’esprit libre de notre jeunesse, il le reste maintenant encore, dans un monde qui a tellement changé que c’est à peine si nous respirons le même air. A y repenser, il régnait en ces années un sens crépusculaire qu’une nuit sanglante est venue ensuite vérifier. Pierre Magnard savait que notre rapport à la vérité est celui de la chauve-souris. Il a été cet animal gracieux sur le plafond de notre grotte. Mais entre les portes de corne et les portes d’ivoire, il a toujours choisi la voie des songes véridiques. C’est pourquoi il rêve toujours avec nous. Invisible, inconscient, mystère : du Dieu inconscient Entendue dans ses plus hautes prérogatives, la philosophie est d’abord un savoir de l’Hadès, savoir des morts certes, mais d’abord
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savoir de l’invisible : en grec « Aidès », c’est aussi « A-eidès », le « sansforme », l’« in-visible »1. Aussi les pensées humaines se distinguerontelles selon leur plus ou moins grand degré de sensibilité à l’invisible. On reproche souvent à Platon son monde d’abstractions et son refus du corps. La métaphysique cependant ne condamne pas les sens ou la vie, elle se donne sur la vie le point de vue des morts. On n’a sans doute pas assez médité cette condition du savoir métaphysique, que Virgile ou Dante illustrent pourtant à plein dans leur cheminement aux Enfers et que reprendront toutes les traditions initiatiques. Ces abstractions de l’ontologie qui semblent avoir raison de la vie ne sont en fait que la projection d’un savoir des morts. L’Enfer y précède largement l’immortalité — ou lui donne son sens authentique. Vico explique ainsi le sens du mépris des anciens pour le corps : « Les optimates étaient les lettrés de la littérature héroïque, grâce à laquelle ils gardaient la sagesse héroïque dont le fondement était que les âmes humaines étaient immortelles. Il s’agit quasiment là d’une tradition du genre humain. Ils tenaient pour rien les corps, parce que les corps, ils les touchaient, tandis que les images des ancêtres, non. Telle est la théologie des poètes, qui font des âmes les imagines humanae maiorum, les images humaines des ancêtres »2.
Les imagines humanae maiorum résumeront toujours l’ontologie profonde du monde idéal des philosophes, qui n’est d’abord qu’un monde fantomatique. L’invisible, né de la tombe et transmis par le rituel, est l’authentification secrète des abstractions spéculatives, et les mystères de l’amour transmis par Diotime à Socrate ne sont qu’un exercice pour rendre l’éclat des corps à une invisibilité d’abord funéraire. Le Phédon et le Banquet sont plus que des œuvres illuminées qui nous font regretter la pente dialectique du platonisme ultérieur, ils sont les gardiens définitifs de la dimension bachique de la philosophie, c’est-à-dire de la dimension orphique et souterraine qui est seule à même de donner son sens philosophique au culte religieux de la lumière. Tout mythologique qu’il soit dans son expression, ce sens appartient par priorité à la raison, il est vrai non pas définie par ses procédures formelles, mais par sa destination de gardienne de l’intelligible. La raison est fille de la mort et de l’amour. Il faut soutenir bien haut, contre toutes les tentations de l’irrationalisme, que la raison est la première faculté de l’invisible, loin devant la sensibilité et les sentiments. Les hommes en Platon, Phédon, 80 d, 81c. G. Vico, Sinopsi del Diritto universale, éd. Cristofolini, p. 14.
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effet sont peut-être devenus intelligents à force de supposer le monde des relations possibles que pouvaient entretenir les morts avec l’au-delà qui les cache à la vue. On sait comment l’esprit vient aux filles. Les lois secrètes de la sexualité, lois d’engloutisssements et de restitutions comme celles de la tombe, sont parmi les grandes éducatrices de l’intelligence. La raison est le damier de la présence et de l’absence; mort et sexe en sont les premiers exercices. Dans ses origines les plus assurées, la philosophie est donc le surgissement, depuis l’invisible, d’un régime particulier de la discursivité, le possible. Ce n’est pas le rêve, comme le suppose un romantisme un peu facile, qui entretient des rapports constitutifs avec l’invisible, c’est la raison elle-même, conçue comme déploiement des mondes virtuels, que suscite la rencontre des phénomènes. La raison est la plus qualifiée pour assumer cette fonction car la raison par essence est libre du visible. La réminiscence, principe de l’intelligence rationnelle, vérifie la pure intériorité de la raison à elle-même et son indépendance à l’égard du visible. La spontanéité de nos idées révèle leur appartenance au monde méta-physique de l’invisible. Inversement, l’invisible exige la purification des esprits de toute attache visible. Platon a discerné dans l’usage de la raison le véritable catharme, l’instrument de purification, qui donne à l’âme la capacité de traverser l’épreuve de la mort3. Ce n’est que par la raison, principe universel des relations, que l’invisible établit une relation constante avec la conscience d’abord tournée vers la seule perception, quand elle ne s’abandonne pas à la simple fatalité de l’incompréhensible. Mais la raison n’est pas que relation, elle est aussi causalité. Ici tout bascule. En engendrant la causalité dans son efficience, la raison passe du monde intemporel de l’invisible au monde des successions. En cherchant à donner un sens (même si c’est toujours sous la forme d’une relation) à une suite d’événements (posés comme réels parce que constatés ou mesurés), la raison devient un arpentage du visible. Plus tard, sans doute, la force redonnera sa part d’invisible à l’interprétation causale du monde. Mais pour l’instant, soyons attentifs à cette conversion à l’apparence qui caractérise la causalité. Aristote est peut-être ici le grand coupable. Alors que la cause est toujours une forme finale invisible chez Platon, il semble avec Aristote que la causalité se dégrade, au moins en partie, en efficience physique. L’invisible se voit asservi à une opération et l’ensemble du pouvoir efficace de la causalité est reconduit à des réalités positives qui sont des actes déterminés. Mais la dimension m étaphysique perdure tant que ces Platon, Phédon, 69 c.
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actes sont reconduits à des puissances indéterminées dont ceux-ci ne sont que des limites passagères. La philosophie a été longtemps assez sûre de son essence orphique pour réduire, autant que possible, l’action causale à une relation analytique, et donc pour réduire l’extériorisation de la cause à un moment dans un système de relations abstraites. En son fond, celui-ci demeurait un système de l’invisible. Dans cette logique la cause s’est vue même dépouillée de sa puissance, au point de n’apparaître plus que comme une simple occasion pour l’agir d’une puissance soumise aux seules lois de l’invisible. Pourtant ces efforts de Leibniz ou de Malebranche venaient trop tard, le mal était fait. La métaphysique, depuis Averroès en particulier, était définitivement devenue le savoir des causes. Le grand pouvoir de la raison allait se trouver asservi par les idéologies. On ne soulignera jamais assez que c’est le Dieu-cause qui a fait sombrer la philosophie, au point qu’on peut se demander si l’immense effort de savoir qui s’est honoré du nom d’amour de la sagesse n’a jamais été autre chose qu’un instrument au service des idéologies. D’où viennent ces idéologies? Elles ne viennent pas d’une source triviale, sans doute, mais elles ne proviennent pas de l’invisible pour autant. Elles résultent plutôt de l’extrême détresse du visible, autrement dit de la crainte. Les idéologies proviennent toujours du malheur. Elles voudraient ne plus craindre le malheur et elles appellent cette espérance providence. Elles voudraient donner des causes au malheur, et elles vont trouver ces causes dans la faute — ou dans l’innocence — de celui qui en est le responsable. Très vite la philosophie fut requise pour organiser ces symptômes de la détresse du visible. Les religions se consacraient au malheur, elles avaient besoin que le savoir de l’invisible participe à la conjuration du malheur, et d’abord de l’invisible dans sa forme la plus épurée, la raison. Il y aurait désormais une causalité rationnelle intégrale du visible. La raison ne sera plus l’émergence des mondes virtuels dans le temps, elle sera la mobilisation du virtuel pour rendre raison des désordres du temps. On appelle « historicisme » l’instauration progressive de ces liens entre l’éternel et le temps. Cet asservissement de la raison n’a pas été général ni unanime. La théologie du malheur et du Sens n’a pas toujours occupé les philosophes et il en est de la rationalité philosophique comme des mathématiques, tous ses axiomes ne sont pas destinés à une application physique. Ne fut-ce pas un événement sidérant lorsque, contre tous les attendus des sciences positives qui commençaient à s’imposer alors, Freud prononça le mot d’« inconscient » ? Et de même encore lorsque, dès 1710, G iambattista
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Vico supposa que notre condition présente n’était intelligible qu’à supposer un état antérieur et insoupçonné de l’esprit humain, ou lorsque Schopenhauer fit l’expérience d’une volonté sans raison sous les lois phénoménales ? Il faudrait ici invoquer encore les poètes, le caïnisme de Nerval, la raison ardente d’Apollinaire, l’antithétique de Yeats, et d’abord le « surnaturalisme » de Baudelaire. Les esprits les plus libres revendiquaient un droit à penser par-delà l’enchaînement des causes et des effets dans le temps, et leur gouvernement par une providence mesurable. Penser sera désormais servir un Dieu invisible parce qu’en mesure de pactiser avec l’in-conscient. C’était renouer pour la pensée avec sa source authentique, cet élément proprement pré-déistique dont elle est la certitude morale. Les Étrusques avaient un nom pour ces pouvoirs, les DII INVOLUTI, les déités voilées, supérieures à tous les autres dieux manifestés. L’inconscient a beau être une notion contradictoire en son fond, il est une alternative notable au règne de la cause dans la pensée. Le Créateur lui-même lui doit quelque chose. Car il n’est pas d’union à Dieu, comme il n’est pas d’union au mystère, qui ne soit toujours une tentative de relation avec des puissances inconscientes. Il est vrai que la causalité revient toujours et la raison asservie par son horizon physique perd l’ouverture qu’elle s’était donnée. Mais on ne jugera une pensée que par l’amplitude de son ouverture au monde non manifesté et c’est le sens profond de la pesée des âmes à l’entrée de l’Enfer. Les savoirs sans inconscient, voués aux enchaînements techniques, annoncent des savoirs de l’oppression en puissance. Il y a une religion à naître dans l’évocation de l’inconscient car elle est la source des oracles. Le concept d’inconscient est la forme la plus moderne de résurgence de l’invisible et de l’invention rationnelle qu’il suscite. Nous lui devons une perpétuation du platonisme antique sous une forme inattendue dont il faut analyser maintenant les profondeurs et les attentes. Un dieu plus proche que le Dieu-cause s’est uni à notre âme. Ce dieu est consubstantiel à nous-même et répond jusqu’à l’appel de notre nom. Nous serons jugés sur notre capacité à forger de nouvelles rationalités à partir de cette condition originelle dont la crainte et le malheur nous ont trop fait perdre la mémoire. À ce prix, le philosophe retrouvera sa véritable vocation, qui est d’être un gardien pour la cité, gardien cependant ni seulement de l’être ni de l’intelligible, mais d’abord et fondamentalement, de l’invisible. Il n’est de veille de l’esprit que de l’invisible, et seul l’invisible peut autoriser la philosophie à se constituer en critique des autres savoirs. Inversement, il n’est pas de doctrine qui ne puisse trouver un bon sens sous la raison de l’invisible qui lui donne ou
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retire sa vérité. C’est l’invisible qui donne sa portée absolue à un savoir qui sans lui ne serait qu’un non-savoir. Selon sa vocation authentique, la philosophie n’est jamais qu’un « spectre bord d’un centre obscur »4. Une thèse radicalement substantialiste Nous n’avons ainsi d’autre tâche que de définir l’ontologie qu’exige le fait de l’inconscient et la rupture qu’il engendre dans la chaîne des causes. Nous savons que l’inconscient freudien a au moins trois caractéristiques : 1) il se révèle principalement dans le transfert ; 2) il procède de signifiants sexuels ; 3) mais les organes sexuels n’accèdent au statut de symboles qu’à travers un complexe originaire où le sexe mâle est perdu : la pulsion inconsciente ne s’y édifie alors qu’à passer par la loi d’un père castrateur, tout en cherchant à se satisfaire par l’identification narcissique, substitut de l’amour de la mère. Ce scénario aux implications multiples épuise-t-il le champ de l’inconscient? Faut-il même soupçonner qu’il en pervertit la puissance de révélation? Tout initié, même virtuel, est pris dans ce débat qui mobilise tout le champ de l’Invisible antique et du Dieu moderne qui s’est développé après lui. On suppose ici une expérience cardinale de l’inconscient qui ne procèderait pas du transfert, mais d’une simple réminiscence. La conséquence en serait de reconstituer une ontologie de l’invisible au-delà de la figure freudienne de l’inconscient. Cette figure ne pourrait cependant être méconnue pour les raisons qu’on a dites. La psychanalyse freudienne est la résurgence par excellence du démonisme antique dans notre siècle. Cette remarque suffit à marquer la nécessaire distance d’une inspiration philosophique proprement païenne à l’égard de toute forme de phénoménologie de l’apparaître5. Le propos consiste plutôt à solliciter, au-delà même de l’herméneutique analytique, un inconscient que ne viendrait pas barrer le nom du père et qui même, comme nous allons le voir, se déploierait dans la puissance de nomination du père.
Selon une expression empruntée à René Thom. Y compris celle de Michel Henry ; cf. La Généalogie de la psychanalyse, Paris, 1985, qui propose de fonder le sujet dans une affection intime, absolument abstraite de tout contenu mondain (et donc cosmique). Le sujet ainsi affecté ne donne prise à aucune différence, puisqu’il s’unifie par sa mise à distance du monde. Aucune différence entre le visible et l’invisible n’y est plus décelable, et encore moins les modes de leur liaison. 4 5
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Cet inconscient peut-il demeurer sexuel, dès lors qu’il renonce aux deux autres déterminations fondationnelles de l’inconscient freudien, telle est l’une des questions premières. Un premier chemin consisterait à suivre la distinction proposée par Henri Ellenberger dans ce qu’il appelle l’utilisation thérapeutique des forces psychiques inconscientes6. D’un côté, il distingue une méthode consistant à provoquer l’émergence de forces inconscientes chez le malade, et il range la névrose de transfert dans cette classe. D’un autre côté, il analyse une autre méthode consistant à provoquer l’émergence de forces inconscientes chez le guérisseur. Les pionniers de la découverte de l’inconscient avant Freud, et peut-être audelà de lui, auraient été affectés par cette maladie initiatique. La fidélité à l’enseignement des poètes emprunte cette seconde voie et la transe dans laquelle se tient la philosophie, depuis Hölderlin au moins, tient à ce que les philosophes, grâce à cette longue maladie initiatique qu’est l’apprentissage de leur discipline, se proposent d’aller chercher dans le pays des esprits non seulement les âmes volées, mais les concepts oubliés. Le dédoublement de la raison par un invisible qui se rend libre de la scène du transfert se retrouve ainsi immédiatement confrontée aux traditions magiques. La sexualité de l’inconscient, s’il faut la nommer ainsi, est d’abord une sexualité magique. Le tournant évoqué ici est d’abord un tournant démonique. Par tournant démonique nous entendons le moment où toute substance finie se reconnaît comme investie de forces plurielles et intermédiaires qui la modifient et la situent dans un cosmos hiérarchique. Le moment démonique de la pensée signifie le retour à une pensée des influences, astrales et physiques d’abord, — intersubjectives ensuite, si l’on inclut dans l’intersubjectivité l’émission de pouvoirs invisibles qui anticipent toute forme de communication rationnelle. La sexualité de l’invisible se nomme Amour. Il en découle que l’amour est plus dangereux car plus pénétrant que le sexe, et que l’attraction en général manifeste un pouvoir plus universel que la castration archaïque7. Sur le plan ontologique, cette orientation intellectuelle demande à être formulée sur la base de principes déterminés. En prenant appui sur la 6 Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, éd. fr., Paris, 1994, présentation par E. Roudinesco, p. 20. 7 À moins qu’elle ne soit réintroduite dans le cadre d’une mythologie démonique. L’empereur Julien, méditant sur la figure d’Attis, interprète la castration d’Attis et sa consolation auprès de Cybèle comme un arrêt de la course de l’intelligible vers le sensible — dans notre langage, une limite opposée à une diffusion intégrale de l’invisible dans le sensible. Cette castration ne saurait être accidentelle à notre propos, elle devient alors fondatrice; cf. L’empereur Julien, Sur la mère des dieux, 168 d.
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possible conciliation de Platon et d’Aristote, on pourrait prendre pour point de départ que le mystère de l’invisible est proprement ce qui n’est pas dans un sujet et ne se dit pas d’un sujet. Penser selon l’invisible reviendrait alors à donner toute leur profondeur substantielle aux formes et aux événements. Pour hypothétique qu’elle demeure, cette orientation doit être fermement opposée à l’affirmation réitérée de Lacan selon laquelle « Il n’y a pour le psychanalyste aucun au-delà substantiel, à quoi pourrait se rapporter ce en quoi il se sent fondé à exercer sa fonction »8.
L’hylémorphisme de la substance apparaît pourtant comme la forme la plus immédiate du dédoublement du visible et de l’invisible, à condition que la matière n’y soit pas réduite à une simple passivité. Ainsi entendue, la substance n’est pas seulement un événement physique, c’est un dispositif de conjuration de tout phénomène qui se croirait fondé en lui-même. Ce résultat est particulièrement sensible dans l’ordre des signes. L’inconscient substantiel en effet fait échec aux divers systèmes du sens, ainsi qu’aux renvois symboliques dont il se constitue9. Cette portée critique de la philosophie du mystère à l’égard de l’herméneutique mérite d’être développée. Cet aspect du savoir substantiel pourrait être formulé dans les termes suivants. Si je dis : l’être se dit en plusieurs sens, je commence par l’être, mais non par le sens. Et si j’ajoute : mais il se dit par rapport à un terme unique, je cherche à retrouver dans l’ordre du sens, ce que j’ai dit d’abord 8 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire Livre XI, Paris, 1973, XVIII, p. 209; ou encore : « l’analyse n’implique nulle reconnaissance d’aucune substance sur quoi elle prétende opérer, même pas celle de la sexualité. », op. cit., XX, p. 239; et ce texte définitif quoique plus complexe : « L’affreux est que le rapport dont se fomente toute la chose, ne concerne rien que la jouissance et que l’interdit qu’y projette la religion faisant partage avec la panique dont procède à cet endroit la philosophie, une foule de substances en surgissent comme substituts à la seule propre, celle de l’impossible à ce qu’on en parle, d’être le réel. », op. cit., Postface, p. 253. Une philosophie panique n’est cependant pas exposée à cette forme de panique, pour la simple raison qu’elle sait que dans l’ordre du mystère il n’y a plus place pour aucun propre et que le réel s’y dédouble. Cela suppose bien entendu que la religion se constitue sur d’autres principes que l’interdit. Mais pour cela il faut passer de Lacan à Rabelais. 9 Le renvoi symbolique demeure inopérant tant qu’il ne s’organise pas autour d’une prégnance individuante pour le sujet. C’est l’idée fondamentale de René Thom dans sa discussion de la pulsion freudienne : « Le plus raisonnable est de définir une prégnance comme un cratère de potentiel […] ; le graphe ainsi constitué définirait le renvoi symbolique entre les formes investies par la prégnance, avec un seul élément extrémal (individué par la prégnance) localisé au fond (absolu) du cratère. », dans Michèle Porte, La dynamique qualitative en psychanalyse, Paris, 1994, p. XII.
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sur le mode d’une autre évidence, celle de l’absolue priorité de l’être. La priorité de l’être, quand s’énonce dans l’unité focale du sens, s’appelle l’essence — ou le fondement. Ainsi l’énoncé philosophique de l’être ajoute-t-il à la grammaire du sens une ouverture fondamentale. C’est bien pourquoi la substance demeure le premier principe d’une pensée de l’être dans son invisibilité. Ce point de vue n’est pas sans pertinence pour éclairer les signes eux-mêmes. On propose ainsi communément deux méthodes d’approche des signes : l’interprétation et l’œuvre. L’interprétation s’efforce de donner un sens au signe par une sémantique qu’elle suppose (soit formelle, soit fondée sur des représentations conscientes ou inconscientes) ; quant à l’œuvre, elle retrouve aussi le sens, non pas parce qu’il existe déjà, mais parce qu’il se fait dans la genèse de l’œuvre, qui comprend aussi celle de ses interprétations. On peut cependant, comme nous le faisons ici, proposer une troisième voie d’approche, qui se distingue des deux premières en ce qu’elle n’appartient plus à la sémiôse, mais cherche à sortir des signes pour rejoindre les choses. A côté de l’herméneutique, et de la poétique du sens, il y a place pour une ontologie. Il n’y a cependant, selon notre point de vue, d’ontologie que de l’invisible. Autrement dit, la plupart des ontologies, à commencer par les ontologies catégoriales fondées sur des universaux linguistiques, ne sont que des sémantiques, et rejoignent les figures précédentes. Nous avons montré en effet qu’il n’y a d’être que dans la différence du visible et de l’invisible. La différence ontologique ne se situe pas entre deux abstractions, l’être et l’étant, mais entre deux mondes, l’essence et de l’apparence. Loin de se contenter de rapporter les signes à d’autres signes, ou à une sémantique purement formelle, l’ontologie ainsi conçue soumet donc les signes à un préalable qui s’impose à la pensée comme le fondement commun du sujet et des qualités qui le modifient. Dans le fondement l’être se réfléchit. Seulement, cette réflexion n’est pas une procédure finie. De même qu’il y a toujours d’autres sens selon lesquels l’être se dit, de même l’essence du fondement échappe à toute détermination définitive ou unique. On ne peut que se tenir à cette certitude formulée par Leibniz : « il n’y a point d’apparence externe qui ne soit fondée dans la constitution interne »10. A suivre cette exigence, le signe et le sens ne 10 Leibniz, Nouveaux Essais, III, VI, § 14, éd. Brunschwig, p. 267; cf. ibid. : « Nous pouvons donc dire que tout ce que nous distinguons ou comparons avec vérité, la nature le distingue ou le fait convenir aussi, quoiqu’elle ait des distinctions et des comparaisons que nous ne savons point et qui peuvent être meilleures que les nôtres. »
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sont que des phénomènes d’un processus latent dont nous ne connaissons que des expressions ou des figures. Le secret du monde, selon ce point de vue, n’est pas dans les signes, mais dans le fond intangible de leur tracé, dans leur Origine. Il est à la portée de tout le monde de déchiffrer les figures de l’apparence — il suffit d’en détenir le code —, il est plus difficile d’accéder au fond du monde, de convertir nos dénominations fondamentalement extrinsèques en dénominations intrinsèques, s’il est vrai, comme l’écrit encore Leibniz, que « nous sommes frappés de l’extérieur, et l’interne demande une discussion, dont peu de gens se rendent capables11 ». Penser l’inconscient dans une dimension ontologique, c’est tenter de s’accorder à cette profondeur de l’interne12. Mais le gain le plus notable d’une explication de l’inconscient à partir d’une thèse substantialiste, est sans doute la rupture qu’elle rend possible avec les pensées modernes de la mort. Lacan a cherché à associer l’énoncé de la Dyade première avec une dialectique de l’aliénation dont l’épreuve de la mort dans le désir est la seule issue. Il écrit ainsi à propos du principe de plaisir et du principe de mort : Il s’agit là d’un mythe de la dyade dont la promotion dans Platon est au reste évoquée dans l’Au-delà du principe du plaisir, mythe qui ne peut se comprendre dans la subjectivité de l’homme moderne qu’en l’élevant à la négativité du jugement où il s’inscrit13.
Cette mort n’est ni celle des cycles biologiques, ni celle de l’initiation, c’est un principe de négation intérieur au sujet dont la psychanalyse découvre qu’il n’est pas une structure de dépassement, mais de répétition. Elle se propose dans ces conditions de renforcer l’aliénation du désir jusqu’à ce que le sujet, dans l’analyse, se confronte à la Leibniz, Théodicée, Préface, éd. Brunschwig, p. 25. L’exigence substantielle de la pensée, comme nous le voyons, a été exprimée de la façon la plus formelle par Leibniz. Cependant il faut tout de suite ajouter, dans une perspective fondamentalement platonicienne, qu’une pratique non transférentielle de l’inconscient ne consiste pas à poser l’inconscient de chaque individu comme un univers monadique fondé sur la seule capacité de ses variations idéales. La notion d’occasion exprimerait mieux ici l’action d’une puissance universelle de la nature dans chaque formation psychique individuelle. L’occasion peut servir en effet de point d’insertion pour un inconscient plus métaphysique que thérapeutique. L’occasion n’est pas le dispositif anti-substantialiste qu’on croit. Dans son fond, elle signifie plutôt que la substance fondamentale n’est pas une substance individuelle, mais que c’est une force infinie qui agit immédiatement dans chaque situation finie selon des lois réglées. La notion d’occasion permet donc de réconcilier l’individuel et l’universel, et fait de la substance le point d’application d’une action qui commence dans le cosmos — et ne saurait s’achever qu’en lui. 13 J. Lacan, Ecrits, Paris, 1966, p. 318. 11
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structure même de son désir, luttant alors avec le Maître absolu qui n’est autre que la mort en tant que nom du père — l’ordre symbolique en tant que tel. La volonté de se laisser initier par le mystère signifie plutôt qu’on tâche de rompre avec un tel enchaînement où notre civilisation s’épuise. Penser en lien avec l’esprit défunt de l’Antiquité, c’est plutôt chercher à rompre avec l’âge de la mort définitive, en cherchant dans les techniques de l’inconscient les derniers éléments, ou les premières annonces de l’ontologie de l’invisible. Une telle pensée n’est cependant pas d’abord une pensée du symbolique, mais se tourne vers l’expérience d’une présence à laquelle elle se trouve unie d’une façon toujours plus étroite, et pour tout dire immédiate. Cette présence n’est pas celle d’un refoulé, mais d’une puissance. La présence de l’invisible ne me semble pas un simple mode de l’être, mais d’abord, et de façon plus déterminée, un Ordre et une Efficace de l’invisible. Une expérience de l’inconscient sans transfert, sans la médiation symbolique, se présente comme une expérience de l’union à la puissance. De fait, l’inconscient est d’abord la force de ma faiblesse, ou la puissance de ma vulnérabilité. Cependant cette union n’est jamais si absolue qu’on en vienne à confondre la sphère de la représentation et la sphère de la puissance, ou encore la sphère du sentiment de soi et la sphère de l’efficace. Ce qui est une autre façon de dire que cette conception de l’inconscient revient à affirmer que le monde est double et qu’il se partage selon la différence du visible et de l’invisible. Si cette intimité de la puissance à moi-même rappelle les dispositifs théologiques, elle ne peut cependant jamais fonder une théologie au sens propre, au sens où celle-ci reviendrait à représenter dans l’ordre trop visible de la Grâce les puissances de l’invisible, et donc à confondre la représentation et l’irreprésentable. La sanction de cette procédure serait d’ailleurs immédiate : l’ordre ainsi engendré serait peut-être rationnel, il ne serait plus mystérieux et ne résulterait plus de la rationalité du mystère. Leibniz a d’ailleurs été assez inspiré pour établir la nécessité des liaisons entre le mystère et le travail de la raison : « La raison ici est l’enchaînement des vérités que nous connaissons par la lumière naturelle […]. Les mystères surpassent notre raison, car ils contiennent des vérités qui ne sont pas comprises dans cet enchaînement ; mais ils ne sont point contraires à notre raison, et ne contredisent à aucune des vérités où cet enchaînement nous peut mener »14. Leibniz, Théodicée, Discours de la conformité de la foi et de la raison, § 63.
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Théologies, symbolismes, initiations, paganismes mêmes sont cependant le plus souvent sans mystère, du moins dans l’exposition qu’en donnent les modernes, et cela suffit à les disqualifier pour la résurrection de cette sorte de Vision dans l’Inconscient qu’on célèbre ici. De fait, rien de plus étranger, le plus souvent, au mystère qu’un traité d’hermétisme, ce qui est bien naturel pour un discours qui prétend mettre à la portée de la curiosité moderne des expériences déracinées de leur contexte d’origine. Ces chapitres de « science humaine » sont décidément étrangers au romantisme de l’âme et il faut toujours préférer la célébration d’un « génie » du christianisme à un traité de démonologie sans mystère. J’étendrais volontiers à cette évaluation le jugement d’Odilon Redon sur ses contemporains : « Tout ce qui dépasse, illumine ou amplifie l’objet et surélève l’esprit dans la région du mystère, dans le trouble de l’irrésolu et de sa délicieuse inquiétude, leur a été totalement fermé. Tout ce qui prête au symbole, tout ce que comporte notre art d’inattendu, d’imprécis, d’indéfinissable et lui donne un aspect qui confine à l’énigme, ils s’en sont garés, ils en ont eu peur »15.
Petite leçon de gigantisme Nous avons montré que le monde des signes doit être partagé entre les signes qui sont de simples calculs, et les signes qui sont en rapport avec l’interne, entre les signes exotériques et les signes ésotériques, d’un ésotérisme qui, à son tour, n’est pas pris dans le seul jeu des signes, mais cherche sa source dans une essence. Le monde des signes n’est seulement le monde des combinaisons et des permutations, mais le monde de l’expression. Aucune sémiotique constituée ne trouvera son ontologie sans la supposition d’un fond de forces non manifestées dont émanent les signes qu’elle inscrit dans la représentation. Certes, nous savons désormais que l’essence ou le fond ne sont pas catégorisés par l’ontologie, mais seulement figurés. Pour nous l’essence est un appel. La figure évoque, alors que la catégorie prédique. La catégorie soumettrait l’ontologie à la langue, la figure expressive la libère et donne à l’ontologie sa profondeur. Leibniz a des formulations frappantes pour évoquer cette profondeur des essences : elles sont des possibilités dans les ressemblances16 et la nature invisible doit alors être Odilon Redon, A soi-même. Leibniz, Nouveaux Essais, III, VI, § 32, p. 280.
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définie comme la raison interne des expressions de ce qui est audehors17. Le signe n’est pas seulement un tenant-lieu pour un signifié, ou même un autre signifiant, voici qu’il est d’abord un signe émané, émané de la substance originaire, ou encore, une qualité qui vient d’un fond — le phénomène d’une essence. Voici comment Leibniz parle de l’or quand il est mis à l’épreuve par le bijoutier : « Quand je pense à un corps, qui est en même temps jaune, fusible et résistant à la coupelle, je pense à un corps dont l’essence spécifique, quoique inconnue dans son intérieur, fait émaner ces qualités de son fond et se fait connaître confusément au moins par elles »18.
Jamais Leibniz n’est allé aussi loin : il admet que l’essence demeure inconnue, cependant il ne manque pas d’y rapporter les signes ou les qualités et à poser qu’elles émanent de ce fond inconnu mais réel. Le caractère inconnu du fond ne l’empêche pas d’exercer une action sur ses phénomènes. Tout irreprésentable qu’elle soit, la prégnance de l’origine est un agent de déformation qui opère sur les êtres qu’elle investit. Sans elle les effets figuratifs qui affectent les saillances phénoménales demeureraient ininterprétables. La chose en soi est donc nécessaire, non pas parce qu’elle est connue comme nécessaire, mais parce que d’elle il résulte des effets qui ne sauraient être niés et avec lesquels il faut compter. Voici donc qu’un être se fait connaître non pas son être mais pas sa capacité d’attraction ou d’influence. Cette proposition est si profonde, elle dépasse si radicalement les critiques que Kant oppose aux prétentions de la chose en soi, qu’elle donne lieu à un champ immense de variations ou d’applications. Si, par exemple, je pense à une femme voilée qui paraît sur un char dans une forêt, je pense à un être dont l’essence spécifique, quoique inconnue dans son intérieur, fait émaner ces qualités de son fond et se fait connaître confusément au moins par elles. Voilà jusqu’où va ma pensée du symbolique : par les signes elle veut le fond, et elle ne s’attarde aux forces dérivatives que pour mieux obéir à la force primitive. Il en découle que notre urgence n’est pas dans la constitution d’un dictionnaire des symboles. Le signe émane avant de signifier dans l’ordre d’un discours, ce qui suffit à disqualifier la réduction de la métaphysique à une logique du déchiffrement. Malgré les apparences, Leibniz, Nouveaux Essais, IV, X, § 9, p. 389. Leibniz, Nouveaux Essais, IV, VI, § 8, p. 356.
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ce propos consonne avec les grands penseurs du signe, avec Vico par exemple, puisque Vico a conçu qu’on ne pouvait déchiffrer les signes en eux-mêmes car ils n’avaient de sens que dans leur lien avec la substance sociale totale conçue comme centre de l’interaction politique en général19. Savoir du centre, savoir de géant, chez Vico. Les grandes mythologies qui ont bordé l’entrée dans le positivisme contemporain ont toujours eu recours au géant, comme pour nous prévenir : vous ne serez que des hommes, les géants continueront à veiller sur vous. Ce lien entre les géants du corps et de l’esprit, et la conversion des signes à leur racine substantielle se vérifie d’abord chez Rabelais20. Rabelais a fait mieux que pratiquer une conversion permanente du sémantique à l’ontologique, il a défini les conditions de ce renversement des significations. En voici les termes : tout sujet, à partir du moment où il est né, est appelé à faire paraître son essence dans les signes. Naître pour un sujet, c’est donner lieu à un déplacement dans les signes, qui commence par l’assignation d’un nom parmi d’autres. Pourtant, ce premier nom n’épuise pas la faculté d’être nommé. Tout nom finit par révéler son insuffisance à signifier l’individu dans son fond. Dès lors celui-ci est engagé dans la quête du nom qui dira en plénitude son émergence depuis le fond inconnu de sa substance individuelle. Voici Pantagruel qui naît. Considérant qu’il naît dans le temps d’une grande sécheresse son père va lui donner un nom qui n’est tout d’abord G. Vico, Scienza nuova (SN), § 602 : « Ce pouvoir grâce auquel les autorités civiles souveraines sont dites des puissances; cette force, cette foi, dont les jurements observés à la lettre attestent l’obéissance des sujets; et cette protection que les puissants doivent avoir pour les faibles (les deux choses qui font toute l’essence des fiefs), est la force qui soutient et régit le monde civil, dont le centre fut éprouvé, sinon concu par les Grecs […] et les Latins, comme étant le fond de chaque orbe civil. […]. C’est pourquoi on peut dire que les autorités civiles sont les maîtres de la substance des peuples, qui soutient, contient et maintient toute ce qui s’édifie et s’appuie sur elle. » 20 Rabelais distingue toujours sa stéganographie, c’est-à-dire l’art de crypter ou décrypter une écriture, et l’entrée dans la puissance de l’origine, qui dépend du pantagruélisme de l’esprit : « à grand renfort de bezicles practicant l’art dont on peut lire lettres non apparentes, comme enseigne Aristoles, la translatay, ainsi que veoir pourrez en Pantagruelisant, c’est à dire, beuvans à gré, et lisans les gestes horrifiques de Pantagruel », Gargantua, chapitre II, éd. Huchon, p. 10 : le jeu de la lettre ne s’adresse au lecteur que s’il remonte à la dimension gigantale, source de tout sens. Cette dimension sera toujours antérieure aux signes qui l’expriment. De même, la célébre exposition de l’énigme de l’anneau d’or (chap. XXIIII) appartient au pur registre du décryptage, mais le voyage planétaire qui la suit, et qu’elle aurait pu retarder en cas d’échec, est soumis aux seules puissances gigantales. Il faudrait ainsi faire le partage, dans les divers registres de la sémiotique rabelaisienne, entre les jeux rhétoriques des signes et les moments ontologiques qui les fondent. C’est précisément tout l’écart qui sépare Panurge et Pantagruel. 19
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qu’une collection de signes : Pantagruel, c’est Panta, tout, et Gruel, altéré. À lui tout seul ce nom n’est cependant encore qu’un agrégat : « Et par ce que en ce propre jour nasquit Pantagruel, son pere luy imposa tel nom. […] voulant inférer, que à l’heure de sa nativité le monde estoit tout altéré »21.
Mais il n’y a encore là qu’inférence entre l’état du monde et le nom d’un enfant. C’est pourquoi ce nom ne résulte que de l’acte sémantique d’imposition, acte arbitraire s’il en est et qui n’exprime qu’une correspondance volontaire entre la chose et le nom. Pourtant ce père fait plus qu’enfermer son nouveau-né dans l’ordre des signes. Il voit plus loin que ce nom emblématique. Il accède aussi à la dimension prophétique de son droit de nommer : « […] voyant en esperit de prophetie qu’il seroit quelque jour dominateur des alterez »22. Ce père s’approfondit et passe de l’imposition à la vision. Dans l’ordre de la vision, son fils est un dominateur. Comment n’être un dominateur que par des signes ? La domination est une puissance. Toute puissance mobilise le règne de l’invisible. Voici que le père entre dans l’invisibilité du fils. Les signes ont retrouvé l’accès à leur substance matricielle. Le monde des signes n’est pas abandonné pour autant. Oui, ce fils sera dominateur des altérés et roi du monde : « Ce que lui fut monstré à celle heure mesmes par aultre signe plus evident »23. Ce nouveau signe ne provient pas cette fois de la conjonction voulue par le père entre l’état du ciel et les mots, il provient directement du ventre de la mère. Ce ventre en effet va dégorger et rendre en guise de placenta une nourriture extraordinairement abondante, ainsi que du sel par charretées. Le nouveau signe fait partie de ces signes qui, selon les théologiens, confirment les prophètes et prouvent qu’ils ont été inspirés par un esprit de vérité. Le signe en effet n’énonce plus la correspondance entre l’ordre du monde et l’ordre du langage. Il va d’une vision à un événement de la nature. Il est le surgissement depuis la nature d’une puissance extérieure au langage qui confirme un savoir antérieur au langage. D’où, plus loin dans l’œuvre, la fameuse exclamation de Pantagruel l’ontologue à Panurge le sémiologue : « Si les signes vous faschent, ô quant vous fascheront les choses signifiées. Tout vray à tout vray consonne »24. François Rabelais, Pantagruel, (Pant.) II, éd. cit., p. 224. Ibid. 23 Ibid. 24 Rabelais, Tiers Livre, XXI, éd. Huchon. p. 415. 21 22
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Mais l’enquête rabelaisienne sur la profondeur du signe n’est pas encore achevée. Pantagruel peut naître, maintenant que sa légitimité vient d’être assurée dans l’ordre prophétique de la nature. Naissant, voici maintenant qu’il va exiger pour marquer son territoire un tout autre régime de signes que ceux que son père ou sa mère pouvaient lui fournir. Les sagesfemmes ne voyaient que bon signe à cet accouchement. Il restait à ce que le sujet s’empare de sa dimension propre et se nomme lui-même dans un registre qui ne lui soit désormais plus étranger et qui exprime au plus près son essence. « Pantagruel ou dominateur des altérés » : ce n’était pas assez. En son fond il sera qui ? La réincarnation de Merlin… Car voici qu’il paraît hors du ventre de la mère, « tout velu comme un ours ». Dans le surgissement de son corps velu il accède à son nom le plus propre : l’Ours, le fils de Mélusine qui hiberne et renaît avec le Carnaval : « Voicy sorty Pantagruel, tout velu comme un Ours, dont dict une d’elles en esperit prophéticque. Il est né à tout le poil, il fera choses merveilleuses, et s’il vit il aura de l’eage »25.
Ces exclamations sentent plus le vin que l’huile ! Ils effectuent devant nous le passage d’une allégorie à une révélation, d’un « sens » à ce fameux « plus hault sens » que nous réserve le poète de Chinon. C’est assez vérifier, contre tout un commentarisme de Rabelais, que le langage n’est pas l’élément ultime de la translation rabelaisienne des signes. Le géant crève le plafond des signes et c’est la signification la plus radicale de l’ontologie rabelaisienne surgissant au cœur des ontologies scolastiques dont elle parvient à se défaire. Nul régime simple de la ressemblance sémiotique ne peut épuiser, ni même cerner, la naissance d’un tel mythe qui naît, certes, de la parole du père et du ventre de la mère, mais qui, une fois né, devient l’autre absolu du désir du père et de la mère. Il est une force qui va. Le sens prophétique peut passer alors du père aux servantes, même si elles ne savent célébrer la renaissance de l’Ours que par des redondances, le bégaiement de l’origine en tant qu’il est la source de ses manifestations futures : moi c’est moi et si je vis, je vivrai. Mystère et temporalité : l’efficace qui fut ou de la beauté Ce régime de l’émergence est décidément celui des géants. Il nous reste à examiner comment l’essence continue à régner sur les signes dans Ibid.
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le monde des simples hommes. De fait, les hommes ne sont pas toujours unis au mystère sur le même mode et selon la même plénitude. Ici règne la loi des cycles. Dans le domaine substantiel, il demeure une coupure entre l’essence invisible et ses accidents visibles. C’est pourquoi il advient aux hommes de n’expérimenter la substance que comme disparue, comme radicalement antérieure à toute saisie dans le présent : la structure ontologique se projette alors dans l’axe du temps. C’est le propre des héros de tracer un accès immédiat au monde de l’essence. Aux hommes appartient le partage irréductible entre l’immémorial et le présent. À l’épopée de l’invisible doit succéder une esquisse de la contemporanéité. Il n’y a en effet de plénitude, historiquement, que disparue. C’est là l’élément caractéristique de l’appel qui distingue le mystère d’une simple représentation. Par cette limite apportée à la diffusion de l’invisible dans le visible, la pensée moderne du mystère rencontre une dimension de vérité qui la délivre des sortilèges de l’imaginaire. Nous avons d’abord rencontré l’invisible, puis l’inconscient. Voici maintenant le moment propre du mystère, ce moment où l’invisible établit ses rapports avec le temps des hommes. Or si l’invisible est l’entrée en présence d’une efficace plus que d’un signe, il faut s’empresser d’ajouter qu’en son fond cette présence présentement manque. Par nature l’invisible se retire du temps et donne lieu à l’histoire du mystère. Pour rester dans le vocabulaire de Leibniz, la substance demeurera toujours inconnue et ne se fera connaître que confusément. Le mystère n’est jamais une réalisation de l’invisible, sinon il susciterait un tel amour d’union qu’il nous ferait immédiatement sortir de ce monde. Le prix en serait la mort. Dans l’ordre du mystère, nous sommes le plus souvent destinés à un simple amour de bienveillance, comme le nomme Malebranche26. Nous reconnaissons dans le mystère un être dans le besoin, un être qui souffre de ne pouvoir se manifester présentement dans toute sa puissance et qui demande notre compassion. Mais c’est toujours une compassion à l’égard de nous qui sommes privés de lui. Le mystère a l’être des choses défuntes, celles qui insistent depuis un autre monde. Le mystère est substance parce qu’il est d’abord un être passé, le ge-wesen de l’être — précisément son essence. Le mystère n’est objet d’union que comme passé. De l’être, il n’est jamais l’acte, mais toujours la trace. 26 Aimer d’un amour d’union selon Malebranche, c’est vouloir s’unir à un objet comme à la cause de son bonheur; aimer d’un amour de bienveillance, c’est s’attacher à ce qui n’est pas en mesure de nous faire du bien, ce qui permet de l’estimer à la mesure de ses mérites et souhaiter tout le bien dont il peut avoir besoin ; cf. Malebranche, Traité de morale, I, III.
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Comme toute essence, le mystère pourrait se définir comme ce que ce c’était que d’être. Malebranche, en vérité, n’a pas su discerner cette structure fondamentale de l’efficace universelle, qui n’est autre que sa temporalisation dans une histoire, et c’est pourquoi son audacieux hédonisme (le plaisir, comme action en moi de l’efficace universelle, me rend actuellement heureux) est fondamentalement désarmé face aux observations du lacanisme moderne : « Ce qui structure le niveau du plaisir donne déjà l’amorce d’une articulation possible de l’aliénation. […] Chacun sait que l’hédonisme échoue, dérape, à expliquer la mécanique du désir »27.
Lacan s’efforce sur ce fondement de distinguer l’élément symbolique et « ce qui apparaît d’abord comme manque dans ce qui est signifié par le couple des signifiants, dans l’intervalle qui les lie, à savoir le désir de l’Autre »28.
Bref, derrière l’aliénation symbolique, il y a le manque qui constitue le sujet comme sujet de désir. Je dirais pour ma part que c’est le mystère, et non le phallus, qui manque à sa place. C’est, de fait, Vico le premier qui l’a compris, lui qui a séparé définitivement, contre toute dialectique de l’initiation, l’âge de hommes et l’âge des poètes. Pour l’âge des hommes, le mystère est désormais comme ayant été. Telle est la structure fondamentale. Elle permet de prédire que, quand bien même dans l’âge des hommes un imaginaire se développerait, cet imaginaire ne sera jamais qu’un imaginaire pour les hommes qui ne pourra se substituer en aucun sens au sens du mystère. Vico, là encore, a bien remarqué que l’âge antérieur, qui est un âge inconscient (qui précède la réflexion), ne pouvait être reconstitué par l’imagination, mais seulement par l’entendement29. Et réciproquement il s’est toujours moqué des imaginaires de l’âge des hommes, dépourvus à son jugement de toute sublimité et toujours asservis à une logique philosophique implicite30. C’est pourquoi d’ailleurs son disciple Piranèse n’a suscité une image de l’âge passé que par des ruines, des souterrains, des prisons : ses fabriche fuient la lumière de la réalisation achevée, car elles cherchent la grandeur du temps plus que de l’imagination. J. Lacan, op. cit., XVIII, p. 218. J. Lacan, op. cit., XVIII, p. 213. 29 G. Vico, SN, § 338. 30 G. Vico, SN, § 405, et dans un passage retiré de la dernière édition de l’œuvre : avec la barbarie on trouve la vraie grandeur et sublimité, qu’on ne saurait espérer ni des subtilités des philosophes ni des raffinements des arts. 27 28
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Et il en est de même de Poussin. Le mystère n’est pas absent de ces œuvres classiques, il les régit depuis son passé. Pour ces auteurs, l’efficace du mystère d’ores et déjà manque. Ils ont ainsi préféré évoquer le passé plutôt que d’enchanter le présent. Telle est leur intelligence de ce présent et telle est, inversement, la raison de l’ennui qui se dégage des œuvres dites fantastiques : elles nous trompent sur l’état du présent. Le vrai classicisme n’a jamais pactisé avec cette illusion grossière et c’est le sens de sa permanente actualité. L’âge des hommes n’a finalement d’autre chronique que la Vie de Rancé. L’ascétisme est plus facile qu’on ne croit dans un théâtre d’ombres. Il est vrai que, même au bord de la tombe, Chateaubriand se souvient du printemps et résiste encore au néant qui s’étend31. Nous n’aurons pas longtemps cette verdeur. Dans le monde des hommes, l’efficace des signes est indéfiniment différée. Des signes et des représentations défilent devant la conscience, mais ils n’engendrent rien et ne produiront jamais rien. Privés d’efficace, ils sont dépourvus d’être. Comme Henri Michaux l’a si bien vu, malgré le règne universel de la puissance, le vide nous suce. La puissance n’agit plus que pour nous vider. Nous continuons à voir en Dieu, comme le soutenait Malebranche, mais Dieu n’agit pour nous que depuis un âge absolument antérieur. On ne saurait mieux vérifier le mythe platonicien : le dieu invisible ne guide plus le monde, il se contente de le laisser aller. L’immatérialisme et le virtuel ne sont pas des traits de la seule modernité, ils sont la conséquence logique de l’adieu au mythe de l’invisible. On ne fait rien dans le monde des hommes, il ne se passe rien. Il ne se passera jamais plus rien, non que l’histoire ait rejoint son sens, mais parce que toute la source de l’agir est enclose dans un autre âge et ne parvient jamais à rejoindre les occasions présentes. Le système de l’occasionnalisme est donc vrai, mais il ne l’est qu’à la condition d’une coupure insurmontable entre la source de son efficace et le point de son application. Un simple changement de cycle transforme un monde de la présence en un monde de l’attente. Le Roi Pêcheur attend le Sauveur de la Terre Gaste. Mais il tarde trop et le Graal sera déserté même par la musique : « […] Mais rien, quoi qu’il advienne, rien n’a force D’agir, car notre cœur est mort, nous vivrons tels des ombres jusqu’au jour Où l’Ether, notre père, ayant reconnu les siens, leur appartienne »32. 31 Chateaubriand, Vie de Rancé, éd. Pléiade, p. 1147 : « Tel fut Rancé. Cette vie ne satisfait pas, il y manque le printemps. », p. 1147. 32 Hölderlin, Pain et vin, § 9, éd. Pléiade, p. 814. Mais c’est encore tout le chant de Leopardi qu’il faudrait donner à entendre, et sa capacité inouïe à faire ressurgir l’infini sur la certitude du néant de tout.
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L’imaginaire, si on en appelait à lui, comme le firent Bachelard, ou même Corbin, ne saurait réparer une telle perte qu’en simulant la présence de l’efficace. Malebranche a parfaitement perçu que l’imaginaire n’était jamais un révélateur de l’invisible : « Notre imagination dissipe bientôt toutes ces idées abstraites d’une puissance invisible »33. Cette remarque suffit à rendre suspecte toute recherche d’un remède au présent désert dans l’imaginal même des Orientaux. Concédons cependant que si l’Ordre du mystère dans son efficace est la substance inconsciente, dans la privation de l’âge présent il est peut-être condamné à se survivre comme imaginaire chez la plupart d’entre nous. Mais parce que cet imaginaire procède d’un manque, il est encore licite au métaphysicien du mystère de reconnaître la fonction symbolique qui le soutient et son lien avec la plénitude de l’essence. Le symbole ne fait sens que depuis le fond du cratère des prégnances. Je crois ainsi que l’Age d’or du monde mythique n’est pas foncièrement un signifiant barré, mais qu’il le devient périodiquement selon les cycles du monde. Alors le consentement au temps présent est complet. Le symbole pur a beau se lever, il ne donne lien qu’à des état de conscience, consciences contemplatives lorsque l’Ordre du mystère se retire pour faire place à un champ d’objets, consciences politiques lorsque le retrait de l’Ordre se fait nostalgie ou mythe pour l’action. Le psychanalyste peut bien alors dénoncer les illusions inhérentes à de telles consciences. Il contribuera alors à l’archéologie de la substance inconsciente. L’inconscient est en effet aux prises avec l’efficace qui fut. C’est pourquoi il favorise un savoir de l’originaire. Mais il ne pourra reconstituer toutes les phases du cycle dont il provient tant qu’il ne sera pas reconnu comme savoir de l’invisible. Il y a une forte nécessité à passer d’une enquête sur le mythe en général à une enquête sur le mystère. Le mythe est certes la voix de l’invisible, mais il manque au mythe en tant que tel d’être inscrit dans la temporalité de son déchiffrement. Tel est l’office du mystère qui en libère l’allégorie. Il faut veiller à passer sans cesse du mythe au mystère, et de la logique du mythe à la temporalité du mystère. Le dédoublement de la raison ne passe plus tant entre le signe et le concept qu’entre un fondement immémorial et ses qualités modernes. La raison dédoublée est une raison orphique ou platonicienne qui a reconnu un domaine d’essence qui n’appartient pas à la sphère temporelle de ses connaissances et de ses discours. Le lien de l’originaire au phénoménal est cependant un lien d’expression temporelle. Aussi, pour finir, n’est-il peut-être pour nous de Malebranche, Traité de morale, II, VI,§ XIV.
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profondeur que du temps. Seulement ce temps ne suscite aucune apologie de la finitude, il exige plutôt une phénoménologie de l’invisible. L’efficace qui fut se résume alors à la propagation universelle de ce trouble suranné qu’on appelle la beauté. En pensant précisément à la beauté des dieux, un lointain empereur, familier à la fois de Lutèce et d’Antioche, disait au déclin de l’âge hellénique : « Il nous faut célébrer de nouveau les mystères en l’honneur du dieu qui s’éloigne, pour éviter de souffrir aucun dommage du triomphe de la puissance impie des ténèbres »34.
Il ne voulait alors parler que de l’hiver. Mais pourquoi cet hiver a-t-il recouvert depuis lors la terre entière ?
L’empereur Julien, Sur la mère des dieux, 174 b, trad. G. Rochefort, Paris, 1964.
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DERNIÈRE CLASSE
LA GLOIRE DU SINGULIER Pierre Magnard Après ces leçons magistrales que vous venez de m’offrir, renversant à votre avantage la relation pédagogique, que puis-je vous apporter en retour sinon être à nouveau, plus modestement que jamais, ce que j’ai toujours été pour vous, un maître d’école. Souffrez donc de me lire comme pour une dernière classe. Or la dernière classe ne saurait être que la reprise ou la répétition de la première. C’était il y a soixante ans, quand je tirais le sujet de ma leçon d’agrégation : « Peut-on définir l’homme ? » Question poignante s’il en est, face au déni d’humanité révélé alors par le livre de Primo Levi, Si c’est un homme, face aussi au défi de Martin Heidegger qui nous disait que l’humanisme de la Renaissance avait placé la barre trop bas en définissant l’homme à partir de son animalité, face enfin à l’exhortation de Maurice Blanchot qui conjurait ses jeunes auditeurs de réagir à ce qu’il appelait le « désastre ». Claude Lévi-Strauss, entre deux séjours chez les Amérindiens, venait d’offrir à ses étudiants du Musée de l’homme Tristes Tropiques, où il montrait comment les disparités culturelles mettaient à l’épreuve l’universalité humaine. Or la question est toujours d’actualité : que voyons-nous, en effet, aujourd’hui sinon l’affrontement entre les champions de ce qui reste un universel abstrait, quoi qu’on fasse, et les nostalgiques de l’identitaire au point de devenir des fabricants d’identité. L’universel concret serait la seule issue, mais il ne saurait suffire de l’invoquer pour lui donner consistance. N’est-il pas devenu la quadrature du cercle des politiques, des moralistes et même des théologiens ? Nous voici donc voués au faux dilemme entre des individualités délibérément quelconques et une communauté toujours en train de se faire, sans jamais y parvenir, car en mal de légitimité et de raison d’être. Le sens du bien commun perdu, il y a longtemps déjà que la société ne fait plus corps. Usant de la métaphore platonicienne du tisserand, je voudrais ressaisir avec vous la tapisserie de notre destinée, en tirant non sur le fil de l’universalité ni sur celui de la particularité, mais sur celui de la singularité. Numenius, le condisciple d’Origène et de Plotin à l’école d’Ammonios Saccas, disait de l’Euthyphron qu’on pouvait y voir, non pas une
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reprise de l’Apologie de Socrate mais bel et bien « l’apologie de Platon »1. Celui-ci n’est-il pas, comme son maître, soupçonné d’impiété, pour n’avoir ni du divin ni de la piété la conception que peut s’en faire l’opinion commune, colportée par la rhétorique populaire, nourrie de phraséologie sophistique ? Euthyphron, qui joue ici le rôle de l’accusateur, ressemble étrangement à Meletos, celui qui s’illustra dans le procès de Socrate, sauf qu’ici il est lui-même en cause, puisque alors qu’il se donne comme un parangon de la piété, il traduit son père en justice, pour avoir laissé mourir dans les fers l’assassin d’un de ses serviteurs, ayant voulu attendre, avant d’intervenir, l’appréciation des exégètes appelés en consultation. Il est impie d’avoir entraîné la mort d’un assassin, fût-ce involontairement ; il est impie aussi de porter accusation contre son père. Ce conflit de devoirs pose le problème de l’essence de la piété. Dresser le catalogue des actions réputées pieuses enferme dans un formalisme stérile. L’analogie, procédant par comparaison, ne nous fait pas échapper à une typologie. Pieux ne désignerait-il pas ce qui est aimé des dieux ? Pourtant, ce n’est pas le fait d’être aimée des dieux qui fait qu’une conduite est pieuse ; c’est plutôt son caractère (ousia) pieux qui la rend aimable des dieux : ne ramenons pas la vraie nature de la piété à ce qui n’en saurait être qu’un accident (pathos). Pour échapper au formalisme moral, Platon doit s’affranchir tant de l’analogie que du catalogue et voici ce qu’il fait dire à Socrate : « Je ne t’ai pas invité à me faire connaître une ou deux de ces nombreuses choses qui sont pieuses, je t’ai demandé quelle est l’eidos par laquelle toutes les choses pieuses sont pieuses ; tu as convenu en effet qu’il y a une idée singulière (mia idéa) qui fait que sont impies les choses impies et pieuses les choses pieuses. Eh bien, c’est précisément cette idée singulière (idéa) que je te prie de me faire connaître, afin qu’en l’envisageant et en en usant comme d’un paradigme, je puisse déclarer que tout ce qui est fait de tel est pieux et que tout ce qui ne l’est pas est impie »2.
Le syntagme mia idéa attire notre attention ; il s’oppose à to eidos o panta ta osia osia estin, ce qui confère à eidos une valeur générique ou spécifique, alors que idéa ne prétend figurer qu’un seul être, faisant de celui-ci le visage même de la singularité. L’eidos suppose une comparaison ; l’idéa est le don accordé à un seul regard, c’est une intuition immédiate ; l’eidos embrasse, l’idéa discerne ; l’eidos assimile, l’idéa distingue. 1 Propos rapporté par Eusèbe de Césarée, Praeparatio evangelica, 13, c 5. Relevé par Maurice Croiset dans son édition de l’Euthyphron, Paris, Belles-Lettres, 2012, p. 180, n. 1. 2 Platon, Euthyphron, 6e trad. retouchée d’Al. Croiset, Paris, Belles-Lettres, 1920.
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Nous nous sommes permis de rectifier la traduction Croiset qui ne met pas en valeur l’opposition eidos-idéa et ne donne pas son importance au mot paradigme qu’elle traduit par « terme de comparaison ». Pourquoi ne pas translittérer simplement le mot grec en « paradigme », vu que c’est la première occurrence de ce mot chez Platon ? En effet, le paradeigma ici n’est pas un terme de comparaison, c’est une singularité emblématique élevée à l’exemplarité. L’exemple est certes inclus dans un genre, tout en valant pour tous les cas du même genre ; il se substitue avantageusement à chaque élément de l’ensemble. En tant qu’exemple, il est toujours « à côté » (para) de lui-même, cédant la place à ce qu’il montre et entend faire prévaloir. C’est donc bien l’idéa et non point l’eidos qui est paradigmatique, et c’est la singularité du héros et du saint et non sa figure spécifique qui témoigne de la piété. C’est donc aussi dans sa singularité et non dans sa généralité, non plus que dans son universalité, que la figure de l’homme pieux est exemplaire. Pour Platon, il n’y a pas de typologie de la piété non plus que de la vertu. Un exemple n’est pas cité pour être érigé en modèle ; un exemple n’est pas fait pour être imité, il interpelle, il suscite un questionnement. Le modèle oblige parce qu’il façonne, l’exemple libère et affranchit parce qu’il défie. Le modèle suscite l’imitation, l’exemple l’émulation. On est ainsi passé d’un caractère générique, qui serait commun à toutes les actions pieuses, à un caractère unique par lequel la piété s’impose au regard. L’idéa est cette expressivité du singulier. Ainsi l’entend Marsile Ficin dans sa propre traduction de l’Euthyphron : « J’affirme en effet, écrit-il, que toutes les choses saintes le sont du fait d’une idée unique (una idéa) et que c’est du fait aussi d’une idée unique que les profanes sont profanes. Dis-moi quelle est cette idée pour qu’en la regardant, en en usant comme d’un exemple, tu montres ce qui est saint »3.
Nous traduisons ainsi, aussi fidèlement que possible, le latin de Ficin. Jamais, tout au long de sa traduction, celui-ci ne se démarque de cette conception de la singularité de l’idée et de son caractère exemplaire. Cette émergence de la singularité marque, nous voudrions le montrer, le grand tournant de l’humanisme européen, car ce n’est pas la spécificité qui fait l’homme, c’est la singularité. La singularité n’est ni un individu ni un universel, mais elle est, en son intelligibilité et en sa valeur, ce qui nous fait échapper à ce faux dilemme de l’individu réel et 3 Marcile Ficin, Omnia divini platonis opera translatione Marsilii Ficini, Venetiis, 1556, p 39.
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concret et de l’universel intelligible. On ne saurait penser l’homme sans être parvenu à échapper à ce dilemme. Pareille préoccupation apparaît avec la pensée franciscaine, chez Jean Duns Scot en particulier (1266-1308), qui tranche le dilemme en prônant la species infima, l’espèce qui ne revêtirait qu’une seule singularité, pour en porter l’intelligibilité et la valeur. Telle est l’haecceitas dans laquelle on peut voir l’expressivité de la singularité. Ce n’est plus la matière qui individualise, quand la forme est singulière. Guillaume d’Ockham (1290-1349) en tirera parti dans sa Somme de logique quand il regroupera les singularités, non pas sous une vaine ressemblance, mais dans ces relations de convenance4 qui font la sympathie, l’amitié et l’amour, car c’est précisément la singularité en tant que telle, qui porte l’intelligibilité et la valeur. Se rejoignent moins les êtres qui se ressemblent que ceux qui conviennent entre eux. C’est donc par leur différence qu’ils se complètent et qu’ils s’attirent dans l’espérance de cette communauté qui vient, issue de la rencontre de singularités quelconques. De vrai, on peut alors passer au fil du rasoir les universaux5, mais alors qu’est-ce que les êtres humains peuvent avoir de commun qui leur permette de se reconnaître en tant qu’humains ? C’est la question de l’homme qui soulève la question du propre et du commun et renouvelle celle de la dénomination. Le nom commun porte sens et valeur : dire que Pierre, Paul, Jacques et Jean sont des hommes, c’est leur donner une raison d’être, une justification d’exister dans la connexion qui s’établit entre tous les individus d’une même classe. Mais alors c’est s’inscrire dans une logique des classes, où l’homme, animal raisonnable, est défini à partir de son animalité. Je retrouve la question lancinante que nous posait chaque semaine Martin Heidegger en 1947 : l’humanisme avait, disait-il, placé la barre trop bas. C’était, en effet, faire de l’humanité une espèce et de chaque homme un individu. Cette logique est certes valable pour l’animal, elle ne l’est pas pour l’homme, qui n’est point un individu mais une singularité réalisant en chacune d’elle, de manière exhaustive, son espèce. On retrouve la species infima de Duns Scot. Socrate convient avec Platon plutôt qu’avec un âne, sans qu’il soit besoin d’un troisième terme pour en juger. On sait quelle sera la fortune du « quia se ipso » de Guillaume d’Ockham chez 4 Guillaume d’Ockham, Somme de logique, 1ère partie, trad. Joël Biard, Mauvezin 1988, chap. 17, p. 61. 5 « Je dis que l’universel est un rien », Guillaume d’Ockham, Somme de logique, chap. 14, 50.
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Montaigne (« parce que c’était lui, parce que c’était moi »)6, mais il faudrait insister sur l’élargissement de l’extension comme aussi de la compréhension de la dénomination ; la singularité est capable de l’infini : « Je sais, écrit Montaigne, que l’amitié a les bras assez longs pour se tenir et se joindre d’un coin du monde à l’autre »7.
Il faudrait reconstituer le cheminement de ce questionnement sur l’homme. Montaigne peut nous y aider : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Chaque homme est ainsi tous les hommes, mais alors comment puis-je prétendre à l’universalité ? « Les auteurs, déclare-t-il, se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère, moi le premier par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte »8.
L’universel, qu’est-ce à dire ? On eût cru que ce mot désignât le générique ou le spécifique ; or il se rapporte au singulier, à Michel de Montaigne. Nous avons cherché un précédent dans la littérature pratiquée par Montaigne ; nous l’avons trouvé sous la plume de Baldassar Castiglione, qui, dans le Courtisan identifie l’uomo universale comme uomo singulare et même comme uomo unico : c’est dans ce qu’il a d’unique que l’homme est expressif de l’humanité tout entière. Devons-nous rappeler que Montaigne avait dans sa bibliothèque le Livre du courtisan, dans la traduction française donnée par Jacques Colin en 1538, et qu’il s’y réfère à plusieurs reprises ? Encore faut-il que cette unicité soit faite d’équilibre et de juste mesure, comme il est indiqué dans l’Essai II. On lit : « Le courtisan a bien raison de vouloir pour ce gentilhomme qu’il dresse une taille commune plutôt que toute autre, et de refuser pour lui toute étrangeté qui le fasse montrer du doigt »9.
A fortiori l’homme universel n’est pas celui qui réunirait sur une seule tête toutes les perfections créées par Dieu pour les humains, mais celui qui serait capable d’être tout à tous par les multiples facettes de sa personnalité. C’est cette ouverture et cette disponibilité qui fait la singularité universelle. 6 La référence de Montaigne à Guillaume d’Ockham est claire. Étienne et Michel conviennent par eux-mêmes ; nul besoin d’un troisième terme ; ce qu’ils ont de « commun », si l’on peut ainsi s’exprimer, c’est leur « propre ». 7 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, PUF, 1992, III, 9, p. 975. 8 Id., ibid., III, 2, p. 805. 9 Id., ibid., II, 17, p. 640.
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Montaigne cependant n’accueille le message de Castiglione que parce qu’il y est préparé par un noble lignage, où l’on rencontre Raymond de Sebond, dont il a traduit pour son père le Liber creaturarum et Nicolas de Cues, dont il a longuement consulté les œuvres complètes dans l’édition de Bâle, lors de son voyage en Italie. Chez Raymond de Sebond, l’homme universel devient homo Infinitus, c’est-à-dire un homme en lequel s’effectuerait le nouage d’une infinité de relations. Montaigne parlera de « mélange universel » pour désigner cette aptitude relationnelle constitutive de la véritable singularité. L’influence de Sebond sur Montaigne est au demeurant moins philosophique que philologique, le passage de l’un à l’autre se manifestant dans les libertés de la traduction. Ainsi, à propos du précepte évangélique qui ordonne d’aimer son prochain comme soi-même, Sebond veut que chacun s’aime « comme tel homme » et non pas « en tant qu’il est homme ». Si, en effet, l’amour de soi est primordial, encore faut-il savoir ce qu’on aime en soi-même, l’être singulier ou la raison commune de l’homme. Si Sebond use largement de la formule « in quantum homo est », par ce que cette qualité nous ferait image de Dieu, c’est moins cette qualité que vise Montaigne que la singularité de celui qui est tel ou tel. On lit dans le texte latin : Qui primo amat seipsum, necesse est quod amet se sicut hunc hominem et non tamquam hominem. Montaigne souligne et amplifie en traduisant : « Il advient que quiconque s’aime premièrement, il faut sans doute qu’il s’aime comme Jean ou Pierre et non comme homme »10.
La raison commune de l’homme est-elle en soi aimable ? Il faudrait pour qu’elle le soit, qu’elle représente autre chose qu’une pétition de principe. De cette pétition de principe l’auteur du « parce que c’était lui, parce que c’était moi »11 nous a depuis longtemps affranchis. Une autre influence a joué sur Montaigne, celle de Nicolas de Cues, à travers l’édition de Bâle certes, mais aussi à travers la traduction française qu’il aurait eue, selon Pierre Villey, en sa bibliothèque. Or la Docte 10 Montaigne, Théologie naturelle (traduction du Liber creaturarum de Raymond de Sebond), chez Jean de la Mare, Rouen 1641, chap. 145, p. 271-272 : « Quiconque s’aime premièrement, il faut sans doute qu’il s’aime comme Jean ou Pierre et non comme homme, car là chacun se considère comme un en nombre, comme ayant une singulière essence, et en tant qu’il est personne distinguée et divisée d’une autre. Ainsi qui s’aime il s’aime en considération de cette particularité et non de ce qu’il a en commun, ni de ce qu’il est généralement homme. Il est à part de tous les autres : car son amour l’a converti en ce qu’il aime, et ce qu’il aime c’est un individu et un homme singulier : il est transformé en celui-là et il est attaché et joint à soi comme à Jean et à Pierre ». 11 Montaigne, Essais, I, 28.
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ignorance nous inscrit dans le courant de la devotio moderna, rendant raison de l’homme, non point par un archétype, mais par le paradigme par excellence, la christiformitas, l’homme ne se réalisant qu’ en se conformant à l’idée singulière (mia idéa) de celui qui assume toute l’exemplarité humaine. Rien d’un spécisme humain chez Montaigne, non plus que d’une universalité formelle : être homme c’est, selon lui, être fils, Michel fils de Pierre, lui-même fils de Grignon, lui-même fils de Ramon, lignage qui remonte, comme tout lignage, à la paternité divine. Nicolas de Cues le dit théologiquement en cette christiformitas12 qui nous reconnait fils du père. L’humanisme est-il une christologie sécularisée ou la christologie de la devotio moderna une promotion de l’humanisme, toujours est-il que le principe de filiation est à l’époque le principe directeur de la société tout entière, fondant le droit de la personne et des biens, la dévolution du pouvoir politique et donnant son axe à la théologie elle-même, comme le montrera, un siècle plus tard, le cardinal de Bérulle. Seule la filiation fait le droit, seule elle fonde la légitimité, seule elle fait la sacralité. C’est par conséquent dans ce qu’il a d’unique que l’homme réalise son être universel. Pour comprendre l’équivalence que Montaigne établit entre « unique » et « universel », il faut remonter à Nicolas de Cues. Pour celui-ci, l’universel ne s’entend pas en référence à la totalité des êtres ou des choses, mais doit être pris étymologiquement, voulant dire tourné vers l’un. C’est donc une affaire d’orientation, d’ordonnancement : ce qui fait la communauté des êtres c’est d’être ordonnés à un même principe ou à une même fin, mais l’ordonnancement de chaque singulier est relatif à un point de vue. L’univers mérite son nom parce qu’il est centré et, de ce fait, ordonné. Tel est tout l’esprit de la Docte Ignorance. La symbolique de l’omnivoyant dans le De Icona traduira cet ordonnancement d’un homme, dont toute la singularité tient au fait qu’il est sous ce regard qui, par son discernement, singularise, le regard de Dieu, cause absolument singulière de tous les singuliers. Cette formule est au chapitre 22 du De Venatione Sapientiae, dont il faut savoir suivre l’itinéraire initiatique : « Puisque dans le champ de l’unité, il y a un pré de la singularité, ou le gibier le plus singulier sera trouvé, nous visiterons ce pré maintenant grâce à la chasse. Nous avons nommé la singularité ». 12 Le mot apparaît dans la Docte ignorance de Nicolas de Cues, 3, 3. Il sera repris dans son Trialogus de possest, trad. Pierre Caye et alii, Paris 2007, p. 62 ; 64 ; 68. Christiformis traduit le grec Christoeidos, qu’on trouve chez les Pères grecs, notamment chez Denys, Noms divins, 4, PG, 4, Paris, 1857, 592 B.
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Mais qui est le gibier, le cerf ou le chasseur lui-même ? L’un passe dans l’autre, mystère d’Amour analysé par Giordano Bruno dans les Fureurs héroïques. Le singulier ne fait pas nombre, il ne relève pas de la quantité. On entend cependant la singularité par degrés13. Au premier degré, est singulier l’individu et, à ce titre, il est non comptable, encore que, sous certains rapports, les êtres humains soient dénombrables. Au second degré, plus singulière encore est l’espèce. Si chaque individualité humaine est un hapax, l’espèce humaine est une singularité absolue, incommensurable à toute autre. Au troisième, le monde que nous habitons, notre monde, quand bien même il existerait d’autres mondes, est aussi une singularité absolue, il est unique, ce qui fait la rareté et le prix de notre petite planète bleue, même si elle n’occupe pas le centre du cosmos. Dieu enfin, l’Unique, représente l’ultime degré de la singularité, maxime implurificabilis, ce qui est le moins multipliable, la cause absolument singulière de tous les singuliers (singulorum singularissima causa). Le qui non alter major cogitari potest devient alors le non aliud, unique au point de ne pouvoir connaître d’altérité. Principe de singularité, il singularise ce sur quoi porte son regard et ce qu’il favorise de son élection ; il singularise ce qu’il aime. Précisément on est encore ici dans la relation ; le truchement de l’absolu est l’Un. Laissons parler un philosophe qui, pour n’être pas un maître en spiritualité, n’en est pas moins un penseur rigoureux. Dans L’Écriture du désastre, Maurice Blanchot écrit : « Pourquoi le dieu Un ? Pourquoi Un est-il en quelque sorte au-dessus de Dieu, du Dieu qui a un nom prononçable ? Un n’est évidemment pas un nombre, Un ne s’oppose pas à plusieurs ; le monothéisme, le polythéisme cela ne fait pas la différence. Le Zéro non plus n’est pas un nombre, pas plus qu’une absence de nombre, ni davantage un concept. Peut-être le Un est-il destiné à préserver Dieu de tout qualificatif… le Un est ce qui autorise le moins l’union… Penser c’est s’acheminer vers la pensée de l’Un qui rigoureusement échappe à la pensée, quoi que vers l’Un elle soit tournée, comme l’aiguille vers le pôle qu’elle n’indique pas »14.
L’Un, entre nos mains humaines, le néo-platonisme nous l’a appris, ne saurait être qu’une puissance de négation et c’est ainsi que l’Un ne 13 On lit dans le de Venatione Sapientiae du même Nicolas : « La singularité de l’espèce est plus singulière que la singularité des individus qui la composent, de même que la singularité du cosmos et plus singulière que celle de chaque singulier » (fol. CCX). A fortiori en est-il ainsi de l’absolue singularité de Dieu. 14 Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard,1980, p. 211.
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retrouve sa puissance affirmative que dans la prière du Christ : « Père, faites qu’ils soient uns, afin que le monde croit ». Tel est l’ultime degré de singularité dont nous parlait le Cusain. Ce n’est pas la spécificité qui fait l’homme, c’est la singularité, et c’est ainsi qu’il est image de Dieu, sous le regard de ce Dieu qui l’envisage. Quand il est aimé, tout être humain devient unique. C’est cette unicité qui l’humanise et non pas la conformité à une quelconque identité spécifique. Nicolas de Cues a un mot très fort pour dire cette approche de la singularité, le mot discretio, qui désigne le discernement qui distingue (discernere) ce qui fait l’unicité d’un être. Ainsi échappe-t-on au faux dilemme de l’individu réel et concret et de l’universel intelligible. C’est le singulier qui accède à l’universel quand il est perçu dans son exemplarité. C’est l’amour qui le veut tel, c’est l’amour qui sacre son unicité en le reconnaissant comme irremplaçable. Répondant à tout désir, il mérite d’être qualifié d’universel en son absolue singularité. Nous conclurons en affirmant la primauté de la singularité, son caractère originaire. L’espèce, première chez l’animal, n’est chez l’homme que la petite monnaie de la singularité, sa répétition monotone, sa banalisation, sa manifestation grégaire, sa mise au pas cadencé. Suppléant au défaut de la nature, la culture s’ingénie à instituer des solidarités de substitution, para-natures ou sociétés, au nom d’un spécisme de la classe, de la race, de la langue, de la religion, de la coutume, de l’idéologie, voire des manières de table. Jonathan Swift avais imaginé un bon clivage, celui des petits-boutiens et des gros-boutiens ; aujourd’hui le clivage s’affine en s’effectuant selon les droits de l’homme, plus draconien cependant et beaucoup plus meurtrier, puisqu’en leur nom, on raye de la carte des peuples entiers. Il est grand temps de revenir au principe directeur, celui de la singularité, qu’illustrent les héros et les saints dont notre mémoire est peuplée. Ils seront des exemples, sans jamais prétendre être des modèles, nous enjoignant, chacun à notre place, de réinventer l’homme. De vrai, si Socrate fut un exemple, il ne se posa jamais en modèle. Tous les jours encore aujourd’hui, il nous invite à réinventer l’homme, mais réinventer l’homme, c’est donner chair à Dieu. Il s’agit de retisser la tapisserie qui s’en est allée. Pour nouer notre organsin, nous partirons du fil de la singularité, auquel nous associerons celui de la particularité, avant de les prendre l’un et l’autre dans celui de l’universalité. L’ordre ainsi sera respecté, donnant le pas à la singularité sur la particularité, qui assume les différences familiales, ethniques, confessionnelles, nationales, sans se figer dans une identité crispée, et
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anticipe l’universalité sans s’y dissoudre. Si la singularité embrasse la personne en ce qu’elle a d’unique et d’irremplaçable, il serait fallacieux de prétendre que chacun d’entre nous ne se trouve que dans l’autre, car ce serait abusivement faire l’économie des marqueurs identitaires de cette irremplaçable singularité. L’identité a son secret, dont seule la singularité a la clé, et c’est pourquoi c’est de celle-ci qu’il faut partir, forte qu’elle est d’une compréhension illimitée, qui fera son universalité, sans qu’elle ait à s’y dissoudre. L’ordre est ici séquentiel, mais il n’en est pas moins ontologique. Soixante ans d’enseignement m’ont appris qu’on ne saurait y déroger.
INDEX NOMINUM GÉNÉRAL Abel : 240 ; 248 Abraham : 244 Adam : 70 ; 150 ; 231 Albert le Grand : 123 Alexandre, M. : 39, 32 Al-Farabi : 293 Alighieri, D. : 139 Allen, Michael B. : 121, 1 Alquié, F. : IX Althusius, J. : 93 ; 95 ; 96 ; 97 ; 98 ; 99 ; 100 ; 101 Amat, J. : 26, 11 Ambroise de Milan : 259, 32 Ammonios Saccas : 331 Andia, Y. de : 62, 21 Anselme de Cantorbéry (ou Canterbury), saint : 23 ; 27 ; 253, 11 Antoine, saint : 170 ; 171 Antoine de Bourgogne : 142, 24 Apollinaire, G. : 312 Apollon : 139 Arendt, H. : 289 ; 302 Aristote : 4 ; 7, 7 ; 8, 8 ; 10 ; 20 ; 30 ; 37 ; 57 ; 63, 24 ; 83 ; 88 ; 91 ; 94 ; 95 ; 101 ; 122, 4 ; 123 ; 197 ; 198 ; 199 ; 204 ; 234, 235, 238 ; 271, 2 ; 281 ; 296 ; 299 ; 304 ; 305; 310 ; 315 Arminius : 263 Arnaud, A. : 234 ; 235 ; 264 Arnold, G. : 24 Arnou, R. : 31, 18 Arsène, saint : 147 Athanase, saint : 70, 46 ; 78, 91 ; 259, 32 Athénagore : 65, 37 ; 75, 74 Attis : 314, 7 Aubert de Versé, N. : 256, 21 ; 263, 54 Augustin, saint : 39, 31 ; 51 ; 91 ; 118 ; 184, 27 ; 204 ; 213 ; 234 ; 235 ; 236 et passim ; 259, 32 ; 295 ; 298 Averroès : 23 ; 311 Avicenne : 23 Bachelard, G. : IX Bakhouche, B. : 28, 14 Banić-Pajnić, E. : 41, 35 Barbaro, Er. : 121, 1
Barjavel, R. : 222 Barlaam : 73 ; 77 Basile de Césaré : 59 ; 60, 8 ; 61 ; 161 Baudelaire, C. : 312 Beaufret, J. : IX ; 105 Ben Levi ibn David, A. : 53 Benoît, saint : 165, 161 Bergson, H. :18, 25 ; 277 ; 279 Berlin, I. : 290 Bertin, Fr. : 122, 9 Bernard de Clairvaux : 90 ; 108 ; 142, 25 Bernard de Waging : 108 ; 116 Bernardi, J. : 78, 87 Berthold de Moosburg : 11, 13 Betts, J. : 252, 9 ; 263, 56 Beurrier, P. : 241 ; 242 ; 245 et passim Birault, H. : IX ; X Bisterfeld, J.H. : 254 ; 255 ; 258, 26 ; 259261 ; 263 Blanchot, M. : 331 ; 338 Blumenberg, H. : 293 Bodéüs, R. : 63, 24 Bodin, J. : XI ; 93 ; 97 ; 98 ; 99 : 306 Boèce : 23 ; 24 ; 25 et passim ; 150 ; 307 Borret, M. : IX Bosch, J. : 139 Botsack, J. : 255 ; 258, 26 Boulnois, O. : 108, 11 ; 121, 1 ; 122, 5 ; 136, 30-31 Bourdieu, P. : IX Bourrit, B. : 26, 10 Bovelles, Ch. de : X ; XI ; 103 ; 109 ; 174 ; 182, 20 ; 183 ; 184 ; 185, 28 ; 186, 30 ; 187, 31 ; 187, 33, 34 ; 307 Bright, Th. : 87 Brisson, L. : 27, 13 ; 31, 18 ; 34, 21 ; 35, 23 ; 74, 71 Bruaire, Cl. : X Brun, J. : X Bruno, G. : XI ; 205 ; 257 ; 338 Brunschvicg ; L. : 125, 19 : Burton, R. : 84 ; 87 ; 88 ; 90 ; 91, 24 Cajetan, Thomas de Vio : 272, 3 Calov, A. : 255 ; 258, 26 Calvin, J. : 94 ; 263
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INDEX NOMINUM GÉNÉRAL
Camelot, P. Th. : 78, 91 Capelle-Dumont, Ph. : 108, 11 Cardan, G. : XI Cassien, J. : 144, 43 ; 160 ; 164 ; 165, 161 Cassirer, E. : 103 Castiglione, B. : 335 Caye, P. : 7 ; 16, 24 ; 57 ; 58 ; 73 ; 198, 3 ; 200, 4 ; 337, 12 Chantraine, P. : 74 Charlier, H. : 276 ; 277 ; 279 Charron, P. : XI ; 257 ; 264 Chase, M. : 31, 18 Chateaubriand, Fr. R. de : 326 Chesterton, G.K. : 76 Chrétien, J.-L. : 56 Christ, Jésus : 62 ; 68 ; 136 ; 252 Cicéron : 95 ; 146 Clavelin, M. : IX Cohen, I. : 70, 50 Colin, J. : 335 Colomer, Eu. : 121, 1 ; 123, 11 ; 136, 52 Comenius : 101 Compagnon, A.: 216, 19 ; 220, 29 Comte, A.: 298 Copernic, N. : 85 Corbin, M. : 10 Cordero, N.L. : 64, 25 Coulon, C. : 209, 3 Courcelle, P. : 24,5 Cournot, A.-A. : 17 Courtine Denamy, S. : 289-290, 2 ; 302, 41 Crell, J. : 253 ; 254 ; 258 ; 259, 32 ; 260261, 263 ; 266 Croiset, Al. : 332, 2 Croiset, M. : 332, 1 ; 333 Cues, N. de : 184, 26 ; 187, 32 ; 195 ; 201 ; 202 ; 203 ; 204 ; 307 Cybèle : 314, 7 Cyrille d’Alexandrie : 259, 32 Damascius : 23 ; 51, 4 ; 73 ; 91 ; 200 Daumas, F. : 58, 4 David : 150 ; 157, 112 Défensor de Ligugé : 142, 24 Deleuze, G. : 44 ; 45 ; Demelemestre, G. : 93 ; 99 Démocrite: 122, 4 Dempf, A. : 303 Denys l’Aréopagite (Pseudo-) : 53 ; 62 ; 72, 59 ; 73, 66 ; 77, 81 ; 79 ; 89 ; 104 ; 111 ; 112 et passim ; 173 ; 187, 30 ; 204 ; 337, 12 Desan, P. : 213, 11 ; 219, 28 ; 225
Descartes, R. : 234 ; 235 ; 238 ; 260-262 ; 275 Descola, Ph. : 19 ; 21 Descotes, D. : 249, 2 Dini, A. : 41, 35 Dodds, E.R. : 67 Duns Scot : 334 Dupré, W. : 121, 1 Durand, G. M. de : 69, 41 Eckhart (Maître) : 89 ; 108 ; 114 ; 179, 15 ; 180, 16, 17 ; 181, 18, 19 ; 186, 29 Einstein, A. : 276 Ellenberger, H. F. : 314 Épictète : 66, 31 ; 219 ; 226 ; 232, 233, 235 et passim Épicure : 6 ; 302 Épiphane de Salamine : 259, 32 Érasme : 86 ; 88 ; 142, 24 ; 250, 3 Eros : 31 Estienne, R : 250, 4 Euclide : 239 Euler, W.A. : 41, 35 Eurydice : 150 Eusèbe de Césarée : 332, 1 Eutyphron : 332 Évagre le Pontique : 140, 15 ; 155, 98 ; 160 ; 161 ; 162 ; 163 ; 165, 166 Ève : 150 Faret, N. : 142, 24 Falque, E. : 103, 2 ; 104, 6 Fermat P. de : 260 Ferrari, E. : 220, 31 Festugière, A.-J. : 36, 24 ; 60, 9 Ficin, M. : 84 ; 85 ; 86 et passim ; 333 Filleau, J. : 263 Fillon, Fr. : X Fontaine, N. : 229 ; 232 ; 233 et passim Fortescue, A. : 25 Foucault, M. : 20 ; 21 Freud, S. : 314 Frogneux, N. : 7 Gaboriau, F. : 275 Galien : 88 ; 91 Gallay, P. : 77, 81 Galonnier, A. : XI ; 24, 4 ; 25, 8 ; 28, 14 ; 40, 34 Gandillac, M. de : IX ; 72, 59; 127, 26-28 ; 130, 34 Gardou, C. : 209, 2 Gardeil, A. : 282
INDEX NOMINUM GÉNÉRAL
Gaspard Aindoffer : 108, 11 ; 116 ; 117 ; 118 Gerson, J. : 103 ; 137 ; 138, 5 ; 140 et passim. Gierke, O. von: 94 Gontier, Th. : 290, 3 ; 291, 7 ; 295, 18 ; 303, 43-44 Gorez, J. : 63, 22 Gouhier, H. : IX ; X Gouverneur, S. : 262, 53 ; 264, 57 Grandet, P. : 61, 17 Grégoire de Naziance (ou Nazianze) : 75, 74 ; 77, 81 ; 78, 87 ; 122, 5 ; 161 ; 259, 32 Grégoire de Nysse : 75, 74 ; 122, 5 Grégoire Palamas : 69, 43 ; 73 ; 77 ; 78, 86 ; 79, 92 ; 90 ; 143 Grignon : 337 Grotius, H. : 94 : 261 Gurian, W. : 289 Guérard des Lauriers, M.-L. : 271, 1 Gueroult, M. : 3 ; 15, 22 Habert de Montmor, H. L. : 262 Hadot, I. : 75, 75 Hadot, P. : 57, 1 Harnack, A. von : 72, 59 Hegel, G.W.F. : 9 ; 10 ; 11 ; 12 ; 14 ; 16 ; 17 ; 20 ; 298 Heidegger, M. : 4, 5 ; 11 ; 49 ; 105-106 ; 108 ; 109 ; 173, 3 ; 175, 7, 8 ; 176, 9 ; 279 ; 331 ; 334 ; 298 Hellenberger, H. : 314 Henry, M. : 313, 5 Héraclite : 44 Hermès Trismégiste : 36 ; 109 Hevelius, J. : 262 Hildegarde de Bingen : 122 Hillesum, E. : 191, 42 Hippolyte: 75, 73 Hobbes, Th. : 290, 2 ; 293, 13 ; 298 ; 299 ; 302 Hoffmann, Ph. : 57, 1 ; 74, 71 Hölderlin, F. : 326 Hotman, Fr. : 93 Huet, P. D. : 264, 58 Hugues de Balma: 118 Husserl, Ed. : 291 Huygens, C. : 261 Irénée : 104 Isaac : 244 Isaac, D. : 67, 34
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Isidore de Séville : 122 Israeli, I. : 285 Jacob : 134 ; 244 Jackson, J.P. : 215, 18 Jean (Apôtre) : 136 Jean, duc de Bavière : 126 Jean Chrysostome : 259, 32 Jean Climaque : 142, 26 Jean Damascène : 77, 82 ; 78, 88 ; 122, 5 Jean Pic de la Mirandolle, J. : XI ; 111 ; 121 ; 122, 2 ; 123 et passim Jean Scot Érigène : 122 Jérémie : 147 Jésus-Christ : 104-105 ; 139, 7 ; 141 ; 148 ; 152, 83 ; 159 ; 159, 124 ; 160 ; 163 ; 170 ; 230 ; 231 ; 234 et passim ; 249 ; 250 ; 251 et passim Job : 74 Joly, H. : IX Jonas, H. : 302 Jouslin, O. : 218, 22 Julien (Empereur) : 314; 328 Jung, C.G. : 91 Jünger, E. : 299 Jünger, H. : 20 Justin : 72, 59 ; 75, 73 ; 78, 85 Kant, I.: 7 ; 8 ; 112 ; 320 Klibansky, R. : 83 Kontouma, V. : 69, 41 Labriolle, P. de: 72, 59 Lacan, J. : 315, 8; 317, 13; 325 Landriot, J.-B. : 142, 24 La Place, J. de : 255, 20 ; 258, 26 Larre, D. : 16, 24 ; 108, 11 ; 117, 29 Le Cène, C. : 256, Le Clerc, J. : 256, 21 Ledrux, P. : 69, 41 Lefort, C. : 99 Leibniz, G. W. : 11 ; 18 ; 136, 52 ; 308 ; 311 ; 316, 10 et passim Lemaître de Sacy, I. : 229 ; 230 ; 232 et passim ; 250, 3 Lemoine, M. : 40, 33 Le Pailleur, J. : 242 : 262 Le Vassor, M. : 255 ; 256, 21 Levi, P. : 331 Lévinas, E. : 50 Lévi-Strauss, Cl. : 331 Libera, A. de : 11, 13 Locke, J. : 94 ; 99
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INDEX NOMINUM GÉNÉRAL
Lossky, Vl. : 69 Louis XIV : 165, 161 Lovejoy, A.O. : 8 ; 10 ; 11 Lucilius : 59 Lucrèce : 219, 28 Luna, C. : 60, 10 Luther, M. : 263 McAllister, T. : 289, 1 ; 290, 2 ; 291, 8 McKenna : 262, 53 ; 265, 60 Macrobe : 122 Magnard, Al. : IX Magnard, J. : IX Magnard, J. : IX Magnard, P. : 3 ; 7 ; IX ; X ; XI ; 16 ; 19, 27 ; 23 ; 24 ; 25 ; 41, 35 ; 56 ; 76 ; 85 ; 91 ; 93, 1 ; 104, 3 ; 106 ; 121, 1 ; 123, 16 ; 136, 52 ; 173, 1 ; 176, 10 ; 177, 11, 12 ; 187, 35 ; 189, 36, 37, 38, 39 ; 190, 41 ; 192, 43, 44, 45 ; 195 ; 200, 5 ; 201 ; 202 ; 205 ; 206 ; 218 ; 219, 26 ; 229 ; 249 ; 266 ; 271, 1 ; 295 ; 307 ; 308 Magnard, P. junior : X Maïmonide : 23 ; 293 Maldonat. J : 251 ; 254, 13 ; 254 ; 255 ; 259, 32 Malebranche, N. : p. 311, 324-327 Marc-Aurèle : 122, 4 Marc d’Éphèse : 69 ; 79 Marculescu, S. : 93, 1 Maritain, J. : 276 ; 278 Marius Victorinus : 23 Marsile de Padoue, 94 Martianus Capella : 38 Mattéi, J.-Fr. : 58 ; 60 Matthieu, saint : 141 Martin, D. : 213, 11 Maxime le Confesseur : 71 ; 73, 65 ; 122, 9 Mazauric, S. : 265, 60 Meier, H. : 301 ; 302, 38 Meletos : 332 Mélusine : 323 Mercier, E. : 261 Merleau-Ponty, M. : IX Mersenne, M. : 257 ; 258 ; 259 et passim Mesnard, J. : X ; 232 ;250, 5 ; 262, 53 Mesnard, P. : 93 ; 97 Meyendorff, J. : 69, 43 Michaux, H. : 326 Midas : 139 Minazzoli, A. : 135, 48 Minos : 37 Moerbecke, G. de : 197
Moïse : 123 ; 143 ; 157 ; 231 ; 292 Montaigne, M. de : XI. 178, 13, 14 ; 202 ; 205 ; 207 ; 209 ; 210 et passim ; 232 ; 235 ; 236 et passim ; 297 ; 307 ; 335 ; 336 Montet, L. : 76, 79 Moreau, P.-F. : 262, 53 ; 265, 60 More, H. : 86 ; 90 Moreschini, Cl. : 75, 74 Musart, N. : 219, 27 Naya E. : 209, 1 Nerval, G. de: 312 Nicéphore le Solitaire : 143 Nicolas de Cues : XI ; 16, 24 ; 23 ; 104 ; 107 ; 108, 11 ; 109 ; 110 et passim ; 121 ; 122, 123 et passim ; 336 ; 337 ; 338, 14 Nietzsche, Fr. : 15 ; 213, 13 ; 214 ; 217 ; 226 Norton, A. : 290 Nouzille, Ph. : 108, 11 Numenius : 331 Oakeshott, M. : 290 Ockham, G. d’ : 113 ; 334 Opsomer, J. : 75, 77 Origène : 161 ; 331 Orphée : 150 Osier, J.-P. : 252, 10 Pan : 31 ; 139 Panofsky, E. : 83 Panurge : 321, 20 Pantagruel : 321 ; 322 ; 323 Pariente, J.-Cl. : IX Parménide : 44 ; 297 Pascal, B. : 10 ; 23 ; 125 ; 136, 52 ; 206 ; 207 ; 209 ; 210 et passim ; 229 ; 230 ; 232 et passim ; 249 ; 250 ; 251 et passim ; 274 ; 307 Pascal, Ét. : 227 ; 260 ; 261 Pascal, G. : 230 ; 232 ; 239 et passim Pascal, J. : 240 ; 241 ; 244 ; 262 Paul, saint : 62 ; 135, 48 : 143 ; 153 ; 157 ; 233 ; 234 ; 236 et passim Paulin d’Aquilée : 259, 32 Péguy, Ch. : 279 Pera, C. : 75 ; 76 Périer, F. : 227 Périer, G. : 227 Petau, D. : 255 ; 257-259 ; 261 ; 263 ; 266 Petit, S. : 261
INDEX NOMINUM GÉNÉRAL
Peyraut, G. : 142, 24 Philon d’Alexandrie : 39 Pitte, J.-R. : X Platon : 10 ; 14 ; 28 ; 29 ; 30 ; 32 ; 33 ; 35 ; 37 ; 39 ; 40 ; 41 ; 50 ; 57 ; 63 ; 64 ; 84 ; 85 ; 88 ; 89 ; 90 ; 91 ; 94 ; 122, 4 ; 197 ; 198 ; 199 ; 200 ; 296 ; 297 ; 299 ; 301305; 309-310 ; 315 ; 332 ; 333 ; 334 Plotin : 10 ; 13 ; 14 ; 18, 25 ; 30 ; 44 ; 53 ; 58 ; 64, 27 ; 66 ; 74, 69 ; 84 ; 90 ; 190, 40 ; 197 ; 198 ; 199 ; 331 Poulet, G. : 221, 32 Plutarque : 75, 73 ; 86 ; 297 Poimandrès : 36 Poincaré, H. : 283, 22 Porphyre : 9 ; 23 ; 30 ; 72 ; 73, 71 Pouderon, B. : 65, 35 Poussin, N. : 326 Pradeau, J.-Fr. : 31, 18 Préaux, J. : 38, 29 Proclus : 10, 11 ; 11 ; 12 ; 13 ; 14 ; 17 ; 23 ; 50 ; 51, 3 ; 53 ; 54 ; 5 ; 60 ; 62 ; 65 ; 66 ; 67 et passim ; 197 ; 200 ; 204 Procuste : 60 Proust, G. : 249, 2 Pruche, B. : 60, 8 Quéron, J. : 121, 1 ; 125, 20 Rabelais, F. : 88 ; 205 ; 321 ; 322, 21 ; 323 Radecius, M. : 259, 32 Ramon : 337 Rand, E.K. : 33, 20 Redon, O., 319 Reguig-Naya, D. : 209, 1 Ricatti, C. : 122, 7 ; 126, 24 Richard de Saint-Victor : 149 Richelieu, A. J. du Plessis de : 257 ; 263 Richer, N. : 233 Ritter, A.M. : 73, 66 Rivet, A. : 257-261 ; 264 Roberston, D.W. : 38, 30 Roberval, G. P. de : 260 ; 262 Rochefort, G.: 73, 61 Roques, R.: 72, 59 Rosset, C. : 213 Rousseau, J.-J. : 97 Ruar, M. : 258 Safa, K. : 133 Saffrey, H.-D. : 12, 16 ; 59 Saint-Ange, J. F. de : 239 ; 240 Saint-Exupéry, A. de : 278
345
Salomon : 138, 5 Saloustios : 72 Sarrau, C : 261 Sartre, J.-P. : 128 Saxl, F. : 83 Scheffer, B.: 126, 22 Schmitt, C. : 297 ; 298-301, 306 Schütz, Al. : 304 Scot Érigène, J. : 23 Screech, M.A. : 88 Scupoli, L. : 142, 26 Sebond, R. de : 236 ; 336 Segonds, A.-Ph. : 60, 10 ; 75, 75 Sellevold, K. : 216 ; 217, 20 Sellier, P. : 210, 5 Sénèque : 219, 27 Serres, M. : IX Servonnat, A. : IX Sextus Empiricus : 62 ; 74, 70 Shaftesbury, A., A.-C. : 87 ; 90 Simon, R. : 256, 21 Simplicius : 64, 27 Singlin, A. : 234 ; 235 Sinkewicz, R.E. : 77, 84 Siouville, A. : 75, 73 Smith, G.-D. : 25 Socin, F. : 252 ; 259, 32 ; 263 Socin, L. : 252 Socrate : 31 ; 294 ; 301 ; 303 ; 304 ; 309; 332 Solmi, S. : 211, 7 ; 225, 40 Sontag, S. : 209, 4 Sorbière, S. : 261-264 Spengler, O. : 299 Spinoza : 11, 14 Starobinski, J. : 217, 21 Statius, P. : 211, 8 ; 226 Steels, C.: 75, 77 Strauss, L. : 289 ; 290 ; 291 et passim Suchla, B.R. : 62, 21 Susini, L. : 218 Swift, J. : 339 Tambrun, B : 7 ; 249 ; 257, 23, 24 ; Tanguay, D. : 294, 14 ; 301, 37 ; 302, 38 Tarrête, A. : 209, 1 Tertullien : 297 Théophile d’Antioche : 68 Théophraste : 75, 73 Thérèse d’Avila, sainte : 141 Thiel, N. : 58, 3 Thierry de Freiberg : 11, 13 Thirouin, L. : 213, 12, 14
346
INDEX NOMINUM GÉNÉRAL
Thom, R. : 313 Thomas d’Aquin, saint : 71, 56 ; 123 ; 251 ; 259, 32 ; 263 ; 272 ; 273 ; 281 ; 285 et passim ; 308 Thouvenin-Mengotti, P. : 232 Tognon, G. : 121, 1 ; 136, 30 Tresmontant, Cl. : 72, 58 Trottmann, Ch. : 108, 11 ; 117, 29 Trouillard, J. : 12 ; 58 ; 73, 62
Villey, P. : 335, 7 ; 336 Vincent d’Agsbach: 108; 116 Vinci, L. de: 173, 2 Virgile: 309 Voegelin, Eric : 289 ; 290 ; 291 et passim Völkel, J. : 253, 12 Voltaire : 222, 34 Von Gierke, O. : 94 Vuillemin, J. : IX
Usener, H. : 25
Weber, M. : 290, 4 ; 298 ; 301 Weinberger, G. : 25, 9 Wenck J. : 113 ; 114 ; 115 ; 203 Westerink, L.-G. : 12, 16 ; 59
Van der Bruck, M. : 299 Vanini, G.C. : 257 Vauvenargues : 215 Vengeon, Fr. : 16, 24 ; 104, 3 ; 111 ; 136, 52 Vico, G. : 309 ; 312 ; 321 ; 325 Vierge Marie : 148 ; 159 ; 166 ; 166, 174 Vigarello, G. : 220, 30
Xénophon : 291 Yates, F.A. : 259, 33 Zeus : 35 ; 66
TABLE DES MATIÈRES Biographie de Pierre Magnard. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX Bibliographie sélective de Pierre Magnard. . . . . . . . . . . . . . . XIII La tradition gréco-latine Stéphane Arguillère, Néoplatonisme et philosophie comparée . 3 Alain Galonnier, La dette de Boèce envers le Christianisme dans la Consolatio Philosophiae : réalité ou fiction ? . . . . . . . . . . 23 Pierre Caye, Séparation, domination, libération. . . . . . . . . . . . . . 43 Laurent Motte, Vers un lexique métaphysique des prépositions.57 La Renaissance et l’Humanisme René Daval, Enthousiasme et mélancolie selon Marsile Ficin . . 83 Chantal Delsol, Johannes Althusius et le premier citoyen moderne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Emmanuel Falque, Un Dieu ineffable ? La querelle de la Docte ignorance chez Nicolas de Cues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 David Larre, Pour une anthropologie paradoxale : l’hommemicrocosme chez Nicolas de Cues et Jean Pic de la Mirandole.121 Florence Malhomme, Le chant du cœur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Isabelle Raviolo, La communis humanitas. . . . . . . . . . . . . . . . . 173 Frédéric Vengeon, La chasse de la Sagesse . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Montaigne et Pascal Yannis Constantinidès, Fortuna imperatrix mundi. Montaigne, Pascal et le rôle du hasard dans la vie. . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 Thomas More Harrington, Trois témoignages sur Blaise Pascal. 229 Brigitte Tambrun, Le « Mémorial » de Pascal, au risque du socinianisme (sur Jean 17,3). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
348
TABLE DES MATIÈRES
Problématiques contemporaines Louis-Marie de Blignières, Le pneumatisme,
une troisième composante de la vie mentale ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 Thierry Gontier, Athènes ou Jérusalem ? La question théologicopolitique chez Léo Strauss et Éric Voegelin . . . . . . . . . . . . . 289 Bruno Pinchard, Une idée du mystère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 Dernière classe Pierre Magnard, La gloire du singulier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 331 Index nominum. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341
LISTE DES OUVRAGES DISPONIBLES OU À PARAÎTRE DE LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN Lofts S.G., Moyaert P., La pensée de Jacques Lacan. Questions historiques. Problèmes théoriques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 39, 1994, ISBN: 90-6831-625-7, X-190 p. 25 EURO Florival G., Dimensions de l’exister. Etudes d’anthropologie philosophique. Tome 5. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 40, 1994, ISBN: 90-6831-626-5, VIII-266 p. 37 EURO Tsukada S., L’immédiat chez H. Bergson et G. Marcel. Préface de J. Parain-Vial. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 41, 1995, ISBN: 90-6831-761-X, 278 p. 27 EURO Neschke-Hentschke A., Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume I. Le platonisme politique dans l’antiquité. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 42, 1995, ISBN: 90-6831-768-7, XIV-276 p. 30 EURO Giacometti A., Dieu en question. Préface de Stanislas Breton. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 43, 1995, ISBN: 90-6831-763-6, VIII-279 p. 37 EURO Maesschalck M., Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne de l’action politique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 44, 1996, ISBN: 90-6831-780-6, LVI-390 p. 42 EURO Greisch J., Florival G., Création et événement. Autour de Jean Ladrière. Centre International de Cerisy-la-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 45, 1997, ISBN: 90-6831-869-1, X-390 p. 40 EURO Cabada Castro M., L’être et Dieu chez Gustav Siewerth. Traduit de l’allemand par E. Tourpe et A. Chereau. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 46, 1996, ISBN: 90-6831-872-1, XII-324 p. 35 EURO Depré O., Lories D., Lire Descartes aujourd’hui. Actes publiés par O. Depré et D. Lories, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 47, 1996, ISBN: 90-6831-870-5, X-208 p. 28 EURO Neschke-Hentschke A., Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles. Avec la collaboration d’Alexandre Etienne, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 48, 1997, ISBN: 90-6831-879-9, XXIV-420 p., 63 EURO Tourpe E., Siewerth «après» Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendental. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 49, 1998, ISBN: 90-429-0568-9, X-466 p. 45 EURO De Praetere T., Le principe de non-contradiction et la question de l’individualité du sujet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 50, 1999, ISBN: 90-429-0787-8, X-288 p. 40 EURO Stevens B., Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 51, 2000, ISBN: 90-429-0811-4, VI-226 p. 29 EURO Février N., La mécanique hegelienne. Commentaire des paragraphes 245 à 271 de l’«Encyclopédie». Bibliothèque Philosophique de Louvain, 52, 2000, ISBN: 90-429-08505, X-170 p. 24 EURO Neschke-Hentschke A., Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception. Platos Timaios. Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte. Description. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 53, 2000, ISBN: 90-429-0860-2, XLII-334 p. 60 EURO Apel K.-O., La réponse de l’éthique de la discussion au defi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 54, 2000, ISBN: 90-429-0946-3, IV-159 p. 24 EURO Malherbe J.-F., La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 55, 2002, ISBN: 90-429-1107-7, IV-284 p. 36 EURO
[2]
BPL
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