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French Pages 233 [241] Year 2022
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 113
DE
L O U VA I N
LES FOYERS IMAGINAIRES TROIS COURTS TRAITÉS DE MÉTAPHYSIQUE
ANDRÉ STANGUENNEC
LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS 2022
LES FOYERS IMAGINAIRES
BIBLIOTHÈQUE
PHILOSOPHIQUE 113
DE
L O U VA I N
LES FOYERS IMAGINAIRES TROIS COURTS TRAITÉS DE MÉTAPHYSIQUE
ANDRÉ STANGUENNEC
ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2022
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2022, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-4846-4 eISBN 978-90-429-4847-1 D/2022/0602/32
INTRODUCTION
L’esprit du temps présent se déclare volontiers post-moderne et post-métaphysique, comme si ces deux traits étaient indissociables. Notre propos philosophique se tient de façon assumée en dehors de cette postmodernité post-métaphysique qui domine majoritairement, en un sens quantitatif indiscutable, la pensée de l’époque. Mais l’un des bienfaits conquis par la modernité à laquelle se rattache toute pensée présente était qu’elle avait libéralement laissé le droit à toute subjectivité de s’inscrire en matière de religion, d’art, ou de philosophie, dans une démarche personnelle, en dehors même des nouveaux courants et des écoles susceptibles de nier les valeurs de la modernité. Le risque était ainsi pris par la subjectivité, valeur irréductiblement moderne, de se nier elle-même comme principe indubitable, en une postmodernité se mettant sans doute contradictoirement à distance de soi. C’est en ce sens que nous nous affirmons résolument « moderne », étant en particulier convaincu de la valeur de la subjectivité réflexive et transcendantale décriée par les penseurs du « post », convaincu même de la valeur de la « métaphysique de la subjectivité », formule que nous assumons volontiers. Nous ajouterons que nous sommes convaincu de ce que l’élan ou, en un sens analogique, la « pulsion » métaphysique, quand elle est interdite ou se censure elle-même, ne peut que faire retour, souvent sur un mode dénié, en investissant autrement les contenus de différentes disciplines. C’est pourquoi le renouvellement des modes d’approche des sujets métaphysiques par les récentes « théories de la connaissance » ou par « l’analyse critique des usages sémantiques et syntaxiques du langage », envisageant ce dernier sous son aspect savant ou ordinaire, ne peut que nous réjouir. C’est ainsi que des institutions d’enseignement et de recherche dont les chaires prestigieuses s’intitulent « métaphysique » ou « ontologie » sont de plus en plus souvent et fort légitimement occupées par d’éminents spécialistes des disciplines mentionnées. Nous devons aussi nous réjouir de ces nouvelles perspectives sur les questions pérennes de la métaphysique, dans la mesure, bien entendu, où elles respectent leurs propres limites et tolèrent d’autres perspectives, anciennes ou modernes, par principe tout aussi légitimes et limitées sur les mêmes questions, à condition que ces dernières aussi respectent les limites d’usage légitime
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INTRODUCTION
de la sémantique et de la syntaxe scientifiques, sans abuser d’analogies. Comme nous le disait récemment un collègue, lui-même éminent spécialiste de logique, de linguistique et de théorie de la connaissance, et pour lequel les termes d’âme, de monde et de Dieu devaient être traduisibles en un langage de gnoséologie évitant les non-sens sanctionnés par l’analyse logico-langagière : « à présent, c’est nous qui renouvelons les questions métaphysiques ! ». Et pourquoi pas ? Mais, à côté de cela, les questions posées en termes de transcendantal et de transcendance, de dialectique et de finitude, d’infinie perfection et de surexistence, de création divine et de finalité de la nature, continuent pour nous d’avoir un sens légitimement compréhensible en deçà de leur éventuelle traduction ou sanction par l’analyse logique du langage. Pour cela, elles n’ont pas besoin de relever nécessairement et exclusivement de telles procédures analytiques, en admettant toutefois, avec la même libéralité de part et d’autre, la possibilité de dialoguer sur les convergences et les divergences entre ces modes d’approche. Il est à noter de plus qu’un mouvement de « Hegel-renaissance » s’est depuis plusieurs décennies développé dans le contexte de la pensée anglosaxonne conjointement avec les actuelles propositions de la philosophie analytique et du pragmatisme : il convient par exemple d’admettre avec Charles Taylor que le concept hégélien de l’esprit subjectif est celui d’une subjectivité incarnée, puisqu’elle combine « la liberté rationnelle et auto-législative du sujet kantien avec l’unité expressive, recherchée par son époque, de l’homme et de la nature »1. Toutefois, cette unité synthétique du sujet hégélien désignée par Taylor, semblable à celle que nous reprendrons du sujet kantien, « copule » entre la nature comme totalité empirique et l’absolu comme infini divin2, demeure inscrite dans le mouvement déductif de la science encyclopédique, sans se constituer réflexivement, comme nous le faisons ici à la suite de Kant, comme sujet transcendantal autonome, en tant que Soi tout à la fois distinct et uni à son moi empirique en une synthèse d’ipséité. C’est donc en nous tenant résolument à côté, mais avec un souci d’interpénétration entre ces nouveaux modes d’approche des questions métaphysiques, que nous avons conçu et écrit ces trois Courts Traités.
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Ch. Taylor, Hegel, Cambridge University Press, 1975, p. 539. E. Kant, Opus postumum, F° III, p. 1, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1950, p. 16 : « Dieu, le monde, et ce qui les conçoit dans leur mutuel rapport, le sujet comme être raisonnable. Le terme moyen du jugement, est le sujet qui juge (l’être pensant, l’homme dans le monde). Sujet, prédicat, copule ». 2
INTRODUCTION
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Nous voudrions indiquer, au terme de cette Introduction comment et sur quels points cet ouvrage prolonge nos recherches précédentes en y ajoutant certains éléments nouveaux. Notre temps est en effet, et de façon particulièrement approfondie à présent, celui de l’exploration scientifique autant que philosophique de l’imaginaire humain et de ses fonctions. Les variations sur les modalités des « foyers imaginaires » de la pensée humaine seront en conséquence présentes d’une façon beaucoup plus continue et plus ample qu’elles ne l’étaient dans nos développements antérieurs. Un premier imaginaire focal sera abordé comme le « foyer » nativement affectif et mythique de la « famille » humaine, « foyer imaginaire » dont les symboles sacrés continuent d’alimenter en profondeur – c’est du moins notre hypothèse – bien des spéculations ontologiques et théologiques hautement conceptuelles. Nous introduisons ici l’hypothèse selon laquelle celles-ci se sont séparées provisoirement de ce premier foyer tout en se distinguant entre elles, comme autant de rayons de lumière divergents émanant d’un miroir convexe. Le second « foyer imaginaire », miroir concave, nous a semblé celui dont nous parle Kant (focus imaginarius) dans la « Dialectique transcendantale de la raison pure » comme foyer d’unification de tous les concepts : « un point qui, bien qu’il ne soit qu’une idée (focus imaginarius) …sert cependant à leur fournir la plus grande unité avec la plus grande extension »3. Il se constitue comme la reprise de ces rayons divergents par une raison qui cherche à les penser en les réunissant synthétiquement en systèmes et à les faire converger vers l’unité régulatrice de trois Idées : l’âme, le Monde, Dieu, en faisant « comme si » (als ob) leur unité était dotée d’une « existence réelle ». Pourtant celle-ci est véritablement impossible à connaître, le concept d’« existence réelle » étant limité, en modalité de jugement critique, au cadre spatio-temporel de notre finitude. Ainsi que l’écrit Kant : « nous devons philosopher sur la nature comme si, pour tout ce qui appartient à l’existence, il y avait un premier fondement nécessaire, uniquement afin d’introduire l’unité systématique dans notre connaissance en suivant une telle Idée, je veux dire un fondement suprême imaginaire (einnem eingebildeten obersten Grunde) »4. En revanche, seule cette réflexion de la raison permet, selon notre hypothèse herméneutique, de de faire se rejoindre le foyer ultime de l’imaginaire rationnel et le foyer 3 E. Kant, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », trad. Delamarre et Marty, Paris, Gallimard Folio/essais, 1980, p. 554 4 E. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, L’Idéal de la raison pure, trad. Delamarre et Marty, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1980, p. 533, souligné par nous.
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INTRODUCTION
primordial de l’imaginaire mythique, en comprenant à la fois la nécessité de la divergence puis de la convergence de cela même qui a provisoirement divergé. En rester à cette divergence et au conflit de ces formes culturelles particulières est un phénomène de crise dont la culture européenne est particulièrement menacée. Vis-à-vis de nos recherches précédentes, la présente « genèse » introduit un nouvel élément qui peut être rapproché d’une sorte de phénoménologie de l’esprit métaphysique, ne traitant l’historicité empirique que comme illustration d’un processus de « relève » (Aufhebung) des essences spirituelles au sein de l’autoréflexion de l’esprit-copule. Il s’agit bien d’un « redressement », d’une « conversion » transcendantale »5 et d’une « relève » (Aufhebung) de la visée de sens d’abord investie confusément dans l’empirique, avant qu’elle se relève progressivement de ce syncrétisme, d’abord à travers la séparation opérée historiquement par l’esprit des monothéismes, puis par la recomposition rationnelle de l’unité. Cette unité est cette fois visée en sa verticalité transcendantale pure et réinvestie par l’imaginaire analogique des symboles. C’est donc sous le signe de ces deux « foyers imaginaires », et de leur unité réfléchie que nous placerons nos Courts Traités. La religion, l’art, la science et la philosophie, d’abord séparées, puis convergeant dans une unité synthétique et régulatrice finale, nous n’avons pas hésité pour illustrer nos propos à reprendre certaines métaphores poétiquement et religieusement imagées, de même que plusieurs schémas graphiques linéaires. Ces trois Courts Traités s’inscrivent dans le prolongement de nos précédents travaux6 mais leur traitement donnera lieu ici à de nouveaux développements relatifs notamment à la phénoménologie processuelle de l’esprit 5 L’œuvre du philosophe Jean-François Mattéi, Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne (Paris Flammarion, 2007), est aussi en grande partie consacrée aux conditions d’une « conversion » critique et réflexive de la métaphysique, succédant à ses phases de « crises » et d’aliénations dogmatiques autant dans les scientismes que dans les prétendus savoirs métaphysiques : « ce qui a disparu, c’est le regard transcendantal que l’homme européen ou occidental portait sur son horizon d’existence…», p. 225. Il s’agit bien de reprendre «…l’héritage kantien du sujet transcendantal, c’est-à-dire du regard qu’il porte en direction des Idées » (ibidem, p. 246). Plus récemment, Andrea Bellantone, dans La métaphysique possible, éd. Hermann, 2012, cherche à expliquer la fécondité toujours actuelle de la métaphysique de tradition spiritualiste (F. Ravaisson et H. Bergson notamment), en dialogue avec l’idéalisme allemand et la phénoménologie contemporaine. Enfin, Francis Guibal, Faut-il renoncer à la métaphysique ?, Paris, Editions des Facultés jésuites de Paris, 2016, vise à montrer comment la passion métaphysique ne cesse à présent de renaître en dépit de ses formulations dogmatiques. 6 A. Stanguennec, La dialectique réflexive, trois volumes, Lille, Editions Universitaires des Presses du Septentrion, 2006, 2008, 2013 : Leçons sur le rationnel et l’irrationnel, Paris, Editions Ellipses, 2014 ; L’humanisation de la nature, Editions de la Maison des
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métaphysique esquissée plus haut, aux correspondances entre structures analogiques dans les domaines du mythe, de la poésie et de la métaphysique rationnelle pour lesquelles nous mettrons en dialogue interpénétrant les apports de Kant, Hegel, Nietzsche et Mallarmé7, de même enfin qu’à de nouvelles réflexions transcendantales sur foi, croyance et dialectique du sens, articulation non explorée dans nos travaux antérieurs8. Les trois Traités envisagent donc de centrer successivement notre recherche métaphysique, d’abord sur l’homme, cette subjectivité unifiant son Soi transcendantal et son Moi empirique. Nous y traiterons du « soi de l’être », expression que nous jugeons préférable à celle d’« âme ». Nous traiterons ensuite de l’idée du Monde envisagé comme totalité absolue en son devenir naturel et historique. Sous ce nouvel aspect, le second Court Traité traitera aussi des « symboles du monde », notamment de la Quaternité dialectique et de la figure du Carré mondain inscrit dans un Cercle en référence à Hegel et Mallarmé. Le troisième Traité, enfin, envisagera « l’inexistence surexistante » du sens ou de l’Idée de Dieu, ldée de Dieu posée comme « sens attribué au Monde » par l’« hommecopule » : « Dieu, le monde, et ce qui les conçoit dans leur mutuel rapport, le sujet comme être raisonnable. Le terme moyen du jugement, est le sujet qui juge (l’être pensant, l’homme dans le monde). Sujet, prédicat, copule »9. Le « sens » relève ainsi d’une manière de syntaxe transcendantale réglant a priori la relation du sujet et de l’attribut. Le sens ou attribut divin transcendantal fut d’abord attribué par l’homme au monde empirique ainsi qu’un « foyer imaginaire » dans lequel l’empirique et le transcendantal absolu étaient confondus. Un des rôles essentiels des religions monothéistes et des épistémologies fut d’avoir séparé la visée du transcendantal de cette confusion mythique et d’avoir défini distinctement chacune des quatre formes culturelles qui s’en distinguaient alors dans son rapport aux autres (religion, art, science, métaphysique). Il s’est agi là du « moment dialectique » de l’opposition de l’esprit avec soi, moment entraînant divergences et conflits. Enfin, la reprise de la visée transcendantale de l’Idée s’effectua en un mouvement de convergence amorcé par
sciences de l’homme, 2014 ; notre contribution au Colloque de Lisbonne sur le concept de reprise chez Eric Weil, Reprises weiliennes et reprises dialectiques. 7 Cf. plus bas, Premier Court Traité, Ch. III, § 1. et § 2. relatifs à la mise en dialogue (cf. P. Ricoeur) « et à l’interpénétration des interprétations ». 8 Cf. plus bas, Second Court Traité, Chapitre Premier, § 2. De l’habitation du monde et de sa nécessaire critique transcendantale, et Troisième Court Traité, Chapitre III, § 3. Foi, croyance et analogie de l’être. 9 E. Kant, Opus postumum, F° III, p. 1, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1950, p. 16.
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INTRODUCTION
la critique du dogmatisme tant scientifique que religieux. Car ce dernier était encore résiduellement présent dans les religions monothéistes, empêchant la complète « relève » libératrice de la visée transcendantale vis-à-vis de l’horizontalité empirique. Notre dialectique réflexive prétend à cet ultime redressement dans une perspective critique, conçue par l’Idée rationnelle théologique, foyer fictionnel métaphysique de l’imaginaire rationnel. En résumé et dans les termes dont use la tradition métaphysique nous traiterons successivement de l’âme, du monde, de Dieu.
* * * La métaphore du « foyer imaginaire » (focus imaginarius), donnant son titre à ces Courts Traités et constituant une sorte de fiction rationnelle qui les traversera comme un fil conducteur, les textes qui la mentionnent ont été mis par nous en caractères gras.
PREMIER COURT TRAITÉ
DU SÉISME. OÙ IL EST MONTRÉ PAR DES RAISONS RÉFLEXIVES QUE L’EXPRESSION MÉTAPHYSIQUE D’« ÂME DU MONDE » PEUT ÊTRE AVANTAGEUSEMENT REMPLACÉE PAR CELLE DE « SOI DE L’ÊTRE ».
CHAPITRE PREMIER
SÉISME MÉTAPHYSIQUE ET DIALECTIQUE RÉFLEXIVE § 1. LES DEUX TRADITIONS IDÉALISTES DONT HÉRITE LE SÉISME Pourquoi avoir forgé ce néologisme, « séisme » ? Et si le séisme revendique une tradition idéaliste quelle en est la teneur ? Que le lecteur se rassure : il ne s’agira pas dans ce Court Traité d’une apologie et encore moins d’un appel à un séisme comme à une forme de « tremblement de terre », du moins au sens propre, bien qu’en un sens figuré, le « séisme » ici proposé ne soit pas sans rapport avec un « soi » pour lequel les valeurs de l’écorce finie de la Terre sont à faire éclater et à réinscrire à intervalles réguliers aussi bien dans l’horizon du Monde infini que dans les virtualités brûlantes et métastables du prémonde. Les séismes naturels – les tremblements de terre et les éruptions volcaniques en particulier – ne sont pas toujours meurtriers et dévastateurs. Ils sont quelquefois la condition d’un renouvellement des formes de vie et d’un dépassement, comme ripostes à un défi. Les volcans se refroidissent en cendres d’engrais féconds et font parfois émerger des îles. Quant aux tremblements de terre, ils incitent à plus de vigilance et de solidité dans les matériaux de nos habitats du monde environnant. Avant même d’expliquer cette notion, nous voulons préciser la tradition philosophique où s’inscrivent les propositions du présent Court Traité. Qu’il nous soit permis de rappeler la réponse faite par Eric Weil dans une conversation rapportée, au cours de laquelle on lui demandait comment il se situait par rapport à Kant et à Hegel, les deux auteurs les plus souvent cités dans ses livres. Le philosophe répondit : « je suis un kantien post-hégélien ». Nous reprendrions volontiers cette réponse en lui donnant le sens suivant. L’auteur de ces Courts Traités est fondamentalement kantien, bien que ce kantisme intègre un apport essentiel de Hegel : la dialectique entendue dans son sens positif, mais avec une fonction et un mode relevant de l’analogie de l’être. Ce qu’il y a d’essentiellement kantien dans le séisme est la conception de la « sagesse » philosophique. Au lieu que la sagesse visée par le philosophe soit celle qu’on assimile à une « science » de la totalité absolue, science ou savoir absolu revendiqué
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
par les métaphysiques pré-kantiennes et dont se réclamera à nouveau Hegel après Kant, en prétendant les porter à leur achèvement le plus conséquent, la sagesse ici visée s’entend comme la connaissance et l’acceptation des limites du savoir scientifique fût-il celui de la science spéculative. On remarquera que ces deux conceptions de la sagesse sont l’une et l’autre présentes dans le discours émanant du sens commun. D’un côté, on attend de la sagesse le savoir total, achevé, absolu. Le sage est celui qui « sait tout » parce qu’il « sait le tout ». D’un autre côté, être sage, c’est savoir se limiter modestement au seul savoir effectivement disponible, tout en pensant et visant nécessairement quelque chose d’infini qui, étant au-delà de ce savoir, est précisément présupposé par le savoir fini. C’est bien ce que Kant a apporté de décisif en montrant que la métaphysique qui vise l’absolu ou l’inconditionné ne peut se constituer comme une science théorique. C’est en ce sens que nous sommes d’abord kantien, adhérant fondamentalement à cette sagesse des limites du savoir, impliquant toutefois la pensée nécessaire de leur au-delà. Il en découle la nécessaire pensée de l’infini ou de l’Idée de Dieu, ne serait-ce, d’abord, que pour donner son sens plein à la pensée des limites. Nous pensons nécessairement Dieu comme « esprit infini » se pensant lui-même, mais cela reste de notre part une pensée, même si elle nous paraît subjectivement nécessaire, et cela n’atteint pas une connaissance de Dieu comme esprit. C’est ce qui nous permet de nous séparer tout autant du dogmatisme idéaliste que du dogmatisme spiritualiste, un dogmatisme étant toujours une métaphysique dans la forme du savoir ou de la science. Dogmatisme idéaliste que l’idéalisme de Hegel qui prétend avoir atteint le savoir de l’absolu ou de l’inconditionné premier par et dans l’Idée logique. Son contenu est identique à celui que le religieux nomme Dieu, et c’est un savoir d’ailleurs non dépourvu d’une intuition catégoriale à chaque étape de sa déduction métaphysique des catégories, comme nous l’avons montré ailleurs1. Dogmatismes spiritualistes que ceux, particulièrement, de Schelling, de Ravaisson et de Bergson, qui prétendent eux aussi atteindre le savoir de l’absolu, cette fois par une intuition infra ou supra-rationnelle et en critiquant toute forme d’idéalisme, qu’il soit transcendantal ou spéculatif. Que nous pensions nécessairement Dieu en et par l’Idée comme condition a priori du fondement systématique et comme limitation ontologique de nos savoirs est évidemment ce 1 Cf. Analogie de l’être et attribution du sens, Seconde Partie, Chapitre 4. De l’agir ontologique à l’agir attributif : la proposition dialectique. Présence de l’intuition dans la proposition spéculative : les textes de Hegel, Lille, éd. du Septentrion, 2013, p. 141-148.
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qui nous rattache à la forme d’un idéalisme transcendantal et critique. C’est bien au sens de l’idéalisme transcendantal et critique que nous nous rattachons à une tradition idéaliste. Mais à cela s’ajoute l’idée également kantienne que, s’il n’y a pas de science possible de l’absolu en tant qu’infinité positive, nous pouvons en avoir une connaissance « indirecte » subjectivement, non objectivement nécessaire et suffisante (« non scientifique »). Et dont nous avons le droit de faire un usage analogique2. Il n’y a certes pas de connaissance directe ou de connaissance absolument parlant de l’infinité de l’être comme le prétendent les dogmatismes métaphysiques y compris les spiritualismes intuitionnistes tels ceux de Ravaisson et de Bergson. En revanche, il y a une pensée qui fait un usage indirect de ce que nous « connaissons » de manière directe – les significations de la logique spéculative – pour penser par analogie ce que nous ne pouvons connaître : « nous avons en effet besoin pour nous rendre saisissables des propriétés suprasensibles, de recourir toujours à une certaine analogie avec les êtres de la nature »3. Nous ajouterons une certaine analogie avec notre être se connaissant dans la logique dialectique et spéculative qui n’est de façon directe qu’une connaissance certaine de nous-même. C’est en ce sens que nous pouvons parler d’une « connaissance indirecte » et analogique de l’infini : nous « pensons » ce dont nous ne pouvons pas avoir de connaissance certaine en nous servant comme analogie d’une « connaissance certaine ». La modalité critique de la théologie est celle de la pensée analogique rigoureuse, non du savoir adéquat. En d’autres termes nous pouvons et devons penser l’infini dans son rapport à soi et avec notre finitude, par analogie avec un certain mode de connaissance de nous-mêmes, de sorte que cette pensée par analogie, se construisant à partir de notre connaissance autoréflexive, puisse prétendre être elle-même une connaissance « analogique » indirecte de l’infini. Or c’est ici que l’apport hégélien paraît également décisif. Car si Kant ne propose de connaissance analogique de l’infini que dans le registre de la connaissance pratique ou morale du sujet humain fini et au moyen des analogies anthropologiques de l’entendement et de la volonté4, Hegel 2 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1957, § 58, p. 146 : « une connaissance de ce genre est une connaissance par analogie …». Sur le langage de l’analogie, cf. ici même Troisième Court Traité, Chapitre III, § 3. Foi, croyance et analogie de l’être. 3 E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Doctrine, II, 1. B, Œuvres complètes, III, Pléiade, p. 81, note. 4 E. Kant, Prolégomènes, § 57, p. 146 : « un anthropomorphisme symbolique …».
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
nous propose un autre type de connaissance réflexive de soi de l’esprit fini : la connaissance logique dialectique, inexistante chez Kant. Et dans la mesure où, dans une sagesse kantienne des limites, nous ne pouvons plus prétendre attribuer comme Hegel à cette logique réflexive une portée non seulement subjectivement finie mais objectivement infinie, nous pouvons – et même nous devons – toutefois lui conférer une portée analogique selon nous supérieure à la connaissance analogique morale (de l’entendement et de la volonté) à laquelle Kant s’en était tenu d’un point de vue seulement moralement pratique. En effet, dans la mesure où nous pensons nécessairement Dieu, d’abord et avant tout dans son rapport à soi, comme pensée rationnelle de sa propre pensée infinie, la logique réflexive et dialectique, qui est le mode de connaissance réflexive de soi le plus parfait de notre raison finie, est le seul qui soit logiquement disponible pour penser analogiquement, c’est-à-dire indirectement, l’Idée de la raison divine. La logique hégélienne voit alors son statut et sa valeur profondément modifiés dans le cadre de la dialectique réflexive. Les idées rationnelles du moi, du monde et de Dieu, étant reprises dans la dialectique transcendantale dialectisée en un sens nouveau et positif, c’est d’abord l’autoréflexion pure du Moi ou du Soi transcendantal, qui engendre dans son processus de réflexion la totalité des catégories logiques. Il s’agit pour le Soi de reprendre en soi ces catégories, après les avoir produites dans sa détermination des sciences de la nature et des sciences humaines, ces dernières déterminant non le Soi pur, mais le Moi empirique. Elles sont alors réengendrées en un système dans la pureté de leur sens logique et non plus en quelque sorte diffractées dans des sciences extérieures les unes aux autres. Cette exigence est proprement métaphysique, et correspond d’ailleurs à ce que Kant entendait par « déduction métaphysique des catégories », distincte de leur application à l’empirique dont traitait la « déduction transcendantale » stricto sensu. Hegel a cru pouvoir faire de cette autoréflexion génétique des catégories une science qui serait non seulement le savoir de soi de la raison finie, mais le savoir de soi de la raison infinie à travers ce savoir fini même. Nous considérons qu’il s’est donc mépris sur le sens en vérité encore transcendantal de la Logique spéculative et de cette nouvelle « déduction métaphysique » des catégories (Kant). La construction interne de la Science de la Logique demeure cependant pour l’essentiel ce qu’elle était chez Hegel. Les deux premiers développements (Logique de l’être et Logique de l’essence) correspondent aux catégories d’entendement des sciences objectivant des contenus empiriques. Le troisième développement (Logique du concept en et pour soi) correspond à la logique des totalités systématiques ou Idées
SÉISME MÉTAPHYSIQUE ET DIALECTIQUE RÉFLEXIVE
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de la raison que la subjectivité a engendrées au terme de la dialectique que nous disons « ascendante » et qu’elle reprend dans leur genèse purement logique, les unes à partir des autres : l’Idée des actes du sujet logique (concept-jugement-raisonnement), les Idées des systèmes de l’objectivité (mécanisme, chimisme, téléologie) et l’Idée absolue (ou Idée théologique achevée), tout en enchaînant, à partir de cette dernière, la déduction logique de la création de la nature et de l’esprit fini, matières sur lesquelles s’exerçait l’application des catégories de l’être et de l’essence objective. La connaissance dialectique ou plus brièvement la logique dialectique a donc dans notre séisme un statut doublement réflexif, puisque, étant une connaissance réflexive de soi par soi, elle est aussi réflexive au sens d’un jugement de réflexion analogique, au moyen duquel nous cherchons à penser le concept universel de Dieu à partir de la spécificité particulière de notre connaissance logique de nous-mêmes dans la production autoréflexive des catégories pures. Nous verrons plus bas quelle fonction de reprise analogique de la dialectique transcendantale, dans un sens positif, joue cette déduction métaphysique après la rupture provisoire du discours fini et le silence sur Dieu qu’impose l’Idée d’entendement intuitif divin5. La dialectique positive de la déduction métaphysique des concepts peut ainsi être intégrée à la réflexion transcendantale. D’où le titre que nous avons donné à l’ouvrage exposant les lignes fondamentales du séisme : la dialectique réflexive. § 2. LA
CONSTITUTION RÉFLEXIVE DE L’ÊTRE-SOI.
L’EXEMPLE DU
SOI FINI HUMAIN
Qu’est-ce donc que la dialectique réflexive ? L’expression désigne le processus de constitution réflexive de l’être comme soi, c’est-à-dire comme acte d’être pour-soi (intérieur à soi) et par soi (libre, c’est-à-dire autonome). Prenons pour plus de facilité première, l’exemple du soi subjectif humain et décrivons le processus de sa réflexion pensante. Le soi, ou l’être réflexif, se constitue à travers un processus de réflexion qui parcourt trois moments ou trois réflexions successives auxquelles nous donnerons les noms que Hegel leur attribue dans sa Science de la Logique6 et qu’à la différence de Hegel nous transposons d’une logique 5
Cf. plus bas, Troisième Court Traité, Chapitre III., § 1. et § 2. G. W. F Hegel, Science de la Logique, II, La Doctrine de l’essence, Première Section, Chapitre II, C. La réflexion, 1. La réflexion posante ; 2 La réflexion extérieure ; 3. La réflexion déterminante, trad. J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier Montaigne, 1976, p. 17-33. 6
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
de l’objectivité à une logique de la réflexion subjective. Il s’agit d’abord de la réflexion intérieure ou « réflexion posante », réflexion positionnelle de soi par laquelle le sujet pose son identité indépendamment de toute extériorité. Il effectue cette position en intériorisant une telle extériorité qui, par à, est réduite au statut de simple « représentation » dont l’existence peut être mise en doute (Descartes). Ce mouvement a été décrit et conceptualisé de diverses façons par Descartes, Kant, Fichte et Hegel, notamment : « Je (me) pense, donc je suis (seul) certain d’exister ». Mais ce moment est insuffisant, car le soi n’a encore justement que la certitude d’être soi. Il doit donc, par un mouvement opposé, mettre sa certitude intérieure à l’épreuve de l’extériorité retrouvée en partant de lui-même : c’est la réflexion extérieure. Il doit ainsi devenir autre, se nier pour être vraiment ce qu’il est dans une œuvre et pour un autre moi extérieur à lui. Il se manifeste ou s’exprime alors dans l’extériorité en cherchant à lui donner une forme telle que transparaissent indubitablement en elle la liberté et la réflexion de son soi. Il cherche à être soi non seulement en soi, mais en un autre extérieur à soi. Pour cela, il a dû assimiler ou intérioriser cet autre, s’enrichir intérieurement de son extériorité, s’en pénétrer afin de la mieux comprendre et de l’unir à lui. Enfin, il fait retour à l’extériorité de l’autre, de sorte qu’il puisse la déterminer, l’inscrire dans cette nouvelle forme synthétique qu’il a élaborée après s’en être pénétré. Cette troisième étape de la réflexion, la réflexion déterminante, peut toutefois avoir deux issues. Ou bien l’extériorité – le milieu dans lequel le soi se réfléchit extérieurement après avoir intériorisé l’extériorité qui l’entoure – est bien déterminée par le soi intérieur, parvenant à la dominer en lui donnant ses formes ou ses lois, et s’y réfléchissant comme en un miroir. Le soi intérieur est alors auprès de soi dans son autre même, il « habite » de façon satisfaisante l’extériorité et cette « réflexion déterminante » constitue la liberté concrète du soi ; ou bien, à l’inverse, c’est l’extériorité, avec ses lois et ses déterminations propres, qui domine le soi. Il y a alors échec et aliénation du soi dans cette détermination même, car le soi subit la détermination de son autre, ou son hétéronomie, et la réflexion déterminante s’est inversée en réflexion aliénante. Mais, en réalité, la domination ou la maîtrise de l’autre par le soi ou de l’extériorité par l’intériorité n’est jamais totale. Le soi doit donc toujours reprendre le mouvement de sa réflexion extérieure pour y parfaire sa constitution de soi. Réciproquement, la réflexion déterminante aliénée peut chercher à se désaliéner en une nouvelle et plus forte détermination par le soi. Tout cela témoigne de la finitude de la réflexion. Il s’agit de montrer que cette constitution dialectique de la réflexion, permet de rendre compte des
SÉISME MÉTAPHYSIQUE ET DIALECTIQUE RÉFLEXIVE
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dialectiques de l’esprit fini, mais aussi, par analogie de jugement réfléchissant, des phénomènes de la nature et enfin de cet esprit infini que la métaphysique nomme Dieu, dans son rapport à lui-même et au monde. § 3. LA DIALECTIQUE RÉFLEXIVE COMME
ONTOLOGIE GÉNÉRALE
La dialectique réflexive est donc une ontologie générale, puisque, selon cette hypothèse du jugement de réflexion, l’être de tout étant, humain, naturel et divin, peut être rationnellement pensé, mais non évidemment connu, comme s’il (cf. le « tout se passe comme si » du jugement fictionnel analogique chez Kant) se constituait dans le cercle dialectique d’une réflexion, mobilisant et orientant l’agir des réalités effectives en leur effectuation, ce pourquoi, par exemple, la notion du « soi de l’être intramondain » nous semble être une sorte de synonyme transcendantal et critique de la notion d’« âme du monde », monde entendu ici au sens de l’univers total de l’être –incluant la pensée créatrice de Dieu. Notre séisme part initialement de la simple hypothèse selon laquelle tout « ce qui est », tout « étant » et non seulement le « sujet humain » a pour propriété ou comme « être essentiel » d’être un « soi ». Rappelons que le terme d’« étant » est, depuis Heidegger, la traduction du terme allemand « das Seiendes », formé sur un participe présent substantivé qui permet d’en distinguer « l’être » (« das Sein ») comme « l’essence » de cet étant, essence envisagée comme « acte d’être », ce que marque la forme infinitive de l’expression7. Le terme « soi », existant en français, a pour correspondant latin « sui », forme réfléchie de la troisième personne du singulier, ce qui présente l’intérêt de pouvoir fournir un emploi ontologique universel de la réflexivité et d’affirmer de tout étant qu’il « se » constitue ontologiquement comme rapport à soi ou réflexion de soi. La formation substantivée de cette forme pronominale, « le (ou un) soi », existe aussi en français dans le langage philosophique, par exemple chez Sartre. Les correspondants de ces termes français sont, en allemand, sich, forme pronominale réfléchie, et « das Selbst » (correspondant : « le soi ») forme substantivée notamment dans le langage philosophique ; de même en anglais self, forme pronominale et « the Self » forme substantivée. En psychologie, le Self renvoie plutôt à la dimension de constitution 7 Identité de l’essence et de l’acte d’être déjà posée par Aristote en Métaphysique, H, 3., 1043 a 35 et dont Hegel montrera l’« activité substantielle » comme « effectivité » (Wirklichkeit), transition vers la logique de la subjectivité en et pour soi.
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
singulière du Soi à travers la mémoire de ses événement vécus et socialement narrables, tandis que dans cette ontologie le Soi renvoie à la dimension universelle d’autonomie et de puissance réflexive, le soi psychologique étant nommé « Moi » plutôt que Soi. Ainsi pour le psychologue américain John Kihistrom, le Self est « une représentation mentale de sa propre personnalité ou identité, formée à partir d’expériences vécues, de pensées encodées en mémoire »8. Toutefois, c’est bien en tant que Soi que s’effectue le travail d’intériorisation et de construction de la mémoire singulière du Self psychologique ou du Moi. Le mot même de « séisme », quant à lui, est formé sur le mot « soi » et nous avons formé le terme « séité » pour désigner les propriétés d’un soi : on dira « séité » (propriété d’un soi) à la façon dont on dit « subjectivité » pour désigner les propriétés du « sujet ». Ce terme (séité) dont le correspondant allemand est Selbstheit, a été préféré à « ipséité », ce dernier terme étant réservé par nous à la synthèse humainement effectuée de soi et de moi, ou, dans l’ordre naturellement phusique, du soi universel et de sa particularité ontique9. Or les propriétés de tout soi sont d’abord qu’il est présent à soi, à savoir qu’il est pour soi (réflexivité) même si ce n’est pas sur le mode d’une « connaissance de soi ». Ensuite, parce qu’il est autoréflexif, il ne peut pratiquer cet être pour soi que par lui-même : s’il est pour soi, il l’est par soi, librement en ce sens (liberté). Mais que tout étant soit un « soi », cela ne traduirait-il pas seulement une croyance trop naïve et trop peu rationalisée ? Nous ne le pensons nullement, et les analyses qui suivent voudraient en convaincre.
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J. Kihlstrom, Revue Psychologie, n° 28, juillet-aoùt 2008, p. 43. Ch. Taylor dans Les sources du moi (Sources of the Self, 1989, trad. française, 1998), a insisté, après Kant et Hegel sur la triple synthèse constitutive du Moi dans la réflexion de la modernité : l’autonomie transcendantale (dans nos termes, le Soi), la conscience d’expression langagière virtuellement rationnelle (dans nos termes, la fonction symbolique), le lien de communauté du moi avec les autres et avec la nature (dans nos termes, le moi empirique). Sans doute, mais la conscience peut s’exprimer et se réaliser, tantôt en faisant servir son Soi à son moi empirique, tantôt faire servir ce dernier aux finalités du Soi : la mise en œuvre du Soi suppose un libre choix de la conscience pour une synthèse d’ipséité à dominante alternative, y compris dans nos choix éthiques. 9
CHAPITRE DEUX
DE LA PARTICULARITÉ DU SUJET HUMAIN À L’UNIVERSALITÉ DU SOI «… Le monde a été investi comme une scène, l’écran sur lequel l’humanité a projeté des images qui lui ressemblent, ces formes fantastiques, transcendantales ou immanentes, qui peuplent la Nature et la dominent »10
§ 1. L’HOMME. DU « SUJET » FACE AUX « OBJETS » AU « SOI » COMME « ÊTRE-AU-MONDE » Comme nous l’avons établi dans le Chapitre précédent, le séisme étant une ontologie du soi tout à la fois générale et critique, il se trouve immédiatement concerné par la question de savoir quel rapport établir entre ce soi et la subjectivité, notion par laquelle il est parfois admis de définir l’humanité. Mais l’homme doit-il se définir par la subjectivité ? Celle-ci est-elle la caractéristique fondamentale de l’homme ? Il est possible de répondre par la négative, en faisant valoir que si l’homme est bien en effet un sujet se mettant en rapport avec des objets, notamment grâce à ses sciences et à ses techniques, mais aussi à son droit et à son éthique, cette subjectivité n’est toutefois possible qu’à partir de conditions fondamentales, celles de son être-soi. L’homme n’est-il pas plus fondamentalement un soi qu’un sujet ? En nous en tenant d’abord aux comportements théoriques ou cognitifs du sujet, et en laissant pour l’instant de côté la dimension pratique, juridique et éthique de la subjectivité, précisons d’abord que le concept d’« objet » corrélatif de celui de sujet s’entend depuis Kant et Husserl en un sens phénoménologique. Est objet ce qui « apparaît »11 objectivement et qui est reçu comme objectif, à la condition que la conscience du sujet lui-même le signifie comme tel par et dans des actes de pensée, en 10 P. Legendre, Argumenta Dogmatica. Le Fiduciaire suivi de Le silence des mots, Paris, Mille et une nuits, 2012, p. 86. 11 Dans un contexte phénoménologique le mot « phénomène » est la traduction de l’allemand Erscheinung que l’on peut rendre aussi par « apparition ».
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE II
constituant son sens de phénomène. Précisons ensuite que des conditions plus fondamentales encore résident dans la possibilité d’analyser en de multiples régions d’objets une totalité avec laquelle l’homme est d’abord en rapport avant que d’y distinguer des parties et des objets distincts. Cette totalité est le monde. C’est donc toujours sur « fond de monde » et d’« être-au-monde » que sont distingués puis regroupés, analysés puis rassemblés, les objets au sein de régions : physiques, biologiques, culturelles, etc. L’être-au-monde de l’homme est donc la condition de possibilité de son être-aux-objets-phénoménaux en tant que sujet. Mais cet être-au-monde, à son tour, est le propre d’un étant dont l’être est d’être pour soi et par soi à ce monde. Entendons que, d’une part, cet être-aumonde est un être qui, nécessairement, s’autoréfléchit (se pense) dans son rapport au monde, et que, d’autre part, il se pense ou établit par soi ce rapport au monde. Il ne l’établit pas sous l’effet d’un autre que lui-même, mais il l’est bien par lui-même ou par soi. Quel est en effet ce « par quoi » l’étant humain se met en rapport avec le monde qui lui aussi lui apparaît tel ou tel, en le pensant dans son rapport à lui-même et en se pensant lui-même dans son rapport au monde ? La seule réponse possible à cette question est la suivante : le langage est la condition de possibilité de notre être-au-monde. C’est le langage, et plus précisément un langage fondamentalement symbolique disant le monde, qui ouvre l’étant humain, par soi et pour soi, à cette totalité. On pensera ici à ces discours du monde que sont le mythe, la religion, l’art, et la métaphysique, qui, chacun à sa manière, entendent exprimer le sens de cette totalité à laquelle s’ouvre l’homme. Et dans la mesure où le monde n’est ni un objet ni un ensemble d’objets du genre de ceux dont traite la science, dans la mesure où, en conséquence, l’homme n’est pas à proprement parler un « sujet » lorsqu’il tient ces discours du monde, nous devrons renoncer à faire de la subjectivité le mode d’être le plus fondamental de l’homme. Notons toutefois que ce rapport de l’homme au monde demeure phénoménologique, puisque c’est bien par et dans des actes de langage spécifiques que le monde apparaît nécessairement à l’homme, en un autre sens toutefois que celui du paraître objectif impliquant toujours une présence sensible limitée et la possibilité d’une mesure, d’une quantification des formes sensibles de son apparaître. Notons ensuite qu’en deçà de cette relation phénoménologique par laquelle le monde apparaît à l’homme comme un phénomène déterminé, il existe une expérience affective de ce Tout du monde, comme totalité indéterminée et inquiétante (nommé parfois « chaos »), totalité indéterminée que le discours symbolique met en ordre et en forme (et dont
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résulte ce que l’on nomme parfois le « cosmos »). Dans le même temps qu’il est inquiété par le chaos, l’homme y projette un cosmos. Nous rencontrons ici un « foyer imaginaire » de premier ordre, dont la matière est affective et la forme symbolique, non pas irrationnel, mais d’une rationalité syncrétique et préréflexive. C’est autour de ce foyer, diversement figuré dans les mythes, que se rassemblent différemment les familles humaines. Celles-ci pourront commencer par diverger entre elles de même que les différentes formes symboliques issues d’elles (religions, art, science, philosophie), avant que la philosophie ne cherche de façon autocritique à penser leur condition transcendantale de possibilité et leur unité au-delà de cette divergence.
Certes, comme l’a souligné Hegel, la spécificité de la vie animale est que son sujet est à présent à distance des buts vitaux par ses sens et sa loco-motion. Il s’ensuit une contingence dans la satisfaction des besoins médiatisée par l’évaluation d’un but lointain dans l’espace et dans le temps. Il s’ensuit aussi un sentiment d’incertitude proprement animale : « le contexte de la contingence extérieure ne contient presque que de l’étranger ; c’est continuellement qu’il exerce une violence et fait peser une menace de dangers sur le sentiment de l’animal qui est un sentiment d’incertitude, d’anxiété, et de malheur »12. Toutefois, le montage et la stabilité quasi automatique des savoir-faire instinctifs permet à l’animal d’éviter la déroute et l’inquiétude paralysante de la différence extérieure. Sa réponse toujours déjà présente et efficace à son environnement spécifique est assurée par le « montage » de l’instinct. Il en va différemment pour l’homme, dépourvu définitivement d’instincts proprement dits et livré à des pulsions elles-mêmes chaotiques. Il a dû substituer progressivement, à travers des conflits répétés avec ses congénères, le « montage » de la fonction symbolique langagière. Freud a tout particulièrement insisté sur la différence entre instinct animal et pulsion psychique humaine, ainsi que le souligne Jean Laplanche : « le contenu du ça, c’est avant tout la pulsion sexuelle et c’est la pulsion sexuelle là où elle est le plus éloignée de l’instinct »13. La fonction symbolique a dépassé, en posant son ordre proprement humain, un premier négatif, la privation d’instinct libérant la pulsion et corrélativement l’absence 12 G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de la nature, § 368, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p. 324. 13 J. Laplanche, Problématiques, I, L’angoisse, Paris, PUF, 2006, p. 261.
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE II
d’ordre instinctif projetable sur l’environnement, autre pôle du chaos. Par une première « relève » (Aufhebung) du soi anthropologique, un néant de sens a été nié, tout en étant conservé comme arrière-fond de la « mise en scène » d’un sens dont les signes convenus s’étendent bien au-delà de la sphère étroite des besoins vitaux. Il est évident que l’expérience se renouvelle à chaque naissance d’enfant et à chaque « entrée » d’un enfant dans la culture : l’ontogénie tend à reproduire la phylogénie. Mais pour l’enfant, qu’il soit envisagé comme « civilisé » ou « préhistorique », ce n’est pas d’emblée le langage verbal qui est signifiant, c’est celui des gestes de bons ou de mauvais soins du milieu parental ou de ce qui en fait office. Comme y a insisté Pierre Legendre dans ses travaux, « …ce qui peut être considéré comme la clé de voûte de la construction subjective : l’accès à la négativité »14. L’accès à la fonction symbolique, négation de la négation instituant les normes humaines, est fondé sur une double négativité, celle de la perte, symbolisée par l’Abîme des pulsions démesurées15 et de forces extérieures infiniment informes, et celle de la « relève » par la symbolisation – seconde négation – construisant simultanément le sujet et son monde devenu cosmos. Mais cette relève symbolique n’est pas immédiatement un discours nettement articulé en paroles ou en récits d’origine, ce que Pierre Legendre nomme un « Texte canonisé », texte ou tissu de sens expliquant l’inexplicable, l’Origine une de la dualité éprouvée du chaos et du cosmos. Ce texte est un Tiers-être, qui fonde la finitude – la dualité et les limites du fini- en expliquant son existence dans l’espace et le temps à partir d’un Principe infini. La démesure pulsionnelle, corrélat du chaos extérieur, est dès lors en grande partie psychiquement calmée et ordonnée : « le totémisme, le mythe de la castration, le mythe de la bête originaire en nous, loin d’être des sources d’angoisse, sont des instruments pour tenter de maîtriser l’angoisse »16. Mais il ne s’agit pas là d’un concept transcendantal et encore moins de l’Idée dialectique de l’infini théologique qu’élaborera ultérieurement la métaphysique dogmatique ou critique. Comme les anthropologues le montrent, il s’agit d’abord d’une réaction agie et motrice, qui relève davantage de la danse sacrée d’imploration et de célébration que d’un mythe discursivement élaboré. La parole chantante est d’abord associée 14 Nous donnons cette référence parmi de nombreuses autres possibles sur ce point dans les œuvres de P. Legendre : La question dogmatique en Occident. Aspects théoriques. Paris, Fayard, 1999, p. 293. 15 P. Legendre note : « Nous touchons là au gouffre de la condition humaine, à ce que la découverte de l’inconscient par Freud en a laissé entrevoir », ibidem, p. 293. 16 J. Laplanche, Problématiques, VII, éd. cit., p. 141.
DE LA PARTICULARITÉ DU SUJET HUMAIN À L’UNIVERSALITÉ DU SOI
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au rituel mobilisant le corps signifiant, avant d’apporter son grand récit autonome de l’origine. De sorte qu’au début était l’action. La seule chose que nous puissions affirmer à ce moment de notre analyse, c’est que l’homme est un étant qui, de façon tout à la fois « libre » et « réfléchie », constitue son rapport au monde à travers ces diverses formes de symbolisme cosmologique le faisant réagir immédiatement à l’inquiétude de son être, affecté par le chaos mondain et corrélativement par celui de ses pulsions. Cette structure est pleinement dialectique, négation discursive d’une négation affective. L’émotion de la privation des instincts et de l’indétermination chaotique – première négation – est niée dialectiquement, non totalement supprimée mais « dépassée » par le symbolisme lui donnant sens, seconde négation. Au néant privatif du chaos du sujet et du monde, – premier négatif – réagit la « relève » (Aufhebung dialectique) du second négatif, puisque le sens est visé et posé comme un signifié idéel, donnant forme et cohérence à cette matière inquiétante, conjurant le « chaos ». Le corps humain d’abord sensible au chaos du monde, se fait corps signifiant, se relevant de ce chaos : il danse et chante le sens sacré du monde d’abord, et en construit le récit d’accompagnement, celui de l’interprète, ensuite. Le verbe est postérieur à l’écriture de la danse, le texte fondateur étant celui de la danse rituelle. Le rite et le mythe interposent, entre nous et le chaos du monde au sein duquel nous sommes d’abord englués et paralysés, un cosmos symbolique. Le mythe fondateur habille d’un voile ordonné et d’une parure exposée la nudité vide et avide des corps. Sans doute, au regard d’une philosophie critique et transcendantale, la mythologie et la religion « primitive » sont-elles dans l’illusion de croire en l’existence « sensible » ou « réelle » de cette divinité qui est pour elles le « sens » du monde. Le transcendantal que la réflexion mettra ultérieurement en relief est tout entier projeté dans l’immanence naturelle, en une confusion qui, au regard rétrospectif de la critique, est bien une illusion ontologique. Sans doute aussi ces fonctions symboliques premières sont-elles dans l’illusion d’en figurer les attributs de façon naïvement « réaliste ». Mais comme la suite de ces Courts Traités le montrera, il reste dans la position finale d’un sens transcendantal une « relève » rationnelle du noyau sacré du « sens » de la « croyance » primordiale. L’approfondissement transcendantal du concept de l’infini empêchera d’en réduire le contenu à une simple illusion subjective projetant des objets empiriques indéfiniment agrandis dans le vide d’un rien transcendantal comme le suppose trop facilement une certaine critique athée. En ce sens, le progrès qu’introduit la réflexion transcendantale est le contraire de ce que l’on
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE II
pense parfois y trouver. Ce progrès ne consiste pas, comme on le croit le plus souvent, à réduire le transcendant abusif, mythico-religieux, à l’immanent du « sujet » intra-mondain et de ses « objets » assimilés au fini. D’une certaine manière, la philosophie transcendantale la plus approfondie légitime la fiction régulatrice sacrée, dans la mesure où elle met en œuvre une réflexion conceptuelle et dialectique selon laquelle ce qui relève et « se relève » (sich aufhebt) présuppose la réalité de quelque chose (l’infini) qui est tombé dans le monde en le fécondant. En d’autres termes, elle poursuit elle-même la relève transcendantale de la fiction sacrée, le mouvement d’élévation et de chute de la danse sacrée, dans le cercle dialectique de la création de haut en bas et de la réflexion spirituelle de bas en haut, l’imploration et la supplication du divin. La danse sacrée peut être considérée comme la forme la plus « convulsive » d’un texte ou d’un tissu de sens qui se développera en rituel, mythe, religion, art : « a–t-elle été le point focal, le lieu incandescent, à partir duquel tout a rayonné et s’est différencié, en rythmes musicaux, en valeurs plastiques du mouvement, donc en peintures, sculptures, écritures, en ces manifestations énigmatiques de la vie qui n’appartiennent qu’à l’humain ? »17. L’auteur de cette question argumente une réponse affirmative en faisant de la danse, c’est-à-dire de la relation agie de l’âme et du corps, le fil conducteur de l’histoire européenne des formes symboliques majeures. La danse première, alternance d’élévations et d’abaissements, exprime le désir de la Loi ou de l’ordre mettant fin au chaos, ce qui, selon l’auteur, dans une perspective psychanalytique, renverrait à la succession de l’érection fécondante et de l’affaissement humilié, c’est-à-dire au phallus fini dans sa différence et sa référence au Fécondant divin, lui toujours Droit. Pierre Legendre montre que si la danse tend métaphysiquement vers l’Un divin primitif, souvent référé comme le Grand-Homme ou le macranthrope cosmique, il est compréhensible que sexuellement ce soit l’identité masculin-féminin qu’exprime le danseur ou la danseuse, identité fantasmée comme l’androgyne primitif : « le système institutionnel doit poser le corps comme fantasme de l’Un, instituer le corps humain en métaphore du trait idéal, c’est-à-dire comme phallus »18. Au monisme originaire de l’âme et du corps, corrélatif d’un monisme de Dieu et du monde, succédera le dualisme des religions de la révélation, avec les Interdits religieux de la danse culminant au Moyen Age dans la culpabilisation et la satanisation des danses 17 P. Legendre, La passion d’être un autre. Étude pour la danse, Paris, Le Seuil, 2000, Préface, p. 7. 18 Ibidem, p. 47.
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populaires, supposées stimuler toutes les tentations de la chair19. Enfin, l’autonomisation esthétique de la danse caractérise la modernité et cette autonomisation de la forme dansée du sensible prépare elle-même la possible objectivation de celui-ci par la science (Cassirer).
Si c’est dans l’immanence empiriquement fermée de l’être divin que réside en effet l’illusion mythico-religieuse première au gré de la critique transcendantale, le progrès réflexif consiste plutôt à libérer ce transcendantal divin, visé d’abord dans une immanence moniste, de toute compromission avec l’« existence » immanente et « réelle » des objets finis. Nous poserons dans le troisième Court Traité que « l’existence » au sens propre est une catégorie de la modalité finie, spatio-temporelle et intramondaine, qui ne saurait convenir à la « sur-existence » intentionnée du sens transcendantal du divin, ce dernier n’étant pourtant pas davantage réductible à une simple idéalité immanente aux catégories objectives dont use l’entendement. C’est en ce sens que, surmontant l’immanence catégoriale intellectuelle, l’Idée rationnelle du divin conserve le statut de Tiers Médiateur, surplombant l’immanence intellectuelle du soi fini aussi bien que celle du monde empirique lui-même. C’est bien en ce sens que le « Foyer imaginaire » de la raison critique (focus imaginarius) contiendra encore quelque chose de « relevé », issu du foyer imaginaire primordial de la danse sacrée.
Il s’agira de « relever » (aufheben), en d’autres termes de libérer fictionnellement sa « tenue en dehors » (ek-sistance). Telle est bien cette « ek-sistance », c’est à dire non pas la simple in-existence du transcendantal de l’Idée théologique, mais la sur-existence effective de son contenu pensé, sur-existence du soi divin dont la fiction dialectique de la création pose qu’il est « tombé » et dont il se « relève » dans la finitude, se réfléchissant et se limitant par la pensée qu’elle en élabore. Il y a cercle ou circulation du sens total que l’on peut donc dire encore en quelque manière « dansée ». La seule caractéristique décisive de l’être-homme est d’être un « être-soi », un étant qui est par soi et pour soi ce qu’il est. Sa spécificité 19 Cf. par exemple Cl.-M. Robion, « L’Église contre la danse. Deux exemples languedociens au dix-septième siècle », in L’Église, le clergé et les fidèles en Languedoc et en pays catalan, Presses Universitaires de Perpignan, 2013, en ligne. P. Riché, « Les danses dans le Haut Moyen Âge », in Bulletin des Antiquaires de France, Année 1984, pp. 28-30, en ligne. Sur la présence résiduelle des danses rituelles dans la liturgie et les fêtes religieuses cf. Ph. Knäble, L’Église dansante. Initiation, rituel et liturgie en France au bas Moyen Âge, 2014, thèse de doctorat en ligne.
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE II
fondamentale est toutefois, par rapport au soi animal fini et au soi divin idéellement infini, d’être un « soi symbolisant », soi qui exprime le sens du monde et s’exprime signifiant dans ce monde au titre d’« animal symbolique (animale symbolicum) », selon l’expression dont use Ernst Cassirer20 pour désigner l’homme en tant qu’homme. § 2. L’HOMME
AU MONDE ET L’HOMME DANS LE MONDE
Or, les choses se compliquent lorsque l’on admet que l’homme n’est pas seulement « au monde », mais aussi « dans le monde » et cela doublement. Kant le redira dans l’Opus posthumum : l’homme est sujet empirique dans le monde et sujet transcendantal en relation à Dieu, en une double appartenance constitutive de la structure anthropologique. D’une part, en tant que phénomène pour les sciences de la culture, l’homme s’inscrit à l’intérieur de ces régions découpées au sein du monde : la psychologie, le droit, la société, l’histoire, etc. Mais ici encore nous verrions que la particularité culturelle du sujet qu’étudient ces sciences et qui permet en effet l’identification de tout sujet comme d’un moi particulier au sein de ce monde, n’est qu’une dimension partielle du sujet : l’autre dimension, étant celle d’un soi théorique et pratique, lui permettant de se réfléchir et de se déterminer universellement, juridiquement et éthiquement, vis-à-vis de sa particularité culturellement conditionnée. Ici nous retrouvons le sujet comme synthèse pratique d’un soi universel et d’un moi culturel, synthèse dont est responsable le soi pratique comme mode d’être au monde, par le langage de ses choix et de ses déterminations pratiques, dit dans le vocabulaire de Sartre, de ses « projets fondamentaux de soi ». De plus, en tant qu’objet des sciences de la vie animale, l’homme relève encore de cette région des vivants dont certains ont eux-mêmes accédé à un langage au cours de l’évolution. Pour l’instant, c’est ce second aspect intramondain de l’homme qui nous intéresse. On fera valoir immédiatement que le vivant qui accède à la fonction symbolique ne peut le faire en tant que simple objet, ou phénomène que nous dirons « chosique » ou « réique »21. Nous forgeons ici un terme, « réique », à partir du latin res (la chose) pour distinguer ces phénomènes, objets de 20
E. Cassirer, Essai sur l’homme, Paris, Editions de Minuit, 1975, p. 45. « Réique », terme forgé à partir du latin res (chose) pour distinguer les objets en tant qu’agrégats mécaniquement déterminés, où l’on ne considère rien d’identique, ni même d’analogue à la subjectivité de l’homme. 21
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science envisagés seulement comme agrégats mécaniquement déterminés par des « lois », où l’on ne considère rien d’identique, ni même d’analogue au soi humain et à sa subjectivité, et nous en distinguerons les phénomènes « séiques »22, phénomènes présentant des propriétés identiques ou analogues à celles d’un soi. Mais il s’agit de phénomènes dans lesquels transparaissent des propriétés interprétables comme identiques ou analogues à celles du soi ou du sujet connaissant lui-même. En effet, l’accès au langage de l’animal humain s’étant opéré pour soi et par soi, on ne peut considérer qu’il fut le résultat de l’action d’un objet ou d’un ensemble d’étants réiques, réductibles au type pierre-quitombe, astre-qui-gravite ou gène-qui-mute, même si l’hypothèse d’une mutation, entraînant la perte des instincts animaux et l’émergence de pulsions anomiques, doit être considérée comme pertinente pour l’étude du conditionnement anthropologique. Mais il ne s’agit encore là que d’une condition génétique ayant rendu possible une riposte signifiante autonome. L’approche scientifique réique stricto sensu connaît l’objet en tant qu’il est « pour un autre » (précisément pour le sujet connaissant qui diffère de lui) et « par un autre » (par d’autres objets du milieu qui le déterminent de façon nécessaire selon des lois). Il va de soi que les sciences humaines, d’un côté, et les sciences du vivant, de l’autre, ne peuvent complètement phénoménaliser leurs objets de cette façon réique. A côté de leurs propriétés chosales ou réiques, les phénomènes culturels et biologiques présentent des propriétés observables qui laissent transparaître dans le phénomène objectif quelque propriété interprétable comme une manifestation de type séique : quelque chose d’analogue à un soi signifiant s’y exprime. Il est clair que les sciences du comportement animal ont renoncé à une approche exclusivement réique ou mécaniste du comportement afin de le comprendre comme réaction signifiante aux éléments du milieu. Le savant est ici contraint de penser l’Autre (l’animal) sinon comme « identique » du moins comme « analogue » à lui-même dans son comportement signifiant, et à le créditer d’une certaine présence à soi (pour soi), et d’une certaine autonomie (par soi). Mais précisément, comme l’animal non humain, fût-il le plus complexe, n’est pas un animale symbolicum, le savant ne peut saisir en lui en toute rigueur qu’un analogon de sa propre activité intentionnellement sensée, c’est-à-dire une identité suffisamment générale pour maintenir une différence spécifique irréductible entre eux : la spécificité animale est pensée par analogie avec la spécificité humaine. 22
« Séique » est l’adjectif correspondant aux substantifs « soi » et « séisme ».
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§ 3. L’ÉMERGENCE DU SOI
HUMAIN, LA PERTE DES INSTINCTS ANIMAUX
ET LA SUPPLÉANCE DE LA FONCTION SYMBOLIQUE
Si l’interruption de la vie animale instinctive en l’homme avait été un don de la grâce de Dieu, ou encore un « événement » (Ereignis) de l’Etre, comme Heidegger le pense, le lien de la nature animale et du soi humain y aurait été brisé sous l’effet d’un Dehors absolu, inconcevable par la raison. L’on supposerait alors que c’est sous l’influence d’un Autre, sur-rationnel « transcendant » (au sens dogmatiquement métaphysique ou religieux) ou « ascendant » (Heidegger), que le vivant humain a reçu la « possibilité » de la fonction symbolique qui le fait être au monde en s’arrachant au régime de la vie animale. Cette « possibilité » ne serait alors plus celle d’un pouvoir dont il aurait eu l’initiative en propre, dans la continuité de sa puissance naturelle sur son milieu. Si nous voulons maintenir au contraire une continuité relative et une rationalité minimale dans la compréhension du « devenir humain » de l’animal, il convient d’admettre qu’il y avait déjà dans le vivant animal préhumain une disposition à être un soi signifiant langagier. Ce vivant animal ancestral n’était ni un « étant réique » non signifiant ni un étant organique dont l’« accaparement (Benommenheit) » non signifiant l’enfermait dans sa « pulsionnalité (Getriebenheit) »23. Sur la base d’une mutation désinstinctualisante, cette disposition animale s’est dépassée elle-même pour s’ouvrir un accès symbolique au monde en constituant l’humanité de l’homme. Dès lors, le sujet humain se comprend lui-même comme un résultat spécifique de l’évolution générale ou de l’histoire de son « objet », envisagé comme une « animalité évolutive » et pourvue d’un soi. C’est précisément un aspect essentiel de la manière dialectique de considérer les choses que de renoncer à concevoir le sujet de connaissance comme absolument autre que son objet, dans la mesure où cet « objet » l’a paradoxalement conditionné lui-même, car il était déjà, tout comme lui, un soi sur un mode spécifique, celui du soi animal fini. Ici, empirique et transcendantal se conditionnent l’un l’autre en une détermination réciproque : la mutation génétique effaçant les instincts (dont il nous reste certes quelques traces vestigiales) est la condition de possibilité empirique d’ouverture au monde par la fonction symbolique, qui est la condition de possibilité transcendantale de l’être au monde ; mais réciproquement, cette condition empirique imprime à la vie sensible de l’homme de nouveaux affects sensibles, tout particulièrement une inquiétude du soi mobilisée cette fois 23 Comme le prétend M. Heidegger dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, monde, finitude, solitude, 1929-1930, trad. et édit., Paris, Gallimard, pp. 360-370.
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en direction de normativités culturelles, mythiques (émotion sacrée), religieuses (prière au divin) et esthétiques (plaisir d’art). Ainsi, l’empirique se fait en quelque sorte le transcendantal du transcendantal spécifiquement humain et le transcendantal se fait l’empirique de l’empirique spécifiquement humain. Le discours dialectique sur le monde s’inscrit dès lors dans une vision que l’on peut dire « moniste » en son premier état, pour laquelle l’objet et le sujet s’entr’appartiennent en une même totalité en devenir, un premier foyer imaginaire. Le sujet ne peut se séparer par abstraction de cette totalité processuelle que partiellement, et seulement en vertu de l’aspect spécifique qui en fait un soi symbolisant, apte à penser abstraitement cette totalité dont il émerge cependant et dont il dépend par sa propriété la plus générale d’être « un soi en devenir ». § 4. DEUX CHEMINEMENTS PHILOLOGICO-PHUSIQUES : CELUI DE
L’ONTOLOGIE HEIDEGGERIENNE ET CELUI DE LA DIALECTIQUE RÉFLEXIVE
En récapitulant le résultat provisoire de nos analyses en termes de « stades » évolutifs, nous dirons que nous sommes, de façon d’abord régressive, remonté du stade du sujet phénoménalisant des objets à celui du soi symbolisant le monde, puis de celui du soi symbolisant le monde à celui de son être dans le monde et de celui-ci à son ancêtre animal, c’est-à-dire d’un soi signifiant son milieu dans un comportement langagier, mais sans s’ouvrir encore, par ce moyen demeuré instinctuel, « au monde » ou à l’univers comme tel. La transition du soi animal langagier au soi sujet humain s’avère être celle du soi comme projet symboliquement langagier du monde, sur la base de l’inquiétude du chaos mondain et du chaos de soi dans la perte instinctuelle, négatif premier de la condition humaine. C’est à dessein que nous pouvons reprendre de Heidegger le terme de « projet (Entwurf) » pour signifier le déploiement « configurant le monde (weltbildend) » comme horizon transcendantal, condition de possibilité de toute expérience d’un objet par un sujet humain en réaction à cette perte. Ces déterminations du soi humain par le projet et la figuration symboliques encore présentes dans les ouvrages où Heidegger – partiellement en accord avec Cassirer sur ce point – ne renonçait pas à définir l’homme en termes dits « métaphysiques » d’autotranscendance24, 24 « Transcendance » s’entend ici de l’acte de dépassement de soi et non de l’usage dogmatique des concepts au-delà des limites de l’expérience et de sa réflexion transcendantale (Kant).
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furent toutefois abandonnées dès les années trente du vingtième siècle, en faveur d’un « Retournement » ou « Tournant (Kehre) » de sa pensée de l’être. En estimant cette dernière approche plus radicalement non métaphysique, c’était dorénavant l’Être lui-même, approfondi comme puissance ascendante et prépotente, qui arrachait violemment l’animal préhumain à sa vie pour le constituer en existant humain, en Dasein. Il n’y a plus désormais qu’une seule formule « philologico-phusique », pour désigner les deux cheminements parallèles : celui de la pensée de l’être, herméneutique-existentiale d’un côté, et celui du séisme, dialectique-réflexif de l’autre. Ces deux chemins se font l’un et l’autre en deux trajets circulairement bouclés, du logos symbolique à la phusis (régressivement) d’abord, puis de la phusis au logos (progressivement) ensuite. Il y a démarche régressive-progressive des deux côtés. Toutefois, tant les contenus disposés que la forme de ces démarches diffèrent profondément. Heiddeger, après Être et Temps, s’inquiéta de l’origine du langage en se tournant vers une lecture d’Aristote, puis régressa davantage jusqu’à l’être ascendant donateur de ce logos (encore pré-propositionnel) et pensa le trouver chez les Penseurs Présocratiques (Héraclite, Parménide) en tant que phusis. C’est ce que dit aussi son Introduction à la métaphysique : la phusis est « apparaître se déployant », l’être est comme phusis, mais phusis est la non latence ou l’éclaircie, et l’éclaircie de l’étant est le logos, le langage. Ce langage est, selon Héraclite, la doxa qui dit la gloire et la considération de l’étant ainsi éclairé. On obtient donc l’égalité suivante : einai = phusis = doxa = logos25. C’est dans et par l’ouverture de l’horizon du logos (la doxa d’Héraclite) que l’être est constamment (ou « este ») comme phusis. Plus loin, il est écrit : «comment est l’unité originaire d’être et de penser, en tant qu’elle est celle de phusis et de logos»26. Ensuite, dans le chemin progressif, de la phusis au logos, Heidegger montre – c’est l’aspect le plus connu de sa pensée – la dissimulation progressive de l’être-phusis par un logos qui va progresser en l’objectivant en eidos (Platon), en idée claire (Descartes), en catégorie (Kant), en concept dialectique (Hegel), en volonté de puissance (Nietzsche), enfin en volonté techno-scientifique arraisonnant l’étant non humain et l’étant humain lui-même, technique et analytique : c’est l’actuelle « rescendance 25 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, 1935, trad. française, Paris, PUF, 1958, pp. 111-113. 26 M. Heidegger, ibidem, p. 135. cf. aussi sur l’« identité de phusis et logos », p. 138-139 et p. 148.
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de la métaphysique ». Heidegger en tire la conséquence qu’il faut préparer, en attente, un nouveau commencement pour la réception de l’être comme phusis, unité de la terre et du monde dans le quadriparti. Du côté de notre séisme et de sa dialectique réflexive, il y a aussi d’abord régression du logos à la phusis : c’est le passage de la première partie de la Dialectique Réflexive (l’Idée pratique) à la phusis (Deuxième Partie, l’Idée cosmologique). Mais c’est en pensant la phusis en un jugement de réflexion par analogie avec le logos pratique (final) humain que l’on remonte vers la forme élémentaire et initiale (particulaire et quantique) de la phusis qui est déjà réfléchie comme l’analogue et seulement l’analogue d’un soi minimalement auto-réflexif, en vertu de ses aurorégulations constatables et remarquables. Puis, en un mouvement progressif aussi, on revient à la possibilité naturelle du logos pratique, non pas en une dégradation ou une aliénation progressive comme chez Heidegger, mais en un progrès évolutif du physique au biologique, vers une position anthropologique, puisque le tout de la phusis finit par prendre conscience de soi et se dire dans le logos symbolique, mythique, religieux, artistique, scientifique et métaphysique lui-même, loin de s’y oublier en s’y occultant. L’Idée de Dieu comme « sens » infini de la totalité empirique mondaine s’y dit en particulier dans le registre métaphysique du jugement de réflexion. Sur ce chemin progressif, nous rencontrons aussi Nietzsche. Son importance est d’avoir généralisé ce que nous nommons la « pulsivité » de la phusis sur le mode de la « puissance », sur soi et sur l’autre que soi. C’est Dionysos exposé à la lumière de l’autre et l’imitant en l’intériorisant (la dimension et la fonction apollinienne de Dionysos) et, réciproquement, Dionysos ré-extériorisant violemment ses potentialités pulsives cachées et obscures, en les coulant dans les formes d’Apollon. Il les a intériorisées tout en les dominant, puisqu’il a créé de nouvelles formes, surmontant les formes extérieures apolliniennes qu’il a absorbées dans son « antre » obscur pour en faire les organes de nouvelles créations à la lumière du soleil27. Nous tentons donc de dialectiser la merveilleuse circularité entre Apollon et Dionysos. L’être pour-soi qui s’ouvre et s’offre à l’autre, en d’autres termes Dionysos-Apollon-solaire, le copieur des formes extérieures lumineuses, mais qui risquent de dessécher Dionysos et l’être pour-soipar-soi pulsif et fécond, Dionysos ombreux qui va faire sortir de nouvelles formes à la lumière en sur-montant ou super-posant les anciennes formes 27 Cf. A. Stanguennec, Le questionnement moral de Nietzsche, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, « Dionysos, une religion surhumaine ? », p. 161-180.
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apolliniennes. Et ainsi de suite : nouveau repos à l’ombre après la dévoration et la nouvelle sortie du fauve créateur, etc… Apollon et Dionysos sont évidemment le même être, en ses deux faces qu’il ne convient pas de séparer de manière dualiste. Une dialectique d’intériorisation de l’extérieur et de ré-extériorisation de l’intérieur (le schème de la dialectique réflexive) nous permet d’intégrer ici l’apport nietzschéen. Il n’y a donc somme toute qu’une seule formule, « philologicophusique », pour désigner les deux cheminements : le chemin herméneutique-existential d’un côté et le chemin dialectique-réflexif de l’autre. Mais, ces chemins se font l’un et l’autre en deux trajets circulairement bouclés, du logos à la phusis (régressivement), puis de la phusis au logos (progressivement) en deux démarches régressives-progressives des deux côtés. Toutefois, les contenus disposés et la forme de la démarche diffèrent profondément, ainsi que nous pensons l’avoir montré.
CHAPITRE TROIS
LE SÉISME ET LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION « Accuser l’interprétation de dérive en tous genres, pour en rester là finalement et interdire la quête interprétative sous prétexte qu’elle est pervertie et nous éloigne de la vérité spirituelle, témoigne d’une avarice spirituelle »28
Le Chapitre précédent entendait déterminer l’être de l’homme comme soi et subjectivité ou encore comme « soi subjectivé ». Nous avons nécessairement été amené à confronter les thèses du séisme aux thèses heideggeriennes avec lesquelles il a entretenu un constant dialogue critique dans la pratique d’une démarche régressive-progressive, ou plus précisément, philologico-phusique. C’était déjà là aborder la question plus générale des antécédents philosophiques du séisme, par le biais « philologique » d’une « interprétation » de l’accès de l’homme au langage à travers discours et textes, accès philologique se faisant toutefois à partir de la nature entendue comme phusis. On sait que « herméneutique » est un terme désignant une pratique et une théorie de l’interprétation rigoureusement articulées à des phénomènes de langage, de paroles, de textes, et plus généralement de comportements humains et, pour certains philosophes, de l’existence et de l’être en général. Mais en quel sens peut-on, selon la perspective ici ouverte, définir et délimiter la philosophie elle-même comme une « interprétation » ? Partant des différents sens de la notion d’interprétation, il s’agirait de reconnaître le sens déterminant, autrement dit celui qui convient particulièrement à la philosophie envisagée comme « interprétation herméneutique », en la distinguant des autres modes de l’interprétation. Mais comme, à la différence des autres, l’interprétation philosophique cherche le sens de phénomènes déjà signifiants, phénomènes que l’on dit « humains », elle est d’emblée réflexive puisque l’homme, réfléchit sa signifiance humaine, dès lors qu’il s’interprète en philosophe. Qu’est-ce qui, alors, distingue son interprétation de celles opérées par les sciences humaines, 28
p. 226.
C. Fleury, Métaphysique de l’imagination, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 2020,
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qui elles aussi interprètent réflexivement des phénomènes psychiques, linguistiques, historiques humains, déjà signifiants ? Il y a ici une exigence de seconde délimitation. Enfin, comme plusieurs interprétations philosophiques des mêmes phénomènes signifiants sont contemporaines et se délimitent les unes les autres par leurs interprétants majeurs, voire concurrents, peut-on envisager de les évaluer comparativement ? Nous tâcherons de donner, dans le présent Chapitre, quelques éléments de réponse à ces questions. § 1. LA
SPÉCIFICITÉ HERMÉNEUTIQUE DE L’INTERPRÉTATION
Il s’agit bien d’abord d’un essai de définition du discours de la philosophie en termes d’interprétation. On a défini l’interprétation correspondant au mot grec hermeneia qui a donné le vocable « herméneutique », en général de façon simple. L’interprétation (hermeneia) est « …tout discours, c’est-à-dire tout ensemble d’énoncés donateurs de sens à quelque chose »29. Cette idée s’est trouvée renforcée par Heidegger dans son dialogue avec Aristote, lorsqu’il a fait de la compréhension et de l’interprétation deux modes d’un « existential », c’est à dire d’une dimension essentielle de l’existence signifiante de l’homme comme Dasein : l’être de l’homme est d’être interprétant par et dans son discours. En partant de là, nous distinguerons trois modes d’interprétation. 1. L’interprétation objective : un discours qui donne sens à des objets (des choses posées comme différentes du sujet interprétant), c’est-à-dire à des réalités non signifiantes, ne visant pas d’autres réalités et encore moins la leur propre ; et de plus l’interprétation est un discours dont la valeur se veut objective, visant une vérité objective – par adéquation aux objets ou par démonstration ou par expérimentation, etc. On voit que c’est doublement que la science peut être dite interprétation « objective ». La conception identifiant la science elle-même à une interprétation pouvant paraître paradoxale, elle ressort pourtant de plusieurs textes d’épistémologues. Pierre Duhem, par exemple, écrit ceci : « l’expérience en physique consiste en premier lieu dans l’observation de certains faits. (…). Elle consiste en second lieu dans l’interprétation des faits observés ; pour pouvoir faire cette interprétation, il faut connaître les théories admises, il faut savoir les appliquer, il faut être physicien »30. 29
Aristote, Péri Herménéias, De l’interprétation, I, 1, Paris, Vrin, 2008. P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, L. II, Ch. IV, § 1. Réédition Paris, Vrin, 1989, p. 219. 30
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Mais Gaston Bachelard va encore plus loin et pourrait prendre à son compte la phrase de Nietzsche, « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations »31. Entendons sous ce paradoxe qu’il n’y a jamais en science un constat de faits « bruts », de faits non interprétés, car « déjà, écrit Bachelard, l’observation a besoin d’un corps de précautions qui conduisent à réfléchir avant de regarder »32. Réfléchir précautionneusement avant d’observer, c’est évidemment présupposer une interprétation, ne serait-ce que pour la mettre à l’épreuve de nouveaux faits – dits alors polémiques. L’expression de « faits polémiques » sous la plume de Bachelard implique bien que la science est une dialectique d’actes interprétatifs et d’obstacles polémiques venant des faits mais aussi d’interprétations divergentes. Il suffit pour s’en assurer de s’informer des conflits d’interprétations relatifs à la physique corpusculaire et à la physique quantique contemporaine, la bataille interprétative entre physiciens étant parfois très rude dans ces domaines. 2. En second lieu, l’interprétation que nous dirons projective. Il s’agit de tout discours qui donne sens à des phénomènes en projetant « malheureusement » et de façon « inconsciente » sur ces phénomènes les caractères particuliers et subjectifs de l’interprète lui-même, ses passions, ses préjugés, ses opinions idéologiques, etc. Dire d’un discours qu’il est une « interprétation », c’est, dans cette optique, l’accuser péjorativement de « projection ». On remarquera que, du point de vue de la valeur de vérité, les interprétations objectives et les interprétations projectives représentent le meilleur et le pire en matière d’interprétation cognitive. 3. Enfin et troisièmement, l’interprétation que nous dirons réflexive : elle se distingue de l’interprétation objective en ce qu’elle a affaire non à des choses ou des objets non signifiants mais à des phénomènes humains déjà signifiants, dans lesquels l’interprète se réfléchit donc puisqu’il est aussi et d’abord humainement signifiant. Ici, réfléchir, c’est se prendre comme objet en tant que sujet, se faire sujet-objet. Mais cette interprétation réflexive se distingue aussi de l’interprétation projective en ce que la réflexion en un second sens, méthodologique – cf. le concept kantien de jugement de réflexion – est un mouvement du jugement et du 31 Plus littéralement : « contre ce positivisme qui s’arrête devant les phénomènes en disant ‘il n’y a que des faits’, je devrais dire : non, ce sont précisément les faits qui n’existent pas, il n’y a que des interprétations », Fragments posthumes, été 1885-automne 1887, Œuvres, Paris, Gallimard, 1979. 32 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 16° édition, 1984, p. 16.
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discours qui, partant d’une multiplicité de données particulières et apparemment contingentes, vise à en proposer une signification universelle. Elle le fait de manière à critiquer les projections particularistes, ce que ne peut pas faire l’interprétation projective, demeurant attachée à un particularisme psychologique ou social. Bref, l’interprétation réflexive implique une autocritique visant à écarter les projections de l’interprète. On entendra alors par « herméneutique » au sens propre toute interprétation réflexive dès lors qu’elle met en œuvre une méthode rigoureuse, comme c’est le cas dans les sciences humaines et en philosophie. En effet, une herméneutique interprète, c’est-à-dire donne un sens à un phénomène déjà signifiant , elle est donc signification redoublée. Elle reçoit des significations dont elle doit à son tour produire le sens par des méthodes propres. Elle est en quelque sorte « sens du sens », ce qui est une autre manière de souligner sa réflexivité. On est donc amené à reconnaître deux variétés d’interprétations réflexives sur un mode herméneutique. Il s’agit d’abord des interprétations réflexives dans les sciences humaines ou sciences de la culture, par exemple la linguistique, l’herméneutique des textes, les interprétations psychologiques des comportements, l’interprétation psychanalytique, les interprétations de l’historien, etc. Toutes ces démarches interprétatives correspondent bien aux critères de l’interprétation réflexive et méthodique : c’est l’homme (sujet) qui comprend l’homme (vivant signifiant) et il le fait méthodiquement en cherchant de façon critique un concept général (un sens) subsumant tous ces phénomènes particuliers (produisant des significations pour leur propre compte et à un premier niveau). La seconde sorte d’herméneutique réflexive est enfin celle du philosophe et des différentes philosophies. Le discours philosophique a affaire à une multiplicité de phénomènes culturels déjà signifiants (sciences, arts, religions, politique, techniques, etc.) et vise à les comprendre sous des concepts universels qui unifient leur sens, concepts pour lesquels on utilisera précisément le terme d’« interprétants », ce terme désignant les catégories interprétatives propres d’une philosophie. Ce type de discours satisfait donc à la définition kantienne du jugement de réflexion. Quelques exemples peuvent être donnés. Chez Aristote les « interprétants » majeurs sont les concepts suivants : matière-forme-composition-substance-accident, etc. ; chez Kant : a priori-a posteriori-jugement synthétique-transcendantal, etc. ; chez Hegel : entendement-raison-dialectiqueAufhebung, etc. ; chez Nietzsche : volonté de puissance-généalogiephysiologie-apollinien-dionysien-force-surhumain, etc. Chez Heidegger : Dasein-existence-différence ontologique-Ereignis, etc. On s’aperçoit
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qu’avec ces interprétants il s’agit en réalité de ce qu’on appelle le vocabulaire spécifique d’une philosophie qui se délimite ainsi par rapport aux autres. Nous sommes donc renvoyés à l’exigence d’une seconde délimitation du « philosophique » : qu’est-ce qui distingue l’interprétation réflexive philosophique des interprétations en sciences humaines ? Nous proposerons ici un critère qui est le suivant, savoir le caractère totalisant ou systématique de l’interprétation philosophique comparé au caractère sectoriel ou parcellaire des sciences humaines. Les sciences humaines, comme toutes les sciences en général, demeurent sectorielles, tandis que le philosophe ambitionne d’interpréter la totalité de la culture signifiante : esthétique, technique, épistémique, morale, etc. En ce sens, son ambition est « systématique », sans que l’on donne alors à ce terme son sens métaphysique de « système scientifique de la vérité »33, mais simplement le sens du sustema grec : un ensemble de discours où toutes les parties signifiées se tiennent de façon ordonnée et organisée, cohérente et complète au moins dans le principe. En ce sens, même Nietzsche, critique des systèmes ontologiques rationalistes et dogmatiques, est systématique lui aussi : son discours se veut totalisant, cohérent et complet, même s’il affirme que « je ne suis pas assez borné pour un système, pas même pour mon système »34. Ceci n’est guère gênant, tout véritable sustema critique étant métastable, et acceptant en permanence son auto-transformation par interpénétration dialogique avec les autres, comme nous le préciserons plus loin. La systématicité entraîne deux fonctions des catégories ou interprétants d’une philosophie : la fonction analytique et la fonction architectonique. Nous allons à présent nous arrêter à ces deux fonctions des interprétants philosophiques. 1. Ces interprétants doivent être analytiques, à nouveau en deux sens. D’abord en un sens autocritique, afin d’éviter que le philosophe retombe dans une interprétation projective. Il y a ici une autocritique rigoureuse exigée du philosophe. Ceci n’est guère facile, puisque c’est souvent l’autocritique de l’homme individuel et social dans le philosophe. De plus, il s’agit d’éviter le scientisme, c’est-à-dire de faire d’une science-pilote une science résolvant tous les problèmes d’interprétation philosophique : une super-physique, une super-mathématique, une super-logique ou une 33 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, traduction B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 60. Un « sustema » métaphysique peut être critique, sans ambition scientifique proprement dite. 34 Fr. Nietzsche, Œuvres, Gallimard, Fragments posthumes, FP XIII, 10 (146).
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super-linguistique qui fournirait la clé de toutes les interprétations. Les plus grands philosophes n’ont pas toujours évité cette tentation scientiste : la mathesis universalis de Descartes, la « caractéristique universelle » de Leibniz en procèdent en grande partie. C’est en particulier le cas du positivisme sous sa forme physicaliste : tout s’expliquerait en termes de catégories de la science physique. Une fois accomplie l’analyse autocritique, ces interprétants doivent être analytiques en un second sens, discriminatif : permettre de distinguer et de définir clairement chaque secteur signifiant de l’expérience culturelle afin et avant de le penser synthétiquement en sustema avec les autres. 2. La seconde fonction des interprétants est architectonique. L’architectonique est l’art de systématiser, de totaliser ou de synthétiser de façon hiérarchique, en les subordonnant les unes vis-à-vis des autres, les différentes significations contemporaines de la culture du philosophe, significations qui ont été préalablement définies analytiquement au moyen de ses interprétants spécifiques. Il faut donc saisir l’articulation entre les différentes significations de l’expérience culturelle (esthétiques, morales, épistémiques, etc) et surtout établir une hiérarchie entre elles en les subsumant sous les interprétants majeurs. Toutes ces significations analysées ne sont pas équivalentes, c’est-à-dire égales en valeur fonctionnelle dans le système du sens. Leur totalisation n’exige pas seulement une coordination cohérente qui resterait sans signifiant majeur ou signifiant-clé, mais une véritable subordination. A travers les signifiants, c’est-à-dire les termes qui les expriment, certaines significations sont interprétées comme centrales ou fondamentales, d’autres comme périphériques, dépendantes et secondes. Dès lors, parmi les significations thématisées retenues, certaines philosophies introduiront une prévalence ou une priorité thématique à certaines d’entre elles. Ainsi va se constituer un « centre de perspective herméneutique » (en quelque sorte l’être en situation de l’interprétation) que pourra décentrer une autre philosophie, dans une perspective plus ou moins ouverte que la première. Cette hiérarchisation entraîne le caractère téléologique ou « finalisé » d’une interprétation philosophique. En effet, puisque certaines significations seront dites centrales ou fondamentales ou principales, auxquelles toutes les autres se subordonnent comme moyens à fin du système herméneutique, il en découle qu’elles donneront leur orientation et leur direction, c’est-à-dire leur sens final, à l’ensemble de l’interprétation. Selon les différents sustemata ces significations majeures peuvent être celles de la science, de la morale, de l’art ou de la politique. C’est là un aspect de l’interprétation que Nietzsche a souligné : toute interprétation est centrée en « perspective » dans la mesure où une
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signification centrale permet selon les philosophèmes de mettre les autres en perspective, ce que Nietzsche interprète lui-même à travers des interprétants comme « volonté de puissance » et« physiologie » des pulsions ; chez Kant, c’est le sens de la raison pratique qui a un primat déclaré ; chez Platon c’est la science du Bien ; chez Hegel, c’est la Logique spéculative ; chez Marx c’est l’économie. D’où la troisième question. Comme plusieurs interprétations philosophiques (et systématiques) des mêmes phénomènes sont contemporaines, voire concurrentes, peut-on envisager de les évaluer comparativement ? Nous allons tâcher de donner quelques éléments de réponse à cette question. Plusieurs interprétations co-existantes peuvent être manifestement équivalentes, si l’on prend comme seul critère la rigueur méthodique et systématique des interprétations en question. Pourtant elles entrent d’elles-mêmes d’abord en « conflit d’interprétations » relativement à la constitution de la « diversité » analysée – multiplicité et différence – des expériences culturelles qu’elles intentionnent d’unifier en un système compréhensif au moyen de leurs interprétants et des méthodes qui les mettent en oeuvre. Nous proposons de parler ici d’un autre critère, celui d’une plus ou moins grande ouverture thématique. La métaphore perceptive de l’ouverture, de l’angle de vue, de la perspective, nous semble ici inéliminable. Elle signifie qu’une méthode, instrument de visée, « ouvre » un point de vue, un angle plus ou moins large sur des significations culturelles qui feront question pour la donation de sens, d’autres, moins, voire certaines en aucun sens. A la manière de la perception d’un objet, l’interprétation d’une philosophie se fait nécessairement d’un point de vue et sous un angle de vue délimité, inhérent à la finitude de l’interprétation. Mais la notion de perspective ne conduit pas ipso facto à l’idée d’équivalence des perspectives d’interprétation et au scepticisme, puisqu’on peut et doit admettre qu’il y a des perspectives, des angles de vue plus ouverts que d’autres. L’histoire de la philosophie et la comparaison des interprétations est ici d’un grand secours pour le philosophe lui-même qui accepte d’entrer dans ces considérations. Nous devons même reconnaître que certaines sont capables d’englober, comme un point de vue subordonné au leur, une autre perspective plus étroite dont elles vont s’enrichir, à condition de dialoguer de façon non dogmatique avec elle. Nous avons développé ce point dans Le questionnement moral de Nietzsche35, car le perspectivisme de ce dernier admet le caractère le 35 A. Stanguennec, Le questionnement moral de Nietzsche, éd. cit., Première Partie, ch. 2. - Une morale trop humaine.
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plus fortement « compréhensif » de sa propre perspective d’« oiseau de proie », comprenant – en s’en nourrissant –, les perspectives plus fermées des « poissons du torrent » et des « moutons des alpages » selon ses propres métaphores. A cet égard, les critiques, réfutations, réponses aux objections que prolongent souvent les « disciples » dans leurs dialogues et confrontations, révèlent bien les limites, voire l’étroitesse, de certaines perspectives comme méthodes de thématisation ou de problématisation des significations culturelles. En principe, une évaluation comparative nous semble, en conséquence, pouvoir être opérée entre perspectives interprétatives plus ou moins étroites, plus ou moins largement ouvertes, voire, dans certains cas, « aveugles » au traitement de telle ou telle signification d’expérience (théorique, pratique, technique, esthétique, juridique, ou autre). Dans cette démarche, l’interprétation philosophique que nous avons d’abord définie comme « réflexive », peut être dite, de façon complémentaire, « dialectique », dans la mesure où la dialectique est ici l’art de dialoguer entre des sujets qui pensent de façon différente, divergente, voire contradictoire sur un objet, en référence à la dialectique chez Socrate et chez Platon. Mais ce dialogue, sur le mode d’un « penser avec en pensant contre »36, est donc une dialectique inter-réflexive de dialogue, chacun se réfléchissant lui-même à partir de, avec et contre l’autre. Le but de cette mise en dialogue, réelle ou fictive, est pour chaque interprétation – ce en quoi la dialectique de dialogue est finalisée par l’autoréflexion – de chercher à mettre en évidence les incomplétudes analytiques et les incohérences architectoniques, pour chacun, de sa propre position, éventuellement de les corriger en s’ouvrant à la perspective adverse. La mise à l’épreuve dialectique, inter et intra-réflexive s’avère ainsi cruciale pour apprécier d’un côté la valeur de complétude comparative et, de l’autre côté, la valeur de cohérence également comparative des interprétations en conflit. On pourrait prendre à nouveau quelques exemples de ce dialogue conflictuel des interprétations. Paul Ricoeur, qui a utilisé l’expression « conflit des interprétations » comme titre d’un ouvrage, peut être considéré comme un modèle de mise en dialogue à travers ses livres, et de ce que nous appellerons l’« interpénétration des interprétations ». Il admet par exemple ce qui peut être intégré de l’analyse structurale de Lévi-Strauss dans la perspective phénoménologique d’une intentionnalité élargie en 36 Formule du philosophe K.-O. Apel qui l’utilise dans un long article de confrontation dialoguée avec J. Habermas (1990).
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philosophie de l’existence. Cette intériorisation conceptuelle, sorte d’assimilation herméneutique, implique toutefois la construction de nouveaux concepts, interprétants proprement ricoeuriens, afin d’intégrer les apports des deux philosophies au sein d’une perspective qui reste phénoménologique tout en critiquant l’intentionnalité au sens étroitement husserlien. Ailleurs, Ricoeur met en dialogue la psychanalyse freudienne et la phénoménologie dans son livre De l’interprétation. Essai sur Freud 37 ; là encore il lui faut élargir le concept d’intentionnalité ou de « donation de sens » (Sinngebung) en allant de la téléologie de la conscience à l’archéologie de l’inconscient. Paul Ricoeur ne peut le faire qu’en prolongeant le plus souvent des dialogues et des controverses réelles, celles qui ont effectivement eu lieu entre philosophes : par exemple Lévi-Strauss (structuralisme) et Sartre (existentialisme), ont pensé l’un contre l’autre, mais aussi l’un avec l’autre dans des livres et des articles, notamment La pensée sauvage et Critique de la raison dialectique. Hans-Georg Gadamer, penseur de tradition herméneutique, a dialogué avec Jürgen Habermas, philosophe de la tradition critique, à la fois kantienne par sa critique transcendantale de l’expérience et des dogmatismes métaphysiques, et marxiste par sa critique des idéologies. Paul Ricoeur enfin a prolongé dans plusieurs de ses livres ces dialogues critiques en cherchant à en intégrer les résultats à sa propre perspective interprétative, qui est dans le double sillage des philosophies françaises de la réflexion et de la phénoménologie. Nous-même tâchons de mettre en dialogue « interpénétrant », dans un réseau en quelque sorte « quadripolaire », les philosophes de tradition métaphysique et théologique avec les philosophes de traditions critique, les philosophes de la nature et de la vie (Nietzsche, Darwin, Bergson), et les poètes des symboles du monde en devenir (les romantiques allemands, Mallarmé). C’est ce que nous allons développer à présent. § 2. L’INTERPÉNÉTRATION DES
INTERPRÉTATIONS
En philosophie, la pratique interprétative paraît donc dialogique par essence. Elle est un jeu d’oppositions d’interprétants dont le mieux qu’ils puissent faire est de s’interpénétrer en s’interprétant mutuellement38. Une interprétation « pénétrante », au sens de « profonde », est nécessairement 37
P. Ricoeur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Le Seuil, 1965. Ce thème est proprement nietzschéen, cf. par exemple les développements de P. Wotling, dans La philosophie de l’esprit libre, Flammarion/Champs, 2008, p. 101. 38
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« interpénétrante », intériorisante et intériorisée dans son rapport à celles avec lesquelles elle dialogue, c’est-à-dire échange des interprétants qui la font renoncer à une identité figée et ce, parfois jusque dans son vocabulaire. Cette identité d’interpénétration possède peut-être – hypothèse risquée du jugement de réflexion relatif au devenir humain de la nature – un ancêtre « physique » dans l’échange entre électrons : « les électrons n’échangent pas physiquement leurs places en franchissant l’espace qui les sépare. Ce serait trop simple. Il se produit plutôt entre eux une sorte de flux et de reflux continu d’individualité… Peut-être est-il plus facile d’accepter ces étranges pulsations, en considérant les électrons comme des ondes plutôt que comme des particules, car, en ce cas, il est possible d’imaginer des ondes électroniques qui s’enchevêtrent les unes dans les autres »39. De même les interprètes humains n’échangent pas leur « place », définie par leur perspective singulière, analogue à un « état », pourvu d’une « amplitude déterminée ». Mais, tout particulièrement quand ils sont en position de « néo », ils échangent certains de leurs éléments interprétants au moyen des ondes vocales de leurs paroles, s’étendant ensuite en écrits. Ces pensées que fixent leurs écrits, seront à nouveau parlées voire réécrites par leurs lecteurs. Le physicien que nous venons de citer envisage d’ailleurs un élargissement analogique de cette interpénétration électronique : « il est étrange et un peu effrayant de penser que vous et moi échangeons de façon rythmique des particules, que nous en échangeons avec la terre, les animaux qu’elle porte, et le soleil, et la lune, et les étoiles, jusqu’aux plus lointaines galaxies »40. L’interprétation interpénétrante serait ainsi la vérité, au sens non de l’adéquation mais de la totalité et de l’authenticité vivante, c’est-à-dire de la totalisation toujours scrupuleusement en cours de l’interprétation. Ainsi que l’affirmait Hegel, « le vrai, c’est le tout », mais à condition, selon nous, de le considérer comme un processus interprétatif inachevé vers une Idée régulatrice (Kant), toujours susceptible de se défaire dans un conflit de « puissances » (Nietzsche), ou un « compte en formation » (Mallarmé). La dialectique réflexive de dialogue est donc subordonnée, comme chez Hegel, à la dialectique de « développement (Entwicklung) » de l’interprétation. La dialectique de l’Etre-Néant-Devenir en son « passer » (übergehen) ou « transiter », est le premier et le plus bas degré de la dialectique. Les contraires y passent l’un dans l’autre de façon instable et elle se stabilise enfin dans une certaine « mesure » des qualités mobiles 39 40
B. Hoffmann, L’étrange histoire des quanta, Paris, Le Seuil, 1981, p. 179-180. Ibidem, p. 180.
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quantifiées. Cette stabilisation permet à la Logique d’explorer la dialectique de l’Essence comme réflexion de déterminations opposés et fixées dans leur dualité. Celles-ci seront finalement unifiées et redynamisées dans la dialectique du Concept, notamment du développement subjectif, dont l’organisme vivant est une préfiguration naturelle majeure, qu’intellectualise le concept posé et conscient comme acte spirituel. Mais une totalité dialectique mobilisée par un « développement » totalisant in actu est toujours animée par deux types de forces ou d’énergies opposées, dualité héritée de la dialectique de l’Essence : identité et différence, déterminations de l’essence, se retrouvent ici en développement subjectif de la « force » conceptuelle. L’interprétation en termes de subjectivité proposée plus haut des trois moments de la réflexion que Hegel maintient en contexte d’objectivité de l’Essence (posante-extérieure-déterminante) peut paraître une anticipation littéralement inexacte et risquée de la subjectivité, que Hegel explicitera en dialectique de « développement » (Entwicklung) dans la troisième Partie de la Science de la Logique. Revenons sur ces deux sortes de « forces » d’interprétation philosophique. D’un côté, il s’agit de celles qui tendent à se conserver dans leur identité formée et fermée, et à empêcher les poussées tendant à détruire ces formes fixées en introduisant des différences nouvelles qui apparaissent primitivement comme destructrices ou non pertinentes. D’un autre côté, il s’agit précisément de la poussée de forces orientées vers la différence, la distinction, la diversité voire la multiplicité de nouveaux éléments suscitant une riposte en termes de réorganisation de la part des forces d’ordre et d’identité. Le développement réussi se fait comme unité nouvelle d’une différence menaçante intégrée. C’est cette dialectique interprétative que, selon Nietzsche, la Nature prépare dans le jeu combatif de ses forces, en deçà de tout langage. Nietzsche interprète déjà, après les romantiques allemands, les forces d’attraction et de répulsion, « objectives » dans les métaphysiques de la nature de Kant41 et de Hegel42, en termes de « volontés » corporelles en lutte.
41 Cf. A. Stanguennec, « Genèse et structure d’une Remarque critique de Hegel sur la construction de la matière à partir des forces d’attraction et de répulsion dans La Science de la Logique », Archives de philosophie, volume 48, N° 3, juillet-septembre 1985, p. 401419. 42 Nous avons souligné ailleurs l’intériorisation réciproque des forces naturelles à laquelle procède Hegel : « Dans la Philosophie de la nature de l’Encyclopédie (§ 261), Hegel critique la mauvaise chosification ou réification du concept de « la détermination réflexive de force », « posée comme quelque chose qui est pour elle étranger et contingent, introduit en elle du dehors », « Le phénomène comme ‘relation essentielle’ dans la
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Toutefois, en raison de son caractère central et médiateur, la dialectique de l’Essence ou de la réflexion des dualités, dite aussi dialectique du « phénomène » (Erscheinung), doit à notre sens être privilégiée, même en sa reprise dans le sens d’une réflexion de la subjectivité. En effet, chaque opposé y apparaît réflexivement dans l’opposé qui lui est complémentaire, mais non sur le mode du « paraître (Schein) » instable et disparaissant du devenir ou comme un « passer » de l’être simple. Car la dialectique de « passage » est une dialectique pré-réflexive qui a sa vérité dans la réflexion, par la médiation, avons-nous vu, de certaines mesures « essentielles » impliquant la présence d’un sujet extérieur. Mais Hegel maintient la réflexion de l’essence dans la sphère de la Logique objective, celle d’une objectivité dépourvue de subjectivité. Vis-à-vis de cela, la dialectique de développement est une dialectique sans doute supérieure, celle de la subjectivité déployée et aboutie, culminant avec la logique de totalités telles que la vie, la connaissance conceptuelle posée, la pratique volontaire, l’Idée, etc.43. Toutefois, la réflexion des opposés n’étant ni figée ni fixe, puisqu’elle n’a fait que dépasser et non effacer le devenir du « passage », réintroduit crise, opposition et tension dans l’organisme conceptuel provisoirement composé. De sorte que le retour de la réflexion au sein de la subjectivité entraîne critiquement l’inachèvement et la non-clôture de tout développement du concept. C’est là l’apport critique de Kant à une dialectique réflexive, ouvrant la visée hégélienne du savoir absolu sur un avenir de pensée imprévisible et, historiquement, sur une éventuelle ré-ascendance criticiste de la métaphysique. Il faut donc distinguer le savoir absolu de l’idée et la fermeture du système de sa circularité : système dogmatique, certes, dans les termes kantiens, mais système ouvert sur le développement, c’est-à-dire sur les nouvelles et imprévisibles particularisations de l’universel conceptuel. Hegel n’estil pas le premier à avoir fait s’interpénétrer à travers leur dialogue, fictivement spéculatif, la substance et le sujet, en d’autres termes, Aristote et Descartes, Spinoza et Kant ? Nietzsche, attentif aux puissances de la phusis, a voulu montrer que des processus interprétatifs étaient déjà présents dans la moindre parcelle de matière entre forces d’autodépassement et forces de dissolution, puissances fortes et puissances faibles, toutes Science de la Logique », in « Le concept de relation chez Hegel et en regard de sa postérité », Revue Klesis-2016, p. 21, en ligne. 43 P.-J. Labarrière a notamment insisté sur cette fécondité de la dialectique de la réflexion (posante, extérieure, déterminante) comme « cellule rythmique » de la logique concrète tout entière, cf. sa Présentation de la Doctrine de l’essence, Logique, II, Paris, Aubier, 1976, p. XVIII.
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s’interpénétrant les unes les autres avec des dominations variables en raison de leur soi phusique. L’interprétation discursive, langagière et méthodique, qui a nom « herméneutique », n’est, dans cette perspective elle-même interprétative, que le terme supérieur d’un processus phusique, pulsif et cursif, déjà présent à quelque degré dans la nature pré-humaine se totalisant systémiquement. Dès que la perspective « systémique » intervient en physique, en biologie ou en anthropologie, l’on se trouve en présence de totalités relevant de la réflexion au sens de la science de la Logique de Hegel : de l’interdépendance d’opposés se réfléchissant circulairement l’un en l’autre, identité-différence, cause-effet, substancemodes, etc. L’interprétation philosophique d’un soi réflexif et dialectique, informant et régulant les systèmes physiques et biologiques en leur ipséité, est alors admissible. Il ne s’agit nullement d’une âme-substance ou d’un espritde-la-nature relevant d’une vision spiritualiste intuitive ou dualiste, mais d’un mode de fonctionnement circulaire et évolutif jugé réflexivement par l’analogie au sein de la matière. Le « séisme », ontologie générale d’un soi de l’étant, est un fonctionnalisme, non un substantialisme spiritualiste et n’est évidemment là qu’une hypothèse interprétative – non une science. Elle nous semble pourtant l’hypothèse la meilleure pour rendre compte, en les interprétant, d ‘un ensemble de données du discours scientifique contemporain, dessinant « en pointillé » en quelque sorte, ce point de convergence à la manière d’une fiction régulatrice, d’un « foyer imaginaire » ou « focus imaginarius » (Kant), au sens d’un imaginaire évidemment rationnel. C’est cette thématique de la « fiction rationnelle » à laquelle le poète Stéphane Mallarmé a donné un sens poétique, à travers les hypothèses cosmologiques de son « Coup de dés », projetant dans la nature, sous la forme hypothétique d’un « peut-être », un jeu combatif du sens et du non-sens, de l’unification et du chaos, dont nous sommes le miroir, avant que le tout ne s’engloutisse entropiquement dans l’indifférenciation naufragée d’un non-sens final : « rien n’aura eu lieu que le lieu, excepté, peut-être, une constellation. »44, constellation ayant formé de façon éphémère une totalisation « peut-être » sensée et brillante au sein de l’obscurité environnante.
Cette fiction, rationnelle ou symbolique, ne constitue pas un savoir effectif mais un sens unifiant et totalisant qui demeure concrétisé en notre seul esprit par ses significations conséquentes. Il s’agit précisément d’ima44
St. Mallarmé, Un coup de dés, in Œuvres, Gallimard, Pléiade, I, 1998, p. 384-387.
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giner de manière pertinente l’hypothèse d’une pulsion interprétative qui, dès les premiers linéaments de l’œuvre de la phusis, comprend obscurément le sens des forces qui l’entourent, non par une « compréhension » intellectuelle mais plutôt par une « préhension » de l’autre par soi, si l’on adopte un instant le vocabulaire d’A. N. Whitehead45. Cette « préhension » opère la « concrescence » d’une entité par intériorisation de plusieurs autres, d’abord séparées. Cet interprétant serait donc à mettre en interpénétration avec la réflexion intériorisant l’extériorité, préparant le second moment de la dialectique réflexive comprise comme subjective et plus largement séique. Cette hypothèse d’une compréhension minimale de l’autre que soi dans tous les « sois naturels » se fait sur le mode d’un « pourquoi pas ? » (Warum nicht ?) – comme l’a fait Nietzsche. Substituer cette hypothèse à la supposition d’une réalité naturelle stable, homogène et neutre pour l’essentiel, n’est toutefois pas congédier le concept d’être. Nietzsche l’a fait à notre sens trop rapidement et trop étroitement, en donnant au mot « être » le sens d’une substance homogène, exclusive de tout soi et de tout devenir processuel de différenciation de soi dans l’effectivité, d’où sa critique de l’ontologie, sans doute ici sans nuance. Pour notre part, nous sommes entré dans la mixité interprétante et interpénétrante du jugement de réflexion (kantien), dialectisé (Hegel), dans son rapport à la réflexion mutuelle des forces d’unité et de dispersion de la phusis (Nietzsche). Tous ces processus ont été aussi symbolisés par la poésie (par exemple celle des romantiques allemands et de Mallarmé). Ce sont ces quatre perspectives en dialogue que nous voudrions focaliser, en dessinant en quelque sorte un quadrilatère herméneutique permettant la reprise des épistémologies, des éthiques et des poétiques de la pensée contemporaine. Il s’agit bien toutefois de conserver une perspective dominante de cohérence et d’ouverture à de nécessaires autocritiques, ce qui empêche cette mixité de se neutraliser dans le brouillard d’un éclectisme de bon aloi, au sein duquel l’interprétation se dissiperait en une « évaporation » inconsistante. Mais le « dialogue » ne saurait en rester, nous semble-t-il, à la confrontation de points de vue interprétatifs extérieurs les uns aux autres, confrontation au terme de laquelle chacun retournerait chez soi sans avoir été aucunement altéré ni enrichi par l’intériorisation de son autre. Telle est l’ouverture thématique et dialogique que nous pratiquons dans la dialectique réflexive. Elle concerne en particulier l’ouverture d’une herméneutique réfléchissant les nouvelles données interprétatives 45 Cf. J.-M. Breuvart, « Préhension whiteheadienne et discours philosophique », in Archives de philosophie, 38, 1975, p. 529-558.
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des sciences de la nature (physique corpusculaire, cosmologie des origines, systémique ou théorie des système naturels). Précisons d’abord notre situation métaphysique puis notre perspective d’interprétation. Nous sommes dans la situation herméneutique d’un « post » : post-kantienne, post-hégélienne, post-nietzschéenne, post-mallarméenne. Ce sont nos quatre « post ». Cette situation post est à la fois une fin et une transition vers un nouveau commencement que nous anticipons comme une réascendance critique de la métaphysique après sa prétendue « rescendance » (Heidegger). La situation post (dans le temps) est aussi une perspective néo, dans le lieu d’où nous interprétons : néo-kantisme, néo-hégélianisme, néo-nietzschéisme, néo-symbolisme. En effet, ce sont les nouvelles sciences et les nouvelles techniques de la nature qui sont en train de renouveler les données culturelles que nous devrons interpréter (cosmologie du big bang, physique quantique, génétique moléculaire, théories synthétiques de l’évolution, techniques biomédicales, etc), et qui, par suite, rendent nécessaire un renouvellement des interprétations kantiennes, hégéliennes, nietzschéennes, si on les considère comme encore fécondes. Nous faisons donc l’hypothèse que, dans cette situation d’attente interprétative active qui est la nôtre, ce sont les modes de pensée de Kant, Hegel et Nietzsche qui sont les mieux à même de préparer la réascendance d’une nouvelle métaphysique de la nature. Mais ce choix est personnel et la liberté du soi humain, en tant que « sujet » interprétant, lui donne la possibilité de faire d’autres choix privilégiés. En ce qui nous concerne, nous privilégions d’abord la perspective kantienne qui est le cadre critique, réflexif et réfléchissant à l’intérieur duquel nous accueillons en dialogue la dialectique de Hegel et la généalogie nietzschéenne, de même que le symbolisme novalisien confronté à celui de Mallarmé46. Cela implique une destruction dé-constructive des interprétants et leur reconstruction synthétique. Des situations post et des perspectives néo se sont déjà produites dans l’histoire de la philosophie (néoplatonisme de Plotin et Proclus, néo-aristotélisme de Thomas d’Aquin), qui ont contribué par leurs problématiques et leurs interprétants à préparer un nouveau commencement métaphysique (celui de Descartes a été en grande partie préparé de cette façon). Heidegger a aussi caractérisé cette situation post-métaphysique d’attente d’un « nouveau commencement », tout en inscrivant les formes dominantes de philosophie des sciences dans la rescendance d’une métaphysique centrée sur une nouvelle subjectivité absolue, 46 Cf. notre ouvrage Novalis-Mallarmé. Une confrontation, Paris, Honoré Champion, 2020.
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celle de l’entendement et de la volonté technique de l’homme contemporain. En dialoguant avec le Péri phuséos d’Aristote, avec son Péri herménéias et avec les penseurs présocratiques, il a préparé un nouveau commencement (post-métaphysique), et s’avère être aussi sous cet aspect un penseur néo, néo-aristotélicien et néo-présocratique, si l’on peut dire. Si une perspective néo est privilégiée, elle n’exclut pas mais implique au contraire une interpénétration avec les autres perspectives. C’est en tout cas une obligation pour l’éthique de la pensée : il s’agit de composer et de recomposer une sorte de tissu textuel interprétatif, dont les fibres soient suffisamment résistantes pour envelopper les nouvelles données épistémiques. Le risque est évidemment que cette synthèse retombe à un mélange syncrétique, que la force de l’esprit herméneutique s’évapore en un gaz syncrétique. Mais il faut assumer ce risque et cette mixité, voire ce métissage cohérent. Comme dans un métissage génétique, dans la ligne ou la lignée de nos gènes hégéliens et nietzschéens, il y a toujours une dominante – notre dominante est résolument néo-kantienne à partir de Cassirer – d’où notre insistance sur les données culturelles de l’interprétation – et à partir d’Eric Weil qui se définissait lui-même comme un kantien post-hégélien. A notre sens, il n’y a pas seulement vague analogie mais isomorphisme strict entre mixité biologique et mixité interprétative, cette dernière étant en continuité évolutive avec la première, même si la négativité discursive de l’esprit est un mode tardif et évolutif de la séité phusique. Cette herméneutique, après « la rescendance de la métaphysique » (die Reszendenz der Metaphysik), diagnostiquée par Heidegger47 à travers le scientisme et jusqu’au physicalisme contemporain, contribue à ce que nous nommons une « réascendance de la métaphysique ». Il s’agit d’interpréter la dimension über (Selbst-über-windung de Nietzsche), méta (métastabilité de Simondon), dimension trans (trans-duction de Simondon encore), dimension sur (sur-être et sur-existence des théologies négatives) en tant qu’aspects de l’energeia ontologique. Cette dimension est aussi celle d’une fonction de « séification » (pré-subjective), de constitution de l’ipséité énergétique de systèmes naturels, qui demeure tout entière dans l’immanence de la réalité naturelle. Redisons que cette dimension d’un soi n’est pas la position d’un soi substantiel immatériel, d’une âme ou d’un esprit de la nature réellement distinct de son corps, mais une dimension fonctionnelle, en d’autres termes un mode d’activité d’énergies physiques 47 M. Heidegger, « Contribution à la question de l’être », initialement Über die Linie, de et à Ernst Jünger, dans Questions, I, Gallimard, trad. G. Granel, p. 245.
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dont la structure est totalisante et réflexive. Nous sommes parti de l’hypothèse que la pratique du jugement de réflexion au sens de la téléologie naturelle selon Kant, pouvait être reprise et élargie aux domaines que l’on vient de citer, en délimitant l’interprétation épistémique mécaniste (interprétation objective d’objets réiques ou chosistes) par une interprétation téléologique réfléchissante des mêmes « objets ». Pour que les choses soient plus claires encore, nous distinguerons telos et scopos, fin et but visé. Le scopique est une modalité supérieurement évoluée du télique. Une finalité peut être sans fin conceptuelle visée, celle-ci n’apparaissant dans sa spécificité qu’avec le projet de sens humain. Le telos naturel n’est qu’analogue du scopos humain, sous l’aspect de propriétés générales communes. Il faut donc éviter tout anthropomorphisme dans le jugement réfléchissant téléologique afin d’échapper au reproche justifié de Nietzsche. Ce dernier ne peut toutefois éviter lui-même l’orientation des pulsions vers la puissance comme fin, sinon comme but visé. Plutôt que de parler de « finalité subjective » comme interprétant analogique de la finalité de la pratique humaine, comme le faisait Kant dans la troisième Critique, nous parlons de « séité » (correspondant à l’allemand Selbstheit expression présente notamment chez Schelling48) et de propriétés « phusiques » (en référence au terme grec phusis49) complétant les déterminations objectivement physiques de ces phénomènes. Les dimensions physiques–ontiques et phusiques-ontologiques proprement méta-physiques de l’être de l’étant naturel sont ainsi interprétées et jugées dans les limites de la réflexion criticiste comme complémentaires. C’est la dimension fonctionnelle phusique qui est proprement dialectique, puisque c’est elle qui est le moteur de l’autodépassement par contradiction de soi rendant compte de l’évolution de l’étant. Il ne s’agit donc pas de dialectiser herméneutiquement la dimension objective-physique en elle-même en montrant qu’elle est contradictoire (ce serait une dialectique de « passage » au sens de Hegel), mais de la comprendre dans une dimension de sens systémique ou totalisante, inter-relationnelle (structurante) et c’est cette compréhension totalisante qui réintroduit la perspective téléologique de la réflexion au sens de Kant et de la dialectique du Concept hégélien. A l’intérieur de celle-ci est légitime la dialectique d’auto-dépassement des totalités faisant système. C’est l’entendement 48 La Selbstheit est en quelque sorte l’essence à la fois active et réflexive dans l’action même du soi, car « la Seité active est nécessaire … (Die aktivierte Selbstheit ist notwendig …) ». 49 Nous avons forgé ce néologisme indépendamment de M. Haar qui l’utilise aussi dans Heidegger et l’essence de l’homme, Grenoble, Millon, 1990, p. 251.
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structural (avec ses modélisations mathématiques spécifiques) qui est dialectisé, et non l’entendement mathématique analytique modelant le macro-physique en référence à la mécanique newtonienne. Cet entendement fait la transition entre entendement analytique au sens strict et raison dialectique proprement dite. Il y a en effet des phénomènes dont la mathématisation est celle de structures qui, à la différence de la mathématisation analytique, surtout caractéristique de la macro-physique newtonienne, impliquent une totalisation physique sous-jacente. Il faut donc tenir compte de deux genres de modèles mathématiques, les modèles strictement analytiques et les autres ouvertement synthétiques. C’est ce dernier type de métrique (cf. la « Mesure », dernière catégorie, transitionnelle entre l’Être et l’Essence chez Hegel) qui renvoie précisément à la possibilité herméneutique d’une « essence », d’un Soi ipséique sousjacent divisant le phénomène, en d’autres termes, à une totalité structurée, autorégulée et autotransformable. C’est donc cette approche scientifique en termes de complexité dynamique qui tolère une interprétation dialectique, et non pas une approche mathématique purement analytique et sommative des éléments. Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, note que l’hypothèse d’une rationalité dialectique de la nature « …ne restera qu’un vœu pieux tant que les savants n’auront pas les moyens d’utiliser comme hypothèse directrice la notion de totalité et celle de totalisation …. Il se peut qu’une connaissance plus profonde de son objet lui donne par ses contradictions internes l’obligation de considérer l’organisme dans sa totalité, c’est-à-dire dialectiquement… »50 ; mais il ignorait encore à ce moment que cette approche totalisante en termes de « démarche de complexité », ou « point de vue holiste » ou encore « perspective systémique », deviendrait bientôt une nécessité en biologie moléculaire et en physique corpusculaire. En réfléchissant sur les données des interprétations de L. v. Bertallanffy51, D. Bohm52, G. Simondon53, B. d’Espagnat54 et d’autres, nous 50 J-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, rééd. 1985, I, p. 152-153, note. 51 L. von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, trad. J.-B. Chabrol, Paris, Dunod, 1973. 52 D. Bohm, « L’ordre involué-évolué de l’univers et de la conscience », in Science et conscience, les deux lectures de l’univers, Paris, Stock, 1980. D. Bohm et B. Hiley, The undivided universe : an ontological interpretation of quantum theory, London, Routledge, 1993. 53 G. Simondon, L’individu et sa genèse psycho-biologique, Paris, PUF, 1964. 54 B. d’Espagnat, Le réel voilé, analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994 et A la recherche du réel, Paris, Gauthiers-Villars, 1980.
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avons cherché à mettre en évidence entre eux un certain nombre de correspondances et de convergences susceptibles d’être subsumées sous les concepts interprétants d’une dialectique évolutive de séités phusiques, dans la perspective d’une réascendance de la métaphysique de la nature, succédant à la « rescendance » de la métaphysique diagnostiquée par Heidegger. C’est donc l’hypothèse qu’un soi naturel pré-subjectif, tend pulsivement au développement de soi. Il le ferait à travers la dualité conflictuelle d’énergies de dissociation (entropiques)55 aséiques et d’énergies d’unification séiques (néguentropiques), dès les premières secondes de l’Univers. La phusis du soi – la poussée phusique – en tant que force du sens – a réussi à se soumettre ici ou là dans l’Univers les forces aséiques du non-sens, mais de façon provisoire, puisque le différentiel de ces énergies ira en diminuant jusqu’à la domination terminale des forces entropiques (évaporation dans le tiède). A terme, la « réflexion déterminante » positive sera inversée en « réflexion aliénée »56 en notre îlot de l’Univers – nous sommes l’un de ceux qui étaient hypothétiquement possibles. Cette poussée, ce phuein du développement de soi par « dépassement de soi » (la Selbstaufhebung nommée par Hegel et par Nietzsche) est parvenue à la totalisation discursive et réflexive de soi. Cette poussée phusique est parvenue au discours sur soi dans le monde, par la religion, l’art, la science, la philosophie. Le sens systématique humain, dont nous venons de parler à propos de l’interprétation, n’est, selon ce point de vue interprétatif, que le terme d’un développement systémique (cf Bertallanfy et Varela) prenant conscience et science de soi dans le discours humain. Ceci n’est possible qu’à condition d’interpréter le systémique, non comme purement inerte, mais comme disposant d’une ressource dynamique de présence à soi. Cette herméneutique dialectique de la nature n’est pas hégélienne concernant la philosophie de la nature, pour la raison que le fixisme de Hegel niait tout devenir évolutif d’auto-transformation temporelle des « espèces »57 ; mais elle n’est pas davantage matérialiste, 55 Depuis les formulations des principes de la thermodynamique par Carnot (1824), Joule (1845), Thomson-Kelvin (1851), Clausius (1854), dont les vulgarisations (Revue des deux mondes entre autres) ont été très vraisemblablement connues de Mallarmé, comme de nombreux écrivains du dix-neuvième siècle (Nerval, Hérédia, Villiers de l’Isle Adam, Flaubert) le monde est envisagé comme une réserve d’énergie constante dont les différences de potentiels (chaud-froid) s’épuisent jusqu’à l’indifférenciation ou la mort thermique. 56 Sur ce troisième moment de la réflexion, cf. plus haut notre développement sur séisme et dialectique réflexive. 57 Malgré l’affirmation généreuse de Nietzsche, « sans Hegel pas de Darwin », Le gai savoir, § 357.
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puisqu’une dimension séique pré-spirituelle est attribuée par le jugement de réflexion à certains phénomènes de totalisations naturelles. Elle n’est pas non plus radicalement athée, puisqu’elle remonte, avec Hegel cette fois, à l’Idée d’une aliénation d’un soi divin infini dans la nature finie, soi infini qui conserve simultanément dans son rapport éternel à soi, extérieurement à la nature, un savoir intuitif de soi-même. Nous développerons ce point dans le troisième Court Traité consacré à l’Idée théologique. Hans-Georg Gadamer a reconnu dans un passage que « nous n’avons pas le droit d’oublier qu’en notre qualité d’êtres vivants, nous sommes par nature empêtrés dans beaucoup de choses, c’est-à-dire complètement impliqués dans la praxis »58. Or, non seulement il fait ici silence sur cette médiation que nous oserons dire « grecque » du Kant de la troisième Critique, mais il ne semble pas percevoir tout ce que le jugement kantien réfléchissant peut apporter de clarté interprétative pour certaines données de la biologie. L’œuvre de H. Jonas, en tant que phénoménologie et éthique de la vie, nous semble aller plus loin dans cette direction que celle de Gadamer59. Il en va de même de la chimie. En chimie inorganique, notamment en cristallographie, de nombreuses propriétés structurales de totalisation ont été depuis longtemps mises en évidence. Des émissions électromagnétiques de molécules biologiques pathogènes ont été décrites de telle sorte que certaines activités biologiques émettaient des vibrations électromagnétiques. La biologie est non seulement l’étude de molécules entrant en contact les unes avec les autres, mais aussi l’étude des ondes et des échanges de signaux entre elles. Leur étude a permis de parler par analogie d’une signature électromagnétique, sorte d’empreinte vibratoire permettant de les reconnaître. Il peut sembler étrange de comparer une décharge électrique, une cristallisation, ou une électrolyse à une structure organisée. L’étude comparée de ces phénomènes conduit néanmoins à mettre en évidence des analogies remarquables. Un cristal en formation dans un liquide colloïdal, la décharge électrique dans un gaz, le dépôt électrolytique en milieu liquide, se construisent en échange avec leurs différents milieux, comme une plante s’édifie par nutrition et échange, en produisant des formes semblables. Étonnant retour de la métaphore de la « signature » des êtres déjà mentionnée par Paracelse, Boehme et 58 H.-G. Gadamer, L’héritage de l’Europe, Paris, éd. Rivages, 1996, p. 19, souligné par nous. 59 Cf. G. Ndong Essono, De l’éthique environnementale à la dialectique réflexive. Confrontation entre Hans Jonas et André Stanguennec, Paris, L’Harmarttan, « Ouverture philosophique », 2016.
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reprise par Novalis : l’action médicale sur sa signature pathogène peut guérir la totalité. Ces démarches interdisciplinaires et herméneutiques ont pourtant constitué un relais pour une possible herméneutique contemporaine de la nature. Certains phénomènes d’autorégulation corpusculaire au sein de l’atome, de même que certaines hypothèses cosmologiques concernant les premiers états et les premiers constituants de l’univers sont interprétables dans les termes d’un jugement de réflexion téléologique, comme en témoigne le courant interprétatif de l’« anthropie », tant dans sa version « forte » que dans sa version dite « faible »60. Dès lors, tant dans ses phénomènes spatiaux infrastructuraux que dans ses phénomènes temporels d’origine, la nature est bien interprétable comme l’analogon d’un soi ou d’une ipséité qui serait « pour-soi », en d’autres termes, d’une phusis. Gadamer n’est pourtant pas allé jusqu’à considérer que les concepts de jeu et de praxis régulatrice des Grecs, y compris présocratiques, soient ici une voie de relais, à l’exception des suggestions qu’il a faites dans « Der Naturbegriff ein den Griechen und der modernen Physik » (1996)61. C’est d’ailleurs par analogie avec notre praxis humaine, subjectivement par-soi-pour-soi, que cette praxis naturelle d’un soi présubjectif pourrait être envisagée. Une telle démarche interprétative de réflexion mutuelle de la nature et du soi humain s’inscrirait dans une relation que Theodor Litt avait définie naguère pour sa part comme « l’être-l’un-pour-l’autre »62 et que Merleau-Ponty accentua ensuite en relation d’« être l’un dans l’autre » (Ineinandersein63) de l’homme et de la nature. Nous parlerons ici de deux voies délimitées et complémentaires pour une herméneutique de la nature. La première serait une voie esthétique, empruntée par une interprétation de notre perception émue des choses et des vivants nous adressant une expression d’eux-mêmes, « nous faisant 60 Cf. notre livre L’humanisation de la nature, Première Partie, Chapitre 3, Signification et valeur du « principe anthropique », éd. cit., p. 61-70. 61 In Colloquium Philosophicum, Annali del Departemento di Filosofia, I, (Università degli Studi Roma Tre), Florence, 1996. Cf. sur cet inaccomplissement d’une herméneutique de la nature chez Gadamer, J.-Cl. Gens, « L’actualité herméneutique du concept de phusis », in Gadamer et les Grecs, édition citée, pp. 167-185. 62 En particulier dans Th. Litt, Introduction à la philosophie, 1933, trad. par le Centre d’Etudes hégéliennes et dialectiques de l’Université de Neuchâtel, Editions l’Âge d’homme, Lausanne, 1983, voir notamment « La réciprocité humaine » (être de l’un-pourl’autre), pp. 158-166 et « L’être-l’un-pour-l’autre et la structure du monde », pp. 209-210. 63 Par exemple dans M. Merleau-Ponty, Résumés de Cours du Collège de France, Nature et logos, Paris, Gallimard, 1968, le corps humain, p. 176-177.
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signe », mais à un niveau humainement pré-langagier. Telle est par exemple la direction prise par O. F. Bollnow vers une herméneutique de « la voix de la nature »64, un chemin qui a été pré-tracé en Europe par Paracelse, Boehme, plus tard par Goethe, Novalis et un peintre romantique comme Runge. En effet, de cette voix, ou de cette « adresse », peuvent nous persuader, non seulement notre expérience perceptive prélangagière, mais les sollicitations reçues de la poésie et de la peinture qui nous apprendront en retour comment « voir » et « sentir » autrement la nature. Il s’agit de l’esthétique d’une poiesis, d’un « faire » mettant en oeuvre notre entente – écoute et compréhension – de la phusis. La seconde voie serait une voie épistémologique – celle que nous avons tâché de parcourir, sans exclure l’apport de la première – interprétant, à partir des données textuelles des sciences, le sens exprimé d’« un soi naturel » dont la dimension « séique » n’est pas épuisée par l’approche mathématique et causale, faisant pourtant état de propriétés résiduelles, à la fois spatiales et temporelles, constatées et décrites mais non complètement « comprises » à l’aide d’interprétants strictement « scientifiques ». Ce soi corporel est en correspondance avec « le soi du corps » chez Nietzsche : “derrière tes pensées et tes sentiments, mon frère, se tient un puissant maître, un sage inconnu, il se nomme Soi (Selbst) ; il demeure dans ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse”65. Ce sont ces propriétés qu’une interprétation de la nature, informée de la science physique, cherche à saisir et à comprendre au moyen d’une analogie rigoureuse du jugement réfléchissant. Elle engage alors les concepts réflexifs de praxis et de dialectique du soi de la nature : tout soi est une libre praxis. Philosophe contemporain, Jacques Garelli associe phénoménologiquement ce que nous avons nommé la voie esthétique et la voie épistémologique d’une philosophie de la nature comme phusis66. Il montre qu’à la différence de la science, toujours sectorielle et intramondaine, l’art – notamment la peinture – étant une interprétation du 64 Cf. notamment, O. F. Bollnow, Das Doppelgesicht der Wahrheit, Stuttgart/ Berlin/ Cologne/ Mayence, 1975, et Zwischen Philosophie und Pedagogik, Aachen, N. F. Weitz, 1988. Cf. sur cette herméneutique, J.-Cl. Gens, « L’idée d’une expérience herméneutique de la nature », in Expérience et herméneutique, Colloque de Nantes, Juin 2005, Paris, G. Deniau et A. Stanguennec (Dir), Paris, Ed. Le Cercle herméneutique, Collection Phéno, 2006, pp. 145-161. Cf. plus récemment son livre, Eléments pour une herméneutique de la nature, Paris, Cerf, 2008. 65 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, Les contempteurs du corps, Paris, Gallimard, 1971, p. 45-46, trad. modifiée. 66 J. Garelli, Rythmes et mondes. Au revers de l’identité et de l’altérité, Grenoble, J. Millon, 1991.
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monde en totalité comme la philosophie de la nature, « présente » (expose) la double réflexion par laquelle l’étant rayonne dans le monde et le monde rayonne dans le soi de l’étant, avec ses vibrations, ses rythmes, ses résonances plus ou moins amplifiées. § 3. SUR QUELQUES ANTÉCÉDENTS DU SÉISME EN RÉGIME D’INTERPRÉTATION DE LA NATURE Nous retiendrons quatre points nous permettant de faire l’hypothèse d’une extension de l’interprétation herméneutique du soi à la nature. 1. Revenons d’abord sur l’aspect séique ou la dimension d’être soi de l’étant. Tout soi, qu’il soit naturel ou humain, détient deux propriétés de réflexivité. D’une part, celle d’un agir (agir par soi, de soi sur soi), pour lequel Aristote nous a légué le terme de praxis (en le distinguant de poiesis). D’autre part, la propriété de réflexivité en tant que présence intérieure à soi (pour-soi : présence à soi) d’une totalité systémique corporelle, atomique, moléculaire, organique, humaine en tant que discours sur soi. L’aspect séique est celui d’une tendance, d’une force orientée vers le sens ou l’unité d’une diversité d’éléments totalisée. En tant qu’orientée vers un sens, toute force, comme l’a déjà affirmé Nietzsche, est à la fois interprétante et interprétée. 2. En second lieu, cette réflexivité est dialectique sous un double aspect. Elle se développe et croît par un mouvement d’intériorisation de l’extériorité, d’assimilation ou de « nutrition », de négation de l’autre que soi, le faisant identique à soi (soit d’un autre soi soit d’un autre nonsoi) et de négation de cette négation. Celle-ci s’exprime par une réextériorisation de l’intérieur en tant qu’informé de l’autre. Il s’agit d’une négation de la première négation, par une mise en forme progressive du milieu par le soi devenant être chez-soi-dans-l’autre. Il s’agit là, nous l’avons dit, de la « réflexion déterminante » dans les termes de Hegel. Cette expression du sens intérieur-extérieur exige elle aussi une interprétation méthodique. La première réflexion, dite « posante » est d’abord purement intérieure ; elle se fait ensuite intériorisation de l’extérieur (réflexion extérieure-intérieure) ; elle agit enfin en tant que réflexion extérieure, informant son extériorité. C’est la « réflexion déterminante » dans le vocabulaire de Hegel, mais elle tend à une détermination de l’extériorité par une intériorité enrichie de son autre. L’autre que soi peut avoir deux modes d’être. L’un est celui du non-soi, c’est le mode non
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séique, sous l’aspect initialement physique d’une tendance entropique ou d’une force dissociative et dissolvante, contemporaine et co-originaire avec la force séique du soi. L’autre mode de l’autre que soi est celui de l’autre-soi, celui d’un soi séique lui-même engagé dans une réflexion déterminante de l’altérité, mais différent du premier, et que celui-ci rencontre dans son milieu. La relation de dialectique extérieure à l’égard de chacun d’eux est évidemment différente : le rapport au non-soi est originaire pour tout être-soi, puisqu’il s’agit de le dominer dans une synthèse qui ne peut être que dérivée à partir de l’opposition entre les deux, soi et non-soi en relation initiale de conflit. Tandis que la relation à l’autre-soi est dérivée sur les trois plans où il y a de l’être, physique, vital, humain, c’est-à-dire culturel. De plus, l’altérité du non-soi originaire, étant nonséique, est non-dialectique. L’altérité des autres sois est elle-même dialectique et réflexive, puisque ceux-ci poursuivent dans le milieu du premier soi, leur réflexion dialectique, soit de façon indifférente, soit de façon conflictuelle, soit de façon collaboratrice. Mais il peut y avoir résistance et conflit dans tous les cas entre le soi et son autre (non-soi ou autre-soi). Les différents ordres séiques, de la matière, de la vie, de la culture, sont en rapport de complexification de l’individuation ou de totalisation à travers des conflits. Une dialectique de « développement » (Hegel) des totalités séiques, réussie ou contrariée, tant dans l’évolution de la nature que dans l’histoire des cultures, résulte de cette interaction généralisée des dialectiques de réflexion interne-externe-déterminante. Mais ce jeu dialectique et interactif des forces séiques (informantes) et non séiques (entropiques), du sens et du non-sens, est déjà interprétable dans les phénomènes cosmogoniques initiaux. C’est ici que l’interprétation des forces dans le sens de Nietzsche trouverait sans doute sa place dans le séisme. 3. Quelques antécédents historiques de cette dialectique réflexive peuvent alors être mentionnés. Il va de soi que la pensée grecque de la phusis, force d’éclosion, d’ouverture à et vers l’autre, d’assimilation et de formation, doublée d’une force de dé-closion, de fermeture sur soi, de retrait, de dissociation ombreuse, de dégénérescence, voire d’autolyse suicidaire, est une des plus anciennes anticipations de la dialectique phusique du séique et du non séique, du néguentropique et de l’entropique. La force d’éclosion est dite « par soi (kathauto) » et « en soi (en auto) » dans la nature – ce qui anticipe les concepts de par-soi et pour-soi de la force séique de réflexion. La spontanéité et la présence – présence d’abord à soi – sont les deux traits de la phusis. En dehors de toute perspective transformiste et dans le cadre de son fixisme, Aristote distinguait
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néanmoins déjà les différents degrés de complexité des phénomènes naturels – depuis les éléments, jusqu’aux vivants, aux humains et à Dieu. Ce dernier est vie pure, sans matière, sans fermeture ou opacité répulsive de soi. Forme « aléthique » (ouverte et lumineuse) et Matière (« léthique », en soi obscure et fermée à l’autre) sont donc complémentaires, elles constituent l’une et l’autre, sous la domination de la première, les composantes de l’étant. L’aléthique ou séique, contraint le léthique (aséique) à son contour informé et à son mouvement, tous deux « réguliers ». Aristote ne va cependant pas jusqu’à faire de ces formes matérialisées et de ces matières informées les résultats d’un jeu initial de forces pures, préformelles et pré-matérielles, purement énergétiques, comme nous nous risquons à le faire à partir des données de la physique et de la cosmologie actuelles. Dans ce cadre, l’énergie est l’origine même de la matière qui en est une forme « condensée » en quanta discontinus. On retrouverait aussi la mise en rapport de complémentarité, de tension, voire de conflit entre les deux forces, chez les penseurs « magiques », Paracelse, Boehme et Novalis, avec notamment le thème de la « combustion » qui est à la fois ouverture à la lumière (la flamme) et en même temps calcination, incinération de la matière, comme aliment de la flamme. Boehme en particulier parle de la force divine de la nature comme d’une force qui « pousse son essence (treibet sein Wesen) »67. Mais les forces sont selon lui doublement centrées, en centres lumineux (bénéfiques) et centres obscurs (maléfiques). Tout étant est doublement centré, en centre de fermeture sur soi (égoïsme, mal) et en force d’ouverture à l’autre (altruisme, bien). La vision est religieusement morale. Dieu lui-même s’est bi-centré – avec lutte – dans sa création, entre colère et amour, le centre coléreux étant d’ailleurs antérieur au centre d’amour, comme le premier Principe au second Principe. C’est que la générosité aimante de ce dernier a laissé d’abord s’exprimer son Autre, le non-Soi violent, la Colère. De même, la spéculation schellingienne sur les forces d’attraction et de répulsion est en partie congruente avec notre réflexion, bien qu’elle en reste au niveau macroscopique – ignorant la microphysique et la thermodynamique au sens actuel, bien postérieures. Selon Schelling, la force d’attraction, (correspondant à notre « force séique ») initialement, sans actualité appliquée, est sans objet et la force de répulsion (notre « force non séique ») est sans rapport actuel avec l’autre et « sans forme ». La
67 J. Boehme, Epitres théosophiques, Introduction et traduction par B. Gorceix, Paris, éditions du Rocher, 1980, I, 4.
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force de répulsion, obscure, inconsciente, tend à la dissociation, à l’affirmation de chaque élément concentré en soi, à l’exclusion des autres (ce pourquoi on l’a dit « force de concentration »68), et sa tendance est illimitée ; l’autre force – moins intense – tend à la formation de l’autre, cet autre qui est sa matière informe : elle tend à la conscience, à la limitation, au contour de ses synthèses. Tout étant matériel résulte de la composition, avec dominante de l’une ou de l’autre de ces forces. De même, l’idée qu’il y a d’abord des forces – sans forme ni matière actualisée – idée originale de Schelling allant plus loin qu’Aristote dans cette direction, se retrouve chez notre contemporain Gilbert Simondon : la matière n’est que la manifestation dérivée d’une synthèse des forces qui s’actualisent l’une par l’autre, un phénomène. Schelling, avant Simondon, met donc en question l’hylémorphisme aristotélicien. Hegel a insisté dans sa Philosophie de l’esprit sur l’affection caractéristique de la scission du soi spirituel entre sa forme comme puissance pure et son contenu de riche diversité, le non-soi séparé de lui. Toute nouvelle scission (crise) entre le soi et l’autre que soi (ou non-soi) est source d’une douleur, celle de la séparation des deux pôles ou composantes de l’étant, douleur d’une première (mauvaise) négation qui sera supprimée par la négation constructive, c’est-à-dire la négation progressive de cette négation. Enfin, il va de soi que les développements de Heidegger sur la phusis – en commentaire d’Aristote – sont aussi des antécédents de nos lectures et interprétations. Heidegger insiste notamment sur l’alternance, déjà chez les Grecs, de l’éclosion (vie, éveil, ouverture, donation) et de la déclosion, (mort, sommeil, retrait, réserve), en termes d’a-léthèia et de léthè, de dévoilement et de voilement. La domination progressive de l’entropie léthique est une nécessité fatale, celle du voilement progressif de la phusis. Les réascendances aléthiques de la phusis se feront historiquement de plus en plus difficiles et rares, jusqu’à l’extinction apparente de sa lumière, en l’attente d’un nouveau commencement. Dans le domaine de la pensée, l’ascendance de la pensée vivante – d’une pensée d’éclosion – est suivie de la rescendance actuelle de la métaphysique – sa déclosion. Mais nous avons posé et voulu contribuer nous-même à l’éclosion d’une nouvelle ascendance, d’une « réascendance » de la pensée vivante sur le mode dialectique, après le « diagnostic » heideggerien avec lequel nous avons débattu de la démarche philologico-phusique69. 68
Il y a ici une réminiscence de J. Boehme. Cf. plus haut, ch. II, § 4. Deux cheminements philologico-phusiques : celui de l’ontologie de Heidegger et celui de la dialectique réflexive. 69
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Les forces non-séiques (entropie) n’étant pas réflexives, ne sont pas « par soi » (libres) ni « pour soi » (présentes à soi). Elles ne sont donc ni spontanément actives ni auto-régulées (elles sont aveugles) : leur activité est ré-active à l’égard des forces du sens. Leur activité est de résistance, d’inertie, de destruction du sens totalisé, etc. A l’origine cosmique, ce sont donc les forces actives du sens qui les « laissent être » en les « sollicitant ». En imagination symbolique on peut penser aux développements de Boehme sur l’amour qui s’efface comme second principe devant la colère devenant « premier principe » en acte, afin de pouvoir en faire la matière de sa totalisation sensée, maîtrisant la violence. 4. Quelques remarques en quatrième lieu sur l’apport de Gilbert Simondon à la dialectique réflexive70. Comme nous, il introduit l’idée des forces ou énergies en tant que réalités originaires de la nature, antérieures à la réalité distincte des formes et des matières synthétisées en « étants » proprement dits. C’est l’hypothèse fondamentale et révolutionnaire de la physique moderne selon laquelle la matière et sa forme sont des matérialisations et des informations de l’énergie qui, en son état premier, est non matérialisée et non informée, énergie au sein du vide quantique ou au point zéro. Au début est donc l’énergie et son activité pure, ensuite vient la matière avec ses formes dont l’infrastructure est celle des discontinuités quantiques. A l’état actuel de l’énergie, il n’y a donc que des discontinuités. Le séisme adopte cette vision énergétiste, dans un énergétisme qui, selon Simondon, rend obsolète tout hylémorphisme considéré comme originaire (Aristote), de même que tout dualisme spiritualiste, ainsi que tout matérialisme mécaniste. Du point de vue spéculatif ou phusique qui est ici le nôtre et non du point de vue physique qui considère l’énergie actualisée en discontinuité quantique, la matière résulte d’une matérialisation, c’est-à-dire d’une condensation et d’une concentration synthétique des deux énergies basiques décrites plus haut, se nouant en quelque sorte en une tension de domination actualisée. Elle le fait à partir d’une continuité où fluctuent des particules discontinues virtuelles dont certaines se maintiendront en quarks, électrons, photons, etc. Paradoxalement, dans la physique des quantas, c’est la continuité qui est donc 70 Dans ce Court Traité, il s’agit de « traiter courtement » des commentaires de la pensée de G. Simondon produits dans La dialectique réflexive II. Être, soi, sens. « Herméneutique physico-phusique et théories des systèmes évolutifs », Lille, éd. du Septentrion, 2008, p. 264-275 et dans L’humanisation de la nature. « Du systémique naturel au systématique humain : un devenir dialectique », Paris, éd. de La Maison des sciences de l’homme, 2014, p. 28-36.
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génétiquement première vis-à-vis de la discontinuité qui est seule observable en effet. Mais celle-ci reste interprétable comme la matérialisation et l’information progressives d’une continuité énergétique seulement « virtuellement » discontinue. En conséquence, Simondon abandonne, en tant que philosophe de la genèse matérielle, tant les schémas matérialistes que les schémas hylémorphistes d’origine aristotélicienne pour rendre compte de la genèse des systèmes individués, en physique et en biologie. Il distingue même des forces formantes (moins intenses) et des forces non formantes de la matière (plus intenses), forces séiques et a-séiques dans notre vocabulaire. Les forces non-séiques sont plus fortes (en intensité de leur énergie mesurable) puisqu’elles tendent à détruire et non pas seulement à contenir leurs contraires pour les in-former. Les forces informantes tendent en effet simplement à contenir, à délimiter et à mettre en rapport les forces non-formantes : « c’est en tant que forces, que matière et formes sont mises en présence. La seule différence entre le régime de ces forces est que les forces de la forme sont des forces qui produisent un très faible travail et interviennent comme limitatives de l’actualisation de l’énergie de la matière »71. Est ensuite introduite l’idée de système « métastable » pour penser le processus d’individuation. La stabilité d’un système, c’est-à-dire d’un individu conçu comme totalité relativement close et auto-différenciée, n’est que provisoire, par exemple celle de l’atome, et a fortiori celle des molécules ou d’un ensemble moléculaire. La stabilisation de ses rapports de forces et de formes internes (structures) est susceptible de se rompre sous l’effet d’une défaillance intérieure ou de l’intrusion d’un Tiers extérieur. Traduit dans nos termes, la domination des forces séiques est susceptible d’être rompue par des forces non séiques (contraires) qui deviennent incompatibles avec les premières (elles deviennent contradictoires). Dialectiquement, on passe de la contrariété de stabilité à la contradiction d’incompatibilité. Le système doit donc mettre en œuvre et en acte des énergies supérieures (méta), énergies présentes sous la forme de réserves de virtualités, en plus de celles qui ont été déjà et provisoirement stabilisées en structures, pour résoudre la nouvelle instabilité qui se présente et effectuer sa régulation. Par là, ce système est « en réserve » d’un « plus » d’unité et de stabilité : il est « métastable », selon l’expression de G. Simondon. 71 Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1964, p. 36, souligné par nous.
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Simondon introduit enfin la notion de « transduction ». Celle-ci est la reconstitution de la structuration des éléments du système (sa régulation), activité de restructuration s’étendant « de proche en proche »72 à l’intérieur du système, par couches induisant d’autres couches ou secteurs, chaque région restructurée servant d’inducteur pour la région contigüe, et ainsi de suite. Sous cet aspect, la transduction n’est rien d’autre que la mise en œuvre de la métastabilité régulatrice du système. On peut en parler en termes de « résonance interne » au système (Simondon) : chaque région induite par la restructuration de régions éloignées se fait en quelque sorte « l’écho capté » de ce processus consonnant après la dissonance de la déstructuration. Un exemple très parlant donné par Simondon est le développement d’un cristal à partir d’un germe très petit dans son eau-mère : chaque couche formée du cristal-fils sert de base (inducteur suppléant) à la formation d’une nouvelle couche73. La transduction peut être non une régulation de reconstitution, mais une régulation de métamorphose : le système se transforme alors qualitativement en quelque chose d’autre, tout en conservant ses infrastructures antérieures. C’est l’aspect évolutif de la métastabilité, correspondant à la dialectique hégélienne de « développement » ou d’historicité, sous la forme de « l’émergence ». Dans le domaine intellectuel, ce qui fut nommé plus haut « l’interpénétration des interprétations » est un autre exemple de transduction par intégration mutuelle des « mondes » de sens. Il n’est pas jusqu’à l’idée du germe cristallisant qui ne soit une image possible de la transduction intellectuelle dans la lecture d’un philosophe par un autre. A l’état pré-individuel, un système n’est pas formé, il n’y encore que des énergies ou des forces qui confrontent leur potentialités (cf. le vide quantique) et qui, même dans les premières phases dynamiques d’actualisation, ne font pas encore système de leurs éléments actualisés, car « les termes extrêmes atteints par l’opération transductive ne préexistent pas à cette opération »74. Jacques Garelli, de son côté, à partir de sa lecture de G. Simondon, insiste75 sur la dimension non-substantielle des réalités quantiques. Certes cela est vrai au sens d’une substance entendue comme sujet matériel, fixe, homogène, extérieur à toute subjectivité, mais on remarquera que les fonctions séiques comme fonctions de séité, être par-soi-pour-soi, se 72 73 74 75
Ibidem, définition, p. 18. Ibidem. G. Simondon, ibidem, p. 19. J. Garelli, Rythmes et mondes, édition citée, p. 244-247.
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PREMIER COURT TRAITÉ – CHAPITRE III
réapproprient les déterminants de la substance de Spinoza (être par soi et pour soi). Posons la question : s’il s’agit bien de désubstantialiser objectivement les particules, ne s’agit-il pas complémentairement de les resubstantialiser fonctionnellement ? Bref, ici encore la pensée dialectique effectuerait un dépassement de la dualité substance-fonction, au bénéfice non d’une équivalence ou d’une indifférence, mais de la dimension fonctionnelle du phénomène. De même, concernant le caractère de « nonétant » de la particule atomique : elle n’est pas un étant objectivement substantiel, et sous cet aspect on peut dire qu’elle n’est rien d’étant. Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’un néant privatif ou simplement négatif, puisque la particule a une dimension de néant actif, de négation néante, d’activité d’un soi énergétique. C’est un néant ontologique puisque c’est le néant comme activité de l’être lui-même ou son acte d’être par soi pour soi. Ce n’est donc pas un non-être (rien de l’étant) mais un non-être niant l’extériorité de l’autre (l’intériorisant) et niant cette négation en se réextériorisant enrichi de l’autre. C’est donc un néant dialectique, négativité ontologique, négation de la négation au sein du processus constitutif de l’être de l’étant. Dans le domaine de l’interprétation des sciences humaines, enfin, nous avons cherché à montrer que ce que l’on nomme le « sujet humain » possède deux dimensions constitutives, l’une universelle, le soi proprement dit, fondement de la négativité réflexive, et l’autre particulière, celle de son « moi » particularisé psychologiquement, socialement et historiquement. Nous posons que chaque sujet, au moins une fois au cours de son existence – mais en général beaucoup plus souvent – est mis en face d’une alternative qui va devoir orienter cette existence76. * * * Comme Conclusion du présent Chapitre et en résumé, nous avons retenu trois modes de la délimitation herméneutique de l’interprétation. D’abord, l’interprétation philosophique est le troisième sens du terme « interprétation » que nous avons retenu. Nous avons en effet distingué l’interprétation objective, l’interprétation projective et troisièmement 76 Développement dans DR, I, Première Partie, L’Idée pratique, Ch. I, § 2. L’alternative réflexive entre réflexion de soi dans la violence et réflexion de soi dans la raison, éd. cit., p. 27-31. Cf. aussi Une éthique de la violence est-elle possible ?, conférence en ligne sur le site de la Société Nantaise de philosophie, octobre 2016 et « Une éthique de la violence comme défi à la raison », texte en ligne sur le site de la Bibliothèque de l’Institut Eric Well, 2019, en ligne.
LE SÉISME ET LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION
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l’interprétation réflexive – c’est ce troisième sens qui est le sens déterminant conceptuellement. Ensuite, nous avons tenté de délimiter l’interprétation philosophique par rapport à l’interprétation en sciences humaines à l’aide de critères distinctifs. Enfin et troisièmement, il nous est apparu que c’est son orientation limitée par un point de vue ou une perspective – finitude de l’interprétation – qui engage la nécessaire confrontation, voire le dialogue d’interpénétration avec les autres interprétations, en concurrence voire en conflit avec elle. La meilleure interprétation serait celle qui irait le plus loin dans son autocritique, son enrichissement et l’élargissement de son point de vue au contact des autres, dans cette relation d’interpénétration. Il s’agirait alors de satisfaire le mieux possible les exigences de complétude analytique et de cohérence architectonique, retenus dans la seconde partie de notre analyse, pour distinguer réflexion philosophique et réflexion simplement anthropologique ou culturelle. Certaines interprétations philosophiques s’y refusent ou font regrettablement elles-mêmes les questions et les réponses, d’autres encore vont plus ou moins loin dans la mise en dialogue réelle ou fictive et dans la mise en question de leurs propres perspectives interprétatives. Enfin, nous avons à nouveau insisté sur la qualité d’interpénétration requise pour qu’une interprétation soit véritablement « pénétrante » relativement à une autre. Nous avons pris l’exemple de notre herméneutique dialectique et réflexive de la nature, dans son dialogue interpénétrant avec Kant, Hegel, Nietzsche, Mallarmé, et aussi avec les principaux interprètes contemporains des sciences de la nature (von Bertallanfy, Bohm, Varéla, d’Espagnat, Garelli). Mais, précisément, nous terminerons en reprenant le mot de Nietzsche : « toute interprétation est une perspective », limitée et finie – même celle qui s’efforce d’être la plus largement compréhensive et par là-même la plus « puissante ». En vertu de ce perspectivisme assumé, il n’est donc pas possible pour une interprétation de s’ouvrir sans limites aux autres, car cette illimitation perdrait sa perspective finie et le point de vue focal qui ouvre et centre sa perspective ; il lui est aussi impossible de survoler toutes les perspectives, d’adopter le point de vue fictif de Dieu, dont la vue ne serait d’ailleurs plus celle d’un point (de vue) ou d’un angle (de vue) en perspective.
SECOND COURT TRAITÉ
DU PRIVILÈGE DE LA SYMBOLISATION QUATERNAIRE DU MONDE DANS LES MYTHES, LES POÉTIQUES ET LES MÉTAPHYSIQUES DOGMATIQUES ET CRITIQUES
CHAPITRE PREMIER
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DU MONDE SYMBOLISÉE DANS LES MYTHES, LES RELIGIONS ET LES ARTS. DE SA SIGNIFICATION TRANSCENDANTALE « …Le mythe ne peut pas se « vérifier », parce que l’objet (Dieu, le Monde, l’âme) n’admet pas de vérification »1.
§ 1. DE L’HABITATION
DU MONDE PAR LES GESTES RITUELS ET MYTHIQUES
À SA NÉCESSAIRE CRITIQUE TRANSCENDANTALE
Le Chapitre précédent a souligné à plusieurs reprises la nécessité de juger de certains phénomènes naturels évolutifs, par analogie avec notre expérience pratique, en particulier sous ses aspects de finalité, de totalisation, de dépassement des contradictions, et de perfectionnement par complexification. Comme l’affirmait Henri Bergson, « rien n’empêche d’attribuer aux systèmes que la science isole une durée et par là une forme d’existence analogue à la nôtre, si on les intègre dans le Tout »2. Ce rappel de l’analogie nous introduit à la question suivante : quelle est la plus forte et la meilleure affirmation spirituelle de Dieu ? Est-ce celle qui lui attribue des caractères spécifiquement humains, en projetant, sans réflexion critique, les propriétés anthropomorphes de la volonté, de l’affection, de l’amour ou de la colère à l’égard de l’humanité ? Ou est-ce celle qui, souhaitant respecter en l’Idée son altérité infinie, évite de lui conférer ces caractères trop spécifiquement humains et ne met en Dieu qu’une intelligence infinie de soi, doublée d’une énergie créatrice de la nature également infinie ? Il nous semble en effet que la volonté tout comme l’émotion supposent également pour se constituer une opposition préalable à la faculté de vouloir ou à la faculté d’être affecté. Il nous semble donc qu’elles sont à réserver en propre à la finitude de l’expérience humaine. Pour le séisme, la réponse, par hypothèse, est la suivante : 1
V. Goldschmidt, Le paradigme dans la dialectique platonicienne, Paris, PUF, 1947,
2
H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, (1907), 1946, p. 11.
p. 98.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
l’athéisme véritable consiste à nier démesurément l’altérité et la sur-existence divine en l’humanisant excessivement et en se forgeant un Dieu « humain, trop humain ». Inversement, le théisme authentique serait d’abord celui qui nie critiquement un théisme anthropomorphe à l’excès, anthropomorphisme qui n’est, à le juger sévèrement, qu’un athéisme déguisé. Ce serait ensuite celui qui affirme l’altérité de l’être divin, même si celle-ci n’est jamais autrement atteinte que par le moyen de son Idée en nous et n’est déterminable que par une analogie, certes, mais critiquement restreinte d’un point de vue transcendantal. Le symbolisme mythique originaire, avec les illusions et les confusions entre immanence empirique et idéalité transcendantale caractérisant son syncrétisme, est le schématisme inscrit initialement dans les mouvements constructifs du corps humain, cherchant l’intégration de l’anthropos cosmique, comme riposte à la désintégration de soi, suite à la perte d’instincts animaux harmonieux. Nous faisons l’hypothèse que cette perte a probablement été ressentie comme un chaos intérieur et extérieur, plongeant l’homme dans une détresse pathétique. Selon notre hypothèse, l’homme aurait alors été mobilisé par l’inquiétude de soi, tout d’abord affecté par la perte de ces repères instinctuels dans le monde, inquiétude corrélative de l’angoisse au sein de l’altérité chaotique de l’horizon mondain indéfini. Ce n’est pas sans raison que l’on pourrait qualifier cet infini, indéterminé et sans bornes assignable, de « mauvais infini » en contextualisant autrement l’expression hégélienne. Cet infini mondain est en effet « mauvais » puisque l’homme ne trouverait en lui aucune défense contre les dangers extérieurs ni aucun rempart contre l’inquiétude intérieure de son néant. De l’homme, écrit Mircea Eliade, on peut dire « …qu’il ne peut pas vivre dans un Chaos, qu’il éprouve le besoin de se situer toujours dans un monde organisé ; or le modèle de celui-ci est le Cosmos »3. Dans le fil de notre rétrospection hypothétique, les gestes dansants du corps humain et les rituels formels de sacralisation semblent avoir ordonné ce Tout, tels des moyens de défense et de communication visant à lui donner un sens concrètement crédible et une valeur positive. Ils les ont vraisemblablement accompagnés des chants, des mythes et des mots du poème cosmogonique par lesquels est nommé le sens projeté dans le monde et fondu en lui. On comprendrait alors pourquoi gestes, rituels et récits acquièrent ainsi une fonction symbolique centrale dans la relation homme-monde. Du mouvement du sens au geste reproducteur de 3 M. Eliade, Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles, Paris, Gallimard-Essais, 1986, p. 87.
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l’homme, habitant de façon normée le monde sensé, la transition aurait été assurée par la parole mythique selon la séquence « geste-parolegeste ». A partir de la croix que le corps humain, centré par le nombril, forme de la tête aux pieds et du bras droit au bras gauche dans ses gestes rituels et ses danses, se trouvent mobilisés les membres qui projettent les pôles et les dimensions du monde, imitant ceux de la formation cosmogonique qui seraient les gestes supposés d’un sens que l’on s’approprie. Kant a écrit son essai, « Que signifie s’orienter dans la pensée ? », en montrant que l’orientation dans la pensée du monde intelligible ou métaphysique s’effectue par une transposition analogique de l’orientation qu’effectue notre corps dans l’espace sensible (gauche-droite-haut-bas). Peut-être s’agit-il là d’une précompréhension confuse de l’orientation métaphysique. Ernst Cassirer métamorphosant la philosophie transcendantale en philosophie de la culture, écrit : « le nombre quatre devient alors le vrai nombre sacré, car il exprime précisément cette cohérence qui unit chaque être particulier à la forme fondamentale de l’univers. Ce qui présente une articulation quadripartite, que celle-ci s’impose à l’observateur des sens comme une réalité immédiatement certaine ou qu’elle soit conditionnée de manière purement idéelle par un certain mode d’aperception mythique…»4. L’homme, dans les mutations de l’évolution, est un vivant semblant avoir perdu les instincts qui l’auraient normé dans un environnement balisé par des signaux cohérents répondant à ses savoir-faire d’espèce. Il est vraie que l’hypothèse de la néoténie hominienne5 est partagée par nombre de sciences actuelles, tant psychologiques, que naturelles ou humaines. L’homme est le centre formateur de la fonction symbolique et c’est d’abord la reconstitution de son univers humain de signes et de nombres sacrés qui a précédé la constitution de l’univers dit profane, scientifiquement objectif, dans la séparation entre raison théorique et imagination du sacré. L’inquiétude humaine fut d’abord celle d’un soi dépourvu de tout savoir-faire instinctif dans son rapport commun à ses congénères au sein d’un monde empirique infiniment indéterminé. La mise en forme symbolique de ce monde vital immanent fut strictement contemporaine de la formation du grand monde sacré. C’est à l’émotion 4 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, en abrégé PSF, 1924, tome II, La pensée mythique, trad. J. Lacoste, éd. Minuit, 1972, p. 177. 5 L. Bolk, Das Problem der Menschenswerdung (Le problème de la genèse humaine), 1926, trad. F. Gantheret et G. Lapassade, dans la Revue française de psychanalyse marsavril 1961, pp. 243-279. Cf. M. Levivier, Bref historique sur la foetalisation et la néoténie, 2011, archive en ligne.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
toujours déjà ressentie au sein de la totalité empirique indéterminée que, selon l’hypothèse avancée, auraient répondu, en y projetant un sens sensiblement anthropomorphe, les premières gestuelles signifiant le sacré. Ici déjà, pour reprendre le langage de Kant dans son Opus posthume, l’homme se serait fait « copule » entre le monde empirique (sujet) et l’attribut divin du sens (prédicat) en un « jugement » du sens : « Dieu, le monde, et ce qui les conçoit dans leur mutuel rapport, le sujet comme être raisonnable. Le terme moyen du jugement, est le sujet qui juge (l’être pensant, l’homme dans le monde). Sujet, prédicat, copule »6. Par ces gestes, mouvements et danses symboliques, l’homme se faisait copule unissant l’empirique et le transcendantal suprême, même si c’était dans la plus intense confusion. Ses pratiques et ses discours déposaient leurs « empreintes » que relèveront dialectiquement des formes symboliques ultérieurement plus complexes : « le mythe, l’art, le langage et la science sont en ce sens des empreintes mises sur l’être (die Prägungen zum Sein) »7. Cette expression imagée d’« empreinte » ou de « frappe » estampillée est particulièrement féconde. Elle impose de renoncer à la supposition naïvement réaliste que l’être serait posé ou saisi « comme tel » dans la perception ou l’émotion distinctement et antérieurement à l’information symbolique par les gestes rituels de conjuration et d’adoration qui le sacralisent. L’humanité fut émue par un monde empiriquelent indéterminé sur « fond » duquel il lui fallait opérer simultanément la construction, symbolique, d’un monde ordonné et sacré le rendant habitable. Le Tout empirique du monde affectant d’inquiétude le soi, et le Tout du sens que le soi humain y projette, sont deux composantes originaires du foyer imaginaire premier habité dans leur détermination réciproque. Rétrospectivement, pour le philosophe critique ayant suivi la genèse – certes hypothétique – de leur distinction posée puis de leur unité nouvellement réfléchie, l’un se rapporte au tout empirique du monde au sein duquel nous naissons inquiets et l’autre, à l’Idée rationnelle théologique « virtuelle » qui sera explicitée critiquement, mais sans que l’inquiétude ayant mobilisé le soi fini disparaisse ni même le sens du Tout avec sa dialectique interne.
Il semble qu’il ait fallu, pour les constructeurs de ces premiers « foyers imaginaires », établir par une réaction signifiante de leur soi, un 6 7
E. Kant, Opus postumum, F° III, p. 1, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1950, p. 16. E. Cassirer, PFS, I, éd. cit., p. 51, traduction modifiée.
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pont ou une médiation entre le monde et son sens, d’où le fréquent symbole du « Faîte », du « Toit » du monde, fondateur d’un ordre. Mais nous pouvons faire un pas de plus et comprendre que ce symbole à fonction d’ordre actualise un type de morphologie primitive, celle de l’acte rituel et cultuel, mobilisant le corps et sacralisant l’espace du monde, sur la base de la constitution première du langage mythique interhumain, d’où les gestes mimétiques n’étaient encore nullement absents. Dans cette analogie première, la forme sensible n’est pas relative à une forme conceptuelle supposée extérieure et antérieure, comme dans nos apparentes métaphores poétiques et nos allégories métaphysiques, mais elle vise directement le contenu qui l’affecte et auquel elle réagit en informant dynamiquement son corps en deçà de tout concept abstrait. Car, pourrait-on dire, acte humain et acte divin se répondent l’un à l’autre de sorte qu’il y a interaction et interpénétration du geste humain et du geste divin. C’est la reconstruction – dont nous reconnaissons le caractère hypothétique et idéalement rationnel – du geste d’habiter le monde, que rencontre donc le présent Court Traité, dans le prolongement renouvelé de notre Analogie de l’être8. On pourrait chercher à en dégager par abstraction les formes « rituelles », « mythiques », « géométriques » et « numériques », de même que les formes « logiques » et « dialectiques » virtuelles. L’homme est en effet un vivant en quelque sorte à la fois « psychologique » et « logique », « psycho-logique » en somme. Deux dimensions lui sont propres, celle de son psychisme ému par le chaos qu’il appréhende faute d’instinct spécifique régulateur, et celle de la logique de la fonction symbolique qu’il produit dans son langage conventionnel avec ses congénères, pour ordonner ce chaos. Ce langage détient originairement un aspect rituel, gestuel et vocal qui paraît indéniable. Il est « logique » que l’unité problématique du soi individuel cherche à se former en rapport avec l’unité d’un monde que ce soi reproduirait intérieurement, afin de vivre de façon accordée à lui : « le symbole de l’Anthropos apparaissant dans l’individu, écrit une commentatrice de Carl Gustav Jung, semble représenter « son » Soi, c’est-à-dire le noyau unique, le plus profond de son individualité, mais il représente en même temps, dans les mythes et les systèmes religieux, le « totem » de l’humanité, le facteur archétypique qui crée activement toutes 8 A. Stanguennec, Analogie de l’être et attribution du sens. Conclusion. Attribution et participation à l’agir de l’être aux quatre côtés du monde, La Dialectique réflexive, III, Lille, Editions Universitaires du Septenttrion, 2013, p. 254-258, comportant les figures du carré du monde et de l’Homme de Vitruve d’après Léonard de Vinci, p. 258.
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les formes de relations humaines positives »9. Entendons qu’il se divise et se recompose sans cesse en formes psychologiques et logiques, ou, comme le disent les philosophes kantiens, en Moi empirique et en Moi transcendantal. Bien entendu, il n’y a ni contenu ni faculté psychologique existant en soi, pas plus qu’il n’existe de sujet logique substantiel, mais une totalité fonctionnelle et vivante à deux dimensions de visée intentionnelle, dont la dualité n’implique aucun dualisme ontologique. Nous avons supposé avec Kant que « l’homme-copule» fait, en tant qu’il juge, le lien entre le Monde (empirique) et la Divinité (transcendantalement supérieure) : sujet-monde, copule-homme, attribut (Dieu comme sens). La personne humaine est cet unique sujet à deux dimensions au centre duquel l’imagination transcendantale est un « foyer imaginaire » pour chaque orientation privilégiée du jugement synthétique. Sa première dimension le rattache à la vie du Monde (le côté horizontal inférieur du Carré) tandis que la seconde le rattache par son soi transcendantal et la raison pure à la dialectique des Idées (le côté horizontal supérieur du Carré : le sens divin du Dieu créateur). L’homme lui-même est au centre du carré : il a les pieds sur le sol horizontal et la tête dressée vers le ciel des Idées10. Nous savons que la logique s’applique d’abord réflexivement à une vie humaine dépourvue d’instinct moteur et de langage instinctuel pour y suppléer par des signes communicationnels et conventionnels en référence à un sacré fondateur d’ordre, d’unité différenciée. C’est simultanément, avec leur fonction communicationnelle, que ces signes solidaires des gestes du corps humain sont utilisés pour symboliser le grand monde indéterminé et sacré environnant le petit monde, l’initial îlot de survie au sein de la mer tempêtueuse du chaos. De sorte que l’unité originaire du symbolisme rituel informant la totalité de l’univers sacré, tout à la fois menaçant et salvateur, repoussant et attirant, tremendum et fascinans, est celle qui unit dans le recueillement la forme de son langage sacré à la forme morphologique du corps. La forme du corps humain est une structure dynamisée par un mouvement de danse exploratrice de l’espace mondain. Ce point a été souligné avec des illustrations par les travaux d’Aby Warburg dans son Mnemosyne-Atlas11, en particulier dans la planche où nous retrouvons le dessin 9 M.-L. von Franz, « Individuation et relations sociales » in Âme et archétypes, Ed. La Fontaine de Pierre, 2006, p. 293. 10 Voir plus bas dans ce Chapitre le § 3. « Le commentaire transcendantal de l’Homme de Vitruve » avec l’illustration. 11 A. Warburg, Mnemosyne–Atlas, Collage, planche 28-B, Institut Warburg, Londres, édité dans Gesammelte Schriften, II, I, M. Warneke et B. Brink, éd., Berlin, 2000.
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de « L’homme de Vitruve » par Léonard de Vinci. Nous avions retenu nous-même ce dessin comme figuration analogique à un moment de notre recherche métaphysique où nous ne connaissions pas encore l’illustration d’Aby Warburg12, ni les réflexions de Carl Gustav Jung sur le privilège des formes carrées et circulaires dans les mandalas archétypiques. Cette symbolisation gestuelle et rituelle a été commentée avec précision par Jean-Michel Krois dans ses travaux sur Ernst Cassirer: « l’action dramatique des mythes ne peut, selon la théorie du mythe de Warburg et de Cassirer, provenir que des gestes, c’est-à-dire d’un rituel et non l’inverse. Au début était l’action, non le mot »13. Ainsi le rituel réactualise par la médiation du mythe parlé l’action créatrice du monde dont on croit qu’elle est première : un discours médiatise deux gestes, le premier, supposé être originaire et divin, et le second qui se pose en mimésis gestuelle, comme dérivé humain du premier. Pourtant, la critique transcendantale relève la confusion caractéristique de la structure mythique qui est de confondre syncrétiquement le sens transcendantal et le contenu empirique du monde. C’est que la conscience mythique, une fois formée, n’est aucunement consciente d’une différence entre la forme du mythe et la matière extérieure à laquelle elle s’applique, à savoir entre l’ordre cosmique projeté et le fond chaotique du monde. Cette distinction est le produit post-mythique de la conscience critique du mythe qui s’amorce avec les religions et les philosophies monothéistes. Nous n’envisageons pas seulement comme Cassirer les grandes formes symboliques comme des formes culturelles (ce qu’elles sont aussi et sans doute d’abord), mais nous interprétons leur développement au sein d’un mouvement de teneur métaphysique qui peut être rapproché d’une sorte de phénoménologie de l’esprit métaphysique. Les manuscrits d’Ernst Cassirer rassemblés sous le titre Zur Metaphysik der symbolischen Formen14 mettent le transcendantal sous la dépendance de l’a priori culturel entendu comme dépassement de la nature dans la projection des œuvres de culture, tandis que notre propos est inverse, étant celui de relire les formes culturelles sous le concept d’un dépassement 12 Cf. Analogie de l’être et attribution du sens, Conclusion, images, Lille, éd. du Septentrion, 2013, figures de la p. 258. 13 J. M. Krois, « Die Universalitât der Pathosformeln. Der Leib als Symbolmedium », p. 87, traduit et cité par M. van Vliet, in « Déformations » des conceptions kantiennes et hégéliennes de la forme : morphologie ou structuralisme chez Ernest Cassirer ? » dans Sciences et philosophie de la culture chez Ernest Cassirer (J. Seidengart, Dir), Revue « L’art du Comprendre », Paris, 2013, n° 22, p. 156, souligné par nous. 14 E. Cassirer, Zur Metaphysik der symbolischen Formen, 1928, éd. Felix Meiner, 1995.
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métaphysique transcendantal de la nature, les formes culturelles y étant autant d’expressions concrètes d’un sens métaphysique visé par le soi transcendantal de l’homme. La « foi » (fides), c’est-à-dire l’adhésion fidèle, en sentiment et en pensée, à l’unité d’un sens du monde, est bien d’abord au cœur de la conscience mythique, comme elle le sera pour la conscience religieuse et la conscience philosophique transcendantale. Mais cette foi, fond commun de toute croyance culturelle religieuse ou métaphysique, se développe dans le mythe en unissant syncrétiquement des fonctions que l’histoire dissociera peu à peu, fonction morale, fonction cosmologique et fonction esthétique. L’émergence des religions monothéistes ou religions proprement dites (dans le vocabulaire cassirerien que nous adoptons) par opposition aux « mythes », c’est-à-dire aux religions de la nature – panthéistes ou polythéistes – consiste à accomplir un premier progrès décisif dans la dialectique ascendante. Celle-ci mène du foyer imaginaire mythique au foyer imaginaire rationnel du sens transcendantal.
Même si elle est incomplète, ces religions opèrent en effet, dans la perspective d’une phénoménologie de l’esprit métaphysique, une première libération, vis-à-vis de la confusion du sens transcendantal de la foi et de l’empirique caractéristique des croyances mythiques. De la sorte, elles affirment poser Dieu en-soi tel un être extra-mondain ou méta-naturel, mais dans la figure du Père créateur de l’univers. Cette relation créatrice de Dieu au monde, création « à partir de rien » (ex nihilo), « de rien d’autre que sa puissance infinie », est ce que ne peuvent envisager les religions mythiques. Ici, les activités divines sont conçues sur le modèle du développement vital ou de l’activité artisanale. Toutefois, et c’est sous cet aspect que la libération de la position du transcendantal infini nous semble encore inaboutie, les monothéismes restent convaincus de la connaissance possible du transcendantal concrétisé dans une expérience spécifique, la révélation prophétique (dans l’Ancien Testament, par exemple) ou l’incarnation (dans le Nouveau Testament). En d’autres termes, elles n’envisagent nullement la mise en question radicalement autocritique d’une possible illusion transcendantale de leur croyance. Elles n’envisagent pas davantage la nécessité d’y substituer un usage fictionnel et régulateur des figures rationnelles et des concepts donnant à penser, mais sans connaître, le sens visé dans notre immanence la plus sublime. De sorte que, aux yeux du philosophe qui a franchi le pas de la critique transcendantale, ces monothéismes demeurent aussi
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dogmatiques que les métaphysiques qui, sous leur dépendance, prétendent démontrer l’existence du Dieu unique (philosophia ancilla theologiae). Un second progrès irréversible accompli par l’esprit monothéiste dans ce que nous interprétons comme une phénoménologie de l’esprit métaphysique consiste en la mise en œuvre de la distinction entre la religion, l’art, la science et la métaphysique, tout en mettant les trois dernières formes au service de la religion. Il serait possible d’illustrer cette dépendance en particulier par le rôle culturel prédominant de la religion chrétienne pendant la période du Moyen Âge européen. On peut sans doute estimer que les religions mythiques procédaient à des ébauches d’art, de science et de philosophie, mais en raison de leur orientation syncrétique, il leur était impossible de les définir de façon distincte, ainsi que de séparer les facultés de l’esprit correspondant à chacune d’elles. Cette définition distincte et cette articulation des facultés correspondantes fut opérée par la religion chrétienne et la philosophie au Moyen Âge. A la différence de l’Islam condamnant les images, ces formes de culture personnalisaient les figures divines et prophétiques, en admettant que les images d’art pouvaient servir efficacement l’édification de tous les fidèles, des moins cultivés aux plus savants, unifiant ainsi la communauté. La science moderne elle-même ne tarda pas, avec Galilée et Descartes, à mettre formellement ses principes sous l’autorité des dogmes chrétiens, comme Hegel l’a souligné bien avant Cassirer qui citait Leibniz à ce propos : « dans notre essence propre se cache une infinitude, une trace, une image de l’omniscience et de la toute-puissance de Dieu »15. Mais déjà Hegel : « l’esprit reconnaît que la nature, le monde, doit avoir aussi en soi une raison, car Dieu l’a créé rationnel (…). L’expérience est donc devenue la science du monde (…). Il sembla aux hommes que Dieu venait de créer le soleil, la lune, les étoiles, les plantes et les animaux, que les lois venaient d’être fixées »16. Cette subordination de la métaphysique à la théologie religieuse conférait à la première la certitude absolue de pouvoir, par effet de la Grâce dans l’usage même de la raison, démontrer l’existence de Dieu tout en reconnaissant une grande part de mystère dans l’essence divine dont Dieu ne révélait que quelques aspects que sa Grâce avait consenti à transmettre par ses Prophètes et par son Fils. Il faut 15 Leibniz, De la vraie théologie mystique, cité par Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, « La dialectique de la conscience mythique », PFS, II, éd. cit., p. 302. 16 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Quatrième Partie, III, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1967, p. 335-336.
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certes affirmer que le dogmatisme métaphysico-religieux ne prétend nullement épuiser la connaissance du divin à laquelle accède l’esprit fini et que la part majeure du mystère divin est sans cesse réaffirmée par Saint Thomas. Mais il est indubitable que la connaissance tant rationnelle que révélée de Dieu, même grandement limitée, est un aspect fondamental de la dogmatique religieuse. Pour le reste, image d’art et raisonnement de connaissance indirecte, c’est l’analogie d’allégorie qui permet de compléter notre ignorance. Schelling a donc fait quelque chose d’essentiel en distinguant l’« allégorie », dont la conscience sépare la forme imaginée et le contenu réel, et la « tautégorie » mythique, identifiant totalement la forme signifiée et le contenu qu’elle imprègne. Le foyer imaginaire du mythe où tout se rassemble, et d’où tout prend sens, est le foyer originaire d’une fiction qui s’ignore comme telle et que seule la conscience réfléchie, dissociant imaginaire et réel peut qualifier d’illusion, pas même d’erreur, puisque, pour qu’il y ait erreur il faut une intention de vérité explicitement et réflexivement posée.
Ainsi, au regard des exigences de la raison critique, le sacré mythique serait cette unité indissoluble, prise dans la confusion de la forme signifiée et du réel extérieur éprouvé affectivement. Si l’inquiétude du soi dans son rapport au monde a motivé la projection de la forme, celle-ci en retour a modifié l’affect qui l’éprouve à présent comme joie du croyant dans son union positive avec la réalité. L’ambivalence affective du sacré se comprend par là. S’il « repousse » et « répugne », c’est qu’il reste en lui les qualités primordiales de forces indéterminées et menaçantes, s’il « attire » et « ordonne », c’est qu’il détient à présent les qualités positives du sens, de la cohérence et même de la bonté. Son ambivalence est donc à la fois affective et logique : il est autant émotionnellement ambigu que logiquement contradictoire. Mais le danger de confusion entre sens transcendantal et matière empirique du monde, ne cesse pas de menacer jusqu’à la raison ellemême. Ainsi que Kant l’a montré, nous tendons, en une sorte d’apparence (Schein) ou d’illusion transcendantale, à faire de la forme catégoriale de l’entendement s’appliquant « scientifiquement » aux données de l’empirique, une propriété qui appartiendrait aussi, en soi et par soi, au contenu empirique de la perception lui-même. De plus, lorsque la raison en vient à penser l’Idée de l’inconditionné ou du sens de la totalité absolue, elle est tentée de le déterminer cognitivement par ces concepts qui ne valent que pour l’empirique dont il faudrait distinguer le sens de
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l’Idée. Il s’agirait alors, croyons-nous faussement en faisant un « usage transcendant » des catégories, d’une détermination objective que nous pourrions connaître soit immédiatement par intuition rationnelle soit par science démonstrative. Tout ceci repose sur la confusion de l’entendement déterminant l’empirique et du sens transcendantal de l’Idée dans cet « usage transcendant » (Kant) des concepts intellectuels qui ne valent que pour l’immanence empirique. En effet, nous projetons alors la logique de nos expériences dans le contenu de l’Idée absolue, c’est-à-dire l’Idée transcendantale de l’absolu, perdant de vue la fonction seulement régulatrice de l’Idée du Tout absolu suprême, l’Idée théologique. On sait que, selon Kant, ce « noumène » idéal est alors l’objet d’une « apparence transcendantale » et que cette « apparence transcendantale, au contraire, ne cesse pas, alors même qu’on la mise au jour…»17. Cette « apparence » (Schein) nous fait prendre les formes subjectives de notre pensée, qui sont en vérité des Idées ou des symboles informant le contenu du sens tout en systématisant nos connaissances, pour des propriétés objectives de cet absolu qu’il serait en soi et sans nous. Tel est l’« usage transcendant » illégitime de ces formes. Par « usage transcendant », Kant entend justement alors cet usage cognitif supposé de nos catégories intellectuelles dépassant les limites de l’empiriques auxquelles elles sont bornées, alors qu’elles n’ont, critiquement entendues, qu’un usage cognitif légitime immanent, et non transcendant. Kant semble n’entendre par « usage transcendant » que le seul usage erroné de la raison. Or, tout en respectant les limites de la connaissance immanente, il fait lui-même, pour penser le sens de ce qui dépasse l’immanence, un usage rigoureusement analogique et critique de formes anthropologiques immanentes, en particulier lorsqu’il pense Dieu comme entendement créateur et volonté morale par un anthropomorphisme subtil et critique. Pourtant, nous ne connaissons évidemment Dieu, ce noumène des noumènes, ni comme un entendement ni comme une volonté, formes de notre connaissance de nous-mêmes. Mais nous avons le droit, du moins dans la perspective de la schématisation des postulats moraux qui est celle de Kant – c’est même une nécessité légitime selon lui – de penser Dieu en Idée « comme si » (par une fiction analogique consciente d’elle-même) sa détermination était celle d’une Intelligence et d’une Volonté réelles. Mais il y aurait à nouveau illusion à juger que ces déterminations sont des propriétés « constitutives » et « cognitives » que 17 E. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, De l’apparence transcendantale, trad. Delamarre et Marty, Paris, Gallimard, 1980, p. 321.
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nous pourrions nous approprier comme nous nous approprions les objets de notre connaissance empirique sur la base d’intuitions perceptives. Et puisque, selon le philosophe allemand, il y a là une confusion qui tient à la nature de notre esprit, il en résulte que « c’est là une illusion qu’on ne saurait éviter »18 : «…nous avons affaire à une illusion naturelle (eine natürliche illusion) et inévitable (unvermeidliche) »19. Sans doute faut-il distinguer l’apparence ou l’illusion (termes ici synonymes), inévitable, et l’erreur, évitable. Celle-ci consiste à affirmer dans un jugement explicite que nos déterminations catégoriales (cause, substance, etc.) des « Idées » ont bien une valeur objective de connaissance. L’erreur réside donc dans l’affirmation réfléchie, dont nous sommes responsables, que cette apparence est bien une connaissance. Mais cette erreur du jugement d’usage transcendant est évitable. Une fois l’apparence reconnue mais non dissipée, nous pouvons, affirme Kant, nous abstenir de ce jugement erroné et ne pas pénétrer sur le terrain de combat des métaphysiques dogmatiques en conflit. De sorte que, si nous élargissons le champ de ces combats aux mythes et aux religions, sur le terrain des dogmatismes mythiques, mystiques et religieux, à la « guerre des dieux » (Max Weber), nous y constatons les mêmes erreurs que celles des dogmatismes métaphysiques. Kant use lui-même d’une analogie symbolique pour faire comprendre à son lecteur le caractère inévitable et naturel de l’illusion transcendantale relative aux Idées. Il s’agit du modèle « physiologique » de l’apparence rationnelle. Suivant cette analogie, les illusions de nos sens sont celle du bâton qui paraît « brisé » dans l’eau, ou de la mer qui paraît « plus haute » au large qu’au rivage ou encore de l’apparence d’une présence réelle derrière le miroir. Même quand nous avons critiqué la valeur de connaissance à laquelle donne lieu ces illusions, l’apparence à laquelle donnent lieu les perceptions ne cesse en effet pas. L’auteur de la Critique transpose, sans plus, ce caractère inévitable aux Idées que nous nous formons du transcendantal systématique du sens. Mais demandons-nous s’il est bien admissible d’assimiler l’apparence ou l’illusion rationnelle à un mécanisme aussi inévitablement naturel que celui produisant l’apparence dont sont victimes nos sens ? N’y a-t-il pas là un modèle naturaliste de l’apparence ou de l’illusion (Kant emploie les deux termes comme synonymes) appliqué par une analogie également discutable au transcendantal idéel, modèle dont Kant ferait usage sans un examen critique suffisant ? C’est sur ce point qu’il nous paraît nécessaire 18 19
Ibidem. Ibidem.
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de nous séparer de la critique kantienne de l’apparence transcendantale. Car cette illusion nous semble déracinable dans le domaine du symbolisme mythique et religieux, aussi bien que dans celui du symbolisme « démonstratif » de la métaphysique rationnelle, même si la fiction qui en est le noyau matriciel est indéracinable, de même que l’inquiétude métaphysique du soi qui la mobilise. Non seulement donc nous posons que l’on doive distinguer fiction et illusion, ce que fait Kant, mais aussi que l’on doive distinguer l’origine de l’illusion ou apparence métaphysique et celle de l’apparence « naturelle ». Kant ne le fait pas, assimilant les deux à un mécanisme naturel indéracinable, tantôt de la fonction rationnelle tantôt de la fonction physiologique (de la vue). C’est que, selon notre hypothèse, l’illusion n’a pas une « origine naturelle » (Kant) dans l’esprit humain en général considéré en dehors de toute formation symbolique comme le supposait l’auteur de la Critique. Or, si l’on ramène l’illusion à un fonctionnement erroné de l’esprit, il n’y a plus de différence entre illusion rationnelle et erreur « évitable », dans la mesure où nous en sommes responsables en tant qu’auteurs de nos illusions. Nous nous faisons des illusions, comme nous nous fabriquons des jugements erronés et tous deux renvoient plus ou moins directement à la responsabilité du jugement. Kant n’a pas reconstruit une histoire culturelle des illusions auxquelles peut donner lieu un contenu de sens transcendantal projeté à travers des formes symboliques diverses se succédant dans l’histoire et qu’une phénoménologie de l’esprit métaphysique, nous semble-t-il, devrait examiner. La source en est en effet un apriori exprimé culturellement dans des formations de langage susceptibles de se transformer et de donner lieu à des usages cognitifs dogmatiques comme autant d’illusions. L’illusion rationnelle, relayant les illusions culturelles mythologiques et religieuses, est un produit de la fonction symbolique d’un soi sans doute empiriquement affecté, mais transcendantalement libre et responsable. Cela implique qu’il est autonome et ouvert à la critique de soi et des illusions qu’il élabore en formant certaines de ses « croyances ». De façon générale, dans le domaine mythique, religieux et métaphysique qui nous occupe, qu’elle donne lieu à une illusion ou non, la « croyance » (credentia) dans le sens détermine, tout en le recouvrant et en le dissimulant, l’a priori du « noyau intentionnel de sens » (Husserl) que la « foi » (fides) projette dans sa relation au monde empirique. Les trois Idées de la raison ne sont alors elles-mêmes qu’une élaboration logique et symbolique ultérieures d’un contenu constant du sens recouvert par les formes symboliques variables, mythiques d’abord, religieuses ensuite, ration-
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nelles enfin, en tant qu’a priori culturels préalables. Ce noyau noématique est-il en soi informe ? Non sans doute puisque son unité et son identité sont les corrélats noématiques de la conscience qui les pose dans la noèse de la « foi » (fides). Ces termes visent bien une corrélation noéticonoématique intentionnelle invariante dans toute croyance, la corrélation « foi-sens », en deçà de sa spécificité concrète. Mais c’est précisément cette forme invariante essentielle qui est le noyau ou l’essence du sens dont une conscience historique et culturelle développe les « significations exprimées » dans des croyances20. Or, toute forme symbolique est « conventionnelle » et relative à un contexte « culturel » donné, en développant dans des discours symboliques autant de « croyances » (credentiae). Elles supposent toutes comme leur condition transcendantale la corrélation « foi-sens ». Une phénoménologie « eidétique » de la conscience métaphysique relèverait donc un « invariant », un eidos qui est le corrélat intentionnel a priori de la « foi » : il s’agit du sens projeté à la manière d’un noyau noématique informé concrètement. « Foi » et « sens » sont des corrélats essentiels invariants au cœur des « croyances » et des « significations » historiquement variables qui les enveloppent, comme les fruits enveloppent leur noyau. Ajoutons quelques remarques sémantiques d’ordre historique. Au mot latin « fides », traduit par « foi » et employé d’abord dans un sens d’usage très général, le latin ecclésiastique médiéval a préféré substituer « credentia » (substantivation du participe présent « credentes », les croyants), traduit par « croyance » pour spécifier un mode de foi, la « foi religieuse ». La credentia est donc une concrétisation religieuse ou une espèce de la fides, mot jugé trop général et donc trop abstrait pour les auteurs chrétiens de l’époque. Partant de là, nous reprenons la distinction « foi », (fides), au sens général d’attachement fidèle ou de fidélité confiante en un homme, une idée ou une divinité et « croyance » (credentia), expression concrète et culturelle particulière que prend cet attachement ou adhésion confiante qu’est la « foi ». La différence entre les deux, en s’en tenant au plan des usages sémantiques adoptés par l’Église médiévale, 20 Nous reprenons là une distinction faite par E. Husserl entre le « sens » comme « noyau noématique » identique dans la visée de conscience et la « signification », la manière dont ce sens est posé ou exprimé à travers des « expressions », langagières, logiques, etc. Mais la distinction entre le sens et les significations qui l’expriment est une abstraction opérée par la réflexion philosophique à travers son propre langage, c’est donc encore une manière d’exprimer le sens à travers sa signification en tant que conceptualisation transcendantale, cf. E. Husserl, Idées directrices pour une Phénoménologie, I, § 124, traduction P. Ricoeur, Paris, Gallimard, Tel, 1985, p. 419-420.
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que nous reprenons, est donc celle du général abstrait (fides) au particulier concret (credentia). Il est vrai que l’usage actuel et commun de ces termes en français fait, à l’inverse, le plus souvent de la « croyance » une opinion générale et de la « foi » une croyance religieuse particulière. C’est justement cet usage contemporain que nous inversons en reprenant la distinction sémantique ecclésiale et médiévale, selon nous beaucoup plus adéquate aux signifiés étymologiques de ces deux signifiants. Allons plus loin dans l’analyse phénoménologique de la corrélation « foi-sens » dans un contexte ou le sens est concrétisé en croyance métaphysique. Nous constatons que le sens est à la fois donné par la conscience (projeté) et donné à la conscience (reçu). En effet, si la conscience attribue au monde son sens, elle lui attribue un sens dont elle croit, en vertu de sa richesse expansive et donatrice, que ce sens pénètre le monde empirique par voie de manifestation, génération, création, révélation ou incarnation, selon les diverses manières de penser la relation du sens et du monde en partant du sens. Il en résulte que l’homme, étant par une dimension de lui-même partie du monde empirique, reçoit en lui ce sens en retour. Il y a donc, en quelque sorte, aller de l’homme au sens et retour du sens à l’homme. La relation ne peut aller seulement par projection du monde au sens via l’homme-copule car l’attribut du sens, est pensé en retour de telle manière que le sens est agissant, qu’il est comme un agir efficient, se manifestant dans le monde empirique. C’est aussi cette circularité efficiente du mouvement du sens que nous trouvons chez Hegel21. Il y a donc cercle entre donation et réception, entre attribution du sens et participation à l’être manifesté du sens. Or, de ce cercle dialectique qui n’a rien de vicieux, le séisme transcendantal ne peut sortir, car ce n’est pas du même point de vue, l’un ascendant, l’autre descendant, qu’il est parcouru dialectiquement et c’est là, verrons-nous, une différence notable avec la manière, parfaitement homogène, dont Hegel parcourt conceptuellement le processus circulaire. Entre interprétation dogmatique et interprétation criticiste, la différence réside dans la manière originaire de pénétrer dans ce cercle de la détermination réciproque du jugement attributif et de la réception participative au sens. Tout dogmatisme croit que le sens lui est d’abord donné dans le monde par révélation, preuve ou intuition et que c’est sous la dépendance du sens donné dans le monde que l’homme formule ensuite 21 Cf. G. Gérard, Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée, I, Louvain-laNeuve, Peeters, 2020.
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le jugement d’attribution qui n’est plus alors une projection seulement subjective, mais le miroir ou le reflet du sens dans le jugement. Tout criticisme, à l’inverse, entre d’abord dans le mouvement du cercle par le jugement attributif avec son point de vue humain sur le sens et c’est la réflexion sur ce qu’implique logiquement l’attribut du sens qui l’amène à poser – en se servant de la fiction analogique – que le mouvement du sens peut être pensé – non connu – comme se manifestant aussi dans le monde empirique. Mais tout se passe, selon ce point de vue critique et transcendantal, à l’intérieur de l’attribution du sens et du prédicat du sens attribué. De sorte que l’anthropomorphisme critique est indépassable. Il l’est au sein du demi-cercle ascendant (le mouvement de la copule prédicative) et ensuite au sein du demi-cercle descendant (le mouvement de l’attribut prédiqué se manifestant), bien que le passage de l’un à l’autre implique une rupture et une hétérogénéité également indépassables comme nous le montrerons plus bas. Seule l’abstraction philosophique critique et transcendantale conceptualise ultimement, après le mythe et la religion, la forme du sens en termes d’Idées rationnelles, comme Kant l’a montré, et sans se faire illusion sur elles, puisque la fiction et l’abstraction du contenu de sens informé sont explicitement reconnues comme telles. L’orientation de cette foi est la position d’un sens transcendantal corrélat fictionnel ou symbolique constitutif de l’autonomie spirituelle, par laquelle l’homme se donne la loi du sens attributif, sens qui se développe historiquement en s’enveloppant des significations concrètes de la croyance dont certaines sont des illusions de la conscience sur la « vérité » de ce sens, exigeant une autocritique22. Il n’est donc pas de réflexion conceptuelle, fût-ce la plus abstraite, qui, lorsqu’elle se développe systématiquement et cherche à se donner une limite absolue, ne soit mobilisée a priori par une « adhésion » (adhaesio) à un sens que l’on nomme le plus souvent de façon prudente un « intérêt théorique de la raison », mais qui n’en est pas moins une manière de « foi » (fides) dans le sens. La foi, qu’elle soit celle de la conscience mythique naïve ou celle de la philosophie critique, est la confiance en la fécondité théorique et pratique du sens du monde pour la conduite de la pensée et de l’action. La première forme du développement culturel de la foi dans le sens en croyance instituée remonte au mythe et à la perception dynamique des formes rituelles, de sorte que, 22 Nous développerons plus bas (Troisième Court Traité, Ch. III., §3. Foi, croyance et analogie de l’être) toutes les conséquences métaphysiques de cette distinction.
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remarque Ernst Cassirer, «…on doit s’attendre à ce que la tendance maîtresse par laquelle cette perception se révèle gouvernée, si refoulée et si modifiée qu’elle soit en elle-même par d‘autres types de vision, ne s’éteigne pas simplement pour autant »23. La déconstruction de la synthèse confuse entre la forme projetée du contenu de sens et la matière du monde empirique par laquelle elle est reçue et participée par l’homme donateur, sera donc suivie d’une reconstruction progressive et critique du sens dans l’ordre de la genèse de l’adhésion attributive. Mais l’analyse transcendantale critique ne s’effectuera pas dans l’extinction totale et définitive (cf. Cassirer) de l’adhésion au sens dans la confiance. C’est de cette façon que la réflexion conceptuelle de la métaphysique transcendantale peut retrouver la forme figurée que donnait au sens divin du monde un très ancien symbolisme figuré, celui du Carré inscrit dans un Cercle24, ce qui semble d’abord de sa part une allégorie extérieure et quelque peu arbitraire, mais que nous examinerons néanmoins avec soin. § 2. L’IMPORTANCE DES
STRUCTURES QUATERNAIRES DANS LES MYTHES,
LES RELIGIONS, LES PHILOSOPHIES
Nous développons à présent l’hypothèse selon laquelle « le carré du monde » et son inscription dans un « cercle » ne sont précisément pas seulement des symboles allégoriques extérieurs et arbitraires, émanant d’une réflexion tardivement conceptualisée, comme il pourrait le sembler. Selon cette hypothèse, ils sont plutôt la reprise en contexte métaphysique, critique et transcendantal, d’un schème moteur sacré et primitif, véritable foyer imaginaire primordial.
Dès lors, il apparaît que la réflexion transcendantale retrouve ultérieurement par abstraction allégorique une forme implicitement présente dans un symbolisme « tautégorique » culturel et corporel fort ancien. Nous pouvons même le considérer comme archétype originaire, ainsi que 23
E. Cassirer, PFS, III, p. 96, souligné par nous. Kepler notamment reprend l’opposition et la complémentarité entre la ligne circulaire (allégorisant Dieu) et la ligne droite (allégorisant la créature), en référence à Nicolas de Cues et à Plotin : « pour avoir osé comparer le courbe à Dieu, le droit aux créatures, pour cette seule raison, je tiens le Cusain et quelques autres pour divins », Kepler, traduit par F. Hallyn, in La structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Paris, éd. du Seuil, 1987, p. 185. 24
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le précisera Carl Gustav Jung de son côté : « la quaternité apparaît en conséquence, dans l’histoire des symboles, comme le déploiement de l’Un. L’être universel unique est inconnaissable, car il ne se distingue de rien et il ne peut être comparé à rien. Avec le déploiement dans le quatre, il acquiert un minimum de qualité et peut, par suite, être reconnu »25. Jung cite aussi la structure de la Chute de l’Adam Kadmon – symbole du premier Monde dans la Kabbale – qui serait pour nous un fil conducteur du symbolisme numérique du quaternaire, comme nous le verrons plus bas à propos de Hegel et de Mallarmé : « Or Adam Kadmon est sorti de l’Un simple et est en tant que telle l’unité ; mais il est également descendu comme il est aussi tombé dans la nature elle-même, et ainsi, il est le deux. Et il est de nouveau ramené à l’unité qu’il possède en lui et au summum, et ainsi il est le trois et le quatre »26. Il va de soi que nous retrouvons ici le schématisme moteur des orientations dans l’espace haut-bas-droite gauche, dont Kant avait déjà perçu la fécondité pour l’orientation dans la pensée du monde intelligible et de ses symboles sensibles.
25 C. G. Jung, Un mythe moderne, traduit et cité par M.-L. von Franz, Nombre et temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne, 2012, p. 131. 26 Rabbi A. H. Herrea, Kabbala denudatta, § 77, p. 11, cité par C. G. Jung in Mysterium conjonctionis, Paris, Albin Michel, 1980, II, p. 198, souligné par nous.
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Nous trouvons dans les travaux de Marie-Louise von Franz, une correspondance avec notre allégorie philosophique du carré inscrit dans un cercle à travers deux modèles d’univers mentionnés dans un de ses ouvrages. L’un est le modèle chinois de « l’ordre de Fou Hi »27, l’autre le mandala de l’horloge à feu chinoise : « dans cet instrument, le ‘temps’ est figuré par un courant interne d’énergie se mouvant à l’intérieur d’un certain modèle »28. La combustion suit un chemin ordonné dans des labyrinthes en figurant analogiquement certains parcours intramondains. Pourquoi avoir fait du carré circonscrit circulairement un schéma privilégié par rapport à d’autres formes géométriques ? Parce que cette forme figurative, symbolisation imagée de l’Idée cosmologique régulatrice, nous paraît, par sa présence extrêmement fréquente dans les mythes, la religion et la philosophie, l’une des meilleures pour totaliser de façon cohérente et systématique les conditions de possibilité humaines, divines et mondaines, de notre expérience. Il y a quaternité et non simplement triplicité de la dialectique et c’est elle qui, à partir de son foyer rationnel et logique29, structure dynamique première de la réflexion rationnelle, rejoint régressivement, en une lecture rétrospective, les images de quadruplicité dynamique présentes dans les mythes et les religions de l’immanence, à l’exemple du mandala dont l’image figure dans ces pages. Au terme de notre ouvrage sur l’analogie de l’être, nous avons donc privilégié le symbolisme du Carré inscrit dans un Cercle, pour figurer les aspects du monde. C’est alors que le « Carré » avec le cercle qui le circonscrit, forme privilégiée de la « hutte », de la « case » ou de la « maison » humaine, se voit attribuer, dans les danses rituelles, les rites d’initiation et les mythes, puis dans les religions et jusque dans la poésie et la philosophie, une fonction analogique privilégiée : « le cercle – ou le carré construit à partir d’un Centre – est une imago mundi »30. Si le carré est une structure géométrique privilégiée pour symboliser le concept de monde, l’on peut dire que c’est parce que l’homme vit d’abord « carrément » en même temps que « circulairement » dans une « maison » à l’intérieur de ce monde et que c’est à partir de cet habitat qu’il va transposer ces structures dans sa donation attributive de sens au monde. De plus, il en fait l’expérience d’une manière telle que sa logique 27
M. L. von Franz, Âme et archétypes, éd. cit., p. 243-244. Ibidem, p. 257. 29 Plus bas, Chapitre III, nous développons ce point relatif à la structure de quadruplicité logique chez Hegel à partir des travaux de Dominique Dubarle. 30 M. Eliade, Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles, Paris, Gallimard-Essais, 1986, p. 87. 28
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peut faire de ce petit carré schématisant aussi ses gestes en tant qu’homme (haut-bas-droite-gauche), le symbole de la totalité de ce qui est. L’hypothèse est ici qu’il aurait réagi immédiatement à son sentiment du grand chaos englobant par une formation gestuelle, spatialisant une orientation « carrée » et « sacrée ». Cette gestuelle sacralisante possédait une structure symboliquement cohérente en étant par rapport au geste donateur le corrélat du sens total du monde. L’homme l’aurait immédiatement assimilée à une copie participative du grand Carré sacré. Sa « foi » dans le « sens », sensibilité et langage du transcendantal cosmologique, lui aurait imposé de justifier son habitat à partir d’une garantie divine, en développant cette foi en « croyance », en totalités de significations dansées, parlées, chantées. Il n’y a pas eu d’abord le chaos informe et ensuite la mise en forme de ce chaos, car la formation et l’informe sont deux composantes simultanément originaires de l’expérience, sous ses aspects à la fois psychologiques ou affectifs, et logiques ou morphologiques, puisqu’il s’agit de deux dimensions essentielles de la subjectivité humaine. Affection par le Monde et conception du Divin se déterminent réciproquement en pleine simultanéité. Il en va ici à peu près comme dans les rapports entre choc du non-Moi et de l’imagination (ou de l’effort) du Moi chez Fichte, à ceci près que la gestuelle primitive est identiquement imagination spirituelle et effort corporel, unité originaire de la théorie et de la pratique. Les deux sont unis dans un fait unique et primitif : « pas d’imagination, sans choc ; pas de choc sans imagination ». La sacralisation rituelle et mythique des formes est présente dans le retentissement de la forme protogéométrique sur l’affection qu’elle tempère et régule, de même que l’affection restera toujours présente sous sa mise en forme ultérieurement enrichie de significations, comme le dynamisme secret de sa logique la plus sophistiquée. Et cela nonobstant les dénégations athées, estimées trop dogmatiques elles aussi. On saisit ici la fonction fondamentalement éthique que détient toute religion, en donnant un sens cohérent, en calmant une angoisse, en sauvant du mal, en édifiant une morale scrupuleuse disciplinant les affects. On peut donc faire l’hypothèse que la « survivance » herméneutique, affective et morale, du « carré sacré » continuerait d’opérer jusque dans les allégories géométriques d’une réflexion transcendantale plus élaborée. L’homme, à la différence de l’animal, se tient debout dans le monde et la manière la plus stable de le faire est de poser ses pieds bien à plat sur un sol horizontal qui est aussi un appui pour sauter vers le ciel. C’est alors que sa « logique du sens » intervient implicitement, lorsqu’il lève les yeux vers le haut, pour y espérer et y concevoir un Toit salutaire ou
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une Voûte salvatrice. Il vise ou pose idéalement un espace-plan supérieur, logiquement opposé à l’espace plan du sol qui est le plus aisé à parcourir. Sont alors esquissées deux lignes ou ébauchés deux côtés du carré ou du cube, qui n’est autre qu’un carré volumique. Qu’en est-il de la formation des deux autres côtés ? Lorsque, accompagnant son regard d’un geste, l’homme étend les bras et montre le « toit céleste » son mouvement dessine une verticale orientée de bas en haut. Or, le mouvement du corps humain, non seulement celui des bras, mais ceux du saut et de la danse, va de bas en haut avant de revenir au sol sur lequel il retombe. Ici une logique implicite impose la symétrie inverse de cette verticale du vecteur bas-haut : elle sera orientée du haut vers le bas, en un mouvement donateur que les bras humains, cette fois, attachés au corps, ne peuvent pleinement accomplir. Ce mouvement est réservé au divin qui nous donne, à nous les êtres qui sommes « en bas », quelque chose qui nous vient « de son Haut ». Toutefois, la règle implicite de l’analogie entre mouvements géométriques et mouvements physiques organisant le monde, impose à son tour que les mouvements venant du Ciel, rayonnements du soleil, pluies, foudres, chutes de grêle ou de neige, tombent du haut vers le bas. Venant du « Toit » divin et éternel du monde, ces mouvements et trajectoires sont inverses des mouvements humains allant du bas vers le haut. Parmi eux, il y a ceux qui, positivement, font croître et germer les végétaux. Il est compréhensible que le mouvement divin soit pensé comme un « geste » qui a jeté et jette encore les semences ou les graines des vivants mondains, plus radicalement qui aurait fait « tomber » les éléments terrestres et terreux eux-mêmes. De sorte que l’on trouvera naturel de voir se manifester parfois une multiplicité de divinités correspondant à chaque puissance de production favorable. Les projections anthropomorphes et biomorphes dans ces puissances célestes ont été par exemple le fait des Égyptiens31. Mais certains mouvements venant du Haut sont aussi ceux qui peuvent détruire : foudre, grêle, inondation, brûlure solaire et sécheresse. C’est là l’aspect repoussant et menaçant, punitif aussi, de l’univers en tant que sacré , aspect complémentaire de l’aspect attirant de sa générosité féconde qu’ont bien connu aussi les Egyptiens. Le sentiment du Haut sacré est ainsi fait d’attraction et de répulsion, d’attraction pour les aspects positifs et bénéfiques de la puissance céleste, de répulsion et de crainte, voire d’horreur, pour ses aspects 31 On comprend que la tentative très brutale et très audacieuse d’Amenophis IV (Akhénaton, 1500 av. J.-C.) pour éliminer les dieux intermédiaires à l’avantage du seul Dieu-Soleil (Aton) n’ait guère été perpétuée après lui.
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négatifs et destructeurs. L’univers sacré se constitue donc comme un univers fondamentalement « ambivalent », potentiellement sauveur et destructeur, bénéfique et maléfique. Et c’est une même puissance mystérieuse à deux visages, une divinité à deux faces, qui serait au fond de tout cela. La conséquence s’en tire que cet univers considéré sous son aspect divin est toujours à la fois repoussant et attirant pour l’homme. L’homme va tenter de s’en approcher mais il n’ira jamais jusqu’au bout de cette approche et reculera avec effroi devant les forces d’anéantissement qu’il risque de déchaîner. L’« ambivalence » du sacré ou du « numineux » se manifeste ici : mysterium tremendum et mysterium fascinosum. Mystère terrifiant et en même temps fascinant, attirant la contemplation et l’amour en même temps que repoussant haineusement le désir humain d’union avec lui. C’est l’orientation créatrice dans l’Espace du monde que l’homme pense donc reproduire aussi « matériellement » en se construisant une maison, un village, un temple, microcosmes du macrocosme. L’habitation humaine a ainsi toujours deux sens : un sens vital, empiriquement utile et un sens transcendantal sacré. Le geste de la création divine, du Haut vers le Bas répond au geste du Bas vers le Haut de l’homme inquiet. Il est ce qui est dit « premier » par le mythe, qui est un discours, mais un discours renvoyant à une Action première. Ici s’établit un dogme participatif, car la donation jugée et dansée, de bas en haut est affirmée comme le reflet et l’intériorisation de la manifestation divine. Le geste de la construction humaine est, en tant que médiatisé par le mythe, un geste qui devient un rituel. Nous avons la séquence « geste-parole-geste ». En conséquence, l’on peut dire que le mythe développe son discours cosmogonique entre deux gestes ou deux actions, le geste premier de Dieu ou des dieux et le geste second de l’homme, mais « au commencement était l’action » (Goethe, Faust32). C’est ainsi que la danse rituelle peut être imaginée fictivement par le philosophe comme le premier foyer imaginaire symbolisant les rapports entre monde divin et monde humain.
Cette danse est à la fois évocation de la relation entre transcendantal divin et immanence empirique intramondaine. L’invocation affective des recours et des secours demandés au transcendantal divin est projetée et confondue dans l’immanence naturelle : « la danse est la forme la plus animale […] de ce que nous appelons art. Si l’on réfléchit librement, la 32
J. W. von Goethe, Faust, (… im Anfang war die Tat !), Acte I, scène Trois.
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question est à poser : a-t-elle été le point focal, le lieu incandescent, à partir duquel tout a rayonné et s’est différencié, en rythmes musicaux, en valeurs plastiques du mouvement, en conséquence en peintures, sculptures, écritures, en ces manifestations énigmatiques de la vie qui n’appartiennent qu’à l’humain ? »33. A cette question, évoquant la danse comme foyer imaginaire primordial de la ritualité, à partir duquel toutes les grandes formes culturelles ont rayonné et divergé en l’attente de leur recomposition conceptuelle, nous sommes enclin à répondre par l’affirmative sur la base de nos analyses antérieures. Le statut de la danse a lui-même subi ce processus d’éloignement et de divergence à partir de son Interdit religieux en Europe que nous avons mentionné plus haut, puis de sa reprise purement esthétique dès le dix-septième siècle jusqu’à nos jours. Les études ethnographiques (Marcel Griaule), mais aussi les pratiques transgressives de la danse, ont contribué à nous rappeler le sens focal de la danse, tandis que les études de Pierre Legendre remontaient vers ce foyer imaginaire en une démarche articulant psychanalyse et histoire du droit.
L’imagination de l’homme se situant à la frontière de sa vie et de sa pensée, de son psychisme et de sa logique, elle participe aux deux extrémités du côté gauche du Carré, tête vers le Ciel divin, pieds sur le fini de la Terre circonscrite, tel le foyer de l’imaginaire. Il en découle que ses produits, symboles et schèmes, sont des « mixtes » de sensibilité et de raison, ayant toujours eux aussi deux dimensions. Ce sont les schèmes de l’imagination qui, au moyen des gestes ritualisés de l’homme, construisent mimétiquement le carré cosmique, cet ordre quaternaire du monde se substituant au chaos primordial – mais chronologiquement corrélatif et simultané dans son rapport à lui. Le chaos inquiète toute conscience venant au monde. Ainsi, le monde peut être figuré comme un carré dont les côtés sont des vecteurs orientés dans leur ordre de formation. Nous pouvons, au sein, de l’histoire de la culture européenne saisir sa survivance à partir des gestes humains de l’Homme de Vitruve nous faisant face : à gauche et de bas en haut pour figurer le mouvement de ses gestes et de sa pensée ; en haut et de gauche à droite pour figurer le « mouvement » de la pensée divine qui se tournera vers le monde naturel ; à droite et de haut en bas pour figurer le mouvement de la création de la nature et de ses habitants ; en bas et de droite à gauche, pour figurer 33 P. Legendre, La passion d’être un autre. Étude pour la danse, Paris, Seuil, 1978, rééd. 2000.
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le mouvement de l’évolution de la nature dans le temps, évolution qui produira elle-même l’homme et la pensée du divin dont nous sommes partis. Bien entendu, c’est du haut vers le bas que le geste créateur, divin et premier, y est à nouveau retrouvé : le cercle est fermé, circonscrivant le carré. Bien des mythes posent que l’homme terminal, figure la plus complexe et la plus intégrée de l’évolution de la nature, a existé d’abord en son état initial de grand homme cosmique, et qu’il a été désintégré et démembré, rapetissé de sorte que l’histoire du monde, comme celle de l’individu humain, serait celle des luttes pour sa reconstruction. Ainsi, dans la tradition judéo-chrétienne, l’Adam Kadmon, le Christ, ce nouvel Adam, et l’homme sauvé par l’imitation du Christ, seraient trois figures majeures des vicissitudes de l’homme premier dans son histoire. L’Adam Kadmon est une figure majeure de la mystique juive. Il peut signifier Adam et cosmiquement le premier monde lumineux avant la chute en rapport d’innocente harmonie, mais aussi Adam coupable ayant cédé à la tentation de se faire l’égal de Dieu en connaissance et puissance. Sa punition est sa désintégration, et toute l’histoire ultérieure est celle des efforts vers le salut et la rédemption qui le réintégrerait à soi et au monde. D’un point de vue psychanalytique, selon Jung, c’est l’intégration de l’individu en conflit avec lui-même qui est symbolisée par ces mythes. Carl Gustav Jung cite aussi cette figure dans l’analyse de certains textes de l’alchimie, notamment de Zosime, le but de l’opus magnum étant de restaurer l’unité de l’anthropos dispersé dans la matière et par là celle de l’opérateur lui-même34. Mais pour Jung, à la différence de ce que pensait Freud, l’inconscient de l’individu participe réellement aux conflits et aux états du monde : il en est effectivement une image intériorisée et inconsciente. Il s’agit, avec l’aide du psychologue notamment dans l’interprétation de ses rêves, et des mythes ou contes auxquels ils puisent, d’amener à la conscience et d’en faire un modèle pour la solution de ses conflits psychiques, structure d’intégration à laquelle renverrait aussi celle du mandala dans certaines cultures orientales. Quand le quaternaire est la structure du macrocosme, il est normal que cette structure quaterne se retrouve dans celle du corps de l’homme adamique et ensuite dans celle des hommes qui l’ont suivi. La psychanalyse reprendrait avec des moyens différents, en particulier au moyen de la critique et de l’autocritique rationnelles, le projet des rituels adamiques, voire des manipulations alchimiques, à condition de s’en tenir à leur symbolique spirituelle, 34
C. G. Jung, Psychologie et alchimie, Paris, Buchet Castel, 2004.
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sans naïveté. Mais l’idée selon laquelle l’état premier de la matière était l’Adam cosmique intégré, le Macranthrope, paraît alors une projection illusoire, apparemment incompatible avec les données de la physique et de l’astronomie contemporaines. Notre dialectique réflexive a plutôt repris l’hypothèse d’un conflit originaire entre deux types de forces orientées, ce qui nous paraît plus conforme à ces sciences. La fermeture du Carré de la réflexion symbolise la fermeture de la réflexion du monde à l’intérieur de ses quatre « dimensions ». Si le carré est souvent inscrit dans un cercle, c’est que celui-ci symbolise l’infinité et la continuité du mouvement du soi, fonction spirituelle présente de façon ébauchée dans la nature elle-même. C’est l’énergie d’abord préspirituelle puis spirituelle de ce soi qui anime en le circonscrivant le Carré « fini » du monde. Le cercle est l’énergie infinie immanente au fini, puisque toute dialectique immanente à un soi (réflexion posante, extérieure, déterminante) est effectivement circulaire en un retour sur et à soi. Par mimesis nous verrons plus bas que les « mandalas » (tabulaires ou tablatures) exigent aussi d’être entourés du cercle des fidèles, des interlocuteurs, des convives ou des acteurs. Nous indiquions ainsi à la fin de notre ouvrage Analogie de l’être et attribution du sens que le symbolisme du carré et du cercle, déjà présent chez Platon, se retrouve dans notre spéculation ontologique. Dans l’ordre des expériences culturelles, d’abord, de nombreuses constantes phénoménologiques font apparaître le carré comme l’une des figures sacrées les plus généralement utilisées pour symboliser le monde avec d’autres symboles associés en dépendance. Il s’agit en particulier du cercle circonscrivant le carré comme le mouvement dynamisant chacun de ses côtés et rétablissant la continuité entre les quatre dimensions. Mais il peut s’agir aussi du triangle et de ses combinaisons. Le carré apparaît alors comme la stabilisation et la solidification segmentée de la mobilité infinie du soi mondain. Le cercle restitue le mouvement de l’infini traversant et clôturant cette limitation, conjurant le risque de dissociation en amenant à reconnaître et à dépasser la finitude du langage de l’intellect qui fige et stabilise. Ainsi de l’apeiron (l’indéfini) chaotique nous serions passés au peras mathématique (la limite), et de ce dernier à un infini surdéterminé, non plus le mauvais infini du chaos premier, mais le bon infini du mouvement circulaire créateur et régénérateur, circulant dans toutes les choses. Nous savons que le Feu en a été l’un des meilleurs symboles physiques. De même, la « croix » centrale au cœur du carré peut signifier l’homme opérant la genèse quadridimensionnelle du carré à partir des parties de son corps en mouvement de projection (tête, pieds, bras droit
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et bras gauche), comme dans la figure de l’Homme de Vitruve déjà mentionnée. La mobilité du corps humain, sorte de croix sauteuse et dansante, donne ainsi par extension et projection (haut, bas, droite, gauche) sa naissance au Carré. On comprend alors que «…les configurations rythmiques du nombre quatre jouent un rôle particulièrement important dans le mandala »35. De plus, le Carré est le porteur rythmique d’une métamorphose virtuelle, en s’infinitisant par l’octogone, dont les côtés indéfiniment multipliés, comme l’a souligné le Cardinal de Cues, confinent au cercle divin. Celui-ci est visé comme l’infinité du soi qui est sa situation-asymptotique-limite. On aurait donc, successivement : croix, carré, octogone, cercle. Ces figures se retrouvent d’ailleurs jusque dans les chorégraphies et les ballets des danses anciennes et modernes. Il y a là une constante structurale et dynamique qui investissait les danses sacrées comme elle investit les danses modernes apparemment les plus désacralisées. On n’échappe pas à la prégnance symbolique des structures chorégraphiques, dès qu’elles ont été mises en place et métamorphosées au cours des siècles. Le problème goethéen de la métamorphose des formes sensibles entre elles et de la métamorphose de celles-ci en formes intelligibles (numériques et géométriques) peut sans doute être ressourcé à la question de la métamorphose évolutive de la nature productrice de formes et à celle de la métamorphose des formes du Carré et du Cercle symboliques. La nature est, en un sens, la première grande plasticienne et l’homme continue à sa manière cette production de formes par des moyens spécifiquement culturels, ceux des symboles mythiques, religieux, esthétiques et conceptuels. La notion de métamorphose symbolique peut en effet être envisagée à partir d’un modèle naturel. Ce fut le cas pour Goethe qui concevait le développement continu d’une figure-mère par déploiement ou augmentation quantitative d’une forme centrale unique, comme dans l’Ur-Pflanze (la Plante primordiale) : « on se représente, écrit Goethe, ces différentes parties, issues d’un corps originel idéel, formées peu à peu selon des degrés divers… Ce corps originel idéel, qui porte déjà en lui une certaine déterminabilité à la dualité, nous le laissons d’abord reposer au sein de la nature »36. La dualité évoquée, feuilles-racines, est sans doute un aspect de la bipolarité haut-bas, aérien-terrestre. Mais la notion de métamorphose peut être aussi envisagée à partir d’un modèle 35
M.-L. von Franz, Âme et archétypes, Ed. La Fontaine de Pierre, 2006, p. 180. J. W. von Goethe, La métamorphose des plantes, « Scission organique », trad. L. Margantin in La Forme Poétique Du Monde, Paris, J. Corti, 2003, p. 351. 36
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mathématique quantitatif. Les groupes de transformations étudiés par F. Klein consistent à rationaliser les règles de transformation de figures euclidiennes données en exemple. Elles ont un certain rapport avec les métamorphoses goethéennes, puisqu’il s’agit de maîtriser les variations (augmentation, diminution de surface, inversion, symétries) d’une même forme géométrique au moyen des règles de construction mathématique de ses différents états. Enfin, il existe une logique purement conceptuelle des passages de la quantité à la qualité d’un nouvel objet, par saut « dialectique » du quantitatif au qualitatif, du continu engendrant le discontinu à travers une série de modifications réglées. Dans le mouvement d’une augmentation ou d’une diminution continuée fictivement à l’infini d’une figure qualifiée, vient un « moment » logique et un seuil critique où, sans qu’il y ait eu rupture de cette continuité, apparaît pourtant une figure d’une qualité nouvelle, « …un point où a lieu une relation quantitative autre, où est changée la qualité … La nouvelle qualité ou le nouveau quelque-chose (Etwas) est soumis au même procès de son changement, et ainsi de suite à l’infini »37. Mais, il s’agit à nouveau là, concernant la métamorphose des figurations culturelles, des figures de la foi sacrée, d’un « tout se passe comme si », car c’est à partir d’un discours autonome et arbitraire (non naturel), celui qu’instituèrent nos plus anciens ancêtres dans leur monde, que nous pensons cette relative continuité comme un dépassement dialectique de la métamorphose naturelle. Si notre éloignement à l’égard de la nature est réel, combien plus grand encore est notre éloignement vis-à-vis du transcendantal sommital et divin du monde ! A l’intérieur de l’histoire des cultures, la « survivance » des émotions et des formations rituelles, puis mythiques, opère constamment jusque dans celles qui se montrent les plus raffinées conceptuellement. Les symboles mythiques se survivent dans les symboles religieux ; les symboles religieux se survivent dans les symboles artistiques ; les symboles de l’art se survivent dans le symbolisme analogique auquel ont recours les sciences et la philosophie. La position privilégiée du philosophe consiste, d’une part, en ce qu’il a pour fonction de faire prendre une claire conscience critique de cette métamorphose culturelle continue des structures spirituelles transcendantales conditionnant nos expériences, lorsqu’elles ont été oubliées ou reprises de manière non consciente par différentes formes 37 G. W. F. Hegel, Science de la Logique, I, trad. J.-L. Labarrière et G. Jarczik, Paris, Aubier, 1972, p. 337.
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d’activité ; comme l’écrit Hegel, « l’idée elle-même qui constitue le lien de l’analogie ne surgit pas librement comme idée pour la conscience, mais demeure cachée en tant que liaison intérieure »38. Le rôle du philosophe, d’autre part, outre cette clarification, est d’élaborer de façon hypothétique un système de ces formes ou du moins de rassembler toutes celles qui illustrent à l’évidence ces reprises continues en démontrant leur affinité, sans partager pour autant les prétendues connaissances révélées ou démonstratives que les différents dogmatismes ont cru y saisir. De sorte que, ainsi que l’écrit E. Cassirer : « il peut pourtant se révéler que la puissance dont le mythe était la première manifestation concrète s’affirme sous un certain rapport et continue à vivre et à agir sous une forme nouvelle, par une espèce de métamorphose, au sein de la nouvelle « dimension » de la conscience de soi théorique »39. Comme le montre encore ce philosophe, « au départ de toute formation mathématique de concept, la pensée (…) cherche à se libérer de l’aspect fluide et indéterminé de l’intuition »40. Cette fluidité indéterminée est l’image du chaos au cours fluant qui emporte toute réalité naturelle sur son passage. Quant au sujet de cette construction ordonnée, ce n’est pas le sujet psychologique ou empiriquement « anthropologique »41, mais bien le sujet dit « transcendantal » ou purement « logique », ceci conformément à la dualité psycho-logique de l’homme que nous avons déjà mentionnée et que reprend Cassirer. Si le mythe impliquait un transcendantal, c’était déjà celui d’une certaine logique du sens. De tout temps la géométrie, dans sa fonction de sacralisation mythique pré-conceptuelle, a traduit l’effort de la pensée pour maîtriser l’infini de l’espace au moyen de procédures méthodologiques finies. Toutefois, si le mathématicien procède par abstraction conceptuelle, il est évident que la dimension transcendantale de la forme logique est présente de façon entrelacée avec l’expérience affective du sacré dans l’unité originaire du concept et de l’intuition, du logique et du psychologique, du transcendantal et de l’empirique. Il s’agit alors de ce que Cassirer nomme la « prégnance symbolique » dans la géométrie à sa phase mythique. La « prégnance symbolique » signifie en général la prédominance d’un sens qui s’impose à l’esprit dans l’unité originaire du symbole et de son contenu matériel intuitif « …la façon dont un vécu de perception, en tant que vécu sensible, 38 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1967, L’Egypte, p. 159. 39 E. Cassirer, PFS, III, p. 96, souligné par nous. 40 E. Cassirer, PFS, III, p. 444. 41 Ibidem, p. 446.
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renferme en même temps un certain « sens » non intuitif qu’il amène à une représentation immédiate et concrète »42. Cette unité originaire n’est pourtant pas avant tout une confusion syncrétique primordiale, mais plutôt l’unité d’une dualité première dont l’analyse réflexive détachera pour les abstraire les deux dimensions constitutives, afin de cultiver et parfaire la dimension logique, pré-conceptuelle, de la forme. Toute expérience affective, en tant qu’appréhension sensible, est minimalement informée et c’est à la « prégnance » en elle de la forme symbolique que s’attache l’esprit humain. On demandera si, dans l’expérience originaire de l’espace, une forme de l’orientation sans signification sacrée peut avoir précédé sa sacralisation qui représenterait alors un moment constitutif second, chronologiquement et existentiellement séparé. Cela est impossible, précisément parce qu’il nous faut supposer l’unité originaire du psychisme affecté par le chaos dans la riposte immédiate de la logique prégnante, inscrite d’emblée dans les gestes et les danses de l’homme. Le sentiment d’inquiétude fut donc immédiatement informé par un geste symbolique signifiant. Inversement, on ne peut admettre une expérience originaire de l’orientation symbolique dans l’espace qui serait neutre ou indifférente affectivement. En fait, elle a toujours déjà été mobilisée et animée par un affect présent. Concernant cette genèse hypothétique des formes de l’espace, nous pourrions dire que c’est la formation de l’espace communicationnel du « petit monde », interhumain, qui va se vivre comme la reproduction sacralisée, dansée et chantée, de l’espace du « grand monde » mobilisé par le Transcendantal absolu. C’est donc ce dernier qui informe le microcosme. Droite et gauche, haut et bas n’ont pas d’abord été vécus et formés dans un espace interhumain « profane » pour être ensuite transposés dans l’espace sacré du « divin ». Les deux espaces furent coexistants, avec leurs deux fonctions, vitale d’un côté, sacrale de l’autre comme confondues dans cette unité première, de sorte que l’on construisit toujours, dans le moindre village, le petit habitat sacré, mimétique de la grande maison du monde. Telle semble bien avoir été l’une des prémisses de l’expérience intégrale. Ainsi, la distinction claire de la forme et du contenu, de l’orientation métrique et de l’affection chaotique, du logos et du pathos, est une abstraction seconde de notre réflexion régressive. C’est bien plutôt un espace orienté, d’emblée chargé affectivement, dont il s’agira par cette abstraction seconde de « distinguer » phénoménologiquement les valeurs 42
Ibidem, p. 229.
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fonctionnelles. Dans l’ordre de la connaissance, la distinction des affects et des formes est une opération de la réflexion. L’affect est lui-même une forme de réceptivité. Si nous postulons que la symbolisation des rapports interhumains d’habitation ultérieurement dits « profanes » a d’abord été vécue et pensée comme une imitation et une reproduction de la genèse du monde, on ne peut refuser l’idée que l’habitat interhumain (la maison) a servi ensuite d’analogie pour déterminer la sphère, le carré et le cube mondains. De façon plus générale, comme nous l’avons montré dans le premier Court Traité43, la relation aux objets (ici la maison) est fondée sur l’être-au-monde (ici le monde sacré). L’axe vertical et l’axe horizontal de l’habitat constituent comme une réduction des axes sacrés du monde. Mais l’axe vertical est premier et quand l’axe du monde sera posé, l’habitat profane pourra lui-même être sacralisé en retour, tel un microcosme : le poteau central ou le trou de fumée signifient l’« axis mundi » et « d’une façon ou d’une autre, le Cosmos que l’on habite – corps, maison, territoire, ce monde-ci – communique par en haut avec un autre niveau qui transcende »44. Par la suite, l’imagination mythique a bien été considérée d’un point de vue historiquement rétrospectif, comme la racine unique des facultés de l’esprit. Elle présente toujours deux aspects : un aspect conceptuel, aspect que cultivera ultérieurement la « science » puis la « philosophie » proprement dite, et un aspect sensible, l’aspect que cultivera la « religion », puis l’« art » proprement dit. Concrètement, il peut y avoir eu dosage et jeu de domination entre les deux « disciplines » de chacun des côtés, tant qu’ils sont restés intimement liés. Par exemple, l’art est « chose mentale » (L. de Vinci), car c’est une mise en forme techniquement pensante, un savoir-faire conceptuel des images et des affects de la sensibilité. La religion est chose du cœur, créance et confiance, et la sensibilité s’y subordonne l’art, avec l’intelligence et le savoir-faire (cf. la Grèce archaïque et le Moyen Age en Europe). Mais les deux sont liés : vers le haut, l’art peut motiver la connaissance et la philosophie en se séparant de la religion. Vers le bas la religion peut se séparer de l’art et régresser à la sensibilité affective, sensorielle et appétitive, de manière à minimiser à l’extrême la réflexion de l’art, voire à y renoncer et à favoriser le rejet des « images » esthétiques dans l’iconoclasme. La condamnation médiévale des danses 43 Cf. Premier Court Traité, Ch. 2, § 1. L’homme. Du « sujet » face aux « objets » vers le soi comme être-au-monde. 44 Mircea Eliade, Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles, Paris, NRF, Essais, Gallimard, 1991, p. 215.
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populaires suspectes d’attiser les tentations démoniaques en est un exemple. Quant à la science et à la philosophie rationnelle, elles cultivent toutes deux une imagination réglée par leurs concepts, celle des hypothèses et des analogies ou « fictions rationnelles ». Ainsi la structure quaternaire que nous avons privilégiée dans nos réflexions cosmologiques consiste en un usage symbolique et fictif du nombre quatre, de ses composants et de ses dérivés inscrits dans un espace carré. En conséquence, il en va de même des spéculations sur le cercle quadripolaire, circonscrivant ou circonscrit. La subjectivité transcendantale qui s’auto-réfléchit se comprend en une double relation : l’une d’abord envers l’empirique qu’elle détermine « objectivement » par les catégories de son entendement, l’autre ensuite envers la totalité mondaine de l’empirique déterminé objectivement qu’elle pense en régime de logique mythique puis religieuse et métaphysique. Elle détermine alors « absolument » les contenus investis au moyen de trois Idées rationnelles ayant pour contenus trois totalités absolues : âme, monde, Dieu. L’expérience originaire d’un contenu sacré, affectivement et indéfiniment « chaotique », demeure pour toujours une référence rémanente de la réflexion métaphysique, cherchant à poser l’origine des formes premières de l’Idée transcendantale enfouie confusément dans l’immanence avant que les grands monothéismes l’en distinguent. Comme on l’a déjà dit, rites et mythes sont les formes premières de la culture concrète du transcendantal : « si la mythologie est une première métaphysique, la métaphysique doit être comprise comme une mythologie seconde. L’intervention de la valeur consacre l’engagement de l’homme dans le monde, l’unité de l’anthropologie et de la cosmologie dans leur commune obéissance à un principe transcendant qui définit la condition humaine »45. C’est ce qui maintient son intérêt spéculatif et critique, celui de s’ouvrir à la discussion et à l’« interpénétration » des interprétations que nous avons exposées en un précédent Chapitre. Suivant ce constat critique, nous suivrons résolument le conseil d’Ernst Cassirer : « devant l’échec de toute tentative visant à transcender purement et simplement le domaine de la forme, il ne faut pas se borner à toucher ce domaine ici ou là, mais l’arpenter d’un bout à l’autre. Faute de pouvoir saisir directement l’infini, la pensée doit explorer tout le champ du fini »46. 45 G. Gusdorf, Mythe et métaphysique, Paris, Flammarion, 1953, p. 244. Nous écririons plutôt « transcendantal » que « transcendant ». 46 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, PFS, III, Introduction, Paris, éd. de Minuit, 1972, p. 55, souligné par nous.
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§ 3. LE COMMENTAIRE
TRANSCENDANTAL DE L’IMAGE DE DE
VITRUVE
L’HOMME
Tels que nous les interprétons réflexivement, les côtés du carré mondain sont orientés en vecteurs. L’image de L’homme de Vitruve à laquelle nous nous étions arrêté au terme de La dialectique réflexive47 peut apparaître à présent comme une médiation éclairante pour cette rétrospection vers les formes de la quaternité dans les mythes et les religions. Il s’agit d’un développement nouveau opéré par notre Court Traité dans le prolongement de l’essai métaphysique cité. Notons d’abord que, selon l’anisomorphie de l’homme de Vitruve qui nous fait face, ce que nous voyons à gauche est son côté droit, et inversement, ce que nous voyons à droite est son côté gauche. Cette précision est doublement utile. Dans la mesure d’abord où, dans une carte géographique qui nous fait face comme l’homme de Vitruve, la droite (gauche de l’Homme de Vitruve) est à l’Est et la gauche (droite de l’homme de Vitruve) est à l’Ouest. Or c’est à l’Est, du côté gauche de l’homme de Vitruve, que le soleil se lève en amorçant son mouvement de l’Est vers l’Ouest, où il se couche. Dans la mesure ensuite où c’est aussi d’Est en Ouest que, globalement et grosso modo, les premiers hommes et les premières grandes civilisations (notamment indo-européennes) se sont déplacés sur la Terre. C’est aussi en Occident, à l’Ouest, que la réflexion de la subjectivité humaine, son « connais-toi toi-même » socratique, avec son corrélat idéal, le Dieu des Idées, s’est élevée le plus tardivement. Avec Parménide la pensée identique à l’être dépasse pour la première fois la matérialité de l’espace et du temps. Comme le rappelle utilement Hegel, elle l’a fait en succédant au symbole du sphinx que l’on peut considérer «…comme un symbole de l’esprit égyptien ; la tête humaine qui se dégage du corps de la bête représente l’esprit, commençant à s’élever hors de l’élément naturel, à s’arracher à lui, à regarder autour de soi plus librement sans toutefois se libérer entièrement de ses entraves »48. Le culte des morts trahirait la même ambiguïté, car si l’esprit survit à la mort du corps, il est encore doué d’une vie corporelle dans l’au-delà : il mange et dort dans « …la simple survie, une survie concernant avant tout l’être et la forme individuelle de l’homme »49. Cette permanence matérielle est symbolisée de 47 La dialectique réflexive, III, Analogie de l’être et attribution du sens, Lille, P. U du Septentrion, 2013, p. 258, image de Léonard de Vinci. 48 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, L’Egypte, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1961, p. 153. 49 E. Cassirer, PFS, II, p. 157.
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façon plus générale par les monuments en pierre, images de l’immortalité finie. La différence ontologique entre esprit et nature n’est pas posée et encore moins leur synthèse concrète, bien qu’on y tende. Comme le souligne Hegel, on a dépassé « l’unité immédiate » de l’esprit et de la nature posée par les Orientaux, mais on n’atteint pas encore « l’unité concrète où la nature n’est posée que comme le milieu de manifestation de l’esprit (…) : l’unité égyptienne occupe une place intermédiaire »50. L’éternité que les Orientaux et les Égyptiens ont figurée dans l’espace et le temps est posée avec les Grecs (Parménide et Platon) comme absolument libérée de cette finitude. Le cercle et le carré ne sont plus d’essence matérielle, mais l’un et l’autre sont par essence au-delà de la matière, devenus idées pures de la géométrie avec Euclide et des figures symboliques d’Idées avec Platon.
Le carré mythique est déjà un espace mondain qualifié et anisotrope, puisque les dimensions y ont des qualités et des valeurs ontologiques différentes. A gauche de notre image symbolique, (à la droite et à l’Ouest pour l’homme de Vitruve qui nous fait face), de bas en haut, la réflexion 50
G.W.F. Hegel, op. cit., p. 153.
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tardive du « connais-toi toi-même » s’élève vers le « faîte » ou le sommet éternel du Monde, en d’autres termes vers le Transcendantal divin, vers le nord de sa froidure éternelle, mystérieusement unie à un brûlant soleil, coïncidence divine des opposés (coincidentia oppositorum) donnant sens en Idée à la finitude. En haut, et dans une lecture de gauche à droite, se trouve le « Toit » infini, l’éternité d’une pensée intuitive de sa propre pensée, la noesis noeseos d’Aristote, ou l’entendement intuitif infini de Kant, ou encore l’Idée absolue se pensant elle-même comme sujet-objet de Hegel. Originairement, le sacré se situe à ce « Sommet » ou ce « Toit », domaine d’une pureté absolue, appartenant au divin, linguistiquement exprimé dans le latin templum. « Templum en effet, rappelle Cassirer (en grec téménos) remonte à la racine tem-, couper et ne signifie donc rien d’autre que ce qui est découpé, ce qui est délimité »51. Le templum est donc le carré ou le cube de l’habitation du monde, délimité à partir du Toit ou Sommet, première limite projetée d’abord par la chute ou le rayonnement créateur divin, puis reproduite avec consentement par le mouvement de bas en haut des bras humains, des danses initiatiques et des sauts rituels. Certains croyants affirmeraient ce Règne de la pensée et de la volonté « contemplée »52 comme celui du Verbe éternel en Dieu, lieu de tous les modèles intelligibles de la création. La réflexivité éternelle et immédiate en Dieu est, dans le symbolisme chrétien, le Père qui, comme Saint-Esprit, pense et connaît son Fils ou son Verbe intérieur. Il y a, dans l’Esprit sommital, identité du Père (sujet) et du Fils (objet). Mais on doit rappeler que « … par la théorie du Verbe créateur et révélateur, les écrits hermétiques n’ont fait que rajeunir une idée ancienne en Égypte, et qui faisait la partie essentielle du vieux fond de la culture intellectuelle, religieuse et morale »53. A droite, du haut vers le bas, se produit le mouvement de l’Action créatrice dont les mêmes croyants chrétiens diraient dans leur discours théologique qu’il est le Verbe extérieur manifesté54. Si au Commencement le Verbe est en Dieu et est Dieu, le Verbe se manifeste aussi et s’incarne dans le monde, ce Verbe incarné résultant de l’abaissement de Dieu, de sa kénose, est son Fils. La « kénose » est l’abaissement de Dieu se faisant autre que soi tout en demeurant mystérieusement en soi (Père). Ces deux dimensions caractérisent l’espace proprement sacré, puisqu’ils renvoient, d’une part au 51
E. Cassirer, PFS, II, p. 127. E. Cassirer : « contemplari remonte par l’étymologie et le contenu à l’idée de templum…», ibidem, p. 129. 53 A. Moret, Mystères égyptiens, 1913, cité par E. Cassirer, PFS, II, p. 247. 54 Jean, I, 18. 52
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divin en soi, d’autre part à son activité de production de son autre. Dieu s‘abaisse en nous donnant le monde créé et il s’abaisse aussi en nous donnant son Fils. Les bras et les jambes de l’homme de Vitruve dessinent une croix en chiasme. La croix en chiasme (X) est une figure symbolique présente dans de nombreuses traditions permettant de figurer la structure des quatre lieux composant l’univers divisé en quatre triangles. Chez Platon, ce n’est pas l’homme qui structure l’univers en forme de croix, comme nous le proposons ici dans notre perspective métaphysique et critique, mais à l’inverse, c’est le dieu artisan ou démiurge qui fixe les deux branches « en forme de X » pour engendrer l’âme du monde55. En réunissant les deux côtés, le haut et la droite, par une diagonale, on obtient le triangle du sacré originaire ou du divin comme tel. Par opposition, le sol horizontal et le mouvement humain vers le Haut appartiennent à un espace d’abord finiment vital, l’espace où se meut l’homme en tant qu’homme. En réunissant de même ces deux côtés par une diagonale ou obtiendra un second triangle, celui de la finitude. Mais les deux triangles sont conjoints par leurs diagonales qui coïncident l’une avec l’autre en témoignant de l’unité du monde. Ainsi, en bas et de droite à gauche, allant évolutivement de l’inerte au vivant, puis du vivant à l’homme, et d’Est en Ouest, d’une spiritualité orientale étrangère à toute rationalité transcendantale, analytique et dialectique, vers la possibilité occidentale de cette réflexion rationnelle en un Dieu Unique, se déploie le devenir temporel du monde naturel puis culturel. La réflexion ascendante et « occidentale » de l’homme, qui, dans l’ordre de la pensée, était un commencement noétique fini, élaborant son langage analytico-dialectique, puis humano-divin, s’est retrouvée circulairement : elle se pense alors en revenant à soi (réflexion) « comme si » (« tout se passe comme si ») elle était le « terme » de la création divine. Se donnant l’attribut divin du sens dans son jugement premier, elle a analysé cet attribut, l’Idée absolue de l’infini vrai, de sorte qu’il en découle dialectiquement l’opposition de soi à soi, l’auto-aliénation du Créateur, essence de la Création. En termes philosophiques, la forme transcendantale finie de la réflexion analytique et dialectique, se pense bien « comme si » elle était le produit créé par le contenu de son Idée transcendantale infinie. Dans ce cas le philosophe est autorisé à faire « comme si » (als ob) les Idées de Dieu, du monde organisé et de l’âme humaine s’enchaînaient synthétiquement en partant de la création divine puis de l’évolution naturelle du monde de la création 55
Platon, Timée, 36 b-c.
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pour culminer avec la conscience qu’en prend l’âme humaine. Le même enchaînement synthétique Dieu-monde-âme humaine se trouve ici pensé mais il demeure développé dans la représentation ou dans la pensée humaine sans pouvoir sortir de ce cercle phénoménologique transcendantal. Mais rappelons-le, c’est la forme qui se pense à partir de son contenu prédiqué « comme si » et non une quelconque démonstration ou révélation de son contenu. Cette forme transcendantale finie et son milieu empirique, naturel natif, ne sont « sacrés » qu’en référence aux deux autres côtés et dans la mesure seulement où la forme se pose par la pensée comme ayant une origine infinie à partir de l’attribut divin devenu forme et force naturelles et comme le terme du développement rationnel d’un lointain sacré mythique. En bref, il y a un sacré absolu et originaire (les côtés du triangle de Dieu et de la création, à droite de la figure) et un sacré relatif et dérivé (les côtés du triangle naturel et humain, à gauche de la figure), les deux conjoints par la diagonale formant le Carré. « L’homme de Vitruve » est l’homme harmonieusement intégré par sa relation au cosmos et à Dieu, l’homme « total » en harmonie avec l’ensemble de ce qui est. Au terme de ce Chapitre, il nous faut revenir à Vitruve, expliquant que, s’il a présenté les rapports entre les dimensions du corps humain, c’est pour que l’architecte respecte aussi une proportion entre les composants de l’architecture et le monument dans son entier, non sans rapport avec le templum. Mais il ajoute ceci : « Nec minus mensurarum rationes, (Et néanmoins le système des mesures) quae in omnibus operibus videntur necessariae esse, (dont la nécessité se manifeste en toute œuvre), ex corporis membris collegerunt, (a été emprunté au corps humain), uti digitum, palmum, pedem, cubitum, (comme le doigt, la main, le pied, la coudée) »56. Ceci nous rappelle utilement que, si au sens matériel l’homme est la mesure de l’homme, au sens spirituel toutefois, c’est le monde qui est la mesure de l’homme. L’homme de Vitruve figurant le monde comme tout de l’être-interprété pourrait être figuré par un carré dont chaque côté est inscrit dans le cercle réflexif d’une dialectique. Souvenons-nous de Hegel : « (Le vrai est) le devenir de lui-même, le cercle…» et « Le Tout se présente par suite comme un cercle de cercles dont chacun est un moment nécessaire… »57. Cette symbolique d’inscription du carré dans 56
Vitruve, Chapitre I, 5. G. W. F. Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Science de la logique, § 15. 57
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DU MONDE
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un Cercle de cercles est assez semblable, ainsi que nous l’avons dit et commenté, à celle de « l’homme de Vitruve » dessiné par Léonard de Vinci, figurant l’homme (réflexion finie) dans un carré (symbole des dimensions finies du monde délimité), lui-même inscrit dans un cercle qui le « déborde » infiniment, figure de l’univers spirituel transcendantal, analogué par l’infinité finie de la dialectique logique. Il nous semble que le sens des deux symboliques, celle de l’homme de Vitruve et celle de la dialectique réflexive, n’est pas foncièrement différent de l’une à l’autre : l’homme, immanence réfléchissante, se pose comme dépassant le fini par une réflexion transcendantale qu’il cherche à déterminer circulairement en lui et hors de lui. C’est donc à une exploration plus fine encore des structures symboliques quaternaires chez Hegel et chez Mallarmé que nous nous proposons de nous livrer dans les prochains Chapitres de ce Traité.
CHAPITRE DEUX
DE LA STRUCTURE LOGIQUE QUATERNAIRE DU MONDE DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN § 1. LA
FORME DE LA QUADRUPLICITÉ DANS LA
LOGIQUE DE HEGEL
Dans le troisième Livre de sa Science de la Logique (la Logique du Concept), Hegel reconnaît que, contrairement à l’apparence de la « triplicité » (en trois moments), et si l’on veut absolument « compter », puisque le deuxième moment ou moment dialectique de la négationmédiation se dédouble en lui-même, le moment de la synthèse spéculative serait le quatrième et non le troisième : « au lieu de la triplicité on peut prendre la forme abstraite comme une quadruplicité ; le négatif ou la différence est de cette manière compté comme une dualité »58. On a donc ainsi dans les termes théo-ontologiques du système : 1. affirmation immédiate de l’identité universelle infinie ; 2. médiation de négation posante (acte) et créatrice de la différence ou finitude ; 3. médiation de négation posée : la négation est posée (la finitude naturelle et spirituelle est le résultat de l’acte de négation de soi de l’infini créateur) ; 4. Cette négation posée a en elle-même la puissance de se nier pour re-poser synthétiquement l’identité infinie du commencement enrichie, de ses médiations (4 repose 1) ; elle opère alors la synthèse du fini et de l’infini, par et dans l’esprit, de la nature et du concept pur : le cercle spéculatif se referme sur le savoir absolu. Il pourrait pourtant sembler que c’est le mouvement de l’esprit qui est le moment (1) de la structure du monde hégélien, puisqu’il correspond à la phénoménologie de l’esprit comme introduction au système du savoir vrai. Mais précisément, dans la perspective de Hegel qui n’est pas celle de la philosophie transcendantale kantienne que nous adoptons ici, cette introduction ne fait que conduire l’esprit à la véritable origine du Tout, sue comme telle. Le savoir en est la Logique spéculative en laquelle la pensée subjective et l’être objectif sont absolument identiques, ce qui correspond conceptuellement à la 58 G. W. F. Hegel, Science de la Logique, traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczik, Paris, Aubier, 1981, tome III, p. 383.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE II
représentation religieuse de Dieu « avant la création ». Ainsi, dans toute structure logique dialectique chez Hegel, nous avons : 1. l’identité immédiate, 2. la médiation dédoublée en médiation de négation posante (2) et médiation de négation posée (3)59. C’est cette médiation posée qui est, dans le système encyclopédique, d’une part celle de la Nature posée sans puissance re-posante effective accomplie (3. a) et celle de l’Esprit posé avec une puissance de reposition synthétique effective (3. b). Ainsi, seul ce dernier – et non la Nature – va se nier à son tour par la puissance de son négatif et la patience de son concept pour reposer le positif divin dans son savoir de soi (4).
§ 2. L’INTERPRÉTATION DE LA QUADRUPLICITÉ PAR DOMINIQUE DUBARLE On saisit ici l’intérêt de la lecture de cette quadruplicité par Domique Dubarle qui distingue en effet deux aspects du « négatif dialectique » : le négatif comme négation de soi de l’universel posant un contenu Autre (2) et le négatif comme énergie ou virtualité de négation de la négation qu’il est, par le nouveau contenu posé en tant que résultat de la première négation (3); et enfin : l’identité spéculative synthétique, à savoir l’identité enrichie de la dualité maintenue de la médiation, par négation de soi du négatif posé qui – c’est le privilège du posé spirituel –, se fait, re-posant de son fondement originaire (4). En effet, selon cette lecture du négatif posé, dans le système du monde hégélien, l’esprit divin identique à soi se nie en créant. Il nie sa plénitude infinie en faisant et laissant être son Autre fini, la Nature, qui n’est que Lui-même comme Autre que soi. Cette aliénation dialectique de soi comme autre peut être interprétée comme la traduction conceptuelle de ce que la religion chrétienne nomme la « kénose », et qu’elle envisage avant tout comme l’anéantissement de soi du Père dans son Incarnation en Fils ou en Christ : « de condition divine, il ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’anéantit (ekenosen), prenant condition d’esclave et devenant semblable aux hommes »60. Hegel déplace donc le premier moment kénotique dans la création de la nature et non dans celle de l’esprit du Christ incarné. Or, 59 Ce dédoublement de la médiation négative a été également souligné par P.-J. Labarrière et G. Jarckzyk, dans Hegeliana, Paris, PUF, 1988, « la médiation se dédouble …» p. 95. 60 Épitre de Paul aux Philippiens, Ph. 2, 7.
DE LA STRUCTURE LOGIQUE QUATERNAIRE DU MONDE
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le créé, ou ce qui est logiquement et conceptuellement posé, se dédouble lui-même : en Nature d’abord, mais celle-ci est, selon Hegel « impuissante » à se dépasser pour reposer l’Universel divin et l’accomplir dans le fini ; et il est posé simultanément comme Esprit, celui-ci possédant cette puissance du négatif de nier la négation posée qu’il est, pour reposer activement, en une synthèse singulière, l’Universel divin. Si l’on nous pardonnait ce jeu de mots, nous dirions que la Nature posée « se repose » passivement, n’effectuant aucun « travail » historique de son négatif, tandis que l’Esprit dispose du travail de la négation productive, lui permettant de reconnaître et de « reposer activement » son Principe divin. C’est donc seulement l’Esprit absolu qui effectue vraiment l’auto-négation du négatif fini, synthèse, en (4), du concept universel (infini) et de la nature particulière (finie), esprit que l’infini posant avait posé simultanément avec la nature (puisqu’il n’y a pas évolution de la nature pour Hegel). Cette synthèse serait donc le résultat final du devenir historique de l’Esprit posé-posant, juxtaposé à la Nature posée-non posante. Un tel symbolisme quaternaire s’inscrit dans un cercle et nous le commenterons en partant des analyses de Dominique Dubarle sur la quaternité logique des termes dialectiques de Hegel61.
Plus bas, au Chapitre Quatre, nous mettrons cette structure quaternaire en rapport avec la structure cosmologique quaternaire du monde mallarméen tel que la commente également R.-G. Cohn dans son livre sur Mallarmé62.
61 En particulier dans D. Dubarle, « Logique formalisante et logique hégélienne », in Hegel et la pensée moderne, Paris, PUF, 1970, p. 113-159, cf. son schéma de la page 135. 62 R.-G. Cohn, L’œuvre de Mallarmé. Un coup de dés, Paris, Librairie Les lettres, 1951.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE II
§ 3. LES QUATRE FORMES DE PROPOSITION LOGIQUE ET LES QUATRE PÔLES DU MONDE : DIEU, L’ACTE DE CRÉATION, LA NATURE, L’ESPRIT (FINI ET ABSOLU) Les quatre pôles inscrits dans le cercle dont le mouvement impliquerait un fléchage de droite à gauche sont traduisibles en énoncés propositionnels classiques : 1. tous les S sont p (universel affirmatif) ; 2. aucun S n’est p (universel négatif) ; 3. quelques S sont P (particulier affirmatif) ; 4. un seul S est p (singulier affirmatif). En expressions de « termes logiques » : tous, aucun, quelques-uns, un seul. Interprétée en termes métaphysiques de théo-cosmologie, l’idée essentielle est la suivante : il y a d’abord la Pensée de soi de l’entendement infini divin le sens universel de tout ce qui est (1), puis son acte de création qui est une négation de soi du Dieu universel, puisque « …créer est l’activité de l’Idée absolue »63. Lorsque Hegel parle de l’acte créateur dans les termes d’une libre « décision (Entschluss) » de l’Idée, il faut l’entendre, non au sens d’un libre choix, contingent, comme si Dieu pouvait créer ou ne pas créer, et créant par une « grâce surabondante » (Félix Ravaisson), mais au sens d’une auto-détermination (la liberté de l’autonomie absolue) faisant coïncider liberté et nécessité intérieure à la raison infinie. Entendre au contraire cette libre détermination comme libre choix serait projeter en Dieu, une liberté de libre arbitre qui n’est en réalité que le propre de la liberté humaine finie en humanisant illégitimement la liberté de Dieu64. 63 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de la nature, Add. § 247, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p. 349. 64 Pour la discussion de ce point capital, nous renvoyons à Dialectique réflexive, I, éd. cit., p. 200-201, « La fondation dialectique de l’existence de la finitude ».
DE LA STRUCTURE LOGIQUE QUATERNAIRE DU MONDE
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André Léonard nous semble donner l’interprétation pertinente de cet « acte rationnel » : « c’est ainsi que le Dieu hégélien ne crée pas dans la générosité mais dans l’avidité d’un plus-être »65, ce dernier terme étant bien sûr à entendre alors au sens d’une métaphore de la « complétude » nécessaire de l’Idée divine. En réalité la création est éternelle, elle est la seconde « face » éternelle de Dieu, la première étant sa face intérieure de contemplation de lui-même. Dieu est tout ce qui est, l’acte d’être de tout étant (1). Elle fait un vide en soi et laissant une « place vide d’elle-même » (2) pour poser la Nature et l’Esprit en dehors d’elle (3 a et b). Ceux-ci, en leur particularité divisée, sont donc le « contraire » complémentaire – dans l’espace et le temps – de son universalité divine. Mais la particularité naturelle créée (3 a) reste fixe, et de son côté, il n’y a pas d’évolution ni d’autodépassement de la nature par elle-même, car elle est « impuissante ». C’est là le « fixisme » de Hegel, selon lequel il est inconcevable de faire sortir l’esprit d’une évolution de la nature dans le temps. C’est donc l’Esprit (3b), l’autre pôle de la particularité créée simultanément avec la Nature, qui a la puissance de se nier et de reposer l’universel par son discours singulier (4). Lui seul a une histoire et peut actualiser la puissance divine du négatif, négation de la négation que la nature était impuissante à effectuer. Le cercle de l’univers est alors refermé par l’esprit fini détenant une in-finité immanente, cette « puissance du négatif » qu’il actualise, et qui re-pose, dans sa connaissance spéculative (4), l’acte de la pensée de soi de Dieu. Il l’exprime dans son discours singulier, synthèse unique de la langue particulière (l’allemand hégélien ou tout autre langue philosophique) et du concept universel qui est son sens. Il y a donc un Cercle mobile qui exprime le parcours circulant de l’énergie conceptuelle à travers successivement : l’universel éternel, l’acte éternel de la création (auto-négation universelle de soi). Cette négation de soi de l’universel ou néant productif, correspond à la représentation de la création du monde « à partir de rien » (ex nihilo). En troisième lieu, la négation posée comme Nature et Esprit fini, et enfin le dépassement de la Nature créée par l’Esprit historique, particulier posé qui repose le sens universel avec lequel il s’unit (art, religion, et finalement savoir absolu philosophique). L’Esprit effectue donc le retour re-posant et « proposant » l’Universel du sein d’une particularité spirituelle (la nature dans l’esprit, le corps, les sons de son langage) se dépassant elle-même singulièrement au moyen de son discours, en tant que ce dernier est le propre de l’Esprit fini-infini 65
André Léonard, Métaphysique de l’être, Paris, Cerf, 2006, p. 236.
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humain. Ce discours a été progressivement celui du mythe, de la religion, de l’art et de la philosophie, tous ces discours s’orientant théologiquement comme une singularité vers l’absolu divin. D’un point de vue logique, formellement plus technique, Dominique Dubarle distingue l’opposition des termes conceptuels complémentaires verticalement (1. Universel et 3. Particulier, divisé en nature et esprit) et l’opposition en deux pôles horizontaux des jugements propositionnels : (2) jugement de négation universelle et (4) jugement d’affirmation singulière, particulier se niant en posant l’universel comme sens de son discours. A cette interprétation de Dubarle, l’on peut ajouter celle d’Yvon Gauthier66, selon qui, concernant la structure du système hégélien, le syllogisme hégélien est conçu comme le mouvement de l’universel vers le singulier à l’aide de la détermination et comme le mouvement inverse de retour du singulier à l’universel à l’aide de la sursomption ou de la médiation. Dans l’ordre du mouvement en effet le mouvement va de l’universel (Dieu) à la singularité de l’esprit (savoir de l’esprit absolu) par la médiation de la négation de soi de l’universel (première négation, acte de création, «chute ») et de la particularité divisée du « créé » en nature et esprit (celui-ci opérant la seconde négation celle par laquelle l’universel se re-pose à travers le savoir du particulier spirituel.) Yvon Gauthier insiste sur le fait que c’est la médiation comme double négation qui est la force opérante de la « rotation » circulaire de l’universel revenant en soi-même. Hegel a, selon lui, médité et transposé la dynamique du « moment cinétique » (concept physique) en moment dialectique et énergie doublement négative de la pensée. Gauthier souligne, comme nous l’avons fait nous-même, que la dialectique hégélienne est une dialectique du sens (sémantique) des concepts contraires dont la proposition ne fait qu’exprimer le mouvement, alors que la logique formelle d’Aristote, de même que la logique transcendantale kantienne, est avant tout une logique propositionnelle dans laquelle c’est le jugement qui prédétermine la sens des concepts. La singularité chez Hegel se définit comme l’unicité d’une synthèse de particularité et d’universalité. Un sujet singulier spirituellement « vrai » est celui qui fait servir sa particularité à l’expression de l’universel. Les pôles verticaux d’une part (universel-particulier), horizontaux d’autre part (auto-négation de l’universel-singulier), se relient alors en croix. Or, dans 66 Cf. Y. Gauthier, « Moment cinétique et syllogistique dynamique » in Revue Philosophique, Volume 32, Numéro 2, Automne, 2005, p. 357-368.
DE LA STRUCTURE LOGIQUE QUATERNAIRE DU MONDE
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la concrétisation théo-cosmique de la structure logique ici proposée, on peut remarquer que la création est un Jugement (ou une Partition originaire : Ur-teilung en allemand), par lequel Dieu se divise en Dieu éternel hors du temps (sujet)(1) et Dieu finitisé, particularisé et divisé en disjonction dans l’espace et le temps (attributs) (3. a et 3. b). C’est l’acte de l’esprit (3. b) qui (en 4.) va « accomplir » l’infini dans la finitude consciente d’elle-même. On a donc ici l’équivalent de l’étendue (nature extérieure) et de la pensée (esprit) chez Spinoza, mais dialectisés. Remarquons que cet Acte de création (2) est lui-même éternel, car la création n’étant pas dans le temps ne peut être qu’éternelle : Dieu sous-tend et soutient éternellement la Nature et l’Esprit créés. Il soutient donc et permet la liberté de l’esprit. Le jugement propositionnel synthétique singulier (4) qui correspond « horizontalement » à l’acte de création (2) est celui de la mise en œuvre terminale de la fonction symbolique langagière par un être singulier, l’homme, synthèse de l’universel divin qu’il re-pose et de sa particularité naturelle (matière empirique signifiante des langues), à savoir un discours « singulier » dont les signifiants matériellement particuliers (ceux d’une langue) expriment le sens universel divin et originaire. L’opposition est bien propositionnelle : pro-position créatrice initiale (2. négation universelle) et pro-position réflexive et discursive finale, « re-posante » (4) finiment, en son affirmation singulière, Dieu (religion) ou son Idée (philosophie) par l’homme. Ce qui est remarquable c’est qu’ici, comme dans l’Opus postumum de Kant, l’homme se fait être la « copule » du jugement faisant la synthèse de la matière empirique particulière du monde (jusque dans les signifiants de son langage) et du concept universel de Dieu.
CHAPITRE TROIS
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DU MONDE SYMBOLISÉE DANS LA POÉSIE MALLARMÉENNE § 1. LA
COUP DE DÉS R. G. COHN
QUATERNITÉ DANS LE SELON
DE
MALLARMÉ
Nous comparerons la structure quaternaire de la dialectique hégélienne, dont on a peu exploité la fécondité systématique, à celle que propose R. G. Cohn pour interpréter la cosmogonie quadripolaire de Mallarmé dans « Le coup de dés »67. Elle offre avec elle des homologies remarquables en même temps que des déplacements significatifs. Rappelons d’abord que nous avons mis en regard – correspondances et divergences – le quadrilatère mallarméen et le quadriparti heideggerien dans nos ouvrages antérieurs68. Venons-en à Mallarmé : la quaternité de succession des saisons est explicitement posée par le poète comme un fil conducteur de son « explication orphique de la terre » : « selon quelque recours très simple et primitif, par exemple la symphonique équation propre aux saisons »69. « …D’ordre analogue à ces ardeurs » peuvent être envisagées les quatre divisions de la journée (6 × 4 = 24), les quatre âges de la vie, et last but not least, les quatre actes d’un drame au théâtre : protase, épitase, catastase, epilogos (katastrophè). L’intention cosmologique du poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ne fait aucun doute selon Cohn reprenant les opinions de Mauclair, Valéry et Claudel selon qui c’est le « premier essai d’un grand poème où…il aurait voulu renfermer l’explication du monde »70. La confrontation des deux quaternités confirme en la précisant l’opinion de 67
R.-G. Cohn, L’œuvre de Mallarmé. Un coup de dés, Paris, Librairie Les lettres, 1951. A. Stanguennec, Mallarmé et l’éthique de la poésie, Paris, Vrin, 1992, « Du triangle au quadrilatère et au quadriparti heideggerien », Paris, Vrin, 1992, p. 44-48. Cf. également notre approche métaphysique dans Être, soi, sens. Les antécédences herméneutiques de la « dialectique réflexive », Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 245-247. 69 S. Mallarmé, Œuvres Complètes, édition Bernard Marchal, abrégé en OC, Paris, Pléiade, I, 1998, II, 2003. « La Musique et les Lettres », OC, II, p. 66. 70 R.-G. Cohn cite et reprend cette opinion de Claudel dans Vues sur Mallarmé, Paris, Nizet, 1991, p. 305. 68
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE III
Jean Hyppolite selon laquelle le Coup de dés s’offrirait comme un contremodèle rival du modèle logico-encyclopédique hégélien : « imaginons donc, écrivait-il, la Logique de Hegel devenue sa propre mise en question, inséparable de son existence, et s’efforçant pourtant de réfuter ellemême ce hasard et d’y substituer une nécessité intrinsèque, et nous aurons une idée de la tentative mallarméenne »71. Hyppolite rappelle ensuite que, tandis que chez Hegel l’Idée est présupposée et que la Nature n’est là que pour lui permettre d’apparaître aliénée et fixe, chez Mallarmé, le message exprimant l’Idée est « …un presque impossible, un miracle surgissant du fond d’un naufrage pour disparaître presque inévitablement »72. A notre avis, si l’on prend l’hypothèse cohnienne comme fil conducteur de ce surgissement suivi d’une fatale disparition, la structure mallarméenne ne serait pas tant anti-dialectique que doublement dialectique, faisant se succéder une dialectique ascendante (à trois temps) et une négation de soi (anti-synthèse) de cette dialectique, sorte de dialectique « négative » finale autorisant d’ailleurs le « peut-être »73 d’un recommencement. Cette interprétation plus complexe nous semble d’ailleurs avoir été aussi suggérée par Thierry Roger dans son évaluation de l’interprétation de Cohn : « « même si l’on opte pour situer philosophiquement la pensée poétique mallarméenne du côté d’une crise de la synthèse, il s’agirait sans doute ici d’un hégélianisme incomplet, plutôt que d’un antihégélianisme, d’une synthèse à venir plutôt que d’une volontariste antisynthèse »74. Jean-Pierre Richard avait déjà estimé que « …l’hégélianisme de Mallarmé serait donc interrogatif, problématique »75. Selon Cohn, la synthèse finale (4) qui re-pose singulièrement l’universel divin chez Hegel est ramenée par Mallarmé à une « fiction théologique » qu’il faut considérer, par un athéisme critique, comme une illusion de l’esprit humain se projetant en un Autre extra-mondain, Dieu. Comme Kant, Mallarmé critique l’illusion dogmatique mais conserve la fiction critique. Cette défaite de la pensée métaphysique ne fait toutefois que moduler la défaite finale de l’Univers en laquelle elle s’inscrit par le mimétisme de son discours, épilogue de catastrophe. A cet égard, la mutation de la « petite raison virile »76 en la « torsion de sirène debout 71 J. Hyppolite, « Le Coup de dés de Stéphane Mallarmé et le message », in Figures de la pensée philosophique, Paris, PUF, 1971, p. 878. 72 Ibidem. 73 Mallarmé, « Un coup de dés », OC, I, p. 386. 74 Th. Roger, L’archive du Coup de dés, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 398. 75 J.-P. Richard, L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 233. 76 Mallarmé, « Un coup de dés », OC, II, p. 379.
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DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DU MONDE SYMBOLISÉE
le temps de souffleter par d’impatients squames ultimes bifurqués un roc faux manoir »77, pourrait bien signifier l’autocritique d’une raison dogmatique métamorphosée en une poésie critique détruisant les fausses vérités d’un « roc » d’évidences (image cartésienne). A l’évidence démonstrative d’un Dieu créateur (Descartes, Hegel) se substituerait « l’idée esthétique »78 et critique, conforme aux données scientifiques de la cosmologie de l’époque. Elle s’établirait comme une synthèse critique de la pensée humaine et de la dissolution probable de toute structure ordonnée. Dans cette page, le commentateur de Mallarmé a aussi en vue la critique de la raison dogmatique du « discours social » faisant autorité à « l’ère d’autorité » (Mallarmé). La sirène n’est pas totalement irrationnelle, mais mi-humaine (chantante, discourante) et mi-animale (prête à « replonger » dans « l’abîme vain » qui noiera son flanc79). Elle symbolise alors l’unité critique de la raison et de la nature, figurée par une humanité qui se sacrifierait en même qu’elle s’unirait à la mer-mère80 : « la nature sexualisée et pulsionnelle de cette pensée la distingue de la figure apparaissant au terme du voyage de Descartes, Dieu »81. § 2. MÉDITATION
PAR
MALLARMÉ DES
SCIENCES DE SON TEMPS
:
ÉVOLUTIONNISME, CONTINGENCE DES LOIS DE LA NATURE, PRINCIPES DE LA THERMODYNAMIQUE, CALCUL DES PROBABILITÉS
Les idées générales de l’époque, relatives aux théories de l’évolution, à la contingence des lois de la nature et aux principes de la thermodynamique ont été très probablement méditées par Mallarmé qui en a pris connaissance, ne serait-ce que dans sa lecture avérée de la Revue des deux Mondes, diffusant leur teneur auprès du public cultivé. A cela s’ajoute une constante réflexion sur les enjeux du calcul des probabilités dans l’univers du jeu de dés. Mais comme l’a rappelé Cohn, Mallarmé n’est pas un esprit scientifique : « Mallarmé n’avait rien d’un scientifique ou d’un mathématicien au sens strict des mots …»82, et dans l’élaboration 77
Ibidem, p. 381. N. d’Origny Lübecker, Le sacrifice de la sirène. « Un coup de dés » et la poétique de Stéphane Mallarmé », Etudes Romanes 53, Université de Copenhague, 2003, p. 61. 79 Mallarmé, « A la nue accablante tu » : « tout l’abîme vain éployé dans le blanc cheveu qui traîne avarement aura noyé le flanc enfant d’une sirène », OC, I, p. 44. 80 Figure du Tombeau-Berceau sur laquelle nous reviendrons plus bas. 81 R. G. Cohn, op. cit., p. 62. 82 R. G. Cohn, Vues sur Mallarmé, Paris, Nizet, 1991, p. 270. 78
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE III
du Coup de dés, « … il s’agit plutôt de structures épistémologiques d’une grande complexité mais bien plus souples que les structures de la géométrie ou des mathématiques élémentaires »83. La reprise de ces idées par Mallarmé aboutirait à la conclusion selon laquelle tout discours synthétique, toute information se dés-informera entropiquement et si la quantité globale d’énergie dans l’Univers reste invariable, sa différenciation thermique rendant possible un « travail » (principe de Carnot), donc une synthèse, s’exténuera inévitablement. De ces deux lois, celle de la constance de l’énergie (Carnot) et celle de la dégradation irréversible de l’énergie (Clausius), la seconde est celle que Bergson nommera « la plus métaphysique des lois de la physique en ce qu’elle nous montre du doigt (…), la direction où marche le monde »84.
§ 3. COMPARAISON ENTRE LA QUATERNITÉ HÉGÉLIENNE ET LA QUATERNITÉ MALLARMÉENNE
Le point de départ cosmique dans la vision athée de Mallarmé est donc le point (3) de la Nature dans le schéma hégélien, devenu, en raison de la critique de la théologie et de l’affirmation de l’évolution de la nature (ignorée de Hegel), le point de départ (1) du schéma qui substitue la nature à Dieu comme origine hypothétique (c’est-à-dire en Idée, en hypothèse poétique : ce n’est pas un savoir absolument). Le point (4) de l’esprit hégélien correspond au point (2) chez Mallarmé. C’est bien aussi celui de l’Esprit dans l’opposition dialectique à soi, le moment de l’antithèse : la nature ayant évolué (chez Hegel elle était fixe, « au repos ») est devenue l’esprit qui s’oppose à la nature, en se « dénatuant » comme culture et langage conventionnel, etc. A la nature, universelle, s’opposent d’abord les cultures, particulières. Mais l’esprit n’en reste pas là : comme un « adolescent » oppositionnel parvenu à l’âge « adulte » par « d’anciens calculs »85 qui n’étaient pas encore « la manœuvre avec l’âge oubliée »86, l’homme, devenu un Maître apparemment sûr de lui, construit la synthèse qui unifie son esprit et la nature en une « conjonction suprême avec la probabilité »87 : c’est le point (3) de Mallarmé, l’ancien point (1) de 83 84 85 86 87
Ibidem. H. Bergson, L’évolution créatrice, 1907, Paris, PUF, 1946, p. 244. Mallarmé, Un coup de dés, OC, I, p. 373. Ibidem. Ibidem, p. 374.
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Hegel. L’esprit humain finit donc par nier la négation de la nature qu’il était dans la phase d’opposition du point (2) : c’est la synthèse qu’opère l’esprit triomphant provisoirement du « hasard » ou de la contingence de son être donné, mais en projetant d’abord cette synthèse pseudo-savante dogmatiquement, dans l’illusion, « pour avoir inventé Dieu »88, un Dieu métaphysique créateur de la nature et de l’esprit, comme s’ils étaient les deux enfants d’un même Père89. C’était le point (1) hégélien, Hegel rationalisant la religion chrétienne. Dans les Notes sur le Livre de Mallarmé, nous voyons que le Héros (l’Homme) résume le Théâtre (la Nature) dans son Hymne (son discours poétique, religieux ou philosophique). Il l’« exprime », c’est-à-dire reconnaît synthétiquement cette identité initiale entre elle et lui, d’abord faussement divisée. Cela implique la réfutation de la scission « adolescente » entre le Théâtre et le Héros, la Nature et l’Humanité. Mais dans le christianisme, la conception de la création divine unissant à nouveau la nature et l’esprit ne le fait qu’imparfaitement, puisqu’on y continue à poser entre l’homme (liberté) et la nature (nécessité extérieure et hasard) une différence irréductible. Le chrétien Hegel fait de même, en refusant à la nature une créativité et une historicité libres qu’il réserve à l’esprit. Chez Hegel, la nature est nécessité et hasard entremêlés, car « le hasard a bien aussi ici nécessairement un champ pour son vaste jeu », et « la nature ne montre, par suite, dans son être-là, aucune liberté, mais de la nécessité et de la contingence »90. Mallarmé, au contraire, ressaisit dans la nature une créativité de formes et une historicité culminant avec l’homme, mais un homme qui, tel un adolescent orgueilleux, commence par « mépriser » ou « refuser » cela. Cohn a bien exprimé cette relation paradoxale de l’Homme (Héros de la Foule) avec la Nature (Théâtre de l’Idée) assumée par Mallarmé dans ses Notes : « la nature devient elle-même en se niant dans l’homme, qui est défini par son emploi du langage, et la dialectique naît dans l’esprit de l’homme comme un autre niveau d’elle-même »91. L’homme va en effet commencer par s’opposer à soi et à la nature de façon démesurée, avant de constituer leur unité synthétique, sous deux formes successives, dogmatique d’abord, critique ensuite : c’est l’épitase du Drame tragique. 88 Mallarmé, Propos sur la poésie, publié par H. Mondor, Monaco, Ed. du Rocher, 1945, p. 59. 89 Métaphore très fréquente du discours religieux chrétien. 90 G. W. F. Hegel, Philosophie de la nature, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, Add. § 339, p. 570, et ibidem, § 248, p. 187. 91 R. G. Cohn, L’œuvre de Mallarmé, éd. cit., p. 44.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE III
L’esprit mallarméen du Théâtre a donc défait critiquement la pseudosynthèse théologique, pour lui substituer d’abord une synthèse critique, purement anthropo-cosmologique et non théo-cosmologique. En vertu de cette synthèse, l’esprit humain va s’admettre comme totalement issu, par une chance précaire, de la seule nature, ce qui est une autre manière, bien plus homogène, de s’unir synthétiquement avec elle, mais en dehors de toute création théologique. Parvenu à ce point, nous pourrions mentionner une « histoire de la raison pure » à la manière de Kant : d’abord la synthèse dogmatique, ensuite l’analyse sceptique se refusant à toute synthèse métaphysique, enfin la reprise de la synthèse par la pensée critique. Mallarmé a toutefois substitué à la synthèse critique transcendantale kantienne, la synthèse critique et cosmologique de l’information comme négation provisoire de l’entropie : « le message de Mallarmé est ce que les théoriciens modernes de l’information opposent à l’entropie »92. L’interprétation de la tension entre information et entropie situe alors Un Coup de dés comme une méditation poétique des conditions d’un message d’abord « réussi » et de son « échec » final, eu égard à la « constellation » de sens qui aurait été son idéal entrevu. Cette interprétation est évidemment complémentaire d’une interprétation thermodynamique en contexte physique et cosmologique. Jean Hyppolite admet d’ailleurs que dans le poème « …nous allons du drame cosmique au drame de l’écrivain qui en est le lointain héritier »93. Or cette synthèse critique sera elle-même la victime d’une anti-synthèse entropique provenant justement de ce monde naturel auquel elle s’est unie et dont elle subira le destin de dégradation : c’est le quatrième Acte du drame, celui de la « catastrophe » (katastrophè). Il faudra s’y accorder par une sagesse tragique à laquelle consent bien sûr Mallarmé. Après la synthèse, vient inéluctablement l’antisynthèse : « un coup de dés (fût-il provisoirement heureux) jamais n’abolira le hasard ». Si Mallarmé a substitué la synthèse critique à la synthèse dogmatique, après avoir lui-même traversé une période sceptiquement « nihiliste » (figurée en (3)), son discours synthétique subira, comme toute synthèse dans l’univers, l’« anti-synthèse » (Cohn). Cette anti-synthèse dégrade toute énergie synthétique ou « travail » (Carnot), fût-ce le « travail » du négatif dialectique. De sorte que, par cette auto-compréhension ultime et critique de soi, la pensée humaine doit admettre qu’elle ne fait qu’exprimer le mouvement circulaire, néguentropique-entropique 92 J. Hyppolite, « Le Coup de dés de Stéphane Mallarmé et le message », in Figures de la pensée philosophique, Paris, PUF, 1971, II, p. 878. 93 J. Hyppolite, op. cit., p. 884.
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DU MONDE SYMBOLISÉE
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de l’univers dont elle est une partie. La nature reviendra entropiquement au point (1=O), c’est-à-dire à l’ancien point (3) de Hegel. Il nous paraît nécessaire, en achevant cette comparaison94, de revenir sur deux homologies de fonction inverse. Tandis que le mouvement de 1 à 2 est chez Hegel le mouvement de l’Acte de création, il est remplacé dans le schéma quaternaire mallarméen par le mouvement de 3 à 4 qui est le mouvement de la dégradation et de la destruction entropique. Tandis que le mouvement de 3. à 4. n’a lieu chez Hegel que dans notre esprit grimpant les échelons fixes de la nature, absolument sans mouvement évolutif interne de celle-ci (comme chez Aristote), le mouvement correspondant de 1 à 2 chez Mallarmé est le mouvement réel et évolutif de la nature. Mobilité et puissance essentielles de la Nature mallarméenne s’opposent en homologie inverse à fixité et impuissance essentielles de la Nature hégélienne. De plus, un premier point d’accord manifeste entre les deux auteurs est l’essentialité du discours pour définir la liberté et l’historicité de l’Esprit qui commence par son opposition à la Nature : opposition extérieure puisque créée chez Hegel, opposition intérieure comme résultat évolutif chez Mallarmé. Mais l’Esprit, chez l’un et l’autre, finit par surmonter cette opposition dans un savoir synthétique, dogmatique chez l’un, critique chez l’autre.
94
Voir les schémas des deux pages suivantes.
118
SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE III
LES QUATRE ACTES DU DRAME COSMOLOGIQUE MALLARMÉEN
Comparaison des schémas quadripolaires hégélien et mallarméen
CHAPITRE QUATRE
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DE L’UNIVERS DANS LA DIALECTIQUE RÉFLEXIVE § 1. NOTRE APPROPRIATION DE
LA QUADRUPLICITÉ HÉGÉLIENNE ET
DE LA QUADRUPLICITÉ MALLARMÉENNE
Rappelons d’abord qu’il conviendrait de distinguer le concept ontologique d’« univers » de celui de « monde » au sens cosmologique, même s’il nous arrive de ne pas toujours respecter cet usage langagier strict : le monde au sens strictement cosmologique est le monde naturel ou la nature ontologiquement articulée à Dieu et à l’esprit fini. Et cela, même dans un système « athée » où Dieu s’avère être une dimension d’illusion de l’esprit fini. Notre hypothèse structurale relève d’abord d’une appropriation transcendantale de la dialectique quaternaire de Hegel, telle que mise en évidence dans les travaux de Dominique Dubarle95 – celle de l’usage analogique de la Logique métaphysique. Mais elle relève secondement d’une appropriation de la structure également quaternaire du Coup de dés mallarméen, en raison de sa fonction critique des métaphysiques dogmatiques, y compris de celle de Hegel, et, plus positivement, en raison de ses références au Mystère inconnaissable de la « Dame » Nature : on ne peut « manger la Dame »96 ou, ce qui revient au même, « épouser la Notion »97. Transcendantaliser de façon critique la logique dialectique a été l’un des buts poursuivis dans notre livre Analogie de l’être et attribution du sens en substituant une analogie conceptuelle et théorique aux analogies anthropomorphes moralement pratiques dont usait Kant dans sa théologie morale, attribuant à Dieu entendement et volonté. Pourtant, notre hypothèse systématique doit aussi tirer parti des métaphores symboliques de Mallarmé et de sa référence à une vision épistémologique du monde post-kantienne et post-hégélienne telle que Cohn l’a mise en évidence. 95 96 97
Cf. plus haut, Chapitre Trois. Mallarmé, Notes en vue du Livre, OC, I, p. 608. Mallarmé, « Épouser la Notion », OC, I, p. 627-631.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE IV
Nous avons montré dans le premier Court Traité que la pratique interprétative accomplie est en vérité dialogique et interpénétrante par essence98. Elle se présente le plus souvent comme un jeu de points de vue interprétatifs dont la richesse et l’ouverture conduisent à l’essai de s’interpénétrer en s’interprétant mutuellement. A Kant, Hegel, Nietzsche, nous avons jugé nécessaire d’ajouter l’apport poétique de Mallarmé en raison de la pertinence critique de son hypothèse d’une structure quadripartite du monde en proie au jeu contemporain de l’entropie-néguentropie. § 2. L’HYPOTHÈSE RÉGULATRICE DU SÉISME, LE RECOURS AU « FOYER IMAGINAIRE » ET AU « TOUT SE PASSE COMME SI » L’interprétation philosophique d’un soi réflexif et dialectique structurant et régulant la totalité naturelle est alors admissible. Ce soi n’est nullement une âme-substance ou un esprit-de-la-nature relevant d’une vision spiritualiste et dualiste, comme celles que nous avons critiquées antérieurement. Il s’agit seulement d’un mode de fonctionnement circulaire et évolutif de la matière dont nous jugeons de la finalité en un jugement de réflexion, l’idée de finalité interne, étant comme Kant l’a soutenu dans la troisième Critique, une condition transcendantale de notre réflexion sur certains phénomènes naturels. Comme nous y avons insisté plus haut, le séisme est un idéalisme des fonctions de l’esprit et non un substantialisme spiritualiste. Il ne s’agit là évidemment que d’une hypothèse interprétative99, ni objet de science métaphysique, qu’elle soit de Spinoza, de Hegel ou de Bergson, ni contenu de connaissance religieuse qu’il s’agisse de révélation ou de fusion mystique, toutes « connaissances » avec lesquelles notre réflexion critique a dû rompre comme nous l’avons proposé dans le Chapitre Premier du présent Court Traité. Toutefois, nous verrons plus bas que cette supposition concrétise notre « foi » dans un « sens » du monde naturel. Cet usage de l’hypothèse régulatrice nous fait reconsidérer positivement le thème kantien de l’hypothétique et du régulateur dans le jugement de 98
Cf. premier Court Traité, Chapitre trois, § 2., L’interpénétration des interprétations. Nous avons souligné le caractère hypothétiquement herméneutique de la thèse d’un « soi naturel », en particulier en contestant la réalité d’une « âme naturelle » (thèse dogmatique aussi bien aristotélicienne que romantique-allemande). Cf. aussi sur ce point notre commentaire des thèses de Vl. Kandinsky dans Peinture et philosophie, Rennes, PUR, 2011, p. 134-135, en particulier notes 28 et 29. 99
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DE L’UNIVERS
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réflexion, car il nous semble pertinent pour rendre compte d’un ensemble de données du discours scientifique, mais aussi bien religieux et poétique, dessinant « en pointillé » ce foyer de convergence à la manière d’une fiction régulatrice et d’un focus imaginarius de l’imaginaire conceptuel.
C’est sur celui-ci que Kant avait centré sa Dialectique transcendantale, établissant une analogie entre le point unique de convergence visé par les synthèses rationnelles systématiques (du moi, du monde, de Dieu), le moi comme copule dans le jugement attribuant le sens du Monde à Dieu. Celui-ci est le point fictif visé « derrière le miroir », point de fuite vers lequel convergent les lignes divergentes des images réfléchies lorsque nous nous plaçons en face de lui. Il s’agit d’un « foyer imaginaire », d’où son caractère critiquement hypothétique et problématique, mais il nous semble nécessaire à la visée confiante et crédible d’une unité totalisant les significations des « lignes d’univers ». Car le point de fuite du miroir n’est ni réel ni connaissable comme tel, pas plus que le point de fuite théologique rationnel donnant pourtant son sens à l’Idée systématisant l’ensemble de nos expériences y compris scientifiques. Croire au sens, c’est faire confiance au caractère fécond d’une sens qui apporte cohérence, complétude et ouverture à notre pensée de la totalité
Si l’on considère que l’idée de Dieu se symbolise par celle d’une intelligence créatrice infinie, l’on ne fait qu’emprunter à notre expérience le concept d’intelligence productrice de concepts en la « transposant » pour penser par analogie une intelligence créatrice de l’ensemble des êtres du monde, mais l’on n’a en rien obtenu une « connaissance » de l’« objet » problématique correspondant à cette idée de Dieu. Nous sommes seulement passés de l’idée d’un être signifié comme fondement de toute réalité mondaine, à l’idée plus déterminée d’un sujet intelligent infini. « Faisant comme si » le monde en était le corrélat de sens nous pouvons progresser dans la confiance en la rationalité unifiée des significations multiples. Bien que les lignes de fuite ne soient pas réellement issues du point focal spéculaire sensible ou rationnel, « derrière le miroir », nous ne pouvons pas plus renoncer au « foyer imaginaire » de la raison infinie que nous ne pouvons renoncer au point focal quand nous nous regardons dans un miroir. Même un savant « athée » fait plus ou moins implicitement
122
SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE IV
« comme si » le monde était produit par une raison infinie et fait « confiance » à cette fiction rationnelle à laquelle il « adhère » (Kant), de sorte qu’en effet « tout se passe comme si ».
Nous avons vu dans le précédent Chapitre, que cette thématique kantienne de la fiction rationnelle et du miroir focal trouve sa correspondance chez le poète Mallarmé – qui ignorait sans doute à peu près tout de la lettre sinon de l’esprit du criticisme kantien – à travers les hypothèses cosmologiques de son poème symbolique Un coup de dés. Mais le poète n’est pas remonté à l’idée d’un Dieu intelligent fondement du monde naturel et c’est à la seule Idée cosmologique, l’Idée d’un monde naturel et historique fini contenant la totalité des phénomènes naturels et humains, qu’il a consacré son symbolisme régulateur. Il y a procédé en y introduisant la lutte entre le hasard et la nécessité, en d’autres termes entre la nécessité extérieure toujours plus ou moins contingente dans ses rencontres hasardeuses et la nécessité intérieure de l’autonomie ou de la liberté même. Il a ainsi projeté dans la seule nature, à la manière d’un Drame en quatre Actes, « du fond d’un naufrage », et sous la forme d’un « peut-être », un jeu combatif du sens et du non-sens, de la nécessité intérieure et du hasard extérieur, dont nous sommes les héritiers, avant que le tout ne s’engloutisse entropiquement dans l’indifférenciation d’un non-sens final : « rien n’aura eu lieu que le lieu, excepté, peut-être, une constellation ». Naufrage, reprise d’une ancienne maîtrise, sommet d’une autocritique, déclin et nouveau naufrage : d’un lieu naufragé à un lieu naufragé, le « tombeau » final est « peut-être » un nouveau « berceau » pour l’enfance d’une nouvelle « constellation » de sens. Ce « compte en formation » (les 4 Actes) est « donc » (igitur !) susceptible de se reformer plus tard et ailleurs, en un autre « lieu » de l’univers, avant d’être à son tour englouti dans un « naufrage » : cycle éternel ? Mystère : on ne sait, car il nous est interdit de « manger la Dame », en d’autres termes, également symboliques, de lever les voiles d’Isis, la Mère et Déesse Nature.
§ 3. LA
QUATERNITÉ RÉFLEXIVE DU MONDE ET LES APPORTS DE QUATRE INTERPRÈTES MAJEURS
Kant, Hegel, Nietzsche, Mallarmé, nous offrent des interprétations que nous pouvons faire s’interpénétrer, mais sous l’orientation toujours régulatrice de la pensée kantienne. Hegel n’est-il pas le premier, rappelions-nous,
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DE L’UNIVERS
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à avoir fait s’interpénétrer, à travers un dialogue qu’il intériorisa de façon rationnellement fictive lui aussi, la substance et le sujet, en d’autres termes, Aristote et Descartes, Spinoza et Kant ? Nous proposons donc d’inscrire nos quatre interprétants majeurs, philosophes et poète, à l’intérieur du schème de leur interpénétration, celui du quadriparti du monde, schématisé analogiquement par un carré dont le parcours dessine le mouvement d’auto-compréhension de l’esprit en son essence réflexive. D’une manière aussi simple que traditionnelle, le nombre quatre (4) symbolise la totalité développée de l’univers manifesté et le pythagorisme faisait de la tétrade un symbole numérique de l’ordre « encadré » de l’univers. La séquence est la suivante100 : 1. « réflexion de séité », mouvement de notre esprit qui le fait se corréler à la fiction rationnelle d’un esprit infini. La séité est en effet l’essence de l’esprit comme soi, ou réflexivité liée au langage du fait de sa finitude. 2. « perfection d’éternité » un esprit purement intuitif de soi ou « perfection d’éternité » est le corrélat fictivement nécessaire de l’esprit fini, si tant est que le fini ne se pense que comme le négatif de l’infini. A la connaissance impossible en soi de cette perfection idéale, le discours auto-compréhensif de l’esprit fini substitue l’analogie dialectique afin de « modéliser » schématiquement cette perfection. 3. « création d’altérité ». La dialectique du sens logique attribué permet de comprendre la création du monde naturel dont il est supposé la raison d’être, comme négation de soi dans l’aliénation de l’être autre et hors de soi. 4. « évolution de temporalité ». Enfin, de cette création d’altérité et de séparation de « mondes virtuels » résulte la particularité de notre monde naturel réel en évolution : « …une multiplicité infinie de mondes en chacun desquels la réserve séique finie serait épuisable en un terme et dont les durées parallèles ne seraient pas “simultanées” »101. Cette hypothèse permettrait de penser le corrélat effectivement réel du fini dans son rapport toujours potentiellement actif à l’infini en une multiplicité infinie de pré-mondes. L’esprit humain se pense alors comme un terme de l’évolution de la création en l’un des mondes multiples. Le 1. revient à soi en 4. Nous figurons ci-après cette dialectique de l’univers 100 101
Voir le schéma page suivante. Cf. La dialectique réflexive, II. Être, soi, sens, éd. cit., p. 292-293.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE IV
Remarques : ce schéma hypothétique de la structure de l’univers (« tout se passe comme si ») envisage celui-ci comme une dialectique réflexive de la pensée (1 = autoréflexion de l’essence spirituelle du soi ou séité) et de l’existence ou création (=3, l’Éternel a créé en s’aliénant dans l’altérité des mondes). La structure est quaternaire et le mouvement dialectique englobant, métaphorisant l’infinité vraie, est circulaire. De sorte que le début de notre réflexion (1) s’aperçoit finalement comme le terme de l’évolution (4) de la création des mondes (3) par Dieu (2). Si le côté vertical droit (3) représente la création comme « chute » ou aliénation dialectique, le côté horizontal inférieur (4), lu de droite à gauche, correspond à la dialectique des forces de la nature en évolution, de la Vie vers l’Humanité et le côté vertical gauche (1), figure la remontée réflexive de l’esprit fini vers l’éternel divin donnant son sens ultime au quadrilatère : la réflexion de séité se comprend alors finalement ellemême, au terme du processus, comme l’auto-compréhension de l’esprit infini finitisé. Mais la modalité logique de ce jugement est un « tout se passe comme si » et non un « savoir absolu ». Nous ne confondons donc pas schème régulateur fictif et schème objectif : un schème objectif est, selon Kant, ce qui règle conceptuellement la construction d’un savoir objectif vérifiable ou falsifiable. Ici, le schème réglant n’est autre que la dialectique réflexive, comme agir compréhensif de l’être-soi sur lui-même, lui faisant parcourir ce qu’on a dit être un cercle, mais le schéma d’ensemble nous semble devoir être un carré inscrit dans un cercle pour la raison suivante. Le schéma du carré figure une relation qui suppose une discontinuité angulaire entre les côtés et un changement angulaire de direction. Il présente donc une rupture relative quand on passe de la verticale de la réflexion finie orientée vers le haut à l’horizontale sommitale de
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DE L’UNIVERS
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l’Éternité, de même qu’inversement, lorsque l’on passe de cette Éternité supérieure à la verticale de la Création, de haut en bas, puis à l’horizontale du devenir naturel. Dans notre effort pour penser dialectiquement l’Un éternel par la réflexion transcendantale, nous demeurons corrélativement extérieurs à cet Un, de même que son infinité pensée nous dépasse, ce que figure la rupture de la verticale par l’horizontale supérieure. Nous reconnaissons critiquement que nous ne pouvons nous faire un concept « un » de cet « Un », et, en ce sens, comme l’écrivait Kant, nous comprenons son inconcevabilité. Nous en sommes réduits à conclure la réflexion transcendantale et ascendante par l’auto-limitation qui nous mène du fini à l’infini. La rupture de la connaissance de soi laisse place à l’inconnaissance de l’Autre qui la fonde en pensée : seul le concept d’une perfection infinie permet à une pensée finie de se comprendre comme telle en sa finitude essentielle de séité. Et nous ne pouvons reprendre le processus de la connaissance indirecte que par un usage analogique de la dialectique de notre pensée pure de nous-mêmes transposée de notre raison finie à la raison infinie. C’est par « le plus haut » ou par le sommet de notre esprit, la pure dialectique auto-réfléchissante du concept logique, que nous comprenons « ce qui est plus haut » que notre esprit, le sommet de la perfection. Certes, nous rétablissons alors la continuité et le mouvement circulaires d’un seul et même concept rationnel. C’est que, au sein de l’attribut ou du prédicat du sens (« Idée de Dieu »), la pensée «… est, dans le prédicat, rejetée vers un tel sujet et dans ce prédicat, elle ne retourne pas en elle-même, mais dans le sujet du contenu »102. Ainsi dans le cercle réflexif, le contenu de l’attribut développé se fait lui-même le sujet du sujet d’attribution initial et le sujet initial devient l’attribut de son attribut. Reste que c’est l’unité de notre logique de sujets finis que nous projetons analogiquement dans l’infinité de l’attribut. Notre pensée de l’Un suppose nécessairement qu’en créant, ce dernier demeure encore dans son éternité, extérieur à la création dans laquelle il se fait autre que soi. Il est en elle et hors d’elle, immatériel et matériel, éternel et temporel. La logique, à laquelle parvient l’une de ses créatures fictivement supposées, demeure, étant finie, extérieure à lui, de même que lui, en son fond pur et éternel, demeure extérieur à elle, « ek-sistant » ou surexistant. Au contraire du carré, le cercle figure la dialectique comme méthode d’une réflexion qui, en tant qu’homogène et continue, semble éviter les ruptures extérieures qui interrompent les segments de droite. La figure 102
G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, Préface, éd. cit., p. 104.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE IV
de la dialectique systématique est explicitement chez Hegel le cercle ou plutôt « le cercle de cercles »103. Le cercle figure alors le mouvement de ce que nous comprenons conceptuellement et de ce qui nous est intelligible en continuité et en retour sur soi, tandis que le carré, tout en étant rationnel, renvoie à un fond indéterminé qui le limite. On peut dire qu’en vérité le cercle dialectique demeure donc réellement intérieur au côté gauche du Carré : c’est le plus haut de notre esprit ascendant se concevant circulairement lui-même. En ce sens, nous ne sortons pas de notre Idée en mouvement. Ce n’est que par analogie que ce cercle se projette en circonscrivant le Carré total, car c’est avec le plus haut de notre esprit que nous devons penser par analogie symbolique ce qui est plus haut que notre esprit. En ce sens encore, l’agnosticisme transcendantal est irréductible. Figurée dialectiquement dans le cercle des concepts, l’analogie dialogique du monde fait donc s’interpénétrer quatre contributions déterminantes : I. – celle de Kant pour la réflexion d’auto-limitation et d’auto-fondation critique de la finitude par la pensée de l’éternelle infinité, et ses analogies symboliques attributives. II. – celle de Hegel pour la création comme dialectique de l’aliénation de l’éternelle Idée logique dans le temps. La dialectique de la création, relevant du « développement » logique, est la forme la plus achevée de la dialectique qui est toujours négation de soi dans son autre et retour à soi dans la négation redoublée de cet autre même. III. – celle de Nietzsche dont l’apport majeur est le jeu conflictuel des forces spatio-temporelles orientées de la phusis au sein du monde, forces agissantes et déjà « interprétantes », pré-compréhensives de soi et de l’autre que soi. IV. – celle de Mallarmé pour le Drame quaternaire du Coup de dés et pour le Mystère de la Dame qui ne doit pas être dévoilé. La comparaison entre les trois structures quaternaires de l’univers (Hegel, Mallarmé, la dialectique réflexive) s’est imposée à nous en suivant le fil conducteur des trois régions de la métaphysique spéciale : l’âme ou l’esprit (dans notre vocabulaire, la subjectivité transcendantale), le monde (objet de la cosmologie) et Dieu (objet de la théologie). Dans l’ordre de sa fondation, le système hégélien est une théologie, plus précisément une 103 G. W. F. Hegel, Science de la logique, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, § 15.
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« théo-ontologie »104. La science des phénomènes de l’esprit fini qui y introduit culmine avec la figure de la religion chrétienne comme « religion de la raison » (Hegel) et de la vérité dont le savoir logique dialectique conceptualise le contenu. Le savoir de l’esprit ne détient donc pas en lui-même la vérité achevée et systématique du sens de l’être, mais il s’aperçoit bien plutôt, au terme du mouvement circulaire du système mobile du sens, comme la manifestation du sens divin dans le milieu de la finitude réflexive spirituelle. Quant à la nature, elle est du point de vue du mouvement du sens, la transition de l’être-posé par l’Acte créateur, dont l’être-posé reposant le sens, à savoir l’esprit, est l’autre membre disjonctif. Ontologiquement, tout part donc du Logos divin pour y faire retour au sein de l’esprit, en passant par son aliénation cosmologique dans la nature. Mallarmé, dont nous avons proposé une reconstruction systématique et dramatique, expose le schème des quatre Actes théâtraux d’un Drame. Cette structure est fondée sur une cosmologie naturelle, à la différence de celle de Hegel où, selon l’axe vertical, le moment universel de Theos, s’oppose à soi dans le moment particulier de la Phusis105. Le premier moment mallarméen du devenir de l’être est la naissance de l’esprit à partir de la nature (à la manière d’un dé « lancé dans des circonstances éternelles du fond d’un naufrage »). De sorte que l’esprit fini de l’homme, « sa petite raison virile », ne maîtrise que très provisoirement par la nécessité de sa pensée mathématique et technique (jusque dans les règles de la versification poétique) les contingences, aléas et hasards de son contexte cosmologique qui finiront par l’engloutir entropiquement. Quant au Dieu des dogmatismes religieux et métaphysiques, sa connaissance prétendue est celle d’une pure illusion que l’esprit humain se réapproprie comme une fiction en laquelle s’est projetée l’universalité de la pensée finie se sachant telle. Mais passé ce stade de la reconnaissance critique et de l’élaboration des fictions poétiques, se substituant avantageusement aux fictions illusionnées sur soi de la métaphysique, la pensée humaine, n’étant faite que de la matière naturelle devenue par une chance improbable consciente d’ellemême, subira le sort de toute matière dans notre système solaire : sa productivité s’éteindra inéluctablement. A la place du mouvement vertical créateur de la nature chez Hegel (son moment 2.), Mallarmé substitue en effet le mouvement destructeur qui fait retomber la nature à son chaos – du 104 Nous développons plus bas la différence entre « théo-ontologie » et « ontothéologie », Troisième Court Traité, Chapitre Deux, § 1. 105 Cf. plus haut nos explications des oppositions logiques verticales et horizontales dans la formalisation de Hegel effectuée par D. Dubarle.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE IV
moins dans notre petit système – « excepté peut-être une constellation … un compte total en formation », ailleurs et à une autre altitude, « sur quelque surface vacante et supérieure ». Les quatre moments de constitution de l’univers ontologique de Mallarmé sont donc ceux d’une cosmologie et, si ces quatre moments ont leurs « correspondants » dans la structure héritée de Hegel, leur sens en est totalement différent. Enfin et en troisième lieu, notre dialectique réflexive est centrée sur le soi de la subjectivité de l’esprit fini (son moment 1.) et l’on peut dire que c’est le mouvement de sa pensée qui construit l’articulation entre le champ cosmologique du monde empirique (sujet) et l’idée de Dieu (attribut de sens). Celle-ci demeure elle-même une Idée positive, non réductible athéistement à une fiction illusionnée sur soi comme dans l’athéisme de Mallarmé. Notre dialectique, tout en prolongeant le projet transcendantal kantien, intègre à son ontologie générale du soi les apports de la vision hégélienne et de la vision mallarméenne de l’univers de l’être. Elle réactualise la réflexion logique hégélienne en un sens qui est celui de l’autoréflexion rationnelle la plus haute et la plus pure de l’esprit fini sur lui-même. Réflexion si haute et si pure que, par une sorte d’illusion d’optique caractéristique des fictions dogmatiques ici encore, Hegel a pu penser que cette hauteur et cette pureté nous autorisaient à en faire le reflet ou la vision spéculative de la pensée divine en nous. Mais la logique dialectique n’est en vérité que le système de l’ensemble de nos concepts toujours envisagés d’un point de vue transcendantal : ceux que nous projetons dans la réalité objective empirique (Logique de l’être et de l’essence) et ceux qui relèvent de notre autoréflexion elle-même (logique du concept en et pour soi), y compris ultimement ceux que constituent nos trois Idées systématiques de l’âme ou de l’esprit se concevant, du monde comme cosmos et de Dieu (l’Idée absolue). La forme et le contenu finis de ce système de nos concepts peuvent et doivent donc nous servir pour penser par analogie ce que serait – « tout se passant comme si » – la pensée de Dieu dans son rapport à elle-même et à la nature. En effet, l’Idée absolue ou l’Idée de Dieu construite dans la Logique n’est que la science d’une Idée régulatrice pour l’ensemble des concepts qui lui sont subordonnés, mais cette Idée appartient encore à la pensée finie. Celle-ci pense Dieu comme perfection ou achèvement d’un système de perfections conceptuelles, identité absolue des concepts comme actes de la subjectivité et des concepts comme contenus de l’objectivité cosmologique. Cette Idéelimite ou Idée du système achevé de nos concepts demeure un produit formé par et dans notre finitude spirituelle. Au terme du système dialectique et processuel de nos concepts, nous devons donc reposer l’Idée de Dieu comme d’une infinité vraie,
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DE L’UNIVERS
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c’est-à-dire d’un esprit qui s’auto-réfléchit éternellement (sans rapport à la temporalité de formation des concepts en système) et sans avoir besoin du discours de la dialectique pour constituer sa relation réflexive immédiate et éternelle à soi. Celle-ci doit être reposée comme une relation d’intuition intellectuelle à soi, infiniment supérieure au discours finiment « supérieur » de la dialectique logique. Dès lors la « reprise » de ce dernier ne peut nous servir que comme une analogie éloignée que nous rapportons à cette réflexion infinie. Nous avons là trois moments : 1. - le système dialectique de nos concepts finis avec sa clef de voûte des trois Idées régulatrices ; 2. - la rupture de la dialectique logique et la position de l’Idée absolue d’une infinité qui limite absolument la finitude de la réflexion sous son aspect supérieur de logique dialectique : « comment comprendre, en effet, un être pour-soi infini, c’est-à-dire un être qui est rapport à soi, mais qui ne serait pas pensé comme relation de différence de soi à soi sur le mode d’une auto-négation dialectique ? »106 ; 3. - la reprise de cette logique dialectique avec le sens cette fois d’une analogie conceptuelle de la pensée d’une intuition intellectuelle éternelle et créatrice de la nature finie, par finitisation en aliénation de soi : « dans la figure dessinant le Tout, le Cercle reprend son mouvement en sortant de cette brisure de discontinuité et il effectue la compréhension ou circonscription du côté théologique du carré du monde »107. La science de la logique dialectique a donc deux fonctions successives de sens différent : une fonction de connaissance effective et systématique de soi de la raison finie et une fonction de pensée analogique de la pensée divine envisagée comme une fiction rationnelle : « cela signifie, me semble-t-il, que les réalités divines et les plus hautes, dans l’ordre visible comme dans l’intelligible, ne sont que des analogies hypothétiques de tout ce qu’on attribue à Celui qui se tient au-dessus de tout » écrivait déjà Le Pseudo-Denys108. Si la dialectique réflexive s’accorde partiellement à la spéculation théologique hégélienne, elle s’accorde aussi en partie à la vision cosmologique mallarméenne et à sa réflexion épistémologique pour envisager la probabilité, à terme, de l’extinction thermodynamique d’un système solaire ayant engendré la réalité humaine de l’esprit, condition empirique de toute réflexion. Tandis que Mallarmé oppose le mouvement de la « chute destructrice » à l’emplacement même de la divine « chute créatrice » du 106 A. Stanguennec, La dialectique réflexive, I, Lignes fondamentales d’une ontologie du soi, Lille, P.U du Septentrion, 2006, p. 34. 107 A. Stanguennec, La dialectique réflexive, III, Analogie de l’être et attribution du sens, Lille, P. U du Septentrion, 2013, p. 222, note 4. 108 Le Pseudo-Denys, Traité de la théologie mystique, trad. de l’abbé Darboy (1845), cité dans La dialectique réflexive, III, éd. cit., p. 186, souligné par nous.
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SECOND COURT TRAITÉ – CHAPITRE IV
système hégélien, nous maintenons cet emplacement de « chute créatrice » fictivement rationnelle, mais il s’agit de la donation d’une énergie démultipliée en autant de mondes virtuels dont chacun ne dispose que d’une quantité finie d’énergie productrice, et dont nous admettons, avec Mallarmé cette fois, qu’elle s’exténuera dans notre système solaire, pour « reprendre » ailleurs « peut-être » le jeu de son processus évolutif. Notre symbolisme écarte le présupposé, en quelque manière dogmatique, selon le lequel la pensée conceptuelle serait sous la dépendance préalable des symboles figurés d’une tradition spirituelle quaternaire s’imposant au philosophe qui devrait s’y soumettre en préalable. Il s’agit au contraire, pour le métaphysicien critique, d’une liberté tolérée de la production en « licence poétique » ou de la production d’images conceptuelles que le sujet s’autorise en tant qu’homme philosophant. La finitude s’exprime ici, en l’étant humain, comme un besoin d’images et de figures représentatives (les Vorstellungen allemandes) pour cela même qui est visé infiniment au-delà de toute image et de toute figure. Ceux qui ne supportent pas ces formules symboliques complexes, tout à la fois conceptuelles et imagées, jugées par eux trop contestables ou trop compliquées pour leur exigence de connaissance, et estimées abstruses ou absconses, cesseront ici de nous lire – s’ils ne l’ont fait déjà. Quant à ceux qui les supportent ou les exigent comme nous, ils accepteront de se souvenir – sous l’éclairage du présent Court Traité consacré aux symboles quadripolaires et quaternaires –, d’un monde dont on a fait l’hypothèse rationnellement fictive. Avec elle, nous restons à l’intérieur de l’Idée animée par le mouvement circulaire et quadripolaire, foyer imaginaire premier et dernier de toute réflexion comme l’a suggéré le schéma proposé plus haut dans ce Chapitre. L’ordre 1-2-3-4 est l’ordre de constitution progressive de la connaissance de soi de l’humanité dans le monde. Ce schéma quadripolaire implique plusieurs symétries et correspondances internes : divergence-convergence, ascension-chute, unité-séparation, etc. Il offre d’autre part des similitudes remarquables avec le schéma quadripolaire interprété plus haut dans Le Coup de dés de Mallarmé, que nous reprendrons en comparaison dans la page suivante. Le point de départ mallarméen est la Nature évoluant et naufrageant la sirène et le bateau du Maître, « dans des circonstances éternelles » (1). ; le second point (2) est chez Mallarmé l’opposition de l’esprit à la nature, le combat de la nécessité contre le hasard naturel qui l’engloutira à terme; le troisième point (3) est chez Mallarmé, celui de la mention de la synthèse victorieuse de l’esprit avec la nature : d’une part, sa victoire illusoire dans le savoir métaphysique dogmatique (chez Descartes et Hegel, notamment), d’autre part sa vraie victoire, Mallarmé substituant sa « poésie critique »
DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DE L’UNIVERS
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à tout dogmatisme en raison de son interprétation athée des sciences de la nature et de l’homme. L’union de l’esprit avec la nature devient l’inscription de l’esprit dans le mouvement de la nature qui l’absorbera ensuite dans son déclin thermodynamique en point quatre (4). A la poésie critique de Mallarmé et à son athéisme pur, nous substituons une critique philosophique transcendantale qui nous permet d’intentionner une synthèse théologique non dogmatique des différentes formes culturelles au terme du point (1) de la réflexion de séité. Il en résulte en point (2) une synthèse ontothéologique, critique, se substituant ainsi à la synthèse théo-ontologique hégélienne faisant dans notre dialectique réflexive comme elle le fait chez Mallarmé l’objet d’une critique radicale. Mais, du fait de la nécessité réflexive de la synthèse ontothéologique maintenue sur un mode transcendantal, nous nous séparons alors de Mallarmé. Toutefois, à la dissolution des synthèses, affectant aussi bien l’information néguentropique de l’univers que la formation conceptuelles des synthèses homme-nature qui en participent chez Mallarmé, correspond dans notre dialectique analogiquement réflexive la création dialectique de la nature par Dieu en notre point trois (3). Enfin, la nature créée en évolution dans l’un des mondes virtuels en cours d’actualisation est notre point (4) correspondant au point de départ (1) de la structure mallarméenne. Cela ne signifie pas que nous refusions la réflexion mallarméenne sur l’entropie croissante de l’univers. Car l’évocation de la divergence de multiples mondes virtuels (3.) peut laisser penser, comme chez Mallarmé, la mort entropique de notre monde en évolution après un éphémère triomphe des forces de néguentropie. Mais cette « déprise » finale de la néguentropie dans notre monde n’exclut pas l’hypothèse de la reprise, « peut-être » (Mallarmé), de l’in-formation convergente d’autres « constellations » dans un ou plusieurs des autres « mondes possibles ».
TROISIÈME COURT TRAITÉ
DE L’INEXISTENCE SUREXISTANTE DE DIEU ET DE SES SYMBOLES. OÙ IL EST MONTRÉ COMMENT LA POSITION TRANSCENDANTALE DE DIEU COMME UN SENS SUREXISTANT FONDE LES CONCEPTS DE FOI ET DE CROYANCE
CHAPITRE PREMIER
DE L’INTENTION DE TOUTE CHOSE. DE L’INEXISTENCE VISÉE ET DE L’INEXISTENCE POSÉE. § 1. TOUTE CHOSE PEUT ÊTRE
JUGÉE RÉFLEXIVEMENT
COMME ORIENTÉE VERS UN SENS
Mon âme est un rayon de lumière et d’amour Qui, du foyer divin, détaché pour un jour, De désirs dévorants loin de toi consumée Brûle de remonter à sa source enflammée.1
De même que le poète évoque ici son âme détachée puis réorientée vers son foyer divin, de même, plus généralement, toute chose de la nature peut être conçue par un jugement réflexif analogique de finalité assumé de manière critique. Il est alors permis de penser – sinon de savoir de science objective – que tout être vivant, tend vers un terme qui est à la fois sa fin et son achèvement. C’est en ce sens que toute chose « intentionne » ou « intente » ce qu’elle vise. Or, cela même qu’intentionne ou intente terminalement toute chose, c’est ce qu’elle ne possède pas réellement, ce qui lui manque et qui la meut comme son sens, à la manière d’un foyer de lumière et de convergence éclairant de loin tous ses actes.
Disposant seul du jugement de réflexion, l’esprit humain est apte à poser ce sens comme un « idéal » de soi, ainsi que nous l’avons établi dans le premier Court Traité sur le séisme. Et c’est précisément ce manque qui, mobilisant le vivant, l’affecte d’une insatisfaction inquiète. Même si l’expérience première, évidente pour nous, est celle de l’intentionnalité ou de l’intention de l’esprit visant un sens dont il manque et qu’il juge en idée, il n’en demeure pas moins que c’est d’une intention analogue à la sienne que l’esprit dote par réflexion la nature, du moins en celles des « choses naturelles » qui affectent son expérience. 1
Alphonse de Lamartine, La prière.
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TROISIÈME COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
§ 2. LE LIEN ENTRE L’INTENTIONNALITÉ DE LA
CONSCIENCE
ET LA FINALITÉ DES CHOSES
Il ne convient donc pas de séparer absolument l’in-existence intentionnelle des objets de la conscience humaine et les « objets » que visent les tendances, besoins et pulsions des vivants, dont les nôtres, qui nous rattachent à ces vivants naturels. Il y a dans l’homme, en tant qu’apte à la raison, une sorte de pulsion de perfectionnement à l’infini dont le terme idéal, jamais effectivement atteint, mais donnant sens à tout ce qu’il atteint, est un infini sans défaut, car indéfectible. Cette unité, en tant que valeur, peut être exprimée comme le Bien ou le Sens dont la formulation par Félix Ravaisson pourrait être adoptée ici : « la nature tend de toutes parts au bien sans le voir au-dessus d’elle comme un lointain idéal, mais sous l’immédiate influence d’un désir aveugle »2. Cet idéal ontologique du Bien est implicitement présent et mobilisant, comme une condition transcendantale de cette expérience. Le philosophe pose clairement la corrélation entre essence de la finitude se réfléchissant en l’homme et l’Idéal d’infinité, celui d’un acte éternellement intuitif de réflexion en soi. Or, cet élan, indissociable autrement que par abstraction d’une pulsion ou d’une tendance vitale, est bien à la fois une force et une pensée, une énergie et une visée, en bref une intentionnalité. On pourrait estimer que cette « pulsion » spirituelle de perfectionnement résulte du refoulement des pulsions naturelles, constructives et destructives, érotiques et thanatiques (Freud), puissances « phusiques » (Nietzsche) qui en l’homme ne sont plus réglées par des instincts animaux. Elles doivent alors être refoulées sous leur forme anomique par les limitations que lui imposent les lois et les interdits culturels. De telles pulsions, déréglées par la perte des instincts, feraient retour de façon « sublimée » dans l’art, la science, la religion, la métaphysique, lorsque ces formes symboliques se tournent vers une divinité à l’intérieur du monde ou un Dieu extra-mondain. Il y aurait d’ailleurs là un progrès envisageable, quand l’on passe des images divines de la religion ou de l’art à la conceptualisation métaphysique de ce qui ne peut être imagé en tant que tel, sauf par analogie. Mais cette sorte d’archéologie de la pulsion métaphysique, reprise dans une phénoménologie de l’esprit métaphysique, ne saurait empêcher le métaphysicien de repenser aussi par analogie les pulsions « réglées » des vivants naturels comme déjà obscurément animées d’une visée de sens 2 F. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, 1837-1846, réimpression Cerf, 2007. I, III, p. 5.
DE L’INTENTION DE TOUTE CHOSE, DE L’INEXISTENCE VISÉE
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infini et comme pouvant, dans certaines conditions, lui servir de symboles pour sa réflexion. C’est ce que nous voulions montrer dans notre Court Traité sur le symbolisme métaphysique quaternaire et circulaire. La pulsion métaphysique serait donc inscrite dans la nature, du moins pour notre jugement de réflexion rétrospectif, ce que niait pour sa part le père de la psychanalyse, n’y voyant que la sublimation des pulsions érotico-thanatiques des humains en contexte de culture3. Sous cet aspect, la pulsion naturelle vise sans doute un terme proche qui est l’objet posé de la pulsion (nourriture, santé, union sexuelle, possession, etc). Mais, de plus et le traversant de façon inquiète, nous pourrions alors faire l’hypothèse d’un second terme, plus lointain, qui à travers le premier ferait ressentir l’insuffisance de celui-ci. Il mobiliserait à nouveau la tendance vers un meilleur terme, et ainsi de suite, à travers l’évolution des espèces. Le cycle stérile des satisfactions, limité à l’intérieur d’une espèce, exigerait qu’on en sorte par des transformations affectant l’espèce elle-même. Ceci permettrait de mieux comprendre – mais non de connaître à coup sûr – l’évolution de la nature dans des lignées de complexification croissante, chacune faisant converger les données de son « départ », tout en divergeant d’autres lignées jouant leur jeu dans les essais de maîtriser les hasards des mutations internes et externes, en autant de « coup de dés » selon la formulation mallarméenne. Le terme le plus lointain et dernier de cette complexification n’est pas posé par le vivant animal ; seul l’homme par sa réflexion sur lui-même – réflexion du soi fini corrélé au soi hypothétique infini – parvient à poser explicitement celui-ci comme l’infini divin, cette ultime Altérité qui donne son sens aux mouvements de l’ensemble. Heureux traumatisme donc, que la perte des instincts et le refoulement par les interdits qui s’ensuivit. Toute tendance est à la fois pulsion et intention, force réelle et visée d’un sens, les deux, nous l’avons dit plus haut, n’étant séparables que par l’abstraction de notre pensée. Mais par un jugement de réflexion nous pouvons fonder aussi cette nostalgie de l’unité qui s’empare de notre âme inquiète, sous l’aspect le plus foncier de cette inquiétude du soi qui nous tenaille4. Il s’agit certes d’une souffrance de la division interne à la conscience, mais également 3 Son disciple C. G. Jung s’est montré ouvert, grâce à l’hypothèse des archétypes universels, à cette hypothèse d’une continuité entre la base naturelle infraconsciente de l’esprit et son sommet supraconscient. Ce fut là l’objet de la rupture entre le maître et le disciple. 4 Nous avons développé cette analyse dans Leçons sur le rationnel et l’irrationnel, Leçon 13, Ch. 4., « De l’angoisse à l’inquiétude du soi comme mobile de la philosophie », Paris, Ellipses, 2014, p. 109-124.
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TROISIÈME COURT TRAITÉ – CHAPITRE I
du regret d’une unité perdue, celle que nous envions dans l’instinct animal et dans l’aisée croissance des plantes, non divisées avec elles-mêmes. Toutefois, il y a bien une expérience de la séparation indissociable de toute activité vitale : le besoin lui-même impose cette évidence d’une incomplétude qui cherche à se combler. Chez l’homme, la nostalgie est référée à un contenu total, le monde est notre séparation et nous en souffrons. La nostalgie de l’union est par elle-même le désir de retrouver cette unité perdue en-deçà de la brisure des êtres. Toutefois, deux voies possibles s’offrent vers l’unité regrettée. L’une est orientée vers le passé de l’être, sous la forme de ce monde dans lequel nous pourrions à nouveau nous fondre, sorte de vert paradis d’amours enfantines et vert Éden d’avant la chute, lumineuse compagnie de Dieu dès la création du monde ; l’autre est tournée vers une autre utopie, celle d’une éternité d’avant la création même et d’une pensée infinie s’y pensant elle-même, comme la métaphysique s’en construit le concept en esprit. § 3. DE L’INEXISTENCE VISÉE ET DE L’INEXISTENCE POSÉE Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’intentionnalité de retour naturel ou de visée éternelle, il convient, avons-nous vu, de distinguer dans toute intentionnalité la partie intentionnée en acte ou « posée » et la totalité visée sans être posée, dans laquelle se situe toutefois la partie posée. Le vivant, à travers l’objet « posé » de son désir, « viserait », mais sans le poser, un au-delà qui est sa propre totalité organique à laquelle manquait cette partie ou cette nourriture. De la même manière, la conscience à travers l’objet de sa connaissance « vise », sans la poser comme « connue », la totalité du monde en laquelle s’inscrit l’objet intentionné en acte ou le contenu « posé », que l’on pourra nommer, pour cette raison, « thétique ». De sorte que cette première position, nécessaire mais insuffisante, exigerait une ultime position thétique : celle, à travers un discours visant le monde, de l’infini divin donnant son sens à toutes les orientations intentionnelles convergentes du monde lui-même. Le non-posé présupposé serait alors posé. Le Tout, d’abord non posé, étant immédiatement un fond implicite, est ensuite construit dans les formes transcendantales du rite, du mythe, de la religion, de l’art et de la philosophie, deviendrait et demeurerait le corrélat sacré que l’on pose dans la croyance, dans la forme esthétique et jusque dans la forme métaphysique des thèses discursives « posées » et enchaînées conceptuellement. C’est ce que nous avons proposé de penser comme le « sens » invariant essentiel et corrélat de la
DE L’INTENTION DE TOUTE CHOSE, DE L’INEXISTENCE VISÉE
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« foi » présente en toute croyance explicitement posée. Posé explicitement par notre réflexion philosophique, cet invariant de la « foi », présupposé des croyances, se corrèle à une « in-existence » intentionnelle. L’«inexistence intentionnelle » ne signifie donc pas la « non existence » ou « l’inexistence » comme modalité du non-être existentiel (voir plus bas, notre Ch. Deux, § 3) mais d’abord l’existence comme contenu de sens, posé ou visé « dans » (in) la conscience se donnant un sens à titre de phénomène sensible ou intellectuel. Il s’agit de l’in-esse intentionale des philosophes scolastiques, retrouvé par Brentano5, puis par Husserl.
5
Fr. von Brentano, Psychologie du point de vue empirique, 1874.
CHAPITRE DEUX
DE L’INEXISTENCE SUREXISTANTE DE DIEU § 1. DE
LA NON-EXISTENCE PAR ABSENCE D’ÊTRE ET DE LA NON-EXISTENCE PAR EXCÈS D’ÊTRE
Le sens intentionnel que dit le mot « Dieu » est d’abord in-existant comme tout contenu de « noème » intentionnel phénoménologique. Il est ensuite «in-existant » au sens de la modalité logique du jugement qui le pose et ces deux significations du terme inexistence, la signification intentionnelle et la signification modale, doivent être soigneusement distinguées. L’inexistence modale du concept de Dieu n’est pas l’inexistence (non-être) par défaut d’existence mais par éminence de surexistence (sur-être), puisqu’il est entendu comme contenant éminemment en soi la puissance créatrice de l’existence et l’énergie de celle-ci, sur un mode éternellement intuitif de soi. Rappelons que des déterminations ou des qualités d’une chose sont contenues éminemment dans une autre chose, lorsqu’elle n’y sont pas contenues exactement comme telles, mais qu’elle appartiennent à cette seconde chose «…. de façon si grande qu’elles peuvent suppléer à ce défaut par leur excellence », comme l’exprime Descartes6. De façon générale, toute détermination qui se trouve en un étant fini se trouve en son fondement infini, de façon effective mais de manière infinie, c’est à dire de façon éminente. Dès lors le mode éminent de la contenance préserve le contenu de l’Idée de Dieu d’être réduit à la finitude. Ainsi l’« existence » n’est pas une propriété qui est en Dieu comme elle est dans le monde, puisque dans le monde l’existence est dans l’espace et le temps et que Dieu est pensé en dehors de cette existence mondaine. Toutefois, si l’on montre que Dieu est nécessairement pensé comme étant le fondement où la raison d’être de l’existence, il est nécessaire d’admettre que l’existence est pensée comme contenue en lui sur un mode « éminent ». En ce sens, il est pensé comme « sur-existant », c’est-à-dire contenant l’existence 6 R. Descartes, Abrégé géométrique, IV., dans les Réponses aux secondes objections, in Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, 1963, p. 391.
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TROISIÈME COURT TRAITÉ – CHAPITRE II
de manière éminente au sein de sa perfection pourtant supérieure à toute existence. Il ne saurait non plus être constitué formellement de catégories qui ne pourraient être qu’analogiques de la créativité infinie de son propre entendement puisque ces catégories sont aussi des déterminations finies. La simplicité infinie pensée dans le concept de Dieu n’est pas pauvreté et indigence, mais richesse et plénitude, contenant, sur un mode éminent et pleinement intuitif de soi, l’équivalent de toutes les catégories et infiniment plus encore que celles que nous déduisons dans notre logique, y incluse la modalité catégoriale de l’existence. Suarez a insisté sur cette « éminence » de la pensée divine contenant la pensée de son soi sur un mode supra-catégorial, supérieur à ce que contiennent nos « prédicaments » logiques et discursifs : « Dieu ne peut être défini selon un quelconque prédicament, mais il existe au-dessus de tous et hors de tous en tant que source de toutes choses ». Dès lors les catégories ne peuvent lui être attribuées que per metaphoram ou per analogiam7. L’analogie de l’être nous sert donc à penser ce qui est en Dieu de façon éminente, et au premier chef la pensée d’entendement. Cette propriété générale est d’une certaine manière commune à l’entendement fini et à l’entendement infini car il serait absurde d’affirmer l’entendement en Dieu en affirmant par ailleurs qu’il ne pense en rien comme nous pensons. Ou bien les mots n’ont pas de sens ou l’affirmation de la pensée en Dieu signifie qu’en un sens il y a identité entre sa pensée et la nôtre et que la pensée de l’intelligible en Dieu s’effectue d’une façon spécifique qui nous est inaccessible : l’intuition intellectuelle. Nous avons formé l’expression de « théo-ontologie » en la distinguant de « onto-théologie » ignorant qu’Olivier Boulnois avait avant nous distingué dans les mêmes termes les deux manières d’articuler ontologie et théologie8. Suarez se situe dans la tradition synthétique onto-théologique (Duns Scot, Suarez, Wolff, Kant) et non pas dans la tradition théo-ontologique (Plotin, saint Thomas, Hegel). Mais quelle est la différence ? Toute onto-théologie est fondée sur ce qui est avant tout « ontologiquement pensable » (ens cogitabile) par l’entendement humain et c’est par rapport à l’étant pensable en général par l’entendement fini que se trouve déterminé ce qui est pensable en théologie. Le cas d’une ontologie générale 7 Pour ces passages, cf. Fr. Suarez, Metaphysicae Disputationes, XXX, Question IV, § 34. Paris, Chapelet, 1619, trad. Coujou, Paris, Vrin, 1998. 8 Cf. son Introduction à la traduction de D. Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1988.
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qui se convertit modestement en analytique transcendantale de l’entendement conditionnant les phénomènes n’échappe pas à cette dépendance, même si la spécificité ontologique de l’expérience rend illégitime la connaissance de la spécificité théologique, car celle-ci reste pensable (non connaissable) par les catégories dans leur usage analogique. Dans une théo-ontologie, c’est, à l’inverse, la connaissance de Dieu (d’abord par la « révélation » ensuite par la « preuve » rationnelle) qui fonde la possibilité de la pensée de l’être : l’ontologie y est donc fondamentalement dépendante de la théologie. Nous parlerons de l’inexistence surpassant toute existence en termes d’« ek-sistance », néologisme qualifiant alors par excès et extériorité son sens d’être. Mais le vocable de l’« ek-sistance » se distingue par là de celui de l’ek-sistence (die Ek-sistenz) dans le vocabulaire heideggerien, puisque l’ek-sistence y signifie dans Être et temps le mouvement d’ouverture du Da-sein fini à ses possibilités propres. Et après le « tournant » dans la pensée de Heidegger que nous avons analysé dans le premier Court Traité, le même vocable signifie la réorientation vers la vérité de l’être lui-même. Pour notre séisme ontologique, il s’agit de restaurer l’ouverture du soi fini, en tant que sujet, à l’Idée de la perfection infinie dont la forme demeure transcendantale. Tout au plus pourrait-on dire que l’ek-sistence du soi au sens de Heidegger est ouverture à l’ek-sistance divine. On remarquera aussi que le radical « -sistance » (et non « -sistence ») est une forme verbale indiquant la constance d’une sub-sistance, ce qui n’est pas le cas le l’ek-sistence heideggerienne, absolument non subsistante. Le vocable « ek-sistance » veut l’exprimer comme « se tenant éternellement en dehors de l’existence finie », pour la penser ensuite dialectiquement en tant qu’infinité s’aliénant dans cette existence même qu’elle a créée en s’y finitisant. Cette unité des contraires en Dieu, en soi hors de nous et en nous hors de soi, inconcevable à un entendement qui se refuse à penser autrement que sous le principe de non-contradiction, ne peut être conçue que par la dialectique d’auto-contradiction du concept, mais sans valeur de connaissance autre qu’analogique. L’idée de Dieu est en effet un concept dont le signifié excède toute signification d’un concept d’être fini par définition, le contenu du concept d’être fini renvoyant à un quelque chose de possible sinon de réel dans l’espace et le temps. Le sens du mot « Dieu » est donc : ce qui se tient en dehors de toute signification spatio-temporelle finie, bien qu’il soit déterminé ou défini comme ce qui précisément excède la signification dont nous signifions un étant fini par un concept défini. Vis-à-vis d’un concept relatif à quelque chose de fini, il est donc surdéterminé puisqu’est
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pensée en lui la perfection rationnelle infinie, à laquelle on ne peut ajouter une seule perfection. C’est le concept d’un être sans défaut parce qu’indéfectible : « Dieu, écrivait Jean Scot Erigène, subsiste ainsi, au-delà de l’être modalisé, comme Sur-être et comme Être absolu qui excède toute parole et tout entendement »9. Scot Erigène veut indiquer là qu’on ne peut exprimer le sens de Dieu par une parole usant des modalités catégoriales de notre logique formelle et des catégories de l’entendement selon Aristote. Si ce corrélat infini de l’être fini ne peut être un contenu « existant », c’est parce que l’« existence » stricto sensu s’entend précisément de l’extériorité d’un contenu fini dans l’espace et le temps, et par suite, d’un contenu toujours imparfait et défectif dans son ordre, soit par fragilité existentielle, commençant et finissant, soit par faillibilité intellectuelle ou morale. Mais dans l’ordre du fondement métaphysique ou raison d’être de son existence, tout contenu fini est à la fois créé temporel comme êtreposé en même temps que l’Acte de création par son Autre divin le soutient éternellement dans son actualisation par soi. Dieu soutient sa créature et tant que sa puissance actualisée n’est pas épuisée, Dieu soutient son être « en puissance » (en dunamei, in potentia) de soi. Le soutien créateur ne soutient que la virtualité de son être, tout en le « laissant être » libre dans son actualisation offerte aux hasards des contingences extérieures. Dieu est pensé comme ce Rien éminent qui se fait être tout en tous, achevant ainsi son être en la complétude de la totalité, par une auto-création de soi comme autre, pensée par l’analogie dialectique, sans que celle-ci prétende pour autant la connaître telle qu’elle, puisqu’elle n’est qu’analogie. Ainsi nous pensons que Dieu s’affirme en se niant par une contradiction dialectique qui n’est certes que le moyen logique encore trop humain de le concevoir, comme ce cercle mobile de l’infinité revenant en elle-même dans notre discours fini. Avant Kant, Jean Scot Erigène pose que Dieu n’est dit « entendement » – « entendement intuitif de soi-même » dira Kant – qu’analogiquement10, car l’entendement connu de façon directe est cet entendement fini et discursif qui est le nôtre. Mais le très long Traité sur-ontologique d’Érigène présuppose la connaissance de foi du Dieu incarné dans le Christ, tandis que notre Court Traité retrouve ce langage à partir de la connaissance transcendantale de nous-mêmes – la Logique étant toutefois par rapport à notre pensée une connaissance, non 9 J. S. Érigène, De la division de la nature, Livre I, § 482 AB, trad. et éd. française, PUF, 1995, p. 126-127. Cf. également le « Traité du néant » du Livre III. 10 J. S Erigène, op. cit., III, 673 A.
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une simple pensée – érigée en symbole logique pour penser l’Inconnu divin. Cette pensée analogique à distance de son objet, transposition d’une connaissance logique directe, acquiert ainsi le statut de « connaissance indirecte ». Mais nous effectuons cette reprise sur la base de la « foi » (fides) dans le sens transcendantal de l’Idée théologique, telle que nous en développerons à nouveau la définition plus bas (§ 3). De son côté, Erigène suppose que Dieu pense effectivement ses Idées et les réalise, c’est-à-dire se réalise en les créant comme autant d’essences, dans le sillage du dogmatisme platonicien. Selon nous, cela ne peut être assuré comme vrai, mais comme une projection de la génération dialectique des seuls concepts logiques de notre raison finie en analogie de l’être divin. Nous en profiterons pour comparer le statut de la Logique dialectique, en tant que modèle analogique, au statut du paradigme chez Platon. Est-ce que la ressemblance première est celle de nos pensées avec les Intelligibles (Platon), ou celle des Intelligibles avec nos pensées, ressemblance exclue par Platon11 ? Le paradigme est le point de passage de l’immanence logique à l’Idée du Bien théologique : il est à la fois emprunté au monde spatio-temporel du discours humain et fonctionne comme modèle analogique de la pensée divine. Comment le peut-il ? D’après nous, il ne le peut qu’en tant que fonctionnant comme un analogon humain de la pensée divine qui nous échappe en elle-même. En d’autres termes, l’Idée a un double sens : elle signifie à la fois l’inconnaissable en tant que manqué, visé progressivement dans l’intentionnalité du sens éternel et le connaissable réfléchi dans la dialectique que nous inter-posons comme suppléant entre le suprême inconnaissable et nous. Contrairement au dogmatisme de Platon, nous posons que c’est notre pensée finie qui construit le « paradigme » comme modèle attribué à Dieu par analogie. Cette construction transcendantale du paradigme analogique est nécessaire pour nous faire un concept logique du savoir créateur divin, tandis que pour Platon les modèles idéaux originaires ou paradigmes sont réellement en Dieu et la ressemblance fondatrice première va du divin au mondain comme participation du mondain au divin. Avec la possibilité et la nécessité, l’existence est en effet une des trois modalités du jugement. La modalité ou « mode » logique est le mode d’être ou la manière d’être du contenu d’un concept pour le sujet jugeant la valeur cognitive de ce concept, c’est-à-dire sa valeur de vérité 11 Point rappelé par Victor Goldschmidt dans Le paradigme dans la dialectique platonicienne, Paris, PUF, 1947, p. 43.
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(possibilité- impossibilité, existence-inexistence, nécessité-contingence), d’où le nom récent de modalité aléthique (modalité de vérité) donné à ce type de modalité par les logiciens. La modalité n’ajoute rien au contenu sémantique du concept intentionné, mais détermine la valeur cognitive de ce concept dans son rapport à l’esprit du sujet qui le pense. Cette relation à l’esprit est donc celle de la valeur cognitive plus ou moins grande du concept, eu égard aux exigences de la connaissance par son moyen. On saisit qu’elle est déjà un acte de réflexion et non de simple détermination déductif ou démonstratif comme l’est d’abord la logique formelle orientée vers la connaissance des lois qui gouvernent ses énoncés. Un concept dont le contenu est simplement « possible » a moins de valeur cognitive qu’un concept dont le contenu est posé comme « possible et existant » ; et un concept dont le contenu est posé comme existant mais « contingent » a moins de valeur cognitive ou aléthique qu’un concept dont le contenu est posé comme existant et « nécessaire » en tant qu’existant. Le contenu sémantique ou le sens du concept est-il pour le sujet envisagé à la manière d’une simple possibilité (possibilité formelle ou possibilité réelle) ? L’est-il à la manière d’une possibilité à laquelle correspond une réalité ou une existence à l’extérieur du concept ? Enfin, l’est-il à la manière d’une nécessité, mais seulement en tant que possibilité ? Alors c’est un concept qu’il est nécessaire de seulement penser et qui entretient des relations de nécessité avec d’autres concepts seulement pensés. L’est-il à la manière d’un contenu nécessaire en tant qu’existant ? Dans ce cas, le contenu qui lui correspond existe nécessairement et entretient des relations nécessaires avec d’autres réalités existantes au sein de l’expérience sensible, possible ou réelle. Le concept de Dieu est formellement possible et nécessaire en tant que possibilité, mais ne possède pas de possibilité d’existence. L’existence de son contenu ne peut être ni posée de façon contingente ni démontrée nécessaire. En réalité, comme le contenu de ce concept est l’infinie perfection, la modalité de l’existence ne peut en aucun cas lui convenir. Seule l’ek-sistance ou sur-existence du Sur-être signifié convient à ce concept. Pourquoi, demandera-t-on ? Parce qu’il est, répétons-le, deux modes de l’inexistence modale, le mode par défaut et le mode par excès. Le mode par défaut est celui de l’impossibilité d’existence d’un contenu fini pensé parce qu’il est un non-sens sémantique ou une contradiction logique (relevant de la syntaxe ou règle d’enchaînement de propositions). Le mode par excès est celui de l’impossibilité existentielle par excès, c’est-à-dire par supériorité de perfection du contenu conceptuel vis-à-vis de la perfection finie, ou de la finitude spatio-temporelle des contenus
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existants. Telle est une des raisons réflexives et régressives, remontant de la finitude se pensant jusqu’à la pensée de l’infini comme à son sens, pour laquelle on peut nommer ce mode « sur-existant ». Nous verrons qu’il en est une autre, « progressive » en quelque sorte, puisque, partant de ce sens une fois posé, de cet attribut devenu sujet de sens, elle nous permet de penser l’infini, non seulement régressivement comme sens compréhensible de la finitude, mais progressivement comme raison d’être de la finitude existante, de sorte qu’il est nécessaire, en ce sens, que cette sur-existence infinie contienne, mais par éminence, l’existence finie elle-même comme ce qu’elle produit éternellement à partir d’ellemême. § 2. DE LA POSSIBILITÉ FORMELLE,
DISTINGUÉE DE
LA POSSIBILITÉ RÉELLE
Dans l’ordre des modalités logiques du jugement, il convient donc de distinguer la modalité de possibilité formelle de celle de la possibilité réelle. La première se définit comme la concevabilité logique ou la non contradiction du contenu de sens d’un concept, mais elle n’implique pas encore la possibilité réelle qui s’ajoute dans certaines conditions à la possibilité formelle. En effet, la possibilité réelle suppose la possibilité formelle mais la réciproque n’est point vraie. En mathématiques, certains concepts d’objets ont une possibilité formelle sans qu’aucun objet réel puisse leur correspondre dans le monde de l’expérience des contenus réels ou physiques. Le concept d’une infinie perfection en acte, ou concept de Dieu, est bien formellement possible et même formellement nécessaire, mais ce concept exclut, de par son contenu de sens, toute possibilité réelle ou possibilité d’une existence. La possibilité réelle est la possibilité d’existence d’un contenu formellement possible. Or la condition de possibilité d’une existence est la possibilité de position du contenu conceptuel dans le milieu de l’espace et du temps, c’est-à-dire, métaphysiquement exprimé, dans le milieu de la finitude, la finitude n’étant rien d’autre que l’existence, en tant que limitée dans l’espace et dans le temps. Un contenu infini, s’il est formellement possible et nécessaire, est nécessairement inexistant, puisque son inexistence est la conséquence du sens même de son concept ou de son infinité. L’inexistence de Dieu est donc formellement impliquée par son concept. Ceci, remarquons-le, est tout l’inverse de la preuve dite ontologique qui prétend prouver l’existence de Dieu en affirmant que l’existence réelle est impliquée par son concept. Or il s’agit
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d’une inexistence modale par excès de perfection (l’infinité actuelle) et non par défaut de perfection ou d’intelligibilité logique comme celle d’un « cercle carré ». Toutefois, le contenu de sens de l’idée de Dieu a bien une in-existence intentionnelle comme présence indubitable et nécessaire à la pensée qui l’intentionne en tant que corrélat noématique, ce que les phénoménologues nomment « noème », un contenu signifié de la pensée («noèse»). Nous pensons noétiquement ou subjectivement un contenu qui est noématiquement ou objectivement (comme objet intentionnel) extérieur à l’espace et au temps. Ce « noème » est ainsi un « noumène » (« noomenon »). puisque le contenu de son sens est pensé au-delà des phénomènes finis, il est donc purement intelligible. Dieu comme infini pensé est une pensée possible et nécessaire. Il convient de rappeler que l’in-existence intentionnelle (noématique) n’est donc pas l’inexistence modale d’un contenu intentionnel en général. Ce n’est point parce qu’un sens a une in-existence intentionnelle ou une idéalité que son contenu est modalement inexistant. L’inexistence intentionnelle traduit l’inesse intentionale (le « in » indiquant l’orientation vers le sens visé dans la pensée) ; dans la formule de l’in-existence modale, le « in » traduit la non-existence du contenu de sens intentionnel en dehors de l’intériorité de sa visée. Ce « in » indique alors la privation ou négation de l’être extérieur à la pensée pensante (noèse).
§ 3. DE LA
MODALITÉ DE L’EXISTENCE À LA SUREXISTENCE DE
DIEU
La dialectique réflexive est une reprise dialectique du criticisme kantien, c’est-à-dire de la position pensée d’un entendement intuitif divin, dont l’Idée limite critiquement le savoir humain tout en étant pensée comme donnant son sens intentionnel dernier à la subjectivité finie. Cela signifie que toute conscience, si elle est conscience de quelque chose de déterminé, ne l’est que sur fond implicite de son orientation vers un sens infini en acte. Les fonctions essentielles de l’Idée de Dieu sont de deux sortes. La première est celle d’un fondement rationnel mais idéalement fictif que Kant nommait le « foyer imaginaire » (focus imaginarius) du système de nos connaissances : nous devons faire comme si toute réalité finie était rationnelle et comme si le Tout de cette réalité rationnelle était produit par une raison infinie au bénéfice final de notre raison finie. Cette fonction positive est celle qui motive de manière optimiste le progrès à l’infini des connaissances. Même un « athée de rigueur » opère plus ou moins
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explicitement avec cette fiction rationnelle d’une harmonie théologique. Et en effet, une fois adopté ce « faire comme si », le monde donne de plus en plus d’éléments théoriques et pratiques de confirmation : « tout se passe en effet comme si ». Mais la seconde fonction est celle d’une limitation absolue de notre connaissance rationnelle par la réflexion de soi qu’opère l’esprit dans le système de ses connaissances. Toutes ces connaissances, de même que leur réflexion, sont « imparfaites » au sens où elles s’opèrent en regard d’une objectivité spatio-temporelle réfléchie elle-même dans l’espace et le temps d’un discours fini. Au regard de cette imperfection, à la fois gnoséologique et ontologique, nous pouvons et nous devons penser une réflexion pure de soi, trans-spatiale et trans-temporelle, immatérielle et éternelle qui connaîtrait sa propre totalité sans passer par le discours relatif à la finitude, et qui se constituerait intuitivement : l’« entendement intuitif divin » ou l’« entendement archétype »12. S’il s’agit bien à nouveau là d’une fiction rationnelle, celle-ci a une fonction de limitation gnoséologique et ontologique décisive : l’être de réflexion que nous connaissons est un être fini dont nous pensons la finitude de façon critique en référence à une réflexivité divine, intuitive, infinie. La limitation par le concept de l’illimité est implicitement présente dans la pensée d’un limité à condition qu’il le soit par essence. On voit que cette fonction de l’Idée de Dieu, bien que complémentaire, est différente de la première fonction. La première est une fonction de totalisation de la connaissance objective, tandis que la seconde est une fonction de limitation de la connaissance de soi. Quant au concept de « réalité infinie » (« réalité » signifiant ici « détermination intelligible » ou « intelligibilité » et non « existence ») ou de « perfection » infinie, Kant spécifie ce point par la règle de « détermination complète » des réalités ou des déterminations qualifiées. Dans le principe de totalisation systématique de l’ensemble absolu des réalités phénoménales, physiques (ou cosmologiques) et psychiques (psychologie empirique), la raison a besoin pour orienter cette totalisation, c’est-à-dire pour assurer la première fonction de l’Idée théologique retenue plus haut, d’un principe fictif mais régulateur suprême : celui de la totalité absolument complète des déterminations ou « perfections », c’est-à-dire des déterminations positives attribuées. Comment penser dans l’Idée le rapport de cette réalité infinie, perfection suprême de l’unité intelligible, 12 E. Kant, Critique de la faculté de juger, §77, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 222. L’entendement est supposé produire l’existence de la nature à partir de sa pensée de lui-même, tandis que notre entendement s’applique à une nature dont l’existence est extérieure à lui.
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avec les réalités finies et imparfaites qui en dépendent dans la perspective de la systématisation empirique et d’un progrès à l’infini des systèmes scientifiques ? Les rapports logiques que nous devons penser entre la réalité infinie (complète) et la réalité finie (incomplète) sont envisagés par Kant de trois manières possibles13. Soit un rapport d’inhérence substantielle, position de Spinoza immédiatement exclue par Kant, puisqu’elle pose la réalité finie comme absolument immanente à la réalité infinie (panthéisme); soit un rapport de dépendance du fondé au fondement (Grund), comme celui de la conséquence à son principe ou d’effet à sa cause ; soit un rapport d’intégration de l’ensemble des réalités (Inbegriff), en lesquelles se diviserait de façon disjonctive la réalité infinie, réalités finies qui interagiraient en se limitant réciproquement elles-mêmes dans l’espace et le temps. Or, après l’avoir longuement considérée, Kant exclut cette troisième solution pour la raison qu’elle maintiendrait une homogénéité entre Dieu et les réalités finies qui en seraient les déterminations, en tant qu’autodéterminations. Nous verrons cependant plus bas que la conception dialectique réflexive du rapport de l’infini au fini permet de considérer que la catégorie de l’interaction ou de la communauté dialectique entre l’infini et la finitude est celle que nous devrons adopter. Reste donc chez Kant le lien de fondé à fondement, de dépendance de conséquence à principe, lequel est adopté. Toutefois, il est impossible de s’en tenir ici à un rapport logique purement formel de principe à conséquence entre réalité infinie et réalités finies, pour la simple raison qu’il ne s’agirait alors que d’une relation logico-formelle entre propositions-prémisses et proposition-conclusion, alors qu’il faut penser la possibilité transcendantale de la totalité empirique et matérielle des réalités finies dans l’espace et le temps, à partir de leur fondement infini. Or il est clair qu’un usage transcendant et illusoirement cognitif du principe de causalité nous est ici interdit par la Critique. Reste selon Kant, une troisième voie, l’usage analogique immanent par lequel nous pensons par simple analogie avec le rapport d’un effet à sa cause le rapport de dépendance des réalités finies vis-à-vis de leur fondement infini «…comme un quelque chose en général que je ne connais pas du tout en soi et auquel je ne donne des propriétés analogues aux concepts de l’entendement dans son usage empirique, que comme à un fondement de cette unité systématique et relativement à elle »14. 13
E. Kant, Reflexionen, n° 6404, AK XVIII, p. 706. Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, éd. cit., p. 578, souligné par nous. Cette expression est capitale. 14
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Cependant, la détermination empirique de l’analogon doit ici convenir à l’Idée théologique comme Idée d’un entendement et d’une volonté infinis produisant la diversité des réalités finies et leur condition de possibilité d’unité systématique pour un entendement et une raison également finis. La cause infinie analoguée ne peut être en effet celle d’un simple objet chosiste sans esprit, mais doit être celle d’une raison infinie produisant les phénomènes de sorte que notre raison finie puisse les systématiser harmonieusement de façon conséquente. Il s’agit bien de l’Idée d’un « entendement archétype » puisque cet entendement est le « modèle originaire » de l’intelligibilité des choses qu’il crée en se pensant dans l’intuition : intellect archétype en tant qu’intellect intuitif. L’unité absolue de la totalité empirique mondaine est donc schématisée par l’analogie comme le corrélat d’un entendement et d’une volonté créatrice infinis. Mais ce schématisme de l’entendement et de la volonté infinis ne se limite pas à la raison théorique, il intervient également dans l’idéal de la raison moralement pratique. Bien plus, conformément à la thèse kantienne de la prévalence de la raison morale sur la raison spéculative, l’Idée régulatrice du système théorique est subordonnée à l’Idée d’un usage constitutif de l’idée théologique par un postulat d’existence et de connaissance pratique. A la différence de la raison théorique qui ne peut que penser (denken) l’Idée de Dieu comme idée régulatrice, la raison moralement pratique peut connaître (kennen), c’est-à-dire prouver l’existence de son objet au terme d’une « preuve morale » entraînant le postulat de l’existence divine, mais non d’une démonstration théorique: « …il ne reste pour la raison qu’une seule manière de procéder pour parvenir à cette connaissance (zu diesem Erkenntnisse zu gelangen), c’est de déterminer son objet en partant, comme raison pure, du principe suprême de son usage pur pratique, puisque cet usage est d’ailleurs dirigé sur l’existence de quelque chose comme conséquence de la raison »15. Ici, il faut schématiser la possibilité de l’accord entre notre volonté du souverain bien et la totalité de la nature impérativement supposée par le postulat de l’existence de Dieu, condition de l’existence réalisable du souverain bien. Ce schématisme analogique est celui de l’Entendement omniscient et de la Volonté infinie créateurs d’une nature, telle qu’elle s’offre en s’accordant à l’inscription du souverain bien en elle. Mais cette théologie 15 E. Kant, Critique de la raison pratique, Dialectique transcendantale, VII, trad. F. Alquié, Paris, PUF, 1949, p. 148-149. Mais en corrélant explicitement le postulat pratique à la position d’une « existence » supra-sensible ou intelligible, Kant ne transgresse-t-il pas les limites modalement empiriques assignées à ce concept ? C’est d’une surexistence contenant l’existence par éminence qu’il devrait s’agir ici.
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morale ne semble nécessaire que si l’on présuppose, comme c’est le cas chez Kant, un dualisme et non une dialectique réflexive entre liberté et nature. Or, dans la Dialectique réflexive, la liberté humaine – avec son exigence éthique d’habiter la nature et d’inscrire en elle ses actes de liberté – est jugée par un jugement de réflexion sur la nature en évolution. La liberté humaine, présupposée par la responsabilité morale, est supposée résulter de l’évolution d’une nature qui dispose elle-même d’un soi autonome, autonomie naturelle dont la liberté humaine émerge au terme de son évolution. Toutefois, ce n’est là pour le philosophe qu’un « tout se passe comme si » issu du principe régulateur de l’unité systématique des déterminations de la nature. Seule la perspective d’une évolution de la vie naturelle, dont il était impossible à Kant de faire le centre du jugement de réflexion sur la finalité naturelle, permet alors à ce jugement de faire de la liberté humaine, y compris dans son usage éthique, le résultat d’une dialectique évolutive de la vie, celle-ci comportant déjà une dualité fonctionnelle – non un dualisme substantiel – entre autonomie de son êtrepour-soi et hétéronomie de son être-pour-l’autre16. Chez Kant déjà, le soi pensant fini ne se contente donc pas de formuler une simple théologie négative, relativement au sens infini d’un Grund théorique qui resterait indéterminé. La réflexion subjective pose, positivement, une théologie symbolique (analogique) de nature morale, reposant, non sur un « anthropomorphisme dogmatique », mais sur un « anthropomorphisme symbolique »17, anthropomorphisme que la première Critique qualifie de « plus subtil »18 par rapport au premier. On peut donc dire que Kant opère la reprise de « l’analogie de l’être » mais non subordonnée à une ontologie de la substance divine comme chez Aristote et saint Thomas. Emile Lask a été le premier à souligner clairement cette reprise kantienne de la thématique de l’analogie de l’être, en écrivant : « c’est ainsi que chez Kant également fait retour le concept d’analogie qui, depuis Plotin, est déterminant pour la relation des formes catégoriales qui correspondent aux deux mondes »19, le monde purement 16 Pour une comparaison entre notre analyse de la finalité naturelle comparée à celle à laquelle procède Hans Jonas, cf. G.-D. Ndong Essono, De l’éthique environnementale à la dialectique réflexive. Confrontation entre Hans Jonas et André Stanguennec, « Dialectique et réflexion téléologique sur la nature », Paris, L’Harmattan, 2016, p. 49-65. 17 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1957, § 57, p. 146. 18 E. Kant, Critique de la raison pure, Appendice à la Dialectique transcendantale, éd. cit., p. 594. 19 E. Lask, La logique de la philosophie et la doctrine des catégories, 1910, Paris, Vrin, 2002, p. 255-256.
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intelligible des noomena et le monde sensible des phainomena. Nous ne quittons pas la question de la « détermination complète » dans le rapport entre Idée de la réalité infinie et totalité des réalités finies. Éric Weil suit Lask sur ce point en écrivant : « Kant se sert sans hésitation du concept d’analogie, fidèle en cela à la tradition métaphysico-théologique »20. « Reprise innovante »21, dirons-nous en suivant Emil Lask, mais faite à travers un vocabulaire traditionnel transmis notamment par Baumgarten22. Cette reprise du motif de l’analogie, ou connaissance indirecte, est innovante par rapport à la tradition métaphysique de l’analogie de l’être, puisqu’elle est subordonnée à la donation de sens subjective qu’opère la réflexion transcendantale et morale. Elle s’inscrit, dans une théologie, non de la substance divine infinie, mais du sujet réflexif infini : Dieu entendement intuitif, ne peut se comprendre que par l’idée de l’infini, par l’idée théorique de l’inconditionné, puis par l’Idée moralement pratique de subjectivité infinie, infiniment « bonne » que nous devons penser « par analogie » avec nos concepts d’entendement et de volonté. L’homme ne sait rien théoriquement de cet être infini et ne peut rien en dire de science, contrairement à ce que prétendra Hegel. Mais comme il se comprend dans sa « finitude » à partir d’une infinité pure qui est le nom conceptuel de Dieu, il a le droit de transférer à Dieu, analogiquement, « en ses qualités intérieures et dans ses facultés actives »23, les facultés théoriques, pratiques et imaginatives, qui sont les dimensions de ses facultés « raisonnables » humaines. Ce Dieu est donc pensé chez Kant par analogie symbolique avec le sujet humain fini comme sujet moral, un Dieu créateur moral de l’univers, intelligent et volontaire24. Pour dépasser l’inconnaissance totale, c’est-à-dire le total non-savoir de la 20
E. Weil, Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1990, p. 48. Nous reprendrons ici la distinction entre reprise « redondante » (dogmatique), reprise « innovante» (E. Weil), et reprise « dialectique » que nous avons proposée et développée dans l’article « Reprises weiliennes et reprises dialectiques », paru dans Cultura, Revista de Historia e Teoria das ideias, Universidad de Lisboa, Vol. 31/2013, p. 71-87. 22 Dans sa Metaphysica, 1739, Texte latin, Index Éd. Hildesheim ; New York : G. Olms, 1982, § 826, A. G. Baumgarten pose qu’il est néanmoins possible d’attribuer des déterminations à Dieu suite à la via negationis et par l’analogie, tout en respectant la différence spécifique entre Dieu et l’homme, en utilisant l’attribution par éminence. 23 E. Weil, Problèmes kantiens, éd. cit., p. 47. 24 Sur le concept d’analogie, cf. Critique de la faculté de Juger (en abrégé CFJ), trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, § 90, p. 268. Cf. § 91 et Remarque générale sur la téléologie : « alors une connaissance de Dieu et de son existence (théologie) est possible grâce aux attributs et aux déterminations de sa causalité conçues en lui par simple analogie ; et au point de vue pratique, mais uniquement par rapport à ce point de vue (en tant que moral), elle possède toute la réalité voulue », p. 285. 21
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théologie négative, Kant propose de le penser au moyen d’un symbolisme analogique de caractère « anthropomorphe », permettant de passer du « déisme » au « théisme » transcendantal. Il s’agit de penser le rapport de Dieu avec soi et avec le monde par analogie avec notre entendement et notre volonté25. Toutefois, cela n’est nécessaire que du point de vue moralement pratique, car l’Idée de Dieu est la condition ultime de la réalisabilité de nos fins morales dans la nature, factuelle et sensée, réalisabilité à laquelle nous devons croire puisqu’il s’agit d’un devoir moral : « tu dois, donc tu peux ». Un ordre naturel (le « fait du sens » (Weil)) doit donc répondre et correspondre à cet ordre moral qu’est l’impératif catégorique et il n’est concevable qu’à partir d’un entendement et d’une volonté infinis harmonisant la nature et notre liberté : « le principe de la relation du monde à une cause suprême, écrit Kant, … dirige l’attention sur les fins de la nature et suscite l’examen du grand art incompréhensible, caché sous les formes de celles-ci, afin de donner occasionnellement, grâce aux fins naturelles, une confirmation aux Idées fournies par la raison pratique »26. Dans la dialectique réflexive est donc « reprise » la position kantienne d’une théologie pensée nécessairement mais non connue autrement que « par analogie », dont le contenu est aussi celui d’un entendement intuitif et archétype. Mais l’analogie de l’être fonctionne à partir de la logique dialectique hégélienne à laquelle nous donnons le statut d’une connaissance de soi véritablement systématique de la raison humaine finie, analogique de la connaissance de soi divine. Nous substituons donc la prévalence de l’analogie théoriquement spéculative à celle de l’analogie moralement pratique. Nous pensons en effet qu’une théologie morale analogique ne semble nécessaire que si l’on présuppose un dualisme non dialectique entre liberté et nature comme c’est le cas chez Kant. Rappelons qu’Eric Weil, comme l’avait fait Cassirer, défend l’interprétation dualiste de Kant, contre son affaiblissement par la lecture heideggerienne. Il en résulte que la théologie morale fonde l’unité systématique qu’élabore la téléologie naturelle. Celle-ci explore le monde comme un système éthico-téléologique en tant que création divine. Or, dans la Dialectique réflexive, la liberté morale s’auto-réfléchissant pense, par un jugement de réflexion sur la nature en auto-évolution, une liberté qui est une autonomie naturelle : « tout se passe comme si » la liberté humaine émergeait 25 E. Weil l’a aussi noté : « Il pense Dieu, mais il pense ainsi l’inconnaissable, ce dont la manière d’être et le mode d’action ne sont conçus qu’analogiquement et par la raison pratique, non connus à l’aide de concepts adéquats à leur objet et par la raison théorique », Problèmes kantiens, éd. cit., p. 100-101. 26 E. Kant, CFJ, § 86, De la théologie morale, Paris, Vrin, p. 252.
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au terme de l’évolution de cette nature, celle-ci étant déjà interprétée comme une dialectique autonome du soi et du non-soi. S’il y a une temporalité d’évolution interne à la nature en totalité, elle n’est déterminable ni par le concept kantien ni par le concept hégélien de temps naturel. L’évolution de la nature en totalité n’est pensée ni par Kant ni même par Hegel sur le mode d’un devenir orienté du dedans et d’une totalisation processuelle de soi que nous pensons d’abord par analogie avec notre liberté (première analogie), avant de penser l’entendement divin par analogie avec notre raison logique dialectique (en une seconde et ultime analogie). Cette antériorité est justifiée dans la mesure où la position de l’entendement divin présuppose bien, comme chez Kant, l’articulation de la finalité éthique et de la finalité naturelle. Cette continuité évolutive et cette rupture historique relative, non dualiste, entre liberté humaine et nature, l’émergence dialectique de l’autonomie humaine à partir d’une autonomie déjà jugée par un jugement de réflexion analogique comme présente sur un mode restreint dans la nature, sont les raisons autorisant l’abandon du dualisme kantien. Selon Weil, Kant serait sur le point, dans la troisième Critique, de dépasser lui-même son dualisme et de penser la possibilité de la liberté à partir de la réalité de la nature déjà structurée, pourvue en conséquence d’une certaine liberté d’autonomie, elle aussi, elle d’abord. Mais nous pensons que la téléologie n’est explicitement posée que dans le cadre d’une théologie morale qui maintient chez Kant le dualisme liberté-nature. Nous avons cité les textes incontournables où il s’appuie sur cette unité théologique de la nature et de la liberté, unité qui n’est nécessaire que parce que, pour notre réflexion morale, le dualisme demeure. C’est ce dualisme de la liberté et de la nature que la dialectique réflexive s’efforce de dépasser en immanence par un jugement de réflexion sur l’autonomie progressive de la nature dans son évolution. Dans la Dialectique réflexive, l’Idée cosmologique d’une genèse de la liberté humaine à partir d’une dialectique de la nature posée par le jugement réfléchissant, est fort proche de la réinterprétation du cosmos incluant déjà une certaine forme de liberté que Kant, pense Weil, a été sur le point d’affirmer, mais en reculant devant les conséquences qu’elle aurait entraînées pour son système critique. Car elle aurait eu pour conséquence, si Kant l’avait maintenue en renonçant au dualisme des deux premières Critiques, qu’une théologie morale pour harmoniser les côtés du dualisme n’eût plus été absolument nécessaire. Cela pourrait bien être un autre aspect du « recul » de Kant devant sa découverte. C’est bien cette théologie morale qui ne nous apparaît plus nécessaire dans la Dialectique réflexive. En revanche, une théologie théorique réflexive y est
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nécessaire pour donner un sens au système de la nature-liberté et en quelque sorte de la nature libérée. C’est que le Tout du fini, et en conséquence le cosmos lui-même, ne se donne pas son sens par lui-même, n’étant pas substantiellement autosuffisant, à moins de « reprendre » une forme de spinozisme dont on ne peut d’avantage créditer les développements de Weil sur l’uni-totalité, ou l’unité fait-sens. De sorte qu’un sens plein, sans « défaut », est seulement pensable dans un infini transcendantal, perfection infinie fondant la compréhension de toute téléologie finie. C’est ce que refuse Weil, à tort nous semble-t-il. Car on ne peut se satisfaire, comme il le fait, de la facticité de ce « Tout de la réalité » qu’il invoque, facticité sensée en immanence, pensée comme une sorte d’Idée transcendantale cosmologique, sans remonter plus haut dans la recherche des conditions de possibilité de son sens. Il est alors nécessaire d’approfondir encore la structure sensée de la finitude, de ce déficit ou de cette défection ontologique qui affecte toute réalité finie au sein de cette finitude qui suppose l’infinité finie de son autodépassement en liberté d’autonomie. Cette infinité qualitative du fini est négation de la négation qu’il est, dans la mesure justement où il tend librement vers un sens total sans reste et vers l’expression de ce sens. C’est là une troisième Idée, si l’on considère la première Idée comme l’Idée de la liberté transcendantale rendant possible l’action du soi humain, son discours et sa réflexion sur la nature et la seconde Idée, l’Idée cosmologique du tout mondain sensé en immanence. C’est cette troisième Idée, l’Idée théologique d’infini en acte, qui donne donc son sens ultime à l’Idée d’un cosmos ou d’une nature sensée, mais encore finie dans son infinité même. Il s’agit bien d’une théologie spéculative et réflexive, quoique non dogmatique, alors que Weil estime que toute construction métaphysique spéculative est dogmatique et doit être refusée, à tort également nous semble-t-il. En effet, selon notre démarche reconstructive, reconstruire l’engendrement idéal de la réalité finie à partir de l’Idée dialectique du sens infini en sa complétude, n’est pas refaire une métaphysique « dogmatique », mais satisfaire pleinement le besoin d’un sens ultime, sinon d’une connaissance. Il s’agit du « besoin naturel de la raison » (Kant) en son droit légitime de raison théorique finie et en son exigence réflexive de penser jusqu’au bout les conditions transcendantales de possibilité de son expérience de soi et de la nature27. Le symbolisme analogique proposé ici 27 Sur ce refus d’E. Weil, voir par exemple l’étude de Gilbert Kirscher, « Weil et Heidegger lecteurs de Kant », in Eric Weil ou la raison de la philosophie, Presses Universitaires du Septentrion, 1999, p. 276-277.
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est celui de la logique dialectique, qui n’a d’autre sens que d’être la connaissance de soi de la raison finie, totalisant ses concepts, non seulement les catégories de l’entendement (dans la Logique hégélienne de l’Etre et de l’Essence), mais les Idées de la raison (dans la Logique du Concept proprement dit). Nous précisons « connaissance de soi » et « science logique » de la pensée (Hegel), puisque pensée du sens et intuition catégoriale y sont unies, et qu’une connaissance effective – non une simple pensée – a pour critère selon Kant la correspondance d’une intuition, ici catégoriale, avec la pensée28. Mais cette connaissance subjective et finie est le seul analogue accessible pour penser cet Entendement intuitif infini auquel nous remontons dans notre réflexion sur le sens théologique de l’Idée cosmologique, pour résoudre le problème de la « détermination complète ». Comme dans l’usage régulateur de l’idée théorique d’ens realissimum chez Kant, l’Idée théologique sert de terme et de fondement régulateur à la totalisation des concepts finis. Mais ceux-ci, et c’est l’apport de la Logique hégélienne – sont engendrés par autoréflexion de la subjectivité transcendantale sur son agir conceptuel à partir du concept le plus abstrait (l’être), jusqu’au plus concret (l’Idée absolue ou Idée théologique). Une fois cette totalisation dialectique effectuée, ce qui est un aspect de l’efficience du concept, nous devons lui donner le sens transcendatal et critique non d’une science absolue de la pensée divine mais de notre seule science logique des actes de notre pensée conceptuelle s’autoréfléchissant. Dès lors l’Idée de Dieu comme ens realissimum doit se voir conférer au terme de cette logique transcendantale dialectisée le sens d’un entendement intuitif éternel et archétype avec le savoir duquel nous ne pouvons coïncider et limitant le savoir logique lui-même. Mais nous avons le droit de penser la réflexion éternellement intuitive de Dieu visé en soi en l’analoguant par notre systématique logique bien que la totalité logique ait encore la limitation d’une finitude : celle de la discursivité transcendantale de ses signes. Nous le faisons seulement pour penser de manière cohérente et conséquente le rapport de Dieu, sens infini en acte, à soi et au monde avec son sens infini-fini, nature et histoire. Nous « pensons » donc Dieu par analogie avec notre « connaissance de nous-mêmes », celle que nous fournit la totalisation dialectique de nos concepts construite dans la Logique spéculative. 28 Sur l’effectivité d’une intuition du sens catégorial dans la Logique dialectique hégélienne, effectivité rarement soulignée, nous renvoyons à Analogie de l’être et attribution du sens, II, 4, « De l’agir ontologique à l’agir attributif : la proposition dialectique, Présence de l’intuition dans la proposition spéculative. Les textes de Hegel », éd. cit., p. 141-152.
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A la différence de ce que propose Éric Weil, cette théologie analogique permet de comprendre de façon constructive le rapport de Dieu avec soi et avec le monde fini envisagé comme aliénation dialectique de son infinité. Il est bien évident que Weil refuserait cette construction dialectique réflexive de la finitude. Dans la Dialectique réflexive le soi divin infini ne s’inscrit plus dans une théologie morale, mais dans une théologie spéculative critique (négative par rapport au savoir théologicodogmatique hégélien) et réflexive (puisque sa méthode est celle du conditionnement transcendantal dialectisé positivement). Au lieu que ce soit les facultés humaines entendement et volonté, qui servent d‘instruments analogiques pour une théologie morale, comme chez Kant, c’est la logique dialectique hégélienne qui, après qu’elle ait retrouvé un statut de connaissance a priori du soi de la raison humaine, est reprise avec une fonction analogique, celle de connaître par analogie le rapport de l’entendement infini avec lui-même et avec le monde. Cette « reprise » suppose aussi la critique du sens dogmatique de la logique hégélienne, c’est-à-dire son sens de savoir absolu de l’infini par le fini ou de l’infini se sachant absolument lui-même dans l’esprit fini. Une critique kantienne du dogmatisme hégélien permet de redonner à la logique dialectique hégélienne un autre statut, celui d’une autoréflexion pure, de la réflexion la plus élevée de la raison finie sur elle-même. C’est par le plus haut de notre esprit en sa dimension d’infinité que nous devons penser par analogie ce qui est plus haut que notre esprit, l’esprit purement infini. C’est cette construction des hauteurs de notre esprit, la logique, qui servira de médiation analogique entre la pensée de l’entendement infini et sa relation à la finitude intramondaine. Notre « reprise » est bien dialectique, progressive-régressive, mais c’est une dialectique régressive (réflexive) de la réflexion subjective. La progression régressive du monde vers son fondement implique la reprise de la logique dialectique. De même qu’il nous semble falloir critiquer le dogmatisme hégélien de la logique en partant de Kant, il nous semble falloir « critiquer » le criticisme kantien en partant de Fichte, de Hegel et de Weil. En effet, Kant n’a pas explicité le statut de la réflexion transcendantale du philosophe comme d’un acte intellectuellement auto-intuitif de sa liberté (c’est Fichte qui l’a fait). Mais il faut aussi dialectiser avec Hegel la réflexion transcendantale, comme une liberté finie auto-réfléchissante qui se nie et se dépasse dans la position d’une subjectivité infinie. C’était le Dieu moral chez Kant, c’est le Dieu spéculatif dans la Dialectique réflexive, ce Dieu qui, se pensant lui-même, engendre par là le monde. La réflexion finie, d’abord positive en ce qu’elle pose des conditions
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transcendantales de possibilité du sens de l’expérience de la pratique éthique et de la nature évolutive, se nie comme simple réflexion transcendantale phénoménologique, pour poser sa condition métaphysique dans la subjectivité infinie (divine), l’Idée théologique qui donne sens à la totalité des conditions transcendantales elles-mêmes. Or les conditions transcendantales éthiques sont ici subordonnées aux conditions transcendantales cosmologiques, le cosmos comme évolution première de la liberté, puis aux conditions théologiques de nature spéculative qui fonde la totalité de l’esprit éthique et de la nature en l’articulation de leurs rapports. La finitude pose l’infini qui lui donne son sens et par le moyen duquel elle se comprend totalement. Mais elle nie à nouveau la négation d’une théologie simplement négative pour reposer son affirmation d’elle-même comme logique dialectique de la réflexion. Elle revient de l’infini à elle-même et à sa finitude pour réélaborer la logique dialectique en lui faisant jouer cette fois – après sa fonction d’une totalisation de soi de l’agir conceptuel immanent – le rôle « anthropomorphique subtil » (Kant) d’un analogon théo-logique de l’infini. Il s’agit bien d’une « reprise » de la catégorie de la finitude, à partir de l’infini négatif, et cette reprise a bien, comme chez Hegel, le statut progressif-régressif d’une reprise « dialectique ». En se reprenant comme logicien fini pour analoguer l’infini, le philosophe peut alors revenir de l’infini à la finitude mondaine en général, puis à la finitude intra-mondaine de la nature et de sa propre réflexion spirituelle en particulier, en fermant le cercle de la réflexion. C’est la subjectivité finie qui opère la médiation, dans cette dialectique descendante, entre l’infini et sa propre finitude intramondaine, fondée analogiquement, non dogmatiquement, dans le mouvement créateur du concept logique. La finitude est bien aufgehoben (reprise et sursumée), mais toutefois non scientifiquement déduite comme chez Hegel, puisque le savoir logique de soi, reste une médiation analogique dont la fonction est seulement transcendantale. Il est certain que l’on peut interpréter aussi bien la dialectique substantielle-subjective de Hegel que notre dialectique réflexive-subjective à partir des concepts de « reprise » au sens de Weil. Concernant Hegel, Weil l’a fait lui-même dans sa Logique de la philosophie (c’est la catégorie du « discours de l’Absolu », « science, écrit Weil, dans laquelle l’Être devient pour lui ce qu’il est dans sa réalité : esprit »)29. Toute altérité particulière est reprise et relevée dans le discours de la négativité qui structure le Tout de l’Etre-concept. Hegel insiste bien avant Weil sur 29
E. Weil, Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1985, p. 339.
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l’acte libre qu’est la décision de philosopher et de se comprendre au moyen des catégories, mais il n’en reste pas là, puisque la phénoménologie de la conscience, puis de l’Esprit, mène au savoir absolu et que, du point de vue de l’absolu logique, la liberté est déduite, de même que la nature, comme un moment de contingence subjective absolument nécessaire dans l’absolu. La nécessité absolue de l’Idée substantielle-subjective se reprend et reprend en elle la liberté. La liberté, initialement et apparemment extérieure à la catégorie, est reprise, avec son attitude, au sein de la catégorie de l’absolu. L’« attitude » de l’homme Hegel est aussi reprise, puisque l’esprit du temps et la langue allemande en lesquels Hegel s’exprime sont reconsidérés comme des moments historiques de « l’Esprit objectif ». En d’autres termes, la reprise au sens weilien n’a pas de sens pour la reprise au sens dialectique de l’Absolu hégélien puisque la nécessité spéculative de la catégorie finit par rendre compte d’une nécessité de la liberté de l’attitude qu’elle sursume logiquement. Or chez Weil, l’« attitude », en sa liberté, ne peut être déduite scientifiquement d’une catégorie absolutisée. Au contraire, d’un point de vue hégélien, la catégorie de l’Absolu opère la reprise de soi à travers la déprise provisoire de soi de la liberté qui va se comprendre ensuite et définitivement comme un moment nécessaire de la substance-sujet infinie, au sein du système de l’Encyclopédie des sciences philosophiques. La subjectivité finie et libre est donc le moment de la déprise de soi de la substance-sujet qui va effectuer la reprise de soi dans la substance–sujet comme savoir du système. La question de savoir si la reprise du système en face de toute nouvelle catégorie après celle de l’absolu ne serait pas pour Hegel une mauvaise reprise, tautologique et redondante, est donc résolue par Weil. Ces attitudes et leurs catégories post-hégéliennes existent dans la Logique de la philosophie : l’œuvre, le fini, l’action, le sens, la sagesse. De même qu’une reprise redondante de catégorie est « mauvaise » en ce que la volonté se refuse à penser autrement la catégorie qu’elle comprend, de même, l’« œuvre » (catégorie) repose sur la compréhension de l’absolu et son refus, pour seulement « agir » autrement. La déprise absolue de la catégorie (la violence de l’œuvre) répond ainsi à la reprise absolue par la catégorie théorique première selon la Logique de la philosophie (la vérité dogmatique). Concernant la Dialectique réflexive, elle « reprend », au sens weilien de la « reprise », la catégorie de la « conscience », puis de l’« action » (ce que nous nommons « le cogito pratique » au début de la Dialectique réflexive) et de « Dieu » comme condition inconditionnée pour la
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conscience, mais Dieu est pensé par une reprise de l’« absolu » logique hégélien. Il s’agit bien de la catégorie de l’« absolu », transcendantalisée, puisque Dieu et la dialectique du sujet logique sont devenus des conditions transcendantales de l’auto-compréhension du sujet. Mais nos « reprises » prétendent être « innovantes », car la synthèse réflexive et analogique de l’absolu dialectique et de la subjectivité transcendantale, est bien nouvelle, tant par rapport à Kant que par rapport à Hegel. Déjà Weil écrivait de la « conscience » : « la tentative de comprendre l’homme à l’aide de la reprise de Dieu, médiatisée par celle de la condition, produit ainsi la philosophie au sens moderne »30. C’est bien une modalité de la philosophie au sens moderne qu’essaie d’élaborer la dialectique réflexive par la reprise qu’elle prétend « innovante » de Kant et de Hegel. Gilbert Kirscher a exactement caractérisé cette reprise en termes weiliens en parlant de notre livre : « elle (la Dialectique réflexive) prend le point de vue de la catégorie de la conscience (avec reprise de l’absolu), pour développer le discours de la vérité de tout sens »31. Par « existence », nous entendons donc en général la présence d’un contenu phénoménologique correspondant à notre concept dans le monde empirique, au sein de l’espace et du temps. Dira-t-on que nous partons d’un présupposé restrictif et non justifié relatif au concept modal de l’« existence » ? Ceux qui estimeraient trop étroite, et pour tout dire réductrice, cette conception modale de l’existence empirique, doivent expliquer ce que peut bien signifier qu’un concept a un objet existant en dehors de la pensée sans que cet objet soit dans le monde empirique de l’espace et du temps ou dans le monde de la finitude. Sans doute pensent-ils à des objets dits « idéaux » comme de supposés « objets » mathématiques. Mais arrêtons-nous un instant à ces prétendus objets idéaux, supposés existant en tant qu’intelligibles. Ils ne sont rien d’autre que des objets de pensée, c’est-à-dire des objets intentionnels de la pensée mathématique dont le contenu n’est rien d’autre que leur définition et les rapports idéaux qu’ils entretiennent avec d’autres objets ou concepts mathématiques. Ce qu’on nomme donc ici « objet » n’est autre que le sens intentionnel objectif du concept avec ses conditions sémantiques et 30 E. Weil, Logique de la philosophie, éd. cit., X, p. 260. Il y a eu la reprise répétitive d’Alexandre Kojève, par exemple. Il y a eu aussi la reprise marxienne de la catégorie de la science matérialiste dialectisée, renversant l’Absolu en Idée, en faveur de l’Absolu en matière. 31 G. Kirscher, « Une pensée critique ? Dialectique réflexive et Logique de la philosophie » in Herméneutique et dialectique, P. Billouet (dir.), Préface de J.-M. Lardic, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 128.
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syntaxiques. Et ses propriétés ne sont à nouveau autre chose que des concepts posés comme « noèmes », contenus intentionnels intelligibles de l’intelligence. Leur objectivité n’est rien d’autre que le corrélat « noématique » des actes de pensée correspondants, définitions et démonstrations et ne sont rien sans eux. Leur extériorité est donc tout intérieure au champ de la pensée : ce sont de pures significations objectives, des noèmes conceptuels corrélats d’actes noétiques, définitions et démonstrations, mais en aucun cas des objets pouvant exister aussi et de plus en dehors de ces actes qui les produisent comme corrélats. Leur « existence » prétendue se ramène à un mode de l’in-existence intentionnelle ou de la signification posée, ce mode particulier qu’est l’objectivité conceptuelle, si on veut la distinguer de l’objectivité imaginaire ou de l’objectivité empirique. Ceci posé, quel argument avançons-nous, non pour prouver l’existence – puisque c’est impossible – mais pour postuler de façon herméneutique l’effectivité de la sur-existence divine ? Cet argument est circulaire, usant des trois formes de la réflexion déployées dans sa Logique de l’essence par Hegel : la réflexion posante ou autoposante qui ne nous fait pas sortir effectivement de la finitude puisqu’elle pose ses déterminations à l’intérieur de la finitude, même lorsqu’elle s’élève aux conditions transcendantales de l’entendement (l’Analytique transcendantale de Kant) ; la réflexion extérieure, elle, se pose bien comme finie en référence à une Altérité extérieure qui est celle de l’infini transcendantal qu’elle cherche à déterminer; dans cette réflexion extérieure, ce n’est plus seulement à l’intérieur de la finitude conscientielle que s’opère seulement la réflexion, mais c’est la finitude totalisée dans l’Idée cosmologique transcendantale qui se réfléchit tout entière au regard d’un infini n’étant certes plus le progrès empirique à l’infini, mais un infini posé extérieurement à la finitude elle-même. Cette position qui demeure certes un acte de la pensée est celle qui menait Kant à distinguer phénomène et noumène, et plus précisément le « monde » des phénomènes et Dieu, fondement nouménal inconnu de ce monde. Mais ce moment de réflexion extérieure ne permet d’élaborer qu’une théologie « négative ». Toutefois cette réflexion extérieure de la finitude est encore insatisfaisante, car elle se heurte à deux facticités totalement contingentes : l’une, celle du point de départ, est l’existence factuelle de la finitude empirico-transcendantale et l’autre, celle du point d’arrivée de la réflexion extérieure, est la facticité d’un absolu transcendantal également extérieur à la finitude, limitant celle-ci par un contenu demeurant indéterminé. Seule une « réflexion déterminante », troisième forme de la réflexion dialectique, pourrait surmonter
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la facticité du fini relevée dans la réflexion extérieure. Pour surmonter dialectiquement cette double factualité et cette extériorité réciproque des termes de la « réflexion extérieure », deux voies s’ouvrent à nous : la voie de la dialectique spéculative hégélienne et la voie de la dialectique réflexive exploitant celle-ci pour un usage analogique. La voie hégélienne est celle que nous propose de suivre la Phénoménologie de l’esprit, en menant la réflexion philosophique au savoir absolu de ce que Kant posait comme une connaissance inaccessible de l’Idée donnée comme le sens régulateur du système des déterminations complètes de la finitude. Hegel ne peut prétendre atteindre phénoménologiquement le terme théologique du savoir qu’en posant que la religion chrétienne est la religion de la raison, révélant la connaissance de ce qu’est Dieu en vérité, non pas toutefois dans la forme de la science, mais dans la forme représentative et affective de la croyance, dont la science exprimera le contenu dans le milieu du concept. Dès lors, la transcendantalité absolue du contenu théologique est supprimée, dans la mesure où la raison spéculative, virtuellement contenue dans la religion chrétienne, peut produire, par autoréflexion du sujet logique, la forme catégoriale rationnelle conforme à ce contenu. Il s’agit de la logique de la « réflexion déterminante » qui nous fait accéder à la pensée divine, à partir de l’autodétermination de notre pensée logique de nous-même. Partant de là, la « réflexion déterminante », dernière forme des trois réflexions logiques de la sphère de l’essence, ouvre sur le développement du Concept. Son terme effectue l’aliénation de celui-ci dans la nature et dans la finitude de l’esprit, manifestations finies de l’infini véritable : la facticité de la nature et de l’esprit est surmontée en nécessité. Rappelons que tout développement achevé – d’une totalité naturelle ou spirituelle – implique que l’unité du concept définissant le tout se développe en s’actualisant dans la séparation ou division de soi et se réunifie à terme en sa totalité complète unifiant les termes entre lesquels il s’est divisé. Lorsqu’il s’agit effectivement d’une dialectique de « développement » (Entwicklung) autonome du concept en concept-jugement-raisonnement : « le jugement est la division originaire (ursprüngliche Teilung) du concept par lui-même ; cette unité est par conséquent le fondement à partir duquel il se trouve considéré en son objectivité véritable »32. Cette objectivité vraie est le membre objectif de la disjonction, la nature, dont l’autre membre est l’esprit, la subjectivité vraie de concept, « …à partir de laquelle le concept s’élève à une existence libre allée dans soi, à partir de cette extériorité, 32
G. W. F. Hegel, Science de la logique, III, éd. cit., p. 102.
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et accomplit sa libération dans la science de l’esprit et trouve le concept suprême de lui-même dans la science logique …»33. Le point de départ de la « réflexion extérieure » phénoménologique, l’esprit fini, est circulairement retrouvé comme savoir de soi de l’infini au sein du fini qui l’exprime discursivement dans la science : le cercle de la « réflexion déterminante » s’est refermé dans le mouvement de la science spéculative de la Logique. Dès lors, l’extériorité réciproque de la finitude transcendantale et de l’infinité absolue est totalement résorbée. La réflexion auto-déterminante détermine le fondement théologique de la finitude et cette finitude elle-même dont on sait à présent qu’elle est le phénomène de l’infini dans son automanifestation. Hegel peut d’ailleurs dire que le cercle de la réflexion posante, si l’on considère celle-ci de façon subjective, contenait virtuellement le cercle déterminé de l’infinité vraie qui est celui du système de l’autodétermination développée. Mais ceci était possible dans la mesure seulement où l’attribution spéculative du sens logique était déjà présupposée comme participation savante à la véritable infinité manifestée dans la croyance religieuse au terme de la Phénoménologie. Le savoir hégélien est bien ainsi une théo-ontologie. Tandis que, chez Kant, le fondement infini demeure extérieur à l’essence catégoriale de la finitude transcendantale-empirique autoréfléchie, chez Hegel, le savoir est savoir de l’identité absolue du discours catégorial fini, temporalisé et achevé, avec la réflexion posante-déterminante de l’Idée rationnelle se réfléchissant comme fondement en lui. Les deux présupposés qui permettent à Hegel de faire se rejoindre les termes extérieurs que sont la finitude transcendantale d’une part (réflexion autoposante) et l’infini transcendantal en acte de l’autre (réflexion extérieure de l’Idée théologique), nous ont semblé éminemment contestables. Le premier présupposé, du côté de la finitude, est la manifestation de la vérité absolue dans la forme de la religion chrétienne qu’il suffit à l’autoréflexion logico-dialectique de traduire conceptuellement : la réflexion finie autoposante se présente explicitement dans l’Introduction à la logique comme Présentation de l’autoposition de Dieu avant la création du monde extérieur à lui : « ce royaume est la vérité elle-même, telle qu’elle est sans voile en soi et pour soi ; pour cette raison, on peut dire : ce contenu est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini »34 Le second présupposé, du côté du statut de cette autoréflexion dialectique des catégories, est 33 34
Ibidem, p. 393. G. W. F. Hegel, Science de la Logique, le livre de l’Etre, Introduction, éd. cit., p. 19.
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celui de leur teneur également théologique, dépendant de la vérité métaphysique attribuée à la religion chrétienne comme vérité de la raison éternelle. Si le premier présupposé tombe sous les coups de la critique transcendantale de la religion que nous avons mise en œuvre ici même dans le prolongement de la critique kantienne, le second tombe par là-même et la Logique dialectique, dont nous devons néanmoins faire crédit au génie hégélien de l’avoir construite, n’a plus que le statut d’une logique transcendantale de l’autoréflexion finie d’abord auto-posante, dialectisée systématiquement. Une fois produites comme déterminations transcendantales du champ empirique de la finitude, les catégories exigent en effet d’être systématisées en autoréflexion et c’est ce qui, esquissé par la déduction « métaphysique » des catégories chez Kant, n’a en effet été mené à bien que par la production de la Logique spéculative hégélienne. Dès lors, si l’écart creusé par la « réflexion extérieure » transcendantale entre finitude et Idée théologique transcendantale demeure, sans jamais pouvoir être comblé en termes de « savoir », cet écart peut être néanmoins médiatisé dans les termes de la pensée dialectique : nous avons besoin de penser rigoureusement l’Idée d’infinie perfection, néant de détermination pensée par excès et éminence et sur-détermination infinie, d’abord négativement (théologie négative) et ensuite positivement, en y projetant par analogie le plus haut de notre autoréflexion spirituelle : le savoir dialectique de notre esprit se pensant logiquement lui-même. Ce savoir demeure pourtant en lui-même irréductiblement fini, car il n’y a pas de « logique » adéquate à l’Idée de l’esprit divin, puisque celui-ci est éternel, intuitif, extérieur à la finitude. La relation de fondement et de « réflexion déterminante », articulée à la finitude de la philosophie transcendantale, retrouve alors la nécessité de la « fiction » rationnelle. C’est donc avec le plus haut de notre esprit – son autoréflexion conceptuelle systématique et dialectique, inaboutie chez Kant – que nous pouvons penser par analogie ce qui est visé dans le contenu de l’Idée comme ce qui est plus haut que notre esprit, l’autoréflexion éternelle et intuitive de la raison divine. Le discursif temporel y symbolise l’intuitif éternel. L’imaginaire rationnel symbolisé dans la dialectique peut ainsi faire se rejoindre deux « foyers », le premier foyer mythique dont émanaient historiquement les concepts diffractés dans l’usage empirique fini, et le dernier foyer qui les fait converger en un second point focal, l’Idée théologique de l’entendement intuitif infini, foyer métaphysique, après que la dissociation des formes culturelles ait fait se distinguer, entre temps et comme moment historiquement intermédiaire, mythe, religion, art et
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science. Notre raison a certainement un besoin naturel de déterminer par la réflexion la relation de « fondement » (Grund) entre l’en-soipour-soi divin et le phénomène de notre finitude. Bien que cette réflexion déterminante ne puisse s’effectuer ainsi qu’un savoir, elle peut néanmoins prétendre se réaliser par un usage analogique et régulateur de la dialectique logique. Ce faisant, nous construisons une « réflexion déterminante », faisant le lien entre la « réflexion posante » transcendantale, intérieure à la finitude (la diffraction empirique des « rayons » catégoriaux à l’infini dans le champ historique de l’expérience culturelle) et la « réflexion « extérieure », limitant la finitude transcendantale par la visée vide de contenu cognitif de l’infinité théologique transcendantale. Le contenu de sens de cette dernière est hors de portée de la connaissance catégoriale par l’entendement transcendantal, mais demeure visé à un étage supérieur de l’immanence spirituelle, celui de la raison qui ne peut pourtant pas sortir cognitivement de cette immanence. La logique dialectique, reprise convergente des rayons catégoriaux par le foyer du « je me pense », construit alors la convergence dialectique de ces rayons catégoriaux en un foyer « divin », l’Idée théologique, mais sur le seul mode analogique du « tout se passe comme si ». L’unification catégoriale du soi fini en son foyer rayonnant y fait fonction de « modèle » analogique pour « penser » l’unité du soi infini fictivement visé.
Pour préparer cette unification focale, il faut, après la construction du système logique des concepts envisagé comme savoir de soi de l’esprit, aménager avec certitude l’espace d’un au-delà du fini qui soit véritablement l’Autre spécifique de ce dernier, en faisant se rompre provisoirement la continuité dialectique. C’est dans cet espace de pensée que nous projetterons en troisième lieu le cercle analogique de la véritable infinité. Penser un infini qui soit par essence au-delà du fini impose de distinguer borne et limite. La raison métaphysique vise une sagesse comme connaissance des limites essentielles de toute existence finie, puisque la raison ne peut se contenter de progresser à l’infini au sein de la finitude empirique avec pour seul objectif de maitriser indéfiniment cette réalité, en dépassant par ses opérations de maîtrise catégoriale, dans la diffraction des rayons catégoriaux épistémiques, toute borne faisant provisoirement obstacle à ses progrès. Une raison finie qui ne reconnaîtrait pas sa limite, en posant rationnellement un au-delà d’elle la limitant par essence, serait une raison renonçant à la sagesse autocritique en s’engageant dans une sorte de délire dogmatique rationnel, autrement nommé scientisme. En effet, ne pouvant éteindre en elle le besoin d’un véritable infini, elle projetterait dans l’infinité de ses progrès orgueilleux une manière d’infinité religieuse
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et métaphysique. C’est ainsi que la raison deviendrait folie rationnelle. Au sein de la finitude, l’on doit évidemment admettre des bornes tout en progressant à l’infini dans leur dépassement. La borne est par exemple celle d’un savoir borné à ce que nous savons à une époque de l’histoire, mais cette borne sera dépassée par un savoir meilleur au sein du progrès à venir ; de même dans le domaine de l’action, si notre action est bornée à un moment, faute de force suffisante ou d’instrument performant pour aller plus loin, de nouvelles forces et de meilleurs instruments nous permettront de dépasser cette borne. En d’autres termes, toute borne est relative et peut toujours être en principe dépassée, mais elle ne nous fera pas sortir des limites de la finitude, et nous aurons une alternance du devoir de dépasser la borne et de retomber après dépassement à l’intérieur de la finitude : « la mauvaise infinité est la même chose que le devoir-être permanent, elle est certes négation du fini, mais elle n’est pas en mesure de s’en libérer en vérité…Le progrès à l’infini n’est par conséquent que la monotonie d’une répétition, une alternance ennuyeuse et toujours identique de ce fini et de cet infini »35. Au contraire, la limite essentielle de la finitude que reconnaît la raison réflexive et critique est universelle et nécessaire en son absoluité. De même que la borne, elle implique un au-delà d’elle-même mais qui, la limitant absolument, est d’une autre espèce qu’elle. En d’autres termes, il s’agit d’un au-delà non pas dans l’espace et dans le temps mais d’un au-delà de l’espace et du temps eux-mêmes, non pas d’un au-delà dans le fini mais d’un au-delà du fini. Si l’un des caractères de la finitude est la spatio-temporalité de l’existence, l’au-delà de la finitude, l’infinité métaphysique, est méta-spatiale et méta-temporelle. Il est évident que nous devons admettre l’Idée d’un au-delà de la finitude, si nous voulons penser l’essence de la finitude et non pas seulement ce qui est accidentellement à l’intérieur d’elle. Le « fini » de la finitude ne se réduit pas au « borné ». Il est alors nécessaire de le penser de manière compréhensive, en cernant son essence par rapport à une autre essence qu’elle. Tant que notre pensée reste celle de l’au-delà d’une borne rencontrée dans la finitude, nous restons pris dans la pensée de la borne et d’un infini intérieur au fini, ce qu’effectue pleinement la détermination catégoriale ou transcendantale de l’empirique dans les sciences dites à juste titre « infiniment finies ». Mais nous devons penser la finitude comme telle et nous le pouvons. Dès lors, la pensée corrélative d’un au-delà absolu de la finitude s’impose à nous afin de limiter le fini : il s’agit de 35
G. W. F. Hegel, Science de la Logique, I, Paris, Aubier, p. 119.
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la réflexion extérieure absolue indiquée plus haut, cette seconde forme de la réflexion dialectique de l’essence dans la Logique spéculative. Si l’infini métaphysique – l’au-delà essentiel de la finitude – est pensé par la négation essentielle du fini, le fini, corrélativement, est pensé comme négation essentielle de cet infini. La « détermination réciproque » étant une relation logique de la dialectique réflexive, les deux concepts se déterminent réciproquement par négation l’un de l’autre. Ainsi, il s’instaure entre eux une dialectique de circularité dialectique qui dépasse la linéarité du progrès à l’infini. Pour ce faire, nous devrons distinguer l’usage transcendantalempirique qui consiste à objectiver a priori les contenus d’expérience analysés dans le monde grâce aux catégories intellectuelles et l’usage transcendantal-rationnel qui consiste à signifier au moyen des Idées rationnelles la totalité d’abord indéterminée de ce qui excède absolument les limites du fini. Comme dans l’Opus postumum de Kant, le moi humain, se situant lui-même entre l’Idée du Monde empirique et l’Idée rationnelle de Dieu, a la fonction d’une « copule » dans le jugement de limitation qui donne un sens à la finitude, en déterminant ses limites : « le monde (sujet) est (copule] sensé par Dieu (attribut) ». Les idées transcendantales du Monde, du Moi et de Dieu sont présentes et fonctionnent à l’état enveloppé, encore non réflexivement conceptualisé, de manière syncrétique pourrait-on dire, dans les Mythes et les Rituels premiers, ces premiers foyers imaginaires. L’essentiel est de maintenir d’abord la différence entre la Totalité empirique indéterminée comme horizon du Monde chaotique qui affecte l’homme dans une émotion (l’inquiétude du soi) et la Partie empirique de cette Totalité qui va être analysée et objectivée sur fond de cette Totalité elle-même ; de maintenir, ensuite, la différence entre la conscience transcendantale qui opère cette objectivation et le soi transcendantal infini qui est son corrélat oppositionnel et délimitant, pensé par une Idée de la raison, l’Idée théologique dont le contenu est un entendement intuitif ou archétype. La détermination réciproque de l’essence de la finitude subjective et de l’’essence de l’infinité théologique requiert, verrons-nous, l’usage analogique de l’Idée d’entendement divin. Il est certain que le premier foyer imaginaire du mythe met également en corrélation, sous une forme confusément psychologique, l’âme de l’homme et l’âme divine, cette croyance contenant déjà la corrélation matricielle « foi-sens » qui se retrouve dans les « convictions rationnelles » au sein de notre foyer imaginaire critique.
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Les idées rationnelles et les croyances sont développées concrètement par le raisonnement et l’analogie symbolique. Elles doivent être distinguées des formes symboliques et mythiques premières, opérant la métamorphose signifiante du Tout empirique. Ces formes le font passer d’un Chaos à un Cosmos (totalité absolue ordonnée de l’empirique) où se projette déjà confusément l’Idée de Dieu. Mais les Idées transcendantales, à la différence des catégories intellectuelles objectives, opèrent conceptuellement la mise en forme sensée ou l’interprétation rationnelle de la Totalité mondaine absolue, sous la forme du jugement attributif : « le monde est tel ou tel », c’est-à-dire : « le Monde a tel ou tel sens attribué », jugement synthétique. La conscience transcendantale se tient ainsi entre deux orientations, l’orientation vers l’objectivité empirique qui a dépassé historiquement et analytiquement la détermination mythique du Tout empirique et l’orientation transcendantale vers l’Idée qui lui permet de réfléchir sa finitude vis-à-vis d’une réflexion infinie, absolument pure de tout conditionnement fini, l’Idée théologique de l’entendement intuitif. C’est ce contenu de sens que va symboliser l’analogie logique-dialectique. Or, les structures mythiques du premier foyer imaginaire sont certainement déjà des amorces de structures transcendantales, car elles ne sont jamais purement formelles, puisqu’elles organisent de façon sensée la Totalité empirique indéterminée qui est leur matière, le Monde. De même, le Moi qui est leur corrélat « humain » n’est pas purement formel et abstrait, puisque, lui aussi, est lié à un corps de mouvements et de désirs qu’il ordonne en ordonnant le Monde. Pour le dire en des termes de rituels et de mythes dont nous avons étudié plus haut la symbolisation et le schématisme quaternaire (L’Homme de Vitruve) : les hommes projettent comme « Haut du Monde » le fondement de leur coordination en l’Un divin. Le sujet transcendantal-empirique se projette comme un sujet « dépassant » son Moi empirique dès qu’il se jette primitivement dans le monde sacré, sautant et dansant, organisant l’espace mondain en référence à cet Autre divin qui en est le sens. L’homme est donc bien, comme l’écrivait Kant, la Copule qui met en rapport dans un jugement le Monde (sujet) et Dieu (attribut de sens) ou ce qui en tient lieu dans les mythes premiers n’usant d’ailleurs à peu près jamais du mot « Dieu ». En effet, l’homme, comme Soi formel ou transcendantal est un analogue de Dieu, et comme Moi matériel ou empirique, il est dans le monde de la matière par sa sensibilité. La double appartenance, empirique et transcendantale, est la constitution de l’Homme. Elle lui assigne ainsi la fonction de « copule » dans un jugement dont le monde
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est le « sujet » et dont Dieu est le « prédicat » ou l’« attribut » de sens. sujet transcendantal (soi) – corrélat transcendantal total : Dieu Homme = Sujet empirique (moi) – corrélat empirique total : Monde Ou encore : Monde – Homme – Dieu. L’homme, étant lié à l’étant empirique dans le Monde et étant lié au transcendantal infini par l’Idée de Dieu, met transcendantalement le Monde en rapport avec Dieu. Il pense, en tant que sujet égologique ou « soi » transcendantal, la forme du Monde (par l’idée cosmologique) comme ayant en Dieu son unité de sens qui le fonde comme monde (par l’idée théologique) : « Dieu, le monde ne sont pas des objets d’expérience possible, mais des idées, des êtres de raison créés par nous, contenant les principes de l’unité systématique du penser des objets », écrit Kant36. L’homme unit le monde à Dieu comme le ferait une copule, un lien logique d’attribution. Il s’agit du « est » dans un jugement de la forme « le monde (sujet), par la pensée de l’homme, est (copule) sensé en Dieu (attribut) ». L’homme attribue ainsi au monde la propriété d’être sensé en Dieu : « Dieu, le monde, et ce qui les conçoit dans leur mutuel rapport, le sujet comme être raisonnable. Le terme moyen du jugement est ici le sujet qui juge (l’être pensant, l’homme dans le monde). Sujet, prédicat, copule »37. En conséquence, l’homme doit se faire de luimême une idée transcendantale, celle d’une Personne ou d’un Ego concret, unité d’un « soi » pensant universel trans-mondain et d’un « moi » empirique particulier intramondain. Nous retrouvons cette individualité spirituelle singulière, unité de l’universel et du particulier que nous avons mise en lumière plus haut dans nos réflexions sur la structure quaternaire du monde dialectisée par Hegel. Cette constitution renvoie à notre ontologie du sujet humain, composé du soi universel et du moi empirique particulier38. Par cette idée, l’homme se pense lui-même comme unité systématique, celle d’une âme ou d’un soi, liant entre elles les deux autres unités systématiques, que sont l’Idée du monde et l’Idée de Dieu. La tripartition métaphysique âme-monde-Dieu est donc ici présente. Pour l’homme, c’est bien une exigence inévitable de penser le monde, Dieu et lui-même en tant qu’Idées. Nous inscrivons cette nécessité dans le domaine spéculatif, celui du « besoin naturel » (Kant) de penser la 36 E. Kant, Opus postumum, F° IV, p. 2, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1950, p. 22, termes soulignés par nous. 37 E. Kant, ibidem, F° III, p. 1, trad. p. 16. 38 Cf. plus haut, Le premier Court Traité sur le séisme ou ontologie générale du soi.
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totalité absolue que l’on peut nommer l’« univers » de l’être, englobant le soi, le monde et Dieu. L’univers est cette totalité une, vers laquelle s’oriente la pensée constituant la synthèse des trois Idées majeures de la métaphysique. L’homme ne peut pas éviter de penser la totalité absolue de l’univers, car cette nécessité s‘impose à lui comme un « besoin » ou une « pulsion » naturelle de sa raison, ou encore une « fidélité au sens », dont la « foi » (fides) est le germe actif que développeront la philosophie d’un côté et la religion instituée de l’autre. L’homme peut certes en dévier l’investissement sur des contenus inadéquats en déniant le caractère transcendantal de ces Idées, mais, même ainsi, ces Idées aliénées et objets de dénégation, n’en continuent pas moins d’opérer dans sa pensée, car l’homme, en tant qu’« animal symbolique », est un animal religieux et métaphysique. § 4. DE
DIEU COMME SUREXISTANT AVEC L’EXISTENCE FINIE DÉTERMINABLE PAR L’ANALOGIE SYMBOLIQUE
LA RELATION DE
La tripartition de l’empirique, du sujet transcendantal et de l’Idée rationnelle transcendantale nous fournit ici trois degrés d’élévation progressive du fini à l’infini, fondement surexistant de l’existence finie. D’abord le niveau de l’empirique ou de la sensibilité inquiète, c’est-à-dire affectée et mobilisée dans le monde. Au sein de l’empirique d’abord, nous pouvons être attentifs à tous les processus de formation évolutive par lesquels la nature tend à dépasser les bornes qui sont celles d’une espèce pour former, en interaction avec le milieu, des formes comportementales spécifiques plus complexes et mieux intégrées, mais à nouveau bornées. Le moment d’infinité de la création y est bien présent mais c’est au sein de la finitude empirique qu’il s’exerce de façon dissimulée. Ces lignes évolutives nous mènent à la métamorphose ultime, c’est-à-dire à la transition de la nature à la culture qui s’opère en l’homme par l’usage de la fonction symbolique, en une rupture dialectique. C’est la perte quasi totale des instincts par lesquels l’animal effectuait la mise en forme circulaire de son espèce dans son environnement empirique qui définit alors la situation de l’homme. Faute d’être immédiatement déterminé par l’instinct, le milieu empirique se présente ici comme un horizon indéterminé, un « chaos », et c’est là un premier acquis spécifiquement humain : le sentiment de l’indéfini du champ empirique auquel accède seulement l’homme, inconnu qu’il est de l’animal. Corrélativement, c’est le sentiment de son indétermination subjective qui l’affecte dans ce rapport en une inquiétude de soi ; enfin, c’est bien cette inquiétude de soi, de même que l’inquiétude de l’écart entre
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son soi et les corps environnants, qui va motiver un dépassement spécifique interne à la finitude humaine, dans les bornes d’un ici et d’un maintenant cernés par et dans l’horizon de la mauvaise infinité. La formation de la fonction symbolique est la réponse et la reprise proprement humaine du processus des métamorphoses par lesquelles les espèces vivantes avaient inventé leurs formes adaptées et leurs savoir-faire instinctifs. La plus ancienne forme de réflexion du soi est entreprise au sein des rituels humains premiers et des mythes organisant le chaos en un cosmos, circonscrivant imaginairement un « foyer » habitable au cœur d’une multitude foisonnante de choses et d’êtres inconnus et menaçants.
En tant que philosophes d’un transcendantal explicitement posé, nous comprenons – rétrospectivement, car la conscience mythique ne se pose pas encore ainsi – que le langage se constitue dès lors comme un quasi-transcendantal rendant possible a priori l’expérience d’un monde sensé. Le négatif de l’indétermination du rapport à l’autre est à son tour nié et dépassé par la mise en oeuvre des cosmogonies et des cosmologies premières, réflexion du soi humain dans son rapport à l’autre que soi. Nous retrouvons la circularité dialectique structurant la relation du « vivant » à son milieu, non plus médiatisée par la morphologie et l’instinct biologiques, mais par le langage symbolique des mythes et la gestuelle des rites : l’extériorité négative et bornée du milieu a été intériorisée et assimilée, de sorte que sa négation formatrice puisse être à son tour extériorisée dans le milieu des discours du monde, les narrations sacrées, les danses ritualisées, les contraintes sociales et éthiques. Il y a eu intériorisation de l’extériorité négative et extériorisation de l’intériorité niant cette extériorité, en l’habitant langagièrement, par un acte d’être-auprès de soi dans l’autre que soi. En termes logiques, il s’agit bien déjà d’une « réflexion déterminante » de nature synthétique. S’esquisse d’ailleurs la référence implicite au transcendantal symbolique et même d’une certaine manière au transcendantal absolu, obscurément précompris, mais encore non posé rationnellement comme tel en thèse métaphysique, puisque l’intérêt de l’intentionnalité est tout entier orienté vers la détermination de la matière empirique inquiétante à l’intérieur du cosmos mythique. * * * Le niveau de la subjectivité transcendantale et de l’entendement. C’est précisément la suspension de la thèse d’un monde organisé et finalisé,
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afin d’en observer et d’en « expliquer » d’abord de manière mécaniste les propriétés perçues localement, en d’autres termes le passage du mythe à la science, qui permet à la conscience de soi du transcendantal d’émerger comme telle et de se poser explicitement à ce second niveau. Ce passage est d’abord motivé par la reconnaissance de la pluralité et du conflit des interprétations mythiques puis religieuses concurrentes. La religion, certes, opère une première critique du mythe, mais c’est pour lui substituer une nouvelle forme de sacralisation divine de la totalité absolue. Cette pluralité et ces conflits attestent d’un bornage de fait et de droit des interprétations sacrées de l’empirique. Mais ce n’est là qu’un mobile occasionnel dont se saisit l’intention d’un nouveau dépassement de la borne, mobilisant l’entendement préparant son aperception transcendantale. L’objectivation a priori ou scientifique de l’empirique s’inscrit néanmoins, elle aussi, à l’intérieur du cercle dialectique de l’extériorité et de l’intériorité. Ici, l’extériorité empirique est intériorisée dans une observation analysée et libérée des présupposés de la totalisation sacrée, mythique ou religieuse, puis l’intériorité de l’entendement en fait la synthèse logicomathématique qu’elle projette conceptuellement pour hypothèse et vérification dans l’extériorité. De l’extériorité perçue à l’extériorité connue, par la médiation de l’entendement scientifique, se reproduit le cercle du séjour auprès de soi dans l’autre que soi : la science libère. L’acte d’infinitiser ou d’idéaliser le fini, immanent à la finitude du sujet, est à présent celui de l’entendement lui-même qui va au-delà de la seule perception des « profils » (Abschattungen) des choses pour les unifier au moyen de ses idéalités logico-mathématiques. Corrélativement à cette objectivation du perçu au sein de la circularité dialectique, la subjectivation du transcendantal correspond à la position pour soi de l’intériorité autonome de l’entendement : « je me pense comme sujet dépassant mes affections empiriques pour les connaître et les mettre à distance de ma subjectivité ». « Transcendance dans l’immanence » du sujet transcendantal que Husserl a été le premier à formuler ainsi, plus clairement que Kant lui-même, du fait que ce dernier n’usait pas du concept d’intentionnalité, concept impliquant celui d’un dépassement du donné par le sens du « quelque chose » visé au-delà du donné intériorisé. En usant de l’imaginaire analogique, Husserl parle du « Moi pur » comme d’un foyer pensant émettant le « rayon du regard » (Blickstrahl)39 de ses 39 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, § 58, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, rééd. 1991, p. 189.
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pensées (cogitationes) : « nous parlons en langage figuré du ‘regard de l’esprit’ ou des ‘rayons du regard’ émanés du moi pur »40 et encore ; « il est d’usage de comparer l’attention à une lumière qui éclaire (…) sous un faisceau plus ou moins clair de lumière »41. Quant au moi pur ou sujet transcendantal : « avec lui se présente une transcendance originale, non constituée, une transcendance au sein de l’immanence »42. Husserl veut dire que sa transcendance subjective et transcendantale est constituante de la transcendance « constituée » comme sens du phénomène intentionnel objectif.
* * * Le niveau de l’idée rationnelle transcendantale ou de la raison proprement dite. Toutefois, la dimension d’infinité immanente, même explicitement posée par le cogito transcendantal, n’est pas encore celle de l’infinité absolue, « pure » ou « véritable » infinité. Si la conscience de soi transcendantale est bien acquise par la réflexion de l’entendement qui se connaît connaissant l’objet, son intentionnalité est encore finalement orientée – comme celle de la conscience mythique originaire et plus radicalement encore sans doute celle du vivant animal – vers la détermination de l’empirique – celle-ci fût-elle comprise comme circulairement objectivante. Or l’entendement dialectisé qui a pensé les conditions de possibilité transcendantales de la détermination objective de l’empirique est nécessairement amené à réfléchir les conditions de possibilité de cette réflexion transcendantale elle-même. Il s’agit du transcendantal à la seconde puissance, transcendantal second d’un transcendantal premier. C’est ce qui va le mener à se dépasser dialectiquement en raison transcendantale comme puissance de penser par une Idée absolue l’infinité vraie en acte ou infinité sur-existant vis-à-vis de la finitude transcendantale de l’entendement lui-même et en corrélation avec elle. Il s’agit bien du terme « transcendantal » de la dialectique réflexive, puisqu’il est pensé comme dépassant les limites de sa connaissance. Ce terme, l’Idée rationnelle, reste toutefois pensé au sein d’une philosophie transcendantale. Il s’agit bien du terminus ad quem de la dialectique transcendantale ascendante. C’est que l’entendement, même dans sa réflexion philosophique sur soi, est encore lié à la finitude des signes, des mots et des concepts au moyen desquels il opère sa réflexion en se limitant vis-à-vis 40 41 42
Ibidem, § 92, p. 317. Ibidem, p. 319. Ibidem, § 58, p. 190.
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de l’Autre que soi. Cette discursivité réflexive, forme rationnelle de la fonction symbolique, est à l’évidence quelque chose dont il ne peut opérer cette fois d’aucune façon le dépassement afin de l’assumer pour lui-même. L’opération de réflexion s’effectue dans la spatialisation et la temporalisation du discours des signes, dans le dialogue avec soi-même comme dans le dialogue avec autrui, même si des moments d’intuition eidétique sous-tendent la discursivité conceptuelle, jusque dans la réflexion logique dialectique, dialectisant la logique transcendantale. C’est alors que la raison intervient pour penser l’idée supérieure de la possibilité d’une réflexion purement intuitive, libérée de toute condition limitative discursive, de toute spatialité et temporalité finies par comparaison avec laquelle la réflexion transcendantale se pose comme essentiellement finie. Le véritable infini est certes seulement une pensée nécessaire à notre finitude se réfléchissant rigoureusement en tant que raison. C’est à l’intérieur de ses pensées et seulement à l’intérieur d’elles que notre esprit se dépasse vers cet infinité absolue, jugée parfaite et vraie. Il ne s’agit pas de percer réellement les limites de notre finitude pour connaître ou vivre enfin mystiquement une infinité avec laquelle nous nous unirions dans l’extase ou dans le savoir démonstratif et intuitif rationnel. Toutefois, dans notre « sphère d’immanence » (Husserl) nous ne pouvons pas nous contenter de visées transcendantales orientées vers le champ infini de l’empirique, fût-il totalisé sous l’Idée régulatrice cosmologique. En tant que métaphysiciens par nature, nous avons besoin de nous connaître, en nous orientant dans la pensée de nos Idées, pour y ressaisir l’essence de notre finitude réflexive et cette seconde orientation – la connaissance réflexive et transcendantale de soi – ne s’effectue totalement qu’en la corrélant conceptuellement à un soi pur idéalisé logiquement comme ce que serait un esprit sans les limites qui l’attachent discursivement au champ de l’empirique, par le langage dont il fait l’expérience encore pensante mais pesante, au sein de la réflexion philosophique. Or le concept de cet infini n’est initialement que celui de notre soi réflexif purifié, son pur être pour soi. Il s’est libéré fictivement et abstraitement des opérateurs spécifiques, langagiers, spatio-temporels et finis, au moyen desquels il effectue humainement sa réflexivité. L’imaginaire rationnel élabore la fiction idéale d’un entendement divin intuitif de soi. C’est donc d’abord ici une théologie fictionnelle négative qui s’élabore. Il ne s’agit donc pas, comme la critique athée le soutient souvent, d’« augmenter » imaginairement dans le nébuleux d’une extension à l’infini, les pouvoirs bornés de notre empiricité mais de soustraire par abstraction la réflexion pensante
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de ses attributs empiriques eux-mêmes par un travail encore dialectique d’ascèse réflexive. Apparaît alors la fiction logique, abstraite en effet, d’une réflexion immédiate, intemporelle et immatérielle que nous pouvons nommer « Dieu », fiction rationnelle d’un soi non enchaîné aux médiations, à la temporalité et à la matérialité de notre réflexion. Étant « entendement pensant », il est conçu comme étant du même genre que le nôtre, mais sa spécificité est de penser intuitivement tandis que la nôtre est de penser discursivement. La position de ce soi pur ne nous fait pas sortir réellement de notre conscience philosophique transcendantale, purifiée fictivement, mais elle se connaît alors comme elle est vraiment en une réflexion extérieure théologique, par comparaison avec son Autre. Toutefois, le caractère totalement indéterminé de ce que pourrait signifier, en elle-même et par des attributs spécifiques positifs, l’infinité pure d’une réflexion intuitive « divine » ne peut d’abord mener qu’à une « théologie négative » et au silence du philosophe sur le contenu problématiquement positif de cette infinité. Nous n’obtenons pas encore le concept positivement déterminé d’un infini en acte dont nous avons besoin pour penser la relation de détermination réciproque de l’infini et du fini dans l’infinité vraie, conformément à l’exigence clairement formulée par Hegel : « ni le fini comme tel ni l’infini comme tel n’a par conséquent de vérité. Chacun est en lui-même le contraire de soi et unité avec son autre »43. Si la finitude transcendantale est bien la raison de penser l’infinité transcendantale au moyen d’une idée de la raison, on ne saisit d’abord aucun moyen de concevoir cet infini comme la « raison d’exister » (ratio essendi) de la finitude du sujet. Notre intériorité finie est, à ce moment-là de la réflexion, extérieure à l’intériorité infinie qu’elle pense comme Idéal de la raison pure. Si la réflexion en restait là, le cercle de la détermination réciproque de l’infini et du fini ne pourrait alors être refermé à ce troisième niveau, considéré pourtant comme le niveau « le plus haut » de notre esprit, celui de la « réflexion déterminante ». L’écart caractérisant la « réflexion extérieure » entre l’intériorité infinie du transcendantal et sa propre intériorité transcendantale, s’affirmant dans la « réflexion posante », engendrerait l’échec irrémédiable de la pensée spéculative, impuissante à achever le système de ses pensées, ce qui était pourtant son projet ultime en tant que raison, faculté et puissance de systématicité complète. C’est donc bien l’intention transcendantale de l’être auprès-de-soi-dans-l’autre-que-soi, ou de l’habitation finie dans la demeure idéale de l’infinité, qui motive alors l’usage analogique et 43
G. W. F. Hegel, Science de la Logique, I, éd. cit., p. 124, souligné par nous.
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critique de la dialectique logique. Elle seule permettra de passer de la théologie négative à la théologie positive. Non seulement celle-ci déterminera, par son « tout se passe comme si » rationnel, la positivité interne du transcendantal divin en enchaînant des concepts logiques, mais elle pourra « déduire », au sein d’une Logique au statut de fiction rationnelle non cognitive, la nécessité de l’aliénation de l’entendement intuitif divin dans la finitude de la nature et de son évolution, au terme de laquelle l’humanité se donne comme résultat. Certes, la boucle sera ainsi bouclée, mais le cercle métaphysique transcendantal ne nous aura fait, à aucun moment de sa formation, sortir de l’immanence spirituelle de la connaissance de notre pensée finie déterminant analogiquement un contenu de fiction rationnelle. La différence spécifique de la pensée divine par rapport à la nôtre continue donc de nous échapper en ce qu’elle pourrait être positivement et nous respectons la négativité de son altérité transcendantale. En revanche, avec Duns Scot, nous soutenons qu’il y a un « être commun et convenant » (ens commune et conveniens) nécessairement pensé comme identité exprimable univoquement entre l’être infini et l’être fini, de sorte que l’équivocité de la notion d’être et d’entendement ne peut être totale les concernant44. Mais, de même qu’il y a quelque chose du phénomène de notre pensée qui passe par analogie dans l’en soi réflexif divin, puisque nous y projetons l’analogie de notre pensée s’autodéterminant logiquement, de même nous devons admettre qu’il y a quelque chose de l’infini, toujours ainsi pensé en nous et par nous, qui passe dans le phénomène extérieur de la finitude empirique, puisque l’analogie dialectique, étant celle d’une logique de l’autodétermination de l’infini se faisant fini, nous impose de penser « comme si » une aliénation nécessaire de l’infini s’effectuait dans la finitude de la nature : la « chute » ou le « saut » créateur de l’empirique. Il y a là un devenir circulaire du sens : « ainsi l’infini est-il aussi le parvenir au (das werden zu) fini et inversement le fini est le parvenir à l’infini »45. C’est là ce que Hegel nomme le véritable infini, détermination réciproque par négation redoublée de l’infini et du fini : « ni le fini comme tel ni l’infini comme tel n’a par conséquent de vérité. Chacun est en lui-même le contraire de soi et unité avec son autre »46.
44 Cf. Analogie de l’être et attribution du sens, III, Univocité, équivocité et analogie. Les apports de St. Thomas, D. Scot, T. Cajetan, éd. cit. p. 157-166. 45 Hegel, Science de la logique, éd. cit., I, p. 124. 46 Ibidem.
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La Nature finie, en tant que phénomène, est ainsi interprétée ellemême « comme si » elle était une automanifestation de l’infini dans le fini. Elle le serait d’abord sur un mode aliéné, c’est-à-dire étrangère à soi dans sa manifestation. La Nature s’ignorerait d’abord comme étant l’être fini de Dieu. Ce n’est précisément qu’au niveau supérieur de la pensée humaine que la nature finie et l’esprit résultant de son évolution, parviendraient à se reconnaître comme manifestations réflexives du devenir créateur divin, mais en la pensée d’un « tout se passe comme si », non en un savoir véritable de l’infini comme le prétend Hegel. En conséquence, l’esprit a le droit de se penser « comme si » (als ob) la nature d’abord et lui ensuite « participaient » à une infinité divine aliénée, mais cette « participation » est fondée à l’intérieur de l’« attribution » analogique : monde (sujet)-homme(copule)-Dieu (attribut). C’est bien toujours l’homme qui s’attribue le sens d’être « participant » à Dieu. Car c’est bien au sein du cercle tracé par la compréhension de soi de la finitude – théologie négative puis théologie ana-logique positive – dans son rapport à l’infini que cette participation est pensée. Ce n’est pas la connaissance de la participation ontologique qui, présupposée première par démonstration ou intuition rationnelle d’un savoir, prédéterminerait en conséquence l’attribution par la pensée de la manifestation attribuée à Dieu (position de Hegel) ; en d’autres termes, ce n’est pas la certitude de la participation existentielle, supposée vérité absolue de la « religion de la raison » (Hegel) qui commande l’attribution du sens logique interprété dans la « proposition spéculative » ; c’est bien l’inverse. Notre participation au divin n’est qu’une hypothèse subjectivement nécessaire au sein de l’interprétation fictive et régulatrice par laquelle nous attribuons au soi infini, par analogie avec la pensée de notre pensée finie, le mouvement dialectique qui débouche sur l’aliénation et la « participation » du fini – d’abord naturel – à l’infini. C’est la participation phénoménologique qui découle de l’attribution, et non l’attribution qui découle de la participation phénoménologique. C’est là la dimension critique de notre herméneutique du sens : elle exclut toute révélation et toute démonstration savante – toute « dogmatique » – de la connaissance préalable de l’infini. L’énergie qui mobilise le soi fini vers l’infini – qu’il n’atteint donc effectivement pas dans une connaissance religieuse ou métaphysique de caractère dogmatique – suppose néanmoins pour être comprise que « tout se passe comme si » cette énergie lui avait été donnée par l’infini, car il ne se la donne pas à lui-même. Elle se comprend ainsi en s’attribuant le sens d’être l’existence hors de soi d’une énergie spirituelle infinie – sur-existante – qui s’est aliénée dans
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la finitude en elle, par la médiation d’une nature et au terme de son processus évolutif. Comme nous l’avons montré à propos des contenus noématiques purement intelligibles, Dieu n’existe pas au regard de la modalité logique de l’existence. En revanche, en tant que mode de position du sens, il est nécessairement pensé – non connu. Mais le sens pensé du fini ne se comprend pas sans référence au concept de l’infini, comme un demi-cercle ne se comprend pas sans son demi-cercle complémentaire dans la « réflexion déterminante ». C’est là une première manière de penser la relation entre le fini et l’infini, en allant du fini à l’infini transcendantal comme condition de possibilité de son sens, ou plus brièvement dit : de sa pensée. Mais la finité à partir de laquelle se dépasse le fini transcendantal n’est pas seulement la « raison de penser » (ratio cogitandi) de l’infini vrai en partant de la pensée du fini. Il y a une seconde manière de penser la relation de l’infini au fini, en partant cette fois de la pensée du concept de l’infini pour fonder l’existence même du fini, quoique sans position préalable de l’existence de l’infini en lui-même. Cette manière de procéder, rendra nécessaire l’usage de l’analogie de l’être et nous sera fournie par la logique spéculative hégélienne. L’infini est alors non plus seulement la ratio cogitandi ou la raison de se penser du fini, mais la raison d’être (ratio essendi) du fini en tant que ce dernier existe dans l’espace et le temps. Nous prétendons donc qu’il est signifié et pensé nécessairement comme le fondement ou la raison d’être de toute existence dans la finitude. Il faut en effet distinguer et mettre à part d’abord l’inexistence relative, celle du contenu d’un concept qui est contradictoire en soi (comme un « carré rond », ou un « fer en bois »), cette inexistence étant relative aux lois logiques de notre pensée d’entendement. De cette inexistence comme impossibilité logique, nous distinguons l’inexistence de l’infinité absolue, en ce sens que le contenu inexistant est posé comme un absolu infini en acte, achevé en luimême. Son contenu de sens excède toute sémantique conceptuelle de l’existence et de l’inexistence finies. Mais précisément, en ce second sens, celui de l’inexistence absolue ou de l’absolu inexistant, nous pourrions le dire « ek-sistant », le sens étymologique du mot ek-sistance que Heidegger a retenu : « se tenant absolument debout en dehors »47. Nous le signifions comme Dieu extérieur ontologiquement à « l’existence », celle-ci étant réciproquement extérieure à lui mais dépendant absolument de son aliénation dialectique en elle. 47 Tandis que c’est le Da-sein fini en l’homme qui est ek-sistence chez Heidegger, c’est Dieu infini qui est ek-sistance pour la dialectique réflexive.
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Cet absolu inexistant est en effet pensé comme le fondement surexistant de l’existence selon le mode de l’« éminence » comme nous l’avons précisé plus haut. Il s’agit justement de Dieu dans l’Idée de notre raison, et non plus selon la logique de non-contradiction de notre entendement. De ce sens est conçue dépendre toute existence, non pas à la manière d’une dépendance causale ou relative (finie) – mode analogique auquel s’en tenait Kant avons-nous vu – mais à la manière d’une dépendance comme autodétermination dialectique, dépendance absolue dont nous n’avons aucun savoir proprement dit de son mode spécifique, ni de façon directe ou intuitive, ni de façon démonstrative ou scientifique. L’absolue inexistence ou l’inexistence absolue est celle de l’infinité absolue nécessairement pensée, mais non connue, comme la raison d’être ou raison (fondement, Grund) d’exister de la réalité finie. Si nous revenons sur le mouvement par lequel nous posons le transcendantal suprême, ce dernier, du fait que la puissance de l’existence est à présent fondée « attributivement » en lui, contient éminemment cette existence, sans que lui-même existe toutefois. Quelle est cette sur-existence contenant l’existence de manière éminente en elle ? Elle doit bien être pensée comme contenant précisément cette énergie, qui est en quelque sorte l’étoffe du monde naturel et que la nature, au terme de son évolution, nous a transmise, mais la contenant sur un mode éminent qui échappe à notre savoir intuitif, mais que notre pensée conçoit nécessairement. La seule façon pour nous de penser cette dépendance existentielle de l’existence vis-à-vis d’une inexistence sur-existante a été l’usage de la voie symbolique et analogique, de nature conceptuelle : la dialectique du concept logique. En effet, la logique de la contradiction dialectique – qui n’est en vérité qu’une science de notre pensée – nous permet de penser de manière analogue le lien de détermination réciproque de l’existence finie à « l’ek-sistance » inexistante et sur-existante de Dieu. Cette liaison logique est la troisième forme de liaison, celle de l’interaction que Kant, dans sa réflexion sur la « détermination complète », refusait entre l’omnitudo realitatis divine et la réalité limitée parce qu’il ne la pensait pas de façon « dialectique ». Nous savons que la construction d’une dialectique positive est l’apport de Hegel, surmontant la critique kantienne de la dialectique comme « logique de l’apparence ». Cette dialectique positivement spéculative n’instaure ni un mode de liaison substantielle ni un mode de liaison causale du savoir objectif, mais un mode de la pensée réflexive de nos concepts se concevant rigoureusement. Nous pensons d’abord, en une logique transcendantale ascendante, que c’est de l’Idée de l’« Un » infini que tout ce qui est fini, existant et « multiple », tire son sens, sens compréhensible au moyen d’abord de
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notre pensée s’élevant, à travers les trois stades analysés plus haut (l’empirique, le soi transcendantal, l’Idée rationnelle), en allant du multiple à l’Un, du fini à l’infini, sur le mode transcendantal d’une fiction rationnelle régulatrice : l’infini est alors la raison de penser (ratio cogitandi) le sens attribué au fini. Et nous pensons, ensuite, que l’existence de la finitude elle-même peut en être déduite au moyen d’une dialectique positive « descendante » construite au sein de ce mode analogique, pour combler le vide d’une théologie qui resterait simplement « négative ». Cette dernière déduction n’a en conséquence qu’une valeur de « connaissance indirecte » ou symbolique, et non de connaissance effective de Dieu dans sa relation à l’existence finie qui en dépend. Notre pensée utilise sa connaissance effective de soi la plus haute, la logique spéculative en tant que système scientifique de nos contenus conceptuels, pour penser par analogie ce qu’elle ne peut connaître au sens strict et direct : le contenu du transcendantal suprême est alors déployé dans une fiction rationnelle « comme si » la pensée du sujet fini était totalement homogène à la pensée de soi de la pensée infinie. La dialectique ascendante, qui ne s’appuie pas encore sur une Logique constituée systématiquement comme totalité métaphysique des concepts (ce qu’est la science spéculative de la Logique) va du monde comme totalité de la finitude à Dieu. Elle est une dialectique transcendantale dont le terme est la position de l’idée de l’absolue infinité ou du contenu du sens de tout ce qui est fini. Du contenu dialectique de la science logique spéculative, Hegel affirmait : « ce contenu est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini »48. Si son processus constitutif va bien de Dieu au monde, nous l’entendons non comme la science de Dieu – la théologie rationnelle selon Hegel – mais comme analogique de l’Idée ou du contenu de sens, d’abord attribué par l’homme médiateur et copule, entre le monde et Dieu. L’Idée de ce dernier s’expose à l’intérieur de soi et s’extériorisant finalement dans le monde naturel en s’y finitisant. Le sens y est pensé comme s’aliénant dans un milieu qui est celui de la finitude et du conflit entre énergies, ainsi que nous l’avons rappelé en référence à Nietzsche dans le Chapitre sur « l’interprétation »49. L’aliénation du sens infini dans la nature est donc la contradiction avec soi exposée spatio-temporellement et continuée sur un mode naturel fini.
48
G. W. F. Hegel, Science de la logique, I, 1813, Introduction, trad. citée, Paris, Aubier Montaigne, p. 19. 49 Cf. le § 3. « Sur quelques antécédents du séisme en régime d’herméneutique de la nature » et le développement sur le conflit des forces immanentes à la finitude naturelle.
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Nous devons maintenir une différence de statut entre le « savoir absolu » (Hegel) réduit au savoir logique de soi de la pensée finie et « l’Idée absolue » visée, demeurant inaccessible au savoir et limitant tout savoir au sein de sa réflexion transcendantale. En effet, la perfection divine implique une intuition intellectuelle éternelle de soi de la « pensée de la « pensée » (noesis noesos). Nous sommes donc dans l’écart ou le hiatus entre deux fictions rationnelles, une fiction de l’imitation par l’Idée d’entendement intuitif qui nous interdit de savoir vraiment ce qu’il en est de la création, et une fiction de systématisation logique de nos concepts qui, elle, met en mouvement cette Idée divine, de sorte que nous comprenons alors que « créer est l’activité de l’Idée absolue »50. Le bénéfice de cette fondation existentielle51 est néanmoins de justifier – autre sens de la fondation – le hiatus entre les deux fictions : il est compréhensible que l’inachèvement constitutif de la finitude créée entraîne l’inachèvement de notre savoir et sa limitation lorsqu’en Idée nous visons l’infini de la perfection achevée en soi. Paradoxalement, c’est la dialectique spéculative – l’apport hégélien – qui nous fait comprendre la dialectique de limitation du savoir, qui est l’apport kantien. Tout se passe donc comme si Dieu nous avait donné, avec la capacité de systématiser le tout de nos concepts (catégories et Idées, jusqu’à la déduction de la création) la possibilité d’élaborer symboliquement son savoir de soi, tout en nous empêchant, en tant que créatures, d’y accéder effectivement, d’où notre silence justifié en face de l’entendement intuitif (fondement limitatif). Le hiatus, terme dont se sert également Fichte pour marquer la rupture de rationalité et la différence entre le savoir de soi de l’infini et le savoir de soi du fini est justifié au sein de ce dernier52. Et cela, même si, comme nous l’avons montré dans notre ouvrage sur l’analogie de l’être et l’attribution du sens, la constitution de notre logique dialectique complète contient, pour chaque concept, une unité d’intuition et de prédication attributive53. Il en résulte que ce savoir de soi fini ne 50
G. W. F. Hegel, Philosophie de la Nature, add. § 247, éd. cit., p. 349. Rappelons que nous avons retrouvé les trois sens du « fonder » selon Heidegger : figurer-limiter sur un fond, instituer-constituer, justifier-motiver ; cf. DR, I, Conclusion, p. 214-218. 52 Cf. par exemple Christoph A. Riedel, Zur Personalisation des Vollzuges der Wissenschaftslehre J. G. Fichtes. Die systemasche Funktion des Begriffes « Hiatus Irrationalis » in der Wissenschaftlehre Fichtes (1804-1805), Stuttgart, Franz Steiner, 1999. 53 Dans les limites d’un Court Traité, nous ne pouvons mieux faire que renvoyer au traitement de l’intuition catégoriale dans la proposition spéculative auquel nous avons procédé dans Analogie de l’être et attribution du sens, Première Partie, Chapitre 4., De l’agir ontologique à l’agir attributif : la proposition dialectique, en particulier p. 138-152, 51
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fournit qu’une énonciation finie de l’Idée transcendantale régulatrice visée et non une science adéquate, et encore moins constitutive d’une science de l’Idée comme extériorité absolue de soi dans la contradiction des forces ou énergies naturelles finies. L’acte d’énonciation spéculative vise l’Idée transcendantale, (intuitive) mais l’énoncé (discursif) par lequel la visée énonciative cherche à se remplir, maintient le hiatus entre le visé, l’Idée de ce qui est plus haut que l’esprit humain et le donné de l’énoncé qui exprime seulement le plus haut de l’esprit humain. Il s’agit, dans l’énoncé, de la raison finie se réfléchissant dans la production de ses concepts qui, déduisant la différence finie de l’infini, fonde en justification l’inachèvement et la limite absolue du savoir : le hiatus est fondé en raison. Nous avons résumé ainsi le déplacement interprétatif opéré : « dans une philosophie transcendantale qui accepterait toutefois sa dialectisation méthodologique en un sens logique ‘hégélien’ et en une reprise partiellement assumée de la dialectique hégélienne, l’ordre analytique de la dialectique régressive ou « ascendante » se proposerait, en une hypothèse ultime ou en un postulat herméneutique, un fondement infini avec lequel toutefois elle ne pourrait coïncider dans le savoir comme Hegel le prétend. Ce fondement théologique serait critiquement et transcendantalement signifié par l’intentionnalité de la réflexion comme intuitif et reconnu comme non dialectique en soi »54. Cette réécriture transcendantale et régulatrice du système hégélien implique donc une réforme critique de son statut dogmatique s’auto-interprétant comme l’explicitation quasiment définitive et absolument cohérente du dogme chrétien, ainsi que l’exposait la Phénoménologie de l’esprit. De sorte que nous pouvons reprendre les termes dont use Jean-Renaud Seba à propos de cette « transcendantalisation » régulatrice du système hégélien : «…la circularité du système hégélien ne signifie pas ici sa clôture et (que) la pensée de la pensée apparaît in fine comme un idéal régulateur et non pas comme une donnée positive »55. Que le monde, lui-même en tant qu’Idée cosmologique, doive son sens à l’Idée de Dieu ou de l’infinité absolue, cela est clair à partir de ce
« Présence de l’intuition dans la proposition spéculative ; les textes de Hegel » et « De l’intuition catégoriale aux difficultés du discours attributif », p. 141-152. 54 A. Stanguennec, « La constitution de l’identité théologique dans les trois réflexions de l’essence dans la Logique de Hegel, Conclusion », in « La science de la Logique au miroir de l’identité », Actes du Colloque de Louvain, 2013, éd. Bibliothèque Philosophique de Louvain, n° 98. 55 J-R. Seba, Le partage de l’empirique et du transcendantal. Essai sur la normativité de la raison : Kant, Hegel, Husserl, Bruxelles, Editions Ousia, 2006, p. 385.
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qu’implique, dans les limites du jugement philosophique de réflexion (cf. Kant), l’intention de toute réalité finie, chose ou esprit. Nous la jugeons indirectement ou directement, tendre vers l’infinité comme vers la projection de l’unité de son soi et vers le sens infini achevé orientant ce soi de manière régulatrice et ascendante. En ce sens, le philosophe conceptualise l’Idéal transcendantal. En lui se trouve visée la négation (infinie) de sa négation (finie) en un terme qui, à partir de lui-même comme infinité visée, puis constituée56 dans l’analogie logique dialectique, se fait immanent vers l’esprit. Il y a cercle puisque le fini se pense comme l’infini aliéné se pensant en lui. Il reste que c’est au sein d’un sens attribué de manière finie qu’est pensée la création participée. Ce cercle est décrit par la pensée du fini se comprenant lui-même, sans possibilité de « savoir » mystiquement ou scientifiquement s’il est adéquat ou conforme à la réalité de l’infini visé en soi. Si le fini s’infinitise en se projetant dans l’infini (par identité du concept de son genre autoréflexif attribué à l’Idée divine), l’infini se finitise en se projetant dans la nature où il s’aliène. Dès lors, nous avons, selon la belle métaphore de Pierre Leroux « deux ciels » : « il y a donc deux ciels : « un Ciel absolu, permanent, embrassant le monde tout entier et chaque créature en particulier, et dans le sein duquel vit le monde et chaque créature ; et un ciel relatif, non permanent, mais progressif, qui est la manifestation du premier dans le temps et dans l’espace »57. Plus haut, Pierre Leroux commentait l’expression de l’Évangile, « notre Père qui êtes aux Cieux », en interprétant le grec ouranos à partir du radical hébreu our (ou aour), « lumière » : « le texte primitif de St. Matthieu disait notre père dans la lumière, ce qui peut s’entendre de deux façons : 1) notre père lumineux, l’être absolu qui est la lumière, la vie ; 2) notre père manifesté par la lumière, par la vie des créatures, notre père manifesté dans la vie et dans tous les phénomènes »58. P. Leroux rappelle que déjà les Égyptiens, tout en le nommant l’« incompréhensible » (âmon), l’adoraient sous la manifestation de la lumière solaire (Âmon-Ra). Nous trouvons là, en une remarquable analogie imagée, deux foyers imaginaires de « lumière », ou deux manières de penser Dieu, d’une part comme entendement intuitif de soi en lui-même (terme de notre dialectique 56 La « constitution » ou « institution » étant le second sens du « fondement » (Grund) dans notre reprise de ce concept heideggerien. 57 P. Leroux, De l’Humanité, de son principe et de son avenir. Où se trouve exposée la vraie définition de la religion, 1840, Paris, éd. Perrotin, tome I, p. 233. 58 Ibidem, p. 156.
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auto-limitative ascendante, lumière intelligible, sens pur), et d’autre part comme cet entendement naturalisé, aliéné dans la nature, terme de la dialectique analogique descendante (lumière sensible, matérielle, correspondant à l’énergie matérialisée de l’étant naturel).
Ainsi, que le fini doive son existence à l’infini, thèse éminemment onto-théologique, en tant qu’existence de l’infini sur-existant devenant fini existant dans l’espace et le temps, cela est aussi clair par l’usage analogique de la dialectique logique descendante. Elle nous permet de déterminer le lien de l’entendement infini ou intuitif avec lui-même par analogie de réflexion avec le savoir logique-dialectique qu’a d’elle-même notre raison finie se pensant et s’attribuant la totalité des déterminations logiques, en une « déduction métaphysique des catégories », dont Kant n’avait laissé que le projet, rempli par Hegel au-delà même de l’entendement puisqu’il déduit à terme les Idées de la Raison en un système homogène59. Nous obtenons alors la pensée de ce que nous nommions plus haut le demi-cercle descendant, complémentaire du demi-cercle ascendant que parcourt l’entière finitude dans son auto-compréhension, l’Idée d’entendement intuitif et archétype divin faisant cesser tout discours cognitif sur Dieu. La connaissance logique de soi de la raison finie se fait l’analogue en pensée de la connaissance de soi de la raison infinie : identité de genre pensée au sein et du « point de vue » de notre différence spécifique puisque l’univocité de genre est adoptée entre l’entendement fini et l’entendement infini. Nous avons là deux connaissances, médiatisée par une pensée analogique : l’une qui est la nôtre et que nous constituons, l’autre, celle de Dieu par lui-même, qui nous est définitivement inaccessible, mais dont il nous faut absolument tâcher de penser la différence spécifique. Tandis que le concept d’un entendement réflexif, pensant sa pensée est bien un attribut de sens général prédicable de l’Idée théologique, nonobstant la différence spécifique respectée entre entendement intuitif infini et entendement discursif fini. Or, selon l’analogie transcendantale et critique, il n’y a qu’une différence d’espèce mais non de genre entre la raison finie et la raison infinie, comme l’a montré Duns Scot : Dieu « … est connu dans l’universel en un attribut général … il est connu dans l’universel qui est commun à lui et à la créature seulement analogiquement »60. 59 Concernant ce point fondamental, nous renvoyons à notre ouvrage Hegel critique de Kant, Deuxième Partie, III. L’Analytique transcendantale, I. La déduction métaphysique des catégories, Paris, PUF, 1985, p. 74-85. 60 J. D. Scot, Ordinatio, I, dist. 3., Pars 1, 1300, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1988, trad. O. Boulnois, p. 90.
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Entre l’univocité totale du genre et de l’espèce, ici impossible, et l’équivocité totale qui ne permettrait qu’une analogie métaphorique et rhétorique – à condition qu’elle ait une conscience critique d’elle-même – l’univocité analogique s’impose donc ici. Il y a bien identité de genre et différence spécifique irréductible entre les deux entendements et c’est au moyen de sa raison spécifique (discursive et dialectique) et par analogie avec elle, que la raison finie pense la spécificité de la raison infinie (intuitive et éternelle) qui lui échappe comme telle. La spécificité étant ici pensée comme auto-spécification, acte particularisant de relation de soi à soi (intuitif ou discursif), « …dans une conception dialectique intensive et active de l’être-essentiel, une espèce peut fort bien réaliser sa présence ontologique, l’acte de sa spécification, en un individu unique »61. Cette logique dialectique mène à la nécessité de l’aliénation – du devenir autre que soi – de la raison infinie dans la finitude de l’existence. En effet, la logique dialectique culmine effectivement avec la catégorie de l’« Idée absolue » comme totalité achevée des déterminations de la pensée se pensant elle-même dans la troisième sphère de la logique (logique subjective du concept) ; mais en nous cette totalité est pensée dialectiquement, tandis qu’en Dieu, comme sur-être du sens transcendantal dont nous n’avons pas le savoir adéquat, nous devons la repenser comme absolument intuitive, dépassant tout concept discursif, y compris toute catégorie dialectique. Or, selon l’analogie transcendantale et critique que nous maintenons avec Kant et à distance de Hegel, il n’y a qu’une différence d’espèce ou de mode de rapport particulier à soi au sein de l’universel, mais non de genre entre la raison finie et la raison infinie. Comme le montre Duns Scot dans ce passage d’importance capitale, Dieu « …est connu dans l’universel en un attribut général …il est connu dans l’universel qui est commun à lui et à la créature seulement analogiquement »62. L’univocité analogique s’impose donc ici. A l’opposé de cela, Thomas Cajetan posait qu’entre l’infini et le fini, l’homme et Dieu, la créature et son créateur, il n’y a aucune univocité de désignation attributive générale possible, même sur le mode analogique63. La logique analogique nous a donné un acquis, celui de la certitude qu’à l’intérieur de soi, mais en sa spécificité intuitive 61 A. Stanguennec, DR, III, L’univocité d’espèces proches, leur relation analogique, éd. cit., p. 164. souligné par nous. 62 D. Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1988, trad. O. Boulnois, p. 90. 63 Th. Cajetan, De analogia nominum. De Conceptus entis (1498), éd. B. Pinchard, 1987.
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qui nous échappe, Dieu est conçu telle une totalité immédiate de déterminations du même genre que celles que nous déduisons dans la science logique de nos concepts. C’est bien pourquoi, reprenant l’image des deux demi-cercles, nous disons qu’il est pensé « comme » l’énergie « générale » qui « engendre » circulairement la totalité de l’étant, et qui se spécifie finiment dans le soi naturel et le soi spirituel humain. Dieu est donc pensé comme « ens realissimum », « être infiniment réel », totalité intuitive des déterminations de toute raison, qui se trouvent finitisées en processus seulement dans notre discours logique. Il s’agit bien là du troisième modèle dont traitait Kant pour penser la dépendance fondatrice du fini vis-à-vis de l’infini comme « totalité complète » (omnitudo) de déterminations, mais ce modèle est celui d’une interaction ou d’une détermination réciproque positivement dialectisée. Or, précisément pour cela, si elle est pensée achevée comme totalité « suprême » en soi, cette raison intuitive infinie est aussi pensée comme n’étant pas « complète ». Elle n’est pas encore l’« omnitudo realitatis », « complétude de la réalité », puisqu’elle est alors pensée comme n’assumant pas l’inachèvement caractéristique et spécifique de l’être fini ou de l’existence de l’être dans l’espace et le temps. « Sans le monde Dieu n’est pas Dieu (ohne Welt Gott ist nicht Gott) », écrivait justement Hegel64. Si l’existence en extériorité à soi n’ajoute rien à son essence intérieure, parfaite en soi (tel est l’ens realissimum), elle ajoute néanmoins à cette essence une réalité ou une détermination intelligible supplémentaire et complémentaire : la « réalité » (realitas) du rapport à une altérité ontologique effective. Car, écrivait encore Hegel : « en soi une telle vie de Dieu est bien l’égalité et l’unité avec soi-même non troublée qui ne prend aucunement au sérieux l’être-autre et la séparation d’avec soi qui rend étranger à soi »65, de sorte que, « dans cette intuition simple de soi-même dans ce qui est autre, l’être-autre n’est donc pas posé comme tel ; il est la différence telle que, dans la pensée pure, elle n’est immédiatement aucune différence »66. D’où la nécessité de penser l’être-autre hors de soi en 64 G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Hambourg, Hoffmeister, 1932, Meiner 1966, I, p. 148. Point souligné notamment par B. Mabille : « selon le mouvement de l’Erinnerung, la contingence est le terrain en lequel l’Absolu gagne son effectivité en conjurant son abstraction première (« sans le monde Dieu n’est pas Dieu »), in « Sens de la contingence naturelle et liberté de l’absolu chez Hegel et Schelling », dans Philosophies de la nature, O. Bloch (dir.), Paris, éd. de la Sorbonne, 2000, p. 215, en ligne. 65 G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, Préface, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 69. 66 Ibidem.
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complément et pour la « complétude » du pur être-soi, purement de sorte que la réalité suprême (ens realissimun), d’abord abstraite, soit réalité complète (omnitudo) en tant qu’engagée dans l’inachèvement concret de la finitude. L’inachèvement est paradoxalement la condition de la complétude concrète de l’infini. Mais il s’agit toujours de la nécessité pensée par nous et pour nous, en notre spécificité de nécessité discursive, finie, puisque nous n’avons pas la science intuitive de Dieu. De trans-patiale, cette pensée infinie est donc pensée par nous comme se faisant spatiale, d’éternelle se faisant temporelle, de maximum de réflexion métaphysique se faisant minimum de réflexion microphysique, d’infinie se faisant finitude. Ceci se pense, répétons-le, à partir de ce qu’implique la « complétude » (omnitudo) du sens infini de l’Idée. Afin qu’il soit « totalement » ou « complètement » infini, est impliqué, certes, qu’il soit achevé ou parfait à l’intérieur de soi, en tant qu’infini extérieur à l’existence (sur-existant) et aussi qu’il soit inachevé en dehors de soi, en tant qu’infini immanent ou intérieur à l’existence finie, car « sans le monde Dieu n’est pas Dieu » (Hegel). Il est bien alors pensé comme existant, mais non comme infini dans soi, puisqu’infini finitisé et aliéné. Un minimum de réflexion intra-naturelle, de relation régulatrice avec soi, est donc impliqué dans l’extrême petitesse « microphysique » de l’étant naturel, sans qu’il s’agisse encore ici de pensée conceptuelle, ce qui serait incompatible avec les données de la science physique. C’est bien notre jugement de réflexion rétrospectif qui pense l’origine naturelle de la réflexion qu’il est devenu en esprit. Mais celle-ci fait bien état de totalisations régulatrices67, impliquant un minimum de présence à soi du tout aux parties et des parties au tout microphysique. Ce dernier est encore inachevé, c’est-à-dire toujours en cours d’effectuation dans son rapport à l’altérité, ce que le poète Mallarmé exprimait comme « …un compte total en formation »68. Le concept de l’infini ne s’entend en effet pas seulement de l’infini à l’état d’acte éternel et immobile, mais de l’infini comme puissance de mobilisation du fini existant dans son rapport interne à soi, infini immanent au fini. Notre pensée nous impose de supposer que, de quelque manière, l’infini ek-sistant hors du fini se fasse infini insistant dans le fini, dans l’actualisation toujours imparfaite, contingente et défective d’une puissance. Ce qui ne saurait se comprendre conceptuellement que si nous 67
Le principe de distribution de Pauli en étant le meilleur exemple au sein de l’atome. Mallarmé, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », Œuvres complètes, Paris, Pléiade, OC, I, p. 387. 68
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pensons une relation de soi ou de contradiction interne à soi dans l’infini ek-sistant ou dans le sur-être achevé en soi. C’est ce que les textes de la religion chrétienne symbolisent à leur manière par la « kénose » du créateur s’abaissant à prendre la forme humaine dans son Fils, et que nous interprétons plus fondamentalement comme la minimisation de soi de l’infini dans les constituants microphysiques de la nature, cette chute et cet abaissement de soi du Concept infini se faisant le plus petit et le moins parfait des éléments naturels. En vertu de cette contradiction dialectique que nous pensons en lui – mais toujours selon l’analogie de notre logique spéculative – c’est-à-dire en son Idée en nous, nous devons donc penser un dédoublement du mode d’être de Dieu : Dieu étant en soi intérieur à sa propre intuition de soi et Dieu se faisant immanent au monde et se phénoménalisant dans une finitude qui en « participe » sur un mode d’abord mineur. Mais il s’agit toujours d’un « transcendantal » puisque l’entendement archétype intuitif aussi bien que son exposition dans l’immanence sont posés comme des conditions de possibilité a priori de l’expérience de notre finitude, ou des Idées transcendantales en nous et pour nous. La question se pose toutefois alors de savoir si nous comprenons vraiment en un seul concept, un et homogène, Dieu en soi et Dieu hors de soi, ou bien si nous ne devons pas admettre une rupture conceptuelle aporétique entre deux dialectiques, l’une dont le terme est ascendant et mène à une théologie négative, l’autre dont le terme est descendant au sein d’une théologie analogique positive, mais restant irrémédiablement hétérogène à la première.
CHAPITRE TROIS
DE L’INCONCEVABILITÉ DE DIEU COMME DE L’UN INTUITIF À LA FOI EN LUI COMME SENS ET À SON DÉVELOPPEMENT EN CROYANCE § 1. DE L’INCONCEVABILITÉ COMPRÉHENSIBLE DE DIEU COMME L’UN INTUITIF « Mais nous comprenons du moins son incompréhensibilité (wir begreifen aber doch seine Unbegreiflichkeit)», Kant,69
Pouvons-nous comprendre pourquoi nous ne pouvons pas comprendre quelque chose sous un seul et même concept ? Nous ne pouvons évidemment concevoir sous une même unité conceptuelle – c’est là une « inconcevabilité » (Unbegreiflichkeit) – comment le même Dieu est à la fois identique et hors du monde tout en étant différent de soi et mondanisé. Dire qu’en même temps Dieu se contemple éternellement en sa perfection achevée (les chrétiens disent « dans son Verbe intérieur et éternel ») et crée « simultanément » le monde (les chrétiens disent « dans son Verbe extérieur et manifesté en raison de sa Kénose aimante ») est une formule compréhensible (elle a un sens) mais apparemment pas d’unité rationnellement conceptuelle pour ce sens. Même un concept « dialectique » de ce sens est ici inconstructible. Au concept unique, nous sommes contraints de substituer la juxtaposition de deux propriétés qui, conceptuellement, reconnaissons-le, ne font pas un sens conceptuel vraiment homogène. Nous avons abordé plus haut cette difficulté sous l’aspect d’un hiatus. C’est de cette manière que Dieu est « inconcevable » (unbegreiflich). Seul Dieu a la possibilité de se concevoir unitairement de façon intuitive sous ces deux aspects qui pour lui n’en font qu’un. Il est seul pour lui-même à posséder le savoir absolu de soi. C’est en ce sens que l’on peut interpréter Yavhè ou YHWH disant : « Je suis 69 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, AK, IV, p. 463, Œuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade II, p. 337. Il s’agit pour Kant, de la nécessité inconditionnelle de l’impératif catégorique moral. Dans ce présent Court Traité, il s’agit de l’impératif catégorique de penser le sens identique de ce qui est.
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(« seul à savoir » ajoutons-nous) celui que je suis »70. Il en résulte que, comme le souligne Kant « nous comprenons son incompréhensibilité conceptuelle », car nous « comprenons » la différence entre le possible et le réel pour nous et le possible et le réel pour lui. Si nous ne pouvons le comprendre conceptuellement en un concept homogène, c’est parce que nous ne pouvons pas comprendre comment le Dieu qui se mondanise laisse intact et inchangé éternellement le même Dieu, intérieur à soi. Nous ne pouvons nous faire un concept unique de l’Un divin. Ni la logique transcendantale de limitation, ni la logique dialectique de systématisation avec leurs différents concepts ne peuvent le concevoir vraiment. La première maintient le Dieu en soi comme non contradictoire, terme non dialectique de la dialectique ascendante, en excluant de Dieu la dialectique logique processuelle (puisqu’il est visé comme intuitif, non discursif, non dialectique). La seconde « constitue » Dieu en devenir processuel s’aliénant dans la nature comme autre. A s’en tenir d’abord au point de vue de la dialectique ascendante, relevant d’une déduction transcendantale élargie, culturellement historicisée à travers les moments du mythe, de la religion et de la philosophie critique transcendantale, l’Idée des Idées rationnelle est l’Idée théologique usant de l’analogie comparative de l’entendement intuitif. Mais l’Idée de celui-ci a pour fonction de limiter absolument notre connaissance au fini. La voie est interrompue et il n’y a pas d’issue nous permettant de « passer » de façon homogène à la conception de l’Idée absolue de ce Dieu intuitif de soi à l’Idée d’une dialectique positive de sa création du monde. Ce « non -passage » est bien, littéralement, une « a-porie ». Reste le passage par une seconde analogie qui, après l’analogie de l’entendement intuitif archétype nous empêchant de redescendre discursivement de l’Idée de Dieu à l’Idée du monde, sera celle de l’analogie de la raison dialectique du système de tous nos concepts intellectuels et rationnels en continuité. L’analogie logique dialectique, cet autre point de vue sur nos concepts qu’a développé Hegel et qui, en tant que « déduction métaphysique » (expression de Kant) produit le système des catégories de l’entendement et des Idées de la raison (âme, monde, Dieu), dans son troisième moment, la Logique du Concept en-et-pour-soi. Si nous opérons cette réflexion du système de nos concepts (en référence à Hegel), il y a quelque chose de Hegel qui dépasse les limites de la déduction kantienne ; mais si nous rappelons que cette logique spéculative est une «science de nos pensées pures » et non une science de la pensée divine, 70
Réponse de Dieu à Moïse, Exode, 3-13-14. YHWH.
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il y a quelque chose de Kant qui résiste au dogmatisme hégélien puisque nous ne sortons pas du système de nos concepts humains, même quand nous pensons le « passage » de l’Idée absolue divine à son aliénation mondaine. A en venir à ce second point de vue, il est nécessaire de concevoir le Dieu dialectique comme un intérieur à soi qui se fait extérieur à soi, ce qui contredit absolument le concept du Dieu « Un », auto-suffisant et immobile en soi, du premier point de vue. Or c’est ce concept d’un Un intuitif et immobile que la réflexion ascendante devait pourtant poser comme son terme non dialectique indépassable, étant une philosophie des limites du savoir. Hegel notamment ne peut penser le concept de Dieu que comme « médiation » (Vermittlung) et développement continu d’un processus dialectique disposant d’une efficience créatrice. En vertu de cette dialectique, c’est l’infini qui se continue dans la discontinuité même de la « chute » (Abfall). Pour passer du Dieu intérieur à soi (entendement intuitif) au Dieu créateur hors de soi, il nous faut changer de régime conceptuel, plus précisément passer de l’Idée transcendantale non dialectique à l’analogie logique et dialectique du contenu de cette Idée déduite dans le système de tous nos concepts. Nous ne pouvons donc pas comprendre conceptuellement l’unité du Dieu-Un intuitif en soi et du Dieu hors de soi, mais nous pouvons comprendre cette rupture entre nos deux points de vue conceptuels et leur manque d’homogénéité, donc d’effectivité conceptuelle et vraie. C’est parce que notre raison réflexive est limitée concernant la pensée de Dieu, dont la complétude excède notre capacité d’unité conceptuelle. Or, c’est du Dieu complet ou du Dieu total et un dont il s’agit ici, achevé en soi et inachevé hors de soi, aliéné en nous. Il est remarquable que l’idéalisme postkantien ait offert trois modèles pour penser la relation entre l’absolu comme Idée séparée en soi et l’absolu comme réalité effective hors de soi. Plus encore : à la manière de trois foyers imaginaires de la spéculation métaphysique, ces trois modèles nous semblent empruntés aux trois moments successifs de la dialectique ascendante, le mythe grec (Schelling), l’Évangile de Jean (Fichte), le dogme de la Filiation divine rationalisé dialectiquement (Hegel), ce dernier permettant d’amorcer la dialectique descendante.
Selon le Schelling de 1804, l’Un ou l’absolu idéal se manifeste en « image (Bild)» comme le même absolu réel, qui « ne peut se trouver
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que dans un éloignement, dans une ‘chute’ (Abfall) hors de l’absolu »71. Mais l’image de l’absolu réalisé ou l’Absolu en image est irrémédiablement troublé par la matière en laquelle il se reflète de façon voilée au point d’y être confondu. Dès lors, comme chez Platon reprenant le thème de l ’ascèse mystique dans la religion grecque des Mystères, il faut purifier moralement notre volonté afin de faire remonter l’âme jusqu’à son fondement ineffable par le sacrifice de la sensibilité corporelle : « le corps est un tombeau (soma sèma)»72. Toutefois rien ne garantit que le désir de se relever de la chute de l’absolu, immanent au fini, puisse mener à la fusion mystique, philosophique et religieuse avec le fondement, « sans qu’on sache trop comment cela peut s’accomplir »73. En effet, la libération totale du corps signifie la mort, et un être mort ne peut vivre l’extase. Si le modèle du passage de l’infini au fini est chez Schelling une reprise idéaliste de la thématique mythique de la chute et de l’errance de l’âme, il devient chez le Fichte de l’Initiation à la vie bienheureuse (1806) centré sur la révélation du logos johannique, impliquant une continuité dans la « lumière » du Verbe émané : « cette doctrine quelque neuve et inouïe qu’elle puisse paraître…est en particulier la doctrine du christianisme telle qu’elle se trouve (…) dans l’Évangile de Jean »74. Telle est l’opposition entre le modèle fichtéen et le modèle schellingien : de même que la lumière est une émanation continue de l’absolu, de même cette lumière continue de briller dans les ténèbres, d’où la possibilité pour la conscience de ressaisir réflexivement la source lumineuse en elle, image finie de la source infinie dont elle émane. Fichte tend à reprocher au modèle de Schelling ce que l’on a reproché au modèle platonicien : concevoir l’origine du monde comme un faire extérieur et chosiste, la production d’une forme imagée dans une matière, et, par là, une différence ontologique irréductible entre le fondement et son existence finie. Au contraire, la vision fichtéenne permet à la conscience de coïncider avec son principe dans la vie mystico-religieuse et au-delà, dans l’explicitation de ce principe par la science philosophique dont la clarification 71 F. W. J. Schelling, Philosophie et religion (1804), trad. G. Lacaze, Hildesheim, Zurich, New York, Georg Verlag, 2009, p. 30. 72 Cf. sur ce point l’article de L. Langlois, « Le savoir comme image de l’Absolu dans la philosophie de la religion de Fichte (1804-1806)», Revue Laval théologique, février 2016, p. 21-33 et in Érudit 2017, en ligne. 73 Ibidem, in Laval Théologique, p. 21. 74 J. G. Fichte, L’initiation à la vie bienheureuse ou la doctrine de la religion, trad. P. Cerutti, Paris, Vrin, 2012, p. 115.
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conceptuelle est la forme supérieure de la lumière aimante de Dieu se sachant en nous. Il apparaît que chacun des modèles précédents se fait un concept opposé de l’origine de l’existence. Chez le Schelling de Philosophie et religion ce modèle est celui de la production ou de la mise en image formée de l’être originaire, tandis que pour le Fichte de l’Initiation le modèle est celui d’une émanation de la lumière et du logos divin. Chez les penseurs de l’émanation, sensibles au schème du rayonnement lumineux, que l’on constate également chez Plotin, on insiste de façon unilatérale sur la continuité et l’éternité du processus de manifestation de l’Un, au détriment de la différence et de la distance entre le fondement et ce qu’il fonde. Chez les théoriciens de l’image formée et troublée, source de confusion première, on insiste au contraire sur une discontinuité et une distance difficile, voire impossible à réduire totalement. On peut considérer que le modèle hégélien de la création, celui de la dialectique de l’aliénation, est emprunté à un autre schème introduit par le christianisme, ce qui confirme, s’il en était besoin, le présupposé de la vérité théo-ontologique de la religion, au terme de la Phénoménologie de l’esprit. Ce schème symbolique, à la différence du logos johannique, est celui du dogme de la « filiation » (Père-Fils), schème dont Hegel estime qu’il contient, sous une forme représentative, tout à la fois identité continuée du père au fils et aliénation de soi dans l’altérité filiale, en pouvoir de s’opposer et de se réconcilier avec son origine. Ce schème envelopperait la synthèse spéculative des schèmes unilatéraux précédents. Le Père (le « concept ») se sépare de soi en un « jugement » (Urteil) de sorte qu’il puisse se réunir avec soi dans le « raisonnement », le discours singulier de l’esprit : « son mouvement est la création du phénomène, le brisement du moment éternel de la médiation, du Fils Unique, en l’opposition d’un côté, de la nature, de l’autre, de l’esprit »75. C’est bien par et en l’esprit que s’opérera historiquement la réconciliation et la réappropriation de l’identité avec le Père : « l’Idée de l’esprit en tant qu’éternel, mais vivant et présent dans le monde »76. Le schème hégélien semble donc réaliser un progrès essentiel vis-à-vis des deux schèmes théo-cosmologiques précédents. Reste la limite que lui oppose la dialectique réflexive, en se maintenant avec Kant dans l’écart entre deux fictions rationnelles, une fiction de l’imitation par l’Idée d’entendement intuitif nous interdisant de savoir vraiment ce qu’il en est de la 75 76
G. W. F. Hegel, Encyclopédie, III, Philosophie de l’esprit, § 568, éd. cit., p. 356. Ibidem, § 569, p. 357.
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création, et une fiction de systématisation qui, elle, met en mouvement cette Idée divine, de sorte que nous comprenons alors que « créer est l’activité de l’Idée absolue »77, dans la séquence hégélienne conceptjugement-raisonnement. Dieu éternel et immuable en soi, c’est Dieu comme sens de notre dialectique ascendante montrant à son terme critique l’implication de l’infini par le fini, de l’entendement intuitif éternel par l’entendement discursif relatif à une altérité spatio-temporelle. Dans cette première perspective, et pour nous, Dieu est alors posé comme le sens régulateur intentionnel, « foyer imaginaire » éternel et immobile du monde, mais il n’est pas encore posé comme dialectique en soi -pour nous. La dialectique ascendante trouve donc son terme non dialectique en Dieu, terme lointain de toutes les tendances intentionnelles du monde fini. La dialectique descendante, elle, prend son point de départ « non dialectique » en l’Idée de Dieu, terminus a quo qu’elle se met alors à dialectiser par l’analogie avec la pensée dialectique finie, le système de nos concepts dialectisés positivement, en allant de l’être à l’Idée absolue : c’est l’apport hégélien. Cela, avons-nous vu, afin de tenir sur l’Idée un discours scientifique cohérent, positif et déterminé. En d’autres termes un « raisonnement » achevant de développer le « concept » et le « jugement » divins. Cette dialectique descendante a son terminus ad quem dans la dialectique de la nature créée par Dieu. On y retrouve, à terme et circulairement la dialectique « ascendante » (en un sens évolutif d’abord naturel) pré-humaine puis humaine. L’homme achève le terminus ad quem de la dialectique descendante et peut commencer à comprendre par « raisonnement » sa dialectique ascendante comme un terme (« comme si » analogique) ou un résultat de la création divine. L’homme pense cette amorce d’ascendance dialectique comme l’ayant précédé, par analogie de jugement réfléchissant. Il y a là un vrai cercle mais qui n’est nullement celui du savoir absolu (« cercle de cercles » hégélien, totalement homogène) puisqu’il exprime la « vertu » d’une philosophie critique partant de et revenant à une sagesse des limites du savoir se contentant de l’avoir justifié au moyen d’une analogie dialectique empruntée au système logique. La dialectique ascendante commence par un terme dialectique (celui de trois moments historiques, mythe, religion, philosophie critique) et s’achève en un terme « non dialectique » ; tandis que la dialectique descendante commence par ce terme non dialectique et s’achève en un terme dialectique, la dialectique de la nature jugée réflexivement comme une 77
G. W. F. Hegel, Philosophie de la Nature, add. § 247, éd. cit., p. 349.
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création en évolution jusqu’à l’homme sur Terre, qui n’achève jamais parfaitement lui-même ni son discours ni sa pratique rationnelle. Dans cette seconde perspective, celle de l’analogie logique dialectique, et « pour nous », la pensée de Dieu est censée opérer un mouvement de « descente, de « chute » (kénose dirait l’Évangile) ou « de sortie de soi » dans le monde fini de l’existence. Selon ce point de vue, Dieu se fait différent de soi, sortant de soi comme autre que soi et rapport à un autre, avec des conflits internes dans sa création. Les deux dialectiques, ascendante et descendante, avec l’interruption de l’une et la reprise de l’autre sous un autre régime de pensée, analogique, sont d’ailleurs conceptuellement différentes. La première, transcendantale, n’est pas celle de la logique des concepts purs (de la « déduction métaphysique » (Kant)), mais celle des conditions de possibilité de l’expérience relevant de la « déduction transcendantale » des catégories de la science. Dans la dialectique ascendante, les catégories qu’elle forme ne sont jamais traitées en et pour soi, ni dans leur sens logique abstraitement pur, ni dans leur totalité, comme le fait leur reprise purement spéculative par la logique hégélienne qui anime la dialectique descendante ; ces deux caractéristiques méthodologiques sont au contraire celles de la science logique dialectique, qui est dans sa totalité et sa pureté l’équivalent de la « déduction métaphysique » des catégories (Kant). Elle a bien acquis un statut parfaitement systématique et positivement dialectique seulement chez Hegel. De plus, la dialectique transcendantale ascendante reste motivée par un affect qui est l’inquiétude du soi, une insatisfaction de sa défection finie qui le meut vers ce qu’il vise et lui donne sens : la perfection infinie visée par le désir d’infini et le besoin d’absolu. Elle va du Moi au Monde et du Monde à Dieu comme autant de conditions de possibilité idéales de l’expérience de cette défection inquiète que nous avons vu commencer, par jugement rétrospectif de réflexion, dans la nature elle-même et dans les fonctions mythiques de la culture. Enfin, la dialectique de la réflexion est alors le déploiement des conditions transcendantales, non des catégories saisies dans leur signification purement abstraite, et en dehors de ce conditionnement de l’empirique, comme l’a souligné également Hegel dans sa critique de Kant. Il semblerait alors que la dialectique de la création, pensée comme un « développement » (Entwicklung) de soi de la « complétude » (omnitudo) de l’intelligible, emporte sans reste Dieu dans sa création. Mais cela est impossible, puisque la dialectique ascendante a posé la nécessité d’un Dieu éternel qui s’intuitionne en dehors du temps. Car si nous disions que la dialectique emporte Dieu tout entier comme un « germe »
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se développant, sans le laisser en aucun sens immobile, nous n’aurions plus le Dieu complet, le Dieu à la fois infini en soi et fini hors de soi, éternel et temporel, immatériel et matériel, l’intuition intellectuelle de soi créatrice de son autre. Dieu serait en devenir immanent et rien qu’immanent à sa création naturelle. Il ne serait du coup plus le « vrai » Dieu, le Dieu complet et Un, mais seulement le Dieu existant dans l’immanence finie et dans le devenir. Tel serait en effet le Dieu entièrement dialectisé en un unique concept, sans « brisure » de l’ascendance ni « reprise » de la descendance : c’est-à-dire un Dieu dont l’identité avec soi se supprimerait comme l’abstraction d’une autosuffisance intenable en soi. C’est précisément ce qu’une philosophie de la finitude transcendantale peut critiquer dans la pensée hégélienne. § 2. RUPTURE ET REPRISE DU DISCOURS DIALECTIQUE SUR DIEU. LE MODESTE « ET » DE LA COMPLÉTUDE DIVINE Mais, nous autres hommes nous voulons penser les deux, Dieu immobile « et » Dieu mobile, Dieu transcendant « et » Dieu immanent, Dieu terme non dialectique « et » Dieu terme dialectique, Dieu in-existant, car ek-sistant et Dieu in-sistant car se tenant dans le monde. Nous voulons donc penser Dieu dans la complétude de son être. Dans l’humble « et » de la complétude de cet être se concentre notre non-savoir « aporétique » et se concentre aussi notre « compréhension » de la raison de ce non-savoir conceptuel. Car il nous faut bien la « comprendre », puisqu’il nous faut « prendre ensemble » et affirmer « conjointement » les deux dimensions pensées de Dieu, sans qu’aucun concept unique, c’est-à-dire un concept ayant un contenu de sens homogène, en soit possible : nulle subsomption ici sous un seul et même concept homogène. Nous pouvons « concevoir » Dieu en deux « concepts », plus précisément même en deux logiques, ascendante et descendante, mais nous ne pouvons comprendre à leur tour ces deux concepts en un seul et même troisième « concept » comme le ferait une unique dialectique, qui perd ici son pouvoir et cesse ses opérations. Elle perd pied. En ce sens il n’y a pas de système homogène et fermé de notre « dialectique réflexive ». La dialectique ascendante est brisée et la dialectique descendante est une dialectique ayant une fonction de reprise « substitutive » pour la connaissance « indirecte » de Dieu. Nous comprenons l’unité divine (par un « et ») sans la concevoir par un unique concept au sein d’un discours homogène et continu. Nous avons donc deux concepts de Dieu et cette dualité, celle de deux concepts qui sont nôtres et ne se
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recoupent pas, est la conséquence de notre finitude, de la « défection » indépassable de notre discours conceptuel. C’est elle qui nous impose ces deux points de vue conceptuels tour à tour. L’un relève de la « dialectique transcendantale » (Kant) et ascendante dialectisée ; l’autre relève de la dialectique métaphysique et descendante dont nous faisons un usage analogique, mais qui demeure une fonction transcendantale de compréhension de possibilité de l’expérience de la finitude en son existence intramondaine, puisqu’elle répond à sa manière à la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?», question qui n’était pas celle de la dialectique ascendante qui conditionnait le « ce qu’est » l’empirique et non le « il y a » de l’empirique. Mais entre ces deux dialectiques, dont la fonction transcendantale est pour l’une ascendante et va du Monde à Dieu, et pour l’autre, descendante et progressive de Dieu au Monde, il y a eu rupture ou solution de continuité et brisure aporétique de la réflexion. Dit dans les termes de Hegel, la réflexion ascendante va « au gouffre (zugrunde) et s’effondre dans son fondement (in ihren Grund) »78. D’où les images analogiques que nous utilisons dans notre livre sur l’analogie de l’être en un usage du symbolisme analogique que nous avons défini dans le second Court Traité : « cassure » et « obstacle », « naufrage » et « sauvetage » par « reprise » :« c’est métaphoriquement exprimé, ‘avec les moyens du bord’, c’est-à-dire ceux du bord intérieur de la finitude, que celle-ci se reprend pour penser son au-delà dans sa propre immanence analogique »79. Reprenons ici les termes concluant une analyse antérieure : « La continuité dialectique s’interromprait là, s’effondrant en face de son fondement, et elle ne serait reprise dialectiquement que comme une analogie logique nécessaire de l’autoréflexion, s’inscrivant dans la longue tradition des analogies de l’être80, donnant à la logique de la négativité dialectique une toute autre fonction que celle que prétendait lui assigner Hegel, afin de reconstruire hypothétiquement et comme Idée régulatrice l’ordre synthétique de production de l’être existant »81. D’où l’intérêt non seulement 78
G. W. F. Hegel, Science de la Logique, II, La Doctrine de l’essence, éd. cit., p. 193. A. Stanguennec, Analogie de l’être et attribution du sens, éd. cit., p. 221. 80 Cf. notre Dialectique réflexive III, Analogie de l’être et attribution du sens, III., Ch. 4, « Brisure et reprise de la dialectique du fondement », éd. citée, p. 220-226. 81 A. Stanguennec, « La constitution de l’identité théologique dans les trois réflexions de l’essence dans la Logique de Hegel, Conclusion, in « La science de la Logique au miroir de l’identité », Actes du Colloque de Louvain, 2013, éd. Bibliothèque Philosophique de Louvain, n° 98. 79
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des analogies logiques, mais encore de ces images symboliques, que nous pouvons puiser, comme nous l’avons justifié aussi dans le second Court Traité, dans les symboliques spirituelles, mythiques, poétiques et religieuses, qui conviendront ici le mieux. Nous pouvons donc « comprendre » la raison de cette incompréhensibilité de Dieu en un unique concept synthétique, car elle est l’expression de l’inachèvement de notre finitude, c’est-à-dire de la façon dont nous pensons Dieu en nous. Dieu étant pensé comme inachevé hors de soi dans sa création, son inachèvement culmine en quelque sorte dans notre impossibilité d’achever le système de manière conceptuellement homogène, puisqu’il s’agit d’une théologie philosophique du seul point de vue humain, point de vie d’ailleurs divisé et brisé à son sommet. L’inachèvement conceptuel de la théologie philosophique est ontologiquement conforme à ce que nous pensons nécessairement de l’inachèvement ou de la défection de Dieu hors de soi, c’est-à-dire – au terme de l’évolution de la nature restreinte à l’espace terrestre – en nous. Or, que la dialectique ascendante commence déjà dans la nature, pour se poursuivre dans la culture et culminer, après les moments mythique et religieux dans la limitation théologique, c’est ce que ni Kant ni Hegel n’ont pu envisager. D’une part, concernant l’intégration de la philosophie transcendantale à la philosophie de la culture, c’est évidemment l’apport de Cassirer qui s’est opéré postérieurement à Kant et Hegel. D’autre part, concernant la philosophie de la nature chez les deux idéalistes, elle excluait tout autant un processus évolutif de la nature, que l’hypothèse d’un soi naturel autonome, deux caractères admis par notre dialectique réflexive dans son jugement de réflexion sur la nature. Un tel jugement, avons-nous montré en discutant plus haut la lecture par Weil de la troisième Critique, permet de dépasser, d’une part, le dualisme kantien de la liberté et de la nature et, d’autre part, la disjonction hégélienne esprit-nature qui ne peut d’avantage accorder à la nature une évolution de ses déterminations dans le temps non plus que la liberté d’autonomie d’un « soi » naturel. Nous estimons donc que c’est notre philosophie de la nature82 qui assume ici la fonction d’une continuité, dans le « bas du monde » en quelque sorte, entre la dialectique descendante et la dialectique ascendante, puisqu’elle amorce la seconde sur la base mobile du soi minimalement naturel qui est le terminus ad quem de la première. La finitude discursive de la réflexion 82 Cf. « L’Idée cosmologique » seconde partie de la Dialectique réflexive, médiatrice entre l’anthropologie pratique et la théologie de l’Idée, DR, I, éd. cit, p. 63-108.
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transcendantale, par sa dépendance de l’espacement et de la temporalisation de ses signes, nous apparait ainsi phénoménologiquement comme l’expression supérieurement évoluée de la cursivité spatio-temporelle de l’étant créé. Plus qu’un cas particulier, elle en est l’expression suprême. L’inachèvement de notre pensée de Dieu en un concept un – qui achèverait notre pensée de lui dans une intuition adéquate – est conforme à l’inachèvement qu’est l’être de toute finitude, fictionnée comme aliénation du Dieu un. Prétendre au contraire détenir un concept homogène et achevé de l’être divin, c’est-à-dire un concept unique de l’Un, sommital comme le font les théologies dogmatiques, serait transgresser les limites imposées à la finitude de notre pensée conceptuelle, qui est la dimension humaine de la finitude cosmologique fondée théologiquement. Ce serait, littéralement, coïncider avec Dieu en prétendant pénétrer son entendement. Nous pensons qu’il est de l’essence de Dieu qu’il ne puisse être concevable en totalité par nous et que nous ne puissions être certains de sa surexistence par un savoir démonstratif ou une expérience mystique. L’échec de la compréhension conceptuelle unitaire de l’Idée théologique nous impose donc le recours au modeste « et » pour exprimer la complétude divine. La sagesse est dans la reconnaissance et l’acceptation des limites du savoir. Mais nous avons aussi le droit d’en franchir le seuil par l’imagination de fictions analogiques. C’était déjà ce que faisaient les anciens mythes de l’humanité dont les Idées rationnelles, en tant que « foyers imaginaires » régulateurs et totalisateurs de nos concepts, sont les résultantes métamorphosées. Il en va ainsi de la dialectique spéculative en tant que «… délire bachique dans lequel il n’y a aucun membre qui ne soit ivre »83. Mais, revenus de l’ivresse à la sobriété, nous devons retrouver le pauvre et simple « et » de la complétude divine, avant d’user à nouveau de notre droit à la fiction substitutive et à l’alternance des dialectiques. Ce sont elles que nous avons figurées dans le schéma de la page suivante.
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G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, éd. cit., p. 90.
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§ 3. FOI,
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CROYANCE ET ANALOGIE DE L’ÊTRE
C’est avec le plus haut de notre esprit se pensant – selon nous l’autoréflexion logique et dialectique transcendantale engendrant le système de tous nos concepts – que nous devons penser ce qui est plus haut que notre esprit, le sommet divin du monde, terme de la dialectique ascendante. Y a -t-il en effet plus haute activité spirituelle que celle par laquelle l’esprit pense ou plutôt repense ses pensées dans une forme logique et systématique dénommée « déduction métaphysique » (Kant), pensées conceptuelles d’abord réfractées et comme dispersées dans leur usage empirique dont a rendu compte la dialectique dite « ascendante » en une reprise historicisée de la « déduction transcendantale » (Kant) ? Or ici Kant rejoint Aristote, pour qui le concept le plus sublime de Dieu est celui de la pensée éternelle et intuitive de sa propre pensée. Dès lors la conception du concept logique nous semble le meilleur analogon de la pensée divine dont nous reprenons la pensée avec la modestie de l’analogie logique. Il est vrai qu’on peut contester que ce plus haut de notre esprit se développe dans la dialectique rationnelle à la façon de Hegel. L’on peut estimer que ce plus haut spirituel est l’accueil confiant en la révélation et en l’incarnation christique, tout en refusant humblement d’entrer dans ce qui semble un orgueil de la raison, celui de la dialectique. Et cette considération nous mène, à approfondir la question de notre rapport à la religion et au théisme déjà amorcée plus haut. Ce que la dialectique réflexive partage avec la religion monothéiste, et de façon privilégiée avec le christianisme, c’est une même « foi » (fides), même si cette foi, qui est le germe intentionnel de la « croyance » (credentia), se développe dialectiquement et culturellement en une croyance d’une manière différente et sur certains points d’une manière critique vis-à-vis de la croyance religieuse. Nous écrivions plus haut qu’il est permis de penser – sinon de savoir de science objective – que tout être vivant, tend vers un terme qui est à la fois sa fin et son achèvement. C’est en ce sens que toute chose intentionne ou intente ce qu’elle vise. Or, cela même qu’intente ou intentionne terminalement toute chose, c’est ce qu’elle ne possède pas réellement, ce qui lui manque et qui la meut comme son sens, à la manière d’un foyer de lumière et de convergence, éclairant tous ses actes. C’est en l’homme que se prolonge inévitablement cette visée comme un a priori de son lien entre le monde empirique et le sens auquel il le rattache en usant de sa fonction symbolique. C’est cette « adhésion » (adhaesio) qui constitue la « foi » (fides) dans le sens en tant que sens infini. Nous avons élaboré cette interprétation de l’adhésion
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transcendantale au monde empirique et de son rattachement ou « adhésion » (adhaesio) à un sens transcendantal à partir de notre lecture des notes rédigées par Kant dans son Opus posthume commentées plus haut, en particulier celle-ci : : « Dieu, le monde, et ce qui les conçoit dans leur mutuel rapport, le sujet comme être raisonnable. Le terme moyen du jugement, est le sujet qui juge (l’être pensant, l’homme dans le monde). Sujet, prédicat, copule »84. Dire que l’homme est « copule », c’est impliquer qu’il « adhère », en les « attachant » l’un à l’autre, à la fois au transcendantal et à l’empirique au sein d’un jugement qui est l’infrastructure active et germinative de toutes les formes concrètes de « croyances » spécifiquement humaines. Ce jugement est le fondement de la dialectique transcendantale ascendante qui s’élève de la base naturelle et empirique du monde à son sommet de sens. La foi dans le sens est donc l’acte de poser le lien entre l’empirique et le transcendantal (en termes philosophiques l’Idée de Dieu) : jugement originaire toujours agissant malgré ses nombreuses dénégations et définissant l’homme. L’homme est ainsi la copule a priori de la prédication de l’être, dont le monde est le sujet et Dieu l’attribut de sens. L’« attribution du sens », du titre de notre livre85, se dit ici même. Nous n’ignorons pas que le mot « relier », en latin « religare », est une des étymologies possibles du mot « religion ». La notion de « foi », comme adhésion subjective à un sens transcendantal divin, peut alors se penser à partir de Kant, pour décrire le lien du jugement de réflexion entre l’empirique et le transcendantal théologique. Cette foi, noyau et moteur intentionnel de la croyance concrète, peut être dégagée par abstraction réflexive en son sein. Elle se définit comme l’« adhésion » (adhaesio) de l’esprit à l’unité d’un même sens qui dépasse toute réalité finie existante. La croyance exprime en elle les « signes » concrets de sa surexistence du sens, tantôt signes d’une révélation religieuse, tantôt signes d’une interprétation conceptuelle par le jugement de réflexion. Si nous retenons le mot « adhésion » pour définir le mouvement spirituel de la foi, c’est que l’adhaesio latine signifie l’« attachement », ici l’attachement de l’esprit au sens, en une relation de bas en haut en quelque sorte, et complémentairement sur un plan horizontal, intersubjectif ou intramondain, l’adhésion comme « partage » dans une communauté déclarée de foi avec d’autres esprits fidèles au même sens. L’attachement, conformément à la double dimension 84
E. Kant, Opus postumum, F° III, p. 1, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1950, p. 16. A. Stanguennec, La dialectique réflexive, III. Analogie de l’être et attribution du sens, Lille, Editions Universitaires des Presses du Septentrion, 2013. 85
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humaine, empirique et transcendantale, c’est à dire affective et langagière, implique donc une affection de nature empirique. L’on peut en parler en termes d’un « amour fidèle ». lI n’y a donc pas de « fidèles » que dans une communauté religieuse au sens strict. Il y a une fidélité attachée au même sens, abstraitement considéré, dans les communautés philosophiques qui partagent cette foi en la développant conceptuellement dans la « croyance » au sens et en la valeur de l’Idée théologique du transcendantal. Mais quelle est, demandera-t-on, l’origine de cette foi, de cette fidélité originaire et tenace de la pensée à l’infinité transcendantale du sens ? Il y a dans l’homme en tant qu’apte à la raison, avons-nous argumenté plus haut, une sorte de pulsion de perfectionnement à l’infini dont le terme idéal, jamais effectivement atteint, mais donnant sens à tout ce qu’il atteint, est un infini sans défaut, car indéfectible. L’homme y est donc inévitablement « attaché » et y « adhère » de manière tantôt explicite tantôt implicite et latente. Cette Idée est alors implicitement présente et mobilisant, comme une condition transcendantale ultime de son expérience du monde. Le philosophe pose clairement et explicitement la corrélation entre essence de la finitude se réfléchissant en l’homme et infinité d’un acte éternellement intuitif de réflexion en soi. Or, cet élan est indissociable autrement que par abstraction d’une tendance à son développement concret spécifiquement humain dans un discours et une pratique de croyance culturelle. Cet élan est bien à la fois une force affective et une pensée signifiante, une énergie et une visée, en bref une intentionnalité. Dans la perspective de la philosophie transcendantale kantienne associée, en ce qu’elles ont de compatible, à la phénoménologie husserlienne des vécus et des actes de conscience, la réponse à la question de l’origine de la foi dans le sens est à chercher dans les conditions de possibilité de l’expérience consciente. Certes, Kant n’utilise pas lui-même le terme de « foi » pour définir ce qu’il nomme un « besoin naturel » de la raison et il réserve le terme « foi » (Glaube) à la foi concrétisée en croyance dans le postulat théologique de la raison morale. Mais pour notre reprise de Kant, c’est dans le registre de la philosophie théorique ou spéculative que nous semble s’imposer déjà l’expression de « foi dans le sens ». Résumons ce point déjà amorcé dans les Traités antérieurs. L’articulation de l’empirique et du transcendant opérée par le sujet humain se présente dès l’émergence des mythologies, puis des religions dans leur dialogue critique entre elles. Elle se prolonge ensuite dans le dialogue inter-critique, entre religions monothéistes et métaphysiques rationnelles. Parvenue au terme réflexif
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d’une autoréflexion critique de la métaphysique, la philosophie transcendantale dégage d’abord la structure synthétique (empirique-transcendantal) au sein des conditions de la connaissance du réel par la raison. La subjectivité transcendantale possède a priori deux regards autonomes, indépendants et libres, ce pourquoi ces deux regards peuvent se détourner et apparemment s’aveugler sur eux-mêmes, comme nous le montrerons plus bas. L’un est obstinément tourné vers l’empirique immanent que le sujet détermine a priori au moyen des catégories de son entendement ; l’autre regard de sa pensée est dirigé vers le transcendantal réfléchi systématiquement, fondant la limitation de sa connaissance de l’empirique ou de la finitude, par la pensée des Idées de l’inconditionné. L’Idée théologique est la plus haute de ces Idées, puisqu’elle garantit la synthèse des deux premières (l’âme ou le soi et le monde ou la sphère empirique). L’idée théologique nous interdit de prendre l’usage immanent empirique pour un usage absolu, et de prendre la pensée nécessaire du transcendantal absolu comme s’il s’agissait d’une connaissance effective, en usant des catégories d’usage empirique dont on ferait alors un usage dit transcendant. Il nous semble que c’est cette orientation irréductible vers le sens transcendantal, immanent à notre raison, qui est le mobile du développement en une « croyance » philosophique et théorique concrète. L’adhésion de l’esprit fini au sens, c’est-à-dire à une condition transcendantale orientant de façon régulatrice le regard vers un concept de l’absolu et de l’infini, permet de systématiser le champ de l’empirique tout en limitant la connaissance. La « foi » dans un sens unique du monde, peut donc se développer de diverses façons dans les « croyances » philosophiques et religieuses. Il faut donc consentir à désigner la pensée métaphysique elle-même comme une « croyance ». La philosophie transcendantale et la dialectique réflexive étant des modes de la croyance philosophique se sont développées à partir du mouvement intentionnel générateur de la foi, selon la séquence : intentio → adhaesio → credentia. Dans cet ordre de développement de la foi germinative en une croyance développée qui l’exprime concrètement, le monothéisme – en particulier le monothéisme judéo-chrétien – opère déjà un développement critique de la réduction primaire de l’absolu transcendantal du sens aux formes de l’immanence naturelle construites dans les mythologies et les religions archaïques et antiques. Comme Ernst Cassirer l’a montré dans sa Philosophie des formes symboliques, la religion monothéiste opère une première « relève » (une Aufhebung) dans le sens de la verticalité et une « élévation » (une Erhebung) de la croyance religieuse, en libérant l’adhésion
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au sens transcendantal de sa confusion avec l’immanence horizontale de la nature dans le polythéisme et le panthéisme religieux. Elle substitue heureusement le symbole de la « création » proprement dite aux symboles de la « formation » organique et aux symboles de l’« artisanat » divin, caractéristiques des schèmes mythologiques. Néanmoins, ses propres figures symboliques du Père, du Fils, de la Révélation prophétique et de l’Amour demeurent empiriquement anthropomorphes et sont susceptibles à leur tour d’une analyse critique d’un point de vue transcendantal rationnellement réfléchi. C’est là un aspect du dialogue critique entre religion et philosophie. En effet, outre le bénéfice procuré par les monothéismes de « relever » le transcendantal du sens de sa projection mythique et syncrétique dans les formes de l’immanence naturelle, son autre bénéfice repose évidemment sur le primat réflexif de la visée transcendantale dans l’adhésion au sens théologique. En revanche, et en raison de l’autonomie de la pensée philosophique, c’est à partir de la dialectique de l’aliénation de l’Idée (ou du sens) qu’est pensée philosophiquement la création comme aliénation immanente du sens divin. C’est à partir d’elle et non du Mystère de l’Amour que s’effectuent dynamiquement les premières « relèves » évolutives et progressives au sein de la nature. Du point de vue de l’histoire des fonctions symboliques, le mythe est la première fonction, la religion monothéiste l’étape médiatrice décisive, et la critique transcendantale l’ultime relève, continuant de manière rationnelle la relève du sens en achevant sa libération de son enfouissement confus dans l’immanence, sans pouvoir se libérer toutefois elle-même de son lien de finitude avec la spatio-temporalité du discours. Bien entendu, la philosophie transcendantale s’offre d’elle-même à la critique dialogique émanant de la religion avec laquelle elle partage une même foi herméneutique que, dans ce dialogue, elle cherche à faire admettre à la perspective religieuse, tout en rencontrant de la part de celle-ci réserves et résistances. Mais, pensera-t-on sans doute, il y a bien des philosophies authentiquement « athées » qui ne développent en rien cette foi dans le sens et qui nient explicitement sa légitimité. Certes, mais d’un point de vue critique, la référence au transcendantal étant, quoique « libre », c’est-à-dire autonome, un a priori structural de l’esprit humain, lie inévitablement l’empirique à quelque sens qui le dépasse. Sa négation ne peut être véritablement menée jusqu’au bout, à partir du moment où la systématisation du sens mène à l’Idée de Dieu (Kant). En effet, la présence du sens transcendantal réapparait tôt ou tard, dès qu’on approfondit l’examen des positions prétendues « athées ». Il s’agit donc plutôt d’une dissimulation
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de la foi transcendantale vis-à-vis d’elle-même, dissimulation relevant tantôt d’un orgueil de la raison, tantôt d’un manque d’attention à cette même raison. Et l’on peut montrer que le retour de la foi « refoulée » dans la pensée se fait à un moment où à un autre de l’analyse ou, si l’on y consent sans résistance, de l’autoanalyse. Cela se produit selon deux modes correspondant aux deux regards de la subjectivité dont nous avons parlé plus haut. Ou bien, et c’est le regard orgueilleux, on accorde une valeur inconditionnée à la science de l’empirique – c’est le cas des divers scientismes et matérialismes doctrinaux. Mais cette absolutisation de l’empirique n’est rien d’autre que la projection du transcendantal absolu, c’est-à-dire de l’absoluité infinie dissimulée à elle-même dans l’empirique, en une confusion dogmatique. On voit que le transcendantal de l’Idée n’a pas été véritablement nié, mais seulement projeté, rationnellement et non plus mythiquement cette fois, dans l’immanence empirique. Cela explique que le scientisme et le matérialisme dogmatique s’expriment le plus souvent avec les accents et les termes de la foi qui adhère à un sens absolu, voire avec ceux d’une « religion de la science ». Ou bien, et c’est la seconde forme de dissimulation à soi de la foi transcendantale, il s’agit d’un manque d’attention, cette fois trop modeste. Sans accorder une valeur absolue à la science de l’empirique comme dans la première position, on s’efforce ici de ramener les concepts intellectuels a priori et celui du transcendantal à une projection subjective d’habitudes empiriques, tantôt psychologiques tantôt sociales (les « mœurs ») dans une fiction théologique qui serait source d’illusion historique, dans l’histoire du sujet ou dans l’histoire des cultures. David Hume, par exemple, a fait d’un principe comme celui de la raison causale, une « règle de l’association » toute psychologique « …qui ne peut, rappelle Kant, que présenter des liaisons contingentes et nullement objectives »86. Mais cet essai de modeste réduction à un monisme empiriste – opposé on le voit au scientisme orgueilleux – est lui-même intenable, puisque – Kant l’a aussi montré contre Hume – ou bien « …(il) est lui-même mis en doute, parce que ses objections s’appuient simplement sur des faits qui sont accidentels et non sur des principes »87, ou bien il prétend s’appuyer lui-même sur les principes d’une science de l’empirique, (de la nature humaine) distincte de l’expérience contingente, et, ce faisant, il doit admettre implicitement 86 E. Kant, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, trad. Delamarre et Marty, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1980, p. 643. 87 Ibidem, p. 644.
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des conditions de possibilité a priori de la science de l’empirique (en psychologie, en sociologie ou en histoire), conditions ne résultant pas d’une genèse empirique homogène à partir de l’expérience vulgaire des « habitudes » humaines. Ces conditions a priori, nous l’admettrons avec Kant, sont les catégories de l’entendement et les Idées de la Raison (dont l’Idée théologique). Ces dernières limitent absolument la portée des premières au champ de l’empirique. Dès lors, on peut montrer aux partisans de l’effacement du divin dans l’expérience commune et habituelle du fini, tant psychologique que sociale, que la visée scientifique ou objective de l’empirique implique une dualité entre la forme a priori objective et la matière sensible, et c’est bien ce que Kant a montré valablement contre Hume. L’erreur de la réduction empiriste est celle d’une inattention ou d’une distraction du regard transcendantal. On voit que si la négation du sens transcendantal théologique est dans les deux cas un aveuglement sur soi dont la liberté du sujet est responsable, soit par orgueil soit par faute d’attention, il est possible de guérir cette cécité au moyen d’une « opération de la vue » réflexive. A l’égard de ces deux formes de négation apparente du transcendantal et de son corrélat théologique, une philosophie critique peut toujours montrer que cette négation est bien à l’examen réellement impossible. Cependant, en termes phénoménologiques, nous dirions que l’intentionnalité de la « foi » n’est pas celle de la « croyance ». La « foi », dont le mot implique la « fidélité » (fides) et la continuité d’une même « adhésion » (adhaesio) au sens transcendantal, se modalise et se développe concrètement dans des « croyances » diverses, modes positionnels du noyau de sens (Husserl) à travers des actes et des discours dont les « significations » sont différentes, par exemple dans la religion monothéiste ou dans la dialectique réflexive de tradition criticiste. Celle-ci poursuit d’une certaine façon un travail critique que la religion, nous l’avons dit, a mis en place elle-même vis-à-vis des significations posées dans le mythe. Certaines de leurs différences peuvent mener à des critiques réciproques extrêmement fortes, émanant tant de la religion que de la réflexion transcendantale. C’est ainsi que, du point de vue de la dialectique réflexive, il y a à la fois continuité et rupture entre la croyance philosophique, c’est-à-dire la façon dont elle développe et exprime conceptuellement dans la culture sa foi dans le sens, et celle de la religion monothéiste. Toujours en termes d’intentionnalité phénoménologique, si nous laissons de côté la croyance d’opinion qui s’exprime en un simple « je crois que » (qu’il va pleuvoir ou non demain), nous dirons que la croyance monothéiste est un « croire en » (on croit en quelqu’un, en une
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personne en laquelle on met sa confiance). Ici il s’agit de mettre sa confiance absolue dans un Dieu personnel d’amour qui s’incarne en une Personne, le Christ. Tandis que la croyance réflexive est plutôt, en termes de vécu intentionnel, un « croire à ». On croit à une idée, à un concept et à une thèse à laquelle on adhère, et que l’on a développée seulement par la raison argumentative. Ici il s’agit de l’Idée de Dieu comme concept discursif et dialectique, développant concrètement le sens de la foi par une argumentation transcendantale. Cette argumentation est à la fois concrète et abstraite : concrètement elle développe culturellement la foi par un discours spécifique, mais la spécificité de ce discours est aussi d’« abstraire » la foi comme un invariant eidétique de toute croyance culturelle y compris, circulairement, d’elle-même. On sait que l’intention d’Ernst Cassirer fut de transformer la « critique de la raison » de Kant en « critique de la culture »88. Selon ce philosophe, avant d’être abstraits par la conscience réflexive philosophique comme des conditions a priori de l’expérience scientifique (Kant), les a priori culturels ont une existence bien plus concrète dans la conscience mythique, la conscience religieuse. La dialectique réflexive prolonge cette entreprise de transcendantalisation de la philosophie de la culture en y intégrant la recherche transcendantale des invariants de la conscience intentionnelle héritée de Husserl. Cassirer lui-même montre la voie en introduisant entre la « forme » de la visée de sens et la « matière », la médiation des différentes formes symboliques qui tels des « a priori culturels » informent l’horizon de l’expérience de la conscience et rendent impossible le dualisme husserlien entre matière et forme intentionnelle89. Le propre de la croyance réflexive est de remonter aux conditions de possibilité de la croyance qu’elle est elle-même, pour en abstraire la foi transcendantale, en tâchant de faire partager cette foi réfléchie aux autres formes de croyances culturelles. C’est en partant de l’histoire des croyances mythiques puis monothéistes pour aboutir à la philosophie transcendantale sous sa forme kantienne que s’effectue la réflexion transcendantale en partant de la philosophie de la culture (Cassirer) pour dégager l’invariant éidétique intentionnel de la foi dans le sens à travers ses métamorphoses historiques, allant du mythe à la théologie métaphysique en passant par la théologie religieuse. Cette dialectique ascendante constitue donc une véritable phénoménologie de l’esprit métaphysique : 88 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome I, « Le langage », Paris, Editions de Minuit, 1973, p. 20. 89 Cf. pour cette discussion du dualisme et de l’hylémorphisme husserlien, E. Cassirer, PFS, III. 2. Ch. 5. « La prégnance symbolique », éd. cit., p. 223-229.
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philosophie de la culture, phénoménologie et réascendance dialectique de la métaphysique collaborent ici. Le mouvement descendant complémentaire est le mouvement autonome de la dialectique logique construisant à partir de l’Idée absolue, terme ascendant du mouvement de l’abstraction culturelle, la philosophie de la nature comme aliénation de l’Idée absolue, puis l’émergence de l’esprit, porteur des croyances étudiées dans le premier mouvement de la réflexion. Il y a donc une circularité des deux démarches, celle de l’autoréflexion culturelle de la croyance philosophique menant à l’abstraction de la foi, et celle de l’autoréflexion purement logique reconstruisant la première du sein d’une métaphysique autonome. Dialectique historique culturelle, allant du concret à l’abstrait, et dialectique métaphysique conceptuelle, allant de l’abstrait conceptuel au concret culturel, forment un cercle. La foi est en quelque sorte la position du « noyau du sens », enveloppé puis développé, mais vivant et actif, au cœur des expressions pourvues de « significations » qu’ont développées les croyances religieuses d’un côté et la croyance philosophique transcendantale de l’autre. Croire à l’Idée de Dieu en argumentant transcendantalement son sens et croire en un Dieu en trois Personnes, ce n’est donc pas la même chose. Pourtant un chrétien philosophe estimera pouvoir pratiquer l’une et l’autre visées intentionnelles, parfois l’une (la croyance religieuse) fondant l’autre (la croyance philosophique), ce que nous nommons théo-ontologie90. Cela nous a fait écrire que « si Hegel croit « à » l’Idée spéculative de Dieu, c’est parce que, comme Saint Thomas, il a cru d’abord « en » Dieu révélé et incarné »91. Tandis que Kant ne fait aucune mention d’une préalable vérité du christianisme, même s’il en retrouve de façon conceptuelle certains aspects à partir de la critique de la raison pratique, Hegel, outre le fait que la Logique de l’être présuppose la vérité phénoménologique de la religion, dite « religion de la raison », a revendiqué expressément son attachement personnel à l’Église luthérienne : « je suis un luthérien et à travers la philosophie je suis entièrement confirmé dans mon luthérianisme »92. Toutefois les visées des deux croyances, religieuse et philosophique, ne peuvent être confondues. Même si, selon la philosophie transcendantale, elles dialoguent cette fois au sein d’un même présupposé, celui du sens 90 Rappelons que nous avons forgé cette expression, la distinguant d’« onto-théologie » sans savoir qu’O. Boulnois avait déjà distingué dans les mêmes termes les deux manières d’articuler ontologie et théologie. Cf. son Introduction à la traduction de D. Scot, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, PUF, 1988. 91 Cf. DR III, p. 176, note 20. 92 Hegel, lettre à Tholuk du 3 juillet 1826, trad. fr. J. Carrère, Correspondance, III, p. 333.
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divin du monde, elles n’ont pas la même signification interne, tout en visant intérieurement le même sens. On voit que, comme nous faisons une distinction entre foi et croyance, nous faisons une distinction correspondante entre le « sens », ce que vise la foi, et les « significations » constituant les modalités concrètes, discursives ou pratiques, de « positions » du sens de la foi dans les divers développements culturels des croyances, de leurs constructions et de leurs autoréflexions93. Le développement de la foi se fait donc par les déterminations concrètes ou significations du sens au sein des croyances diverses. Dans une culture en grand déficit de croyance religieuse et fort peu métaphysique, le nihilisme est chose prévisible comme nous le constatons chaque jour davantage. La reprise critique de la métaphysique rationnelle à laquelle nous procédons ici n’est guère dans l’air du temps. On peut même aller jusqu’à dire que certains fondateurs de religion avaient anticipé ce phénomène, percevant combien une sagesse se voulant spéculativement fondée resterait toujours éloignée de la majorité des hommes. Il y a par exemple dans la personne du Christ tant d’amour de l’humanité mais aussi tant de compréhension de la nature humaine qu’il semble impossible d’en faire cet « aimable idiot » qu’évoquait Nietzsche94. Jésus est seulement dit, « pour parler avec toute la rigueur d’un physiologiste …un idiot »95, une sorte de bouddhiste naïf prônant la pitié et l’abstention de tout contact profond avec la réalité physique et historique, source de souffrances. Mais il bénéficie de la sympathie de Nietzsche pour la raison que c’est un être exceptionnellement resté en dehors du ressentiment et de la haine. Au ressentiment de la classe sacerdotale juive, Jésus oppose «…la vie dans l’amour sans exception et sans exclusive, sans aucun sentiment de distance »96. C’est Paul qui, d’après Nietzsche, le transformera en instrument de revanche des faibles contre les forts97. Mais, sur ce point, Spinoza nous semble tout aussi peu pertinent en affirmant tout le contraire : il y a tant d’intelligence de l’homme dans le message de Jésus que l’on pourrait en faire le « philosophe par excellence » qui recevrait immédiatement de Dieu, d’esprit à esprit, les principes qui doivent guider les hommes vers le salut98. Le Christ serait bien « le philosophe 93 Cf. cette reprise référée à Husserl exposée plus haut dans le premier Court Traité, Chapitre I, § 1. 94 F. Nietzsche, L’antéchrist, § 29, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, p. 188 et sv. 95 Ibidem, § 31. 96 Ibidem, § 29. 97 Ibidem, § 47. 98 Spinoza, Traité des autorités théologiques et politiques, Ch. I, Œuvres, Pléiade, p. 624.
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par excellence », capable de tenir deux langages en un seul message, l’un communément consolateur (exotérique) et l’autre profondément spéculatif (ésotérique)99. Mais le Christ ne mérite sans doute ni cet excès d’indulgence, ni cet excès d’éloge. D’un côté, on lui accorde trop peu en en faisant un aimable « idiot » (Nietzsche) sans perspicacité anthropologique, mais de l’autre on lui accorde trop en en faisant « le philosophe par excellence » (Spinoza). Jésus fut certainement un exceptionnel connaisseur intuitif de la nature humaine et des attentes de son peuple, et en ce sens tout le contraire d’un « idiot », c’est-à-dire d’un « naïf ». Mais son intelligence n’était pas celle d’un philosophe, et c’est en forçant les textes testamentaires que l’on s’évertuerait à dégager un message métaphysique derrière son message religieux, porteur d’une merveilleuse espérance et d’une éthique qui, pour être rigoureusement « ascétique » au sens de Nietzsche, a empêché nombre d’hommes de céder au vice100. Selon Ernest Renan, dont nous résumons ici quelques interprétations101, sa personne et sa vie donnaient l’exemple même d’un homme pour qui Dieu, le Père de tous les êtres et particulièrement le sien, était amour, autant dans sa création de la nature que dans la création de l’homme. En résumé d’après Renan, Jésus invitait les hommes à prolonger cet amour, cette donation de soi aux autres, dans leurs rapports entre eux. Jésus se disait Fils de Dieu et Fils de l’Homme, indiquant qu’il était une manifestation du Père comme tous les hommes, même s’il admettait un lien privilégié avec Dieu comme son Père, celui de l’intensité proprement extraordinaire du lien d’amour reçu et à transmettre de façon inconditionnelle. Mais le Fils comme personne divine restait créé comme tel, et ce fut un premier aspect de l’idolâtrie du christianisme que d’avoir fait de Jésus, le seul Fils comme tel, Dieu même. Jésus n’était, selon Renan, que le porte-parole du Verbe divin, non ce Verbe incarné en tant qu’unique Fils. Jésus se croyait fils de Dieu comme nous sommes tous fils de Dieu ; selon lui, sa seule exception était qu’il avait compris plus et mieux que d’autres fils de Dieu que la filiation de 99
A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier, 1971,
p. 141. 100 Fr. Guibal, commentant le livre de D. Margueritat, Vie et destin de jésus de Nazareth, Paris, Seuil, 2018, souligne « trois dimensions constitutives de la figure de Jésus, thérapeute, poète et maître de sagesse », in Entre philosophie et théologie. Une provocation réciproque, Paris, Cerf, Patrimoine, 2021. 101 Pour un développement nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, Ernest Renan. De l’idéalisme au scepticisme, Troisième partie, Chapitre 3. Trois Vies de Jésus. 3. 3. Renan et 3. 4. De judaïsme au christianisme, par Jésus, Paris, éd. H. Champion, 2013, p. 199-230.
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l’homme, son héritage divin en quelque sorte, était l’amour de Dieu. Il était à prolonger dans nos relations avec nos frères, en opposition à la haine, une haine particulièrement intense chez les hommes de son époque. C’était cela le saint Esprit, c’est-à-dire au fond l’accomplissement de la filiation dans la création du Royaume humano-divin des Fils, en imitation de la création aimante de leur Père. Ainsi Jésus, comme une sorte de frère ainé, a-t-il sacrifié jusqu’à sa vie à cet amour dont il voulait faire la seule loi du « Royaume de Dieu ». Enfin, Jésus s’inscrit dans le prolongement d’une des lignes prophétiques, celle, selon Renan, de l’universalisme moral d’Isaïe et des autres prophètes messianiques. Il est essénien par sa reprise du Repas et du Baptême, rites d’union en esprit. Renan va jusqu’à écrire, en référence à Isaïe 53-54, que Jésus était virtuellement « tout entier en Isaïe »102. La critique philosophique de la religion chrétienne ne doit donc être qu’une critique théorique et non pratique, sauf lorsque les excès ascétiques, sectaires et fanatiques l’ont pervertie, comme elles ont perverti les religions les plus bienveillantes dont on a fait les instruments idéologiques d’une politique de domination. Cette critique théorique fera d’ailleurs plus de mal que de bien, si elle n’est pas certaine de pouvoir redonner aux esprits qui veulent et peuvent la suivre sous une forme rationnelle, tout le positif du sens, du bonheur et de la vertu dont elle a dépossédé la religion. Or, l’athéisme non religieux de notre époque n’est la plupart du temps qu’un athéisme purement négatif, et proprement un nihilisme échouant à fonder véritablement l’éthique. Une négativité, qui ne se nie pas en rétablissant ce qu’elle a nié sur un plan montré meilleur et supérieur, est souvent d’une qualité moindre que ce qu’elle a nié inconsidérément. Venons-en à la critique théorique que développe la dialectique réflexive dans son rapport à la religion monothéiste chrétienne. Ce n’est que la reprise d’une critique qui n’a rien d’original et que l’on rencontre déjà chez nombre de philosophes des Lumières, et chez Kant à sa manière. Il s’agit de la critique de la projection en Dieu de caractères excessivement anthropomorphes, c’est-à-dire trop empiriquement ou psychologiquement humains, dans la personnalisation de Dieu, caractéristique des théismes religieux. Dans ces trois Personnes, Dieu est comme un Père que l’on peut prier, Dieu est comme son Fils qui s’est incarné en un homme, et Dieu est comme l’Esprit d’une communauté ecclésiale, détentrice des dogmes, des articles de foi et des sacrements de la croyance. De plus, 102 E. Renan, Œuvres Complètes. Histoire du peuple d’Israël, éd. H. Psichari, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961, tome VI, p. 647.
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comme nous avons tenté de le montrer, dans la fondation en « croyances » des religions monothéistes l’imagination des figures personnelles du « sens » est nettement subordonnée à une autre finalité, celle de l’édification de la volonté vertueuse dans l’action morale et le renforcement des affections positives. Tel est le travail des « significations », ici imaginaires et affectives, qui enveloppent le noyau du « sens ». Nous rejoignons là en partie l’interprétation de Spinoza selon qui beaucoup d’hommes ont et auront sans doute toujours besoin de religion et d’un Dieu « humanisé », car « …une fraction relativement assez faible du genre humain atteint à la valeur spirituelle sans autre guide que la raison »103. Comme l’a vu et affirmé Spinoza, les hommes font en effet le plus souvent appel d’abord à l’imagination, à l’affection, à la volonté et non avant tout à la raison réflexive et critique pour donner un sens moral à leur vie. Un commentateur de Hegel l’écrit aussi de ce dernier : « la religion conservera à cet égard dans le système accompli la tâche qui est la sienne depuis les débuts d’Iéna : celle de révéler le vrai à tous, quel que soit leur degré de formation et de culture, venant ainsi combler un manque résiduel de la philosophie »104. L’imagination et la projection d’analogies mythiques ou religieuses répondent d’abord à un besoin de sensibiliser par des « significations » immédiatement concrètes le sens de la « foi » des hommes ; ceux-ci ont ensuite un grand besoin de consolation affective quand ils sont malheureux en raison des déceptions de leur existence ; ils ont enfin et surtout besoin d’édification morale, sinon pour pratiquer toujours les vertus, du moins pour éviter les plus grands vices. Imagination, consolation, édification, tels sont les besoins humains que satisfont de façon efficace pour beaucoup d’hommes, reconnaissons-le, beaucoup de religions. La longévité de ces religions est une conséquence de leur habileté à imaginer, à consoler et à édifier. Certaines s’acquittent si bien de leur tâche qu’il est impossible de penser que leurs fondateurs n’aient pas mûrement et savamment préparé les moyens les plus adéquats d’imaginer, de consoler et d’édifier moralement, demandés par les hommes. Les religions monothéistes ont d’ailleurs amorcé dans ce domaine une critique fort pertinente des confusions du transcendantal (nommé souvent « transcendant » dans leur vocabulaire) et de l’empirique présentes dans l’animisme, le polythéisme et le panthéisme. Aux yeux de la religion – et la dialectique 103 B. Spinoza, Traité des autorités théologiques et politiques, Chapitre XV, Paris, Gallimard, Pléiade, 1954, p. 824. 104 G. Gérard, Hegel ou la quête de l’efficience de la pensée. Première partie : les années de formation (1770-1807), Louvain-La-Neuve, Peeters, 2020, p. 154.
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réflexive ne saurait le nier de son côté – ces confusions contaminent diversement les mythes et les religions de l’immanence. La critique transcendantale, même si elle procède d’une intention critique se voulant plus rationnellement radicale visant les dogmatismes monothéistes eux-mêmes, ne peut qu’être redevable à ces monothéismes sur ce point. Elle en fait des médiateurs dans le processus historique préparant l’abstraction transcendantale du « sens » – premier mouvement d’autoréflexion ascendante – préalable à sa reconstruction purement logique et métaphysique – second mouvement autoréflexif descendant. Les fondateurs de toutes les grandes religions furent donc vraisemblablement de très bons connaisseurs de la nature humaine et d’autant plus remarquables qu’ils croyaient sans aucun doute eux-mêmes aux dogmes qu’ils enseignaient avec tant de force. Redisons-le : tout cela est généralement si parfaitement agencé, si mûrement délibéré et si bien imaginé, qu’il est impossible que tant de sagesse pratique soit l’effet d’obscures et mystérieuses improvisations ou d’inspirations irrationnelles. Mais la réflexion philosophique motivant la certitude d’un sens, la victoire rationnelle sur la tristesse et la pratique entièrement raisonnée des vertus sont choses si rares que, si les religions n’existaient pas, le désespoir s’emparerait de bien des humains et notre avis est ici à nouveau peu éloigné de celui de Spinoza, même s’il fait preuve d’excès, par exemple dans ces paroles concluant le Chapitre XV de son Traité: « il s’ensuit, qu’à défaut du témoignage de l’Écriture, nous douterions du salut de la majorité des hommes »105. Dans ce complexe de moralisation, de consolation et d’imagination des croyances religieuses concrétisant une « foi dans le sens » partagée avec les métaphysiques théistes, et développant les significations modalisant ce sens, c’est la fonction de moralisation qui, semble-t-il, est la fin dernière à laquelle sont subordonnées les deux autres. Le développement des significations symboliques de la foi dans le sens n’a dès lors pas d’autonomie théorique (au sein des dogmes religieux) par rapport aux intentionnalités pratiques qui développent la spécificité de la croyance religieuse : c’est la croyance religieuse concrétisant la foi dans le sens qui « donne à penser » et c’est elle qui cherche son intelligence (fides quaerens intellectum106) Le développement de la foi dans le sens peut au contraire se faire par d’autres moyens de croyance, ceux de la réflexion conceptuelle, critique 105 106
Spinoza, ibidem. St. Anselme, Proslogion, II-IV.
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et transcendantale, dans la suspension – provisoire ou définitive – de la croyance religieuse. Certes, la croyance religieuse utilise pour son développement le raisonnement, mais le raisonnement conceptuel repose sur le présupposé de la croyance : c’est la croyance religieuse comme telle qui cherche à se comprendre (cf. le « fides quaerens intellectum » de saint Anselme, où la fides est ici synonyme de la credentia des dogmes). Notre critique des projections anthropomorphes empiriques (volonté, amour, incarnation attribuées à Dieu) et de la dépendance de la réflexion philosophique à l’égard de la croyance religieuse, ne mène toutefois pas à l’athéisme, puisque la foi dans le sens considéré comme un transcendantal, est, nous l’avons dit, un a priori de l’esprit humain indéracinable au sein des cultures et des intentionnalités conscientielles, même si, du point de vue strictement religieux, la foi dans le sens est non un a priori autonome, mais le résultat d’une révélation prophétique ou d’une incarnation dogmatisée par l’institution ecclésiale. Ce sont donc les diverses modalités « croyantes » de son développement qui peuvent échanger leurs critiques mutuelles. Considéré abstraitement et comme le résidu de la critique du théisme religieux, le « noème » ou « noyau » de sens de la « foi » – pour parler en termes husserliens – demeurerait dans la déterminabilité d’un germe à développer. S’il est impossible à la réflexion métaphysique de revenir sur un mode conceptuellement démonstratif et dogmatique à l’attribution au sens des significations de l’entendement, de la volonté et de l’affection, il n’en est pas moins possible et nécessaire de reconstruire un théisme réflexif et transcendantal en s’inscrivant dans la reprise de la tradition de l’analogie de l’être au sein du débat entre univocité, équivocité et analogie107. En effet, comme la sagesse des limites, évoquée dans les précédents développements, impose de critiquer toute connaissance aussi bien révélée que démonstrative des attributs ou significations attribuées au sens divin, elle implique en revanche le besoin naturel de la raison de déterminer par la pensée, sinon de connaître, les déterminations du sens, ce que, tout en respectant l’impossibilité d’une connaissance effective, permet la pensée de ce sens au moyen de l’analogie ontologique. Cette tradition métaphysique de l’analogie de l’être, diversement développée selon ses courants post-aristotéliciens ou néoplatoniciens, est une ressource toujours féconde 107 Nous avons développé cette analyse dans Analogie de l’être et attribution du sens, Troisième Partie, Ch. I, Univocité, équivocité et analogie. Les apports de saint Thomas, Duns Scot et Cajetan, p. 155-168. Les ouvrages majeurs de Cajetan sur ce point sont De ente et essentia (1495) et De analogia nominum (1498), commentant la théorie de saint Thomas.
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de la pensée philosophique, puisque c’est avec le plus haut de notre esprit que nous devons pouvoir penser par analogie ce qui est « plus haut que notre esprit ». Or ce « plus haut » est celui de l’être que nous sommes en tant que nous pensons le sens de l’être. L’autoréflexion logique et dialectique est comme le sommet productif de l’esprit. Emile Lask, nous l’avons déjà noté, a souligné clairement la reprise kantienne de la thématique de l’analogie de l’être, écrivant : « c’est ainsi que chez Kant également fait retour le concept d’analogie qui, depuis Plotin, est déterminant pour la relation des formes catégoriales qui correspondent aux deux mondes »108. Il s’agit évidemment du monde purement intelligible des noumènes visés comme des noèmes de sens et du monde sensible des phénomènes purement empiriques. Mais nous dirons que chez Kant, « le plus haut de notre esprit » relève de la hauteur sublime de la raison moralement pratique, dont les besoins sont ceux de postuler l’existence d’un Dieu créateur moral, infiniment bon en volonté et infiniment puissant en intelligence créatrice. Ces attributs découlent bien, Kant le reconnaît, d’une attribution à Dieu des déterminations concrètes de son sens, par analogie avec celles de l’esprit humain, l’intelligence et la volonté. Mais il s’agit ici d’un anthropomorphisme critique dit « plus subtil » et non d’un anthropomorphisme dogmatique prétendant à une connaissance révélée historiquement ou démonstrativement rationnelle : Kant reproche cet anthropomorphisme démonstratif à Leibniz par exemple. Concernant les attributions de la volonté et de l’entendement à Dieu, Kant écrit : « c’est là (à titre d’explication) le schématisme de l’analogie dont nous ne pouvons pas nous passer. Toutefois, le transformer en un schématisme de la détermination de l’objet (pour étendre notre connaissance), c’est là de l’anthropomorphisme qui, à l’égard de la morale (en religion) entraîne les conséquences les plus fâcheuses »109. Mais cette théologie morale semble nécessaire seulement, nous l’avons vu plus haut, si l’on présuppose un dualisme entre liberté et nature comme c’est le cas chez Kant et non dans la dialectique réflexive. Pour Kant, il est nécessaire de postuler qu’un accord dépassant les limites de notre savoir rende possible la réceptivité de la nature à des lois morales qui sont d’un autre genre qu’elle. Or, dans la dialectique réflexive, la réflexion humaine – avec son exigence éthique d’habiter la nature – pense, par un jugement de réflexion sur la nature en évolution, une liberté qui est une autonomie 108 E. Lask, La logique de la philosophie et la doctrine des catégories, 1910, trad. Paris, Vrin, p. 255-256. 109 E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 1983, note 1, p. 103.
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naturelle du vivant dont la liberté humaine émerge au terme de cette évolution de la nature. En cherchant à définir l’« adhésion » (adhaesio) au sens dans la « foi » (fides), nous écrivions plus haut que Dieu pensé comme aliéné dans la nature est pensable comme donnant des « signes » de soi dans l’existence finie : nous précisons maintenant que ces signes ne sont pas, dans notre croyance philosophique distincte de la croyance religieuse, ceux qu’il donne dans sa révélation et son incarnation historiques. Ce sont plutôt ceux que nos jugements de réflexion interprètent dans la nature et dans les signes du langage de la fonction symbolique. Une telle fonction symbolique spécifiquement humaine peut ainsi se convaincre qu’elle est la manifestation dialectique, héritée de l’aliénation naturelle de l’infini dans l’existence finie : nous pouvons nous penser alors comme étant les « porteurs des signes finis de Dieu » ou, au sens littéral, comme les « sémaphores de l’Éternel ». D’où la question par laquelle nous voulons achever ce Court Traité, celle des reprises par la dialectique des métaphores et symboles figurés que nous fournit l’imaginaire religieux et testamentaire, puisque nous avons surtout traité plus haut des symboles mythiques et poétiques110. Comme l’a souligné Francis Guibal dans les études qu’il a consacrées à nos travaux111, nous avons effectué ces reprises de façon certes sélective quand les analogies symboliques – sous la règle de l’analogie métaphysique – nous semblaient correspondre à la structure conceptuelle de la dialectique du tout de l’être. Et nous sommes bien conscient que « reconnaître dans ces relations de simples analogies métaphoriques, comme on le devrait d’un point de vue critique, serait rendre évidemment impossibles les conduites de la foi, en croyance religieuse, celle de la prière notamment »112. Toutefois, bien que rejetant les schèmes imaginaires excessivement anthropomorphes du libre-choix de créer par amour en Dieu, de sa puissance transrationnelle de se manifester en se révélant prophétiquement et en s’incarnant en Christ, nous avons repris avec reconnaissance le schème symbolique de l’engendrement vital – non arbitraire – du Fils par le Père, filiation préférable selon Hegel, nous l’avons montré plus haut, aux schèmes de la mise image (Schelling) et de l’émanation lumineuse 110 Cf. Le second Court Traité, Chapitre Premier (pour les rites et les mythes) et Chapitre Trois (pour la poésie mallarméenne). 111 Fr. Guibal, « Finitude, réflexion, sens. La systématique métaphysique d’André Stanguennec », in Revue des sciences philosophiques et théologiques, janvier-mars 2014, tome 98, p. 103-121. Repris et développé dans Veilleurs aux frontières. Bergson, Rosenzweig, Girard, Ricoeur, Chalier, Derrida, Nancy, Castoriadis, Stanguennec, éd. Lessius, 2018. 112 A. Stanguennec, DR, III, p. 82.
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(Fichte). La filiation divine de la nature de notre point de vue dialectique réflexif est celle du Verbe créateur, et le schème des deux faces divines, intérieure et extérieure, est aussi repris, mais sans le contexte de croyance où l’un et l’autre sont situés religieusement et que nous déclinons. Si l’on peut dire par métaphore que « le monde a été créé par amour », ce n’est pas, selon nous, par la gratuité d’un « généreuse condescendance », selon la magnifique formule de Félix Ravaisson113, mais, métaphoriquement dit encore, par l’amour de soi divin. Nous l’interpréterons par métaphore comme le désir d’être totalement ou complétement soi, c’est-à-dire d’être soi non seulement en soi-même mais en un autre, non seulement dans l’achèvement éternel en soi, mais dans l’inachèvement temporel de l’Autre fini. L’également magnifique métaphore de la filiation, exploitée dialectiquement par Hegel, s’impose alors, nous semble-t-il. Mais c’est bien la nature qui est la première fille de Dieu, le Christ et tous les hommes n’étant que ses Fils « dérivés », par évolution et histoire de la nature, comme Ernest Renan déjà en faisait l’hypothèse. Toutefois, comme l’affirmait maître Eckhart : « filius = fit alius ». Le Fils est identique en genre au Père (sa nature abstraite, idem generaliter) mais différent en particularité spécifique (alius personnaliter) »114. C’est de la face intérieure à soi de l’Éternel dont il est dit dans Exode 33, 20 « tu ne peux voir actuellement ma face, car nul ne peut voir ma face et demeurer en vie »115. Lorsque le Christ dit : « celui qui m’a vu a vu le Père »116, il s’agit encore d’une image indirecte du Père, bien que beaucoup plus proche de l’Original. En se présentant comme homme, Jésus donne une image en chair du Père. Et c’est de la face extérieure, de l’autre mode, celui du miroir indirect de la création, dont il est dit : « Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure » ; toutefois, le philosophe que nous sommes n’ajoutera pas en référence à l’immortalité de l’âme : « mais alors nous verrons Dieu face à face »117. André STANGUENNEC
113 F. Ravaisson, « Métaphysique et morale », Revue de métaphysique et de morale, 1893, n° I, p. 25. 114 M. Eckhart, Expositio sancti Evangelii secundum Johannem, vol. III, éd. Borgnet, 1890, p. 14, note 16. 115 Commenté en DR, I, p. 203. 116 Jean, 14, 8. 117 Corinthiens, 13-12.
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION....................................................................................
PREMIER
1
COURT TRAITÉ
DU SÉISME. OÙ IL EST MONTRÉ PAR RAISONS RÉFLEXIVES QUE L’EXPRESSION MÉTAPHYSIQUE D’« ÂME DU MONDE » PEUT ÊTRE AVANTAGEUSEMENT REMPLACÉE PAR CELLE DE « SOI DE L’ÊTRE »
CHAPITRE PREMIER SÉISME MÉTAPHYSIQUE ET DIALECTIQUE RÉFLEXIVE ...........................
9
§ 1. Les deux traditions idéalistes dont hérite le séisme ................. § 2. La constitution réflexive de l’être-soi. L’exemple du soi fini humain ....................................................................................... § 3. La dialectique réflexive comme ontologie générale .................
13 15
CHAPITRE DEUX DE LA PARTICULARITÉ DU SUJET
17
HUMAIN À L’UNIVERSALITÉ DU SOI
..
§1. L’homme. Du « sujet » face aux « objets » au « soi » comme « être-au-monde » .................................................................... §2. L’homme au monde et l’homme dans le monde ...................... §3. L’émergence du soi humain, la perte des instincts animaux et la suppléance de la fonction symbolique .................................. §4. Deux cheminements philologico-phusiques : celui de l’ontologie heideggerienne et celui de la dialectique réflexive............. CHAPITRE TROIS LE SÉISME ET LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION ............................. § 1. La spécificité herméneutique de l’interprétation ...................... § 2. L’interpénétration des interprétations ........................................ § 3. Sur quelques antécédents du séisme en régime d’interprétation de la nature ................................................................................
9
17 24 26 27
31 32 39 53
228
TABLE DES MATIÈRES
SECOND COURT TRAITÉ DU PRIVILÈGE STRUCTURAL DE LA SYMBOLISATION QUATERNAIRE DU MONDE DANS LES MYTHES, LES POÉTIQUES ET LES MÉTAPHYSIQUES DOGMATIQUES ET CRITIQUES
CHAPITRE PREMIER DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DU MONDE SYMBOLISÉE DANS LES MYTHES, LES RELIGIONS ET LES ARTS. DE SA SIGNIFICATION TRANSCENDANTALE............................................................................................. § 1. De l’habitation du monde par les gestes rituels et mythiques à sa nécessaire critique transcendantale ....................................... § 2. L’importance des structures quaternaires dans les mythes, les religions, les philosophies ......................................................... § 3. Le commentaire transcendantal de l’image de L’homme de Vitruve .......................................................................................
65 65 81 96
CHAPITRE DEUX DE LA STRUCTURE LOGIQUE QUATERNAIRE DU MONDE DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN............................................................... 103 § 1. La forme de la quadruplicité dans la Logique de Hegel .......... 103 § 2. L’interprétation de la quadruplicité par Dominique Dubarle ... 104 § 3. Les quatre formes de proposition logique et les quatre pôles du monde : Dieu, l’acte de création, la nature, l’esprit (fini et absolu) 106 CHAPITRE TROIS DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DU MONDE SYMBOLISÉE DANS LA POÉSIE MALLARMÉENNE ................................................................................. 111 § 1. La quaternité dans le Coup de dés de Mallarmé selon R. G. Cohn 111 § 2. Méditation par Mallarmé des sciences de son temps : évolutionnisme, contingence des lois de la nature, principes de la thermodynamique, calcul des probabilités ........................................... 113 § 3. Comparaison entre la quaternité hégélienne et la quaternité mallarméenne............................................................................. 114 CHAPITRE QUATRE DE LA STRUCTURE QUATERNAIRE DE L’UNIVERS DANS LA DIALECTIQUE RÉFLEXIVE .......................................................................................... 119 § 1. Notre appropriation de la quaternité hégélienne et de la quaternité mallarméenne ..................................................................... 119
TABLE DES MATIÈRES
229
§ 2. L’hypothèse régulatrice du séisme. Le recours au « foyer imaginaire » et au « tout se passe comme si » .............................. 120 § 3. La quaternité réflexive du monde et les apports de quatre interprètes majeurs ............................................................................ 122 TROISIÈME COURT TRAITÉ DE L’INEXISTENCE SUREXISTANTE DE DIEU ET DE SES SYMBOLES. OÙ IL EST MONTRÉ COMMENT LA POSITION TRANSCENDANTALE DE DIEU COMME UN SENS SUREXISTANT FONDE LES CONCEPTS DE FOI ET DE CROYANCE
CHAPITRE PREMIER DE L’INTENTION DE TOUTE CHOSE. DE L’INEXISTENCE VISÉE ET DE L’INEXISTENCE POSÉE.......................................................................... 135 § 1. Toute chose peut être jugée réflexivement comme orientée vers un sens ....................................................................................... 135 § 2. Le lien entre l’intentionnalité de la conscience et la finalité des choses......................................................................................... 136 § 3. De l’inexistence visée et de l’inexistence posée ...................... 138 CHAPITRE DEUX DE L’INEXISTENCE SUREXISTANTE DE DIEU ........................................ 141 § 1. De la non-existence par absence d’être et de la non-existence par excès d’être.......................................................................... § 2. De la possibilité formelle, distinguée de la possibilité réelle... § 3. De la modalité de l’existence à la surexistence de Dieu .......... § 4. De la relation de Dieu comme surexistant avec l’existence finie déterminable par l’analogie symbolique ...................................
141 147 148 171
CHAPITRE TROIS DE L’INCONCEVABILITÉ DE DIEU COMME DE L’UN INTUITIF À LA FOI EN LUI COMME SENS ET À SON DÉVELOPPEMENT EN CROYANCES .............. 191 § 1. De l’inconcevabilité compréhensible de Dieu comme l’Un intuitif ........................................................................................ 191 § 2. Rupture et reprise du discours dialectique sur Dieu. Le modeste « et » de la complétude divine ................................................. 198 § 3. Foi, croyance et analogie de l’être ............................................ 203 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................... 221
LISTE DES OUVRAGES DISPONIBLES OU À PARAÎTRE DE LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN LOFTS S.G., MOYAERT P., La pensée de Jacques Lacan. Questions historiques. Problèmes théoriques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 39, 1994, ISBN: 90-6831-625-7, X-190 p. 25 EURO FLORIVAL G., Dimensions de l’exister. Etudes d’anthropologie philosophique. Tome 5. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 40, 1994, ISBN: 90-6831-626-5, VIII-266 p. 37 EURO TSUKADA S., L’immédiat chez H. Bergson et G. Marcel. Préface de J. Parain-Vial. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 41, 1995, ISBN: 90-6831-761-X, 278 p. 27 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume I. Le platonisme politique dans l’antiquité. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 42, 1995, ISBN: 90-6831-768-7, XIV-276 p. 30 EURO GIACOMETTI A., Dieu en question. Préface de Stanislas Breton. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 43, 1995, ISBN: 90-6831-763-6, VIII-279 p. 37 EURO MAESSCHALCK M., Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne de l’action politique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 44, 1996, ISBN: 90-6831-780-6, LVI-390 p. 42 EURO GREISCH J., FLORIVAL G., Création et événement. Autour de Jean Ladrière. Centre International de Cerisy-la-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 45, 1997, ISBN: 90-6831-869-1, X-390 p. 40 EURO CABADA CASTRO M., L’être et Dieu chez Gustav Siewerth. Traduit de l’allemand par E. Tourpe et A. Chereau. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 46, 1996, ISBN: 90-6831-872-1, XII-324 p. 35 EURO DEPRÉ O., LORIES D., Lire Descartes aujourd’hui. Actes publiés par O. Depré et D. Lories, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 47, 1996, ISBN: 90-6831-870-5, X-208 p. 28 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles. Avec la collaboration d’Alexandre Etienne, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 48, 1997, ISBN: 90-6831-879-9, XXIV-420 p., 63 EURO TOURPE E., Siewerth «après» Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendental. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 49, 1998, ISBN: 90-429-0568-9, X-466 p. 45 EURO DE PRAETERE T., Le principe de non-contradiction et la question de l’individualité du sujet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 50, 1999, ISBN: 90-429-0787-8, X-288 p. 40 EURO STEVENS B., Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 51, 2000, ISBN: 90-429-0811-4, VI-226 p. 29 EURO FÉVRIER N., La mécanique hegelienne. Commentaire des paragraphes 245 à 271 de l’«Encyclopédie». Bibliothèque Philosophique de Louvain, 52, 2000, ISBN: 90-429-08505, X-170 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception. Platos Timaios. Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte. Description. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 53, 2000, ISBN: 90-429-0860-2, XLII-334 p. 60 EURO APEL K.-O., La réponse de l’éthique de la discussion au defi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 54, 2000, ISBN: 90-429-0946-3, IV-159 p. 24 EURO MALHERBE J.-F., La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 55, 2002, ISBN: 90-429-1107-7, IV-284 p. 36 EURO
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