Les sourds, entre handicap et minorité culturelle: Volume 110 (Bibliotheque Philosophique de Louvain) [1 ed.] 9042944773, 9789042944770

La réalité vécue par les sourds signants est qualifiée tantôt de handicap tantôt de minorité culturelle. Ces deux vision

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French Pages 435 [441] Year 2021

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Table of contents :
RÉSUMÉ
INTRODUCTION
INTRODUCTION À LA PREMIÈRE PARTIE
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
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Les sourds, entre handicap et minorité culturelle: Volume 110 (Bibliotheque Philosophique de Louvain) [1 ed.]
 9042944773, 9789042944770

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BIBLIOTHÈQUE

PHILOSOPHIQUE 110

DE

L O U VA I N

LES SOURDS, ENTRE HANDICAP ET MINORITÉ CULTURELLE

ISABELLE DAGNEAUX

LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS 2021

LES SOURDS, ENTRE HANDICAP ET MINORITÉ CULTURELLE

BIBLIOTHÈQUE

PHILOSOPHIQUE 110

DE

L O U VA I N

LES SOURDS, ENTRE HANDICAP ET MINORITÉ CULTURELLE

ISABELLE DAGNEAUX

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT

2021

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven All rights reserved, including the right to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-4477-0 eISBN 978-90-429-4478-7 D/2021/0602/128

RÉSUMÉ Deux visions paradigmatiques de la surdité la situent soit dans le champ du handicap, soit dans une affirmation culturelle, le plus souvent de façon exclusive. Notre analyse des enjeux liés aux concepts de handicap, de déficit et de culture sourde nous invite au contraire à interroger ces deux paradigmes de façon dialectique. Il faut, selon nous, penser l’émergence de cultures sourdes en lien étroit avec l’absence d’audition et l’usage de langues signées. La notion canguilhémienne de normativité permet d’envisager ce passage d’une situation marquée par un manque à la création de formes de vie caractérisées par de nouvelles normes. Ces formes de vie sont, comme les autres, marquées par une finitude et une contingence qui n’empêchent pas la vie mais orientent le rapport au monde des sujets. Ce rapport au monde peut être qualifié de « juste et suffisant » en montrant en particulier le rôle de la plasticité cérébrale et de la redondance sensorielle dans la construction du sujet en lien avec l’environnement. La configuration perceptive en l’absence d’audition, le partage de langues signées, la perception du monde et sa construction symbolique tant individuelle que collective constituent autant d’éléments en interaction dans ce processus normatif qu’est l’émergence d’une culture. L’affirmation culturelle sourde constitue ainsi une interpellation anthropologique pour penser les fondements d’autres cultures ainsi que certains enjeux de la rencontre des cultures – en particulier entre cultures majoritaires et minoritaires. Cette interrogation sur les paradigmes et concepts mis en jeu par la surdité prélinguale permet également d’ouvrir des pistes face aux questions éthiques suscitées dans le champ des soins de santé.

SUMMARY Deaf people, between disability and culture Two paradigmatic views of deafness situate it either in the field of disability, or in a cultural assertion, mostly in an exclusive way. Our analysis of issues linked to the concepts of disability, of deficiency or of deaf culture invites us, on the contrary, to question these two paradigms and to do it dialectically. In our opinion, we should consider the emergency

VI

RÉSUMÉ – SUMMARY

of deaf cultures in a narrow bond to the absence of hearing and the use of sign languages. The Canguilhemian notion of normativity allows us to consider this passage from a situation which is marked by a deficiency to the creation of life forms that are characterized by new norms. These life forms are, like any other, marked by a finitude and a contingency that are no obstacle to life but orient the subjects’ relation to the world. This relation to the world can be described as “right and sufficient” by revealing more particularly the role of cerebral plasticity and sensory redundancy in the subject‘s construction in relation to the environment. The perception pattern in the absence of hearing, the share of sign languages, the world perception and its individual as well as collective symbolic construction represent as many interactive elements in this normative process, which is the emergency of a culture. The deaf cultural assertion leads us this way to an anthropological concern to think about the foundations of other cultures as well as about some issues of the meeting of cultures – more particularly of majority and minority cultures. This investigation of the paradigms and concepts that are put into play by prelingual deafness, allows us as well to explore new tracks when faced with the ethical issues that are being raised in the field of healthcare.

REMERCIEMENTS Un travail de recherche tel que celui-ci puise ses racines dans des rencontres. Il en est une qu’il me faut situer à l’origine de nombreuses autres. A l’image de la rencontre de l’abbé de l’Épée et des jumelles sourdes, à notre modeste échelle, la première rencontre entre le Dr Pierre Leleux et moi-même reste marquée dans nos mémoires. Pierre m’a fait découvrir le monde des sourds, encouragée à lire – beaucoup –, m’a invitée à la Journée Mondiale des Sourds et à un séminaire de sensibilisation de soignants, m’a partagé ses émerveillements et ses indignations : de quoi nourrir l’intérêt d’une malentendante, l’étonnement d’une médecin et la curiosité d’une philosophe. Sans Pierre, ce travail n’existerait pas. Sans les contacts avec la FFSB1 et avec les étudiants sourds de Louvain-la-Neuve, en particulier à travers le KAP Signes2, ce travail n’aurait pas la même saveur, ni des images derrière les concepts, ou la volonté de défendre une ouverture déjà entrevue, proposée, vécue au quotidien dans tous ses défis. Merci en particulier à Alice pour sa patience dans l’enseignement des débuts de la LSFB, et pour nos discussions stimulantes autour de la culture sourde, du handicap et de la jeune génération sourde. Le KAP Signes comme la FFSB m’a invitée à participer à des conférences grand public, qui ont été pour moi l’occasion de reformuler mes hypothèses de recherche et de les soumettre à l’avis des premiers intéressés ou de leurs proches. Plus jeunes encore… Mon travail doit beaucoup aux Funambules de Sainte Marie, même si je ne les ai vus que de loin, ou en film. Les rencontres et les discussions au sein de l’asbl École et Surdité ont nourri la réflexion, en particulier sur les enjeux et les volontés de l’intégration et de l’enseignement bilingue. Le questionnement sur le langage s’est aussi nourri de la vie au quotidien avec mes deux enfants qui le découvraient…. L’indispensable travail solitaire du chercheur ne pourrait durer sans un environnement de travail encourageant la recherche et les échanges. 1

Fédération francophone des sourds de Belgique. Kot-à-projet louvaniste rassemblant des étudiants sourds et entendants, ayant la LSFB comme langue de base au quotidien, et proposant des animations de sensibilisation à la réalité sourde sur le campus universitaire. 2

VIII

REMERCIEMENTS

J’ai eu la chance de le trouver auprès de mes collègues chercheurs à l’Institut supérieur de Philosophie (ISP, UCL), et au département Sciences, philosophies, sociétés (SPS – Université de Namur). Mon travail a également largement bénéficié des échanges avec les collègues du groupe de travail « Études sourdes », initié à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences sociales, Paris), en particulier par Andrea Benvenuto, Olivier Schétrit et Yann Cantin. La participation à deux conférences annuelles du Réseau ALTER (Société européenne de recherche sur le handicap) et les échanges de qualité autour d’une publication dans la revue du même nom ont contribué à l’approfondissement de mon travail. Les échanges autour des questions de handicap et de vulnérabilité avec David Doat (Centre d’Éthique Médicale, Université catholique de Lille) ont également encouragé la réflexion et la rédaction. Les avis et encouragements de Mme Laurence Meurant3 et du prof. Charles Gaucher (Université de Moncton, Canada) ont été précieux par leur connaissance du monde des sourds et leurs propres recherches et implications. Enfin, il faut dire combien la durée serait trop longue sans le soutien et l’intérêt réguliers et appuyés d’amis et de parents. Au terme, il y a un long écrit. Que soient remerciés ceux qui ont patiemment pris le temps de le corriger. Faire de la recherche est un travail, une responsabilité et une chance : que soient remerciés tous ceux qui rendent possible cette activité de réflexion, d’approfondissement, de confrontation, de discussion et de création.

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LSFB-lab, Université de Namur.

LISTE DES ABRÉVIATIONS

2LPE

2 langues pour une éducation. Association française promouvant l’éducation bilingue (LSF - français).

APEDAF

association des parents d’enfants déficients auditifs francophone (Belgique).

ANPEDA

association nationale des parents d’enfants déficients auditifs (France).

Asbl

association sans but lucratif. Forme juridico-administrative de nombreuses associations en Belgique.

ASL

american sign language.

BSL

british sign language.

CCNE

comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (France).

CIH

classification internationale des handicaps (OMS (Organisation mondiale de la santé), 1988).

CIF

classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (OMS (Organisation mondiale de la santé), 2001).

CODA

child of deaf adults, rarement rendu en français par EPS (enfant (entendant) de parents sourds).

CSS

centre de santé pour sourds.

DPI

diagnostic pré-implantatoire.

FFSB

fédération francophone des sourds de Belgique.

HAS

haute autorité de santé (France).

INAMI

institut national d’assurance maladie-invalidité (organisme de l’État belge organisant l’intervention de l’état dans les soins de santé de la population).

IVT

international visual theater (France, Vincennes).

KAP signes

kot-à-projet (groupe d’étudiants partageant le même logement et un projet d’animation sur le campus) promouvant une meilleure connaissance de la réalité des sourds et une

X

LISTE DES ABRÉVIATIONS

sensibilisation à la langue des signes (Louvain-la-Neuve, Belgique). LPC

langue parlée complétée.

LSF

langue des signes française.

LSFB

langue des signes de Belgique francophone.

LSFB-lab

laboratoire de langue des signes de Belgique francophone (Université de Namur, Belgique).

LSQ

langue des signes québecoise.

ONE

office de la naissance et de l’enfance (équivalent belge de la PMI – protection maternelle et infantile (France)).

PMA

procréation médicalement assistée.

SPF

service public fédéral (dénomination belge d’un ministère depuis 2000).

UASLS

unité d’accueil et de soins en langue des signes.

INTRODUCTION

Affirmer l’existence d’une culture sourde, voilà une réalité bien étrange pour la majorité de nos contemporains ! La surdité n’est-elle pas un handicap, pour lequel il faut mobiliser toutes les forces afin de l’éviter ou de l’atténuer ? Comment peut-il en sortir quelque chose de bon ? Pourtant, certains sourds affirment former une minorité linguistique et culturelle. Ils portent fièrement leur identité de sourds, refusant le terme « malentendant ». Ils vont parfois jusqu’à remettre en question des traitements qui pourraient leur rendre l’audition et contribuer ainsi à leur insertion sociale : ainsi en est-il qui refusent pour leur enfant l’implantation cochléaire. Comment de tels agissements peuvent-ils être compris ? Faut-il y voir un déni du handicap, une incapacité à voir les choses en face ? Les sourds affirment que la surdité est bien autre chose qu’un handicap, qu’il s’y trouve une façon de vivre différente, qui vaut tout autant que celle d’un entendant, jusqu’à parler d’une culture. Cette position estelle rationnellement défendable ? C’est la question de départ de ma recherche. Les travaux en linguistique, en anthropologie ou en sociologie permettent de soutenir l’existence de langues (au sens fort) visuo-gestuelles et d’une culture sourde. Comment, dès lors, articuler ces réalités avec celle du handicap ? Je montre comment, au lieu de s’opposer, ces deux réalités sont profondément en interaction. Ce faisant, mon travail de recherche révèle des enjeux liés à notre compréhension du handicap mais aussi à notre vision de la culture, interrogeant jusqu’à notre conception de la perception sensible. Il convoque différentes disciplines – médecine, anthropologie, sociologie, neurosciences, philosophie, histoire, neurophénoménologie, santé publique. Ce travail prend pour point de départ des interpellations concrètes. Mon parcours professionnel et personnel m’a d’une part située dans le monde médical et d’autre part amenée à rencontrer le monde des sourds. Avec d’autres – soignants, malentendants, sourds, devenus sourds ou proches de sourds –, me voici devenue témoin de cette difficile rencontre entre les uns et les autres. Les sourds échappent difficilement à un parcours médical et paramédical long et laborieux, et en ressortent souvent aigris et mécontents. La plupart des médecins comprennent difficilement les revendications des sourds, en particulier, dans ces dernières décennies, le

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INTRODUCTION

refus de l’implantation cochléaire : pourquoi donc les sourds associent-ils la notion de génocide culturel à l’implant cochléaire qui est censé leur rendre ce qui leur manque ? La situation est particulièrement complexe pour les parents entendants d’enfants sourds, majoritairement informés par le discours médical et peu au fait de la réalité des langues signées, des enjeux de l’éducation d’enfants sourds et de la vie des sourds. Pourquoi y a-t-il tant de frustrations ? Je fais l’hypothèse d’un malentendu majeur, parce que les uns et les autres ne parlent pas de la même chose lorsqu’ils parlent de surdité. Pour le médecin, la surdité est la perte d’un sens, perte de la fonctionnalité d’un organe. La comparaison récurrente des sourds et des aveugles est le signe de cette vision de la surdité comme perte sensorielle : perdre un sens ou un autre devrait permettre des comparaisons. C’est oublier la spécificité et la complémentarité des sens, la fonction de l’audition dans le développement d’une langue vocale et le rôle du langage dans le développement affectif, cognitif et relationnel des humains1. La surdité est qualifiée de handicap et cela appelle des clarifications car le terme est relativement récent (20e siècle) et porteur d’éléments normatifs qu’il importe d’interroger. C’est pourquoi nous nous pencherons sur l’intérêt de la distinction entre déficience, incapacité et handicap (OMS, 1988), et sur l’usage des normes en médecine, avec l’aide du philosophe et médecin Georges Canguilhem. Certains sourds, aussi étrange que cela puisse paraître, ne se perçoivent pas comme des personnes handicapées. Les sourds de naissance n’ont d’ailleurs rien « perdu », et ils ne se vivent pas comme « déficients ». Ce fait n’explique que partiellement la réfutation du qualificatif de handicap. Il situe par contre la grande différence entre des sourds de naissance et des malentendants – ou « devenus sourds » : pour ces derniers, il y a une perte, et souvent un deuil suite à cette perte, à cette difficulté ou impossibilité de vivre « comme avant ». Les sourds ne se définissent pas par ce qu’ils auraient perdu ou ne possèdent pas, mais par leur langue, utilisant le canal visuo-gestuel, et par le fait qu’ils sont très « visuels ». Y. Delaporte explique au seuil de son étude ethnologique sur les sourds que « pour eux, être sourd réfère moins à un déficit d’audition qu’à l’affiliation à un groupe linguistique et culturel » (Delaporte, 2002, 1 Si la privation de l’un ou l’autre sens est un drame dans chaque situation vécue, le rôle de l’audition dans l’apprentissage d’une langue vocale, majoritaire, engendre pour le sourd des conséquences importantes en termes de développement personnel et relationnel. Le déficit visuel a de nombreuses conséquences en termes de représentation du monde, d’autonomie dans la vie de tous les jours, mais n’empêche pas un développement du langage vocal par immersion dans le bain de langage majoritaire.

INTRODUCTION

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4e couverture). La définition de son champ d’études l’amène à qualifier les sourds de « gens qui ont su transmuer leur déficience en une culture (un ensemble de savoirs, de représentations, de symboles, de pratiques, de rituels, se transmettant de génération en génération) » (Delaporte, 2002, p. 3). Cette définition ne va pas de soi : la culture sourde est souvent mise en question dans son existence même et je prendrai le temps de répondre aux objections fréquentes à ce sujet. Le doute sur la culture sourde est probablement renforcé par le fait que la surdité est d’abord et majoritairement qualifiée de handicap, et qu’il semble peu concevable qu’une même réalité puisse à la fois relever du handicap et d’une culture à part entière. Les deux façons les plus courantes d’envisager la surdité – comme handicap et comme culture – sont habituellement mises en opposition. J’examinerai les tenants et les aboutissants des conceptions déficitaire et culturelle de la surdité et je montrerai comment il est possible de fonder une dialectique entre elles, afin de mieux rendre compte de la complexité et de la richesse de la situation des sourds prélinguaux. Et si l’affirmation culturelle présente de réels fondements, elle constitue un défi pour notre compréhension des cultures : les sourds nous invitent à réinterroger la notion de culture, en particulier dans son lien au manque et à la finitude propres à toute vie humaine. En effet, il est un fait remarquable à attribuer aux sourds, celui d’avoir transformé un déficit sensoriel en la production d’une langue de modalité nouvelle et d’une culture spécifique. Le hiatus entre, d’une part, les réticences courantes à considérer les sourds comme une minorité culturelle et linguistique et, d’autre part, les études linguistiques et anthropologiques qui attestent de la réalité des langues signées et des cultures sourdes, est le témoin de la difficulté à envisager que les cultures humaines puissent se fonder sur les limites de l’existence, ses manques ou ses défauts. Les sourds affirment une complétude dans leur rapport au monde, comme une façon de répondre au stigmate du déficit ; mais je défendrai plutôt la reconnaissance d’une finitude partagée, qui prend des formes différentes selon la constitution physiologique ou anatomique, et qui participe au développement des cultures. Ce lien entre finitude et culture est l’aboutissement du travail entrepris pour atteindre un des objectifs de cette recherche, déjà évoqué ci-dessus : pouvoir envisager une dialectique entre deux visions classiquement opposées de la surdité – d’une part la vision déficitaire qui considère le manque chez un individu et les solutions pour combler ce manque ; et d’autre part la vision culturelle, qui met en avant les capacités des sourds et leur développement à un niveau collectif. Deux notions

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INTRODUCTION

sont essentielles pour envisager cette dialectique : tout d’abord le concept canguilhémien de normativité, qui permet d’envisager le passage d’un manque à une culture par la création de nouvelles normes de vie ; ensuite la perception, dont les différentes conceptions influencent notre vision de ce qui est généralement qualifié de « déficit sensoriel ». Une conception holistique de la perception, dont rendent compte en particulier les neurosciences actuelles et la (neuro)phénoménologie, nous permettra de fonder la contingence des constitutions perceptives et la finitude qui marque tout rapport humain au monde et ainsi toute culture. Ce travail est divisé en quatre parties. La première présente quelques situations paradigmatiques des difficiles relations entre les sourds et le système de soins occidental (chapitre 1). Elle donne également des repères terminologiques (chapitre 2) et historiques (chapitre 3) pour entrer dans le débat. La deuxième partie approfondit l’examen des deux notions mises en question dans ce qui est dit des sourds : celle de la culture sourde, et celle du handicap. Le chapitre 4 répond aux questions habituellement posées à propos des langues signées et de la culture sourde. Le chapitre 5 évoque l’émergence de la notion de handicap au 20e siècle et les enjeux que recèle sa définition. La synthèse d’éléments existants sur ces deux sujets est complétée par celle issue de la lecture de Canguilhem sur l’usage des normes en médecine, qui nous permet d’entrer plus avant dans les enjeux épistémologiques et éthiques de la vision déficitaire de la surdité (chapitre 6). La troisième partie du travail est plus spéculative et cherche les moyens de fonder la dialectique entre vision déficitaire et vision culturelle de la surdité, de lier manque et culture. La notion canguilhémienne de normativité permet d’envisager le passage de l’absence d’audition à la culture sourde (chapitre 7). Mais l’affirmation par certains sourds d’un vécu subjectif « complet », non-déficitaire, dans le rapport au monde nous pousse à aller plus loin. Il faut interroger notre conception de la perception et son rôle dans le développement de l’être humain en revisitant les notions de suppléance, de compensation et l’influence des philosophes des Lumières sur notre façon de penser la perception et les déficits sensoriels (chapitre 8). L’apport des neurosciences et de la neurophénoménologie permet de penser les liens entre rapport au monde, constitution corporelle et culture, et en particulier l’incorporation (embodiment) des cultures (chapitre 9). A partir de ces notions revisitées, j’envisage comment les sourds peuvent se situer dans une visée de bilinguisme et de biculturalisme (chapitre 10).

INTRODUCTION

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Dans une quatrième partie, je reviens au système de soins dans ses relations avec les sourds, en envisageant comment la dialectique proposée peut y prendre place. Cela se concrétise par une approche culturelle des soins aux (adultes) sourds (chapitre 11) et en discutant des modalités de la prise en charge médicale de la surdité dans la petite enfance (chapitre 12).

PARTIE I QUAND DEUX MONDES NE SE RENCONTRENT PAS… OU MAL. CONSTAT DE DIVERGENCES ENTRE APPROCHES MÉDICALE ET CULTURELLE DE LA SURDITÉ

INTRODUCTION À LA

PREMIÈRE PARTIE

Les progrès survenus dans le traitement de la surdité à la fin du 20e siècle permettent de franchir un pas inégalé dans l’établissement ou le rétablissement d’une fonction auditive chez des sourds profonds. Les propositions thérapeutiques qui en découlent semblent mal reçues par certains groupes de sourds qui s’opposent aux avancées techniques censées leur rendre l’audition ou favoriser leur insertion sociale. La plupart des médecins quant à eux, ne peuvent comprendre ces réticences, et sont très dubitatifs lorsqu’il est question de culture sourde. On peut vraiment parler de conflit entre deux groupes, presque « deux mondes » tant leurs vécus et leurs présupposés sont différents. La première partie de cet écrit a pour objectif de situer le lecteur dans les problématiques qui vont par la suite être analysées dans leurs fondements. Il s’agira donc tout d’abord d’expliciter les interpellations éthiques qui sont à la base de la recherche (chap. 1) : des situations qui ont suscité des débats houleux autour du dépistage néonatal, de l’implantation cochléaire, du conseil génétique, mais aussi des difficultés moins médiatisées d’accès aux soins sont présentées afin de situer concrètement les enjeux de l’opposition de deux visions de la surdité. La suite du travail (deuxième et troisième parties) s’attellera à analyser les différents termes de ces enjeux et à montrer comment une dialectique peut être envisagée entre ces visions de la surdité traditionnellement opposées. Ensuite seront fournis des éléments pour situer les débats, en particulier des précisions concernant les termes en usage dans le domaine de la surdité, qui recèlent déjà bien des enjeux (chap. 2), et un regard historique sur les liens entre sourds et médecins afin de comprendre comment s’est opérée la médicalisation de la surdité et quels contentieux partagent ce deux groupes (chap. 3). Nous achèverons ce troisième chapitre par des précisions concernant les propositions médicales actuelles que sont le dépistage néonatal et l’appareillage.

CHAPITRE 1

QUESTIONS ÉTHIQUES AUTOUR DE L’IMPLANTATION COCHLÉAIRE ET DE LA SURDITÉ

Résumé L’interpellation éthique constituée par plusieurs situations confrontant des sourds et le système de soins de santé se trouve à la source de ce travail de recherche. Certaines de ces situations sont évoquées dans ce premier chapitre, issues de la littérature éthique ou du quotidien des sourds. Elles permettent de mettre en évidence deux paradigmes de la surdité qui, lorsqu’ils sont mis en opposition, sous-tendent nombre de réactions à propos des sourds et de la surdité, en particulier dans les milieux soignants. L’objectif de ce travail de recherche sera de montrer comment il est possible de penser une dialectique entre ces paradigmes.

Introduction Plusieurs situations impliquant des sourds et le milieu médical ont défrayé la chronique éthique durant ces dernières décennies. Elles montrent les tensions existant entre différents regards posés sur la surdité et la situation des sourds. Deux visions paradigmatiques peuvent être identifiées et qualifiées de « déficitaire », d’une part, et de « culturelle », d’autre part. Pour la première, nous préférons « déficitaire » à « médicale », terme pourtant plus souvent rencontré1, car nous pensons qu’elle n’est pas l’apanage du milieu médical, même si elle y est dominante : elle est aussi la plus fréquente dans notre société qui met l’accent sur le déficit de la personne pour expliquer son handicap, son désavantage social. L’opposition de différentes visions de la surdité n’est pas récente2, même si elle prend des visages variés depuis deux siècles. La question de l’implantation cochléaire cristallise et révèle la profondeur des divergences de vues depuis les années 1990. Elle n’est cependant pas la seule. La littérature éthique se fait le témoin de situations qui mettent en jeu nos 1

Probablement en référence au modèle dit « médical » du handicap. Voir par exemple Encrevé, F. (2011). Sourds et médecins au XIXe siècle : deux regards opposés sur la surdité. Empan, 83 (3), 26-31. 11, 60. 2

12

CHAPITRE 1

conceptions de la surdité, du handicap, des relations entre parents et enfants ou entre patients et soignants. Ces conceptions peuvent différer radicalement entre sourds et soignants. « Soigner » est d’ailleurs un enjeu en soi car certains sourds considèrent qu’ils n’ont pas à être soignés, en tout cas pas pour leur surdité. Ils disent qu’ils n’ont pas besoin d’être « réparés » (Giot & Meurant, 2006 ; Swinbourne, 2011). Les soignants se retrouvent d’ailleurs peu à travers ce dernier terme, trop réducteur du travail médical. Il traduit cependant le sentiment d’objectivation d’un corps dysfonctionnel — autre réduction — ressenti par les sourds, et qu’il est important d’entendre. L’objectif de ce chapitre est de situer les débats éthiques qui ont fait l’objet de publications et d’analyses, mais aussi certaines situations, moins connues, vécues par les sourds au quotidien. L’interpellation éthique que constituent ensemble ces débats et ces situations est le point de départ qui a motivé notre travail de recherche.

1.1 Choix de l’implantation cochléaire et dépistage néonatal de la surdité Lorsqu’il est question d’implant cochléaire, se trouve très vite évoquée l’opposition de la communauté sourde à cette technologie. Il a même été dit que les sourds étaient opposés au dépistage néonatal de la surdité. Or, « lorsqu’on les interroge, il s’avère que ce n’est pas spécifiquement le dépistage qui les dérange, mais la filière de soins qui en découle et nous ramène à l’implantation cochléaire (…) [par] le lien automatique dépistage – diagnostic – implantation cochléaire » (Drion, 2006, p. 26). Nombre de parents sourds réalisent d’ailleurs le dépistage de la surdité chez leurs nouveaux-nés. Il importe de distinguer ce fait de celui de l’implantation : « en effet, les implants cochléaires font l’objet d’une grande controverse dans la communauté Sourde. Bien que beaucoup d’adultes sourds choisissent les implants pour eux-mêmes et pour leurs enfants, beaucoup d’autres, particulièrement les militants et leurs supporters, s’opposent de façon véhémente à leur utilisation dans tous les cas » (Ouellette, 2011, p. 1257)3. Il n’est donc pas possible de résumer la situation en une simple opposition. Examinons les choses de façon plus précise à travers une situation concrète. 3 Dans la suite de l’article il s’agira plutôt de « beaucoup » mais de « certains membres » – « some members » (p. 1259).

QUESTIONS ÉTHIQUES AUTOUR DE L’IMPLANTATION COCHLÉAIRE

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1.1.1 Une situation interpellante La situation vécue par une mère de famille sourde est relatée et analysée d’un point de vue juridique et éthique dans l’article de Ouellette (2011). Elle illustre le fait que l’implantation cochléaire puisse ne pas être automatique chez des enfants sourds, et reste un choix, fait par les parents pour des enfants trop jeunes pour décider. L’article passe en revue et discute les arguments principaux utilisés dans la littérature éthique à ce sujet en les appliquant à la situation. 1.1.1.1 L’histoire Madame Lee Larson4 est sourde et a deux enfants sourds de deux et trois ans en 2002; ils vivent dans une ville du Michigan (USA). En famille, ils parlent la langue des signes américaine (ASL). Mme Larson tire une certaine fierté de l’identité sourde de la famille et de leur participation à la culture sourde. En l’absence de place pour les enfants dans un école utilisant la langue des signes, ils sont inscrits dans une école fondamentale qui utilise uniquement une programme auditivo-oral pour les enfants sourds. Dans l’incapacité de communiquer avec les instituteurs, les éducateurs et leurs condisciples, les enfants se retrouvent à la traîne. Les responsables de l’école exhortent Mme Larson à faire implanter ses fils. La mère prend le temps de rencontrer des personnes à ce sujet et de réfléchir à la suggestion de l’école. Finalement, elle estime que les inconvénients de l’implantation surpassent ses potentiels avantages5. « Tout en concluant que les garçons pourraient décider d’être implantés quand ils seraient plus âgés, à ce moment-là elle souhaitait qu’ils grandissent avec une bonne estime personnelle, sans essayer d’être quelque chose qu’ils ne sont pas » (Ouellette, 2011, p. 1249). Sa décision a été communiquée aux responsables de l’école, avec l’assentiment du père, sourd également, dont la mère était séparée. Lors d’un voyage hors de la ville, Mme Larson confie les garçons à une amie sourde, qui aurait abusé des garçons : la mère est accusée de négligence pour les avoir laissés 4 L’article de Ouellette (2011) ne précise pas s’il s’agit d’un nom d’emprunt. La référence à des articles de la presse locale permet d’en douter. 5 Au coût financier de l’implant s’ajoutent les risques de la chirurgie (lésion du nerf facial, méningite, vertiges, acouphènes, infection locale ou de l’implant) et la perte de l’audition résiduelle. L’implant peut présenter des problèmes techniques. Les avantages sont qualifiés de potentiels car si les implants permettent un accès au monde sonore, les résultats en terme d’accès à la langue orale — compréhension et expression — varient très fort d’un enfant à l’autre. Il en est de même de l’accès aux savoirs et de l’intégration sociale parmi des entendants. L’implantation doit être accompagnée d’une intense (ré)adaptation auditivo-verbale pour donner des fruits (Ouellette, 2011, p. 1248).

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CHAPITRE 1

avec cette personne. Un tuteur est nommé et les enfants sont placés en famille d’accueil, avec l’accord de la mère, en attendant que cette dernière puisse recouvrer ses droits. Seule la langue orale est utilisée dans la famille d’accueil. Le tuteur interpelle le juge sur le fait qu’il serait dans l’intérêt des enfants d’être implantés, afin de « bénéficier de l’acquisition de la langue orale, des opportunités d’éducation et d’emploi, qui assureraient aux garçons ‘une vie saine, heureuse, normale’ » (Ouellette, 2011, p. 1251). Une certaine notion d’urgence intervient car les résultats de l’implantation sont réputés meilleurs lorsque celle-ci survient avant l’âge de 4 ans. Or, sur le plan légal, la mère garde le droit pour toute décision médicale concernant ses enfants. Cependant, le juge estime comme le tuteur que le refus de l’implantation de ses enfants constitue une forme de négligence médicale de la part de la mère. La situation cause beaucoup de réactions dans la communauté sourde et de nombreux sourds sont présents lors des journées d’audiences où le juge écoute les témoignages et avis du tuteur, de Mme Larson, d’experts en surdité, de membres de l’association des sourds du Michigan et de représentants d’agences étatiques de soutien aux familles. Mme Larson obtient finalement gain de cause grâce à la reconnaissance par le tribunal de son droit à décider des traitements médicaux pour ses enfants en l’absence d’urgence — l’implantation cochléaire ne pouvant être rangée dans les urgences médicales. Les arguments liés aux limites de l’implant cochléaire, à la culture sourde et au développement normal des enfants grâce à la langue des signes n’ont pas pesé dans la balance, le juge « n’ayant aucun doute qu’il serait dans leur meilleur intérêt [des enfants] d’avoir des implants » (Ouellette, 2011, p. 1252). La décision est basée sur le plan légal concernant l’autorité parentale, conforme en cela à d’autres situations de maladie ou handicap, et non sur le fond de la question de l’implantation. Elle est cependant importante pour « les communautés sourde et handicapée [qui] craignent depuis longtemps que la vision médicale du handicap ne s’implante dans la loi » (Ouellette, 2011, p. 1255) et qu’une décision à l’encontre du choix des parents ne fasse jurisprudence. 1.1.1.2 Arguments et notions en jeu Un des arguments évoqués dans la communauté sourde pour justifier le refus de l’implantation cochléaire est que la surdité n’empêche pas le développement harmonieux d’une personne « dans une société qui apprécie la différence et qui réalise un effort délibéré pour inclure pleinement les personnes avec différents handicaps » (Ouellette, 2011, p. 1255) : les difficultés d’une personne sourde sont attribuées davantage à la

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société, organisée en fonction de la majorité entendante, qu’à un déficit de la personne elle-même. D’autres militants affirment que la surdité fait partie de leur identité, comme la race, le genre, l’orientation sexuelle, et qu’ils ne veulent pas en changer. Traiter la surdité comme une maladie est pour d’autres « insultant et avilissant » parce que cela signifie que les sourds « valent moins que les entendants » (Ouellette, 2011, p. 1258). Enfin, certains accusent la pratique de l’implantation cochléaire de participer – bien que de façon non intentionnelle – à la disparition de la culture sourde, créant ainsi une sorte de « génocide culturel » (H. L. Lane & Grodin, 1997). Malgré la diversité des avis existant dans la communauté sourde, il existe un large consensus sur l’importance de l’autonomie parentale dans le choix d’implanter ou non un enfant sourd. Ainsi, « la NAD6 reconnaît le droit pour les parents de prendre des décisions éclairées au nom de leur enfant pour ou contre l’implantation, mais la NAD adopte une approche prudente envers les choix affirmatifs pour l’implant » (Ouellette, 2011, p. 1261). Cette prudence se traduit dans la recommandation d’éclairer le choix des parents sur les différents aspects de la surdité, y compris ceux qui dépassent les aspects médicaux. La NAD recommande de plus l’utilisation de la langue des signes pour les enfants implantés et demande que soient menées des recherches à long terme sur le devenir des enfants, implantés ou non. L’auteure relève les arguments retrouvés dans le débat bioéthique à propos du consentement à (ou du refus de) l’implantation cochléaire. Ce débat oscille généralement entre la place accordée à l’autonomie parentale, en particulier face à un traitement médical dont la valeur thérapeutique n’est pas indiscutable, et le fait de poser des choix qui laissent à l’enfant un futur le plus ouvert possible – ce qui est une autre façon de parler de la notion d’intérêt supérieur de l’enfant. Ce dernier argument sous-tend une vision du handicap qui est celle dominant dans le monde médical et dans la société, associée à la perspective d’une vie rétrécie par le handicap. Dans le même sens Crouch (1997) affirme que « la vision prédominante sur la surdité — que les sourds sont ‘simplement et complètement’ handicapés — est erronée », et invite à modifier cette vision pour comprendre mieux les enjeux de l’implantation cochléaire chez des sourds prélinguaux (p. 17). La justification éthique de l’implantation dans l’intérêt de l’enfant se base par ailleurs sur la considération médicale que l’implant est un moyen sûr et efficace, négligeant le plus souvent d’autres aspects coûteux tels que la réhabilitation, l’isolement et la fatigue 6

National Association for the Deaf, Association nationale américaine des sourds.

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psychique : « il est émotionnellement épuisant de prétendre être une personne normale, entendante »7. L’auteure montre comment des bioéthiciens sourds ou handicapés ont un angle d’approche différent de la majorité, mettant l’accent sur la notion de consentement éclairé, importante en bioéthique. Celle-ci implique une bonne information des parents d’enfants sourds, telle que la recommande la NAD. Sans prendre ici position dans le débat, nous nous étonnons de l’absence d’une considération dans les arguments évoqués pour justifier l’implantation ou son refus. A deux reprises, l’auteure évoque l’importance d’un environnement auditivo-oral à la maison et à l’école pour que l’implant cochléaire puisse permettre un accès à la langue orale, et les fortes recommandations des audiologistes en la matières (p. 1248-9). Dans la suite, aucune attention n’est portée à la difficulté que peut représenter cette exigence pour des parents sourds. Ces derniers pourraient mettre en question l’implant cochléaire parce qu’ils ne pourraient assurer un cofacteur essentiel à la technologie dans la réadaptation et la visée d’accès à la langue vocale. Plutôt que de transmettre une langue orale mal parlée, l’argument de transmettre une langue visuo-gestuelle bien construite pourrait avoir du poids. Des logopèdes mettent en évidence le rôle majeur du « portage linguistique » dans le cadre du développement du langage chez le très jeune enfant sourd. Cette notion est définie comme « la faculté des parents à comprendre et mettre en œuvre de manière concrète un environnement linguistique adapté aux besoins communicationnels et linguistiques à chaque étape de développement et ce dans une ambiance relationnelle à la fois confiante, accueillante et bienveillante à l’égard de toute tentative de communication non verbale ou verbale de la part de l’enfant » (Hage, 2015, p. 432). La situation de la famille Larson met en évidence de façon presque paradigmatique ce qui se joue autour du choix de l’implant cochléaire. Elle pose la question du choix d’une technique qui puisse résoudre une partie du problème rencontré, choix rendu plus difficile par le fait qu’il concerne des enfants encore incapables de décider, et qui peut influencer leur futur. 1.1.2 Dans le quotidien des sourds A côté d’une telle situation paradigmatique et médiatisée, des situations plus discrètes mettent en jeu le même type de questions. 7 « It is emotionally exhausting to pretend to be a regular, hearing person » (Gao, 2007, p. 87).

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1.1.2.1 Dépistage et filière de soins Ainsi la filière de soins qui commence avec le dépistage néonatal de la surdité est mise en question par des sourds et par des professionnels proches des sourds, tels que le Dr B. Drion, médecin coordinateur du réseau Sourds et Santé (Nord-Pas-de-Calais). La question posée est celle de savoir si l’implantation cochléaire est vraiment un choix, posé par des parents ayant reçu une information assez complète et nuancée, ou la conséquence directe de la détection d’un trouble que l’on s’empresse de réparer ? Un véritable choix doit donner les moyens concrets de réaliser les options proposées. Il ne suffit donc pas d’évoquer la langue des signes à côté de l’implant cochléaire, il faut que des possibilités de l’utiliser à son plein potentiel existent réellement. Cela semble poser problème : « Le libre choix, prétendument offert aux parents est évidemment totalement illusoire, puisque d’un côté il existe une prise en charge médicale (intégralement remboursée par la Sécurité Sociale), où l’implantation cochléaire s’inscrit dans une ‘filière de soins’ qui débute avec le dépistage néonatal, d’où la langue des signes est strictement bannie. D’un autre côté, il y aurait prétendument le choix du bilinguisme français-langue des signes (où strictement rien de ce qui permettrait aux parents ou aux jeunes enfants d’acquérir la langue des signes n’est financé). Nos députés disent qu’ils trouvent la langue des signes importante pour les enfants sourds, mais ils valident un mode de prise en charge de la surdité qui ‘oublie’ de financer ce qu’ils trouvent important ! » (Drion, 2010). Ce qui est évoqué de la situation française est transposable en Belgique. Prenons pour exemples que la seule école d’enseignement bilingue français – LSFB présente en Fédération Wallonie-Bruxelles est née d’une initiative privée et peine à pérenniser ce type d’enseignement pourtant internationalement reconnu (École et surdité, asbl); que des logopèdes intervenant en soutien d’enfants sourds intégrés en enseignement ordinaire assurent eux-mêmes leur formation en langue des signes — ou non — au-delà d’une initiation. Notons aussi que la filière de soins spécialisée dans la prise en charge des enfants sourds n’inclut que des professionnels (para)médicaux, à l’exclusion d’adultes sourds; et que les parents d’enfants sourds mettent souvent du temps avant de rencontrer des associations de parents et des enfants eux aussi concernés par la surdité, alors que plusieurs témoignent de l’importance de ces rencontres, y compris de l’apaisement né à côtoyer des enfants sourds plus âgés (APEDAF, CSS, FFSB, & ONE, 2004, p. 26). Le but principal de la détection précoce de la surdité est de mettre en place ce qui pourra aider l’enfant sourd et sa famille : dans les faits,

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la mise au point médicale et le discours sur le recouvrement de l’audition laissent peu de place à d’autres choses, en particulier à une mobilisation psychique des parents dans l’accueil d’un enfant avec ses différences et ses difficultés potentielles8. 1.1.2.2 La surdité comme première maladie Un autre type de situations ressortit aux mêmes enjeux. Lors de consultations médicales dans des spécialités n’ayant rien à voir avec les oreilles, il arrive que des sourds se trouvent interpellés par un soignant qui leur demande pourquoi ils ne sont pas implantés. Ces sourds se disent choqués de cette intervention ou de ces remarques alors qu’ils viennent pour un problème de santé qui n’a rien à voir avec l’audition. Ce qu’ils expriment relève d’un sentiment d’intervention dans la vie privée, bien que ce ne soit sans doute pas du tout dans l’intention du soignant. Cela permet de situer la perception de la question d’un côté et de l’autre : pour un soignant, la surdité est vue uniquement comme un défaut physiologique et l’implant est un moyen technique pour répondre à ce déficit; pour un sourd… c’est beaucoup plus complexe, il s’agit d’un mode de vie avec une particularité, qui ne nécessite pas forcément une « correction », en tout cas pas dans le chef de l’individu seul. La vision médicale se révèle réductrice, et ne correspond pas à la façon de voir les choses d’un point de vue sourd : « L’ORL pense enlever un déficit auditif, (…). Le sourd, pense plutôt qu’on veut lui apporter l’audition, même s’il n’est pas demandeur » (Drion, 2006, p. 25). B. Drion ajoute que dans d’autres situations où une action médicale « enlève un mal » (une tumeur, une hypertension, …), ce dernier est identifié par le malade, et que « lorsque la médecine souhaite ‘apporter le bien’, ce choix appartient au malade » (Drion, 2006, p. 24). Dans le cas des sourds, leur avis sur le mal comme leur souhait sur le bien, en termes d’audition, n’est souvent pas sollicité. Selon nous, une double réduction se joue dans ces réactions : une réduction de la surdité à un déficit individuel réparable, et la réduction d’une personne porteuse d’un handicap à ce handicap. Selon la deuxième réduction, le sourd est toujours d’abord sourd avant d’être atteint d’une autre maladie, et tout praticien de l’art de guérir se sent donc le droit de l’aborder sous cet angle. D’autant plus que, selon la première réduction, ce mal est réparable. 8

Communication orale, Dr C. de Halleux, pédiatre, mars 2016.

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1.1.3 Avis du comité national d’éthique français Le CCNE (Comité consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé) s’est prononcé à deux reprises concernant les thématiques que nous abordons : en 1994 à propos de l’implantation cochléaire chez l’enfant sourd prélingual (avis n° 44) et en 2007 à propos du dépistage systématique néonatal de la surdité et le suivi des enfants sourds (avis n° 103). 1.1.3.1 Implant cochléaire En 1994, le comité est saisi d’une demande d’avis suite à l’extension de l’implantation cochléaire, utilisée chez des adultes devenus sourds, aux enfants sourds prélinguaux profonds (surdité congénitale ou surdité apparaissant avant l’acquisition du langage). La demande est portée devant le comité par « une vingtaine de personnes (parents d’enfants sourds, représentants d’associations de sourds, spécialistes de la surdité et du langage) » (CCNE, 1994, p. 1). L’interrogation éthique se justifie par au moins trois aspects que relève le comité dans son avis : — dans le cas d’enfants, la décision est prise par les parents, au contraire d’adultes devenus sourds qui peuvent décider pour eux-mêmes. Les parents sont en général étrangers à la réalité de la surdité, qui peut créer chez eux un grand trouble. — le recul est faible pour évaluer l’efficacité de l’intervention, au maximum quatre ans (et souvent moins) chez les enfants, versus 20 ans chez les adultes. — l’inconnue quant au traitement des informations auditives appauvries, fournies par l’implant, par des structures nerveuses qui les recevront sans avoir eu au préalable aucune expérience de perception auditive. Chez les adultes, la maîtrise de la communication orale préalable à la survenue de la surdité a laissé des traces dans le système nerveux central, utiles pour la récupération d’une audition et d’un langage oral fonctionnels. Ceci est un des éléments intervenant dans les facteurs d’efficacité de l’intervention. Tenant compte de ce faible recul, le comité recommande tout d’abord l’association de l’apprentissage d’une langue signée à l’implantation cochléaire : « C’est pourquoi — s’appuyant aussi sur l’observation de certains spécialistes selon lesquels l’apprentissage du français oral est plus efficace lorsqu’il est précédé par une expérience linguistique réussie, celle de la langue des

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signes — il recommande d’assurer le développement psychique et social de ces enfants en associant l’apprentissage de la langue des signes, dont l’efficacité dans ce domaine est connue, aux implants cochléaires » (CCNE, 1994, p. 1-2).

Le comité, dans son avis rendu en 2007 (CCNE, 2007, p. 16), regrette vivement le manque de suivi de cette recommandation, citant en particulier les effets positifs du bilinguisme sur les résultats scolaires des enfants sourds dans les pays scandinaves. La deuxième recommandation principale du CCNE en 1994 concerne l’information des parents d’enfants sourds : elle doit être écrite, expliciter « le principe de fonctionnement de l’implant, […] ses complications éventuelles et […] les bénéfices attendus » (CCNE, 1994, p. 2). Il s’agit d’éviter les présentations erronées qui feraient croire que l’implant fera « rapidement entendre et parler les enfants » (CCNE, 1994, p. 2). Cette information doit être complétée par celle de « l’existence de la langue des signes ainsi que de l’aide que peuvent leur apporter les associations de sourds » (CCNE, 1994, p. 2). L’information du grand public est également encouragée tant sur les implants que sur la langue des signes. Enfin, le comité ne juge pas opportun le recours à une procédure mise en place en cas d’expérimentation, étant donné le recul obtenu chez les adultes devenus sourds et la similitude de la technique. Il suggère cependant un certain contrôle de la pratique et une étude multidisciplinaire (incluant également des représentants d’associations de sourds) sur la place et l’efficacité de l’implant. 1.1.3.2 Dépistage néonatal de la surdité En 2007, la Fédération Nationale des Sourds de France et l’association RAMSES9 saisissent concomitamment le CCNE à propos de l’instauration d’un dépistage néonatal systématique de la surdité, alors en débat en France10. Ce long avis très nuancé prend en compte les nombreux éléments impliqués dans le débat. Nous les énumérons ici sans les mettre en relation, en sachant qu’ils interviennent à différents niveaux de la discussion étoffée de l’avis du CCNE. — La nécessité d’un dépistage précoce afin de pouvoir aider au mieux l’enfant sourd dans son développement, en intervenant avant la fin de 9

Réseau d’actions médico-psychologiques et sociales pour enfants sourds. Un arrêté ministériel signé le 23 avril 2012 instaurera finalement ce dépistage obligatoire. 10

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périodes critiques du développement langagier (l’âge moyen de découverte de la surdité en France était de 16 mois en 2007). La faible fiabilité d’un test réalisé de façon ultra-précoce : « Chez le nouveau-né, les conditions optimales d’évaluation des capacités auditives ne se situent qu’après le troisième jour de la vie, et se poursuivent jusqu’au delà de la période néonatale (28 jours). » (CCNE, 2007, p. 17). La difficulté d’un suivi dans le cadre de la maternité, étant donné la courte durée de séjour, et le peu de systématisation de la « consultation ultérieure prévue dans le plan périnatalité » (CCNE, 2007, p. 13), qui constituent des contingences pratiques à l’organisation d’un dépistage le plus large possible. L’impact symbolique et la pression morale que comporte l’instauration d’un dépistage systématique à la naissance au même titre que celui de maladies graves (l’hypothyroïdie congénitale, la phénylcétonurie, etc.). Cet impact se manifeste dans le chef des parents – « En effet, si la surdité est perçue comme un handicap sévère qui nécessite un diagnostic ultra-précoce destiné à hâter sa prise en charge, les parents ont-ils d’autre choix que de consentir à l’offre médicale? » (CCNE, 2007, p. 3) – mais aussi des professionnels : « Une démarche systématique finit par s’inscrire dans une routine et expose les parents de l’enfant dépisté au risque d’un jugement normatif de la part du corps médical, dès lors qu’un refus de leur part remet en cause les procédures habituelles » (CCNE, 2007, p. 13). L’importance de ne pas réduire la surdité à sa dimension mécaniste et neurologique mais de prendre en compte également ses dimensions relationnelles et psychologiques. En conséquence, l’importance de l’accompagnement psychologique des familles, ainsi que la prise en charge des coûts correspondants : « Actuellement, les conditions du suivi médical sont réunies (…). En revanche, la prise en charge des aspects psychologiques devrait être améliorée. La forme systématique du dépistage de la surdité dès la maternité nécessiterait une préparation de ses conditions effectives (pédagogique, culturelle et psychologique) chez les différents acteurs de l’équipe soignante » (CCNE, 2007, p. 16). L’importante distinction entre démarches de dépistage et d’appareillage : « Le dépistage précoce ne doit pas avoir pour seul objet de hâter l’implantation cochléaire. Il a pour but de réfléchir à une prise en charge personnalisée qui comporte la prise en compte des éléments biographiques, psychologiques et sociaux des parents de l’enfant sourd » (CCNE, 2007, p. 6).

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— Le respect du droit des parents dans le choix des traitements proposés pour leur enfant et la prise en compte des intérêts futurs de l’enfant : « Tout en respectant le droit des parents au choix des traitements proposés pour leur enfant, et sans vouloir éluder les difficultés pratiques, éthiques et juridiques que pourrait poser l’imposition aux parents d’une volonté extérieure alors qu’aucun processus vital n’est menacé, le CCNE considère qu’il y a lieu de tenir également compte du droit des enfants présentant une surdité totale ou profonde bilatérale congénitale à ne pas être privés des traitements susceptibles de préserver leur capacité à communiquer avec d’autres communautés linguistiques (CCNE, 2007, p. 15). — L’effet délétère d’une obligation légale : « Pas davantage que le dépistage, l’appareillage de la surdité ne peut être imposé. L’absence d’adhésion des parents à une démarche aussi contraignante que celle du suivi après la pose d’un implant cochléaire se solderait par un échec de ce type de prise en charge » (CCNE, 2007, p. 12). — Le risque de confusions et de réductions entre audition, langage, parole, communication, développement cognitif, humanisation : « Négliger les effets symboliques et psychologiques de ce qui est dit ou pratiqué, entretenir des confusions entre langage, parole et niveau intellectuel, serait une manière de perpétuer une vieille tradition de malfaisance. Les enfants sourds et leurs parents méritent d’être davantage respectés dans leur dignité, leur singularité et leur liberté que ce n’est le cas aujourd’hui » (CCNE, 2007, p. 15). — Le poids de l’histoire sur les réactions des milieux sourds, leurs craintes et une prise en compte de la vision sociale du handicap. — Les situations de refus de l’implantation cochléaire par des parents sourds. — L’importance d’impliquer les personnes sourdes dans les décisions prises : « Le CCNE insiste sur la nécessité de ne pas oublier les enseignements du passé afin de mieux comprendre les réactions d’appréhension des personnes sourdes et de les impliquer dans les décisions sanitaires » (CCNE, 2007, p. 15). — L’intérêt de développer une vision complémentaire et non concurrente de l’implantation cochléaire et de la langue des signes, rappelant en cela l’avis donné en 1994. Le comité conclut sa réflexion en considérant que « les conditions éthiques d’une généralisation du dépistage néonatal de la surdité ne sont actuellement pas réunies. Il redoute une médicalisation excessive de la surdité qui la réduirait à sa seule dimension fonctionnelle

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et organique, polarisant du même coup la prise en charge sur l’appareillage technologique. L’implant cochléaire ne doit pas être amalgamé à une banale prothèse remplaçant une partie neutre du corps. Contrairement aux prothèses ordinaires, il affecte, en effet, un organe étroitement lié à la subjectivité et au sentiment d’identité » (CCNE, 2007, p. 16).

Nous ne discuterons pas ici la réception de cet avis ni certaines nuances qui pourraient y être apportées, en particulier concernant certaines considérations sur l’attitude de parents sourds ou sur la recommandation d’un repérage orienté au lieu d’un dépistage. La discussion prend en compte de nombreux éléments, de façon nuancée et intégrée, et constitue un repère important et toujours d’actualité dans le débat concernant l’implantation cochléaire et le dépistage néonatal. Des éléments ont pu changer entre cet avis du CCNE en 2007 et la promulgation de la loi française sur le dépistage néonatal de la surdité en 2012. On peut cependant noter que les avis et recommandations ont été peu suivis puisque le dépistage a été mis sur pied à la maternité, de façon systématique, que le bilinguisme n’est possible pour les enfants sourds qu’au prix d’un effort acharné des parents, sans soutien structurel, et qu’il n’existe pas de lieux d’« échanges plus nombreux et réguliers entre spécialistes médicaux de l’audition et associations de personnes sourdes », comme le recommandait le CCNE (2007, p. 19). La question de l’implantation cochléaire, avec les débats qu’elle a fait naître, est relativement récente, même si elle ravive de vieux débats liés à la surdité, à la place de l’oralisation et du langage dans le devenir humain. Elle est provoquée par les progrès technologiques qui augmentent la capacité d’action en médecine. Les mêmes progrès touchent la médecine de la procréation, et la surdité est également concernée par ce phénomène.

1.2 Avoir un enfant sourd La question de l’implant cochléaire nous a déjà fait toucher à la réalité des enfants sourds. Ceux-ci naissent majoritairement de parents entendants (95 % des enfants sourds). Qu’en est-il des parents sourds ou familles de sourds quant à la naissance d’un enfant, qui peut être sourd ou entendant? 1.2.1 « Créer » un enfant sourd En 2002, un couple de lesbiennes américaines a défrayé la chronique en mettant en œuvre les moyens d’avoir un enfant sourd (Spriggs, 2002). Elles ont cherché un donneur de sperme sourd congénital. Cette

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caractéristique est généralement une condition d’exclusion dans une banque de sperme, elles ont dès lors fait appel à un ami sourd dans la famille duquel il y a des sourds depuis 5 générations. « Les deux femmes sont nées sourdes et souhaitent que leurs enfants partagent leur culture. Elles ont toutes deux souffert d’avoir été élevées pour fonctionner principalement dans le monde entendant » (Spriggs, 2002, p. 283). Elles ont ainsi eu deux enfants du même donneur, une fille de 5 ans, sourde profonde, et un garçon, qui, à 4 mois, se révèle atteint d’une surdité de moindre importance que celle de sa sœur. Elles refusent l’aide prothétique qui est proposée pour le garçon à ce moment, assurant qu’il pourra en décider positivement lui-même plus tard s’il le souhaite. A côté de quelques soutiens de familles sourdes qui comprenaient leur désir, les deux femmes ont reçu beaucoup de critiques, venant aussi de sourds et en particulier de membres de la NAD (National association of the Deaf). L’égoïsme d’un tel désir et les difficultés auxquelles seront exposés les enfants sont les éléments mis en avant dans ces critiques. La sélection pour la surdité génétique est un cas particulier et controversé de sélection procréative. Les progrès dans la procréation médicalement assistée (PMA) et le diagnostic pré-implantatoire (DPI) ouvrent des questions plus aiguës encore que celles qui existaient dans la procréation non-assistée, par les possibilités nouvelles qu’ils ouvrent (nombre et devenir des embryons, choix parmi ces embryons, manipulations génétiques dans le futur, etc.) On trouve dans la littérature certains arguments évoqués à propos du refus de l’implantation cochléaire, à commencer par le droit de l’enfant à un futur ouvert. Cependant, en l’absence de thérapie génique, la seule alternative au dommage éventuel fait à l’enfant consiste dans sa non-existence (Fahmy, 2011, p. 131). De plus, on ne peut réellement parler de dommage fait à l’enfant que si la vie qui en résulte peut être jugée comme ne valant pas la peine d’être vécue, ce qui n’est pas le cas dans la surdité (p. 129). L’auteure conclut que rendre compte du dommage moral réalisé en sélectionnant un enfant sourd « n’est pas aussi simple que la réponse négative la plus répandue » (Fahmy, 2011, p. 135)11. Tucker (1998) envisage, outre la question du droit de l’enfant à un futur ouvert, l’obligation morale d’un individu de corriger un déficit — quand c’est possible et accessible — afin de ne pas entraîner de coûts à charge de la société pour les aménagements supplémentaires dont il aura besoin par la suite à cause de son handicap — ou 11 Le reste de sa conclusion concerne principalement les normes à établir dans le domaine de la procréation.

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de les diminuer. Cela concerne en particulier l’organisation d’un enseignement adapté aux enfants sourds, de service d’interprétation, de sous-titrage, etc. Il évoque la possibilité de ne pas protéger par les lois anti-discrimination telles que le ADA (Americans with Disabilities Act) des personnes qui auraient volontairement choisi un handicap ou refusé « des efforts raisonnables — incluant la chirurgie — pour éliminer, ou au moins minimiser les effets de leur handicap » (Tucker, 1998, p. 11). Poser et mettre en œuvre le choix d’avoir un enfant sourd est très neuf dans l’histoire des sourds. Aussi interpellante puisse-t-elle être, cette option n’est pas la seule en cours parmi les sourds — hormis le fait que tous ne mettraient pas en œuvre de tels moyens. Voyons ce qu’il en est. 1.2.2 Du désir à la réalité Dans son paragraphe intitulé « Le désir de transmettre », Delaporte (2002, p. 173-5) atteste de l’existence du désir d’enfant sourd. Nous transcrivons ici des larges extraits de ces pages qui montrent que la réalité qu’il a rencontrée auprès des sourds est nettement plus complexe que ce que peuvent laisser à penser l’une ou l’autre situation médiatisée. « Ce désir [d’enfant sourd] existe : pourquoi les sourds échapperaient-ils à l’aspiration, qui est au cœur de toute communauté de langue et de culture, d’en perpétuer l’existence? Il fait toujours scandale, et c’est là sans doute que se révèle de la manière la plus éclatante l’opposition entre les deux manières de concevoir la surdité, comme handicap ou comme normalité. Toutefois, entre le désir très vif d’avoir un enfant sourd, l’indifférence, l’acceptation résignée et le désir inverse, celui d’avoir un enfant entendant, il existe toute une gamme de sentiments. (…) Plutôt qu’un désir serein et lucide, j’observe souvent une préférence en négatif : on souhaite avoir un enfant entendant parce que l’on a des raisons de craindre l’arrivée d’un enfant sourd, ou inversement. Parmi les motifs qui font redouter la naissance d’un enfant sourd, il y a bien sûr la stigmatisation sociale de la surdité, et le souvenir des multiples blessures que l’on a soi-même subies. (…) Avoir un enfant sourd signifie souvent l’éloignement géographique entre l’institution et la famille. (…) Quant au trouble qui saisit beaucoup de parents sourds à l’idée d’avoir un enfant entendant, il peut avoir des causes multiples. Outre le désir de perpétuer une lignée et de transmettre un héritage culturel, il y a le fait que la richesse de l’expérience sourde vécue par ces couples s’accompagne souvent d’une maigre expérience des enfants entendants : cet enfant à venir, saura-t-on s’en occuper, répondre à ses demandes? Sait-on seulement de quoi ont besoin les enfants entendants? On ne s’étonnera donc pas que le désir soit souvent marqué par l’ambivalence. » (Delaporte, 2002, p. 173-174)

Cette ambivalence est un élément important à garder en mémoire. Ses sources se trouvent dans l’étrangeté que représentent l’un pour l’autre

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le monde de la surdité et le monde sonore, et les organisations sensorielles et sociales qu’elles impliquent. 1.2.3 Diagnostic préimplantatoire et conseil génétique dans la surdité Il y a quelques années, nous avons été pris à témoin12 d’une situation concernant un couple en demande de procréation médicalement assistée. Un des membres du couple est sourd, et fait partie d’une famille qui comporte plusieurs personnes sourdes. Les deux personnes signent. Lors du bilan préliminaire, l’éventualité de la naissance d’un enfant sourd est évoquée, ce à quoi le couple répond qu’il est tout à fait prêt à accueillir un enfant sourd, que cela ne pose pas de problème puisqu’ils sont tous deux locuteurs de la langue des signes et mènent une vie bien intégrée. Le soignant, membre de l’équipe de PMA qu’ils avaient en face d’eux ce jour-là s’est apparemment montré choqué de cette réponse, tout comme du double refus de la personne sourde d’envisager — s’ils existaient — un traitement qui pourrait lui rendre l’audition ou la possibilité d’« enlever » le gène de la surdité chez le bébé. Le couple rapporte ensuite « des jugements de sa part [concernant] l’intégration de cet enfant sourd dans la société, qui sera compliquée et difficile. Qu’il serait toujours exclu de la société et qu’il devrait être en enseignement spécialisé. Nous avions répondu que nous vivions très bien la surdité, que nous ne voyons pas cela comme un souci, mais tout simplement une culture qui est différente de la société et un handicap à l’accès à l’information ». Le couple s’est adressé à un centre qui l’a aidé dans une médiation par rapport à ce qu’il a vécu comme une attitude discriminatoire en fonction d’un handicap. La réponse de l’hôpital a mentionné que le dossier restait ouvert, même si le couple n’avait plus donné suite aux rendez-vous; la décision de l’équipe pluridisciplinaire était de proposer au couple de « rencontrer un généticien en vue d’un conseil génétique, mais que le couple avait le droit de refuser ». Dans cette situation « enlever le gène » pourrait signifier recourir au diagnostic pré-implantatoire (DPI) et sélectionner un embryon qui ne serait pas porteur d’un gène connu comme responsable de surdité. La première difficulté est que plusieurs gènes sont impliqués dans la surdité génétique, et ne sont pas tous connus. La deuxième est qu’en l’absence de thérapie génique, « enlever le gène » signifie supprimer l’embryon qui en est porteur et en sélectionner un exempt du gène problématique. 12 Par lettres interposées, échangées entre un centre de défense des droits d’usagers et un centre de procréation médicalement assistée d’un hôpital belge.

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En Belgique, le DPI est réglementé par la loi du 6 juillet 2007 « relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes ». Le but de l’examen génétique réalisé sur des embryons est d’éviter d’implanter des embryons porteurs d’une anomalie génétique connue dans la famille. Deux intentions sont interdites dans l’utilisation du DPI, à savoir l’eugénisme et la sélection du sexe (sauf en cas de maladie liée au sexe) (art. 67). L’eugénisme est défini comme « axé sur la sélection ou l’amplification de caractéristiques génétiques non pathologiques de l’espèce humaine » (art. 67). Il n’est pas question dans la loi ni dans la jurisprudence belge de choix en faveur d’un handicap, tel que le choix d’un embryon sourd. Dans la situation qui nous a été rapportée, c’est l’équipe médicale et paramédicale qui est demandeuse d’un conseil génétique et soucieuse d’éviter la naissance d’un enfant sourd, alors que cela ne pose pas de problème au couple demandeur d’aide en termes de fertilité. Le Dr B. Drion relève la fréquence en augmentation de ce genre de situations. « Dans le cadre de mon travail à Lille [pôle de soins pour sourds], j’ai été amené à recevoir plusieurs couples de sourds pour prise en charge de stérilité. Après un bilan de routine tel que je puis le faire, je les ai adressés à l’un ou l’autre service spécialisé. Nous savons aujourd’hui que la plupart des surdités ont une origine génétique, et donc, lorsqu’un couple de sourds enfante, il a statistiquement plus du chances d’avoir un enfant sourd qu’un couple d’entendants. Ce qui perturbe manifestement les équipes qui s’occupent de stérilité, mais pas du tout les sourds concernés, pour qui, généralement, il importe peu de savoir si l’enfant sera sourd ou entendant (…). Sans jamais leur refuser clairement la prise en charge de leur stérilité, on s’arrange, en multipliant les avis divers (notamment un bilan ORL complet, quel est le rapport avec la demande ?), les évaluations génétiques (dont ils ne sont nullement demandeurs, mais on leur dit que s’ils veulent un enfant, il faut savoir !) etc. A tel point, qu’avant même de prendre en charge leur stérilité comme on l’aurait fait pour un couple d’entendants, on les fait poiroter pendant plusieurs années (avec, en plus, un coût invraisemblable pour eux et la sécurité sociale). Des années, qui pour certains de ces couples, les amènent à la limite biologique de fécondité d’une femme. Et, je finis par recevoir un courrier de gynécologue, clairement soulagé que le problème ne se pose plus. Rien qu’à décrire cette situation maintenant par écrit, j’en ai des frissons. Et cette attitude n’est pas le fait d’un seul médecin, elle s’est reproduite avec plusieurs. Bien sûr, on me répliquera qu’il n’était nullement question d’eugénisme ! C’est moi qui n’ai pas dû comprendre. » (Drion, 2006, p. 33).

Ces situations illustrent encore une fois le fait que la surdité reste « la maladie première » lorsque des sourds sont devant des médecins. Leur demande, et le respect de leur autonomie — tant mise en avant pour d’autres patients — vient en second.

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1.3 Soigner les sourds et pas seulement la surdité : problèmes d’accès aux soins de santé pour les sourds Lorsque l’on pense ensemble « sourd » et « soins de santé », on pense généralement aux services d’ORL, et seulement dans un second temps au fait que les sourds peuvent présenter d’autres problèmes de santé : accident, hypertension artérielle, cancer, blessure, diabète… Comment un sourd fait-il pour prendre un rendez-vous médical ? Ou pour contacter le service d’urgence 112 ? Comment un sourd communique-t-il avec un médecin ? Comment ses besoins spécifiques sontils pris en compte lors d’une hospitalisation ? Comment fait-il pour comprendre les injonctions d’un radiologue caché derrière son écran ? … La surdité et les difficultés de communication conséquentes constituent un obstacle aux soins de santé. Or, l’accès aux soins constitue une interpellation éthique, à laquelle les sourds participent au même titre que des groupes de personnes vulnérables ou en difficulté de communication. On peut dire que les sourds « renversent leur position de malade en expert et montrent du doigt notre société handicapée à leur fournir un accès éthique aux soins » (Charles & Bonnefond, 2009, p. 401). Cette dimension éthique trouve écho dans des textes tels que la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, qui précise « que les personnes handicapées ont le droit de jouir du meilleur état de santé possible sans discrimination fondée sur le handicap. Ils [les États Parties] prennent toutes les mesures appropriées pour leur assurer l’accès à des services de santé » (ONU, 2006, Art. 25). L’accessibilité aux soins est un des sept critères établis par l’OMS pour atteindre l’objectif de jouissance par tous du droit à la santé. Elle est ainsi détaillée : « Les établissements, les biens et les services de santé sont accessibles à tous. L’accessibilité est composée de quatre dimensions interdépendantes : — — — —

La non-discrimination; L’accessibilité physique; L’accessibilité économique; L’accessibilité de l’information. » (OMS (Organisation mondiale de la santé), 2013)

Voyons comment cette accessibilité se décline pour les sourds. L’objectif est de brosser ici un tableau global des difficultés rencontrées, des conséquences pour la santé des sourds, et des réponses qui y sont jusqu’à présent données. Nous traiterons pour terminer les questions ayant trait à la santé mentale.

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1.3.1 Difficultés rencontrées par les sourds Les problèmes de communication dans la relation soignant-soigné viennent rapidement à l’esprit. Il faut cependant prendre le problème en amont. L’émission de la RTBF « On n’est pas des pigeons ! » diffusée en mars 201613 s’est penchée sur les difficultés que rencontrent les sourds pour accéder aux soins en Belgique francophone. Elle commence par une séquence filmée en caméra cachée montrant la difficulté de prise de rendez-vous : au guichet, la communication passe par l’écrit. Cela se complique lorsqu’il est question de pouvoir annuler ce rendez-vous en cas d’imprévu : pas de fax, de SMS ou de mail pour entrer en contact avec le secrétariat. Ceci illustre combien l’entrée en contact avec le milieu soignant est problématique pour les sourds, avant même de parler de communication avec les soignants. L’échange d’informations auditivo-vocales met les sourds en difficulté. Pour le sujet qui nous occupe, cela concerne l’accès aux services médicaux mais également l’information sur la santé et les campagnes de médecine préventive. Celles-ci sont peu adaptées aux sourds : l’épidémie de SIDA a été un révélateur de cette inadéquation (Dagron, 1999). La question de l’accessibilité des sourds aux soins de santé comporte donc au moins deux dimensions : l’accès physique aux lieux de soins, et l’accès plus global aux informations véhiculées dans la société concernant le corps, la physiologie, la médecine préventive, l’organisation des soins, etc. Ces deux thématiques ressortent d’une synthèse des articles consacrés entre 2000 et 2015 à l’accès aux soins des personnes sourdes (Kuenburg, Fellinger, & Fellinger, 2015). Les problèmes économiques et de discrimination, évoqués dans la définition de l’accessibilité aux soins par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS – cf. supra) ne seront pas traités ici directement, mais il s’agirait de les prendre aussi en considération dans le cas des sourds. 1.3.1.1 Accessibilité aux lieux de soins On peut parler de problème d’accessibilité physique, par exemple, quand les rendez-vous ne se prennent que par téléphone. Certains hôpitaux développent des systèmes de prises de rendez-vous par internet, ou un système en ligne de désistement, mais c’est encore rare, tout comme la communication avec un secrétariat médical par mail ou SMS. 13 Radio-télévision belge francophone : disponible sur http://www.rtbf.be/video/ detailsourds-et-malentendants-se-faire-entendre-par-les-medecins-et-les-urgences-medicales-partie-1?id=2094063

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L’étude réalisée par l’Association socialiste des personnes handicapées (ASPH) (Batis, 2013) en Belgique14 mentionne que 56 % des personnes interrogées passent par un membre de la famille ou un ami pour prendre rendez-vous chez le médecin spécialiste, contre 40 % chez le généraliste : la différence s’explique sans doute par la possibilité d’aller chez le généraliste sans rendez-vous — 19 % des interrogés recourent à ce moyen, qui n’est pas disponible en médecine spécialisée, ou de fixer le rendez-vous par mail — 17 % en médecine générale versus 7 % en médecine spécialisée (p. 35). La question de l’accès aux numéros d’urgence est cruciale. Elle est possible en France depuis 2011 par SMS (texto) via le numéro 114. En Belgique, les services d’urgence sont joignables par fax, en faisant le 100 en Wallonie et le 02/203.40.55 en Région bruxelloise. Le site de la fédération des sourds fournit un formulaire type à remplir et à faxer (www.ffsb.be). Depuis 2015, les sourds peuvent demander les numéros spécifiques afin de contacter les services d’urgence par SMS. Ces numéros sont réservés aux personnes ayant des difficultés auditivo-vocales (sourds, malentendants et personnes présentant des troubles de l’élocution) et l’on évite de diffuser ces numéros à un large public15.

Figure 1.1 – Comment joindre un service d’urgence ? (tiré de Leleux, 2007).

Les salles d’attente posent des problèmes aux personnes sourdes et malentendantes, puisque les patients sont appelés vocalement par leur nom — même dans les services d’ORL (fig. 1.2). Dans l’enquête de l’ASPH, 14 Questionnaire rempli par 95 personnes sourdes ou malentendantes. Le principal point faible de l’étude est sa réalisation exclusivement écrite, sans traduction en langue des signes francophone de Belgique (LSFB). 15 http://www.112.be/fr/sms/, consulté le 12/04/2016. Les personnes qui demandent à connaître ces numéros à utiliser par SMS s’engagent « sur l’honneur être dans l’incapacité de contacter les centres d’appels urgents par appel vocal ».

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Figure 1.2 – L’appel vocal des patients en salle d’attente est inopérant pour les sourds et malentendants (tiré de Leleux, 2007).

76 % des personnes interrogées disent avoir peur de ne pas entendre leur nom dans une salle d’attente, et c’est arrivé à 81 % des répondants (Batis, 2013, p. 38). 1.3.1.2 Accessibilité à l’information en santé Les sourds ne bénéficient pas des informations sur la santé transmises à la radio, à la télévision, et de façon générale par le canal auditivo-vocal. Peu d’émissions ou documentaires sont sous-titrés et l’information disponible en langue des signes est rare. Aux États-Unis, en Espagne, en Australie, des études montrent le faible taux de pénétration des informations diffusées par les campagne de prévention, ainsi que le peu de connaissances des sourds en termes de santé — y compris des sourds ayant atteint un niveau d’études supérieures (Kuenburg et al., 2015, p. 3). Par exemple, aux États-Unis, plus de 60 % des sourds ne peuvent citer aucun symptôme d’un accident vasculaire cérébral, alors que ce taux est de 30 % chez des entendants (Kuenburg et al., 2015, p. 3). « Environ un tiers des adultes sourds très instruits atteignent seulement le score d’élèves de 14-15 ans en ce qui concerne l’éducation en santé » (Fellinger, Holzinger, & Pollard, 2012, p. 1040). Dans certains pays africains ou d’Amérique du Sud, les leaders des associations de sourds semblent ne pas être conscients que l’épidémie de SIDA puisse atteindre aussi les sourds (Kuenburg et al., 2015, p. 3), comme c’était le cas en France au début des années 199016. 16 « …le sentiment d’être protégé par son appartenance communautaire reste fort » (Dagron, 1999, p. 89).

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Notons que la maîtrise du français écrit est très hétérogène dans la population sourde17. Le manque d’information ne peut donc pas toujours être comblé par un recours à un support écrit. C’est l’explication mise en œuvre par le Dr Drion à propos de situations problématiques à propos de la prise de contraceptif : « Nous avons été confrontés à une série de jeunes patientes consultant pour aménorrhée. Il s’est rapidement avéré que le problème consistait en la prise d’une pilule contraceptive en continu. Cela se produisait pour des patientes allant en consultation de gynécologie avec interprète. Que la gynécologue ait mal expliqué les choses est possible, toujours est-il qu’elle ne rencontrait pas ce type de problème avec ses patientes entendantes. Sans doute ces dernières ontelles droit, en plus, à une explication du pharmacien, complétée encore par la lecture de la notice du médicament. Ce qui reste beaucoup plus aléatoire pour les personnes sourdes qui ont souvent un accès difficile à l’écrit » (Drion, 2011, p. 32) Les supports visuels, quant à eux, manquent souvent leur cible car ils ne sont pas conçus pour un public qui utilise l’information visuelle de façon prédominante, voire unique, et non en complément d’une information auditive. Un exemple patent vient de l’épidémie du SIDA : « Certains sourds croient que le soleil est responsable de la transmission du virus. Tout simplement parce que le virus HIV est souvent représenté par un petit rond orange orné de piquants, qui pourrait être le symbole du soleil. Ce sont ces piquants orange, que les designers de l’information entendante ont trouvés spectaculaires, qui créent la confusion. Sida égale soleil, égale danger ! Si bien que la seule précaution que prennent les sourds convaincus de cela est de ne pas s’exposer au soleil ! » (Laborit, 2003, p. 166). Le docteur Drion donne un autre exemple de cette prédominance du message visuel sur ceux d’autres modalités : « Il arrive que des sourds semblent non convaincus par le résultat d’une prise de sang faite à un bras, s’imaginant qu’il pourrait être différent à l’autre bras. Cela s’explique, en partie, par l’absence de maîtrise du concept de circulation sanguine. Nous avons du sang, mais qu’il circule dans le corps, grâce à la pompe cardiaque, n’est pas nécessairement connu. L’explication que nous nous faisions de ce malentendu s’arrêtait là. Lorsqu’à l’occasion d’une consultation, un sourd nous en a donné le pourquoi. Nous 17 Ce constat met en jeu le mode éducatif le plus courant, qui passe par l’oralisation comme condition première des autres apprentissages, y compris de la langue écrite : si retard il y a dans l’acquisition de la langue orale, il se répercute dans tous les autres apprentissages. Cela n’explique cependant pas totalement les difficultés de lecture constatées chez des sourds implantés ayant un bon accès à la langue orale.

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avons, au mur de notre bureau, une planche anatomique tout à fait classique, qui représente le système vasculaire dessiné sur une silhouette humaine, avec le système veineux, dessiné en bleu dans l’hémicorps droit, et le système artériel, dessiné en rouge dans l’hémicorps gauche (manière de les représenter qui s’impose au dessinateur pour des raisons techniques). Ce patient à qui nous expliquions le principe de la circulation sanguine, nous a montré la planche anatomique en disant : ‘Mais docteur, vous vous trompez ! Regardez, d’un côté, c’est du sang bleu, et de l’autre, du sang rouge !’ Un patient entendant aurait-il le même type de réflexion ? Nous n’en sommes pas certains et nous pensons que lorsqu’un vide au niveau d’une connaissance existe, il vient volontiers se combler chez les sourds par l’information visuelle qui s’impose comme une évidence » (Drion, 2011, p. 31-32).

La remarque finale du Dr Drion nous amène à considérer la façon dont un groupe de patients particuliers utilise l’information qui lui est donnée. C’est vrai pour les sourds comme pour d’autres groupes de patients. Toute éducation thérapeutique se doit d’« explorer les représentations des patients et d’en tenir compte » (Deccache, Berrewaerts, Libion, & Bresson, 2009, p. 39). On peut même dire en l’appliquant aux sourds comme à toute minorité culturelle et linguistique18 : « éduquer, c’est bien plus qu’informer, cela demande une prise en compte des représentations de la santé ou de la maladie propres à chaque culture et dont l’expression fait sens dans une langue ». Les exemples relevés par les soignants qui peuvent communiquer pleinement avec les sourds nous révèlent quelque chose de l’incommensurabilité de notre distance avec les sourds et leur façon d’être au monde : B. Drion parle d’ « une manière d’être au monde qu’ils sont seuls à vivre et qui est proprement inimaginable pour les entendants » (Drion, 2011, p. 32). Beaucoup de signes manquent encore aujourd’hui pour traduire en langues des signes des termes ayant trait à la santé : par exemple, une étude de 2011 rapporte que la langue des signes britannique (BSL) n’a pas de signe pour le mot « cholestérol » (Kuenburg et al., 2015, p. 3). C’est symptomatique du fait que les sourds sont à l’écart des informations concernant la santé : il n’y a pas de terme dans une langue pour ce qui ne doit pas être exprimé, pour ce qui n’est pas dit. Les pôles de soins pour sourds se sont trouvés confrontés à ce fait et assument en conséquence une tâche, d’ordre linguistique, d’élaboration de termes. « Pensons à des termes comme ‘séropositif’, ‘hormones’, ‘intermédiateur’, ‘canicule’, ‘grippe aviaire’, ‘accident vasculaire cérébral’, ‘aphasie’, pour ne citer 18 Il n’est pas besoin d’être étranger ou de parler une autre langue pour rencontrer des difficultés d’accès aux soins et à l’information en santé : l’expérience de soignants dans des familles du quart-Monde le montre également.

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que ceux-là, tous ces signes sont aujourd’hui devenus routiniers en langue des signes, or ils sont tous des néologismes apparus au cours des dix dernières années, précisément par ce travail de brassage de la langue et d’échanges quotidiens entre professionnels de la santé et intermédiateurs19 » (Drion et al., 2009, p. 20). 1.3.1.3 Communication avec les soignants Dans une enquête menée auprès de femmes sourdes au Royaume Uni (Ubido, Huntington, & Warburton, 2002), moins d’une femme sur 10 dit qu’elle comprend « généralement bien » ce que dit le docteur. Il y est souligné que « les femmes sourdes font face à une manque de conscience de la part du personnel médical sur la façon de communiquer avec elles » (Ubido et al., 2002, p. 247). Steinberg, dans une étude qualitative menée aux États-Unis, rapporte « des expériences négatives, l’évitement ou la non-utilisation des services de santé, largement dus au manque d’une langue commune avec les prestataires de soins de santé » (Steinberg, Wiggins, Barmada, & Sullivan, 2002, p. 729). Une brochure belge destinée à la sensibilisation des soignants (Leleux, 2007) évoque plusieurs situations de consultation ou d’hospitalisation qui mettent à mal la communication avec un patient sourd ou malentendant : rupture du contact visuel essentiel à la compréhension, mauvaises conditions pour la lecture labiale. Ces situations sont source de frustration, de stress, et de perte de confiance pour les personnes qui les subissent, a fortiori dans une situation de vulnérabilité renforcée qu’est la maladie. En l’absence d’interprète (pour les sourds signants), la communication est possible en favorisant la lecture labiale, que les sourds ont appris à utiliser avec les entendants. Il faut cependant rester conscient que celle-ci ne permet pas d’accéder à la totalité du message vocal — jusqu’à 75 % dans des conditions optimales. Il importe donc d’éviter toute entrave à la lecture labiale, telle que le fait de cacher les lèvres, par un bic que l’on mâchonne (fig. 1.3), un masque chirurgical (fig. 1.4), un contre-jour (fig. 1.5)… ou des moustaches ! Il importe aussi de toujours regarder celui à qui l’on parle afin que le discours soit perçu, ce qui n’est pas toujours spontané dans certaines situations de soins (fig. 1.6). 19 Il s’agit de sourds travaillant au sein des structures d’accueil et des soins pour sourds, « aux qualifications diverses. Leur principale fonction est celle d’interprète-relais, en binôme avec un interprète. (…) et toute une série d’autres fonctions : éducateur en santé, éducateur thérapeutique, expert linguistique (’orthosigniste’), assistant de consultation, formateur, animateur, accueillant, éducateur et travailleur social » (Drion, Planchon, Boone, & Samoy, 2009, p. 1).

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Figure 1.3 – Lèvres maquées par un bic (tiré de Leleux, 2007).

Figure 1.4 – Lèvres cachées par un masque (tiré de Leleux, 2007).

Figure 1.5 – Un contrejour gêne fortement la lecture labiale (tiré de Leleux, 2007).

Figure 1.6 – Perte du contact visuel lors de certains soins (tiré de Leleux, 2007).

La saisie d’informations majoritairement sur le mode visuel implique pour l’interlocuteur de rester dans le champ visuel d’un sourd ou malentendant, afin d’éviter des situations désagréables comme celle d’être surpris par derrière (fig. 1.7) lors de certains actes. La surprise d’une porte qui s’ouvre (fig. 1.8), non anticipée sans perception de pas dans le couloir, peut être compensée par l’actionnement de l’interrupteur en entrouvrant la porte : le signal lumineux donnera le signe d’une présence et évite au patient sourd d’être surpris dans son intimité. Les difficultés pour un sourd de percevoir un discours échangé entre plusieurs autres personnes l’excluent d’une série d’informations qui le concernent (fig. 1.9). Les difficultés de communication avec un patient sourd amènent parfois le personnel soignant à s’adresser directement à la

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Figure 1.7 – Surpris par un acte réalisé hors du champ visuel (tiré de Leleux, 2007).

Figure 1.8 – Surpris par l’entrée dans la chambre (tiré de Leleux, 2007).

famille plutôt qu’au patient (fig. 1.10). Ceci viole le droit du patient à être tenu au courant — seul s’il le souhaite — de son état de santé et à prendre des décisions. Notons que ces réalités se présentent également pour d’autres patients, mais que toute situation de handicap ou d’entrave à la communication les favorisent.

Figure 1.9 – Exclu de la conversation entre les soignants… et des informations (tiré de Leleux, 2007).

Figure 1.10 – Parler avec les proches plutôt qu’avec le patient? (tiré de Leleux, 2007).

A la question « Avez-vous compris? », un sourd répondra généralement « oui, oui »… même si ce n’est pas le cas (Dagron, 1999, p. 12). « Demandez au patient de résumer les points essentiels. Ne demandez pas à un patient s’il a compris, car hocher de la tête n’implique pas compréhension » (Fellinger et al., 2012). De plus, la communication devrait bannir les formulations négatives, généralement non perçues (fig. 1.11).

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Figure 1.11 – Éviter les tournures de phrases négatives (tiré de Leleux, 2007).

1.3.1.4 Santé mentale Fellinger et al. (2012) et Virole (2000, chap. 13) s’accordent pour reconnaître qu’il n’y a pas de trouble psychique spécifique associé à l’état de surdité. « Il existe de nombreuses personnes sourdes, congénitales ou non, qui présentent ni plus ni moins de difficultés psychologiques que les personnes entendantes » (Virole, 2000, p. 251). La variété des formes cliniques rencontrées dans la psychopathologie chez les sourds plaide en ce sens. Il faut noter des particularités chez les enfants et adolescents sourds, qui peuvent vivre des difficultés psychoaffectives importantes en lien avec les difficultés d’expression. Ainsi l’agitation de certains enfants sourds doit être mise en relation avec les frustrations liées aux difficultés de communication. Dans la prime enfance, on peut qualifier de « climat à hauts risques » l’accumulation des « aléas des premiers mois, des hospitalisations, la dépression parentale consécutive au diagnostic, des attitudes excessivement rééducatives (…) » (Virole, 2000, p. 259-260). L’accompagnement psychologique de l’enfant et de sa famille est particulièrement important. L’instauration d’une communication satisfaisante est nécessaire pour vivre au mieux la relation et pour permettre à l’enfant une construction du sens de la réalité. L’accès à des soins dans sa propre langue est particulièrement crucial dans le domaine de la santé psychique, même si certains rapportent des consultations psychologiques avec interprètes (Niemants, Baraldi, & Gavioli, 2015). Or, il existe encore peu de thérapeute maitrisant bien la langue des signes. Il nous faut noter une particularité du travail de soin où l’expression orale20 est le principal outil dont dispose le soignant. 20 Précisons la distinction entre « oral » et « vocal », le premier désignant ce qui se déroule dans l’instant, sans laisser de trace, par opposition à l’« écrit ». L’oral peut être vocal, c’est-à-dire produit avec la voix, ou signé, gestué.

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La prise en compte de la différence linguistique doit se doubler d’une considération pour l’expérience phénoménologique des sourds et le contexte socioculturel dans lequel ces derniers s’inscrivent. La relation thérapeutique elle-même doit être questionnée à l’aune du modèle ethnopsychiatrique, selon B. Virole. En effet, « Les manifestations de la culture sourde, comme son existence même, sont très souvent déniées ou raillées comme étant des productions d’une sousculture. Il est légitime de voir dans ce déni ou ces railleries l’expression d’une résistance ethnocentrique à accepter un système de valeurs et de représentations sociales différent de celui du monde entendant. Sur le plan psychopathologique, l’aide psychothérapeutique aux personnes sourdes en difficulté psychologique implique, sur le plan contre-transférentiel, l’analyse de cette résistance. De même toute classification des troubles mentaux des personnes sourdes se doit d’intégrer différents aspects et nécessite la modulation des critères diagnostiques à des facteurs s’apparentant au modèle ethnopsychiatrique. Il est ainsi nécessaire d’inclure dans toute opération de nature diagnostique ou interprétative concernant les formes cliniques ou les éléments de discours des personnes sourdes les représentations culturelles du monde entendant par les sourds et inversement les représentations culturelles du monde sourd par les entendants » (Virole, 2000, p. 266).

La réflexion qu’a menée B. Virole dans son ouvrage « Les figures du silence » (1990) à partir de situations de psychothérapie avec des personnes sourdes montre comment la clinique psychanalytique est interpellée par la pratique dans une langue différente, en particulier avec les sourds, une langue utilisant le canal de communication visuogestuel. On y découvre comment le regard est renouvelé à la fois sur cette langue et sur les capacités à se dire du sujet, ainsi que sur les processus d’interaction entre le sujet, la langue, la relation aux autres et au monde. L’auteur contribue ainsi à établir une psychopathologie « en positif », comme il l’explicite plus tard, « sans faire appel à un modèle fixé qui interpréterait ces faits comme résultants ou corrélés linéairement au défaut de l’audition et à ses conséquences » (Virole, 2000, p. 267), mais en décrivant ces processus pour eux-mêmes, dans une vision de différence qualitative. Il y a dans cette volonté une dimension proprement éthique qu’il inscrit dans « une éthique de la reconnaissance de l’autre, nécessaire en soi et pour soi, mais également incontournable pour l’instauration d’une relation psychothérapeutique authentique avec les personnes sourdes » (Virole, 2000, p. 267). La réalité vécue dans le domaine de la santé mentale rejoint ce que nous a montré l’analyse de l’accessibilité et de la communication, à savoir qu’il y va d’une question de qualité des soins.

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1.3.2 Conséquences sur la santé Tout porte à penser qu’un moindre accès aux soins a pour conséquence une moins bonne santé, car le recours plus tardif aux soins peut déboucher sur une pathologie plus avancée ou compliquée. Par ailleurs, des habitudes bonnes pour la santé ne sont pas prises faute de les connaître, la mauvaise compréhension de la posologie d’un médicament augmente le risque de prise toxique ou inefficace. Cependant, il n’existe pas à l’heure actuelle de données quantitatives validées faisant état de la santé des sourds en comparaison avec la population générale. Par exemple, les diabétiques sourds présentent-ils plus d’effets secondaires de leur maladie que le reste de la population, ou autant que des patients d’autres minorités culturelles et linguistiques ? En Belgique, il n’existe pas non plus « de données sur l’état de santé des différentes populations de notre pays, dont celui des personnes issues des minorités ethniques, culturelles et/ou religieuses » (Foblets & Kulakowski, 2010, p. 97). Des exemples peuvent être tirés de l’expérience des médecins travaillant avec des sourds. Symptomatiquement, ils concernent des pathologies chroniques, où l’on sait que la communication avec le patient est particulièrement importante, comme par exemple dans le diabète. « Parfois la surdité est considérée comme un obstacle qui légitime une prise en charge moins exigeante, par rapport à celle qu’on propose aux entendants. Avec pour conséquence que ces patients sont traités de manière sousoptimale (exemple : introduction plus tardive, que chez les entendants, de traitements oraux hypoglycémiants ou d’insuline), en raison des difficultés du personnel médical à expliquer le traitement et sa surveillance. Par sécurité et pour éviter le risque d’hypoglycémie, on préfèrera tolérer un taux HbA1c nettement supérieur à ce qu’on tolérerait chez un entendant » (Drion, 2009).

Charles et Bonnefond (2009) évoquent l’importance de « déjouer des ‘quiproquos cliniques’ tel celui d’un patient sous insuline soucieux d’éviter le sucre pour son diabète qui utilisait des édulcorants pour traiter ses hypoglycémies » (p. 402). Ce type de quiproquo pourrait arriver avec des patients entendants. Il montre cependant la nécessité d’une bonne communication pour connaître les habitudes du patient et lui apprendre la différence entre les deux produits. L’asthme est également une pathologie au long cours qui demande une bonne compréhension pour se soigner au mieux. « Certains patients [asthmatiques ou présentant une broncho-pneumopathie chronique obstructive] recevaient, parfois depuis des années, un traitement respiratoire maximal. Reprendre avec eux, clairement, visuellement, les modalités de

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CHAPITRE 1

prise de ces traitements a permis de les alléger considérablement et d’améliorer leur confort respiratoire » (Drion, 2011, p. 32). 1.3.3 Moyens mis en place pour favoriser l’accès aux soins Nous faisons ici l’état des lieux de ce qui existe actuellement pour favoriser l’accès aux soins pour les sourds et répondre ainsi aux obstacles mentionnés. 1.3.3.1 L’interprétation en langue signée La présence d’un interprète permet d’atteindre un niveau de communication nettement meilleur, c’est-à-dire à la fois plus précis et plus efficient, ce qui permet d’aborder des thématiques plus larges. A ce sujet, la situation des sourds peut être rapprochée de celles des populations allochtones. Les avantages et difficultés de la consultation avec interprétation ont été étudiées dans ce cadre (Cherbonnier, 2002 ; Niemants et al., 2015 ; Ticca & Traverso, 2015, entre autres.). Les différences entre interprétation par un membre de la famille, un interprète informel d’une institution ou un interprète professionnel sont de taille et également évoquées dans la la littérature. Il n’y a pas de consensus entre chercheurs, interprètes professionnels et soignants sur la plus-value de la présence d’un interprète ou d’un médiateur professionnel (Ticca & Traverso, 2015, p. 17). Le recours aux interprètes familiaux a l’avantage de la disponibilité, d’une connaissance des préférences et habitudes du patient, mais certains soignants « les soupçonnent de filtrer des informations (par exemple sur les sujets tabous) ou leur reprochent leur manque de compétence linguistique. Ils sont gênés par le fait que ce type d’interprète répond trop souvent à la place du patient, sans traduire la question posée et énonce ses propres perceptions et non celles du patient » (Ticca & Traverso, 2015, p. 18). La disponibilité rapide est aussi un des avantages des interprètes informels appartenant à l’institution, ajoutée à leur connaissance de « la culture de l’institution, du fait qu’ils sont davantage liés par le secret médical que l’accompagnant bilingue du patient, et bien sûr de la connaissance de la culture majoritaire » (Ticca & Traverso, 2015, p. 18). L’avantage de l’interprète professionnel est qu’il est lié au secret professionnel, qu’il possède un bon niveau linguistique dans les deux langues. Il permet souvent aux professionnels de mieux comprendre la situation du patient dans sa complexité et donc de mieux répondre à la demande; il assure au patient de pouvoir être compris par quelqu’un qui connait bien sa langue et va pouvoir transmettre ses préoccupations de façon précise (Davis, 2009). Ceci peut être élargi aux interprètes en langues signées.

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En Belgique, les sourds reçoivent, dans le cadre d’une aide relative à leur handicap, des « tickets interprétation » qui leur donnent droit à l’aide d’un interprète pour des démarches sociales, administratives, judiciaires ou de santé. Le Service d’Interprétation des Sourds de Wallonie (SISW) et le Service d’Interprétation des Sourds de Bruxelles (SISB – Info-Sourds) sont leurs interlocuteurs en la matière. Ces deux services ont créé le service Relais-signe, qui permet une interprétation à distance par vidéo-conférence. Il faut noter la pénurie d’interprètes en Belgique francophone, qui empêche de répondre à toutes les demandes. 1.3.3.2 Les unités d’accueil et de soins en langue des signes, en France Le Dr Jean Dagron fait figure de précurseur en France, suite à la création d’une consultation en langue des signes française à Paris en 1995 : « Première en France, la consultation en langue des signes de La Salpetrière a révélé, au-delà du SIDA, des besoins de santé majeurs » (Dagron, 1999, p. 13). Il existe maintenant en France une quinzaine de

Figure 1.12 – Dispositifs médicaux adaptés aux Sourds en France (avec dates de création – Amoros, 2014)

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lieux spécifiquement dédiés à l’accueil de patients sourds pour les soins de santé, répartis dans le pays, crées dans la foulée de ce premier lieu parisien et dans le cadre d’une circulaire ministérielle publiée en 200721 (voir figure 1.12). Une UASLS (Initialement « unité d’accueil et de soins pour les patients sourds », devenue « unité d’accueil et de soins en langue des signes ») est un service au sein d’une structure hospitalière, alors que les réseaux étendent leur action au niveau d’un territoire selon une série de critères précisés dans la loi22. Ces équipes incluent des médecins, secrétaires, paramédicaux locuteurs de la langue des signes française (LSF), ainsi que des interprètes et intermédiateurs. Des structures similaires sont retrouvées en Autriche (Kuenburg et al., 2015). 1.3.3.3 Diverses initiatives belges En Belgique, avant l’existence du service de médiation dont nous parlons ci-après, quelques initiatives ont été mises en place pour favoriser l’accès aux soins de santé pour les sourds. — Un accueil en langue des signes à la Maison médicale d’Anderlecht (Bruxelles) (Grégoire & Jehass, 2007) : une aide à la communication en langue des signes (ACLS) peut jouer le rôle d’interface entre le patient sourd et un soignant. Des outils de communication ont été créés. L’équipe est sensibilisée aux moyens de favoriser la communication et une formation en langue des signes est proposée. « Une consultation spécifique a également été mise en place. Elle permet aux personnes sourdes d’être aidées et aiguillées dans les démarches administratives, la rédaction d’une lettre, des coups de téléphone, etc. » (p. 69). L’équipe aurait aimé poursuivre un objectif d’autonomisation des patients sourds dans le domaine de la santé : « Une structure spécifique en santé incluant les sourds comme personnes ressources manque cruellement à la communauté. Mais ce travail de 21

Circulaire n. DHOS/E1/2007/163 du 20 avril 2007 relative aux missions, à l’organisation et au fonctionnement des unités d’accueil et de soins des patients sourds en langue des signes (LS). 22 Article L.6321-1 du code de la santé publique, 1er alinéa : « Les réseaux de santé ont pour objet de favoriser l’accès aux soins, la coordination, la continuité ou l’interdisciplinarité des prises en charge sanitaires, notamment de celles qui sont spécifiques à certaines populations, pathologies ou activités sanitaires. Ils assurent une prise en charge adaptée aux besoins de la personne tant sur le plan de l’éducation à la santé, de la prévention, du diagnostic que des soins. Ils peuvent participer à des actions de santé publique. Ils procèdent à des actions d’évaluation afin de garantir la qualité de leurs services et prestations […]. Les réseaux de santé sont centrés sur un besoin de santé limité dont ils assurent la complète prise en charge, tant sur le plan de l’éducation à la santé, de la prévention, du diagnostic que des soins ».

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longue haleine ne serait possible qu’avec l’implication de différents niveaux de pouvoir » (p. 68). Le projet s’est donc poursuivi à l’échelle locale pour les patients inscrits à la maison médicale. — Le Centre Wallon de Surdité et Santé Mentale propose des consultations en langue de signes sur RDV à Namur, Liège, La Louvière, Arlon et Tournai. L’équipe est constituée d’un médecin psychiatre, une psychologue et une assistante sociale. — Le Centre de Santé pour Sourds (CSS) a travaillé à l’éducation à la santé pour les sourds, la mise à disposition d’informations accessibles pour la sensibilisation. Il a également collaboré à la sensibilisation des soignants au moyen de brochures et séminaires (Leleux, 2007)23 — La Bastide (Namur) est un établissement qui « propose un hébergement thérapeutique à des personnes sourdes rencontrant des difficultés socioprofessionnelles ou psychologiques auxquelles s’ajoutent éventuellement d’autres handicaps ou problèmes de santé » (http://www.labastide.be/, consulté le 20.04.2016). L’accueil et les activités visent, en fonction des spécificités de chaque résident, à une réinsertion sociale et si possible professionnelle. Un centre d’hébergement existe aussi à Bruxelles pour des adultes sourds en perte d’autonomie. 1.3.3.4 La médiation interculturelle en Belgique Aujourd’hui, les sourds ont la possibilité de faire appel au service de médiation interculturelle existant en Belgique, organisée par le service public fédéral (SPF)24 Santé Publique, dans le but de favoriser l’accès aux soins de santé aux personnes pour qui la communication avec les soignants représente un obstacle. Ce service fédéral (national) a pris le relais d’initiatives locales en matière de médiation interculturelle. L’arrêté ministériel du 12 janvier 2001 fixe les conditions d’accès à la fonction de médiateur interculturel (Art. 16), les modes de financement (complétant un arrêté royal de 1999 qui concernait uniquement les hôpitaux généraux). En 2002, la langue des signes est ajoutée à la liste des langues disponibles, dans l’article qui définit le public cible (AR du 25 avril 2002) : « Les groupes-cibles sont les différents groupes allochtones de statut socio-économique peu élevé en moyenne et se trouvant dans une position défavorisée, ainsi que les sourds et les malentendants qui s’expriment en langue des signes » (Art. 78). 23

Nous manquons d’informations plus précises pour le CSS, qui a disparu faute de moyens financiers. 24 Équivalent d’un ministère, au niveau national.

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CHAPITRE 1

Le site www.intercult.be fournit les listes d’hôpitaux où l’on peut trouver des médiateurs et les langues disponibles. Il existe également un service de médiation à distance, accessible par vidéo-conférence. Pour la LSFB, la médiatrice peut intervenir sur place dans le réseau des hôpitaux de la ville de Charleroi, ou à distance par vidéoconférence. Une permanence est assurée pendant les heures de bureau dans les langues les plus fréquemment utilisées, à savoir l’arabe, le roumain, le russe et le turc, afin de répondre aux situations plus urgentes. Pour les autres langues, le service à distance fonctionne sur rendez-vous. En 2017, le service est mis à disposition des médecins généralistes pour la médiation par vidéoconférence.

1.4 Deux paradigmes de la surdité Comme nous l’avons vu dès le début de ce travail, la surdité peut être perçue et conçue de façon très différente selon les personnes et le point de vue où l’on se situe. Elle est qualifiée de handicap, de déficit, de différence, de variante biologique, de minorité linguistique et culturelle… Les différents regards posés sur les sourds et la surdité peuvent pour la plupart être situés entre deux visions que nous nommons d’une part « déficitaire »25, et d’autre part « culturelle ». Malgré leurs limites, nous faisons appel à ces deux paradigmes, dont nous allons préciser le contenu et l’intérêt. Les visions déficitaire et culturelle de la surdité peuvent être comparées par quelques caractéristiques (cf. tableau 1). La première est principalement focalisée sur l’oreille comme organe, sur l’individu, et sur le fait qu’il y a un manque, ensuite qualifié de déficit ou handicap. Par opposition, la vision culturelle insiste fortement sur les capacités des sourds, en particulier sur les aspects visuels : l’œil est ainsi parfois pris pour symbole (ou la main, en référence à la langue gestuée). Focalisée sur tout ce qui est possible, c’est une vision positive et collective (Dirksen, Bauman, & Murray, 2014 ; Gaucher, 2009, p. 5). Les deux approches ouvrent la possibilité de recevoir des aides, et ont à ce titre un intérêt pratique : la langue des signes est un outil essentiel de communication pour les sourds (et pourrait l’être pour les malentendants, et il serait en 25 Pour rappel, nous préférons le qualificatif « déficitaire » à « médicale » pour la première vision, car nous pensons qu’elle n’est pas l’apanage du milieu médical, même si elle y est dominante : elle est aussi la plus fréquente dans notre société qui met l’accent sur le déficit de la personne pour expliquer son handicap, son désavantage social.

QUESTIONS ÉTHIQUES AUTOUR DE L’IMPLANTATION COCHLÉAIRE

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même temps dommage de se priver de toute une série d’aides techniques que peuvent apporter aujourd’hui la technologie médicale, ou la technologie tout court. Vision déficitaire

Focalisée sur

Vision culturelle

le manque, les incapacités les capacités l’individu

le groupe, la collectivité

Dénomination

de l’extérieur

de l’intérieur, par les sujets concernés

Vision plutôt

négative

positive

Intérêt, apport

Aide technique

Autres moyens (et raisons) pour communiquer, vivre en société

Table 1.1 – Résumé des caractéristiques de deux paradigmes concernant la surdité.

Ces deux visions ainsi présentées peuvent être considérées comme deux éclairages différents d’une même réalité, et un premier pas serait d’envisager leur complémentarité. Ce pas est presque impossible lorsque les deux paradigmes sont présentés en opposition (comme c’est souvent le cas) et poussés dans leur logique extrême, comme par exemple dans cet extrait : « Face à la tentation de certains professionnels de santé de limiter la surdité à ses aspects exclusivement mécanistes et neurologiques, et donc de sous-estimer ses dimensions relationnelles et psychologiques, s’exprime parfois une tendance communautariste qui nie le déficit auditif pour en faire une simple particularité culturelle. » (CCNE, 1994, p. 15). Nous nous trouvons alors devant des « idéaux-types » (Gaucher, 2013, p. 96). Les discours qui les expriment sont partiels et partiaux, ils sont porteurs de réductionnismes ne permettant pas d’accéder à une juste vision de la surdité, c’est-à-dire une vision qui rende justice à ceux qui la vivent : « des réductionnismes de type biomédical, c’est-à-dire adoptant une perspective biocentrique qui fait de la déficience auditive un problème à résoudre, ou encore [un réductionnisme de type] primordialiste, c’est-à-dire épousant une perspective essentialiste qui cherche dans une

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CHAPITRE 1

dimension immanente non reliée aux incapacités de l’individu l’origine d’une différence à valoriser » (Gaucher, 2013, p. 96). Il faut chercher au 19e siècle l’émergence et le développement de ces deux paradigmes. On les trouve à l’œuvre dans le débat pédagogique26 entre oralisme et signes qui parcourt tout le 19e siècle : « Cette polarisation, longtemps incarnée dans la dichotomie des philosophies d’enseignement oraliste et gestuelle, a fait émerger des ensembles de représentations qui dépassent maintenant la question de l’éducation des enfants sourds » (Gaucher, 2013, p. 97). Différents éléments prennent place à la fin du 18e siècle et au cours du 19e et contribuent à ces visions de la surdité. Il faut relever au moins : — l’essor de la médecine techno-scientifique, avec l’importance de l’observation clinique du patient, de l’expérimentation pour vérifier des hypothèses, ainsi qu’un renouveau de la dénomination et de la classification des maladies (Foucault, 1963) — la naissance de la spécialisation en ORL (oto-rhino-laryngologie) (Legent, 2003, 2005) — le rassemblement des sourds dans des milieux éducatifs, entamé à la fin du 18e siècle (Benvenuto, 2009 ; Encrevé, 2011 ; Gaucher, 2005), qui favorise autant la diffusion de langue de signes et les interrogations pédagogiques quant à l’éducation des enfants sourds que le développement de la médecine de l’oreille. Ces événements interagissent, mettent en scène et font évoluer des visions de la surdité issues du monde médical, de la société et des sourds eux-mêmes. Ce n’est pas le lieu de poursuivre les analyses propres aux débats autour des sourds au 19e siècle : d’autres y travaillent avec plus de compétences27. Il serait cependant dommage d’aborder les débats autour de la surdité à la fin du 20e siècle et au 21e en oubliant leur résonance avec ceux du 19e, voire leurs communes origines. Jean Dagron affirme qu’« il n’existe pas de représentation ‘médicale’ de la surdité homogène et opposée à une représentation ‘culturelle’ de la surdité » (1999, p. 106), et nous rejoignons son affirmation quant à l’absence d’homogénéité. Il s’agit bien plus de percevoir la façon plus ou moins importante dont les deux paradigmes en présence imprègnent les 26 On pourrait dire pédagogico-médical, car les deux dimensions étaient très mêlées au 19e siècle, liées à la réalité des internats pour sourds : on en trouve trace dans les écrits des médecins de l’Institut national des jeunes sourds de Paris, en particulier les docteurs Itard et Blanchet, avec des accents différents chez les deux (Benvenuto, 2009, p. 170-187). 27 Les contacts avec Florence Encrevé, Yann Cantin et Mathilde Villechevrolle en particulier ont été riches d’enseignements à ce sujet.

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discours, les représentations et les actions dans le domaine de la surdité. C’est à ce titre que nous nous y intéressons, dans le but de comprendre les enjeux sous-jacents aux représentations diverses de la surdité et la façon d’envisager une dialectique entre différentes visions. Notre objectif est de montrer qu’une dialectique doit être envisagée entre les visions déficitaire et culturelle, afin de mieux comprendre la situation vécue par les sourds et d’éclairer d’un nouveau regard notre compréhension de la culture sourde. Selon nous, cette dialectique « doit » et non seulement « peut » être envisagée. En effet, un premier pas consisterait à dire que ces deux positions constituent plus deux approches d’une même réalité que deux réalités opposées. Le point de vue normatif lié à la notion de déficit est extérieur et objectivant: il se voit complété par le point de vue subjectif des sourds qui expriment un vécu ancré dans des capacités. Sur le plan pratique, envisager l’utilisation conjointe de l’implant cochléaire, de la LPC28 et d’une langue signée dote les jeunes sourds d’atouts précieux pour se développer pleinement. Mais il faut aller plus loin et mettre en évidence les liens entre le déficit auditif et la culture sourde. Ceci contribuera à « évacuer les positions essentialistes qui dessinent une anthropologie de la surdité comme différence biologique ou comme différence culturelle » (Benvenuto, 2011, p. 24). Yves Delaporte souligne l’originalité de la position des sourds et la « difficulté qu’il y a à penser une catégorie constituée par des gens qui ont transmué une déficience sensorielle en productions culturelles (…). C’est une chose pour laquelle on ne dispose d’aucun point de comparaison » (2002, p. 31). Réduire la surdité au domaine du handicap ne permet pas de saisir la spécificité de la surdité prélinguale et empêche même de concevoir qu’il y en ait une. Nous voulons explorer ici les chemins de la transmutation évoquée par Delaporte, que nous nommons dialectique car il s’agit plus d’un processus avec des mouvements d’allers et retours et d’interactions réciproques que d’une seule transformation. Il nous faut pour cela interroger plus avant les notions de handicap, de déficit et de culture sourde (2e partie) avant d’envisager les éléments pouvant fonder une telle dialectique (3e partie). Conclusion du chapitre Afin de situer l’enjeu de notre recherche, nous avons évoqué dans ce chapitre quelques-uns des débats suscités par l’implantation cochléaire, le dépistage néonatal de la surdité et l’accès aux soins de santé pour les 28

Langue française parlée complétée.

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CHAPITRE 1

sourds. Ces débats sont sous-tendus par différentes conceptions de la surdité qu’il semble difficile de faire cohabiter ou dialoguer. Nous avons dégagé deux paradigmes de la surdité, dénommés vision déficitaire et vision culturelle de la surdité, dont nous avons présenté les caractéristiques essentielles. La suite du travail s’attellera à analyser les fondements de ces visions paradigmatiques qui sous-tendent les débats autour de la surdité et à envisager la façon dont elles peuvent être mises en relation. Le chapitre suivant est consacré à l’examen des termes utilisés pour désigner les sourds et les malentendants, dans l’histoire et aujourd’hui, ainsi que les enjeux liés à ces dénominations : là déjà se lisent différents regards portés sur la surdité. Le chapitre 3 donnera un aperçu de l’histoire des sourds et de la médicalisation de la surdité, ce qui permettra davantage encore de saisir les racines de ces paradigmes. La première partie aura ainsi posé le constat des difficultés à faire se rencontrer vraiment les approches médicale et culturelle de la surdité.

CHAPITRE 2

PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES

Résumé Les termes liés à la surdité prêtent régulièrement à confusion dans leurs usages. Nous précisons leurs définitions, l’évolution de certains d’entre eux durant les deux derniers siècles et les enjeux liés aux dénominations des sourds.

Introduction Les termes « sourd », « surdité », « malentendant » sont utilisés de diverses façons, qui peuvent prêter à confusion. Ils portent les traces d’une évolution dans le temps et sont révélateurs d’une certaine conception du handicap en vigueur dans notre société. De plus, les personnes concernées n’utilisent pas toujours les mêmes vocables que ceux qui ne le sont pas, et cela peut différer encore de l’usage qu’en font les professionnels des soins. Afin d’éviter les malentendus, il importe de clarifier les termes utilisés. Nous évoquerons successivement la façon dont les mots sont utilisés et définis, les confusions auxquelles leurs usages donnent lieu, leur évolution dans le temps, et les enjeux qu’ils révèlent. Nous préciserons la façon qui sera le nôtre au cours de ce travail de désigner les personnes dont nous voulons parler. Cette clarification est loin d’être une opération neutre de définition car elle révèle les divergences entre différentes visions de la surdité qui constituent le point de départ de notre recherche.

2.1 Usage courant du terme sourd et définition médicale de la surdité L’usage courant du terme « sourd » dans des expressions telles que « sourd comme un pot », « dialogue de sourds », ou dans des remarques comme « Ne criez pas, je ne suis pas sourd ! » a une connotation négative, tout en confirmant la définition assez objective trouvée au dictionnaire : « Qui perçoit insuffisamment les sons ou ne les perçoit pas du tout » (Le

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CHAPITRE 2

Petit Robert, 1990). On peut même dire qu’il l’infléchit dans le sens de « ne pas entendre du tout », d’autant que pour qualifier une personne qui entend mal, existe le terme « malentendant », défini comme une « personne dont l’acuité auditive est diminuée » (Le Petit Robert, 1990). Notons que ces deux définitions renvoient strictement à la fonction auditive de perception des sons : c’est la fonction acoustique de l’oreille qui est concernée, alors que l’usage courant pourrait viser la capacité de compréhension d’un discours ou plus largement la capacité de communication. Le terme « surdité » va dans le même sens : « affaiblissement ou abolition complète du sens de l’ouïe » (Le Petit Robert, 1990). L’usage courant du terme « surdité », à l’image de celui du mot « sourd », évoque plutôt l’abolition complète de la perception des sons. Or le terme « malentendance » n’existe que dans un néologisme très explicite, tel qu’on le trouve dans le titre du livre : « Pour mieux vivre la malentendance au quotidien » (Goust, 1998). Un dictionnaire plus récent définit l’adjectif sourd comme « qui entend mal ou n’entend pas » (Le Robert de Poche, 2015), en renvoyant pour la première partie de la définition au terme malentendant et pour la deuxième partie au terme surdité : cela montre l’équivoque possible du mot « sourd » et l’absence d’un substantif pour « malentendant ». En médecine, le terme surdité est utilisé dans toute la gamme de la diminution auditive, en parlant de surdité légère, modérée, sévère ou profonde selon le degré de perte. Certains auteurs parlent de « déficience auditive », comme nous le voyons dans le tableau de classification du BIAP (Bureau international d’audiophonologie – voir figure 2.1), qui définit les degrés de surdité ou déficience auditive (Bureau international d’audiophonologie (BIAP), 2015). Ce dernier terme a le mérite d’être univoque, visant la fonction de perception des sons. Les mesures audiologiques ont pour premier but de déterminer un seuil d’audition exprimé en décibels (dB). Notons que l’OMS définit la « déficience auditive incapacitante » comme une perte supérieure à 40 dB à la meilleure oreille chez l’adulte et à 30 dB à la meilleure oreille chez l’enfant (OMS (Organisation mondiale de la santé), 2015b). Il faut entendre par là une déficience auditive qui a des conséquences sur le langage oral, ou sur son acquisition, quand il s’agit de l’enfant. Les mesures audiologiques vont également permettre de distinguer entre deux types de surdité selon la localisation du problème. Une surdité de transmission est liée à une atteinte de l’oreille externe ou de l’oreille moyenne tandis qu’une surdité de perception est liée à une

PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES

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Degré

Perte tonale moyenne

Conséquences

Audition normale ou subnormale

< 20 dB.

Il s’agit éventuellement d’une atteinte tonale légère sans incidence sociale.

Déficience auditive 21 à 40 dB. légère

La parole est perçue à voix normale, elle est difficilement perçue à voix basse ou lointaine. La plupart des bruits familiaux sont perçus.

Déficience auditive 1er degré : 41 à 55 dB. 2e degré : 56 à 70 dB. moyenne

La parole est perçue si on élève la voix. Le sujet comprend mieux en regardant parler. Quelques bruits familiers sont encore perçus.

Déficience auditive 1er degré : 71 à 80 dB. 2e degré : 81 à 90 dB. sévère

La parole est perçue à voix forte près de l’oreille. Les bruits forts sont perçus.

Déficience auditive 1er degré : 91 à 100 dB. Aucune perception de la profonde 2e degré : 101 à 110 dB. parole. Seuls les bruits très 3e degré : 111 à 119 dB. puissants sont perçus. Déficience auditive 120 dB. totale – Cophose

Rien n’est perçu.

Figure 2.1 – Classification audiométrique des déficiences auditives (Recommandation BIAP 02/1 bis)

atteinte de l’oreille interne ou des voies auditives (Mondain, Blanchet, Venail, & Vieu, 2005). Le moment de survenue de la surdité et son intensité sont déterminants car l’audition est primordiale pour l’accès au langage oral. La surdité prélinguale est ainsi nommée car elle survient avant une bonne acquisition du langage oral. Cela concerne bien sûr les surdités néonatales, mais plus globalement les surdités survenant dans la petite enfance. La surdité prélinguale a des répercussions importantes sur la compréhension d’une langue vocale1 et par voie de conséquence sur sa maîtrise et son utilisation : l’absence de bain langagier vocal complique fortement l’entrée dans un mode de communication audio-phonatoire. Pour être 1 Nous utilisons le terme « vocal » pour désigner ce qui ressortit aux langues produites avec la voix, par opposition à « signé », et le terme « oral » par opposition à « écrit »; les échanges signés sont ainsi considérés comme de l’oral, puisque, comme les paroles vocales, ils ne laissent pas de traces, au contraire de l’écrit.

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CHAPITRE 2

plus précis quant au moment de survenue, on distingue les termes suivants : « La surdité est dite congénitale si elle survient à la naissance, prélinguale si elle survient avant l’âge de 2 ans, périlinguale si elle survient entre l’âge de 2 et 5 ans, et postlinguale si elle survient après l’âge de 6 ans » (Mondain et al., 2005). Au contraire, le terme « devenu sourd » désigne généralement des personnes atteintes de surdité à l’âge adulte, après une bonne acquisition du langage. Ces personnes rencontrent de sérieux problèmes pour maintenir leur insertion sociale à cause de leurs difficultés de compréhension auditive, particulièrement dans les groupes, les lieux publics, etc. Il est des sourds qui ont une façon différente de se situer — différente de la majorité des gens et des professionnels : pour eux, le terme « sourd », dont ils se qualifient d’ailleurs eux-mêmes, n’est pas péjoratif. Yves Delaporte rapporte que les sourds peinaient à le croire lorsqu’il expliquait, comme cette fois-là à une amie sourde, que « beaucoup d’entendants emploient « malentendant » comme euphémisme au lieu et place de « sourd » parce que pour eux cette dernière étiquette désigne trop clairement une chose déplaisante. Elle est d’abord stupéfaite puis hurle de rire : jamais elle n’avait pensé à une chose pareille. Elle me dit poliment : « C’est bien possible », mais sans y croire » (Delaporte, 2002, p. 56).

Le fait qu’il s’agisse d’une auto-désignation de la part des sourds est révélateur : peu de malentendants, voire même de devenus sourds, se qualifient de sourds à cause du caractère péjoratif du terme. Ceux qui le font sont le plus souvent des sourds prélinguaux, locuteurs d’une langue signée. L’usage du canal visuo-gestuel est d’ailleurs pour eux prépondérant par rapport à une capacité auditive. Yves Delaporte résume la façon dont les sourds se représentent par cette formule : « être sourd est ontologique, parler avec le corps et comprendre avec les yeux est définitoire, ne pas entendre est de l’ordre du commentaire pédagogique » (Delaporte, 2002, p. 55). Être sourd, c’est bien plus parler une langue signée que ne pas entendre, ce qui va à l’encontre de la représentation de la majorité entendante, y compris des professionnels de la surdité. Le terme « entendant » se rencontre majoritairement chez les sourds ou chez les personnes proches de sourds. En effet, personne ne pense à préciser qu’il entend bien, sauf lorsqu’il est en présence de sourds. Ce qualificatif est d’abord donné par les sourds aux entendants rencontrés, qui se découvrent tels. Ceci indique que la norme inscrite dans notre société — au sens de référence habituelle, majoritaire — est le fait d’entendre.

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Certains auteurs écrivent le substantif Sourd avec une majuscule dans le but de distinguer l’acception médicale, audiologique du terme (avec une minuscule) de l’usage qui désigne des personnes appartenant à une communauté et à une culture se basant sur la langue des signes. La majuscule désigne alors l’appartenance ethnico-culturelle, comme pour les Français, les Wallons… « L’idée de départ (…) est de prendre acte du fait que les sourds-muets se définissent sur des critères culturels » (Delaporte, 2002, p. 30). C’est pourquoi le terme Sourd pourrait remplacer celui de sourd-muet, qui avait cette connotation ethnographique au 19e siècle et qui est aujourd’hui en voie de disparition. Nous n’adoptons pas cet usage : comme B. Virole, nous le trouvons « trop fixiste » (Virole, 2009, note p. 142). La tentative d’adopter une telle convention est un bon moyen de se convaincre de la difficulté qu’elle représente, ainsi que du continuum existant entre surdité de l’oreille et culture sourde : « En dichotomisant à outrance une réalité complexe, elle tombe dans les travers qu’elle veut dénoncer » (Delaporte, 2002, p. 30). Nous voulons également contribuer à « évacuer les positions essentialistes qui dessinent une anthropologie de la surdité comme différence biologique ou comme différence culturelle » (Benvenuto, 2011, p. 24 – nous soulignons) : utiliser la majuscule risque de figer des positions que nous voulons, au contraire, penser de façon dialogique. Une autre tentative de distinguer les deux types de réalité — physiologique et culturelle — est l’usage en anglais du terme « deafhood » (Ladd, 2003), parfois traduit en français par « surditude » (Bertin & Dalle-Nazébi, 2012), et qui marque la différence avec le terme « deafness » utilisé pour désigner la surdité dans le monde médical. Ce terme est jusqu’à présent plus usité dans la littérature anglo-saxonne que dans la littérature francophone. Il souffre probablement des mêmes défauts que l’usage de la majuscule, tout en permettant occasionnellement de préciser le point dans lequel on se place. Pour être complet, mentionnons les « CODA », « children of deaf adults ». Ce sigle anglais est également utilisé en français pour désigner les enfants entendants nés de parents sourds et se trouve rarement traduit par « enfants d’adultes sourds (EAS) » (Bull, 2004). L’utilisation d’un terme spécifique souligne la particularité de la situation de ces personnes, pour qui la langue des signes est une langue « maternelle », reçue en famille. Ils sont souvent amenés à jouer un rôle d’interprètes pour leur famille dans les contacts avec les entendants : le film « La famille Bélier » (Lartigau, 2014) a mieux fait connaître cette réalité. Les CODA nous font toucher à la question de la transmission : alors que la surdité génétique

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n’est pas forcément transmise2, ils exemplifient une transmission familiale de la culture sourde, qui est dans les faits plutôt une exception. L’apparente clarté de ces définitions cache des usages qui tendent à brouiller les concepts et les réalités vécues par les personnes concernées, comme nous allons le voir. 2.2 Confusions Il règne une grande confusion à l’heure actuelle dans l’usage courant des termes destinés à désigner les personnes sourdes et malentendantes. Souvent, on utilise « malentendant » pour désigner une personne sourde dans une visée du « politiquement correct », à l’image sans doute du terme « handicapé » qui s’est vu transformé en « personne handicapée » puis en « personne porteuse de handicap » ou « personne en situation de handicap ». On ne peut que saluer la volonté de respect des personnes que traduit ce mouvement, qui tente une distanciation entre la personne et le handicap : elle y échoue cependant souvent. Pierre Schmitt montre que l’expression « personne en situation de handicap » a émergé « afin de contextualiser et socialiser les difficultés rencontrées par une personne porteuse d’une déficience en les plaçant à un niveau interactionnel et collectif, et non plus individuel et permanent, [cependant] la plupart des acteurs politiques et sociaux ne se sont pas appropriés les subtilités introduites par les évolutions conceptuelles issues des disability studies et perçoivent la situation de handicap comme l’attribut permanent d’une personne déficiente, diminuée » (Schmitt, 2011, p. 5). La distinction entre le déficit, qui est attaché à la personne, et le handicap, qui résulte d’une interaction entre ce déficit, l’environnement et les capacités de la personne, ne résiste pas à l’« étiquetage » du handicap, tel que le définit M. Benasayag : « la société, les savants, les théoriciens se penchent sur un groupe de personnes, et extraient de leur multiplicité un trait qui constituera leur identité. Cet élément devient le tout et par ce mécanisme, nie la singularité de chacun » (Benasayag, 2008, p. 25). Bien souvent, le handicap devient la caractéristique principale de la personne, avant que soit mise en avant toute autre compétence ou trait distinctif. Les sourds et les malentendants vivent des réalités très différentes, même si elles sont qualifiées de « handicap » : cette caractéristique et leur déficit auditif sont probablement leurs deux seuls points communs. 2 90 à 95 % des enfants sourds congénitaux naissent de parents entendants, alors que la probabilité pour des parents sourds de donner naissance à un enfant sourd est très variable en fonction du type de gène(s) impliqué(s), et difficile à déterminer.

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Si tous deux bénéficient d’aides techniques qui peuvent être similaires et s’ils présentent des audiogrammes semblables, l’acquisition d’une langue orale s’est faite tout à fait différemment. La langue de prédilection d’un sourd prélingual diffère d’une personne à l’autre et peut être soit la langue orale, soit la langue signée. De nombreux sourds utilisent la langue des signes, et les malentendants presque jamais. Ainsi, lorsque l’administration de la province du Brabant Wallon (Belgique) annonce que « 4 capsules destinées aux personnes sourdes et malentendantes présentent les avantages sociaux et les aides proposées par les CPAS », il faut lire la suite du texte pour comprendre qu’il s’agit des « personnes sourdes [qui] méconnaissent leurs droits sociaux par manque d’accessibilité à l’information (qui est parlée ou écrite, et non signée) ». Les capsules video sont réalisées en langue des signes (de Belgique francophone, ce qui n’est pas précisé), avec sous-titrage (site brabantwallon.be, consulté le 25 octobre, 2015). Des exemples de ce type sont fréquents dans la presse, l’administration, les services sociaux, et dans l’usage courant. Il se trouve aussi dans un article présentant le service de médiation interculturelle auquel les sourds peuvent faire appel comme d’autres personnes en difficulté de communication dans leurs contacts socio-médicaux : « l’Arrêté Royal datant de mai 2002 intégra pour la première fois la langue des signes permettant ainsi aux malentendants de bénéficier, en tant que groupe cible, de la médiation interculturelle » (Chbaral & Verrept, 2004, Nous soulignons). La brochure de l’APEDAF « Ni sourds, ni entendants, qui sont les malentendants ? », relève plusieurs confusions et montre qu’on finit par ne plus savoir de qui ou de quoi on parle (APEDAF, 2014). La brochure échoue selon nous à clarifier vraiment les choses, s’en tenant à juxtaposer divers avis et positions. De façon générale, les malentendants et devenus sourds ne sont pas aidés par une langue des signes, la connaissent mal ou pas du tout. Leur canal de communication privilégié reste l’oral, aidé par la lecture labiale et par l’écrit. L’écrit peut être utilisé avec des sourds prélinguaux mais le niveau de maîtrise du français écrit est très hétérogène dans la population sourde. Il faut leur permettre d’utiliser la lecture labiale, ou un canal visuo-gestuel utilisé soit à part entière (langue des signes), soit en complément du langage oral (LPC, AKA). En conclusion, utiliser « malentendant » pour « sourd » empêche de reconnaître des réalités de vie différentes, ayant chacune leurs spécificités, et n’aide en rien les personnes concernées. Notons que le terme « malentendants » n’était pas utilisé au 19e siècle, ces personnes étant désignées par le terme « sourd ». Plusieurs changements se sont ainsi

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Figure 2.2 — Le signe sourd. Extrait de http://www.podcastscience.fm, consulté le 25 novembre 2015.

opérés au 20e siècles dans les termes utilisés autour de la surdité : nous la retraçons brièvement car elle indique des enjeux dans l’utilisation des termes d’hier et d’aujourd’hui. 2.3 Évolution historique Deux faits saillants émergent d’un regard historique sur les vocables utilisés dans le champ de la surdité : la quasi disparition du terme « sourdmuet » et le foisonnement de nouveaux termes, dont « malentendant » et « déficient auditif » sont les plus fréquents, même si Y. Delaporte relève aussi « non-entendant », « sourd non-parlant », « hypoacousique », « handicapé auditif » ou « anacousiste » (Delaporte, 2002, p. 29). Ces deux faits interagissent et sont à mettre en relation avec l’histoire des sourds, de leur éducation et la médicalisation de la surdité : autant dire que c’est un sujet que nous n’épuiserons pas ici. Nous en donnerons quelques clefs afin de comprendre les enjeux de la situation actuelle. On entend encore le terme « sourd-muet » dans l’usage courant, bien que ce terme ait disparu de l’usage médical et des milieux spécialisés. Les sourds contribuent eux-mêmes à préciser qu’ils ont accès à la parole, et que la mutité peut être distinguée de la surdité. Le signe « sourd » dans la majorité des langues signées européennes garde la trace de l’évolution historique puisqu’il évoque un sourd-muet : l’index tendu pointe l’oreille et se dirige vers la bouche (voir image 2.2 et voir https://www.spreadthesign.com/)3. 3 Il en est de même en ASL. En LSFB, ce signe est un des deux signes possibles pour désigner un sourd.

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C’est un signe ancien puisqu’on le trouve sur les premiers dessins de signes au milieu du 19e siècle (Delaporte, 2002, p. 50). L’anthropologue Yves Delaporte fait remarquer que l’on peut « s’étonner de ce pointage de l’oreille qui réfère clairement à un manque d’audition, alors que […] celui-ci n’est pas pertinent pour la définition que les sourds ont d’euxmêmes. L’explication est ici de nature sociolinguistique. [.] SOURD est un signe qui a toujours été utilisé dans les rapports avec les entendants. Pour un sourd, il est essentiel de leur faire comprendre ce qu’il est, et par conséquent nécessaire de se placer de leur point de vue à eux, en référant au manque d’audition » (Delaporte, 2002, p. 50-51). Notons qu’entre eux, les sourds se définissent bien plutôt par le fait de parler une langue signée et par la prépondérance de la modalité visuelle dans leur abord du monde. 2.3.1 Démutiser les sourds? La disparition du terme « muet » est intimement liée à la volonté de démutiser les sourds, inscrite dans la pédagogie oraliste qui s’impose à la fin du 19e siècle, après de longs débat avec la méthode des signes tout au long du même siècle (voir par; 4.1.1.3). « Jusque dans les années 1880, il n’y a pas d’autres vocables que « sourd-muet » ou « sourd et muet » pour désigner les gens qui utilisent une langue gestuelle comme principal moyen de communication. Après le congrès de Milan, (…) on assiste à une première tentative de renomination » (Delaporte, 2002, p. 20). En effet, au 19e siècle, « le mot sourd tout court désignait et ne désignait que ceux qu’on appelle plutôt aujourd’hui, officiellement en tout cas, les devenus sourds et les malentendants. Il désignait les personnes recourant naturellement à la langue parlée […] mais souffrant d’une perte auditive pouvant aller de la simple dureté d’oreille — surdité légère — jusqu’à la cophose — surdité totale » (Mottez, 2006, p. 122). Le terme « sourdmuet » ou simplement « muet » désignait alors les sourds prélinguaux, qui présentaient des difficultés voire une impossibilité à utiliser la langue orale — à « oraliser », selon le terme consacré encore aujourd’hui aux sourds qui parlent. La volonté d’apprendre à parler aux sourds-muets est soutenue, au 20e siècle, par l’amélioration de l’appareillage et les progrès de l’orthophonie, l’un et l’autre favorisant la rééducation précoce. Mais d’autres éléments entrent en compte, et ce dès le 19e siècle : la médicalisation de la surdité fait perdre à cette dernière « son statut de destiné existentielle pour [en faire] une maladie du corps » (Virole, 2000, p. 33); le discours anthropologique est marqué par « la pensée positiviste [qui] n’aura de cesse d’établir ‘scientifiquement’ le primat de l’essence phonique et articulée de

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la parole sur le langage gestuel » (Virole, 2000, p. 31) : la gestualité est jugée trop proche de l’animalité et considérée comme très inférieure au langage oral. Au début du 20e siècle, le terme « sourd-parlant » est utilisé pour désigner des sourds ayant perdu l’audition dans l’enfance, après une bonne acquisition du langage et qui, dirigés vers les institutions pour sourds, ont acquis une bonne maîtrise de la langue des signes : leur absence de mutité est due à un apprentissage du langage avant la surdité mais ils sont aussi bien intégrés dans des groupes de sourds. Certains d’entre eux, vers 1940, proposent de garder uniquement le terme « sourd », commun aux sourds-parlants et aux sourds-muets, mais cet usage n’est pas adopté parmi les concernés (Delaporte, 2002, p. 21-22). Une vingtaine d’années plus tard, les progrès médicaux jettent le tabou sur le terme « muet » mais également sur le mot « sourd » : les professionnels de la surdité (médecins, logopèdes, pédagogues) parlent de « déficient auditif », terme qui est rapidement adopté par des associations telles que l’Association des parents d’enfants déficients auditifs (ANPEDA en France, APEDAF en Belgique), ou pour des diplômes ayant trait à la rééducation des déficients auditifs. Soulignons que « l’étiquette cristallise la vision purement médicale que l’on a des sourds-muets » (Delaporte, 2002, p. 22) et « indique que le pouvoir officiel de nomination, séculairement aux mains des enseignants, est en train de passer aux mains des médecins et des paramédicaux » (Mottez, 2006, p. 128). Cette dénomination est donc celle des « spécialistes de la surdité », une dénomination de l’extérieur. Le monde des sourds, parallèlement et indépendamment, abandonne également le terme « muet » pour ne garder que « sourd », probablement en ayant « cru à la bonne nouvelle annoncée par les professionnels de la surdité » (Delaporte, 2002, p. 23). Ainsi, en France, « en 1961, la Fédération nationale des sociétés des sourds-muets devient la Confédération nationale des sourds de France. Son organe, La Gazette des sourds-muets, est rebaptisé La Voix du sourd » (Delaporte, 2002, p. 23). Lors du réveil sourd dans les années 1970 en France et dans les pays avoisinants4, les élites sourdes refusent le terme « déficient auditif » et reviennent au terme « sourd », car « sourd-muet » a alors disparu de la presse silencieuse5 (Delaporte, 2002, p. 24). 4 Réveil sourd : période de prise de conscience de la richesse de la langue des signes, de redynamisation des associations de sourds, et début de revendications quant à la place des sourds, de leur langue, … Pour plus de détails, voir (Kerbourc’h, 2012). 5 Le terme « silencieux » est utilisé depuis le 19e siècle comme adjectif ou comme substantif, pour désigner les sourds ou ce qui a trait à leur mode d’existence. Il est ainsi

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2.3.2 Sourd, au risque de malentendus On peut s’étonner du choix du terme « sourd » alors qu’il risque d’être confondu avec l’acception encore courante à l’époque (1960) de « dur d’oreille » : les sourds créent-ils eux-mêmes la confusion? Il semble plutôt que ce choix soit au contraire un signe de la différence radicale de conception des choses entre entendants et sourds : « Qu’un même mot, désignant des réalités aussi éloignées, ait réussi à s’imposer ne peut s’expliquer que par cet éloignement même : les deux sens ne s’emploient pas dans les mêmes milieux ni dans les mêmes contextes. Les sourds au sens usuel de l’époque (les devenus sourds dans notre taxinomie), les sourds-muets ne les connaissent tout simplement pas. Pour eux, ce n’est qu’une variété insolite d’entendants, à des années-lumière de ce qu’ils sont eux-mêmes, et peu leur chaut la manière dont les autres entendants les désignent » (Delaporte, 2002, p. 25). Mais il semble qu’il n’y ait pas que de l’ignorance ou de la distance entre deux mondes dans ce choix. Bernard Mottez montre que « le terme sourd-muet ne serait jamais tombé en désuétude sans la connivence des associations de sourds (-muets) elles-mêmes » (Mottez, 2006, p. 125) : le terme « muet » est ressenti comme injurieux par certains, qui affirment que les sourds ont une langue, la langue des signes, et qu’ils ne sont donc pas muets puisqu’ils s’expriment. Ce choix conduit aussi à un paradoxe qui veut que « c’est au moment même où les sourds-muets se faisaient à nouveau reconnaître comme membres d’une catégorie anthropologique qu’ils ont entériné un mot qui les faisaient disparaître comme tels » (Delaporte, 2002, p. 25) : comme nous l’avons vu, le terme crée des confusions et ne permet pas de désigner un groupe homogène, comme c’était le cas pour « sourd-muet ». Le terme de « catégorie anthropologique » dans la dernière citation importe si l’on veut comprendre que dans ce travail, comme dans d’autres, il soit question des sourds signant, et pas des malentendants, malgré les risques de confusion apportés par les termes dans leur usage courant : ces deux groupes présentent des caractéristiques très différentes, et ce serait méconnaître ce fait que de reprocher à un chercheur de s’intéresser aux sourds sans parler des malentendants.

question de la presse silencieuse pour désigner la presse des milieux sourds, mais aussi du sport silencieux pour désigner les associations sportives sourds (Benvenuto & Seguillon, 2013), voire simplement des silencieux pour parler des sourds (Dagron, 2008)

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2.4 Enjeux des dénominations 2.4.1 Invisibilité Les exemples de confusions que nous avons donnés, ceux qu’en donne Y. Delaporte (2002, p. 27-28) et ceux vécus très souvent par des sourds et des malentendants, sont à attribuer à un double phénomène, dont nous avons vu les racines historiques et que nous résumons ainsi : le terme « sourd » possède une signification différente pour les entendants et pour les sourds; les entendants remplacent ce terme, péjoratif à leurs yeux, par toute une série d’autres termes. B. Mottez parle d’une « entreprise de dé-nomination » dans un article de 19966 pour montrer que l’évolution et la prolifération des termes conduit non seulement à une confusion mais également à ne plus pouvoir nommer ceux dont il s’agit, dans un « processus pudique d’euphémisation, voire de déni » (Mottez, 2006, p. 128). Les exemples que nous avons donnés plus haut sont révélateurs à cet égard. Mais le phénomène dépasse celui du brouillage, pour toucher à celui de l’invisibilité, que pointe d’ailleurs le titre de l’ouvrage de B. Mottez : « Les sourds existentils? » (2006). Il ne s’agit pas ici de l’invisibilité du déficit auditif, souvent relevée, qui crée la surprise et provoque un sentiment d’étrangeté lors d’une première rencontre avec un sourd7. L’enjeu consiste dans la visibilité d’un groupe de personnes qui partagent une langue, un mode de vie, une perception du monde. Notre langage influence radicalement notre perception des choses. Y. Delaporte montre, au terme de son analyse de la façon de nommer les sourds, que « les sourds-muets sont toujours là, mais on ne dispose plus d’aucune étiquette pour les identifier. Or, nous ne pouvons penser le monde qu’au travers du filtre de la langue : si plusieurs choses sont nommées d’un même mot, elles sont pensées comme n’étant qu’une seule et même chose » (Delaporte, 2002, p. 27). Au-delà du caractère péjoratif ou pas de certains termes, très lié au contexte social, il y a donc bien un enjeu d’existence d’une réalité, le vécu collectif de la surdité prélinguale, à travers la possibilité de la nommer. 2.4.2 Hétéro- et auto-dénominations Yves Delaporte consacre les deux premiers chapitres de son ethnologie de la surdimutité (Delaporte, 2002) aux questions de dénomination, 6 Une entreprise de dé-nomination. Les avatars pour désigner les sourds au XIXe et XXe siècles, in (Mottez, 2006, p. 122-138) 7 Par contre, il suffit que deux sourds soient ensemble pour que l’usage des signes soit très visible!

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avec une distinction importante qu’il exprime en introduction au deuxième chapitre : « Le chapitre précédent retraçait la manière dont les sourds ont été perçus et nommés par les entendants. Celui-ci traitera de la manière dont les sourds se perçoivent et se nomment. Il traitera aussi de la manière dont ils nomment et perçoivent les entendants » (Delaporte, 2002, p. 33). Qu’il faille deux chapitres pour remplir cet objectif témoigne à lui seul de la complexité de la question, qu’il serait dommage et dangereux de réduire, et de l’hiatus existant entre la façon des uns et des autres de se percevoir et de percevoir. « Ceux qui déploient tant d’énergie pour modifier les appellations sont des personnes engagées dans une activité professionnelle en direction des sourds, les enseignants oralistes dans un premier temps, des médecins et des paramédicaux dans un deuxième temps. L’appellation qu’ils préconisent eux-mêmes porte leur marque. Comme il en est souvent ainsi, elle en dit plus long sur eux-mêmes, eux qui dénomment, que sur ceux qu’elle est censée désigner. Ils inscrivent là leurs désirs, leurs projets, leur volonté, leur pouvoir » (Mottez, 2006, p. 137). Nommer, c’est établir des distinctions, et elles varient selon notre perception du monde. Dans certaines situations, nommer c’est aussi exercer un pouvoir, particulièrement lorsque l’on est enseignant ou soignant, par les distinctions opérées ou non, par les réalités mises à jour ou laissées dans l’ombre. Dans ce travail, nous tenterons d’écouter les parties en présence et de tenir compte des dénominations prégnantes dans leur abord de la réalité. Nous travaillerons avec la notion de « déficit auditif », terme qui constitue le quotidien des spécialistes (para-)médicaux de la surdité, en montrant comment il peut se conjuguer avec l’affirmation de la culture sourde sans qu’un de ces deux termes exclue l’autre. D’autre part, nous donnerons voix aux sourds qui disent ne pas vivre subjectivement de déficit, pour faire place à leur expérience de complétude phénoménologique (Virole, 2009, p. 68). 2.4.3 Laisser place au vécu subjectif Il y a selon nous également un enjeu éthique dans le fait de passer d’un regard extérieur sur une situation, avec sa part d’objectivation, à l’écoute du vécu subjectif de personnes qui la vivent au quotidien. L’idée que les personnes concernées devraient rester les experts de la situation, et au moins être considérées comme des partenaires au premier chef, émerge dans le domaine des maladies chroniques (Barrier, 2014 ; Boudier, Bensebaa, & Jablanczy, 2012 ; Abidli, Piette, & Casini, 2015) et vient parer une vision scientifique de l’expertise apportée de l’extérieur, dans un souci d’objectivité. Le changement de paradigme qui se joue aujourd’hui dans la relation médecin-patient relève de cet enjeu, et

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constitue un tournant majeur dans une tradition qui exclut le malade de toute expertise — tradition paternaliste bien illustrée par l’étonnement suivant : « Depuis quand demande-t-on au malade son avis sur le remède qui le concerne? » (Cuxac, 1983). Est-il possible d’aller plus loin encore et d’entendre que les sourds disent ne pas être (que) des malades, des handicapés? L’affirmation d’une culture sourde est parfois qualifiée de déni du handicap, comme si les deux ne pouvaient coexister, comme si rien d’autre ne pouvait émerger conjointement à un handicap ou à un déficit physique. Entendre la parole des sourds sur leur façon de vivre la surdité dans un monde entendant est fondamental pour ne pas occulter toute une part de la réalité. Rares sont les médecins qui parleraient de « la culture sourde comme solution radicale au problème de la surdité » (Mottez, 2006, p. 78), et pourtant nous pensons que les sourds ont aussi des choses à dire aux malentendants quant au vécu de la surdité, en tenant compte des différences que nous avons précisées. Ces deux mondes se rencontrent cependant rarement. Les sourds sont experts en surdité et dans la façon de vivre dans un monde majoritairement entendant. « La première attitude éthique est de prendre au sérieux les témoignages des personnes sourdes lorsqu’elles prétendent avoir une qualité de vie sociale et intellectuelle comparable en bien des points à celles des autres membres de la société » (CCNE, 2007, p. 6). La subjectivité dont il est question ici, et à laquelle nous voulons donner place, a ceci de particulier qu’elle ne concerne pas seulement des individus isolés — auxquels pourrait renvoyer l’étymologie du terme subjectivité, des sujets : il s’agit aussi de la voix d’un groupe de personnes, rassemblées par une caractéristique physique et par ce qu’ils en ont fait, la façon dont ils l’ont assumée, transformée. Cette transformation est bien l’œuvre d’un groupe, où se reçoivent une langue, des manières de faire : elle concerne donc aussi la transmission.

2.5 Termes en usage dans ce travail Après cette explication de l’origine et des usages des termes, synthétisons la façon dont nous utiliserons dans ce travail les termes à risque de confusion. Nous parlerons de malentendants pour désigner les personnes dont l’acuité auditive est diminuée. Il s’agit le plus souvent d’adultes, dont l’atteinte auditive est acquise après une bonne maîtrise de la langue orale, et pour qui cette dernière reste le mode de communication unique ou principal. Les aides techniques (appareillage, et autres

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moyens d’amplification tels que micro FM, boucle magnétique, etc.), ainsi que la lecture labiale ou les supports écrits sont d’une aide précieuse pour ces personnes. Il ne faut cependant pas oublier les enfants malentendants, qui bénéficient des mêmes aides techniques et aides à la compréhension de l’oral. Leurs difficultés dans l’accès au langage oral dépend de leur degré de perte auditive mais aussi de facteurs familiaux, sociaux, culturels, et d’éléments subjectifs liés à l’histoire de l’enfant, à son vécu corporel, etc. (pour plus de détails voir Virole, 2009, p. 13-15). Nous parlerons de devenus sourds pour désigner les adultes ayant une perte auditive majeure survenue à l’âge adulte, qui entrave fortement leur capacité de compréhension de l’oral et leur insertion sociale. Le mot sourd gardera une partie de sa polysémie au moins, car il continue à désigner quelqu’un qui n’entend pas (du tout), au sens courant. Il sera cependant majoritairement utilisé ici pour désigner les personnes qui se désignent comme telles, à savoir les personnes déficientes auditives qui ont un recours privilégié à une langue signée. La surdité est le plus souvent, dans leur cas, survenue tôt dans la vie. Le terme « sourd » n’est pas péjoratif pour eux, au contraire de ce qui se passe pour la majorité de la population. Il désigne, plus que le fait de ne pas entendre, le choix d’une communication visuo-gestuelle : être sourd, c’est parler avec les mains.

Conclusion du chapitre La confusion régnant entre les termes sourd et malentendant témoigne, au-delà du souhait d’un terme « politiquement correct », d’une réduction des situations que désignent ces termes à un déficit sensoriel, à une perte d’audition, sans considération de leur moment et de leur mode de survenue. Or, la surdité prélinguale crée des situations bien différentes de celles liées à la surdité acquise à l’âge adulte. Les significations données au terme sourd par les entendants (déficient auditif profond) et par les sourds (utilisateur d’une langue signée) rejoignent les deux visions paradigmatiques de la surdité évoquées au premier chapitre. La difficulté à désigner de façon univoque les sourds signants est le révélateur d’un invisibilité des sourds dans la société, ou au moins d’une difficulté à reconnaître ce qui fait leur spécificité. Poursuivons avec le chapitre 3 l’exposé des éléments nécessaires pour mieux comprendre le contentieux entre sourds et médecins, en plongeant dans l’histoire des sourds et de la médicalisation de la surdité.

CHAPITRE 3

SOURDS ET MÉDECINS DANS L’HISTOIRE

Résumé La difficile rencontre entre sourds et médecins se trouve déjà dans l’histoire, même s’il y a bien sûr des accents propres au début du 21e siècle. Il importe donc de savoir quelle histoire partagent médecins et sourds. A ce jour, l’histoire des sourds est principalement celle de leur éducation, elle-même déterminée par le rôle donné à une langue signée, et donc par le positionnement épistémologique et linguistique par rapport à celle-ci. La médicalisation de la surdité survient au 19e siècle et donne naissance à l’otologie. Celle-ci doit sa fondation à l’interaction de deux réalités propres au tournant du 18e au 19e siècles : d’une part le développement d’une médecine anatomo-clinique et plus expérimentale, qui donne le cadre épistémologique et méthodologique, et d’autre part le rassemblement des enfants sourds en institution, qui offre le terrain d’observation et d’expérimentation. La médicalisation de la surdité joue un rôle majeur dans l’histoire des sourds et le devenir de leur éducation au cours du 19e siècle et jusqu’à aujourd’hui.

Introduction Les débats actuels autour des sourds plongent leurs racines dans l’histoire et, pour la partie qui nous occupe, en particulier dans la médicalisation de la surdité. Celle-ci intervient dès le début du 19e siècle et joue un rôle de plus en plus important au fil du temps dans le devenir des sourds et de leur éducation. Son influence se lit dans les décisions du congrès de Milan en 1880 mais encore sur les politiques scolaires actuelles. Dans un premier temps, nous ferons un bref parcours dans l’histoire des sourds, qui ne se veut pas exhaustif : il a seulement pour but de mentionner quelques repères historiques et événements importants auxquels nous nous référerons dans la suite de notre écrit afin qu’ils puissent être situés chronologiquement et dans leur influence sur la situation contemporaine. Dans un deuxième temps, nous verrons plus particulièrement comment intervient la médicalisation de la surdité et son influence dans le devenir des sourds.

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3.1 Quelques éléments d’histoire des sourds Plusieurs livres et la plupart des mémoires consacrés aux sourds comprennent une partie relatant plus ou moins longuement ce qui est connu de leur histoire. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur aux introductions historiques de Véronique Nagant (2002), Jean Dagron (2008), qui offrent un aperçu synthétique en quelques pages des éléments clefs de la vie des sourds au cours de l’histoire. Dans une perspective différente, B. Virole place au début de son livre « trois chapitres consacrés à l’histoire des idées sur la surdité pour éclairer les fondements historiques des discours et pratiques contemporaines » (2000, p. 13-66). Très denses et documentés, ces chapitres relèvent plusieurs éléments à l’interface de l’histoire, de la philosophie et de la pédagogie qui éclairent certains enjeux actuellement mis en évidence par l’existence des sourds, leurs interpellations et leurs revendications. Il existe quelques approches historiques plus exhaustives (Bertin, 2010) ou plus pointues, soit à partir d’un point de vue linguistique et pédagogique (Cuxac, 1983), soit philosophique (Grisvard-Giard, 1995 ; Benvenuto, 2009). Les travaux historiques de F. Encrevé (2012) et Y. Cantin (2013) s’intéressent aux enjeux noués au cours du 19e siècle mais aussi à la vie des sourds à cette époque. Dans une perspective historique également, H. Lane offre un récit des débuts de l’éducation signée des sourds aux États-Unis et ses liens avec les sourds français (H. Lane, 1991). L’histoire des sourds a jusqu’à présent été majoritairement écrite par des entendants (Cantin & Encrevé, 2013); P. Ladd la qualifie d’« histoire coloniale » (2003, p. 78-81, e.a.). Sous certains aspects, elle est l’histoire d’une lutte entre deux groupes : dans cette approche, quelle est la place pour le point de vue des « perdants » ou de la « minorité » (Cantin & Encrevé, 2013 ; Villechevrolle, 2013) ? 3.1.1 Préliminaire : de quelle histoire s’agit-il ? Pour leur plus grande part, les ouvrages ou introductions dédiés à l’histoire des sourds consistent en une histoire de leur éducation1, liée à l’histoire de leur langue, ou plutôt des positionnements face à l’usage d’une langue signée dans l’éducation des sourds. Un autre angle d’approche historique est celui de l’évolution de la technique médicale dans ses essais pour vaincre la surdité : c’est là une histoire de l’otologie et ce n’est pas l’histoire des sourds. 1

A l’exception notable des travaux de F. Encrevé et Y. Cantin.

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Est-ce le propre d’une minorité d’avoir une histoire dictée par les regards qui sont posés sur elle? Regards d’éducateurs, regards de médecins… Ce n’est pas le cadre de ce travail d’aborder cette question, mais il importe de la poser car ce fait rejoint une interrogation qui sera la nôtre dans ce travail, à savoir le fait de juger d’une situation sur base d’une norme établie de l’extérieur, et non par ceux qui vivent la situation en question. Dès lors, le développement de travaux historiques par des sourds ou à partir du point de vue des sourds sur l’histoire est un défi et un événement heureux (Cantin, 2013 ; Cantin & Encrevé, 2013 ; Benvenuto & Seguillon, 2013). Il doit être complété par une meilleurs compréhension des courants de pensée et influences qui ont amené au déroulement des événements : « Soutenir le combat des Sourds reviendrait moins à épouser leurs récits que leur point de vue sur le monde (…). Finalement, rendre justice au regard des Sourds, à la parole des Sourds, serait autant mettre des mots sur le modèle qu’ils défendent — celui d’une culture sourde — que déconstruire, contextualiser, analyser les fondements de ce qu’ils combattent. L’élan qui pousse le chercheur à tenter de comprendre la rationalité de l’intolérable, celle d’un discours qui a fait des Sourds des animaux, des idiots ou des fous, est porté par la même indignation que celui qui écrit l’histoire de la communauté sourde » (Villechevrolle, 2013, p. 50).

Notre travail ne se veut pas historique, mais il ne peut se passer d’un éclairage sur les fondements historiques de la question. Nous pensons par ailleurs que les enjeux de la médicalisation de la surdité n’ont pas fondamentalement changé : « l’ascension du pouvoir des médecins au cours du 19e siècle » (Bertin, 2010, préface d’A. Corbin, p. 7) s’est confirmée au 20e et constitue un élément clef de la compréhension de l’influence médicale dans le devenir des sourds. 3.1.2 Traces des sourds de l’Antiquité au Moyen Age Aristote excluait les sourds de la cité à cause de l’absence de langage articulé qui fait selon lui le propre d’un être humain. Platon reconnaissait pourtant une valeur communicative aux signes des sourds (pour plus de détails, voir plus loin dans ce texte p. 130). Sous l’empire romain, certains droits sont accordés dans le code Justinien aux sourds en fonction de leur capacité à s’exprimer vocalement (les « sourds parlants »). Au Moyen-Age, on trouve trace des sourds à travers les textes juridiques ou ecclésiaux, qui font remarquer certains de leurs droits, variables selon les lieux (baptême, mariage, vœux monastiques…) tout en restant globalement exclus de la vie sociale, en particulier par l’exclusion de l’héritage (voir Benvenuto, 2009, p. 41). Les moines ont emprunté des

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signes aux sourds, au Moyen-Age, dans leur désir de respecter la règle du silence (de Saint-Loup & Delaporte, 1997). Mais il est peu question des sourds en tant que personnes ou collectivité à l’époque. L’importance du travail manuel et l’illettrisme de la majorité de la population leur permettait de trouver une place dans la société de l’époque. 3.1.3 Éducation et philosophie du 16e au 18e siècle Des tentatives d’éducation d’enfants sourds se font jour dans des familles riches : citons entre autres Pedro Ponce de León (1520-1584) et Juan Pablo de Bonet (1573-1633) en Espagne, Amman (1669-1724), un médecin suisse en Hollande, Samuel Heinicke (1727-1790) en Allemagne, Wallis (1616-1703) en Angleterre, Jacob Rodrigue Pereire (1715-1780) à Lisbonne puis à Bordeaux et Paris (Bertin, 2010, p. 52-53). Il s’agit d’expériences relevant du préceptorat, où un maître s’occupe d’un ou deux élèves. Même si des congrégations religieuses s’intéressent au sort d’enfants de toutes conditions, il n’y a pas de trace de proposition pédagogique pour des groupes d’enfants sourds de condition modeste : « dans la problématique d’une rééducation de la parole où le face à face maîtreélève est le plus opérant, il s’agit d’une pédagogie de luxe, trop coûteuse pour qu’elle puisse être appliquée massivement » (Cuxac, 1983, p. 21). L’intérêt pour les sourds et le regard sur leur réalité au sein de la société des 17e et 18e siècles se trouvent au croisement de plusieurs questionnements, en particulier pédagogique et philosophique. Les philosophes espèrent, d’une part, trouver dans les langues signées les traces d’un langage originaire, et, d’autre part, interrogent le rôle des sens et de la perception dans la genèse de la pensée. Nous examinerons plus en détails à la section 8.2 l’évolution de la pensée de ces philosophes et l’influence mutuelle de la philosophie et de la pédagogie. La seconde moitié du 18e siècle va être le moment d’une « rupture majeure » (Cuxac, 1983, p. 21) dans l’éducation des sourds, opérée par l’abbé de l’Épée, qui va développer un enseignement destiné à un groupe d’enfants sourds de toutes conditions. 3.1.4 L’abbé de l’Épée Le rassemblement des enfants sourds en institution à partir de l’initiative de l’abbé de l’Épée (1712-1789; classe pour enfants sourds à partir de 17562) marque un moment clef dans cette histoire car le 2 Cette date est donné par C. Cuxac (1983, p. 23), qui note que « certains auteurs contestent cette date et font remonter le début de l’expérience à 1760 », date que nous avons trouvé citée plus souvent.

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regroupement des enfants et l’usage des signes dans leur éducation permet le partage de la langue des signes et l’efflorescence de la culture sourde. L’ecclésiastique ne s’était pas prédisposé à l’éducation des enfants sourds : « L’abbé de l’Épée doit sa première rencontre avec les sourds à un hasard. Le précepteur de deux sœurs jumelles sourdes vient de mourir. La mère des deux jeunes filles s’adresse à l’Abbé pour continuer leur éducation. On sait peu de choses exactes sur cette rencontre » (Cuxac, 1983, p. 22. Cette rencontre et ses circonstances sont relatées par l’abbé lui-même). Cette rencontre est devenue un élément mythique de l’histoire des sourds, donnant lieu à diverses interprétations, versions, mises en scène… Il en est de même pour d’autres éléments placés au fondement de l’histoire et de la culture sourde. Le principe de l’éducation proposée par l’abbé est de passer de la langue signée au français écrit; la démutisation, nécessaire pour l’insertion dans la société entendante, vient en second lieu. C’est le rassemblement des enfants sourds en lui-même qui permet le développement de la langue signée, que vont d’ailleurs avoir du mal à maîtriser les enseignants entendants. Le rôle de ces derniers tient dans le passage d’une langue à l’autre, que l’abbé favorise en utilisant les « signes méthodiques » c’està-dire en modifiant la syntaxe dans l’usage des signes pour la rapprocher de celle du français. « Le but avoué de l’Abbé de l’Épée était de rendre les sourds, quelle que soit leur condition sociale, à la vie active, d’en faire de bons chrétiens craignant Dieu, et de bons ouvriers; aussi une partie des cours était centrée sur l’enseignement du catéchisme, une autre sur l’enseignement du français écrit et une dernière consacrée à l’apprentissage d’un métier artisanal. (…) En dernier lieu, selon le temps, les moyens, et le personnel dont l’abbé disposait, venait l’enseignement du français oral » (Cuxac, 1983, p. 24).

C. Cuxac note la justesse des intuitions de départ de l’abbé, confirmées par les connaissances actuelles en linguistique, même si des difficultés sont apparues dans l’application de la méthode. On a classiquement opposé Pereire3 et de l’Épée à cause de leurs méthodes d’éducation des jeunes sourds. Pereire visait en premier lieu l’apprentissage du français vocal. Cette opposition symbolise la tension qui perdure tout au long de l’histoire de l’éducation des sourds, et jusqu’à nos jours, entre la place donnée à la langue signée et celle donnée à la maîtrise de la langue orale pour l’accès aux autres connaissances. 3 Juif portugais exilé à Bordeaux puis à Paris suite à l’Inquisition, il a mis sur pieds une méthode d’oralisation dont il garde jalousement le secret.

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Ce débat, connu comme une querelle des méthodes entre tenants de l’oralisme et tenants des signes demande quelques précisions. « Dans son acceptation la plus générale, l’oralisme désigne une méthode pédagogique visant à faire parler les sourds — c’est-à-dire qu’ils aient recours au langage oral dans leurs échanges. En soi, il n’a jamais fait débat : depuis la Renaissance, tous les pédagogues s’accordent sur l’idée que les sourds doivent parler. En revanche, la querelle s’est portée sur la façon dont on devait enseigner la parole aux sourds. D’un côté, les gestualistes sont partisans de la méthode dite ‘mimique’ : ils prônent le recours à la langue des signes, augmentée de toute une série d’autres signes inventés par les pédagogues, pour soutenir l’apprentissage du français oral et écrit. De l’autre, les oralistes4 sont partisans d’une méthode dite ‘orale pure’, qui bannit catégoriquement les signes et fait de l’oral à la fois un objectif et une modalité d’enseignement » (Villechevrolle, 2015, p. 169).

Cette question reste d’actualité, avec la dimension linguistique et pédagogique qui lui est sous-jacente, à savoir le fait que la langue est l’instrument des apprentissages : si celle-ci doit également être apprise, comme c’est le cas de la langue vocale pour les sourds, est-elle encore le meilleur instrument pour les autres apprentissages5? Assez rapidement, la méthode mise au point par l’abbé de l’Épée acquiert sa notoriété et se répand en Europe. En France, l’éducation des sourds est prise en charge par l’État : l’Institution des Sourds de Naissance de Paris est créé officiellement en 1791, deux ans après la mort de l’abbé. 3.1.5 Le 19e siècle entre oralisme et signes. Le congrès de Milan Le débat sur l’usage des signes pour l’instruction des enfants sourds traverse tout le 19e siècle. Nous venons d’évoquer les deux méthodes principales proposées pour l’éducation des sourds, la méthode orale « pure » et la méthode « mimique » qui utilise la langue signée comme accès aux savoirs et à la langue vocale. C. Cuxac relève trois positionnements par rapport à ces méthodes, qui ont cours au 19e siècle : celui du 4 M. Villechevrolle ajoute une précision sémantique en note : « Cet usage restreint du mot ‘oraliste’ est parfois à l’origine de certaines confusions notamment l’idée répandue que les partisans la méthode mimique ne seraient pas favorables à l’oralisme, au sens large, ce qui est faux ». 5 Nous avons ainsi reformulé en le simplifiant la question de C. Cuxac qui révèle l’enjeu linguistique et pédagogique essentiel : « [L]’acquisition d’un savoir (méta)-théorique sur le fonctionnement d’un objet antérieurement à l’acquisition de son usage — en l’occurrence l’acquisition d’une langue audio-orale, forcément tributaire, pour enfant sourd et dès son plus jeune âge, d’un enseignement explicite — est-elle équivalente, quant à ses résultats fonctionnels, à l’acquisition par l’usage de cet objet hors explicitation de ses structures ? » (Cuxac, 2003a, p. 6).

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refus, celui du bilinguisme, celui du « oui… mais… ». Le refus de l’usage des signes dans l’instruction, minoritaire au long de la majeure partie du 19e siècle, est fondé sur l’opinion qu’il ne s’agit pas d’une langue, et qu’il faut donc accéder au français oral avant tout autre apprentissage, y compris celui du français écrit, selon une filière identique aux enfants entendants, mais décalée dans le temps (Cuxac, 2003a, p. 6). De l’autre côté, le « discours en faveur d’une éducation bilingue de l’enfant sourd où la langue des signes a statut et fonction de langue première, discours porté à son plus haut point de cohérence par Bébian6, Berthier7 et la plupart des enseignants sourds, est lui aussi minoritaire ». La majorité est dans un entre-deux, où les signes sont utilisés sans leur donner une place première, fondatrice, dans le développement des apprentissages. Cette position se révélera avoir « plus d’affinités avec le discours du refus » (Cuxac, 2003a, p. 7). Le refus de l’usage des signes l’emporte à la fin du siècle, dans une date et un nom qui sont devenus mythiques pour les sourds : Milan, 1880. Un congrès d’éducateurs recommande d’éviter le recours à la langue signée dans l’instruction des enfants sourds8. Cette mesure sera appliquée dans les institutions pour sourds en France, en Belgique, confirmée en Italie et en Allemagne; la Suède9 et les États-Unis poursuivront un enseignement à l’aide des signes10. 6 Auguste Bébian (1789-1839), entendant, professeur puis censeur des études à l’Institution royale des sourds-muets de Paris, il publie deux ouvrages : en 1817, Essai sur les sourds-muets et sur le langage naturel, Paris, J. D. Dentu ; et en 1825, Mimographie ou Essai d’écriture mimique propre à régulariser le langage des sourds-muets, Paris, Louis Colas, qui présente un système de transcription-écriture de la langue des signes. 7 Ferdinand Berthier (1803-1886), élève à l’Institution des sourds-muets de Paris, puis moniteur, répétiteur et professeur; il a écrit plusieurs ouvrages relatifs à l’histoire des sourds et à la langue des signes. Il a fondé plusieurs associations rassemblant des sourds et a largement « contribué à diffuser la légende de l’abbé de l’Épée, légende que l’on répète encore de nos jours » (Encrevé, s. d.). 8 C. Cuxac montre que les Ministères français de l’Intérieur, dont dépendait la plupart des institutions pour sourds, et de l’Instruction publique, comptaient instaurer la méthode orale : cette action serait facilitée par la référence à l’avis d’experts. Les journalistes et rapporteurs ministériels accompagnant les pédagogues français congressistes jouaient le rôle d’informer le ministère et de convaincre l’opinion publique. Le lieu d’organisation du congrès n’était pas anodin puisque l’Italie était déjà gagnée à la méthode orale, et les institutions milanaises les premières de ce pays à l’avoir appliquée. La composition du groupe de congressistes ne laissait pas de doute quant à l’issue : 255 congressistes, dont 157 Italiens, 67 Français, 12 Anglais, 8 Allemands, 6 Nord Américains, 1 Belge, 1 Canadien, 1 Norvégien, 1 Russe et 1 Suédois (Cuxac, 1989). 9 Virole, 2000, note p. 30. 10 Nous ne pouvons préciser pour les autres pays selon les sources que nous avons consultées. Notons qu’il y est souvent question de l’interdiction de la langue des signes « en Europe ».

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3.1.5.1 Les arguments d’un refus Les arguments déployés au cours du congrès de Milan pour justifier le recours à la méthode orale pure — et donc éradiquer l’usage des signes mais aussi les méthodes mixtes — sont de différents ordres. Citons les principaux, sans vouloir être exhaustifs. Le principal argument d’ordre linguistique met en avant la pauvreté de la langue des signes. Celle-ci est dénigrée tout au long du 19e siècle, et tout particulièrement au congrès de Milan. Prenons cet exemple parmi ceux qu’a consignés C. Cuxac, tiré d’un rapport sur le congrès adressé au ministère de l’instruction civique français : « La mimique est une langue sommaire, une langue d’action (…). Éminemment propre à l’expression des choses matérielles et des mouvements bien accentués de l’âme, mais impuissante à reproduire autre chose que ce que l’on pourrait appeler les reliefs et les aspérités de la pensée, elle n’en saurait rendre les nuances et les délicatesses infinies. (…) La mimique a trop souvent le grave inconvénient, que n’a pas la parole, d’exciter au plus haut degré les sens et de provoquer la passion. La crudité, et je pourrai dire la nudité, le naturalisme du signe mimique a, en effet, la triste propriété d’exprimer certaines choses d’une façon blessante pour la délicatesse et dangereuse pour les bonnes mœurs » (p. 10 et 26, cité par Cuxac, 1983, p. 135-136). Comme nous le voyons, l’argument linguistique se prolonge par des considérations sur les bonnes mœurs et le contrôle de l’expression du corps. Ces éléments rejoignent un argument d’ordre anthropologique : les gestes sont trop proches de l’animalité, alors que la parole permet d’élever l’homme dans sa dimension spirituelle. On trouve là une influence des travaux sur l’évolution11, qui touche à la façon de situer les gestes dans l’expression humaine : « Pour le 19e siècle, la gestualité est à ce point enracinée dans le paradigme de l’expression du corps que la différence entre des signes gestuels et des manifestations physiologiques du corps sera difficilement faite. La gestualité sera inscrite dans le registre de l’expression inarticulée et dans celui d’une sensualité encore animale. (…) la pensée positiviste naissante au 19e siècle n’aura de cesse d’établir ‘scientifiquement’ le primat de l’essence phonique et articulé de la parole sur le langage gestuel » (Virole, 2000, p. 31). Il s’agit là d’une certaine conception de l’homme et de son langage, qui court de l’Antiquité à nos jours, et prend certaines voies pour s’exprimer au 19e siècle. 11 « Le langage articulé est spécial à l’homme ; mais comme les animaux inférieurs, l’homme n’exprime pas moins ses intentions par des gestes, et par les mouvement des muscles de son visage » (Darwin, 1864, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, cité par Virole, 2000, p. 30).

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D’un autre ordre sont les arguments de type sanitaire : la tuberculose était attribuée moins aux mauvaises conditions de vie des élèves (insalubrité, alimentation) qu’au manque de fonctionnement des poumons supposé en l’absence d’usage de la parole vocale. « La phtisie12 est la maladie du siècle et la liaison thérapeutique des phtisiques avec l’air qu’ils sont amenés à respirer est un thème commun du 19e siècle (Dagognet, 1958). Si les sourds ne parlent pas et qu’ainsi ils n’exercent pas leur ventilation pulmonaire, il est donc compréhensible, sinon nécessaire, qu’ils soient exposés aux maladies pulmonaires » (Virole, 2000, p. 35).

Cet argument avait été émis par Itard, médecin à l’Institut national des sourds au début du 19e siècle, et repris tout au long du siècle sans être révisé (Cuxac, 1983, p. 132-133). Il faut noter le poids d’un argument d’ordre religieux : si la parole est un attribut humain, elle vient d’abord de Dieu, et cette parole est nécessaire pour accéder aux vérités sur Dieu. L’argument est principalement utilisé par les italiens, et convainquent les religieux et ecclésiastiques directeurs d’institutions pour sourds, malgré le caractère de plus en plus laïc de l’éducation en France. Ils insistent sur « la nature divine de la parole, toute spirituelle, en opposition à la grossièreté matérialiste des gestes » (Cuxac, 1983, p. 136), ce qui rejoint l’argument anthropologique évoqué ci-dessus. Ils n’hésitent pas à utiliser une lecture littérale des textes : « Dieu, après avoir créé l’homme, lui donna la parole, et Adam a donné un nom à tous les animaux; ce fut donc Dieu lui-même qui nous fournit la méthode objective orale » (2e discours de l’abbé Balestra, compte-rendu du Congrès de Milan, cité par Cuxac, 1983, p. 137). Il faut enfin mentionner les arguments d’ordre social : la première résolution du congrès mentionne l’objectif d’insertion sociale des sourds : « Le Congrès, considérant l’incontestable supériorité de la parole sur les signes pour rendre le sourd-muet à la société… » (cité par Cuxac, 1983, p. 138). Cet objectif était également poursuivi par l’abbé de l’Épée et ses successeurs. Il sortit d’ailleurs de bons ouvriers de l’Institut, certains élèves devinrent répétiteurs puis enseignants, on note quelques intellectuels sourds au 19e siècle. A contrario et a posteriori, le 20e siècle et la méthode orale montreront leur incapacité à donner aux sourds un accès large aux connaissances et produiront un grand taux d’illettrisme chez les sourds. Par-delà les différents arguments qu’il serait possible d’énumérer, il semble que les auteurs s’étant intéressés à la question s’accordent « sur 12

Tuberculose.

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les conditions de la victoire oraliste : la médicalisation progressive de la question sourde » (Villechevrolle, 2015, p. 170). Nous reviendrons sur cette influence déterminante dans la section 3.2, en explicitant entre autres les liens entre médecine de la surdité et options pédagogiques au 19e siècle. 3.1.5.2 Un contexte socio-politique A côté de l’influence de la médicalisation de la surdité, il faut en noter au moins deux autres. La première est à la fois linguistique et socio-politique, en lien avec les mouvements nationalistes du 19e siècle. La volonté d’unification nationale passe entre autres par l’imposition d’une seule langue nationale : c’est au moins le cas pour la France (Cuxac, 1983, p. 44 et 127), pour l’Espagne (Bertin, 2010, p. 44), pour l’Italie (Cuxac, 1983, p.129). On assiste au même moment à la mise en place du cadre conceptuel de la linguistique moderne : « Au 19e siècle, on assiste en effet à la naissance d’un discours positif sur le langage, qui se définit par le recours aux faits et aux données d’observations; spéculations sur l’origine et rêves philosophiques sortent dès lors du champ scientifique naissant » (Virole, 2000, p. 30). La linguistique naissante13 n’inclut que les langues vocales, et exclut de son champ d’étude la question de l’origine du langage. L’émergence de la biologie comme discipline à part entière et le développement des thèses sur l’évolution vont de pair avec une crainte de dégénérescence de l’espèce humaine et des préoccupations hygiénistes. Nous avons parlé de la tuberculose et des maladies pulmonaires, mais il y aurait lieu également d’évoquer ce qui fut fait pour décourager les mariages entre sourds afin de limiter le nombre d’enfants sourds (dont on sait aujourd’hui le peu d’efficacité puisque 90 % d’enfants sourds naissent de parents entendants). 3.1.5.3 Conséquences Le congrès de Milan n’est pas le seul congrès de pédagogues du 19e siècle mais le plus déterminant d’entre eux (Virole, 2000, note p. 29). Il ne constitue pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, mais l’aboutissement d’un siècle de débats et d’influences que nous avons évoquées. Il crée cependant une rupture, à cause des décisions ministérielles qui y prennent appui : il a pour conséquence une mise au ban des langues signes 13 On note en particulier la création de la société linguistique de Paris en 1866, qui précise dans ses statuts « l’interdiction d’inscrire des questions concernant l’origine du langage à l’ordre du jour » (Virole, 2000, p. 39).

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pour l’éducation14 mais aussi sa dévalorisation dans la société et aux yeux même des sourds. Une conséquence qui se fait ressentir assez rapidement est la baisse du niveau d’instruction des sourds, puisque l’accès aux connaissances est conditionné à l’acquisition préalable de la langue orale — qui prend beaucoup plus de temps — et ne passe plus par la langue signée : « Le premier effet visible du Congrès de Milan sera d’interdire aux sourds la pratique d’un métier intellectuel (…) il est quasiment impossible dans le cadre oraliste actuel à un sourd profond ou sévère prélingual d’obtenir un bac quelconque » (Cuxac, 1983, p. 140)15. Le congrès de Milan en 1880 fait partie des éléments mythiques de l’histoire sourde, comme l’abbé de l’Épée et sa première rencontre avec les jumelles sourdes. Il suffit d’ailleurs de parler de « Milan » avec des sourds pour évoquer le séisme que représente ce congrès et ses conséquences. A. Benvenuto se plaît à rappeler deux autres congrès tenus la même année dans la même ville, rassemblant des médecins ORL, beaucoup plus nuancés sur la question des signes : « Entre le 6 et le 9 septembre 1880, c’est-à-dire à la même date et dans la même ville, (…) le deuxième congrès international d’otologie et du 2 au 5 du même mois, le premier congrès international de laryngologie, deux congrès très peu mentionnés dans la bibliographie relative à l’éducation des sourds » (Benvenuto, 2009, p. 188). Il reste beaucoup à faire pour une historiographie plus complète de la médicalisation et de la pédagogie de la surdité. 3.1.6 Le réveil sourd, fin du 20e siècle Le « réveil sourd » désigne habituellement une période, située dans les années 1970-1980, de nouveau dynamisme des associations sourdes, de prise de conscience des enjeux liés aux langues signées et à la culture sourde. Il est provoqué par les travaux en linguistique développés aux États-Unis à partir de 1960 (en particulier par W.C. Stokoe) et bénéficie d’un contexte favorable à la reconnaissance des minorités16. 14 Les signes ont été interdits pour les apprentissages, dans les relations maîtresélèves, mais aussi dans la communication entre élèves au sein des internats. La 8e résolution du congrès de Milan recommande d’ailleurs de séparer les nouveaux arrivants dans les internats des anciens pour éviter la propagation des signes. Des mémoires et thèses sont consacrés à l’époque à la façon d’« éradiquer » les signes, d’en empêcher la « contagion » (Cuxac, 1983, p. 139). 15 Il est bien sûr toujours possible de citer des exceptions, mais il s’agit d’exceptions à l’époque, requérant le surinvestissement de la famille et de l’enfant sourd dans les apprentissages. 16 Telle qu’elle se donne à voir dans le mouvement racial et le mouvement féministe en particulier.

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Les travaux des linguistes ont tiré les associations sourdes de leur sommeil, mais également les sciences humaines. En France, l’intérêt du sociologue B. Mottez pour les sourds participe à ce réveil (Kerbourch, 2006a, p. 1), tout comme les travaux de Christian Cuxac en linguistique17. Des sourds racontent comment B. Mottez a mis sur pieds des séminaires où il leur donnait la parole, pour mieux comprendre leur langue, leur façon de vivre, leur donnant ainsi l’occasion de prendre euxmêmes conscience de la valeur de leur langue et de leur dignité en tant que sourds (Emission « L’oeil et la main » : une lettre à Bernard Mottez, 2009). B. Mottez a organisé avec Harry Markowitz des voyages aux États-Unis, à Gallaudet en particulier (cf. infra – Kerbourch, 2006a), afin de rencontrer des sourds américains, de montrer ce qui pouvait être fait en matière d’éducation à partir de la langue des signes. Des sourds disent avoir compris alors pourquoi B. Mottez leur parlait d’une situation d’oppression de la minorité sourde en France (Emission « L’oeil et la main » : une lettre à Bernard Mottez, 2009). L’expression « réveil sourd »18 décrit bien l’efflorescence d’initiatives par ou avec les sourds qui contribuent à les tirer de l’ombre dans laquelle les a plongés la fin du 19e siècle. Il se traduit par un développement des associations sourdes, avec une plus grande visibilité, l’enseignement des langues signées aux entendants, la demande de plus d’utilisation de la langue des signes dans la société pour favoriser l’accès des sourds à différents services, etc. 3.1.7 Gallaudet University L’université Gallaudet, à Washington, est mondialement connue des sourds. Couramment présentée comme la seule université où les cours sont donnés en langue des signes, elle constitue pour les sourds une fierté, une démonstration de leur possibilité d’accéder à la connaissance et à l’émancipation19. On pourrait parler d’une antithèse du congrès de Milan dans le discours et les représentations sourds. Tout commence avec la « Columbia Institution for the Instruction of the Deaf and Dumb and Blind », fondée en 1857 pour une vingtaine 17 Son ouvrage « Le langage des sourds » (1983) donne un regard historique sur 1 question, avec un accent sur les liens entre linguistique et pédagogie. 18 aussi appelé « mouvement sourd » (Kerbourch, 2006b ; Kerbourc’h, 2012). 19 L’utilisation de l’ASL a persisté pour l’éducation des enfants sourds aux ÉtatsUnis au-delà du congrès de Milan, même si le pays n’a pas été épargné par une querelle des méthodes, dont témoignent les conflits entre Bell et Gallaudet (Virole, 2000, note p. 30).

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d’enfants. En 1864, l’institution est reconnue pour attribuer des diplômes de collège, et le niveau universitaire sera reconnu en 198620. Le nom « Gallaudet college » est donné en 1894, en souvenir de Thomas Hopkins Gallaudet (1757-1851). Celui-ci a été l’un des pionniers de l’éducation des sourds aux États-Unis. Parti en Europe pour « apprendre les méthodes européennes d’éducation des sourds, [afin de] prendre la direction d’une école qu’ils fonderaient à Hartford » (H. Lane, 1991, p. 194), il rencontre des réticences à Londres et en Écosse quant au partage des méthodes utilisées. Ayant rencontré à Paris Sicard et son élève Laurent Clerc, lui-même devenu professeur à l’Institution des Sourds de Naissance, il engage ce dernier en 1816 afin de l’accompagner aux ÉtatsUnis. Ils fondent la première école pour sourds aux États-Unis21. « Gallaudet » représente donc pour les sourds la possibilité d’une éducation qui leur soit ouverte, mais aussi un monde où les sourds ont un certain pouvoir : lors du mouvement « Deaf President Now » (DPN) en 1988, les sourds ont réclamé que soit nommé un président sourd à la tête de l’institution, ce qui est le cas depuis lors. Le campus a également été le théâtre du premier festival international Deaf Way en 1989, célébrant la culture sourde; le deuxième a eu lieu en 2002. Après cet aperçu de quelques moments ou figures clefs de l’histoire des sourds, intéressons-nous plus particulièrement à la médicalisation de la surdité qui débute avec le 19e siècle, et qui semble avoir un effet important sur les débats, en particulier pédagogiques, qui traversent ce siècle. 3.2 La médicalisation de la surdité Nous avons vu qu’il reste beaucoup à faire concernant l’histoire des sourds : le même constat peut être posé pour l’histoire de la médicalisation de la surdité. Le discours médical sur les sourds au 19e siècle est généralement présenté comme unifié, prônant l’oralisme pur. C’est la figure du Dr Itard qui revient le plus. Comme tel, ce discours participe à la vision d’une domination entendante sur une minorité sourde22, appuyée par le pouvoir médical, de la même façon que la présentation habituelle 20

https://www.gallaudet.edu/history.html, consulté le 30/01/2017 On doit donc aux réticences londoniennes et écossaises une proximité plus grande entre ASL et LSF qu’entre ASL et BSL. 22 Ce qui fait évoquer la minorité culturelle et linguistique sourde en termes de « minorité opprimée », ou en termes de « colonisation » (Ladd, 2003). Dans les deux cas, des comparaisons avec d’autres minorités opprimées ou cultures colonisées sont faites. 21

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du congrès de Milan met en scène une volonté de pédagogues d’écarter les langues signes et la culture sourde23. « Or, (…) il n’existe pas d’étude complète de ces textes [médicaux sur la surdité]. Pourtant on ne manque pas de sources. Le médecin le plus cité est sans nul doute Itard, quelque mots au plus sur Ménière et Blanchet mais rien sur Deleau, Bonnafont, Miot, Laennec, Ladreit de Lacharrière… » (Villechevrolle, 2012, p. 1)24 Ce n’est pas le lieu ici de réaliser ce travail, mais il importe de tenir compte des limites dues à ce manque d’étude historique critique. Notre objectif est de rassembler quelques éléments connus afin de permettre au lecteur de situer les racines historiques du contentieux entre médecins et sourds — telles qu’elles sont présentées à l’heure actuelle. Un des éléments déterminant le développement de l’otologie et de la médecine ORL tient dans le regroupement des enfants sourds en les institutions. Legent note d’ailleurs que « Tout au long des trois premiers quarts du 19e siècle, la médecine des oreilles s’est beaucoup plus souvent développée dans les établissements de sourds-muets que dans les hôpitaux. La diminution de l’activité médicale consacrée aux sourds-muets à la fin du 19e siècle a correspondu à l’implantation progressive dans les hôpitaux de cette nouvelle spécialité qu’était l’Oto-Rhino-Laryngologie » (2003).

Ce tournant dans l’activité ORL correspond temporellement à la période qui entoure le congrès de Milan. Sans lien causal, cette concomitance participe d’un ensemble de faits qui lie médecine des oreilles et pédagogie. Ce lien qui traverse tout le 19e siècle est toujours d’actualité avec des prises de position venant du milieu (para)médical à propos des options pédagogiques. Évoquons-le à travers quelques figures de médecins avant d’en chercher les fondements. 3.2.1 Médecins d’une institution pour enfants sourds au 19e siècle A partir du début du 19e il y aura toujours un médecin attaché à l’Institution nationale des sourds de Paris, comme dans bien d’autres. 23 Cette vision se trouve par exemple chez Lane : « L’histoire des relations entre les sociétés des entendants-parlants et les communautés des sourds est une excellente étude de cas des motifs invoqués et des moyens mis en œuvre quand la peur de la diversité amène les majorités à opprimer des minorités. (…) Si, chez la plupart des membres de la communauté sourde, l’absence de l’ouïe est un malheur, c’est parce qu’elle est manipulée par ceux qui veulent se débarrasser des problèmes sociaux en les médicalisant » (H. Lane, 1991, p. 7). 24 Le relevé le plus exhaustif que nous ayons trouvé des médecins impliqués dans le traitement de la surdité au 19e siècle ainsi que de leurs méthodes est celui réalisé par Legent (2003).

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Les grands noms de l’ORL française au 19e se trouvent liés à l’histoire de cette institution. Les livres ou chapitres consacrés à l’histoire des sourds25 ne peuvent manquer d’évoquer les figures de plusieurs médecins car ils prennent dans ce siècle une importance déterminante dans le devenir des sourds. Mais, comme le fait remarquer M. Villechevrolle (2015), cette évocation reste partielle. Jean-Marc Gaspard Itard (1774-1838) est le premier médecin à faire son entrée à l’Institution nationale des sourds et muets de Paris. « En octobre 1800, le nouveau règlement intérieur de l’institut exige la présence d’un officier de santé : Itard investit officiellement les lieux. C’est en effet l’époque où l’inoculation du vaccin contre la petite vérole bat son plein » (Bertin, 2010, p. 159). C’est l’abbé Sicard, successeur de l’abbé de l’Épée, qui l’y appelle, avec également pour mission de s’occuper de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, confié par le gouvernement à l’abbé Sicard (voir à ce sujet H. Lane, 1979). Après l’échec des tentatives d’éducation de Victor, Itard s’attelle à traiter la surdité des enfants de l’institution. Itard est traditionnellement reconnu comme le fondateur de l’otologie moderne (Villechevrolle, 2015, note 7, p. 170). Les problèmes liés aux oreilles avaient jusque là peu intéressé la médecine officielle mais plutôt les guérisseurs (Legent, 2003). Itard rédige un Traité des maladies de l’oreille et de l’audition, qui parait en 1821. Ce traité sera réédité par l’Académie de médecine en 1842, quatre ans après la mort d’Itard, avec quelques compléments26 et ce, malgré l’absence de description otoscopique et une classification compliquée des surdités (Legent, 2003). Itard a mené de nombreuses expérimentations sur les enfants sourds afin de tenter de traiter la surdité (Legent, 2003) : ouverture de la membrane tympanique, trépanations, cathétérismes de la trompe d’Eustache… Si les commentaires actuels scandalisés sont justifiés, il vaut la peine de replacer ces agissements dans le contexte du siècle pour tenter d’en comprendre la motivation et « la rationalité de l’intolérable » (Villechevrolle, 2015, p. 171 – nous y reviendrons ci-dessous). Comme la plupart des médecins, « Itard s’intéresse(ra) aux élèves de l’Institution d’un double point de vue, médical et pédagogique » (Cuxac, 1983, p. 44). Legent explicite cette double position : « Ils s’ingéniaient à améliorer l’audition, (…) donnant lieu à une débauche de ‘thérapeutiques’ 25

Bertin, 2010; Cuxac, 1983; Virole, 2000; Nagant, 2002… Ces compléments sont identifiés entre parenthèses, principalement empruntés aux écrits de Ménière. 26

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les plus invraisemblables. Mais les médecins voulurent aussi différencier les types de surdité pour mieux orienter la pédagogie. De là à donner des avis sur la pédagogie, le pas était vite franchi » (2003). Itard est partisan de la méthode orale, et insiste sur la lecture labiale et l’expression orale (Nagant, 2002, p. 20). Celle-ci est également jugée nécessaire pour éviter l’atrophie des muscles respiratoires, prédisposant selon lui aux maladies pulmonaires (dont la tuberculose). Cet argument d’Itard sera repris tout au long du siècle, et correspond bien aux préoccupations hygiénistes du temps. A la fin de sa vie, Itard reconnaît l’intérêt des signes : « Le langage des signes est le seul moyen, le moyen le plus efficace de suppléer au défaut d’audition qui empêche le libre développement de la parole chez le demi-sourd-muet ; et même, pour hâter leur progrès, il faut les placer dans une institution ad-hoc, parce que là on ne leur parle, ils ne s’entretiennent entre eux que par des signes »27.

Ce revirement peut tenir tant à la reconnaissance de l’échec après trente ans de tentatives de traiter la surdité qu’à la capacité d’Itard de « tenir compte de l’opinion de ses anciens élèves devenus répétiteurs et professeurs à leur tour » (Cuxac, 1983, p. 46). Les grandes lignes de la médicalisation de la surdité sont tracées avec Itard, même si des variantes, parfois importantes, sont à noter tant dans l’abord médical de la surdité que dans les options pédagogiques soutenues par ses successeurs. Prosper Ménière succède à Itard à la mort de ce dernier en 1838. Il écrit lui-même, dans un un livre consacré à La guérison de la surdimutité et l’éducation des sourds-muets28 : « Nous trouvâmes dans l’ouvrage de notre savant prédécesseur et dans diverses publications venant de lui, tous les renseignements nécessaires à l’accomplissement des devoirs qui nous étaient imposés. Itard, après quarante ans de soins, en était venu à un profond découragement ; il avait reconnu par expérience que la plupart de ses idées premières étaient bien plutôt des désirs et des illusions que des réalités… J’ai commencé en quelque sorte par où Itard avait fini; j’ai vu une multitude d’enfants à qui l’on avait fait subir les traitements les plus douloureux, les plus barbares, les plus absurdes et les plus inutiles ; j’ai compris que mon devoir était tout différent; aussi n’insistai-je pas longtemps sur une thérapeutique qui ne devait trouver sa justification que dans le plus grossier empirisme, ou dans des motifs d’intérêt privé que la conscience réprouve. Cependant, je n’étais pas devenu 27 L’affirmation d’Itard est tirée des Réfutation des assertions de M. Itard sur le traitement des sourds-muets, par Deleau jeune, Paris, s.d., p. 12, cité par Cuxac, 1983, p. 46, note. 28 Notons la concomitance des deux thématiques dans le titre même de l’ouvrage de Ménière.

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sceptique à ce point que je me crusse autorisé à nier toute possibilité de guérison en pareil cas » (cité par Legent, 2003).

Les expérimentations du type de celles menées par Itard reprennent avec le Dr Blanchet, nommé chirurgien de Saint-Jacques29 en 1847; Ménière s’indigne de son acharnement (Bertin, 2010, p. 89). Blanchet deviendra médecin chef, en succédant à Ménière en 1862, et ce jusqu’en 1867. Il prône l’enseignement de la parole articulée en plus de l’usage des signes, dans le but de favoriser l’intégration des sourds dans la société. Dans ce même but, il promeut l’intégration d’enfants sourds dans des écoles ordinaires (Benvenuto, 2009, p. 177-178). Jean-Pierre Bonnafont (1805-1890) n’exerce pas à Paris mais est connu pour un Traité pratique des maladies de l’oreille et de l’audition, paru en 1860 et réédité en 1873. Legent mentionne qu’il est « grand admirateur d’Itard, comme lui partisan de choix pédagogique éclectique en fonction de l’importance de la surdité et de sa date d’apparition » (Legent, 2003). Jules Ladreit de Lacharrière (1833-1903) est médecin à l’Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris en 1867. Il y fonda une clinique otologique ouverte à toute la population. Le relevé de quelques 2000 consultations en 1884 montre une diversification par rapport à la réalité de la surdi-mutité de l’enfant, même si cette pratique ORL concerne encore majoritairement des affections des oreilles (Legent, 2003). La position d’Itard, tout comme la perception qu’en ont eue ses confrères et successeurs, a donc dû varier dans le temps. De ce parcours esquissé par Legent est absent le Dr Fournié, qui est médecin de l’Institut parisien au moment du congrès de Milan. Il participe à l’« autre Milan » le congrès d’otologistes réunis en même temps que les pédagogues de sourds : « Bien que parlant du haut d’une autre tribune que celle des éducateurs, il est l’une des voix d’opposition à leur congrès » (Benvenuto, 2009, p. 188). Relevons la position de Fournié, et le lien établi entre physiologie et pédagogie : « Pour Fournié, il est clair que la parole articulée ne saurait constituer l’objectif de l’éducation des sourds-muets en raison des contraintes physiologiques auxquelles elle est soumise, elle est et doit rester un accessoire de leur instruction. L’éducation doit alors reposer sur l’exercice de l’intelligence des élèves par le moyen de la langue qui leur est physiologiquement propre. L’écriture est le moyen de traduction entre deux intelligences, qu’il est indispensable d’enseigner aux sourds pour qu’ils se reconnaissent dans l’intelligence des entendants-parlants. » (Benvenuto, 2009, p. 193). 29

Autre nom de l’Institution des Sourds de Naissance, située rue Saint-Jacques à Paris.

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Il importe de rappeler une telle position, qui montre combien les avis n’étaient pas unanimes contre les sourds. Ce parcours partiel nous permet d’apercevoir d’importantes variations dans les positions des médecins quant à la thérapeutique et quant à la pédagogie, à l’intérieur d’une commune volonté de soigner la surdité. Comme le suggère M. Villechevrolle, il s’agit pour la plupart d’entre eux d’une visée unique, « pédagogico-curative », la pédagogie ayant des visées curatives : « pour certains médecins, l’oralisme n’est pas une simple option pédagogique, mais il est une véritable prise en charge curative de la surdité. Faire parler les sourds, ce n’est pas seulement les éduquer pour leur permettre de s’intégrer dans une société majoritairement entendante. Mais, étrangement, c’est aussi les soigner » (Villechevrolle, 2015, p. 170). Voyons comment il est possible de rendre compte d’une telle hypothèse. 3.2.2 Entre thérapeutique et pédagogie : aux fondements de la médicalisation de la surdité Comment peut-on rendre compte de l’attitude des médecins des sourds, tant dans la recherche acharnée de moyens pour guérir la surdité, pour faire entendre et parler les sourds, que dans leurs prises de position sur le plan pédagogique? Il s’agit dans le même temps de justifier de liens entre essais thérapeutiques et options pédagogiques, qui nous apparaissent actuellement plutôt comme deux domaines distincts. Il faut cependant noter qu’aujourd’hui encore, nombre de médecins ORL prennent position en recommandant telle ou telle option pédagogique aux parents d’enfants sourds : pouvons-nous trouver dans l’histoire des éléments à la source de cette attitude, qui déborde les compétences propres à leur discipline? B. Virole évoque le rôle d’une volonté normative propre à l’exercice médical pour expliquer l’acharnement médical à traiter la surdité : « L’histoire des rapports entre la médecine et la surdité est marquée par la constance des essais infructueux pour faire entendre coûte que coûte les enfants sourds au travers de procédés invasifs (trépanation, …). Sans vouloir généraliser à l’ensemble des pratiques ORL, il semble que la surdité serve de révélateur des motivations normatives inconscientes de certains comportements médicaux » (Virole, 2000, p. 34, note).

Cet argument est toujours d’actualité, et nous nous pencherons sur le rôle des normes dans l’exercice médical, tel qu’il a été analysé par Canguilhem, au chapitre 6. D’autres hypothèses pour expliquer l’acharnement médical ont été avancées en ce qui concerne plus spécifiquement

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le 19e siècle. Nous en examinerons de trois types, avec une attention au lien entre médecine et pédagogie. 3.2.2.1 Une justification pragmatique Une première explication est de type pragmatique, caractéristique du domaine médical : il y a recherche de traitement de la surdité, et donc expérimentation, parce qu’il y a une demande de la part de patients et une volonté d’aide de la part de médecins. « Devait-on rester indifférent devant la surdité de ces enfants ? Devait-on tenter les nouvelles thérapeutiques ? Devait-on laisser les charlatans ou les ‘philosophes guérisseurs’ comme Le Bouvyer Desmortier ou Fabre d’Olivet être les seuls ‘à faire quelque chose’ ? Dans sa lecture académique en 1860 sur De l’expérimentation en matière de surdi-mutité, Menière concluait après vingt-deux ans de vie passée avec les sourds-muets : ‘Les malades chercheront toujours à être guéris, les guérisseurs prôneront toujours un remède nouveau plein d’espérances trompeuses, et les parents voudront toujours arracher leurs enfants au malheur qui les accable’ » (Legent, 2003).

Il faut nuancer en ce qui concerne la demande, qui peut venir des adultes mais pas des enfants : ceux-ci ne se plaignent pas de leur surdité, au contraire des adultes chez qui elle survient après avoir bien entendu. La médecine de l’époque conçoit l’enfant comme un adulte en miniature, sans spécificité ni physiopathologie propres. En l’absence de connaissance en otologie, les médecins du début du 19e siècle « ne firent qu’essayer les traitements appliqués alors aux adultes » (Legent, 2003), à savoir des remèdes appliqués pour tout symptôme apparemment lié à un problème d’oreille. La surdité de l’enfant, habituellement invisible, se révèle avec la mutité. « Toutes les conditions se trouvaient réunies dans les établissements de sourds-muets pour effectuer des essais thérapeutiques : la surdité flagrante [par la mutité], le regroupement des enfants permettant des ‘séries thérapeutiques’, et des médecins désireux d’améliorer le sort des jeunes sourds-muets » (Legent, 2003). Cette explication pragmatique ne vaut que pour la thérapeutique. Sauf si l’on considère la conviction des médecins dans une guérison possible — il fallait en effet une motivation à rude épreuve pour tenter des expérimentations durant d’aussi longues années30 ou reprendre des expérimentations qui s’étaient déjà avérées infructueuses31. C. Cuxac montre 30 La question de l’irréductibilité de la surdité a d’ailleurs été portée devant l’Académie des Sciences au 19e siècle (Virole, 2000, p. 34, note). 31 Tel que le fit Deleau, malgré les résultats infructueux publiés par Itard en 1821.

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que la réfutation des signes va de pair avec la conviction d’une guérison possible : « une raison fait pencher la médecine de préférence dans le champ de l’oralisme : favoriser l’évolution d’un moyen de communication gestuel chez les sourds, c’est d’un manière générale, dans l’esprit d’un médecin, rendre le possible en quelque sorte superflu ; c’est aller d’une part contre le code de déontologie de leur pratique, et d’autre part, contre l’idée même de progrès dans le domaine médical » (Cuxac, 1983, p. 122).

Cet argument garde son actualité même si le choix de l’oralisme n’est que potentiel dans cette hypothèse, et n’est pas envisagé comme une thérapeutique en soi. Un médecin ORL nous disait récemment (en mai 2016) que les progrès inouïs ouverts avec l’implantation cochléaire, a fortiori bilatérale rendaient caduque l’apprentissage d’une langue signée et l’enseignement bilingue. Cela va à l’encontre de l’avis de jeunes sourds implantés, qui expriment combien il est fatigant de suivre un enseignement oral, heureux de pouvoir y accéder par les signes (Volon, 2015). Ils disent combien un sourd reste un sourd, même implanté, ce que suffisent à rappeler des circonstances telles que les pannes d’appareillage, le sommeil, le bain ou la piscine. L’audition dans le bruit et les situations de groupe reste par ailleurs des situations particulièrement difficiles. 3.2.2.2 La méthode anatomo-clinique L’otologie naissante bénéficie du tournant méthodologique qui s’opère à la fin du 18e siècle et qui fonde la médecine moderne. « La méthode anatomo-clinique résulte d’un entrecroisement de regards, celui porté sur les symptômes et les signes et celui porté sur la lésion post mortem — autrement dit, la synthèse entre l’anatomie pathologique et la clinique. La méthode anatomo-clinique qui en résulte constitue avec la médecine expérimentale les deux piliers de la médecine moderne occidentale » (Masquelet, 2007, p. 64). Notre but est ici de situer l’influence de ce changement dans l’exercice médical sur la naissance de l’ORL. Michel Foucault a consacré un ouvrage à ce tournant épistémologique de la médecine : nous lirons dans Naissance de la clinique (1963) les grands traits de cette transformation et nous ferons le lien avec ce que nous avons vu du développement de la médecine des oreilles. a) Observer le vivant et le mort. Selon Foucault, l’anatomie ne suffit pas à fonder la médecine moderne, il faut le développement d’un regard clinique, qui rencontre ensuite les apports de l’anatomie, pour fonder la

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démarche anatomo-clinique32. Foucault parle abondamment de ce regard clinique, tout en ayant selon nous de la peine à le caractériser dans sa nouveauté. Nous nous étonnons des qualificatifs plusieurs fois utilisés tels que le « regard neutre » (p. 178), la « clarté du regard, dans un mouvement d’apparence si simple, si immédiate » (p. 269), alors que Foucault reconnaît que « la pureté d’un regard non prévenu [sur] l’objet de leur expérience » est plutôt à attribuer à une « réorganisation épistémologique de la maladie » (p. 269). Il parle d’ailleurs de la « vieillesse de la clinique » (titre du chapitre 4) : « Le principe que le savoir médical se forme au lit même du malade ne date pas de la fin du 18e siècle. Beaucoup, sinon toutes les révolutions de la médecine ont été faites au nom de cette expérience posée comme source première et norme constante. Mais ce qui se modifiait sans cesse, c’était la grille même selon laquelle cette expérience se donnait, s’articulait en éléments analysables et trouvait une formulation discursive » (Foucault, 2012, p. 83 – nous soulignons.).

Il s’agit donc plutôt, selon nous, non tant d’une naissance de la clinique que d’un important changement en son sein. Ce changement concerne principalement la forme33, car les anciennes théories restent en place, telle la théorie des humeurs, par exemple. b) Influences politiques et institutionnelles. La nouvelle forme que prend l’exercice médical est particulièrement conditionnée par le changement de cadre social et institutionnel. Foucault montre comment d’importantes réformes politiques concernant la santé interviennent à partir de la Révolution française : exigence d’un diplôme reconnu par l’État pour exercer la médecine (p. 71-sq), nouvelle organisation de l’enseignement (p. 75-sq), réorganisation des hôpitaux (p. 65-sq), institution d’une science médicale des épidémies (p. 46-sq) et préoccupation pour la santé d’une population (p. 63) — que nous préférons appeler préoccupation sanitaire. Foucault analyse toutes ces changements qui influencent l’exercice du regard médical et du langage qui le traduit, le tout constituant un profond 32 « Anatomie et clinique ne sont pas de même esprit : aussi étrange que cela puisse paraître maintenant qu’est établie et enfoncée loin dans le temps la cohérence anatomoclinique (…) Pour que, de l’intérieur de la clinique, se dessine et s’impose le rappel de l’anatomie pathologique, il faudra un mutuel aménagement » (Foucault, 2012, p. 178). 33 « … avant les grandes découvertes du 19e siècle, [le discours de l’expérience médicale] a modifié moins ses matériaux que sa forme systématique. La clinique, c’est à la fois une nouvelle découpe des choses, et le principe de leur articulation dans un langage où nous avons coutume de reconnaître le langage d’une ‘science positive’ » (Foucault, 2012, p. 16).

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changement méthodologique dans la médecine de la fin du 18e et du début du 19e siècle : « Pour que l’expérience clinique fût possible comme forme de connaissance, il a fallu toute une réorganisation du champ hospitalier, une définition nouvelle du statut du malade dans la société et l’instauration d’un certain rapport entre l’assistance et l’expérience, le secours et le savoir; on a dû envelopper le malade dans un espace collectif et homogène. Il a fallu aussi ouvrir le langage à tout un domaine nouveau : celui d’une corrélation perpétuelle et objectivement fondée du visible et de l’énonçable. Un usage absolument nouveau du discours scientifique s’est défini alors » (Foucault, 2012, p. 270).

Foucault donne parfois au regard clinique une place déterminante34. Il s’agirait selon nous de parler non en termes de cause ou conséquence mais plutôt d’influences réciproques, comme Masquelet évoque « le contexte politique institutionnel et intellectuel de la France postrévolutionnaire qui a favorisé l’émergence du regard anatomique » (Masquelet, 2007). Par ailleurs, il faut selon nous reconnaître l’influence de l’anatomie sur ce tournant, en particulier sur le langage utilisé pour décrire la maladie et sur le renouveau dans les classifications envisagées. Considérer les lésions organiques (c’est-à-dire au niveau des organes) plutôt qu’une ontologie de la maladie (p. 262)35 constitue une révolution, déterminante pour le savoir, pour le regard, pour la démarche dite « clinique ». Ceci dépend grandement de l’anatomie. c) En ORL. L’otologie naissante est marquée par un grand effort de classification des problèmes d’oreille et des causes de surdité, avec ses choix : « Itard et Saissy, en cliniciens, avaient préféré une classification fonctionnelle à une classification anatomique comme l’avait proposé Leschevin en 1763 » (Legent, 2003). Le regard clinique est à l’affût des signes observables. Or, la surdité infantile est pauvre en symptômes — pas de plainte chez les enfants, seule la mutité apparaît, et avec grand retard — et il y a peu de signes accessibles à la vue, même à partir de la maîtrise de l’otoscopie. Seuls les écoulements de l’oreille pouvaient 34 Comme lorsqu’il évoque « la mise hors circuit de toutes les institutions médicales qui formaient opacité en face des nouvelles exigences du regard » (Foucault, 2012, p. 270). 35 « Alors — et c’est là la grande découverte de 1816 — disparaît l’être de la maladie. Réaction organique à un agent irritant, le phénomène pathologique ne peut plus appartenir à un monde où la maladie, dans sa structure particulière, existerait conformément à un type impérieux, qui lui serait préalable, et en qui elle se recueillerait, une fois écartés les variations individuelles et tous les accidents sans essence ; il est pris dans une trame organique où les structures sont spatiales, les déterminations causales, les phénomènes anatomiques et physiologiques » (Foucault, 2012, p. 262).

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donner lieu à quelque chose de visible, et nous savons aujourd’hui qu’il n’y a de lien qu’avec les pathologies de l’oreille moyenne (otites…). Enfin, la volonté de faire le lien entre symptômes et lésions est mise en difficulté pour l’oreille : il est difficile d’observer l’organe de l’audition, même post mortem, étant donné l’enchâssement d’une bonne partie de celui-ci dans un os du crâne (la caisse du tympan et le labyrinthe sont logés dans le rocher, part de l’os temporal). « Les tâtonnements pour bâtir cette nouvelle otologie expliquent certains égarements, faciles à découvrir avec le recul du temps, mais inhérents à toute recherche » (Legent, 2003). La volonté de guérir s’est appuyée sur ce nouveau regard et sur l’expérimentation pour faire progresser l’otologie. Si ces deux piliers méthodologiques sont communs avec d’autres branches de la médecine, il faut noter cependant que l’expérimentation touche majoritairement des enfants pendant une bonne partie du siècle. d) Pouvoir normatif. Il faut enfin relever un autre élément développé par Foucault et qui sera important dans la suite de notre travail : le pouvoir donné à l’institution médicale par le pouvoir politique quant à la définition de la santé et des normes qui permettent d’en juger. « La médecine ne doit plus être seulement le corpus des techniques de la guérison et du savoir qu’elles requièrent ; elle enveloppera aussi une connaissance de l’homme en santé c’est-à-dire à la fois une expérience de l’homme non malade, et une définition de l’homme modèle. Dans la gestion de l’existence humaine, elle prend une posture normative, qui ne l’autorise pas simplement à distribuer des conseils de vie sage, mais la fonde à régenter les rapports physiques et moraux de l’individu et de la société où il vit » (Foucault, 2012, p. 60-61).

Un rôle quasiment policier est donné aux médecins dans les épidémies (p. 49), et ce pouvoir sur la vie et la santé des humains va s’étendre par la mise en place de normes de santé. Canguilhem fait un constat similaire à celui de Foucault en commençant sa deuxième approche des questions du normal et du pathologique (1963-1966). Il est intéressant pour notre propos de noter que Canguilhem pointe la pédagogie et la médecine comme les lieux privilégiés de définitions du normal qui vivent un tournant au 19e siècle, dans un système d’influences qui se manifeste de façon plus large : « Le terme même de normal est passé dans la langue populaire et s’y est naturalisé à partir des vocabulaires spécifiques des deux institutions, l’institution pédagogique et l’institution sanitaire, dont les réformes, pour ce qui est de la France au moins, ont coïncidé sous l’effet d’une même cause, la

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Révolution française. Normal est le terme par lequel le 19e siècle va désigner le prototype scolaire et l’état de santé organique. La réforme de la médecine comme théorie repose elle-même sur la réforme de la médecine comme pratique : elle est liée étroitement, en France, comme aussi en Autriche, à la réforme hospitalière. Réforme hospitalière comme réforme pédagogique expriment une exigence de rationalisation qui apparaît aussi en politique, comme elle apparaît dans l’économie sous l’effet du machinisme industriel naissant » (Canguilhem, 1966, p. 175).

Nous reviendrons de façon plus détaillée sur la conception canguilhémienne de l’usage des normes dans le milieu médical, qui garde son actualité (voir chap. 6). Restons encore un peu au 19e siècle pour cerner de façon plus précise les liens entre médecine et pédagogie. 3.2.2.3 Faire parler pour guérir ou l’oralisme comme thérapeutique Nous avons trouvé chez M. Villechevrolle (2012, 2015) une lecture socio-politique différente de celle de Foucault, qui, en intégrant les courants de pensée contemporains au mouvement d’avènement de la démocratie, offre des pistes intéressantes pour expliquer davantage la question qui nous occupe des liens entre pédagogie et médecine. Le discours médical sur les sourds au 19e siècle est souvent lu comme une entreprise de domination d’une minorité — ou tout au moins y participant — soit par volonté, soit par ignorance : « Cette thèse émerge en Amérique du Nord dans les années 1970, accompagnant et soutenant le mouvement de reconnaissance des Sourds et de leur langue comme une minorité culturelle. (…) Les médecins, ignorant tout de la culture sourde, auraient été les artisans de cette exclusion en faisant des sourds des anormaux, des monstres, des fous — justifiant ainsi l’abandon de la langue des signes. L’histoire de la minorité sourde devient alors celle d’une minorité sacrifiée sur l’autel de la science et du progrès » (Villechevrolle, 2015, p. 170). Selon M. Villechevrolle, cette interprétation doit beaucoup à une lecture foucaldienne d’une « modernité exclusionnaire » : dans l’Histoire de la folie à l’âge classique (1972) se trouve développée la thèse de l’exclusion de l’altérité à l’âge démocratique. Cette thèse fonderait également le discours sur l’exclusion des sourds, particulièrement développé lors du réveil sourd (voir par exemple H. Lane, 1991 ; Cuxac, 1983, mais aussi plus tard Ladd, 2003). M. Villechevrolle propose quant à elle une lecture de philosophie politique inspirée de G. Swain et M. Gauchet36 et s’attache à penser « les 36 Swain, G. et Gauchet, M., Dialogue avec l’insensé : essais d’histoire de la psychiatrie – A la recherche d’une autre histoire de la folie, Gallimard, 1994.

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paradoxes de l’intégration démocratique » (Villechevrolle, 2012) à propos de la situation des sourds. Cela permet d’expliciter pourquoi les médecins des sourds au 19e s. menèrent des expériences qui nous paraissent aujourd’hui farfelues ou barbares, et comment l’oralisme, que nous considérons comme une option pédagogique, constituait pour eux un véritable traitement de la surdité : « Indéniablement, l’oralisme, comme méthode pédagogico-curative, est à compter parmi les innombrables rejetons de l’idéologie du progrès » (Villechevrolle, 2015, p. 181). Voyons comment elle parvient à une telle conclusion. a) Influence des courants de pensée. Il s’agit de comprendre comment l’avènement d’une société démocratique, fondée sur la similitude entre les êtres humains, et non plus sur une hiérarchie établie, « oblige à mettre en forme l’altérité de façon inédite » (Villechevrolle, 2015, p. 171). Ceci met en jeu la conception de l’être humain, issue entre autres de la philosophie et de la médecine, qui a cours dans la société de l’époque. La philosophie empiriste et sensualiste a une double influence sur la façon de penser l’être humain et sa place dans la société37. Tout d’abord, « avec elle se met en place une conception nouvelle du rapport entre intériorité et extériorité (…) [l’homme] est lui-même ouvert sur le monde extérieur, et en même temps son intériorité est perceptible grâce au langage » (p. 173). On aperçoit d’emblée le problème qui se pose pour les sourds, amputés à la fois d’un apport du monde extérieur et du langage qui permet de formaliser les idées et les transmettre. Ensuite, « la révolution de l’entendement provoque un basculement dans la hiérarchie des sens » : d’une part, l’idée se fait jour que les sens se complètent, avec l’idée d’harmonie des sens mais aussi de compensation ou de suppléance. D’autre part, « sous l’impulsion de la découverte des phénomènes d’illusion optique, on assiste à une dévalorisation progressive de la vue, ou plutôt à une valorisation de l’ouïe. La vue, qui était au centre de la théorie occidentale de la connaissance depuis Platon, est progressivement considérée comme moins noble que l’ouïe, qui devient le seul sens véritablement indépendant car n’ayant pas besoin des autres pour fonctionner normalement et être fiable » (Villechevrolle, 2015, p. 173). La compensation opérée par les sourds est renommée être essentiellement visuelle, ce qui renforce leur désavantage : à 37 Nous reviendrons à la section 8.2 sur la place qu’occupe une certaine figure du sourd dans ce courant philosophique qui s’interroge en particulier sur le rôle des sens dans l’entendement. La réalité d’un déficit sensoriel intéressait particulièrement ces penseurs, comme l’a montré la thèse de Grisvard-Giard (1995).

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l’absence d’informations auditives fiables tentent de suppléer des apports visuels qui risquent d’être trompeurs. Les sourds sont dès lors considérés comme des êtres enfermés sur eux-mêmes et tyrannisés par l’usage préférentiel de la vue, qui d’une part les trompe et d’autre part les empêche de se détacher du monde physique qu’ils ont sans cesse sous les yeux38. La raison et l’empathie, qui sont des « qualités maîtresses de l’âge démocratique » (p. 174) sont réputées issues de l’harmonie des sens : elles sont donc refusées aux sourds, qui sont soupçonnés de bêtise et de cruauté39. Le mouvement vitaliste, qui prend le contre-pied à partir du milieu du 18esiècle d’une conception du corps comme machine, renforce l’influence du sensualisme. En effet, l’importance donnée à la sensibilité mais aussi à la vie de chaque organe renouvelle l’image du corps : « la vie est une puissance totalement autonome qui ne dépend plus d’un centre, l’âme, mais d’un ensemble d’organes ayant chacun leur vie propre, car animés par leur sensibilité, et dont le jeu conduit à un certain équilibre » (Villechevrolle, 2015, p. 176). Les processus morbides sont dès lors attribués à un défaut d’équilibre dans le corps. Cette considération est articulée aux théories médicales traditionnelles pour donner deux voies d’interprétation physiopathologique de la surdité : selon la théorie des humeurs, certaines surdités sont attribuée à un « empâtement de liquides dans l’oreille obstruant l’entrée du son » (p. 176); selon la théorie des fibres nerveuses issue des récentes découvertes anatomiques sur le système nerveux, la surdité est à attribuer à une « paralysie, qui empêche la transmission des perceptions au cerveau et à l’âme ». Ces deux hypothèses étiologiques de la surdité vont donner lieu à différents traitements, agissant soit sur l’humeur (drainages, instillations…) soit sur les fibres nerveuses (stimulation). Nous voyons ainsi comment « la nouvelle définition de l’homme promue par le tournant philosophique sensualiste, et concrétisée par la médecine vitaliste, a engendré une approche de la normalité en terme de ‘relation’ ou de ‘communication’ » (p. 182). La proximité avec une certaine conception de la place des sourds dans la société apparaît dans de tels termes : le corps physiologique est aussi « lu » à travers le corps social. 38 Selon le Traité d’Itard, la vue « les enferme dans le monde de la matérialité et des instincts » (Villechevrolle, 2015, p. 174). 39 Ces deux attributs sont relevés parmi tant d’autres qualificatifs dans la littérature du 19e sur les sourds (p. 170)

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b) Conséquences pour la thérapeutique. Il faut donc, pour soigner les sourds, traiter l’« hermétisme et [la] disharmonie » (p. 180) dont ils souffrent : — les « ouvrir » au monde, permettre aux sons et aux paroles d’atteindre leur entendement pour rétablir un équilibre : trépanations, ouverture tympanique et cathétérisme de la trompe d’Eustache ont cette fonction, mais aussi les « techniques traditionnelles d’évacuation des humeurs » (p. 180) dans le but de rétablir l’équilibre du corps; — stimuler les perceptions par l’instillation dans l’oreille de différentes substances ou l’usage du galvanisme (courant électrique); — les empêcher de signer car cela stimule la vue et accentue le déséquilibre des sens; — les faire parler puisque le langage est le témoin du fonctionnement de l’entendement, de son équilibre, mais, aussi, dans une conception vitaliste du corps, le moyen de stimuler le mouvement respiratoire qui est le principe vital par excellence (p. 181). Il s’agit ainsi d’éviter les maladies pulmonaires qui mettent la vie en danger; — enfin, « les recommandations d’hygiène de vie (gymnastique, pratiques de sports aquatiques, promenades, alimentation, agencement des lieux de vie, etc.) ont pour but de tempérer les excès du corps soit en renforçant la constitution chétive des sourds, soit en apaisant leur excitation » (p. 180). Ces traitements sont plus compréhensibles lorsqu’ils sont replacés dans le cadre de pensée de l’époque et sa conception du corps. Cette contextualisation nous permet aussi de montrer combien, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, la médecine des oreilles au 19e siècle n’est pas centrée sur le déficit auditif et l’organe de l’audition uniquement mais embrasse une vision globale du corps. Elle est tributaire des idées de l’époque sur l’entendement, la vie et le corps. L’approche de M. Villechevrolle est la seule lecture des éléments historiques, parmi celles que nous avons faites, qui nous ait permis de comprendre combien l’oralisme n’est pas seulement une option pédagogique pour les médecins du 19e siècle mais véritablement une part de la thérapeutique qui puisse amener le sourd à un nouvel équilibre vital, à la santé. 3.2.3 De la fin du 19e au 21e siècle Que s’est-il passé ensuite? Le développement d’une médecine anatomo-clinique davantage centrée sur les organes dans leur relative

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autonomie et sur leurs lésions va progressivement modifier les conceptions de la surdité et des traitements possibles pour nous conduire aux pratiques actuelles. L’historiographie des relations entre sourds et médecins au 20e siècle se réduit à peu près à l’histoire de l’évolution des techniques d’appareillage et d’apprentissage de la parole. Le sourd est surtout vu à travers son oreille défaillante qui empêche l’accès au monde sonore et cause la mutité. Le 20e siècle verra se développer l’appareillage visant à faire entendre, avec des succès variables et des progrès constants. La mise au point de l’implantation cochléaire y constitue un changement majeur. L’histoire de l’implantation cochléaire reste à écrire40. L’implantation a commencé avec des adultes devenus sourds à la fin des années 1960 (B. S. Wilson & Dorman, 2008, p. 5). C’est l’extension de son utilisation à des enfants sourds prélinguaux qui a déclenché des interrogations éthiques, manifestées en France par la saisine du comité national d’éthique en 1994 (voir section 1.1.3). L’implantation cochléaire a ouvert de nouvelles perspectives dans la réhabilitation de l’accès au monde sonore et au langage, et les performances atteintes avec les implants continuent à progresser. L’implantation bilatérale est actuellement conseillée, et remboursée en Belgique depuis 2011. Parallèlement, les progrès dans l’accès au langage et l’aide apportée aux familles d’enfants sourds ont favorisé l’intégration des enfants en milieu scolaire ordinaire, réduisant le nombre de ceux qui fréquentent une institution spécialisée — cela concerne plutôt des enfants ayant des difficultés particulières ou un handicap associé. Outre la difficulté que peut représenter pour les enfants l’intégration en milieu ordinaire — efforts incessants pour lire sur les lèvres, comprendre ce qui se passe, et ainsi « rejoindre la moyenne » —, cette option pédagogique contribue à l’isolement des enfants sourds, rend plus difficile la rencontre avec d’autres sourds, enfants et adultes, et freine ainsi la transmission d’une langue signée. On peut considérer qu’est ainsi réalisé ce que n’ont pas réussi à obtenir les éducateurs des internats pour sourds après le congrès de Milan, à savoir limiter la « contagion » de la langue signée41. La transmission se fait en général plus tard, à travers le milieu associatif. 40

Nous renvoyons à B. S. Wilson & Dorman (2008) pour quelques éléments histo-

riques. 41 Le psychologue André Meynard exprime son scepticisme par rapport à cette intégration dans le parcours scolaire classique d’enfants sourds : « L’oralisme, loin de disparaître, venait tout simplement de muter dans une nouvelle forme sociétale plus acceptable. La

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3.3 La proposition médicale contemporaine pour la surdité L’approche médicale de la surdité est centrée sur le déficit auditif, qui résulte du dysfonctionnement de l’organe de l’audition. Dans le cas des enfants, elle se préoccupe également des conséquence de ce déficit sur le développement langagier et cognitif. Le résumé du chapitre intitulé « Conduite à tenir devant une surdité de l’enfant » dans un livre de référence en ORL synthétise et balise l’approche du praticien ORL (Lina-Granade & Truy, 2005) : « Le diagnostic d’une surdité est possible dès les premiers jours de vie. Or, le développement du langage et l’intégration scolaire et professionnelle sont d’autant meilleurs que la surdité est prise en compte précocement. En cas de doute sur l’audition, des tests comportementaux, simples et fiables, doivent être effectués rapidement, puis complétés par des tests objectifs. Un bilan orthophonique est impératif dans tous les cas. Dès la confirmation du diagnostic, l’appareillage auditif et la rééducation orthophonique doivent être mis en place, auprès de professionnels compétents. Dans les surdités les plus importantes, l’enfant sera orienté vers une structure d’éducation précoce, et une implantation cochléaire sera discutée en fonction des résultats obtenus avec les appareils auditifs. »

Chaque phrase porte tout un arrière-fond de compétences (para)médicales et de présupposés quant à l’objectif à atteindre. Retenons ici qu’il s’agit de déployer les moyens nécessaires pour poser un diagnostic précis afin d’agir sur la surdité et d’en éviter ou d’en limiter les conséquences. Cette action concerne l’organe auditif par l’appareillage, mais aussi l’apprentissage du langage par la logopédie (orthophonie en France). Une préoccupation pour les modalités d’apprentissage en général — éducation et instruction — est aussi présente. Dans le cas d’adultes présentant des déficiences acquises de l’audition, la démarche est similaire bien que plus limitée puisque la surdité survenant après une bonne acquisition du langage ne menace plus ce dernier. Il s’agit de poser un diagnostic étiologique précis afin d’agir sur la cause si cela est possible et en tout cas de remédier à la perte auditive figure de l’interdit était passée de mode. Les partisans du tout sonore en matière de soin et d’éducation du sourd venaient d’inventer le « milieu ordinaire ». (…) La scolarisation, l’intégration individuelle en milieu ordinaire dans l’accueil de l’enfant Sourd allait désormais s’imposer massivement. (…) Dans une telle forme intégrative sociale, la transmission langagière se trouve paradoxalement barrée puisque la dimension du groupe a explosé. Se trouve ainsi curieusement nommé ‘intégration’ ce qui se réduit de fait à la seule présence corporelle : paradigme d’une modernité qui dénie l’altérité et la dimension désirante » (Meynard, 2010, p. 67). Voir aussi Cuxac, 1983.

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par une aide prothétique (Bouccara, Ferrary, Mosnier, Grayeli, & Sterkers, 2005). Le traitement étiologique de la surdité concerne principalement les surdités de transmission (atteinte de l’oreille moyenne) : otites séro-muqueuse, otites infectieuses à répétition, pathologies des osselets… Les surdités de perception, survenant par atteinte de l’oreille interne et du nerf auditif, ont rarement un traitement étiologique, car elles sont majoritairement génétiques (environ 50 % des surdités (Mansbach, 2006)). Elles peuvent aussi être liées à une infection in utero (toxoplasmose, rubéole, CMV, herpès, …) ou postnatale (ea méningite), ou à un traumatisme. En l’absence de cible étiologique, le traitement vise à pallier le dysfonctionnement de l’organe auditif, soit en lui fournissant un son amplifié qui transite par les voies habituelles de l’audition (appareillage classique), soit en transformant le son en influx électriques qui sont transmis directement au nerf auditif (implant cochléaire). Ce type de traitement est similaire quel que soit l’âge de survenue de la surdité. 3.3.1 Le dépistage néonatal de la surdité Un dépistage est une action réalisée au niveau d’une population, visant à mettre en évidence une maladie ou un trouble alors qu’il est encore asymptomatique, afin de pouvoir intervenir précocement sur le cours de cette affection. Il est dit « universel » lorsqu’il vise toutes les personnes ayant certaines caractéristiques (âge, sexe, en général) sans facteur de risque particulier. C’est le cas du dépistage néonatal de la surdité42. Le dépistage néonatal de la surdité est organisé depuis 2006 en Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique francophone) : après une phase de projets-pilotes, l’Arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 27 mai 2009 a instauré un dépistage systématique. Le dépistage en Flandre (Belgique néerlandophone) a commencé en 1998. En France, il a été instauré par la loi de 2012, après plusieurs années de débats. Au Royaume-Uni, un programme national de dépistage a été mis en place entre 2003 et 2006 (HAS (Haute Autorité de Santé), 2007). Aux ÉtatsUnis, « en mai 2003, 86,5 % de tous les bébés nés dans le pays faisaient l’objet d’un dépistage et 38 États s’étaient déjà dotés de lois ou de mandats concernant le dépistage néonatal de la surdité bilatérale » (HAS (Haute Autorité de Santé), 2007, p. 114). 42 Comme c’est le cas du dépistage néonatal de l’hypothyroïdie congénitale, de la phénylcétonurie; ou du dépistage du cancer colo-rectal à partir de 50 ans, ou du cancer du sein chez la femme de 50 à 79 ans.

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3.3.1.1 Pourquoi un dépistage? Le dépistage d’une maladie dans la jeune âge est justifié par la fréquence de l’affection, par la pauvreté des symptômes permettant de le détecter précocement, et par les conséquences importantes sur le développement de l’enfant — en particulier sur les plans communicationnel, relationnel et affectif. a) Fréquence de l’affection. Les chiffres varient un peu selon les sources, en fonction des critères retenus — les seuils de déficit auditifs retenus (en général 35 ou 40 dB), le caractère uni- ou bilatéral de la surdité — et en fonction de la couverture du test de dépistage et de la confirmation du diagnostic. Au Royaume Uni, « où la compliance au test de confirmation est élevée » (Morton & Nance, 2006, p. 2152), on estime l’incidence de la surdité bilatérale permanente (seuil > 40 dB pour la meilleure oreille) à 1,33 pour mille enfants nés vivants. A cela s’ajoutent les surdités survenues ou diagnostiquées plus tardivement, pour atteindre 1,5 à 1,9 pour 1000 à l’âge de 9 ans (Fortnum et al., 2001). b) Stade asymptomatique du déficit. Dans les premières semaines de vie, il est impossible de détecter cliniquement la présence d’une surdité. C’est seulement au-delà de trois à six mois, avec la disparition du babillage, et plus tard avec l’absence de réaction aux sons, que peut éventuellement être diagnostiquée une diminution de l’audition. Éventuellement, car les autres modes perceptifs permettent l’interaction de l’enfant avec son environnement et peuvent masquer longtemps une surdité même importante. Un examinateur doit être formé afin de « tenir compte des sources d’erreurs : intensité élevée de certains sons (claquement dans les mains, voix chuchotée proche), perception somesthésique de la vibration (sol ou table), perception visuelle (mouvements du testeur, mouvements des lèvres), âge difficile à tester (de 2 à 9 mois), enfant vif qui compense sa surdité par le regard, enfant instable » (Lina-Granade & Truy, 2005). L’age réputé difficile à tester cliniquement (2 à 9 mois) est l’âge clef pour un diagnostic et une intervention43, ce qui montre déjà l’enjeu du dépistage. 43 L’article de Yoshinaga-Itano 1998 est souvent cité en référence dans la littérature scientifique sur le sujet et évoque l’intérêt d’un diagnostic avant l’âge de 6 mois pour viser de meilleurs résultats sur le plan du développement du langage vocal. Notons que l’étude compare deux groupe de 72 et 78 enfants, diagnostiqués sourds ou malentendants, avant ou après l’âge de six mois.

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c) Conséquences d’un diagnostic tardif. L’absence de détection d’une surdité bilatérale altère l’accès au bain de langage dans lequel tout enfant est plongé dès sa naissance et qui lui permet d’accéder progressivement au langage (Yoshinaga-Itano, Albert, Coulter, & Sedey, 1998). La pauvreté ou l’absence de langage a des répercussions bien connues sur les apprentissages de l’enfant, mais avant tout sur ses relations, son comportement, son affectivité et son psychisme (Meynard, 2010 ; Virole, 2000, p. 229-234, 259 et 385 e.a.). 3.3.1.2 Modalités pratiques du dépistage néonatal Le type de test utilisé et le moment de réalisation diffèrent selon les pays ou régions. Le test doit être précoce pour permettre, après une éventuelle confirmation du diagnostic, la mise en place, elle aussi précoce, de moyens visant à pallier les déficits afin que l’enfant puisse bénéficier des bases nécessaires au développement du langage. L’intérêt d’implanter avant l’âge de 2 ans a été montré (Govaerts et al., 2002). Dans les faits, le dépistage tel qu’il est organisé aujourd’hui permet souvent d’implanter les enfants atteints d’une surdité profonde ou sévère bilatérale aux alentours de l’âge d’un an. Il semble que la réalisation du dépistage dans les premiers jours de vie, à la maternité, réponde plus à des questions organisationnelles qu’à une nécessité en terme de timing du dépistage. Deux types de test sont actuellement validés pour le dépistage néonatal de la surdité, à savoir les oto-émissions acoustiques (OAE) et les potentiels évoqués auditifs (PEA). Dans le premier test, un signal sonore émis au niveau du conduit auditif externe est transmis à l’oreille moyenne puis aux cellules ciliées de la cochlée (oreille interne) qui transforment le son en un influx nerveux transmissible au cerveau. Cet influx est détecté au niveau de la cochlée de l’enfant. Dans le test par PEA, c’est au niveau du tronc cérébral qu’est détecté l’influx nerveux correspondant au son émis dans le conduit auditif. Ce deuxième test permet donc d’étudier l’entièreté des voies auditives. En particulier, il permet de détecter surdité due à une pathologie du nerf auditif, ce que ne permettent pas les OEA. Le test par les PEA a un coût plus élevé que celui par les OEA. Mentionnons à titre d’exemple le test utilisé et le moment choisi dans notre pays et ses voisins : Wallonie Flandre

OEA PEA

premiers jours de vie 4 semaines de vie

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Royaume Uni

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OEA

Avant 4 à 5 semaines de vie

PEA

si un deuxième test est nécessaire (réponse non claire aux OEA)

France

PEA

premiers jours de vie

Luxembourg

OEA

premiers jours de vie

Chaque pays ou région a établi une organisation du dépistage (arbre décisionnel) et une collecte des données centralisée, qui doivent permettre le suivi des enfants testés et l’évaluation de la portée du dépistage. 3.3.2 L’appareillage et l’implant cochléaire L’action technique qui peut être entreprise devant une surdité diffère peu entre les enfants et les adultes, autrement dit que la surdité soit précoce ou tardive. En cas de perte auditive légère à moyenne, une appareillage classique peut être proposé. Celui-ci va amplifier les sons qui lui parviennent afin qu’une intensité sonore plus importante soit présentée au tympan. L’amplification est modulée dans les différentes fréquences en fonction du degré de perte auditive. Les voies auditives jouent ensuite leur rôle de façon habituelle. Dans les surdités de transmission de façon spécifique (problème lié à l’oreille moyenne), un appareillage à ancrage osseux peut être proposé : au lieu de transiter par les osselets de l’oreille moyenne, le son est transmis par conduction osseuse de la boite crânienne à l’oreille interne (cochlée). Pour une perte auditive supérieure à 80 dB, l’amplification sonore ne permet plus une transmission adéquate des sons et paroles, et il est préférable d’envisager l’implantation cochléaire. Dans ce cas, le son capté par le récepteur est transformé en influx électriques, qui sont transmis au nerf auditif par les électrodes placées au sein de la cochlée. L’implant « remplace » donc fonctionnellement les oreilles externe, moyenne et interne. Sa mise en place chirurgicale détruit ce qui pourrait rester de cellules fonctionnelles au niveau de l’oreille interne (cochlée). Ce fait, ajouté à des problèmes de financement, a longtemps limité l’implantation à une seule oreille. Cependant les résultat de diverses études montrant « une amélioration des performances et du confort auditif (…) ont ouvert la voie au remboursement du 2e implant cochléaire dans les années 2010 avec des modalités variables selon les pays » (Ligny, Simon, L., & Schepers, 2015, p. 407). En Belgique, l’implantation contralatérale est remboursée depuis 2011 et réalisée de façon séquentielle (le deuxième implant est placé quelques mois après le premier).

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Figure 3.1 – Schéma d’un implant cochléaire. « 1. Un processeur porté derrière l’oreille ou sur le corps capte les sons et les transforme en un code numérique. Le processeur est équipé d’une pile qui alimente tout le système. 2. Le processeur transmet le son sous forme numérique à l’implant par le biais de l’antenne positionnée sur la tête. 3. L’implant convertit le son codé numériquement en impulsions électriques qu’il transmet au faisceau d’électrodes situé dans la cochlée (oreille interne). 4. Les électrodes de l’implant stimulent le nerf auditif de la cochlée, qui envoie les impulsions au cerveau où elles sont alors interprétées comme des sons. » – (www.cochlear.com, consulté le 18/03/2016).

Les risques liés à l’implant sont chirurgicaux (hémorragie, risques liés à l’anesthésie), infectieux (méningite, mastoïdite, infection du matériel ou de la plaie opératoire), mécaniques (luxation, panne d’une partie implantée à l’intérieur de la boite crânienne), nerveuses (lésions du nerf facial ou vestibulaire) (Bruijnzeel et al., 2016). L’implant cochléaire est qualifié de neuroprothèse, car il stimule directement le nerf auditif et par conséquent, le cerveau. Il faut préciser que le nombre d’électrodes implantées dans la cochlée a augmenté au fil des ans pour atteindre aujourd’hui 12 électrodes (2 au départ). Si cela permet une grande amélioration de la discrimination auditive, il faut remarquer que le signal ainsi envoyé au cerveau reste nettement appauvri par rapport à celui que transmet une cochlée normale (quelques milliers de cellules ciliées réagissant selon la fréquence, les modulations et l’intensité du son pour transmettre un influx nerveux au nerf auditif). L’implant ne suffit donc pas à lui seul à permettre un accès à une langue vocale. Il est complété par une rééducation logopédique, de deux à trois séances par semaine, entamée dès la confirmation du diagnostic de

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surdité. L’implication des parents dans l’apprentissage des langues et de la communication est déterminante (Hage, 2015). La nécessaire adaptation de la communication entre l’enfant et son entourage pose rapidement des questions en termes d’accueil extrafamilial de l’enfant (crèche, école, activités parascolaires…) : comment pallier à ses difficultés de communication, en particulier en cas d’insertion en milieu ordinaire? Comment sensibiliser les éducateurs de l’enfant à des moyens de communication avec lui (lecture labiale, langue des signes, LPC, …) ? Comment accéder à des milieux adaptés, en particulier bilingues langue vocale / langue des signes ? Il s’agit de questions complexes pour les parents et l’entourage de l’enfant, auxquelles il n’existe pas de réponse simple. Il importe que ces questions qui débordent le plan médico-technique soient abordées avec les parents — comme le recommandait l’avis du CCNE (cf. § 1.1.3.), que des pistes soient évoquées avec eux, que leur soit renseignées des associations afin de pouvoir prendre toute la mesure de la réalité de la surdité de leur enfant et poser des choix les plus éclairés possibles.

Conclusion du chapitre et de la première partie Les repères historiques que nous avons évoqués dans ce chapitre nous aident à contextualiser, voire à mieux comprendre certains éléments des histoires et conflits d’intérêts évoqués au premier chapitre. Ils nous permettent de comprendre que les vives réactions suscitées par l’implant cochléaire sont à situer sur un fond historique conflictuel depuis le 19e siècle, ravivé par sa construction historiographique récente, à l’époque du Réveil sourd (1970-1980). En particulier, il est ainsi possible de comprendre que l’implantation cochléaire puisse être envisagée comme une déni de la culture sourde, voire une volonté de lui nuire, au point d’utiliser le terme de « génocide culturel ». Ceci fait partie d’un certain cadre de lecture historique, celui d’une minorité sourde opprimée par une majorité entendante; cette oppression est, depuis le 19e s., et toujours selon cette vision, particulièrement incarnée par le milieu médical prétendant traiter la surdité. Si l’histoire des sourds reste à ce jour lacunaire et partiale, les éléments évoqués ici nous éclairent déjà sur le contentieux qui opposent sourds et médecins. Sans excuser des attitudes ou comportements passés indignes, et sans gommer une lecture des faits comme une domination de ce que l’on pourrait appeler « un front médico-pédagogique » sur les sourds, les études récentes montrent qu’il y a lieu de nuancer les positions

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CHAPITRE 3

et de les ressituer dans le contexte du temps et des courants de pensée. Comprendre l’oralisme comme une thérapeutique en plus d’un positionnement pédagogique devrait permettre de replacer aujourd’hui chacun dans son rôle en fonction de l’évolution de la conception du corps, de la thérapeutique et des frontières entre disciplines. Envisager les relations entre sourds et entendants en connaissant la grille de lecture historique de la domination permet d’envisager un dialogue interculturel avec prudence, comme dans le cas d’une culture opprimée. Nous y reviendrons au chapitre 10. Cette première partie du travail nous donne les éléments pour mieux comprendre les difficultés de relation entre des sourds et des milieux de soins de santé, et plus largement, entre des sourds et des entendants. Comme nous l’annoncions dans l’introduction, un malentendu fondamental sur ce qu’est la surdité sous-tend les débats, historiques et contemporains, que nous avons évoqués ici. Il nous faut poursuivre en approfondissant et en éclaircissant les notions convoquées dans le débat, à commencer par celle de handicap et celle de culture sourde. Cela fera l’objet de la deuxième partie du travail, avec une analyse de l’usage des normes, notion qui se révèle être une clef importante dans le débat sur le handicap en général et dans la définition de la surdité en particulier.

PARTIE II INTERROGER LES CONCEPTS DE CULTURE, DE DÉFICIT ET DE HANDICAP À PARTIR DE L’EXPÉRIENCE SOURDE

INTRODUCTION À

LA DEUXIÈME PARTIE

Certains sourds disent ne pas être des personnes handicapées mais bien constituer une minorité culturelle et linguistique. Cette affirmation, assez inédite dans le champ dit « du handicap » suscite nombre de questions. Est-il possible de justifier rationnellement la réfutation d’un handicap chez les sourds? Est-ce un déni face à une réalité difficile à supporter? Que recouvrent les termes de handicap et de minorité culturelle? Ces réalités s’excluent-elles, ou est-il possible de les conjuguer? Ces questions convoquent une meilleure compréhension des termes en présence, en commençant par celui de minorité culturelle et linguistique sourde, et celui de handicap. Il nous faut donc répondre aux objections courantes sur l’affirmation de la culture sourde : est-elle vraiment une culture? Cette question fait écho à la question longtemps posée — et qui tend aujourd’hui à s’estomper, sans disparaître — de savoir si les langues des signes sont vraiment des langues. Ces deux questions constituent l’objet du chapitre 4. Ensuite, nous verrons que la notion de handicap est récente, hétérogène, et marquée par un questionnement sur sa signification (chap. 5). Les deux notions, handicap et culture, partagent une référence à des normes. C’est assez évident pour la première, et on le note particulièrement lorsqu’on lit les définitions de la déficience, de l’incapacité et du handicap établies par l’OMS (cf. chap. 5). La culture comporte également la référence à des normes, collectives et sociales. Une citation d’Yves Delaporte, anthropologue français auteur d’une étude ethnographique auprès de sourds français (2002), nous a beaucoup interpellée depuis le début de notre travail. Elle révèle combien l’étiquette de handicap est posée par les entendants, alors que les sourds ont une autre façon de vivre la situation qui est la leur. Il explique : « Pour les entendants, la norme, c’est d’entendre. Les sourds sont donc définis par un écart à la norme ; plus exactement, comme le montre la prolifération terminologique, par un degré d’écart à la norme. Les sourds ont une tout autre manière de se représenter. Il n’y a pas une norme mais deux : être sourd et être entendant. Pour résumer en une formule tout ce qui vient d’être dit : être sourd est ontologique, parler avec le corps et comprendre avec les yeux est définitoire, ne pas entendre est de l’ordre du commentaire pédagogique » (Delaporte, 2002, p. 55). Les sourds plaignent les devenus sourds comme

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INTRODUCTION DE LA DEUXIÈME PARTIE

le font les entendants car ils savent qu’il s’agit d’une perte, en fonction de la norme qui est la leur. Mais ils peinent à comprendre l’utilisation du terme malentendant comme euphémisme en lieu et place de sourd, car ce dernier terme ne désigne pas pour eux quelque chose de déplaisant (Delaporte, 2002, p. 56). Comprendre la co-existence de deux normes pour les sourds permet de ne pas être choqué par leur refus du qualificatif de handicap. « Cette attitude est interprétée comme une aberration, un refus de voir la réalité en face. On comprend aisément que les sourds aient autrefois refusé l’étiquette d’anormaux, puisque le terme a maintenant mauvaise presse. On ne comprend pas qu’ils refusent aujourd’hui celle de handicapés. Mais du point de vue des sourds, c’est rigoureusement la même chose : dans les deux cas, ils sont étiquetés par rapport à une norme qui n’est pas la leur » (Delaporte, 2002, p. 59). La norme par rapport à laquelle la surdité est qualifiée de handicap est extérieure aux sourds. On peut donc parler d’hétéronomie, qui est potentiellement porteuse d’une certaine violence, ou au moins d’un rapport de force. Ceci nous invite à nous interroger sur la constitution de la norme, tant dans le milieu médical censé soigner les sourds, que d’un point de vue social. L’approche de G. Canguilhem est intéressante pour notre propos : en s’interrogeant sur la limite entre le normal et le pathologique (1943), il en vient à questionner l’usage et la constitution de la norme dans la pratique médicale, et, dans un deuxième temps (1966), les relations entre normes biologiques et normes sociales. Une autre interpellation se trouve à la fin de l’étude anthropologique de Charles Gaucher, réalisée auprès de sourds au Québec (2009), et conforte notre interrogation sur la notion du handicap en lien avec la surdité. « Le culturalisme sourd constitue à mon avis, une révision du modèle social du handicap qui s’ignore. Révision qui donne un exemple des conséquences d’un rejet global des déficiences et des limitations liées à une différence corporelle. Le culturalisme sourd institue une distance entre surdité et handicap qui sont pourtant des concepts porteurs de construits sociohistoriques plus que compatibles. Pourquoi cette distance ? Il faut souligner que le handicap est sans conteste une invention récente dont la portée sémantique, politique et expérientielle soulève encore aujourd’hui de nombreux enjeux de cohérence interne » (Gaucher, 2009, p. 155-156). Cette affirmation nous entraîne à explorer plus avant la construction sociale du handicap, les liens entre déficience et handicap, le rôle de la différence corporelle dans le stigmate et son retournement. Après avoir examiné la notion de culture sourde (chap. 4), nous nous pencherons sur l’évolution des modèles du handicap au 20e siècle

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et sur la notion de déficit (chap. 5); nous nous interrogerons sur le rôle des normes dans l’exercice médical (chap. 6). Ceci nous permettra, dans la troisième partie, de mieux comprendre si, et comment, il est possible de séparer surdité et handicap, et de faire dialoguer déficit et culture.

CHAPITRE 4

LA CULTURE SOURDE EST-ELLE UNE CULTURE ?

Résumé L’affirmation d’une culture sourde ne va pas de soi et se trouve régulièrement contestée. Nous convoquons des éléments issus de différentes disciplines attestant du caractère linguistique des langues des signes et nous rassemblons les principaux arguments anthropologiques en faveur de la reconnaissance d’une culture sourde.

Introduction Lorsque les sourds parlent de leur culture, le premier élément habituellement convoqué pour la caractériser est la langue visuo-gestuelle. Ils évoquent ensuite des façons d’être au monde, dans la vie quotidienne ou dans des domaines artistiques, ainsi que l’humour. Ils font également appel à l’histoire des sourds : nous avons vu comment s’engagent au 19e siècle des questions autour d’une identité collective, d’un groupe, de sa place face à un groupe majoritaire et dominant, et comment la médecine joue un rôle déterminant dans ces questions et relations (chap. 3). Cependant, la notion de culture sourde est encore fréquemment contestée, ou mise en doute. Nous ne pourrons aborder l’analyse des enjeux du débat entre culture et handicap sans répondre préalablement aux objections courantes sur l’affirmation de la culture sourde : est-elle vraiment une culture? Cette question fait écho à la question longtemps posée — et qui tend aujourd’hui à s’estomper, sans disparaître — de savoir si les langues des signes sont vraiment des langues. Ces deux questions constituent l’objet de ce chapitre.

4.1 La reconnaissance des langues signées Nous parlons ici de reconnaissance des langues signées au sens général et non seulement de la reconnaissance officielle, légale, qui n’en constitue qu’une partie. Si cette dernière facilite l’utilisation de la langue

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CHAPITRE 4

dans différents domaines de la société, en particulier dans les démarches administratives, judiciaires, et d’éducation, la langue des signes reste frappée de suspicion, encore aujourd’hui. Est-elle vraiment une langue ? Permet-elle de dire tout ce que permet de dire une langue vocale ? Ne relève-elle pas plutôt du mime et de la désignation ? Autorise-t-elle l’abstraction ? Ces questions perdurent depuis plus de deux siècles et conditionnent largement les jugements que l’on peut porter sur tout ce qui concerne les sourds : « Or, tous les débats qui portent sur les sourds, toutes les politiques éducatives qui décident de leur sort, dépendent en dernière analyse du jugement que l’on porte sur les signes qu’ils produisent avec leur corps. (…) S’il s’agit d’un code gestuel grossier, qui ‘ne peut traduire la très grande richesse d’une langue’ (Savary, 1982 : 892), (…), alors tout ce que disent les sourds de leur langue, toutes les représentations qu’ils se font d’eux-mêmes, ne sont que de sympathiques illusions. Est alors légitimée l’interdiction d’un si pauvre code gestuel, l’exclusion des professeurs sourds qui prétendaient y recourir pour instruire les enfants sourds ; légitimée aussi l’entreprise de réparation à tout prix de l’audition et le forcing éducatif de la parole. Si, en revanche, la langue des signes est une langue authentique, si elle permet de tout dire et de tout traduire, si elle possède les mêmes richesses lexicales et syntaxiques que toutes les autres langues humaines, alors il faut bien admettre que les sourds ont raison sur toute la ligne dans leur revendication d’un enseignement au moyen de cette langue, et quand ils prétendent qu’ils sont tout autre chose que des malades » (Delaporte, 2002, p. 9).

Devant la persistance des doutes quant aux langues signées, il nous a semblé utile de reprendre quelques éléments éclairant le statut des langues signées et retraçant l’évolution du regard porté sur ces langues dans les dernières décennies. Ce parcours nous permettra de montrer en quoi l’existence des langues signées et les questions posées à leur sujet invitent à s’interroger sur la réalité du langage en général, de son apprentissage, de son rôle anthropologique et de son lien avec la culture1. 1 Il faudrait ajouter à ces questions une autre interrogation fréquente, un peu différente de celles évoquées ici car elle ne comporte pas de doute sur le statut linguistique des langues signées : « la langue des signes est-elle universelle? » Nombre de nos contemporains découvrent avec étonnement ou déception l’existence de multiples langues signées. On peut lire dans cette réaction un rêve d’universalité que l’on trouvait déjà chez les philosophes des Lumières, qui cherchaient entre autres auprès des sourds et à travers les signes des traces d’une langue originelle (cf. chapitre 8). La multiplicité des langues signées est liée à l’évolution locale de la langue, à l’influence de la langue vocale ou de la culture majoritaire du lieu où elles se développent, pour ne citer que quelques facteurs. Cependant, les langues signées gardent une proximité qui permet un passage beaucoup plus facile entre elles qu’entre des langues vocales, car elles sont pour une grande part bâties sur l’extraction des traits saillants, topologiques de la réalité perçue par la vision principalement

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Après avoir retracé l’histoire de la question, nous verrons comment l’évolution de la linguistique a permis de répondre à la question du statut des langues signées et comment les neurosciences ont conforté ce statut. Nous terminerons par les implications de ces évolutions sur le plan anthropologique, relationnel et pédagogique. 4.1.1 Aperçu historique Le statut accordé à la langue utilisée par les sourds préjuge des politiques éducatives depuis plusieurs siècles, comme le souligne Delaporte (citation ci-dessus p. 108). Selon nous, ce statut influence aussi les politiques sociales et médicales. C’est pourquoi il nous semble important de resituer les éléments historiques entrant dans le débat sur le statut des langues des signes. De plus, il est difficile d’évoquer la reconnaissance légale de plusieurs langues signées survenue au début du 21e siècle sans évoquer par exemple la résonance qu’elle a avec la suppression des gestes dans l’éducation des enfants sourds à la fin du 19e. L’histoire des sourds est le témoin d’une hésitation répétée, d’une oscillation dans la reconnaissance des langues signées, avec ses conséquences en particulier dans l’éducation des enfants sourds. La réponse qui nous vient depuis un demi-siècle par la linguistique, et plus récemment par les neurosciences, ouvre la voie d’une reconnaissance légale et sociétale, avec ses implications dans la vie sociale, en particulier dans l’éducation et dans les soins de santé. 4.1.1.1 Origines des débats Nous verrons au chapitre 8 que les sourds étaient évoqués par des philosophes des 17e et 18e siècles dans leur réflexion sur l’entendement et le rôle du langage dans le développement de la raison. Ces philosophes n’ont cependant pas posé la question du statut des langues signées. Celleci est venue avec la volonté d’éduquer les enfants sourds, qui s’est fait jour d’abord dans les familles aisées, dès le 16e siècle, pour des raisons de reconnaissance sociale2. Si les précepteurs des 17e et 18e siècles ont utilisé quelques signes, c’était surtout à visée méta-linguistique, dans un (iconicité – voir e.a. Cuxac, 1996). Le lien entre langues signées et rapport phénoménologique au monde permet d’évoquer une dimension d’universalité, étant donnée l’influence prépondérante de la perception dans la construction des langues visuo-gestuelles. Ceci constitue un thème à approfondir davantage. 2 Le Code Justinien distingue les sourds-muets congénitaux des sourds parlant et donne à ces derniers certains droits, alors que les premiers n’en ont aucun. De là vient aussi l’importance de démutiser les enfants sourds pour qu’ils puissent par exemple hériter

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CHAPITRE 4

objectif premier d’apprentissage de la parole articulée3. L’initiative de l’abbé de l’Épée à la fin du 18e siècle4 donne lieu à une querelle ouverte des méthodes pédagogiques. « Au-delà des polémiques et des options pédagogiques privilégiées, c’est une certaine conception éducative qui fait débat : s’attacher coûte que coûte à (r)établir la parole vocale et n’appréhender de l’individu que sa déficience sensorielle, ou bien considérer la parole gestuelle sans l’inférioriser et prendre en compte la surdité de façon collective » (Bertin, 2010, p. 63).

En effet, de l’Épée, d’une part, ne fait pas de distinction de classe sociale et, d’autre part, s’adresse à un groupe d’enfants sourds, ce qui modifie la dynamique, en sus de la méthode choisie. Les enjeux relevés par F. Bertin gardent toute leur actualité, avec une portée non seulement pédagogique, mais également épistémologique et anthropologique : l’accent est-il mis sur l’individu et la déficience ou sur les possibilités ouvertes par les langues signées et la dynamique collective5. Les débats ainsi lancés se poursuivent au 19e siècle, principalement sur le plan pédagogique6. 4.1.1.2 Les débats du 19e siècle Nous avons présenté au chapitre 3 les trois positions qui traversent le 19e siècle : une minoritaire, qui refuse les signes, une autre minoritaire où les signes ont statut de langue première, et un entre-deux majoritaire et flou qui bascule du côté du « non » lors du congrès de Milan (voir § 3.1.5.). ou tenir leur rang dans la lignée (Benvenuto, 2009, p. 32 et 160). Référence à la loi 10e (Lib. VI, tit. XII) du Code Justinien. 3 En effet, Rousseau note que « le sieur Pereyre, et ceux qui comme lui apprennent aux muets non seulement à parler mais à savoir ce qu’ils disent, sont bien forcés de leur apprendre auparavant une autre langue non moins compliquée, à l’aide de laquelle ils puissent leur faire entendre celle-là » (Rousseau, 1781, p. 65). 4 Comme nous l’avons évoqué au chap. 3, l’abbé de l’Épée met sur pieds des classes pour enfants sourds à partir de 1756. Les signes y sont utilisés, en en modifiant cependant la syntaxe afin de faciliter l’apprentissage du français (on parle de « signes méthodiques »). Il faut noter que le rassemblement des enfants sourds en institution, en tant que tel, favorise le développement et la diffusion de la langue signée du lieu. 5 Parmi les effets de l’enseignement bilingue français — langue des signes, la réalité de l’inclusion d’un groupe d’enfants sourds dans un groupe d’enfants entendants à l’école est en elle-même intéressante et contraste avec l’intégration d’un seul enfant sourd ou malentendant dans une classe d’enfants entendants, en particulier dans les relations entre enfants et dans les processus d’identification individuelle et collective (voir le filmdocumentaire Les funambules de Sainte-Marie, (2015)). 6 Avec l’influence du point de vue médical, comme nous avons pu le voir au chapitre 3; on ne trouve plus de réflexion de type philosophique à proprement parler à l’époque sur ce sujet.

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Parallèlement à la décision d’interdire la langue des signes dans l’éducation des enfants sourds en Europe, est écartée la question du statut linguistique des langues signées. L’émergence de la linguistique comme discipline (fin du 19e, début du 20e siècle) renforcera ce « hors-champ épistémologique des langues des signes » (Cuxac, 2003b, p. 7), en particulier par la détermination du caractère oral (« vocal », selon notre terminologie) des langues étudiées dans la discipline naissante : « les critères ‘libérateurs’ mis en avant par la linguistique structurale (oralité, caractère discret des unités et double articulation) qui ont, par ailleurs, permis l’inclusion de milliers de langues orales à une époque où les langues se définissaient avant tout par le fait de disposer d’un système d’écriture ont paradoxalement contribué à renforcer l’isolement des langues des signes » (Cuxac, 2003b, p. 8). Les langues des signes entrent dès lors dans une période que l’on peut nommer « clandestine ». 4.1.1.3 Reconnaissance légale au 21e siècle La reconnaissance légale des langues signées est récente dans la plupart des pays européens. Elle a été encouragée par deux résolutions du Parlement européen, celles du 17 juin 1988 sur les langages gestuels à l’usage des sourds7 et du 18 novembre 1998 sur le langage gestuel8. Certains pays mentionnent cette reconnaissance dans leur constitution, tels que la Finlande en 1995 (art. 17), le Portugal en 1997 (art. 74, 2 (h)), l’Autriche en 2005 (art. 8 (3)), la Hongrie en 2011 (art. H (3)). D’autres pays la reconnaissent dans leurs textes de loi (Suède, 1981; Lituanie, 1995; Slovaquie, 1995; République Tchèque, 1998; et d’autres après l’an 2000). Elle est intervenue en 2003 en Belgique francophone : l’article 1 du décret no 4501 du 22 octobre 2003, voté par le Parlement de la Communauté française de Belgique reconnaît la LSFB comme « la langue visuo-gestuelle propre à la communauté des sourds de la Communauté française » (Parlement de la Communauté française de Belgique, 2003)9. En 2006, la VGT est reconnue comme la langue de la minorité linguistique et culturelle des personnes qui utilisent la langue des signes en Flandre10. En France, la loi du 11 février 200511 reconnaît la LSF comme « langue à part entière » et en autorise l’utilisation dans l’éducation, les 7

JO C 187 du 18.7.1988, p. 236. JO C 379 du 7.12.1998 p. 66. 9 « Décret relatif à la reconnaissance de la langue des signes ». 10 « Decreet houdende de erkenning van de Vlaamse Gebarentaal », 05/05/2006. 11 « Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». 8

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démarches juridiques, le passage du permis de conduire. Aux États-Unis, la reconnaissance officielle dépend de la législation de chaque état : tous n’ont pas encore légiféré en la matière (Rosen, 2008). La reconnaissance légale est donc pour la plupart des pays assez récente, avec une grande disparité dans le temps, et intervient bien après des initiatives telles que l’organisation de cours de langue des signes, la mise sur pieds de services d’interprétation ou d’un enseignement bilingue. La reconnaissance légale est donc de l’ordre d’une officialisation, une étape dans un parcours et non un commencement. Par contre, elle devrait contribuer à la visibilité de la réalité sourde et au développement des services dans cette langue. 4.1.2 Un tournant linguistique A partir du milieu du 20e siècle, des linguistes se sont intéressés à la langue des signes, d’abord aux États-Unis, où la langue des signes continuait d’être utilisée dans l’enseignement aux enfants sourds12. Les travaux sur l’ASL (American Sign Language) restent les plus nombreux et ont inspiré ou encouragé les travaux sur d’autres langues des signes. Une évolution se dessine en un peu plus de cinquante ans de recherches linguistes sur les langues signées, que nous allons retracer. Pourquoi nous y intéresser ? D’une part, nous pensons que la recherche en linguistique a permis de faire exister son objet : une réalité dont on ne parle pas a tendance à disparaître. Les aspects techniques propres à la discipline peuvent interpeller également des non-linguistes : C. Delaporte raconte comment la lecture du titre d’un article en linguistique a été pour lui révélateur du sérieux à accorder à la langue des sourds13. D’autre part, 12 C. Cuxac mentionne les raison qui peuvent expliquer la persistance de l’utilisation de l’ASL dans l’éducation des enfants sourds aux États-Unis après la congrès de Milan en 1880, au contraire de l’Europe, et ce malgré l’égal manque de questionnement sur son statut linguistique : « l’existence dès 1864 à Washington d’une université pour étudiants sourds; une proportion d’enseignants sourds dans l’ensemble du système éducatif plus importante qu’ailleurs; le fait que le fondateur de l’éducation des sourds aux États-Unis soit lui-même sourd (il s’agit de Laurent Clerc); enfin une culture pragmatique bien américaine de l’évidence : les enfants sourds apprennent beaucoup plus vite lorsqu’on s’adresse à eux en langue des signes que lorsqu’on leur parle oralement » (Cuxac, 2003a, note p. 7). 13 Interpelé en 1992 sur la réalité des sourds par une émission télévisée, Yves Delaporte décide de s’y intéresser de près. Ses premières recherches bibliographiques lui font trouver un article du linguiste belge F.X. Nève, « ‘Phonologie ou gestématique des langues des signes des sourds. Gestèmes, allogestes et neutralisations’. Si j’indique précisément ce titre, c’est que sa technicité m’est alors apparue révélatrice : ce que faisaient les sourds avec leurs mains était donc digne d’un analyse s’appuyant sur les concepts les plus ardus de la linguistique structurale » (Delaporte, 2002, p. 2).

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certains linguistes, tel C. Cuxac, affirment l’intérêt des langues signées pour mieux comprendre le langage, quelle qu’en soit sa modalité : « Plusieurs raisons me font dire que les langues des signes sont des objets cognitifs qui se prêtent mieux que les langues orales à une modélisation linguistique de la faculté de langage. (…) Les LS constituent un ensemble de langues non marquées : iconiques et non-iconiques, temporelles et spatiales, si ressemblantes entre elles, elles offrent un taux de généralité idéal de même qu’un empan fonctionnel langagier maximal pour s’interroger sur l’être formel du langage humain » (Cuxac, 2003c, p. 29-30).

Nous reviendrons sur la distinction entre langue et langage (p. 128). Voyons d’abord comment la linguistique a progressivement fait au 20e siècle une nouvelle place aux langues signées et aux enjeux qu’elles révèlent. 4.1.2.1 Évolution de la linguistique des langues signées au 20e siècle Il peut y avoir plusieurs façons d’étudier les langues signées. En particulier, l’objectif peut être de montrer en quoi elles ressemblent aux langues orales, ou de montrer les différences. Ces objectifs se retrouvent successivement dans l’évolution de la recherche sur les langues signées. Historiquement, il a d’abord fallu attester d’un nombre suffisant de similitudes pour aboutir à une reconnaissance du statut linguistique des langues signées : c’est ce qu’a réalisé entre autres, et comme pionnier, W. Stokoe à partir de l’ASL. Ensuite, il devient possible d’aller plus loin : l’étude des différences est alors source d’enrichissement pour une réflexion plus approfondie sur ce qu’est le langage, son apprentissage, les structures qui le rendent possible, etc. a) Avant Stokoe. Si de nombreux auteurs considèrent que la recherche linguistique moderne sur les langues signées est inaugurée par les travaux de W.C. Stokoe (cf. infra), il n’a pas fallu attendre le 20e siècle pour trouver des écrits à ce sujet. M. Blondel et L. Tuller, dans leur compterendu critique de la recherche sur la LSF (2000) relèvent « une douzaine de travaux sur le ‘langage mimique des sourds’14 datant de la fin du 18e et du 19e siècles » (2000, p. 30). Ces écrits sont guidés principalement par des visées éducatives, mais il s’y trouve des éléments intéressants en continuité avec la recherche moderne : ces auteurs avaient déjà noté le caractère iconique des langues signées, les expressions du visage, 14 La « mimique » était une façon de décrire la langue des signes aux 18e et 19e siècles, sans que ce soit péjoratif.

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le problème des pronoms et des classificateurs… Ces éléments sont présents lorsque les auteurs s’attachent à décrire la structure de la langue observée, mais il faut noter que la méthodologie consiste le plus souvent à « élaborer des nomenclatures grammaticales ou lexicales, dont le point de départ est, la plupart du temps, la langue française » (Blondel & Tuller, 2000, p. 32), manquant donc une part de la spécificité des langues signées. En France, l’interdiction de l’utilisation des signes pour l’éducation des sourds a laissé un vide dans la production d’études consacrées à la langue signée, qui va de la fin du 19e siècle jusqu’à la fin des années 1970 (Blondel & Tuller, 2000, p. 30 et 33). Les langues signées sont alors considérées comme un « système « sous-linguistique » fait d’imitation, de pointage, de mime et de pantomime » (Tervoort, 1989, p. 13). b) Similitudes. A partir des années 1950, et surtout outre-Atlantique, des linguistes s’intéressent aux signes : est alors envisagée la possibilité qu’il s’agisse d’une véritable langue. L’histoire a retenu le nom de William C. Stokoe et son article de 1960, intitulé « Sign Language Structure: An Outline of the Visual Communication Systems of the American Deaf », est considéré comme un événement fondateur de la linguistique des langues des signes. « Stokoe (1960) est unanimement et internationalement considéré comme la première étude d’une ère nouvelle pour la recherche sur les LS » (Blondel & Tuller, 2000, p. 34). Une deuxième phase de recherches « va de 1960 à 1980, [et] voit apparaître une efflorescence de recherches linguistiques et psycholinguistiques visant à vérifier cette hypothèse que les langues des signes étaient des langues naturelles dotées de critères fixes et existants » (Tervoort, 1989, p. 13). Dans ce contexte, « les auteurs ont dû prouver le statut linguistique des langues signées (…) démontré essentiellement par la mise en évidence des ressemblances entre les langues signées et les langues orales » (Vermeerbergen, 2006, pp. 169-170). c) Différences. La troisième phase est marquée par l’étude des caractéristiques propres des langues signées. Il est en effet possible d’adopter une autre posture dans la recherche linguistique : « prendre pour hypothèse de départ que les langues signées sont tellement uniques, dans leur structure, que leur description ne peut prendre appui sur une analogie avec les langues orales (Karlsson, 1984) » (Meurant, 2008, p. 1). Les travaux de C. Cuxac, précurseur en France des travaux en linguistique de la LSF (Langue des Signes Française) vont plutôt dans ce sens.

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Les études sur l’iconicité des langues signées et sur l’utilisation de l’espace, par exemple, s’attachent à des caractéristiques particulières à la modalité visuo-gestuelle du langage. Plus proche de nous dans le temps, émergent des études qui se situent dans une position intermédiaire par rapport à ces deux pôles. Si les langues signées sont bien des langues, elles doivent pouvoir être analysées au moyen des outils de la linguistique générale, dans la mesure où ceux-ci ont bien conceptualisé une capacité linguistique générale qui soit indépendante de la modalité utilisée. Ces modèles généraux de la linguistique sont ainsi mis à l’épreuve du déplacement de modalité linguistique. Les caractéristiques qui font la spécificité des langues signées sont, dans ce type d’approche, « considérées comme autant de mises en garde contre la positivation des données de langue : le son, le mouvement et l’espace mis en jeu par la production linguistique seront tenus pour des manifestations variées d’une même analyse implicite, que l’on dénommera grammaticalité » (Meurant, 2008, p. 2). Nous reviendrons dans le prochain paragraphe sur la grammaticalité et la capacité langagière. d) Corpus. Dans les dernières années se constituent des corpus de langues des signes, afin de permettre la recherche à partir de l’usage courant de ces langues. C’est le cas pour LIS (Lingua dei segni italiana) en Italie, la BSL (british sign language) au Royaume-Uni, la VGT (Université de Gent, 2015)15, la LSFB (Université de Namur, 2015). Le principe est de filmer de nombreux locuteurs différents, dans différentes situations, afin d’illustrer l’usage actuel de la langue. « Cette ‘bibliothèque’ vidéo a été conçue au premier chef pour la recherche linguistique. Mais elle constitue un outil inédit de documentation au service des enseignants, des formateurs, des étudiants et des interprètes, et une sauvegarde de l’héritage linguistique et culturel de la Communauté des Sourds » (www.corpus-lsfb.be, consulté le 29/12/2015). L’évolution de la recherche en linguistique des langues signées met en lumière les caractéristiques propres à ces langues et leur intérêt pour notre connaissance du langage en général. Avant de revenir à la question du langage d’un point de vue anthropologique, voyons comment les neurosciences ont apporté leur concours à l’affirmation du caractère linguistique des langues signées.

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http://www.corpusvgt.ugent.be, consulté le 29/12/2015.

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4.1.3 Neurosciences et imagerie cérébrale La capacité langagière trouve son ancrage corporel au niveau cérébral. On pourrait donc s’attendre à ce que la localisation cérébrale du langage soit la même pour les sourds signants et pour les entendants. C’est en effet ce que permet de vérifier l’imagerie cérébrale. Celle-ci nous donne aujourd’hui la possibilité de localiser certaines fonctions in vivo chez un être sain, sans plus dépendre de la pathologie16. On trouve aujourd’hui de nombreuses études en imagerie cérébrale comparant le fonctionnement cérébral de la fonction langagière, sur les versants réception ou expression, chez différents types de personnes. Les groupes comparés varient selon au moins trois critères : la langue utilisée (vocale, signée, ou les deux), le moment d’apprentissage de la langue considérée (précoce ou tardif) et le statut auditif (sourd, entendant, sourd implanté précocement ou tardivement). Les études poursuivent autant d’objectifs différents. Nous citons ici quelques études afin d’illustrer comment les neurosciences ont contribué à comprendre le statut linguistique des langues signées, à préciser certaines de leurs caractéristiques ainsi que leur intérêt dans l’étude de la capacité langagière humaine. 4.1.3.1 Hémisphère droit ou hémisphère gauche? On aurait pu penser que la structure spatiale des langues signées impliquerait prioritairement le fonctionnement de l’hémisphère droit, ou non-dominant, lors de la compréhension ou de la production d’un discours en langue signée. En effet, l’hémisphère droit est le siège de l’activité neuronale en lien avec les processus visuo-spatiaux. Cependant, c’est bien dans l’hémisphère dit « dominant »17 que siègent les zones principales du langage chez un sourd signant. Plusieurs études en imagerie cérébrale (Kassubek, Hickok, & Erhard, 2004 ; MacSweeney et al., 2004 ; Sakai, Tatsuno, Suzuki, Kimura, & Ichida, 2005) montrent l’utilisation 16 C’est d’abord la pathologie qui a permis la localisation cérébrale de différentes fonctions humaines. Des lésions de l’encéphale (par blessures, épilepsie, accident vasculaire, …) ont été mises en lien avec l’altération ou la disparition de certaines fonctions. Plus récemment, les progrès en imagerie médicale (entre autres la résonance magnétique — IRM — et la tomographie par émission de positons — PET) ont permis des images beaucoup plus précises et l’apparition de l’imagerie fonctionnelle : les activités réalisées par un individu peuvent être localisées par la mise en évidence d’un surcroît d’activité neuronale dans une zone bien précise du cerveau, indiquant par là le siège de la fonction visée. 17 L’hémisphère dit « dominant » est l’hémisphère gauche chez 99 pourcents des droitiers et la majorité des gauchers — on parle généralement d’« hémisphère gauche ». Le terme « dominant » n’indique pas une supériorité de cet hémisphère mais simplement son importance dans la fonction langagière. L’hémisphère droit a d’autres rôles dans l’expression langagière, en particulier la prosodie, résultant des composantes émotionnelles et tonales.

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des zones classiquement réservées au langage lorsque des sourds signent ou perçoivent un discours signé. Il s’agit principalement la zone frontale inférieure, incluant la zone de Broca, et la zone temporale postérosupérieure, incluant la zone de Wernicke18 (voir fig. 4.1). La clinique avait déjà suggéré de tels faits. En effet, une lésion de l’hémisphère dominant entraîne chez les sourds une aphasie pour la langue signée, tout comme on trouve une aphasie pour la langue vocale chez un oralisant. Une lésion de l’hémisphère droit provoque chez l’un et chez l’autre des troubles des fonctions visuo-spatiales non-linguistiques : les apraxies sont des difficultés à réaliser des tâches motrices complexes19. Des lésions de l’hémisphère droit chez un sourd peuvent avoir des conséquences sur la capacité à s’exprimer en signes à cause de l’apraxie : celle-ci implique une difficulté à former des gestes, elle touche donc la modalité de l’expression (la langue), et ne concerne pas la capacité à élaborer des énoncés (la grammaticalité, voir précisions au § 4.1.4.1). Un parallélisme peut être établi avec un oralisant qui présenterait une dysarthrie, c’est-à-dire une difficulté à articuler : il s’agit d’un trouble moteur qui touche la production des sons et non une difficulté de production d’un langage grammaticalement correct (que serait l’aphasie). Un argument supplémentaire pour la localisation gauche de la production d’une langue signée réside dans l’absence d’influence que pourrait avoir le caractère iconique du signe : un patient atteint d’une lésion gauche ne peut plus réaliser le signe d’un objet (par exemple une brosse à dent) mais peut montrer comment l’utiliser si on le lui demande — praxie correcte, dépendante de l’hémisphère droit (Marshall, Atkinson, Smulovitch, Thacker, & Woll, 2004). Un entendant qui signe active-t-il les mêmes zones cérébrales, ou doit-on voir dans la localisation gauche chez les sourds une caractéristique liée à la privation auditive ? En comparant trois groupes ayant en commun de parler leur première langue, qu’ils soient sourds signants, entendants oralisants ou entendants signants natifs (des CODA), Neville et ses collaborateurs (1998) montrent que les mêmes zones sont activées : il s’agit des zones classiquement dévolues au langage. Ces zones sont donc sensibles aux caractéristiques du langage, quelles que soient sa structure ou sa modalité. 18 Les aires cérébrales de Broca et Wernicke sont deux zones du cerveau historiquement repérées comme les zones du langage, la première sur le versant de l’expression et la deuxième sur le versant réceptif, compréhension. On sait aujourd’hui que d’autres aires et zones interviennent dans la complexité du langage, incluant ces territoires cérébraux. 19 Par exemple s’habiller, se servir d’un objet de la vie courante, réaliser un mime, …

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Figure 4.1 – Localisation des aires de Broca et de Wernicke et du cortex auditif primaire (Purves, 2005, p. 638).

4.1.3.2 Zones de langage et zones auditives La proximité physique des aires dédiées au langage avec celles dédiées au traitement de l’information auditive (voir fig. 4.1) a fait suggérer une prédisposition à la modalité vocale du langage. Plusieurs études montrent cependant qu’il n’en est rien et permettent à d’autres auteurs de parler d’une fonction langagière comprise comme celle de la représentation symbolique, quelle qu’en soit la modalité : « Les fonctions sensorielles et motrices ont certes un rôle capital pour le langage en tant qu’outil de communication. Mais les régions cérébrales spécifiquement dévolues au langage transcendent ces éléments de base, dans la mesure où ce qu’elles prennent en charge, c’est le système de symboles auxquels fait appel la communication, symboles parlés et entendus, écrits et lus ou, dans le cas du langage des signes, mis en gestes et vus. La fonction essentielle des aires corticales du langage et, à vrai dire, du langage lui-même est donc la représentation symbolique. Que l’utilisation de ces symboles obéisse à un ensemble de règles (la grammaire), qu’il faille les ranger dans un certain ordre (la syntaxe) pour qu’ils aient un sens utile, que leur expression doive présenter une tonalité émotionnelle adéquate (la prosodie), est de la plus haute importance et se constate aisément quel que soit le mode de représentation et d’expression » (Purves et al., 2005, p. 638).

Retenons l’importance de la représentation symbolique que sert le langage, qui dépasse largement sa fonction de communication.

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4.1.3.3 Les caractéristiques grammaticales La mise en évidence des zones impliquées dans le langage chez les sourds montre qu’il y a bien lieu de distinguer le mime (ou la pantomime) d’une langue signée (Gordon, 2004). Le mime accompagne le langage vocal, ou tente de le remplacer, par exemple en l’absence de langue commune. D’un point de vue linguistique, il est exempt de grammaire, alors que les langues signées répondent à des critères structuraux phonologiques, morphologiques et syntaxiques (Wilbur, 1979). Deux réalités proches ont été comparées (MacSweeney et al., 2004) : une langue signée et un code gestuel présentant des similitudes de surface avec la langue signée. On note une activation de la zone temporale supérieure dans les deux cas chez des sourds et chez des entendants. Mais chez les sourds signants, une zone est activée de façon plus importante (à la jonction entre lobes pariétal et temporal gauches) par la perception de la langue signée, indiquant un traitement spécifiquement linguistique opéré par cette zone. 4.1.3.4 Langues et motricité En étudiant les zones impliquées dans la production du langage, Kassubek et ses collaborateurs (2004) montrent l’implication plus importante de certaines zones en langue signée, attribuée à une composante motrice plus importante : le cervelet, bilatéralement, le cortex occipitotemporal et le cortex pariétal supérieur. Par contre, le cortex prémoteur gauche est activé plus spécifiquement par la langue vocale que par la langue signée. Les auteurs cherchent une explication car ils affirment que la production vocale semble demander peu de motricité. Une explication alternative impliquerait selon eux les processus visuels, plus importants dans les langues signées, à cause des mouvements et relations dans l’espace. Or, sans écarter une telle hypothèse, nous pensons que la vocalisation implique aussi une motricité non négligeable : du diaphragme aux lèvres en passant par les muscles intercostaux et tout le larynx, de nombreux muscles sont mis en œuvre pour parler — pas moins sans doute que le mouvement des mains et l’expression faciale. La visibilité de cette motricité est cependant très différente : la motricité liée à la vocalisation est moins visible que dans la production de signes gestuels. Une activation corticale en lien avec les phénomènes moteurs respiratoires et vocaux n’est donc pas étonnante. Les sourds nous rappellent que le langage oral n’est peut-être pas aussi abstrait que l’on veut parfois le croire — dans une vision assez idéaliste, et qu’il est radicalement ancré dans la réalité

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corporelle, même sans évoquer ce que l’on appelle couramment le « langage non-verbal » (gestes, mimiques, …). 4.1.3.5 L’expression faciale L’expression faciale est une caractéristique propre des langues signées : elle module ou accompagne un signe pour lui donner toute sa signification, ou en exprime la négation. On pourrait donc la considérer comme un élément linguistique. Or, chez les entendants non-signants, l’interprétation de l’expression faciale relève de l’hémisphère droit, habituellement connu pour traiter l’intentionnalité et les émotions. Atkinson et ses collaborateurs (2004) ont mené une étude avec des patients sourds signants ayant une lésion cérébrale droite ou gauche. Ils ont observé que la négation exprimée en langue signée ne renvoie pas à la même localisation cérébrale si elle est exprimée par un geste de la main ou par une expression faciale : elle dépend de l’hémisphère gauche dans le premier cas et de l’hémisphère droit dans le second. Il faut cependant s’interroger sur la caractéristique attribuée à la négation (fonction syntaxique — « gauche » — ou prosodique ou pragmatique — « droite »). Ceci montre l’interaction entre l’interprétation d’études neurobiologiques et la théorie linguistique prise pour point d’appui. Le risque de biaiser l’observation par une théorie sous-jacente insuffisamment mise au jour se manifeste ici. 4.1.3.6 Limites et mise en garde Le langage est une fonction complexe qui implique plusieurs zones cérébrales et de nombreuses interactions. Le risque existe toujours de réduire cette complexité lorsque l’on cherche à mettre en évidence un élément précis, ce qui est le propre de la démarche scientifique. Par exemple, certaines études (Neville et al., 1998 ; Newman, Bavelier, Corina, Jezzard, & Neville, 2002) avaient laissé supposer que les sourds utilisaient plus l’hémisphère droit, mais il s’agissait d’une comparaison avec la compréhension par des entendants d’un texte écrit, alors que les sourds recevait un message oral en langue des signes (c’est-à-dire dans l’immédiateté de l’expression signée, sans trace écrite). La différence disparaissait en comparant des sourds signants percevant un discours en langue signée et des entendants percevant un discours auditivo-visuel. Ceci met en évidence le rôle de l’hémisphère droit dans la perception de la prosodie, présente tant dans une langue vocale que dans une langue signée, mais absente d’un texte écrit (MacSweeney et al., 2002). La recherche d’une réponse précise à une question précise se heurte ainsi parfois à l’interaction des différentes dimensions du langage.

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De plus, ces études se font généralement sur un petit nombre de sujets. Il nous semble difficile, voire dangereux d’en tirer des conclusions quant à la conduite à tenir en clinique, quant aux étapes concernant la plasticité cérébrale ou quant à l’âge-limite ou l’âge idéal d’implantation cochléaire chez les enfants sourds20. Les données élémentaires, faisant l’objet d’études pointues, se doivent d’être complétées par une intégration plus globale des éléments intervenant dans l’apprentissage et l’observation sur le terrain. Les éléments et études évoqués ici nous permettent de voir comment les neurosciences confirment le statut des langues signées et comment ces dernières permettent d’explorer plus avant la fonction langagière chez l’être humain, selon une dialectique semblable à celle observée dans la linguistique. Voyons maintenant comment ces données scientifiques interagissent avec des réalités vécues en particuliers par des familles d’enfants sourds. 4.1.4 Enjeux pédagogiques Les familles entendantes d’enfants sourds n’ont pas attendu une reconnaissance scientifique ou légale des langues signées pour chercher tous les moyens qui faciliteraient la communication avec leur enfant, parmi lesquels les langues signées. Cependant, en l’absence de reconnaissance par les professionnels (médecins, paramédicaux et pédagogues), ce moyen était peu ou mal connu des parents et, en l’absence d’une diffusion sociétale, il était peu accessible. Nous hésitons d’ailleurs à parler au passé, même si une évolution positive est très nette au cours du dernier demi-siècle. Des éléments de langue signée sont régulièrement utilisés ou proposés dans le parcours de l’enfant sourd, au contraire de la position 20 A titre d’exemple, l’étude de Sadato et ses collaborateurs (2004) intitulée Agedependent plasticity in the superior temporal sulcus in deaf humans: a functional MRI study porte sur 17 personnes signantes, 6 sourds précoces (avant l’âge de 2 ans), 5 sourds dits tardifs (après l’âge de 5 ans) et 6 entendants. Les auteurs concluent à partir de leurs résultats : « This indicates that the sensitive period for the establishment of human voice processing in the STS might be during the two first years of life ». La prudence du conditionnel est bien de mise avec un si petit échantillon! Une autre étude (Govaerts et al., 2002) a pour but d’évaluer le résultat d’une implantation cochléaire réalisée entre 9 mois et 6 ans et porte sur 48 enfants pour une partie et 70 pour l’autre. Les auteurs tirent des recommandations sur l’âge d’implantation (« this study provides evidence in favor of early implantation, before 2 years of age. It provides data that may be helpful in counseling the parents of implant candidates in a realistic way » (p. 889) et des pronostics en termes de réussite d’un test de performance auditive (the CAP test), ce qui nous semble abusif étant donné le nombre de participants à l’étude et l’utilisation d’un seul test peu précis.

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strictement oraliste des années 1960 (voir p. ex. Coudon, 2005). Nous sommes cependant loin de voir acceptée une véritable éducation bilingue langue des signes — langue vocale. Nous voulons souligner ici quelques enjeux liés à l’usage des langues signées dans le parcours des enfants sourds. 4.1.4.1 « Apprendre » à parler ou entrer dans le langage ? La théorie de la médiation Il a souvent été affirmé (et ce l’est encore parfois) que signer puisse retarder l’apprentissage de la langue vocale car l’enfant sourd ne ferait pas l’« effort » d’apprendre la langue orale. Cette assertion nous a toujours étonnée car l’enfant entendant ne semble pas « apprendre » à parler à coups d’efforts comme le réclame par exemple l’apprentissage de la lecture. Il a bien plutôt l’air d’entrer dans une relation au monde et aux autres au moyen des mots. « On ne peut donc plus, comme dans les années soixante, considérer que le petit de l’homme apprend le langage comme plus tard les échecs, la géographie ou les tables de multiplication. Nous n’avons pas besoin des ruses et des menaces de pédagogues tour à tour sévères et caressants pour apprendre à parler. C’est donc que l’esprit est de lui-même organisé selon des structures modulaires et fonctionnelles qui prédisposent à certaines acquisitions fondamentales » (Mehler & Dupoux, 1995, p. 221-222).

Nous venons de voir quelles structures cérébrales et neurobiologiques permettent à l’être humain cette entrée dans le langage. La théorie de la médiation développée par Jean Gagnepain21, nous permet d’affiner notre intuition quant à ce que serait l’« apprentissage du langage ». A partir de l’observation clinique, tant neurologique que psychiatrique, Jean Gagnepain a distingué quatre dimensions dans le langage qu’il a nommées « grammaticalité, écriture, langue et discours » (Quentel & Beaud, 2008, p. 27). Ces dimensions peuvent être atteintes de façon distincte par la pathologie, ce qui aide à mieux les cerner. L’intérêt de la distinction réside en particulier dans la possibilité d’étudier une composante de façon ciblée, tout en restant conscient des dimensions écartées, afin de ne pas réduire le langage à celle étudiée ou observée. Nous évoquerons ici uniquement la grammaticalité et la langue, qui suffiront à répondre à notre question concernant l’« apprentissage » de la langue. 21 Voir entre autres Gagnepain, 1990, 1994. Nous nous baserons ici sur l’article de J.C. Quentel et L. Beaud (2008) qui présente succinctement les éléments de cette théorie, et sur les notes d’une conférence de J.C. Quentel et J. Giot au colloque de l’APEDAF en mars 2012 sur ce sujet.

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a) Capacité d’analyse innée. La grammaticalité, touchée par l’aphasie, est la capacité de l’humain de « produire du mot et du phonème » (Quentel & Beaud, 2008, p. 30). Elle nécessite l’usage d’une sorte de grille inconsciente, un cadre d’analyse et permet la mise en système du langage, la production d’un énoncé grammaticalement structuré, quelle que soit la langue utilisée (p. 30-31). Cette capacité langagière est innée, l’enfant ne doit pas l’apprendre, elle dépend d’aires corticales particulières présentes uniquement chez l’être humain. Elle permet à l’enfant d’abstraire une polysémie à partir de l’usage du langage qui est fait autour de lui, puis par lui. « L’élément de langage est d’abord pour lui un cadre d’analyse, cadre qui fait précisément défaut à l’aphasique. Dès qu’il parle et quelle que soit sa langue maternelle, l’enfant fait fonctionner ce cadre d’analyse. Il est à cet égard grammaticalement complet d’emblée. Il aura, certes, par ailleurs, à apprendre les usages de notre langue, mais c’est là précisément une affaire de langue » (Quentel & Beaud, 2008, p. 37).

b) La langue est plus que communication. La langue est définie dans ce cadre « comme l’usage que nous faisons du langage » (p. 34). Elle nous permet d’entrer en communication, qui est l’usage que nous faisons du langage dans la relation. Mais il ne faudrait pas réduire le langage à sa fonction de communication — ce qui est souvent le cas : « La communication doit donc être saisie comme une dimension essentielle du langage qui ne suffit aucunement à le définir et qui, surtout, ne lui est d’aucune façon spécifique. Il est en effet possible de communiquer à travers d’autres moyens que les mots ; en d’autres termes, la communication déborde très largement le langage » (Quentel & Beaud, 2008, p. 34).

Et le langage ne « sert » pas non plus seulement à communiquer : la poésie et le discours intérieur suffisent à nous en convaincre. La dimension relationnelle est essentielle pour comprendre la dimension de la langue. Le délire en est la figure pathologique, par son discours non adressé, tout en étant parfaitement grammatical : c’est la « dimension de l’autre » qui est mise en difficulté (Quentel & Beaud, 2008, p. 35). Dans son développement, l’enfant « se trouve d’abord pris dans ce qu’on appelle classiquement un ‘bain de langage’ » (p. 38). S’il n’apprend pas à parler au sens de la grammaticalité, il doit apprendre « la langue, c’est-à-dire les usages langagiers de son entourage. (…) Sans interaction langagière, l’enfant ne peut s’imprégner de la langue » (p. 38). L’auteur précise qu’il s’agit là de l’apprentissage d’un usage social parmi d’autres, qui fait partie du processus de socialisation. Jean-Claude

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Quentel le reformulait ainsi lors d’une conférence : les enjeux de l’apprentissage de la langue ne sont pas linguistiques mais relationnels et identitaires; l’enfant construit sa personnalité à travers les interactions avec les autres, entre autres les interactions langagières. Parler fait partie de la socialisation, c’est-à-dire de tous les apprentissages par interactions qui ont pour but d’inscrire les enfants dans la société22. 4.1.4.2 Bilinguisme La distinction de différents plans dans le langage telle qu’elle est présentée dans la théorie de la médiation nous permet de mieux situer les enjeux pour l’enfant sourd — enjeux pédagogiques, mais aussi, plus largement, anthropologiques, relationnels et affectifs. Ces enjeux s’articulent essentiellement au fait que le développement personnel et l’accès aux apprentissages est conditionné par l’usage adéquat de la langue, pour tous les humains. Il s’agit donc de donner à l’enfant sourd les mêmes possibilité de développement personnel et d’accès aux connaissances. Cela passe selon nous, à la suite de certains spécialistes de la surdité, par une éducation bilingue : voyons pourquoi. L’essentiel pour un petit être humain est d’exercer sa capacité langagière, sa grammaticalité innée, afin de la développer conjointement à son rapport au monde, aux autres et à lui-même. La surdité n’atteint pas la grammaticalité chez l’enfant mais bien son accès au bain de langage si le milieu dans lequel il vit utilise la langue vocale. La théorie de la médiation nous aide ainsi à comprendre l’intérêt d’une langue facilement ou « naturellement » accessible23. Certains auteurs défendent en effet l’idée du développement de la grammaticalité chez les enfants sourds par une langue signée qui leur est d’accès aisé, qui favorise son développement relationnel et cognitif, ainsi que l’apprentissage de la langue vocale dans un second temps : « La langue des signes doit être la première langue (ou une des deux premières langues) chez les enfants ayant une forte perte auditive. (…) la langue des signes permettra une acquisition plus aisée de la langue orale que ce soit sous sa forme orale ou écrite. En effet, avoir une langue bien 22

Quentel, notes de conférence, colloque de l’APEDAF, mars 2012. Certains auteurs parlent de langue « naturelle », adjectif qui pose une série de questions philosophiques que nous n’aborderons pas ici. Ce qualificatif est rarement justifié ou expliqué. Il est sans doute question de langues « facilement accessibles » ou de « générées spontanément par des enfants sourds ». Nous préférons évoquer les choses en termes d’accessibilité, comme dans les extraits suivants : « l’accessibilité de la langue française, langue sonore, qui n’est pas naturelle chez eux [les enfants sourds] » (Volon, 2015, interview de Claire de Halleux) et « la surdité déforce la capacité naturelle de l’humain à comprendre et s’exprimer dans une langue orale » (Ghesquière, 2015, p. 43). 23

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ancrée facilite grandement l’acquisition d’une autre langue (que la première langue soit une langue orale ou une langue des signes). Enfin, la langue des signes est une garantie que l’enfant aura au moins une langue bien établie, car il est bien connu que le niveau atteint en langue orale n’est souvent pas satisfaisant, quels que soient les efforts prodigués et les moyens technologiques récents utilisés. Attendre plusieurs années pour atteindre un certain niveau en langue orale, sans donner à l’enfant pendant ce temps la langue qui lui convient parfaitement dès le plus jeune âge, à savoir la langue des signes, c’est risquer un retard linguistique, cognitif, affectif et social chez cet enfant » (Grosjean, 1999, p. 13).

Benoît Virole va dans le même sens en soulignant les mécanismes d’apprentissage en jeu : « Le besoin de représentation et de communication précoce de l’enfant sourd étant assouvi par l’usage partagé avec les parents de la langue des signes, le désir de l’enfant de communiquer ne fait que croître. Il est alors tout à fait possible et souhaitable d’entreprendre un apprentissage de la parole d’autant plus facilité qu’on peut s’appuyer au niveau du sens sur la représentation sémantique de la langue des signes. Le travail sur le signifiant phonique et la lecture labiale peut ainsi gagner en liberté, en rapidité et en finesse » (Virole, 2000, p. 387).

Pour se développer pleinement, l’enfant sourd doit pouvoir, comme l’enfant entendant, exercer une série d’activités grâce au langage, que Fr. Grosjean (1999) décline ainsi : — — — — —

communiquer le plus tôt possible avec ses parents et sa famille se développer cognitivement dès le plus jeune âge acquérir des connaissances par le biais du langage communiquer pleinement avec le monde environnant s’acculturer dans les deux mondes qui seront les siens (nous précisons que c’est le cas pour tous les enfants grandissant dans un milieu bilingue et biculturel, dont sont les sourds).

Cela ne sera possible de façon précoce qu’au moyen de la langue des signes, même si plus tard, il est possible que la langue vocale devienne la plus utilisée — la dominance d’une ou l’autre langue ou leur utilisation équilibrée est variable selon les enfants et pas uniquement fonction du seuil de surdité (Grosjean, 1999, p. 13). La place essentielle du bilinguisme dans la pédagogie des enfants sourds24 n’est pas unanimement acceptée : la reconnaissance des langues 24 Telle qu’elle est défendue par Fr. Grosjean et B. Virole, que nous venons de citer mais aussi par d’autres auteurs, dont C. Cuxac, linguiste, ou A. Meynard, psychologue : « Le texte culturellement institué en position dominante dans notre espace sociétal ne

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signées joue sans doute un rôle facilitant mais de nombreuses résistances persistent et l’option bilingue dans l’éducation est loin d’être majoritaire. Nous y reviendrons au chapitre 10 en envisageant quelques dimensions du bilinguisme et du biculturalisme vécus par les sourds. Voyons ce qu’il en est concrètement dans notre pays. 4.1.4.3 Milieux éducatifs en langue des signes La plongée d’enfants sourds dans un environnement de personnes signant leur permet d’apprendre rapidement une langue et d’entrer en relation, alors que l’apprentissage du langage vocal les oblige à des activités métalinguistiques longues et laborieuses (et comment y accéder sans langage ?). L’apprentissage d’une langue signée prend du temps, il n’est pas aisé pour des parents entendants apprenant la surdité de leur enfant d’ajouter cette tâche à leur quotidien, d’autant qu’elle est vraiment pour eux une seconde langue apprise tardivement. Le souhait de transmettre leur propre langue, ajouté à un apprentissage plus rapide, peut orienter les parents vers le choix d’utiliser la LPC, qui permet à l’enfant d’apprendre le français avec un bon support visuel. Il importe dès lors qu’il existe des milieux d’accueil en langue des signes pour que l’enfant soit plongé dans un bain de langage qui lui soit facilement accessible dès son plus jeune âge. A ce jour, nous avons répertorié cinq milieux d’accueil de la petite enfance utilisant la LSFB en Belgique francophone : trois à Bruxelles, un à Namur, un à Huy25. A l’âge de la scolarisation, les enfants sont orientés en enseignement spécialisé s’ils requièrent une environnement et une méthodologie adaptée, en particulier s’ils présentent un handicap associé. De nombreux enfants sourds sont intégrés dans des classes d’enfants entendants, en « milieu ordinaire », avec la sensibilisation de l’enseignant et une aide pédagogique. L’APEDAF est une des structures qui propose cette aide pédagogique : « En fonction des besoins de l’enfant, l’aide consiste en ferme-t-il pas certaines voies de subjectivation possibles en voulant à tout prix mettre l’accent sur la surdité comme maladie à soigner par le son ? En entravant l’accès précoce à des modalités langagières signées sous prétexte qu’elles sont les ennemies des langues vocales ou écrites, n’établit-il pas une sorte d’évitement de la dimension symbolique et des ancrages pulsionnels qui seuls rendent pourtant possible le parler ? » (Meynard, 2010, p. 23-24). A. Meynard insiste beaucoup sur la fonction symbolique et relationnelle du langage, rappelant lui aussi « qu’une langue ne peut se réduire à un simple outil de communication » (Meynard, 2010, p. 47). 25 Via les sites ffsb.be et sourdsressources.wordpress.com, consultés le 16/12/2016. Les crèches Crescendo, Les Mômes et Le Petit Prince à Bruxelles, La Piconnette à Namur et la crèche Petit à Petit à Huy.

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une interprétation simultanée des cours en Langue des Signes, un codage des différentes disciplines en LPC/AKA, une prise de notes, un suivi régulier du travail journalier ainsi qu’une remédiation individuelle ponctuelle à l’école ou dans les infrastructures de l’APEDAF »26. Cette aide pédagogique remédie à certaines difficultés de l’enfant dont la première est de « se faire comprendre et comprendre en lisant sur les lèvres. Si l’élève est seul, il est quotidiennement confronté aux exigences qu’impose le rythme de l’enseignement ordinaire. Ses capacités de concentration sont alors mises à rude épreuve »27. Il faut préciser que l’aide pédagogique représente un certain nombre d’heures de présence à l’enfant par semaine, et qu’il reste effectivement des moments où il doit se débrouiller seul. De plus, la vie scolaire n’est pas seulement faite d’heures de cours à écouter, il y a de nombreux moments d’interaction en groupes, et les récréations, où les difficultés de communication sont majeures. Enfin, l’enfant sourd ou malentendant est le plus souvent seul dans le cas de l’intégration et cela pose des questions d’identité, d’appartenance, d’auto-estime : « Pour l’enfant, être le seul élève en classe porteur d’une différence est toujours difficile à un moment ou à un autre » (Ghesquière, 2015, p. 42). Une troisième voie pour la scolarisation est celle de l’inclusion de petits groupes d’enfants sourds dans des classes d’enfants entendants, telle qu’elle est mise en œuvre à la communauté scolaire Saint-Marie à Namur28. A l’origine de ce projet se trouvent des parents entendants qui se sont interrogés sur la scolarité de leur enfant sourd : « D’abord, imaginer que notre enfant sourd soit seul dans une classe où tous les autres sont entendants, qu’il soit seul avec sa différence, c’était difficile. Et le deuxième point vraiment insupportable, c’était que toute la vie de la classe, du matin au soir, il n’en reçoive qu’une petite partie ou de manière lacunaire. C’est la question qui nous a habités, très tôt, après l’annonce du diagnostic : comment faire pour qu’il aille à l’école, qu’il ait des potes sourds et des potes entendants, ne pas être le seul différent dans un groupe, en avoir d’autres différents et d’autres comme lui ? Et comment faire pour que tous les échanges de la classe lui soient accessibles du matin au soir, pas seulement une heure par-ci par-là ou carrément pas du tout ! » (Volon, 2015, interview de Claire de Halleux).

26 Site de l’Association des Parents d’Enfants Déficients Auditifs Francophones http://apedaf.be/wordpress/nos-services/aides-pedagogiques/, consulté le 22/12/2006. 27 APEDAF, idem. 28 Avec l’aide de l’asbl École et Surdité. C’est le seul lieu en Fédération WallonieBruxelles où cette pédagogie est mise en œuvre. Elle l’est de l’école maternelle à la fin des classes secondaires. Elle bénéficie d’un soutien scientifique par l’équipe du LSFB-lab de l’Université de Namur.

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Alors que ce type d’approche pédagogique est reconnue dans plusieurs pays comme la plus efficiente pour les enfants sourds (Knoors, Marschark, & Tang, 2014), la mise sur pieds des classes bilingues a nécessité des financements privés, les efforts d’une association et la modification de textes législatifs pour être applicable en Belgique francophone29. Il reste encore, selon ses initiateurs, plus de l’ordre d’un projet pilote que d’un acquis pédagogique structurel (communication orale Claire de Halleux, 2016).

4.2 Vers la reconnaissance d’une culture sourde? De la même façon que s’est posée la question du statut linguistique de la langue des signes, la culture sourde fait l’objet d’interrogations, voire d’une radicale remise en question quant à son existence ou à la pertinence de la dénomination. L’intitulé du colloque de l’APEDAF de 1992 « Culture sourde — mythe ou réalité ? »30 est exemplatif31. Chez ceux qui contestent la possibilité de parler de surdité en termes de culture, on trouve entre autres des arguments évoquant un déni du handicap ou une utilisation abusive du terme culture. Ce deuxième argument implique de s’atteler à la notion de culture, ce qui constitue l’objet de cette partie de chapitre. Nous répondrons au premier argument — le déni du handicap —, qui concerne une des questions posées dans ce travail, aux chapitres 5 et 6. Si les mises en doute de l’existence d’une culture sourde sont parfois très critiques, la répartie de ceux qui l’étudient et la valorisent peut l’être aussi. C’est compréhensible si l’on considère que, pour certains scientifiques, les preuves et signes objectifs de la culture sourde ont été (dé)montrés à souhait, que les réactions opposées font fi de ce travail et relèvent plus de la doxa32 que du respect du travail scientifique. B. Mottez 29 Alors que notre pays est bien doté en matière d’enseignement spécialisé et de possibilité d’enseignement en immersion dans une deuxième langue vocale, l’application d’un enseignement bilingue français — LSFB a requis des modifications législatives (décrets des 23-01-2009, 17/10/2013, 13/07/2016, adoptés au Parlement de la communauté Française). 30 http://apedaf.be/wordpress/actes-des-colloque/, consulté le 6/12/2016. 31 F. Bertin situe en janvier 1981 la première apparition de l’idée de culture sourde, lors de la conférence d’ouverture de l’année internationale des personnes handicapées, à Rome (Bertin, 2010, p. 129). 32 Autrement dit une position qui relève plus de la croyance ou de la conviction personnelle que d’une position argumentée : le mot grec doxa, « traduit en français par opinion, désigne chez Platon une forme dégradée de croyance qui s’oppose à la science

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qualifie ainsi de « cécité des entendants » l’incapacité de la majorité d’entre eux à reconnaître l’existence d’une culture sourde, ou la position de ceux qui parlent de la surdité en termes d’« absence de culture et de civilité » (Mottez, 2006, p. 182). Cette cécité est pour lui la manifestation d’un ethnocentrisme, envisagé comme une attitude qui rejaillit « lorsque nous sommes placés dans une situation inattendue » (Mottez, 2006, p. 182). Notre objectif ici est de répondre à la question-titre du chapitre « la culture sourde est-elle une culture ? ». Nous chercherons une définition générique de la culture à laquelle nous confronterons les affirmations concernant la culture sourde33. Nous répondrons ensuite à plusieurs questions récurrentes concernant la culture sourde. 4.2.1 Définir la notion de culture Si la culture est la notion centrale qui définit l’espace de l’ethnologie contemporaine (Descola, 2005, p. 110), elle reste souvent difficile à définir. Parmi les 164 acceptions dénombrées par Kroeber & Kluckhohn (1952), Ph. Descola retient ce qu’il nomme « les deux principales » (p. 111)34, qualifiées respectivement d’« humaniste » et de « culturaliste » par Kroeber & Kluckhohn. Dans la mouvance des travaux sur l’évolution au 19e siècle, l’acception humaniste « envisage la culture comme le caractère distinctif de la condition humaine (…). La culture n’est pas distinguée ici de la civilisation en tant qu’aptitude à la création collective soumise à un mouvement progressif de perfectionnement » (p. 111). La question conséquente, que Descola ébauche ensuite, plus brièvement que Kroeber, est de savoir ce que recouvre la notion de civilisation, et comment elle a évolué selon les lieux et les époques (nous ne développerons pas cette thématique ici). En ce qui concerne les sourds, cette acception humaniste nous permet de rappeler que la question de l’appartenance à l’humanité s’est posée à propos des sourds, au moins depuis Aristote. Pour ce dernier, le langage articulé fait la distinction entre les hommes et les animaux35. Aristote (epistêmê) dont la philosophie est le modèle suprême » (Encyclopédie Univeralis Online, consultée le 25/07/2017). 33 Nous puisons principalement aux approches de la culture sourde en France avec les travaux d’Yves Delaporte et Bernard Mottez, tout en les complétant par des études réalisées au Québec (Daphnée Poirier et Marguerite Blais) ou dans le monde anglo-saxon (Paddy Ladd, Harlan Lane, Carol Padden). 34 Sans qu’il justifie davantage ce choix. 35 La possibilité de passer du bruit à la voix et de produire ainsi une parole articulée différencie l’homme du reste des animaux qui, eux, n’émettent que des bruits : « La voix et le bruit sont deux choses et la parole en est une troisième » (Aristote, Histoire des

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affirme par ailleurs qu’il n’est rien dans l’intellect qui ne vienne des sens36, mais aussi que « sans pensée, pas de parole, [car] c’est le langage qui crée le raisonnement » (Bertin, 2010, p. 27). C’est bien le postulat aristotélicien d’un langage articulé qui exclut les sourds de la raison humaine et des droits de la cité, alors que Platon, dans le Cratyle, avait évoqué la possibilité de suppléer au langage articulé par les gestes : « Si nous n’avions point de voix, ni de langue et que nous voulussions nous montrer les choses les uns aux autres, n’essaierions-nous pas comme le font les muets de les indiquer avec les mains, la tête et le reste du corps ? » (Platon, Cratyle, XXXIV, 423). La position aristotélicienne aura une longue postérité, que suffit à illustrer l’assimilation régulière au cours de l’histoire, et jusqu’au 20e siècle, des sourds aux idiots37 ou la situation des sourds dans l’infra- humain, entre les hommes et les animaux. Les débats séculaires autour des langues signées ressortissent à cet enjeu de situer les sourds dans l’humain, dans la civilisation38. La théorie de la animaux, IV, 9, 535a). Et c’est à cette troisième réalité qu’Aristote donne le statut de langage, qui, lui, est le propre des hommes : « seul parmi les animaux l’homme a un langage » (Aristote, Politique, I, 2, 1253a). Le langage, qui est donc « (…) l’articulation de la voix par le moyen de la langue » (Aristote, Histoire des animaux, IV, 9, 535a) est la distinction principale de la classification aristotélicienne que l’on trouve dans l’Histoire des animaux, Parties des animaux et De la génération (selon Benvenuto, 2009, p. 24-25). 36 Selon la formulation de Thomas d’Aquin. 37 On trouve par exemple chez Sicard, successeur de l’abbé de l’Épée à l’Institut parisien des sourds et muets, des affirmations empreintes de ces opinions concernant l’humanité des sourds, leur éducabilité et le risque qu’ils restent des idiots : « Il faut donner un nouvel être à cet automate qui n’est qu’animé, établir quelque lien de communication entre lui et les autres hommes ; il faut adoucir cette brute, humaniser ce sauvage, lui apprendre qu’il n’est pas seul dans la nature (…) ; en un mot, lui apprendre qu’il est homme, et quels sont les droits, et surtout les devoirs de l’homme » (Sicard, 1803, p. XVI). Sicard ne devait pas être le seul à penser ainsi pour que ses affirmations trouvent une postérité. On trouve par exemple dans un chapitre d’un manuel de médecine légale de 1828 consacré à la « surdi-mutité » et qui s’appuie sur les opinions de M. Itard « dont le nom fait autorité en cette matière », l’argument suivant : « Les sourds-muets qui n’ont reçu aucune éducation, dont les facultés sont restées sans développement, doivent être assimilés aux idiots. Privés de tout moyen de communication de la pensée, ne pouvant avoir une notion positive du bien et du mal, du juste et de l’injuste, à plus forte raison ne peuvent-ils s’élever jusqu’à la connaissance des lois civiles et pénales. Réduits à une sorte d’instinct animal, enclins, comme les idiots et les imbéciles, à la colère, à la jalousie, à la fureur, ils peuvent comme eux se porter aux plus dangereux excès sans en prévoir les conséquences, et dès lors sans qu’on doive en faire peser sur eux la responsabilité » (Briand & Brosson, 1828, p. 476 – cité par Benvenuto, 2009, p. 164)). 38 Comme ce fut d’ailleurs le cas pour d’autres groupes raciaux ou culturels, les indiens d’Amérique, les Noirs, etc. « Le sourd est vu tantôt comme un être à la limite de la débilité ou de l’autisme, ne pouvant communiquer que par une mimique grossière, incapable d’accéder à la pensée abstraite, tantôt comme un héros philosophique dont l’expression corporelle et le regard renvoient aux origines de l’humanité, avant qu’elle

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médiation en est un des maillons les plus récents et montre l’importance de l’approche linguistique dans la question de la culture. Elle redit ce qui s’est dit autrement depuis plusieurs siècles : la capacité grammaticale est intacte chez les sourds; ce qui pose problème est l’accessibilité à une modalité linguistique. L’adoption d’une autre modalité leur permet d’accéder à toutes les capacités de langage et de raisonnement, de développement cognitif, affectif et social. La deuxième acception de la culture retenue par Descola est qualifiée de « culturaliste » et se développe plus tard en anthropologie, au tournant du 20e siècle. Se fait jour alors « l’idée que chaque peuple constitue une configuration unique et cohérente de traits matériels et intellectuels sanctionnés par la tradition, typique d’un certain mode de vie, enracinée dans les catégories singulières d’une langue et responsable de la spécificité des comportements individuels et collectifs de ses membres » (Descola, 2005, p. 111). Il va dès lors surtout être question des cultures, au pluriel, et de leur description, entre autres à partir d’éléments clefs tels que la tradition, la langue et le mode de vie. En effet, si l’opposition à un certain concept de nature fonde une large part de l’élaboration de la notion de culture dans la définition humaniste, cette opposition est beaucoup moins importante dans la conception culturaliste, où la « manière [des cultures] de s’adapter à la nature n’est (…) qu’une voie parmi d’autres pour accéder à leur compréhension, une voie guère plus légitime ni mieux expressive d’une vision du monde que ne le sont la langue, le système rituel, la technologie ou les manières de table » (Descola, 2005, p. 114-115). Dans la lignée de cette conception culturaliste de la culture, voyons maintenant comment différents éléments considérés comme importants dans l’étude d’une culture particulière rencontrent la réalité de la culture sourde39.

n’ait été corrompue par le mensonge. On retrouve là l’ambivalence des représentations qui se rencontre fréquemment dans les situations de contacts entre population majoritaire et groupes minoritaires. Il y a bien un malentendu entre les sourds et les entendants, mais c’est un malentendu culturel » (Delaporte, 1998, p. 14). 39 Le terme culture garde une polysémie importante malgré les tentatives de définitions. Il recouvre une réalité si riche et complexe qu’il est difficile d’en assumer toutes les dimensions. Notre approche tiendra par exemple peu compte des dimensions techniques, économiques, administratives ou technologiques impliquées dans la rencontre entre la culture sourde et la culture dite majoritaire, en ce compris une certaine (sous-)culture médicale. Nous nous attacherons davantage aux fondements des cultures, à l’interpellation que constitue l’émergence de cultures sourdes, aux changements de mentalité à entrevoir pour une rencontre des cultures féconde — quitte à rester un peu idéaliste!

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4.2.2 Domaines constitutifs de la culture Une façon de justifier l’appellation « culture sourde » est de confronter ce que les sourds mettent sous ce vocable avec une définition descriptive de la culture telle qu’on en trouve dans l’acception culturaliste, c’est-à-dire une définition qui évoque différents aspects d’une culture40. Nous avons choisi parmi tant d’autres deux définitions de ce type afin de relever une série de domaines incarnant la culture et la décrivant41. La première est une définition de la culture donnée par Lévi-Strauss : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres » (Lévi-Strauss, 2012, p. 14).

La deuxième se trouve dans la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, qui débute en présentant une définition de ce patrimoine (art. 1) et une énumération de domaines à y inclure (art. 2) : « 1. On entend par ‘patrimoine culturel immatériel’ les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire — ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés — que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. 2. Le « patrimoine culturel immatériel », tel qu’il est défini au paragraphe 1 ci-dessus, se manifeste notamment dans les domaines suivants : (a) les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur du patrimoine culturel immatériel ; 40 Nous retrouvons cet aspect de description et d’énumération dans l’ouvrage de Kroeber et Kluckhohn où les différentes définitions de la culture sont regroupées. Les caractéristiques du premier groupe sont ainsi explicitées : « The distinctive criteria of this group are (a) culture as a comprehnesive totality, (b) enumeration of aspects of culture content » (Kroeber & Kluckhohn, 1952, p. 44, nous soulignons). 41 Paddy Ladd réalise une démarche de ce type, plus exhaustive, dans son livre de 2003 par une perspective large sur la notion de culture au chapitre 4, en puisant à différentes disciplines concernées par le concept; puis sur l’utilisation du terme culture sourde au chapitre 5.

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(b) (c) (d) (e)

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les arts du spectacle ; les pratiques sociales, rituels et événements festifs ; les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ; les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel » (UNESCO, 2003).

Notons déjà ici comment ces définitions ouvrent la voie à une considération de la culture comme système de normes, c’est-à-dire comme façon de construire symboliquement le monde dans lequel l’être humain vit et se développe en collectivité. Nous verrons au chapitre 6 que G. Canguilhem utilise le concept de normes pour tenter de saisir quelque chose de la vie, des préférences qu’elle indique pour son développement et de la créativité qui est à l’œuvre dans le vivant. Ces normes prennent des formes diverses selon les temps et les lieux — ainsi les expressions et objets culturels —, elles sont créées et recrées — d’une génération à l’autre —, mais constituent ensemble l’expression de la vie, de son pouvoir de développement (le « pouvoir normatif de la vie », selon les mots de Canguilhem). Pour le moment, prenons quelques-uns de ces aspects en examinant comment ils se traduisent dans la culture sourde, comment ils ont été décrits par des scientifiques travaillant avec des sourds. 4.2.2.1 La langue La langue des signes constitue un aspect essentiel de la culture sourde. C’est le premier élément évoqué par les sourds lorsqu’ils parlent de leur culture. De façon générale, la langue se trouve dans la plupart des définitions de la culture comme un élément fondamental. Elle ne suffit bien sûr pas à définir la culture mais elle constitue un tel déterminant du rapport qu’ont les humains au monde et aux autres qu’elle influence fortement la culture. A ce rôle fondationnel dans la culture, il faut ajouter chez les sourds une dimension de visibilité que remplit la langue signée : être sourd ne signifie pas d’abord ne pas entendre mais bien parler une langue signée42. La langue joue le rôle d’étendard de la culture sourde : « La langue n’est évidemment pas l’unique facteur qui fonde l’appartenance culturelle, mais c’est le principal vecteur de revendication des personnes sourdes (…) la langue des signes étant au cœur de leur identité et de leur culture » (Poirier, 2005, p. 61).

C’est parce que la langue est un élément fondamental et fondateur de la culture sourde que nous avons pris le temps dans la première partie 42

Notons que si la surdité est invisible, des sourds signant sont vite remarqués.

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de ce chapitre d’expliciter les tenants et aboutissants de sa reconnaissance. Nous verrons au chapitre 8 comment la langue et la configuration perceptive influencent notre rapport au monde, qui, partagé collectivement, s’incarne en particulier dans la culture. C’est à ce titre qu’il est possible de parler d’incorporation des cultures. La prise en considération des enjeux liés à la langue est absente de l’approche médicale de la surdité, mais elle est également souvent négligée dans les études sur le handicap (les disability studies) : s’il est une raison de traiter différemment la surdité dans le domaine du handicap et de parler de culture au sens plein du terme (voir § 4.2.6), c’est parce qu’elle a un rapport étroit avec la question du langage, de la communication, et donc du développement de la personnalité, des rapports sociaux, etc. 4.2.2.2 La transmission « Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes » (UNESCO, 2003, art. 1). La réalité de la transmission est particulière chez les sourds car la majorité des sourds (plus de 90 %) naît dans des familles entendantes. La transmission est donc dans ce cas entièrement extra-familiale, y compris pour la langue. Or, un sourd peut rester isolé longtemps, à la fois parce qu’il naît dans une famille entendante et parce que la surdité est rare43 et invisible, ces deux facteurs rendant les rencontres plus improbables. La rencontre d’autres sourds constitue généralement un événement important, parfois fondateur dans la vie d’un sourd : « L’instant de la rencontre avec des êtres semblables à soi est le point d’orgue de toutes les histoires de vie que j’ai recueillies. Les embûches qui sèment le chemin y conduisant sont innombrables. En tête vient bien sûr la rareté des sourds. Mais cette rareté serait en elle-même peu de chose si la surdité ne présentait en même temps la caractéristique étrange, par rapport aux autres déficiences, d’être invisible » (Delaporte, 2000, p. 390).

La transmission d’une langue signée se faisait majoritairement dans les internats pour enfants sourds, où les nouveaux arrivés l’apprenaient très rapidement auprès de leurs condisciples, même lorsque l’usage en était interdit44. Avec l’intégration des enfants sourds en milieu scolaire 43 Une naissance sur mille, rapporte (Delaporte, 2000, p. 389). Il faut y ajouter les surdités prélinguales acquises. 44 « Dans les grands internats, l’interdiction était limitée aux salles de classe, la tolérance étant de règle dans les autres territoires. Dans les petites écoles, l’interdiction était

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ordinaire, il reste peu d’institutions spécialisées, ce qui enlève un maillon important de transmission de la langue des signes. Celle-ci se fait souvent plus tard, à travers les milieux associatifs, en particulier aujourd’hui avec des adolescents ou jeunes adultes sourds en question quant à leur identité et à leur positionnement dans la société. La culture est d’abord une réalité qui se reçoit, qui s’apprend avec d’autres dans un processus de socialisation — et c’est également ce qui s’observe avec les sourds. Cela n’empêche pas que cette tradition reçue soit ensuite modifiée, infléchie, recréée selon le contexte, comme le souligne la définition de l’UNESCO. B. Mottez montre comment se fait cette transmission : « Ainsi, il ne suffit pas d’être déficient auditif, de ne pas ou de mal entendre, pour participer de la culture sourde. Il faut y avoir été socialisé. Il faut avoir fréquenté les lieux où, en même temps qu’on y pratique la langue des signes, on apprend à devenir un Sourd, sociologiquement parlant : les établissements spécialisés, les foyers, les fêtes, les banquets, les rencontres sportives ou autres lieux de rassemblement. Un sourd isolé ne peut réinventer la culture sourde. (…) Mais la transmission de savoir-faire, de recettes de vie, de valeurs et d’une vision du monde typiquement sourdes peut se faire (…). Tel est le but et la morale des innombrables histoires drôles ou édifiantes que les Sourds se transmettent de génération en génération, leur patrimoine » (Mottez, 2006, p. 183 et 185).

Si la transmission est majoritairement sociale dans la surdité, il ne faudrait pas oublier la réalité de la transmission familiale : il existe des familles de sourds, même si la surdité passe parfois une ou plusieurs générations, ou si tous les membres d’une fratrie ne sont pas sourds. Le désir de transmettre sa culture pose la question de transmettre la surdité. Nous avons évoqué cette question au premier chapitre avec des situations où se manifeste le désir d’avoir un enfant sourd et les enjeux ouverts par les possibilités de la technique médicale actuelle (voir section 1.2). « Ce désir [d’enfant sourd] existe : pourquoi les sourds échapperaient-ils à l’aspiration, qui est au cœur de toute communauté de langue et de culture, d’en perpétuer l’existence? Il fait toujours scandale, et c’est là sans doute que se révèle de la manière la plus éclatante l’opposition entre les deux manières de voir la surdité, comme handicap ou comme normalité. Toutefois, entre le désir très vif d’avoir un enfant sourd, l’indifférence, l’acceptation résignée et le désir inverse, celui d’avoir un enfant entendant, il existe toute une gamme de sentiments. Il faut distinguer, dans chaque cas, totale, ce qui n’empêchait pas la langue de se transmettre par mille ruses, dans la clandestinité des dortoirs ou les recoins des cours de récréation, malgré la sévérité des sanctions » (Delaporte, 2000, p. 394).

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les motifs symboliques et les raison purement matérielles que l’on peut avoir de souhaiter ou de ne pas souhaiter transmettre sa surdité » (Delaporte, 2002, p. 173).

Y. Delaporte relève par conséquent beaucoup d’ambivalence dans le désir d’enfant sourd, ce qui mérite d’être entendu face à un débat bioéthique qui tend à figer et radicaliser les positions (cf. chap. 1). Il conclut ce passage sur la transmission en soulignant toute l’actualité de cette question : l’avènement d’un possible enseignement bilingue langue des signes / langue vocale et la visibilité sociétale d’adultes sourds qui fournit aux enfants des modèles identificatoires font naître de nouveaux défis, en particulier dans les relations entre sourds et parents entendants. Delaporte y lit « les aléas de la transmission, entre le hasard qui préside à la survenue d’un enfant sourd et son inscription dans un destin collectif » (Delaporte, 2002, p. 175). 4.2.2.3 Les traditions et expressions orales La citation de B. Mottez ci-dessus évoque les histoires drôles des sourds. Il s’agit là d’un élément important de la culture sourde. Yves Delaporte consacre à l’humour un chapitre entier de son étude ethnographique sur les sourds en France (2002, chapitre 9). L’humour sourd met en œuvre et exploite tour à tour les particularités de la langue des signes et les « jeux de signes », le rapport visuel au monde, la situation minoritaire des sourds dans un monde majoritairement entendant… C’est à ce titre qu’il est un élément fondamental de la culture sourde : il constitue un mode d’expression particulier et collectif45 d’une minorité dans ce qui fait sa spécificité linguistique et sociale. Entrer dans l’humour sourd est une façon d’entrer dans une meilleure compréhension de la culture sourde car celui-ci donne à voir le monde à partir du point de vue des sourds et à la façon des sourds : « L’humour est une des clés de la culture sourde. Non seulement parce que les sourds rient beaucoup, mais parce que ce qui les fait rire est si spécifique que c’est chaque fois l’occasion de construire l’écart culturel en réaffirmant que ‘les sourds, c’est comme ça’ » (Delaporte, 2002, p. 267).

Prenons brièvement quelques histoires et voyons ce qu’elles nous disent de l’univers sourd. La première, l’histoire de l’ascenseur, fait partie des histoire et devinettes qui permettent de rire de la différence 45 « Ces histoires ont leurs experts, mais c’est essentiellement un art collectif » (Delaporte, 2002, p. 267).

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— ce qui constitue une des thématiques de l’humour sourd relevées par Y. Delaporte. « Dans cet ascenseur, une inscription insolite : ‘Nombre maximum de personnes : huit entendants, quatre sourds’. Pourquoi? – Réponse : parce que lorsque des sourds bavardent en langue des signes, ils prennent deux fois plus de place que des entendants » (Delaporte, 2002, p. 274).

Les devinettes sont classiquement proposées aux entendants qui s’intéressent aux sourds ou apprennent une langue des signes. La difficulté des entendants à trouver la réponse permet aux sourds de mettre en évidence l’audiocentrisme, c’est-à-dire le fait que l’audition soit considérée comme une évidence et comme la norme, à l’exclusion de toute autre. Telle celle-ci : « L’oiseau. Cela se passe dans la forêt, douze oiseaux sont posés sur la branche maîtresse d’un grand arbre. Un chasseur s’approche à pas feutrés. Il tire. Mais il a un peu trop arrosé son repas et rate son coup. Onze oiseaux s’envolent à tire-d’ailes, tandis que le douzième reste tranquillement posé sur sa branche. Pourquoi? – Réponse : c’est un oiseau sourd » (Delaporte, 2002, p. 273).

Dans les histoires des sourds, tout peut être sourd — c’est une deuxième thématique fréquente. Ainsi se trouve exprimé le fait que la surdité n’est pas une anormalité mais un état possible, et que si les sourds sont peu nombreux, ils sont cependant partout. Citons enfin cette histoire que Delaporte classe avec celles qui se rapportent au « handicap entendant », à savoir la sensibilité au bruit des entendants46. Elle nous permet également de montrer comment l’humour révèle des préoccupations profondes, telles que celle du désir d’enfant sourd que nous avons évoqué plus haut et au premier chapitre. « Comment avoir un enfant sourd. Ce couple, sourd et fier de l’être, désire avoir un enfant et veut absolument que, comme aux-mêmes, il soit sourd. Comment faire? Ils consultent en vain un premier spécialiste renommé, puis un deuxième, puis un troisième qui s’avouent tous incompétents, jusqu’à ce qu’un vieux sourd plein d’expérience leur donne la solution : après avoir fait l’amour, le mari se place devant le vagin de sa femme et hurle à plein poumons. Surpris, les spermatozoïdes entendants se retournent, tandis que l’unique spermatozoïde sourd fonce droit au but et gagne la course… » (Delaporte, 2002, p. 277).

A nouveau, tout élément existant peut être sourd dans la conception sourde du monde. Et être sourd n’a pas que des désavantages, être 46 C’est une manière pour les sourds de retourner aux entendants le qualificatif de handicap, en en montrant la relativité.

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entendant a aussi ses inconvénients, en particulier celui d’être dérangé par le bruit. Être sourd et être entendant constituent ainsi deux façons différentes d’exister au monde. Il faut selon nous porter au rang des traditions et expressions orales un autre élément culturel essentiel qu’est le système nominal. Delaporte y consacre le 7e chapitre de son ouvrage. Le signe désignant une personne n’a généralement rien à voir avec son nom, son prénom ou son surnom en langue vocale — et n’est pas épelé, comme le croit la majorité des entendants47. Il est attribué à une personne par un petit groupe de sourds qui en décide, le plus souvent à partir d’une caractéristique anatomique ou comportementale. Il s’agit donc de noms métonymes, selon la figure de style où une partie désigne le tout (p. 204). Cette façon très visuelle de désigner une personne par un trait saillant48 est la plus ancienne en langue des signes, et concerne 90 % des noms sourds (Delaporte, 2002, p. 204). Voici quelques exemples de traits physiques érigés en signes : la mèche de cheveu, le nez de travers ou pointu, le nœud papillon, les yeux en amande, la fossette, les cheveux frisés ou mi-longs, ou encore quelqu’un de joufflu. D’autres sont en lien avec le caractère ou une habitude49 : cela donne des signes qui signifient par exemple « remue les oreilles en dormant », « caresse son foulard », « fourrage dans son nez », « réfléchit beaucoup » (p. 204). « Les visuels que sont les sourds repèrent immédiatement, d’un coup d’œil acéré, le trait saillant d’un visage, le détail qui introduit une disharmonie. Dans une école arrive un nouveau surveillant. Les élèves le baptisent au moyen de l’index qui touche le condyle du maxillaire : ils ont tout de suite remarqué une très légère crispation de la mâchoire qui serait passée inaperçue de tout autre qu’eux. De même les noms attribués aux personnages publics mettent-ils souvent l’accent sur un trait qui aura pu échapper au commun des mortels, mais que l’on retrouve dans les dessins satiriques de nos quotidiens (par exemple le NEZ POINTU de Jacques Chirac ou les POCHES SOUS LES YEUX de Michel Rocard. Cependant, ces noms, s’ils fonctionnent objectivement sur le monde de la caricature, ne traduisent en général aucune intention satirique, et sont sans connotation péjorative » (Delaporte, 2002, p. 206).

Cette façon de nommer tire parti à la fois de la langue et de l’importance du visuel dans le rapport au monde et constitue ainsi un élément culturel original. 47

Seuls le sont les nouveaux noms, ceux des personnes qui n’ont pas encore reçu

de signe. 48 Cette appétence visuelle chez les sourds à la fois contribue et à la fois est un signe de l’incorporation de la culture. 49 Y. Delaporte indique en majuscules la traduction littérale des signes.

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4.2.2.4 Les arts Élément culturel s’il en est, le domaine artistique n’échappe pas à une mise en œuvre particulière dans le monde des sourds. L’art silencieux n’est pas tant à entendre comme une variante de l’art par des personnes handicapées mais comme l’expression d’une culture particulière. Le lien entre art, identité sourde et affirmation culturelle apparaît et conditionne l’émergence et la promotion de ce type d’art à partir des années 1970. Olivier Schetrit mentionne que quelques artistes dans l’histoire ont sans doute été sourds sans que cela soit connu. En effet, la question identitaire et culturelle ne se posait pas dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. On trouve dans les années 1920 un « Salon d’artistes silencieux » à Paris, né de l’organsiation d’artistes sourds (Schetrit, 2013, p. 204). La conjonction, à la fin des années 1960, d’une place laissée à l’émancipation de minorités, avec un mouvement de libération dans l’expression artistique, et le réveil sourd qui a suivi les travaux linguistiques des années 1960 (tant aux États-Unis qu’en France) donne une place particulière à l’art sourd. En France, ce dernier trouve un lieu propice à son développement à l’IVT — International Visual Theater — créé à Vincennes (Paris) en 1977 grâce à la collaboration d’un artiste sourd américain, Alfredo Corrado, et d’un français entendant écrivain, metteur en scène et philosophe, Jean Grémion (Schetrit, 2013, p. 207). On trouve des artistes sourds dans des domaines aussi variés que la poésie, la sculpture, la danse, la photographie, le dessin, le théâtre, la peinture ou tout autre art plastique. L’art sourd est d’abord un art réalisé par des sourds, à travers lequel ils disent quelque chose de leur rapport au monde. Si expression orale il y a, elle se fait en langue signée, comme pour le théâtre50. Il existe également une expression poétique en langue signée, tout comme la création ou la traduction de chansons en langue des signes (le chansigne). A l’heure actuelle, la révolution numérique donne une plus large audience à ce qui est créé et permet des échanges internationaux facilités (Schetrit, 2013, p. 204). Un premier festival international d’art sourd a eu lieu aux États-unis en 1989 (Le Deaf Way, à Gallaudet) et le Festival Clin d’Oeil se tient annuellement à Reims depuis 2003, rassemblement international d’artistes sourds51.

50 Rappelons que « oral » désigne ce qui se donne dans l’instant présent, au contraire de l’écrit, et peut être tant vocal que signé – cf. note p. 49. 51 www.clin-doeil.eu, consulté le 12/01/2017.

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4.2.2.5 Les pratiques sociales, rituels et événements festifs Nous ne ferons ici que citer quelques réalités à placer dans ces domaines culturels, en renvoyant aux auteurs qui en parlent, car il s’agit là de tout un « monde » à découvrir ! a) Sport et milieux associatifs. Les 19e et 20e siècles voient l’efflorescence de différents lieux de rassemblement des sourds. A. Benvenuto et D. Séguillon évoquent les banquets pour sourds mais aussi « [la] presse, [les] congrès, foyers, associations de secours mutuels, salons d’artistes silencieux » (2013, p. 142) et les associations sportives silencieuses. Ces réalités ont plusieurs points en commun : — être les lieux de rassemblement des sourds, à leur propre initiative (au contraire des internats), — devenir des lieux de mobilisation collective voire de résistance — ce que l’on peut nommer autrement les racines du mouvement sourd au 19e siècle52, — constituer pour les scientifiques « un terrain privilégié d’enquête qui demeure presque entièrement inexploité » (Benvenuto & Seguillon, 2013, p. 135) pour mieux comprendre « les origines du mouvement sourd au cours du 19e, (…) les formes de leurs mobilisations successives ainsi que (…) les raisons de leur engagement » (p. 137). Paddy Ladd voit dans le sport et dans les rencontres des clubs de sourds des éléments favorisant l’unité de la culture sourde (Ladd, 2003, p. 361 et 362), transcendant ainsi les particularités locales ou de classe sociale. Les banquets des sourds sont un phénomène particulièrement intéressant dans l’histoire et pour notre compréhension de la culture sourde. Le premier a lieu à Paris en 1834 pour commémorer la naissance de l’abbé de l’Épée. Bernard Mottez y lit à la fois le début du culte à l’abbé et la naissance de la nation sourde (Mottez, 2006, p. 340). A. Benvenuto précise qu’il s’agit là d’une action politique de sourds éduqués, devenus adultes, dans un contexte où leur langue est menacée par la volonté d’une éducation oraliste (Benvenuto, 2013). b) Le mariage. Le mariage est une réalité classiquement abordée dans les études ethnographiques, et les sourds n’y font pas exception. Cette 52

Même si le terme « mouvement sourd » est lui bien plutôt du 20e siècle !

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réalité concerne la transmission, dont nous avons parlé plus haut, mais aussi la rencontre entre sourds, dont nous avons évoqué brièvement les obstacles. Il faut y ajouter la pression sociale qui cherche à éviter la naissance de nouveaux sourds et donc le mariage entre sourds. S’il n’est pas de rite particulier lié à la célébration d’un mariage sourd, il se joue cependant dans cette réalité une dimension sociale et anthropologique importante. Y. Delaporte note une évolution importante concernant au cours du 19e siècle (années 1830-1840) (2002, p. 155-158) : d’essentiellement exogamique (sourd-entendant), le mariage chez les sourds est devenu majoritairement endogamique (sourd-sourd). C’est toujours le cas aujourd’hui : « le mariage sourd est en effet presque exclusivement endogamique, et le célibat est le lot de beaucoup » (Delaporte, 2000, p. 394). Y. Delaporte y lit l’évolution des mentalités à partir des années 1830, dont le début des banquets en 1834 est un signe, et la volonté d’affirmer une « nation sourde » — selon les termes du 19e siècle. Aujourd’hui encore, sous d’autres termes, se jouent des enjeux qui nous resituent dans une réalité individuelle et collective, avec ses influences biologiques, sociales, culturelles… 4.2.3 A propos de quelques termes gravitant autour de la notion de culture sourde: communauté, ethnie, peuple, nation Il nous faut mentionner ici pour être complets certains termes qui sont en lien avec la notion de culture et de minorité culturelle. Nous ne pourrons approfondir ces termes, leurs liens mutuels et ceux avec la réalité de la culture sourde, ni leurs racines historiques : non seulement ce n’est pas le lieu, mais il manque également à l’heure actuelle de données pour un discours pertinent. Le travail anthropologique et historique trouvera là un large terrain à défricher. C’est au 19e siècle qu’il est question de « nation sourde » et de « peuple sourd », termes qu’il faut lire à travers des influences multiples et aussi variées que les courants nationalistes du siècle ou le souhait des sourds de construire un monde « bien à eux », voire territorialement séparé (cf. Delaporte, 2002, chapitres 4 : « Construire un monde sourd » et 8 : « Le pays de sourds »). Notons que la notion de peuple intervient parfois dans la définition d’une culture, souvent en lien avec une notion territoriale. Le 20e siècle semble y avoir préféré le terme « communauté » : s’il est très souvent question de la « communauté sourde » dans les milieux associatifs, dans les rencontres entre sourds, dans les cours de

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langues des signes et dans la littérature, cela reste un concept flou et il est difficile de savoir ce que recouvre le terme. Nous avons tenté de l’éviter dans notre écrit malgré son usage oral très courant, ce qui nous fait parler à plusieurs reprises de « certains sourds » d’une façon peu élégante et d’aspect hésitant, qui ne fait que refléter ce flou. Notons tout de même qu’il est question dans ce terme d’appartenance, de reconnaissance réciproque dans une réalité qui est commune (caractère qui fonde la communauté selon la définition de Clain, 1990, p. 362, cité par Poirier, 2005, p. 63) : « La capacité de se reconnaître soi-même via la reconnaissance de l’autre fonde le sentiment d’appartenance à une entité, donc à une communauté. C’est de cette réciprocité, qui fonde toute identité et tout sentiment d’appartenance, qu’il s’agit ici » (Poirier, 2005, p. 63).

Cela rejoint la définition proposée par B. Mottez : « La communauté des sourds est constituée par ceux qui participent à cette culture [celle-ci étant définie comme] l’ensemble des valeurs qu’il faut partager et la connaissance des normes et des règles auxquelles il faut se conformer pour en être reconnu membre » (Mottez, 2006, p. 144). Ch. Gaucher l’évoque quant à lui « tant comme réseau de proximité et comme réseau associatif que comme univers de sens » (Gaucher, 2009, p. 153). La question de l’identité, avec la recherche ou l’affirmation identitaire, serait également à situer dans les termes ici évoqués et leurs relations. Le sentiment d’appartenance à ce que serait une communauté sourde revient à plusieurs reprises dans le travail anthropologique de Ch. Gaucher. Cet auteur ouvre des voies pour la recherche, tout comme il nous a confirmés dans l’acceptation de la mouvance des limites du concept de culture sourde. « Cette communauté a graduellement permis l’émergence d’un sentiment concret d’appartenance à un ensemble imaginaire de discours et de pratiques qui s’expriment à travers l’idée de ‘culture sourde’ » (Gaucher, 2009, p. 136).

Vouloir définir la culture sourde, et plus encore la communauté sourde, de façon trop précise est impossible puisqu’il s’y joue une dimension très subjective. Il faut enfin mentionner le terme « ethnie sourde », qui reste actuellement d’usage outre-Atlantique — deaf ethnicity, deaf ethnos (H. Lane, 2005 ; Eckert, 2010 ; Ladd & Lane, 2013) et pose également de nombreuses questions tant d’ordre biologique qu’anthropologique.

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4.2.4 La culture sourde est-elle une sous-culture ou une contre-culture? Comment la culture sourde s’inscrit-elle en relation avec la ou les autres cultures qui l’entourent ? Les sourds définissent régulièrement la culture sourde par rapport à une « culture entendante »… qui n’existe pas pour les entendants. En effet, les entendants ne se définissent pas comme tels, puisque pour eux, l’audition est la seule norme qui soit, au moins jusqu’à une rencontre avec des sourds. « Pour les entendants, la norme, c’est d’entendre. Les sourds sont donc définis par un écart à la norme (…). Les sourds ont une tout autre manière de se représenter. Il n’y a pas une norme mais deux : être sourd et être entendant »(Delaporte, 2002, p. 55).

Pour les sourds, le monde est réparti entre sourds et entendants comme distinction première à toute autre. C’est révélateur d’une vision de la société : « L’opposition sourd-entendant met en lumière la dichotomie identitaire qui a traversé l’histoire de la surdité, ainsi que les enjeux sociaux propres à cette population stigmatisée. Mais on ne peut réduire la culture majoritaire à une ‘culture entendante’ sans trahir la réalité : ce serait postuler une culture entendante homogène, voire universelle, et une culture sourde détachée de tout contexte national » (Poirier, 2005, p. 62).

Cette appellation de culture entendante illustre déjà la façon dont les sourds se situent comme minorité face à un groupe identifié comme tel par sa différence avec les sourds et reconnu comme majoritaire, c’està-dire entre autres par rapport auquel il s’agit de se situer. Avant d’envisager les termes contre-culture et sous-culture, il nous faut apporter quelques précisions quant à la situation de minorité culturelle. 4.2.4.1 Minorité Les sourds se situent comme une minorité culturelle. La minorité est d’abord une réalité numérique, mais il s’y glisse aussi des enjeux de pouvoir, de détermination des normes, etc. Cette dimension est mentionnée dans la définition d’une minorité dans la New Encyclopedia Britannica : « A culturally, ethnically, or racially distinct group living within a larger society. When used to describe such a group, the term carries with it a web of political and social implications. As the term is used by politicians and social scientists, a minority is necessarily subordinate to the dominant group within a society. This subordinancy, rather than a numerical minority, is the chief defining characteristic of a minority group » (New Encyclopaedia Britannica, 2005, p. 169-170, cité par Schulteis, 2006).

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La situation des sourds correspond à la fois à l’infériorité numérique et à la relation d’infériorité sociale par rapport à la majorité entendante. Schulteis souligne combien la frontière entre minorité et sous-culture est peu claire, en particulier dans le cas des sourds : « As for the Deaf, they are both, a minority because only about 0,1 % of the German and the U.S. population are deaf, but they are also a subculture because Deaf communities have various ways to express their history and a cultural foundation for their identity » (Schulteis, 2006, p. 15)

La constitution d’un groupe est un défi pour les sourds qui sont immergés et dispersés parmi les entendants, en particulier pour leur travail et leur lieu de vie. Il n’y a pas de territoire sourd, comme il y a un territoire breton, alsacien ou wallon53. Seuls les associations, les écoles, les pensionnats lorsqu’ils existent encore, permettent un regroupement aisé des sourds. L’importance de rencontrer d’autres sourds se lit également dans le désir d’habiter en ville, où les possibilités de rencontrer d’autres sourds, de participer à des rencontres associatives sont plus fréquentes (Delaporte, 2002, p. 121, 140). Apportons une précision par rapport à la situation de minorité vécue par les sourds. Delaporte souligne que les sourds ne se pensent pas toujours de la sorte, et il en explicite la raison : « Que les sourds répugnent à se penser comme minoritaires ne veut évidemment pas dire qu’ils s’imagineraient être en nombre équivalent à celui des entendants. Mais que c’est qualitativement, et non quantitativement qu’est pensé leur être au monde (…) Les sourds ne peuvent être « minoritaires », puisqu’ils sont partout » (Delaporte, 2002, p. 137). On trouve des sourds un peu partout, souvent dispersés. Et même si les chiffres parlent de minorité, c’est quantitativement que le monde est divisé entre les sourds et les entendants. 4.2.4.2 Contre-culture Si l’identité sourde se dit classiquement à travers une opposition, peut-on pour autant parler de contre-culture à propos de la culture sourde ? 53 On peut dire de la culture sourde ce que disait Mottez de la langue des signes lorsqu’il affirmait qu’elle est « une langue minoritaire pas comme les autres » (2006) : si la marginalisation et la discrimination caractérisent les langues minoritaires, il faut noter plusieurs caractéristiques propres aux langues signées : « il est plus difficile pour les sourds que pour les membres de n’importe quelle autre minorité linguistique, d’apprendre la langue dominante » (p. 291). Un sourd ne peut trouver un interprète dans sa propre communauté (p. 292) sauf les enfants entendants de parents sourds; la langue signée ne s’apprend généralement pas en famille, mais à l’école ou dans les internats (p. 296-297).

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« Or, si le discours des Sourds est, à certains égards, radical par rapport à la culture dominante, il ne la rejette pas. Autrement dit, la culture des Sourds n’a rien d’une contre-culture. Elle ne s’oppose pas totalement aux valeurs dominantes. Elle ne se place pas volontairement en marge des normes sociales admises » (Poirier, 2005, p. 64).

On peut en effet dire que les sourds se situent comme différents, avec des valeurs ou des modes de vie propres, comme le souligne l’expression relevée par Y. Delaporte, fréquente au point d’en faire le titre de son livre « Les sourds, c’est comme ça! »54. S’affirmer demande de signaler sa différence. Dans le même temps, les sourds sont très conscients d’être immergés dans le monde entendant, qu’ils cherchent aussi régulièrement à imiter. 4.2.4.3 Sous-culture Le terme sous-culture aurait pu convenir dans son sens originel — « ensemble de croyances et de pratiques tantôt distinctifs, tantôt conformes à des modèles culturels plus généraux (…) mais il a des connotations négatives qui l’ont fait sortir de l’usage » (Terstriep, 1993, p. 233, cité par Poirier, 2005, p. 64). Les connotations négatives semblent surtout le fait de la langue française, alors qu’elles semblent absentes de l’anglais subculture. En précisant ce fait, K. Amellal donne une définition de la sous-culture quelque peu différente de celle de Terstriep : « La notion de ‘sous-culture’ a en fait deux sens différents, et même opposés, selon qu’on l’emploie dans un pays anglo-saxon ou en France. Aux États-Unis, la sous-culture n’est pas péjorative. En anglais, la ‘subculture’ désigne un ensemble culturel situé en dessous, non sur une échelle de valeurs, mais sur un plan géologique : la sous-culture est souterraine (underground), non inférieure. Il s’agit ainsi d’une série de valeurs, de représentations, de comportements qui sont constitutifs d’un groupe social mais le distinguent du groupe plus large auquel il se rattache. En France, parler de sous-culture revient à émettre un jugement de valeur : l’appréciation négative d’un ensemble culturel, ou social, par différence, voire opposition, à la culture dominante, conçue comme supérieure » (Amellal, 2014, p. 175). 54 Il explicite : « Pour eux, être sourd réfère moins à un déficit d’audition qu’à l’affiliation à un groupe linguistique et culturel. Symétriquement, l’entendant est moins celui qui est pourvu d’audition que l’autre culturel : celui qui, ne connaissant pas la langue des sourds, se méprend sur ce qu’ils sont. ‘Les sourds, c’est comme ça’ : telle est l’expression qui conclut fréquemment les récits, et qui a pour fonction de souligner ce qu’il y a d’unique dans l’expérience sourde du monde. Fidèle à sa vocation, qui est de décrire les productions collectives d’un groupe humain, telles qu’elles sont vécues et pensées par lui, l’ethnologue donne à voir l’autre côté du miroir. Lui aussi montre, à sa manière, que ‘les sourds, c’est comme ça’ » (Delaporte, 2002, 4e de couverture).

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Selon cet usage anglo-saxon, on pourrait qualifier les sourds de sous-culture, d’autant que l’invisibilité habituelle de la surdité et de la culture sourde dans la société rendent cette dernière comparable à un phénomène souterrain, qui constitue un groupe distinct mais bien en relation avec un groupe plus large auquel il se rattache. Il semble cependant que les choses ne soient pas aussi claires : dans son mémoire réalisé en Allemagne en langue anglaise, M. Schulteis (2006) synthétise la discussion sur la notion de subordination et de marginalité sous-tendu par le préfixe sub-. Elle cite en particulier le Harper Collins Dictionary of Sociology (1991) : « The relationship of the subculture to the so-called dominant culture has been identified as one of subordination and relative powerlessness » (Schulteis, 2006, p. 17). Il existe cependant des auteurs qui définissent le concept sans notion péjorative, tel Jenk (2005) qui utilise le terme pour structurer la complexité inhérente au terme culture : « Subcultures are, concerning their numbers, a minority group but they are more than that. They share certain values that lead to a strong bond and also to an identity. (…) That means the Deaf community is both a minority group in terms of size, but they are also a subculture due to their claimed communal identity » (Schulteis, 2006, p. 18, à partir de Jenk, 2005). Tout en entendant le risque de dénomination péjorative, ce terme correspond selon nous assez bien à la position de la culture sourde, pour plusieurs raisons. tout d’abord, la culture sourde montre de nombreux liens avec la culture majoritaire — les sourds s’habillent comme les entendants, utilisent le mêmes moyens de déplacement, etc. Ensuite, elle se trouve aussi dans une relation de soumission par rapport à une culture majoritaire dominante, la première étant parfois dénigrée, voire simplement ignorée par la deuxième. Enfin, son caractère « souterrain », peu visible, va également dans ce sens. Notons que le terme n’a pas été retenu dans l’usage des sourds et de leurs proches, et il serait intéressant d’en analyser les raisons : côté péjoratif du terme; désir d’affirmer une culture pleine et entière; désir de se distancier des entendants ? 4.2.4.4 Co-culture Daphnée Poirier évoque le terme de co-culture, tiré des écrits de Terstriep (1993), qui désigne la cohabitation des cultures. Mais selon elle, cela ne convient pas car « ce terme ‘aplanit’ les différentes manifestations culturelles : il les met sur un pied d’égalité, donnant une lecture partielle de la réalité » (Poirier, 2005, p. 64). Les questions de relation de pouvoir

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et de domination sont en effet à considérer sans les gommer, ce qu’illustre bien la culture sourde55. 4.2.5 La culture sourde est-elle universelle ? Ce serait un leurre de penser une culture sourde universelle. En fait, il faudrait parler des cultures sourdes au pluriel, comme nous parlons de langues signées au pluriel. En effet, « ce serait postuler (…) une culture sourde détachée de tout contexte national » (Poirier, 2005, p. 62). La culture sourde a à la fois des dimensions internationales et un ancrage national ou régional bien réel. Un exemple élémentaire de cet ancrage dans la culture nationale est la différence entre les signes « pain » en Belgique francophone (LSFB) et en France (LSF) : dans le premier cas, le signe évoque les tranches de pain et le deuxième, une baguette. La syntaxe des langues signées contribue au partage international de la culture sourde : malgré des différences de lexique, la proximité syntaxique des langues signées rend plus aisé le passage de l’une à l’autre. Deux sourds signants de pays différents auront moins de mal à communiquer au moyen de leurs langues signées que deux entendants dans la même situation avec leurs langues vocales. Le mythe d’une langue des signes universelle persiste encore aujourd’hui. Il répond sans doute à la recherche philosophique d’une langue originaire ou au rêve humain d’universalité. Ce serait oublier l’ancrage social et culturel du langage, son enracinement dans un temps et un lieu particuliers et l’influence de l’usage sur sa constitution. La culture ressortit aux mêmes influences et aux mêmes ancrages. « [S]’il existe une histoire et un mode d’appréhension de la réalité propres aux Sourds qui transcendent les particularismes nationaux et régionaux, les frontières nationales jouent tout de même un rôle déterminant dans les différences culturelles : les Sourds du Québec ont une langue particulière, la langue des signes québécoise, une histoire institutionnelle propre, des événements associatifs particuliers, bien qu’ils aient été fortement influencés par les cultures sourdes française et américaine » (Poirier, 2005, p. 62).

Donc, la culture sourde n’est pas plus universelle que « la » langue des signes. P. Ladd souligne ce fait : « There is an assumption that Deaf culture is a universal concept; the idea of different national Deaf cultures 55 La question de la domination et de l’oppression est récurrente dans l’historiographie sourde. A titre d’exemple, mentionnons l’article de Y. Cantin et F. Encrevé : « La vision des ‘vaincus’ : écrire l’histoire des sourds hier et aujourd’hui », qui propose une réflexion à partir de cette axe d’écriture de l’histoire sourde (2013).

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appears not to have occured to most writers » (Ladd, 2003, p. 260). L’auteur relève l’importance d’illustrer et clarifier les différences entre ces différentes cultures sourdes avant de pouvoir aller plus loin dans l’analyse de leurs réalités et apports. Nous voudrions cependant considérer une réalité au fondement des cultures sourdes : le regard. Si les sourds se définissent régulièrement comme des « visuels », c’est d’abord à leur culture qu’il faut attribuer ce terme. « C’est qu’il n’y a pas grand-chose de commun entre le regard des sourds et le nôtre. Il y a une manière spécifiquement sourde de s’imprégner en permanence de tout ce que le monde peut apporter d’informations visuelles. Le regard n’est jamais passif ni au repos, il est sans cesse sollicité par tout ce qui est en mouvement (…). Sur l’appétence aux moindres détails, sur la capacité à les mémoriser puis à les restituer en langue gestuelle, sur la perception fine à la périphérie du champ visuel, sur le repérage quasi photographique des relations spatiales, mes carnets de terrain sont emplis d’anecdotes. » (Delaporte, 1998, p. 50-51).

Précisons d’emblée qu’il s’agit d’une réalité importante pour la culture sourde, sans l’absolutiser, et sans pour autant réduire les sourds à des « êtres visuels ». Les autres sens jouent également un rôle dans le rapport au monde de sourds, et les entendants peuvent aussi être des « visuels ». Ch. Gaucher montre que qualifier les sourds de « visuels » participe à un réductionnisme : « Pour de nombreux experts des Deaf Studies, un Sourd est a priori dépendant du monde du visible, appelant ainsi des formules comme ‘une langue visuelle pour des êtres visuels’, tel que Lane et ses collaborateurs (1996 :42) vont parfaitement l’illustrer (…). Ainsi, les Sourds sont par nature des êtres qui ne peuvent pas être compris en dehors de leurs capacités à voir et à se faire voir. (…) [Cette façon de voir le sourd] le confine socialement à appartenir à un autre type d’humanité, celle qui voit au lieu d’entendre » (Gaucher, 2013, p. 5).

Les conséquences de ce réductionnisme sont entre autres d’opposer aide technique et langue des signes, alors que leurs apports peuvent se compléter, et de façon plus générale de « rédui[re] les possibles pour les personnes vivant avec une surdité » (Gaucher, 2013, p. 10). Le rôle du visuel et des autres sens dans la vie des sourds transcende les particularités nationales et peut être considéré comme une racine biologique ou physiologique d’une réalité culturelle : « Cette extrême sensibilité à tout ce qui entre dans le champ visuel rend compte de comportements si récurrents dans le temps et l’espace qu’il faut bien les considérer pour ce qu’ils sont : des traits culturels. Par exemple un grand souci du décorum

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(…) L’habillement(…) [l’attrait pour les] spectacles visuels » (Delaporte, 1998, p. 50-51). Nous reviendrons au chapitre 7 et au § 10.1 sur le lien entre une configuration perceptive donnée, dans laquelle nous incluons « cette extrême sensibilité à tout ce qui entre dans le champ visuel », et des éléments culturels. 4.2.6 Existe-t-il une « culture du handicap » ? Nous ne (re)ferons pas ici le débat sur la question, bien qu’il soit assez bref. Une bonne synthèse pour le monde anglo-saxon en est faite par Barnes & Mercer (2001). L’expression tire au moins pour partie son origine de la proximité du disability movement (et des disability studies qui y sont associées) avec le mouvement racial et le mouvement féministe (et les cultural studies qui leur sont associées), mouvements qui constituent ensemble dans les années 1960-1970 une réaction contre une vision du monde dominée par des hommes, blancs, en bonne santé (Albrecht, Ravaud, & Stiker, 2001, p. 47). La visée principale d’une culture du handicap serait dès lors de contrer une vision du handicap réduite à l’individu et à la déficience (cf. chap. 5), pour proposer une théorie de la différence vécue par un groupe, dans une visée de société inclusive, avec des implications principalement sociales et politiques : « … the generation of a vibrant disability culture is central to confronting the social exclusion of disability people » (Barnes & Mercer, 2001, p. 532). L’expression se justifierait également par la volonté de « voir le handicap comme l’expression d’une autre culture avec son organisation sociale particulière (travail, loisirs, sociabilité) » (Compte, 2005, p. 135). Cette volonté, avec son côté idéaliste, rencontre maintes difficultés que nous n’explorerons pas ici. On peut d’emblée imaginer les difficultés de fédérer un groupe aussi divers que « les personnes avec un handicap » ! Certains parlent donc de cultures du handicap, au pluriel, auquel cas il est généralement fait mention de la culture sourde. A côté de la question concernant la possibilité de parler d’une culture du handicap (Peters, 2000 ; Candilis-Huisman, 2013), le débat fait également mention de la différence entre culture du handicap et culture sourde (Lavigne, 2007). S’il est intéressant que l’affirmation d’une culture sourde inspire d’autres situations de handicap, il faut souligner deux différences majeures entre la culture sourde et la culture du handicap, et quelques-unes de leurs implications. Tout d’abord, le déficit auditif a des conséquences sur la langue : nous avons déjà souligné que

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c’est une réalité insuffisamment prise en compte. Nous montrerons plus en détails (chap. 8) comment sont liées langue et culture — le parcours présenté dans ce chapitre nous en donne déjà un bon aperçu. Par la dimension langagière, la surdité a affaire avec la construction de l’identité personnelle, des relations sociales, du rapport au monde, et ainsi de la culture. C’est la seule situation qualifiée de handicap qui présente cette caractéristique, même si toutes les situations de handicap ont affaire de près ou de loin avec des questions culturelles (accessibilité, place de la différence, etc.). D’autre part, l’utilisation même du terme culture et la question de savoir qui l’emploie sont révélatrices d’un phénomène lié à la recherche sociologique. Le terme « culture du handicap » se trouve dans quelques articles de chercheurs spécialisés en la matière, tandis que celui de « culture sourde » connaît une diffusion beaucoup plus large : il n’est pas de sourd ou de personne proche de sourds qui ignore qu’il soit question de culture sourde — qu’il s’y sente impliqué ou pas, qu’elle soit d’accord ou pas avec l’affirmation. Anthony Giddens parle de double herméneutique pour désigner en particulier la ré-appropriation par un groupe étudié dans une démarche sociologique des termes qui sont utilisés par les chercheurs dans ce cadre56. Les interprétations qui font la science sociologique sont de plusieurs ordres : « Il y a d’abord les interprétations que le chercheur propose des conduites des sujets. Mais les sujets étant des êtres réflexifs, il y a aussi des interprétations qu’ils font des situations qu’ils vivent (…). Ces deux types d’interprétation ne sont pas étrangers l’un à l’autre : dans son travail, le chercheur prend en compte la manière dont les sujets interprètent les situations qu’ils vivent ; par ailleurs, les sujets prennent connaissance des interprétations des chercheurs et les intègrent dans leurs manières de voir et d’agir. Il existe donc, entre le chercheur en sciences sociales et le sujet, une ‘réciprocité d’interprétation, une «double herméneutique» ‘(La Constitution de la Société, p. 43) » (Nizet, 2007, p. 26-27).

Cette thèse est très bien illustrée par les sourds, qui se sont très vite réapproprié le terme de culture sourde envisagé par des chercheurs, ce qui à son tour a nourri et influencé la recherche dans le domaine. L’utilisation du terme culture sourde concerne donc des personnes bien concrètes dans leur identité et leur vie quotidienne, dans leur propre perception de leur réalité de vie et non (seulement) une position sociopolitique. 56 Merci à Charles Gaucher pour la mise en évidence de ce concept et les discussions autour de questions de culture et d’appartenance.

LA CULTURE SOURDE EST-ELLE UNE CULTURE ?

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Conclusion du chapitre Pour répondre aux objections concernant la culture sourde, nous avons voulu reprendre d’abord les réponses à celles formulées à l’encontre des langues signées. En effet, les langues signées constituent un élément majeur de la culture sourde, régulièrement mis en avant — et nous avons vu que les langues constituent de façon générale un élément clef des cultures. Ce parcours nous a donc permis tout d’abord de donner les raisons principales pour lesquelles les langues signées peuvent être qualifiées de langues à part entière. Ensuite, nous avons montré comment l’affirmation d’une culture sourde peut se trouver justifiée tant à partir d’une acception universaliste de la culture que d’une acception culturaliste, davantage développée au 20e siècle. Différents qualificatifs et termes liés à ceux de la culture ont également été examinés. Cette analyse nous permet de continuer à parler de la culture sourde en connaissance de cause. Nous pouvons reconnaître que la volonté de groupes de sourds d’être reconnus comme minorité(s) culturelle(s) et linguistique(s) est interpellante : elle est d’ailleurs une des sources de ce travail. Nous voulons donc interroger cet étonnement pour examiner ce qu’il vient mettre en question. La difficulté à reconnaître dans une même réalité à la fois un handicap et à la fois une manifestation de la culture est sûrement un des points de tension. Avant de voir comment cette tension peut se résoudre en un passage ou une transformation (chap. 7), il nous faut examiner l’autre terme, celui du handicap, et voir ce que nous enseignent les sciences humaines de la conception de ce récent construit social (chap. 5), ainsi que la façon dont les normes sont à l’œuvre dans la conception du handicap et de la surdité (chap. 6).

CHAPITRE 5

LA DISTINCTION ENTRE DÉFICIT ET HANDICAP

Résumé Comprendre le refus du qualificatif de handicap par les sourds implique de mieux comprendre ce que recouvre ce terme. Cela nous permet de distinguer déficit et handicap, des notions importantes pour envisager un lien entre absence d’audition et culture sourde.

Introduction La notion de handicap doit être interrogée pour mieux comprendre en quoi elle pose problème aux sourds. Ces derniers ne sont pas les seuls à mettre en question une notion récente dans l’histoire de la médecine et de la relation au corps. Le 19e siècle parlait d’infirmité pour désigner le défaut physique. Au cours du 20e siècle, la volonté de classifier mais aussi de donner une compensation (matérielle ou financière) a rassemblé sous le vocable de handicap des personnes aux situations très diverses telles qu’un invalide de guerre, un sourd, un psychotique, etc. L’établissement de critères de classification et d’évaluation du handicap nécessitait une définition, une conceptualisation de ce nouveau construit social. Nous retraçons l’évolution de cette conceptualisation, qui nous permettra de distinguer le handicap du déficit1 et de relever l’influence des normes — thématique que nous aborderons dans le chapitre 6.

5.1 Évolution du concept de handicap Actuellement, plusieurs modèles peuvent être envisagés lorsque l’on tente de définir le handicap. Ils sont issus de l’évolution du concept au fil du 20e siècle. A un modèle individuel ou médical ont répondu plusieurs variantes de ce que l’on appelle « le modèle social ». Des modèles tentent enfin des intégrations de ces deux types. Si le premier modèle 1

Ou déficience, nous utilisons les deux termes de façon équivalente.

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CHAPITRE 5

situe le handicap dans la personne, en s’appuyant principalement sur une approche médicale (Barnes & Mercer, 2010, p. 18) (Oliver, 1996, p. 31), le second se focalise sur l’organisation sociale pour expliquer l’impossible ou la difficile participation des individus à la vie sociale, autrement nommée handicap. Il existe une littérature abondante sur les modèles du handicap. Elle témoigne d’une évolution que nous retraçons ici brièvement. Le domaine des soins de santé, auquel les sourds sont confrontés tôt dans leur vie, est encore largement dominé par le modèle médical : il importe donc d’en relever les enjeux. Par ailleurs, l’interpellation opérée par les modèles sociaux du handicap donne lieu aujourd’hui à des modèles qui permettent de distinguer le déficit du handicap, au moins sur le plan théorique, en précisant le rôle de l’environnement dans la production de la situation de handicap. Cela nous aide à comprendre en particulier la situation de sourds et leurs arguments dans la mise à distance du handicap. 5.1.1 Du modèle médical… La définition du handicap éditée par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) en 1980 dans la Classification Internationale des Handicaps (CIH)2 constitue un bon exemple du modèle médical du handicap, aussi nommé « modèle individuel ». Elle est le fruit d’une évolution : la considération unique de l’anormalité corporelle (infirmité), en cours au 19e s., a intégré au 20e s. les pertes ou anomalies anatomiques, physiologiques ou psychologiques, ainsi qu’une mesure de leurs conséquences en termes de limitations fonctionnelles (Barnes & Mercer, 2010, p. 18-19). La CIH précise les liens entre déficience, incapacité et handicap — ce dernier étant également dénommé désavantage, ou désavantage social. La déficience est définie comme « toute perte de substance ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou anatomique » (OMS, 1988, p. 23). Elle peut être congénitale ou acquise, et est qualifiée de « déviation par rapport à une certaine norme biomédicale de l’individu » (p. 24). L’incapacité indique quant à elle « toute réduction (résultant d’une déficience), partielle ou totale, de la capacité d’accomplir une activité d’une façon ou dans les limites considérées comme normales pour un être humain » (p. 24). Il y a désavantage social (handicap), lorsque la déficience ou l’incapacité « limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle normal en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et culturels » (p. 25). Les trois situations sont la conséquence 2

Éditée en anglais en 1980. Nous nous référons ici à la version française de 1988.

LA DISTINCTION ENTRE DÉFICIT ET HANDICAP

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FIGURE 5.1 – Représentation du handicap (désavantage social), selon la CIH (OMS, 1988).

d’une maladie ou d’un « trouble » (p. 25). Chacun de ces termes une fois définis, il est précisé qu’il n’y a pas de passage systématique d’une situation à l’autre, en particulier parce que la personne peut compenser un déficit par d’autres compétences, de telle sorte que ce déficit n’a pas de conséquence sur ses capacités ni sur son rôle social. Cependant, le schéma mettant en relation ces différents éléments est très linéaire et paraît montrer le passage presque nécessaire d’une dimension à l’autre (fig. 5.1). Les auteurs reconnaissent que les concepts qui désignent ces situations « reposent sur l’idée de déviations par rapport aux normes » (OMS, 1988, p. 30) : on trouve en effet le terme « norme » ou « normal » dans la définition de chacun des trois concepts clefs. La place qu’occupe la référence normative est donc majeure, sans qu’il soit précisé d’où vient cette norme ou comment elle est définie. L’individu est au centre de ces définitions, tour à tour visé comme organisme (complet ou incomplet), acteur pour lui-même (capable ou moins, voire incapable) et acteur social (rôle assumé ou pas). L’environnement n’est pas mentionné. 5.1.2 … au modèle social du handicap Dans les années 1970 et 1980, une réaction au modèle individuel du handicap s’est progressivement constituée, en particulier à travers plusieurs organisations de personnes handicapées en Grande Bretagne. Une distinction claire entre déficit et handicap est établie, attribuant ce dernier non tant au déficit qu’à l’organisation sociale. Ainsi, l’UPIAS (Union of Physically Impaired Against Segregation, UK) définit le handicap comme « le désavantage ou la restriction d’activité causée par une organisation sociale contemporaine qui prend peu ou pas en compte les personnes ayant un déficit physique et les exclut ainsi d’une participation au courant dominant des activités sociales » (UPIAS (Union of Physically Impaired Against Segregation), 1976, p. 14, cité par Barnes, 2010, p. 30). De même, Bernard Mottez avait établi dès 1973 une distinction entre déficience et handicap tout en les liant. Pour lui, « la déficience et

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CHAPITRE 5

le handicap sont les deux faces d’une même réalité : la première renvoie à son aspect physique, la deuxième à son aspect social » (Mottez, 2006, p. 38). Pour réduire le handicap, il s’agit selon lui non seulement de réduire le déficit mais aussi d’adapter l’environnement. Le modèle social ne prétend pas expliquer le handicap mais vise à constituer un autre point de vue sur la question (Albrecht et al., 2001, p. 55). Les objectifs sont d’offrir une alternative au modèle de la tragédie personnelle en attirant l’attention sur le rôle de l’organisation sociale dans la genèse du handicap, d’aller vers plus de justice sociale, et de renforcer l’autonomie des personnes concernées (Barnes & Mercer, 2010, p. 33). Il faut cependant attendre les années 1990 pour voir les questions de recherche sur le handicap s’ouvrir à de nouvelles dimensions — économiques, sociales, environnementales et politiques — en réponse « aux appels des organisations de personnes handicapées de promouvoir des études du handicap (au lieu d’études des conséquences du déficit) » (Barnes & Mercer, 2010, p. 33). Dans les caractéristiques que relève Oliver pour comparer les deux modèles (voir tableau 5.1), notons l’importance donnée à l’expérience des personnes vivant le handicap, dans le modèle social, versus la place donnée à l’expert, dans le modèle médical ; leurs droits versus les soins ; et surtout le changement social plutôt que l’adaptation individuelle. Le modèle individuel

Le modèle social

Théorie de la tragédie personnelle Problème personnel Traitement individuel Médicalisation Prédominance professionnelle Expertise Adaptation Identité individuelle Préjudice Attitudes Soins Contrôle Action Adaptation individuelle

Théorie de l’oppression sociale Problème social Action sociale Auto-assistance Responsabilité individuelle et collective Expérience Affirmation Identité collective Discrimination Comportement Droits Choix Politique Changement social

TABLE 5.1 – Comparaison des caractéristiques des modèles du handicap, reproduit de Albrecht, 2001, p. 56 (d’après Oliver, 1996, p. 34).

LA DISTINCTION ENTRE DÉFICIT ET HANDICAP

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« Le » modèle social est en fait une constellation de versions et d’interprétations du rôle donné à la société dans la production du handicap. Pfeiffer (2001) en distingue au moins neuf variantes : chacune vise l’un ou l’autre phénomène social pour mettre en avant son rôle dans la création du handicap à partir d’une déficience. Retenons parmi celles-ci trois versions que l’on peut identifier dans les discours de la minorité culturelle sourde : — le modèle de la minorité opprimée — la version de la discrimination — la version de la variation humaine. Les sourds signants évoquent des phénomènes de discrimination et d’oppression : cette dernière est située en particulier dans l’histoire, à travers la suppression de l’utilisation d’une langue signée dans l’éducation des sourds à partir de la fin du 19e siècle en Europe. Au présent, la discrimination à l’encontre des sourds est nommée « audisme »3, terme par lequel les sourds désignent une discrimination liée à l’audition, par exemple lors de la recherche d’emploi (Bahan, 2008). La version de la variante humaine se retrouve sous la plume de certains auteurs, par exemple lorsqu’il est affirmé que « la surdité n’est ni une déficience ni une différence, mais un fait biologique singulier sans valeur en soi » (Benvenuto, 2011, p. 21) ; la surdité y est présentée comme une « variation individuelle » (idem, p. 23). Il n’y est plus question de handicap, ni de déficience, mais d’une forme de vie différente. Ces exemples montrent que les sourds se situent effectivement dans le mouvement d’une réponse de type social au qualificatif de handicap, comme le suggérait Ch. Gaucher : « Le culturalisme sourd constitue à mon avis, une révision du modèle social du handicap qui s’ignore. Révision qui donne un exemple des conséquences d’un rejet global des déficiences et des limitations liées à une différence corporelle » (2009, p. 155). Le modèle social constitue un tournant dans la façon de concevoir le handicap, d’envisager la compensation et la participation des personnes concernées, de penser la recherche dans ce champ. « La singularité des disability studies est d’avoir introduit avec le ‘modèle social du handicap’ un changement de paradigme qui renouvelle radicalement les approches conceptuelles antérieures » (Albrecht et al., 2001, p. 54). La révision de 3 Traduction française de l’anglais « audism », ce terme est calqué sur « racisme » et « sexisme » en utilisant la racine de « audition ». En français, on parle aussi d’audiocentrisme.

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CHAPITRE 5

la classification de l’OMS en 2001 — la CIH, que nous allons évoquer — et d’autres modèles visant à intégrer les deux premiers, constituent des exemples de l’influence de ce nouveau paradigme. Il faut cependant souligner les limites du modèle : « Le modèle social n’explique pas ce qu’est le handicap. Pour une explication, nous aurions besoin d’une théorie sociale du handicap » (Finkelstein, 2001, p. 11). 5.1.3 Enjeux de l’intégration des modèles Diverses critiques émises à propos du modèle social, ou de l’une ou l’autre de ses versions, ont été intégrées dans des variantes ultérieures (Barnes and Mercer, 2010, p. 34-36). Une discussion persiste en particulier à propos de la distinction entre déficience et handicap sur laquelle repose le modèle social, car certains auteurs ne veulent pas séparer de façon essentialiste le biologique et le social : « le déficit n’est pas un concept biologique pré-social ou pré-culturel » (Barnes & Mercer, 2010, p. 93). La norme dont il est question dans la définition de la déficience par l’OMS — « une certaine norme biomédicale de l’individu » (OMS, 1988, p. 24) — est elle-même déjà marquée par le social. D’autres auteurs défendent l’intérêt de la distinction car elle constitue une « tentative pragmatique d’identifier et d’aborder des solutions qui peuvent être proposées par une action collective plutôt que des traitements (para)médicaux » (Barnes & Mercer, 2010, p. 96). Nous soulignons l’intérêt de la distinction, et pensons qu’elle doit servir à penser une dynamique entre des éléments qui sont en profonde relation tout en ayant des traits propres. Avant de revenir sur cet intérêt (§ 5.2), relevons encore deux enjeux dans des modèles issus de l’intégration des deux premiers types. 5.1.3.1 D’autres normes dans les modèles plus récents Dans le mouvement de l’évolution des modèles, la CIH a été révisée en prenant en compte des facteurs environnementaux dans la définition du handicap (Barnes & Mercer, 2010, p. 37) : la CIF (Classification Internationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé, OMS, 2001) se présente comme un modèle « biopsychosocial ». Le modèle médical scientifique occidental reste cependant le fondement de cette classification pour ce qui concerne les « composants de la santé ». Si l’on peut y trouver des éléments d’une approche contextuelle du handicap, il reste que les références normatives demeurent similaires dans les définitions des trois niveaux qui continuent à servir de base au modèle : intégrité corporelle, activités personnelles et rôle social. Envisager la non-discrimination plutôt que la réadaptation déplace les enjeux

LA DISTINCTION ENTRE DÉFICIT ET HANDICAP

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FIGURE 5.2 – Représentation du handicap et des interactions entre les éléments le déterminant, selon la CIF (OMS, 2001).

de la personne vers la collectivité, ce qui a tout son intérêt. Serge Ebersold met cependant en garde contre « le projet normatif sans précédent » (2002, p. 158) que représente le modèle participatif, car la normalité de l’individu se juge dans ce modèle à l’aune de sa volonté d’implication sociale (p. 162). Remplacer certaines normes par d’autres garde entière la question de savoir qui les détermine et quelle est la place du sujet concerné dans cette détermination. 5.1.3.2 Tableau dynamique Dans les divers modèles rencontrés lors de notre recherche, notre attention a été retenue par le « processus de production du handicap » (PPH – Figure 5.3 – (Fougeyrollas, Cloutier, Bergeron, Côté, & Saint Michel, 1998))4. Il est à la fois plus dynamique, plus nuancé, mais aussi plus positif que d’autres modèles, mettant en évidence aussi ce qui permet de sortir des limitations à la participation sociale. Le schéma du PPH montre l’interaction des facteurs de risque, des facteurs personnels et des facteurs environnementaux et leur influence sur une potentielle situation de handicap. Cette présentation nous paraît plus nuancée que celle de la CIF, qui cite d’ailleurs le PPH (OMS, 2001, p. 19). 4 Des améliorations, des précisions et des nuances supplémentaires ont été intégrées dans un nouveau schéma présenté sous le nom de MDH — PPH2 (modèle du développement humain — processus de production du handicap, Fougeyrollas, Le funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap, Presses universitaires de Laval, 2010). La version de 1998 nous suffit pour montrer les enjeux liés à cette conceptualisation.

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CHAPITRE 5

FIGURE 5.3 – Schéma reproduit avec l’aimable autorisation du Réseau international sur le Processus de production du handicap – Québec

Les flèches à double sens à l’intérieur des différentes dimensions influençant la situation de handicap indiquent des allers et retours possibles, par exemple entre des éléments de l’environnement qui peuvent, selon les cas, être des obstacles ou des facilitateurs. Ceci contribue à ne pas figer une situation mais à l’envisager dans une dynamique d’éléments qui interagissent et peuvent changer. Ces changements peuvent s’opérer dans des temporalités variables : l’environnement peut changer au cours d’une même journée alors que l’acquisition d’aptitudes personnelles permettant de modifier l’impact d’une déficience peut prendre plusieurs mois. Lorsque les sourds sont entre eux, il n’y a pas de handicap : ce schéma permet de bien comprendre cette réalité, qui peut être surprenante dans un premier temps. Lorsque l’environnement est facilitateur, la participation sociale en est facilitée, voire complète. De façon radicale, un environnement de personnes signantes supprime l’entrave à la communication pour un sourd locuteur d’une langue signée. Les facteurs personnels intègrent systèmes organiques et aptitudes qui peuvent également interagir. Le développement d’aptitudes personnelles qui permettent de limiter les conséquences d’une déficience est un élément important à prendre en compte : il est volontairement développé

LA DISTINCTION ENTRE DÉFICIT ET HANDICAP

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dans la réadaptation ou les traitements de réhabilitation, mais nous pensons qu’il intervient de façon moins consciente dans nombre de situations de déficiences ou de maladies chroniques. Nous reviendrons sur la capacité de développer de nouvelles normes de vie, dont font partie les aptitudes personnelles, dans des situations de déficit (voir § 7.1). Dans le cas des sourds, une lecture de ce schéma permet de rendre compte du fait qu’un même niveau de déficience auditive (système organique) peut être vécu différemment selon la personne, en fonction des aptitudes développées pour y faire face. Ces aptitudes peuvent dépendre des causes et moment de survenue de la perte auditive. Elles évoluent dans le temps et placent la personne dans des situations de capacité ou d’incapacité qui sont également variables en fonction de l’environnement. Par exemple, un environnement calme ou bruyant aura des répercussions sur la capacité de compréhension d’un malentendant ou d’un sourd appareillé. Il en est de même pour tout ce qui influence la lecture labiale, tels que les exemples tirés des soins de santé nous l’ont montré (voir p. 47 sq.). L’intégration des modèles montre que des angles d’approche du handicap peuvent être pensés de façon complémentaire et enrichir ainsi notre compréhension de réalités qui restent toujours plus complexes que ce qu’il est possible d’en modéliser. C’est un premier pas. La possibilité d’« intégrer différentes facettes de l’expérience du handicap, ses dimensions phénoménologique, identitaire, sociale et politique » (Ville, Fillion, & Ravaud, 2014, p. 124), qui se fait jour dans les modèles actuellement proposés, va plus loin : elle rejoint notre volonté d’élaborer, dans le cas des sourds, une dialectique entre déficit auditif et culture sourde.

5.2 Pourquoi distinguer handicap et déficit ? Nous avons relevé des enjeux en parcourant l’évolution et l’intégration des modèles du handicap : la distinction entre déficit et handicap, la permanence d’éléments normatifs dans le modèle dit « biopsychosocial » de la CIF, et la dynamique introduite dans les modèles par l’intégration de différentes dimensions, comme le propose le PPH. Ces enjeux interagissent et nous permettent d’apporter une première pierre à notre analyse de la réaction des sourds au qualificatif de handicap, voire de son rejet. 5.2.1 Intérêt sur le plan conceptuel Commençons par la distinction entre déficit et handicap, mise en avant par le modèle social, et voyons comment les autres enjeux relevés

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CHAPITRE 5

s’y mêlent. Sur un plan pragmatique, nous rejoignons l’avis de Pierre Schmitt lorsqu’il montre que la tentative de distinguer déficit et handicap échoue à situer le deuxième terme dans le champ social ; ne persiste que le manque dans le chef de l’individu : « les sourds refusent néanmoins le handicap car ils constatent quotidiennement qu’il s’agit d’un avatar du stigmate de la déficience » (Schmitt, 2011, p. 5). Sur le plan conceptuel cependant, la distinction permet de rendre compte de l’affirmation des sourds lorsqu’ils disent ne pas être des handicapés. « Délier » le handicap du déficit permet de reconnaître la présence d’un déficit auditif, qui ne devient un handicap que dans des situations contextuelles défavorables. Selon Andrea Benvenuto, la « définition du handicap comme production sociale rendrait inopérante la dichotomie handicap versus minorité culturelle de la surdité. Car selon cette perspective, la surdité n’aurait pas en elle-même une valeur intrinsèque qui la rendrait soit handicapante, soit culturellement porteuse d’une valeur spécifique » (Benvenuto, 2011, p. 23). Nous rejoignons sa position et affirmons que l’évolution de la conception du handicap indique une voie pour un dialogue entre les deux positions. A l’aide du PPH, on peut montrer que le déficit auditif devient un problème dans un contexte qui n’accueille pas cette réalité, alors qu’il n’entrave pas la participation sociale dans des contextes où il est pris en compte et où la communication se met en place différemment. Il devient possible d’envisager de vivre avec un déficit sans qu’il soit un handicap, mais plutôt dans une ouverture à d’autres possibles. 5.2.2 Qualifier autrement le déficit Si l’on voulait parler de déficit chez les sourds prélinguaux, il faudrait préciser qu’il s’agit d’un déficit par rapport à une population, et non d’un déficit par rapport à une situation personnelle antérieure : les sourds prélinguaux n’ont rien « perdu », au moins subjectivement. Nous voulions donner au terme déficit (ou lui faire retrouver) le sens le plus objectif possible… mais, d’une part, l’usage s’est chargé de le connoter négativement, et d’autre part, sa définition reste très normative (OMS, 1988). D’un point de vue biologique, nous voulons continuer à considérer qu’il y a un manque, une valeur négative : une fonction présente chez d’autres individus de la même espèce n’est pas présente chez les sourds ; les structures dédiées spécifiquement à l’ouïe ne fonctionnent pas. Nous voudrions cependant pouvoir penser ce manque comme un fait générateur de réalités positives. Or, à l’évocation d’une déficience, s’ensuit généralement la recherche d’une réparation. Nous cherchons à éviter l’enchaînement ainsi décrit : « Dans la première optique (…) la surdité serait objectivée comme

LA DISTINCTION ENTRE DÉFICIT ET HANDICAP

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un manque entraînant un déficit langagier auquel la science médicale doit fournir remède » (Benvenuto, 2011, p. 23). En effet, nous avons vu qu’il est possible de dissocier ces différents éléments. Nous proposons d’utiliser le terme « absence d’audition » pour désigner une réalité qui se situe en amont du déficit, en amont d’une mesure ou d’un savoir médical. Comme la santé dans un sens courant, « vulgaire » (Canguilhem, 1990, p. 22), cet état est perceptible par tout sujet. Ce terme a le mérite de se distinguer de la « perte d’audition », et de permettre ainsi la différence entre sourds de naissance et devenus sourds : cette distinction se perd lorsque l’on parle de « déficit auditif », qui néglige les causes et moments de survenue. L’utilisation du terme « absence d’audition » permet d’envisager la fécondité d’un manque, les possibles à développer à partir d’une situation donnée, même si elle n’est pas la situation considérée comme « idéale » — selon quelles critères ou normes ?

Conclusion du chapitre Différentes branches des sciences sociales se sont intéressées de près aux modélisations du handicap. La brève synthèse que nous en proposons ici a pour but de montrer la possible distinction entre déficit et handicap et son intérêt pour notre propos. Dans l’usage courant, le terme handicap continue à désigner le déficit individuel ; mais d’un point de vue conceptuel, l’usage du terme handicap permet de mettre en évidence le rôle déterminant de l’environnement dans la production de situations de handicap, en particulier dans la surdité. Le terme déficit étant encore très péjoratif, nous proposons de parler d’absence d’audition pour désigner la constitution physiologique des sourds d’une façon qui soit la moins normative possible. Pour aller plus loin dans notre analyse, il nous faut nous intéresser à la question des normes : elles occupent une place prépondérante dans le modèle médical du handicap, et plus largement dans l’exercice médical au quotidien. Nous le ferons à partir de la réflexion qu’a menée à ce sujet le philosophe et médecin français Georges Canguilhem (1904-1995).

CHAPITRE 6

HANDICAP, SURDITÉ ET NORMES

Résumé La référence à des normes est le plus souvent implicite lorsqu’il est question de handicap et de surdité. Il importe de situer et de questionner l’usage des normes dans le monde médical. Nous puiserons pour cela dans la recherche inaugurale du philosophe et médecin Georges Canguilhem. Nous verrons aussi comment son interrogation sur les fondements de la médecine comporte une dimension éthique interpellante pour notre propos.

Introduction Nous avons rencontré des références à des normes d’une part dans les modèles du handicap que nous venons d’évoquer (chapitre 5) et d’autre part dans la façon qu’a Y. Delaporte d’expliciter la différence radicale de positionnement des sourds que nous citions en introduction à cette deuxième partie : « il n’y a pas une norme, mais deux : être sourd et être entendant » (2002, p. 55). Il importe dès lors de réfléchir plus avant au rôle des normes dans notre conception du handicap et de la surdité. Le choix d’une lecture du philosophe et médecin Georges Canguilhem s’imposait car cet auteur s’est penché sur la notion de normes biologiques et sur l’usage des normes dans le domaine médical. Il aborde également la notion de normes sociales, mais toujours dans la perspective de mieux comprendre la vie du vivant à travers les normes que ce dernier instaure et révèle. Son analyse nous permettra en particulier de mieux cerner les enjeux normatifs de l’approche médicale du handicap.

6.1 Les normes dans l’œuvre de Canguilhem La question des normes traverse l’œuvre de Canguilhem. Les études médicales réalisées après sa formation en philosophie lui permettent de nourrir son double intérêt pour le phénomène de la vie (Malherbe, 1980, p. 1) et pour une épistémologie de type institutionnel (Dagognet,

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1997, p. 8). Ces deux axes se déploient et s’entrecroisent à travers son œuvre dans les questions liées à la santé, à l’institution hospitalière, à la maladie, aux rapports entre science et technique, à la physiologie. Dans la diversité thématique, l’unité est constituée par l’effort de conceptualisation d’une série de notions utilisées dans le champ médical1. En particulier, la position de Canguilhem lui permet de déployer le concept de norme sur plusieurs plans, allant du biologique au social, en passant par la recherche et la technique. Sa visée reste bien celle de la vie : « Qu’on ne se méprenne pas ! Georges Canguilhem ne met pas en cause « un pouvoir médical », l’impérialisme de ceux qui soignent, (…) il conduit seulement une réflexion philosophique, celle qui dénonce une dérive, l’oubli, par les techniques axées sur le pathologique, de ce qui définit la vie même » (Dagognet, 1997, p. 14). Cette dénonciation n’est qu’une conséquence du parcours de Canguilhem qui interroge la pratique médicale à l’aune de sa conception de la vie et construit sa philosophie de la vie en observant le vivant, qui est aussi parfois malade. « La philosophie de Canguilhem consiste en une réflexion sur la vie et sur la connaissance que nous pouvons en avoir » (Le Blanc, 2010, p. 5). Mais la vie ne se donne pas à étudier telle quelle, elle n’est pas une chose ou une propriété. A l’instar de la santé qui est « la vie dans le silence des organes »2, la vie ne se révèle souvent que par son défaut, à savoir, la maladie et, à son extrême, la mort. Canguilhem se propose dès lors d’étudier la santé à partir de la pathologie, et la vie à partir des normes qu’elle institue pour se perpétuer. Comme le synthétise l’un de ses commentateurs : « La vie est l’idée que le concept de norme permet de ressaisir » (Le Blanc, 2010, p. 7). Canguilhem ne manquera pas de rappeler que l’objet d’étude — ici, les normes — est toujours second par rapport à ce qu’il tente de révéler — la vie du vivant. Car la vie n’est pas indifférente aux conditions qu’elle rencontre (Canguilhem, 1943, p. 80) : elle est un équilibre précaire, une organisation dynamique qui a besoin de certaines conditions pour se réaliser. Non seulement la vie choisit pour se développer un milieu qui lui est propice, désignant ainsi des préférences — des normes biologiques — mais Canguilhem affirme que la vie 1 Cette qualité est soulignée par ses commentateurs : « Une épistémologie étayée sur l’examen historique de la généalogie des concepts, des ruptures de champ où ils s’exercent, des conflits d’interprétation » (Badiou, 2008, p. 17) ; ou : « [Il] ne fera pas une théorie sur des théories (…) mais [il] procédera à une conceptualisation sur des concepts, ce qui est l’effort même pour rendre compte d’un mouvement » (Macherey, 1963, p. 36). 2 Selon l’expression de R. Leriche (Canguilhem, 1943, p. 52).

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participe elle-même à la création des conditions dans lesquelles sa réalisation est possible : il désigne par normativité ce pouvoir de la vie de créer les normes propices à son développement. Dans sa thèse de médecine soutenue en 1943, Canguilhem s’intéresse à l’usage des normes en cours dans la pratique médicale. Après un état de l’art concernant sa question initiale, à savoir la délimitation entre le normal et le pathologique, il entreprend un travail d’analyse conceptuelle qui relève de la généalogie des termes et de l’observation des pratiques. Il est guidé, comme il le précise dans l’introduction, par une préférence pour une « conception non plus ontologique mais dynamique de la maladie » (Canguilhem, 1943, p. 12), telle qu’il la trouve dans les écrits et la pratique hippocratiques. Cette conception se situe à l’inverse d’une position où l’« on délègue à la technique, magique ou positive, le soin de restaurer dans la norme souhaitée l’organisme affecté de maladie, [car] on n’attend rien de bon de la nature par elle-même » (p. 12). Pour Canguilhem, la vie est mouvement et dynamique, ce qui inclut la possibilité de tomber malade et de s’en relever. En 1966, Canguilhem reprend ses réflexions sur le normal et le pathologique à partir de l’angle de la société et des normes sociales. « J’ai voulu, vingt ans après, me mesurer aux mêmes difficultés, avec d’autres moyens » (Canguilhem, 1966, p. 171). Il thématise en particulier la normalisation, par laquelle il désigne l’instauration de normes sociales. Cependant, Canguilhem ne vise pas une analyse fouillée de la réalité de la norme sociale, moins encore sa critique, mais un approfondissement de sa compréhension de la norme vitale : « … c’est uniquement pour éclairer, par la confrontation des normes sociales et des normes vitales, la signification spécifique de ces dernières. C’est en vue de l’organisme que je me permets quelques incursions dans la société » (Canguilhem, 1966, p. 173). Nous nous référerons principalement à ces deux travaux de Canguilhem, ainsi qu’à sa conférence sur « La santé, concept vulgaire et question philosophique » (1990) même si d’autres travaux abordent aussi cette thématique.

6.2 L’usage des normes dans l’exercice médical Commençons par suivre Canguilhem lorsqu’il s’intéresse à l’usage médical des normes : sa conception dans ce domaine pourra nous aider à saisir les enjeux des références normatives dans le modèle médical du handicap (aussi nommé modèle individuel).

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6.2.1 Étymologie et sens usuel du mot « norme » Avant d’analyser le sens médical du terme norme, Canguilhem s’intéresse aux sens que révèlent l’usage courant et l’étymologie, pour laquelle il suit Lalande (1938). En latin, norma désigne l’équerre. Donc, est normal, étymologiquement, « ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, donc ce qui se tient dans un juste milieu » (Lalande, 1938, cité par Canguilhem, p. 76). Lalande en tire « deux sens dérivés : [1] est normal ce qui est tel qu’il doit être, [2] est normal, au sens le plus usuel du terme, ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d’un caractère mesurable » (Canguilhem, 1943, p. 76). Ces deux sens se retrouvent aujourd’hui dans le vocabulaire courant : d’une part, ce qui rejoint le sentiment de ce qui doit être, d’autre part un sens de généralité, qui se rapproche du sens statistique trouvé dans l’usage médical. Canguilhem souligne que le sens courant est équivoque, « désignant à la fois un fait et une valeur attribuée à ce fait (…) en vertu d’un jugement d’appréciation » (1943, p. 76). Le lien entre norme et valeur est récurrent dans la conception des normes que propose Canguilhem, y compris au niveau biologique : les normes biologiques sont des préférences indiquées par le vivant pour le développement de la vie. Alors que le médecin se préoccupe généralement peu du sens des termes « santé » ou « maladie », les différentes significations données couramment à la maladie le sont par les patients et ont pour point commun un « jugement de valeur virtuel » négatif (1943, p. 74). Les valeurs peuvent être celles que la vie élit car elles permettent son développement (normes biologiques), elles peuvent aussi être le choix d’une volonté humaine singulière ou collective (normes sociales). 6.2.2 Origine des normes médicales Les normes qui guident l’activité médicale clinique ont une triple origine, selon Canguilhem, et celle-ci est hiérarchisée : « La norme, le médecin l’emprunte usuellement à sa connaissance de la physiologie, dite science de l’homme normal, à son expérience vécue des fonctions organiques, à la représentation commune de la norme dans un milieu social à un moment donné. Celle des trois autorités qui l’emporte est de loin la physiologie » (Canguilhem, 1943, p. 75).

Il est intéressant de noter que c’est à la physiologie que Canguilhem en appelle pour parler de l’usage des normes dans le cadre médical : il va parler de la normalité des constantes physiologiques. C’est cohérent

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avec son affirmation du manque de préoccupation des médecins pour le sens des termes santé et maladie, considérés soit comme trop « vulgaires » (au sens de commun), soit comme trop métaphysiques (1943, p. 75). Il faut donc trouver une référence plus objective. La réforme anatomo-clinique et les progrès des sciences médicales ont déplacé les pré-occupations des médecins de l’individu malade aux dysfonctionnements de l’organe, voire du tissu ou de la cellule3. C’est bien le lieu de la physiologie. Canguilhem juge donc que l’influence de la physiologie prime sur l’expérience des médecins et sur leur insertion dans un milieu socioculturel donné. On pourrait lui donner raison à regarder le contenu de la formation médicale, et le poids donné aux sciences. Mais on sait aussi combien, en pratique, les décisions médicales sont parfois loin d’être conformes à l’état de la connaissance et à ce qui a scientifiquement fait ses preuves : l’habitude et d’autres influences ont aussi tout leur poids dans les décisions4. Michel Foucault met en évidence le changement épistémologique, au tournant du 18e et 19e siècle, qui permet à l’exercice médical de donner la plus large part à l’observation et au regard du praticien qui devient fondateur de son savoir (Foucault, 1963). Il souligne combien ces changements sont tributaires de changements politiques et sociaux plus larges. Au cœur de ces transformations, la médecine est chargée d’une mission normative au sein de la société humaine, où elle devient organisée et contrôlée par l’État. Canguilhem, quant à lui, auraitil oublié le contexte au sein duquel évolue la médecine, et les influences qu’elle subit ? Il cite pourtant Sigerist, à un autre endroit de son texte, précisément à propos de l’influence de la culture et des idées d’une époque sur la médecine5. Le philosophe ne semble pas en tenir compte dans la prééminence qu’il donne à la physiologie dans la détermination de la norme médicale. 3

Voir sur ce point Foucault (1963), e.a. p. 194 sq. L’exigence d’une pratique médicale qui intègre à la réalité clinique des données de la littérature (données de l’EBM, Evidence-based Medicine, médecine basée sur les niveaux de preuves), rencontre des réticences de la part de praticiens de terrain. Une bonne pratique se doit de prendre en compte et d’intégrer au moins les trois éléments suivants : la subjectivité du patient (ses attentes, ses craintes, son vécu), l’expérience du médecin et les plus récentes données issues de l’EBM (Sackett, Rosenberg, Gray, Haynes, & Richardson, 1996 ; Paulus, Bruwier, & Chevalier, 2001), ce qui est un défi au quotidien. 5 « La médecine, a dit Sigerist, est des plus étroitement liée à l’ensemble de la culture, toute transformation dans les conceptions médicales étant conditionnée par des transformations dans les idées de l’époque » (Sigerist, 1932, p. 42, cité par Canguilhem p. 61). 4

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Par contre, dans sa reprise de 1966, Canguilhem tient davantage compte de l’influence politique et institutionnelle. Analysant le terme de norme à partir de plusieurs exemples de la vie humaine, il montre que « la normalisation des moyens techniques de l’éducation, de la santé, des transports de gens et de marchandises, est l’expression d’exigences collectives » (Canguilhem, 1966, p.176), et ces dernières visent ce qui est estimé comme bien dans cette société donnée. Les normes pourraient donc être différentes ailleurs, ou dans un autre temps. Expression d’une préférence, elles deviennent une référence pour faire la différence entre le normal et l’anormal, pour aller vers la « substitution d’un état de choses satisfaisant à un état de choses décevant » (1966, p. 177). Les normes sociales sont l’expression de la façon dont une société se pense et opère certains choix : elles se manifestent tant dans la conception du corps individuel, de sa place dans l’espace social, que dans la façon dont est exercé l’art de soigner, et dans les missions qui sont confiées au système de santé (santé individuelle, visée de bien-être, salubrité publique…). La réalité des normes sociales croise celle de la culture et nous fait préciser que cette dernière peut aussi être conçue comme un système de normes, au point de rencontre des normes biologiques et sociales : nous avons évoqué au chapitre 4 ce qu’est la culture sourde, et nous reviendrons sur les liens entre culture, corps, langue au chapitre 10. 6.2.3 Deux sens tirés de l’usage des normes en médecine En 1943, Canguilhem tire de l’observation de la pratique médicale la distinction de deux sens donnés aux normes. Il affirme que les constantes physiologiques peuvent être qualifiées de normales à deux titres : au sens statistique, qui résulte de l’observation et d’un calcul de moyenne, et qu’il qualifie de sens descriptif ; et au sens d’objectif de la thérapeutique, qui est un idéal, et qu’il qualifie de sens normatif : « La physiologie moderne se présente comme un recueil canonique de constantes fonctionnelles en rapport avec des fonctions de régulation hormonales et nerveuses. Ces constantes sont qualifiées de normales en tant qu’elles désignent des caractères moyens et les plus fréquents de cas pratiquement observables. Mais elles sont aussi qualifiées de normales parce qu’elles entrent à titre d’idéal dans cette activité normative qu’est la thérapeutique. Les constantes physiologiques sont donc normales au sens statistique qui est un sens descriptif et au sens thérapeutique qui est un sens normatif » (Canguilhem, 1943, p. 75).

Il souligne la confusion qui règne le plus souvent entre ces deux usages en médecine. Le manque de réflexion sur des termes utilisés au

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quotidien engendre selon nous l’ignorance de la distinction, et par conséquent la confusion dans la pratique : les normes sont-elles moyenne, idéal ou moyenne érigée en idéal ? Voilà une question qu’il vaut la peine de poser à propos d’une série de normes et références utilisées quotidiennement dans l’exercice médical. Prenons en particulier les définitions du handicap élaborées en 1980 dans la CIH6 (OMS), qui continuent d’irriguer sa version révisée, la CIF7 (OMS, 2001) : comment est déterminée la « norme biomédicale de l’individu » dont il est question dans la définition du déficit ? Est-elle une moyenne ou un idéal ? Il en est de même pour la référence aux activités « considérées comme normales pour un être humain », qui déterminent les incapacités, et le « rôle normal en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et culturels » (OMS, 1988, p. 25) qui, non rempli, définit une situation de désavantage social ou handicap. Ni la CIH ni la CIF ne précisent comment sont déterminées ces normes, même si le caractère normatif des définitions est reconnu. Quel est l’intérêt de la distinction entre norme au sens moyen (sens statistique et descriptif) et au sens d’idéal (sens thérapeutique et normatif) ? L’usage des statistiques et l’érection de la moyenne en idéal semble relever d’une volonté d’objectivité scientifique. Mais le choix d’une norme tient toujours d’un jugement de valeur, d’une préférence. Un « mieux » est désigné par les normes parce qu’il serait dans la moyenne, ou dans l’habitude, ou dans la représentation courante de celui qui institue des normes. Si l’activité thérapeutique vise régulièrement le rétablissement des constantes physiologiques qui sont des moyennes, des exemples peuvent être donnés de normes visées par la thérapeutique qui ne sont pas ou plus des moyennes8. Il est évidemment bon que la thérapeutique vise l’amélioration d’un état, dit pathologique, mais il vaut la peine de savoir comment ce « mieux » a été défini. Ou par qui il est défini : c’est la suite de la réflexion de Canguilhem.

6 « Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités et désavantages. Un manuel de classification des conséquences des maladies ». 7 Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé. 8 Le taux de cholestérol sanguin (les deux exemples pris ici sont de nous) actuellement recommandé a diminué au cours des dernières années, il constitue la référence censée éviter certaines complications cardiovasculaires. Dans un tout autre domaine, un audiogramme mesure l’audition comme une perte en décibels par rapport à la référence « 0 décibels », qui est une convention et représente le seuil d’audibilité, ce qui est un idéal (Le Petit Robert 2013 définit ainsi le décibel : unité servant à exprimer une puissance sonore par rapport au seuil conventionnel d’audibilité de 10−12 watt.).

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6.2.4 Qui définit la norme, objectif de la thérapeutique ? L’objectif de la thérapeutique est défini par la norme, prise au sens d’idéal, selon Canguilhem : il s’agit en général du rétablissement de l’état habituel ou des normes moyennes. Ceci souligne bien la « confusion (…) en médecine, où l’état normal désigne à la fois l’état habituel des organes et leur état idéal, puisque le rétablissement de cet état habituel est l’objet ordinaire de la thérapeutique » (Canguilhem, 1943, p. 76-77). Cela peut concerner différents niveaux, dont nous retenons d’une part le niveau des organes et des constantes physiologiques, et d’autre part le niveau de l’expérience vécue par le sujet. Il importe de les distinguer pour ne pas ajouter à la confusion, en précisant que ces deux niveaux sont également distincts par les deux points de vue qu’ils constituent sur la réalité de la maladie, celui du médecin (niveau des constantes physiologiques) et celui du patient (niveau de l’expérience vécue). Un taux de cholestérol trop élevé est l’exemple typique d’une constante physiologique qui n’est plus dans les normes alors que le patient n’en ressent aucune conséquence, qu’il n’y a pas de maladie au sens subjectif, pas de souffrance d’un individu vivant. Pour le médecin actuel, cette situation est l’objet d’un traitement, et considérée, sinon comme une maladie, au moins comme un « facteur de risque ». a) La médecine est seconde par rapport à la maladie Or, Canguilhem considère que la maladie est d’abord une expérience, celle d’un vivant qui pâtit, et qu’il n’y a pas de maladie au niveau de la cellule ou de l’organe, qui sont le niveau « de la science abstraite, où le problème reçoit une solution » (Canguilhem, 1943, p. 151). Il affirme que la médecine est seconde par rapport à la sensation du vivant de se sentir mal, elle ne vient que donner une réponse en terme d’organe malade à une maladie vécue comme un tout organique. Cette conception de la maladie et de la médecine sous-tend la réponse que le philosophe donne à la question : qui définit l’objectif de la thérapeutique, la norme au sens d’idéal à viser lorsque l’on soigne ? « Est-ce parce qu’il [l’état normal du corps humain] est visé comme fin bonne à obtenir par la thérapeutique qu’on doit le dire normal ou bien est-ce parce qu’il est tenu normal par l’intéressé, c’est-à-dire le malade, que la thérapeutique le vise ? Nous professons que c’est la seconde relation qui est vraie » (1943, p. 77). Il opte ainsi pour une définition de la normalité par celui qui vit son corps et la maladie qui l’atteint, plutôt que pour une définition issue de la médecine et de la physiologie. La norme est ainsi déduite du

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normal, et non l’inverse9. Une autre formulation de la question, avec des accents légèrement différents, se lit plus tôt dans son écrit lorsqu’il se demande comment on peut expliquer « que le clinicien moderne adopte plus volontiers le point de vue du physiologiste que celui du malade ? » (1943, p. 50). En effet, le médecin est situé dans son rôle de savant et de thérapeute, autrement dit à l’articulation de la science et de la technique, la médecine étant considérée comme une science appliquée. Lorsque Canguilhem répond à la question de savoir qui définit l’état normal du corps, il justifie son choix en précisant l’ordre d’apparition des réalités : « Nous pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être évités ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés, relativement à la polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative » (1943, p. 77). En cela, le vivant prolonge le mouvement normatif de la vie qui vise à son maintien et à son développement10. Cette justification apporte des précisions à l’affirmation de Canguilhem : il ne s’agit pas de limiter l’intervention diagnostique ou thérapeutique aux situations où un mal est ressenti par un vivant — ce qui aurait entre autres pour conséquence de mettre de côté la médecine préventive — mais bien de l’étendre à toute situation jugée par le vivant humain comme étant à éviter. Canguilhem fait plus qu’un travail généalogique sur les concepts : il affirme que l’ordre d’apparition des réalités doit se répercuter dans l’ordre des instances qui définissent les normes. En l’occurrence, l’existence de l’individu malade est première par rapport à l’existence de la médecine, et il en déduit que c’est le premier, l’individu malade, qui doit déterminer les normes d’exercice de la deuxième, la médecine. Canguilhem opère ainsi une inférence de la généalogie à ce qui doit être, qui mérite d’être questionnée. 9 Un de ses commentateurs précise l’apport original de Canguilhem par rapport à l’usage médical : « Il y a une totale inversion méthodologique du rapport entre le normal et la norme : en fournissant le bon point de vue, le normal fournit également le fondement ; la norme est un concept dérivé du normal » (Benmakhlouf, 2000, p. 70). 10 A la lecture de ces termes, on comprend la proposition de P. Macherey de faire une lecture spinoziste de Canguilhem. Dans un commentaire de 1993, est évoqué le « mouvement polarisé de la vie qui, dans tout vivant, le pousse à développer au maximum ce qu’il est en lui d’être ou d’exister » : Macherey affirme l’inspiration bergsonienne de Canguilhem et fait un rapprochement avec le concept spinoziste de conatus, tout en reconnaissant que Canguilhem lui-même ne fait pas référence à Spinoza (Macherey, 1993, p. 287).

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b) Savoir qui détermine les normes : un enjeu éthique L’ordre des priorités donné par Canguilhem est-il recevable ? Il opte en effet pour une définition de la santé par l’individu malade (ou potentiellement malade). Céline Lefève va plus loin en affirmant : « L’épistémologie canguilhémienne (…) démontre que les concepts de normal et pathologique ne s’appliquent qu’à l’individualité, tant biologique qu’humaine » (Lefève, 2010, p. 17). La généalogie des rapports maladie — médecine est-elle un moyen pour Canguilhem d’appuyer ce qu’il pense être bon dans l’ordre de la médecine, à savoir la place de l’individu dans la détermination des normes de santé ? Cette question est formulée par A.M. Moulin : « L’importance donnée par Canguilhem à l’originalité de la maladie et à l’écart fondateur de l’individu par rapport à la norme, est-elle encore recevable (…) ? Son accent sur les normes individuelles, la référence à l’individu comme forme indépassable de la vie et source de normativité sont-ils encore acceptables pour le médecin contemporain ? » (Moulin, 1993, p.131). On peut poser la question d’une ouverture à une relativisation ou à un individualisme intenables pour la pratique quotidienne de soins ou pour la vie en société. En particulier, dans les questions qui nous occupent à propos des sourds, une personne (ou un groupe) peut-elle décider seule qu’elle est malade ou handicapée ou pas ? S’il est indubitable que les progrès médicaux se sont accélérés depuis 1943, peut-on pour autant affirmer que nous ayons changé radicalement de paradigme en ce qui concerne la place du patient dans le système de soins ? Il nous semble que la position de Canguilhem ne devait pas être moins dérangeante à son époque qu’à la nôtre. M. Morange souligne d’ailleurs que, dans sa thèse, Canguilhem « a anticipé les difficultés que la technicisation croissante de la médecine allait engendrer » (Morange, 2013, p. 155). Déjà alors, on observe qu’une vision épidémique, collective, tend à primer sur la vision nosologique, individuelle de la part du médecin11. Le médecin contemporain est chargé d’une double mission12 : par rapport à l’individu qui se trouve devant lui et par rapport à la société qui lui donne la possibilité de soigner et attend des résultats en terme de santé publique. L’interrogation d’A.M. Moulin met en évidence les limites de l’affirmation de Canguilhem si l’individu devenait la seule référence normative pour les décisions médicales. Mais, dans 11 Nous reprenons l’opposition épidémique / nosologique que souligne A.M. Moulin (1993). Ce virage dans l’accent prédominant donné à la médecine se situe bien avant dans le temps — selon M. Foucault, au tournant des 18e et 19e siècles (Foucault, 1963) 12 Depuis le début du 19e siècle selon Foucault (1963)

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le même temps, elle met en évidence le risque qu’il y aurait à déposséder le sujet de décisions qui touchent à son corps, sa vie, sa santé : le risque de laisser aux règles médicales et sociales le pouvoir de décider ce qu’il advient de l’individu est grand. En ce sens, l’affirmation de Canguilhem est salutaire et remet l’individu, avec sa perception de la maladie, au centre ou au moins à l’origine des processus de soins : « … en partant de la proposition ‘il n’y a pas de maladie sans un sujet qui en porte témoignage’, il est possible de rendre compte presque totalement de l’ensemble du livre. Une telle sentence remet la clinique et la relation au patient à l’origine de toute médecine scientifique » (Morange, 2013, p. 157). Les priorités données par Canguilhem — de la maladie sur la médecine et du point de vue de l’individu sur la détermination des normes thérapeutiques — trouvent leur point de départ dans une généalogie des concepts mais constituent bel et bien une interpellation éthique. « L’originalité de l’éthique médicale de Canguilhem tient précisément au fait qu’en réinscrivant la médecine dans le sein de la vie, en revalorisant sa technicité propre, elle lui prescrit, en conséquence, d’adopter en toutes circonstances le point de vue du malade » (Lefève, 2000, p. 114-115). Canguilhem refuse dès le début de L’Essai (1943) de poser sur la médecine un regard extérieur normatif mais il veut « contribuer au renouvellement de certains concepts méthodologiques, en rectifiant leur compréhension au contact d’une information médicale » (Canguilhem, 1943, p. 8). Une éthique découle de la philosophie de la vie canguilhémienne, et lui est même inhérente : « … le fond de la philosophie canguilhémienne de la vie […] ne saurait être séparé d’une éthique qui fait corps avec lui, bien davantage qu’elle ne la prolonge ou n’en constitue qu’une application a posteriori » (Lefève, 2000, p. 114). C. Lefève donne au moins deux qualificatifs à cette éthique : — une éthique du devoir : « Le devoir médical apparaît comme la continuation du devoir vital [..] Être au service de la vie implique de remplir des devoirs envers elle » (Lefève, 2000, p. 115). — une éthique individuelle, avec le « caractère aristotélicien de cette éthique centrée autour de la notion de singularité : singularité de l’individu, singularité de la relation de l’individu à tel ou tel milieu, singularité du kairos qui définit aussi bien le moment de l’irruption de la maladie que le moment opportun de l’intervention médicale » (Lefève, 2000, p. 116). L’exigence d’adopter le point de vue du malade renverse l’asymétrie de la relation médecin-malade d’une domination du savoir médical à sa

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mise au service de la vie. Elle requiert du médecin qu’il agisse en tant que vivant13 qui prolonge le mouvement de la vie. L’originalité de la relation thérapeutique pensée par Canguilhem comporte un effort radical de pensée de la part de ses lecteurs et en particulier des médecins : « Il leur incombe en effet de saisir que la relation thérapeutique n’est pas relation d’un médecin et d’un malade, mais bien relation de deux vivants, c’est-à-dire de deux malades. La formation du médecin supposerait donc qu’il apprenne à se déprendre de son rôle de physiologiste, de savant, à retrouver le vivant et le malade qu’il est et à agir selon cette perspective » (Lefève, 2000, p. 116).

La perspective éthique qu’ouvre C. Lefève en lisant Canguilhem est vaste. Elle montre combien peut être fondamentale l’interrogation sur l’usage des normes dans l’exercice médical. Elle indique aussi des conditions pour un dialogue fécond entre soigné et soignant14. c) Définir qui est « malade » Attachons-nous ici à préciser une dimension de l’interpellation éthique présente dans la vision de Canguilhem, en lien avec nos questions de recherche : celle de savoir qui détermine les normes, qui détermine qui est malade et pourquoi. Dans notre société, on soigne beaucoup de gens qui ne se sentent pas malades et d’autres qui disent ne pas l’être. Les premiers relèvent de la médecine préventive, dans sa dimension de prévention primaire, qui a pour but d’éviter l’apparition de maladies (avec, comme exemple paradigmatique, les vaccinations), et de prévention secondaire, qui vise la détection de pathologies à un stade pré-symptomatique (avec, comme exemple, le dépistage du cancer). Le deuxième type de personnes soignées sans être malades, et qui disent ne pas l’être, est soit qualifié d’« anosognosiques »15, soit classé sous le terme de « déni » : il s’agit de tous ceux qui disent ne pas être malade alors qu’un diagnostic de maladie a été posé sur eux ; on pourrait par exemple trouver derrière ce vocable certaines situations psychiatriques ou neurologiques par atteinte centrale, mais aussi certains sourds qui disent ne pas être des malades ou des handicapés. Le fait que des sourds se réclament d’une 13 Comme vivant, et donc potentiellement malade, car « la menace de la maladie est un des constituants de la santé » (Canguilhem, 1966, p. 217). 14 Dont nous évoquerons brièvement quelques pistes au § 11.3.2. 15 « Terme désignant, en neuropsychologie, la méconnaissance par le malade de son trouble » (Dictionnaire de médecine Flammarion, préface de J.P. Grunfeld, 1994). C’est une réalité rencontrée dans des atteintes neurologiques centrales, par exemple suite à un AVC.

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minorité culturelle et linguistique est parfois qualifié de « déni du handicap », en particulier — mais pas uniquement — dans certains milieux médicaux. Ce que nous avons saisi de l’usage des normes dans le cadre médical nous permet maintenant de mieux comprendre ce qualificatif, déjà évoqué à plusieurs reprises à propos des sourds. 6.2.5 Normes médicales dans la surdité La question de la définition des normes à atteindre dans la thérapeutique rejoint pleinement l’interpellation des sourds quant à leur vision de la surdité et de la vie avec un déficit. S’il s’agit de prendre en compte les préférences des malades à propos des objectifs à atteindre dans la thérapeutique, pourquoi ne pas entendre celles des sourds ? Entendre ce que les sourds ont à dire de la surdité — mais aussi de l’accès aux soins de santé — est un enjeu de taille dans une société caractérisée par un audiocentrisme important et très majoritairement inconscient. Cet audiocentrisme explique pourquoi la norme thérapeutique de rétablissement de l’audition n’est généralement pas mise en question, et que cela fait grand bruit lorsqu’elle l’est, comme dans les situations évoquées dans le chapitre 1. Le « déni du handicap » régulièrement accolé à l’affirmation d’une minorité culturelle et linguistique sourde doit selon nous s’interpréter dans le double cadre d’un réductionnisme, que décrit Charles Gaucher, et d’une définition normative et organique de la surdité. Examinons ces deux dimensions. 6.2.5.1 Réductionnisme Charles Gaucher relève plusieurs réductionnismes dans les discours sur les sourds, en particulier dans les deux types paradigmatiques que nous avons évoqués — déficitaire et culturel. Le premier réductionnisme qu’il décrit définit « le sujet vivant avec des incapacités auditives uniquement à partir de la déficience de son oreille. (…) [Dans ce cadre] tout effort non conforme avec le désir de pallier la déficience du corps sourd ne constitue qu’un déni de sa condition qui mènera inévitablement à son rejet social » (Gaucher, 2013, p. 96-97 — nous soulignons). Le réductionnisme dont il est question doit être analysé ou envisagé à deux niveaux au moins. Tout d’abord, comme dans le modèle médical (ou individuel) du handicap, la surdité est considérée au niveau d’un individu, isolé de toute considération sur l’environnement dans lequel il vit et de toute collectivité dans laquelle il est inséré. Ensuite, de cet individu, seul est considéré l’organe de l’oreille, afin de déterminer une déficience qui est mesurée en terme quantitatifs par rapport à une norme : on se trouve au niveau de l’organe, des cellules et des constantes physiologiques. L’absence de

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reconnaissance de ce réductionnisme fait qu’une inférence directe est opérée entre le refus de réduire le déficit et le désavantage social, dans une application linéaire du modèle médical, et sans tenir compte du rôle de l’environnement. Dans la discussion éthique autour des situations de refus de l’implantation cochléaire d’enfants sourds (voir § 1.1), la question de l’intégration et du meilleur futur pour l’enfant est posée à partir du refus des parents, considéré comme cause principale, voire unique, du risque pesant sur son futur, sans remettre en cause l’exclusion créée par la société qui ne fournit pas, par exemple, un accueil et un enseignement adaptés aux enfants sourds. 6.2.5.2 Définition normative et organique de la surdité La mesure de l’acuité auditive fait le diagnostic de surdité : « Les sourds sont donc définis par un écart à la norme ; plus exactement, comme le montre la prolifération terminologique, par un degré d’écart à la norme » (Delaporte, 2002, p. 55). L’acuité auditive est mesurée en terme de perte par rapport à la référence de « zéro » dB, qui correspond à la perception auditive d’un fin bruissement ; dans les faits une baisse d’acuité est considérée comme significative à partir d’une perte de 20 dB (correspondant par exemple au tic-tac d’une horloge ou aux touches d’une calculette) ou plus. Quelles sont les conséquences de cette définition de la surdité en terme de mesures d’une constante physiologique ? Tout d’abord, elle assimile, au moins un temps, sourds prélinguaux et devenus sourds : d’ailleurs, les moyens techniques qui peuvent les aider sont les mêmes, au point qu’il ne faille pas considérer comme une expérimentation l’usage d’une technologie telle que l’implant cochléaire utilisée chez des adultes lorsqu’elle est appliquée à de jeunes enfants (cf. Avis du CCNE no 44, p. 33). Une autre conséquence est de considérer que les problèmes liés à la surdité seront résolus par une action au niveau de l’organe concerné. Faire entendre les enfants sourds devrait donc permettre de les faire parler, de les faire accéder à la connaissance et à l’intégration sociale. C’est l’argument utilisé en particulier dans l’histoire des enfants Larson (cf. chap. 1), dans un raccourci saisissant. Tout échec au niveau des apprentissages, voire de l’intégration, est rapporté à l’insuffisance d’audition et toute remise en question des procédures de rééducation ou d’enseignement est éludée en fonction de promesses d’améliorations techniques. Nous voyons ainsi comment un certain usage des normes soutient et renforce une vision déficitaire de la surdité, dans le prolongement du modèle médical du handicap.

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6.3 Santé et normalité L’interrogation sur l’usage des normes en médecine rejoint la question de savoir ce qui est « normal », posée fréquemment de façon commune lorsqu’il est question de handicap. La « différence » invoquée par des personnes porteuses d’un handicap est-elle un euphémisme ou doit-elle nous interpeller quant à la variabilité humaine et à celle de la normalité ? Canguilhem, dans la suite de sa thèse et dans d’autres écrits, s’est confronté à cette question de définir ce qui est normal, ce qui l’amène à interroger aussi la définition de la santé. Afin d’éclairer notre recherche, nous verrons ce qu’il en dit à partir de l’étymologie, avec la différence entre anomalie et anormal, puis dans le caractère dynamique et polémique de la notion de normal, ensuite dans le rôle du milieu dans la définition du normal, pour évoquer enfin une certaine notion de la santé comme dynamique. 6.3.1 Différence entre anomalie et anormal Dans la suite de son analyse des termes liés aux notions de normal et de pathologique (1943), Canguilhem souligne que anomalie est devenu le substantif correspondant à l’adjectif anormal en l’absence d’un adjectif pour le premier et d’un substantif pour le deuxième. Or, ces termes ont des étymologies différentes. Anomalie vient non pas de a-nomos, ce qui signifierait l’absence de loi, ou de règle (a-norma), mais de an-omalos, et signifie inégalité, aspérité, le contraire de quelque chose de lisse. Canguilhem cite I. Geoffroy de Saint-Hilaire, qui rapproche l’anomalie de l’irrégularité et d’une déviation du type spécifique (Canguilhem, 1943, p. 82). La distinction des termes permet à Canguilhem d’affirmer deux réalités. Premièrement, le fait que l’anomalie ne relève pas forcément du pathologique : « L’anomalie, c’est le fait de la variation individuelle (…) Mais diversité n’est pas maladie. L’anomal ce n’est pas le pathologique. Pathologique implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de vie contrariée. Mais le pathologique, c’est bien l’anormal » (Canguilhem, 1943, p. 85). Deuxièmement, il associe le pathologique et l’anormal en poursuivant : « Mais le pathologique, c’est bien l’anormal » (Canguilhem, 1943, p. 85). Analysons la première partie de l’affirmation. L’assimilation courante de l’anomalie et de la pathologie vient entre autres, selon Canguilhem, de la création d’une science des anomalies qui s’est intéressée aux anomalies pathologiques en délaissant les autres (Canguilhem, 1943, p. 85). Or, initialement, l’anomalie est un simple écart statistique. Il existe des

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anomalies qui n’ont pas de conséquence sur la vie de l’individu, mais lorsque l’anomalie provoque une limitation, on parle d’infirmité. Ce terme n’est quasiment plus usité aujourd’hui, ayant été remplacé par le terme « handicap ». On parle aujourd’hui d’un handicap résultant d’un déficit comme Canguilhem aurait parlé d’une infirmité résultant d’une anomalie (qui provoque une limitation). En soi, une anomalie peut ne pas avoir de conséquence fonctionnelle, elle peut même parfois se révéler être une meilleure solution dans certaines situations. « Le problème de la distinction entre l’anomalie (…) et l’état pathologique (…) ne nous renvoie à rien de moins qu’au problème de la variabilité des organismes, de la signification et de la portée de cette variabilité. Dans la mesure où des êtres vivants s’écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des inventeurs sur la voie de formes nouvelles ? » (Canguilhem, 1943, p. 89). L’interpellation mérite un temps de réflexion. Un mutant à l’origine d’une forme de vie plus adaptée à un environnement donné risque d’être qualifié de pathologique si l’on assimile anomalie et anormal, et si l’on oublie de considérer l’insertion du vivant dans un milieu particulier. La question de Canguilhem résonne étonnamment avec une version du modèle social du handicap, celle de la variation humaine : le déficit ne serait qu’une variation des formes humaines possibles ; le handicap serait causé par la façon dont les gens voient les personnes handicapées et réagissent à leur situation, et non au déficit en lui-même. Il se distingue du modèle de la discrimination, liée à une caractéristique commune au groupe, comme c’est le cas pour les femmes et les étrangers : au contraire, la variété est grande au sein même du groupe des personnes dites handicapées (Pfeiffer, 2001, p. 39). Une des critiques adressée à cette version est qu’elle « repose sur le concept de ‘normal’. Ce concept est culturellement lié. Dans la plupart des discussions sur le handicap, ce qui est normal est ce que des hommes blancs, occidentaux, de classe moyenne font et ce à quoi ils donnent de la valeur. De plus le concept de normal est ambigu » (Pfeiffer, 2001, p. 40). Nous ne pouvons qu’acquiescer au constat de cette ambiguïté du terme et travailler à une clarification de son utilisation et de ses conséquences. Qu’en est-il de la deuxième partie de l’affirmation de Canguilhem concernant l’anormal ? La distinction entre anomalie et anormal autorise l’assimilation de l’anormal et du pathologique. En effet, l’anormal peut ne plus être déterminé par une fréquence statistique (l’anomalie joue ce rôle) et être alors défini comme un écart normatif par rapport à la persistance de la vie prise pour norme (Canguilhem, 1943, p. 86). Dès lors, Canguilhem pose « l’équation entre les concepts de malade, de

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pathologique et d’anormal » (Canguilhem, 1943, p. 86). Celui qui est malade est en souffrance, dans son corps et dans sa vision d’une vie bonne, confronté à son impuissance à poursuivre le mouvement de la vie. Constatons que Canguilhem n’a pas défini l’anormal étymologiquement, comme il le fait pour d’autres termes, mais il l’associe avec les termes « malade » et « pathologique » — et il évoque l’étymologie de ce dernier. On peut dès lors se demander si « anormal » signifie « hors norme », comme pourrait le suggérer un sens statistique, ou « sans norme », comme le laisserait à penser l’étymologie et le a- privatif. Notre lecture de Canguilhem nous amène à penser qu’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre, mais d’un état où la normativité16 du vivant est perdue ou amoindrie. Il affirme d’ailleurs plus loin « que l’état pathologique ou anormal n’est pas fait de l’absence de toute norme. (…) Le vivant malade est normalisé dans des conditions d’existence définies et il a perdu la capacité normative, la capacité d’instituer d’autres normes dans d’autres conditions » (Canguilhem, 1943, p. 119-120). La privation qu’indique la préfixe a- dans anormal ne concernerait donc pas la norme mais la normativité, la capacité de créer des normes de vie. La distinction des termes n’est pas seulement théorique ou discursive, elle a des implications dans la façon de pratiquer la médecine et de concevoir le rôle du médecin et du sujet malade : « En distinguant anomalie et état pathologique, variété biologique et valeur vitale négative, on a en somme délégué au vivant lui-même, considéré dans sa polarité dynamique, le soin de distinguer où commence la maladie » (Canguilhem, 1943, p. 118). En opérant un travail de clarification des termes, Canguilhem invite à penser le type de pratique médicale mis en œuvre. Un certain interventionnisme médical, au nom de certaines normes portées dans la société, peut oublier de considérer qu’une anomalie n’est pas forcément pathologique, en particulier lorsque le sujet trouve dans le développement de certaines capacités une bonne adaptation au milieu de vie. 6.3.2 « Le normal est un concept dynamique et polémique » Canguilhem affirme le caractère dynamique et polémique du terme normal lorsqu’il analyse les normes sociales et leurs liens avec les normes biologiques, en 1966. Les normes sociales ne sont pas étrangères à l’exercice médical, elles exercent sur lui une influence à partir de ce qui est jugé bon ou pas au sein d’une société. « Une norme tire son sens, 16 La normativité est la capacité du vivant de créer, d’instaurer des normes. Nous reviendrons en détails sur cette notion au chapitre 7.

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sa fonction et sa valeur du fait de l’existence en dehors d’elle de ce qui ne répond pas à l’exigence qu’elle sert. Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique » (Canguilhem, 1966, p.176). Canguilhem justifie surtout le deuxième qualificatif, le côté polémique : il est attribué au fait de définir une préférence, d’ « imposer une exigence à une existence, à un donné, dont la variété, la disparate s’offrent, au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger » (Canguilhem, 1966, p.177). Canguilhem évoque G. Bachelard selon qui toute valeur doit être gagnée contre une anti-valeur. Les termes normes et valeurs sont intimement liés : le mouvement d’instauration de normes ne peut se faire sans préférences, exigences et choix de valeurs. Notons aussi que les normes sociales changent dans le temps et l’espace, signe de leur dynamique. La préférence ou l’exigence collectives dont elles sont l’expression n’ont pas force de nécessité : « A la différence d’une loi de la nature, une norme ne nécessite pas son effet » (Canguilhem, 1966, p. 177). Elles ne sont qu’une possibilité parmi d’autres d’unification d’un divers, elles sont un choix posé en fonction de valeurs visées. G. Le Blanc montre que « la valeur n’est pas immanente à la norme, elle préexiste à la normalisation sociale sous le biais de l’intention normative » (Le Blanc, 2010, p. 84). L’intention normative est le premier temps de la normalisation, elle envisage une norme en fonction de certaines valeurs ; le second moment de la genèse sociale de la normalisation est la décision normatrice instituant des règles, règlements, étalons, modèles ; et le troisième temps, l’usage normalisateur autorisant la référence de l’objet à la norme instituée (Le Blanc, 2010, p. 82). A partir de l’établissement d’une référence, les autres possibilités sont situées en dehors de l’extension de ce choix, à l’extérieur de l’étendue de cette préférence. L’usage des termes choix, valeurs, préférences montre la polarisation, la dimension axiologique des normes. La polarisation, qui implique une force d’inclusion et d’exclusion, résulte du caractère dynamique des normes (le premier caractère affirmé par Canguilhem) et en explique le caractère polémique (le deuxième). C’est en analysant le rapport entre le normal et l’anormal que Canguilhem trouve la raison du caractère polémique des normes. En effet « il ne s’agit pas d’un rapport de contradiction et d’extériorité, mais d’un rapport d’inversion et de polarité » (Canguilhem, 1966, p.177). Si un choix est posé en fonction de certaines valeurs, un autre choix pourrait se justifier en fonction de la priorité donnée à d’autres valeurs. Il peut y avoir inversion d’une norme car celle-ci « se propose comme un mode possible d’unification du réel. (…) Mais se proposer n’est pas s’imposer »

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(Canguilhem, 1966, p. 177). Les sourds évoquent régulièrement cette inversion possible de la norme, en particulier celle de la modalité langagière, qui est intimement liée aux conditions de vie17 et à la présence d’une majorité d’entendants. L’inversion se produit dans des lieux et des temps limités, quand les sourds se retrouvent en majorité. La polémique dont parle Canguilhem à propos des normes naît donc du choix, antérieur à la norme, des valeurs qui la sous-tendent, et de l’imposition de celles-ci. La rationalité n’est pas seule à guider le choix des valeurs, ce que manifestent les affects en jeu lors de l’application de normes : Canguilhem souligne combien « le différent du préférable (…) n’est pas l’indifférent, mais le repoussant, ou plus exactement le repoussé, le détestable » (Canguilhem, 1966, p.178). Ce phénomène intervient dans la rencontre avec une personne porteuse d’un handicap : c’est évident en présence d’une difformité, mais n’est pas moins présent en cas de déficit invisible au premier regard, comme dans le handicap mental ou la surdité. Le malaise ressenti dans un premier contact avec un sourd tient au sentiment de radicale étrangeté en l’absence de communication possible — ou ce qui semble être tel. Il importe de garder à l’esprit ces différents aspects lorsqu’il est question de normes, au risque de basculer dans une conception rationalisante et donc partielle de l’enjeu des normes. 6.3.3 Le rôle du milieu La prise en compte du milieu dans lequel s’inscrit le vivant est déterminante lorsque l’on veut qualifier les variations qu’il présente, nous l’avons évoqué en distinguant anomalie et anormal. Canguilhem s’inscrit régulièrement en faux contre une science de la vie qui serait détachée de son milieu, particulièrement contre une certaine physiologie issue de l’étude en laboratoire. Ses critiques de 1943 visaient en particulier Claude Bernard : il amendera en 1966 « la rigueur du jugement qu’[il avait] d’abord porté sur l’idée que [Cl. Bernard] s’était faite des rapports de la physiologie et de la pathologie » (Canguilhem, 1966, p. 172). Pour Canguilhem, contrairement à une définition des normes qui viendrait en droite ligne du laboratoire de physiologie, « il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi. L’anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d’autres normes de vie 17 C. Cuxac montre l’intérêt d’évoquer « une possible concurrence originelle entre modalité audiophonatoire et modalité visuo-gestuelle » et énumère « les raisons qui justifient, à elles seules, la prédominance du canal audio-oral » (Cuxac, 2013, p. 79). Ces raisons aurait pu différer dans un environnement différent, par exemple bruyant, ou éclairé en permanence.

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possibles » (Canguilhem, 1943, p. 91). Nous trouvons-nous alors simplement devant le constat d’une différence sans pouvoir comparer ces normes de vie ? Canguilhem a-t-il l’audace d’affirmer que toutes les formes de vie se vaudraient ? Certaines anomalies relèvent d’une variabilité sans conséquence pathologique, mais d’autres pas. Mais il poursuit : « Si ces normes sont inférieures, quant à la stabilité, à la fécondité, à la variabilité de la vie, aux normes spécifiques antérieures, elles seront dites pathologiques. Si ces normes se révèlent, éventuellement, dans le même milieu, équivalentes, ou dans un autre milieu supérieures, elles seront dites normales. Leur normalité leur viendra de leur normativité » (Canguilhem, 1943, p. 91). En liant la normalité à la normativité, Canguilhem affirme que la norme réside dans le pouvoir de la vie, et dans sa capacité à entrer en relation avec son milieu de vie18. La norme n’est donc pas pour lui un concept statique et défini, mais une notion variable en fonction des situations : on note ainsi la fidélité de Canguilhem à sa volonté de concevoir santé et maladie dans une perspective dynamique et non plus ontologique. 6.3.4 Le concept de santé Dans son écrit de 1943, Canguilhem pousse son analyse du normal et du pathologique jusqu’à interroger le terme de santé. Il le définit de façon particulièrement subjective, dans la droite ligne d’une conception de la maladie vécue comme une expérience et après avoir posé l’antériorité de la maladie sur la médecine. Canguilhem qualifiera plus tard la santé de concept vulgaire, « ce qui ne veut pas dire trivial, mais simplement commun, à la portée de tous » (Canguilhem, 1990, p. 14). Ce qualificatif renvoie à la dimension subjective de la santé et de la perception de la capacité qu’elle inclut. Il conçoit dès 1943 le lien entre santé, subjectivité et normes : « Si de ces analyses l’on revient maintenant au sentiment concret de l’état qu’elles ont cherché à définir, on comprend que la santé soit pour l’homme un sentiment d’assurance dans la vie qui ne s’assigne de lui-même aucune limite. Valere qui a donné valeur signifie en latin se bien porter. La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitales » (Canguilhem, 1943, p. 134). Cette conception de la santé comme dynamique, comme capacité créative diffère d’une définition ontologique de la santé, ou d’une définition 18 En 1966, la question de l’interaction entre le vivant et son milieu sera abordée à partir de la thématique de l’adaptation. Nous y reviendrons en parlant de la normativité, dans le chapitre 7.

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technique où la santé serait mesurée par des constantes physiologiques. Nous avons rencontré ce caractère dynamique dans le modèle du handicap proposé par Fougeyrollas et al. (1998) dans le processus de production du handicap, où une situation n’est pas figée mais varie en fonction de l’adaptation de l’individu et des modifications du milieu. La définition de la santé par l’OMS utilisée depuis 1946 donne par contre un tableau beaucoup plus statique : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (OMS, 1946). Si l’idée de la globalité de la santé dépassant la condition physiologique est intéressante, cette définition pose des difficultés à plusieurs niveaux, parmi lesquels nous évoquons brièvement : l’idéalisation de la santé, presque irréalisable ; l’étendue de la responsabilité du système de soins tout comme celle de l’individu ; l’absence de relation avec l’environnement de vie. Définir la santé comme un pouvoir situe le sujet en relation avec le milieu et dans une attitude d’adaptation. « Le corps vivant est donc cet existant singulier dont la santé exprime la qualité des pouvoirs qui le constituent en tant qu’il doit vivre sous imposition de tâches, donc en relation d’exposition à un environnement dont il n’a pas d’abord le choix. Le corps humain vivant est l’ensemble des pouvoirs d’un existant ayant capacité d’évaluer et de représenter à lui-même ces pouvoirs, leur exercice et leurs limites » (Canguilhem, 1990, p. 22-23).

Une telle conception de la santé et du corps est utile pour envisager ce que peut être la santé dans des situations de handicap ou de maladie chronique. Peut-on en effet prétendre être en (bonne) santé lorsque l’on est atteint d’un handicap ? Cette réflexion mérite d’être étendue à la réalité des maladies chroniques, qui posent le même type de question. Elle trouvera place dans ce chapitre, après avoir précisé certains enjeux sur les plans éthique et épistémologique d’une telle conception de la santé, ainsi que dans le chapitre traitant de la normativité dans la santé et la maladie (chap. 7).

6.4 Enjeux éthiques et épistémologiques La révision du concept de santé à laquelle Canguilhem nous a conduits entraîne avec elle un questionnement éthique, comme l’ont souligné certains de ses commentateurs (en particulier C. Lefève), mais aussi épistémologique. Le regard posé sur l’autre différent, mais aussi la scientificité et la technicité médicales sont des réalités à revisiter.

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6.4.1 La différence comme source de respect Paul Ricœur lit Georges Canguilhem dans le cadre d’une réflexion sur la place de la personne malade, handicapée ou vulnérable dans la société et prolonge la dimension éthique de la thèse de Canguilhem. Dans « La différence entre le normal et le pathologique comme source de respect », Ricœur entend revisiter une certaine notion du respect qui serait dû à tout être humain sans distinction à l’aune d’une « notion du pathologique chargée de valeurs positives » (Ricœur, 2001, p. 215). Pour y parvenir, il remet en cause « une notion du pathologique comme simple déficit par rapport à un normal présumé » (2001, p. 215). En suivant Canguilhem (1951, p. 155), Ricoeur propose une analyse de la vie à trois niveaux : biologique, social, et un niveau existentiel, où se jouent l’estime de soi et la dignité de l’être humain. Au niveau biologique, il suit l’affirmation de Canguilhem selon laquelle la maladie est une autre norme de vie. Ricœur extrapole l’affirmation canguilhémienne au niveau existentiel d’analyse de la vie pour affirmer que « la maladie (…) est autre chose qu’un défaut, un manque, bref, une quantité négative. C’est une autre manière d’être-au-monde. C’est en ce sens que le patient a une dignité, objet de respect » (2001, p. 226). En faisant de la différence la source du respect, Ricœur invite à reconnaître les ressources cachées d’autres façons d’être au monde, au lieu d’y voir seulement un manque ou un défaut. Une nouvelle norme de vie est un apport pour l’humanité car elle constitue une vision différente sur le monde et la vie… à condition de lui en laisser la place. La volonté de retrouver une norme qui soit la moyenne de la population ou un idéal préconçu pour l’être humain — comme c’est parfois le cas dans le monde médical ou dans la société — passe à côté de cet apport19. Un manque n’appelle pas en soi le respect. Il l’appelle si l’on peut et si l’on veut (Dagneaux, 2013) reconnaître, dans la situation où se vit ce manque, d’autres aspects, d’autres capacités qui sont l’œuvre du dynamisme de la vie et du vivant. Ces « autres » capacités ne sont pas foncièrement extérieures au déficit : il s’agit de développer des capacités qui resteraient latentes en l’absence de déficit. Ainsi, il n’existerait sans doute pas de langue gestuée sans une surdité de l’oreille. Les capacités d’adaptation développées par certains malades chroniques trouvent leur source dans une acceptation et une connaissance de leur maladie et non dans la fuite ou dans l’hostilité : « Malgré cette connivence acquise et 19 Cet apport est par exemple qualifié de diversité bio-culturelle par (Dirksen, Bauman, & Murray, 2009)

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entretenue [entre le patient chronique et sa maladie], il faut pourtant toujours combattre la maladie dans sa morbidité biologique, mais au titre d’une adversaire, c’est-à-dire sans l’irréductible hostilité qu’on éprouve face à l’ennemi — tout comme dans la partie de tennis où l’adversaire est aussi un partenaire dans le combat qu’on livre, à la fois contre l’autre et contre soi-même. Notre adversaire a surtout le grand mérite de nous renvoyer à nous-même, à nos faiblesses, nos insuffisances, et en les attaquant, à nous pousser à les convertir en forces » (Barrier, 2014, p. 26). Ainsi, une réalité marquée par le déficit peut se transformer en la vivant, et faire émerger de nouvelles dimensions, insoupçonnées au départ. Le terme convertir indique qu’il ne faut pas chercher ces forces ailleurs que dans le déficit même, ailleurs que dans ce qu’un sujet en fait par l’acceptation et la mobilisation de sa capacité normative propre. De même, le regard posé sur cette réalité peut être invité à changer. Le respect est une question de regard : étymologiquement, re-spicere peut être lu comme « se retourner pour regarder », ou « y regarder à deux fois ». Le respect nécessite une distance (Dagneaux, 2013), un temps d’arrêt, propices à une révision du jugement. Il s’agit de laisser interpeller le regard par d’autres normes, d’autres points de vue. En ce sens, nous rejoignons l’interpellation de Ladrière qui invite à une conscience des limites de la science. Si c’est le cas, il est possible pour un scientifique ou un médecin de faire droit à d’autres regards sur des situations jugées de prime abord de façon négative ou péjorative. 6.4.2 Les limites de l’approche scientifique La vision médicale du handicap et ce que nous appelons la vision déficitaire de la surdité s’appuient sur un corpus médical aux racines scientifiques et tend à prétendre seule à la validité. Elle ne tient pas ou peu compte d’autres visions possibles sur l’« être sourd » ou la situation de handicap : soit elle les ignore, soit elle les dénie. C’est une attitude fréquemment rencontrée dans le monde scientifique et dans le monde médical. Jean Ladrière (1921-2007) a réfléchi sur les méthodes et concepts utilisés en science. Il invite les scientifiques à une conception modeste de la science, qui soit consciente de ses méthodes, de ses normes — souvent implicites — et donc aussi de ses limites. Car « la science n’est pas la seule activité humaine qui pose un rapport à la vérité » (Feltz, 2003, p. 46). La science pose un regard sur une réalité en fonction de son angle d’approche, réductionniste, dans le cadre d’un modèle, d’une précompréhension, d’une hypothèse : ce sont des traits caractéristiques de la démarche scientifique. Ladrière développe le concept de connaissance

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critique, qui me paraît intéressant pour notre propos : « Une connaissance critique doit être en mesure de se juger, de discerner ce qui en elle est pertinent par rapport à l’entreprise même qu’elle constitue, et par le fait même aussi de se prononcer sur la valeur et les limites de validité de ce qu’elle finit par proposer » (Ladrière, 1977, p. 128). Il y aurait lieu de poursuivre la réflexion sur la place que prend la science dans certains débats, sur le rôle de la médecine scientifique dans la norme sociale concernant le handicap, et la surdité en particulier. Nous y reviendrons brièvement concernant les liens entre médecine et pédagogie pour les enfants sourds (§ 12.3.4). Cette réflexion devrait également s’inspirer des travaux de Michel Foucault sur le biopouvoir. Nous laisserons cela à d’autres recherches. 6.4.3 La médecine entre science et technique L’Essai de 1943 esquisse une éthique médicale, enracinée dans la compréhension de la vie développée par Canguilhem et dans sa réflexion sur l’essence de l’activité médicale. Comme le montre Céline Lefève, il « constitue un ouvrage de philosophie qui présente au tout premier chef une visée pratique et normative concernant la médecine (…) exprimée avec beaucoup de précaution et de subtilité par Canguilhem » (Lefève, 2000, p. 105). Canguilhem s’est refusé à tout « jugement normatif extérieur et transcendant que la philosophie pourrait porter sur la médecine » (Lefève, 2000, p. 114). Il précise dans l’introduction de sa thèse : « Il ne s’agit, est-il besoin de le dire, de donner aucune leçon, de porter sur l’activité médicale aucun jugement normatif. Nous n’avons pas l’outrecuidance de prétendre à rénover la médecine en lui incorporant une métaphysique. » (Canguilhem, 1943, p. 8). La volonté de Canguilhem d’interroger les concepts utilisés dans la pratique médicale ainsi que les rapports entre science, technique et art de guérir, l’amène à se positionner sur des thématiques telles que les objectifs thérapeutiques, les mécanismes décisionnels, la relation médecin-patient, et en particulier, à remettre le patient au cœur de la décision qui le concerne, comme le résume D. Lecourt : « c’est le patient qui juge d’après son sentiment, et non le médecin d’après sa science » (Lecourt, 1993, p. 267). La place centrale donnée au patient par Canguilhem découle de son interrogation sur le fondement de la médecine : pour lui, la médecine est seconde par rapport à la sensation du vivant de se sentir mal, elle ne vient que donner une réponse en termes d’organe malade à une maladie vécue comme un tout organique (Canguilhem, 1943, p. 77, p. 151).

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Dans l’introduction de l’Essai, Canguilhem précise son intérêt pour la médecine en fonction de son attrait pour deux problèmes philosophiques en particulier, celui des rapports entre science et technique, et celui des normes et du normal : « La médecine nous apparaissait, et nous apparaît encore, comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science proprement dite » (Canguilhem, 1943, p. 7). Il précise peu après que l’essentiel de la médecine consiste dans « la clinique et la thérapeutique, c’est-à-dire une technique d’instauration ou de restauration du normal, qui ne se laisse pas entièrement et simplement réduire à la seule connaissance » (Canguilhem, 1943, p. 8). Les deux problématiques philosophiques se croisent ainsi dans son approche de la médecine. Elles ouvrent à la dimension éthique car celle-ci « procède de la révélation à elle-même de l’essence de la médecine comme clinique et comme thérapeutique » (Lefève, 2000, p. 105). La médecine est pour Canguilhem un des théâtres du conflit entre science et technique. Elle risque de demeurer inféodée à la science, qui « est un point de vue abstrait, [qui] traduit un choix et donc une négligence » (Canguilhem, 1943, p. 149), à tel point que Canguilhem interpelle les praticiens : « comment donc expliquer […] que le clinicien moderne adopte plus volontiers le point de vue du physiologiste que celui du malade ? » (Canguilhem, 1943, p. 50). Elle risque alors de perdre sa dimension de technique qui est au service de la vie. « Avant la science, ce sont les techniques, les arts, les mythologies et les religions qui valorisent spontanément la vie humaine » (Canguilhem, 1943, p. 149). Or la médecine « en tant que technique, (…) est une façon pour la vie de persévérer et d’accroître sa puissance » (Lefève, 2000, p. 114). La thérapeutique est un prolongement de la capacité de la vie à persévérer et à créer de nouvelles normes, elle est une forme de la normativité. Ainsi conçue, elle doit être au service de la vie, au service du vivant qui détermine l’objectif de la thérapeutique. « L’éthique de Canguilhem organise donc le renversement de la relation normative (…) de dépendance du malade envers le médecin en une relation tout aussi normative, enracinée dans la vie mais préférée par elle, de soumission de la pratique médicale au point de vue du malade. (. ) il est indispensable que le médecin adopte le point de vue du malade parce que la vie l’exige pour assurer son maintien et son expansion » (Lefève, 2000, p. 117-118). Elle ajoute un peu plus loin : « la relation thérapeutique n’est pas relation d’un médecin et d’un malade, mais bien relation de deux vivants, c’est-à-dire de deux malades. La formation du médecin supposerait donc qu’il apprenne à se déprendre de son rôle de

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physiologiste, de savant, à retrouver le vivant et le malade qu’il est et à agir selon cette perspective » (Lefève, 2000, p. 118). Il faut ici nuancer les propos de C. Lefève car le médecin ne peut abandonner son rôle de physiologiste s’il veut pouvoir soigner, mais il doit le mettre en relation avec son propre statut de vivant et avec le point de vue du malade pour jouer au mieux le rôle qui lui est confié. C’est dans une tension entre ces trois dimensions, ou entre un pôle objectif et un pôle subjectif, que se situe l’enjeu du positionnement du soignant, et c’est là l’originalité de la position de Canguilhem : s’il rappelle à juste titre le pôle subjectif et son importance, il n’abandonne pas pour autant une dimension objective, en situant les normes du vivant dans le rapport au milieu (et non seulement avec la moyenne physiologique) et la médecine dans sa dimension scientifique.

6.5 Handicap et maladies chroniques : deux expressions de la déficience Notre réflexion sur l’usage des normes en médecine et dans le domaine du handicap nous a amenée à nous poser les questions suivantes : en quoi les situations dites de « maladie chronique » et celles de « handicap » se distinguent-elles les unes des autres ? Quels sont leurs liens respectifs avec le déficit physique ou physiologique ? Les maladies chroniques deviennent un défi de santé publique dans les pays dits industrialisés : elles mobilisent une grande partie des ressources du système de soins. Les enjeux qu’elles soulèvent sont-ils différents de ceux que le handicap révèle ? Cela pourrait sembler une digression peu utile. Il nous semble cependant qu’y répondre, au moins brièvement, nous permet d’une part de situer les relations entre sourds et milieux de santé dans un cadre plus global, et d’autre part de situer plus précisément les aspects spécifiques de la surdité. Nous définirons les maladies chroniques avant d’examiner les points de convergence entre elles et les situations de handicap. 6.5.1 Définir les maladies chroniques L’OMS définit les maladies chroniques comme des maladies non transmissibles qui « sont de longue durée et évoluent en général lentement. Les quatre principaux types sont les maladies cardiovasculaires (accidents vasculaires cardiaques ou cérébraux), les cancers, les maladies respiratoires chroniques (comme la bronchopneumopathie chronique obstructive ou l’asthme) et le diabète » (OMS (Organisation mondiale de

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la santé), 2015a). On peut y ajouter les pathologies mentales, musculosquelettiques et neurodégénératives. Le centre fédéral belge d’expertise des soins de santé (KCE) apporte des précisions quant à la définition d’une maladie chronique : « Au-delà du concept de maladie, un concept encore plus important dans l’optique de l’organisation des soins est le fait qu’un malade chronique a des besoins qui évoluent parallèlement à l’aggravation de sa maladie » (Paulus, Van den Heede, & Mertens, 2012, p. 8). Ceci permet d’envisager le malade, avec ses différents besoins, avant la ou les pathologies dont il souffre, et de centrer l’organisation des soins sur le patient plutôt que sur la maladie. La suite du rapport concerne d’ailleurs non pas la maladie chronique mais bien le patient chronique, ce qui représente un changement intéressant : « un patient souffrant d’une maladie chronique est défini comme une personne caractérisée par un ensemble de besoins 1) qui s’articulent dans différentes dimensions (biologique, psychologique, etc.), 2) qui se combinent de manière spécifique à l’individu, de façon plus ou moins complexe, 3) qui se prolongent ou sont permanents et évoluent avec le temps » (Paulus et al., 2012, p. 9). Ce changement de définition participe à la volonté des auteurs de replacer le patient au centre de la visée des soins. La prévalence des maladies chroniques constitue aujourd’hui un défi pour les systèmes de soins : « En Europe, les maladies cardio-vasculaires représentent la première cause des décès (33 %) suivies par les cancers (27 %). En Belgique, plus d’un quart de la population (27,2 %) déclare souffrir d’une maladie chronique : le mal de dos (17,7 %), les allergies (13 %), les affections articulaires (12,7 %), l’hypertension (12,7 %), les cervicalgies (9,4 %), les migraines (8,1 %) et les affections respiratoires (7,9 %) viennent en tête de liste. Par ailleurs, un quart de notre population déclare souffrir d’un problème lié à la santé mentale. Malheureusement, une maladie chronique est rarement isolée. Les personnes qui en souffrent combinent souvent plusieurs problèmes : 50 à 70 % des personnes au-delà de 70 ans cumulent au moins deux affections » (Paulus et al., 2012, p. 6).

6.5.2 Points communs et différences entre handicap et maladie chronique L’OMS n’évoque pas, lorsqu’il s’agit des maladies chroniques, les notions de déficit, d’incapacité et de handicap (ou désavantage social). Cependant les maladies chroniques peuvent être lues à travers le prisme du modèle médical du handicap car elles sont causées par un déficit acquis : absence de production de l’insuline ou insulino-résistance dans

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le diabète, défaut de régulation dans la tension artérielle, dédifférentiation cellulaire et problème immunitaire dans le cas du cancer, défaut de contrôle de la pression oculaire dans le glaucome, dégénérescence cellulaire dans la surdité de perception acquise ou dans la dégénérescence maculaire liée à l’age (DMLA), etc. Elles peuvent être à l’origine d’incapacités : problèmes auditifs, visuels, vertiges, fatigue, etc., qui empêchent la réalisation de tâches quotidiennes. Ces incapacités peuvent conduire à une difficulté à assurer le rôle social habituellement dévolu (désavantage social ou handicap). Nous pensons que les maladies chroniques et les situations de handicap constituent deux expressions des conséquences d’un déficit qui s’étendent dans le temps de la vie d’un individu. Un autre point commun entre ces deux situations concerne leur prise en charge par un système médical qui fixe des objectifs thérapeutiques. Ces objectifs thérapeutiques ne peuvent généralement viser à la restauration de l’état considéré comme idéal. Ici se glisse une différence entre handicap et maladie chronique : cet état idéal n’est pas toujours un état antérieur ; il l’est dans le cas de la maladie chronique, qui est un problème acquis, survenant dans le décours d’une vie ; il peut ne pas l’être dans le cas d’un handicap, selon que celui-ci est inné (p. ex. la trisomie 21) ou acquis (p. ex. les séquelles d’une traumatisme crânien). La détermination des résultats visés par la thérapeutique doit être réalisée avec les personnes concernées, souligne le rapport du KCE (2012, p. 10 et 13). Les services ont pour objectif « d’aider les personnes à améliorer leur qualité de vie et à mieux fonctionner en société — à la maison, à l’école, au travail et dans leur communauté. Cet objectif nécessite un changement de paradigme, à savoir passer des soins orientés ‘problème’ vers des soins orientés ‘objectif’. Cette vision de résultats idéaux est conforme à celle de la Classification Internationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé basée sur un modèle biopsychosocial qui intègre le médical mais également les conséquences sociales du handicap » (Paulus et al., 2012, p. 13). La caractéristique relevée par le KCE en ce qui concerne l’évolution des besoins du malade chronique dans le temps (2012, p. 9) peut également être appliquée aux personnes qualifiées de handicapées. En constatant ces convergences, nous nous étonnons que ces réalités ne soient pas plus souvent pensées dans un cadre commun20. 20 Mis à part l’extrait du position paper du KCE cité ci-dessus, nous n’avons pas trouvé mention d’un tel rapprochement dans nos quelques lectures sur le sujet.

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6.5.3 Lecture canguilhémienne Nous trouvons dans la définition des maladies chroniques par le KCE (2012) des accents canguilhémiens, en particulier — l’antériorité de la maladie sur la médecine : « Les soins de ces patients avec une maladie à long terme devraient principalement reposer sur leurs besoins, au lieu de définitions basées sur les maladies » (Paulus et al., 2012, p. 13). — l’affirmation que la maladie ressortit davantage à la situation d’un vivant qui pâtit qu’à une notion issue de la physiologie : le document du KCE insiste sur le fait de passer « de la ‘maladie chronique’ à des ‘soins chroniques basés sur les besoins du patient’ » (Paulus et al., 2012, p. 13). — une conception dynamique de la maladie et de la santé : « Une des caractéristiques majeures des soins chroniques est que l’évolution de la maladie requiert des interventions adaptées pour répondre aux besoins biologiques, médicaux et sociaux changeants » (Paulus et al., 2012, p. 14). En quoi la lecture de Canguilhem nous aide-t-elle dans le rapprochement entre personnes porteuses d’un handicap et patients atteints d’une maladie chronique, et dans notre compréhension du rôle de normes dans la conception du handicap ? Nous avons montré comment on peut considérer que la notion de déficit est commune aux situations de handicap et de maladie chronique. Or, le terme « déficit » ne se trouve pas sous la plume de Canguilhem. Le terme le plus proche dans sa thèse est sans doute celui d’anomalie. Comment arrivons-nous à ce rapprochement ? L’anomalie relève d’abord de la simple variation individuelle, selon le sens que lui donne Canguilhem à partir de l’étymologie ; alors que le terme déficit est chargé axiologiquement puisqu’il indique un manque. L’usage s’est cependant chargé du jugement normatif concernant l’anomalie, comme le montre la collusion entre les termes anomalie et anormal analysée par Canguilhem (1943, p. 85). Si la norme est prise dans son sens d’idéal et non plus statistique, l’anomalie n’est plus une variante mais devient pathologique au sens de ce qui doit être corrigé, de ce qui est anormal, voire incompatible avec la vie. L’anomalie dans son usage courant devient ainsi fort proche de ce que nous appelons déficit. Canguilhem réalise une distinction entre maladie et anomalie : nous allons voir que cela pourrait correspondre à une distinction entre maladie

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et handicap. Il met pour cela en jeu le moment de survenue du problème et la référence potentielle à un état antérieur : « L’anomalie éclate dans la multiplicité spatiale, la maladie éclate dans la succession chronologique. Le propre de la maladie c’est de venir interrompre un cours, d’être proprement critique. (…) On est donc malade non seulement par référence aux autres, mais par rapport à soi (…) Le propre de l’anomalie c’est d’être constitutionnelle, congénitale, même si l’apparition retarde (…) Le porteur d’une anomalie ne peut donc être comparé à lui-même » (Canguilhem, 1943, p. 86-87). Les changements épidémiologiques intervenus depuis 1943 et l’utilisation du qualificatif « critique » dans cet extrait nous laissent à penser que Canguilhem devait surtout viser la maladie aiguë en parlant de « la maladie ». La préoccupation pour les maladies chroniques est assez récente dans l’histoire de la biomédecine occidentale21. La distinction opérée ici par Canguilhem nous intéresse dans la détermination de l’objectif thérapeutique, qui, dans le cas de l’anomalie, ne peut être un retour à un état antérieur du sujet. Dans le cas des sourds, comme nous l’avons mentionné (p. 165), le déficit dont il est question ne peut être situé que par rapport à une population, et non par rapport à une situation personnelle antérieure : les sourds prélinguaux n’ont rien « perdu ». Mais d’autres enjeux inhérents aux situations de maladie chronique et de handicap doivent être soulevés. 6.5.4 Lutte ou acceptation ? La distinction entre maladie aiguë et chronique nous paraît plus déterminante que la distinction entre handicap et maladie chronique pour cerner les défis que posent la chronicité de l’affection. Au niveau du patient, ces défis peuvent s’exprimer dans un premier temps à travers le choix d’une position de lutte ou d’acceptation ; il s’agit de penser ensuite les défis posés à la relation médecin-patient et au système de soins de santé, qui, selon nous, sont communs aux situations de handicap et de maladie chronique. 21 Canguilhem ne parle pas à proprement parler de « maladies chroniques » mais il évoque la crainte des complications des maladies : « Au fond l’anxiété populaire devant les complications des maladies ne traduit que cette expérience. On soigne davantage la maladie dans laquelle une maladie donnée risque de nous précipiter que la maladie ellemême, car il y a plutôt une précipitation de maladies qu’une complication de la maladie. Chaque maladie réduit le pouvoir d’affronter les autres, use l’assurance biologique initiale sans laquelle il n’y aurait pas même de vie » (Canguilhem, 1943, p. 132). Les complications seraient ce qui perdure dans le temps, autrement nommé infirmité, handicap ou pathologie chronique.

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Bernard Mottez affirme que « la maladie est un état qu’il faut fuir, c’est un impératif moral et social. La déficience, au contraire, est quelque chose qu’il faut accepter et avec quoi il faut pactiser pour vivre. C’est un impératif moral, social, un impératif de vie aussi, tout comme l’est celui de se soigner lorsque l’on est malade » (Mottez, 2006, p. 50-51). Il évoque selon toute vraisemblance la maladie aiguë. Car les maladies chroniques sont de l’ordre d’une altération de fonction qui perdure, et impliquent des changements importants dans la vie des sujets qui doivent bien plus « vivre avec » que « lutter contre » ce qui leur arrive (Barrier, 2010a, p. 54). Si le patient est toujours censé donner son avis et son consentement pour un traitement, il s’agira d’y laisser une plus large part dans le suivi de personnes atteintes d’un déficit ou d’une maladie chronique. La prise en compte de la subjectivité du patient est capitale, non seulement pour assurer une meilleure observance du traitement mais également, et plus globalement, pour favoriser la vie avec la maladie ou le déficit. Il s’agit pour le soignant de développer « l’attention portée à la singularité du patient et au sens subjectif qu’il donne à sa vie et à sa maladie, (…) le souci de ses normes et de ses valeurs de vie propres » (Lefève & Mino, 2011, p. 193). Cette vie avec la maladie sera facilitée par l’acceptation de la maladie et la créativité devant la réalité de certaines limitations. La détermination de l’objectif thérapeutique marque également une différence importante : dans les pathologies aiguës, on s’accorde généralement vite sur l’importance de restaurer l’état initial, ce qui n’est pas possible dans les pathologies chroniques ; dans ces derniers cas, la question de savoir qui détermine l’objectif est importante. Les développements actuels autour de notions telles que l’empowerment du patient, le patient expert ou le patient partenaire renouvellent celle de l’éducation thérapeutique (Barrier, 2008 ; Pomey et al., 2015) et invitent à un nouveau type de relation entre médecin et patient. Non pas un renversement qui laisserait au patient toute décision, mais un dialogue où le patient informe le médecin de ses questions et inquiétudes, de son style de vie, de ses choix et de ses options, où le soignant est en charge d’informer le patient sur la maladie et les possibilités thérapeutiques, pour arriver ensemble à une décision qui tienne compte de ces différents éléments et réponde (d’abord) aux préoccupations du patient. La façon dont Canguilhem envisageait en 1990 la relation entre un patient et son médecin contient les accents des évolutions actuellement proposées : « Mon médecin, c’est celui qui accepte, ordinairement, de moi que je l’instruise sur ce que, seul, je suis fondé à lui dire, à savoir ce que mon corps m’annonce à moi-même par des symptômes dont le sens ne m’est pas clair.

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Mon médecin c’est celui qui accepte de moi que je voie en lui un exégète avant de l’accepter comme réparateur. La définition de la santé qui inclut la référence de la vie organique au plaisir et à la douleur éprouvés comme tels, introduit subrepticement le concept de corps subjectif dans la définition d’un état que le discours médical croit pouvoir décrire en troisième personne » (Canguilhem, 1990, p. 29).

L’écart entre les deux perspectives sur la santé et le corps évoquées ici par Canguilhem est à la source de plusieurs malentendus, parmi lesquels on peut compter ceux existant entre les sourds et le système de soins. Nous reviendrons sur la notion du corps subjectif dans la situation des sourds (chap. 8). Les défis posés au système de soins de santé par les maladies chroniques et les situations de handicap sont nombreux et conséquents, ce n’est pas le lieu ici de les développer (voir Paulus et al., 2012). Nous évoquerons aux chapitres 11 et 12 les défis posés plus spécifiquement par les sourds au système de soins.

6.6 Avant de conclure : interroger le paradigme médical Au terme de ce chapitre, il nous faut constater combien le travail de généalogie des concepts opéré par Canguilhem à partir de la notion de normal garde son actualité : il nous permet une meilleure compréhension des enjeux liés à l’usage des normes dans la pratique médicale. Ces enjeux touchent autant à la délimitation entre le normal et le pathologique, qu’à la détermination de l’objectif thérapeutique dans une maladie ou à la définition de la santé. En ce sens, son travail possède une visée éthique et nous permet d’interroger le paradigme médical, en commençant par les oublis que ce dernier induit : F. Dagognet parle de « l’oubli, par les techniques axées sur le pathologique, de ce qui définit la vie même » (Dagognet, 1997, p. 14). Nous parlons d’oublis au pluriel car ce sont plusieurs dimensions de la vie qui sont mises entre parenthèses. Les progrès de la biomédecine ont été rendus possibles au prix d’un réductionnisme qui considère le corps humain de façon organiciste22, isolé de la personne, du cosmos et des autres humains (Le Breton, 1990, chap. 2). Il importe de garder à l’esprit — même s’il serait trop long de le développer ici — que la conception de la personne diffère selon les sociétés et les époques et que « des représentations particulières du corps et du mal sont mises en œuvre pour étayer des pratiques visant à soulager ou à guérir. Selon son écosystème et son organisation propre, chaque 22

C’est-à-dire le corps conçu comme un ensemble d’organes et de cellules.

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société élabore des dispositifs à l’usage de ses membres, dont la mise en œuvre échoit à un thérapeute accrédité par le groupe » (Le Breton, 1990, p. 108). La biomédecine occidentale montre depuis le début du 20e siècle une efficacité qui ne s’est pas rencontrée précédemment dans l’histoire et qu’il convient de reconnaître. Cette efficacité, liée aux progrès techniques, n’aurait pas été possible sans le réductionnisme qui objective le corps. Il importe cependant dans l’exercice médical de revenir à la personne, afin de soigner l’homme souffrant et non seulement un corps malade. Les raisons en sont éthiques — la considération de l’être humain dans sa globalité — mais aussi de l’ordre de l’efficience : toute une part de la pathologie échappe à une considération organiciste. Le Breton insiste sur la place de la consultation qui est « censée restaurer la subjectivité et faire le lien entre le corps et le patient. Mais l’écart n’est pas toujours résorbé pas les médecins trop techniciens ou pressés » (Le Breton, 1990, p. 110). Canguilhem propose une vision dynamique de la santé et de la maladie, conçue sur base de la relation qu’un vivant entretient avec son milieu. La place importante qu’il laisse à la subjectivité de l’être humain confronté à la maladie tient à l’antériorité de la maladie sur la médecine, à sa définition de la maladie comme réalité d’un humain qui pâtit, à l’importance pour ce dernier de fixer les normes de vie qui sont les siennes, en particulier les objectifs visés par la thérapeutique. La philosophie de la santé de Canguilhem n’est pas pour autant l’ouverture à un relativisme total en matière de santé : il entrevoit lui-même le risque de préconiser la santé sauvage, dans une perspective naturaliste antirationnaliste, si la place laissée à la subjectivité était totale. C’est pourquoi il place la médecine en garde-fou face à cette tendance et précise les liens entre corps vécu et connaissance, entre subjectivité et rationalité : « La reconnaissance de la santé, comme vérité du corps, au sens ontologique, non seulement peut, mais doit admettre la présence, en lisière et comme garde-fou, à proprement parler, de la vérité au sens logique, c’est-à-dire de la science. Certes, le corps vécu n’est pas un objet, mais pour l’homme, vivre c’est aussi connaître. Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elle. Et donc j’ai besoin d’apprendre à connaître ce qu’elles sont pour les changer » (Canguilhem, 1990, p. 34).

La médecine, pour Canguilhem, est seconde à la maladie mais demeure importante pour ne pas tomber dans le subjectivisme. Elle permet de porter à la connaissance et à la responsabilité certains éléments

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qui sans elle resteraient au stade du ressenti et de l’individu. Le rôle d’exégète dévolu au médecin, tel que le conçoit Canguilhem (cf. citation p. 195-196), prend tout son sens dans l’articulation d’un corps subjectif et d’une science. La prise en compte du vécu du patient et de sa place dans la thérapeutique s’est développée depuis quelques décennies à travers une meilleure compréhension de l’éducation thérapeutique du patient, qui inclut une conception du patient expert de sa maladie (Klein, 2014). La notion de patient partenaire des soins apparaît aussi ces dernières années : nous y reviendrons au chapitre 11 avec, en particulier, le modèle de Montréal, qui propose d’envisager le patient comme partenaire non seulement dans les soins qui le concernent, dans la compréhension de la maladie dont il est atteint (p. ex. dans les associations de patients) mais aussi dans l’organisation des soins de santé et dans la formation des soignants (Pomey et al., 2015). Ces modèles invitent à entrer « dans un nouveau paradigme du soin où l’expertise pourrait enfin être collective et partagée, c’est-à-dire démocratique et proprement éthique » (Klein, 2014, p. 55). Canguilhem a ouvert la porte à une réflexion sur la place réciproque du patient et du médecin qui augure de tels modèles. Nous y reviendrons lorsque nous parlerons de la normativité (chap. 7) et de la prise en compte des normes du patient dans une approche interculturelle des soins de santé (§ 11.3).

Conclusion du chapitre et de la 2e partie L’analyse des notions de handicap et de déficit, mais aussi celle de culture, nous a invités à nous interroger sur le concept de normes. La lecture de l’ouvrage Le normal et la pathologique de G. Canguilhem est à ce sujet particulièrement intéressante puisque le philosophe y examine l’usage des normes dans l’exercice de la médecine et n’hésite pas à l’interroger voire à l’interpeler. Cette analyse nous permet de comprendre comment la pratique médicale peut générer des tensions avec certains patients ou groupes d’usagers tels que les sourds. La façon dont sont fixées les normes qui servent d’objectifs thérapeutiques est questionnée, ce qui rejoint l’interpellation de certains malades chroniques ou personnes porteuses de handicap. Il s’y joue en effet une certaine conception de la santé, du corps et de la maladie. Nous avons établi des liens entre handicap et maladies chroniques à partir de leur point commun de l’existence d’un déficit — inné ou acquis — et des implications en terme

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de soins de santé et de vécu subjectif. L’attention accordée au vécu du patient et à sa capacité à déterminer des normes pour sa santé, qui se fait jour dans le suivi actuel des patients atteints de maladie chronique, a aussi tout son sens dans le champ du handicap, en particulier dans la surdité. La réflexion sur l’usage des normes en médecine nous entraîne à poursuivre la lecture de Canguilhem à propos la notion de normativité, par laquelle le philosophe désigne la création de normes par le vivant. Cette notion, que nous analysons au chapitre 7 nous permettra d’envisager le passage d’une situation marquée par un déficit, un manque, à l’émergence d’une culture. Cette deuxième partie du travail nous a permis de mieux comprendre les deux notions principales mises en question par la surdité, le handicap et la culture, ainsi qu’un de leurs enjeux fondamentaux, la présence de normes. La troisième partie nous donnera les moyens de penser de façon dialectique ces deux paradigmes ainsi éclairés d’un nouveau jour.

PARTIE III QUAND LES SOURDS INVITENT À PENSER LES FONDEMENTS DES CULTURES

INTRODUCTION À

LA TROISIÈME PARTIE

Avec une meilleure compréhension de ce que recouvrent les termes culture sourde et handicap, nous pouvons aborder plus avant notre question de recherche : peut-on envisager un lien entre handicap et culture, et comment ? La lecture de Canguilhem nous a déjà permis de situer un enjeu important dans l’usage des normes en médecine, invitant à revisiter le paradigme médical et la détermination des normes de santé. Alors qu’ils sont qualifiés de personnes handicapées ou de déficients auditifs par des entendants, les sourds se définissent eux-mêmes régulièrement comme des « êtres visuels ». Leur langue est visuo-gestuelle, et nous venons de voir comment nombre d’éléments culturels sont marqués par ce sens (chap. 4). Ils ont aussi une utilisation particulière des autres sens et de certaines capacités, entre autres motrices. Par exemple, le fait qu’ils qualifient sur un mode humoristique les entendants de « handicapés psychomoteurs » souligne leur capacité à faire avec leurs deux mains et leur visage bien plus que ce qu’en fait la majorité des entendants. Est-ce un simple retournement du stigmate ou faut-il lire dans ces réalités l’émergence de ce qui fait la particularité de l’être au monde des sourds ? Pour répondre à la question d’un lien entre déficit auditif et culture sourde, il nous faut envisager une fondation commune à la langue et à la culture qui se situerait dans la façon d’appréhender le monde, marquée de façon privilégiée par le visuel1 chez les sourds. Cela nous entraînera à poser plus fondamentalement la question du rôle de la perception et de la langue dans l’émergence et le développement d’une culture. Nous verrons tout d’abord comment la notion de normativité proposée par Canguilhem nous permet de rendre compte du passage d’une situation marquée par un manque au développement d’une culture, envisagée comme nouveau système de normes (chap. 7). Ensuite, il nous faudra interroger le rapport au monde que certains sourds disent vivre comme plein et entier, affirmant une complétude et non un déficit dans leur vécu subjectif. Cela nous entraînera à interroger nos conceptions de la perception et de son rôle dans le développement humain (chap. 8). Nous défendrons quant à nous l’idée d’une finitude qui se trouve à la base de toute 1 Nous parlerons « du visuel » au sens large, qui concerne tant la perception que l’expression, et globalement la structuration du rapport au monde.

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INTRODUCTION À LA TROISIÈME PARTIE

culture et qui prend des visages différents selon la constitution anatomique et physiologique des humains qui développent cette culture : il s’agira de penser l’incorporation (embodiment) des cultures (chap. 9). Cela nous permettra ensuite (chap. 10) d’envisager comment les sourds peuvent se situer à l’interface de deux cultures et d’apercevoir quelques défis posés par l’existence de la culture sourde.

CHAPITRE 7

PASSER D’UN DÉFICIT À UNE CULTURE : LE RÔLE DE LA NORMATIVITÉ

Résumé La philosophie du vivant de G. Canguilhem et sa réflexion sur l’usage des normes dans l’exercice médical lui permettent de définir la normativité comme la capacité du vivant de créer des normes pour favoriser le mouvement de la vie. Cette notion nous permet de penser le passage d’une situation marquée par l’absence d’audition au développement de la culture sourde, incarnation de nouvelles normes de vie pour un groupe humain.

Introduction Les deux chapitres précédents nous ont donné des éléments pour rendre compte d’un refus du qualificatif de handicap par les sourds : la détermination d’une situation de handicap par le contexte de vie (l’environnement) peut à elle seule justifier la mise en question de ce qualificatif (chap. 5). Le poids normatif des notions impliquées dans la définition du handicap doit également contribuer à une vigilance dans leur utilisation, voire à une remise en question (chap. 6). Il reste que la surdité est aussi — voire d’abord — un défaut physiologique, une déficience. A partir de ce point, deux réalités peuvent être analysées : le fait que certains sourds déclarent ne pas se vivre « déficitaires » mais « complets » (ce que nous ferons aux chap. 8 et 9) et le fait que ce déficit donne naissance à une culture, objet du présent chapitre. Affirmer transformer un déficit en une culture est-il un leurre ? Les Sourds disent au contraire que leur culture en est un bon exemple. Y. Delaporte souligne la « difficulté qu’il y a à penser une catégorie constituée par des gens qui ont transmué une déficience sensorielle en productions culturelles » (Delaporte, 2002, p. 31). L’anthropologue, pionnier de l’étude de la culture sourde en France reconnaît l’originalité de l’émergence de cette culture, et la difficulté conséquente à la penser. Tant nos schémas mentaux concernant le déficit que la rareté de la situation constituent des obstacles pour penser une telle situation. Car il ne s’agit pas de

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penser la coexistence d’un déficit et d’une culture — par exemple au sens d’accès à la culture — mais bien l’enracinement d’une culture dans une situation partagée par plusieurs individus et marquée par le manque et qualifiée de déficitaire. Pour sa part, B. Mottez montre son étonnement devant ceux qui récusent cette transformation : « J’entends dire parfois qu’il ne saurait y avoir de culture sourde car la surdité est une déficience et qu’une culture ne saurait se fonder sur un défaut. Cette remarque est vraiment surprenante ! La culture, n’est-ce pas pour chaque société la façon dont elle affronte ses limitations, répond aux défis qui lui sont propres, invente des réponses à des problèmes difficiles, insupportables et/ou irrésolubles tels que le sens de l’existence, la destinée, la maladie, le malheur ou la mort ? » (Mottez, 2006, p. 180).

Nous trouvons là une autre façon de penser toute culture, avec le regard attiré non d’abord sur ce qui est produit et peut susciter (ou non) l’admiration, mais sur l’enracinement concret — jusque dans la finitude radicale — de toute culture humaine, sur ce qui provoque son émergence. Comment peut-on conceptualiser le passage d’un déficit à une culture? La notion canguilhémienne de normativité nous ouvre une voie féconde pour cela1.

7.1 La normativité du vivant chez Canguilhem La présence de normes dans la conception du handicap, mais également dans la réalité d’une culture, nous invite à nous interroger sur la création des normes, que Canguilhem nomme « normativité » pour les normes biologiques et « normalisation » pour les normes sociales. Nous nous intéresserons ici à la normativité, car notre attention portera principalement sur les normes biologiques, soit en tant que telles, soit là où elles s’articulent avec les normes sociales (en particulier à travers les notions de santé et de langue). Notre réflexion prend appui sur la réalité des situations de déficit, car ces dernières mettent en lumière l’intérêt des concepts de normes et normativité, qui en retour éclairent notre interrogation sur le handicap, la surdité et la culture sourde. Nous avons vu comment les caractéristiques respectives du handicap et des maladies 1 Nous avons développé ce thème dans un article publié en (2016), intitulé « Normativité et surdité : passer d’un déficit à une culture ». Nous avons découvert à la fin de l’écriture de ce manuscrit comment Anne-Lyse Chabert (2017) convoque cette même notion dans sa lecture des situations de handicap.

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chroniques nous permettent de les qualifier tous deux de « situations de déficit » (§ 6.5). A partir de là, voyons comment la création de normes biologiques propres aux êtres vivants, que Canguilhem nomme « normativité », intervient dans la dynamique de telles situations. Puisque le déficit constitue un point commun à ces situations, nous nous trouvons sur un terrain commun aux sourds et aux malentendants, au moins pour ce qui concerne le point de départ. Nous verrons cependant comment la langue des signes chez les sourds signants constitue une expression particulière de la normativité. 7.1.1 Définition Nous avons vu au chapitre 6 que Canguilhem s’intéresse aux normes car elles sont pour lui une façon d’approcher la vie, qui ne se donne pas à étudier telle quelle. Il attribue à la vie une capacité normative : « Au sens plein du mot, normatif est ce qui institue des normes. Et c’est en ce sens que nous proposons de parler d’une normativité biologique » (Canguilhem, 1943, p. 77). Le pouvoir normatif de la vie indique des préférences pour son développement, traduites par les normes biologiques. Les normes sont donc l’expression de la valeur attribuée par le vivant à certaines conditions de vie, reçues ou créées par lui, tant dans le milieu environnant que dans son organisme même. La normativité du vivant est sa capacité de créer des normes favorisant le développement et la multiplication de la vie. Un exemple2 peut être trouvé dans l’adaptation des organismes vivants à la température de l’environnement dans lequel ils vivent : on constate au cours de l’évolution un changement du milieu intérieur de certaines bactéries (modification de leur structure et de leur métabolisme), qui deviennent ainsi aptes à vivre dans des milieux très chauds par exemples ; par contre, les animaux à sang chaud ont cherché ou créé des abris pour se mettre à l’écart de variations de températures. Ces modifications ou créations instaurent de nouvelles normes biologiques, qui permettent le développement de la vie. Notre hypothèse est que l’émergence des langues signées et de la culture sourde peuvent être lues à la lumière du concept de normativité. En effet, la création d’une langue dans un canal visuo-gestuel en réponse à une absence d’audition constitue un bon exemple de création d’une nouvelle norme à partir d’une modification survenant dans l’organisme. En se situant au cœur de l’expression langagière, cette norme se trouve par excellence à l’articulation des normes biologiques et sociales. 2

L’exemple est de nous.

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Mais avant d’en venir à ce qui concerne les sourds de façon spécifique (§ 7.3), voyons comment la normativité intervient dans les situations de déficit, et situons ce terme par rapport aux écrits de Canguilhem. 7.1.2 Normativité dans la maladie et le déficit Dans les déclinaisons de la santé que propose Canguilhem, la capacité normative de l’organisme constitue une caractéristique intéressante : être en bonne santé, c’est être en pleine possession de sa capacité normative, c’est être en mesure de créer des normes qui favorisent la vie. Qu’en est-il dès lors que survient une maladie ? Nous commençons par préciser comment nous pouvons élargir les thèses de Canguilhem sur la maladie aux situations de déficit, terme absent de ses écrits, avant d’envisager la façon dont Canguilhem conçoit la normativité dans la maladie et de discuter sa proposition. 7.1.2.1 Maladie et déficit, de Canguilhem à aujourd’hui Les termes déficit et handicap sont actuellement d’usage courant en médecine mais ne se trouvent pas sous la plume de Canguilhem. Si le déficit concerne le versant physiologique du handicap, pouvons-nous lui appliquer ce que Canguilhem affirme à propos de la maladie ? Rappelons la définition de la déficience par l’OMS : « toute perte de substance ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou anatomique » (OMS (Organisation mondiale de la santé), 1988, p. 23). Canguilhem quant à lui parle de maladie d’une part, et d’anomalie d’autre part. Cette dernière est pour lui « constitutionnelle, congénitale, même si l’apparition retarde » (Canguilhem, 1966, p. 87), et elle n’est pas nécessairement pathologique. La maladie, par contre, survient de novo chez un vivant, elle est dite « acquise ». Elle opère un changement par rapport à un état antérieur du sujet lui-même, elle constitue une contrariété par rapport au mouvement de développement de la vie, et cela s’accompagne de souffrance, de sentiment d’impuissance, d’un pâtir (pathos). Nous avons établi précédemment (voir p. 180) le parallélisme sémantique entre infirmité et handicap, et nous avons affirmé que l’on parle actuellement d’un handicap découlant d’un déficit comme Canguilhem aurait pu parler d’une infirmité découlant d’une anomalie. Nous avons montré aussi que le terme déficit ne se trouve pas sous la plume de Canguilhem, et comment le terme le plus proche sémantiquement est effectivement celui d’anomalie (§ 6.5.3). En tenant compte des nuances précisées alors quant à l’acception de ce terme, il nous semble

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légitime et fécond d’utiliser l’analyse canguilhémienne de la maladie pour approfondir les questions liées aux déficits. 7.1.2.2 Une norme inférieure ? « La mauvaise santé, c’est la restriction des marges de sécurité organique, la limitation du pouvoir de tolérance et de compensation des agressions de l’environnement » (Canguilhem, 1990, p. 25).

Canguilhem parle de mauvaise santé, car lorsque le terme santé est mentionné seul, c’est pour parler d’une bonne santé. La maladie, la santé vacillante sont des situations de limitation et de restriction : Canguilhem en rend compte à travers les notions de normes et de normativité, dans une affirmation que nous analysons en deux temps. Tout d’abord, il attribue à la maladie le fait d’être encore une norme de vie : dans la maladie comme dans la (bonne) santé, l’organisme est en relation avec son environnement et y valorise les conditions favorables à son développement. Nous affirmons la même réalité à propos des situations de déficit : elles sont d’autres normes de vie. Ensuite, Canguilhem affirme l’infériorité de cette norme de vie : « La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme » (Canguilhem, 1943, p. 119-120). Nous voulons nous arrêter sur cette deuxième partie de l’affirmation pour comprendre ce qui amène Canguilhem à ce jugement et proposer ensuite de la nuancer, en particulier à la lumière des situations de handicap et de maladie chronique. 7.1.2.3 Une normativité perdue ? Nous avons vu que le a- privatif du qualificatif anormal suggère une perte de normativité plutôt que l’absence de norme ou une situation « hors norme » (p. 181). Pour Canguilhem, cette perte de normativité dans la maladie est totale, selon ce qu’il affirme dans la suite immédiate de la citation précédente : « Le vivant malade est normalisé dans des conditions d’existence définies et il a perdu la capacité normative, la capacité d’instituer d’autres normes dans d’autres conditions » (Canguilhem, 1943, p. 119-120). La situation de maladie est ainsi caractérisée par une perte de la normativité. Autrement dit, le vivant malade n’est plus capable de s’adapter à des changements dans ses conditions de vie en instaurant d’autres normes. Nous voulons nuancer son affirmation en proposant d’envisager non pas une perte pure et simple de la normativité du vivant mais une diminution plus ou moins importante, une gradation dans la capacité normative : en effet, selon la maladie ou la situation de

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déficit dont il est question, persiste une certaine normativité, une capacité à s’adapter à certains changements du milieu de vie. La même remarque peut être formulée à l’égard de l’affirmation de Canguilhem sur le statut de l’infirme. « Il peut y avoir pour un infirme une activité possible et un rôle social honorable. Mais la limitation forcée d’un être humain à une condition unique et invariable est jugée péjorativement, par référence à l’idéal normal humain qui est l’adaptation possible et voulue à toutes les conditions imaginables » (Canguilhem, 1943, p. 87). Notons l’idéalisme de Canguilhem lorsqu’il parle d’adaptation possible à toutes les conditions : tout organisme biologique a des limites d’adaptation au milieu, un être humain ne peut s’adapter à n’importe quel environnement de vie. Il manque également de nuances3 dans l’affirmation d’une condition unique et invariable pour l’infirme : ceci est peutêtre vrai pour certaines situations de handicap profond, mais nombreuses sont les situations de déficit ou de maladie chronique qui permettent de mener une vie en société, en y assumant un rôle, ce qui témoigne d’une normativité en grande partie préservée. Pourquoi Canguilhem a-t-il des affirmations aussi tranchées alors qu’il prétend s’intéresser à la vie des malades et qu’il dénonce lui-même les normes venues en droite ligne des laboratoires ? Tentons de comprendre la raison de cette conception radicale de la santé avant de voir comment il est possible de nuancer son affirmation concernant la normativité. 7.1.2.4 La santé comme surplus et la maladie comme renoncement Il n’est possible de comprendre l’affirmation nette de Canguilhem concernant la perte de normativité dans la maladie que si l’on comprend sa conception de la santé : « L’homme ne se sent en bonne santé — qui est la santé — que lorsqu’il se sent plus que normal — c’est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences — mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie. (…) l’abus possible de la santé fait partie de la santé » (Canguilhem, 1943, p. 132-133). Canguilhem envisage la santé en termes de normalité et de dépassement du normal, mais surtout en termes de normativité. C. Lefève nous aide à mieux comprendre la conception canguilhémienne de la santé et son caractère idéalisé : « Dans L’Essai, la santé ne 3 Nous rejoignons l’avis de C. Lefève qui note combien « Il est significatif que l’écriture de Canguilhem, d’ordinaire si fluide et si réglée, se fasse si sensible, si tranchée et se reprenne précisément au moment où il définit la santé comme un rejet de tout renoncement à la liberté » (Lefève, 2000, p. 119).

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se divise pas, ne se morcelle pas (…). Toute restriction de la santé est vécue, et revendiquée par Canguilhem, comme une perte totale, un renoncement à la plénitude de la vie. (…) La santé est l’illimitation des possibles et la restriction de la vie à un seul de ces possibles revient finalement à un renoncement » (Lefève, 2000, p. 119). La santé est conçue comme une liberté, et lorsqu’il y a contrainte, il n’y a plus de liberté, même si l’organisme reste « viable » sur le plan organique : « la santé [est] pour l’homme un sentiment d’assurance dans la vie qui ne s’assigne de lui-même aucune limite » (Canguilhem, 1943, p. 134). La présence d’une seule limite annule logiquement le caractère « sans limite » du sentiment d’assurance en la vie que Canguilhem attribue à l’état de bonne santé. Dans ce cadre, on peut comprendre que la perte de normativité dans la maladie soit considérée comme une perte totale. Pourtant, nombre de personnes malades chroniques mènent une vie professionnelle et familiale qui peut être qualifiée de « normale » moyennant un traitement ou quelques aménagements (p. ex. dans le diabète, l’hypertension, un cancer en rémission, une insuffisance cardiaque, voire des séquelles persistantes après accident vasculaire cérébral). Autrement dit, la vie se poursuit et continue à se développer, ce qui implique la création de normes sur le plan biologique ou, au moins, la valorisation de certaines d’entre elles : la normativité n’a donc pas disparu. 7.1.2.5 Envisager une gradation dans la normativité Nous voulons envisager l’état de maladie et de déficit comme une situation où la normativité est diminuée, de façon plus ou moins importante, mais pas réduite à néant. Le concept de normativité ouvre des voies intéressantes pour penser l’état de maladie, en particulier lorsqu’elle se prolonge dans la durée : quelle vie est alors possible, dans quelles normes ? Canguilhem nous offre une ouverture en ce sens dans le même chapitre consacré à la guérison et à la santé. Il y est question de l’état atteint après la guérison, dont Canguilhem reconnaît qu’il n’est jamais un retour à l’état antérieur : « Mais si elle n’admet pas des rétablissements, la vie admet des réparations qui sont vraiment des innovations physiologiques. La réduction plus ou moins grande de ces possibilités d’innovations mesure la gravité de la maladie » (Canguilhem, 1943, p. 129 – nous soulignons).

Il faut entendre qu’il n’y a pas de rétablissement au sens où il n’y a pas de réversibilité dans la vie : il peut y avoir, après la maladie, une restitution fonctionnelle, sans qu’il y ait restitutio ad integrum. Il y a des

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pertes, en comparaison avec un état antérieur, mais il y a aussi « la réapparition d’un ordre » (Canguilhem, 1943, p. 128), qui est une nouvelle norme. Dans ce nouvel état, Canguilhem reconnaît qu’il persiste des possibilités d’innovation, de création, même si l’étendue de cette capacité a été restreinte par la maladie. Nous pensons qu’il en est ainsi dans les situations marquées par un déficit : la marge de manœuvre du sujet est réduite de certaines possibilités mais elle persiste. Comment concilier la conception de la santé comme liberté dans l’illimitation des possibles avec l’existence de rétablissements où persiste une normativité, même diminuée ? Il faut selon nous distinguer des concepts que Canguilhem utilise de façon conjointe dans la définition de la santé, à savoir la normativité et le sentiment d’assurance en la vie. Distinguer les aspects objectif et subjectif, ou, plus précisément, biologique et réflexif de la santé permettrait d’y voir plus clair dans le concept de santé et de nuancer les affirmations s’y référant, en particulier quant à la persistance de la normativité dans la maladie et le déficit. D’une part, la normativité biologique désigne le fait qu’un organisme valorise ou crée des normes pour son développement : cette notion renvoie à la réalité incorporée de l’être humain, à sa condition biologique partagée avec tous les vivants4. Le sentiment d’assurance en la vie que lui procure cette capacité normative ressortit quant à lui à la réflexivité et à l’affectivité propres à l’humain. Ce sentiment peut être altéré lorsque les capacités normatives sont diminuées du fait de la maladie — prenons pour exemple la dépression qui suit des situations mettant la vie en danger, comme un infarctus ou un accident vasculaire cérébral, même en l’absence de séquelles fonctionnelles. La maladie peut donc atteindre le sentiment d’assurance en la vie, ce qui ne peut être qu’une perte « totale », même si sur le plan biologique, persiste une normativité, plus ou moins diminuée. Cette diminution dépend de la maladie en cause, des particularités de l’organisme, et peut fluctuer dans le temps5. Il faut donc selon nous défendre l’idée d’une gradation dans la normativité du sujet malade ou atteint d’une déficience. Précisons encore où et comment se joue cette normativité biologique. 4 Il importe en effet de rappeler que la capacité normative est attribuée par Canguilhem à tout vivant — et pas seulement à l’humain : « L’article du Vocabulaire philosophique semble supposer que la valeur ne peut être attribuée à un fait biologique que par « celui qui parle », c’est-à-dire évidemment un homme. Nous pensons au contraire que le fait pour un vivant de réagir par une maladie à une lésion, à une infestation, à une anarchie fonctionnelle traduit le fait fondamental que la vie n’est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible » (Canguilhem, 1943, p. 77). 5 Tout comme les besoins des malades chroniques, voir la définition des maladies chroniques p. 189.

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7.1.2.6 Établir des normes dans le milieu intérieur Dans le cas d’une maladie chronique ou d’un déficit, la modification qui survient et qui met l’organisme en danger (ou au moins en déséquilibre) vient souvent de l’intérieur de l’organisme lui-même, et pas tellement du milieu extérieur : il s’agit souvent de la perte d’une fonction interne à l’organisme, qui provoque un déséquilibre dans le fonctionnement vital — p. ex. l’absence de production d’insuline dans le diabète, la difficile régulation de la tension artérielle, la faiblesse de la réponse immunitaire dans certaines infections et certains cancers, … La capacité normative de l’organisme vivant intervient également à ce niveau, car elle s’exerce tant sur le milieu extérieur, c’est-à-dire l’environnement dans lequel il vit que sur le milieu intérieur de l’organisme. Canguilhem va dans ce sens en concluant sa thèse, lorsqu’il résume la normativité biologique par le fait de poser « des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans l’organisme même » (Canguilhem, 1943, p. 155). La normativité permet de s’adapter à un changement du milieu intérieur pour tenir compte des limitations de certaines fonctions de l’organisme. L’instauration de nouvelles normes peut faire appel à différents moyens : l’action sur le milieu intérieur s’opère soit à travers les mécanismes de régulation propre à l’organisme, soit grâce à un traitement qui supplée ou soutient des fonctions de l’organisme (par exemple en contrôlant la glycémie ou la tension artérielle) ; par ailleurs des moyens extérieurs à l’organisme peuvent lui redonner des capacités perdues, c’est en particulier le cas des prothèses (lunettes, appareillage auditif, orthèse d’un membre,…). 7.1.2.7 Implications pour la pratique clinique La conception canguilhémienne de la santé comme capacité normative a des implications sur la façon de concevoir le rôle du soignant. C. Lefève ouvre la voie de cette réflexion : « Soigner un patient, c’est non seulement lui donner la possibilité de faire quelque chose de sa vie, mais aussi et surtout lui donner la possibilité d’en faire autre chose, de faire autrement s’il le décide. La santé est donc liberté et la thérapeutique apparaît ici encore comme une éthique dans la mesure où elle se donne comme fin ultime la restauration et la préservation de cette liberté » (Lefève, 2000, p. 119).

Notons bien que l’objectif de la thérapeutique pointé ici n’est pas la restauration de normes mais la restauration de la liberté : cela peut se faire, selon nous, en favorisant la prise de conscience de la normativité

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résiduelle et en l’augmentant, car l’exercice de la capacité normative engendre cette liberté. Ainsi, la thérapeutique dans une maladie chronique ou une situation de handicap va-t-elle avoir pour objectif : 1. d’augmenter les capacités d’adaptation aux modifications environnementales et de « mieux fonctionner en société — à la maison, à l’école, au travail et dans leur communauté » (Paulus et al., 2012, p. 13). 2. d’éviter les complications qui peuvent surgir étant donnée la vulnérabilité de l’organisme liée à la maladie. Canguilhem l’exprime bien lorsqu’il parle de précipitation de maladies : « il y a plutôt une précipitation de maladies qu’une complication de la maladie. Chaque maladie réduit le pouvoir d’affronter les autres, use l’assurance biologique initiale sans laquelle il n’y aurait pas même de vie » (Canguilhem, 1943, p. 132). Le terme utilisé aujourd’hui pour désigner cet état est celui de fragilité (frailty, en anglais), particulièrement conceptualisé en gériatrie6. Comprendre que le sentiment d’assurance est un élément clef de la santé, avec toute la dimension subjective qu’il comporte, donne une raison supplémentaire de penser les objectifs thérapeutiques avec le patient, à partir de lui. Nous y reviendrons avec la notion d’auto-normativité développée par Ph. Barrier (p. 216).

7.2 Traductions actuelles de la notion de normativité La notion de normativité développée par Canguilhem n’est plus utilisée actuellement, tout au moins dans le sens qu’il lui donnait. Nous trouvons cependant la dynamique qu’il y désignait dans plusieurs concepts, tant sur le plan biologique avec la plasticité neuronale, que dans le champ de la réflexivité du sujet malade, à travers la notion d’auto-normativité et la conception de la thérapeutique. 6

La fragilité est ainsi définie : « At its simplest, frailty is a state of increased vulnerability to adverse outcomes. Campbell defined frailty in more complex terms, as a condition or syndrome that results from a multisystem reduction in reserve capacity, to the extent that a number of physiological systems are close to, or pass, the threshold of symptomatic clinical failure » (De Lepeleire, Iliffe, Mann, & Degryse, 2009, p. e178). Canguilhem en donnait déjà une bonne définition lorsqu’il évoque le vieillissement : « Le vieillissement se traduit, en effet, par la réduction de cette marge [de sécurité dans l’exercice des fonctions] » (Canguilhem, 1966, p. 201).

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7.2.1 Au plan biologique : la plasticité neuronale La notion de plasticité cérébrale est classiquement mise en lien avec celles de compensation et de suppléance, que nous aborderons au chapitre 8. Nous voulons ici la situer comme une des expressions de la capacité normative du vivant : la plasticité cérébrale correspond en effet à la capacité de modifier la structure et le fonctionnement cérébral en réponse à des stimuli de l’environnement, dans une palette de possibilités ouverte par le donné génétique. Le lien entre normativité et plasticité est souligné par deux lecteurs de Canguilhem : C. Lefève évoque l’incapacité dans la maladie de « faire preuve de plasticité et d’inventivité face aux changements » (Lefève, 2000, p. 115). Sebastian Rand quant à lui consacre un article au rapprochement entre la notion canguilhémienne de normativité et le concept de plasticité tel qu’il est développé par Catherine Malabou (2004) : « [to] show how Malabou’s conception of plasticity can be understood as continuing Canguilhem’s project » (Rand, 2011, p. 343).

La plasticité cérébrale est régulièrement évoquée dans les discussions concernant les interventions techniques et la rééducation chez les enfants atteints d’un déficit : il s’agit de compter avec cette plasticité pour favoriser le développement de l’enfant, tout en tenant compte des limites de cette réalité, en particulier dans sa temporalité : c’est l’enjeu des périodes critiques. Le colloque Neurosciences et surdité (avril 2016) organisé par l’ULB et le Centre Comprendre et Parler, spécialisé dans le suivi d’enfants sourds, y a consacré plusieurs interventions. Sans pouvoir être exhaustif sur la question, précisons ce que recouvre la notion et ses liens avec la normativité. 7.2.1.1 Définitions La plasticité cérébrale peut être définie par un neuroscientifique comme « la capacité de changement du système nerveux » (Purves et al., 2005, p. 575). Elle se base sur le fait que l’activité des neurones affecte le développement des circuits nerveux. Une fois les structures nerveuses mises en place dans les grandes lignes chez l’embryon, c’est l’activité des neurones, en particulier celle déclenchée par les stimuli et l’expérience, qui modifie les connexions nerveuses : « L’activité nerveuse résultant des interactions avec le monde extérieur au cours de la vie postnatale fournit donc un mécanisme grâce auquel l’environnement peut influencer la structure et les fonctions du cerveau » (Purves et al., 2005, p. 557). La plasticité est particulièrement mise en œuvre au début de la vie, pendant le

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développement des circuits neuronaux. Elle persiste dans une moindre mesure à l’âge adulte et explique la possibilité de nouveaux apprentissages, la formation des souvenirs et la réparation de certaines lésions. Chez le mammifère adulte, plusieurs mécanismes peuvent expliquer la plasticité (Purves et al., 2005, p. 579) : — des modifications dans la transmission synaptique, à plus ou moins long terme — des modifications de l’expression génique et la synthèse de nouvelles protéines — des changements dans la structure cérébrale (micro-architecture) par la croissance de nouvelles synapses ou l’élimination de certaines existantes. L’approche anthropologique de Catherine Malabou situe la plasticité entre détermination et liberté, en fonction de la définition qui constitue le point de départ de sa réflexion : « On appelle plastique, en mécanique, un matériau qui ne peut revenir à sa forme initiale une fois qu’il a subi une déformation » (Malabou, 2004, p. 35). Elle précise que « le matériau plastique est celui qui garde l’empreinte » (p. 35), désignant « alors la solidité autant que la souplesse » (p. 36). Le concept s’étend ainsi entre une certaine détermination, qui n’est cependant pas rigidité — une signification plus fermée —, et une aptitude à la transformation, une possibilité de modifier l’empreinte, dans certaines limites — une signification plus ouverte. « Avec la plasticité, c’est donc à un concept non pas contradictoire mais gradué que nous avons affaire puisque la plasticité même de son sens le situe aux extrêmes d’une nécessité formelle (caractère irréversible de la formation — détermination) et d’une remobilisation de la forme (capacité de se former autrement, de déplacer, voire d’anéantir la détermination — liberté) » (Malabou, 2004, p. 40).

Soulignons ici l’enjeu de la gradation, que nous voulons mettre en lien avec notre proposition d’une gradation dans la normativité du sujet vivant, particulièrement quand il est malade ou atteint d’un déficit. Par ailleurs, la capacité d’adaptation ne doit pas faire oublier l’identité et la stabilité : B. Andrieu relève, en lisant C. Malabou, que « Le défi plastique du corps est de pouvoir moins changer d’état provisoire en s’adaptant aux exigences de l’extériorité que de maintenir vivante la dialectique identité / mutabilité » (Andrieu, 2007, p. 179). Le vivant n’est pas le reflet de l’extérieur, il garde une identité à travers les changements, qui est aussi de l’ordre de la plasticité — plus au sens de détermination et de continuité.

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7.2.1.2 Types de plasticité C. Malabou (2004) distingue trois types de plasticité du cerveau, B. Andrieu (2007) quatre : nous les décrivons ensemble étant donnés les recouvrements, tout en précisant quelques différences. Ces distinctions dans la plasticité tiennent compte de la temporalité ou des circonstances dans lesquelles elle intervient — croissance de l’individu ou âge mur ; mais il semble aussi que les mécanismes physiologiques en jeu puissent être d’ordres différents7. Bernard Andrieu rattache à chaque type de plasticité un rôle dans la détermination de la matière corporelle en interaction avec le monde8. C. Malabou commence par considérer la plasticité de développement qui intervient dans la formation des connexions neuronales (p. 40-sq) : cela rejoint selon elle le sens plus fermé de la détermination plastique. Ce premier type de plasticité intervient pleinement pendant le développement du cerveau (une quinzaine d’années chez l’être humain) et détermine la stabilité de sa structure. Nous rapprochons de ce premier type de plasticité décrit par C. Malabou deux termes utilisés par B. Andrieu : — Le « développement de l’embryon », qui correspond à une « détermination adaptative » de la matière pensante — il parle aussi d’« individuation adaptative » (Andrieu, 2007, p. 171) : ce qualificatif met bien en jeu la palette de significations de la plasticité entre détermination et adaptation — La « plasticité de développement » qui correspond à une « spécialisation sélective » de la matière pensante. C. Malabou décrit dans un deuxième temps la plasticité de modulation, « qui consiste dans le façonnement des branchements et dans la modulation de l’efficacité synaptique » (Malabou, 2004, p. 48) sous 7 Dans le chapitre 23 consacré à la « Modification des circuits cérébraux sous l’effet de l’expérience », Purves et al. mentionnent que les « influences de l’activité sur le développement cérébral s’exerce en grande partie par des voies de signalisation qui modifient les niveaux de Ca2+ intra-cellulaire, et qui, par là, influencent l’organisation locale du cytosquelette ainsi que l’expression génique (voir chapitre 7) » (Purves et al., 2005, p. 557). Il semble que les mécanismes en jeu chez l’adulte, décrits au chapitre 24, soient quelque peu différents : « Même si les mécanismes responsables des changements incessants du cerveau adulte ne sont pas complètement élucidés… » ; le chapitre consacré à cette thématique examine en particulier les mécanismes de la potentialisation ou de la dépression à long terme des synapses. 8 Nous laissons de coté dans notre brève présentation un autre type de qualification que nous jugeons trop compliquée, où B. Andrieu précise le type d’externalité en jeu — c’est-à-dire le type d’interactions avec l’environnement.

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l’influence de l’expérience. Là se manifeste le sens plus ouvert de modification possible de la forme. C’est ainsi que le cerveau porte la trace de l’histoire du sujet et ne ressemble à aucun autre. Il n’est pas précisé si ce type de plasticité intervient seulement à l’âge adulte ou déjà pendant le développement. B. Andrieu parle quant à lui de « plasticité de recalibration » (Andrieu, 2007, p. 173), qui intervient dans le « remaniement bioculturel » de la matière corporelle. Enfin, la plasticité de réparation (Malabou, 2004, p. 55 sq.) désigne d’une part le renouvellement neuronal à l’âge adulte (existant pour certains neurones dans certaines zones) et d’autre part la réorganisation d’une fonction atteinte suite à une maladie ou un accident. B. Andrieu la qualifie de « plasticité régénérationnelle », à laquelle il attribue un rôle de « créativité matérielle » (p. 177) dans le corps. Ces déclinaisons de la plasticité illustrent la façon dont se traduit aujourd’hui la normativité, capacité d’un vivant inséré dans un environnement (nous reviendrons en détail sur leurs interactions au chapitre 8). La variation de la plasticité dans le temps que nous avons évoquée mérite d’être maintenant précisée avec la notion de périodes critiques. 7.2.1.3 Période critique Nous venons de voir que la plasticité se décline différemment selon les moments et les circonstances. Que recouvre le concept de « période critique », souvent évoqué — en particulier pour justifier une intervention précoce dans la surdité et donc un dépistage ultra précoce ? « Les influences de l’activité sur le développement du cerveau ont leur maximum d’efficacité pendant des fenêtres temporelles limitées, dites périodes critiques » (Purves et al., 2005, p. 557). L’influence des activités et de l’environnement est particulièrement importante durant ces périodes pour un développement adéquat de l’organisme. A chaque fonction cognitive correspond une période critique, c’est pourquoi il en est question au pluriel lorsque l’on parle globalement du développement. On peut définir une période critique « comme le moment durant lequel un comportement donné manifeste une sensibilité particulière à des influences environnementales spécifiques, qu’il exige, même, pour se développer normalement » (Purves et al., 2005). La longueur de la période critique varie d’un comportement ou d’une capacité à l’autre, elle est plus longue et moins bien délimité pour une comportement complexe. Durant ce temps, les potentialités de réorganisation dans l’architecture cérébrale sont maximales, et les facteurs environnementaux particulièrement puissants sur la structuration cérébrale. Une privation sensorielle

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survenant durant cette période (empêchant l’interaction avec l’environnement) peut engendrer des incapacités importantes si le comportement considéré exige une interaction avec l’environnement pour se développer — le rôle de l’environnement n’est pas alors seulement une influence mais un requisit dans le développement. C’est le cas du langage. L’exposition au langage est essentielle pour son apprentissage. La privation d’exposition au langage, chez les enfants sourds ou les enfants sauvages, engendre des troubles d’apprentissage du langage, jusqu’à le rendre quasiment impossible si elle se prolonge jusqu’à l’âge prépubertaire (Purves et al., 2005, p. 560)9. Il s’agit à cet âge bien d’une impossibilité : des difficultés importantes sont remarquées chez des enfants implantés même beaucoup plus tôt. Les recommandations vont actuellement dans le sens d’une implantation dans la première année de vie en cas de surdité congénitale10. L’exposition au langage est nécessaire à la fois pour sa perception et pour sa production. Par exemple, la sensibilité à tous les phonèmes est maximale dans les premiers mois de vie, et diminue avec le temps : « vers l’âge de 6 mois, les bébés manifestent une préférence pour les phonèmes de leur langue maternelle et, à la fin de leur première année, ils ne répondent plus systématiquement aux éléments phonétiques propres aux autres langues » (Purves et al., 2005). Il semble d’ailleurs que cette perte de discrimination aille de pair avec l’apprentissage de la langue maternelle, voire lui soit nécessaire11. On peut parler de réduction des possibles qui permet un développement spécialisé (B. Andrieu parlait de « spécialisation sélective », qui peut être ici illustrée). Des études neuroscientifiques tentent de déterminer les périodes critiques pour nombre de fonctions cognitives et de leurs composantes. L’enjeu clinique est de taille : permettre une interaction avec l’environnement de laquelle dépend le développement de compétences parfois fondamentales pour l’individu.

9 L’histoire de Victor de l’Aveyron, enfant sauvage découvert vers 1800 à l’âge d’environ 10 ans, est associée à celle des sourds car il fut recueilli à l’Institut National des Jeunes Sourds où le Dr Itard s’est attelé à le socialiser et lui apprendre à parler — sans succès (Itard, 1806). 10 Il faudrait discuter le terme « restauration de l’audition » généralement associé à l’implantation cochléaire : les difficultés rencontrées par des enfants implantés même précocement et même bilatéralement montrent qu’il faut distinguer accès au monde sonore, audition et compréhension du langage. 11 « we tested the hypothesis that the decline in nonnative phonetic discrimination is associated with native-language phonetic learning » (Kuhl, Conboy, Padden, Nelson, & Pruitt, 2005, p. 237).

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7.2.2 Au niveau du sujet : l’auto-normativité et la thérapeutique La discussion sur la notion de santé proposée par Canguilhem nous a déjà conduits à y distinguer un pôle biologique et un pôle réflexif, plus subjectif et spécifique à l’humain. Venons plus particulièrement au vécu et au rôle de l’individu atteint d’un déficit : il réagit à la situation de maladie dans son organisme et par la façon de penser ce qui lui arrive. Dans le vécu d’une maladie chronique, le patient peut se ré-approprier une capacité normative que Ph. Barrier qualifie d’« auto-normativité » : « …une tendance que je qualifiai d’‘autonormative’, inhérente au patient et susceptible de lui permettre de découvrir et gérer par lui-même sa norme de santé. (…) En bref, un processus de restructuration et d’épanouissement des potentialités de l’individu, au sein même de l’expérience de la maladie et des interactions complexes avec les personnes impliquées comme acteurs multiples autour des enjeux normatifs de la santé » (Barrier, 2010a, p. 10-11). 7.2.1.1 Capacité du patient Philosophe, lui-même malade chronique et formé en éducation thérapeutique du patient, Ph. Barrier affirme très clairement la capacité du patient à se situer comme sujet autonome dans l’expérience de la maladie, au contraire d’une norme qui lui serait imposée de l’extérieur, en particulier par la médecine. En cela, il s’oppose à « l’idéologie du redressement, c’est-à-dire l’optique d’une intervention extérieure autoritaire pour corriger une situation jugée malsaine ou établir une norme (…) [Cette] vision hétéronomique de la pratique de la maladie et du traitement (…) considère la norme biologique comme la propriété des sciences au service de la médecine, voire du médecin lui-même, alors qu’elle est, comme l’a montré magistralement et définitivement Canguilhem, une propriété du vivant » (Barrier, 2007, p. 90). Voilà pourquoi il définit l’auto-normativité comme la capacité du « patient, en tant qu’être biologique et sujet humain individuels, [de] jouir de la capacité de percevoir et pratiquer la norme de santé correspondant à ce qui lui est préférable » (Barrier, 2007, p. 91). Il s’agit bien d’une capacité du sujet, une potentialité à développer par lui, en étant favorisée par d’autres, en particulier les soignants avec qui le sujet de soins est en relation. Le préfixe « auto » nous pose question et Philippe Barrier ne justifie pas son utilisation. Y a-t-il redondance dans le terme proposé ? Si la préfixe auto- signifie « pour soi-même », c’est effectivement une redondance par rapport au terme canguilhémien de normativité qui est

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bien une propriété du vivant, désignant sa capacité à donner lui-même de la valeur à certaines conditions de vie qu’il érige en normes. Cependant, on peut comprendre l’insistance du philosophe à resituer cette capacité dans le chef du vivant, de l’être humain, puisqu’il dénonce la prise de pouvoir des sciences médicales sur les normes. Le préfixe permettrait de souligner que cette capacité est bien l’œuvre du sujet dans un processus de réflexivité, au contraire de normes médicales qui lui seraient imposées de l’extérieur. Cela rejoint un deuxième sens à trouver dans l’usage de ce préfixe auto- que serait la référence à l’autonomie du patient. En effet, Ph. Barrier affirme : « le but de l’éducation thérapeutique authentique, c’est d’aider le patient chronique à reconstruire ou consolider cette autonomie qui le définit comme sujet biologique et humain, si le traumatisme de l’affection chronique l’avait ébranlée » (Barrier, 2007, p. 91). Le concept d’autonomie ici mentionné va de pair avec la liberté évoquée par C. Lefève (p. 211) qui est elle-même liée à la capacité de création de normes pour le développement de la vie. La norme, dans ce cas, ne concerne plus seulement une capacité ou une fonction mais une représentation : celle de la santé, de la maladie, de la vie, des relations, du rôle social… et ce que cela implique dans la vie de l’individu. La conscience qu’a l’être humain de ses limitations et de ses capacités joue un rôle important dans la création de normes dans les situations de déficit. Canguilhem entrevoyait déjà le rôle de la réflexivité et de la signification subjective dans la situation de maladie : « Chez l’homme, à la différence de l’animal de laboratoire, les stimuli ou les agents pathogènes ne sont jamais reçus par l’organisme comme faits physiques bruts mais sont aussi vécus par la conscience comme des signes de tâches ou d’épreuves » (Canguilhem, 1966, p. 204). L’acceptation du déficit peut jouer en faveur de la mobilisation et du développement d’autres compétences et capacités, en faveur de la révision des représentations, au contraire d’une résignation qui resterait focalisée sur le manque. La façon dont sont vécus le déficit et la maladie chronique — deuil, révolte, indifférence, acceptation… — conditionne grandement la façon d’accompagner la personne et de proposer ce qui est acceptable ou réaliste au moment adéquat, dans le but de favoriser le mouvement de la vie. C’est en ce sens que la prise en compte du vécu du sujet joue un rôle important dans la relation médecin-patient et les propositions thérapeutiques. La conception de l’auto-normativité dans le chef du sujet réflexif n’est pas à séparer de la normativité propre à tout organisme vivant : Canguilhem s’est lui-même interrogé sur l’ancrage des capacités humaines

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dans le règne biologique même si certaines capacités lui sont spécifiques en fonction de sa réflexivité. « Nous pensons être aussi vigilant que quiconque concernant le penchant à tomber dans l’anthropocentrisme. Nous ne prêtons pas aux normes vitales un contenu humain, mais nous nous demandons comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas de quelque façon en germe dans la vie. Nous nous demandons comment un besoin humain de thérapeutique aurait engendré une médecine progressivement plus clairvoyante sur les conditions de la maladie si la lutte de la vie contre les innombrables dangers qui la menacent n’était pas un besoin vital permanent et essentiel » (Canguilhem, 1943, p. 78).

Canguilhem fonde la thérapeutique dans le besoin vital. Il n’est toutefois pas possible de l’y réduire. Précisons maintenant comment Canguilhem conçoit l’activité thérapeutique, située, comme la notion de santé, à l’articulation entre besoin vital et représentations de la santé, entre normes biologiques et normes sociales. La santé, comme nous l’avons déjà souligné, se situe à l’articulation des normes biologiques et sociales ; cela se traduit particulièrement ici par la double dimension de besoin vital et de représentations de la santé, qui déterminent ou influencent. 7.2.2.2 La thérapeutique comme renforcement de la normativité Le besoin vital n’est pas la seule réalité qui permette de déterminer les normes visées par la thérapeutique. Les représentations de la santé y jouent un rôle déterminant, et elles sont le fruit d’une histoire personnelle comme d’un ancrage collectif — social et culturel. Le recours à la thérapeutique est conçu par Canguilhem comme un appel du sujet atteint par la maladie ou le déficit. Le point de vue en première personne du patient vivant le déficit croise celui des acteurs professionnels de la santé : à partir de quel point de vue, subjectif ou plus objectif — en tout cas plus extérieur — vont être déterminés les objectifs de la thérapeutique, les normes à atteindre ? Nous l’avons évoqué au paragraphe 6.2.4 : la normalité doit être définie selon Canguilhem par celui qui vit son corps et la maladie. Nous avons évoqué la situation de la médecine entre science et technique et le rôle (technique) qu’elle a à jouer dans le prolongement de la vie et la création de nouvelles normes, grâce à la thérapeutique (§ 6.4.2.) : il s’agit bien là d’une forme de normativité, ou au moins de soutien à la normativité du patient. Conçue comme prolongement de la capacité de la vie à persévérer et à créer de nouvelles normes, la thérapeutique est une forme de la normativité, elle doit être au service de la vie, au service du vivant qui détermine lui-même l’objectif de la thérapeutique.

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Ce bref parcours nous permet de montrer la fécondité de la notion de normativité et son expression actuelle en d’autres termes. Il indique des voies de réflexion à propos des soins proposés aux sourds — nous y reviendrons dans la 4e partie. Pour le moment, intéressons-nous à la contribution de la notion de normativité pour appréhender le passage de l’absence d’audition au développement de la culture sourde.

7.3 Absence d’audition et normativité : rendre compte de l’émergence d’une culture Le paragraphe 7.1 nous a permis d’envisager le rôle de la normativité dans le cas de maladie survenant dans le cours de la vie d’une personne, comme c’est le cas lors de maladie chronique ou de déficit acquis résultant en un handicap permanent. Ce cas de figure correspond bien à la situation des devenus sourds, des malentendants qui le sont devenus après une bonne acquisition et une utilisation courante du langage vocal. Bien différente est la situation de sourds de naissance ou prélinguaux, pour qui la situation de surdité a toujours fait partie de l’existence, pour qui le langage vocal a toujours représenté une difficulté en raison de l’absence ou de la faiblesse de l’audition, et pour qui une langue dans le canal visuo-gestuel est spontanément plus accessible — surtout si elle intervient précocement. Les acquis de nos réflexions sur la notion de handicap (chap. 5) et sur les normes (chap. 6) nous permettent de poursuivre notre réflexion sur le statut de la surdité entre déficit et culture à travers deux propositions : la première consistera à qualifier autrement le déficit auditif, en cherchant un terme moins normatif (§ 7.3.1) ; la seconde, à sa suite, sera de « lire » le rôle de la normativité dans la transformation de ce déficit en une culture (§ 7.3.2). 7.3.1 L’absence d’audition, en amont des notions normatives Si l’on peut remettre en question le qualificatif de handicap dans la surdité prélinguale, il persiste néanmoins une déficience de l’oreille : comment la situer en tenant compte de sa distinction avec le handicap et devant l’affirmation d’une culture ? 7.3.1.1 Oublier le déficit ? Pour justifier qu’il n’y a pas de handicap chez les sourds, certains auteurs oublient ou gomment la question du déficit. Au point que le

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sociologue B. Mottez a parfois rappelé qu’il ne faut « pas oublier que les sourds sont sourds »12 (Mottez, 2006, p. 291) : à force de parler uniquement de la culture, cette réalité physiologique s’en trouve parfois oubliée. Certains auteurs, au nom du refus du handicap, réfutent aussi l’existence d’un déficit chez les sourds. Ainsi, A. Benvenuto affirme que « la surdité n’est ni une déficience ni une différence, mais un fait biologique singulier sans valeur en soi » (2011, p. 21) et parle de « la surdité, variation individuelle » (p. 23). Cette affirmation est selon nous un exemple d’une des variantes du modèle social du handicap, celui de la variabilité humaine. Y. Delaporte affirme que, pour les sourds qu’il a rencontrés, la surdité n’est pas un déficit par rapport à une situation considérée comme idéale, mais un état de fait en tant que tel, une condition de l’existence comme il en existe d’autres, et qui en vaut bien d’autres (2002). Notons encore que J. Breau utilise le terme « incapacité auditive » pour parler de la situation de surdité (2016, p. 5-sq) : l’expression est interpellante, permet d’éviter à la fois les termes sourd et déficient auditif, mais ne se prononce pas sur la présence d’un déficit. Or, d’un point de vue physiologique, il y a un organe présent qui ne fonctionne pas ou plus, l’oreille est présente mais ne peut transmettre aucun son ou signal nerveux qui puisse être interprété comme un son au niveau cérébral. Il s’agit bien d’un fait biologique, mais ce fait même peut-il être complètement dépourvu de valeur ? Cette « neutralité » risque, pour nous faire éviter une qualification négative, de nous faire manquer aussi le potentiel de la situation : nous pensons que d’une situation dans un premier temps négative peut surgir une réalité positive qui la transforme. 7.3.1.2 Distinguer déficit et handicap Nous avons vu comment la distinction entre déficit et handicap, mise en avant par le modèle social (chap. 5), est intéressante pour notre propos, au moins d’un point de vue conceptuel. Sur un plan pragmatique, nous rejoignons l’avis de Pierre Schmitt lorsqu’il montre que la tentative de distinguer déficit et handicap échoue à situer le deuxième terme dans le champ social ; ne persiste que le manque dans le chef de l’individu : 12 L’affirmation semble tautologique, or elle fait jouer les deux sens du mot sourd. Si Mottez appliquait l’usage de la minuscule et de la majuscule pour distinguer, comme le font certains auteurs, la surdité physiologique de la réalité culturelle, on lirait alors : « il ne faut pas oublier que les Sourds sont sourds », autrement dit que la culture sourde existe (aussi) parce que certains humains sont atteints d’une surdité de l’oreille.

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« les sourds refusent néanmoins le handicap car ils constatent quotidiennement qu’il s’agit d’un avatar du stigmate de la déficience » (Schmitt, 2010, p. 5). Sur le plan conceptuel cependant, la distinction permet de rendre compte de l’affirmation des sourds lorsqu’ils disent ne pas être des handicapés. Délier le handicap du déficit permet de reconnaître la présence d’un déficit auditif, qui ne devient un handicap que dans des situations contextuelles défavorables. Sur base du schéma « Processus de production du handicap » (p. 160), on peut montrer que le déficit auditif devient un problème dans un contexte qui n’accueille pas cette réalité, alors qu’il n’entrave pas la participation sociale dans des contextes où il est pris en compte et où d’autres éléments sont mis en place pour favoriser la communication. 7.3.1.3 Comment qualifier le déficit ? La situation des sourds prélinguaux mérite que l’on précise certains éléments concernant le déficit en cause13. Selon nous, il s’agit d’un déficit — sans handicap — sans pathologie — par rapport à une population (norme statistique) et non par rapport à une situation personnelle antérieure. Le premier de ces points a été éclairci par l’analyse du concept de handicap, mettant en lumière son versant social. Apportons des précisions quant aux deux autres éléments. a) Un déficit sans pathologie. Il importe de distinguer le déficit comme constat mesuré et objectivé d’un manque, et son vécu subjectif. La façon de vivre un déficit peut varier grandement d’une personne à l’autre. La surdité en est un exemple particulièrement éloquent. Un même degré de perte auditive, mesure objective, est vécu de façon radicalement différente s’il s’agit d’un déficit congénital ou acquis, d’une perte brusque ou progressive, pour ne prendre que ces cas de figure. Un sourd de naissance peut considérer qu’il n’a rien perdu, au contraire d’un devenu sourd. Pour un sourd de naissance, la surdité ne consiste pas en une perte mais en une réalité qui est déjà là. Si de plus il naît dans une famille dont plusieurs membres sont (sourds) signants, il n’y a pas de problème majeur de communication. On peut comprendre que pour eux, il n’y ait « pas de 13 Nous verrons au chapitre 8 comment certains sourds contestent aussi cet attribut mais considérons pour le moment la présence d’un déficit et la façon de le qualifier.

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problème ». Cette situation est différente de l’enfant sourd né dans une famille entendante, où le problème est d’abord celui de l’entourage pour qui il est difficile de se faire comprendre. Cette difficulté deviendra aussi celle de l’enfant en grandissant. Les sourds prélinguaux ont souvent une perception des choses similaire aux sourds de naissance car l’enjeu est celui du langage. Si la surdité survient avant une maîtrise suffisante du langage oral, le langage oral s’amenuise en l’absence d’intervention (situation bien décrite par Coudon, 2005). La plasticité encore majeure à cet âge permet aux autres modes perceptifs de se mettre en place de façon très similaire à celle des sourds de naissance. Toute autre est la situation des devenus sourds à l’âge adulte, pour qui la survenue — brutale ou progressive — d’une surdité constitue une perte et une souffrance. Canguilhem opère une distinction entre l’anomalie et l’anormal, que nous avons analysée au chapitre 6 (p. 179). Rappelons comment il affirme que « L’anomalie, c’est le fait de variation individuelle (…) L’anomal ce n’est pas le pathologique. Pathologique implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de vie contrariée » (Canguilhem, 1966, p. 85). Il poursuit la distinction, ce qui nous permet de préciser le caractère critique de la maladie, et la contrariété qui lui est associée : « Une autre raison de ne pas confondre anomalie et maladie (…) : l’anomalie éclate dans la multiplicité spatiale, la maladie éclate dans la succession chronologique. Le propre de la maladie c’est de venir interrompre un cours, d’être proprement critique (…) même quand la maladie devient chronique (…). On est donc malade non seulement par référence aux autres, mais par rapport à soi (…) Le propre de l’anomalie c’est d’être constitutionnelle, congénitale, même si l’apparition retarde (…) Le porteur d’une anomalie ne peut donc être comparé à lui-même » (Canguilhem, 1966, p. 86-87). Sur cette base, nous proposons de parler du déficit des sourds prélinguaux comme d’un déficit sans pathologie, sans pathos, puisque cette situation a toujours été (ou presque) l’état de vie de la personne : elle n’est pas une atteinte qui vient interrompre un cours ou une situation antérieure et en ce sens n’implique pas la souffrance d’une perte. b) Une différence en termes de population. La même affirmation de Canguilhem nous invite à préciser que le déficit dans la surdité prélinguale consiste en une différence par rapport à une population, et non d’un changement dans l’état physiologique de la personne même. La population est de l’ordre de la spatialité qu’il évoque (« la multiplicité spatiale ») : le changement ou le manque dont il peut être question

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viennent d’une comparaison avec d’autres individus et non avec l’état antérieur de la personne. Cette précision amène à mentionner deux réflexions, que nous ne ferons qu’ébaucher. La première se doit d’évoquer la préférence accordée par Canguilhem à une définition subjective de la santé — la santé est déterminée ou affirmée par le sujet qui la vit, en première personne — à tel point que le terme santé publique est jugé inopportun par Canguilhem : « Santé publique est une appellation contestable. Salubrité conviendrait mieux. Ce qui est public, publié, c’est très souvent la maladie. (…) La santé n’est pas seulement la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux » (Canguilhem, 1990, p. 27-28). Ceci nous permet de relever la difficulté à penser la santé en termes de population, et celle liée à la détermination d’objectifs pour ce que serait la santé d’une population — à commencer par la définition de normes guidant ces objectifs. Notre deuxième réflexion vient de la juxtaposition du terme population avec celui de minorité, à travers laquelle les sourds se définissent. Normes et minorité sont liés comme l’indique B. Mottez : « Un groupe minoritaire, ça veut dire un groupe qui pour une raison ou pour une autre, se trouve ne pas avoir les mêmes normes que tout le monde, que la majorité. » (Mottez, 2006, p. 321). La volonté de penser la santé au niveau d’une population tient-elle compte de l’existence de minorités, a fortiori de groupes minoritaires qui ont leurs propres normes ? Nous pensons que la dimension collective n’est pas prise en considération dans le domaine des soins de santé en ce qui concerne les sourds — aussi peu d’ailleurs que pour les groupes de patients atteints d’une pathologie commune (ce qu’on appelle les « groupements de patients »). Ces deux réflexions confortent notre invitation à interroger le paradigme médical (cf. § 6.6) et y ajoutent une dimension : la prise en compte des préférences individuelles et collectives dans les soins de santé représente un défi intéressant — voir indispensable — dans nombre de situations impliquant une situation culturelle, philosophique ou religieuse. Nous y reviendrons dans la 4e partie. Poursuivons maintenant notre objectif de qualifier le déficit dont il est question chez les sourds prélinguaux. 7.3.1.4 Du déficit auditif à l’absence d’audition Comment donc qualifier ce statut particulier de déficit sans handicap ni pathos et partagé par un groupe, de façon la moins normative et négative possible ? Il est difficile de trouver un mot sans interprétation péjorative quand il s’agit d’exprimer un manque.

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Nous voulions donner au terme déficit — ou lui faire retrouver — le sens le plus objectif possible. Mais, d’une part, l’usage s’est chargé de le connoter négativement, et d’autre part, sa définition reste très normative14. D’un point de vue strictement biologique, nous continuons à considérer qu’il y a un manque, une valeur négative : une fonction présente chez d’autres individus de la même espèce n’est pas présente chez les sourds ; les structures dédiées à l’ouïe ne fonctionnent pas. Nous voudrions cependant pouvoir penser ce manque comme un fait générateur de réalités positives. Or, à l’évocation d’une déficience, s’ensuit généralement la recherche d’une réparation. Nous cherchons à éviter l’enchaînement ainsi décrit — et trop souvent observé dans les faits : « la surdité serait objectivée comme un manque entraînant un déficit langagier auquel la science médicale doit fournir remède » (Benvenuto, 2011, p. 23). En effet, nous avons vu qu’il est possible de dissocier ces différents éléments. Nous proposons d’utiliser le terme absence d’audition pour désigner une réalité qui se situe en amont du déficit, en amont d’une mesure ou d’un savoir médical. Comme la santé dans un sens courant, « vulgaire » (Canguilhem, 1990, p. 22), cet état est perceptible par tout sujet. Ce terme a le mérite de se distinguer de la « perte d’audition », et de permettre ainsi la différence entre sourds de naissance et devenus sourds : cette distinction se perd lorsque l’on parle de « déficit auditif », qui néglige les causes et moments de survenue — alors que ces derniers conditionnent grandement le vécu de la surdité. L’utilisation du terme absence d’audition permet d’envisager la fécondité d’un manque, les possibilités à développer. La normativité dont parle Canguilhem va dans le sens de penser la créativité propre à la vie, y compris à partir de situations de manque ou de limite. L’enjeu se trouve ainsi non seulement dans ce qui se passe après l’affirmation du déficit, c’est-à-dire dans les mesures correctrices mises en place, mais aussi dans ce qui précède ce diagnostic, à savoir le sujet qui vit cette absence ou cette perte. A partir de l’affirmation d’un déficit, l’attitude médicale la plus habituelle est de vouloir réparer le déficit, et c’est ce que l’on est en droit d’attendre d’un médecin. Mais il s’agit de ne pas oublier la personne qui vit la situation de surdité. Le modèle médical du handicap ne considère que l’individu, voire même l’organe concerné et agit en fonction de cette vision très réductrice. Or l’exemple 14 « Toute perte de substance ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou anatomique (…) déviation par rapport à une certaine norme biomédicale de l’individu » (OMS (Organisation mondiale de la santé), 1988, p. 23 et 24)

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des sourds montre qu’il est possible de donner une autre issue à l’existence d’un déficit, non seulement des moyens de pallier ou de compenser un manque, mais aussi des moyens pour vivre une vie pleinement humaine, jusqu’à une expression culturelle. Reconnaître l’existence d’un manque est pour nous une clef pour comprendre l’émergence des langues signées mais également essentielle pour affirmer que les sourds ont quelque chose à dire de la façon de vivre un manque à d’autres personnes qualifiées de « handicapées » — à commencer par les devenus sourds. 7.3.2 Normativité dans la surdité La normativité a-t-elle une expression particulière dans la surdité prélinguale ? D’une part nous pensons que la surdité permet d’illustrer comment la normativité d’un vivant doit être jaugée dans le rapport au milieu. D’autre part la notion de normativité permet de rendre compte du passage d’une situation marquée par l’absence d’audition à la culture sourde, autrement dit de la création d’éléments neufs favorisant la vie à partir d’une situation de manque. 7.3.2.1 Norme de vie inférieure ou rapport au milieu ? Nous avons discuté précédemment l’affirmation selon laquelle la maladie constituerait une norme inférieure (p. 209). Qu’en est-il en particulier dans la surdité ? Prenons l’exemple de la fonction d’alerte, assurée en partie par l’ouïe, dont l’avantage est d’être multidirectionnelle au contraire de la vue. Des sourds et malentendants peuvent être surpris par l’arrivée d’une personne dans une pièce si elle se présente dans leur dos, ou surpris par l’ouverture d’une porte car ils n’ont pas perçu le bruit des pas qui la précède. La fonction d’alerte est cependant souvent soutenue, voire totalement assurée par une meilleure utilisation des informations et du champ visuels, par une attention aux vibrations ou aux mouvements d’air, ainsi que par l’attention au choix de la place dans une pièce (dans cet exemple). Des situations plus cruciales peuvent être imaginées. La vie urbaine, par exemple dans la circulation, n’est peut-être pas moins dangereuse que la vie préhistorique dans la nature avec d’éventuels prédateurs. Les mécanismes de compensation montrent leur efficacité puisqu’il n’y a pas une proportion majorée de sourds dans les accidents de la voie publique. Le document que l’APEDAF (2010) consacre à ce sujet évoque l’attention supplémentaire requise pour y parvenir, ce qui correspond sans doute mieux à la réalité des malentendants. Dans un point de vue moins audiocentré, nous préférons parler d’une organisation différente de la fonction d’alerte, infra-consciente. La réussite de l’adaptation dont

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témoignent ces exemples tendrait à indiquer une normativité bien préservée, très « active », qui permet l’adaptation au milieu, et non une normativité diminuée. Ce qui permettrait de parler de normalité si nous suivons Canguilhem : « Si ces normes se révèlent, éventuellement, dans le même milieu, équivalentes, ou dans un autre milieu supérieures, elles seront dites normales. Leur normalité leur viendra de leur normativité » (Canguilhem, 1943, p. 91).

S’ajoutent à ces difficultés potentielles dans le rapport au milieu naturel certaines normes sociales, constituées par un jugement sur les capacités des sourds. Ainsi, jusqu’en 1959 en France, les sourds ne pouvaient pas conduire une voiture (Waliceo, 2013), alors que c’est aujourd’hui autorisé et courant : la reconnaissance des capacités visuelles accrues a remplacé la seule considération du manque d’alerte par l’ouïe. Aux ÉtatsUnis, un sourd peut piloter seul un avion, alors que ce n’est pas permis en France (ACSF, 2013). Au jugement différent sur les capacités du sourd s’ajoute l’absence de moyens alternatifs de communication pour remplacer l’usage de la radio. Ceci illustre bien le fait que le passage du déficit à l’incapacité relève dans certains cas de normes sociales et non biologiques. L’adaptation de l’environnement permet de diminuer le handicap : c’est bien là le travail de la normativité, et elle peut être pensée à un niveau collectif — par exemple dans l’attention aux groupes minoritaires ou aux situations spécifiques au sein d’une société. Le milieu de vie est aussi fait des personnes côtoyées. Or, le handicap qui concerne les sourds est un handicap de communication. Il est donc bidirectionnel et potentiellement réciproque en fonction de la majorité présente : un non-locuteur d’une langue signée (entendant ou sourd, d’ailleurs) est en situation de handicap lorsqu’il est seul au milieu de sourds signants. Le handicap, dans ce cas, est causé par le manque d’une langue partagée. Les langues signées et la culture sourde constituent une réponse adéquate au déficit auditif : lorsque des sourds sont rassemblés, il n’y a pas de handicap. Les langues signées mais aussi la culture sourde constituent des moyens pertinents d’adaptation du milieu ou au milieu de vie. C’est ainsi que B. Mottez parle de « La culture sourde comme solution radicale au problème de la surdité » (Mottez, 2006, p. 78). Cela peut sembler étonnant, surtout si l’on considère la culture sourde comme un dérivatif ou un déni, ou que la seule « solution » envisagée à la surdité soit de restituer l’audition. La culture sourde, apprise au contact d’autres sourds, permet de se situer comme sourd dans un monde majoritairement entendant et de vivre plus sereinement sa singularité en la situant au sein

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d’une collectivité15. En ce sens, elle est vraiment une solution : donner aux sourds des moyens de vivre dignement dans un monde majoritairement entendant (adaptation au milieu) ; trouver des lieux où la communication est aisée, enseigner les langues signées, attirer l’attention de la majorité sur l’existence et les particularités d’un groupe minoritaire (adaptation du milieu). Les exemples pris ici nous montrent que les sourds ont pu s’adapter au milieu de vie qui est le leur, témoignant ainsi d’une normativité préservée. On peut même dire que les obstacles rencontrés par une organisation sociale pensée par une majorité entendante crée nombre de situations où doit être mise en œuvre la créativité propre au vivant dans sa capacité normative. Voyons maintenant comme la normativité s’exprime dans une création tout à fait spécifique à la situation de surdité, répondant par excellence aux situations rencontrées : l’émergence des langues signées et de la culture sourde. 7.3.2.2 Normativité, langues signées et culture sourde Rassemblons maintenant nos acquis concernant la normativité pour proposer un modèle de son action dans la situation de surdité prélinguale. Avec les langues des signes, nous avons un exemple significatif de création par des vivants en réponse à une menace sur la vie, ce qui est bien l’œuvre de la normativité vitale, biologique. Cette réponse est non seulement le fait d’un vivant, mais d’un groupe. En cela, cette réalité concerne également la normativité sociale16, car les sourds affirment une réalité culturelle dans ce qui pourrait n’être vu que comme une compensation. Comment se manifeste la normativité dans le cas de la surdité prélinguale ? Différents éléments interviennent et interagissent dans le processus, que nous avons schématisé à la fig. 7.1 (ci-dessous). L’absence d’audition17 provoque une organisation différente des autres sens, ce qui 15 B. Mottez raconte l’histoire d’une sourde qui voulait vivre en tout point comme une entendante et s’est trouvée ridiculisée dans l’une ou l’autre situation. « Si (…) G.M. s’était considérée comme sourde, elle aurait pu ressentir cet affront non pas comme une affaire personnelle, mais comme un problème sociologique, une affaire entre Sourds et entendants » ((Mottez, 2006, p. 178)) 16 Nous conservons ce terme à dessein, même si Canguilhem parlait de normalisation pour désigner la création de normes sociales, à la fois parce que ce dernier terme a aujourd’hui un sens différent et à la fois pour souligner la proximité avec la création de normes biologiques, voire leur recouvrement partiel. 17 Nous continuerons à parler d’absence d’audition même s’il y a souvent présence une faible perception auditive, qualifiée souvent de « restes auditifs » : insuffisante sur le

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FIGURE 7.1 – Comment se manifeste la normativité dans le cas de la surdité ? (AA = absence d’audition – SPL : surdité prélinguale).

donne naissance à une configuration perceptive particulière. Celle-ci a des conséquences sur la façon de percevoir le monde, mais aussi le soi, les autres et leurs relations. La construction subjective du réel et du soi en est marquée car elle s’opère dans l’interaction entre le sujet et le monde, médiée par notre perception et même radicalement dépendante de celleci18. Le langage est également un élément majeur influençant notre relation au monde et aux autres, notre façon de concevoir le monde : d’une part nous recevons à travers le langage tout une réalité déjà pré-construite, et d’autre part, le langage nous est donné comme une façon d’interagir avec le monde et avec les autres, de nommer, d’abstraire, de comparer, plan communicationnel, elle peut se révéler utile dans la fonction d’alerte, par exemple. Nous ne précisons pas ce fait à chaque fois, car il se constitue de toute façon dans ce cas une configuration perceptive particulière et la langue visuo-gestuée reste la plus facile d’accès. 18 Nous reviendrons de façon plus précise sur la constitution interactive du monde et du soi au chapitre 8.

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de créer… Chez les sourds, une langue visuo-gestuée est la plus accessible et permet cette interaction médiée avec l’environnement. Dès lors, la perception du soi, du monde et des autres, permise par la configuration perceptive particulière constituée en l’absence d’audition, interagit avec le langage reçu dans le canal visuo-gestuel pour élaborer une construction du réel qui influence en retour le langage de l’individu et du groupe. La culture est constituée par la façon dont un groupe humain donne sens au monde environnant, le construit symboliquement, le représente, agit sur lui, etc. Elle se fonde sur la perception de soi et du milieu, la construction intersubjective du monde, le langage et les interactions entre ces différents éléments. Le schéma montre comment ces interactions constituent le lieu où il est possible d’envisager le passage de l’absence d’audition à la culture sourde. Nous verrons au chapitre 10, comment ce schéma peut être généralisé pour envisager l’émergence de toute culture (voir fig. 10.1). Si la surdité constitue une situation physiologique particulière qui peut donner lieu à des situations de handicap, nous montrons ici comment elle peut donner lieu également au développement de nouvelles formes de vie, fondées sur d’autres normes, jusqu’à constituer une culture particulière. L’enjeu du langage place tout particulièrement la condition sourde à l’articulation des normes biologiques et sociales. Notons que Canguilhem s’est penché sur la question de la création de normes sociales19. Cependant, ses propos ne sont pas très éclairants pour notre question : son but est surtout d’éclairer les normes biologiques à partir de normes sociales20, et sa distinction se veut pédagogique, il ne considère pas les situations limites ou mixtes telles que celle où nous nous trouvons. Conclusion du chapitre Le travail avec la notion de normativité nous a entraînés dans une double proposition : reformuler le déficit auditif en absence d’audition 19 Selon lui, la création de normes biologiques et de normes sociales relève de processus différents. Il distingue un organisme vivant d’une société : alors qu’un organisme a une finalité propre et que les normes biologiques créées sont dans le mouvement de cette finalité, la société reste un moyen, un outil qui ne possède pas en soi sa finalité, et appelle une régulation qui est « toujours surajoutée, et toujours précaire » (Canguilhem, 1955, p. 121). La norme sociale, ou son état idéal, est selon lui beaucoup plus difficile à déterminer que dans le cas d’un organisme vivant (Canguilhem, 1955, p. 108). 20 « … c’est uniquement pour éclairer, par la confrontation des normes sociales et des normes vitales, la signification spécifique de ces dernières. C’est en vue de l’organisme que je me permets quelques incursions dans la société » (Canguilhem, 1966, p. 171).

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et envisager à partir de là l’émergence d’une culture. L’émergence des langues signées et de la culture sourde constitue selon nous une remarquable exemplification du pouvoir normatif des vivants qui instituent de nouvelles normes en réponse à une modification de leur organisme. Les implications de la surdité dans le langage et la communication entre humains rendent cette modification physiologique particulière et expliquent que la création de normes qui y répond se situe à l’articulation des normes biologiques et sociales, à travers la question de la langue et de la culture. Notre parcours nous fait mesurer l’importance de l’ancrage physiologique de la création linguistique et culturelle. La position sourde a ceci d’original et d’inédit qu’elle nous invite à reconnaître comment une capacité essentielle de l’humain — le langage — peut s’exprimer à travers d’autres modalités et à partir de là ouvrir à de nouvelles réalités culturelles. Ainsi, l’affirmation des sourds nous amène à nous interroger non seulement sur les normes qui guident notre façon de soigner mais aussi sur les fondements de nos cultures. Les deux prochains chapitres vont continuer à fonder la dialectique entre absence d’audition et culture, grâce à une interrogation sur la perception : c’est en effet notre conception de la perception qui est en jeu avec les termes compensation, suppléance utilisés en cas de déficit, et celui de complétude, rencontré auprès des sourds. A partir de là, nous pourrons penser l’ancrage corporel des cultures, comme nous y invite l’analyse de l’émergence de la culture sourde.

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VIVRE SANS DÉFICIT ? INTERROGER LA PERCEPTION, ENTRE COMPENSATION ET COMPLÉTUDE

Résumé Est-il possible de penser la situation de surdité sans l’associer au handicap, mais également en l’envisageant sans déficit ? Autrement dit, en envisageant les sourds comme des êtres « complets » — au moins aussi complets que les autres ? Cette question nous fait interroger nos conceptions de la perception et leurs racines chez les philosophes des 17e et 18e siècles.

Introduction Certains sourds font état d’un sentiment de complétude dans leur perception du monde : ils affirment qu’ils ne sont pas « déficitaires », qu’il ne leur manque rien dans leur rapport au monde et aux autres. C’est aller plus loin que le refus du qualificatif de handicap, au sens de dénoncer un milieu de vie qui fait obstacle à l’intégration de personnes ayant un déficit (Fougeyrollas, 2010 ; OMS, 2001 — voir chapitre 5), car ils réfutent aussi le vécu subjectif d’un déficit. Cette affirmation est déroutante et peut paraître irréaliste. Avant de juger de sa pertinence, prenons acte de l’intérêt qu’elle présente pour une réflexion sur ce que les sourds révèlent de la faculté de perception chez l’être humain et des liens entre expérience perceptive et subjectivité. Le terme « complétude perceptive » a été proposé par Benoît Virole pour qualifier ce rapport au monde des sourds prélinguaux : « Ces sourds de naissance ne vivent pas leur rapport au monde comme étant tronqué ou altéré, mais comme un rapport entier, non défaillant. Ils souffrent des difficultés de communication avec leur entourage. Ils ne souffrent pas d’un manque dans le rapport au monde. Ils vivent une expérience du monde qu’ils estiment juste et suffisante. (…) ce sentiment de complétude [qui] résulte de la capacité à construire une signification subjective pleine et entière sur une expérience perceptive » (Virole, 2009, p. 68).

Certains sourds se sont saisis du terme, dans un mouvement de double herméneutique que nous avons déjà décrit à propos de la culture

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sourde (cf. p. 150). C’est l’interpellation très concrète de sourds se disant « non-déficitaires » lors d’un séminaire — et la surprise qui l’accompagnait — qui nous a incitée à investiguer ce sujet. Plusieurs questions se posent à partir de cette affirmation, ouvrant un large champ de réflexions. Est-il possible de rendre compte d’un rapport au monde construit à partir de quatre sens et vécu subjectivement comme plein et entier ? Ceci remet-il en question le cadre de compréhension habituel de l’activité perceptive ? Le terme « complétude » est-il plus qu’un autre retournement du stigmate, celui exprimé dans le terme « déficit » ? Est-il réaliste ou juste pour un être humain de s’affirmer « complet » ? Quel lien faut-il envisager entre (in)complétude et culture ? Les deux prochains chapitres seront consacrés à ces questions, en envisageant tout d’abord celles liées à notre compréhension de la perception. Le prochain chapitre abordera une critique de la notion de complétude et les liens avec le développement d’une culture.

8.1 Pourquoi s’interroger sur la perception ? Nous avons explicité ci-dessus comment un sentiment ou une expérience de complétude manifestés par des sourds contrevient à la conception habituelle de leur situation comme déficit — avec le handicap qui en découle. La volonté de mieux comprendre ce qui se vit dans cette expérience qualifiée de « pleine et entière » nous amène à interroger les liens entre l’organisation perceptive et le rapport au monde du sujet, ainsi que le sentiment subjectif qui y est lié. Une deuxième raison de se pencher sur notre compréhension de la perception tient dans la qualification très fréquente des sourds comme des « êtres visuels » ; il est aussi question d’une culture visuelle. B. Virole puise dans les études neuroscientifiques des arguments pour montrer l’utilisation préférentielle de ce canal perceptif : « l’adaptation du sujet à sa surdité profonde congénitale l’emmène à privilégier le style cognitif particulier utilisant de façon majoritaire le traitement visuo-spatial de l’information » (Virole, 2000, p. 453). Il importe cependant de ne pas oublier le rôle des autres sens et de la motricité : les sourds ont aussi une sensibilité plus marquée aux vibrations ou aux mouvements d’air (sens tactile)1, ils utilisent plus le toucher dans les relations et la mise en œuvre 1 B. Virole mentionne d’autres éléments encore : « Le mouvement des ombres, les vibrations solidiennes des objets physiques, les changements de température dus aux ouvertures

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des signes leur donne une agilité des mains et des doigts. Cette conception d’une compensation visuelle à un déficit auditif, exprimée dans le discours courant, est pensée dans les neurosciences sous les termes de la suppléance sensorielle. Tant l’observation d’une compensation sensori-motrice que l’affirmation d’un rapport non-déficitaire au monde nous mènent à interroger la perception. Parler de suppléance ou de complétude à partir de la réalité vécue de la surdité prélinguale nous invite en effet à rejoindre le questionnement sur la perception qui traverse l’histoire de la pensée, et les liens entre perception, langage et entendement. Il s’agit là d’une interrogation fondamentale de la philosophie « depuis les débuts de la pensée antique jusqu’aux neurosciences contemporaines » (Virole, 2006, p. 16) : celle de l’origine de la connaissance, de notre rapport au monde, et du rôle qu’y jouent les sens et le langage. « La surdité, privation de l’audition entravant l’acquisition du langage, soulève une dimension proprement épistémique qui la place au centre des rapports entre le sujet, le langage, et la connaissance. La question centrale posée par la surdité est celle des sources de l’objectivité, c’est-à-dire de la connaissance par le sujet des objets du monde physique. Cette question (…) a des effets majeurs, bien que souvent inconscients, chez les professionnels de l’éducation des sourds et doit donc, avant toute chose, être éclaircie » (Virole, 2006, p. 16).

Voilà une raison supplémentaire, au-delà de l’intérêt philosophique, de nous interroger sur la perception dans ses liens avec le langage et la connaissance. Les présupposés inconscients concernant la nécessité de l’acquisition du langage vocal ou l’accès à la connaissance par les sourds (par exemple) doivent être mis au jour pour toute personne entrant en relation dite « d’aide » avec les sourds — professionnels de la santé, de l’audition ou de l’éducation. En effet, la place centrale du langage dans la surdité lui donne selon nous une place à part dans le monde du handicap, dimension qui est insuffisamment prise en compte à l’heure actuelle. 8.1.1 Compenser, c’est encore percevoir de façon déficitaire Il faut souligner l’écart voire l’antinomie, entre, d’une part, la proposition de B. Virole de dénommer par un terme positif l’expérience du rapport au monde vécu et exprimé par des sourds — terme visant même une plénitude —, et d’autre part, la conception habituelle de la surdité des portes et des fenêtres, les modifications de pression dues aux déplacements des objets, les variations de luminosité, tous ces éléments sensoriels deviennent des indices de première importance qui vont contribuer à la signification du monde » (Virole, 2009, p. 69).

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comme déficit et comme handicap. La façon de vivre un déficit est en particulier décrite par les termes de compensation et de suppléance. Il serait trop simple d’affirmer que ces deux derniers termes dépeignent en négatif une réalité que la complétude perceptive désigne de façon positive. Il faut cependant noter que l’usage courant des termes compensation et suppléance en fait un pis-aller, sous-tendant le moindre apport par une autre voie sensorielle : la perte reste première, même si un effort est fait pour y pallier. La complétude désigne au contraire une façon de vivre pleine et entière, non marquée par le manque, en soulignant l’organisation différente des sens. Il faut noter combien le terme contribue à une vision positive d’une réalité, à son retournement. 8.1.1.1 Définir la compensation et la suppléance sensorielle Arrêtons-nous sur les termes de compensation et suppléance, fréquemment rencontrés dans les situations de handicap (sensoriels, moteurs ou psychiques). Nous reviendrons plus en détails sur la notion de complétude à la fin de ce chapitre. La « compensation » est évoquée dans le langage courant pour exprimer les moyens mis en œuvre lors de la perte d’une fonction corporelle. Ainsi les sourds sont-ils désignés comme des êtres visuels car il « compenseraient » par la vision ce qui leur échappe auditivement ; le développement du sens tactile ou auditif dans la cécité est évoqué dans le même cadre. Le terme est utilisé dans des domaines variés : juridique, économique, psychologique, médico-légal… Compenser consiste à « équilibrer un effet par un autre » (Petit Robert, 1990). Dans le cas de la perception, il s’agit d’apporter à l’expérience humaine par une autre voie ce qu’elle ne peut atteindre par l’audition ou la vision, et donc de compenser la perte par un autre apport. Le terme « suppléance sensorielle » se trouve davantage dans la littérature scientifique, témoin de la recherche effectuée sur les moyens disponibles pour remplacer une perception sensorielle déficiente. La suppléance comprend le même sens palliatif puisque le manque est à l’origine de l’action : « Mettre à la place de (ce qui est insuffisant) ; mettre en plus pour remplacer (ce qui manque) » (Petit Robert, 1990). L’imagerie cérébrale montre comment certaines aires cérébrales dédiées chez des entendants au langage vocal sont utilisées pour la langue visuo-gestuée dans des situations de surdité, par exemple. L’ingénierie biomédicale dispose globalement de deux moyens pour aider à suppléer au manque d’information d’une modalité sensorielle. Le premier consiste à transformer les informations d’un mode sensoriel dans un autre pour utiliser une voie sensorielle disponible afin de transmettre l’information au cerveau.

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Par exemple, un dispositif technique peut transformer des informations de type visuel2 en stimulations électriques transmises à la peau ou à la langue : moyennant l’apprentissage de ce type de dispositif, le sujet devient capable d’intégrer des informations visuelles venant de son environnement via la modalité tactile (Kaczmarek, Webster, Bach-y-Rita, & Tompkins, 1991 ; Hatzfeld & Kern, 2014). Le deuxième moyen technologique consiste à stimuler directement les voies de conduction de l’information sensorielle en passant outre l’obstacle que constitue l’organe sensoriel déficient : il s’agit par exemple de stimuler la rétine ou le nerf ophtalmique par des influx nerveux qui sont la traduction faite par l’appareillage de l’information visuelle — cette technologie est encore en plein développement expérimental en ce qui concerne la vision (Lenay, Gapenne, Hanneton, Marque, & Genouelle, 2003). L’implant cochléaire, proposé dans les surdités de perception profondes ou sévères, relève de ce type de technologie : l’appareillage transforme les ondes sonores en signaux électriques qui stimulent directement le nerf auditif. Le nerf transforme alors les stimuli physiques en influx nerveux. La technique nécessite donc l’intégrité du nerf cochléaire. Les résultats sont aujourd’hui bien confirmés et largement utilisés. 8.1.1.2 Suppléance sensorielle chez les sourds La compensation visuelle mise en place par les sourds a suscité l’intérêt des chercheurs et permet quelques précisions quant à la façon dont il faut la concevoir. « Les psychologues expérimentalistes de la fin du siècle dernier avaient commencé par mesurer l’acuité visuelle de sourds pour voir si l’œil n’avait pas acquis des performances nouvelles à la suite du défaut de l’oreille. Sans résultat bien évidemment, car on sait depuis les travaux de Ferrai (1899) qu’il ne peut exister de suppléance dans les performances fonctionnelles d’un organe, mais dans une utilisation différente des données venant des différents organes des sens » (Virole, 2006, p. 54).

B. Virole précise comment ce type d’études et d’expérimentations est tributaire de plusieurs éléments, parmi lesquels la conception de la perception, le rôle accordé au langage verbal dans une théorie de la perception (par ex. dans la Gestalt theorie), ou les biais liés aux tests3. 2

Ou auditif, ou d’une zone cutanée insensible. Il pointe en particulier les modalités de transmission des consignes de test, marquées par une logique verbale même lorsqu’elles sont traduites en langue signée, et le manque d’attention portée aux facteurs environnementaux dans l’interprétation des capacités des enfants sourds. 3

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De plus, les comparaisons entre sourds et entendants concernant le mode de pensée et la perception sont généralement opérées dans « l’ordre de la déficience quantitative et qualitative » (Virole, 2006, p. 63), c’est-à-dire comme des degrés de variations par rapport à une norme, généralement implicite, celle des entendants. Cette norme a sans doute du sens en cas de perte auditive (ou visuelle, ou motrice) acquise au-delà de l’enfance, car elle est aussi la norme de celui qui vit cette perte et la juge telle en fonction de ses capacités antérieures. Dans ce cas, il nous semble pertinent de parler de compensation ou de suppléance pour désigner le développement de nouvelles capacités ou de moyens de réaliser des actions possibles auparavant. Différente est la situation des sourds prélinguaux, visés par l’affirmation de B. Virole : « La suppléance n’est pas une simple modalité de la perception ou même de la cognition, dont la finalité ne serait qu’adaptative et palliative. Elle est à la fois une différence dans la présence du sujet au monde et une différence dans la connaissance par lui de l’objet de sa perception. Les termes de compensation ou de suppléance deviennent alors impropres puisque pour le sourd, comme pour l’aveugle, il n’y a pas compensation d’un manque, mais utilisation naturelle de sa sensorialité propre » (Virole, 2006, p. 63).

Pour les sourds prélinguaux, les termes de compensation ou de suppléance ne font que refléter le regard posé sur eux à partir d’une norme qui leur est extérieure et qui ne tient pas compte d’une constitution perceptive radicalement différente. En cas de perte sensorielle acquise plus tardivement, cependant, les termes de compensation et de suppléance sont pertinents, car il s’agit de trouver de nouveaux moyens de vivre en fonction d’une norme antérieure. Dans certains cas, des personnes devenues sourdes, comme d’autres personnes en situation de handicap ou de maladie chronique, peuvent parvenir à une intégration corporelle de nouvelles modalités de perception et d’action, voire de nouvelles normes de vie, au point qu’elles en « oublient » cette compensation : on peut alors également parler d’une présence différente au monde, dans l’utilisation d’une sensorialité propre. Il nous faut donc penser la perception en l’absence d’audition sous d’autres termes, exercice que nous ferons dans la suite de ce chapitre et le suivant. Il nous semblerait plus juste encore de parler de perception sensori-motrice du monde ou d’intégration sensori-motrice dans le monde, car on sait actuellement combien perception et action sont intimement liées, la motricité permettant la perception et n’étant pas seulement guidée par elle. Le travail nécessaire dans ce sens dépasse cependant cet écrit : nous continuerons à parler de la perception tout en étant conscients des limites du terme et de ses liens.

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Une certaine conception de la perception induit le fait de penser en termes de déficit et de suppléance : nous l’examinons brièvement (§ 8.1.2) avant de résumer la façon dont la suppléance a pu être pensée dans l’histoire (§ 8.2). 8.1.2 Une certaine conception de la perception Les termes employés pour parler de l’utilisation des autres sens en cas de sens déficient, en particulier la compensation et la suppléance, mettent en œuvre une certaine conception de la perception. Sa principale caractéristique est la difficulté d’envisager, en cas de déficit sensoriel, une perception et donc une information sur le monde, entière ou, à tout le moins, suffisamment complète. L’idée selon laquelle il manquerait aux sourds une partie de l’accès au monde est le reflet d’une conception de la perception comme sommation d’informations reçues à travers les cinq sens, chacun de ceux-ci étant irremplaçable quant aux informations qu’il apporte. Cette idée, déjà présente au 17e siècle, irrigue encore nombre de discours actuels sur les sourds et les déficits sensoriels. On la trouve dans certaines conceptions historiques de la perception, en particulier celles développées pour penser les rôles respectifs de l’apport sensitif et de l’inné dans la genèse de l’entendement humain. S’il s’avérait effectivement que la défaillance d’un sens entraîne un manque irrémédiable dans la connaissance du monde environnant, l’affirmation d’un accès plein et entier au monde par des sourds de naissance constituerait un autre déni d’une réalité difficile à vivre4. Sinon, il s’agit de penser à nouveaux frais la façon de considérer les liens entre perception et cognition, en particulier dans la façon dont les sourds mettent en œuvre l’interaction entre la perception sensorielle, le langage et le rapport au monde. Les questions des philosophes des 17e et 18e siècles sur les fondements de l’entendement trouvent écho dans l’interrogation actuelle sur les liens entre perception et cognition, mais aussi — et c’est peut-être plus neuf — entre perception et constitution du sujet dans son rapport au monde et aux autres. « La privation d’un sens contribue à donner aux autres sens une autre signification. Ce phénomène a été décrit de façon différente selon les époques 4 Nous avons vu dans le chapitre 5 que le refus du terme handicap par les sourds est parfois considéré comme un déni. Et nous avons montré comment ce refus peut être compris et justifié à partir d’une lecture du handicap comme problématique sociale plutôt qu’individuelle. Ici, il s’agit de penser un vécu subjectif non déficitaire et partagé collectivement chez des personnes présentant ce que les définitions de l’OMS (1988) appellent un déficit en le situant à un niveau individuel, physiologique ou anatomique.

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et les auteurs qui s’y sont intéressés. On l’a nommé suppléance, compensation, adaptation. Toutes ces définitions décrivent un certain niveau de réalité mais elles sont insuffisantes à rendre compte des liens entre cette expérience perceptive et la subjectivité » (Virole, 2009, p. 68).

Les questions auxquelles ils nous faut tenter de répondre pour mieux comprendre ce phénomène rejoignent celles posées par B. Virole : « La grande question posée par la surdité est celle-ci : existe-t-il une relativité de constitution psychique qui amènerait des sujets à une existence entière, non-privative, qui ne serait pas marquée par le sceau du défaut, alors que ces personnes ne perçoivent pas le monde des sons ? » (Virole, 2009, p. 68).

Le caractère « entier » dont il est question à travers le terme complétude est une expérience subjective : comment est-il possible de prendre en compte ce point de vue dans une considération sur la perception, le rapport au monde, le lien entre entendement, monde et langage ? Risquons-nous de nous trouver confrontés à une incommensurabilité des rapports au monde en fonction — entre autres — de la constitution perceptive des sujets ? Ces thématiques dépassent le cadre de cet écrit : nous tenterons seulement de voir en quoi l’expérience et l’interpellation des sourds les infléchissent ; et comment des avancées, au carrefour des neurosciences et de la phénoménologie, nous permettent de mieux comprendre leurs affirmations. Il importe donc de comprendre comment peut être envisagé le rôle des sens dans la connaissance du monde environnant et dans la constitution du soi5, en commençant par la façon dont cette question a été envisagée il y a quelques siècles.

8.2 Le rôle des sens dans l’entendement aux 17e et 18e siècles : des idées innées à la suppléance sensorielle Aux 17e et 18e siècles, plusieurs philosophes se sont intéressés aux sourds dans le décours de leurs réflexions : Descartes, Locke, Condillac, La Mettrie, Buffon, Diderot ou Rousseau convoquent une certaine figure du sourd, parfois relativement théorique, pour étayer leurs argumentations. Les questionnements de l’époque autour de l’origine du langage et 5 Cette thématique est plus récente en tant que telle, même si nous en trouvons des traces chez Condillac, avec ce sous-titre au chapitre VI du Traité des sensations : « du « moi », ou de la personnalité d’un homme borné à l’odorat ».

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de la genèse de l’entendement les ont amenés à interroger le rôle de la perception dans les processus de connaissance, ainsi que l’interaction entre langage et pensée. La situation des sourds-muets6 constituait un cas de figure stimulant pour leur questionnement, tant par l’obstacle à la perception sonore que dans l’absence de langage articulé. « A l’âge classique, les sourds comme les aveugles sont pris comme arguments dans la grande controverse qui a opposé la pensée cartésienne de l’origine innée des idées à celle de Locke promulguant leur origine sensorielle » (Virole, 2006, p. 16).

Parcourons rapidement le débat qui se déroule sur un peu plus de deux siècles7, en abordant d’abord le rôle des sens dans la genèse de la pensée (§ 8.2.1 à 8.2.3), puis celui du langage (§ 8.2.4). 8.2.1 Les idées innées du cartésianisme Les idées sont comprises dans une acception large chez Descartes et peuvent avoir plusieurs origines : « A l’époque moderne, Descartes emploie le terme « idée » pour désigner n’importe quel contenu de pensée ou de l’esprit capable de trouver une quelconque représentation. Les « idées » sont en effet pour Descartes aussi bien les idées sensibles, qui nous viennent du dehors (« adventices »), que les idées imaginatives, que nous avons construites (« factices »), et que celles qui sont indépendantes de la sensibilité et de l’imagination (« innées »), claires et distinctes. » (Encyclopédie de la Philosophie, 2002, article Idée, p. 768).

Les sens, tout comme l’habitude, sont considérés comme source d’erreur chez Descartes, alors qu’il cherche un fondement sûr à notre jugement. Il trouvera ce dernier dans le doute méthodique, la certitude du cogito et la véracité divine. En effet, l’être humain découvre en lui 6 Nous utilisons ce terme dans ce chapitre puisqu’il était utilisé à l’époque pour désigner les sourds de naissance, marquant leur difficulté d’accès à la parole en raison de leur surdité. 7 Un travail de recherche fouillé a été réalisé par Marie-Catherine Grisvard-Giard dans le cadre de sa thèse en philosophie : « Les infirmités des sens et l’origine de la connaissance aux dix-septième siècle et dix-huitième siècles : le problème des sourdsmuets » (1995). Elle y explore les conditions épistémologiques qui permettent d’envisager la substitution des signes à la voix : les travaux de « Locke, Condillac et Diderot liant la question du sensible dans la connaissance à une théorie du signe » étaient nécessaires pour remettre en question le postulat aristotélicien de la parole vocale comme sceau d’humanité. Elle y examine la question de la suppléance sensorielle, et les liens entre la méthode de l’Abbé de l’Épée avec les problématiques philosophiques de l’époque. Il est regrettable que le passage par un microfilm d’un manuscrit dactylographié en rende la lecture peu aisée.

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des idées qui « ne sont pas seulement des modes de mon moi » (Alquié, 2016) car elles diffèrent entre elles, possèdent une essence, et s’imposent à l’humain avec leur propre structure. « En tout cela, les idées semblent bien exiger quelque extériorité, et requérir quelque autre cause que le seul esprit humain » (Alquié, 2016). Descartes trouve cette extériorité en Dieu, dont l’idée ne peut lui avoir été suggérée que par Dieu lui-même, et non par un être humain. Ce Dieu, qui ne peut être trompeur, assure la valeur de notre pensée, car il a créé les choses et notre pensée, qui ne peuvent être deux créations divergentes. Les idées placées en nous par Dieu, de façon innée, sont « claires et distinctes ». Ainsi se trouve fondé le rationalisme : « Tant qu’elle ne juge que selon des idées claires et distinctes, notre pensée est infaillible » (Alquié, 2016). Les vérités mathématiques et l’idée de Dieu sont des idées innées selon Descartes, ainsi que certains concepts essentiels de la métaphysique ou de la physique. La présence dans l’esprit humain d’idées innées permet à un être humain d’avoir une idée de Dieu, mais peut-être aussi à un sourd d’avoir une idée du son ou à un aveugle l’idée de couleur8. Pour Descartes, les qualités 8 Il semble y avoir une hésitation — et/ ou une évolution — chez Descartes. C’est pourquoi nous voulons nuancer l’affirmation de B. Virole selon laquelle « Pour Descartes, la connaissance de Dieu est indépendante de l’expérience perceptive. Dès lors, sourds et aveugles devraient avoir respectivement les idées du son et celles de la couleur » (Virole, 2006, p. 16) — ainsi d’ailleurs que l’inférence réalisée entre les deux types d’idées. En effet, dans les Méditations, Descartes ne place pas les idées de son et de couleur au rang des idées « claires et distinctes » comme le sont les idées innées : « Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, le froid, et les autres qualités qui tombent sous l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même si elles sont véritables, ou fausses et seulement apparentes (…) Par exemple, les idées que j’ai du froid et de la chaleur sont si peu claires et si peu distinctes (…) » (Méditation troisième, §19, PUF Quadrige 1986, p. 66). Par contre, un élément des Cinquièmes Réponses aux objections ouvre une brèche, semblant laisser plutôt la question sur une aporie : « vous voulez y ajouter cette autre [objection], à savoir, pourquoi donc dans un aveugle-né n’y a-t-il point d’idée de la couleur, ou, dans un sourd, des sons et de la voix ? (…) comment savez-vous que dans un aveugle-né il n’y a aucune idée des couleurs ? Vu que parfois nous expérimentons qu’encore bien que nous ayons les yeux fermés il s’excite néanmoins en nous des sentiments de couleur et de lumière ; et, quoiqu’on vous accordât ce que vous dites, celui qui nierait l’existence des choses matérielles n’aurait-il pas aussi bonne raison de dire qu’un aveugle-né n’a point les idées des couleurs, parce que son esprit est privé de la faculté de les former que vous en avez de dire qu’il n’en a point les idées parce qu’il est privé de la vue » (Cinquièmes réponses, §519, Puf Quadrige 1986, p. 237). L’exemple de la cire que l’on ne peut connaître par les sens mais seulement par son idée car son aspect change selon la température (Deuxième méditation) peut servir à défendre le fait de posséder une idée du son ou de la couleur sans l’expérimenter par les sens. A. Benvenuto précise que « pour Descartes, en lieu et place des sens (s’ils venaient à manquer), c’est la faculté de penser qui formerait de telles idées, des idées qui ne sont autres que des germes de connaissance semés par Dieu en l’homme en état de « pureté » et c’est à l’homme qu’il revient de

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habituellement attribuées aux corps du monde sont uniquement dans notre esprit : « l’inclination naturelle nous [fait] imaginer les corps comme semblables à ce que le sensible nous offre, autrement dit comme possédant chaleur, odeur ou couleur. Ces qualités n’appartiennent, en réalité, qu’à notre conscience, et donc à notre esprit » (Alquié, 2016). Il peut donc s’agir d’idées sensibles ou adventices, qui ne sont pas nécessairement « claires et distinctes », comme le sont les idées innées. La pensée de Descartes, et surtout son approfondissement, vont donner lieu à tout un mouvement de pensée autour du rôle des sens dans le développement de l’entendement — mais aussi quant au rôle du langage dans ce développement. 8.2.2 L’empirisme lockéen Locke et les philosophes empiristes affirment, au contraire des cartésiens, la nécessité des apports sensoriels pour accéder à la connaissance. Ils puisent à l’idée aristotélicienne selon laquelle « rien n’est dans l’entendement qui ne fut d’abord dans les sens »9. Si les sens sont responsables de fournir le contenu de l’entendement et si un sens défaillant ne remplit pas son rôle, les informations qu’il ne fournit pas sont irrémédiablement perdues, ainsi que l’exprime Locke : « Et si les organes ou nerfs, qui après avoir reçu ces impressions de dehors, les portent au cerveau qui est, pour ainsi dire, la chambre d’audience où elles se présentent à l’âme pour y produire différentes sensations, si, dis-je, quelques-uns de ces organes viennent à être détraqués, en sorte qu’ils ne puissent point exercer leur fonction, ces sensations ne sauraient y être admises par quelque fausse-porte : elles ne peuvent plus se présenter à l’entendement et en être aperçues par aucune autre voie » (Locke, 1690, p. 78).

Dans cette interprétation du rôle donné aux sens, et en particulier à chaque sens dans la conception lockéenne, il devient impossible pour les sourds et les aveugles d’avoir un accès entier au monde et même à l’entendement, puisqu’il manquera toujours une part des sensations et donc des informations. Ceci pourrait cependant être remis en question s’il s’avérait que les sourds et les aveugles « arrivent à avoir des idées claires des choses qui ne sont perçues que par ces organes des sens [défaillants] » (Virole, 2006, développer les facultés génératrices de connaissance à partir de ces germes » (Benvenuto, 2009, p. 59). 9 Selon la formule traduite de la reprise par Saint Thomas d’Aquin de la théorie aristotélicienne : « Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu » (Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae De veritate, 1256-59, q. 2, a. 3, arg. 19).

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p. 17). Comment parvenir à démontrer cet état des choses ? Il faut envisager que le contenu de l’entendement ne soit pas déterminé de façon stricte par les sens, et en tout cas pas dans une vision fragmentée des apports sensoriels. L’interrogation sur les sourds et les aveugles joue là un rôle déterminant dans l’évolution de la pensée, au tournant des 17e et 18e siècles. « Le problème de la connaissance chez les sourds et les aveugles se résume au début du siècle des Lumières à une alternative entre le retour à la pensée cartésienne du siècle précédent ou l’acceptation que la connaissance pourrait être dégagée d’une dépendance univoque des sens » (Virole, 2006, p. 18).

Comment envisager cette deuxième hypothèse ? 8.2.3 L’empirisme français et la suppléance sensorielle Ainsi, à la suite de Locke et en réponse à sa conception de la relation entre les sens et l’entendement, se développe sur le continent au 18e s. une pensée qui tente de penser « l’épineux problème de savoir comment un individu à qui manque l’exercice d’un sens pourrait parvenir à comprendre les mêmes concepts qu’une personne en possession de tous ses sens » (Seigel, 1969, p. 107 – nous traduisons). Nous nous trouvons bien au cœur du débat qui agite l’histoire des sourds depuis plus de deux millénaires. Il s’agit d’envisager la façon dont les autres sens peuvent pallier un sens défaillant, ou tout au moins porter à l’esprit les éléments qui ne le sont pas par le sens manquant. Se fait jour alors l’idée de suppléance sensorielle : « le sensualisme français se distinguera de l’empirisme anglais par la place laissée à la suppléance sensorielle comme processus de connaissance » (Virole, 2006, p. 18). Voyons comment la suppléance sensorielle vient à la pensée en ce milieu du 18e siècle, avant d’envisager l’influence mutuelle de la philosophie et de l’éducation des sourds dans cette évolution des idées. 8.2.3.1 L’idée de suppléance sensorielle La notion de suppléance sensorielle se trouve bien décrite dans ce passage de l’Histoire Naturelle de Buffon en 1749 : « Il seroit cependant très possible de communiquer aux sourds ces idées qui leur manquent, et même de leur donner des notions exactes et précises des choses abstraites et générales par des signes et par l’écriture ; un sourd de naissance pourroit avec le temps et des secours assidus lire et comprendre tout ce qui seroit écrit, et par conséquent écrire lui-même et se faire entendre sur les choses même les plus compliquées ; il y en a, dit-on, dont

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on a suivi l’éducation avec assez de soin pour les amener à un point plus difficile encore, qui est de comprendre le sens des paroles par le mouvement des lèvres de ceux qui les prononcent, rien ne prouveroit mieux combien les sens se ressemblent au fond, et jusqu’à quel point ils peuvent se suppléer » (Buffon, 1749).

Buffon ne sera pas le seul à voir sa pensée inspirée par des contacts avec des pédagogues d’enfants sourds. Il conçoit la façon d’accéder, par d’autres voies sensorielles, à la compréhension et l’expression de choses, même abstraites ; car les idées qui ne parviennent pas à l’entendement par la voie auditive peuvent être transmises par d’autres voies. A la suite de Locke, Condillac rejette « toute doctrine de l’innéité et s’efforc(e) de montrer que toutes nos connaissances viennent de l’expérience. Toutefois, il se distinguait déjà du philosophe anglais en ce qu’il attribuait une plus grande importance au langage, à l’emploi des signes, dans la formation de nos idées » (Condillac, 1754, Notice par Armand Cuvillier (1938), p. 6). Dans le Traité des Sensations, paru en 1754, Condillac imagine une statue « organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idée. Nous supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettait l’usage d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix » (p. 38). Il lui donne ainsi tour à tour l’usage d’un des cinq sens en imaginant ce que peut donner cet accès au monde, et il commence par l’odorat, qu’il juge « contribuer le moins aux connaissances de l’esprit humain » (p. 38). Condillac envisage ainsi ce que serait un homme « borné au sens de l’odorat » quant à ses première connaissances, ses opérations de l’entendement, ses désirs, passions, ou idées, même son sommeil et les songes, et enfin sa personnalité (son « moi »). Il en conclut « qu’avec un seul sens l’entendement a autant de facultés qu’avec les cinq réunis » (p. 70) : il faut préciser qu’il parle des facultés internes à l’esprit humain, sans que n’existe encore l’idée d’un monde extérieur, qui ne peut être donnée que par le toucher (p. 80). Pour Condillac, un homme qui aurait des sensations en provenance d’un seul sens est donc capable de penser, même si « la réunion de la vue, de l’odorat, de l’ouïe et du goût augmente le nombre des manières d’être de notre statue : la chaîne de ses idées en est plus étendue et plus variée : les objets de son attention, de ses désirs et de sa jouissance se multiplient » (p. 90). Il réalise la même opération avec les autres sens, soit pris seuls, soit par deux ou trois. A l’occasion de l’examen de ce que serait la statue dotée uniquement de la vue, il précise que « nos sensations ne sont pas les qualités mêmes des objets, et qu’au contraire elles ne sont que des modifications de notre âme. (…) nous n’apercevons rien qu’en nous-mêmes » (p. 79).

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Il y a plusieurs sources probables à l’idée de Condillac dans la fiction de la statue (Condillac, 1754, Notice par Armand Cuvillier (1938), p. 9) : citons ici uniquement Diderot qui, dans sa Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, évoque l’idée « de décomposer, pour ainsi dire, un homme et de considérer ce qu’il tient de chacun des sens qu’il possède » (Diderot, 1751, p. 94-95). Cette Lettre de Diderot est classiquement citée ou évoquée dans les travaux historiques sur les sourds, alors qu’elle est mineure dans l’ensemble de son œuvre — en particulier beaucoup moins connue que la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, de 1749. Nous ne l’évoquons pas plus longuement ici car elle répond peu à ce qui fait notre question ici, à savoir le rôle des sens et du langage dans le développement de la pensée10. En effet, Diderot y est plutôt préoccupé de questions concernant les liens entre grammaire et esthétique : il écrit à cette époque l’article Beau de l’Encyclopédie, et sa Lettre prend place dans le débat sur les inversions syntaxiques11, rejoignant ainsi la question de la langue primitive, qui a souvent fait appel aux sourds. Une autre notion concernant la suppléance était déjà mentionnée dans un texte de La Mettrie (1709-1751) paru en 1748 : c’est non seulement le fait que les informations peuvent parvenir à l’entendement par une autre voie sensorielle mais également le développement plus important de la voie sensorielle de suppléance. « Vous savez par le livre d’Amman (…) tous les prodiges qu’il a su opérer sur les sourds de naissance, dans les yeux desquels il a, comme il le fait entendre lui-même, trouvé des oreilles, et en combien peu de temps enfin il leur a appris à entendre, parler, lire et écrire. Je veux que les yeux d’un sourd voient plus clair et soient plus intelligents que s’ils ne l’étaient pas, par la raison que la perte d’un membre ou d’un sens peut augmenter la force ou la pénétration d’un autre » (La Mettrie, 1748, cité par Virole, 2000, p. 17).

Nous avons vu comment cette notion est aujourd’hui évoquée par le terme « compensation ». Il faut rappeler qu’il s’agit d’une utilisation renforcée des possibilités offertes par le sens qui supplée plus que du 10 Nous renvoyons le lecteur intéressé au commentaire de cette Lettre à Virole, 2006, Benvenuto, 2009, p. 47-79 et pour une étude très détaillée de la Lettre et de la problématique ici traitée à Grisvard-Giard, 1995. 11 « Diderot reprend, en faisant appel à la figure du sourd, la question des inversions syntaxiques pour étudier le lien entre l’origine des idées et les signes destinés à les représenter. (…) Le sourd et muet de Diderot montre que les gestes expriment les idées et permettent de les connaître avec la même aisance que la langue vocale des entendants » (Benvenuto, 2009, p. 15).

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développement majoré d’un organe. M. Villechevrolle fait remarquer que « l’idée de compensation a été particulièrement dé-favorable aux sourds » (2015, p. 173) au 18e siècle, car les découvertes des illusions d’optique disqualifient la vue, qui est considérée bien moins fiable que l’audition. Dès lors, tant l’absence d’audition, seul sens indépendant, que le renforcement de la vue induisent les sourds en erreur. 8.2.3.2 Philosophie et pédagogie La pensée des philosophes français du 18e siècle s’appuie certes sur celle de leurs prédécesseurs, mais également sur les expériences des pédagogues d’enfants sourds, tel qu’on vient de le lire chez Buffon et La Mettrie — et c’est le cas pour d’autres. Cet apport des essais pédagogiques est crucial : « dans la distinction entre ces deux grandes écoles philosophiques [empirisme anglais / sensualisme français], l’éducation des sourds a joué un grand rôle » (Virole, 2006, p. 17). R. Ehrsam va dans le même sens en parlant de « l’influence déterminante des méthodes des premiers éducateurs des sourds et muets au siècle des Lumières » (Ehrsam, 2012, p. 656). Il évoque en particulier Amman (1669-1724), médecin suisse en Hollande, Samuel Heinicke (1727-1790) en Allemagne et l’abbé de l’Epée (1712-1789) en France. Le premier découvrit la lecture labiale12 et s’employa à apprendre aux sourds à parler en lisant sur les lèvres et en percevant les mouvements des organes vocaux par le toucher. Heinicke se situe dans le sillage d’Amman, visant une maîtrise technique du langage oral et la démutisation des sourds. L’abbé de l’Épée adopte une méthodologie différente en utilisant les signes dans l’éducation des sourds, même s’il veut également leur apprendre à parler. Il ne s’agit pas seulement d’une question de méthodes, les conceptions qui les sous-tendent sont différentes : la figure de cet éducateur — et rassembleur13 — d’enfants sourds est particulièrement 12 Il « raconte que sa méthode lui est venue comme une révélation, devant un miroir. Observant les mouvements de sa bouche et de sa langue, il découvre que la variété des sons « est due aux mouvements divers de certains organes », et que ces mouvements « sont susceptibles d’être saisis à la simple vue » (Amman, Dissertatio de loquela, 1700) (Ehrsam, 2012, p. 657). 13 On trouve des traces d’éducation d’enfants sourds dès le 16e siècle dans plusieurs pays européens — Espagne, Italie, Allemagne, Hollande — mais il s’agit en général de précepteurs intervenant pour l’un ou l’autre enfant de famille aisée. L’abbé de l’Épée est l’un des premiers à rassembler des enfants, de milieux divers, dans le but de leur donner accès à une éducation et à un métier afin de « rendre totalement les sourds et muets à la société » (de l’Epée, Charles-Michel, Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques, Paris : Nyon l’Aîné, 1776, p. 36). A partir de l’accueil chez lui d’enfants sourds, se crée l’Institut des Jeunes sourds de Paris. La figure de l’abbé comporte un côté

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intéressante pour montrer l’influence de la pédagogie sur les philosophes mais également le rôle de l’histoire des idées sur la pédagogie. En effet, Seigel (1969) fait le constat de différences importantes entre la France et l’Angleterre à la fin du 18e siècle, en termes d’éducation des sourds. Il attribue ce fait au « climat historique et intellectuel » (p. 99) propre à chaque pays, malgré les échanges entre les philosophes des deux pays (p. 96). Pour lui, « En France, pendant le siècle des Lumières, l’esprit philosophique14 a entraîné une série d’activités intellectuelles qui ont éclairé la seconde moitié du siècle : cet esprit a donné lieu à de nouveaux concepts et théories en relation avec le problème du langage et de sa transmission, de nouvelles spéculations épistémologiques à propos de ces infortunés privés d’une partie de leurs sens, à savoir les sourds et les aveugles. En Angleterre, au contraire, le zèle religieux, le conservatisme politique, une philosophie sociale stéréotypée, et une méthodologie de l’éducation principalement utilitaire a inhibé la pensée créative et spéculative qui aurait pu émerger là » (Seigel, 1969, p. 96 – nous traduisons).

Alors que le pédagogue anglais Wallis (1616-1703, précurseur de l’éducation des sourds en Angleterre) avait déjà suggéré en 1670 que les idées puissent être transmises tant par les signes que par les sons, on ne trouve en Angleterre au 18e siècle que « peu d’intérêt pour les sourds et leur culture ; rien de comparable à celui de la France à la même période » (Seigel, 1969, p. 103). Si les pédagogues d’enfants sourds sont le plus souvent, d’un coté comme de l’autre de la Manche, des ecclésiastiques, leur formation diffère : Seigel parle de « réformateurs bien intentionnés mais souvent très mal informés » (p. 97) pour qui l’essentiel est d’apprendre aux sourds à parler pour leur donner accès au texte sacré de la Bible. En France, l’influence de l’abbé de l’Épée sera déterminante — ainsi que dans d’autres pays qui s’inspireront de sa méthode, en particulier les États-Unis. Ses écrits témoignent de sa formation en philosophie et de ce qui a été le moteur de son son engagement dans le rassemblement et l’éducation de jeunes sourds : « La pensée janséniste est le fondement idéologique de son élan et la grammaire de Port-Royal le fondement théorique de l’enseignement qu’il prodigue (…). Héritier de la tradition philosophique du siècle des Lumières, la démarche pédagogique de l’abbé de l’Épée actualise deux des règles de la méthode cartésienne : la mythique dans l’histoire des sourds, sur lequel nous ne reviendrons pas ici : notre but ici est de montrer comment chez lui se condense une intéressante influence des la philosophie de son temps et de la pédagogie des sourds. 14 En français dans le texte.

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règle de division ou d’analyse (…) et la règle d’ordination et de synthèse » (Benvenuto, 2009, p. 106). Comme on peut le voir, l’abbé de l’Épée est bien l’héritier du mouvement philosophique que nous venons de décrire. Pour R. Ehrsam, de l’Épée « propose un système beaucoup plus construit [qu’Amman et Heinicke15], par lequel il s’essaie à une impossible synthèse de Port-Royal et de Condillac » (Ehrsam, 2012, p. 658). L’abbé est au courant du débat autour du rôle des sens dans l’accès à la pensée. Il trouvera en partiulier appui auprès de Condillac pour faire accepter par ses supérieurs ecclésiastiques l’usage de signes visuels pour représenter Dieu et la Trinité (Virole, 2006, p. 24). Avant lui, un autre pédagogue, Jacob Rodrigues Pereire (1715-1780), juif espagnol exilé en France, « n’accepta pas que les sourds représentent Dieu par un attribut visuel. Il devint l’un des plus illustres représentants de cette tentative qui consista à apprendre aux enfants sourds à parler. (…) Rousseau et Diderot le connaissaient et se sont émerveillés de ses résultats dans l’éducation de la parole auprès d’enfants sourds » (Virole, 2006, p. 24-25). Les exemples de Pereire, des éducateurs anglais et de l’abbé de l’Épée montrent combien les moyens peuvent différer dans l’éducation des sourds en fonction des idées qu’ont les pédagogues des capacités des sourds, du rôle du langage et des sens dans la pensée. Ces moyens sont quant à eux déterminants sur l’avenir des sourds et leur place dans la société. 8.2.4 L’articulation du langage et de la pensée Après avoir examiné brièvement le ra conception qu’ont les philosophes de cette époque du rôle des sens dans la genèse de l’entendement, parcourons la façon dont ces mêmes philosophes envisagent le rôle du langage. Cette question, posée à partir de l’histoire des sourds, revient à poser la question suivante : les sourds sont-ils capables de penser, selon les philosophes ? En effet, R. Ehrsam montre que la réponse à cette question dépend étroitement du rôle attribué au langage dans le développement de l’entendement. Il retrace l’évolution qui se déroule de Descartes à Kant dans la conception du rôle du langage dans le développement de l’entendement et les conséquences sur le fait d’accorder aux sourds-muets une capacité de penser pleine et entière. Il met en évidence l’influence du modèle cartésien, où le langage n’est qu’un véhicule de la pensée, sur plusieurs empiristes : le basculement vers une place prépondérante du 15 Ceux-ci visaient surtout une maîtrise technique du langage oral, en fonction du postulat d’Amman de la parole comme présent divin, mais sans autre questionnement, comme on le trouve chez de l’Epée, sur la langue universelle, l’ordre des signes, …

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langage dans la genèse de l’entendement n’intervient que dans l’approfondissement de ce deuxième courant. Cette étude aide à comprendre comment la réflexion sur l’articulation du langage et de la pensée fait passer de la position de Descartes, qui attribue aux sourds une pleine capacité de penser, à celle de Kant pour qui « il est à peine concevable qu’il [le sourd et muet] fasse plus, en parlant, que jouer avec des impressions corporelles sans avoir ni penser de véritables concepts » (Kant, 1986, § 39, p. 1010, ak vii 192-193). La philosophie cartésienne développe un modèle que Raphaël Ehrsam qualifie d’« expressif et communicationnel » (Ehrsam, 2012, p. 645) : sans que Descartes « affirme nettement que nous sommes capables de penser sans le secours de signes […] la balance penche clairement du côté d’une distinction réelle de la pensée et de son expression » (Ehrsam, 2012, p. 645-6). La pensée précède les signes sémiotiques qui ont pour seule fonction d’en être le vecteur. Ces signes peuvent d’ailleurs être sonores ou gestuels, pour Descartes16. La conséquence directe de cette conception est d’admettre que les sourds ont comme tous les êtres humains la capacité de penser : si « la pensée est de soi-même non sonore, non dépendante d’un médium sensible ou d’une trace mémorielle, […] il est donc naturel de l’attribuer intégralement aux sourds » (Ehrsam, 2012, p. 646). Le renversement se trouve plutôt à l’intérieur du courant empiriste, dont un premier versant, tant français qu’anglais, de Locke à Maupertuis, est marqué par la survivance du modèle « expressif-communicationnel » cartésien ; ensuite les réflexions de Locke et de Leibniz y esquissent des ouvertures. Poursuivant le mouvement initié par ces derniers, Buffon et Condillac vont au contraire donner au langage un rôle fondamental dans la genèse et le développement de la pensée : « la révolution condillacienne consiste dans la découverte de la nécessité génétique des supports sémiotiques. La fonction des signes n’est plus seulement l’expression et la communication, elle consiste à rendre possible la plupart des opérations de l’âme auparavant posées comme pure pensée » (Ehrsam, 2012, p. 656). Le langage participe donc à l’élaboration de la pensée, et plus seulement à sa communication : il y est intrinsèquement lié — ce qui peut se traduire sous le terme de « modèle corrélationnel » (Ehrsam, 2012, p. 644). Condillac élabore également l’idée d’un « langage d’action » afin de résoudre le 16 « Les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue » (Descartes, 1963, p. 629, aT vi, 56).

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paradoxe d’une langue conventionnelle17, qui nécessiterait une autre langue pour fonder un accord entre les hommes. Cette notion permet d’envisager une origine du langage qui ne soit « ni entièrement soumise au seul principe d’imitation de la nature, ni totalement issue d’une donation divine » (Virole, 2006, p. 22 en 2004). La pédagogie des sourds a là aussi joué un rôle, montrant l’impossibilité d’apprendre à parler sans une métalangue qui soutient l’apprentissage des significations données aux mots. Jusqu’à ce point de l’évolution des liens entre langage et pensée, seul est considéré le rôle de signes dans la genèse de la pensée, sans que soit considéré le type de signes. Certains penseurs peuvent trouver plus commode l’utilisation de signes visuels ou de signes gestuels, mais ils restent interchangeables dans leur rapport au développement des idées. « C’est seulement chez Kant qu’est produite la première tentative de penser les effets cognitifs spéciaux du support sémiotique oral » (Ehrsam, 2012, p. 662). Pour Kant, l’arbitraire du langage vocal, à savoir l’absence de lien entre la forme du mot et l’objet qu’il désigne, est ce qui seul permet d’accéder à la pensée conceptuelle et à l’universalité. « La forme de l’objet n’est pas donnée par l’ouïe, et les sons du langage ne conduisent pas immédiatement à sa représentation ; cependant pour cette raison, et parce qu’ils ne signifient rien par eux-mêmes, du moins pas sous le rapport des objets (…), ce sont les moyens les plus aptes à désigner les concepts » (Kant, 1986, p. 973-974, ak vii 155). Si Kant refuse d’accorder aux sourds la capacité de penser, c’est parce qu’il ne reconnaît pas à la langue des signes le statut de langage : il s’y trouve selon lui un lien trop étroit entre le signe et l’objet, entre le signifiant et le signifié. Cette proximité empêche l’accès à l’abstraction et à l’universalité (au sens logique du terme) : « une communication par gestes, aussi détaillée et riche soit-elle, ne constitue pas authentiquement un langage, du fait qu’elle ne met en jeu que l’imagination et ne permet pas à l’entendement ou à la raison de s’affranchir des associations sensibles » (Ehrsam, 2012, p. 664). Cette conception kantienne, avec ses erreurs, aura une longue postérité. Une question encore fréquente aujourd’hui, de non initiés à propos de la langue des signes, est de savoir si elle permet l’abstraction. Or il existe bien un arbitraire du signe dans les langues signées, même si elles sont marquées par un caractère iconique18 plus ou moins important selon les signes. 17 Selon certains penseurs, la langue résulte d’une convention entre les humains. Mais comment y parvenir sans langage ? 18 C’est-à-dire un certain degré de rapport entre le signifiant et le signifié. Cet arbitraire est suffisamment illustré par l’existence de différentes langues des signes et l’existence de signes pour des notions abstraites.

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Nous avons vu l’intérêt de la démarche philosophique qui se déroule aux 17e et 18e siècles et qui permet en particulier l’émergence de la notion de suppléance sensorielle, inspirée et confirmée par les essais pédagogiques auprès de sourds. Il nous faut maintenant souligner les difficultés rencontrées par cet exercice de pensée et ses insuffisances. Cela nous mènera à préciser ce qui, encore aujourd’hui, reste problématique dans la façon de penser la perception et qui se trouve mis en évidence par l’expérience des sourds. 8.2.5 Un sourd-muet de convention Si les philosophes de l’âge classique et des Lumières font appel aux sourds pour étayer leur argumentation, il faut préciser qu’il s’agit plutôt d’une certaine figure du sourd, telle que se l’imaginent les philosophes, qui est parfois assez éloignée de la réalité concrète vécue par les sourds eux-mêmes. « Cette centralité de la figure des sourds ne découle certes que rarement d’un intérêt empirique porté au sort effectif (cognitif, politique et social) des particuliers affligés d’un tel handicap : aux côtés des perroquets, des singes et des enfants sauvages, les sourds interviennent dans les théories avant tout comme des personnages conceptuels, destinés à poser certaines difficultés ou à éprouver certains arguments » (Ehrsam, 2012, p. 643).

La figure du sourd constitue une situation-limite, le but est d’éprouver un modèle ; mais celle-ci reste théorique et manque ainsi une bonne part de son rôle. En effet, comment les philosophes pourraient-ils accéder à l’expérience réelle des sourds ? Avec quelle langue, celle de sourds étant si peu connue, les philosophes pourraient-ils interroger les sourds eux-mêmes quant à leur expérience ? La référence aux expériences des pédagogues d’enfants sourds est par contre plus concrète — et sans doute féconde. Elle est facilitée par la mise par écrit par ces pédagogues, entendants et locuteurs d’un langue vocale, de leurs méthodes et résultats, ce qui les rend beaucoup plus accessibles que l’expérience de sourds eux-mêmes. L’écart entre la figure philosophique mise en œuvre et la réalité des sourds suffit à montrer les limites de l’exercice de pensée, voire la possibilité d’invoquer la surdi-mutité pour justifier de modèles (très) différents, tels que ceux des idées innées ou celui du sensualisme. Être conscient de ces limites ne doit pas nous empêcher de saisir la pertinence de certaines intuitions philosophiques qui restent d’actualité. Prenons à titre d’exemple la Lettre sur les sourds et muets de Diderot. Cette Lettre est, comme le précise le titre, à destination de « ceux qui

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entendent et qui parlent » et constitue une interrogation sur le langage et la théorie de la connaissance. Diderot y discute de questions en lien avec l’esthétique et l’ordre des signes dans la langue19. Il commence par mettre en scène un muet de convention : « un entendant qui possède déjà les idées qu’on lui présente et les moyens pour les exprimer. Mais c’est dans ce paradoxe que cette figure devient intéressante. Diderot ne choisit pas un muet ‘de nature’ mais un homme à qui il interdit de parler » (Benvenuto, 2009, p. 70). L’idée est d’examiner dans quel ordre se disposent les signes par rapport aux mots de la langue vocale : « Diderot met en scène le sourd comme la figure philosophique qui interpelle le langage et la théorie de la connaissance au même titre qu’un ‘philosophe’ fictif agissant, dialoguant, discutant » (Benvenuto, 2009, p. 48-49). Diderot est ainsi amené à poser la question de la traduction et pas seulement celle de la langue originaire. Et « c’est finalement en raison de problèmes de traduction qu’il renonce à sa fiction » (Benvenuto, 2009, p. 71). Dans un second temps, il recourt à la figure du sourd muet de naissance en argumentant qu’« un sourd et muet de naissance est sans préjugé sur la manière de communiquer la pensée ; que les inversions n’ont point passé d’une autre langue dans la sienne ; que s’il en emploie, c’est la nature seule qui les lui suggère » (Diderot, 1751, p. 96). Selon A. Benvenuto, le but de Diderot est de montrer que la diversité de la nature humaine se situe non pas dans un ordre et une continuité mais plutôt dans l’hétérogénéité : « L’universalisme de Diderot ne repose pas sur une raison première qui donnerait l’unité au genre humain mais sur une conception multiforme de la nature et de la société qui inscrit l’homme dans des rapports multiples en faisant de l’hétérogénéité l’unité même de l’humain » (Benvenuto, 2009, p. 77). C’est en ce sens que Diderot fait appel dans ses écrits à une série de « figures de la ‘différence’ — le neveu de Rameau, la religieuse, les aveugles, les sourds et muets, le délirant, le sauvage, la femme » (Benvenuto, 2009, p. 49). A partir de la déstabilisation provoquée par la différence, Diderot cherche à interroger la nature humaine, le rapport à la nature ou à la société. C’est le sens du projet annoncé dans la Lettre sur les aveugles, et qu’il prolongera dans sa Lettre sur les sourds et muets : 19 Sa lettre est une réponse à l’abbé Batteux, qui avait publié en 1748 des Lettres sur la phrase française comparée avec la phrase latine et pris position dans la querelle des inversions. Plus profondément, « La théorie de l’esthétique de Batteux est une conception naturaliste articulée autour de la notion d’imitation… (…). C’est (…) contre cette conception de l’esthétique ramenée à la mise au travail dans la multiplicité des arts d’un seul principe de Mimesis que Diderot va s’élever en cherchant dans l’anatomie métaphysique naturelle des déficiences sensorielles de nouvelles lumières » (Virole, 2006, p. 21).

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« On cherche à restituer la vue à des aveugles-nés ; mais si l’on y regardait de plus près, on trouverait, je crois, qu’il y a bien autant à profiter pour la philosophie, en questionnant un aveugle de bon sens. On en apprendrait comment les choses se passent en lui ; on les comparerait avec la manière dont elles se passent en nous ; et l’on tirerait peut-être de cette comparaison, la solution des difficultés qui rendent la théorie de la vision et des sens si embarrassée et si incertaine » (Diderot, 1749, p. 65).

L’intuition de Diderot présente toujours, selon nous, une pertinence pour qui s’intéresse à la question de la perception. La réalité du vécu des sourds mérite de s’y arrêter avant de vouloir la rapprocher de la moyenne de la population, afin d’interpeller notre compréhension de la perception. La champ de la surdité a, à quelques exceptions près, quitté le champ de la philosophie, mais cette interrogation peut se poursuivre dans les domaines de l’anthropologie, des sciences cognitives, de l’éducation et de la ré-éducation, comme nous le voyons au fil de ce travail. La surdité nous a donné un angle d’approche pour revisiter l’évolution sur un peu plus de deux siècles des idées concernant les rôles du langage et des sens dans la genèse de l’entendement. Nous avons évoqué comment ces conceptions ont des liens étroits avec l’histoire et l’éducation des sourds. La figure du sourd disparaît ensuite presque totalement des préoccupations de la philosophie, mais les idées débattues aux 17e et 18e siècles continuent à irriguer la façon de penser le rapport aux sens et le déficit sensoriel dans la suite de l’histoire. Voyons maintenant quelles sont les difficultés posées par les sourds à la conceptualisation de la perception, encore aujourd’hui. 8.3 Apories de la perception révélées par les sourds Aujourd’hui encore la réalité des sourds peut interpeller notre conception de la perception, en en indiquant les limites, ouvrant ainsi la voie à la recherche et à une compréhension plus fine. Cette interpellation trouve un renouveau à travers les changements majeurs intervenus dans le domaine de la surdité depuis l’avènement de l’implant cochléaire (dans les années 1990 – cf. § 3.3.2, p. 97). L’implantation cochléaire a modifié en profondeur la médecine de la surdité ainsi que la vie de nombreux sourds et de familles d’enfants sourds. Elle constitue une réalité intéressante sur le plan de la compréhension des mécanismes perceptifs en jeu dans la surdité ainsi que dans d’autres situations de déficit sensoriel ou, plus largement, chez tout être humain, sans cesse en adaptation par

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rapport au milieu où il se trouve. Elle exemplifie le fait que les progrès techniques constituent une opportunité de pousser plus loin notre compréhension des capacités du vivant humain20. Nous avons vu que le questionnement sur la perception est ancien dans l’histoire de la philosophie. Relevant actuellement plus de la psychologie, des neurosciences ou de l’ingénierie biomédicale, il est cependant encore présent dans le questionnement philosophique, en particulier par la phénoménologie — où n’apparaît cependant pas la figure du sourd21. B. Virole montre que « la clinique des implants cochléaires est une clinique de la perception. Sa compréhension engage la problématique de la psychologie de la perception » (Virole, 2009, p. 81). Les domaines actuellement concernés par une conceptualisation de la perception gagneraient à se pencher sur la réalité de la surdité — en tant que telle et pas seulement pour augmenter l’efficacité de la correction auditive — en incluant les aspects techniques qui révèlent aujourd’hui de nouvelles dimensions. B. Virole synthétise au chapitre 8 de son livre Surdité et sciences humaines (2009) les questions posées par les sourds à notre conception de la perception, en particulier depuis l’implantation cochléaire22. La distinction qu’il y présente de deux conceptions paradigmatiques de la perception constitue une base de réflexion intéressante pour notre propos. Nous exposons ici la distinction entre les deux paradigmes (§ 8.3.1), les limites du premier, révélées par la clinique de l’implant cochléaire (§ 8.3.2) et un questionnement sur la prégnance de ce premier paradigme (§ 8.3.3). Le deuxième paradigme sera approfondi au paragraphe 9.1, où nous convoquerons également d’autres auteurs contemporains ayant examiné la question de la perception (en particulier phénoménologues, neurophénoménologues et neuroscientifiques).

20 Ch. Lenay, qui nous aidera ci-après à comprendre la notion d’enaction, utilise dans la situation de perception où intervient un procédé technique : « nous verrons comment [les dispositifs techniques] peuvent jouer le rôle de prisme pour décomposer les conditions de l’expérience perceptive (suppléance perceptive). Nous commencerons ainsi par décrire quelques situations expérimentales de perception prothétisée qui serviront à exemplifier et justifier les positions théoriques, épistémologiques et méthodologiques présentées » (Lenay, 2006, p. 1). 21 M. Merleau-Ponty donne de nombreux exemples concernant la vue et le toucher, et nous puiserons plus loin aux travaux de R. Barbaras et surtout de F. Varela. 22 La conjonction d’un travail de psychologie clinique avec des sourds (en langue des signes) avec des connaissances en sciences du langage et en histoire des idées donne à B. Virole un regard particulièrement aiguisé sur la situation des sourds et les enjeux qu’elle met en évidence.

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8.3.1 Deux paradigmes de la perception Tout en reconnaissant qu’il existe un large spectre des théories de la perception, B. Virole distingue deux paradigmes historiques dans la psychologie de la perception, qu’il nomme paradigme ascendant et paradigme holistique. « Pour le paradigme ‘ascendant’, qui prend source dans la philosophie sensualiste des encyclopédistes, l’appréhension perceptive du monde se réalise par la concaténation des sensations issues des captations effectuées par les organes sensoriels. Le produit de cette opération est l’objet d’une synthèse (…). Contrairement au premier paradigme, centré sur la réception, la transduction et le codage, le point de vue du second paradigme est centré sur la perception en situation concrète et sur l’intégration des données des sens à l’expérience de vie. Sa méthode n’est pas la réduction neurophysiologique mais la compréhension (par empathie, écoute participative, associations libres et épochè) » (Virole, 2009, p. 82 et 84).

Le but de B. Virole, en caractérisant ces paradigmes, est de mettre en évidence une « distinction fondamentale »23 et de défendre « une conception de la perception centrée sur le sens et non sur la réduction au signal » (Virole, 2009, p. 104). Ce déplacement est rendu nécessaire par les insuffisances du paradigme ascendant, qui est actuellement dominant dans le domaine technique lié à la surdité (appareillage et implantation) et dans la population générale24. En effet, ce paradigme a montré une grande efficacité pratique en expliquant le transfert d’informations recueillies par les capteurs sensoriels où elles sont encodées, et « ensuite véhiculées, selon une voie ascendante (bottom-up), jusqu’aux assemblées neuronales du cortex où s’effectuent des opérations de décodage » (Virole, 2009, p. 82). Ce modèle rend compte de la perception par l’effet de synthèse au niveau cérébral des informations perçues en périphérie et transmises par les voies nerveuses. Son efficacité pratique, sa simplicité et le fait qu’il permet d’expliquer des faits observables au niveau physiologique lui donnent une place de choix. Il présente cependant des limites qu’il convient maintenant d’examiner et qui sont importantes lorsque l’on s’intéresse par exemple à la clinique de l’implant cochléaire. 23 Il ne précise pas d’emblée cette distinction, que nous pouvons cependant situer dans l’opposition entre réduction et sommation d’un côté versus compréhension globale de l’autre. 24 Dans les milieux scientifiques, une perspective plus globale et intégrée est par contre présente depuis longtemps, et les effets top-down, par exemple, sont de mieux en mieux connus.

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8.3.2 Les limites du paradigme ascendant Dans le premier paradigme, la perception est comprise comme intégration d’informations : les sensations, encodées dans les capteurs sensoriels, sont acheminées jusqu’au cerveau, où elles sont décodées puis intégrées les unes aux autres pour établir une représentation d’un objet ou d’une phénomène mondain. Le trajet de type bottom-up justifie le titre de paradigme ascendant, le cerveau étant placé au sommet. L’efficacité pratique caractérise ce type de modèle, et c’est est en particulier le cas pour les découvertes en psychophysiologie sensorielle. Le paradigme ascendant peut être qualifié de « consistant sur le plan scientifique [car il permet] l’explicitation des faits observables dans les substrats (corrélats électrophysiologiques des sensations primaires) » (Virole, 2009, p. 83). Il permet par exemple d’expliquer le modus operandi de la transformation de la vibration d’un objet en stimulation du nerf du tact, ou la transmission et la transformation d’un son depuis l’extérieur de l’oreille jusqu’aux aires auditives primaires. Dans une visée scientifique, ce modèle vise à l’objectivation, et prend principalement — voire uniquement — en compte les éléments observables et / ou mesurables, ce qui participe également à son efficacité. Cependant, plusieurs problèmes se posent. Tout d’abord, la notion d’encodage et de décodage des sensations perceptives suppose un code : « Mais d’où vient le code, comment l’interpréteur l’a-t-il appris ? Qui interprète le code à l’intérieur de l’interpréteur ? » (Virole, 2009, p. 82). De plus, le paradigme ascendant ne peut rendre compte de certains phénomènes observés dans la perception, en particulier les illusions perceptives en vision25, les effets de primauté de source en audition26 ou le phénomène de constance perceptive27. De même, il persiste des faits dans la clinique des

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Par exemple, les figures de Muller-Lyer, où le sens des flèches modifie l’impres-

sion de longueur d’un segment de droite. 26 « En situation binaurale, la perception auditive privilégie la source sonore qui a été la première localisées (effet de préséance). Lorsqu’un même signal est émis par deux ou plusieurs sources, avec un léger décalage temporel entre les sources, l’oreille fusionne l’ensemble, ne perçoit qu’un signal et le localise dans la direction de la source alimentée la première (effet de Cremer, 1948, et effet de Haas, 1951 » (Virole, 2009, p. 83, citant Botte et al., Psychoacoustique et perception auditive, Inserm / CFA/CNT, 1988). 27 Est désignée sous ce terme le fait que « dans un monde en perpétuel mouvement, la perception établit des structures invariantes. Comment cette extraction d’invariance peut-elle se réaliser en l’absence d’un savoir préconçu sur l’objet [puisque le paradigme ascendant] présuppose que toute perception résulte exclusivement d’une agrégation d’éléments minimaux venus de la périphérie des sens » (Virole, 2009, p. 83).

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implants « qui nous mettent devant une exigence de réflexion » (Virole, 2009, p. 90) : quatre faits particulièrement significatifs sont relevés. — Le décalage observé entre une stimulation cochléaire de qualité sur le plan sonore et les difficultés persistantes du sujet dans l’adaptation à la vie quotidienne (Virole, 2009, p. 90). — « L’hiatus important entre les résultats de tests vocaux (intelligibilité, discrimination) et la compréhension du langage oral en situation, même dans le calme » (Virole, 2009, p. 90). — Le fait que certains sujets implantés ne peuvent comprendre la parole que lorsqu’elle est « émise par une personne particulière dont (ils sont) habitués à la voix » (Virole, 2009, p. 91), ce qui contrevient à l’une des propriétés de compréhension de la parole, qui est la possibilité de s’adapter à une transposition du fondamental de la voix dans différentes fréquences. — Le fait que des enfants sourds profonds congénitaux implantés souhaitent garder leur implant alors qu’ils ne parlent pas et que leur niveau de compréhension reste très fragmentaire. « Comment comprendre ce paradoxe d’un implant, conçu selon le dogme de la préférence verbale, qui ne donne pas de résultats tangibles en parole et qui pourtant reste investi par l’enfant ? » (Virole, 2009, p. 91). Ces faits révèlent une « complexité de la perception qui ne peut pas se réduire à une simple ‘intégration’ du signal mais qui renvoie à l’adaptation globale du sujet au monde » (Virole, 2009, p. 91). Avant d’envisager une autre façon de concevoir la perception qui puisse répondre à ces limites, il importe de se laisser interpeller par le fait que ce paradigme reste dominant, en particulier dans le domaine du handicap et des implantations cochléaires. 8.3.3 Pourquoi le paradigme ascendant est-il dominant ? Le premier paradigme, ascendant, concevant une sommation centrale des informations reçues à travers les différents sens, correspond sans doute à la vision la plus commune de la perception dans la population générale. Il plonge ses racines dans l’histoire, en particulier dans la philosophie sensualiste, et on le retrouve dans les connaissances vulgarisées du corps humain conçu comme une machine ou un ordinateur. Examinons certains éléments qui peuvent expliquer cette prépondérance. 8.3.3.1 Réductionnisme « Dans le domaine des implantations cochléaires, le premier paradigme (ascendant) règne en maître absolu. La première raison a trait à la nécessité

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du réductionnisme lorsqu’on veut stimuler les mécanismes physiologiques associés à la perception » (Virole, 2009, p. 85).

La réduction d’un phénomène ou d’un vivant est une façon de comprendre sa réalité complexe en la décomposant en composants plus simples (démarche d’analyse). De plus, « le réductionnisme tend à dériver le supérieur (le conscient, le vital) de l’inférieur (le physico-chimique). N’attribuant de réalité qu’aux constituants les plus petits de l’univers et interprétant les niveaux d’organisation supérieurs en termes des inférieurs, il apparaît comme un aspect du matérialisme » (Largeault, 2016). L’objectif visé se situe dans la compréhension mais aussi dans l’action sur ce phénomène ou ce vivant. Dans le domaine médical, par exemple, la réduction du sujet humain à un corps compris comme une machine a permis l’intervention sur ce corps, en particulier dans la dissection (visée de connaissance) puis dans la chirurgie (visée d’action). Cette réduction a été rendue possible, au cours de l’histoire, par la distinction de l’âme et du corps, une conception de l’être humain comme un individu, et une conception du corps qui le distingue de la personne, qui le sépare du cosmos et des autres (Le Breton, 2011, p. 20 sq.). Si cette réduction a tout sens dans une visée pratique en un premier temps, elle a des conséquences sur la compréhension précise de la réalité en jeu, et donc in fine également dans les résultats obtenus sur le plan opérationnel. Ceci doit se comprendre en tenant compte d’au moins deux dimensions mises de côté par l’analyse : la complexité et la subjectivité. La complexité d’un organisme vivant ne peut être saisie par la seule sommation des parties qui la constituent ; un organisme vivant est plus que le bon fonctionnement de chacun des organes qui le constituent. D’autre part, la subjectivité doit être prise en compte chez un être humain réflexif : sa compréhension comme machinerie, même très sophistiquée, se heurte à des impasses (mises en évidence, par exemple, en médecine psycho-somatique). 8.3.3.2 Pragmatisme et utilitarisme B. Virole relève un autre type de raisons qui peuvent contribuer à comprendre l’empreinte dominante du premier paradigme : elles relèvent de l’épistémologie des sciences. « Les pionniers des implants sont des chirurgiens ORL, peu au fait — et ce n’est pas là une critique ad hominem — de la problématique ‘psychologique’ de la perception. (…) Les régleurs d’implants cochléaires sont généralement des audioprothésistes, des orthophonistes, des médecins audiophonologistes. Toutes ces professions sont guidées par des contraintes pragmatiques ainsi que des savoirs faire empiriques. Le réglage d’implant est donc une

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technique. En cela, il ouvre à une certaine connaissance partielle du réel mais aussi à sa méconnaissance, en sélectionnant les recettes qui ‘marchent’ et non celles qui permettent de ‘comprendre’. Ainsi, la poussée utilitariste, pragmatique, conditionne le maintien et l’absence d’interrogations critiques sur la validité du paradigme dominant, dévoilant ainsi les effets d’un des obstacles épistémologiques majeurs, découverts par Gaston Bachelard, celui de l’utilitaire28 » (Virole, 2009, p. 89).

La visée pragmatique d’un modèle réductionniste et objectivant en constitue à la fois le succès et les limites. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le paradigme ascendant de la perception, ses succès dans l’implantation cochléaire et les limites aujourd’hui mises en évidence. L’implant permet d’atteindre des résultats inédits en matière d’accès au monde sonore, mais il ne règle pas pour autant toutes les problématiques liées à la surdité : il ne suffit pas d’entendre des sons pour comprendre des paroles, pour appréhender des discours de personnes différentes, pour permettre l’expression dans une langue vocale, pour accéder à des savoirs et viser une intégration dans un monde qui utilise massivement la modalité auditivo-vocale. 8.3.3.3 Recherche d’un fondement Si l’on veut chercher plus loin encore les raisons de cette domination du premier paradigme, on peut interroger la volonté d’objectivation dans ses motivations : le pragmatisme est une réponse seulement partielle selon nous. Francisco Varela emprunte à Richard Bernstein le terme d’« angoisse cartésienne »29 pour qualifier la recherche d’un fondement sûr à notre connaissance : « C’est sous la forme d’un dilemme que l’angoisse s’exprime le mieux : soit notre connaissance possède un fondement fixe et stable, un point d’où elle part, où elle s’établit et repose, soit nous ne pouvons échapper à une sorte d’obscurité, de chaos et de confusion. Ou bien il y a un sol ou fondement absolu, ou bien tout s’écroule » (Varela et al., 1993, p. 201).

Ce fondement fixe et stable est recherché soit à l’intérieur du sujet, comme le fait Descartes avec le cogito ; soit à l’extérieur du sujet, en supposant un monde pré-donné existant avant toute intention de connaissance (réalisme) : la cognition devient alors une activité de représentation d’un monde existant en dehors de nous (caractéristique du cognitivisme). 28 Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance, 1938, J. Vrin, 1993. (p. 82). « Tout pragmatisme, par le seul fait qu’il est une pensée mutilée, s’exagère fatalement » (p. 91). 29 Varela, Thompson, & Rosch, 1993, p. 201, citant Bernstein, R., 1983, Beyond objectivism and realism : science, hermeneutics and praxis, 3e partie.

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La perception constitue une dimension de la cognition, tout comme le langage et d’autres activités (Varela et al., 1993, p. 192) et entre dès lors dans le même cadre de pensée, insuffisant pour Varela, dans une logique de représentation. Cet auteur propose une autre voie : « Dans le langage de la phénoménologie (…) l’absence de fondement est la condition même du monde richement tissé et de l’interdépendance bigarrée de l’expérience humaine. (…) l’absence de fondement se révèle dans la cognition comme ‘sens commun’, c’est-à-dire sous les traits de notre capacité à savoir comment nous frayer une voie dans un monde qui n’est ni fixe ni prédonné, mais continuellement façonné par les types d’action dans lesquelles nous nous engageons. Les sciences cognitives ont résisté à cette approche (…). C’est pourquoi la tendance la plus courante consiste à continuer de traiter la cognition comme une résolution de problèmes dans un domaine de tâches prédonné. Cependant, la plus haute aptitude de la cognition vivante consiste à pouvoir identifier quelles sont les questions pertinentes qui doivent être posées chaque instant, en un processus créatif lui-même soumis à des contraintes à la fois amples et fortes » (Varela et al., 1993, p. 206).

Le lien entre la perception du monde et l’action entreprise, que pointent ici Varela et ses collaborateurs, est une porte d’entrée pour penser la perception dans une perspective plus globale que dans le cadre du paradigme ascendant. En effet, il importe d’envisager une conception de la perception qui permette de répondre aux limites ici relevées : nous examinerons dans le prochain chapitre ce que B. Virole appelle le paradigme holistique de la perception. Ce paradigme permettra d’approfondir la notion de complétude phénoménologique, que nous présentons déjà ici comme une dernière aporie du modèle ascendant. 8.4 La notion de complétude phénoménologique Selon B. Virole, la notion de complétude vient attester de l’insuffisance du paradigme ascendant et plaider en faveur d’une vision holistique de la perception : « le sentiment de complétude vécu par les sourds de naissance atteste de l’organisation holistique de l’expérience vécue et de son harmonie avec l’expérience sensorielle propre de la personne. Le sentiment d’intégrité de soi vécue par les sourds est ainsi une donnée fondamentale de l’adaptation des sourds au monde » (2000, p. 450).

Cette notion qui a provoqué notre interrogation sur la perception dès le début de ce chapitre est maintenant précisée, avec ses apports, et sera interrogée plus en détails au prochain chapitre.

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8.4.1 Description La notion de complétude proposée par B. Virole nous a interpellée car elle a été utilisée par des sourds que nous avons rencontrés. Elle est évoquée à plusieurs reprises dans ses écrits, issue d’une expérience de psychologie clinique de longue date avec des sourds, sans avoir toutefois bénéficié d’un examen théorique approfondi. On y sent la difficulté à sortir des schèmes de pensée habituels à travers des définitions par la négative, telles que « un rapport non déficitaire ». On peut décrire la complétude comme l’expérience subjective d’un rapport plein et entier au monde vécu et exprimé par des sourds, le sentiment éprouvé par eux qu’il ne manque rien à leur expérience du rapport au monde et aux autres, même s’il existe des difficultés de communication. L’affirmation d’un sentiment de complétude interroge le paradigme ascendant car, si la perception est la synthèse d’informations reçues, comment des sourds peuvent-ils affirmer leur rapport au monde comme étant plein et entier ? B. Virole parle également de « complétude phénoménologique » car ce sentiment peut être compris dans « le cadre de la potentialité adaptative du sujet qui a été bien décrite par la phénoménologie de l’expérience vécue et par les travaux des neuropsychologues de l’école gestaltiste qui ont insisté sur le caractère holistique, auto-organisationnel, de l’organisme » (2000, p. 451). Nous verrons comment la phénoménologie et les sciences cognitives contemporaines nous permettent d’argumenter en faveur de cette conception holistique et subjective de la perception (chap. 9). 8.4.2 Intérêts de la notion Le premier apport de la notion de complétude consiste à pouvoir envisager les sourds à partir de leurs capacités et non du manque, offrant une vision beaucoup plus positive de la surdité. C’est à partir de l’expérience perceptive vécue, avec quatre sens et une audition résiduelle pour certains, que se construit l’interaction avec le monde, et non sur base du manque. L’absence d’audition conduit à une configuration perceptive particulière, issue de l’interaction entre les sens présents, le langage, l’action sur le monde… Partir de l’expérience vécue par des sourds permet d’entrer dans une autre compréhension de leur rapport au monde, bien différente d’une perspective « par sous-traction » de ce qui est défini comme la norme majoritaire. Il s’agit donc, et c’est un deuxième aspect, de donner voix au vécu subjectif des sourds, et non à une vision audio-centrée, issue de

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la majorité entendante, dans laquelle les sourds sont toujours dans une position d’infériorité. « Sur le plan subjectif, ce monde est entier, complet et suffisant. Ainsi, la plupart des sourds de naissance déclarent ne pas avoir besoin d’entendre et sont très critiques sur l’apport de techniques de restauration de l’audition. Cela n’est pas dû uniquement à un militantisme de sauvegarde de la communauté des sourds mais, plus profondément, au fait que l’apport d’une perception auditive n’a pas de sens pour eux car ils vivent pleinement leur rapport au monde » (Virole, 2009, p. 69).

D’autre part, elle nous incite à chercher une conceptualisation de la perception qui fasse droit à ce ressenti subjectif, global et non déficitaire : dans quel cadre peut-il être rendu compte d’une expérience subjective de rapport au monde « plein et entier » — ou « juste et suffisant », comme le dit aussi B. Virole —, basée sur une expérience perceptive ? Ce sera l’objet de la première partie du chapitre 9. En effet, la volonté de comprendre ne peut se satisfaire d’explications simples au risque de manquer la spécificité de ce qui est en jeu : « Une première explication tiendrait à dire qu’on ne peut désirer que ce que l’on a déjà connu. Cela est juste mais cela ne rend pas compte de la genèse de ce sentiment de complétude » (Virole, 2009, p. 68). Il s’agit d’aller plus loin dans la possibilité de rendre compte de ce sentiment. Nous pouvons convoquer ici la créativité de l’organisme confronté à un changement dans son milieu intérieur ou dans l’environnement, que nous avons appelé avec Canguilhem normativité (voir chap. 7). En fait, il ne s’agit pas d’un changement mais d’un état marqué par une absence d’audition, donc un donné initial différent de celui de la majorité de la population. 8.4.3 Une notion à interroger La notion de complétude donne une vision positive de la surdité. Tout comme certains ont parlé de retournement du stigmate à propos de la culture sourde, parce qu’elle propose une vision positive de la surdité, devons-nous ici aussi convoquer cette notion ? En effet, « complet » répond de façon symétrique à « déficitaire », autrement dit marqué d’un déficit, d’un manque, donc incomplet. Elle répond également aux termes « compensation » et « suppléance » qui sont convoqués lors de déficits (sensoriels ou moteurs). Mais est-il possible de s’affirmer « complet » ? Ne faut-il pas envisager la perception, la constitution du sentiment de soi et le rapport au monde comme étant, d’une part, marqués par une contingence qui prend des formes variées, et, d’autre part, fondés sur des capacités différentes ?

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CHAPITRE 8

Il s’agirait alors de penser davantage un rapport au monde « juste et suffisant » plutôt que « complet ». Si l’affirmation par des sourds d’une sentiment de complétude fait partie des éléments qui interrogent la conception ascendante de la perception, il nous faut également examiner les enjeux de cette affirmation. Nous envisagerons dans la deuxième partie du chapitre 9 les limites du concept de complétude et les critiques qui peuvent lui être adressées.

Conclusion du chapitre Ce chapitre constitue la première partie de notre interrogation sur la perception. Ce questionnement s’enracine dans l’hiatus entre une perception habituellement conçue, en cas de déficit sensoriel, comme compensation ou suppléance — termes qui soulignent l’approche déficitaire —, et l’affirmation de certains sourds de vivre un rapport au monde « plein et entier » — exprimée par le sentiment de complétude. Faut-il donc parler de compensation ou de complétude dans la perception des sourds ? Le premier terme correspond à une conception ascendante de la perception qui plonge ses racines dans l’histoire : nous avons vu en particulier comment des philosophes des 17e et 18e siècles s’interrogent sur les liens entre les sens et l’entendement. Cette conception perdure aujourd’hui, en particulier dans la clinique de l’implant cochléaire, et nous en avons relevé les forces et les limites. La notion de complétude peut répondre à celle de compensation, mais elle nous semble elle aussi à interroger, ce qui fera l’objet du chapitre suivant, après avoir envisagé de façon détaillée les caractéristiques d’un paradigme holistique de la perception.

CHAPITRE 9

DE LA COMPLÉTUDE À LA FINITUDE : QUAND LA PERCEPTION PERMET UN RAPPORT AU MONDE JUSTE ET SUFFISANT

Résumé Est-il possible de s’affirmer « complet » ? Par rapport à qui ou à quoi cette complétude est-elle définie ? L’utilisation de ce terme dans le chef des sourds n’est-il pas un retournement du stigmate manifestant le refus de la déficience ? Nous envisagerons dans ce chapitre les caractéristiques d’un paradigme holistique de la perception. Dans ce cadre, nous serons amenés à penser non tant la complétude que le caractère suffisant d’un rapport au monde, marqué par la limite de l’intégration des informations sensorielles. Le rapport au monde et aux autres peut être qualifié de suffisant en fonction de l’action qu’il rend possible et par l’harmonie qu’il permet dans le sentiment de soi. Tout être humain est marqué par la finitude dans sa constitution cérébro-corporelle qui est le fruit de contingences liées au développement. Si nous reconnaissons tout être humain comme incomplet, constitué de façon contingente, il faut situer les sourds (et d’autres personnes) dans une différence qualitative de configuration perceptive et de rapport au monde, et non dans un rapport normatif quantitatif.

Introduction Nous poursuivons notre enquête sur le sentiment de complétude perceptive. Nous avons donné quelques éléments historiques sur le rôle que jouent les sourds dans la façon de penser le lien entre les sens et l’entendement, et vu comment émerge la notion de suppléance sensorielle chez les philosophes des Lumières. Le chapitre 8 a également envisagé la conception de la perception aujourd’hui dominante, avec ses limites, particulièrement mises en évidence par la clinique des implants cochléaires. Il nous faut dès lors chercher un autre cadre dans lequel penser la perception, qui fasse droit — éventuellement — à ce qui s’exprime à travers le sentiment de complétude. Ce cadre devrait également nous permettre de penser la pertinence et les limites de la notion que nous interrogeons. Faut-il parler de complétude ou, au contraire, de relativité des configurations perceptives, toutes marquées par la finitude, bien que différemment

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CHAPITRE 9

pour les unes et les autres ? Ceci nous permet penser l’incorporation des cultures — embodied cultures.

9.1 (Re)Penser la perception dans une perspective globale Après avoir envisagé la force et les limites du paradigme ascendant de la perception et les raisons de sa prégnance, penchons-nous sur le second paradigme évoqué par B. Virole. Le paradigme holistique constitue selon nous une conception de la perception qui nous aide à penser le phénomène de complétude1. Il s’agit tout d’abord de mieux comprendre le deuxième paradigme résumé par B. Virole : la description et les références qu’il propose, ou les liens qu’il tisse avec la phénoménologie, seront prolongées en puisant à certains apports de la neurophénoménologie2 (§ 9.1.2, avec en particulier Varela et Gallagher) et des neurosciences3 (§ 9.1.3, avec en particulier Edelman et Tononi, Dehaene). Nous en ferons deux paragraphes distincts, mais il faut d’emblée préciser que la frontière entre ces deux disciplines est loin d’être tranchée, ce qui est une bonne chose : le dialogue peut être fécond entre des phénoménologues s’intéressant au neurosciences et des neuroscientifiques qui adoptent une réflexion épistémologique. Justifions tout d’abord un choix opéré par rapport à la phénoménologie. 1 B. Virole utilise d’ailleurs en 2009 pour décrire le paradigme holistique le même type de ressources que celles indiquées pour comprendre le sentiment de complétude dans son livre de 2006 : « Ce sentiment de complétude (…) se comprend bien dans le cadre de la potentialité adaptative du sujet qui a été à la fois bien décrit par la phénoménologie de l’expérience vécue et par les travaux des neuropsychologues gestlatistes qui ont insisté sur le caractère holistique, auto-organisationnel de l’organisme » (Virole, 2006, p. 491). En 2009, il ajoute une référence au constructivisme de Piaget ainsi que « La théorie de l’énaction de F. Varela, la théorie écologique de J.J. Gibson, et les différents modèles de l’auto-organisation [qui] permettent maintenant de dépasser l’opposition réel / cerveau en lui substituant la notion de couplage sujet / monde » (Virole, 2009, p. 84). 2 Le terme date de années 1990 : s’il se trouve d’abord dans une publication de Laughlin, McManus, et d’Aquili, Brain, Symbol and Experience : Toward a Neurophenomenology of Consciousness (1992), la postérité en est plutôt due à la conception proposée par F. Varela dans Neurophenomenology : A methodological remedy for the hard problem (1996). 3 Les neurosciences regroupent différentes disciplines scientifiques dont l’objet commun est la compréhension du système nerveux : cela va de la biologie moléculaire du système nerveux à la psychologie comportementale, en passant par la neuropsychologie ou l’imagerie cérébrale.

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Une impossible phénoménologie de la surdité ? Nous n’avons pas entrepris une phénoménologie de la surdité, projet qui se heurte selon nous à plusieurs difficultés. Qui pourrait faire une phénoménologie de la surdité ? Certainement pas un entendant. Mais un sourd, un devenu sourd, un sourd de naissance — et nous pourrions ajouter en puisant à la terminologie des sourds euxmêmes : un demi-sourd ou un vrai sourd (Delaporte, 2002) ? Cette seule évocation montre la variété des expériences de la surdité et la difficulté — voire l’impossibilité — de les rassembler sous un seul vocable ou une seule description. Partant d’une expérience vécue, bien qu’il ne s’agisse pas d’un récit de vie, l’exercice phénoménologique vise la réalisation d’une épochè (réduction phénoménologique) pour parvenir à la description d’une expérience la plus universelle — ou universalisable — possible. La surdité est-elle une expérience vécue ? Selon ce que nous avons vu, elle est plutôt la désignation soit d’un manque, donc d’une expérience en creux ou non vécue, soit de l’utilisation du canal visuo-gestuel dans la communication. Envisager une phénoménologie du silence est une voie possible, qui présente également des difficultés, liées entre autres à la définition du silence, à son caractère relatif par rapport au bruit ou au son, ou à la diversité des expériences qui y sont liées4. Dès lors, ne vautil pas mieux envisager une phénoménologie de la langue des signes, en croisant les expériences de divers signants : sourds nés de parents sourds, sourds nés de parents entendants, devenus sourds et signants tardifs, entendants signants, migrants sourds alphabétisés en parallèle à l’apprentissage de la langue des signes du pays d’accueil… Cela permettrait d’analyser l’expérience corporelle sous-jacente, l’interaction entre perception et motricité dans l’exercice de l’activité langagière en mode visuo-gestuel. Voilà une porte ouverte à de futures recherches pour un phénoménologue signant. Ces recherches devraient tenir compte au moins des acquis récents de la linguistique des langues signées, des neurosciences et de la neurophénoménologie, ainsi que des expériences pédagogiques avec les enfants sourds. 9.1.1 Caractéristiques du paradigme holistique Nous décrivons, dans ce paragraphe, les caractéristiques de ce que B. Virole appelle le paradigme holistique de la perception, afin de 4 Nicolas Monseu s’est risqué à cette passionnante recherche, dont on trouve une esquisse dans Point de silence (2016).

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montrer comment se trouve renouvelée notre conception de la perception, conception qui puisse faire droit à la notion de complétude. A la suite de cet auteur, nous puisons à la tradition phénoménologique pour penser ces caractéristiques, mais nous irons plus particulièrement puiser à la pensée de F. Varela, en neurophénoménologie. R. Barbaras montre qu’il est possible de dépasser les apories d’une conception fragmentaire et objectivante de la perception « à la condition de penser le sujet de la perception comme vivant, la perception comme impliquant par conséquent un mouvement et le perçu comme monde » (Barbaras, 1994, p. 54). Cette façon de penser la perception lui permet de montrer l’unité originaire des différents sens, qui précède la distinction entre les champs sensoriels (p. 63), ainsi que l’unité du mouvement et du sentir (p. 66). L’apparaître du monde repose alors « sur une ouverture dynamique » du vivant (p. 72). Cette conception phénoménologique de la perception s’appuie sur les neurosciences et la psychologie et y trouve écho, parfois en des termes un peu différents. Ainsi, l’ouverture dynamique et le mouvement évoquent l’intentionnalité, l’orientation, l’objectif ou la visée de la perception ; l’unité de la perception trouve son origine dans le sujet et se manifeste à travers l’intégration des sensations. Arrêtons-nous sur ces termes afin de mieux saisir l’intérêt d’une perception pensée dans sa globalité et de comprendre ce que les sourds y mettent en évidence. 9.1.1.1 Intentionnalité Dans un paragraphe intitulé « L’écoute comme acte intentionnel », B. Virole aborde une première caractéristique fondamentale de la perception : « Dans le paradigme holistique, la perception est conçue comme une transformation subjective des données de la sensorialité au travers d’un acte moteur intentionnel » (Virole, 2009, p. 93).

Parlons ici de l’intentionnalité, nous reviendrons ensuite sur la subjectivité. La différence entre entendre et écouter est un point de départ pour envisager l’écoute comme un acte intentionnel — il en est de même pour le regard dans la perception visuelle. Penser la perception comme un acte est contre-intuitif, à l’encontre de sa conception comme réception passive d’informations. Un acte implique une volonté, bien présente dans l’écoute ou le regard, et une motricité : « En étant acte, l’écoute engage un mouvement et une implication du corps. Sur le plan phylogénétique, il y a bien longtemps que les pavillons des

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oreilles des hommes ont perdu leurs capacités mobiles (…). Le sujet écoutant met en place une stratégie prévisionnelle qui va modifier activement les processus réceptifs : adaptation d’impédance à l’entrée de l’oreille moyenne par l’intermédiaire du système tympano-ossiculaire, ajustement de la sélectivité en fréquences par le système efférent de l’oreille interne, focalisation de l’attention pour extraire du signal sonore les éléments significatifs pour le sujet, activation de la mémoire à court terme. L’écoute est une action intériorisée orientée vers la recherche d’un sens. L’intention de l’écoute est donc au fondement de l’acte perceptif. Sans écoute, le signal reste bruit. Par l’écoute, le signal devient signe » (Virole, 2009, p. 94).

Un acte possède également une visée : celle-ci peut être très précise, adaptée aux nécessités du moment. Plus globalement, la perception peut être conçue comme un outil du vivant qui permet l’action et l’adaptation dans le milieu, en vue de la préservation de la vie. Les informations que le vivant recueille dans son environnement ne représentent donc pas toutes les informations possibles mais celles qui lui sont utiles dans un but d’action et d’adaptation. Ainsi, F. Varela lie perception et compensation (au sens d’adaptation du vivant) : « Un espace perceptif est une classe de processus compensatoires qu’un organisme peut subir. La perception et les espaces perceptifs ne reflètent pas les caractéristiques de l’environnement mais l’invariance de l’organisation anatomique et fonctionnelle du système nerveux au cours de ces interactions. » (Varela, 1989, p. 166). L’essentiel dans la perception, selon cette vision, n’est pas de rendre compte du monde environnant mais de permettre à l’organisme de s’y adapter, de se maintenir en vie et en activité5. 9.1.1.2 Subjectivité La perception ne peut être une réalité détachée d’un sujet particulier : « ‘Je’ regarde, ‘j’écoute, ‘je’ sens, et même si cela peut être malgré moi, il y a toujours dans la perception l’acte d’une intention en première personne » (Virole, 2009, p. 93).

Il faut un sujet pour percevoir car il y a une interaction constante entre action, perception et adaptation, en fonction d’un but et des expériences antérieures. En ce sens, il est intéressant de constater que deux personnes placées dans un même environnement n’en évoquent par exemple pas les mêmes éléments lorsqu’ils doivent le décrire ou y guider 5 Ceci consonne aussi particulièrement avec la façon de concevoir les normes du vivant chez Canguilhem, comme nous l’avons vu au chapitre 6, et avec la normativité du vivant que nous avons évoquée au chapitre 7.

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quelqu’un : les éléments extraits peuvent différer en fonction d’une expérience préalable, de caractéristiques personnelles ou du but de leur action, entre autres. Des expériences montrent le lien entre action et perception, telle celle de Held et Hein (1958)6, mentionnée par Varela, Thompson et Rosch, qui concluent qu’elle « témoigne en faveur de l’idée d’enaction, selon laquelle voir des objets ne consiste pas à en extraire des traits visuels, mais à guider visuellement l’action dirigée vers eux » (Varela et al., 1993, p. 237). Si d’une part la perception ne peut se faire sans un sujet particulier, d’autre part, la perception modifie la façon dont la personne se vit, s’appréhende, se situe par rapport aux autres et à l’environnement. « La perception n’est donc pas seulement enchâssée dans le monde qui l’entoure ni simplement contrainte par lui ; elle contribue aussi à l’enaction de ce monde environnant. Ainsi, comme le note Merleau-Ponty7, l’organisme donne forme à son environnement en même temps qu’il est façonné par lui » (Varela et al., 1993, p. 236). L’environnement a un impact sur la constitution d’une personne, et les caractéristiques du corps sur la façon dont se construit le sujet. Dès lors, la réalité de l’absence d’un sens pose la question des liens entre perception et subjectivité : « Le sentiment d’existence des personnes sourdes est-il modifié, infléchi, modelé par l’expérience du silence ? » (Virole, 2009, p. 68). L’enjeu est de saisir combien la perception et la forme qu’elle prend influencent la constitution même du sujet percevant. B. Virole ouvre ainsi la recherche à une meilleure compréhension des liens entre l’absence d’un sens, la configuration perceptive, la subjectivité et le rapport au monde et aux autres. Un enjeu connexe sera de penser le vécu collectif, car la constitution subjective implique les relations du sujet aux autres et au monde. « La configuration perceptive singulière d’un individu sourd produit des manières de vivre et de communiquer tout aussi singulières » (Benvenuto, 2011, p. 21). Ce constat mériterait d’être étudié pour d’autres situations de handicap également : non seulement dans les handicaps sensoriels (et nous pensons en particulier à la cécité), mais aussi dans les troubles 6 Dans le cadre d’une étude devenue classique, Held et Hein élevèrent des chatons dans l’obscurité et les exposèrent à la lumière seulement dans des conditions contrôlées. Un premier groupe d’animaux fut autorisé à circuler normalement, mais ils étaient attelés à une voiture et à un panier contenant le second groupe d’animaux. Les deux groupes partageaient donc la même expérience visuelle, mais le second groupe était entièrement passif. Quand les animaux furent relâchés après quelques semaines de ce traitement, les chatons du premier groupe se comportaient normalement, mais ceux qui avaient été véhiculés se conduisaient comme s’ils étaient aveugles : ils se cognaient sur les objets et tombaient par dessus les bords. 7 Varela vient de citer La structure du comportement, éd. 1977, p. 11-12.

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moteurs, par exemple, qui en modifiant la position et la mobilité de la personne, influent certainement sur son rapport au monde. L’affirmation d’Andrea Benvenuto nous invite à passer de l’individu au groupe et à envisager la dimension collective de la surdité. Cette observation faite dans le cas de la surdité s’inscrit dans un cadre plus large où sont pensés ensemble perception, corporéité et contexte culturel : « ces capacités [de compréhension] s’enracinent dans les structures de notre corporéité biologique, mais elles sont vécues et éprouvées à l’intérieur d’un domaine d’action consensuelle et d’histoire culturelle » [Citant Johnson, 1987, p. 175]. Ces schèmes corporellement inscrits ne restent pas privés ou particuliers à la personne qui en fait l’expérience. Notre communauté nous aide à interpréter et à codifier un grand nombre d’entre eux. Ces schèmes deviennent des modes d’expérience culturellement partagés et nous aident à déterminer la nature de notre compréhension signifiante, cohérente de notre ‘monde’ » (Varela et al., 1993, p. 211). 9.1.1.3 Unité et intégration : l’affordance Nous venons d’évoquer l’importance du sujet qui perçoit mais également déjà son intégration dans un milieu donné avec lequel il interagit à travers l’action et la perception — la perception qui est action dans un but visé. Cet aspect est développé plus particulièrement par le courant « écologique » de la psychologie, selon lequel « on ne peut plus considérer une fonction cognitive, ou une aptitude quelconque d’un organisme, sans inclure la structure de l’environnement dans lequel il est immergé » (Virole, 2009, p. 91-92). Dans ce contexte, la notion d’affordance a été développée et diffusée par J.J. Gibson (1977, 1979) dans le but d’expliquer les interactions entre les organismes et leurs environnements8. Le néologisme, identique en anglais et en français, vient du verbe anglais to afford, que l’on peut traduire par fournir, procurer, offrir ou pouvoir s’offrir, se permettre9. Il désigne le fait que la perception ne consiste pas en une analyse des stimuli sensoriels mais en une recherche du sens qu’ils peuvent avoir dans le contexte et l’environnement donnés. Le titre d’un article consacré à la notion gibsonnienne d’affordance est éloquent : « To see things is to perceive what they afford » (Natsoulas, 2004). La 8 Nous avons découvert à la fin de l’écriture de ce manuscrit l’ouvrage d’Anne-Lyse Chabert (2017) qui convoque également cette notion dans son analyse des situations de handicap. 9 Dictionnaire en ligne www.reverso.net, consulté le 4/10/2016. — Une note de traduction de l’ouvrage de Varela, Thompson et Rosch précise que ce néologisme désigne « à la fois le fait d’offrir (to offer) et celui de fournir (to afford) quelque chose » (Varela et al., 1993, p. 275).

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vue est souvent utilisée comme exemple dans les écrits sur l’affordance ; voyons quant à nous un exemple tiré de l’audition : « Lorsque l’enfant entend les pas de ses parents dans le salon, il acquiert la certitude de leur présence mais il n’analyse pas le spectre des impacts. Il perçoit ce que ce son lui offre comme sens dans une situation vécue. Le concept d’affordance décrit cette relation structurelle entre la perception et l’offre de sens de l’objet. Cette offre de sens diffère de la notion d’information, centrale dans le paradigme ascendant. Elle n’implique pas une intentionnalité supposée du réel mais un couplage entre une nécessité d’action du sujet et les saillances de l’objet » (Virole, 2009, p. 92-93).

Nous touchons là aux différences radicales entre les deux paradigmes, dans leur conception et dans leurs conséquences. Comprendre les fondements de la perception de façon holistique permet par exemple de comprendre que « des enfants sourds congénitaux implantés n’utilisent pas toujours les possibilités de leur implant en situation concrète de langage alors que les tests d’intelligibilité sont bons » (Virole, 2009, p. 98). Ces tests éprouvent le décodage d’indices acoustiques élémentaires isolés, alors que le langage implique un processus beaucoup plus complexe de construction d’un « flux dynamique multimodal du sens » (Virole, 2009, p. 98), qui utilise les indices acoustiques comme contrôle externe — et non comme éléments à additionner qui suffiraient à eux seuls. Cette conception de la perception permet aussi de comprendre le rôle crucial de la langue des signes dans l’apprentissage de la langue vocale pour des enfants sourds : « L’utilisation précoce de la langue des signes en association avec les implantations permet de créer ces affordances nécessaires au langage » (Virole, 2009, p. 99). Chez un enfant entendant, l’articulation permet d’améliorer la discrimination des mots car elle joue le rôle d’un contrôle moteur externe aidant à stabiliser les indices phonétiques : « mais ce cercle vertueux s’observe si l’enfant s’appuie sur une signification déjà constituée, et donc sur des affordances déjà accordées. Il ne s’observe pas dans le vide des sens. Aucun mot ne s’apprend en dehors d’un contexte expérimenté d’une signification immédiatement disponible » (Virole, 2009, p. 99). La conception ainsi exposée du deuxième paradigme bénéficie des apports récents d’études neuroscientifiques — et, tel qu’on peut le voir avec B. Virole, d’études phonétiques et linguistiques. Elle résonne étonnamment avec ce qu’écrivait déjà Maurice Merleau-Ponty en 1942 : « Il n’y a pas d’une part ces forces impersonnelles, d’autre part une mosaïque de sensations qu’elles transformeraient, il y a des unités mélodiques, des

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ensembles significatifs vécus d’une manière indivise comme pôles d’action et noyaux de connaissance. (…) La perception est un moment de la dialectique vivante d’un sujet concret, participe à sa structure totale, et, corrélativement, elle a pour objet primitif, non pas le « solide inorganisé » mais les actions d’autres sujets humains » (Merleau-Ponty, 1942, p. 179).

Le philosophe note la difficulté à rendre compte de ce qu’est la perception à partir d’unités simples comme tentent de le faire, selon lui, la science ou la psychologie. La complexité, les interactions, la globalité instantanée caractérisent la perception de l’être vivant, de l’être humain. Tenter de la comprendre en la subdivisant est utile mais risqué — le risque étant de perdre les propriétés émergeant de la complexité et une compréhension de la perception en prise avec le vécu subjectif10. Nous avons évoqué l’intégration de l’individu dans son milieu, l’intégration de l’action et de la perception, ajoutons une précision quant à l’intégration des différents apports sensoriels. Au niveau cérébral, les données issues des différents organes des sens sont très rapidement intégrées les unes aux autres. Si l’on peut distinguer des aires corticales réservées au traitement des informations sensorielles afférentes pour chacun des cinq sens (aires dites « primaires »), il faut noter que les aires dites « secondaires » sont déjà en relation avec des afférences des autres sens. C’est ainsi que des études par imagerie montrent l’utilisation de l’aire auditive secondaire chez les sourds pour le traitement d’informations visuelles ou tactiles, mais pas d’utilisation de l’aire auditive primaire (voir entre autres Lomber, Meredith, Kral, 2010 ; Meredith et al., 2011). Il s’agit cependant d’interpréter correctement ces images et de considérer que les apports visuels peuvent être prédominants dans le cortex auditif secondaire des sourds, mais pas en concurrence avec des apports auditifs présents ou à venir. « Les assemblées neuronales sont des ensembles topologiques dont les dynamiques engagent de grandes parties du cortex. Celui-ci doit être considéré comme un espace global disponible. L’idée d’une compétition sélective relève d’un darwinisme neural mental simpliste et inapproprié. (…) mis à part les cortex primaires qui sont encapsulés, l’ensemble des aires associatives secondaires est recruté en fonction des nécessités adaptatives, et ceci de façon idiosyncrasique » (Virole, 2009, p. 99). Nous avons déjà évoqué 10 Tout un travail serait bien sûr à faire sur l’apport de Merleau-Ponty à notre question à partir de son ouvrage La phénoménologie de la perception. Il n’y est pas directement question des sourds, raison pour laquelle nous ne sommes pas entrée dans ce monument de la phénoménologie : cela aurait demandé un long travail d’analyse, de contextualisation et de traduction dont ce n’est pas le lieu ici.

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la plasticité cérébrale (§ 7.2.1), qui est un mécanisme d’adaptation du vivant à son environnement et à sa constitution corporelle. Voyons en quels termes d’autres auteurs ont pensé la relation du cerveau au corps et à l’environnement. 9.1.2 Un cerveau en relation : regards de la neurophénoménologie La conception holistique de la perception que nous venons de caractériser prend place dans un cadre plus large qui explicite en particulier les interactions cerveaumonde environnant et leurs conséquences. Il nous faut l’esquisser ici. Ce cadre est favorisé par un « nouveau contexte épistémologique [qui] offre la possibilité de décrire l’interaction entre le corps, le cerveau et le monde » (Andrieu, 2007, p. 163 — abstract en anglais que nous traduisons). Selon B. Andrieu, différents courants ou disciplines ont contribué à cette « épistémologie de l’interaction » en prenant le contrepied « des positions dominantes cognitivistes de la philosophie de l’esprit, de la philosophie analytique et de la phénoménologie transcendantale [qui] maintiennent un rapport dualiste entre le corps et le monde » (Andrieu, 2007, p. 164) : la phénoménologie du corps vécu, la phénoménologie biologique, la philosophie écologique, les neurosciences affectives, la biologie du développement tentent, avec plus ou moins de réussite, de penser l’esprit dans le cadre des interactions qui le constituent et de façon moins dualiste. Il s’agit surtout de penser les influences réciproques entre le milieu et le cerveau, en y incluant le corps et le langage. La notion de plasticité neuronale donne un cadre pour penser ces relations. Nous nous intéresserons ici encore à la neurophénoménologie, qui permet de penser la cognition au croisement de la tradition phénoménologique et des avancées des neurosciences, particulièrement à travers quelques écrits de S. Gallagher (2005, 2008) et F. Varela (1993). Cela vient également compléter ce que nous avons évoqué de la plasticité cérébrale (§ 7.2.1). Cette approche croisée met particulièrement en évidence le fait qu’une conception globale de la perception, comme de la cognition, ne peut être envisagée sans considérer les relations qui la constituent — dans lesquelles sont impliqués le cerveau connaissant et le corps percevant : « Perception, and cognition more generally, clearly are embodied processes. When theorists of embodied cognition say that perception is embodied, they mean that it involves more than brain processes (…) There are different ways to explain the role of such extra-neural contributions to perception. For example, in the contemporary parlance, there are the four ‘E’s, i.e.,

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cognition (the mind, perception, and so on) is embodied, embedded, extended, and enactive » (Gallagher, 2008, p. 163)11.

L’article de Gallagher dont est tiré cet extrait reprend ces quatre approches récentes de la cognition pour en préciser les caractéristiques, les points communs et les limites, et les appliquer en particulier à la perception. Le trait commun aux quatre approches de la cognition est de mettre en évidence que le cerveau ne se fait pas « tout seul », qu’il est intimement en relation et de ce fait radicalement façonné par son incorporation et son insertion dans un environnement : il ne devrait même pas pouvoir être pensé en dehors de ces ancrages constitutionnels. Nous nous concentrerons ici sur deux des quatre approches évoquées par Gallagher, étant donné leurs recouvrements partiels : l’incorporation (embodiment) et l’enaction (enaction). Avant de les examiner, qualifions brièvement les deux autres pour montrer en quoi elles vont rejoindre (ou être rejointes par) celles que nous présenterons. Le caractère « embedded or situated in the environment » de la perception — et plus largement de la cognition — est ancré dans la pensée de phénoménologues, en particulier Merleau-Ponty et Heidegger : pour ce dernier, notre situation dans le monde fait partie de notre condition existentielle (ce n’est pas un choix parmi d’autres) ; le monde n’est pas (seulement) à notre portée comme objet de manipulation, nous y sommes déjà immergés (Gallagher, 2008, p. 165). On peut relier à cette conception le courant « écologique » de la psychologie, et Gallagher évoque d’ailleurs Gibson et le concept d’affordance dont nous venons de parler avec B. Virole (p. 267). La notion d’extended mind se réfère quant à elle à l’idée que « l’environnement participe aux processus cognitifs » (Gallagher, 2008, p. 166) parce que nous en exploitons certaines caractéristiques et qu’il nous influence. « The extended mind hypothesis is, in some regards, an extension of the idea of embedded or situated cognition, and is certainly based on an embodied view » (Gallagher, 2008, p. 166). Venons-en donc à la question de l’embodiment, ancrage corporel, et à l’enaction (parfois explicitée comme « cognition située », cf. infra), ancrage environnemental — bien qu’il soit déjà difficile et artificiel de séparer ces deux dimensions, comme nous allons le voir.

11 Nous citions ici en anglais pour garder sa pertinence aux 4 ‘E’, et nous le ferons encore par la suite pour bien resituer ces termes. Nous reviendrons sur les questions de traduction.

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9.1.2.1 Enaction « L’approche enactive de la perception que nous comptons défendre consiste à poser que le contenu perceptif n’est pas représenté, mais produit (enacté) par une activité perceptive concrète » (Lenay, 2006, p. 1). Le terme d’enaction12, d’abord connu à travers les travaux de F. Varela, trouve difficilement une définition précise : il évoque au moins une interaction constitutive entre action et perception, entre le cerveau et l’environnement — qui commence par la corporéité —, l’émergence de la cognition à ces interfaces. Varela situe de la façon suivante les éléments en jeu dans la notion : « La perception consiste en une action guidée perceptivement, […] les structures cognitives émergent des schèmes sensori-moteurs récursifs qui permettent à l’action d’être ainsi guidée. Nous avons résumé cette conception en disant que la cognition n’est pas représentation, mais action incarnée, et que le monde dont nous avons connaissance n’est pas prédonné, mais enacté par l’histoire du couplage structurel qui nous lie à notre milieu » (Varela et al., 1993, p. 272).

Reprenons pas à pas les éléments essentiels. a) Sources et postérité de la notion d’enaction. Plusieurs courants de pensées sont associés à la genèse de la notion d’enaction, en particulier, et sans entrer dans les détails : — la phénoménologie, en particulier l’œuvre de jeunesse de MerleauPonty qui prend en considération les recherches scientifiques de l’époque — la philosophie herméneutique de Heidegger et Gadamer, à partir de laquelle Varela nous donne une définition parlante de l’enaction : « le phénomène de l’interprétation compris comme enaction ou faireémerger de la signification sur le fond d’un arrière-plan de compréhension » (Varela et al., 1993, p. 210) — la pensée de Jean Piaget, chez qui on trouve cette « idée suivant laquelle les structures cognitives se dégagent de types récursifs de motifs sensori-moteurs qui permettent à l’action d’être guidée par la perception » (Varela et al., 1993, p. 239). La notion d’enaction permet, selon leurs promoteurs, une lecture renouvelée de la question de l’évolution (Varela, 1993, chapitre 9), ainsi 12 Nous suivons F. Varela et coll. dans l’écriture du terme français sans accent, transcription directe de l’anglais, alors qu’on le trouve avec un accent aigu chez d’autres auteurs francophones.

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que des ouvertures « sur le plan méthodologique (…) à la fois pour le travail phénoménologique et pour le travail psychophysiologique » (Lenay, 2006, p. 16). Sur ce dernier plan, rappelons que le travail de Ch. Lenay s’intéresse en particulier à des situations de perception prothétisée qui permettent d’interroger la suppléance perceptive — telle qu’il la nomme lui-même. b) Quitter la représentation. Pourquoi proposer la notion d’enaction lorsque l’on cherche à comprendre la perception ? Varela, Thompson et Rosch ont proposé une conception enactive de la perception pour sortir d’une conception représentationniste13, particulièrement présente dans le courant cognitiviste. Ce courant suppose « que le monde est prédonné, c’est-à-dire que ses traits peuvent être spécifiés préalablement à toute activité cognitive » (Varela et al., 1993, p. 194). L’enchaînement suivant indique les prises de position ontologiques et épistémologiques de ce courant : « (1) le monde est prédonné ; (2) notre cognition porte sur ce monde — ne serait-ce que partiellement — ; et (3) pour prendre connaissance de ce monde, notre démarche consiste à représenter ses traits et à agir ensuite sur la base de ces représentations » (Varela et al., 1993, p. 194). Les auteurs soulignent que les sciences cognitives, pour une part, contribuent à repenser les systèmes cognitifs non comme des systèmes d’entrée et de sortie (de type computationnel) mais comme l’émergence de réseaux autonomes. Cependant, ce changement remet peu en question la conception ontologique commune d’un monde existant en dehors d’un sujet qui l’appréhende par la représentation, d’un monde pourvu de traits préétablis conçu comme socle de notre connaissance. Cette difficile remise en question tient selon les auteurs à ce que Richard Bernstein appelait l’« angoisse cartésienne » (1983), qui consiste à rechercher un fondement ultime et sûr à notre connaissance, soit extérieur, dans un monde prédonné, soit intérieur, dans l’esprit, à l’image du cogito de Descartes. « Traitant l’esprit et le monde comme deux pôles subjectif et objectif opposés, l’angoisse cartésienne oscille sans fin entre eux à la recherche d’un fondement » (Varela et al., 1993, p. 202). Est-il possible d’en sortir ? c) Émergence à partir d’un couplage. Au contraire, « l’esprit et le monde surgissent en même temps dans l’enaction » (Varela et al., 1993, 13

à elle.

C’est-à-dire la perception conçue comme représentation d’une réalité extérieure

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p. 240). Le terme de « cognition incarnée » utilisé par Varela pour définir l’enaction (titre du chapitre 8, (1993), p. 207) met en évidence l’ancrage corporel alors que Ch. Lenay parle de « cognition située » (p. 1 et 18). Même s’il existe quelques distinctions dans leurs approches, Ch. Lenay reconnaît sa dette à l’égard de Varela : comme lui, il envisage le fait que « si la perception n’est pas dans l’organisme [représentation], elle doit alors se définir dans son couplage avec le milieu » (Lenay, 2006, p. 13-14). Il s’agit donc d’envisager l’émergence commune de la perception par le sujet percevant et de la connaissance du monde dans ses traits saillants significatifs pour ce sujet à travers l’action de perception. Ch. Lenay montre la proximité de sa conception avec celle de J.J. Gibson (1977, p. 14), alors que Varela et al. tiennent à préciser en quoi leur approche rejoint sur certains points cette approche écologique et s’en distingue sur d’autres (1993, p. 275-276). Nous ne nous étendrons pas ici sur ces précisions. Retenons de cette proximité la définition que donne Varela des affordances : elles « consistent en les occasions d’interaction que fournissent les choses de l’environnement par rapport aux capacités sensori-motrices de l’animal. Par exemple, par rapport à certains animaux, certaines choses telles que les arbres se prêtent à ce que l’on grimpe sur elles ; autrement dit, elles offrent l’escalade. Les affordances sont donc des traits proprement écologiques du monde » (Varela et al., 1993, p. 275) Les éléments de l’environnement constituent des « occasions » pour tel ou tel organisme en fonction de ses capacités sensori-motrices, et non des propriétés présentes dans le monde physique en tant que tel. La perception pensée dans le cadre de l’enaction permet donc de comprendre le rôle fondamental de la constitution physiologique du corps percevant. Un sourd, un entendant, un aveugle ou une personne en chaise roulante n’ont pas la même perception de l’environnement car, étant donné leur position et leur constitution corporelle, leur action s’appuie sur des éléments différents de l’environnement qui constituent leur espace perceptif. « To use Gibson’s term, the affordances offered by the world are implicit in the way that I interact with them, and this interaction is shaped by the kind of body that I have » (Gallagher, 2008, p. 165). C’est dans le cadre de l’interaction entre une corporéité propre et les éléments de l’environnement qu’il faut penser la réalité de la complétude phénoménologique. Voyons comment Gallagher explicite « how the body shapes the mind » (2005). Notons que si Varela, Rosch et Thompson mettent en particulier en évidence le rôle de l’environnement avec la notion d’enaction, le titre de leur ouvrage n’est autre que L’inscription corporelle de l’esprit, traduction française de The Embodied Mind (1992),

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ce qui montre le rôle pivot du corps dans la relation entre le cerveau et l’environnement14. 9.1.2.2 Embodiment Le terme embodiment est utilisé dans des domaines très divers (droit, économie, art dramatique…). En neurosciences, en linguistique, en philosophie, et en particulier dans les branches de ces disciplines ayant trait à l’intelligence artificielle ou à la cognition, le terme vise à mettre l’accent sur l’interaction entre le cerveau, le corps et l’environnement dans le développement de l’intelligence. Une abondante littérature existe sur l’incorporation de la cognition et de la perception : il nous faudra situer la notion et cibler ce qui peut éclairer notre questionnement particulier. a) Traduction. La première question à traiter ici est celle de la traduction, même si nous emploierons parfois le terme anglais dans le texte. L’exercice de traduction permet d’avoir un aperçu des dimensions en jeu dans le concept. Embodiment est le plus souvent traduit par incorporation, en fonction de la correspondance des termes body/corps, ou incarnation (Rozenberg, 2008). On trouve aussi corporéité (Bottineau, 2011) qui ne traduit pas la particule « en(m) », en-corporation (Luccioni dans Contredanse (collectif), 2010, cité par Jay, 2014, p. 108) et corporification (Dorly, 2002, p. 103)15. Ch. Wolfe parle d’inscription corporelle comme alternative à incarnation, le premier terme étant selon lui préféré par ses défenseurs — il vient alors de parler de l’« École de Paris », constituée autour de F. Varela (Wolfe, 2004) — c’est d’ailleurs le titre français du livre de Varela et coll., comme nous venons de le souligner. b) L’incarnation de la perception. Poursuivons en définissant le terme dans ses relations avec l’interrogation sur la perception : « Specifically, the idea that perception, and more generally cognition, is embodied means, in part, that the structural and functional design of the body shapes the way that we experience the world » (Gallagher, 2008, p. 164).

Nous venons de voir avec la notion d’enaction que la cognition ne peut être pensée comme une réalité isolée d’un monde qui serait prédonné 14 Le cerveau ne peut selon eux jamais être conçu comme un « cerveau dans une cuve », selon le terme utilisé par Hilary Putnam (1981). 15 Car « Selon le Littré, ‘corporifier’ se réfère à la fois à la théologie — donner un corps à ce qui est esprit — et à la chimie — fixer en corps les parties éparses d’une substance » (Dorly, 2002, p. 103).

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et à découvrir : elle se développe dans l’interaction avec ce monde, en particulier au travers du corps. Le corps structure l’expérience, la perception, l’action : par ses caractéristiques à la fois il les rend possibles et les limite16. Pourquoi faut-il préciser que la cognition est incorporée ? Cela pourrait en effet tomber « sous le sens », à savoir le sens commun, avec une certaine évidence issue de l’expérience vécue. Or, l’héritage de la pensée est bien différent de cette évidence. La façon dont la cognition a été pensée dans la tradition occidentale est marquée par les dualismes corps/ monde, corps/ esprit, sujet/ objet. Damasio se devait de préciser que « the mind is embodied, in the full sense of the term, not just embrained » (Damasio, 1994, p. 118). Malgré un discours qui rejette le dualisme cartésien dans les neurosciences actuelles, il semble difficile d’échapper à son influence : l’idée implicite selon laquelle le corps n’a rien à voir avec la cognition sous-tend nombre d’expériences ou de théories (Gallagher, 2005, p. 133). Dans le contexte épistémologique qui permet de penser le cerveau en interactions, l’incorporation est sans doute la « première » relation de la cognition à penser, car elle constitue aussi le médium de sa relation au monde : la cognition est radicalement incorporée. c) Comment le corps conditionne la perception. Gallagher défend l’idée selon laquelle plusieurs aspects de l’embodiement sont « prénoétiques », c’est-à-dire qu’ils agissent sous le seuil de la conscience, d’une façon automatique. Il développe cet aspect de l’inscription corporelle dans le 6e chapitre de son livre « How the body shapes the mind » (2005) en montrant en particulier l’interaction entre l’intention et le schéma corporel, l’influence de la station debout et le rôle du système autonome de régulation corporelle. Illustrons ces trois éléments par quelques exemples — qui en montrent aussi les interactions. La nécessité d’une intention pour guider la perception (par exemple dans le fait d’écouter plutôt que d’entendre) va de pair avec un état du corps qui favorise la perception : le système de régulation autonome et le schéma corporel sont mobilisés de façon inconsciente dans l’acte de perception. La régulation de la température corporelle, du rythme cardiaque ou respiratoire, des taux hormonaux semblent être des mécanismes purement physiologiques, mais ces « ajustements autonomiques internes jouent un rôle dans la capacité du percevant d’être présent et de se 16 « In its prenoetic roles the body functions to make perception possible and to constrain intentional consciousness in various ways » (Gallagher, 2008, p. 138-139).

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concentrer sur les objets perçus sans la distraction causée par les conditions changeantes de l’environnement » (Gallagher, 2005, p. 149). D’autres mécanismes, tout aussi inconscients, interviennent d’une façon qui peut nous sembler plus spécifique, tels que ceux évoqués par B. Virole dans l’écoute (que nous avons mentionnés plus haut) : « adaptation d’impédance à l’entrée de l’oreille moyenne par l’intermédiaire du système tympano-ossiculaire, ajustement de la sélectivité en fréquences par le système efférent de l’oreille interne, focalisation de l’attention pour extraire du signal sonore les éléments significatifs pour le sujet, activation de la mémoire à court terme » (Virole, 2009, p. 94). Ces mécanismes sont inconscients, sous le seuil de perception, mais indispensables à la réalisation de la perception. Gallagher relève par ailleurs une série de faits liés à la station debout qui influencent la réalité de l’être humain dans sa perception et son rapport au monde : la forme et le fonctionnement des articulations, la distance prise par rapport au sol et aux éléments de l’environnement, la place prédominante prise en conséquence par la vue au lieu de l’olfaction, la libération des mains pour le toucher et la manipulation, la libération conséquente de la bouche avec une diminution de la musculature, la transformation de la structure faciale, du larynx et de la boîte crânienne (Gallagher, 2005, p. 147-148). En effet, il ne suffit pas de préciser la visée de la perception, il faut tenir compte de son point de départ : « To see, for example, is not only to see something (…) but also to see from somewhere, that is, under conditions defined by the position and postural situation of the perceiving body » (Gallagher, 2005, p. 140). La station debout influence radicalement le point de perspective qui est le nôtre, ainsi que les ajustements possibles pour affiner la perception. Cet élément est visible dans le développement du bébé humain : le passage à la position assise élargit la vision, libère les mains ; la position debout puis la marche permettent de changer de point de vue sur un objet et d’en transporter certains, par exemple. Le schéma corporel, défini comme un « système de capacités sensorimotrices qui fonctionnent sans conscience ou sans la nécessité d’un contrôle perceptif » (Gallagher, 2005, p. 24) intègre les contraintes et possibilités de la station debout, ainsi que d’autres caractéristiques corporelles et physiologiques propres à chaque individu. Plusieurs études psychologiques sont convoquées pour montrer que des changements dans le schéma corporel entraînent des modifications dans la façon dont les sujets perçoivent leur propre corps et « affectent aussi la perception spatiale, la perception des objets, et l’action intentionnelle » (Gallagher,

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2005, p. 144). Toute modification de la posture, de la mobilité, en particulier dans la maladie, la grossesse, ou suite à un déficit corporel ont des effets sur l’image corporelle personnelle mais aussi sur la façon de percevoir l’environnement et de s’y mouvoir. Par exemple, une personne en chaise roulante voit et appréhende les choses différemment d’une personne qui se déplace sur ses deux pieds. D’autres études montrent par exemple qu’« une diminution du tonus musculaire est corrélée avec une augmentation des scores de perception corporelle » (Gallagher, 2005, p. 144). A travers nombre d’autres exemples et supports empiriques, Gallagher souligne le fait que les « prenoetic performances of the body schema influence intentionality. They operate as constraining and enabling factors that limit and define the possibilities of intentional consciousness » (Gallagher, 2005, p. 146). Les exemples et expériences relevés par Gallagher montrent largement comment le corps donne une forme à l’esprit, à la fois dans la potentialité et la limitation, l’ouverture et la contrainte. Ces caractéristiques, tout comme l’idée de « donner forme » à la cognition ne vont pas sans rappeler ce que nous avons évoqué de la plasticité cérébrale (voir § 7.2.1). Cette dernière notion constitue le moyen de penser dans les termes de la neurophysiologie la suppléance sensorielle que nous avons évoquée au début de ce chapitre. Si la plasticité est la possibilité pour le cerveau de « changer de forme », au moins au niveau de sa micro-architecture, il importe de considérer ce qui provoque ou permet ces changements, c’est-à-dire les interactions avec le monde environnant (embedded cognition or perception) à travers le corps (embodied mind), que nous venons d’évoquer. Certains critiques regrettent que Gallagher n’ait pas « fourni un cadre théorique unifiant pour comprendre comment le corps façonne l’esprit » (Vignemont, 2006) : n’est-ce pas là encore une trace d’un idéalisme transcendantal empreint de dualisme qui risque de manquer l’évidence des observations et du vécu subjectif ? 9.1.3 Cerveau, conscience et langage : apports neuroscientifiques Les neurosciences contemporaines ne sont pas absentes du changement de paradigme qui touche la question de la perception. Celle-ci prend place dans une interrogation plus large sur la conscience et la possibilité d’en rendre compte à partir de l’anatomie et de la physiologie cérébrales. Cette perspective plus large inclut également la question du lien corpsesprit ou matière-pensée. Nous poursuivons ainsi dans d’autres termes et avec d’autres moyens les réflexions des philosophes des 17e et 18e siècles

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sur les liens entre perception et entendement : « Pour Descartes comme pour William James deux siècles plus tard, être conscient était synonyme de ‘penser’ » (Edelman & Tononi, 2000, p. 17). Nous verrons ici plus particulièrement comment Edelman aborde la question de la conscience dans la recherche des structures anatomiques qui la portent et comment cela peut éclairer notre réflexion sur la perception et la complétude. Même si la position d’Edelman n’est pas rejointe par tous les chercheurs en neurosciences, elle répond aux critères de la discipline et se montre féconde pour penser diverses questions liées au fonctionnement cérébral. Il ne nous est pas possible ici d’entrer en détails dans la présentation et la critique des théories edelmaniennes, nous ne ferons qu’esquisser quelques éléments qui rejoignent notre questionnement. 9.1.3.1 Relation corps–esprit et perception En s’intéressant à la conscience, les neuroscientifiques ont la volonté d’apporter des éléments d’explication à un vieux problème de la philosophie : « Malgré cette profusion de positions philosophiques, il apparaît peu probable que les raisonnements philosophiques parviendront à eux seuls à résoudre de façon satisfaisante le problème de l’esprit et du corps. (…) ». Une grande prudence sur le sujet a marqué le domaine des neurosciences jusqu’au début des années 1990, et Edelman et Tononi reconnaissent « le fait que la conscience soit un objet scientifique très spécial (…). [Ils précisent :] Pour nous, la conscience n’est pas un objet, c’est un processus. De ce point de vue, elle représente bel et bien un objet scientifique » (Edelman & Tononi, 2000, p. 23). De plus, des moyens techniques nouveaux ont permis des études in vivo qui seules permettent d’appréhender le lien entre fonction et anatomie : « L’avènement de la neuro-imagerie fonctionnelle […] permet maintenant d’aborder la question des relations entre les structures anatomiques et les niveaux de traitement de l’information. Comment et sous quelle forme l’information est-elle encodée, interprétée (perception), stockée (mémoire), utilisée pour anticiper les conséquences de l’action, pour guider le comportement, pour communiquer ? » (Purves et al., 2005, p. XVII, préface de M. Jeannerod).

Notons que M. Jeannerod désigne la perception comme une interprétation : cela signe une approche non déterministe des significations des données sensorielles ; autrement dit, l’environnement, le langage, l’histoire du sujet sont des éléments parmi ceux qui peuvent influencer le sens attribué aux données reçues par le cerveau. En effet, même si nombre de neuroscientifiques défendent l’idée d’un déterminisme strict

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du comportement par des événements qui échappent à la conscience, d’autres laissent une place dans leur théorie à des événements contingents (Feltz, 2013, p. 37). Dans cette deuxième position, il y a place pour une certaine liberté et une création consciente, faites de choix à l’intérieur d’un système de contraintes (Feltz, 2013, p. 33, en référence à Edelman, 1992, p.223-224). 9.1.3.2 Sentiment de soi Notre intérêt pour la notion de conscience s’explique également si l’on définit le sentiment de complétude chez les sourds comme un sentiment de soi vécu de façon intègre, à la suite d’Emilie Seyes : « En soi, la surdité n’est pas vécue par ces sourds de naissance comme une incomplétude. Le sentiment d’intégrité de soi vécu par les sourds est ainsi une donnée fondamentale de l’adaptation des sourds au monde » (Seyes, 2011, p. 33. Nous soulignons). On pourrait discuter de l’écart entre sentiment de complétude dans le rapport au monde et sentiment d’intégrité de soi. Étant donné ce que nous avons vu des interactions entre la constitution perceptive du monde et du soi, que nous confirmerons ici à partir des neurosciences, nous proposons d’assimiler temporairement les deux notions pour notre réflexion, sans perdre de vue leur différence. Notre démarche s’articule dès lors en deux temps : tout d’abord, voir comment il est possible de rendre compte sur un plan neuro-scientifique du sentiment de soi à partir de l’activité cérébrale. En un deuxième temps, nous pourrons voir si dans ce cadre il est possible d’envisager que ce sentiment soit intègre même en l’absence de certaines données sensorielles voire d’une modalité sensorielle (voir infra, § 9.2). Edelman et Tononi (2000) proposent un modèle qui permet d’envisager comment le soi vient à la conscience chez l’être humain, avec d’autres capacités, dont la narration : « La connaissance immédiate constante, le soi, la construction d’histoires, de plans et de fictions : voilà trois mystères qui peuvent être dissipés en partie, à défaut d’être entièrement résolus, si on se dote d’une image conjointe de la conscience primaire et secondaire » (Edelman & Tononi, 2000, p. 231).

Leur modèle distingue deux types de conscience : la première, la conscience primaire, est présente chez « les animaux possédant certaines structures cérébrales semblables aux nôtres » (Edelman & Tononi, 2000, p. 125), tandis que la deuxième, la conscience d’ordre supérieur, est spécifique à l’être humain car elle requiert une capacité sémantique. « La conscience primaire renvoie à la capacité qu’ont certains animaux d’organiser leur comportement en fonction d’une approche de l’environnement

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liée aux diverses expériences antérieures. Cependant, cette capacité de mobilisation des informations est complètement tributaire des stimuli de l’instant présent. C’est ainsi qu’Edelman parle de la conscience primaire comme d’un ‘présent remémoré’. L’animal, doué de conscience primaire, est ‘esclave du présent’ » (Feltz, 2013, p. 32).

Chez l’être humain, par contre, le langage permet de re-présenter des scènes déjà vécues et de ne pas dépendre des stimuli de l’instant présent. « Cette capacité lui fait prendre conscience de la distinction entre réalité et fiction, entre présent, passé et futur. L’humain se perçoit comme inscrit dans une temporalité, l’humain devient conscient de luimême : c’est la conscience d’ordre supérieur » (Feltz, 2013, p. 32). Celle-ci permet de devenir « conscient d’être conscient » (Edelman, 1992, p. 174). Le développement de cette conscience permet d’établir une cohérence liée au soi dans le temps et d’envisager la place du langage qui à la fois émerge avec ce deuxième niveau de conscience et lui donne de se développer : « La conscience de niveau supérieur (qui s’épanouit chez les humains et présuppose la coexistence de la conscience primaire) va de pair avec le sentiment de soi et la capacité, en période d’éveil, à construire explicitement des scènes passées et à venir » (Edelman & Tononi, 2000, p. 125).

La question du siège de la conscience au niveau cérébral et les expériences menées pour y répondre amènent Edelman et Tononi à formuler l’hypothèse du « noyau dynamique » : ce noyau est constitué de plusieurs groupes de neurones interagissant de façon intense. Il est caractérisé par une « composition à la fois toujours intégrée et sans cesse changeante, [et] a son origine presque exclusivement dans le système thalamocortical » (Edelman & Tononi, 2000, p. 169). Les expériences menées par S. Dehaene l’amènent à parler de « réseau neuronal global » (Dehaene, 2014, p. 191)17. 9.1.3.3 Comment la structure cérébrale est-elle modifiée ? C’est un modèle sélectionniste qui permet à Edelman et Tononi de rendre compte tant de la constitution de ce noyau dynamique responsable de la conscience que de l’influence du langage et de l’environnement sur le cerveau humain. La théorie de la sélection des groupes neuronaux (TSGN) est autorisée par les observations sur la plasticité neuronale, en particulier par le mécanisme de stabilisation sélective des circuits 17

(2001).

En référence à l’expression « brainweb » utilisée par Varela et ses collaborateurs

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neuronaux (2000, p. 102-107). A partir d’une structure anatomique neuronale redondante — on pourrait dire pluripotente — donnée à la formation embryonnaire du cerveau, certains circuits vont être renforcés sur base de leur utilisation, ainsi que sur base de connexions avec d’autres groupes neuronaux sensitifs, moteurs ou liés aux émotions (Feltz, 2013, p. 31)18. Ceci permet d’expliquer le rôle de l’expérience dans la configuration cérébrale, ainsi que celui des émotions et de la mémoire. Le langage influence aussi les connexions cérébrales, par la production et la mobilisation de représentations qui font intervenir à nouveau hors des stimulations du moment présent, images, concepts, valeurs, affects… 9.1.3.4 Langage Le langage est un « produit biologico-culturel » (Feltz, 2013, p. 45, en référence à Habermas, 2008). En effet, le langage est possible grâce à certaines structures cérébrales présentes dans l’espèce humaine, mais il est d’abord reçu de l’environnement social du petit d’homme (nous l’avons évoqué avec la théorie de la médiation, § 4.1.4.1, p. 122). Edelman élabore une théorie du langage afin d’expliquer l’émergence de la conscience d’ordre supérieur (Edelman, 1992, p. 167-173). Ces deux éléments interagissent en effet étroitement pour donner naissance au sentiment de soi, aux représentations et à la narration, éléments qui permettent cette conscience de la conscience de premier niveau et le détachement du moment présent. Il faut fortement regretter que cette théorie du langage prenne un appui important sur l’apparition des capacités phonatoires de l’être humain dans l’évolution et néglige tout à fait l’existence des langues signées et leur apport dans la réflexion19. « Je postule que, avant l’apparition du langage, le cerveau possédait déjà les bases nécessaires aux capacités sémantiques, puisqu’il était capable de produire des concepts et d’agir en fonction d’eux. L’apparition de riches mémoires conceptuelles chez les primates et, chez les hominidés, de facultés 18 Cette sélection concerne à la fois la forme et le nombre de neurones et de leurs prolongements dendritiques (sélection somatique au cours du développement, modification de la structure anatomique) et à la fois la force des connexions synaptiques (renforcement ou affaiblissement des certaines connexions, suite à l’expérience comportementale — Edelman, 1992, p. 111-114, Edelman & Tononi, 2000, p. 103-105). 19 Cette position, fréquente en neurosciences, est encore compréhensible au début des années 1990 avec la place confidentielle laissée aux langues signées — elle l’est déjà moins en 2000. Chez Purves (2005), le chapitre sur « Le langage et la parole » prend en compte les apports des langues signées, malheureusement encore qualifiées de « langage des signes » — en particulier p. 638 et p. 655-656.

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phonatoires, ainsi que de régions cérébrales particulières pour la production, l’organisation et la mémorisation des sons du langage, permit alors l’émergence de la conscience d’ordre supérieur » (Edelman, 1992, p. 167).

Les capacités sémantiques et la capacité de conceptualisation permises par le développement cérébral de l’homo sapiens peuvent être mises en lien avec tout symbole, gestuel ou phonatoire. En ce sens, le rôle de l’échange linguistique dans l’apparition de la conscience d’ordre supérieur peut être pensé à partir de l’affirmation « Dans l’échange linguistique, la relation fondamentale comporte quatre termes : au moins deux participants, un symbole et un objet » (Edelman & Tononi, 2000, p. 234), à condition que le symbole dont il est question puisse être aussi bien gestuel que vocal. Or, ce n’est pas le cas chez Edelman. Si les phonèmes sont qualifiés d’« unités de base du langage » (1992, p. 169), comme c’est le cas aussi aujourd’hui en linguistique des langues signées, ils ont été définis juste avant comme des « sons co-articulés » (1992, p. 168). Si nous rejoignons Edelman sur le rôle d’un langage dans le développement de la conscience d’ordre supérieur, nous affirmons avec C. Cuxac que la capacité phonatoire est contingente dans ce rôle. Le linguiste explicite les éléments qui, dans l’évolution, ont favorisé la langue vocale par rapport à la langue gestuée. « les raisons suivantes […] justifient, à elles seules, la prédominance du canal audio-oral parce que — il rend possible une communication de nuit (difficilement envisageable gestuellement en l’absence d’une maîtrise du feu) — un travail manuel socialement organisé n’est pas incompatible avec le maintien d’un communication orale simultanée — la saisie d’un message linguistique gestuel monopolise l’attention visuelle alors que la focalisation de l’audition, de par sa nature omnidirectionnelle, est nettement moindre et permet de libérer, en grande partie, le regard. Précisons qu’il ne s’agit pas non plus d’une hypothèse phylogénétique » (Cuxac, 2003c, note p. 30).

Il y a lieu, selon nous, de réviser la chronologie et les interactions des différents éléments mis en jeu par Edelman dans son hypothèse phylogénétique du rôle du langage dans l’émergence de la conscience d’ordre supérieur — travail dont nous laisserons le soin à d’autres, plus compétents. Moyennant cette révision, il nous paraît important de considérer le rôle des échanges linguistiques dans la communauté des hominidés et les éléments qu’Edelman et Tononi pointent comme nécessaires « pour que du sens et de la sémantique émergent des échanges ayant lieu au sein de

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la communauté de parole qui s’est développée chez les hominidés » (Edelman & Tononi, 2000, p. 234)20 : les composantes affectives et émotionnelles de ces échanges, la présence de la conscience primaire et des aptitudes conceptuelles, la liaison signifiantsignifié (autrement exprimée par Edelman et Tononi, à partir des langues vocales), la catégorisation cérébrale des signifiants (même remarque) et leur liaison avec les valeurs et les réponses motrices. 9.1.3.5 Caractéristiques du noyau dynamique de la conscience Edelman et Tononi vérifient leur hypothèse du noyau dynamique en testant sa capacité à « rendre compte de certaines des propriétés générales de l’expérience consciente » (Edelman & Tononi, 2000, p. 175). La correspondance entre certaines propriétés qu’ils mentionnent dans ce cadre et celles du paradigme holistique de la perception (cf. § 9.1.1) nous confirme sur le cadre commun dans lequel se situent leur réflexion et la nôtre. — « la conscience en tant que processus intégré » (p. 175) : la conscience est considérée davantage comme un processus que comme un objet, et le noyau dynamique est caractérisé plus par les interactions que par une structure particulière. Le sous-titre « Intégration et unité » (p. 175) répond mot pour mot à celui que nous mentionnions pour caractériser le paradigme holistique de la perception (§ 9.1.1.3). — le « caractère privé » (Edelman & Tononi, 2000, p. 177) de la conscience désigne autrement la subjectivité de l’expérience consciente, le fait qu’elle soit « vécue d’un point de vue donné. Autrui ne peut la partager entièrement » (p. 177). Nous ne trouvons pas dans cette description de correspondant à l’intentionnalité évoquée par les phénoménologues. Dans un chapitre ultérieur, les auteurs reconnaissent le manque de connaissance quant à la pensée : « Dans ce chapitre, nous nous demandons ce qui se passe dans notre tête quand nous pensons. Malgré les progrès des neurosciences, il ne faut pas se cacher le fait que nous ne savons toujours pas répondre en détail à cette question » (Edelman & Tononi, 2000, p. 239).

L’intention serait sans doute à situer à proximité de la pensée. 20 Comme celle-ci, bien des phrases seraient à revoir dans leur formulation en fonction de l’inclusion des langues signées dans la réflexion. Ceci est un bon témoignage d’audiocentrisme.

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Les autres propriétés décrites à propos du noyau dynamique complètent le tableau. Nous nous limitons à celles-ci qui confortent le renouveau paradigmatique de la perception et ses apports dans notre réflexion sur la complétude. 9.1.3.6 Circulation de l’information La notion d’intégration se trouve également, sous d’autres termes, dans la réponse donnée par S. Dehaene à la question du sens de la circulation de l’information : « L’activité neuronale progresse-t-elle de bas en haut, depuis les organes des sens jusqu’aux aires corticales supérieures ? Ou bien circule-t-elle en sens inverse, du haut vers le bas, dans la mesure où les aires de haut niveau envoient des signaux prédictifs aux régions sensorielles afin de les interroger et de les préparer à percevoir ? Sur le plan anatomique, le cortex comprend des projections ascendantes aussi bien que descendantes. La grande majorité des faisceaux de connexions à longue distance sont bidirectionnels. Étrangement, les connexions de bas en haut, qui transmettent les données sensorielles, sont bien moins nombreuses que les projections de haut en bas » (Dehaene, 2014, p. 193-194).

Cette question rejoint tout à fait la distinction entre paradigme ascendant et paradigme holistique de la perception. L’aide de modèles mathématiques pour étudier les populations de neurones, leurs connexions et leurs relations causales a permis de mettre en évidence une causalité bidirectionnelle liée de façon spécifique à une expérience consciente21. Si la « majorité des connexions propagent vers l’avant du cerveau, du cortex visuel au lobe frontal, […] une forte minorité opère en sens inverse » (Dehaene, 2014, p. 194). Ce deuxième type d’activité est loin d’être élucidé, des hypothèses convoquent un signal attentionnel ou un feedback signant la prise en compte de l’information (p. 195). Ce fonctionnement bidirectionnel rejoint ce que Edelman et Tononi appellent les « ré-entrées » ou « interactions ré-entrantes » (Edelman & Tononi, 2000, p. 81 et suiv. e.a.). Nous arrêtons ici notre enquête sur les apports des neurosciences, qui pourrait se prolonger largement, en jugeant que ces éléments confortent suffisamment la proposition d’un renouveau dans la conception de la perception, conjointement à ceux apportés par la neurophénoménologie. En donnant une base anatomo-physiologique à la conscience, les neurosciences contemporaines permettent d’envisager de façon renouvelée la perception, le sentiment de soi, le langage, la narration et leurs 21

Pas après l’exposition à une image subliminale.

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interactions respectives. Voyons maintenant comment les éléments issus de l’une et l’autre disciplines nous permettent de mieux situer la notion de complétude dans son intérêt et ses limites.

9.2 Intérêts et limites de la notion de complétude A l’instar de la fin du chapitre 6, où nous étions invités à interroger le paradigme médical dominant pour entrer dans une conception dynamique de la santé et de la maladie, ce que nous venons de voir nous invite à un deuxième changement de paradigme, concernant notre conception de la perception. La section 9.1 nous a montré comment les neurosciences et la neurophénoménologie participent à ce renouveau paradigmatique22. Envisagée globalement et subjectivement, la perception présente des aspects inabordés par l’approche cognitiviste objectiviste. C’est dans le cadre du paradigme holistique et avec certaines de ses caractéristiques qu’il est possible de donner place au sentiment de complétude perceptive et de l’interroger : ce sera le cas à partir du caractère subjectif de la perception, du questionnement sur la possibilité d’un monde partagé et à partir de l’observation d’une redondance sensorielle. Nous verrons ainsi comment le caractère incomplet mais « juste et suffisant » de la perception doit peut-être remplacer la notion de complétude. 9.2.1 La subjectivité de la perception Nous avons vu avec les théories de l’enaction et de l’embodiment tout comme avec la théorie des sélection des groupes neuronaux (TSGN) combien la constitution corporelle, la configuration perceptive, le développement cérébral interagissent avec notre rapport au monde environnant et l’influencent. B. Andrieu montre combien la perception est une réalité éminemment subjective : « Ainsi chacun paraît percevoir la même pomme devant nous, mais, si les qualités matérielles et formelles de la pomme existent indépendamment de 22 Notons que ce parcours à travers la conception de la perception à l’occasion d’une interrogation sur le sentiment de complétude nous permet d’établir des liens avec différentes notions abordées dans notre recherche : ainsi, une conception ascendante de la perception se conjugue avec une conception mécanique du corps, donne une vision du déficit comme un manque et de la suppléance comme une tentative de combler ce qui manque. Au contraire, une vision holistique de la perception issue d’une philosophie du corps vécu et d’une approche des sciences cognitives qui prenne en compte l’approche en première personne permet de faire place à la subjectivité des personnes concernées, aux normes qui sont les leurs.

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la perception que nous en avons, ma perception diffère fondamentalement de celle d’autrui car elle est liée à nos mémoires, nos conceptualisations, nos représentations. La pomme est perçue à travers nous plutôt qu’elle ne nous informe directement, si bien que nous ne connaissons le monde jamais tel qu’il est mais tel que nous le reconnaissons ou non. La perception du monde et des autres est dite subjective plutôt qu’objective. » (Andrieu, 2007, p. 175).

Il ne nous est pas possible d’imaginer ce que peut être le rapport au monde d’un individu avec certaines particularités physiques puisqu’il nous est impossible de sortir de notre propre constitution pour l’envisager. Varela montre par exemple qu’il ne nous est pas possible d’imaginer ce qu’est la représentation des couleurs pour des animaux qui ont un système de vision bi- ou quadrichromatique puisque le nôtre est trichromatique et qu’il nous est impossible d’en sortir (Varela et al., 1993, p. 245-sq)23. Notre connaissance du monde environnant dépend intrinsèquement de la perception que nous en avons et donc de notre constitution corporelle, résultant elle-même de l’interaction entre donné génétique et expérience du monde (voir fig. 9.1). Il ne faut pas oublier combien notre perception est influencée par la langue reçue et la culture dans laquelle nous vivons (nous allons revenir sur cette influence), mais commençons par examiner les implications potentielles de cette subjectivité radicale de la perception, d’abord au niveau de la clinique des implants cochléaires, ensuite à un niveau plus théorique. 9.2.1.1 De la subjectivité dans le réglage des implants Nous avons vu comment les neurosciences et leur point de vue plus objectif peuvent rencontrer le point de vue en première personne d’une approche phénoménologique, subjective, holistique. L’enjeu est de pouvoir tenir compte des deux points de vue et de la façon dont ils s’enrichissent mutuellement, en particulier sans perdre les apports irremplaçables de l’approche subjective au nom d’une certaine volonté d’objectivité, qui manquerait alors sa cible. Car le but est de faire accéder des enfants 23 « Une riposte fréquente à la démonstration de l’existence du tétrachromatisme est la question suivante : ‘Quelles sont les autres couleurs que voient ces animaux ?’ Cette question, quoique compréhensible, est naïve si elle est entendue de manière à suggérer que les tétrachromates sont simplement plus performants dans la vision des couleurs que nous voyons nous-mêmes. Cependant, il faut rappeler qu’un espace de couleur quadridimensionnel est fondamentalement différent d’un espace tridimensionnel : au sens strict, les deux espaces de couleur sont incommensurables, car il n’est pas possible de faire coïncider sans résidu les types de distinctions accessibles dans un espace à quatre dimensions avec les types de distinction qui le sont dans un espace à trois dimensions » (Varela et al., 1993, p. 246).

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FIGURE 9.1 – Schéma des interactions conditionnant la perception.

(ou des adultes) sourds au langage : cela ne peut se faire sans une part de subjectivité, de relations, d’affects. B. Virole propose très concrètement de laisser place à cette subjectivité lors de la rééducation qui suit une implantation cochléaire : non pour faire un peu mieux, mais pour atteindre véritablement l’objectif visé. « Reconnaître la place première de l’intentionnalité (écoute) dans la perception implique de remettre en cause les méthodes habituelles de réglages, en mettant au centre la subjectivité du patient (accepter la description sémantique des impressions, laisser associer le patient sur ces percepts, donner place aux affects). D’après notre expérience, deux fonctions sont particulièrement importantes pour aider le patient nouvellement implanté : l’invitation à métaphoriser ses éprouvés sensoriels, et l’attention conjointe portée sur les événements perceptifs. On est loin des mesures dites ‘objectives’. Pourtant, nous sommes au cœur de l’expérience perceptive. La façon dont le sujet rapporte son expérience, le choix des mots, celui de ses métaphores, de ses affects et de ses souvenirs, sont primordiaux pour la compréhension de l’apport de l’implant » (Virole, 2009, p. 94-95).

La question conséquente est celle de la reconnaissance de cette part irremplaçable d’une approche en première personne et de la volonté de lui laisser de la place. Il ne manque pas d’écrits sur l’importance de prendre en compte la subjectivité du patient dans la pratique médicale. Nous trouvons dans l’analyse de l’affirmation sourde un argument de plus, dans la même certitude que les dires du patient apportent une information irremplaçable par rapport à une approche objectivante, qui a elle-même

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prouvé son efficacité. Dans la clinique de la perception, on peut même se demander si le point de vue du patient n’est pas le principal élément à prendre en compte. 9.2.1.2 Qui peut juger de la complétude ? Si la perception doit être considérée comme une réalité principalement subjective, fondamentalement conditionnée par notre constitution corporelle et cérébrale, elle est relative d’un individu à l’autre. Dès lors, deux types de questions au moins surgissent : — Faut-il conclure à une incommensurabilité — plus ou moins importante — de nos rapports respectifs au monde ? Comment envisager un monde partagé ? — Qui peut se permettre de qualifier la perception de complète ou incomplète ? La première question renvoie à la celle de l’inter-subjectivité, que nous traiterons au paragraphe suivant (9.2.2). La deuxième question comporte plusieurs dimensions : celle de la norme qui induit le jugement de complétude ou de manque, la question conséquente de qui pose cette norme24, et celle de la possibilité de qualifier une perception de complète ou incomplète. La norme à laquelle confronte la surdité concerne ce qui devrait être perçu et comment. En ce sens, elle touche aussi les psychotiques, les enfants à haut potentiel, ou les daltoniens, sans être exhaustif. L’attitude qui établit comme « normal » le fait d’entendre, de parler une langue vocale, d’échanger des informations sur le mode auditivo-vocal a été nommée audiocentrisme25. Le fait de poser cette norme et de ne pas l’interroger, ou de la poser de façon implicite voire inconsciente, amène à un jugement de déficit, de manque, d’incomplétude qui n’est par conséquent pas non plus remis en question. Or, si nous rappelons les deux sens du terme « norme » que seraient la moyenne statistique ou l’idéal visé (voir § 6.2.3), on peut se demander ce qui ferait de l’audition une norme supérieure à celle d’être sourd, ou en quoi le fait de parler une langue vocale serait-il préférable à l’usage d’une langue signée. La norme « entendre » est-elle meilleure en soi ou l’est-elle en fonction de la majorité ? La façon des sourds de considérer qu’il existe deux normes — « être sourd » et « être 24 Voir aussi la section 6.2.4 concernant l’instauration de la norme à partir de la lecture de Canguilhem. 25 Traduction française du terme anglais audism. Voir note p. 161.

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entendant »26 —, montre qu’une autre façon de découper le réel est possible dans la considération d’une différence fondamentale, sans jugement normatif. Au contraire, l’existence d’une seule norme, non relativisée et non interrogée, se traduit dans ce qui est au minimum une négligence des sourds par les entendants, dans l’absence de considération d’autres façons de vivre au monde. Considérer comme « normal » d’entendre et se comporter en fonction de cette norme implicite peut être rapproché de l’attitude qui considère comme « normale » l’organisation de la société en fonction d’hommes, blancs et en bonne santé, attitude qui a suscité les mouvements noir, féministe et handicapé (cf. § 4.2.6). Il importe donc de ne pas oublier la norme, parfois implicite, qui induit le jugement de complétude ou incomplétude. Mais, fondamentalement, est-il possible de poser un tel jugement ? Si la perception est subjective, si elle varie d’un individu à l’autre de façon plus ou moins importante et si nous sommes limités dans notre possibilité d’entrer dans le point de vue de l’autre, qui peut se permettre de juger la perception d’un individu de complète ou de déficiente ? La question est à adresser aux entendants qui jugent déficient le rapport sourd au monde, mais aussi aux sourds qui s’affirment être « aussi complets » que des entendants — dont ils reconnaissent aussi le déficit, sur le mode humoristique, en les qualifiant de déficients visuels ou psychomoteurs. Nous avons déjà montré comment ces qualificatifs constituent de bons exemples de la notion de retournement du stigmate (Schmitt, 2012 ; Mino, Frattini, & Fournier, 2008) : selon nous, l’affirmation d’un sentiment de complétude des sourds peut être lu également à l’aune de cette notion. Cela n’explique cependant pas tout du recours à cette notion, et il faut tenir compte également de deux autres éléments au moins : — du fait qu’il s’agit bien d’un sentiment de complétude, terme qui marque bien la dimension subjective de ce qu’il désigne. — d’un critère pragmatique qui peut être convoqué pour éprouver ce sentiment de complétude : les capacités d’action d’un sujet dépendent de sa perception du monde et de la représentation qu’il s’en fait. Les sourds ont une perception et une représentation du monde suffisamment large, étayée, informée pour y agir de façon efficace, interagir avec ce monde dans un façonnement réciproque qui favorise l’émergence et le développement de la vie. Il importe de faire droit à l’affirmation subjective de ce caractère « suffisant » (voir la citation 26

Voir la citation de Delaporte p. 4.2.4.

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de B. Virole au début du chapitre 8, p. 232) — qualificatif qui nous semble plus juste que celui de « complet ». Les choix opérés dans l’évolution de l’espèce humaine vers une langue vocale sont interpellants (cf. Cuxac, cité p. 281) mais ils constituent un choix parmi d’autres, avec de bonnes raisons. Ils ne permettent pas de définir ce choix comme celui de la constitution physiologique complète ou idéale d’une être humain, mais seulement le meilleur choix étant donné la situation. Or, en cas de surdité, le meilleur choix est sans nul doute celui d’une langue aisément accessible, qui permette l’accès au développement personnel et social, aux connaissances, à la culture. La vie ainsi déployée est adaptée aux circonstances et aux contraintes et montre des capacités insoupçonnées en dehors de ces dernières. Ne sommesnous pas confrontés par ces questions d’une part à la question du respect pour une autre forme de vie (cf. § 6.4.1) et d’autre part à la question d’une « base commune » suffisante, d’une configuration perceptive comprenant suffisamment de points communs pour partager un monde vécu ? Le sentiment d’étrangeté lors de la rencontre de sourds vient rejoindre cette dernière question, que nous allons poursuivre avec la réflexion sur la possibilité d’un monde partagé. 9.2.2 L’intersubjectivité et le monde partagé L’affirmation d’une subjectivité radicale de la perception et du rapport personnel au monde pose la question de la possibilité et des moyens d’un monde partagé et d’un vivre ensemble. Faut-il en rester à un relativisme lié à l’incommensurabilité de nos expériences perceptives du monde, ou est-il possible de trouver dans l’intersubjectivité une voie vers une certaine objectivité d’une part et d’un agir commun d’autre part ? Habermas (2008) défend l’idée d’une intersubjectivité comme source d’une connaissance objective : cela ouvre des voies pour répondre à la question soulevée par B. Virole, que nous mentionnions au début de ce chapitre : « La question centrale posée par la surdité est celle des sources de l’objectivité, c’est-à-dire de la connaissance par le sujet des objets du monde physique » (Virole, 2006, p. 16). Le rôle du langage est essentiel dans cette question à condition de se rappeler qu’il n’est pas seulement un mode de communication qui permet l’échange entre sujets, mais qu’il est d’abord un donné, un « bain » qui permet la perception, la catégorisation, la cognition, l’insertion sociale. Ainsi, le langage, mais aussi la cognition et la culture sont donnés comme arrière-fond au petit humain (qui les transformera à son tour)

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dans une dimension fondamentalement intersubjective. Ainsi Habermas explique-t-il la possibilité de la connaissance dans l’espèce humaine, avec son caractère cumulatif, et la place du cerveau « socialisé » : « Les hommes apprennent à la fois par la coopération et par l’enseignement [au contraire des chimpanzés]. Au contact des artefacts culturels qui leur préexistent, ils découvrent d’eux-mêmes les fonctions qui y sont objectivées. (…) Sans intersubjectivité de la compréhension, pas d’objectivité du savoir. Sans une ‘connexité’ réorganisatrice qui mette en relation l’esprit subjectif et son substrat naturel, le cerveau, avec un esprit objectif, c’est-àdire un savoir collectif conservé sous une forme symbolique, il ne saurait y avoir d’attitudes propositionnelles qui se rapportent à un monde distancié. Nous n’aurions pas non plus les réussites techniques que permet un rapport intelligent à une nature qu’on objective de cette manière. C’est parce qu’il est socialisé en relation avec un milieu culturel que le cerveau devient porteur de ces processus d’apprentissage accélérés et cumulatifs, qui se sont découplés du mécanisme génétique de l’évolution naturelle » (Habermas, 2008, p. 89-90).

Le monde (distancié) n’est pas complètement extérieur à l’esprit, sans quoi il serait impossible de le connaître. Les liens entre esprit subjectif (niveau individuel, porté matériellement par le cerveau) et esprit objectif (niveau collectif, matérialisé et symbolisé — ce qui implique le rôle du langage)27 permettent d’établir la possibilité d’une connaissance objective de ce monde mis à distance du sujet — sans en être indépendant. La socialisation de l’individu dans un milieu culturel donné lui donne les clefs pour une connaissance de ce monde, en agissant sur son cerveau (et nous renvoyons aux hypothèses des neuroscientifiques pour les mécanismes expliquant cette influence). S’ouvre ainsi la possibilité d’un monde partagé. L’influence majeure du langage, de la culture dans cette possibilité de monde partagé est un 27 En se confrontant au débat entre déterminisme et liberté, Habermas en vient à penser l’influence d’une dynamique collective sur une réalité matérielle individuelle : « La question qui se pose du point de vue neurobiologique (…) de savoir comment il faut concevoir l’‘action réciproque’ entre des cerveaux individuels et des programmes culturels » (Habermas, 2008, p. 83). Il interroge en particulier le rôle du langage sur la structuration du cerveau, puisque le langage comme la cognition sont « des processus sociaux qui relèvent de la socialisation des individus humains » (Feltz, 2013, p. 44). Son questionnement converge avec celui d’Edelman, que nous avons évoqué plus haut, comme le souligne B. Feltz (p. 45). Il distingue pour cela esprit objectif et esprit subjectif : « un esprit s’incorporant dans des signes, des pratiques et des objets — un esprit, autrement dit, ‘objectif’ (…) L’esprit objectif est issu de l’interaction entre des cerveaux d’animaux intelligents qui est apparue une fois qu’ils eurent développé la capacité à adopter des perspectives réciproques ; par la suite, il a continué de se reproduire à travers les pratiques communicationnelles et sociales qui mirent en œuvre ces ‘cerveaux’ et leur organisme en interagissant de cette manière nouvelle » (Habermas, 2008, p. 93).

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élément intéressant pour comprendre l’étrangeté ressentie lors de la rencontre de sourds. Ce ressenti nous semble en effet déborder la seule difficulté de communication : c’est le monde partagé qui est en question. B. Virole montre ainsi que des parents entendants d’enfants sourds peuvent se montrer satisfaits d’une implantation cochléaire, en dehors de résultats patents en termes d’acquisition de la langue vocale, grâce aux réactions aux bruits de l’enfant qui donnent l’impression d’un monde perceptif partagé : « Les parents ont alors le sentiment que leur enfant participe au même monde qu’eux. Cela induit un sentiment partagé d’identification mutuelle et aide à la construction des relations intrafamiliales » (Virole, 2009, p. 78). Le sentiment de partager un monde commun fonde notre agir au sein d’une collectivité. En effet, notre agir dépend de notre perception. C’est vrai déjà à un niveau élémentaire : la préhension d’un objet dépend du contrôle visuel, du contrôle du tonus musculaire, du toucher de cet objet, etc. Il en est de même, voire plus, au niveau de l’action d’un sujet : c’est en fonction de la perception d’une situation qu’il nous est possible d’y intervenir. Au niveau collectif, une action nécessite un dialogue et la détermination des objectifs et moyens concertés. 9.2.3 La redondance sensorielle Une autre notion doit selon nous être convoquée pour mieux comprendre ce qui se dit à travers la notion de complétude phénoménologique et le faire pencher du côté du « suffisant » plutôt que du « complet ». Il s’agit du fait que l’apport d’informations par les cinq sens est régulièrement redondant. Nous avons peu rencontré cette notion dans nos lectures. Elle se trouve très rapidement évoquée au début du livre de B. Virole, lorsqu’il commente une citation de La Mettrie à propos de la suppléance sensorielle28 : « Les sourds et les aveugles ont accès au même monde des idées que ceux qui voient et entendent parce que le monde des choses possède une redondance sensorielle et que la perception d’une seule qualité suffit à faire naître dans l’âme l’idée entière de l’objet. » (Virole, 2006, p. 19). Que recouvre cette notion de redondance sensorielle ? Nous voulons en évoquer ci-après deux dimensions et leurs implications respectives : 28

Citée p. 244 : « Vous savez par le livre d’Amman (…) tous les prodiges qu’il a su opérer sur les sourds de naissance, dans les yeux desquels il a, comme il le fait entendre lui-même, trouvé des oreilles, et en combien peu de temps enfin il leur a appris à entendre, parler, lire et écrire. Je veux que les yeux d’un sourd voient plus clair et soient plus intelligents que s’ils ne l’étaient pas, par la raison que la perte d’un membre ou d’un sens peut augmenter la force ou la pénétration d’un autre » (La Mettrie, 1748).

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la première est que plusieurs sens peuvent nous apporter des informations sur un objet ou une réalité du monde ; la deuxième est qu’il y a trop d’information par rapport à la visée de l’action en cours. 9.2.3.1 Un objet se donne à travers différents sens La première dimension est celle qu’évoque B. Virole, à savoir qu’un objet du monde se donne à percevoir à travers différents sens. Prenons un exemple : lorsqu’un oiseau s’envole, nous pouvons le voir s’envoler, entendre son battement d’ailes et, si nous en sommes suffisamment proches, percevoir le mouvement d’air conséquent à son mouvement : au moins trois sens sont impliqués dans la perception de l’action de l’oiseau (vue, audition, tact). Une personne devenue progressivement malentendante s’est rendu compte après avoir été appareillée qu’elle avait perdu l’information sonore liée à l’action de l’oiseau : elle savait cependant que l’oiseau s’envolait puisqu’elle le voyait. On peut se demander si une idée trouvant son origine dans plusieurs sens serait plus complète, plus riche, plus polymorphe, mais il importe ici surtout de retenir que l’idée de l’objet existe déjà à partir de sa perception par un sens. C’est dans cette première dimension que la redondance sensorielle a des liens avec la suppléance sensorielle : une information peut transiter par une modalité différente. elle s’en trouve sans doute modifiée mais permet l’existence de l’idée ou de l’objet dans la perception de l’individu, dans sa façon d’entrer en relation avec le monde et donc avec son agir. Nous retrouvons ainsi le lien entre perception et entendement mais aussi la notion d’intégration évoquée dans la première partie de ce chapitre (l’affordance, § 9.1.1.3, p. 273). Nous voulons évoquer brièvement ici des travaux confortant l’idée d’une perception multimodale. a) Une perception multimodale dès (avant) la naissance. Des travaux concernant le développement du bébé, tels que ceux menés par Jouen et Molina (2000, ea)29, ont le mérite de s’intéresser aux capacités des nouveaux-nés non plus dans l’une ou l’autre modalité sensorielle mais dans le traitement multimodal de l’information. Cela leur permet de mettre en lumière que « le traitement multimodal des flux sensoriels est une propriété biologique de l’organisme » (Jouen & Molina, 2000, p. 238) : 29 Nous aurions également pu travailler avec les écrits de S. Gallagher, en particulier le chapitre 3 de son livre How the body shapes the mind, qui montre également, expériences à l’appui, que la perception est intermodale dès la naissance (Gallagher, 2005, p. 65).

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le corps possède les structures adaptées à ce traitement (similitude de fonctionnement des capteurs, langage commun, intégration à différents niveaux du système nerveux). Ce traitement multimodal permet à l’être humain de mettre de l’ordre dans son univers, en commençant par distinguer le Soi de l’extérieur. Les auteurs rappellent que la proprioception, est « fonctionnellement partagée par les différents systèmes sensoriels » (Jouen & Molina, 2000, p. 239), et ainsi source d’unification. « Les relations d’emboîtement et de recouvrement entre les systèmes de capture des flux ont une conséquence majeure : le fonctionnement des systèmes de capture génère une redondance perceptive (Paillard, 1991 ; Jouen, Lepecq et Gapenne, 1993) (…) [qui] permet de plus la suppléance » (Jouen & Molina, 2000, p. 239-240). Le caractère multimodal et intégré de la perception offre donc un support pour penser la suppléance sensorielle, mais aussi selon nous, le sentiment de complétude ou ce qu’il veut traduire, le sentiment qu’il ne manque rien dans le rapport de la personne au monde. b) Ne pas percevoir le manque parce qu’il y a assez d’informations ? La diversité et l’intégration des apports sensoriels permettent à l’être humain en développement de situer les choses du monde et de se situer comme soi percevant. Un bébé sourd intègre les informations venant de quatre sens fonctionnels et de « restes auditifs », les compare, construit un monde perceptif où il se situe lui-même, en relation avec le monde et les autres. Ce mécanisme permet d’expliquer le sentiment d’être suffisamment informé sur le monde avec lequel il est en relation, sans possibilité de savoir qu’il y manque quelque chose (sauf par comparaison avec d’autres quand celle-ci devient possible)30. En particulier, si les informations reçues et intégrées sont suffisantes pour une action pertinente sur le monde et la relation avec les autres, le manque pourrait n’être pas remarqué. Cela nécessite l’usage d’une langue accessible pour mettre en forme le monde tel qu’il est perçu et s’inscrire dans un monde tel qu’il a déjà 30 Une petite fille sourde scolarisée en intégration, seule parmi des enfants entendants, racontera plus tard comment elle s’était imaginé les choses quant à la façon dont ses condisciples comprenaient la maîtresse, à partir de ce qu’elle percevait (en particulier les mouvements de la bouche). Ignorante de sa surdité et du fait que les autres entendaient, elle s’était imaginé que de la bouche de la maîtresse sortait une bulle que les enfants regardaient et qu’ils répondaient avec leur propre bulle. « Mais moi je n’ai pas ça, cela veut dire que je suis née ici par erreur, que je ne suis pas d’ici. En fait, je viens d’une autre planète, qui est mon monde, alors j’attends : on va venir me chercher et m’y emmener » (Ochronowicz, 2009). D’autres façons de « se construire un monde » en l’absence de (re)connaissance de la surdité se trouvent dans des récits de sourds, entre autres celui d’Emmanuelle Laborit, Le cri de la mouette (2003).

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été construit par d’autres. Seule, l’inscription dans un monde commun, avec d’autres, peut donner sens à ce qui est perçu. C’est sans doute pour cela que sont concernés au premier chef par l’affirmation d’une complétude, ou d’un rapport non-déficitaire au monde, les sourds de famille sourde. 9.2.3.2 Trop d’informations pour l’action consciente Le deuxième sens de la redondance est évoqué par Gallagher (sans la nommer comme telle) lorsqu’il évoque l’écart entre l’excès d’informations au niveau physiologique et l’action consciente guidée par l’intention : « More stimuli than are required for conscious purposes are registered on the physiological level. But only those values relevant to an intentional project may be elicited and translated to the level of consciousness » (Gallagher, 2005, p. 142).

Il poursuit en donnant un exemple concernant les mouvements, en précisant que le mouvement réalisé dans un contexte particulier n’est qu’un des mouvements possibles pour mon corps. Mais le mouvement est déjà une réponse aux stimuli de l’environnement. En quoi ces derniers seraient-ils redondants ? Il suggère quelques lignes auparavant une situation qui exemplifie ce deuxième sens de la redondance : « When I touch something, the intention of my touch can determine, not just my conscious focus, but how my body will react. The fact that I may feel the object as hot rather than as smooth, for example, will depend not only on the objective temperature of the object, but on my purposes » (Gallagher, 2005, p. 142).

Lorsque je saisis une casserole sur le feu, peu m’importe qu’elle soit rouge ou bleue, que son toucher soit lisse ou granuleux, il s’agit d’abord qu’elle ne soit pas trop chaude pour ne pas me brûler. La qualité perçue qui vient à la conscience est fonction de l’action en cours. Il y a donc un tri dans les informations perceptives disponibles. Cette deuxième dimension de la redondance sensorielle nous fait retrouver les notion d’intentionnalité, de subjectivité et d’affordance avec lesquelles nous avons caractérisé le paradigme holistique de la perception. a) Limites physiologiques des états conscients. Edelman et Tononi (2000) nous donnent une perspective sur le mécanisme physiologique en jeu dans ce tri des informations perceptives, à partir de leurs travaux sur la conscience. Ils montrent comment l’expérience consciente est à la fois extrêmement différenciée, et limitée.

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« Chacun de nous peut vivre un nombre énorme d’états de conscience différents. Ils sont loin d’être arbitraires : un aveugle de naissance ne peut faire l’expérience de la couleur, un nouveau-né ne peut faire l’expérience de l’émotion esthétique suscitée pas une œuvre d’art, un buveur occasionnel ne peut avoir la finesse de goût d’un sommelier. Par extrapolation, nous devons supposer que, puisque nous sommes limités par nos cinq sens, l’expérience directe d’une foule d’autres discriminations sensorielles dans une foule d’autres domaines nous est à jamais interdite. Cependant, comme nous l’avons montré, le nombre d’états conscients que nous pouvons différencier en une fraction de seconde est extrêmement important, sans doute bien plus que ce à quoi peuvent parvenir pour lors les artefacts fabriqués par l’homme » (Edelman & Tononi, 2000, p. 177-178).

Si un tri est opéré étant donné l’impossibilité de les traiter toutes, cela amène à des sélections qui ont des conséquences sur le type d’informations prises en compte dans l’expérience consciente et donc sur le modelé cérébral, influençant à son tour les expériences du monde suivantes. Edelman et Tononi attribuent ce fait aux caractéristiques de la conscience : « il semble que la limitation de capacité qu’on observe soit intimement liée à la nature intégrée des états conscients » (2000, p. 181). b) Caractère contingent de la configuration perceptive. Donc, même sans limitation de l’apport d’informations sensorielles, le mécanisme explicité pour les états conscients permet d’expliquer que certaines personnes « fonctionnent » plus de façon visuelle, ou auditive, ou kinesthésique dans leurs apprentissages et leur rapport au monde. La constitution cérébrale, la configuration perceptive et le rapport au monde conséquent diffèrent donc d’une personne à l’autre selon le type d’expérience faite et la priorité donnée à certains éléments de cette expérience31. Nous voulons défendre l’idée d’une différence plus marquée en fonction d’une constitution somatique différente, en particulier dans le cas d’une limitation des informations venant d’un mode sensoriel : nous nous trouvons dans une condition corporelle qui influence directement la structuration du cerveau, avec des conséquences dans le rapport au monde qui s’ensuit. Dans ce cas cependant, d’autres informations peuvent être prises en compte qui ne le seraient pas chez un individu jouissant « pleinement » de ses cinq sens, à cause de la limitation dans le processus conscient. Ceci permet de montrer comment la configuration perceptive ancrée au niveau cérébral en tant que processus intégré, est intimement liée à la 31 Edelman et Tononi mentionnent la différence de structure cérébrale chez des jumeaux homozygotes, due aux différences d’expérience réalisées et à leur impact sur cette structuration.

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constitution corporelle et aux expériences du monde faites par le corps, autrement dit comment elle est incorporée (embodied). L’analyse de la redondance sensorielle nous permet de comprendre comment notre perception et notre connaissance du monde sont toujours incomplets, même en possédant cinq sens « fonctionnels » : la limitation se trouve alors d’abord au niveau cérébral, dans l’excès d’information et dans le lien avec l’intention de la perception et de l’action. En cas d’absence d’une modalité sensorielle, on peut considérer que la limitation se trouve d’abord au niveau somatique, mais se trouve complétée par une utilisation et une intégration cérébrale différente des autres informations sensorielles. La possibilité de connaître une réalité à travers différents sens (première dimension de la redondance) ouvre à une variété intersubjective dans la perception du monde, variété renforcée par les différences de constitution physique ou physiologique. La sélection d’informations perceptives en fonction du but de l’action en cours (deuxième dimension) met à nouveaux frais en lumière le rôle essentiel de l’intention dans la perception. Ce caractère toujours incomplet de la perception et de la connaissance du monde environnant n’empêche pas un sentiment d’harmonie dans le rapport au monde et à soi, et c’est dans ce sens, selon nous, qu’il est possible d’entendre l’affirmation d’un sentiment de complétude.

9.3 Un rapport au monde « juste et suffisant » Si le caractère « plein et entier » est le plus souvent mentionné dans les descriptions par B. Virole du sentiment de complétude phénoménologique (Virole, 2006, p. 490 ; 2009, p. 68-69), notre enquête nous pousse à privilégier plutôt un terme qui rejoindrait l’expérience d’un rapport au monde et aux autres « juste et suffisante » (Virole, 2009, p. 68). Dans cette expression, le qualificatif « juste » serait à relier au sentiment de soi harmonieux (2006, p. 490), parfois autrement nommé « intégrité de soi » ; le qualificatif « suffisant » peut être selon nous relié à l’action possible et pertinente sur le monde environnant, individuellement et collectivement. Les termes complétude et intégrité de soi (Seyes, 2011 ; Virole, 2006) utilisés par des sourds prennent le contre-pied de ceux de manque, de déficit, de compensation pour indiquer une expérience d’un autre ordre. En ce sens, ils ouvrent des perspectives intéressantes et constituent une interpellation quant à la conception la plus courante de l’être humain et de la culture. Cependant, en en prenant « simplement » le contre-pied,

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dans une symétrie qui évoque le retournement du stigmate, ils manquent peut-être l’occasion de souligner des dimensions anthropologiques et sociologiques fondamentales, et habituellement non interrogées. C’est en particulier le cas de la finitude de tout sujet humain, inhérente à sa condition incarnée, à sa constitution dans l’interaction entre l’entendement, le corps et monde environnant ; et de la contingence inhérente à toute constitution cérébro-corporelle, marquée ou non d’une absence d’informations dans un mode sensoriel. Cela se traduit également dans la conception de la culture et de ses liens avec cette finitude — nous allons y revenir (§ 10.1.2, p. 310). Les fondements physiologiques de cette contingence sont liés au caractère pluripotent de l’anatomie cérébrale initiale et à la sélection faite suite à l’expérience du rapport au monde à travers le corps. Cette ouverture des possibles au début de la vie du sujet humain et la variété des expériences vécues amène à une constitution propre à chaque individu (y compris chez des jumeaux homozygotes). Étant donné l’excès d’informations sensorielles (dans le double sens de nombreuses et de redondantes entre les différents sens), on peut considérer que les stimulations issues de l’environnement peuvent « remplir » suffisamment l’espace perceptif du sujet sans que rien ne semble lui manquer. La privation d’un sens ne compromet pas le développement harmonieux du sujet, tel qu’on peut le voir chez les sourds — à condition qu’ils disposent d’une langue d’accès aisé qui contribue à ce développement. Quel terme pourrait rendre compte de ce caractère à la fois contingent et suffisant dans le rapport au monde ? Il nous semble que l’expression d’Holcomb (2016) qui parle d’accomplissement de soi mérite notre attention. Le terme indique de façons intéressante un processus, idée renforcée par le titre dans lequel le terme est utilisé : « La condition sourde : itinéraire personnel vers l’accomplissement de soi » (p. 89). Nous retrouvons une notion de complet, mais encore en devenir, comme un processus du devenir soi qui s’étire au cours de toute une vie. En effet, si le développement initial du cerveau importe beaucoup, les interactions entre corps et milieu environnant perdurent tout au long de la vie. De plus, cet accomplissement est à penser tant au niveau bio-physiologique qu’au niveau social, à travers les relations humaines nouées et la participation à des projets collectifs. Le terme pèche cependant par l’absence de référence à la contingence et à la finitude alors qu’il rend bien la notion d’harmonie. Ceci nous dit bien la complexité et la richesse de la situation que nous révèlent les sourds. S’il fallait dire le caractère suffisant en calquant le terme sur celui de complétude, on parlerait de satistude, du latin satis, assez : il y a assez d’informations et de capacités pour développer

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l’entendement, le sentiment de soi et l’action, pour entrer en relation et s’inscrire dans une collectivité. En doutant de l’adoption de ce terme et en attendant mieux, retournons du côté de l’affordance, du couplage qui expriment l’adéquation interactive avec le monde : restons avec ce terme adéquation, qui dit à la fois quelque chose de suffisant, pertinent, utile, tout en le situant dans un contexte donné — autre façon de dire la contingence.

Conclusion du chapitre Une approche de la perception par des auteurs se rattachant aux neurosciences et à la phénoménologie nous a permis d’étayer la compréhension d’un paradigme holistique de la perception. Dans ce cadre, il est possible de faire droit à une approche globale de la perception en termes de vécu subjectif, tout en laissant place à l’apport intersubjectif du langage et de la culture, de penser les interactions complexes entre le monde, le corps et l’esprit. L’observation d’une redondance sensorielle — au double sens où il y a trop d’informations pour l’action consciente et où une information se donne à travers différents sens — indique une voie pour penser la contingence de la constitution cérébro-corporelle de tout humain. Cette contingence de la constitution individuelle et du rapport au monde invite, d’une part, à caractériser ces réalités davantage par la finitude que par la complétude et, d’autre part, permet de penser l’incorporation de la perception et de la culture — réalité que nous préciserons dans le prochain chapitre. Le rapport au monde ne peut jamais être « complet », mais il peut être « juste et suffisant » à l’aune d’un sentiment subjectif d’harmonie dans ce rapport au monde et aux autres, mais aussi à l’aune d’un critère plus objectif tel qu’une action adéquate. Alors que la perception semble relever principalement d’une dimension individuelle, nous allons voir comment la proximité de configurations perceptives et le partage d’une langue permettent d’envisager l’incorporation des cultures (embodiment).

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Résumé Envisager conjointement l’enracinement corporel des cultures et la position des sourds à l’interface de deux cultures permet de mieux comprendre les enjeux de cette situation et les réticences de certains sourds qui préféreraient envisager un monde sourd. Cela permet également de considérer la position des parents d’enfants sourds qui découvrent un monde le plus souvent totalement méconnu, avec ses dimensions familiales, sociales, éducatives, linguistiques et culturelles. Réfléchir à la posture des uns et des autres permet d’évoquer les défis posés par l’affirmation d’une culture sourde.

Introduction Nous avons analysé, à la lumière de la situation des sourds, quelquesuns des éléments qui fondent le développement d’une culture, en particulier la normativité, la configuration perceptive et son influence sur la construction symbolique du monde, individuelle et collective. Cela nous a permis d’évoquer certaines particularités de la culture sourde. Sur ces bases, nous pouvons affirmer que la culture sourde interpelle notre façon de penser les cultures, leurs fondements et leur développement. L’objet de ce chapitre est de préciser les défis posés par l’affirmation culturelle sourde, tant pour les sourds que pour les « entendants » — ou, en tout cas, certains d’entre eux. Nous ne ferons qu’évoquer les défis pour les soignants puisque cela fera l’objet de la dernière partie du travail (chap. 11 et 12).

10.1 L’incorporation des cultures Nous commençons par rassembler plusieurs éléments qui nous amènent à penser la façon dont les cultures sont enracinées dans le vécu corporel des humains, en particulier la créativité qui émerge à partir de la réalité humaine incarnée, tant dans une dimension individuelle que collective. Cela nous amènera à considérer les liens entre la finitude, que

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FIGURE 10.1 – Éléments intervenant dans l’émergence d’une culture : généralisation à partir de l’analyse de la situation des sourds.

nous avons évoquée à la fin du chap. 9, et le développement d’une culture. 10.1.1 Culture et constitution corporelle Nous avons vu au chapitre 7 comment la normativité permet d’envisager le passage d’une situation individuelle marquée physiologiquement par l’absence d’audition au développement d’une culture à un niveau collectif. Le rôle de la normativité a été illustré à partir de l’absence d’audition en montrant comment interagissent différents éléments qui permettent de faire émerger une culture commune : une configuration perceptive partagée pour une large part chez les sourds1, l’usage d’une langue visuo-gestuelle, la construction symbolique du monde qui résulte de ces deux éléments — et qui se situe sur un plan tant individuel qu’intersubjectif — ainsi que l’action collective. Cette culture est marquée par la configuration perceptive et la constitution cérébro-corporelle des individus qui la vivent. La culture peut donc être qualifiée elle aussi d’incarnée, d’incorporée, au même titre que la perception. 1 Chaque sourd est différent d’un autre en fonction de son expérience du monde, marquée par la surdité, le moment de sa survenue, sa profondeur, sa situation familiale, scolaire et linguistique, etc. mais aussi de nombreux autres éléments liés aux situations vécues. Cependant, la proximité, entre sourds, de la configuration perceptive et du type de rapport au monde facilite l’échange et l’action commune.

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Cette proposition est confirmée par ce que nous avons parcouru de quelques travaux de neurophénoménologie et de neurosciences (chapitre 9). F. Varela (1993) qualifie la cognition d’incarnée (voir p. 280 de ce travail), et nous affirmons la même réalité à propos de la culture. Devons-nous reconnaître dans le passage d’une notion à l’autre le saut d’une dimension individuelle à une dimension collective ? Même si l’acte cognitif est à attribuer à un individu en propre, ce serait oublier la « double dimension langagière et sociale de la cognition chez l’humain » (Feltz, 2013, p. 43). Tant le langage qu’une pré-compréhension du monde sont donnés à l’être humain, ce qui donne à la cognition une dimension intersubjective dès son commencement. Gallagher montre une réalité similaire à propos de la perception, en soulignant combien l’intersubjectivité influence notre façon de percevoir et se trouve souvent oubliée dans les théories de la perception2. « As the enactive approach rightly contends, I perceive not just in terms of actualities, but also in terms of motor potentialities. (…) I see something as something to be used, as others have used it or have failed to use it, and often in a context that includes others. (…) More generally, my perception of things and instruments, but also of contexts and places, and the world as such, is significantly invested with meanings and values that derive from others. (…) I also come into contact with things in a meaningful way, and the ready-to-hand world opens up around me, only because it is already there for others who have shown me how to perceive the world and do things in it » (Gallagher, 2008, p. 176-177).

Nous pouvons donc affirmer que la perception, la cognition, le langage, l’action individuelle et collective constituent autant de dimensions incorporées et intersubjectives qui participent à la culture. La question de l’agir, au sens large, et de ses conditions serait à explorer pour comprendre davantage l’émergence d’une culture. Nous avons en effet beaucoup parlé de la perception et, sans tomber dans une dichotomie réductrice entre perception et agir, il y aurait lieu d’explorer davantage ce versant de l’être au monde : la façon dont les actions sont posées dans le monde, la façon d’être en relation, la transformation du monde, les produits culturels… Nous ne ferons qu’effleurer la question sur le versant des limites posées à l’agir, puisque la surdité est le plus couramment définie comme un manque. Quelles seraient les conséquences de ce « manque » sur la possibilité de créer ? 2 « Theorists working in these areas, however, often fail to provide an account of how intersubjectivity might relate to perception » (Gallagher, 2008, p. 163).

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10.1.2 Limitation et création : prendre en compte la finitude La normativité indique une capacité de créer et constitue une source de l’agir. Nous avons vu qu’il faudrait une diminution drastique des capacités de l’organisme pour parler de perte de normativité (§ 7.1.2.3) et nous avons proposé d’envisager une gradation dans la normativité (§ 7.1.2.5). En effet, dans de nombreuses situations de maladie ou de « déficit » persiste une capacité de création de normes dans le milieu intérieur ou dans l’environnement qui permet de poursuivre le mouvement de la vie. Cette façon d’envisager la création dans des situations de limitation est complétée par la considération d’Habermas dans sa réflexion sur les liens entre liberté et déterminisme (2008). Pour Habermas, le fait d’être déterminé, en particulier dans une condition corporelle, n’est pas un obstacle à l’action et à la création mais donne au contraire un cadre à cette action. « … l’acteur peut se comprendre comme auteur parce qu’il s’est identifié au corps qu’il a et existe comme corps qu’il est, et que, dans l’une et l’autre dimension, ce corps, à la fois, l’autorise et le rend physiquement apte à agir. L’agent peut se laisser ‘déterminer’ en tant que substrat organique, en tant qu’il éprouve ce corps qu’il est, sans pour autant qu’il soit porté atteinte à sa liberté, et ce parce qu’il perçoit sa nature subjective comme source de son pouvoir-faire. (…) la liberté d’action n’est pas seulement ‘conditionnée’ par des raisons, elle est aussi une liberté ‘conditionnée par la nature’. Puisque le corps que l’on est est aussi le corps que l’on a, il détermine ce que nous pouvons faire » (Habermas, 2008, p. 75).

Dans ces réflexions, Habermas ne parle pas de personnes sourdes ou porteuses d’un handicap, il prend pour appui la condition humaine dans sa généralité. Il faut ainsi considérer tout organisme et tout être humain comme étant confronté à des limitations, ces déterminations étant nécessaires à l’action3. Le développement corporel et cérébral fait de chaque individu un être unique à travers les sélections opérées dans un donné pluripotent, selon les expériences vécues. Chez les sourds, l’absence d’audition (ou une très faible audition) a laissé place au développement 3 On trouve chez le philosophe V. Jankélévitch la notion d’« organe-obstacle », qui va dans le même sens, en désignant ce qui à la fois résiste à l’action et à la fois la rend possible, lui sert de tremplin. Jankélévitch s’inspire de Bergson, dans L’Évolution créatrice, dont il reformule une idée clef : « la matière résiste à l’élan vital, mais (…), gênant et entravant la verve biologique, elle la canalise et lui permet d’improviser des organismes et des organes : car le génie créateur a besoin de cette bonne étroitesse, de cette circonscription limitante sans laquelle il n’aboutirait jamais à des formes déterminées » (Jankélévitch, 1983, p. 16).

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d’autres capacités, alors que chez des entendants l’apport d’informations auditives a pris la place d’autres processus. Le langage est un élément déterminant dans la création de nouveauté, par son impact sur la structuration du système nerveux et ainsi sur le comportement (Feltz, 2013, p. 48)4. Il est lui-même le résultat d’un processus contingent, lié tant à la constitution corporelle qu’à l’environnement : « Le langage s’inscrit dans un système de contraintes qui ouvre à une véritable créativité » (Feltz, 2013, p. 48). Si le propos de l’auteur est de réfléchir à la conception d’un libre arbitre effectif, nous pensons pouvoir utiliser cette notion de création dans un système de contraintes pour défendre l’idée que les sourds sont soumis à un système de contraintes différent de celui des entendants, et que ces derniers n’en sont pas exempts — système de contraintes différent et sans doute plus exigeant étant donné leur insertion dans un monde où le canal auditivo-vocal est largement utilisé. Il n’y a donc ni pour les uns ni pour les autres de « complétude » au sens d’une totalité, mais toujours une création à partir de capacités dans le cadre d’une finitude. Tant les capacités que la finitude trouvent leur origine dans le développement contingent — et à chaque fois original — des individualités inscrites dans des dimensions physiologiques, corporelles, sociales et mondaines. Les différences de capacités et de limitations sont ancrées dans les corps, mais elles sont également interprétées à un niveau social, où elles peuvent recevoir un sens différent. Ch. Gaucher redit à partir de son étude anthropologique (2009) ce que les neurosciences nous ont appris du rapport au monde à partir d’un corps différent. Il montre l’hiatus qui peut exister entre le niveau biologique et le niveau social5 : « Être Sourd, ce n’est pas être intrinsèquement limité : c’est posséder des capacités qui modifient le rapport expérientiel au monde de ceux qui n’entendent pas et qui utilisent une langue signée pour s’exprimer. Cette ré-interprétation du sens de la différence est toutefois constamment confrontée au ‘choc du réel’ : la différence sourde est objectivement porteuse d’un potentiel d’exclusion qui témoigne des représentations sociales négatives qu’elle inspire » (Gaucher, 2009, p. 158)6. 4 Cette hypothèse gagnerait à être précisée entre autres — et si c’est actuellement possible — grâce à la notion de plasticité neuronale et aux hypothèses avancées par Edelman. 5 Ce phénomène a déjà été signalé lorsque nous parlions des normes biologiques et sociales – voir p. 225. 6 Il y aurait lieu d’interroger une formulation de cette citation qui signe notre difficulté à penser hors d’un cadre normatif, malgré notre volonté d’une autre approche de la surdité : le rapport expérientiel au monde des sourds est-il modifié ou différent ? Pour la majorité des sourds, il est celui avec lequel ils se sont constitués, depuis l’enfance.

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Si la différence corporelle peut être considérée comme une autre forme de vie issue du développement (niveau biologique), elle suscite dans le groupe des humains des réactions, en particulier liées au sentiment d’étrangeté, et ces réactions peuvent mener à l’exclusion. Si elle est envisagée comme une différence riche d’enseignements, ce sentiment d’étrangeté peut se muer en ouverture et intérêt pour une autre forme de vie, une autre culture. Comme nous l’avons vu avec B. Mottez (citation à la page 204), la finitude est un terreau pour la création culturelle, et celle-ci constitue un moyen de donner sens aux limites et aux manques inhérents à toute vie, une façon de les affronter et de les vivre collectivement. C’est vrai pour tout groupe humain. Ça l’est a fortiori dans un groupe minoritaire composé de personnes qui partagent des caractéristiques physiologiques qui conditionnent leur rapport au monde et aux autres, et qui partagent une langue commune bien différente de celle de la majorité. Le « manque » attribué aux sourds est une configuration particulière des limites qui touchent d’une façon ou d’une autre tout être humain. Ainsi conçue, la surdité est l’occasion de réfléchir à la finitude à laquelle répondent toutes les cultures, aux corps dans lesquels toute culture s’enracine, corps capables et limités à la fois, et capables aussi parce que limités. La création issue de la façon sourde d’être au monde est foisonnante et étonnante, et montre combien la vie peut se dire sous tant de formes, que les normes sociales peuvent encourager ou freiner. La volonté de mettre en évidence les aspects créatifs et innovants de la situation liée à la surdité se traduit en particulier par la création de nouveaux termes pour parler de la surdité en montrant ses aspects positifs et créatifs : la culture sourde ressortit à ce mouvement Deaf culture étant attribué à Padden et Humphries (1988), mais il faut surtout entendre les termes anglais de Deaf gain, qui désigne tout ce qui est avantageux dans la situation sourde, tous les aspects positifs développés par les sourds (Dirksen et al., 2009, 2014 ; Kusters, 2014) ; ou celui de Deafhood (Ladd, 2003), parfois traduit en français par « surditude »7 ou « surdité de culture » (Lane, 1993). 10.1.3 Incorporation versus expression génétique Cette façon de concevoir la culture comme incorporée rend selon nous caduque l’hypothèse d’une ethnie sourde telle qu’elle est développée par Harlan Lane, c’est-à-dire en impliquant des éléments héréditaires, 7 Ce terme est à rapprocher de celui de négritude, le néologisme créé par Aimé Césaire et diffusé par Léopold Sédar Senghor dans la défense de la cause noire (2012).

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donc génétiques. La position de H. Lane (2005) et ses collaborateurs (2011) est résumée dans un article écrit conjointement avec P. Ladd (Ladd & Lane, 2013). La situation des sourds américains8 est rapprochée de celle d’un groupe ethnique sur la base d’une série de caractéristiques telles que la langue, le sentiment d’appartenance, la culture commune, le développement des arts, d’institutions, d’une histoire commune mais aussi la socialisation des enfants, le lien de parenté et la façon de définir les limites avec les autres ethnies. Or, la définition d’une ethnie n’implique pas nécessairement de facteur génétique : « Ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture (alors que la race dépend de caractères anatomiques) » (Le Petit Robert, 1990). Charles Gaucher évoque également « la construction de la surdité comme réalité ethnique et culturelle » (2005, p. 153) mais sans évoquer les liens familiaux. Il parle aussi d’« ethnicisation de la figure du Sourd » (2005, p. 162) pour décrire le développement de la figure identitaire du Sourd, en particulier en s’appuyant sur la langue des signes. 10.1.3.1 Hérédité Plusieurs des éléments requis par H. Lane pour qualifier une ethnie ont été mentionnés dans le chapitre 4, comme des traits caractéristiques d’une culture, en particulier la langue, les arts, la manière d’être qui s’apprend au contact des pairs (socialisation). Pour ces aspects, ethnie et minorité culturelle se rejoignent et nul n’est besoin de convoquer les liens familiaux, élément nettement plus problématique dans la proposition de H. Lane. Malgré le fait que 90 % au moins des enfants sourds naissent dans des familles entendantes, cet auteur soutient le rôle déterminant d’ancêtres sourds communs dans l’existence du groupe des sourds aux États-Unis. Il le fait à partir d’une lecture historique mettant en scène les familles de sourds ayant « fondé le monde des sourds » : « The People of the Eye (2011) also describes in a compelling narrative the story of the founding families of the Deaf World in the US. Tracing ancestry back hundreds of years, the authors reveal that Deaf people’s preference to marry other Deaf people led to the creation of Deaf clans, and thus to shared ancestry and the discovery that most ASL signers are born into the Deaf World, and many are kin. (…) For those curious about their own ancestry in relation to the Deaf World, the figures and an associated website present pedigrees for over two hundred lineages that extend as 8 « The American Deaf-World (the American Sign Language Minority) » (Ladd & Lane, 2013, p. 565).

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many as three hundred years and are unique in genealogy research. The book contains an every-name index to the pedigrees, providing a rich resource for anyone who is interested in Deaf culture » (H. Lane et al., 2011, 4e de couverture).

Cette façon de voir les choses laisse de coté les sourds prélinguaux chez qui la surdité n’est pas d’origine génétique (surdité acquise par traumatisme, infection in utero ou dans les premières années de vie). Or, ils sont également nombreux à faire partie de ce qu’on appelle la communauté sourde9. Par ailleurs, même en cas de surdité génétique, il est encore souvent compliqué de préciser les gènes impliqués10 et les modes de transmission : l’arbre généalogique d’une famille avec plusieurs membres sourds sur plusieurs générations a été établi par Y. Delaporte (voir fig. 10.2) et

FIGURE 10.2 – Arbre généalogique d’une famille sourde (Delaporte, 2002).

constitue un exemple typique de l’irrégularité de la transmission génétique de la surdité. L’hypothèse d’H. Lane n’est qu’une hypothèse, qu’il est 9 Si des différences sont notées à l’intérieur de la communauté sourde entre sourds issus de famille sourdes et de sourds issus de familles entendantes, nous n’avons pas eu écho de différence de considération entre sourds de naissance et sourds prélinguaux atteints de surdités autres que génétiques. Pour l’utilisation du terme ‘communauté sourde’ que nous trouvons trop flou, nous renvoyons à nos précisions de la page 146. 10 Seuls quelques gènes responsables de surdité sont actuellement identifiés.

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actuellement difficile d’étayer sérieusement, au contraire de ce qu’il affirme : « People of the Eye (2011) presents survey evidence that hereditarily Deaf people constitute the majority of the Deaf-World, and often have shared ancestry » (Ladd & Lane, 2013, p. 567). 10.1.3.2 Appartenance et reconnaissance Le but de Lane est-il de fonder une appartenance plus solide par les liens génétiques qu’elle ne le serait par un choix personnel d’adhésion à une culture donnée ? Il faut d’ailleurs discuter ce qu’il affirme à propos de l’appartenance à une ethnie et particulièrement au groupe des sourds : « A deep feeling of belonging characterizes the members of ethnic groups and that is surely a property of the Deaf-World. After all, many of its members found in the Deaf-World surrogate parents, easy communication, access to information, and a positive identity. The solidarity of Deaf-World members is expressed in many ways; among the most striking are the stress it places on collective action and on marriage partners chosen from the DeafWorld » (Ladd & Lane, 2013, p. 566 – les auteurs soulignent.)

La question héréditaire ou clanique revient ici avec la question du mariage. Mais surtout, cette vision d’un « profond sentiment d’appartenance » ne cadre pas avec les observations issues de l’étude anthropologique de Ch. Gaucher, qui montre des degrés variables d’appartenance au(x) groupe(s) de sourds : « L’approche empirico-déductive adoptée a fait ressortir différents types de liens d’affiliation à cette communauté à partir de témoignages d’expérience et d’observations d’activités associatives sourdes » (Gaucher, 2009, p. 153)

La première rencontre de la communauté sourde est un élément constitutif dans la vie d’un sourd. Mais d’autres expériences dans le réseau associatif local ou national peuvent influencer de sentiment d’appartenance au groupe. Se trouve ainsi mis en évidence « un jeu de proximités et distances qui rend possible des variations dans l’affiliation des Sourds à cette communauté » (2009, p. 83). La reconnaissance mutuelle, qui peut fonder l’appartenance à un groupe tel qu’une minorité culturelle, diffère radicalement d’une appartenance basée sur l’hérédité. Mottez évoque cette reconnaissance lorsqu’il définit la culture comme « l’ensemble des valeurs qu’il faut partager et la connaissance des normes et des règles auxquelles il faut se conformer pour en être reconnu membre » (Mottez, 2006, p. 144. Nous soulignons). Ce phénomène de reconnaissance va dans les deux sens : une personne

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reconnaît qu’elle peut trouver dans ce groupe une façon de vivre qui lui est bénéfique : « Il ne suffit pas, en effet, d’être sourd physiquement pour partager les façons d’être, de sentir et de se comporter communes aux Sourds. Au contact des siens, le jeune déficient auditif a tôt fait de reconnaître ce qui est bon pour lui, d’adopter ces comportements de Sourds et de s’approprier la langue des signes » (Mottez, 2006, p. 165. Nous soulignons).

Les liens héréditaires ne sont pas nécessaires pour permettre la transmission, la socialisation, c’est possible dans tout groupe humain sur base d’un choix mutuel de l’individu et du groupe. C’est ce qui fait affirmer à B. Mottez que « la culture doit être apprise » (2006, p. 183). L’appartenance fondée sur un double mouvement de reconnaissance est d’un autre type que celle fondée sur la génétique, elle relève de l’ordre social et plus seulement biologique : il n’est pas nécessaire d’opposer les deux, mais il serait réducteur de ne considérer comme fondateurs que les liens héréditaires. La construction sociale et la reconnaissance mutuelle ont le pouvoir de fonder un groupe. S’il faut reconnaître un fondement biologique à la culture dans la constitution perceptive des sourds, il faut cependant préciser que ce n’est pas le seul élément intevenant dans l’émergence de cette culture, d’une part, et d’autre part qu’il n’est pas nécessaire que ce fondement biologique (ou physiologique) soit génétique. 10.1.3.3 Ethnos Eckert (2010) défend quant à lui la proposition d’utiliser le terme Deaf Ethnos au lieu d’ethnie ou d’appartenance ethnique (Deaf ethnicity), en replongeant aux racines grecques du terme ethnos. Selon lui, ce terme implique à la fois hómaemon, une communauté d’origine, sans être pour autant biologique, homóglosson, communauté de langue, et homóthreskon, au sens d’une « construction commune de l’ordre du monde » (afin de rendre dans le sens contemporain le terme initial de religion). S’il faut saluer le travail de recherche sur les termes et sur les liens entre ethnie et race opéré par Eckert, sa proposition nécessite tellement de redéfinitions et de précisions terminologiques ou conceptuelles11 qu’elle est peu pratique. Dans la sphère francophone européenne, le terme ethnie n’est pas utilisé couramment dans les milieux sourds, pour lesquels la notion de minorité culturelle et linguistique semble pouvoir exprimer suffisamment la position adoptée. 11

Il examine par exemple 7 incompréhensions qui font obstacle au terme ethnie.

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10.1.4 Cultures et absence d’audition : une différence ancrée dans le corps Le risque inhérent à la notion d’ethnie sourde, a fortiori si on y accole une notion d’hérédité, est celui de la clôture du groupe et de l’essentialisation de l’identité sourde. L’opposition classique entre deux visions de la surdité que nous avons décrites au début de ce travail (§ 1.4, p. 44) trouve son origine dans cette essentialisation de la différence sourde, en négatif ou en positif, telle que la décrit A. Benvenuto : « les positions essentialistes (…) dessinent une anthropologie de la surdité comme différence biologique ou comme différence culturelle. Là où les tenants de la première objectivent la surdité par une description des caractéristiques généralement négatives connotées par la déficience, ceux de la seconde l’obtiennent à partir des caractéristiques positives liées à une configuration perceptive singulière. (…) ces positions sont clairement opposées (…) mais toutes deux partent du même principe : la surdité serait porteuse d’une valeur en soi » (Benvenuto, 2011, p. 24).

Le corps reste le fondement de la différence sourde, même si le modèle culturaliste tente de le mettre à distance en refusant le qualificatif de handicap et la vision déficitaire. La langue des signes et le caractère visuel des sourds qui sont mis en avant dans la conception culturaliste de la surdité sont aussi des réalités très incorporées. Charles Gaucher montre à partir de là le risque de clôture ou de distanciation du groupe sourd par rapport au reste de la société : « En voulant se dissocier du champ du handicap, le modèle culturaliste donne à la spécificité sourde une valeur strictement culturo-linguistique ; conception de la différence sourde qui demeure toutefois empêtrée dans un corps qui, pour échapper à une normativité du manque, s’enferme dans la quête d’une pureté ethnique. (…) » (Gaucher, 2009, p. 159).

Pour Andrea Benvenuto, des déplacements sont nécessaires pour éviter cette essentialisation de la surdité et l’opposition des deux visions : « Déplacer la nature de la surdité du terrain exclusif de la biologie pour la penser en rapport avec la culture et déplacer la culture du terrain exclusif des sciences sociales pour la penser en rapport avec la surdité biologique, telle est la logique qui fait obstacle à l’essentialisation de la surdité : la surdité ne produit pas par elle-même un handicap ou une minorité culturelle. Ce sont les normes vitales et les normes sociales qui lient les sourds, leur surdité et la société dans un rapport indissociable qui fait de la surdité un handicap et une minorité » (Benvenuto, 2011, p. 25).

Si la notion de norme est intéressante pour penser ces déplacements, nous avons montré l’utilité d’autres notions et d’autres disciplines : dans les chapitres précédents (en particulier les chap. 7 à 9), nous avons

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mobilisé les notions de normativité, de plasticité, d’incorporation, nous avons appelé à réviser nos conceptions de la perception et de la culture, en puisant aux avancées des neurosciences et aux réflexions des neurophénoménologues, pour montrer les liens entre surdité et culture. En particulier, affirmer et conceptualiser l’enracinement corporel de toute culture constitue un élément clef pour penser ensemble les dimensions physiologiques et culturelles de la surdité. Nous répondons ainsi à l’un des objectifs de notre travail de penser les facettes de la surdité de façon non plus opposées mais conjointes. La place de l’intersubjectivité dans ces réalités serait à penser davantage encore. Quant au risque de clôture, de fermeture sur lui-même du groupe minoritaire sourd, nous allons l’évoquer à travers les réticences au biculturalisme et le rêve qui perdure d’un monde sourd. Commençons par préciser ce que serait le biculturalisme sourd.

10.2 Les sourds, des êtres biculturels ? La présence des sourds dans un monde peuplé majoritairement de personnes entendantes pourrait les conduire à devenir par excellence des êtres bilingues : la langue des signes leur est d’accès plus aisé, ce qui favorise le développement personnel, relationnel, cognitif ; et la langue vocale est nécessaire pour entrer en contact avec les entendants. Ce bilinguisme ouvrirait la porte à un biculturalisme, dans la droite ligne des liens que nous avons montrés entre langue et culture, en prenant en compte également le rôle de la constitution perceptive et de l’action collective dans l’émergence d’une culture. Dans les faits, les choses sont moins simples que dans cette vision inspirée d’un bilinguisme de langues vocales et du biculturalisme qui l’accompagne. Plusieurs éléments sont responsables du manque d’accès à une éducation bilingue, compliquant le développement de l’enfant et son accès à la langue vocale. Relevons la prégnance de la vision médicale de la surdité, le rôle donné à la langue vocale dans l’éducation, le refus de l’utilisation des signes qui a prévalu pendant plus d’un siècle12, mais aussi l’opposition de certains sourds qui demandent une éducation uniquement en langue signée. Ces difficultés dans l’éducation et dans l’accès aux connaissances font que certains sourds aujourd’hui adultes ont beaucoup de peine à communiquer en français même écrit. 12 Malgré une reconnaissance officielle de la langue des signes et la possibilité d’un enseignement bilingue, celui-ci reste rare dans les faits, et donc peu accessible (Roussel, 2013).

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D’autre part, certains sourds n’utilisent pas du tout la langue des signes, mais la lecture labiale, la LPC et d’autres aides à la communication (voir p.ex. Coudon, 2005) ; ils se définissent comme sourds « oralistes », c’est-à-dire utilisant la langue vocale comme unique (ou principal) support. Nous sommes donc loin d’un bilinguisme généralisé — tout au moins si l’on prend en compte toutes les générations actuelles de sourds. Ce bilinguisme est-il d’ailleurs souhaité ? Si des changements sont notés dans les milieux (para)médicaux, en particulier quant à un certain intérêt de la langue signée dans le développement de l’enfant, ce n’est pas l’objectif qui est couramment indiqué, mais plutôt celui de l’acquisition de la langue vocale pour une bonne intégration. Mettre en avant l’acquisition de la langue vocale est aussi très rassurant pour des parents entendants, et donc plus facilement « entendu » que celui du bilinguisme s’il est énoncé. Ce bilinguisme n’est pas toujours non plus souhaité formellement par tous les sourds : il persiste pour une part le désir de créer un monde sourd (voir § 10.3.2). Plus fondamentalement encore, il faut réaliser combien le corps sourd, à cause de l’absence d’audition, constitue un obstacle pour entrer dans le bilinguisme et le biculturalisme : les langues vocales sont moins bien maîtrisées, ou dans un effort constant, et elles portent avec elles une part importante des cultures majoritaires. Nous verrons comment se manifestent les réticences au bilinguisme et au biculturalisme qui peuvent être vécus par les sourds : réticences de la part des sourds (§ 10.3), et réticences de la part de ceux qui entrent plus particulièrement en contact avec eux, les parents entendants d’enfants sourds (§ 10.4) et les médecins ou paramédicaux (§ 10.6, ainsi que la dernière partie de ce travail). Pour comprendre mieux les réticences telles qu’elles sont vécues aujourd’hui, et pour envisager un dialogue interculturel, il nous faut mieux comprendre d’abord les caractéristiques du bilinguisme sourd et du biculturalisme auquel il peut donner lieu. Le linguiste suisse François Grosjean s’est beaucoup intéressé au bilinguisme, en particulier chez les sourds (Grosjean, 1985, 1992, 1996). Dans un article de 2010 issu d’un chapitre de son livre Studying bilinguals (2008), il précise les caractéristiques du bilinguisme des sourds, dans ses points communs avec d’autres situations de bilinguisme impliquant uniquement des langues vocales. Dans un deuxième temps, il analyse les caractéristiques du biculturalisme sourd, ce qui est un sujet assez peu étudié13. Voyons en 13 Peu de travaux ont été consacrés au biculturalisme, de façon générale, et concernant les sourds en particulier, alors que se multiplient les travaux sur le bilinguisme sourd (Grosjean, 2010, p. 134). Les études anthropologiques de Delaporte en France (2002),

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résumé quelles sont les caractéristiques du bilinguisme sourd, comparonsles à celles relevées par B. Mottez dans son article de 1988 « Une langue minoritaire pas comme les autres » (Mottez, 2006, p. 289-299), avant d’envisager celles du biculturalisme. 10.2.1 Bilinguisme sourd Il s’agit tout d’abord de définir ce que l’on entend par « être bilingue ». F. Grosjean prend position dans le débat14 en adoptant un point de vue pragmatique : « Bilingualism is the regular use of two or more languages (or dialects), and bilinguals are those people who use two or more languages (or dialects) in their everyday lives » (Grosjean, 2008, p. 10).

Cette définition permet d’éviter le débat sur le niveau linguistique atteint dans chacune des langues, en recourant plutôt à l’usage effectif de la langue dans la vie quotidienne. 10.2.1.1 Points communs avec le bilinguisme de langues vocales Cette définition conditionne selon nous pour une large part les caractéristiques que F. Grosjean attribue tant aux sourds bilingues qu’aux bilingues de deux langues vocales : tout d’abord, ils présentent des profils très divers de compétences en perception et production dans les différentes modalités d’utilisation des deux langues (oral, écrit, signé) (2008, p. 134). Ensuite, ils se qualifient rarement de bilingues, réservant ce terme à une parfaite maîtrise des différentes modalités de chaque langue, qu’ils ne s’attribuent pas (p. 135). Le fait que chacune des deux langues soit utilisée dans des buts différents, dans des domaines différents de la vie ou avec des personnes différentes est la troisième caractéristique commune et se trouve nommée « principe de complémentarité ». La quatrième caractéristique est d’utiliser une seule langue avec dans une communication Ladd en Royaume-Uni (2003) et Padden and Humphries aux États-Unis (1988) ont pour objet de montrer ce qu’est la culture sourde, mais évoquent peu la réalité du biculturalisme en tant que tel. On peut noter, entre deux articles de D. Poirier (2005, 2012) traitant de question de culture et d’identité chez les sourds, l’apparition de cette notion dans l’expression « la personne sourde se retrouve en situation bilingue-biculturelle » en précisant en note qu’il s’agit de la « condition quasi permanente de la personne sourde se représentant a priori comme oraliste ou gestuelle » (Poirier, 2012, p. 174). 14 « Du côté des chercheurs en sociolinguistique particulièrement, la définition du mot bilinguisme ne fait pas consensus. Les dictionnaires mettent en avant l’individu qui parle parfaitement deux langues. Existe-t-il un monolinguisme parfait pour exiger à ce point un bilinguisme qui le soit ? » (Roussel, 2013).

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avec des personnes monolingues et les deux langues avec d’autres bilingues, en choisissant une langue de base et en empruntant des termes ou signes à l’autre langue en fonction des besoins de la communication (p. 136). 10.2.1.2 Différences Il y a cependant des différence notables dans le cas du bilinguisme sourd, à commencer par une plus faible reconnaissance du statut bilingue des sourds. Cela pourrait changer avec la reconnaissance du statut linguistique des langues signées. Deux autres différences sont liées à l’absence d’audition : la nécessité de garder l’utilisation des deux langues tout au long de la vie, alors que certains bilingues vocaux avancent parfois vers un monolinguisme ; et le fait que la pleine maîtrise de la langue majoritaire, vocale dans ce cas, dans ses différents registres, peut être hors de portée pour certains sourds à cause de la faible perception auditive. Pour sa part, F. Grosjean avance que les sourds bilingues sont beaucoup plus rarement que les bilingues vocaux dans une situation de monolinguisme (où ils utilisent alors une seule langue) : « … they will most often be with other bilinguals and will thus be in a bilingual language mode. The final difference is that the patterns of language knowledge and use appear to be somewhat different, and probably more complex, than in spoken language bilingualism » (Grosjean, 2010, p. 136).

Enfin, il faut mentionner l’absence d’écriture des langues signées : si l’usage des langues vocales se décline dans les capacités d’entendre, de parler, de lire et d’écrire, les langues signées mobilisent uniquement la perception et la production orale, dans le moment présent15. A ces caractéristiques, ajoutons celles liées au statut de langue minoritaire. 10.2.1.3 Une langue minoritaire pas comme les autres Certaines précisions peuvent être apportées ici grâce aux considérations de B. Mottez sur le statut minoritaire des langues signées. En effet, cet aspect n’est pas pris en compte par F. Grosjean lorsqu’il parle du bilinguisme en général — lequel peut concerner deux langues majoritaires sur leurs territoires respectifs, comme l’anglais et le français par exemple — ni lorsqu’il parle du bilinguisme des sourds. B. Mottez part 15 Le développement technique video vient modifier radicalement la possibilité de garder des traces de cette expression orale mais aussi de communiquer à distance, par videoconférence.

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quant à lui de la comparaison de la LSF avec d’autres langues minoritaires en France comme le breton, l’alsacien (langues territoriales) ou l’arménien, l’arabe (groupes minoritaires au territoire non défini en France). a) Points communs. Pour le sociologue français B. Mottez, la langue des signes partage avec les langues minoritaires les caractéristiques d’être marginalisée (2006, p. 289), victime de discrimination (p. 289), accusée de tous les maux pour la supprimer (p. 290), voire d’être une langue à qui on dénie l’existence, ce qui est particulièrement le cas des langues qui ne possèdent pas de système d’écriture. « Ainsi, je dirai que la langue des signes peut être considérée à maints égards comme le prototype même de la langue minoritaire, et comme l’exemple le plus parfait ou plus exactement le plus extrême, le plus poussé des langues minoritaires. (…) dans le même temps, la langue des signes possède les traits les plus contraires à ceux qui caractérisent généralement les langues minoritaires » (Mottez, 2006, p. 290)

b) Différences. Tout d’abord, « il est plus difficile pour les sourds que pour les membres de n’importe quelle autre minorité linguistique, d’apprendre la langue dominante » (p. 291) et même s’il y parvient, « à partir du moment où un sourd domine complètement la langue majoritaire, (…) il ne domine cependant pas les situations où l’on en fait usage » (p. 291), étant données les limites de la lecture labiale, par exemple. Ceci rejoint et complète l’affirmation de F. Grosjean quant à l’acquisition d’une langue vocale par les sourds (troisième différence avec le bilinguisme vocal) : il ne s’agit pas seulement de la maîtrise de la langue mais aussi des conditions de son utilisation au quotidien. Par ailleurs, un sourd ne peut trouver un interprète dans sa propre communauté (2006, p. 292), comme c’est le cas de la plupart des minorités culturelles16 sauf les enfants entendants de parents sourds (CODA). Cela pose la question d’une dépendance des sourds à l’égard de membres de la communauté majoritaire puisqu’il doit y avoir des entendants qui parlent la langue des signes, entre autres pour servir d’interprètes. Plus largement, se trouve posée la question du partage de la langue des signes auprès d’entendants qui veulent l’apprendre et d’un « impossible » repli communautaire. Nous reviendrons sur les réticences à partager la langue (§ 10.3). Enfin, notons encore une différence importante par rapport à d’autres langues minoritaires : jusqu’à la fin du 20e siècle, la langue des signes ne 16 Un sourd peut devenir interprète entre deux langues signées, ou entre une langue vocale écrite et une langue signée mais pas entre langue des signes et langue vocale.

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s’apprenait généralement pas en famille, mais à l’école ou dans les internats. Actuellement, la disparition des internats et le recours pour la majorité des enfants sourds à l’intégration en enseignement « ordinaire » pose d’ailleurs la question de savoir si et où la langue signée se transmet17. Les petits bretons arrivaient à l’école en sachant parler, une langue différente, certes, et dénigrée à l’école ; ils y restaient la journée avant de rejoindre leur famille à la maison et pouvoir à nouveau parler cette langue : les deux langues occupent donc des lieux et des fonctions différents. Les sourds quant à eux découvraient la langue signée à l’internat auprès de leurs camarades, et avec elle la possibilité d’une expression facilitée ; mais cette langue était interdite dans l’enseignement : l’école se présentait comme lieu de contradiction. De plus, c’était un lieu sans échappatoire puisqu’ils s’y trouvaient 24h/24, sans retour quotidien en famille, où les signes n’étaient d’ailleurs pas de mise — à l’exception des familles sourdes, minoritaires. Ce bref tour d’horizon à propos du bilinguisme chez les sourds permet de confirmer le fait que ceux-ci constituent une minorité linguistique, tout en apportant des nuances dans la comparaison avec d’autres minorités et d’autres situations de bilinguisme. Il importe selon nous de tenir compte à la fois des similitudes et des différences dans le bilinguisme pour mieux comprendre la situation des sourds. En effet, l’affirmation du statut de minorité culturelle a tout son intérêt et mérite d’être situé de façon précise, sans gommer l’absence d’audition. Ainsi, l’affirmation de Holcomb lorsqu’il explicite les raisons des sourds de se distancier des personnes handicapées est intéressante mais doit être nuancée : « La communauté sourde est avant tout une communauté linguistique, par conséquent les problématiques auxquelles la communauté sourde est confrontée ressemblent plus à celles d’autres minorités linguistiques qu’à celles des diverses communautés de personnes handicapées » (Holcomb, 2016, p. 330).

Tout comme il est regrettable que la considération du handicap sourd ne tienne pas compte de la dimension langagière, il serait également dommageable que la considération culturelle n’envisage pas les caractéristiques corporelles de la situation sourde. Voyons maintenant comment les caractéristiques du bilinguisme se répercutent sur la façon d’être « biculturel ». 17 Pour B. Meynard et d’autres professionnels en contact avec les sourds, cette réalité constitue un aboutissement jusque là jamais égalé de la volonté d’éradiquer les langues des signes (Meynard, 2010, p. 67).

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10.2.2 Biculturalisme F. Grosjean caractérise les personnes biculturelles par trois éléments : — elles prennent part, à des degrés variables, à la vie de deux cultures ou plus — elles adaptent leurs comportements, attitudes, valeurs, langues, au moins partiellement à ces cultures — elles combinent et mélangent des aspects des cultures en question (Grosjean, 2010, p. 137). Ces caractéristiques s’appliquent sans nul doute aux sourds selon l’auteur et il en donne quelques exemples. Deux différences principales sont relevées chez les sourds par rapport à d’autres situations de biculturalisme : — le fait que les sourds s’acculturent dans la culture sourde relativement tard, à l’adolescence ou à l’âge adulte. Selon Grosjean cette culture va devenir leur culture dominante. On voit dans ce retard l’effet de la disparition des internats pour enfants sourds. — la dominance : pour Grosjean, la culture sourde devient dominante chez la plupart des sourds, alors que chez les entendants, trois situations sont possibles : l’une ou l’autre culture peut devenir dominante, ou un équilibre entre les deux (2010, p. 138). Nous devons ajouter à cela une donnée fondamentale constituée par la réalité corporelle : la configuration perceptive d’un sourd limite l’accès au bilinguisme et au biculturalisme souhaitables en fonction de la situation sociale. Cela nous renvoie à la définition du biculturalisme (ci-dessus) qui évoque des degrés variables de participation à deux cultures : il n’est en effet pas possible d’être radicalement enraciné dans deux terreaux différents, mais bien de participer à des réalités différentes, de s’y adapter, de les métisser. Cependant, par rapport au biculturalisme lié à deux langues vocales, les sourds rencontrent un obstacle supplémentaire au bilinguisme et au biculturalisme18 : l’absence d’audition qui limite le bain de langage vocal. 18 On peut se demander ce qu’il en est du biculturalisme lié au bilinguisme langue vocale – langue des signes vécu par un entendant. Nous ne clôturerons pas la question : les sourds disent que les entendants ne peuvent faire avec leurs mains ce que font les sourds, ou voir tant de détails dans les signes… Mais il n’y a a priori pas d’obstacle physique ou physiologique à cela, les capacités des sourds étant plutôt adaptatives et liées à un exercice intensif de la fonction concernée plutôt qu’à une fonction supplémentaire inexistante chez les entendants.

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Cette situation d’interface entre deux cultures ou deux « mondes » est régulièrement mentionnée, même si elle est encore peu qualifiée de biculturalisme. Holcomb signale la proposition de Bauman (2008) d’orthographier DeaF ou SourD avec les majuscules en début et fin de mot afin de « refléter la fluidité de la vie biculturelle des Sourds, qui évoluent au quotidien entre deux mondes, celui des sourds et celui des entendants » (Holcomb, 2016, p. 67). Nous pensons que cet usage doit présenter les mêmes difficultés, voire davantage, que celui de Sourd 19, en particulier sur la possibilité de juger de la fluidité — élément subjectif s’il en est. Holcomb précise d’ailleurs que si le terme interpelle, il n’a pas été massivement utilisé dans la communauté des Sourds (2016, p. 67). Deux exemples peuvent être donnés d’une référence à cet aspect biculturel. Tout d’abord, Olivier Schetrit montre que l’IVT (International Visual Theatre, créé à Vincennes (France) en 1976) constitue à travers l’art un lieu de rencontre des cultures et de meilleure connaissance de la culture sourde. Ainsi, il affirme que « ses premiers spectacles ont jeté les bases d’une biculturalité » (Schetrit, 2013, p. 213). Deux créations théâtrales et chorégraphiques exemplifient la volonté de rapprocher et de mieux faire connaître les « mondes » des sourds et des entendants. « La construction de cette biculturalité va progressivement s’orienter vers une transmission de l’univers sourd vers un public entendant, via la transformation artistique d’objets de la vie quotidienne appartenant à la culture entendante et adaptés à la culture sourde » (Schetrit, 2013, p. 214).

Les croisements vont dans différents sens, partant des us et coutumes entendantes ou sourdes, ou de la langue signée, pour aller vers l’autre culture, les faisant ainsi se rencontrer dans un lieu commun. En Belgique, un cursus d’enseignement bilingue français – LSFB est organisé au sein de l’école Sainte-Marie à Namur (cf. p. 127). La volonté de donner à l’enfant sourd la langue des signes comme langue de base des apprentissages et d’accès au français écrit et si possible oral, l’implication de différents professionnels sourds et entendants, le travail de construction des programmes et de réflexion pédagogique sont autant d’éléments qui favorisent les échanges linguistiques et culturels. Le père sourd de deux enfants sourds scolarisés dans ce cadre évoque le bilinguisme et la biculturalité qui s’y vivent : « Les enfants sourds deviennent bilingues et voient que les entendants doivent travailler aussi pour apprendre à lire et à écrire. De plus, les groupes 19 Nous avons vu (p. 53) que le terme Sourd avec une majuscule a été utilisé pour évoquer l’aspect culturel de la surdité.

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de sourds permettent les échanges et donc l’identité sourde. Ils apprennent aussi les différences et les particularités de chaque culture, entendante et sourde, il y a des interprètes et des professeurs des deux communautés, il y a une culture bilingue » (Volon, 2015, interview de Thierry Adnet).

Une institutrice sourde bilingue montre comment l’intégration de petits groupes de sourds dans un enseignement ordinaire permet les échanges en groupes, entre enfants sourds, mais aussi avec les autres enfants, ce qui diffère nettement de l’intégration d’un seul enfant sourd dans une classe entendante. Elle évoque la réalité d’échanges interculturels : « [Les enfants] ne se sentent pas seuls, il y en a d’autres comme eux. Ils sont également ouverts à la culture des entendants. Il y a une ouverture et un respect de part et d’autre. Ils ont des activités ensemble, les sourds apprennent des signes aux entendants et les entendants apprennent aux sourds leur manière de vivre basée sur ce qu’ils entendent. Les échanges sont riches. C’est chouette ! (…) Il y a vraiment un respect, une compréhension et une ouverture mutuels » (Volon, 2015, interview de Fabienne Verhulst).

Si ces deux situations peuvent être indiquées comme des lieux de rencontre des cultures, il faut reconnaître l’importance de l’investissement qui prélude à ce bilan positif. A Sainte-Marie, une association d’initiative privée, l’asbl « École et surdité », soutient la mise en place de l’enseignement bilingue : ses membres ont déployé beaucoup d’énergie à mettre sur pieds ces classes, grâce à un soutien financier important, à l’obtention d’un statut officiel pour ce type d’enseignement à travers l’adoption ou la modification de trois textes législatifs20, à l’engagement de personnel qualifié, à la gestion du quotidien du personnel et de ces classes peu ordinaires où tout est à inventer. A l’heure actuelle, l’enjeu tient davantage dans le fait de pérenniser ce qui a été mis sur pieds et de valoriser l’expérience engrangée. Il faut aussi tourner nos regards vers les difficultés dans la rencontre, qui se donnent à voir dans ces lieux et dans d’autres. Conclusion du paragraphe 10.2 Nous avons vu dans ce paragraphe ce qui fait les caractéristiques du bilinguisme et du biculturalisme sourds par rapport à des situations d’interfaces entre deux langues vocales. Il nous semble qu’il faille parler de visée bilingue et biculturelle chez les sourds pour tenir compte à la 20 Le décret du Parlement de la Communauté Française de Belgique du 23 janvier 2009 régit l’« immersion en langue des signes et en français écrit » à travers des classes bilingues dans l’enseignement maternel et primaire ordinaire. Le décret du 17 octobre 2013 permet d’étendre cette immersion en 1re et 2e secondaires (12 à 14 ans), et celui du 13 juillet 2016 aux 2e et 3e degrés du secondaire (14 à 18 ans).

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fois de la réalité physiologique et de la réalité sociale. Les sourds sont minoritaires dans un monde entendant, et donc invités voire obligés à ce bilinguisme. Le biculturalisme qui l’accompagne peut être précieux pour faire connaître la réalité des sourds, s’il est bien vécu. Mais il importe de ne pas oublier la limitation physiologique intrinsèque au développement de la culture sourde qui fait dans le même temps obstacle à une maîtrise complète de la langue vocale. Nous voulons donc parler de visée de bilinguisme et de biculturalisme pour les sourds. Cette proposition est selon nous confortée si nous écoutons les points de vue de ceux qui se trouvent à cette interface, en particulier les sourds et les parents entendants d’enfants sourds, que nous allons évoquer.

10.3 Être funambules : le point de vue des sourds De façon générale, le fait de vivre enraciné dans deux langues vocales et deux cultures peut être considéré comme une source d’enrichissement personnel, procurer une facilité à apprendre d’autres langues, à entrer en contact avec d’autres cultures. Il ne faut cependant pas nier qu’il existe des situations de tensions entre les deux cultures en question, où le sujet rencontre des difficultés à se positionner. Qu’en est-il pour les sourds ? 10.3.1 Entre deux mondes Il faut bien reconnaître que la situation des sourds à l’interface de deux mondes ou deux cultures présente sans nul doute des richesses mais aussi des difficultés. Le discours des sciences humaines au sujet des sourds ne manque pas de les relever. « Les sourds sont partagés entre deux univers. Individus isolés, dispersés, séparés les uns des autres, ils construisent un monde sourd dans lequel ils se reconnaissent comme êtres de langage, porteurs d’une dignité identique à celle des entendants. Mais ils ne peuvent y vivre en permanence. Leurs parents, leurs frères et sœurs sont le plus souvent entendants. Plus important encore, neuf fois sur dix, leurs enfants le sont. Qu’ils soient artisans, ouvriers ou employés, leur vie professionnelle se poursuit au milieu des entendants (…) Ils vivent immergés dans un monde entendant, plus immergés que ne l’a jamais été aucune minorité ethnique » (Delaporte, 2002, p. 148-149).

Nous retrouvons la question des liens familiaux et celle de la transmission non familiale de la langue et de la culture des sourds21. Les difficultés 21 La surdité provoque une situation d’altérité importante, voire radicale, au sein de la famille, dont il existe probablement peu d’autres exemples.

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de la position biculturelle des sourds tiennent pour une part au fait que ce bilinguisme et cette biculturalité ne sont pas reconnus comme tels, à cause des doutes qui persistent sur leurs langues et sur leurs cultures. D’autre part, l’adaptation au monde entendant relève parfois plus de l’ordre de l’obligation, pour des raisons de vie en société, que d’un véritable choix : « Tout en reconnaissant cet aspect identitaire fondamental [l’importance des langues des signes dans la représentation identitaire des personnes sourdes], nous défendons également que les personnes sourdes sont confrontées à l’obligation de se conformer au mode dominant de communication qui demeure centré sur le canal audio-oral » (Poirier, 2012, p. 173).

Enfin, il faut noter que cette adaptation est le plus souvent unilatérale : ce sont les sourds qui « doivent s’intégrer » ou s’adapter, peu d’entendants sont conscients des difficultés rencontrées par les sourds et des possibilités de contribuer à une meilleure communication. En être conscient permet de comprendre la frustration, vécue souvent quotidiennement par les sourds, qui peut déboucher sur la rancune voire l’extrémisme par rapport aux entendants. A tous ces titres, l’image des funambules proposée dans le filmdocumentaire de R. Volon (2015) sur les classes bilingues à l’école Sainte-Marie à Namur (cf. p. 325-326) nous semble bien refléter la situation des sourds dans un monde entendant. Elle dit un équilibre précaire dans la vie de tous les jours, mais aussi un art qui demande beaucoup d’entraînement, au point que l’on puisse parler d’exploit. Être sourd dans un monde entendant sollicite beaucoup d’attention et d’adaptation dans toute une série de situations ; cela requiert des efforts nombreux et répétés pour envisager une socialisation dans un monde qui est pour eux plus exigeant22. 10.3.2 Créer un monde sourd ? Ces difficultés et le manque de (re)connaissance de la réalité sourde peuvent à elles seules expliquer le désir de créer un monde sourd séparé23. Les internats, lorsqu’ils existaient, et les associations constituent des lieux où créer pendant un temps ce monde sourd : « Dans le monde associatif, les fêtes se déroulent dans une salle (…) Tout autour, dans les couloirs, qui s’en trouvent rapidement obstrués, on s’embrasse, on s’étreint, on se congratule. La foule déborde et s’éparpille dehors. 22 On pourrait parler d’un développement dans un système plus contraignant pour reprendre les termes de B. Feltz (2013) et d’Edelman (2000) – voir p. 278. 23 cf. Delaporte, 2002, chapitres 4 : « Construire un monde sourd » et 8 : « Le pays des sourds ».

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(…) Partout ce ne sont que mains qui voltigent dans l’espace, dans un silence impressionnant. L’heure annoncée de la fermeture est depuis longtemps dépassée que la salle est encore pleine. Dehors, on ne parvient pas à se quitter. La seule langue qui s’y parle est celle des sourds. On n’est bien qu’entre sourds. Si quelques entendants sont présents, ils parlent aussi la langue des sourds. C’est une inversion du morne vécu quotidien. La fête réalise une condensation symbolique de l’espace réel. Comment pourrait-on se penser en termes de minorité lorsque l’on se retrouve si nombreux, partageant un même langage et communicant avec une telle ferveur ? Le temps d’une ou deux journées, on a réalisé localement un monde sourd » (Delaporte, 2002, p. 145).

Or, ce monde où la communication est aisée et les habitudes partagées ne peut durer longtemps. Y. Delaporte montre que même l’organisation d’un événement réservé aux sourds requiert beaucoup de contacts avec des entendants : « Or, pour construire quelque chose dans le monde sourd, il est indispensable de savoir se débrouiller dans le monde entendant. Un seul exemple : pour réussir l’exploit d’organiser des olympiades d’hiver, il faut savoir s’assurer la collaboration des stations de ski, négocier avec elles des réductions de prix, obtenir l’aide d’entraîneurs entendants, préparer de nombreux dossiers de subventions, avoir l’agrément du ministère de la Jeunesse et des Sports, etc. Tout cela, faut-il le rappeler, sans pouvoir communiquer oralement et encore moins téléphoner, et en ne maniant le français écrit qu’avec grande difficulté » (Delaporte, 2002).

Cette question d’un monde sourd se trouve encore bien présente aujourd’hui. Ainsi, Paddy Ladd, un anthropologue sourd anglais, propose de créer un enseignement spécifiquement sourd afin que les enfants sourds soient tôt baignés dans la langue et la culture sourde24. Devant une telle proposition, il serait facile de crier au ghetto et au manque d’ouverture des sourds. Mais la question peut être retournée aux entendants : de quelle ouverture font-il preuve face aux sourds, à leur différence, à leur langue et à leur culture ? Est-ce la seule voie possible ? Nous avons été frappée en entendant la proposition de programme de P. Ladd par sa ressemblance avec un modèle d’enseignement participatif tel qu’il existe pour des enfants entendants, développant des stratégies qui tiennent compte des besoins et des capacités de l’enfant tout en l’ouvrant à différents apprentissages. La différence principale tient dans le rôle donné aux enseignants sourds, afin de laisser place à ce que eux seuls peuvent apporter aux enfants en termes de compréhension de leurs difficultés, de 24 Conférence donnée à Paris, EHESS, le 07/02/2017, dans le cadre du séminaire « Les Deaf Studies en question », coordonné par Andrea Benvenuto – livre en préparation.

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stratégies propres aux sourds dans les apprentissages et la vie dans un monde majoritairement entendant, et dans la transmission d’un patrimoine. Paddy Ladd reconnaissait lors du débat qu’il n’existe pas d’enseignement bilingue au Royaume Uni et que sa proposition se base sur l’actuel enseignement spécialisé où les adultes sourds n’ont pas de rôle déterminant sur la pédagogie mise en place. Nous pensons qu’il y a beaucoup à tirer des expériences d’enseignement bilingue telles que 2LPE en France (Deux Langues Pour une Éducation) ou École et Surdité à l’école Sainte-Marie en Belgique. En effet, si l’enjeu relevé par P. Ladd est de développer « la conscience d’être un enfant sourd » et de pouvoir « bien vivre dans les mondes sourd et entendant »25, cela ne nécessite pas un enseignement à part, entre sourds : un enseignement bilingue où sont bien pensés les places respectives des sourds et des entendants, le rapport des deux langues26 et la méthode pédagogique permet d’atteindre cet objectif de bilinguisme et biculturalisme. De plus, le travail conjoint entre sourds et entendants pour construire cet enseignement bilingue sensibilise tant les sourds que les entendants aux enjeux de la rencontre interculturelle27. Il y aurait donc lieu d’éclaircir l’objectif premier d’un enseignement spécifiquement sourd : soit réaliser le vieux rêve sourd d’un « entre-soi », soit faire place aux compétences sourdes. Ce dernier objectif peut prendre d’autres formes que celle d’un enseignement uniquement en langue signée, qui auraient l’avantage d’une ouverture au biculturalisme. Prétons 25

Notes de la conférence de P. Ladd V. Roussel montre l’importance du statut donné à chaque langue dans l’enseignement bilingue et l’enjeu de la réflexion sur le bilinguisme dans un article à propos de l’enseignement bilingue aux enfants sourds en France : « il semble que chaque école valorise plus ou moins une langue au détriment de l’autre selon la représentation qu’elle s’en fait et nous retrouvons sur le terrain didactique des bilinguismes fort variés qui ne sont pas toujours très cohérents tant sur le plan linguistique que sur le plan pédagogique. La LSF, nous l’avons vu, est souvent non valorisée voire dévalorisée parce que, comme le souligne Millet, l’objectif entendu par bilinguisme est l’accès à la langue dominante, le français en l’occurrence » (Roussel, 2013, p. 156). Un bilinguisme équilibré est celui qui considère la langue signée comme une langue à part entière « susceptible d’être investie dans toutes les fonctions langagières » (p. 155), et pas seulement comme un moyen d’acquérir la langue dominante, auquel cas la langue signée est instrumentalisée et vouée à disparaître. 27 Il faut ajouter encore une précision : le bilinguisme LSFB – français écrit, voire français vocal est l’objectif de l’enseignement pour les enfants sourds à Sainte-Marie. Les enfants entendants qui participent à la même classe que les enfants sourds peuvent apprendre la LSFB par trois canaux au moins : l’enseignement qui est donné en classe dans cette langue, les échanges avec les condisciples sourds, un cours optionnel de LSFB. Pour ce qui les concerne, le bilinguisme n’est visé pour eux que dans ce dernier cadre, alors que c’est un objectif premier pour les enfants sourds. 26

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toutefois attention aux exigences que nous formulons à l’égard des sourds et que nous n’avons pas par rapport aux entendants. La proposition est en tout cas révélatrice d’une dimension importante : la place des adultes sourds dans le développement des enfants sourds — nous allons y revenir à propos du vécu des parents entendants d’enfants sourds (cf. infra, § 10.4). La réflexion sur les places des uns et des autres dans un projet bilingue et biculturel nous amène à évoquer certains éléments de rencontre et de partage des langues et des cultures. 10.3.3 Partage de la langue et rencontre des cultures L’ouverture d’une culture à une autre ou la rencontre des cultures comportent un risque et une richesse : le métissage, la traduction d’une culture à l’autre, les influences réciproques — ou non. Cette ouverture peut être particulièrement difficile à envisager dans le cadre d’une culture qui se positionne comme opprimée par une autre, comme c’est le cas pour les sourds : l’affirmation de la culture sourde s’est située historiquement, et se situe encore pour une part comme un barrage à l’oppression de l’identité sourde par des entendants, en particulier comme un contrepoids à la vision déficitaire de la surdité qui appelle une réparation médicale28. Face à la thématique du métissage se trouve opposée celle de la pureté, en particulier de la pureté de la langue. Le fait que des sourds enseignent la langue signée à des entendants, la leur « donnent », risque de leur en faire perdre le contrôle : la langue signée n’est alors plus l’apanage des sourds, et il ne se trouve plus de justification « naturelle » à son utilisation29. Par ailleurs, l’utilisation des signes par des parents entendants d’enfants sourds ou dans le cadre de la rééducation fait craindre une utilisation « non académique » de la langue signée, non grammaticalement correcte, comme celle du français signé (Lavigne, 2016, p. 224). B. Mottez a abordé cette question du partage de la langue lors d’un colloque à Nancy en 1987 : « Je ne crois pas qu’il faille se mettre dans 28 Synthétiquement reformulée comme « …l’exigence sociale et l’injonction médicale de réparation de l’audition » (Lavigne, 2016, p. 238). 29 Ceci participe du deuxième type de réductionnisme relevé par Ch. Gaucher : l’inflexibilité du corps sourd : « Cette représentation réductionniste procède elle aussi à partir d’une interprétation innéiste de la capacité des Sourds à formuler leurs pensées en langue des signes, mais cette fois-ci de manière positive. Il est d’ailleurs commun pour plusieurs experts ou militants des communautés sourdes, afin d’expliquer que les langues signées sont des langues naturelles comme le français ou l’anglais, de dire que ‘la langue des signes est la langue naturelle des Sourds’ ou qu’elle s’est développée ‘spontanément’ selon les besoins spécifiques de ces personnes » (Gaucher, 2013, p. 100).

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la position un peu triste de défense du patrimoine, disons il ne faut pas que se perde ce qui a été si riche par le passé. C’est vrai que la langue des signes a un riche passé mais elle a son avenir devant elle et elle déborde de la communauté des sourds » (Mottez, 2006, p. 293). Le sociologue raconte comment les linguistes américains d’abord, puis C. Cuxac et lui ont remarqué que les sourds enseignaient certains signes aux entendants et en gardaient d’autres pour eux, préservant ainsi une sorte de « langue entre soi » : « il était très manifeste qu’il y a deux langues, qu’il y a une langue élevée, publique pour les autres … et puis, quand même, une langue qu’on garde pour soi et qui n’est pas faite pour les entendants » (Mottez, 2006, p. 293). La réaction des sourds, mis devant ce constat, était de dire que les entendants ne pourraient pas tout apprendre de la langue des signes, que ce n’était pas possible. Le sociologue s’est permis d’interpeller les sourds à ce sujet, en remettant en question l’affirmation des sourds selon laquelle « en étant entendant jamais en réalité on ne pourra signer comme un sourd. Il faut vraiment réfléchir à ça parce que si vraiment c’est vrai, ça veut dire que ce n’est pas une langue parce qu’une langue ça se donne et ça peut se donner intégralement dans certaines conditions certes et c’est cela qu’il faut examiner » (Mottez, 2006, p. 295). S’il est donc à envisager qu’une langue puisse être complètement partagée, qu’en est-il de la culture ? La langue donne déjà accès à une façon plus intérieure et plus proche de comprendre une culture donnée — et réciproquement l’apprentissage de la langue en question est facilitée par la compréhension du contexte de son développement. Considérons à nouveau la dimension incorporée des cultures que nous avons explorée (section 10.1) pour seulement effleurer cette question de l’entrée dans une culture différente, thématique qui mérite bien d’autres recherches. L’incorporation des cultures nous amène à faire droit tout d’abord à l’irremplaçable expression de la culture par celui qui la vit. La transmission d’une manière de vivre et d’une certaine perception de la réalité d’un adulte sourd à un enfant sourd est effectivement irremplaçable, en particulier dans l’éducation. Ensuite, si nous acceptons à la suite de B. Mottez l’idée qu’une langue signée est entièrement partageable avec les entendants, il nous faut cependant poser la question de savoir à quel point la culture sourde peut être partagée30, étant données les constitutions corporelles différentes entre sourds et entendants — et avec toutes les variantes représentées par les malentendants, les sourds implantés ou appareillés, 30

Ou la « culture entendante » si elle existait.

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la profondeur et le moment de survenue de la surdité, etc. Le rapport au monde est façonné par la langue mais aussi, comme nous l’avons montré, par la perception sensorielle qui en est possible, et il conditionne pour une large part la façon d’agir collectivement sur le monde et la culture. Le fait de parler des cultures sourdes est déjà en soi une acceptation de la rencontre et de l’interaction des cultures, à l’opposé d’une essentialisation de l’identité sourde, car cela implique de reconnaître que, selon les lieux et les temps, la culture sourde a partie mêlée à la culture « entendante ». Un simple exemple nous a été donné par Ch. Gaucher : l’existence d’un signe en LSQ pour traduire l’expression québécoise « c’est plate », qui n’existe ni en France ni en Belgique (cette expression est utilisée par une personne sourde interviewée dans Poirier, 2012, p. 174). Nous avons déjà cité l’exemple du signe « pain » qui diffère en France et en Belgique, référant à des formes de pains différentes (cf. 4.2.5). D’autres exemples pourraient être donnés pour montrer cette interaction déjà présente entre la culture sourde et la culture qui l’environne à un lieu précis, en un temps donné. Ceci ouvre la porte à des travaux de recherche sur les cultures sourdes et les interactions avec les cultures environnantes, pour mieux saisir les phénomènes d’échanges et de métissage qui s’y jouent.

10.4 Le bilinguisme vu par des parents entendants d’enfants sourds Il existe encore peu de littérature sur le sujet de la rencontre de parents entendants avec les sourds, leur langue et leur culture à l’occasion de la naissance d’un enfant sourd. Pourtant, la surdité d’un enfant se déclare pour la grande majorité des cas dans des familles entendantes (90 à 95 %). A nouveau, l’absence de reconnaissance de la culture sourde et la récente reconnaissance officielle de la langue des signes n’a pas permis jusqu’à présent de parler de bilinguisme et encore moins de biculturalisme. Pourtant, la question de la rencontre de parents entendants d’enfants sourds avec des adultes sourds ne date pas de cette reconnaissance. En effet, des parents se sont depuis longtemps tournés vers la langue signée pour les aider dans la communication avec leur enfant, et n’ont pu ignorer l’existence d’adultes sourds. Il s’agit donc de faire place à un phénomène important : l’attitude et le vécu des parents ayant un enfant sourd face à son développement dans une langue différente, qui ouvre à une culture différente. Nous évoquerons ici deux travaux de recherche récents auprès de parents qui permettent d’évoquer la question de la rencontre des cultures à partir de leur point de vue.

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Chantal Lavigne (2016) a rencontré une douzaine de parents entendants ayant opté pour le bilinguisme dans l’éducation de leur enfant sourd. Elle montre comment « leur discours, centré sur le thème de la rencontre (pensée de la mixité) vient interroger un discours expert centré sur le thème de la séparation » (Lavigne, 2016, p. 215). La méthodologie de l’article utilise en effet une confrontation entre les discours des parents à partir de leur vécu familial avec un enfant sourd et ceux d’experts de la surdité31. Pour notre réflexion, nous retiendrons surtout ce qui concerne la rencontre entre les parents, d’une part, et les personnes sourdes et la langue des signes, d’autre part. 10.4.1 Langue signée Les parents interrogés reconnaissent l’intérêt et l’importance de la langue signée pour le développement de leur enfant et son épanouissement. La volonté de communiquer avec l’enfant et le souhait de lui donner des moyens d’expression constituent un critère pragmatique qui prime, au sein de la famille, sur les considérations linguistiques, telles que la « pureté » de la langue. Se trouve ainsi réhabilité un certain « bricolage » en matière de communication : « Si certains (rares) utilisent exclusivement les signes, les autres disent utiliser les divers modes de communication et même ‘les mélanger’. Ils revendiquent la réussite, l’efficacité de ce système alors que des critiques sont émises quant à leur ‘bricolage’ communicatif » (Lavigne, 2016, p. 228). Il ne s’agit pas de nier l’importance d’une langue bien structurée, puisque ces parents comptent sur l’enseignement de la LSF par des sourds pour compenser leur utilisation approximative ; mais dans leur chef, les signes sont mis au service d’une communication qui prend différentes voies, de façon souple, en fonction 31 Le discours des parents est issu d’une enquête de terrain réalisée en 2004 et 2005 et complétée en 2014. Par contre, nous ignorons sur quelle base ont été choisis les « experts » de la surdité cités et les extraits de leurs écrits. Nous sommes étonnée par la façon dont sont rapportées certaines affirmations d’experts (dont B. Mottez, B. Virole et C. Delaporte) qui semblent tirées de leur contexte : cela leur donne un sens étonnant au vu d’une position plus globale. Par exemple, dans le contexte de l’article, la citation de Delaporte « l’assimilation entre ‘sourd qui parle’ et ‘entendant’ est complète (Delaporte, 2002, p. 48) » prend un sens prescriptif alors qu’il est plutôt descriptif dans son étude anthropologique. Ch. Lavigne reconnaît à l’étape de discussion des résultats que « Si cette présentation séparée des discours experts et parentaux s’avère forcer le trait de leur séparation et leur opposition, nous allons voir maintenant, au-delà de cet apparent clivage, l’articulation des discours : ce qui fait lien et qui les unit. (…) Les parents, loin de rejeter en bloc les discours des experts, vont se réapproprier certains discours alors qu’ils vont s’opposer à d’autres » (Lavigne, 2016, p. 234). Nous restons donc avec des questions de méthodologie, tout en reconnaissant la difficulté du choix d’extraits.

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des circonstances et des caractéristiques de l’enfant (p. 228). Au point de pouvoir affirmer : « Des deux côtés, lui [l’enfant] et nous, on s’adapte, ce sont des efforts qu’on ne réalise plus. Et parfois, on ne sait même plus comment on communique, si on a signé, ou parlé, ou fait les deux en même temps (mère n° 11) » (p. 228)32. 10.4.2 Rencontrer des adultes sourds Le choix d’une éducation bilingue par ces familles les fait se situer dans un entre-deux, qui ne va pas sans rappeler celui où se trouvent les sourds : sans doute comme l’autre versant de cette interface entre monde sourd et monde entendant33. D’un côté, les parents soulignent les obstacles mis à cette éducation bilingue par le contexte social : les difficultés matérielles, organisationnelles, le manque de structures adaptées, le temps pour l’apprentissage de la LSF, le temps à prendre pour tout expliquer à l’enfant, le changement professionnel ou le déménagement pour se rapprocher d’une structure bilingue… De l’autre côté, les contacts avec les sourds expérimentés par les parents leur font évoquer une minorité de « ‘sourds à éviter’ : ceux qui nuisent à la relation parent-enfant sourd et au bilinguisme » (p. 232) et le plus souvent des « sourds aidants » avec lesquels il est question de « rencontre des langues et des cultures, [d’]apports mutuels » (p. 233). Les premiers sont ceux qui « dissuadent leur enfant de parler, de porter ses appareils, en lui disant qu’il n’est pas ‘représentatif de la communauté sourde’, qu’il ‘trahit les vrais sourds’. (…) Dans la même veine, des parents critiquent les sourds se moquant méchamment de leurs fautes et maladresses en LSF, ces mêmes sourds ne faisant aucun effort, signant très vite et ne facilitant pas la compréhension des signes aux entendants faisant, eux, l’effort de les apprendre » (p. 232). Cependant, « dans l’ensemble, les parents affirment leur reconnaissance à l’égard des sourds très majoritaires désireux d’aider les parents à bien apprendre la LSF et à bien communiquer avec leur enfant. (…) Indépendamment du fait qu’ils oralisent ou pas, ils sont dits ‘modérés et ouverts’, ‘souples’ (…) Ils sont présentés comme ayant participé plus ou moins directement au bilinguisme familial, à la bonne relation parent32 Notons que cette dernière remarque peut être comprise par le biais de l’habitude mais plaide aussi en faveur d’une globalité de la perception, au point de ne plus savoir par quel canal a été perçue une information, dans ce cas un discours. Une maman nous racontait une situation qui va dans le même sens : sa fille sourde était dans le bain, donc sans ses appareils, et lui a dit « je t’ai entendue » en réponse à un message passant alors par la lecture labiale et le codage LPC. 33 Nous affinerons cette position au paragraphe suivant (10.5).

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enfant : ‘Ils disent à notre fils qu’il a de la chance que nous signions, que quand ils étaient enfants, les parents entendants ne signaient pas. Notre fils est très fier que l’on signe’ (mère du couple n° 2) » (p. 233). Dans ce cadre, les parents reconnaissent l’importance de la présence des sourds pour leur donner « une image dédramatisée de la surdité », pour les aider à comprendre les difficultés de leur enfant et pour aider ce dernier à trouver les moyens de se débrouiller dans le monde entendant (p. 233). Les relations entre parents et sourds mentionnées par C. Lavigne sont d’ordre inter-individuel : le professeur de LSF de l’enfant ou des parents, un enseignant, un ami sourd34. Ne sont pas évoqués les contacts avec les associations sourdes (cf. infra). La rencontre de personne à personne permet de dépasser certaines barrières qui existeraient a priori sur la base de la considération d’une différence radicale entre sourds et entendants : « ces parents (…) disent qu’il peut y avoir plus de différence entre deux entendants ou entre deux sourds, qu’il peut y en avoir entre un sourd et un entendant. Ils remettent ainsi en question un marquage de différence entre les uns et les autres qui est opéré lors d’un discours expert catégorisant auquel ils n’adhèrent pas. Ces parents déclarent qu’il y a simplement des personnes sourdes ou entendantes avec lesquelles ils ont des affinités, partagent ou pas des mêmes valeurs. » (Lavigne, 2016, p. 237). Cette remarque est importante à noter, comme un écho à notre volonté de ne pas essentialiser la différence sourde. Être sourd et être entendant constituent des postures différentes dans la vie, mais elles ne sont pas les seules. Il existe certes des différences entre sourds et entendants, telles que la configuration perceptive et l’utilisation linguistique du canal visuo-gestuel : il importe à la fois de bien en peser l’impact, en particulier sur l’émergence de la culture sourde, et à la fois de les situer à leur juste place pour ne pas en faire des éléments qui séparent de façon radicale sourds et entendants. 10.4.3 Contacts avec des associations sourdes Julie Breau a rencontré en Belgique des parents d’enfants sourds afin d’étudier les stratégies familiales d’adaptation suivant le diagnostic de surdité d’un enfant et les conséquences que ce dernier engendre en termes d’engagements dans les services médicaux, les services liés à la communication et la scolarité35. Ce travail est centré sur la famille, incluant 34 C. Levigne ne le mentionne pas, mais on pourrait évoquer aussi les parents sourds de condisciples de classe. 35 Les services professionnels en lien avec la famille d’un enfant sourd ont été divisés en ces trois catégories aux fins de la recherche (Breau, 2016, p. 19).

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les dynamiques individuelles, de couple et de la famille élargie. Dans les résultats, la rencontre avec la communauté sourde et ses associations est mentionnée et occupe peu de place : une page (p. 100). Ceci témoigne de la place prépondérante prise par les services professionnels une fois établi le diagnostic de surdité : « [La surdité] occupe beaucoup de place au sein de la famille et cela est en grande partie dû à l’arrivée quasi immédiate d’une gamme de services professionnels, soit dans les domaines de la santé, de la communication et de l’éducation. Les parents entendants ayant un enfant vivant avec une surdité sont donc sollicités non seulement pour intégrer ces services dans leur routine familiale quotidienne, mais de s’engager activement dans tout le processus de suivi et de réadaptation de l’enfant. (…) l’engagement des parents représente plus que la somme de leur participation dans les interventions. Les différentes formes d’engagement mettent en jeu l’équilibre familial qui ne peut être conservé que lorsque les parents réussissent à adapter leurs habitudes de vie, soit individuelles, conjugales, parentales et extra-familiales, en y intégrant les spécificités liées à la surdité de leur enfant » (Breau, 2016, p. 5)36. A côté de ce grand investissement dans des domaines « professionalisés », il reste peu de place. Les sourds rencontrés le seront généralement à l’occasion des cours de langue des signes, comme le mentionnait C. Lavigne (2016), et il reste peu de temps pour d’autres rencontres. « Bien que les contacts entre les parents et les membres de la communauté sourde sont généralement difficiles à entretenir, même si les parents choisissent d’intégrer un certain niveau de communication gestuel avec leur enfant, les parents vont chercher à créer des liens avec d’autres parents entendants d’enfants sourds avec lesquels ils peuvent échanger » (Breau, 2016, p. 136-137). Ceci indique la position particulière de ces parents dans un « entre-deux », différent de celui des sourds, sur le terrain de la rencontre des cultures sourdes et « entendantes ». Après avoir entendu ces deux points de vue sur le biculturalisme sourd, tentons de concrétiser les défis qui se posent. 36 La recherche présentée dans ce mémoire fait partie d’un ensemble plus large qui s’intéresse au vécu des parents confrontés à la naissance d’un enfant sourd, étude menée auprès de parents francophones au Canada, en France et en Belgique, et coordonnée par le prof. Charles Gaucher. La « question de départ est la suivante : ‘Comment les parents francophones du Canada, de la France et de la Belgique négocient-ils un espace d’engagement avec les acteurs impliqués dans les services offerts à leurs enfants ayant des incapacités ?’. C’est donc l’espace d’engagement dans les services, investi ou non par les parents d’enfants ayant un enfant vivant avec une surdité, qui sera l’objet de la présente recherche » (Document de présentation du projet, aimablement transmis par le prof. Ch. Gaucher, Université de Moncton, Canada).

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10.5 Défis du positionnement des cultures L’affirmation d’une culture sourde nous a amenés à nous interroger sur le contenu d’une culture (chap. 4) et sur ses fondements (chap. 7 et 9). Les éléments récoltés concernant l’incorporation des cultures mériteraient d’être appliqués et vérifiés dans d’autres contextes que ceux des sourds. Pour notre part, nous voudrions, pour terminer ce chapitre, examiner quels seraient les défis entrevus à partir de notre enquête, pour la culture sourde et pour ce qui serait une culture « entendante » — que nous appellerons plutôt culture majoritaire. La question mériterait un travail anthropologique en soi. Nous pouvons ici indiquer quelques pistes qui confirment la réponse positive que nous donnons à la question de savoir si la culture sourde constitue un défi pour la culture en général. En particulier, il s’agirait de voir comment le positionnement respectif des réalités sourdes et entendantes peut évoluer pour mieux tenir compte de la réalité de la culture sourde et des potentialités ouvertes à partir de sa reconnaissance, en termes de rencontre des cultures. Tentons de schématiser les rapports d’une culture sourde aujourd’hui en Occident avec la culture dominante du lieu afin de préciser les défis potentiels (voir fig. 10.3). Les sourds sont minoritaires et insérés dans la culture dominante, de type entendant, comme l’indique la forme désignant la culture sourde, plus petite et croisant pour sa plus grande partie celle représentant la culture majoritaire. Les pointillés dans la partie gauche du schéma indiquent deux réalités : d’une part l’invisibilité du monde

FIGURE 10.3 – Rapports entre culture sourde et culture majoritaire. (PEES : parents entendants d’enfants sourds).

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sourd pour la plupart des entendants37 et d’autre part le fait que les sourds connaissent bien la culture dominante dans laquelle ils sont immergés — en tout cas il existe une plus grande proportion de sourds connaissant suffisamment la culture majoritaire que d’entendants connaissant au moins partiellement la culture sourde. En ce sens, on peut dire que les sourds sont ouverts à la culture majoritaire38. 10.5.1 Espace pour la rencontre Le premier défi que nous voulons évoquer à la fin de ce travail serait d’envisager une « brèche » dans la conscience de la majorité culturelle pour faire place à la culture sourde, d’abord à sa reconnaissance formelle, ensuite à la façon d’exister au monde qui s’y réalise. Il nous semble qu’aujourd’hui les projets bilingues et biculturels sont assez représentatifs des échanges culturels que l’on peut espérer par cette reconnaissance, et constituent des lieux où peut se réaliser cette brèche : l’enseignement bilingue, les lieux associatifs ou professionnels où œuvrent ensemble sourds et entendants39. La place faite à la langue signée n’est pas anodine : il importe qu’elle soit partagée par tous, et considérée à égalité avec la langue vocale. Tout d’abord parce qu’elle est accessible à tous, comme un élément essentiel fondant les échanges. Il importe donc qu’elle soit effectivement partagée dans tous ses registres. Ensuite, elle représente un des éléments fondateurs de la culture à laquelle il est souhaité donner place et qu’il est nécessaire d’exprimer par cette modalité. Enfin, elle fut une langue opprimée, elle est encore souvent dénigrée ou niée, et elle reste une langue minoritaire, toujours menacée de domination par ce seul statut : lui donner le statut de langue à part entière pour tous est essentiel pour lui assurer une reconnaissance en actes d’autant qu’il ne peut y avoir de reconnaissance et de place laissée à la culture sourde s’il n’est pas donné une véritable place à la langue signée. 37

Comme l’indique le titre du livre de B. Mottez « Les sourds existent-ils ? » (2006). Le qualificatif de « ghetto » parfois utilisé pour qualifier certaines réactions de replis de groupes de sourds doit selon nous être interrogé à partir de ce que seraient les fonctions du ghetto : oublier ou nier ceux qui sont dedans — ou ceux qui sont dehors ? Protéger ceux qui sont dedans de ceux du dehors — ou ceux qui sont dehors par crainte de ceux qui sont dedans ? On ne peut nier que la culture sourde soit encore « sur la défensive » après des décennies d’occultation de la langue des signes, et encore un déni persistant. 39 Dans les réalités que nous avons rencontrées, nous pensons par exemple au KAP signes, kot projet louvaniste où vivent ensemble des étudiants sourds et entendants, avec comme langue véhiculaire au quotidien la LSFB) ; à l’école Sainte-Marie pour l’enseignement bilingue, mais aussi au LSFB-lab : Voir avec Laurence !. En France, l’IVT (voir p. 325) et 2LPE sont à mentionner dans le même sens. 38

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Ensuite, la place faite aux sourds importe également de façon cruciale : c’est l’élément principal que nous retenons de la proposition de P. Ladd d’un enseignement « spécifiquement sourd » (cf. p. 329-330). Le mouvement DPN (« Deaf President Now »40) à Gallaudet en 1988 en témoigne selon nous : si une pleine reconnaissance de capacités est accordée aux sourds, pourquoi ne pas leur confier des responsabilités ? Nous pensons par ailleurs que si un entendant ou un malentendant peut maîtriser la langue signée, il reste qu’une partie de la façon de vivre la réalité d’un sourd lui échappera toujours, même si l’échange interculturel vise à réduire cette part autant que possible. L’importance pour les sourds d’occuper des lieux décisionnels rejoint en ce sens l’importance de la présence d’adultes sourds auprès d’enfants sourds. 10.5.2 Des rencontres multiples Si nous voulons pousser plus loin le défi posé par la rencontre des cultures et leur positionnement relatifs, il nous faut insister sur le fait de l’existence des cultures sourdes (et des cultures majoritaires). Si nous prolongeons la schématisation précédente, cela donnerait plusieurs cercles s’entrecroisant de différentes façons, symboles des rencontres entre différentes cultures sourdes en lien avec différentes cultures entendantes, elles-mêmes aussi en relation (voir fig. 10.4). 10.5.3 Écriture de l’histoire et réalité de la minorité Nous venons d’évoquer le fait que la langue et la culture sourdes restent sujettes à caution, après un long temps d’occultation. Cet élément est important à prendre en compte dans la façon dont se construit et se positionne la culture sourde : comme une spécificité de groupes d’individus mais aussi comme une barrière à des cultures majoritaires. Le travail historique entamé — en particulier en France à travers les travaux de Yann Cantin, Florence Encrevé et Mathilde Villechevrolle — doit être poursuivi pour mettre en évidence les grilles de lecture de l’histoire sourde (e.a. la « vision des vaincus », Cantin & Encrevé, 2013 ; Villechevrolle, 2013) et la complexité des mécanismes en jeu dans les événements. 40 Mouvement de protestation suscité par le choix par le conseil d’administration d’un président entendant alors qu’il y avait plusieurs candidats sourds et que beaucoup de personnes plaidaient pour un président sourd depuis des mois — voire des années. Pour plus de détails, voir https://www.gallaudet.edu/about/history-and-traditions/deaf-presidentnow/the-issues/history-behind-dpn

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FIGURE 10.4 – Envisager les rencontres interculturelles entre sourds et entendants comme celles de plusieurs cultures sourdes et de plusieurs cultures majoritaires. Nous avons vu qu’il n’existe pas une seule culture sourde, car se joue l’influence du milieu environnant, en particulier de la culture majoritaire du lieu, ou d’autres cultures liées à des langues vocales (par exemple l’influence du monde anglo-saxon).

Le travail anthropologique doit aussi être poursuivi, sur les thématiques du développement des cultures sourdes dans le contexte du 21e siècle et des relations entre cultures, en particulier entre cultures majoritaires et minoritaires. 10.5.4 Place de la différence Un autre défi consiste dans le fait de penser l’incorporation de la culture sourde sans pour autant essentialiser la condition sourde : il s’agit de défendre l’idée qu’une culture est enracinée dans la réalité corporelle, marquée par les caractéristiques biologiques, physiologiques, physiques de ceux qui la font émerger et la vivent — dans une interaction avec le monde environnant — sans pour autant que la culture ainsi créée soit radicalement séparée des autres, ou hors de portée pour les autres êtres humains. En effet, ce serait rejoindre la dichotomie entre deux positions de la surdité qui s’excluraient, comme tendent à le faire les visions déficitaire et culturelle de la surdité. Pour poser la question autrement, on peut se demander si une culture sourde est partageable dans la même mesure qu’une langue signée. Nous avons vu que la langue ne fait pas la culture mais en est un élément déterminant ; et que, à la suite de B. Mottez, nous défendons l’idée d’un partage de la langue potentiellement « total ». Qu’en est-il donc de la

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CHAPITRE 10

possibilité de « partager » la culture sourde ? Il existe certes des différences entre sourds et entendants, telles que la configuration perceptive et l’utilisation linguistique du canal visuo-gestuel : il importe à la fois de bien en peser l’impact, en particulier sur l’émergence de la culture sourde, et à la fois de les situer à leur juste place pour ne pas en faire des éléments qui séparent de façon radicale sourds et entendants. Nous proposons pour cela de distinguer les conditions d’émergence de la culture sourde telles que la configuration perceptive ou la langue visuo-gestuelle, et les conditions d’un accès à cette culture, autrement dit d’un certain partage des réalités culturelles sourdes. Il n’existerait pas de culture sourde — ni de langue des signes — sans surdité physiologique de l’oreille. Cependant, il n’est pas nécessaire d’être privé d’une (grande) part de l’audition pour être sensible à la façon de vivre des sourds, aux réalités culturelles qui sont les leurs — comme il n’est pas nécessaire d’être natif dans une langue ou une région du monde pour s’y acculturer, bien qu’il persiste toujours des différences plus ou mois importantes avec les natifs. Un entendant ou un devenu sourd ne pourront jamais percevoir le monde comme un sourd de naissance. Ni un sourd comme un entendant. Il leur est cependant possible de s’ouvrir à une façon différente d’être au monde, partagée par une collectivité, à travers la langue d’abord, et par un partage des façons d’agir, jusqu’à un certain point. La normativité peut être envisagée dans la création de cette nouvelle façon d’appréhender le monde et les relations aux autres à travers le prisme d’une rencontre interculturelle comme elle a pu l’être pour envisager l’émergence d’une culture : il est là question de la créativité des êtres humains, non sans limite, mais dans les possibilités ouvertes par leur nature incarnée et leur plasticité cérébrale. Ce défi rejoint notre volonté de conjonction des réalités41 plutôt qu’en leur séparation ou leur opposition : parler en termes de « ET » plutôt que « versus ». Ainsi en est-il — de la vision de la surdité comme handicap et comme culture42 — de la proposition faite aux parents d’enfants sourds de conjuguer implantation cochléaire et langue des signes pour un développement harmonieux, un accès aux apprentissages et aux savoirs le plus large possible. 41 Conjonction qui dépasse la complémentarité et rejoint l’ordre d’une dialectique, comme nous le mentionnions p. 164. 42 Les étudiants du KAP signes nous disait qu’il leur était parfois difficile d’expliquer que leur projet était classifié à la fois, leur demande, dans les projets visant un handicap et les projets visant une dimension culturelle.

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L’enjeu est patent dans le domaine de l’éducation, domaine que nous laissons à d’autres plus expérimentés, même si nous avons montré les liens historiques avec le champ médical (cf. § 3.2). Il est aussi particulièrement important pour envisager et mettre sur pieds des soins de santé de qualité aux sourds, et nous allons y revenir dans la dernière partie de ce travail.

10.6 Défis pour les médecins Il manquerait une part si nous terminions ce chapitre sans envisager les défis posés au monde médical par l’affirmation d’une culture sourde et par la volonté de tenir compte de cette réalité culturelle dans les soins de santé. Nous voulons seulement rassembler ici des éléments qui ont été évoqués ailleurs, ou le seront dans la dernière partie du travail. Précisons d’abord, qu’il n’y a pas une position médicale concernant la surdité. Certains médecins manifestent un grand intérêt pour la réalité de vie des sourds, adoptant une vision globale qui inclut la perspective linguistique et culturelle. Cependant, il faut reconnaître que pour une majorité des soignants, le fait de penser la surdité en dehors du cadre normatif déficitaire constitue un réel défi. En cela, ils rejoignent la majorité des entendants dans la vision de la surdité comme handicap dû à un déficit qu’il faut corriger ou atténuer. Une difficulté s’ajoute sans nul doute pour les soignants, qui vient de leur formation dans un cadre normatif très prégnant, à laquelle s’ajoute une sorte d’injonction implicite à agir devant le déficit. Il importe de prendre le temps de penser, d’interroger les fondements de la discipline médicale et de son agir43. Dans la surdité, il importe en particulier de distinguer les éléments et les étapes de l’équation trop rapide, issue de la vision déficitaire, qui fait de la perte sensorielle un déficit et un handicap qui réclament réparation physique ou physiologique afin de favoriser la participation sociale. Cette dernière dépend aussi d’autres éléments, et l’équation est réductrice. Nous avons vu l’intérêt de distinguer déficit et handicap (chap. 5), et nous insisterons sur l’importance de dissocier les étapes diagnostique et thérapeutique, en particulier dans la prime enfance (§ 12.1.3). Nous verrons aussi quelles sont les conditions d’une approche pluridisciplinaire large de la surdité, qui constitue un moyen de sortir du réductionnisme médical. 43 C’est ce que nous avons fait avec G. Canguilhem au chapitre 6 à travers la réflexion sur l’usage des normes en médecine ; nous avons également évoqué l’obstacle épistémologique de l’utilitaire à la suite de G. Bachelard (citation de B. Virole p. 255).

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CHAPITRE 10

Il serait intéressant de s’interroger sur ce qui permet la pensée dialectique à propos de la surdité, la prise en compte de la dimension au moins linguistique, voire culturelle, de cette réalité de vie. En effet, cela semble rapidement évident pour certaines personnes : lorsqu’on leur parle des langues signées et de la culture sourde, elles entrent rapidement dans cette perspective, alors que d’autres restent franchement dubitatives. C’est également vrai pour certains soignants. Une recherche avec eux et à ce sujet pourrait sans doute mettre en lumière les éléments qui permettent de relativiser l’approche normative. Conclusion du chapitre Ce chapitre nous a permis de concrétiser quelques-uns des défis posés par l’affirmation culturelle sourde, en particulier à partir des considérations sur le bilinguisme et le biculturalisme. Cette double réalité doit être envisagée comme une visée et non un fait en soi si l’on veut tenir compte de la réalité physiologique qui fonde la culture sourde et constitue un obstacle à une appréhension auditive du monde. Les défis posés par la culture sourde concernent tant les sourds que les entendants, parmi lesquels nous avons considéré ici les entendants proches des sourds — collaborateurs, parents entendants d’enfants sourds, soignants. Voyons plus précisément pour ces derniers comment la culture sourde constitue un enjeu dans la relation de soin et l’organisation du système de santé. Notons que la notion de transmission (de la langue et de la culture) se retrouve dans plusieurs de nos considérations : les défis ici proposés mériteraient d’être analysés et complétés à partir de cet angle d’approche.

PARTIE IV SOURDS ET MÉDECINS AU 21e SIÈCLE

INTRODUCTION À

LA QUATRIÈME PARTIE

Si la surdité n’est pas seulement un handicap mais aussi un rapport au monde particulier s’incarnant collectivement dans une culture, comment envisager les soins de santé pour les sourds et le traitement de l’incapacité auditive ? Il s’agit de poursuivre la réflexion que nous avons entamée au premier chapitre, enrichis par l’analyse des différentes notions rencontrées dans ce parcours de recherche. En effet, nous avons montré dans les deuxième et troisième parties de ce travail l’existence, l’origine et les particularités de la minorité culturelle et linguistique sourde. Le travail conceptuel sur les notions de culture, de perception, de normativité, de déficit et de compensation, de complétude et de finitude permet d’en explorer les fondements et l’interpellation qu’elle constitue dans la communauté humaine. Quelles sont les implications de cette façon de situer les sourds dans la société pour la médecine et les soins de santé ? Faut-il tenir compte de cette approche culturelle de la vie des sourds pour les soigner ? Comment traduire concrètement dans l’organisation des soins de santé la dialectique entre les conceptions déficitaire et culturelle de la surdité, dont nous avons voulu montrer la possibilité à travers ce travail de recherche ? Nous esquisserons tout d’abord au chapitre 11 les principales caractéristiques de l’exercice médical dans un contexte multiculturel, dans lequel il apparaît pertinent de situer les sourds. Cela concerne principalement les soins aux (adultes) sourds, grâce à des structures qui tiennent compte de la différence de langue et de culture. Il s’agira ensuite de revenir au traitement de la surdité dans la petite enfance (chap. 12), dans une perspective large (mais brève) qui va du dépistage néonatal de la surdité aux questions d’éducation.

CHAPITRE 11

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Résumé Affirmer que les sourds constituent une minorité culturelle et linguistique nous amène à penser leur accès aux soins à l’aune de ce qui est mis en place pour d’autres minorités. Nous verrons d’abord pourquoi il est pertinent d’envisager une approche des soins en contexte interculturel pour favoriser l’accès aux soins des sourds, avant d’examiner quelques caractéristiques de cette approche. Un retour sur la notion de normes nous permettra de conforter la prise en compte des normes culturelles et personnelles dans l’exercice médical.

Introduction Nous avons montré par différentes voies comment les groupes de sourds correspondent à des minorités culturelles et linguistiques. Ils se qualifient eux-mêmes de « minorité comme les autres » (Devalet, 2011, p. 4). Faut-il pousser plus loin la comparaison et les inclure des structures d’aide conçues pour d’autre minorités culturelles et linguistiques ? Nous envisagerons ici le domaine des soins de santé et plus particulièrement le service de médiation interculturelle. La prise en compte des éléments culturels dans le domaine des soins de santé est relativement récente, en Belgique et en Occident. Nous en retracerons le cadre à partir de la situation belge, avant de voir comment la question de normes vient conforter cette approche interculturelle dans les soins. Enfin, nous reviendrons sur certains éléments de la mise en œuvre concrète de cette dimension interculturelle pour les soins aux sourds en Belgique et en France.

11.1 Pourquoi faut-il prendre en compte la dimension culturelle dans les soins aux sourds ? Avant d’examiner certains enjeux de l’exercice (para)médical dans un contexte multiculturel, précisons les raisons pour lesquelles nous

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CHAPITRE 11

envisageons les soins aux sourds selon une perspective interculturelle1. S’il s’agit de faire droit à l’affirmation culturelle sourde, voyons comment ce peut être particulièrement le cas dans les soins de santé. 11.1.1 L’accès aux soins de santé Le droit à la santé défini par l’OMS inclut l’accès aux soins de santé, mais aussi les déterminants sociaux de la santé, qui sont les conditions économiques et sociales dans lesquelles vivent les personnes et qui exercent une influence sur la santé (OMS 2013). L’accès aux soins est influencé par différents facteurs : géographique, physique, financier, linguistique… L’ OMS considère l’accessibilité aux soins comme un critère de qualité d’un système de santé (OMS, 2013). Elle peut être définie comme suit : « L’accessibilité fait référence à la possibilité pour un patient de recevoir les soins à un coût (accessibilité financière), un endroit (accessibilité géographique), un moment et dans des conditions (acceptabilité) raisonnables (il faut donc aller plus loin qu’une simple réponse à la demande, pour étudier ce qui peut la freiner et comment lever ces obstacles) » (Prévost, Gosselain, Laperche, & Roland, 1999, p. 5). L’accès aux soins de santé pour les sourds est rendu difficile par plusieurs facteurs : les conditions économiques et sociales ne sont pas à négliger même si nous ne nous y attarderons pas ici. Le manque de connaissance concernant le corps et la santé frappe particulièrement les sourds, car ils n’ont pas accès aux informations véhiculées par les canaux classiques d’informations (radio, télévision, campagne d’informations conçues pour des entendants et non pour des personnes utilisant la vue de façon prépondérante). En témoignent au moins deux faits : — L’épidémie de SIDA a fait de grands ravages dans la population sourde (Dagron, 1999). C’est dû pour une part aux campagnes de sensibilisation qui se sont révélées inopérantes dans la communauté sourde (Dagron, 1999). — Les pôles de santé pour sourds travaillent à élaborer un signaire (lexique de signes) pour traduire les termes liés à la santé et au corps : 1 Nous utiliserons ici sans volonté de distinction interet multiculturel, en particulier sans connotation de partage d’une réalité culturelle ou de leur juxtaposition. Spontanément, nous pensons plus à multi- lorsqu’il est questions de la société dans laquelle prennent place les soins, étant donné la variété des cultures présentes, et à inter- lorsqu’il s’agit d’évoquer la présence des cultures de deux personnes impliquées dans la relation interpersonnelle de soins. Ceci n’a aucune volonté de systématisation et ne fait que préciser un usage des termes non formalisé.

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de nombreux termes manquaient lors de l’initiation du projet et ce travail constitue une des missions des équipes des UASLS (Drion et al., 2009). La difficulté d’entrer en contact avec le système de soins n’est pas à négliger non plus. L’exemple de l’appel d’une ambulance est patent, et peut être élargi à toute prise de rendez-vous médical, encore largement téléphonique. Enfin, communiquer avec un soignant non averti des modalités de communication d’un sourd relève de la gageure. Or, aucun soin de qualité ne peut être délivré sans une communication satisfaisante pour les deux parties en présence. En ce sens, les sourds se rapprochent des populations allochtones vivant en Belgique. La vision culturelle de la surdité trouve ici tout son sens. 11.1.2 Persistance de la surdité et place des langues signées Le dépistage de la surdité, l’implantation cochléaire précoce, l’appareillage et la rééducation ont pour but de diminuer le handicap en agissant sur le déficit (cf. chap. 5). Ces moyens ne suffisent cependant pas à assurer une intégration des sourds dans la société ni, en particulier, à garantir un accès suffisant au système de soins de santé (cf. Batis, 2013). Les progrès techniques constants — après le saut qualitatif qu’a représenté la mise au point des implants cochléaires — permettent un accès plus fin au monde sonore et facilitent l’apprentissage de la langue vocale. Cela fait dire à certains professionnels de la surdité que les langues signées ne seront bientôt plus nécessaires ni utiles pour l’accès aux apprentissages des enfants sourds. Cette vision semble oublier les causes de surdité qui rendent inopérant un implant cochléaire (par exemple en cas de fracture ou d’ossification du rocher, ou de surdité neurosensorielle). Elle néglige également différents facteurs qui font qu’un enfant sourd implanté va tendre à utiliser préférentiellement le canal de communication visuogestuel ou le canal auditivo-vocal2. Si certaines causes de surdité sont en 2 « L’enfant sourd, appareillé et rééduqué, peut s’engager dans le langage oral. Cependant, d’autres enfants, appareillés et rééduqués de la même façon, ne le peuvent pas et développent un langage gestuel. L’orientation vers l’une ou l’autre de ces deux voies dépend de l’intrication de plusieurs facteurs » (Virole, 2009, p. 13). L’auteur évoque les facteurs audiologiques (profondeur de la surdité), étiologiques, cliniques (histoire de la maladie, histoire hospitalière, variation interindividuelle de la résilience…), génétiques, familiaux, sociaux et culturels, linguistiques, subjectifs et inter-subjectifs (en particulier la communication parents-enfant). Et il précise : « Tous ces facteurs interagissent de façon complexe. (…) Il est donc vain de chercher un déterminisme simple. L’orientation de l’enfant vers telle ou telle voie est difficile à prévoir a priori » (Virole, 2009, p. 13). Cette

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CHAPITRE 11

diminution, d’autres persistent ou sont en progression : par exemple, et respectivement, moins d’infections in utero par la rubéole, davantage par le cytomégalovirus, alors qu’on observe une augmentation des séquelles liées à la grande prématurité, dont la surdité (Virole, 2011, p. 15). Il est certain que les progrès techniques influencent l’usage des langues signées, la dynamique des groupes de sourds ainsi que les relations entre sourds et entendants. Cela ne veut pas dire pour autant que les langues signées sont amenées à disparaître. Ce serait entrer dans une considération utilitariste et réductionniste des langues signées, vues uniquement comme un moyen pour l’apprentissage de la langue vocale et non pour tout ce qu’elle permet dans l’expression et la symbolisation. V. Roussel évoque cette façon de concevoir et situer la langue signée lorsqu’elle parle d’un « bilinguisme ‘soustractif’ où la LSF endosse un statut de relais des connaissances, mais qui s’avère, sur le terrain, être plutôt une courroie de transmission de la langue française. (…) Ou bien la LSF est instrumentalisée radicalement, J. Dagron la qualifie alors de prothèse3, prescrite comme un médicament et réservée aux Sourds profonds » (Roussel, 2013, p. 155-156). Dans une autre perspective, B. Virole envisage les facteurs influençant l’utilisation des langues des signes et considère les langues signées dans leurs apports aux sourds mais aussi aux entendants : « la langue des signes restera une langue vivante, objet de curiosité et de désir de la part des entendants, outil privilégié et ludique pour l’éveil linguistique, tant pour les enfants de maternelle que sur un plan plus technique pour l’aide aux enfants en difficulté linguistique (dysphasies, autismes). Enfin, au sein de l’éducation de l’enfant sourd, elle gardera une place primordiale, celle d’une langue permettant de mieux comprendre un certain nombre de vécus phénoménologiques liés à l’expérience de la surdité et d’avoir accès à des universaux sémiotiques utiles, tant sur le plan métalinguistique que pour la communication pragmatique. » (Virole, 2011, p. 17).

Nous défendons dans le même sens l’idée que les langues des signes constituent non seulement un outil utile, voire nécessaire, pour les enfants sourds, mais aussi une réalité humaine riche d’intérêts. Dans le domaine des soins de santé, les langues signées resteront un canal de communication nécessaire pour l’accès aux soins. Voyons pourquoi.

considération constitue une raison suffisante pour fournir à l’enfant sourd les deux modalités de communication. 3 Citation de J. Dagron tirée de « Représentations sociales de la surdité », in Virole, B. (dir.), Psychologie de la surdité, De Boeck, 1996, p. 233-246.

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11.1.3 Viser une meilleure communication Dans les soins de santé, il importe de tenir compte de la nécessité de l’accès aux soins dans une langue facilement accessible, donc en langue des signes, pour trois catégories de sourds au moins : — pour ceux qui sont nés trop tôt pour bénéficier des progrès actuels — pour ceux que ce progrès n’aidera pas — pour ceux qui seront plus à l’aise en langue signée qu’en langue vocale malgré une relative maîtrise de cette dernière. En effet, la qualité de la communication est essentielle dans le domaine des soins de santé : une bonne compréhension entre soignants et soignés est un minimum requis afin d’assurer des soins de qualité, tant pour établir un diagnostic que pour expliciter le plan thérapeutique et tenir compte du vécu de la maladie. C’est ainsi que les sourds font souvent appel à des interprètes pour les accompagner lors de rendez-vous médicaux. Un interprète belge francophone me confiait que la moitié de ses interventions dans des démarches avec les sourds concerne des consultations médicales : il y a plus de réticences à faire appel à des connaissances ou des membres de la famille dans ces situations ; l’interprète incarne une plus grande garantie de confidentialité. Cet argument nous donne une motivation linguistique ou communicationnelle à la prise en compte de la différence sourde. Pourquoi faut-il aller plus loin et envisager la dimension culturelle ? 11.1.4 Corps, cultures et soins L’expérience des soignants travaillant avec des populations allochtones a montré qu’il ne suffit pas de traduire le discours pour assurer le recueil et la transmission des informations, ainsi qu’une appréhension correcte de la situation. La culture d’un patient influence son histoire personnelle, sa connaissance et ses représentations en termes de santé et de maladies, son vécu du corps. La traduction ou interprétation doit tenir compte de tous ces facteurs et se faire « médiation interculturelle » pour être opérante. De plus, certains codes culturels influencent la façon dont se noue la relation, ce qui importe beaucoup dans la relation thérapeutique ou d’accompagnement : par exemple, la façon de saluer, de se comporter entre personnes de sexe différent, d’entrer dans la maison… S’il est possible d’en tenir compte, ou de montrer qu’on les connaît, la relation peut en être facilitée. Plusieurs points communs peuvent être mis en évidence entre les sourds et les personnes d’origine étrangère dans l’accès aux soins, tout

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en précisant aussi quelques différences. Tout d’abord, ils partagent l’absence de maîtrise de la langue parlée par le soignant ; pour certains sourds, il faut nuancer en parlant plutôt de l’absence de maîtrise des conditions de l’utilisation de la langue vocale (cf. citation de B. Mottez, p. 311) : la langue est connue mais les conditions environnementales ne permettent pas de la mettre en œuvre, comme les contre-jours, la perte de contact visuel, etc. Ensuite, on peut parler pour ces deux types de population d’une façon culturellement différente de penser et de vivre le corps, la santé, la maladie. Ce deuxième aspect est lié à plusieurs éléments chez les sourds : la configuration perceptive en absence d’audition qui leur donne un rapport différent au monde, aux autres et au corps ; leur utilisation différente de l’information visuelle (voir p. 32-33 l’exemple donné par le Dr B. Drion) ; le manque d’accès aux informations véhiculées par les médias traditionnels de la société — ce dernier point est également partagé par les populations d’origine étrangère. Ces deux éléments, linguistique et culturel, justifient à eux seuls de prendre en compte l’approche interculturelle dans l’accès aux soins pour les sourds. Cela rencontre d’ailleurs la volonté de la population sourde d’être considérée comme une minorité culturelle et linguistique. En Belgique, cela s’est traduit par la présence de médiatrices en LSFB et en VGT dans le service fédéral de médiation interculturelle dans les soins de santé, qui propose par ailleurs une médiation dans de nombreuses autres langues. En France ont été mises sur pied des unités d’accueil et de soins pour les patients sourds (UASS – voir p. 41), où se trouve également prise en compte la dimension culturelle de la surdité. La double « traduction », linguistique et culturelle, peut être assurée par la présence d’un interprète LSF – français et d’un intermédiateur sourd dans la même consultation avec le médecin et le patient, selon les besoins. A certains moments, un soignant locuteur de la LSF reçoit seul le patient. Un double travail de recherche serait intéressant : comparer les systèmes belge et français et évaluer leurs résultats en matière d’accès aux soins et d’accompagnement des patients sourds.

11.2 L’exercice médical dans une société multiculturelle La composition multiculturelle de nos sociétés occidentales est à la source de défis pour les systèmes de soins de santé : cette prise de conscience a amené nombre de réflexions et d’écrits, ainsi que la mise en place de dispositifs spécifiques dans les lieux de soins. Sur le plan

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théorique, la question de l’interculturalité dans les soins croise les considérations sur les populations vulnérables, sur les difficultés de communication, mais aussi sur la conception du corps et de la maladie4. En Belgique, se sont développés des services de médiation interculturelle dans les structures de soins — nous allons y revenir. Avant cela, voyons pourquoi il importe de faire droit à la différence culturelle dans les soins : quelle(s) visée(s) guide(nt) cette attention ? 11.2.1 Pourquoi faire droit à la différence culturelle dans les soins ? Si la réflexion a été suscitée par des situations interpellantes vécues par des soignants, il importe de considérer brièvement les motifs pratiques mais aussi les raisons plus théoriques d’une attention à la dimension interculturelle des soins. 11.2.1.1 Difficultés rencontrées dans les soins L’attention à la dimension interculturelle dans les soins ou des soins vient probablement dans un premier temps des difficultés rencontrées dans leur mise en œuvre. Ces difficultés sont parfois évoquées par le personnel soignant comme des « problèmes transculturels5 nombreux [qui] ne manqueront pas de se développer à l’avenir » (Cappart & Zuckermann, 1999, p. 90). Comme le souligne Lise Michaux, qui relève cette citation, « peut-on ainsi soutenir qu’être de ‘culture différente’ constitue un ‘problème’, c’est-à-dire une source d’ennuis potentiels, en particulier pour les soignants ? » (Michaux, 2015, p. 9). Elle souligne que cette vision des choses rapproche les patients d’origine étrangère des patients dits « difficiles ». La « perturbation » engendrée dans les soins peut être jugulée, d’une part, par la mise en place de dispositifs « pour répondre de façon ciblée aux besoins de populations aux rites et coutumes potentiellement différents de la société dans laquelle ils vivent » (p. 9) et, d’autre part, en formant les futurs soignants aux croyances et coutumes des principaux courants religieux et culturels (p. 11). La mise en garde de L. Michaux tient tout d’abord dans le terme « gestion » : gère-t-on des contraintes liées aux rites et croyances comme on gérerait un problème 4 Un aperçu des thématiques abordées à partir de la question de l’interculturalité dans les soins est donné par la synthèse de la littérature réalisé par Nierkens et coll. en préalable à leur enquête auprès des médiateurs interculturels (Nierkens, Krumeich, de Ridder, & van Dongen, 2002, p. 253-254). 5 Nous parlons le plus souvent d’interculturel dans cet écrit mais ne passerons pas de temps ici à faire de distinctions entre les qualificatifs trans-, inter- et multiculturel, considérations que l’usage vient en général balayer.

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ou une affaire ? Ensuite, elle relève le risque de réduction : réduction d’une personne à sa culture présumée ou principale, réduction des étrangers à un seul groupe, réduction de la culture d’une personne à sa « culture d’origine », alors qu’elle évolue (p. 13). Nierkens et ses collaborateurs mettent également en évidence les « problèmes » à l’origine des services de médiation, en soulignant les conséquences pour les patients (et pas seulement les désagréments pour les soignants) : « lack of adequate communication is a major explanation for the poor access and the low quality of health care for members of ethnic minorities » (2002, p. 253). 11.2.1.2 Faire place à l’altérité Dans une perspective différente de celle où il y a un problème à gérer, les soignants sont invités à développer une « compétence culturelle » (Michaux, 2015, p. 15) ou « interculturelle » (Plivard, 2010). Alors que la première est plutôt définie comme la conscience de l’existence de différences culturelles, la capacité d’entrer en contact avec des personnes d’origines diverses et la reconnaissance d’autres valeurs, (Michaux, 2015, p. 16), la seconde implique un travail réflexif et de décentrement : « Cette compétence [interculturelle] renvoie à un double processus. Il faut apprendre à se décentrer par rapport à son propre cadre de référence et s’astreindre à découvrir celui de l’autre. La finalité est de maîtriser les répercussions négatives des stéréotypes et des préjugés qui conduisent à considérer comme déterminismes de nature des déterminismes de culture, mais également de dépasser l’ethnocentrisme. En fait, cette compétence revient à s’affranchir des filtres qui déclenchent un décryptage biaisé de la réalité, chargé d’affects négatifs et potentiellement porteurs de rejet » (Plivard, 2010, p. 26 – cette définition originale est formulée à partir de plusieurs travaux antérieurs sur le sujet).

Cette démarche nécessite une remise en question du cadre de jugement, des références normatives : en effet, qui est « autre », qui est « étranger » ? Faire place à la singularité de chaque patient est essentiel, quelle que soit la culture reconnue au patient, sa génération, sa demande initiale… jusqu’à, comme le suggère Lise Michaux, « adopter une perspective où il [le soignant] est lui-même l’autre pour ce patient » (Michaux, 2015, p. 21). Cela renvoie également à la question de l’usage des normes en médecine — qui les pose, qui peut les remettre en question — et de ce qui est premier de la maladie et de la demande du patient ou de l’exercice médical (voir § 6.2).

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Cette façon d’envisager la relation à l’autre dans les soins est intéressante mais présente la limite de faire reposer sur les soignants la responsabilité de cette ouverture à une altérité plus ou poins importante, voire déroutante. Il nous semble qu’il faille également penser ces réalités à un niveau collectif et social. 11.2.1.3 Justice sociale Si nous voulons la situer à un niveau collectif et social, la question de la place faite à la différence interculturelle dans les soins de santé interpelle la notion de justice sociale. En effet, les différences de langue et de culture constituent des obstacles importants dans la possibilité de fournir des soins médicaux adéquats. Et l’accès aux soins est un élément du droit à la santé défini par l’OMS (2013). Comment comprendre l’enjeu de la justice sociale dans la situation qui nous occupe ? A partir des travaux de J. Rawls (1972) et d’A. Honneth (2004), on peut distinguer deux types d’injustice, qui sont l’une d’ordre socio-économique et l’autre d’ordre culturel. Dans le premier cas, une distribution équitable des ressources suffirait à assurer cette justice, dite « distributive » (thématisée en particulier par J. Rawls – 1972). L’injustice de type culturel ou identitaire par contre « résulte des représentations sociales relatives aux appartenances identitaires générant des formes de déni de reconnaissance, de domination culturelle ou de mépris. (…) elle appelle comme réparation une valorisation sociale et une reconnaissance de la différence qui définit la communauté [minoritaire] » (Leyens, 2013, p. 193). La reconnaissance dont il est question ici s’inspire du troisième mode de reconnaissance distingué par A. Honneth (2004) : après une reconnaissance des besoins et souhaits personnels à travers la bienveillance ou l’amour, et celle de la capacité de discernement moral de l’individu que donne le respect moral, Honneth met en évidence une troisième dimension où « le particulier est reconnu comme une personne dont les capacités ont une valeur constitutive pour une communauté concrète » (Honneth, 2004, p. 1645). Ce mode de le reconnaissance participe avec les deux autres à garantir les conditions de l’intégrité personnelle. Nous retrouvons ici des thématiques abordées dans l’histoire des sourds, à la suite des mouvements féministe, noir et de personnes handicapées (disabled movement) initiés dans les années 1960 et 70 (cf. § 4.2.6). Cette conception complémentaire de la justice sociale a des implications dans des politiques de reconnaissance des différences, dans l’attention à donner à un groupe minoritaire pour qu’il soit « pleinement reconnu — et pas seulement toléré » (Leyens, 2013, p. 195). Cette reconnaissance a

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tout à fait sa place à trouver dans les soins de santé, qui constituent un des lieux de mise en œuvre par excellence d’une volonté de justice sociale. 11.2.2 La médiation interculturelle en Belgique En Belgique, la réponse à ces défis posés aux soignants et au système de soins de santé par la multiculturalité des personnes en présence a pris en particulier la voie de la médiation interculturelle. Voyons comment elle a été mise sur pied et quels en sont les enjeux principaux. 11.2.2.1 Historique Des soignants de première ligne ont été interpellés par les difficultés rencontrées dans les consultations avec des patients d’origine étrangère, tel qu’en témoigne le Dr Louis Ferrant, médecin généraliste à Anderlecht6 : « J’ai commencé dans le quartier en 1976, en tant que médecin de famille. Après deux ans de pratique, j’ai remarqué que la plupart de mes patients étaient d’origine marocaine, turque ou sicilienne, et que beaucoup de problèmes dans la consultation se posaient en fait au niveau de la communication. Ou bien je n’arrivais pas à comprendre ce que me disaient les gens, ou bien je n’arrivais pas à comprendre leur plainte » (Bruxelles Santé, 1999, p. 11).

Plusieurs médecins généralistes avec lui ainsi que des associations7 se sont mis autour de la table à la fin des années 1970 et sont à l’origine des services de médiation interculturelle, dont Alain Cherbonnier évoque l’histoire dans un article de 2002. La Formation d’Interprètes Immigrées en Milieu Médico-Social (FIIMS)8 est mise sur pied en 1984. Quelques années plus tard, on parle de l’Interprétariat Social et Médical (ISM). Issue de la première ligne de soins, la question du lieu de travail des interprètes s’est rapidement posée. Les conventions de collaboration sont « limitées aux soins de première ligne ; jusqu’en 1994, on trouve en tête des partenaires les consultations de l’ONE9, suivies par les maisons 6 Nous avons eu la chance de réaliser des stages en 1994 et 1996 chez le Dr Louis Ferrant et ainsi de découvrir le travail des médiatrices interculturelles en consultation. 7 Dont les Drs Claire Geraets de Schaerbeek, Ri de Ridder, de Gent, l’asbl Cultures et Santé… 8 Il s’agit initialement uniquement de femmes interprètes immigrées. 9 Office de la naissance et de l’enfance, organisme ayant pour objectif la santé préventive des mères et jeunes enfants.

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médicales10. La question de l’hôpital se pose d’emblée : dès 1992, ‘en raison de sa situation privilégiée et du besoin évident que présente l’hôpital Saint-Pierre’11, la direction de celui-ci est contactée. Après concertation avec les multiples niveaux de décision concernés, une interprète araboberbère et une interprète turque sont mises en place. Par la suite, les interventions en milieu hospitalier vont augmenter » (Cherbonnier, 2002, p. 9). Les services mis sur pied dans le monde associatif ont été relayés par des initiatives de l’État belge dans le domaine des soins de santé (il existe encore par ailleurs des services d’interprétation sociale). En 1997, le Service Public Fédéral (SPF) Santé Publique met en place un projet pilote dans les hôpitaux : des médiateurs interculturels sont à disposition des soignants et soignés lorsque surgissent des difficultés linguistiques et culturelles. Étant donné les conclusions positives, « une réglementation fut mise en place concernant l’octroi d’un subside fédéral aux hôpitaux ayant manifesté leur volonté d’engager un médiateur interculturel » (Rosenfeldt, 2006, p. 1). En 2019, 17 hôpitaux wallons, 16 hôpitaux bruxellois et 15 hôpitaux flamands mettent à disposition des patients un ou plusieurs médiateurs interculturels (site www.intercult.be, consulté le 10/07/2021). En 2017, s’opère un retour vers la première ligne de soins, avec un projet pilote à destination des médecins généralistes, qui promeut l’accès à la médiation interculturelle par vidéoconférence. 11.2.2.2 Homologues dans d’autres pays L’expérience belge trouve ses racines dans des difficultés que l’on trouve également mentionnées dans la littérature internationale concernant l’accès aux soins des minorités ethniques. La réponse belge à ces difficultés partage les caractéristiques d’autres projets dans différents pays. La fonction de traduction est le socle minimal, auquel s’ajoute le fait que l’interprète partage la même appartenance ethnique, tel qu’on le trouve dans certains projets américains (Nierkens et al., 2002, p. 254). Ces auteurs mentionnent que la notion de défense du patient se trouve tant chez les « culture brokers » de projets canadiens que chez les « health advocates » britanniques, tout comme la notion d’éducation du patient au fonctionnement du système de soins et celle du soignant aux dimensions (inter)culturelles. 10 Structures pluridisciplinaires de première ligne de soins, souvent particulièrement impliquées dans les soins aux personnes précarisées. 11 Situé en plein centre de Bruxelles, cet hôpital public rencontre un public très varié de diverses origines et conditions sociales.

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Le terme « médiateur interculturel » se retrouve en France où cette profession semble concerner principalement les services sociaux : I. Plivard relève comme facteurs de développement de la médiation interculturelle la « pluralisation de nos sociétés » (2010, p. 24) et « les difficultés rencontrées par les travailleurs sociaux ayant en charge des populations migrantes ou issues de l’immigration » (p. 25) ; dans nos lectures, il n’est pas particulièrement question des soins de santé dans les articles français concernant la médiation interculturelle, ni question de médiation interculturelle dans les considérations de L. Michaux sur « Les soignants face aux patients d »autres cultures’ » (2015). Par contre, nous reparlerons dans la dernière section de ce chapitre des unités d’accueil et de soins pour sourds en France et du rôle des intermédiateurs sourds. On trouve également le terme « mediación intercultural » dans la littérature hispanophone et les articles consultés renvoient à des considérations proches de celles mises en œuvre en Belgique (García Beyaert & Serrano Pons, 2009 ; Giménez, 1997). 11.2.2.3 Fonctions de la médiation Très tôt, un triple rôle a été attribué aux médiatrices12, formées en ce sens : « la traduction proprement dite ([en néerlandais] ‘vertalen’ [traduire] ) ; ce que j’appelle la narration ([en néerlandais] ‘vertellen’ [raconter]) ; ce que les anglo-saxons appellent ‘health advocacy’ ([en néerlandais] ‘vertolken’ [défendre les droits du patient]) » (Bruxelles Santé, 1999, p. 11, interview du Dr L. Ferrant). Il s’agit en effet dans un premier temps de dépasser la barrière linguistique, et de pouvoir comprendre et se faire comprendre. Les médiatrices doivent maîtriser la langue du pays d’accueil et une ou plusieurs langues de leur pays, par exemple l’arabe et le berbère. Ensuite, la « ’narration’ porte sur tout l’aspect culturel de l’histoire du patient : d’où il vient, quel est son vécu, comment il voit sa maladie. (…) A côté de l’aspect culturel, il y a l’aspect biographique : on essaie de donner au patient le temps de raconter son histoire » (Bruxelles Santé, 1999, p. 11, idem). Le patient n’est donc pas réduit ou assimilé à sa culture principale mais s’y trouve situé, et ses éléments biographiques propres sont par ailleurs pris en compte. Enfin, la médiatrice est là pour soutenir le patient dans sa démarche, pour l’expliciter au mieux au médecin, et combler un peu de l’asymétrie dans la relation. Elle est d’ailleurs assise aux côtés du patient (ou plus souvent de la patiente). Elle veille à 12

Il s’agissait principalement voire exclusivement de femmes au début.

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l’intérêt de ce dernier — autrement que le médecin —, avec une attention particulière aux éléments culturels et à la demande de la personne. L’étude de Nierkens et de ses collaborateurs reprend ces différents éléments en y ajoutant des éléments ou des précisions. Leur synthèse de la littérature sur le sujet a montré que différents éléments influencent la relation entre soignants et soignés : la différence de langue, de culture, de niveau d’éducation, ainsi que des facteurs sociaux et économiques (p. 254). Ces éléments sont pris en compte dans le travail des médiateurs : « They act as interpreter between health professional and client and they alternately adjust their translation to the frame of reference of health professional or client. They educate clients about the Belgian health care services and they explicate (describe) medical terms and give other sorts of health education. They also inform health practitioners about their clients’ cultural habits and ideas (…) Also important is the ICMs’ task to advocate the rights of their clients. Whenever health professionals inform clients inadequately, or treat them insuficiently or disrespectfully, ICMs request explanation » (Nierkens et al., 2002, p. 255).

Le rôle de médiation, d’« entre-deux » est bien perçu ici par la tâche, complémentaire à la traduction, de situer les discours dans le cadre de référence culturel des parties en présence. Il l’est également par la prise en compte des connaissances des uns et des autres, soit à propos de la santé et du système de soins, soit à propos de la connaissance de la culture de l’autre. La symétrie et la réciprocité apparentes du rôle du médiateur s’interrompent lorsque s’ajoute le rôle de défense des droits du patient, et il est mentionné ici comme important. Ceci diffère de la façon de considérer le médiateur interculturel dans le travail social en France, où l’accent est mis sur sa position « indépendant[e], neutre et impartial[e] » (Plivard, 2010, p. 23). Le rôle du médiateur tel qu’il est conçu en Belgique dépasse le seul « [établissement ou rétablissement] des liens de sociabilité entre des gens issus de cultures différentes » (Plivard, 2010, p. 24) mais vise à prendre en compte tous les éléments influant sur l’accès aux soins de santé des patients d’origine étrangère, y compris l’asymétrie dans la relation soignant-soigné et les normes différentes des patients. 11.2.2.4 Intérêt des services de médiation Relevons encore deux éléments particulièrement interpellants dans l’étude de Nierkens et de ses collaborateurs, qui avait pour but d’évaluer l’intérêt de poursuivre la présence de médiateurs interculturels après une phase pilote de 5 ans en Flandre dans différentes structures de soins.

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Ces deux éléments convergent en mettant en évidence l’influence des facteurs culturels sur l’accès aux soins de santé. Ils nous intéressent donc dans notre réflexion sur l’accès aux soins par les sourds. Tout d’abord, l’étude conclut à la nécessité de poursuivre et même d’étendre la présence de médiateurs dans d’autres structures de soins. En effet, les auteurs constatent que « After 5 years of mediation during which ICMs13 in Flanders informed health professionals about their migrant clients’ culture, migrant clients still experience problems concerning quality and accessibility of the Belgium health care » (Nierkens et al., 2002, p. 257).

Les auteurs précisent que si la langue est mieux acquise après quelques années de présence dans le pays, d’autres problèmes persistent ou s’amplifient avec le temps de séjour. Les auteurs citent en exemples les désaccords sur le traitement, à mettre en lien avec une conception différente de la maladie ou du corps, ainsi que les problèmes intra-familiaux. L’autre élément que nous voulons relever est l’observation que les obstacles liés à la barrière linguistique seule ne constituent qu’une petite part du travail des médiateurs : « in only 15 % of the consults language was the sole source of problems. In 70 % of the measured consults clients would still have expeirenced problems even if they had been perfectly fluent in Flemish. Cultural barriers and social-economic and personal circumstances of clients accounted for most of the ICM interventions. » (Nierkens et al., 2002, p. 256-7).

Ces deux éléments confirment l’importance de l’aspect culturel et social dans le rôle des médiateurs, par-delà même la question linguistique. Cela confirme l’intérêt de cette approche pour les sourds. En effet, l’appartenance culturelle participe à notre conception de la santé et de l’anatomie, à notre perception de la maladie et du corps. La rencontre de soignants et soignés de cultures différentes fait intervenir ces conceptions différentes, qui peuvent devenir des obstacles à une bonne compréhension, et ainsi à des soins adéquats : « Medical anthropologists emphasised differences in personal and cultural explanatory models regarding illness, health and anatomy of the human body. These models determine what people expect from health care and how they evaluate the care received. When these models differ too much from the health care professionals’ views communication will become problematic » (Nierkens et al., 2002, p. 254).

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InterCultural Mediators.

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Nous pensons que cette approche de la différence interculturelle dans les soins a toute sa pertinence pour favoriser un meilleur accès aux soins aux personnes sourdes. Les modèles culturels du corps, de la santé et de la maladie ici évoqués influencent les soins donnés et reçus, et constituent autant de normes, culturelles et donc sociales avec un ancrage biologique. Revenons sur la question des normes dans le cadre de cette approche interculturelle des soins.

11.3 Normes et place du sujet dans les soins Il nous paraît intéressant de revenir à la notion de normes pour éclairer encore autrement notre discussion sur l’exercice médical en contexte interculturel. En effet, nous avons discuté de l’usage des normes dans la pratique médicale (cf. § 6.2) et nous pouvons envisager la culture comme un système de normes. L’usage du terme dans l’un et l’autre domaine permet-il de les faire dialoguer ? 11.3.1 Normes culturelles et normes médicales Au premier abord, l’usage médical des normes semble se référer davantage aux normes physiologiques ou biologiques tandis que la culture se référerait davantage à des normes sociales. Cependant, nous avons vu en discutant de l’origine des normes médicales mentionnée par Canguilhem qu’il serait dommageable de négliger l’influence socioculturelle sur l’exercice médical (cf. § 6.2.2). L’historien de la médecine H. E. Sigerist avait souligné avant Canguilhem (qui le cite) combien le changement des idées d’une époque à l’autre influence les normes en usage dans le milieu médical : une affirmation similaire peut être faite lors du passage d’une culture à une autre. Quant aux normes culturelles, si elles sont principalement d’ordre social, il ne faudrait pas oublier leur ancrage physiologique et environnemental. Les normes de santé ressortissent par excellence à l’ordre biologique et à l’ordre social des normes : elles peuvent différer d’un individu à l’autre mais elles sont clairement influencées par l’environnement social et culturel ; elles concernent le vécu corporel et la vie dans ce qu’elle a de plus ancré dans le fonctionnement biologique des organes, mais la santé est aussi mise en œuvre d’une façon particulière dans chaque société humaine. A autre culture, autres normes, autre construction du cadre dans lequel favoriser la vie humaine dans toutes ses dimensions. La médecine participe à ce développement de la vie avec son apport propre, dont il importe de situer

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l’importance et les limites. Si cet apport se veut le plus efficient possible, la prise en compte du cadre normatif dans lequel il est mis en œuvre est primordial : l’exercice médical manque une partie de son pouvoir au service de la vie s’il ne tient pas compte des normes des patients, normes personnelles et donc aussi culturelles. Comment le faire concrètement ? 11.3.2. Les normes du patient dans la pratique médicale Si l’on veut tenir compte de la capacité normative des vivants que sont les humains lorsqu’ils sont malades, et des normes qu’ils peuvent instaurer dans ces situations avec l’aide de soignants, deux voies au moins se dessinent, au niveau de le relation interpersonnelle d’une part et à un niveau plus global d’organisation des soins et d’enseignement d’autre part. 11.3.2.1. Auto-normativité La notion d’auto-normativité, proposée par Ph. Barrier, a été présentée comme un des prolongements du concept canguilhémien de normativité (cf. § 7.2). Dans une réflexion sur le soin dans la maladie chronique14, Ph. Barrier commence par rappeler l’importance du point de vue subjectif du patient dans l’appréhension du phénomène pathologique : « Le malade a une précieuse connaissance intuitée de la maladie, antérieure à toute conceptualisation (…) et qui constitue une richesse dont trop souvent le médecin se prive » (Barrier, 2010a, p. 162). Nous verrons dans le paragraphe suivant comment la « connaissance intuitée » évoquée ici peut se traduire dans les termes de « savoir expérientiel » du patient auquel il importe de laisser place (Pomey et al., 2015). A travers l’un ou l’autre terme, il s’agit de remarquer comment le vivant peut qualifier certaines situations de valeurs négatives par rapport à la polarité dynamique de la vie15 et comment la médecine vient, en second lieu, donner une réponse en termes d’organe malade à une sensation du vivant de se sentir mal (cf. § 6.2.4). Ce phénomène traduit le fait qu’une certaine norme de santé a été établie par l’humain, plus ou moins consciemment.

14 « Le soin comme accompagnement et facilitation de l’individuation avec la maladie chronique » (Barrier, 2010b). 15 « Nous pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être évités ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés, relativement à la polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative » (Canguilhem, 1943, p. 77).

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« C’est la raison pour laquelle nous appelons ce prolongement de la normativité biologique dans la conscience humaine, cette capacité créatrice de l’individu humain à déterminer sa norme de santé, ‘auto-normativité’, parce qu’elle signe son autonomie de santé, c’est-à-dire le caractère inhérent au sujet individuel humain d’un principe normatif conscient. Il est à lui-même sa propre norme de santé » (Barrier, 2010a, p. 164).

Ph. Barrier précise ensuite que cette capacité à déterminer sa propre norme de santé est plutôt une tendance ou une potentialité, inhérente au sujet, qu’une réalité effective, et qu’elle nécessite certaines conditions pour se développer : « C’est ce prolongement dans la conscience humaine de la normativité biologique que le médecin doit solliciter et éduquer. C’est pourquoi sa tâche est pédagogique autant que thérapeutique, et même d’autant plus thérapeutique qu’elle sera efficacement pédagogique puisque, dans le cadre de la maladie chronique, c’est le patient qui se soigne lui-même, c’est-àdire qui doit prendre soin de lui, d’un point de vue normatif » (Barrier, 2010a, p. 164).

Nous sommes ici dans une conception de la relation médecin-patient assez différente de celle habituellement mise en place dans le système de soins : non plus une observance par le patient de décisions prises par le médecin, mais la détermination conjointe d’un objectif et de moyens thérapeutiques qui tienne compte de la norme de santé propre au patient, mise au jour dans la relation d’accompagnement. La relation ici présentée par Ph. Barrier invite à tenir compte du patient dans sa subjectivité, et permet de réduire l’objectivation de ce dernier par une médecine qui ne serait que scientifique. L’asymétrie de la relation persiste cependant puisqu’il est question d’une éducation du patient par le médecin. Il serait illusoire de vouloir supprimer toute asymétrie, dans des situations où la maladie fragilise le vivant, particulièrement dans des situations de maladie aiguë. Nous avons cependant été interpellés par la réflexion de C. Lefève (2010) qui envisage la relation médecin-patient comme celle de deux vivants, et donc potentiellement de deux malades, invitant le médecin à se défaire de son rôle de physiologiste, de savant pour agir davantage selon une perspective de vivant. Ceci résonne particulièrement avec une proposition pratique du programme «patient-partenaire des soins » : dans la méthode pensée par Abidli et ses collaborateurs pour aider soignants et soignés à replacer le patient au centre de ses soins et de sa vie en général, il est entre autres question de « faire vivre aux professionnels le changement et la difficulté du changement qu’ils attendent du patient dans la relation de soin » (Abidli et al., 2015, p. 31).

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Voyons maintenant comment ce programme ouvre encore d’autres perspectives dans la place laissée aux soignés et à la façon de déterminer ensemble les normes de santé. 11.3.2.2 Les patients-partenaires des soins Un courant se dessine dans la façon de concevoir les soins à l’heure actuelle et constitue un véritable changement de paradigme. Il prend en compte les préférences du patient quant aux normes qui constituent l’objectif thérapeutique. En effet, si la médecine est seconde par rapport au vécu d’une personne qui se sent malade — selon la conception de G. Canguilhem —, il importe de tenir compte de l’avis de celui qui est le premier concerné par la thérapeutique. Différentes notions et divers programmes émergent aujourd’hui pour repenser la place du patient dans les soins, la façon dont ceux-ci sont décidés et mis en œuvre. En effet, « l’image paternaliste du patient qui subit passivement son traitement est en voie de disparition. Cependant [on note] le peu d’investissement actuel pour faciliter l’empowerment du patient et celui de ses aidants proches. (…) Dans la littérature internationale, ce concept de “patient empowerment” est étroitement lié à d’autres termes : “patient self-efficacy”, “patient self-management” et “patient self-care” » (Paulus et al., 2012, p. 10). Il faut y ajouter la notion de patient expert (Boudier et al., 2012). Nous n’entrerons pas ici dans les précisions conceptuelles, la simple évocation des termes nous fait percevoir le changement de paradigme en jeu dans la médecine actuelle, promu entre autres pas la prévalence des maladies chroniques, et l’influence de la notion d’autonomie dans les soins (avec le préfixe self ). La notion d’empowerment du patient peut être formulée comme suit : « Le patient doit définir ses besoins avec la participation active du médecin généraliste et d’autres professionnels de la santé (…). La définition des objectifs est fondée sur les valeurs de vie du patient, et ce après une information détaillée sur les pathologies, les options de traitement et leurs conséquences » (Paulus et al., 2012, p. 35). L’empowerment du patient est aussi défini comme « autonomisation » (p. 35) : en fonction de ce qui précède, on comprend ce dernier terme comme une place redonnée au sujet malade, dans un accompagnement par les soignants. Sujet et accompagnement sont des concepts importants dans ce changement de paradigme, ouvrant la porte à une place pour la subjectivité et à une redéfinition des rôles. Avec des accents similaires, la faculté de médecine de l’université de Montréal a développé un modèle nommé « patients-partenaires des soins » (Pomey et al., 2015) :

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« Le partenariat patient part donc de l’expérience des individus avec la maladie, les seuls dans l’organisation actuelle à être détenteurs d’une vue systémique, pour la mettre à disposition d’autres patients, de la formation de professionnels, actuels et futurs, des organisations et de travaux de recherche. C’est la combinaison de la participation des patients aux milieux de soins (…) qui permettra d’améliorer la santé des populations atteintes de maladies chroniques et de créer les milieux de pratiques et d’enseignement de demain plus humanistes » (Pomey et al., 2015, p. S49).

Cette approche a la volonté de tenir compte du savoir expérientiel du patient, complémentaire du savoir plus théorique du soignant, et de l’utiliser également pour d’autres patients ainsi que dans l’enseignement des soignants et dans l’organisation du système de soins. Nous atteignons là une dimension plus collective et sociétale d’une autre façon de penser les soins de santé. Tenir compte des normes du patient pour envisager la maladie qui le touche et la thérapeutique proposée est une démarche qui peut être mise en œuvre pour tout patient, même sans barrière linguistique. Nous pensons que l’adoption de cette attitude facilite aussi la prise en compte des dimensions culturelles liées aux soins. En effet, les normes de chacun en matière de santé sont influencées par les cultures auxquelles il prend part. Nous retrouvons là l’impact des facteurs culturels mis en évidence dans le rôle des médiateurs interculturels intervenant dans le champ des soins de santé. Les sourds peuvent bénéficier de la même attention devant l’influence de facteurs culturels, en particulier liés à leur perception du monde, du corps, de la santé.

11.4 La perspective interculturelle des soins aux sourds Si les sourds sont une minorité culturelle et linguistique, il apparaît sensé de les inclure dans les propositions faites pour d’autres minorités, comme c’est le cas dans le système de soins de santé. C’est la voie choisie actuellement en Belgique pour faciliter l’accès aux soins des sourds : depuis 2012, une médiatrice interculturelle en LSFB travaille dans le réseau des hôpitaux publics de Charleroi en face à face et peut se rendre disponible pour une médiation à distance par videoconférence dans d’autres institutions hospitalières de langue française en Belgique. La LSFB fait également partie des langues pour lesquelles une médiation à distance par vidéoconférence est possible pour les médecins généralistes depuis juin 2017. Dans ce processus, les sourds sont considérés comme une minorité culturelle « comme une autre » et la proposition d’approche interculturelle des soins leur est appliquée comme à d’autres minorités.

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CHAPITRE 11

On ne peut que se réjouir de cette reconnaissance de la dimension culturelle et linguistique de la surdité. 11.4.1 Une minorité comme une autre ? Il importe pourtant de se demander si les sourds sont vraiment une minorité « comme une autre ». Pourquoi ? Sur un plan théorique, il faut considérer les éléments suivants, qui ont pour point commun la façon dont se vit l’altérité entre sourds et entendants : — Les langues signées et les cultures sourdes se fondent sur des particularités de modalité perceptive qui influent le rapport au monde, à soi et aux autres ; c’est une différence radicale par rapport à toutes les personnes utilisant une langue vocale comme langue première d’accès aisé. — Il est possible de comparer et de caractériser les minorités culturelles de langues vocales par leur origine géographique, leurs lieux et modes de vie dans leur pays d’accueil ; la famille ou le clan constitue généralement le lieu de transmission de la culture. Les sourds, au contraire, sont pour la plupart dispersés, isolés les uns des autres et doivent trouver des lieux particuliers pour se retrouver ; ils vivent l’altérité qui est la première pour eux, à savoir la rencontre avec des entendants, dans leur propre famille, et sur leur lieu de travail. — Lorsqu’un allochtone fait appel à un interprète ou un médiateur interculturel, il s’agit généralement de quelqu’un de sa culture, il retrouve un « pair ». Ce n’est pas le cas pour un sourd, puisque l’absence d’audition fait qu’un sourd ne peut jouer le rôle d’interprète entre une langue signée et une langue vocale. Les relations des sourds aux interprètes sont ambivalentes, car les sourds dépendent d’eux pour nombre de démarches et en même temps les interprètes constituent une figure de l’altérité dont les sourds aimeraient parfois se passer, celle des entendants16. 16 Delaporte évoque cette relation des sourds avec les interprètes à travers les histoires drôles des sourds, qualifiées de « revanche symbolique » : le nombre d’histoires impliquant les interprètes et l’existence de nombreuses variantes sur une même histoire indiquent l’importance du thème (Delaporte, 2002, p. 283-287). Relevons uniquement cette devinette et le commentaire de Delaporte : « L’enterrement. Un aveugle meurt, on le conduit au cimetière et on l’enterre non sans avoir au préalable déposé sa canne blanche dans la fosse. Puis c’est un handicapé physique qui décède et on l’enterre de même avec son fauteuil roulant. Maintenant, c’est au tour d’un sourd de mourir. Avec quoi va-t-on l’ensevelir ? Réponse : avec son interprète, bien sûr ! Cette blague nous dit que, comme la canne de l’aveugle, l’interprète n’est rien de plus qu’un simple outil, et qu’on doit le traiter comme tel. (…) Une variante introduit un peu de logique dans cette histoire saugrenue. Les ensevelissements successifs sont autant de

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Sur un plan pratique, par ailleurs, l’intégration de la LSFB dans les langues disponibles pour la médiation interculturelle en Belgique ne semble pas aussi simple qu’imaginé dans un premier temps. Les responsables de la cellule médiation interculturelle au SPF Santé publique17 relèvent les difficultés dans les relations avec certains sourds, en particulier avec la Fédération des sourds (FFSB). Des griefs leur sont adressés, parfois sur un mode ressenti comme assez agressif, ou tout au moins très revendicateur. Le principal reproche tient dans le fait que la médiatrice interculturelle n’a pas de diplôme d’interprète en LSFB. Ceci appelle au moins deux précisions. Tout d’abord, la Belgique manque actuellement cruellement d’interprètes LSFB-français. Une formation a été remise sur pied et les premiers diplômés sortiront en 2019. Pour le service de médiation interculturelle, il n’a pas été possible de recruter un interprète. Par ailleurs, les médiateurs interculturels dans d’autres langues sont rarement interprètes : ce sont le plus souvent des travailleurs sociaux, infirmiers ou paramédicaux d’origine allochtone, qui maîtrisent les deux langues (ou plus) dans lesquels ils interviennent. Les difficultés vécues dans la relation avec des groupes de sourds ne sont pas rencontrées avec d’autres minorités par le service de médiation. Nous avons eu contact avec la médiatrice, Mme Caroline Bacherius18 : son travail commence à être connu à travers les réseaux de sourds, qui font appel à son service pour leurs consultations, même si la fédération reste en effet à distance. Nous n’avons pas réussi à en savoir plus du côté de la FFSB. Les sourds pourraient par ailleurs se montrer réticents parce qu’ils n’ont pas été impliqués dans la genèse du projet : ce type de frein a déjà été observé pour d’autres projets de santé avec d’autres groupes. Au SPF, on reconnaît être dérouté devant la réponse à la question « Que souhaitezvous ? », posée aux délégués de la FFSB, lorsqu’elle consiste en un souhait que tout le monde apprenne la langue des signes. La réponse semble effectivement peu réaliste si on la considère venant d’une minorité linguistique et si on n’a pas lu les propos de Delaporte sur la conception sourde de la division du monde entre sourds et entendants19. précautions pour la vie future : au paradis l’aveugle aura besoin de sa canne, et le paralytique de son fauteuil. C’est donc rendre cette fois un hommage implicite à l’interprète que de reconnaître que l’on ne saurait, même au ciel, s’en passer ». (Delaporte, 2002, p. 285). 17 Service Public Fédéral Santé Publique, avec qui nous avons eu contact en 2014 et 2017: Mr Hans Verrept, directeur du service, les deux fois, et Mme Isabelle Coune en juin 2017, coordinatrice francophone. 18 Par téléphone, le 30 mai 2017. 19 « Invisibles, dispersés, séparés par les entendants, les sourds sont partout. Mais il y a plus. Tout se passe comme si sourds et entendants se partageaient le monde, comme deux ensembles symétriques et équivalents — non pas seulement en droit, mais également en fait.

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CHAPITRE 11

11.4.2 L’expérience des intermédiateurs en France Jetons un regard sur la façon dont les choses sont organisées outreQuiévrain. A. Benvenuto porte un regard sur la philosophie des unités de soins pour les patients sourds (2012). Elle relève trois exigences qu’illustre cette philosophie : exigence linguistique, culturelle et de partage des savoirs. Nous retrouvons dans les deux premières les préoccupations portées par le service de médiation interculturelle tel que nous l’avons décrit au § 11.2.2, avec une traduction qui prenne en compte la contextualisation culturelle en sus de la traduction linguistique. La troisième exigence résonne avec la proposition faite par les projets de patients-partenaires des soins de prendre en compte le savoir expérientiel des patients, même si A. Benvenuto le décline un peu différemment car s’y mêlent connaissance médicale et connaissance du monde des sourds20. De façon plus large, lorsqu’elle évoque le fait de « placer le sourd au centre de la pratique médicale [en considérant] non seulement la ‘maladie’ du sujet mais encore le sujet lui-même et le patient sourd comme un être parlant » (Benvenuto, 2012, p. 64), cela rejoint le souci de toute pratique médicale qui se préoccupe de (re)mettre le patient au centre du processus de soins, par exemple telle que l’envisage Ph. Barrier dans les maladies chroniques (Barrier, 2008, p. ex.). En ce sens, l’attention dans les soins aux sourds rejoint des perspectives plus larges. Une des particularités du système français consiste en la présence de professionnels sourds dans les unités et réseaux de soins en langue des signes21, en plus de professionnels capables de recevoir les patients (…) Que le monde soit divisé entre sourds et entendants est une évidence si aveuglante qu’il est proprement impensable que les entendants ne puissent la voir. Si bien que ces derniers sont censés se penser en tant qu’entendants. (…) Cette conception d’un monde bipolaire et symétrique transparaît dans la difficulté qu’ont les sourds à penser la disproportion numérique. L’une des pires expériences que font les sourds est celle de l’hospitalisation. A l’initiative du Dr Jean Dagron, un accueil spécifique a été organisé à l’hôpital de la Salpêtrière. Pourtant, beaucoup restent fort mécontents : ils ne voient pas pourquoi, habitant Bondy ou Montgeron, ils devraient faire un long trajet alors que les entendants bénéficient tous d’un accueil dans leur langue, à deux pas de chez eux » (Delaporte, 2002, p. 135-136). 20 « les savoirs ne se répartissent pas en un monde divisé entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, c’est-à-dire entre les professionnels, seuls savants en matière de santé, et les patients toujours ignorants de ce qui leur arrive ; ou entre sourds, seuls savants en matière de langue des signes et de surdité, et les entendants ignorants, par le fait même d’être entendant, de ce que vivent les sourds. Il existe, au contraire, un savoir expert du côté des professionnels (qu’ils soient sourds ou entendants) qui reste toujours ignorant du savoir profane des patients, tout comme il existe un savoir profane des professionnels qui reste impuissant face au savoir expert des patients » (Benvenuto, 2012, p. 74). 21 Les unités sont des services hospitaliers, tandis que les réseaux s’intègrent dans le paysage de soins à ses différents niveaux d’organisation. Les réseaux ne sont pas

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en LSF, tel le médecin coordinateur, mais aussi un psychologue, etc. Ces sourds ont diverses formations de base : « aide-soignant, aide médicopsychologique, éducateur spécialisé, moniteur-éducateur, psychologue, travailleur social, formateur en langue des signes ou d’autres qualifications paramédicales ou éducatives » (Drion et al., 2009, p. 3). Ils font partie du personnel hospitalier. Plusieurs d’entre eux portent le titre d’« intermédiateurs ». Leur rôle se décline selon différentes fonctions : interprète-relais, éducateur en santé, éducateur thérapeutique /informateur, expert linguistique / ‘orthosigniste’, assistant de consultation, formateur, accompagnateur, accueillant. En particulier, ils interviennent dans une consultation à quatre, au côté du patient sourd, lorsque s’avère nécessaire une aide supplémentaire à celle de l’interprète : le rôle d’interprète-relais est utile si la langue signée par le patient présente des particularités, dues par exemple à une variante de la langue signée, à un déficit cognitif ou moteur, à une immobilisation temporaire, à une surdi-cécité. La nécessité de sa présence signe une « précarité linguistique » (Drion et al., 2009, p. 14) qui va souvent de pair avec un isolement social. L’objectif à terme est de favoriser l’autonomisation des patients sourds : « le travail fait au cours du temps dans le cadre du réseau, vise à créer des conditions telles que l’intermédiateur puisse progressivement s’effacer. Témoignant d’une amélioration du degré d’autonomie du patient, suffisante pour qu’il puisse dialoguer avec un entendant via un ‘simple’ interprète » (Drion et al., 2009, p. 18). Le système mis en place en France à l’attention des sourds est plus complexe et complet que la proposition belge. Il favorise le fait qu’un patient sourd puisse accéder de façon plus aisée aux soins de santé, au sens large du terme, incluant la médecine préventive,

spécifiques aux sourds, ils sont définis comme suit par la loi : « Les réseaux de santé ont pour objet de favoriser l’accès aux soins, la coordination, la continuité ou l’interdisciplinarité des prises en charge sanitaires, notamment de celles qui sont spécifiques à certaines populations, pathologies ou activités sanitaires. Ils assurent une prise en charge adaptée aux besoins de la personne tant sur le plan de l’éducation à la santé, de la prévention, du diagnostic que des soins. Ils peuvent participer à des actions de santé publique. Ils procèdent à des actions d’évaluation afin de garantir la qualité de leurs services et prestations […]. Les réseaux de santé sont centrés sur un besoin de santé limité dont ils assurent la complète prise en charge, tant sur le plan de l’éducation à la santé, de la prévention, du diagnostic que des soins » (Article L.6321-1 du code de la santé publique, 1er alinéa). Il existe deux réseaux au sens de la loi en France, dans le Nord-Pas-de-Calais et en Bourgogne (voir carte p. 53), et un réseau informel relié à l’unité hospitalière de Rennes. Selon le Dr B. Drion, les réseaux « sont de structures spécifiques, particulièrement adaptées aux besoins spécifiques des sourds. C’est très différent d’une unité hospitalière, qui a une vocation très hospitalocentriste », en particulier, le fonctionnement hospitalier ne permet pas « le libre choix de leur lieu de consultation et du praticien consulté » (communication par mail du 25/01/2013).

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CHAPITRE 11

l’éducation thérapeutique, etc. Il est très probable que, dans ce cadre, un sourd se sente davantage accueilli en retrouvant des sourds dans le service. Le rôle de patient advocacy est sans doute mieux ressenti dans ce cadre, l’établissement de la confiance est facilité. A l’échelle de la population belge, les douze pôles de soins pour sourds français seraient réduits à deux. S’il faut considérer la petite taille de la Belgique, ses trois langues nationales, et le peu de mobilité dans les habitudes pour expliquer la difficile transposition d’un tel type de structures, il y a néanmoins lieu de s’interroger sur la présence de professionnels sourds dans les lieux de soins pour sourds, que ce soit dans un rôle de type « interprète-relais », ou dans des fonctions d’accueil et d’éducation à la santé. Ce dernier point nous paraît crucial dans la mesure où la médecine préventive et l’éducation thérapeutique doivent nécessairement tenir compte des représentations des patients si elle veut atteindre son objectif. La différence culturelle justifie à elle seule d’envisager la distance entre soignants et soignés dans les représentations du corps et de la santé ; il nous semble qu’elle soit majorée dans la surdité par la particularité de la constitution perceptive et l’appréhension conséquente du monde. Nous retrouverons la question de la présence de sourds dans les filières de soins au prochain chapitre également.

Conclusion du chapitre Nous avons vu dans ce chapitre tout l’intérêt de l’approche interculturelle des soins pour les sourds, et les limites à prendre en compte. La question « faut-il considérer les sourds comme une autre minorité culturelle ? » appelle d’autres recherches. Les expériences issues du projet de médiation interculturelle et des unités de soins pour patients sourds en France auront tout leur intérêt dans cette question, conjointement avec une approche anthropologique, sociologique, linguistique. Abordons maintenant la question du traitement de la surdité elle-même, en particulier dans la petite enfance car il soulève de nombreux enjeux éthiques, anthropologiques et épistémologiques.

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Résumé A la lumière des notions analysées dans les deuxième et troisième parties du travail, nous revenons aux questions et préoccupations qu’engendre la surdité prélinguale. L’objectif est d’envisager des façons de mettre en œuvre les différentes propositions qui peuvent contribuer au développement harmonieux des enfants sourds, en tenant compte de la réalité culturelle de la surdité et d’une dialectique entre celle-ci et la réalité sociale du handicap. Cela implique de questionner certaines modalités du dépistage néonatal, de préciser les places respectives et complémentaires de l’implant cochléaire et des langues signées, et d’envisager une interdisciplinarité large dans l’accompagnement et l’éducation des enfants sourds.

Introduction La dialectique que nous envisageons entre les conceptions déficitaire et culturelle de la surdité entre en jeu non seulement dans l’accès aux soins des adultes sourds, comme nous venons de l’évoquer au chapitre 11, mais également dans le traitement proposé en réponse à la surdité dès la prime enfance. En effet, faire droit à l’approche culturelle de la surdité ne doit pas nous faire oublier que le contexte sociétal majoritairement entendant et audiocentré fait que la surdité reste un handicap, au sens que nous avons précisé au chapitre 5. A ce titre, les aides techniques continuent à présenter un intérêt pour favoriser la perception du monde sonore et la participation à la communication dans le canal auditivo-vocal, mais restent complémentaires au développement des langues signées, des structures où elles peuvent être utilisées, conjointement à une perspective culturelle sur les réalités de vie (santé, social, etc.). Nous rejoignons ainsi d’autres voix, dont celle de B. Virole qui défend depuis longtemps l’utilisation conjointe de l’implant cochléaire et d’une langue signée. Cette double réalité constitue une part importante de cette dialectique, mais non la seule. Ce chapitre envisage quelques « lieux » importants dans la vie des enfants sourds prélinguaux — dépistage, implantation, éducation et

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interdisciplinarité —, en suggérant des façons de les vivre ou de les mettre en œuvre qui fassent droit à la situation particulière des sourds dans toute sa complexité et sa richesse, à la fois comme handicap étant donné le contexte social, et à la fois comme réalité culturelle d’une minorité linguistique. La vision défendue ici contient une part d’idéal, elle est sans doute davantage prescriptive que descriptive : elle s’enracine dans le travail conceptuel réalisé dans les deuxième et troisième parties de cet écrit, tout en cueillant des germes de cet idéal dans ce qu’il nous a été donné de voir dans le monde des sourds ces dernières années.

12.1 Dépistage néonatal de la surdité et filière de soins Le dépistage de la surdité fait maintenant partie de la routine en période néonatale en Belgique. Certaines questions persistent cependant selon nous à son égard, non sur le fait de réaliser ce dépistage, qui a démontré tout son intérêt, mais quant à ses modalités. En ce sens, l’avis du CCNE de 2007 (cf. § 1.1.3) n’a selon nous rien perdu de son actualité, dix ans après sa publication. Plusieurs des pistes proposées dans cet avis n’ont pas été suivies — soit que le contraire ait été fait (par exemple dans loi de 2012 sur le dépistage en France), soit que rien n’ait été mis en place (par exemple pour favoriser l’accès à la LSF). Nous défendons l’idée d’un dépistage précoce en fin de période néonatale au moyen des potentiels évoqués, comme c’est actuellement le cas en Flandre — et non ultra-précoce au moyen des otoémissions acoustiques, comme c’est le cas en Wallonie. Les raisons concernent la fiabilité du test et la relation parent-enfant que nous allons expliciter. Par ailleurs, nous voulons interroger les suites données au dépistage, dans ce que l’on appelle la « filière de soins », avec ce qu’elle comporte de médicalisation de la surdité, et insister sur l’importance de différencier les étapes diagnostique et thérapeutique. 12.1.1 Fiablité du test Nous avons mentionné au chapitre 3.3.1 qu’il existe actuellement deux types de tests pour le dépistage néonatal de la surdité et comment l’un ou l’autre ou les deux sont utilisés en Belgique et dans les pays limitrophes. La faible fiabilité d’un test réalisé de façon ultra-précoce (CCNE, 2007) conjuguée à la difficulté de suivi à la maternité pose des questions importantes face à un test réalisé dans les premiers jours de vie, en Wallonie et au Luxembourg avec les oto-émissions (OEA), et en

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France avec les potentiels évoqués (PEA). En Belgique, en 2015, le séjour en maternité en l’absence de complication à l’accouchement a été raccourci à un maximum de 4 jours. Or, le test de dépistage de la surdité ne peut être réalisé pour la première fois qu’à partir du 3e jour1 et doit être réitéré si la réponse ne montre pas l’absence de déficit auditif. La mention « PASS » indique la réponse et le bon fonctionnement des voies auditives, tandis que la mention « REFER » invite à la réitération du test ou à des examens complémentaires (cf. schéma du protocole en annexe 1). Quelles sont les implications de ce changement ? « L’un des risques est de perdre plus vite les nouveaux-nés de vue (…). Ce changement (…) pourrait aussi diminuer le nombre d’enfants testés parce qu’ils seraient sortis avant le troisième jour, jour du test, ou augmenter le nombre de tests réalisés au deuxième jour et ainsi augmenter le nombre de faux positifs » (Nadin, 2015, p. 26). Les données issues du dépistage en Belgique francophone ont été analysées par J. Nadin (2015)2. L’autrice rappelle que le test par PEA prend en compte l’entièreté de la voie auditive jusqu’au tronc cérébral et pas seulement jusqu’aux cellules ciliées internes, comme c’est le cas pour les OEA, qui risquent donc de manquer une surdité neurosensorielle ; elle rappelle qu’il est plus sensible3, mais plus cher que le test par OEA. Le test en maternité a été préféré en FWB pour des raisons d’organisation : alors que le suivi préventif des nourrissons est assuré par des infirmier(e)s en Flandre (Kind en Gezin), il l’est par des infirmier(e)s ou des assistant(e)s sociaux(les) en Wallonie4. Par ailleurs, ce choix a également été justifié pour assurer une bonne couverture du test, c’est-à-dire la possibilité de le réaliser auprès du plus grand nombre de bébés. Or, J. Nadin montre 1 En particulier pour éviter une mauvaise réalisation du test à cause de la présence de débris dans le conduit auditif du bébé ou de liquide dans l’oreille moyenne. 2 Ce travail a été réalisé à l’occasion d’un mémoire de Master en médecine, supervisé par le prof. L. Roegiers et nous-même. Merci à Julie pour ses recherches assidues en la matière et pour l’intérêt des discussions au cours de son travail. 3 « La sensibilité d’un test représente la probabilité que le test soit positif si l’enfant est sourd. Celle du test des OEAP est estimée de 85 à 94 %. Une partie des surdités neurosensorielles n’est pas dépistée étant donné que, dans environ 5 % d’entre elles, les cellules ciliées externes sont conservées et que donc les oto-émissions sont conservées (…) La sensibilité du test des PEA est quant à elle proche des 100 % étant donné qu’on évalue la perception du son au niveau du tronc cérébral. (…) La spécificité est la probabilité que le test soit négatif ‘pass’ si l’enfant est normo-entendant. Elle est évaluée à 98,7 % dans la littérature (Declau, Doyen, Robillard, & Janssens de Varebeke, 2005). Cela signifie qu’il y a 1,5 % de faux positifs, donc de personnes normo-entendantes avec un test positif » (Nadin, 2015) 4 Le décret ne reprend pas cette dernière profession dans la liste des personnes habilitées à dispenser le test (Parlement de la Communauté française de Belgique, 2009).

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que la couverture est actuellement meilleure en Flandre qu’en Wallonie, malgré un test réalisé à 4 semaines de vie (2015, p. 23). Le choix du dépistage ultra-précoce ne se justifie donc pas pour viser une meilleure couverture. D’autres analyses des chiffres sont interpellantes par rapport aux modalités du dépistage, telles que le nombre important de « perdus de vue », ou la valeur prédictive, dont nous parlons ci-après. 12.1.2 Relation parent-enfant La période néonatale5 est une période de grande fragilité pour les parents et l’enfant, une période cruciale pour le lien qui doit s’établir entre eux. Guedeney (2011) désigne les trois premiers mois de vie comme la première phase dans la relation d’attachement, demandant une disponibilité physique et psychique aux parents pour répondre aux besoins de leur enfant et interpréter ses attitudes verbales et non verbales. Les changements physiologiques (ea hormonaux chez la mère) et psychiques de cette période augmentent le risque de dépression maternelle, dénommée « dépression post-partum ». L’annonce d’un diagnostic péjoratif est un risque supplémentaire à ce moment. Tout dépistage porte avec lui sa charge d’inquiétude dans l’attente du résultat. S’il est rendu nécessaire, le deuxième test par OEA est réalisé à 24 h du premier, ce qui est une attente tolérable, surtout si les raisons sont bien expliquées aux parents. Par contre, les démarches en cas de deux tests OEA « REFER » peuvent prendre plusieurs semaines avant d’exclure une surdité, uni- ou bilatérale. Or, le choix du test joue un rôle non négligeable à ce niveau. J. Nadin montre l’intérêt de considérer non seulement la sensibilité et la spécificité d’un test diagnostique, mais aussi sa valeur prédictive positive (VPP) : alors que les deux premiers éléments ne dépendent que de « caractéristiques intrinsèques au test diagnostique, la VPP permet d’évaluer les conséquences au niveau clinique du test » (Nadin, 2015, p. 23). Ainsi, elle calcule une VPP pour les OEA de 10 à 20 %, ce qui « veut dire que sur 10 tests positifs, seulement 1 ou 2 patients seront réellement diagnostiqués sourds. Donc, cela signifie que, dans 8 à 9 cas sur 10, les parents sortent de l’hôpital avec un double ‘REFER’, et donc une suspicion de surdité, alors que leur enfant se révélera entendant au final. Il faudra plusieurs semaines dans la plupart des cas pour déterminer le statut auditif final chez l’enfant. C’est, par conséquent, une période d’incertitude assez longue » (Nadin, 2015, p. 22). Avec les PEA, 5

Le premier mois qui suit la naissance, plus exactement 28 jours.

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la VPP est calculée à 79,5 %, et donc « sur 10 enfants qui ont obtenu un double ‘REFER’, presque 8 d’entre eux seront diagnostiqués sourds uniou bilatéralement » (Nadin, 2015, p. 22). Ceci montre l’intérêt de certains calculs statistiques plutôt que d’autres, d’une vision d’ensemble de la question du dépistage et de son évaluation. Le dépistage ultra-précoce tel qu’il est réalisé en Wallonie ne montre donc pas d’avantage sur le dépistage précoce en fin de période néonatale tel qu’il est réalisé en Flandre. Même si certains prennent des raccourcis avec un adage de type « au plus tôt, au mieux », la littérature montre l’importance d’un diagnostic (confirmé) avant l’âge de 6 mois (YoshinagaItano et al., 1998), ce qui est le cas tant en Flandre qu’en Wallonie. Par contre, dans le cas du dépistage précoce, la relation parent-enfant peut avoir bénéficié de ce temps de quelques semaines sans la préoccupation du dépistage. Bien sûr tout diagnostic est traumatisant, avec ses conséquences sur la relation, quel qu’en soit le moment (Le Driant, Vandromme, Kolski, & Strunski, 2006) mais il nous semble que le risque relationnel et psychique pris dans le cadre du dépistage ultra-précoce n’est pas justifié par de meilleurs résultats en termes de diagnostic (ni son efficience, ni la couverture de la population visée). 12.1.3 Distinguer les étapes diagnostique et thérapeutique Le but d’un dépistage, en général, est de tenir compte de la réalité qu’il met en évidence, en particulier d’appliquer le traitement qui, s’il est possible, comble le déficit ou permet d’éviter la maladie débutante. Les implications de la surdité dans le langage et le développement affectif et cognitif font cependant qu’on ne peut la considérer uniquement comme un défaut à réparer. La réponse technique médicale ne peut être la seule, voire la principale. C’est pour cela qu’il faut selon nous dissocier le temps du diagnostic et celui des propositions thérapeutiques ou d’accompagnement, étant donné la complexité et l’interdisciplinarité de la démarche si on veut qu’elle ne soit pas réductrice. 12.1.3.1. Une maladie grave ? Le dépistage de la surdité en FWB est présenté avec le dépistage néonatal des maladies endocriniennes et métaboliques6. Cette association de la surdité avec un série d’« affections invisibles à la naissance, qui peuvent avoir des conséquences graves chez les enfants si elles ne sont 6 En particulier sur le site officiel http://www.depistageneonatal.be/, consulté la dernière fois le 27 mai 2017.

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pas prises en charge rapidement »7 tend à lui attribuer les mêmes caractéristiques, dont l’urgence d’un dépistage et d’une intervention. En effet pourquoi dépister très tôt si ce n’est pour agir (très) rapidement ? Or, la surdité présente des caractéristiques différentes de ces maladies, et le traitement n’est pas aussi univoque et évident que dans le cas de maladies métaboliques. La question du traitement est d’ailleurs un élément discutable dans la correspondance de la surdité avec les maladies justifiant un dépistage selon les critères de l’OMS : il y est question d’un traitement disponible, dont les principes sont bien définis et qui, adopté précocement, épargne des dépenses à la collectivité (J. Wilson & Jungner, 1970). Or, si l’appareillage ou l’implantation seront en général préconisés, il y a bien d’autres choses à faire pour aider un enfant sourd, en particulier l’apprentissage d’une langue signée, qui est beaucoup moins accessible que l’implantation. Le comité consultatif national d’éthique français avait évoqué dans son avis de 2007 les risques de l’instauration d’un dépistage systématique ultra-précoce tant en termes de pression morale sur les parents — une maladie grave qui nécessite un traitement rapide — qu’en termes de risque de routine pour les professionnels (CCNE, 2007). Il évoque également les différentes options dans ce qui est à mettre en place une fois le diagnostic posé : « Le dépistage précoce ne doit pas avoir pour seul objet de hâter l’implantation cochléaire. Il a pour but de réfléchir à une prise en charge personnalisée qui comporte la prise en compte des éléments biographiques, psychologiques et sociaux des parents de l’enfant sourd. L’implant cochléaire occupe une place importante mais non-exclusive dans ce processus de prise en charge globale de l’enfant » (CCNE, 2007, p. 6).

Ceci demande du temps et un accompagnement pluridisciplinaire : évoquons maintenant la première réalité, nous reviendrons sur la deuxième au § 12.3. 12.1.3.2 Du temps La distinction entre le temps du diagnostic et le temps de la thérapeutique manque souvent dans les faits alors qu’elle permettrait sans doute de vivre les choses différemment. Il semble évident pour nombre de médecins qu’il faille implanter rapidement des enfants diagnostiqués sourds profonds. Ce l’est peut-être aussi pour des parents, choqués ou traumatisés par un diagnostic et qui cherchent une issue. Mais ce que peut 7 Telles que la phénylcétonurie, l’hypothyroïdie congénitale, la mucoviscidose… http://www.saintluc.be/laboratoires/activites/biologie-clinique/biochimie/depistage-neonatal. php, page consultée le 27 mai 2017.

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apporter la technique risque d’occulter la réalité de la surdité dans le vécu de la famille, la prise en compte en profondeur de la différence et des obstacles liés à ce qui reste un handicap. Un enfant implanté n’est plus sourd profond quand l’appareillage fonctionne, mais demeure malentendant. Ses difficultés sont plus discrètes mais restent importantes à considérer par leur impact à long terme8. Distinguer le temps du diagnostic de celui de la thérapeutique est nécessaire pour laisser aux personnes concernées le temps de se ré-approprier ce qui se passe et de se situer comme sujet, acteur des moyens à mettre en œuvre devant ce bouleversement. C’est dans ces conditions que la norme qui sert d’objectif à la thérapeutique doit aussi être celle du patient ou de son entourage, en particulier des parents dans la situation de surdité d’un enfant. Si l’implantation cochléaire est présentée d’emblée comme « la » solution à la surdité, et vécue comme telle, il risque d’y avoir peu d’investissement dans d’autres moyens qui sont utiles, voire indispensables, à l’enfant et à sa famille. Si par contre elle est située avec ses avantages et ses inconvénients, et que du temps est laissé pour intégrer le diagnostic, se renseigner, rencontrer d’autres personnes concernées, faire le deuil… d’autres mécanismes psychiques et relationnels peuvent être mis en œuvre. Dans ce temps peut aussi être envisagée la rencontre avec des parents d’enfants sourds et des sourds. Certains sourds demandent à pouvoir interagir avec des parents entendants d’enfants sourds à ce stade. Nous avons vu que pour les parents, des rencontres peuvent être aidantes ou pas (cf. p. 323, Lavigne, 2016). Toute cette période et cet accompagnement restent largement à penser. Penser mieux et de façon plus globale l’étape du diagnostic de la surdité néonatale est une porte ouverte pour faire de même dans la suite du parcours de l’enfant sourd, qui est un parcours semé d’embûches pour lui et sa famille. S’y trouve particulièrement la question de la place de l’implant cochléaire et d’une langue signée.

12.2 Implant cochléaire et langues signées Un des éléments concrets de la dialectique proposée entre les conceptions culturelle et déficitaire de la surdité réside dans le fait d’envisager les rôles de l’implant cochléaire et des langues signées de façon conjointe et non plus opposée. Nous suivons en ce point B. Virole qui défend depuis 8 Par exemple, on note un impact sur les fonctions exécutives, marquées par le moindre bain de langage liée à la malentendance (Marschark & Hauser, 2008).

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longtemps l’approche concomitante de ces deux éléments fondamentaux et paradigmatiques de la vie des sourds (Virole, 2004). L’opposition entre implant cochléaire et langues signées cristallise tout particulièrement les tensions entre les visions de la surdité : c’est au nom de la prétendue incompatibilité de ces deux visions qu’il reste convenu d’opposer implant et signes. Pourtant, d’un simple point de vue pragmatique, on pourrait aussi considérer que toute aide est la bienvenue9. Mais nous avons déjà perçu combien l’idéologie s’est mêlée des positionnements épistémologiques, pédagogiques, médicaux ou linguistiques concernant la surdité10, et l’idéologie prend souvent le pas sur le pragmatisme, empêchant parfois de mettre au centre l’intérêt de l’enfant11. 12.2.1 Absence de concurrence entre modalités linguistiques L’opposition entre implant et signes traduit aussi la peur de la concurrence entre langue vocale et langue signée. Cette peur, dont on trouve toujours des traces aujourd’hui12 plonge ses racines dans des conceptions historiques et anthropologiques de la surdité et du handicap. La volonté, affichée depuis l’initiative de l’abbé de l’Épée, de donner aux sourds accès à la parole vocale, de les sortir de l’état qui était le leur pour « les rendre à la société » s’est traduite dans la suite de l’histoire par la mise à l’écart de ce qui signait très visiblement leur particularité, la langue gestuée. On peut parler de volonté d’effacement du stigmate, dans un procédé d’invisibilisation et donc de normalisation par rapport à une certaine image de l’être humain doué de parole (vocale). Or, on sait mieux encore aujourd’hui que signer n’empêche pas un bon apprentissage de la langue vocale. Au contraire, la possibilité de s’appuyer sur une langue d’accès aisé permet l’exercice de la faculté 9 A condition de donner une place claire et distincte à chaque canal de communication. B. Virole évoque le risque de l’hybridation des langues lié au bilinguisme langue des signes et langue orale, mais il précise : « Cette hybridation n’est pas négative en soi si l’on maintient des situations monolingues, et que les conditions d’utilisation des deux langues sont bien réfléchies » (Virole, 2009, p. 34). La « communication totale », mêlant différents modes d’expression, a en effet montré ses limites. 10 « La pédagogie des sourds est bien avant tout une épistémologie appliquée et il faut aller chercher jusque dans l’histoire des sciences connexes au champ pédagogique les résonances qu’elle a déclenchées et les enjeux qu’elle a suscités pour comprendre les déviations idéologiques dont elle a pu être l’objet » (Virole, 2000, p. 20). 11 Cette notion d’intérêt de l’enfant est retrouvée à plusieurs reprises dans l’avis du CCNE concernant le dépistage néonatal de la surdité. Nous avons vu au chapitre 1 qu’à cette notion vient s’opposer celle de l’autonomie de choix des parents (p. 29). 12 Et ce, malgré l’engouement pour le bilinguisme de deux langues vocales (e.a. par l’enseignement en immersion).

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innée de grammaticalité (cf. la théorie de la médiation, § 4.1.4.1) qui peut être utilisée ensuite dans une autre modalité linguistique. La langue signée permet d’entrer dans un bain de langage sans passer par des activités métalinguistiques pour l’acquisition de la première langue. L’apprentissage de la deuxième langue, vocale, ainsi que d’autres compétences ou connaissances, peut se faire à partir de cette première langue visuo-gestuelle. L’implant cochléaire facilite quant à lui l’accès au monde sonore et au langage vocal. Il permet au minimum de partager un même monde vécu, dans la sensibilité aux bruits, aux sons du monde environnant. Les performances techniques des implants permettent d’envisager une perception beaucoup plus fine des sons et du langage vocal, et la possibilité d’un accès à la musique. Il ne faut cependant pas oublier les limites d’utilisation de la technique qui rendent au moins utile un autre canal de communication : l’implant n’est pas utilisable au bain ou à la piscine, est débranché lors du sommeil et peut présenter des pannes. Il ne faut pas non plus oublier la fatigue inhérente à l’effort pour écouter avec un appareillage (classique ou implant). B. Virole évoque l’incertitude qui persiste sur la voie préférentielle d’expression — visuo-gestuelle ou auditivo-vocale — adoptée par un enfant sourd implanté et affirme l’intérêt de lui donner très tôt différents moyens pour son développement affectif, relationnel et cognitif (Virole, 2009, chapitre 1), parmi lesquels l’accès au monde sonore et l’accès à une langue signée constituent des fondamentaux. 12.2.2 Pragmatisme et adaptation à l’environnement Une option positiviste affirme que la technique va apporter la solution définitive à la question de la surdité et rendre caduque les langues signées13. Il est tentant d’y répondre par une prise de position tout aussi catégorique qui refuse toute aide technique en affirmant que les langues signées et la culture sourde suffisent au développement des enfants sourds. Ce pourrait en effet être le cas dans un autre environnement, par exemple, si la majorité de l’humanité était sourde, ou si nous vivions dans un environnement constamment bruyant rendant difficile l’usage de la parole vocale14. Dans les sociétés actuelles où évoluent les sourds, ils sont amenés à devenir des être bilingues, dans la mesure de 13 B. Virole montre que les progrès de l’implantation cochléaire n’impliquent pas la disparition des langues signées et des cultures sourdes même s’ils vont en modifier le développement et l’utilisation (Virole, 2011), cité p. 352. 14 Merci à Laurence Meurant pour l’exemple.

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leurs possibilités15. Malgré les imperfections de la technique et les incertitudes quant à son utilisation par l’enfant, il a été suffisamment montré que l’implant cochléaire augmente la probabilité d’un accès au langage vocal — au point d’ailleurs d’oublier que ces enfants restent sourds, ou tout au moins malentendants avec leur implant : « il est maintenant clair que des implantations cochléaires dans la première année de vie, bien préparées, bien réalisées, bien suivies, permettent aux enfants sourds d’avoir une perception auditive de grande qualité comparativement aux systèmes prothétiques anciens. Ces enfants entrent dans des processus de développement psychologique et linguistique très différents. Le destin social d’un enfant sourd implanté est actuellement plus ouvert que celui d’un enfant sourd profond non implanté. Il faut avoir des sacrées œillères idéologiques, ou être de mauvaise foi, pour dire désormais le contraire » (Virole, 2011, p. 15).

Dans l’intérêt de l’enfant sourd, il est donc indispensable d’envisager les différents moyens qui pourront l’aider à se développer, dont l’implant et la langue signée sont deux piliers. L’avis du CCNE va dans ce sens, en apportant des nuances selon que les parents sont sourds ou entendants : « Il est permis de considérer qu’indépendamment de la condition sensorielle de ses parents, il est de l’intérêt de l’enfant d’explorer ces deux dimensions de la communication humaine. En pratique, néanmoins, force est de constater qu’un défaut d’information peut contribuer à les mettre en conflit ». Et il est précisé qu’« il serait éthiquement réducteur de traiter dans les mêmes termes les deux situations [selon que ses parents seront eux-mêmes sourds ou entendants] » (CCNE, 2007, p. 5).

En effet, l’environnement de la société est le même, appelant au bilinguisme, mais vivre dans une famille sourde représente un microenvironnement bien différent pour un enfant sourd. Il nous semble sage de prendre en compte les différences que cela représente tant en termes de bain langagier qu’en termes d’appréhension du vécu de la surdité, qui, dans une famille sourde, n’est pas vécue d’abord comme un déficit. 12.2.3 L’audition au service de la langue Sans réduire la médecine à son aspect technique, il faut bien reconnaître que la question du langage et de la communication comme celle 15 Comme nous l’avons explicité au paragraphe 4.1.4.3 (p. 134) à propos des enjeux pédagogiques liés aux langues signées et au paragraphe 10.2 (p. 307 - sq) à propos du bilinguisme et du biculturalisme sourds. La charge de l’intégration de la société n’en revient pas pour autant aux seuls sourds. Tout doit également être fait pour favoriser l’apprentissage des langues signées par des entendants, une meilleure connaissance de la réalité sourde, une réflexion sur les attitudes normatives, la mise en place des structures de rencontres…

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du développement cognitif, affectif et relationnel déborde son domaine de compétences. Nous rejoignons en cela l’avis d’A. Benvenuto : « La tâche du développement de ces compétences linguistiques ne revient pas au médecin » (2012, p. 64). La médicalisation de la surdité survenue au 19e siècle marque un tournant important dans l’histoire des sourds. La surdité sort du domaine de l’histoire des idées : « La fin du 19e siècle est marquée par un effacement de la figure du sourd-muet dans l’histoire des idées, qui aura des conséquences jusque dans les sciences humaines contemporaines » (Virole, 2000, p. 40)16. Elle devient alors principalement, voire uniquement, un problème médical et éducatif, avec les liens que nous avons montrés entre les deux disciplines (chap. 3). Au contraire, les changements majeurs intervenus au 20e siècle dans la vie des sourds trouvent leurs sources dans un retour vers les sciences humaines : une considération de la linguistique pour les langues des signes et l’influence des mouvements sociaux de la deuxième moitié de ce siècle (§ 4.2.6). En France, on ne peut que souligner le rôle du sociologue B. Mottez dans le réveil sourd17, tout comme de disciplines artistiques (avec l’IVT en particulier). La médecine ne peut appréhender de façon juste le rôle et la place des langues signées et de la culture sourde dans la vie des sourds : cela déborde son angle d’approche. L’enjeu premier de la surdité est la langue, avant l’audition. Les techniques de recouvrement de l’audition vont favoriser l’accès à la langue vocale, ce qui est un avantage précieux étant donné le contexte de vie. Mais il ne faut pas inverser les priorités. Le développement de l’enfant grâce au langage peut se faire sans langue vocale, le mouvement de la vie en a trouvé les moyens grâce à la normativité (cf. chap. 7). La restauration d’une certaine audition doit rester au service de la vie de l’enfant, de son développement langagier et par là cognitif, affectif, relationnel, social… Elle en est un moyen, parmi d’autres. Il faut faire droit à ce que l’anthropologie, la sociologie, la linguistique, la psychologie ont à nous apprendre de la surdité, de la vie des sourds, du développement de l’enfant… La pédagogie ne peut être uniquement un instrument normatif complémentaire à la médecine, elle doit gagner en autonomie grâce aux expériences et aux recherches qui s’y 16 Nous avons évoqué en concluant le paragraphe 8.2, p. 250, que la surdité quitte les préoccupations des philosophes dès la fin du 18e siècle, bien que les conceptions des philosophes empiristes et sensualistes influencent durablement les conceptions de la perception et de son rôle dans l’entendement. 17 Voir note p. pagerefReveilSourd et § 3.1.6.

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développent, dans une ouverture aux sciences humaines et aux sciences cognitives. Une approche interdisciplinaire large est nécessaire pour appréhender la réalité de la surdité de façon globale et dans sa riche complexité. Voyons plus en détails pourquoi.

12.3 Une approche interdisciplinaire large de la surdité Tout comme il importe de penser conjointement implant cochléaire et langue signée, l’apport de disciplines n’appartenant pas au champ des soins de santé s’avère important dans la surdité, étant donné ses larges répercussions dans la vie humaine. Lorsqu’il est question d’inter- ou de pluridisciplinarité en médecine, le terme est souvent entendu comme impliquant plusieurs professions dans le champ médical ou des soins : médecins, infirmier.e.s, kinésithérapeutes, logopèdes, psychomotricien. ne.s, (neuro)psychologues… Or, nous voulons défendre ici l’idée d’un nécessaire travail interdisciplinaire plus large, impliquant en particulier pédagogues, éducateurs, linguistes, psychologues anthropologues et sociologues autour des situations liées à la surdité — sans oublier les philosophes, car nous avons montré à souhait les implications anthropologiques et épistémologiques des questions débattues. Sans prétendre ici indiquer les voies concrètes de cette collaboration, nous proposons de relever quelques enjeux de cette ouverture à un abord interdisciplinaire large de la surdité. 12.3.1 Une connaissance critique D’un point de vue épistémologique, le travail interdisciplinaire trouve place dans un double mouvement qui comprend le fait d’envisager les limites inhérentes à chaque approche disciplinaire et de laisser place à d’autres expertises. Ces deux éléments sont indispensables pour reconnaître la complexité et la particularité de la situation de surdité. Et, réciproquement, la reconnaissance de la particularité de la surdité dans le champ de l’expérience humaine amène à l’aborder avec prudence et humilité, en reconnaissant les limites de chaque approche et l’indispensable apport d’autres disciplines. L’approche médicale de la surdité est limitée par ce qui fait aussi sa force : la réduction méthodologique, qui considère objectivement l’organe défaillant, permet une performance inégalée en termes de résultats physiologiques. Le risque de la réduction méthodologique est l’oubli d’un retour au sujet, indispensable si l’on veut considérer ce dernier dans

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sa globalité et dans son environnement particulier, ce qui est la condition pour que l’aide technique serve le mouvement de la vie. Nous avons évoqué la « poussée utilitariste, pragmatique » (Virole, 2009, p. 89, cité dans ce travail § 8.3.3.2) qui va de pair avec ce réductionnisme et limite l’interrogation sur les fondements de l’action et de la discipline au profit de la recherche de solutions fonctionnelles. Il importe pour tout soignant d’être conscient de la méthodologie de sa discipline, de ce qui en fait la force et les limites ; autrement dit d’acquérir une « connaissance critique » (Ladrière, 1977, cité dans ce travail p. 187). Cela peut être affirmé pour d’autres disciplines en lien avec la surdité, comme de toute expertise mais c’est actuellement la médecine qui occupe la place dominante quant à la surdité, et qui aurait intérêt à laisser plus de place à d’autres approches. En effet, nous avons montré comment « la surdité présente ainsi la dimension exceptionnelle d’être au départ une entité d’ordre biologique qui se voit ensuite relayée par une spécificité adaptative cognitive pour générer finalement une organisation nouvelle dans l’ordre de la culture » (Virole, 2006, p. 498) : il s’avère dès lors indispensable d’en appeler à différentes disciplines pour parvenir à une meilleure compréhension de la complexe réalité des sourds. 12.3.2 Démédicalisation Par ailleurs, il importe de ne pas médicaliser tous les aspects de la vie des enfants sourds car cela tend à les réduire à leur situation de handicap. Le CCNE voit dans cette tendance une des raisons du refus du dépistage dans les familles sourdes : « l’idée même d’une ‘prise en charge’ n’a guère de sens et repose sur une dévalorisation implicite de la condition de l’enfant (‘malade’, ‘handicapé’, etc.) et — par voie de conséquence — de ses parents » (CCNE, 2007, p. 5). De plus, l’approche normative du handicap (présente dans la vision déficitaire) réduit la personne à cet élément de sa vie et donne l’impression illusoire de savoir ce dont elle a besoin : « Une perception ‘normalisée’ conditionne alors ce que l’on doit voir chez quelqu’un : l’homosexualité chez l’homosexuel, la couleur de peau chez la personne d’origine africaine… Le handicap chez la personne handicapée (…) Le tout-savoir sur l’étiquette, savoir construit d’un rapport de pouvoir, nous fait croire que nous savons tout sur la personne » (Benasayag, 2008, p. 26). L’influence scientifique dans la médecine (Ladrière, 1977) va dans le sens de cette vision réductrice de la personne et du handicap. Il importe donc de l’enrichir d’autres visions.

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12.3.3 Professionnels sourds La place de professionnels sourds dans le parcours des enfants est cruciale : elle signe la vision de la surdité qui sous-tend les actions. Soit la surdité, et avec elle la langue signée, sont à « éliminer », à vaincre — selon un vocabulaire médical consacré — soit elles constituent une réalité avec laquelle agir. Nous retrouvons là les considérations que nous avons émises à propos de la différence entre maladie aiguë et maladie chronique, de la proximité de cette dernière avec une situation de déficit, de l’enjeu de lutte contre la maladie ou de son acceptation qui devient le lieu d’une autre action (cf. § 6.5.4). Les professionnels sourds ont une approche de leur discipline et des questions qui y sont traitées, marquée par l’expérience de la surdité. Leur expérience de vie est un atout pour comprendre et interpréter la situation d’autres sourds. Pour les enfants, ils constituent des modèles identificatoires essentiels à leur développement (cf. Laborit, 2003). Il ne faudrait pas pour autant tomber dans le travers inverse et ne pas reconnaître l’apport de professionnels entendants, car leur vécu du monde et leur expérience est également bien utile à des enfants sourds pour comprendre une autre façon de vivre et de percevoir. La place à laisser à l’interdisciplinarité est à doubler d’une place laissée à la mixité sourds/ entendants s’il est question de viser un biculturalisme dont nous avons montré les enjeux (chap. 10). Le déséquilibre de longue date dans les professionnels présents auprès des sourds tendrait à susciter un renversement de situation18. Cependant, nous pensons que les échanges portant d’une part sur l’expérience dans l’abord du monde (« intermodalité ») et d’autre part à partir de compétences et savoirs disciplinaires différents (interdisciplinarité) constituent des bases solides pour un réel partage des cultures et un vivre ensemble19. Cette mixité est un riche défi, et peut prendre place dans les domaines de l’éducation, de l’accueil de la petite enfance, des soins de santé, de la recherche, des mouvements associatifs… Elle nécessite un investissement certain et ouvre des horizons intéressants, pour ce que nous avons pu en apercevoir lors de nos contacts avec le KAP signes, École et surdité, le LSFB-lab, les UASLS… autant de projets novateurs qui indiquent selon nous une voie à évaluer et à poursuivre. 18

Comme le propose Paddy Ladd avec un enseignement spécifiquement sourd, voir

§ 10.3.2. 19 Il serait tentant de parler ici d’intégration des sourds, mais le terme est trop teinté d’une exigence qui leur est faite de rejoindre la norme pour que ce soit adéquat par rapport à ce que nous entrevoyons et proposons.

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12.3.4 Médecine et éducation Un des lieux fondamentaux où se joue l’interdisciplinarité est le domaine de l’éducation. Nous avons vu au chapitre 3 comment les médecins au 19e s. se sont prononcés sur des questions d’éducation des sourds, et pourquoi ils l’ont fait : l’oralisme était non seulement une option pédagogique mais aussi de l’ordre des moyens thérapeutiques (cf. § 3.2.2.3). Comment faut-il vivre aujourd’hui le fait que des orientations en matière d’éducation sont données par des médecins, alors que les fondements tant de la médecine que de la pédagogie ont bien changé depuis lors ? Doit-on y lire l’influence de ce positionnement historique ? Faut-il qualifier cette attitude d’intrusion médicale dans le champ pédagogique ? Ce lien entre médecine et orientation pédagogique se retrouve plus largement dans le champ du handicap : ce sont des médecins qui indiquent dans quel type d’enseignement spécialisé doivent être orientés des enfants présentant des besoins spécifiques, après une évaluation par une équipe pluridisciplinaire (para)médicale. Si la surdité est réduite à l’aspect du handicap, du manque, et le handicap confondu avec le déficit et l’incapacité, la pédagogie de la surdité va s’atteler à suppléer les difficultés de l’enfant, à commencer par son accès à la langue vocale. Si la surdité est envisagée d’abord comme une question de langage, d’autres façons de faire se mettent en place, à commencer par une autre langue, gestuée. Situer la surdité « simplement » comme un handicap et statuer sur l’orientation pédagogique de l’enfant uniquement dans ce cadre nous parait donc trop réducteur. Il faut pour cela reconnaître les limites de l’approche médicale. Cette réflexion pourrait d’ailleurs être étendue aux autres situations de handicap : la pédagogie doit-elle, comme l’approche médicale, se focaliser sur le manque et travailler à partir de là ? Ou se baser sur les capacités et l’appréhension du monde propre aux enfants concernés ? Nous sommes convaincus que nombre d’initiatives vont dans ce sens, tout en étant sous l’influence d’un modèle médical, déficitaire. La pédagogie est une discipline autonome, qui peut compter sur sa propre expérience et son expertise. Pour les sourds, des liens importants avec la linguistique sont à ajouter aux liens existants déjà avec la psychologie et la neuropsychologie — pour ne citer que ces disciplines. Il importe de poursuivre le travail de recherche afin de mieux comprendre ce qui se joue dans le développement des enfants sourds, les potentialités, les obstacles, les aides, et ce que cela révèle de l’humain en général. Cela pourra redonner à la pédagogie une place clef dans la vie des enfants sourds, en lien avec l’abord médical de la surdité, et plus seulement dans son sillage.

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Conclusion du paragraphe 12.3 La médecine occupe actuellement une place prépondérante dans les choix qui sont faits dans les situations de surdité de l’enfant. Cela s’explique dans le cadre du paradigme le plus courant de la perception et de la vision déficitaire de la surdité, qui tend à considérer celle-ci uniquement comme un handicap, dû à un déficit qu’il est possible de corriger par un traitement médical. Cette position médicale dominante est confortée par l’exercice au sein de la société occidentale d’un biopouvoir20, influence que nous n’avons pas abordée ici, mais qui mériterait d’être située dans ce tableau, par d’autres recherches. Nous avons montré combien il importe de prendre en compte d’autres dimensions de la surdité pour rendre justice aux sourds et à leur vécu. Cela implique de reconnaître les limites de l’approche médicale, de remettre en question le pouvoir qui y est lié, de laisser place à d’autres disciplines et expertises que celle de la médecine et des entendants, afin d’aborder les situations de vie des sourds dans une approche multidisciplinaire large et dans une mixité de points de vue sourds et entendants. 12.4 Génétique et cellules souches Des inquiétudes se font jour dans les milieux sourds autour des progrès annoncés de la thérapie génique et par cellules souches. La première découlerait de l’identification de gènes en cause dans la surdité. En 2008, 46 gènes étaient identifiés comme impliqués dans les surdités 20 Cette notion est issue des travaux de Michel Foucault (en particulier dans « La Volonté de savoir », premier volume de l’Histoire de la sexualité – 1976). On peut le définir ainsi : « la ‘vie’ et le ‘vivant’ sont les enjeux des nouvelles luttes politiques et des nouvelles stratégies économiques. (…) depuis le 18e siècle les dispositifs de pouvoir et de savoir prennent en compte les ‘processus de la vie’ et la possibilité de les contrôler et de les modifier » (Lazzarato, 2000, p. 45). Pour être plus précis, Foucault avait remarqué un tournant important dans la façon d’exercer le pouvoir, depuis le pouvoir de mort du souverain (Foucault, 1997) au pouvoir exercé sur la vie par son contrôle : « le pouvoir en Occident depuis l’âge classique, a connu de profondes transformations de ses propres mécanismes. Non point voué essentiellement à barrer, à proscrire, à détruire, en somme, à dire non et uniquement non ; il s’est fait de plus en plus gestionnaire, s’enrichissant ainsi d’une pléiade de fonctions nouvelles : fonctions d’incitation, de renforcement, de contrôle et de surveillance, fonction de majoration et d’organisation ; fonctions productrices donc, qui plutôt que d’empêcher uniquement, ont permis de réguler, voire de gouverner et de contrôler la vie. [Selon] Foucault, ‘ce ne fut rien de moins que l’entrée de la vie dans l’histoire […], l’entrée des phénomènes propres à la vie de l’espèce humaine dans l’ordre du savoir et du pouvoir’*. Cette entrée de la vie dans le champ des techniques politiques, c’est ce que Foucault appellera : le ‘bio-pouvoir’* (* citations extraites de Foucault, 1976 » (Blanchette, 2006)).

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non syndromiques (Hilgert, Smith, & Camp, 2008)21. Actuellement il y en a plus encore. Une connaissance des gènes impliqués permettra bientôt d’envisager la sélection d’embryons exempts de l’un de ces gènes lors d’un diagnostic pré-implantatoire (DPI) : « Implementing these technologies (…) will cause a breakthrough in terms of power and cost efficiency. It will become possible to analyze most — if not all — deafness genes, as opposed to one or a few genes currently. This ability will greatly improve DNA diagnostics (…) » (Hilgert et al., 2008, p. 189).

A l’heure actuelle, en Belgique, un conseil génétique peut être réalisé en période pré-conceptionnnelle à la demande d’un couple dont un membre est sourd. Il peut l’être également suite à la naissance d’un enfant sourd dans une famille entendante, afin de tenter d’identifier la mutation en cause dans la surdité. Si c’est le cas, il est possible de proposer pour une grossesse ultérieure un diagnostic pré-implantatoire afin de sélectionner un embryon non atteint par la mutation causale. Si aucune mutation connue n’est mise en évidence, un risque de récurrence empirique est calculé, c’est-à-dire le risque qu’un autre enfant soit atteint de surdité, qui va de 0 à 25 %22. D’autre part, la thérapie par régénération cellulaire à partir de cellules souches ouvre également des voies prometteuses pour la réparation des lésions responsables de surdité neurosensorielle. Ces lésions se situent au niveau des cellules ciliées de l’oreille interne (cochlée) ou des cellules du ganglion spiral23. Chez les mammifères, ces cellules ne se régénèrent pas, alors que c’est le cas des cellules d’autres organes chez les mammifères, ou pour les cellules de l’oreille interne chez les oiseaux et d’autres vertébrés (Okano & Kelley, 2012). Se trouvent donc à l’étude les moyens de développer de nouvelles cellules ciliées ou ganglionnaires à partir de cellules pluripotentes (recension par Okano & Kelley, 2012). Du point de vue de la culture sourde, faut-il craindre ces avancées ? Elles constituent un tournant au moins aussi important que l’avènement 21 C’est-à-dire des surdités isolées, ne faisant pas partie d’un ensemble de symptômes (syndrome). Un exemple de surdité syndromique : « Le syndrome d’Alport est une maladie familiale (héréditaire) d’évolution progressive qui peut provoquer un mauvais fonctionnement des reins, une surdité et une atteinte de l’œil » (Encyclopédie Orphanet Grand Public, 2010). 22 Merci au Dr Anne Destrée, de l’Institut de Pathologie et de Génétique (IPG) de Gosselies pour les explications fournies. Communication orale téléphonique, mardi 20 juin 2017. 23 Premier intermédiaire entre la cochlée et le cerveau, il abrite les corps des cellules dont les axones forment le nerf cochléaire.

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CHAPITRE 12

de l’implant cochléaire, et ajoutent une puissance importante à l’arsenal thérapeutique puisqu’elles rencontrent le vœu de guérir des sourds, de faire disparaître la surdité, ce que ne peut faire l’implant, qui supplée la fonction de la cochlée, de façon imparfaite mais déjà très performante. La connaissance des gènes de la surdité favorisant le diagnostic ADN, il en résultera une réduction des surdités génétiques, et une potentielle diminution du nombre de nouveaux-nés sourds. « Potentielle » car, comme le suggère B. Virole : « À la disparition d’une cause étiologique répond souvent, quelques années plus tard, la survenue de nouvelles étiologies » (Virole, 2011, p. 15). La thérapie par cellules souches en est encore au stade de promesse, tout en connaissant une progression constante, favorisée également par la connaissance des mutations géniques provoquant la surdité (Okano & Kelley, 2012, p. 13). De nombreux mécanismes conditionnant le développement et la différenciation des cellules doivent encore être élucidés (2012, p. 14). Nous pensons que ces avancées ne sont pas plus à craindre que l’avènement de l’implant cochléaire. L’un comme l’autre provoquent des changements importants dans la façon dont se vit la surdité aujourd’hui, tant au niveau individuel que collectif, en diminuant le nombre de sourds profonds, en permettant un accès facilité au monde sonore et au langage vocal qui ne gomme pourtant pas la réalité de la surdité. Il faut souligner que l’accès aux langues signées, bien que difficile encore, se fait aujourd’hui plus courant et mieux accepté. Lorsqu’elles seront bien implémentées, ces techniques vont diminuer le nombre de sourds profonds, en particulier de sourds congénitaux. Il restera ceux pour qui les progrès n’auront pas porté, les enfants atteints de surdité non génétique, et les surdités acquises après la naissance. Nous rejoignons là ce que nous avons explicité au § 11.1.2 sur la persistance de la surdité et l’intérêt ou l’utilité des langues signées : sans doute moins nombreux, et avec des surdités moins profondes, les sourds gagneront encore à connaître une langue signée (voir Virole, 2011). Ces langues constituent une réalité intéressante également pour des entendants et des enfants avec des difficultés d’accès à la langue vocale (autistes, dysphasiques…). Il ne faut cependant pas sous-estimer d’autres influences sur la vie des sourds, en particulier les changements majeurs survenus au cours du dernier demi-siècle et qui sont dus aux changements de mentalité, aux recherches en sciences humaines, aux mouvements sociaux, à l’accès aux langues signées pour les sourds et les entendants. Le premier scenario imaginé par T. Holcomb concernant l’avenir de la communauté sourde « dépeint une communauté sourde qui prospère grâce à la protection

MÉDECINE ET SURDITÉ DANS L’ENFANCE

391

juridique accordée aux personnes sourdes et aux personnes handicapées, grâce à une diversité culturelle croissante en Amérique, ainsi qu’à la prolifération d’une technologie qui permet de réduire les obstacles à la communication » (Holcomb, 2016, p. 396). Ce serait laisser trop de place à la médicalisation de la surdité que de croire que seuls les progrès médicaux conditionnent l’avenir de la communauté sourde. Et cela même si le second scenario de T. Holcomb « présente la possibilité d’une quasiéradication des personnes sourdes par intervention médicale financée par les milliards de dollars dépensés aujourd’hui pour chercher un remède à la surdité » (Holcomb, 2016, p. 396). Sans doute l’avenir se dessinera-t-il quelque part entre ces deux réalités. Prendre au sérieux l’aspect culturel de la vie des sourds consiste aussi à mettre en évidence l’influence humaine et sociale — et non seulement technique — sur la réalité de la surdité. Conclusion du chapitre Ce parcours nous montre combien la réflexion suscitée par les situations conflictuelles évoquées au premier chapitre mérite d’être nuancée, informée, loin des idéologies simplificatrices. La longue opposition des paradigmes concernant la surdité rend difficile la pensée dialectique, la considération conjointe des éléments incarnant la réalité sociale d’un handicap et l’existence d’une culture, en particulier la conjonction de l’implant cochléaire et des langues des signes. Les projets pilotes en cours, en particulier dans l’enseignement bilingue, confortent pourtant cette approche, dont nous avons éclairé certains fondements théoriques, et qui se situe bien dans la recherche de l’intérêt des enfants sourds et de leurs familles.

CONCLUSION

L’étonnement constitue une des racines de l’interrogation philosophique… et les sourds signants nous ont étonné·e·s ! L’affirmation d’une réalité linguistique et culturelle dans la surdité a ainsi constitué le point de départ de ce travail de recherche. Deux aspects en particulier ont guidé l’exploration, à savoir les deux réalités que vivent les sourds, navigant entre handicap et minorité culturelle. Au terme de ce parcours de recherche interdisciplinaire, nous pouvons montrer comment cet étonnement peut se transformer en interpellations quant à des dimensions essentielles de toute vie humaine. Le handicap dont souffrent les sourds est à mettre en lien avec leur situation sociale minoritaire, avec une certaine vision normative, médicale et sociale, focalisée sur le manque, alors que les sourds montrent toutes les richesses d’adaptation dont est capable un être vivant. Cela ne gomme pas le déficit, le manque, mais lui donne une autre place… et permet de comprendre le refus de certains termes par les sourds, pour ouvrir à d’autres réalités. En particulier, l’existence de cultures sourdes interpelle notre façon de penser la culture et les diverses cultures, et met en général en lumière la difficulté à envisager conjointement cultures et limitations. Nous proposons des voies conceptuelles pour penser l’enracinement d’une culture dans une réalité corporelle commune à un groupe de personnes, réalité marquée par une certaine forme de finitude et mise au défi de la créativité. Une meilleure compréhension de cette double réalité de la vie des sourds passe par l’analyse des concepts de culture, de déficit, de normativité et de perception, et surtout dans l’interaction établie entre ces notions — c’est sans doute ce qui fait l’originalité de ce travail. En les articulant, nous pouvons proposer une vision de la surdité prélinguale qui conjoint déficit et culture, fondée sur une dialectique entre limitation physiologique et émergence d’une culture. Cette analyse nous a permis dans un second temps de porter un regard neuf sur les notions de compensation et de complétude, sur la place de la finitude dans les cultures et sur les enjeux du bilinguisme vécu par les sourds. La philosophie de G. Canguilhem et sa réflexion sur l’usage des normes dans la pratique médicale nous a permis de situer un des enjeux de la notion de handicap et son rejet par certains sourds au nom d’une

394

CONCLUSION

norme imposée de l’extérieur. Mais c’est surtout le concept canguilhémien de normativité qui a marqué notre recherche en nous permettant d’envisager le passage d’une situation marquée par l’absence d’audition à l’émergence d’une réalité culturelle. Il nous a fallu pour cela nuancer certaines affirmations du philosophe français pour faire droit à une gradation dans la normativité, à une capacité plus ou moins importante de créer des normes qui persiste dans les situations de déficit physiologique ou de maladie chronique. Dès lors, l’accent n’était plus mis sur ce qui manque, sur le déficit, mais sur tout ce qui reste possible, sur les capacités et ce qui permet de poursuivre le mouvement créatif de la vie. C’est pourquoi il importait de nous interroger sur la perception et sur son rôle dans l’émergence de nouvelles formes de vie, en particulier lorsqu’elles donnent lieu à un expression culturelle. Nous avons montré comment une configuration perceptive constituée en l’absence d’audition caractérise le rapport au monde des sourds, influence leur agir et leur construction symbolique du monde, en lien avec l’usage d’une langue signée reçue d’une collectivité qui la transmet. Cette configuration perceptive est particulièrement marquée par la dimension visuelle, mais plus globalement par un usage différents des sens, de la motricité et de leurs interactions. Notre analyse nous permet d’affirmer que là se trouvent les racines des cultures sourdes, mais également de toute culture : dans les interactions entre la constitution corporelle, la perception et l’action, le rapport au monde et sa construction symbolique individuelle et collective, le rapport aux autres et le langage. Toute configuration perceptive résulte de l’interaction entre le corps de l’individu, le monde qui l’entoure et le langage reçu dans les relations. Elle est ainsi façonnée par ces éléments à partir d’une potentialité initiale (une « donné pluripotent ») pour devenir une configuration propre à l’individu dans son (ses) contexte(s). Le rapport au monde d’un individu est dès lors marqué par une forme de contingence liée à plusieurs éléments, parmi lesquels nous avons relevé le donné génétique et les capacités physiologiques, la redondance sensorielle et les expériences vécues. La redondance sensorielle et le tri conséquent opéré dans les informations nous sont apparus comme des éléments particulièrement interpellants pour comprendre l’incomplétude de tout être humain et en même temps le caractère « juste et suffisant » de son rapport au monde d’un point de vue subjectif. La surdité constitue une figure de ce rapport au monde marqué par la contingence et par la riche complexité des interactions des capacités humaines. La réflexion sur le rôle de la perception dans le rapport au monde et dans sa construction symbolique nous permet de penser l’incorporation

CONCLUSION

395

des cultures, leur lien avec le manque et la finitude, et avec le développement de capacités habituellement sous-estimées ou peu exploitées chez l’être humain. Elle nous permet aussi de jeter un regard sur la situation des sourds à la frontière de deux cultures, minoritaire et majoritaire, dans ses caractéristiques particulières par rapport à d’autres situations de bilinguisme et de biculturalisme. Sur un plan pratique, la dernière partie du travail opère un retour aux situations de soins qui l’ont initié. Nous montrons tout d’abord comment une approche interculturelle des soins de santé est pertinente pour les sourds, à l’instar d’autre minorités culturelles et linguistiques, et permettrait sans doute d’améliorer leur accès aux soins de façon globale. Pour ce qui concerne plus spécifiquement le traitement de la surdité dans la petite enfance, nous proposons d’envisager des modalités de mise en œuvre du dépistage néonatal et de la filière de soins qui fassent droit à une approche globale et pluridisciplinaire de la surdité dans sa complexité. Nous pensons en effet que ces modalités peuvent contribuer à un développement plus harmonieux et plus respectueux des enfants sourds et de leurs familles. Des perspectives de recherche ont été suggérées tout au long de ce travail, dans le but de mieux comprendre certaines réalités liées à la surdité et à la vie des sourds. Un premier axe thématique concerne la culture et ses fondements, les rencontres des cultures, le biculturalisme… Des questions méritent en effet une exploration plus poussée : est-il possible d’« entrer dans une autre culture » ? Ou y aurait-il des éléments impossibles à appréhender, par exemple dans la perception du monde ou sa construction symbolique ? Comment envisager l’existence de cultures « en ouverture », et non dans une clôture sur elles-mêmes qui ferait violence aux autres cultures ? Dans le même axe, un travail anthropologique et historique reste à faire concernant le sens et l’usage de plusieurs termes en lien avec la notion de culture et de minorité culturelle, en particulier les termes communauté sourde, ethnie sourde, peuple sourd, nation sourde… (voir chap. 4). Un autre axe de recherche à poursuivre tient dans l’interrogation sur la position dominante de la médecine et de la vision déficitaire de la surdité. Le rôle du biopouvoir dans cette position mérite d’être approfondi, tout comme les liens entre médecine et éducation. Ces questions réclament une approche épistémologique et éthique, et peuvent être élargies à d’autres situations de handicap. Notre travail apporte un nouvel éclairage sur la réalité des sourds prélinguaux, une meilleure compréhension de leur vécu comme minorité insérée dans une majorité entendante, avec un point d’attention particulier

396

CONCLUSION

pour ce qui concerne les soins de santé. Mais surtout, nous pensons qu’il apporte un éclairage renouvelé sur des dimensions anthropologiques fondamentales telles que la perception, la normativité et la culture, à partir de la situation des sourds. En affirmant constituer une minorité culturelle et linguistique, les sourds nous ont invités à regarder autrement une situation marquée habituellement du sceau du défaut : sans doute d’autres situations humaines peuvent-elles bénéficier d’un tel changement de regard, qui mette en lumière les capacités et la créativité humaines. Plus largement, ce travail montre l’intérêt d’une réflexion théorique initiée à partir de situations concrètes. Il ne s’agit plus de faire intervenir un sourd-muet de convention mais d’être attentifs à la vie qui se donne à connaître dans la complexité des situations particulières et à ce qu’elles ont à nous révéler de plus général. Les sourds peuvent bel et bien continuer à interpeller les philosophes !

PARTIE V ANNEXE ET BIBLIOGRAPHIE

ANNEXE

Schéma du protocole de dépistage néonatal de la surdité en Belgique francophone Extrait de l’Arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 27 mai 2009 en matière de dépistage néonatal systématique de la surdité en Communauté française (M.B. 05/11/2009), modifié le 18 mars 2015 (M.B. 03/04/2015).

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p.32

Centre de documentation administrative Secrétariat général

anamnèse, une recherche de facteurs de risques ignorés. Il y a lieu de pratiquer un PEA avec recherche de seuils (si les systèmes automatiques sont utilisés, attention à la qualité et donc aux conditions matérielles des divers

Test 2 : +1 Jour OEAP2

ou

Liste des naissances à disposition des équipes testantes.

Linstitution hospitalière détermine les équipes testantes.

Mise à jour au 03-04-2015

diagnostic confirmé vers un centre de réadaptation fonctionnelle. (cf. Fiche « Résultats du dépistage surdité »)

Collecte des résultats par le Centre de récolte de données informatique ou le Centre de récolte de données papier avec lequel la maternité collabore dans le cadre du test de Guthrie.

Les résultats du test de dépistage seront inscrits dans le Carnet de lenfant de lO.N.E.

Envoi des résultats au Centre de récolte des données informatique ou à un Centre de récolte des données papier (via Guthrie ou fiche « Résultats du dépistage surdité » (cf annexe 2)

SCHÉMA 1 : SCHÉMA D’ORGANISATION DU DÉPISTAGE NÉONATAL SYSTÉMATIQUE DE LA SURDITÉ AU SEIN DE L’INSTITUTION HOSPITALI

Docu 34793

* OEAP : Otoémissions

* Refer : résultat positif, un second test doit avoir lieu. Si le second test est également refer, il y a lieu de transférer vers un centre diagnostique. Attention, on ne parle toujours pas de surdité. Seul un centre diagnostique peut établir ce type de diagnostic.

* Pass : résultat négatif, l’enfant ne souffre pas de déficience auditive.

400 ANNEXE

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé – Summary . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

V

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

VII

Liste des abréviations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IX

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1

I

1

2

Quand deux mondes ne se rencontrent pas… ou mal. Constat de divergences entre approches médicale et culturelle de la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Questions éthiques autour de l’implantation cochléaire et de la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Choix de l’implantation cochléaire et dépistage néonatal de la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.1 Une situation interpellante . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.2 Dans le quotidien des sourds . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.3 Avis du comité national d’éthique français . . . . . 1.2 Avoir un enfant sourd . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.1 « Créer » un enfant sourd . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.2 Du désir à la réalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.3 Diagnostic préimplantatoire et conseil génétique dans la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Soigner les sourds et pas seulement la surdité : problèmes d’accès aux soins de santé pour les sourds . . . . . . . . . . . 1.3.1 Difficultés rencontrées par les sourds. . . . . . . . . . 1.3.2 Conséquences sur la santé . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.3 Moyens mis en place pour favoriser l’accès aux soins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4 Deux paradigmes de la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Précisions terminologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Usage courant du terme sourd et définition médicale de la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7

11 12 13 16 19 23 23 25 26 28 29 39 40 44 47 49 49

420

3

TABLE DES MATIÈRES

2.2 Confusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 Évolution historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1 Démutiser les sourds ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.2 Sourd, au risque de malentendus . . . . . . . . . . . . . 2.4 Enjeux des dénominations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.1 Invisibilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.2 Hétéro- et auto-dénominations . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.3 Laisser place au vécu subjectif . . . . . . . . . . . . . . . 2.5 Termes en usage dans ce travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

54 56 57 59 60 60 60 61 62 63

Sourds et médecins dans l’histoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 Quelques éléments d’histoire des sourds . . . . . . . . . . . . . 3.1.1 Préliminaire : de quelle histoire s’agit-il ?. . . . . . 3.1.2 Traces des sourds de l’Antiquité au Moyen Age . 3.1.3 Éducation et philosophie du 16e au 18e siècle . . . 3.1.4 L’abbé de l’Épée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1.5 Le 19e siècle entre oralisme et signes. Le congrès de Milan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1.6 Le réveil sourd, fin du 20e siècle . . . . . . . . . . . . . 3.1.7 Gallaudet University . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 La médicalisation de la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.1 Médecins d’une institution pour enfants sourds au 19e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.2 Entre thérapeutique et pédagogie : aux fondements de la médicalisation de la surdité . . . . . . . . . . . . . 3.2.3 De la fin du 19e au 21e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3 La proposition médicale contemporaine pour la surdité . 3.3.1 Le dépistage néonatal de la surdité. . . . . . . . . . . . 3.3.2 L’appareillage et l’implant cochléaire . . . . . . . . . Conclusion du chapitre et de la première partie . . . . . . . . . . .

65 66 66 67 68 68

II Interroger les concepts de culture, de déficit et de handicap à partir de l’expérience sourde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

La culture sourde est-elle une culture ? . . . . . . . . . . . . . . . 4.1 La reconnaissance des langues signées . . . . . . . . . . . . . . 4.1.1 Aperçu historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1.2 Un tournant linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

70 75 76 77 78 82 91 93 94 97 99

101 107 107 109 112

TABLE DES MATIÈRES

421

4.1.3 Neurosciences et imagerie cérébrale . . . . . . . . . . 4.1.4 Enjeux pédagogiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2 Vers la reconnaissance d’une culture sourde ? . . . . . . . . 4.2.1 Définir la notion de culture. . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2 Domaines constitutifs de la culture . . . . . . . . . . . 4.2.3 A propos de quelques termes gravitant autour de la notion de culture sourde . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.4 La culture sourde est-elle une sous-culture ou une contre-culture ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.5 La culture sourde est-elle universelle ? . . . . . . . . 4.2.6 Existe-t-il une « culture du handicap » ? . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

116 121 128 129 132

5

La distinction entre déficit et handicap. . . . . . . . . . . . . . . . 5.1 Évolution du concept de handicap . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.1.1 Du modèle médical. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.1.2 ... au modèle social du handicap. . . . . . . . . . . . . . 5.1.3 Enjeux de l’intégration des modèles. . . . . . . . . . . 5.2 Pourquoi distinguer handicap et déficit ? . . . . . . . . . . . . 5.2.1 Intérêt sur le plan conceptuel . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.2 Qualifier autrement le déficit . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

153 153 154 155 158 161 161 162 163

6

Handicap, surdité et normes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.1 Les normes dans l’œuvre de Canguilhem . . . . . . . . . . . . 6.2 L’usage des normes dans l’exercice médical. . . . . . . . . . 6.2.1 Étymologie et sens usuel du mot « norme » . . . . 6.2.2 Origine des normes médicales . . . . . . . . . . . . . . . 6.2.3 Deux sens tirés de l’usage des normes en médecine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2.4 Qui définit la norme, objectif de la thérapeutique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2.5 Normes médicales dans la surdité . . . . . . . . . . . . 6.3 Santé et normalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3.1 Différence entre anomalie et anormal . . . . . . . . . 6.3.2 « Le normal est un concept dynamique et polémique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3.3 Le rôle du milieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3.4 Le concept de santé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.4 Enjeux éthiques et épistémologiques . . . . . . . . . . . . . . . .

165 165 167 168 168

141 143 147 149 151

170 172 177 179 179 181 183 184 185

422

TABLE DES MATIÈRES

6.4.1 La différence comme source de respect . . . . . . . . 6.4.2 Les limites de l’approche scientifique . . . . . . . . . 6.4.3 La médecine entre science et technique . . . . . . . . 6.5 Handicap et maladies chroniques : deux expressions de la déficience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.1 Définir les maladies chroniques . . . . . . . . . . . . . . 6.5.2 Points communs et différences entre handicap et maladie chronique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.3 Lecture canguilhémienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.4 Lutte ou acceptation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.6 Avant de conclure : interroger le paradigme médical. . . Conclusion du chapitre et de la 2e partie . . . . . . . . . . . . . . . .

191 193 194 196 198

III Quand les sourds invitent à penser les fondements des cultures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

201

7

8

Passer d’un déficit à une culture : le rôle de la normativité . 7.1 La normativité du vivant chez Canguilhem . . . . . . . . . . 7.1.1 Définition. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.1.2 Normativité dans la maladie et le déficit . . . . . . . 7.2 Traductions actuelles de la notion de normativité. . . . . . 7.2.1 Au plan biologique : la plasticité neuronale . . . . 7.2.2 Au niveau du sujet : l’auto-normativité et la thérapeutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3 Absence d’audition et normativité : rendre compte de l’émergence d’une culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3.1 L’absence d’audition, en amont des notions normatives. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3.2 Normativité dans la surdité . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vivre sans déficit ? Interroger la perception, entre compensation et complétude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.1 Pourquoi s’interroger sur la perception ? . . . . . . . . . . . . 8.1.1 Compenser, c’est encore percevoir de façon déficitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.1.2 Une certaine conception de la perception. . . . . . . 8.2 Le rôle des sens dans l’entendement aux 17e et 18e siècles : des idées innées à la suppléance sensorielle . . . 8.2.1 Les idées innées du cartésianisme . . . . . . . . . . . .

186 187 188 190 190

205 206 207 208 214 215 220 223 223 229 233

235 236 237 241 242 243

TABLE DES MATIÈRES

8.2.2 L’empirisme lockéen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2.3 L’empirisme français et la suppléance sensorielle 8.2.4 L’articulation du langage et de la pensée . . . . . . . 8.2.5 Un sourd-muet de convention . . . . . . . . . . . . . . . . 8.3 Apories de la perception révélées par les sourds . . . . . . 8.3.1 Deux paradigmes de la perception . . . . . . . . . . . . 8.3.2 Les limites du paradigme ascendant . . . . . . . . . . . 8.3.3 Pourquoi le paradigme ascendant est-il dominant ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.4 La notion de complétude phénoménologique . . . . . . . . . 8.4.1 Description . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.4.2 Intérêts de la notion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.4.3 Une notion à interroger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

De la complétude à la finitude : quand la perception permet un rapport au monde juste et suffisant . . . . . . . . . . . . 9.1 (Re)Penser la perception dans une perspective globale . 9.1.1 Caractéristiques du paradigme holistique . . . . . . . 9.1.2 Un cerveau en relation : regards de la neurophénoménologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.1.3 Cerveau, conscience et langage : apports neuroscientifiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.2 Intérêts et limites de la notion de complétude . . . . . . . . 9.2.1 La subjectivité de la perception . . . . . . . . . . . . . . 9.2.2 L’intersubjectivité et le monde partagé. . . . . . . . . 9.2.3 La redondance sensorielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.3 Un rapport au monde « juste et suffisant ». . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

10 Défis posés par la culture sourde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.1 L’incorporation des cultures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.1.1 Culture et constitution corporelle . . . . . . . . . . . . 10.1.2 Limitation et création : prendre en compte la finitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.1.3 Incorporation versus expression génétique . . . . 10.1.4 Cultures et absence d’audition : une différence ancrée dans le corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.2 Les sourds, des êtres biculturels ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.2.1 Bilinguisme sourd . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.2.2 Biculturalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

423 245 246 251 254 256 258 259 260 263 264 264 265 266

267 268 269 276 284 292 292 297 299 304 306 307 307 308 310 312 317 318 320 324

424

TABLE DES MATIÈRES

10.3 Être funambules : le point de vue des sourds . . . . . . . . 10.3.1 Entre deux mondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.3.2 Créer un monde sourd ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.3.3 Partage de la langue et rencontre des cultures . . 10.4 Le bilinguisme vu par des parents entendants d’enfants sourds . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.4.1 Langue signée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.4.2 Rencontrer des adultes sourds . . . . . . . . . . . . . . 10.4.3 Contacts avec des associations sourdes . . . . . . . 10.5 Défis du positionnement des cultures. . . . . . . . . . . . . . . 10.5.1 Espace pour la rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.5.2 Des rencontres multiples . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.5.3 Écriture de l’histoire et réalité de la minorité . . 10.5.4 Place de la différence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10.6 Défis pour les médecins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

327 327 328 331

IV Sourds et médecins au 21e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

345

11 Les soins aux (adultes) sourds . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.1 Pourquoi faut-il prendre en compte la dimension culturelle dans les soins aux sourds ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.1.1 L’accès aux soins de santé . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.1.2 Persistance de la surdité et place des langues signées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.1.3 Viser une meilleure communication . . . . . . . . . 11.1.4 Corps, cultures et soins. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2 L’exercice médical dans une société multiculturelle . . . 11.2.1 Pourquoi faire droit à la différence culturelle dans les soins ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.2.2 La médiation interculturelle en Belgique . . . . . . 11.3 Normes et place du sujet dans les soins . . . . . . . . . . . . . 11.3.1 Normes culturelles et normes médicales . . . . . . 11.3.2 Les normes du patient dans la pratique médicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11.4 La perspective interculturelle des soins aux sourds . . . . 11.4.1 Une minorité comme une autre ? . . . . . . . . . . . . 11.4.2 L’expérience des intermédiateurs en France . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

349

333 334 335 336 338 339 340 340 341 343 344

349 350 351 353 353 354 355 358 363 363 364 367 368 370 372

TABLE DES MATIÈRES

425

12 Médecine et surdité dans l’enfance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.1 Dépistage néonatal de la surdité et filière de soins . . . . 12.1.1 Fiablité du test . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.1.2 Relation parent-enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.1.3 Distinguer les étapes diagnostique et thérapeutique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.2 Implant cochléaire et langues signées . . . . . . . . . . . . . . 12.2.1 Absence de concurrence entre modalités linguistiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.2.2 Pragmatisme et adaptation à l’environnement . . 12.2.3 L’audition au service de la langue . . . . . . . . . . . 12.3 Une approche interdisciplinaire large de la surdité . . . . 12.3.1 Une connaissance critique . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.3.2 Démédicalisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.3.3 Professionnels sourds . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.3.4 Médecine et éducation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12.4 Génétique et cellules souches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

373 374 374 376

380 381 382 384 384 385 386 387 388 391

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

393

V

Annexe et bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

397

Annexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

399

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Références . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

401 401

377 379

LISTE DES OUVRAGES DISPONIBLES OU À PARAÎTRE DE LA BIBLIOTHÈQUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN LOFTS S.G., MOYAERT P., La pensée de Jacques Lacan. Questions historiques. Problèmes théoriques. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 39, 1994, ISBN: 90-6831-625-7, X-190 p. 25 EURO FLORIVAL G., Dimensions de l’exister. Etudes d’anthropologie philosophique. Tome 5. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 40, 1994, ISBN: 90-6831-626-5, VIII-266 p. 37 EURO TSUKADA S., L’immédiat chez H. Bergson et G. Marcel. Préface de J. Parain-Vial. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 41, 1995, ISBN: 90-6831-761-X, 278 p. 27 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Platonisme politique et théorie du droit naturel. Contributions à une archéologie de la culture politique européenne. Volume I. Le platonisme politique dans l’antiquité. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 42, 1995, ISBN: 90-6831-768-7, XIV-276 p. 30 EURO GIACOMETTI A., Dieu en question. Préface de Stanislas Breton. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 43, 1995, ISBN: 90-6831-763-6, VIII-279 p. 37 EURO MAESSCHALCK M., Droit et création sociale chez Fichte. Une philosophie moderne de l’action politique. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 44, 1996, ISBN: 90-6831-780-6, LVI-390 p. 42 EURO GREISCH J., FLORIVAL G., Création et événement. Autour de Jean Ladrière. Centre International de Cerisy-la-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 45, 1997, ISBN: 90-6831-869-1, X-390 p. 40 EURO CABADA CASTRO M., L’être et Dieu chez Gustav Siewerth. Traduit de l’allemand par E. Tourpe et A. Chereau. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 46, 1996, ISBN: 90-6831-872-1, XII-324 p. 35 EURO DEPRÉ O., LORIES D., Lire Descartes aujourd’hui. Actes publiés par O. Depré et D. Lories, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 47, 1996, ISBN: 90-6831-870-5, X-208 p. 28 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Images de Platon et lectures de ses œuvres. Les interprétations de Platon à travers les siècles. Avec la collaboration d’Alexandre Etienne, Bibliothèque Philosophique de Louvain, 48, 1997, ISBN: 90-6831-879-9, XXIV-420 p., 63 EURO TOURPE E., Siewerth «après» Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendental. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 49, 1998, ISBN: 90-429-0568-9, X-466 p. 45 EURO DE PRAETERE T., Le principe de non-contradiction et la question de l’individualité du sujet. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 50, 1999, ISBN: 90-429-0787-8, X-288 p. 40 EURO STEVENS B., Topologie du néant. Une approche de l’école de Kyôto. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 51, 2000, ISBN: 90-429-0811-4, VI-226 p. 29 EURO FÉVRIER N., La mécanique hegelienne. Commentaire des paragraphes 245 à 271 de l’«Encyclopédie». Bibliothèque Philosophique de Louvain, 52, 2000, ISBN: 90-429-08505, X-170 p. 24 EURO NESCHKE-HENTSCHKE A., Le Timée de Platon. Contributions à l’histoire de sa réception. Platos Timaios. Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte. Description. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 53, 2000, ISBN: 90-429-0860-2, XLII-334 p. 60 EURO APEL K.-O., La réponse de l’éthique de la discussion au defi moral de la situation humaine comme telle et spécialement aujourd’hui. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 54, 2000, ISBN: 90-429-0946-3, IV-159 p. 24 EURO MALHERBE J.-F., La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire. Bibliothèque Philosophique de Louvain, 55, 2002, ISBN: 90-429-1107-7, IV-284 p. 36 EURO

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BPL

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