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French Pages [696]
The Age of Descartes Descartes et son temps 4 Centro Dipartimentale di Studi su Descartes e il Seicento ‘ Ettore Lojacono’ Università del Salento
SERIES EDITOR Giulia Belgioioso (Università del Salento) EDITORIAL BOARD Igor Agostini (Università del Salento) Roger Ariew (Tampa University, Florida) Jean-Robert Armogathe (EPHE, Paris) Carlo Borghero (Università di Roma, La Sapienza) Vincent Carraud (Sorbonne Université) Alan Gabbey (Barnard College) Daniel Garber (Princeton University) Tullio Gregory † (Accademia dei Lincei) Jean-Luc Marion (Académie française)
THE AGE OF DESCARTES DESCARTES ET SON TEMPS
LES PASSIONS DE L’ÂME ET LEUR RÉCEPTION PHILOSOPHIQ UE Edité par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud Avec la collaboration de Siegrid Agostini Céline Dilasser, Dan Di Razza, Pierre Jeandillou, Guillemette Leblanc, Hélène Leblanc, David Simonin (révision des textes)
Giulio Gisondi (index des noms)
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© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.
Questo volume è pubblicato nell’ambito del progetto PRIN 2015 «Nuovi approcci al pensiero della prima età moderna: forme, caratteri e finalità del metodo costellatorio» e grazie alla donazione di Ettore Lojacono.
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.
D/2020/0095/30 ISBN 978-2-503-58452-2 E-ISBN 978-2-503-58472-0 DOI 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117388 E-ISSN 2566-0276 Printed in the EU on acid-free paper.
TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES
Giulia Belgioioso et Vincent Carraud Avant-propos : l’énigme des Passions
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Ire PARTIE
LE TEXTE ET SES CONCEPTS I
ANTÉCÉDENTS, TEXTES ET CONTEXTES Dominik Perler Classifying the Passions : Descartes and his Scholastic Background 19 Igor Agostini Verso una ridefinizione del lessico scolastico-cartesiano delle passioni 41 Annie Bitbol-Hespériès De toute la nature de l’homme : de l’Homme à la Description du corps humain, la physiologie des Passions de l’âme et ses antécédents médicaux 67 Franco A. Meschini Les Passions de l’âme, un testo stratificato: l’influenza di Elisabetta 101 Alexandre Guimarães Tadeu de Soares La désaffection du monde : les quatre thèses fondamentales de la correspondance avec Elisabeth 137 Erik-Jan Bos The Correspondence between Princess Elizabeth and Descartes Revisited : The Countess of Horne and the Epistolae Edition 149 Corinna Vermeulen Passiones sive affectus animae : Le thème latin d’un étudiant
169
Mariafranca Spallanzani Les passions du philosophe et le progrès de la science : la Préface des Passions de l’âme
179
5
TABLE DES MATIÈRES
II
DES PASSIONS EN GÉNÉRAL Gilles Olivo Parler des passions « en physicien » ? 201 Jean-Luc Marion La connaissance à l’estime 217 Denis Kambouchner Sur le sujet des émotions intérieures : Descartes et François de Sales 241 Vincent Carraud Le Passions de l’âme e il fenomeno del mondo : uno schizzo 259 Hiroaki Yamada L’interaction entre l’âme et le corps 273 Xavier Kieft Cinéma 1, ou le discours indirect libre de Descartes en Deleuze 291 Pablo Pavesi La volonté du mal et la haine dans la Lettre à Voet, un impensé des Passions de l’âme ? 311
IInde PARTIE
RÉCEPTIONS I
LA RÉCEPTION DES PASSIONS DE L’ÂME DANS L’EUROPE SAVANTE Theo Verbeek Une réaction peu connue aux Passions de l’âme : Regius et Descartes 335 Domenico Collacciani Clauberg et la générosité de Descartes 353 Giuliano Gasparri Générosité et habitude dans le cartésianisme 375 Roger Ariew Passions of the Soul in Descartes and the First Cartesians 391 Laure Verhaeghe Descartes diverti : Pascal lecteur des Lettres à Elisabeth et des Passions de l’âme
407
Alberto Frigo Descartes, Pascal et la gloire 435 Laurence Renault Spinoza lecteur des Passions de l’âme
6
457
TABLE DES MATIÈRES
Frédéric Manzini Spinoza selon l’ordre des affects 481 Tad M. Schmaltz Passive and Active Love in Descartes and Malebranche 493 Gábor Boros Malebranche et le concept cartésien de l’amour de Dieu 511 Antonella Del Prete La théorie des passions de Régis 531 Alessandra Fusciardi Le Passioni dell’anima nello studio romano : il corso di filosofia naturale di Vitale Giordani (1689-1690) 547 Francesco V. Tommasi Signes extérieurs des passions et caractéristique anthropologique : de Descartes à Kant 561 II
LECTURES PHÉNOMÉNOLOGIQUES Dominique Pradelle Passivité et causalité psychophysique : Husserl cartésien ou spinoziste ? 577 Wojciech Starzyński Au-delà de Merleau-Ponty : l’ultime avancée phénoménologique de Descartes 603 Dan Arbib L’âme cartésienne est-elle passive en ses passions ? De la double insuffisance du traité des Passions de l’âme selon Levinas 615 Grégori Jean La passivité ontologique originaire henryenne à l’épreuve des Passions de l’âme
635
ANNEXE
Yves Pouliquen L’œil de Descartes 661 INDEX NOMINUM 683 INDEX DES ARTICLES DES PASSIONS DE L’ÂME 693
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ACRONYMES – ABRÉVIATIONS
ACRONYMES – ABRÉVIATIONS
Alquié
F. Alquié, Œuvres philosophiques de René Descartes, 3 vols., Paris, Garnier, 1963-1973
AT
René Descartes. Œuvres, éd. par Ch. Adam et P. Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1897-1913, vols. 13 et Nouv. présent. par J. Beaude, P. Costabel, A. Gabbey et B. Rochot, 11 vols., Paris, Vrin, 1964-1974
Baillet
A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, 2 vols., Paris, chez Daniel Horthemels, 1691 (réimpressions anast.: Hildesheim, Olms, 1972; New York, Garland, 1987; La vie de Monsieur Descartes suivi de Abrégè de la vie de M. Baillet par Bernard de la Monnoye, Les Cinquante, éd. des Malassis, 2012) et La vie de Mr Des-Cartes. Réduite en abregé, Paris, G. de Luynes, veuve P. Bouillerot, C. Cellier, 1692
BLet
G. Belgioioso (éd.), René Descartes. Tutte le lettere 1619-1650 (2005), avec la collaboration d’I. Agostini, F. Marrone, F.A. Meschini, M. Savini et de J.-R. Armogathe, Milano, Bompiani, 20092
BOp I
G. Belgioioso (éd.), René Descartes. Opere 1637-1649, avec la collaboration d’I. Agostini, F. Marrone et de M. Savini, Milano, Bompiani, 2009
BOp II
G. Belgioioso (éd.), Opere postume 1650-2009, avec la collaboration d’I. Agostini, F. Marrone et de M. Savini, Milano, Bompiani, 2009
Bos
E.-J. Bos, The Correspondence between Descartes and Henricus Regius, Zeno, Utrecht, 2002
Clerselier I-II-III C. Clerselier, Lettres de Mr Descartes, 3 vols., Paris, Charles Angot, 1657, 1659, 1667. Voir désormais les réimpressions anast. des éd. 16673, 16662, 1667 par
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ACRONYMES – ABRÉVIATIONS
J.-R. Armogathe et G. Belgioioso, Lecce, Conte, 2005 et sur www.cartesius.net ou www.unicaen.fr/puc/ sources/prodescartes JRA/C
J.-R. Armogathe (éd.), René Descartes. Correspondance, dans J.-M. Beyssade et D. Kambouchner (éds.), René Descartes. Œuvres complètes, vols. VIII (2 tt.), Paris, Gallimard, 2013
OCM
Nicolas Malebranche, Œuvres complètes, dir. par A. Robinet, 20 vols., Paris, Vrin, 1958-1984
Verbeek et alii
Th. Verbeek, E.-J. Bos, Jeroen van de Ven (éds.), The Correspondence of René Descartes. 1643, Utrecht, Zeno, 2003
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GIULIA BELGIOIOSO – VINCENT CARRAUD
AVANT-PROPOS : L’ÉNIGME DES PASSIONS A la mémoire d’Ettore Lojacono 1
Le présent volume publie les actes d’un double colloque organisé par le Centre d’Études Cartésiennes de l’Université Paris-Sorbonne et par le Centro di Studi su Descartes e il Seicento de l’Università del Salento, qui s’est tenu à Paris les 11-13 juin 2014, à la Fondation Singer-Polignac et à Lecce, 10-12 novembre 2014, près la magnifique salle della Grottesca dell’Università del Salento : nous en remercions M. Yves Pouliquen, de l’Académie française, président de la Fondation, et M. Vincenzo Zara, président de l’Università del Salento. Ce double colloque s’inscrit dans la lignée des grands colloques internationaux qui ont associé, depuis trente ans, les deux Centres 2. « Je prévois que ce traité, écrivait Descartes des Passions de l’âme le 14 août 1649, n’aura pas meilleure fortune que mes autres écrits ». Si le succès éditorial immédiat mesure la bonne fortune, Descartes se trompait : dès 1650 le traité, vendu à la fois en France
1 On trouvera la riche bibliographie d’Ettore Lojacono dans le liminaire I du Bulletin cartésien XLIV, Archives de philosophie, 2015, 1. 2 En 1987, Le Discours et sa méthode, éd. par Nicolas Grimaldi et Jean-Luc Marion, PUF, Paris, 1987 et Descartes : il metodo e i Saggi, 2 vol., éd. par Giulia Belgioioso et alii, Istituto dell’Enciclopedia italiana, Rome, 1990 ; en 1992, Objecter et répondre, éd. par Jean-Marie Beyssade et Jean-Luc Marion, PUF, Paris, 1994 ; en 1993, Descartes metafisico. Interpretazioni del Novecento, éd. par Jean-Robert Armogathe et Giulia Belgioioso, Istituto dell’Enciclopedia italiana, Rome, 1994 ; en 1994, Descartes : Principia Philosophiae (1644-1994), éd. par Jean-Robert Armogathe et Giulia Belgioioso, Vivarium, Naples, 1996 ; en 1996, La biografia intellettuale di René Descartes attraverso la Correspondance, éd. par Jean-Robert Armogathe, Giulia Belgioioso et Carlo Vinti, Vivarium, Naples, 1999 ; en 2004, Descartes en Kant, éd. par Michel Fichant et Jean-Luc Marion, PUF, Paris, 2006.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117829 (DESCARTES, 4), p. 11-14
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G. BELGIOIOSO – V. CARRAUD
et en Hollande, est réédité et traduit en latin 3. Mais si l’on envisage la réception philosophique des Passions de l’âme dans la longue durée, Descartes ne se trompait pas en prévoyant que son traité ne serait pas mieux reçu que ses autres livres. Il le fut même beaucoup moins bien. Entendons : il ne fut pas tant contredit et réfuté, c’est-à-dire discuté – comme ont pu l’être les Meditationes ou les Principia philosophiae, sans cesse travaillés de Spinoza et Malebranche à Husserl et Heidegger –, qu’il ne fut très vite passé sous silence par la tradition philosophique. Sans doute la nature même du texte cartésien n’est-elle pas indifférente à cet état de fait : traité de physiologie dans sa première partie, de morale peut-être dans la deuxième, exhortation à la vertu et éloge de la générosité dans la troisième, le dernier livre publié par Descartes a toujours été considéré avec la condescendance que les commentaires accordent à une œuvre jugée composite, voire confuse dans sa visée, donc œuvre mineure d’un penseur majeur – suscitée au fond par la demande insistante de la princesse Elisabeth, œuvre de commande en quelque sorte, que Descartes n’eût peut-être pas élaborée de lui-même comme le développement nécessaire de sa philosophie. Plus encore, n’est-ce pas, dès l’occasionnalisme, l’interprétation dualiste de la métaphysique cartésienne qui a rendu la postérité aveugle à ce traité de l’union de l’âme et du corps et en a fait, jusqu’à la phénoménologie, le parent pauvre des études cartésiennes – à quelques remarquables exceptions près ? Et pourtant, les décisions philosophiques que Descartes a prises dans les Passions de l’âme sont essentielles. Essentielles pour sa propre pensée, en ce que l’examen de la « nature » des passions requiert d’être articulé à la sixième Méditation et qu’il vient combler une lacune des Principia philosophiae. Essentielles aussi, en ce que les décisions prises par Descartes le distinguent de tous les moralistes du Grand Siècle. Mentionnons-en quelques-unes : parler des passions en physicien ; doter la physique mécaniste d’une théorie de la passivité ; faire de l’admiration la première des passions primitives ; proposer une définition inédite de l’amour ; substituer le principe de l’estime de soi aux condamnations traditionnelles de l’amour de soi ; donner à la liberté la figure de la générosité, etc. 3 Les premières éditions française et latine (1649-1650) ont été réimprimées par Conteditore à Lecce en 1996 et 1997.
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AVANT-PROPOS : L’ÉNIGME DES PASSIONS
Tel fut le paradoxe initial dont partit notre projet de colloque. Les Passions de l’âme sont, à plus d’un titre, une œuvre singulière. Peut-être cette singularité explique-t-elle la cécité de la postérité philosophique et la relative discrétion des commentateurs. Nous espérons en tout cas que ces actes contribueront à atténuer ce paradoxe en suscitant de nouveaux travaux. Quant à la cécité de la postérité philosophique, est-elle tout à fait certaine ? C’est précisément ce sur quoi nous entendions aussi revenir. Ainsi la partie parisienne du colloque s’est-elle chargée d’examiner le détail et la réélaboration de l’une ou l’autre des passions par tel ou tel philosophe, jusqu’à la phénoménologie et aux interrogations philosophiques les plus contemporaines : non seulement afin d’établir une cartographie des options interprétatives des Passions de l’âme, mais encore afin d’en constituer une sorte de commentaire polyphonique ; donc, à l’aide de la propre philosophie des grands post-cartésiens, n’eussent-ils lus les Passions de l’âme que de façon partielle et partiale, il s’est agi de se donner les moyens de mieux comprendre tel ou tel des concepts mis en jeu pour analyser telle passion donnée. La partie leccéenne du colloque, qui se tint lors de l’anniversaire mémorable de la découverte cartésienne des fondements de la science admirable, avait pour tâche de rapporter le traité cartésien à l’histoire des passions : elle a donc été consacrée à la fois aux sources des Passions et à leurs réceptions, envisagées dans la généralité et dans l’histoire du thème des passions et de son lexique, tout en se concentrant sur la physiologie cartésienne. Il est inutile de souligner, par delà la diversité thématique des deux parties du colloque, la profonde continuité qui les unissait. C’est pourquoi le présent volume ne publie pas les interventions selon le temps et le lieux où elles furent prononcées, mais en a réorganisé thématiquement l’ordre. Reste qu’en lisant au moment d’en publier les actes l’ensemble des communications entendues, le Traité des Passions nous apparaît encore, et peut-être plus que jamais, comme un texte paradoxalement peu discuté, comme s’il était indiscutable. Qu’est-ce à dire ? Qu’à la différence des Regulae, des Meditationes ou d’autres œuvres, tout se passe comme si Les Passions de l’âme, dans leur brièveté, dans leur densité, dans leur apparente limpidité, constituaient moins un texte à expliquer pour lui-même qu’un texte auquel se référer pour expliquer d’autres textes, d’autres auteurs : liber explicans, pour ainsi dire, plutôt qu’explicandus. De sorte 13
G. BELGIOIOSO – V. CARRAUD
qu’en dépit des efforts des meilleurs commentateurs, les Passions de l’âme conservent encore une grande part de leur compacité initiale : texte à la fois éminemment problématique et étrangement lisse. S’agit-il d’un constat d’échec herméneutique ? Nous ne le croyons pas. Nous pensons au contraire qu’une meilleure compréhension de l’œuvre qui livre les derniers fruits de la philosophie cartésienne n’en dissipe pas l’énigme : n’est-elle pas l’énigme même de son objet, « la nature de l’homme » ?
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Ire PARTIE
LE TEXTE ET SES CONCEPTS
I
ANTÉCÉDENTS, TEXTES ET CONTEXTES
DOMINIK PERLER
CLASSIFYING THE PASSIONS: DESCARTES AND HIS SCHOLASTIC BACKGROUND
1. A break with the scholastic tradition? In his theory of the passions, as in many other parts of his philosophy, Descartes seems to break radically with the scholastic tradition. Unlike Thomas Aquinas and his followers up to the seventeenth century, he does not take passions to be “appetites of the sensory soul”. On his view, there is no such thing as the sensory soul. All we can find in a human being is the rational soul, which is intimately connected with the body. Consequently, passions are to be attributed to the soul-body compound. It is therefore hardly surprising that Descartes explains the structure of passions by referring to two components, namely perceptions in the soul and motions in the brain 1. A satisfactory theory of the passions should give a detailed account of these two components and their interrelation, not of states in a spooky sensory soul. This general critique of the scholastic framework has an immediate consequence for the problem of classification. If there is no sensory soul, it does not make sense to talk about two powers of that soul, namely the “concupiscible” and the “irascible” power, and to classify the passions according to these powers. As is well known, Aquinas used this classificatory scheme when he defined the basic passions. He spoke about six concupiscible passions (love, hate, desire, aversion, joy, and sadness) and five irascible
See Les Passions de l’âme, I, art. 27 (AT XI 349; BOp I 2358).
1
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117830 (DESCARTES, 4), p. 19-39
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passions (hope, despair, confidence, fear, and anger) 2. Descartes considers this list of eleven basic passions to be utterly misleading. He affirms: I am well aware that here I part company with the opinion of all who have written previously about the passions. But I do so for good reason. For they derive their enumeration from a distinction they draw, within the sensitive part of the soul, between the two appetites they call “concupiscible” and “irascible”. As I have said already, I recognize no distinction of parts within the soul 3.
The thrust of this argument is clear: a wrong metaphysical picture of the soul, which presents it as having parts, leads to the erroneous claim that there are two classes of passions, each of them located in a specific part. As soon as we revise this picture and recognize that there is a single, undivided soul, we will see that all the passions are produced by this soul insofar as it is related to the body. And we will also see that there is a single class of basic passions. Descartes claims that this class comprises wonder, love, hate, desire, joy, and sadness 4. All other passions are simply variations or combinations of these six basic passions and can therefore ultimately be reduced to them. Given this general critique of the scholastic account, it is tempting to believe that Descartes’ classification has nothing in common with the scheme presented by his scholastic predecessors. But I think that we should resist this temptation. As it is often the case with processes of innovation, elements of an older theory are transformed and partly integrated into a new theory. Despite his See Summa theologiae I-II, q. 23, art. 4, ed. by Petrus Caramello, Marietti, Turin and Rome, 1952. For a detailed analysis, see R. Miner, Thomas Aquinas on the Passions. A Study of Summa Theologiae 1a2ae 22-48, Cambridge University Press, Cambridge, 2009, and D. Perler, Transformationen der Gefühle. Philosophische Emotionstheorien 1270-1670, Fischer, Frankfurt a.M., 2011, p. 66-91 (Translation: Feelings Transformed. Philosophical Theories of the Emotions, 1270-1670, Oxford University Press, Oxford, 2018, p. 37-53). 3 Les Passions de l’âme, II, art. 68 (AT XI 379; CSM I 352; BOp I 2394): “En quoi je sais bien que je m’éloigne de l’opinion de tous ceux qui en ont ci-devant écrit. Mais ce n’est pas sans grande raison. Car ils tirent leur dénombrement de ce qu’ils distinguent en la partie sensitive de l’âme deux appétits, qu’ils nomment, l’un Concupiscible, l’autre Irascible. Et parce que je ne connais en l’âme aucune distinction de parties, ainsi que j’ai dit ci-dessus […]”. Translation: The Philosophical Writings of Descartes, trans. by John Cottingham, Robert Stoothoff, Dugald Murdoch (= CSM), 3 vols., Cambridge University Press, Cambridge, 1984-1991. 4 Les Passions de l’âme, II, art. 69 (AT XI 380; CSM I 353; BOp I 2394). 2
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CLASSIFYING THE PASSIONS: DESCARTES AND HIS SCHOLASTIC BACKGROUND
general hostility towards the scholastics, Descartes borrows some elements from the scholastic tradition, reinterprets them and uses them for his own purposes. I intend to show this by first looking at the criteria late scholastic authors used when they classified the passions (section 2). Then I will turn to Descartes and examine how he adapted and transformed their classificatory scheme (section 3). Finally, I will have a closer look at wonder, the first of his six basic passions, which does not seem to fit into the general scheme (section 4). My aim is not to present a comprehensive picture, but to discuss some examples that show to what extent Descartes borrowed elements from earlier scholastic theories.
2. Passions and their intentional objects Eustachius a Sancto Paulo is a good starting point for an analysis of the scholastic background. Admittedly, he was not an original author. He simply summarized the standard scholastic theory, relying mostly on Thomistic and Scotistic sources. But his Summa philosophiae quadripartita, a comprehensive handbook, was widely read in the early seventeenth century, and Descartes knew it quite well. In fact, he praised it as “the best book of its kind ever made” and planned to print it together with detailed comments 5. Eustachius opens his discussion of the passions with the following definition: A passion of the mind is defined by the moral philosopher as a movement of the sensory appetite, which is based on the apprehension of something good or bad and involves a non-natural change of the body 6.
No doubt, this is scholastic jargon that makes use of technical Aristotelian terminology. But let me try to make sense of it. First of all, Eustachius makes clear that passions are appetitive states
5 À Mersenne, 11 novembre 1640 (AT III 232-233; CSM III 156-157; BLet 283, p. 1322). On Descartes’ knowledge of Eustachius, see F. P. Van de Pitte, “Some of Descartes’ Debts to Eustachius a Sancto Paulo”, The Monist, 71 (1988), p. 487-497. 6 Summa philosophiae quadripartita, Ethica III.2, q. 2, Roger Daniels, Cambridge, 1649, p. 54: “Animi passio definitur à Morali philosopho, Motus appetitûs sensitivi ex apprehensione boni vel mali cum aliqua mutatione non naturali corporis […]”.
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D. PERLER
and therefore states that have a motivational element: they make us go for good things and avoid bad ones. Second, he points out that they must also have a cognitive element, for we could not go for good things or avoid bad ones if we had no idea what these things are. That is why we must have some apprehension of what is present to us as something good or bad. And third, passions must also have a bodily element since they are felt in the body. This is the reason why Eustachius emphasizes that there must be a change in the body whenever there is a passion. But why does he claim that it is a non-natural change? He wants to point out that it is a particularly strong change that goes beyond normal physiological processes. His examples are the changes that occur in the cases of fear and sadness. When a person is full of fear, her heart starts beating very fast; and when she is possessed with sadness, she loses all her energy. These are exceptional bodily changes that do not occur under normal circumstances. Since they exceed natural changes, they can be called “non-natural”. Eustachius is fully aware of the importance of the bodily element, but he thinks that it is the task of the physiologist, not of the philosopher, to analyze it in detail. He focuses on the other two elements and takes the cognitive element to be the most fundamental. This is quite understandable. If we cannot go for good things or avoid bad ones without knowing them it is important to analyze our cognitive access to them. But what exactly do we know when we grasp good or bad things? In his answer to this question Eustachius heavily relies on Aquinas’ account. In his Summa theologiae, Aquinas points out that goodness and badness are properties to be found in the things themselves, not simply properties we attribute to them. Using a technical term coined by Avicenna, he calls them “intentions” (intentiones) 7. He claims that these special properties can be grasped quite naturally and spontaneously, by non-human as well as by human animals, and he adduces the following examples for illustration: Thus the sheep flees when it sees the wolf, not because its color or shape is unattractive, but as if because the wolf is harmful to the sheep’s nature. Likewise, a bird collects straw, not because that 7 Summa theologiae I, q. 78, art. 4. On Aquinas’ background, see D. N. Hasse, Avicenna’s De anima in the Latin West, The Warburg Institute and Nino Aragno Editore, London and Turin, 2000.
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CLASSIFYING THE PASSIONS: DESCARTES AND HIS SCHOLASTIC BACKGROUND
pleases its senses, but because it is useful for nest building. Therefore it is necessary for an animal to perceive intentions of this sort, which the external senses do not perceive 8.
The important point is that intentions are really present in external things that affect an animal. Thus, harmfulness is present in the wolf as a property sui generis. It exists in addition to sensible properties such as color and shape, and it can immediately be perceived, without there being any judgment or sophisticated act of reasoning 9. To be sure, harmfulness cannot be grasped by an external sense like sight or hearing. But there is an internal sense, which Aquinas calls “the estimative power” (vis aestimativa), that is apt to grasp it 10. Aquinas even goes so far as to claim that this special sense assimilates harmfulness and other intentions. As the external senses assimilate sensible properties by grasping their form, so the estimative power assimilates intentions by grasping the form of these special properties. It is precisely this process of assimilation that is responsible for a passion like fear. For as soon as the sheep has grasped the form of harmfulness that is present in the wolf, it is shaken with fear. Luckily, this is the right kind of passion because it makes the sheep flee and thereby save its life. The apprehension and assimilation of intentions is therefore necessary for the right kind of behavior and hence for survival. It is quite obvious that this account relies on a strong metaphysical assumption. Wolves and many other things are considered to have not only physical properties, but also additional properties that cannot be identified with or reduced to the physical ones. According to Aquinas and his follower Eustachius, both non-rational and rational animals can grasp these properties, since they
8 Summa theologiae I, q. 78, art. 4, corp.: “[…] sicut ovis videns lupum venientem fugit, non propter indecentiam coloris vel figurae, sed quasi inimicum naturae; et similiter avis colligit paleam, non quia delectet sensum, sed quia est utilis ad nidificandum. Necessarium est ergo animali quod percipiat huiusmodi intentiones, quas non percipit sensus exterior”. Translation: R. Pasnau, Aquinas: The Treatise on Human Nature, Hackett, Indianapolis and Cambridge, 2002, p. 75. 9 For a detailed analysis of this example, see D. Perler, “Why is the Sheep Afraid of the Wolf? Medieval Debates on Animal Passions”, in M. Pickavé and L. Shapiro (eds.), Emotion and Cognitive Life in Medieval and Early Modern Philosophy, Oxford University Press, Oxford, 2012, p. 32-52. 10 Eustachius also appeals to this special power in his Summa philosophiae quadripartita, Physica III.3, q. 7.
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D. PERLER
all have an estimative power that is designed to assimilate them 11. Of course, human beings also have rational powers that enable them to make complex judgments; hence they differ from sheep and other non-rational animals. But in their first reaction they are similar to non-rational animals. This is quite plausible. If you were all of a sudden facing a wolf on a hiking tour in the mountains, you would also perceive the intention of harmfulness and you would also be shaken by fear. This passion would arise quite spontaneously, without there being any process of rational evaluation or deliberation. The thesis that there are intentions or normative properties, as one might call them in modern terminology, has an important consequence for the classification of passions. Eustachius claims that we need to pay attention to these properties and the way they are present in a given situation if we want to define a certain type of passion. In fact, he explicitly holds that passions are directed at objects that have these specific properties 12. This means, of course, that he takes passions to be intentional states, and his main thesis is that we need to distinguish different types of intentional objects if we want to differentiate various types of passions. Three aspects of these objects are relevant for the classification. First, we should look at their positive or negative value. This enables us to draw a distinction between positive passions like love and hope, which are directed at good objects, and negative passions like hate and fear, which are directed at bad ones. Second, we should pay attention to the temporal aspect of the objects. This enables us to draw a distinction within the class of positive or negative passions. Thus, joy is about a positive object that is immediately present, whereas hope is about a positive object in the future. Third, it is important to focus on the way in which the objects can be reached or avoided. Some objects can easily be reached or avoided, others only with some difficulty. Thus, desire is a passion about a good 11 To be precise, rational animals have a “particular reason”, which is the equivalent to the estimative power in non-rational animals. These two powers have the same function, but they exert it in different ways: non-rational animals can only grasp intentions, whereas rational animals can also use them in basic forms of reasoning, even before they form full-fledged judgments. Aquinas calls this a “quasisyllogistic” form of reasoning. See Summa theologiae I, q. 78, art. 4, corp., and an analysis in R. Pasnau, Thomas Aquinas on Human Nature, Cambridge University Press, Cambridge, 2002, p. 270-278. 12 See Summa philosophiae quadripartita, Ethica III.2, q. 4.
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object that can easily be obtained, whereas hope is about a good object of which it is uncertain whether or not it will be obtained because some obstacles may prevent us from getting it. It is in fact this third distinction that is responsible for the difference between so-called “concupiscible” and “irascible” passions. The concupiscible ones are about objects that can be reached or avoided without any difficulty. By contrast, the irascible ones are those for which we need to make a special effort because they are difficult to obtain or avoid. Like Aquinas, Eustachius uses this threefold classification of objects in order to establish a list of eleven basic passions 13. It is not so much the list or the detailed description of each passion that matters here. More important is the methodology at stake: starting with the assumption that passions are intentional states, Eustachius classifies them by spelling out their intentional objects. And he takes all the objects to have a normative property; they are all good or bad. Of course, they are not absolutely good or bad, but in relation to a certain rational or non-rational animal that apprehends them. Thus, the wolf is not absolutely bad (it does not do any harm to its fellow-wolves), but for a sheep or a human being who walks by. It is therefore important to conceive of the normative property as a relational property. Nevertheless, objects do have such a property, and the better we characterize various types of objects with respect to this property, the better we can distinguish various types of passions. The crucial point about this methodology is that it does not focus on the bodily dimension of passions. To be sure, this does not amount to saying that Eustachius neglects or dismisses this dimension. I already mentioned that he takes passions to involve a bodily change, which makes them different from purely rational states. But this change is not a defining feature since one and the same passion can involve different bodily changes, depending on the circumstances and the individual person. For instance, some people turn pale when they are in fear, while other people’s faces do not. That is why the bodily change cannot be the relevant clas13 He first presents this list in Summa philosophiae quadripartita, Ethica III.2, q. 4, and then discusses every item on the list (posterior disputatio, qq. 1-4). This list has a long tradition and variations of it can be found in many compendia; see S. Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy, Clarendon Press, Oxford, 2004, p. 282-286.
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sificatory criterion. We rather need an intentional criterion since it is precisely the object of a passion that fixes its content and makes it a specific passion, no matter what the bodily gestures or facial expressions might be in a given situation. All scholastic authors agreed that the intentional criterion is decisive for classifying the passions, but not all subscribed to Aquinas’ thesis, endorsed by Eustachius, that the basic passions can be subdivided into two groups, namely the “concupiscible” and the “irascible” ones. Francisco Suárez is a telling example 14. He fully agrees that all the passions are about a good or bad object, but he does not accept the thesis that some of them are produced by a special concupiscible power that simply goes for good objects (or avoids bad ones), whereas others are caused by another power, namely an irascible, that deals with obstacles which might prevent one from obtaining a good object (or avoiding a bad one). On his view, there is a single power that has two aspects: insofar as it goes for a good object, it acts as a concupiscible power; and insofar at it fights against something that prevents one from attaining this object, it is an irascible power 15. Consequently, there is no strict division between concupiscible and irascible passions. All the passions are concupiscible, because all of them are directed toward a good or a bad object, and some of them have an additional irascible element, which can be stronger or weaker. There is a scale of passions, ranging from purely concupiscible ones to those that are also highly irascible. This can easily be illustrated. If you are directed toward a delicious piece of chocolate that is immediately present to you, obtainable without any difficulty, you have a desire for it. If this piece of chocolate is still present, but a bit removed, so that you need to make an effort to reach it, you still have a desire, but it now has a slight irascible element. And if the piece of chocolate is no longer present but promised to you as something you 14 For a discussion of other sixteenth-century authors, see P. King, “Late Scholastic Theories of the Passions: Controversies in the Thomist Tradition”, in H. Lagerlund and M. Yrjönsuuri (eds.), Emotions and Choice from Boethius to Descartes, Kluwer, Dordrecht, 2002, p. 229-258. 15 Francisco Suárez, De actibus qui vocantur passiones, disp. 1, sect. 3, n. 2, in Opera omnia, ed. by A. D. M. André, vol. 4, Vivès, Paris, 1856, p. 458: “Aliter ergo possumus rationes nominum irascibilis et concupiscibilis explicare, opinor enim non duo appetitus, sed eumdem diverso modo conceptum significari […]; appetitus ergo quatenus bonum appetit concupiscibilis dicitur, quatenus vero insurgit in eum, qui hujusmodi bonum impedit, ut suum bonum tueatur, irascibilis dicitur”.
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might get in the future if you make a strong effort, then your passion has a strong irascible element; it then turns from mere desire into hope. The important point is that there is no strict division between objects that can easily be obtained or avoided, and others for which one needs to make an effort. Given the circumstances in which one is confronted with an object, different degrees of effort are required. Consequently, different degrees of irascibility are necessary. But no matter how strong the effort needs to be, every passion is about a good or a bad object, and it is precisely its intentionality that is crucial for its definition and classification.
3. Descartes’ use of the intentional criterion Descartes clearly rejects the scholastic way of describing and defining passions by appealing to appetitive powers in the sensory soul. Accepting nothing but the rational soul, he takes passions to be states of that soul, i.e. mental states, which are caused by external things. He emphasizes that these things are always good or bad for us because they affect us in a beneficial or harmful way. When we then have a passion we represent an external thing as being good or bad for us. It is precisely this representation that is relevant for the definition of a given passion and for its demarcation from other passions, since every passion has a specific representational content. Descartes makes this clear with the examples of love and hate, two of the six basic passions. He explains their specific content as follows: But when we think of something as good with regard to us, i.e. as beneficial to us, this makes us have love for it; and when we think of it as evil or harmful, this arouses hatred in us 16.
The important point is that love is not simply caused by a good object. When we are in love we think of it as being good for us 17. 16 Les passions de l’âme, II, art. 56 (AT XI 374; CSM I 350; BOp I 2388): “Mais lorsqu’une chose nous est représentée comme bonne à notre égard, c’est-à-dire, comme nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l’Amour; et lorsqu’elle nous est représentée comme mauvaise ou nuisible, cela nous excite à la Haine”. 17 One might object that love itself is not intentional; it is simply caused by an intentional thought. The statement I just quoted may give rise to this objection, because Descartes simply says that the thought “makes us have love of it”, not that love itself is or includes a thought. However, in his later analysis he clearly holds
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Technically speaking, we have an intentional thought that characterizes the object as having a certain property. If we then want to distinguish love from other passions, we need to give a more detailed characterization of the object. For instance, we need to say that love is simply about a good object, regardless of its temporal dimension, whereas joy is about a good object that is immediately present, and desire is about a good object that can be reached but has not yet been reached. For every type of passion there is a specific object 18. It is quite remarkable that Descartes uses the very same classificatory criterion as his scholastic predecessors. He does not identify passions with mere non-intentional feelings, but takes them to be intentional states and looks at their specific objects. Moreover, just like the scholastics he looks at various aspects of these objects, for instance at their temporal aspect (e.g. being a present or a future object). To be sure, he explains intentionality in a new way, rejecting the scholastic account that appealed to an assimilation of forms. He spells out intentionality in terms of representation and explains representation by referring to ideas of the mind that have a specific content 19. But no matter how much he disagrees with Aquinas, Suárez, Eustachius, and other scholastic authors in his theory of intentionality, he agrees with them that passions are first and foremost intentional. This is precisely why he defines them as perceptions, which are always directed at an object 20. that love itself is intentional. He defines love as “an emotion of the soul caused by a movement of the spirits, which impels the soul to join itself willingly to objects that appear to be agreeable to it” (Les Passions de l’âme, II, art. 79: AT XI 387; CSM I 356; BOp I 2402). The important point is that love is not simply caused by the thought that some objects appear to be agreeable. Rather, when being in love one grasps them as appearing agreeable. It would therefore hardly be adequate to characterize passions as non-intentional feelings that are merely caused by intentional thoughts. 18 When spelling out different objects, Descartes focuses on the same three aspects as the scholastics. For instance, when characterizing hope, he remarks that we do not simply desire a good object in the future, we also “consider whether there is much or little prospect of our getting what we desire”; see Les Passions de l’âme, II, art. 58 (AT XI 375; CSM I 351; BOp I 2388). Quite obviously, hope is about an object (i) that has a positive value, (ii) that is in the future, and (iii) that is not easily obtained so that we need to evaluate our chance to obtain it. 19 For a detailed account, see D. Perler Repräsentation bei Descartes, Klostermann, Frankfurt a.M., 1996. 20 To be precise, he defines them as perceptions that are confused and obscure; see Les Passions de l’âme, I, art. 28 (AT XI 350; CSM I 339; BOp I 2358). They do not represent things with the essential features they really have. Since they arise on the
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But does Descartes really focus on the same intentional relation as the scholastics, namely the relation between a passion and its external object? One might argue that he has a different intentional relation in mind, for in his definition of the passions he does not mention any external object. He rather mentions the relation between passions and the soul: The perceptions we refer only to the soul are those whose effects we feel as being in the soul itself, and for which we do not normally know any proximate cause to which we can refer them. Such are the feelings of joy, anger and the like […] 21
Descartes contrasts these perceptions with those we refer to external objects or to bodily states, claiming that only perceptions we refer to our soul are passions in the strict sense. Aren’t passions therefore intentionally related to the soul? Not at all. This becomes clear when we pay attention to a small but subtle point. Descartes characterizes the relation at stake by using the expression “to refer” (raporter), not “to represent” (représenter), and he makes clear that “to refer” is a term used to indicate an alleged causal relation. A passion is referred to the soul because (i) its effects are felt in the soul and (ii) its proximate cause is not known. For instance, the passion of joy is referred to the soul because a certain feeling, say excitement, is felt as being in the soul, but it is not clear what kind of brain state caused this passion 22. To know its proximate cause, we would have to do physiological research and we would need to examine the brain of the person who is full of joy. As long as we are not able to do that, we cannot say what exactly the proximate cause is. The important point is that joy is not intentionally related to the soul or to the brain. It is only causally related to these two items, or more precisely: when describing joy, we causally relate it to the soul and the brain by specifying the location of its basis of a bodily input, they often represent them in an inaccurate and incomplete way. Nevertheless, they do represent them and are therefore genuinely intentional. 21 Les Passions de l’âme, I, art. 25 (AT XI 347; CSM I 337; BOp I 2356): “Les perceptions qu’on rapporte seulement à l’âme, sont celles dont on sent les effets comme en l’âme même, et desquelles on ne connaît communément aucune cause prochaine, à laquelle on les puisse rapporter. Tels sont les sentiments de joie, de colère, et autres semblables […]”. 22 Descartes clearly distinguishes between the proximate cause of a passion, which is a brain state, and the remote cause, which is the external object that excites the senses and thereby causes a brain state. See Les Passions de l’âme, II, art. 51 (AT XI 371-372; CSM I 349; BOp I 2384-2386).
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proximate cause and its effect. It would therefore be inadequate to say that joy represents the brain or the soul. Joy represents a good object and is therefore intentionally related to that object, but it is referred to the soul because that is where its effect is felt 23. Given the subtle distinction between representing and referring, it is not surprising that Descartes defines and classifies the passions by specifying what they represent, since it is with respect to their representational or intentional relation that they differ. Thus, joy represents a good object that is immediately present, hope represents a good object in the future, fear represents a bad object in the future, etc. By contrast, all the passions are equally referred to the soul because that is the place where all their effects are felt. It is therefore impossible to indicate different relations of referring. Hence it is also impossible to indicate different types of passions by picking out different relations of referring. So far it has become clear that the intentional dimension of a passion is crucial for its classification. But what about its bodily dimension? Does Descartes not hold that each passion is distinguished by a specific bodily behavior? Indeed, he emphasizes that there are many gestures, expressions of the eyes, changes in color and other bodily patterns that are characteristic for a certain type of passion, and he spells them out for each and every type. But he hastens to add that the bodily behavior is nothing but an external sign that usually accompanies a certain type of passion under normal circumstances 24. It is not the feature that makes it the very passion it is. Technically speaking, it is not its defining feature. Moreover, Descartes makes clear that the external sign is often difficult to interpret. He points out, for example, that tears are not clear signs of sadness. They are rather “caused for the most D. J. Brown, Descartes and the Passionate Mind, Cambridge University Press, Cambridge, 2006, p. 94-104, already pointed out the important difference between representing and referring, but she explained it in a different way. According to her interpretation, “referring” is to be understood as a “seeing as” relation: a passion is referred to the soul because the soul sees itself as being modified by that passion (p. 100-101). No doubt, this interpretation makes sense from a systematic point of view, but there is no textual evidence for it. Descartes does not speak about a special relation of self-representation. 24 He explicitly holds that the external signs usually accompany the passions (“ont coutume de les accompagner”); see Les Passions de l’âme, II, art. 112 (AT XI 411; CSM I 367; BOp I 2432). It might well be that they are missing in a given situation; they are not necessary elements. 23
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part by a combination of love and sadness” 25. The same is true for many other signs that are caused by several passions or by a mixture of passions. That is why it would be inadequate to assume that there is a one-to-one correspondence between a given passion and an external sign and that we can establish a list of basic passions by enumerating external signs. When dealing with these signs, we need to refer to a complex bundle of bodily expressions, and we should be aware that some of them go along with different passions 26. So far Descartes seems to be in accordance with his scholastic predecessors: passions are to be classified with respect to their intentional objects. But how does he describe these objects? In particular, how does he describe their goodness or badness, which seems to be a crucial property? It is striking that he never refers to normative properties that could be found in the objects themselves. Unlike Aquinas and Eustachius, he never talks about “intentions”, and he never claims that we can perceive or even assimilate these special properties. He rather rejects the claim that material things have special properties in addition to the geometrical and kinematic ones. How then can he classify passions with respect to different types of good or bad objects if there is no such thing as the property of goodness or badness in the material world? We can find an answer to this question if we take into account that he does not reject normative properties as such. All he rejects is a certain metaphysical view about these properties, a view that might be called “strong realism”. According to this view, goodness and badness are properties sui generis that cannot be reduced to other properties and that need to be mentioned in the list of basic properties. It is precisely this kind of realism that Descartes attacks. On his view, we can very well speak about goodness and badness, but we need to add that these properties result from the arrangement of other properties and that they can be explained
Les Passions de l’âme, II, art. 116 (AT XI 415; CSM I 369; BOp I 2436). D. Kambouchner, L’homme des passions. Commentaires sur Descartes, Albin Michel, Paris, 1995, vol. 1, p. 217-223, nicely captures this point by speaking about “ l’éclipse du physiologique”. Neither the physiological causes nor the effects, i.e. the external signs, of a passion are relevant for its classification. The physiological aspects are “eclipsed” by the representational ones. 25 26
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with reference to them. That is why we can give a reductionist account of normative properties. It might help to compare normative properties to colors in order to make clear what a reductionist account amounts to. It is well known that Descartes rejects the view that material things have colors as special properties in addition to geometrical and kinematic properties. But this does not amount to the claim that colors have no objective basis in material things and that they exist only in the perceivers. For we could not have a perception of a color if the object we see did not have a certain structure on its surface, which reflects light in a certain way. Therefore, there must be something in the external thing that provides a basis for our color perception. Descartes characterizes this basis as follows: In view of all this we have every reason to conclude that the properties in external objects to which we apply the terms light, colour, smell, taste, sound, heat and cold – as well as the other tactile qualities and even what are called “substantial forms” – are, so far as we can see, simply various dispositions in those objects which make them able to set up various kinds of motions in our nerves 27.
Obviously, there is something in the external object, namely a disposition that is responsible for the fact that we have a motion in our nerves and consequently a color perception when we look at it. But this disposition is not an additional property that exists on its own. It is rather a property that results from a certain particle arrangement on the surface of the object. That is why it can be explained in terms of the size, shape and movement of the particles. Or for short, we can give a reductionist account of the color in the object 28. 27 Principia philosophiæ, IV, art. 198 (AT VIII-1 322-323; CSM I 285; BOp I 2200): “[…] omnino concludendum est, non etiam à nobis animadverti, ea, quae in objectis externis, luminis, coloris, odoris, saporis, soni, caloris, frigoris & aliarum tactilium qualitatum, vel etiam formarum substantialium, nominibus indigitamus, quicquam aliud esse quàm istorum objectorum varias dispositiones, quae efficiunt ut nervos nostros variis modis movere possint” (emphasis added). 28 For a detailed analysis of this account, see D. Perler, “Sind die Gegenstände farbig? Zum Problem der Sinneseigenschaften bei Descartes”, Archiv für Geschichte der Philosophie, 80 (1998), p. 182-210; L. Nolan, “Descartes on ‘What We Call Color’ ” in Id. (ed.), Primary and Secondary Qualities. The Historical and Ongoing Debate, Oxford University Press, Oxford, 2011, p. 81-108.
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A similar account can be given for normative properties. When Descartes says that goodness and badness are not special properties to be found in external things, he does not make the radical claim that there are no normative properties at all. He simply affirms that these properties are nothing but dispositions that result from geometric and kinematic properties. If we want to spell out the relevant dispositions we need to turn to these basic properties. If, for instance, we want to explain the badness of the wolf, we need to turn to the huge size of its mouth, the sharpness of its teeth and the quick movement of its legs. It is from these properties that its badness results. Moreover, we need to make clear that the wolf is bad with respect to the sheep, not to its fellow-wolves. That is why we need to talk about badness as a relational disposition. Nevertheless, we are entitled to say that the badness is in the wolf, not just in our perception of the wolf. Consequently, we have good reason to represent the wolf as being bad – this representation is veridical because it captures something in the wolf. I hope this explanation shows that Descartes provides a new metaphysical explanation of normative properties, yet without giving up the claim that there are such properties in the world. After all, reductionism is not the same as eliminativism. It is therefore not surprising that he refers to different types of good or bad objects when he distinguishes different types of basic passions. This reference is also of crucial importance for his subdivision of a given type. Let us take love as an example. According to Descartes, simple affection, friendship, and devotion are three subtypes of love 29. Why? They are all about a good object, or more precisely, they are all about an object that is represented as being good. In the case of simple affection we represent it as good but have less esteem for it than for ourselves; in the case of friendship we esteem it equally with ourselves; and in the case of devotion we have more esteem for it than for ourselves. The important point is that all three sub-types have the same core: they are all about a good object that affects us and therefore about something that has the disposition to bring about positive effects in us. What distinguishes them from each other is the evaluation of this object in relation to us. That is why one needs to look at this Les Passions de l’âme, II, art. 83 (AT XI 390; CSM I 357; BOp I 2406).
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evaluation when subdividing love. Methodologically speaking, it is significant that one should not look at a bodily aspect (e.g. a certain facial expression) or a phenomenal aspect (e.g. a certain feeling). All that matters for a subdivision is the object of love and the way it is evaluated. So far, we have seen that Descartes uses the same intentional criterion as his scholastic predecessors, though within a new meta physical framework. There is still another innovation that should not be overlooked. I already pointed out that Descartes does not simply speak about the good or bad object of a passion, but about the object that is represented as being good or bad. This is a small but significant change. For in some situations we may represent a thing as being bad that is not bad. Let me return to the example of the wolf to spell out this point. Suppose that you are on a hiking tour in the mountains. All of a sudden you see a wolf that is staring at you. You are immediately shaken by fear because you represent it as being dangerous and bad for you. However, you fail to see that it is on a leash and accompanied by another hiker. Moreover, you ignore that it is not a wild wolf but a tamed one that is part of a circus show in the village mountain where you started your hiking tour. Given this lack of knowledge, you falsely represent the wolf as a dangerous and bad object. But this representation is sufficient for making your fear a specific type of passion, distinguishable from other types. In your fear you represent the wolf as something bad you can hardly avoid, and your fear will persist as long as you will have this representation. It is therefore not the real property of the object that matters, but the represented property, no matter what its real basis may be. This is the main reason why you can have a so-called “false emotion”, i.e. an emotion that is inadequate in a given situation. Descartes nicely captures this phenomenon by pointing out that it is always the representation that fixes the content of an emotion. And this representation may lack an adequate basis, just as the representation of a color may lack an adequate basis in the case of a sensory illusion. Technically speaking, it may be an utterly obscure and confused perception. It would therefore be inappropriate to assume that there is a oneto-one correspondence between represented properties and real properties. We should always be aware of the fact that we can be deceived in our passions, just as we can be deceived in our sensory representations. That is why we should work on our passions and 34
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make their representational content as clear and distinct as possible. Given the possibility of deception, it is not surprising that Descartes warns the reader that we should not take our passions to be absolutely veridical. We should, as he says, “use experience and reason” to test them and to check if what they represent as being good or bad is really good or bad 30.
4. The case of wonder I hope it has become clear why and how the intentional criterion enables Descartes to classify five of the six basic passions, namely love, hate, desire, joy, and sadness – all of them are about a good or a bad object. But what about wonder, which Descartes famously presents as the first and most fundamental passion? It hardly seems to fit into the classificatory scheme since it is not about a good or a bad object. In fact, Descartes introduces it as follows: When our first encounter with some object surprises us and we find it novel, or very different from what we formerly knew or from what we supposed it ought to be, this causes us to wonder and to be astonished at it. Since all this may happen before we know whether or not the object is beneficial to us, I regard wonder as the first of all the passions 31.
Quite obviously, the normative property of goodness or badness plays no role in the case of wonder. Descartes emphasizes, as this passage makes clear, that we are astonished about an object before we take it to be good or bad. Wonder is therefore a normatively neutral passion. Why then should it be a passion? Would it not be more convincing to draw a clear line between passions that have a normative dimension and other states, which might be called states of cognitive attention, that lack this dimension? Scholastic authors would indeed draw this line and accuse Descartes of mixing up different types of mental states that have Les Passions de l’âme, II, art. 138 (AT XI 431; CMS I 377; BOp I 2456). Les Passions de l’âme, II, art. 53 (AT XI 373; CSM I 350; BOp I 2386): “Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés. Et parce que cela peut arriver avant que nous connaissions aucunement si cet objet nous est convenable, ou si’il ne l’est pas, il me semble que l’Admiration est la première de toutes les passions”. 30 31
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nothing in common 32. Why then does he insist that they should be grouped together? We can answer this question if we look again at the way he uses the traditional scholastic framework. He starts in a conventional way by defining passions with respect to the objects they are about, and agrees with his predecessors that we need to indicate relevant properties of these objects. However, unlike his predecessors, he does not think that the normative properties are the only relevant properties. On his view, all the properties that strike us as important and that influence the way we react to them are relevant. Let us call them the salient properties. Now some of them are in fact normative. Thus, when you stand in front of a wolf that is not on a leash, it is its danger and hence its badness that is salient. And when you are in company with a dear friend, it is his goodness, the way he cares for you, that is salient. But in some situations it is not just the goodness or badness that is salient, it is rather the novelty of the object. Let me illustrate this with two examples. Suppose that you listen for the first time in your life to a Chinese opera and are unable to detect any harmony. This piece of music strikes you as very bizarre, and you ask yourself: What is it supposed to be? Is it really music? What is its harmonic structure? And how does it relate to other types of music I know? It is the novelty and unfamiliarity that is salient in this situation, and you react to it with wonder and curiosity, even before you make any judgment about the value of the music. Or take an example that is closer to Descartes who had a strong interest in human anatomy. Suppose that for the first time in your life you see a person with six fingers on one hand. This strikes you as new and unprecedented, 32 In fact, scholastic authors did not classify wonder (admiratio) as a passion, but as a mental state that arises (i) when the cause of a given effect is unknown and (ii) when something appears otherwise than one expects. Thomas Aquinas, Commentum in librum secundum Sententiarum, dist. 18, q. 1, art. 3, corp., in Opera omnia VIII, ed. by S. E. Fretté and P. Maré, Vivès, Paris, 1873, defines it as follows: “[…] admiratio ex duobus causatur; scilicet ex hoc quod alicujus effectus causa occulta est, et ex eo quod aliquid in re videtur per quod aliter esse deberet; unde in hoc quod est diametrum quadrati non posse commensurari lateri, admiratio causatur ex hoc quod hujus causa ignoratur, et ex hoc quod ex parvitate linearum videtur quod una alteri commensurari possit”. The important point is that wonder is a rather complex mental state, as the geometrical example shows. It presupposes geometrical knowledge and results from the discrepancy between this knowledge and the way something (e.g. the diagonals in a quadrangle) appears. It is therefore quite different from a passion, which is a sensory appetite.
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and you immediately react with curiosity. You want to know what this strange phenomenon is and how it is anatomically possible. The crucial point in both cases is that there is something salient that attracts your attention and that makes you react with an attitude that is far from being neutral and relaxed. If we understand wonder in this way as a passionate reaction to something new and strange, we can see why Descartes calls it a passion and why he thinks that it has something in common with the other basic passions. All the six basic passions are about an object that has a salient property. In the case of wonder, this property is the novelty of the object; in the case of love, joy, and desire, it is its goodness; and in the case of hate and sadness, it is its badness. The crucial point is that there is a representation of the salient property in all six cases, and this representation provokes a reaction. It is, in fact, the immediate reaction that is important for all six passions, because it shows that all of them do not only have an intentional dimension insofar as they are about an object with a certain property, but also a motivational dimension. They make us approach the new or good object and stimulate us to get in contact with it, or they make us avoid the bad object. Moreover, they all have a bodily dimension since they are all caused by brain states and accompanied by external signs. Passions are therefore quite different from purely theoretical thoughts that have neither a motivational nor a bodily dimension. Since wonder has all three dimensions – it is intentional, motivational and embodied – it can very well be called a passion and it can be classified together with love, hate, desire, joy, and sadness. There is still another reason why wonder can be considered a basic passion. At first sight, the classification of basic passions seems to presuppose that there are distinct classes and that each passion a human being experiences belongs to one (and only one) of them. Taken in this sense, classifying the passions amounts to distinguishing psychologically distinct items. However, it is quite difficult to find passions that belong to a single class. For instance, it is quite difficult to find “pure love” that belongs just to the class of love. In most cases love is combined with other passions – in some cases with joy, in other cases with jealousy, and in further cases with still other passions. In reality, there is quite often a complex combination of passions. Descartes is fully aware of this fact and therefore emphasizes that pure passions that are distinct from 37
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all other passions can hardly be found. In particular, he points out that wonder is quite often “joined to either esteem or contempt, depending on whether we wonder at the value of an object or at its insignificance” 33. This remark shows that he is not in search of “pure wonder” that would be psychologically distinct from all other passions and occur separately. He rather wants to pick out an element that is often combined with other elements but nevertheless definable as a distinct element. And when distinguishing wonder from other passions, he does not want to subdivide psychologically distinct classes, he rather aims at making an analytical distinction: wonder is a basic element that can be identified as such, even if it is often combined with other elements. It would therefore be erroneous to think that the classification of wonder as a basic passion aims at picking out a psychologically distinct passion that represents an object just as being new and unprecedented. Since wonder is often mixed up with esteem or contempt, the complex passion also represents the object as something good or bad. This means, of course, that there is an object with a normative property. Psychologically speaking, it is hardly possible to find a passion that is not directed at an object with such a property. But analytically speaking, it is important to identify various elements in a passion and to distinguish the element that is directly concerned with the normative property (esteem or contempt) from another element that is only concerned with the novelty of the object (wonder). If we understand Descartes’ classification of basic passions in this way, it can very well be that, psychologically speaking, it is difficult to find a passion that is not about a good or a bad object. Descartes simply makes the point that it is necessary to make an analytical distinction and to identify several basic elements in our passions. And he emphasizes that one of these elements – or even the first element – is wonder, since it makes us attentive to an object. Clearly, if we paid no attention to an object, we would not represent it as being good or bad for us. I hope this way of understanding the classification shows that it is not arbitrary to call wonder a basic passion and to mention it together with love, hate, desire, joy, and sadness – passions
33 Les Passions de l’âme, II, art. 54 (AT XI 373; CSM I 350; BOp I 2386): “À l’Admiration est jointe l’Estime ou le Mépris, selon que c’est la grandeur d’un objet ou sa petitesse que nous admirons”.
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CLASSIFYING THE PASSIONS: DESCARTES AND HIS SCHOLASTIC BACKGROUND
that can also be found on the scholastic list of basic passions. If the classification is considered as being analytical, not psychological, it makes perfect sense to mention wonder as a basic element that needs to be identified in an analysis of the passions. I also hope that it has become clear that Descartes’ attitude towards the scholastic tradition is far more complex than it looked at first sight. In criticizing the traditional account of the passions as appetites of the sensory soul, he rejects the metaphysical framework used by the scholastics. In particular, he rejects the idea that passions are to be ascribed to a special soul that is distinct from the rational soul. But he does not reject the core thesis that passions are intentional states and that it is precisely their intentional object that is relevant for defining and classifying them. He spells out this thesis within a new metaphysical framework and thereby creates a new theory by transforming an old one.
Abstract It is well known that Descartes rejected the scholastic assumption that there is a sensory soul in addition to the intellectual soul. Consequently, he also rejected the assumption that there are eleven basic passions in the sensory soul. However, this disagreement concerning the metaphysical status of the passions did not prevent him from adopting the very same classificatory criterion the scholastics had used: basic passions are to be defined with respect to their intentional object. This paper first examines the scholastic use of this criterion by paying particular attention to Thomas Aquinas and Eustachius a Sancto Paulo. It then analyzes Descartes’ use and attempts to show how he established a list of six basic passions by distinguishing six different types of intentional objects. Moreover, it looks at the way Descartes explained these objects within the context of his non-Aristotelian metaphysics.
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IGOR AGOSTINI
VERSO UNA RIDEFINIZIONE DEL LESSICO SCOLASTICO-CARTESIANO DELLE PASSIONI *
1. Premessa Prendendo, ritengo legittimamente, quale termine a quo dello sviluppo della ricerca su Descartes e la Scolastica, il 1913, anno di pubblicazione de La liberté chez Descartes et la théologie 1 e del l’Index scolastico-cartésien di Etienne Gilson 2, un controllo sulla letteratura critica di questi ultimi cento anni sulla materia evidenzia un dato che mi pare difficilmente contestabile : a fronte del l’imponente apporto offerto dagli specialisti cartesiani allo studio delle problematiche metafisiche e teologiche, le indagini indirizzate verso l’ambito scientifico restano largamente minoritarie. Questo vale anche per le differenti questioni legate ai temi delle Passions de l’âme : nonostante non manchino, ormai, studi rilevanti 3, il contributo più esteso sulla questione resta, con ogni pro* Questo intervento si inserisce all’interno del progetto, da me diretto con la collaborazione di Siegrid Agostini, Chiara Catalano e Mariailaria Coluccia, di un aggiornamento dell’Index scolastico-cartésien di Etienne Gilson ed intende proporre in anteprima alcune linee di espansione della voce « Passions ». Tengo a ringraziare Giulia Belgioioso e Laurence Renault, con cui ho discusso questo testo, nonché Chiara Catalano ed Emanuela Orlando, per la loro revisione. 1 E. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Alcan, Paris, 1913. 2 E. Gilson, Index scolastico-cartésien, Alcan, Paris, 1913 (d’ora in poi : Index, seguito dal numero dell’entrata). 3 Senza pretesa di completezza, rinvio qui agli studi seguenti : D. Perler, Transformationen der Gefühle : Philosophische Emotionstheorien : 1270-1670, S. Fischer, Tübingen, 2011 ; S. James, Passion and Action : The Emotions in Seventeenth-century Philosophy, Clarendon Press, Oxford, 1997 ; P. Hoffman, « Three Dualist Theories of the Passions », Philosophical Topics, XIX (1991), p. 153-200 ; G. Rodis-Lewis, « Une source inexplorée du traité des Passions », Revue philosophique de la France et de l’étranger, CXXXVIII (1948), p. 330-334 ; Introduction a R. Descartes, Les passions de l’âme, Vrin, Paris, 1955, p. 5-39 (ora riedita nella nuova edizione Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117831 (DESCARTES, 4), p. 41-65
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babilità, ancora quello dell’Index di Gilson, il quale risulta però alquanto ridotto rispetto ad altre aree tematiche da esso coperte, prima fra tutte, naturalmente, la metafisica. Oltre all’elemento quantitativo, si evidenziano poi alcune criticità. In primo luogo, come spesso accade nell’Index, e forse ancor di più in questo caso, il materiale non è disposto secondo un piano organico. La scelta di Gilson fu quella di assemblare tutto all’interno di una sola voce, Passions 4, ad eccezione delle due entrate ulteriori Affectus 5 ed Amour 6, peraltro estremamente scarne. Le divisioni interne della voce Passions risultano poi alquanto asistematiche : Définition (nn. 321-322, con testi di Eustachio e dei Conimbricenses) ; Dénombrement (n. 323, Tommaso) ; Passions primitives (n. 324, Tommaso) ; Amour (n. 325, Tommaso) ; Espérance (n. 326, Tommaso) ; Haine (n. 327, Tommaso) ; Tristesse (n. 328, Tommaso) ; Sécurité (n. 329, Tommaso) ; Désespoir (n. 330, Tommaso) ; Crainte (nn. 331-333, Tommaso) ; Admiration (n. 334, Conimbricenses) ; Désir (n. 335, Tommaso) ; Envie-Pitié (n. 336, Tommaso) ; Colère (nn. 337-340, Tommaso) ; Courage-Hardiesse (nn. 341-342, Tommaso) ; Le cœur est siège des Passions (n. 343, Conimbricensi) ; Valeur morale des passions (Tommaso) ; A quoi servent toutes les passions et à quoi elle nuisent (nn. 344-345, Tommaso). In secondo luogo, la netta prevalenza, in pochi altri casi forse così marcata, di testi di Tommaso e, in larga maggioranza, della Summa theologiæ : in particolare, su 23 testi, 19 sono di Tommaso ; dei restanti, 3 sono dei Conimbricenses, 1 di Eustachio di san Paolo. Fra i testi di Tommaso, poi, 17 sono tratti dalla Summa theologiæ, 2 dal De veritate ; mentre, fra quelli dei Conimbricenses, 2 sono tratti dal commento al De anima, 1 desunto dal commento all’Ethica (punto, quest’ultimo, su cui avrò modo di ritornare). In terzo luogo, soprattutto, oltre all’organizzazione formale della voce, c’è un aspetto sostanziale, di contenuto, che l’Index non aiuta a chiarire e che, anzi, rischia a mio avviso persino di
con Préface di Denis Kambouchner, ivi, 1994). Fra i contributi concernenti problematiche particolari, segnalerei il recente studio di A. Frigo, « A Very Obscure Definition : Descartes’s Account of Love in the Passions of the Soul and its Scholastic Background », British Journal for the History of Philosophy, XXIV (2016), p. 1-20. 4 Index, nn. 321-345, p. 206-223. 5 Index, n. 13 (testo di Tommaso), p. 9. 6 Index, nn. 33-36 (testi di Tommaso e Toledo), p. 19-22.
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oscurare : l’individuazione del luogo o, per molto meglio dire, della disciplina filosofica in cui si situa, all’interno del cursus philosophicus scolastico – o, comunque, nel suo spettro disciplinare –, la trattazione delle passioni. Per abbordare la questione, credo sia utile ritornare ancora sul l’affermazione celeberrima contenuta nella Réponse alla seconda lettre-préface alle Passions : Mon dessein n’a pas été d’expliquer les Passions en Orateur, ni même en Philosophe moral, mais seulement en Physicien 7.
Si pone, qui, il problema di rintracciare il contesto che il filosofo intende richiamare quando parla, contrapponendole, di una trattazione delle passioni dal punto di vista del fisico e di una dal punto di vista dell’oratore e del filosofo morale. Ora, se il riferimento alla Retorica rinvia a una tradizione solo parzialmente riconducibile alla cultura scolastica (e che sarebbe comunque interessante indagare in altra sede) 8, è anzitutto a quest’ultima che deve essere ricondotto il riferimento alla Filosofia morale. Passions de l’âme, AT XI 326 ; BOp I 2330. È noto come, soprattutto, in Occidente, la Retorica di Aristotele godette a lungo di una considerazione alquanto limitata : reputata in età medievale una sorta di aggiunta all’Ethica a Nicomaco ed alla Politica, fu ritenuta un trattato minore, fra quelli aristotelici, anche fra gli umanisti italiani, che avevano individuato in Cicerone ed in Quintiliano, allora riscoperti, le autorità di riferimento per la retorica. Tuttavia, intorno al 1600 la situazione cambiò profondamente, con il proliferare di edizioni, in molti casi commentate, greche, greche con traduzioni latine, latine, vernacolari ; una produzione di gran lunga superiore alle edizioni ed ai commentari di Cicerone. Questo fatto ebbe ripercussioni anche all’interno della cultura isti tuzionalizzata, compresa quella – che qui maggiormente interessa – dei gesuiti : com’è noto, i Conimbricenses non scrissero un commento alla Retorica, ma esisteva un manuale officiale per la disciplina della retorica nei collegi gesuiti, quello di Cipriano Soárez (1524-1593), De Arte Rhetorica Libri tres ex Aristotele, Cicerone et Quintiliano, præcipue deprompti (Conimbricæ, apud Ioannem Barrerium, 1562). Il testo di Soárez era, fra l’altro, ben noto a La Flèche, perché nel 1607 ne fu pubblicata un’edizione, presso J. Rezé : cfr., in proposito, E. Lojacono, Quale la cultura dominante a La Flèche negli anni della prima formazione di René Descartes ?, in J.-R. Armogathe – G. Belgioioso – C. Vinti (a cura di), La biografia intellettuale di René Descartes attraverso la Correspondance, Vivarium, Napoli, 1998, p. 671-695 (in assoluto, uno dei più interessanti contributi di tutta la letteratura critica sui rapporti fra Descartes e la Scolastica), in particolare, p. 677-679 ; mentre, sull’apporto del manuale di Suárez all’interno del più vasto movimento della Retorica del Rinascimento, cfr. P. Mack, A History of Renaissance Rhetoric 1380-1620, UP, Oxford, 2011, p. 177-182. Cfr. anche, per la questione delle passioni, L. D. Green, Aristotle’s Rhetoric and Renaissance Views of the Emotions, in P. Mack (ed.), Renaissance Rhetoric, Martin’s Press, New York, 1994, p. 1-26. Sulla storia della tradizione aristotelica della retorica, cfr. M. Spranzi, The Art of Dialectic between Dialogue and Rhetoric. The Aristotelian Tradition, John Benjamins, Amsterdam-Philadelphia, 2011. 7 8
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Si è scritto recentemente che Descartes non farebbe, in questo celebre passo, che ripetere il punto di vista di Aristotele, secondo il quale la considerazione dell’anima è oggetto del fisico 9 ; ma il punto cruciale è che il luogo della Réponse non chiama in causa l’anima, bensì le sue passioni, la trattazione delle quali, come subito cercherò di mostrare, Aristotele aveva riservato ad una disciplina altra della fisica, seguito su questo fedelmente da una lunga tradizione, che è poi anche quella in cui Descartes si è formato a La Flèche. Questa disciplina è l’etica. Lo ratificherà in modo che più cristallino non si potrebbe Francisco Suárez, allorché, nel suo De Passionibus 10, il quarto dei suoi Tractatus V in Primam secundæ, pubblicati a Lione nel 1625, scriverà : Superest ergo, ut de actibus mediis, id est, de affectibus animi, seu passionibus, dicamus, etsi enim Philosophi naturalis sit de illis disserere, et multa a medicis de iisdem tradantur, ad moralem nihilominus scientiam spectant 11.
Dunque, anche se il filosofo naturale ha il diritto di trattare delle passioni, e per quanto su di esse molte cose si insegnino anche in medicina, è alla scienza morale che compete lo studio delle passioni. Poiché, come si vedrà, queste affermazioni di Suárez esprimono un punto di vista unanimemente condiviso all’interno della scolastica dell’epoca, ritengo che la frase di Descartes non possa, anche per questo motivo, che essere intesa polemicamente, ed il suo obiettivo critico identificato con precisione nella cultura scolastica. Il mio intervento ha esattamente, quale scopo, quello di argomentare in maggior dettaglio questa tesi. A tal fine, procederò in due momenti.
Jean-Luc Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, Paris, 2013, p. 18. Bibliografia molto scarsa, ma cfr. P. Oliveira e Silva, A doutrina suareziana sobre a natureza paixões : antecedentes medievais e prenúncios de modernidade, in M. Lázaro Pulido, J. L. Fuertes Herreros y A. Poncela González (eds), La filosofía de las pasiones y la Escuela de Salamanca : Edad Media y Moderna, Inst. Telógico de Cáceres, 2013 – Emociones (Filosofía), p. 174-182 e, soprattutto, P. King, Late Scholastic Theories of the Passions : Controversies in the Thomistic Tradition, in Emotions and Choice from Boethius to Descartes, ed. by H. Lagerlund – M. Yrjönsuuri, Springer Science+Business Media, New York, p. 229-258 : 238-244. 11 Francisco Suárez, Tractatus V in Primam secundæ, De passionibus (d’ora in poi = Suárez), disp. 1, Opera omnia, IV, 455ab. 9
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In primo luogo, mostrando come e perché sia precisamente nell’ambito dell’etica – nei commentari dell’Etica a Nicomaco, nel caso del genere letterario del Cursus, quale quello dei Conimbricenses o di Abra de Raconis ; o nella sezione dell’etica, nel caso del genere del manuale, quale ad esempio la Summa philosophiæ di Eustachio di san Paolo – che trova spazio, nella scolastica cui Descartes si è formato, la trattazione delle passioni (§ 2). In secondo luogo, verificando questo dato a proposito di tre questioni cruciali concernenti le passioni : definizione (§ 3) ; cri terio di enumerazione (§ 4) ; enumerazione delle passioni principali (§ 4). Prima di entrare in medias res, infine, mi sembra opportuno svolgere due considerazioni d’ordine metodologico. In primo luogo, cercando di leggere in controluce all’affer mazione della Réponse alla seconda lettre-préface un riferimento polemico alla cultura scolastica, non intendo in alcun modo restringere a questo ambito culturale il riferimento polemico di Descartes. Come più volte sottolineato da Ettore Lojacono, occorre sempre tenere presente che la cultura scolastica non esaurisce l’ambito delle possibili fonti della filosofia cartesiana 12. Per questo, chiamando in causa il contesto scolastico, non intendo affatto sostenere che questo sia l’unico orizzonte culturale cui Descartes si riferisce allorché prende le distanze da una trattazione delle passioni condotta « en Philosophe moral ». Un’indicazione esplicita in questo senso viene, del resto, proprio dal commento riservato da Descartes al De vita beata di Seneca : Il me semble que Sénèque eût dû nous enseigner toutes les principales vérités, dont la connaissance est requise pour faciliter l’usage de la vertu, et régler nos désirs et nos passions, et ainsi jouir de la béatitude naturelle ; ce qui aurait rendu son livre le meilleur et le plus utile qu’un Philosophe païen eût su écrire 13.
È rilevante, qui, il collegamento tracciato dal filosofo fra la problematica della virtù e della beatitudine e quella delle passioni : la trattazione delle passioni operata da Seneca si inscrive all’interno di una riflessione propria alla filosofia morale ; sicché la collocazione in etica delle passioni esprime una scelta teorica che rinvia a un’estrazione culturale non identificabile senza residui Cfr. E. Lojacono, Quale la cultura dominante a La Flèche…, op. cit., p. 671. A Elisabetta, 4 agosto 1645, BLet 514, p. 2060 (AT IV 267).
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all’universo scolastico, che pure ne costituisce, certo, la diramazione principale, non fosse che per la sua diffusione nella cultura istituzionale. In secondo luogo, vorrei sottrarmi al rischio, che è sempre in agguato in una ricerca come quella che qui propongo, della seguente petizione di principio : dire difatti che, nell’individuazione dell’obiettivo polemico di Descartes, non si deve restringere l’ambito delle fonti alla cultura scolastica significa precisamente assumere ciò che è in questione, ovverosia che la cultura scolastica costituisca effettivamente una fonte per Descartes anche su questo punto. È per questo che mi limito qui a parlare di « possibili fonti », conformandomi in tal modo, peraltro, ad una categoria concettuale utilizzata da Gilson stesso nel suo Index, la quale esprime l’esigenza di restringere l’indagine – se non esclusivamente, almeno in prevalenza – agli autori che Descartes dichiara di aver letto 14.
2. L’etica come disciplina entro cui ha luogo la trattazione delle passioni Lo studio più imponente ed autorevole sulle passioni offerto dalla tradizione scolastica ancora ai tempi di Descartes era, sicuramente, quello di Tommaso d’Aquino nelle questioni 22-48 della Prima secundæ della Summa theologiæ 15. A fronte di questa trattazione, impressionante sia quantitavamente, sia per il livello della sua elaborazione teorica, la dichiarazione che apre le Passions, almeno se la si estende dagli antichi ai medievali, sicuramente sorprende e, forse, può anche dare l’impressione di una non celata spudoratezza : Il y a rien en quoi paraisse mieux combien les sciences que nous avons des Anciens sont défectueuses, qu’en ce qu’ils ont écrit des Passions 16. 14 Tale categoria guida, in modo programmatico, i lavori del Nouvel Index scolastico-cartésien : cfr. I. Agostini, Qu’est-ce que constituer un Index scolasticocartésien ?, in D. Arbib – F. Marrone (éd. par), Gilson et Descartes : à l’occasion du centenaire de « La liberté chez Descartes et la théologie », Lecce, Conte (« Examina philosophica – I quaderni di Alvearium », 2), 2015, p. 11-24 : 18. 15 Ampia bibliografia. Fra i contributi più recenti, cfr. Robert C. Miner, C. Thomas Aquinas on the Passions : A Study of Summa Theologiæ 1a2æ 22-48, Cambridge University Press, Cambridge, 2009 ; P. King, Aquinas on the Passions, in S. MacDonald – E. Stump (eds), Aquinas’s Moral Theory : Essays in Honor of Norman Kretzmann, Cornell University Press, Ithaca, 1998, p. 101-132. 16 Les passions de l’âme, I, art. 1, BOp I 2334 (AT XI 327).
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Al contrario, si può comprendere senz’altro la scelta operata da Gilson nell’Index nel privilegiare, anche nella voce « Passions », la Summa theologiæ, che è un testo di cui è certa la conoscenza da parte di Descartes 17. Sennonché, proprio il riferimento a un testo di questo tipo, un’opera di teologia, in cui l’esame delle passioni si inserisce all’interno di un trattato di teologia morale quale la Prima secundæ, può forse risultare fuorviante se quello di cui si parla, precisamente, secondo le parole stesse di Descartes, è un’esposizione delle passioni « en Philosophe morale » ; e, se si contestualizza a questo ambito disciplinare l’affermazione del l’articolo primo delle Passions, essa comincia ad apparire, almeno per certi verso, certo più comprensibile, pur nella sua radicalità. Per chiarire questo punto, occorre anzitutto sottolineare il dato che richiamavo sopra, ossia che l’etica costituiva la disciplina in cui la scolastica aveva collocato, nel dominio della filosofia, la trattazione delle passioni. All’origine di questa localizzazione stava la tesi di Aristotele secondo cui « le virtù riguardano le azioni e le passioni » (1104 b) 18 ; tesi assunta in proprio e sviluppata da Tommaso d’Aquino, che, nella Sententia super libros Ethicorum, aveva caratterizzato le virtù morali come le virtù che ricercano il giusto mezzo nell’uso delle azioni e delle passioni : Virtus ipsa est medietas, et iterum medium operatur ; medietas quidem est inter duo habitus, sed medium operatur in actionibus et passionibus 19.
Il punto fondamentale qui stabilito è l’interrelazione fra virtù morale e passione, per cui la prima agisce sulla seconda : virtutes sunt circa passiones. Si situa qui la ragione per cui è all’etica che compete la trattazione delle passioni, quale complemento necessario alla dottrina delle virtù. Così, era precisamente sulla base di questa argomentazione che veniva legittimata l’istituzione, nel com17 À Mersenne, 25 décembre 1639, BLet 235, p. 1107 (AT II 630, ll. 3-6) : « Du reste, je ne suis point si dépourvu de livres que vous pensez, et j’ai encore ici une Somme de S. Thomas, et une Bible que j’ai apportée de France ». Improbabile (e inverificabile) la tesi, sostenuta da qualche studioso (in minoranza), che si tratti della Summa contra gentiles. Al contrario, si potrebbe addurre, fra gli altri argomenti a sostegno di una conoscenza di prima mano, da parte di Descartes, della Summa theologiæ, che le Primæ responsiones si riferiscono a un articolo, il 2 della quæstio 2 della Prima pars, che non era stato neppur menzionato da Caterus (che cita solo, della medesima questione, gli articoli 1 e 3). 18 Aristoteles, Ethica Nicomachea, lib. 2, cap. 3, 1104b. 19 Thomas de Aquino, In Ethicorum, II, 7, ed. Leon. 47.1 99a102-105.
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mento all’Ethica, pubblicato per la prima volta a Lisbona nel 1593 dai Conimbricenses, della trattazione delle passioni nella sezione appositamente dedicata alla problematica, la disputatio VI, intitolata De affectionibus animi, quæ passiones vocantur 20 : Doctrinæ ratio postulat, ut ante virtutum tractationem, de passionibus disseramus. Nam cum virtutum moralium nonnullæ appetitui sensitivo hæreant, in eiusque affectionibus moderandis et cohibendis versentur, absque harum notione, virtutum natura et vis commode explicari non poterit 21.
Sono qui rese esplicite, a un tempo, l’appartenenza del trattato delle passioni dell’anima alla filosofia morale e le ragioni di tale appartenenza : senza la determinazione delle passioni, non può spiegarsi la natura della virtù ; e questo perché le virtù morali appartengono all’appetito sensibile. Il riferimento alla morale, da parte di Descartes, quale luogo di trattazione delle passioni trova dunque una conferma precisa se ci si richiama alla cultura filosofica presso la quale egli si era formato : i Conimbricenses non solo collocano nella morale la trattazione delle passioni, ma offrono, sulla scia di Aristotele e Tommaso, l’esatta motivazione teorica di tale dislocazione. La stessa posizione è difesa, come sappiamo, anche da Suárez nel De Passionibus, ma con maggior dovizia di argomenti. La motivazione classica, ossia l’essere oggetto delle virtù, è ancora addotta da Suárez, ma in mezzo ad altre due ragioni : in primo luogo, le passioni partecipano della libertà e, in tal modo, sono annesse alla dottrina degli atti umani ; in secondo luogo, appunto, esse sono l’oggetto delle virtù ; in terzo luogo, la loro conoscenza contribuisce alla conoscenza perfetta dell’atto di volontà 22. Un altro autore noto a Descartes, Eustachio di san Paolo, nella sua Summa philosophiæ quadripartita, pubblicata per la prima volta a Parigi nel 1609, si muoverà lungo la stessa direzione,
In libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum aliquot Conimbricensis cursus disputationes, in quibus præcipua quædam Ethicæ disciplinæ capita continentur, Olisipone, Ex officina Simonis Lopesij, 1593 [d’ora in poi : Conimbricenses], disp. 6, p. 47-60. 21 Conimbricenses, disp. 6, p. 47. 22 Suárez, 455b : « Primo, quia libertatis quodammodo particies sunt, et ideo ad doctrinam de actibus humanis anectuntur. Secundo, quia sunt materia, in qua plures morales virtutes versantur. Tertio, quia horum cognitio plurimum confert ad perfectam actuum voluntatis cognitionem ». 20
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ponendo anch’egli nell’etica la trattazione delle passioni, ed adducendo la motivazione canonica : Quia magnum est momentum passionum tum ad virtutes cum ad vitia in quorum rerum contemplatione potissima pars moralis philosophiæ posita est, cumque virtutes in iis passionibus moderandis et cohibendis versentur, doctrinæ ratio postulat ut ante virtutum et vitiorum tractationem de passionibus disseramus 23.
Più generica, invece, sarà la motivazione addotta da Charles- François Abra de Raconis (1580-1646), nella sua Philosophia, edita per la prima volta a Parigi, nel 1617. Poiché le passioni sono comunque delle azioni dell’anima (anche se meno placide), allora sarà opportuno, conclusa la trattazione delle azioni dell’anima, procedere all’esplicazione delle passioni : Quoniam Passiones animæ sunt eius actiones, sed minus placidæ, propterea congrum erit, absoluta tractatione de actionibus humanis eiusdem passiones explicare 24.
Così, essendo le azioni umane oggetto dell’etica, anche in Abra de Raconis la trattazione delle passioni è collocata in etica : essa costituisce, nella Pars posterior (De conducentibus ad finem ultimum, scilicet Beatitudinem), all’interno del Trattato I De principiis actionum humanarum, actionibus humanis et perturbationibus, la disputatio III, intitolata, per l’appunto, De Passionibus, seu perturbationibus animæ 25.
3. Definizione delle passioni Alla luce delle considerazioni sopra svolte, si può quindi comprendere la difficoltà a reperire un’effettiva definizione delle passioni all’interno del peraltro unico brano dei Conimbricenses citato da Gilson nella sottovoce Définition, che è tratto dal commento al De anima (passo n. 322 dell’Index), la cui lettura non evidenzia riferimenti ad una qualsivoglia definizione delle pas23 Eustachius a sancto Paulo, Summa philosophiæ quadripartita, Parisiis, apud Carolum Chastellain 1609 (d’ora in poi : Eustachius a sancto Paulo), Ethica, pa. 3, tract. 2, p. 99. 24 Charles-François Abra de Raconis, Summa totius philosophiæ […] Secunda pars philosophiæ seu ethica, Coloniæ Agrippinæ, ex officina Choliniana, sumptibus Petri Cholini, 1629 [d’ora in poi : Abra de Raconis], pa. post., tract. 1, disp. 3, p. 51 a. 25 Abra de Raconis, tract. 1, disp. 3, p. 51a.
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sioni. L’incipit stesso, d’altronde, mostra come la problematica di cui qui i Conimbricenses si occupano sia differente. Si tratta della tesi delle passioni come operazioni non solo dell’anima, ma comuni all’anima ed al corpo : Ostendit [scil. Aristoteles] iram, cupiditatem, cæterosque eiusmodi affectus, seu passiones, communes esse animæ cum corpore. Omnis inquit operatio, ad quam corporis temperamentum operatur, non solius animæ est, sed etiam corporis ; atqui passiones ita sese habent ; non ergo solius animæ sunt, sed animæ et corpori communes 26.
In realtà, delle passioni dell’anima, esisteva una definizione assolutamente tradizionale : Motus appetitivæ virtutis in imaginatione boni et mali, o anche Motus irrationalis animæ per susceptionem boni et mali ; definizione di Giovanni Damasceno 27, e poi tradizionalmente accolta (anche se non sempre dichiaratamente), da Tommaso 28 sino a Suárez 29. 26 Commentarii Collegii Conimbricensis S. J. In tres libros de Anima Aristotelis Stagiritæ, Coimbra, Typis et expens Antonij a Mariz Universitatis Typographi, 1598, lib. 1, cap. 1, Explanatio, p. 15 (citato in Gilson, Index, n. 322, p. 206). Cfr. anche il seguito del testo, Ibid. : « Assumptionem confirmat ; quia quosdam videmus levi de causa irasci, ut cholericos, quibus mox circa cor sanguis effervescit : alios vix ad iram commoveri, etiam gravi oblata occasione, ut eos qui phlegmate abundant. Item quosdam vel minima causa timoris, expavescere ; ut melancholicos ; alios non item, ut quibus sanguinea complexio est. Hoc autem ex eo provenit, quia in his actionibus magnam sibi partem vendicat corporis affectio. Qua de re Aristoteles copiose in lib. de Physiognomia, et 2 de partib. anim. cap. 4, Galenus in lib. qui inscribitur. Quod mores animi corporis temperamentum sequantur. Illud tamen certum est, et perspicuum licet corporum temperaturæ ad eiusmodi affectus inclinent, in cuiusque potestate esse, accedente divini numinis ope, ducem sequi rationem, et insurgentes motus ratione cohibere, ac totius statum ad virtutem, et probos mores componere, ut alibi ex professo disseruimus » (in Index, n. 322, p. 206-207). 27 Johannes Damascenus, De fide orthodoxa, ed. E. M. Buytaert, New York, The Franciscan Institute St. Bonaventure, 1955, cap. 36.2, p. 132, ll. 11-14 (versioni di Burgundio e Cerbano) : « […] Passio est motus appetitivae virtutis, sensibilis in imaginatione boni vel mali. Et aliter : passio est motus irrationali animae, per suspicionem boni vel mali ». La definizione di Damasceno è presa da Nemesio di Emesa (che Tommaso scambia per Gregorio di Nissa). Per queste fonti di Tommaso, cfr. E. Dobler, Zwei Syrische Quellen der Theologischen Summa des Thomas von Aquin Nemesios von Emesa Und Johannes von Damaskus : Ihr Einfluss Auf Die Anthropologischen Grundlagen der Moraltheologie, Universitatsverlag, Freiburg, Schweiz, 2000 (per i luoghi in questione, cfr. p. 319 e 406). 28 Thomas de Aquino, Summa theologiæ I-II, 22, 3, s.c., ed. Leon. VI 171a ; Thomas de Aquino, De veritate, q. 23, a. 3, s.c., ed. Leon. XXII/3.1 656a67-72 ; Suárez, disp. 1, sect. 1, n. 1, p. 456a. 29 Cfr., infra, p. 52.
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Questa definizione, pur senza il rinvio a Damasceno, si ritrova nei Conimbricenses, e, anche in questo caso, nel commento all’Ethica, segnatamente alla quæstio 3 della già citata disputatio VI : Utrum definitio passionis recte se habeat ?, dove essa è puntualmente addotta, con rinvio al De veritate ed alla Prima Secundæ di Tommaso : Definitur passio a Philosophis : Motus appetitus sensitivi, ex apprehensioni boni vel mali, cum aliqua mutatione non naturali corporis 30.
È la medesima definizione di Eustachio di san Paolo, che lo stesso Gilson, invece, stavolta, aveva inserito nell’Index, nel brano immediatamente superiore a quello del De anima 31 ; e che – va sottolineato – si trova, nella Summa philosophiæ quadripartita, proprio nella sezione dedicata all’Ethica. Non solo, ma è lo stesso Eustachio a rilevare che si tratta di una definizione offerta dal filosofo morale : Animi passio definitur a morali philosopho, Motus appetitus sensitivi ex apprehensione boni vel mali cum aliqua mutatione non naturali corporis […] Illud etiam a nonnullis adjicitur « cum aliqua mutatione corporis non naturali » neque enim solent excitari passiones absque aliqua excedente corporis immutatione, præsertim quoad jugem illum motum qua naturaliter cor modo dilatatur et modo contrahitur 32.
Non diversamente accade in Abra De Raconis. Nella già citata disputatio III De Passionibus seu perturbationis animæ, la quæstio 3 (De essentia passionis) della sectio 1 (De passionibus animæ in communi) esibisce in polemica contro la definizione stoica, la definizione canonica delle passioni dell’anima : Ut Stoici Passionis naturam oculis nostris subiicerent, varie eam definierunt. Primo enim dixerunt, esse commotionem contra animi naturam. Secundo, esse perturbationem rectæ rationi adversam. Tertio, esse vehementem ac turbidum animi motum : et hinc inferebant, non posse cadere in animum sapientis. Com-
30 Conimbricenses, disp. 6, q. 3, art.1, p. 54. I luoghi di Tommaso citati dai Conimbricenses sono De veritate, q. 26, a. 3, ed. Leon. XXII/3.1 755131-136 e Summa theologiae, I-IIae, q. 22, a. 1, ed. Leon. VI 168a. 31 E da cui ha preso le mosse anche il contributo di Dominik Perler. 32 Eustachius a sancto Paulo, Ethica, pa. 3, tract. 2, q. 3, p. 103 ; risp., 104, in Index, n. 321, p. 206.
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modius definitur, Appetitus sensitivi actio circa bonum et malum sensu et imaginatione perceptum, cum aliqua deformi corporis mutatione 33.
Ancora, la medesima definizione si ritrova anche nel De passio nibus di Suárez, il solo fra tutti costoro che ne rivela anche la fonte – Damasceno, come sappiamo – e fa anche una precisazione sul motivo per cui le passiones siano chiamate dai latini anche affectus, e cioè il fatto che esse non sono passioni consistenti in alterazioni fisiche : In præsenti autem materia, ut Damascenus, lib. 2, cap. 22, definit, passio est sensualis motio appetitivæ virtutis ob boni, vel mali, imaginationem, quæ ratio nominis ex usu, et consuetudine omnium philosophorum sumpta est, non enim dicuntur hæ passiones, quia in physica alteratione consistant, nam in se veri sunt actus quidam immanentes alicuius appetitus vitalis, unde a Latinis vocatur proprie affectus 34.
4. Criterio di enumerazione Come la definizione delle passioni, così anche la loro enumerazione sulla base del criterio di suddivisione dell’appetito in concupiscibile ed irascibile deve essere rintracciata nei commenti all’Ethica. Il criterio, com’è noto, è richiamato da Descartes nell’art. 68 delle Passions de l’âme, dove, dopo avere offerto la propria di33 Abra de Raconis, tract. 1, disp. 3, 3, p. 52a. Seguito del brano : « Actio in ac definitione est genus, reliquæ particulæ tenent locum differentiæ. Ponitur primo, appetitus sensitivi, ut intelligamus passiones in appetitu rationali, nimirum voluntate, non reperiri, et sic amor, gaudium et tristitia, quæ in ipsa rationali voluntate, sive Angelorum, sive hominum reperiuntur, proprie non dicuntur passiones, sed quatenus excitantur in parte sensitiva motumque in corpore efficiunt, ut quæstione superiore insinuavimus. Dicitur secundum, circa bonum et malum sensu et imaginatione perceptum, ut declaretur propositio intellectus ad voluntatem, et imaginativæ facultatis ad appetitum sensitivum, quod quemadmodum intellectus regit voluntatem, ut in bonum feratur per prosequutionem, et malum aversetur ac fugiat, ita etiam imaginativa, quæ est facultas interna animalis debeat dirigere appetitum sensitivum ut prosequatur bonum sensibile, vel malum effugiat, sicque suas passiones in se excitet. Tertio dicitur, cum aliqua corporis mutatione, quia ut dictum est in fine quæstionis superioris, cum illæ passiones excitantur, cor nimirum dilatari vel contrahi solet. Denique dicitur talis mutatio in corpore facta ipsi deformis et dissentanea ; quoniam recedit a mediocritate et mensura quam habere debet consentanee ad naturam animalis, sive per excessum, sive per defectum ». 34 Suárez, Sect. 1, n. 1, p. 456a.
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visione delle passioni, il filosofo dichiara di essere pienamente consapevole di allontanarsi, a motivo del l’enumerazione delle passioni eseguita negli articoli precedenti, da coloro che l’hanno preceduto. Questi hanno preso le mosse, quale criterio, dalla distinzione fra appetito concupiscibile ed irascibile dell’anima ; criterio non applicabile, secondo Descartes, poiché, dato che nel l’anima, come visto nell’articolo XLVII 35, non si ravvisa alcuna distinzione fra parti, quella presunta distinzione non implica se non il riconoscimento di due facoltà, l’una di desiderare, l’altra di adirarsi. Soprattutto, accanto a tali due facoltà, l’anima ha anche la capacità di ammirare, di amare, di sperare, di temere, e così via, ricevendo quindi in sé ogni altra passione (o producendo azioni cui tali passioni la spingono), sicché non si vede perché si debbano ricondurre tutte alla concupiscenza o alla collera : Voilà l’ordre qui me semble être le meilleur pour dénombrer les Passions. En quoi je sais bien que je m’éloigne de l’opinion de tous ceux qui en ont ci-devant écrit. Mais ce n’est pas sans grande raison. Car ils tirent leur dénombrement de ce qu’ils distinguent en la partie sensitive de l’âme deux appétits, qu’ils nomment, l’un Concupiscible, l’autre Irascible. Et parce que je ne connais en l’âme aucune distinction de parties, ainsi que j’ai dit ci-dessus, cela me semble ne signifier autre chose, sinon qu’elle a deux facultés, l’une de désirer, l’autre de se fâcher ; et à cause qu’elle a en même façon les facultés d’admirer, d’aimer, d’espérer, de craindre, et ainsi de recevoir en soi chacune des autres passions, ou de faire les actions auxquelles ces passions la poussent, je ne vois pas pourquoi ils ont voulu les rapporter toutes à la Concupiscence ou à la Colère 36.
All’origine, ancora una volta, c’era Tommaso, che aveva utilizzato a più riprese, nelle sue opere, il criterio qui stigmatizzato da Descartes. In De Veritate, q. 26, a. 4, anzitutto. Nelle passioni del l’anima, argomentava qui, si riscontra una triplice distinzione, di cui la prima è quella per cui esse differiscono quasi nel genere, in quanto appartenenti a differenti potenze dell’anima. È così che si distinguono le passioni dell’appetito concupiscibile dal l’irascibile, in forza della stessa ratio di distinzione delle potenze : Cfr. Passions, I, art. 47, BOp I 2374-2376 (AT XI 364-366). Passions, II, art. 68, BOp I 2394 (AT XI 379). Sulla tematica, cfr., ora, R. F. Hassing, Cartesian Psychophysics and the Whole Nature of Man : On Descartes’s Passions of the Soul, Lanham-Boulder-New York-London, Lexington Books, 2015, p. 149-155. 35 36
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l’oggetto dell’appetito concupiscibile è il dilettevole, dell’irascibile è il difficile ; sicché appartengono al concupiscibile le passioni ordinate assolutamente al dilettevole (o al suo contrario), all’ira scibile quelle ordinate a un bene arduo. Scrive : Respondeo. Dicendum quod in passionibus animae triplex distinctio invenitur : prima quidem est qua differunt quasi genere, utpote ad diversas potentias animae pertinentes ; sicut distinguuntur passiones concupiscibilis a passionibus irascibilis. Ratio autem huiusmodi distinctionis passionum sumitur ex ipsa ratione distinguendi potentias. Cum enim supra dictum sit in quaestione De sensualitate quod obiectum concupiscibilis est delectabile secundum sensum, irascibilis vero aliquod arduum vel altum, illae passiones ad concupiscibilem pertinent in quibus importatur ordo ad delectabile sensus absolute, vel ad eius contrarium ; illae vero ad irascibilem, quae ordinantur ad aliquod arduum circa huiusmodi 37.
Il testo, in esteso, compare nell’Index di Gilson 38, nel quale, tuttavia, non si rinvia al luogo parallelo, più ampio ed articolato, della Prima secundæ della Summa theologiæ, dove Tommaso aveva argomentato in modo analogo. Le passioni che si trovano nell’irascibile e nel concupiscibile differiscono per specie. Poiché, infatti, le potenze hanno differenti oggetti, è necessario che passioni appartenenti a diverse potenze si riferiscano ad oggetti diversi e, anzi, che posseggano una differenza specifica anche maggiore : infatti, per costituire la differenza specifica tra le potenze si richiede una differenza di oggetto maggiore a quella richiesta per diversificare la specie delle passioni e degli atti. Come nelle cose corporee la diversità del genere dipende dalla diversa potenzialità della materia, mentre la diversità della specie dalla diversità di forme in una stessa materia, così negli atti dell’anima quelli che appartengono a facoltà diverse sono diversi non solo nella specie, ma anche nel genere ; invece gli atti e le passioni riguardanti oggetti specificamente diversi, compresi però sotto l’oggetto comune di una data facoltà, si differenziano come le specie di un unico genere. Per conoscere quali passioni appartengano
Thomas de Aquino, De veritate, q. 26, a. 4, c., ed. Leon. XXII/3.1 760a61-76. Per un’analisi consacrata alla dottrina del De Veritate, cfr. U. Galeazzi, « Le passioni secondo Tommaso d’Aquino : De veritate, q. 26 », Aquinas, XLVII (204), p. 547-570. 38 Index, n. 323, p. 207-208. 37
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all’irascibile e quali al concupiscibile occorre quindi muovere dall’oggetto di queste due potenze. Ora, nella Prima Pars, rileva Tommaso, si è già chiarito che l’oggetto del concupiscibile è il bene o il male nell’ordine sensibile preso in assoluto, ossia, rispettivamente, il piacevole o lo spiacevole 39. Talora, però, è necessario che l’anima incontri un ostacolo o una difficoltà nel conseguire un tale bene o nel fuggire un tale male, in quanto questi risultano al di sopra del potere che compete all’animale ; così il bene o il male considerati in quanto si presentano ardui o difficili sono oggetto dell’irascibile. Ne consegue che tutte le passioni che si riferiscono al semplice bene o al semplice male, come la gioia, la tristezza, l’amore, l’odio e così via, appartengono al concupiscibile ; invece, tutte le passioni che riguardano il bene o il male considerato come cosa ardua, in quanto da conseguire o da rifuggire con una qualche difficoltà, appartengono all’irascibile, come l’audacia, il timore, la speranza e simili 40. Era qui posta, peraltro, anche la base per Thomas de Aquino, Summa theologiæ, I, q. 81, a. 2, ed. Leon. V 289ab. Thomas de Aquino, Summa theologiæ, I-II, q. 23, a. 1, c, ed. Leon. VI 173a : « Respondeo dicendum quod passiones quae sunt in irascibili et in concupiscibili, differunt specie. Cum enim diversae potentiae habeant diversa obiecta, ut in Primo dictum est, necesse est quod passiones diversarum potentiarum ad diversa obiecta referantur. Unde multo magis passiones diversarum potentiarum specie differunt, maior enim differentia obiecti requiritur ad diversificandam speciem potentiarum, quam ad diversificandam speciem passionum vel actuum. Sicut enim in naturalibus diversitas generis consequitur diversitatem potentiae materiae, diversitas autem speciei diversitatem formae in eadem materia ; ita in actibus animae, actus ad diversas potentias pertinentes, sunt non solum specie, sed etiam genere diversi ; actus autem vel passiones respicientes diversa obiecta specialia comprehensa sub uno communi obiecto unius potentiae, differunt sicut species illius generis. Ad cognoscendum ergo quae passiones sint in irascibili, et quae in concupiscibili, oportet assumere obiectum utriusque potentiae. Dictum est autem in Primo quod obiectum potentiae concupiscibilis est bonum vel malum sensibile simpliciter acceptum, quod est delectabile vel dolorosum. Sed quia necesse est quod interdum anima difficultatem vel pugnam patiatur in adipiscendo aliquod huiusmodi bonum, vel fugiendo aliquod huiusmodi malum, inquantum hoc est quodammodo elevatum supra facilem potestatem animalis ; ideo ipsum bonum vel malum, secundum quod habet rationem ardui vel difficilis, est obiectum irascibilis. Quaecumque ergo passiones respiciunt absolute bonum vel malum, pertinent ad concupiscibilem ; ut gaudium, tristitia, amor, odium, et similia. Quaecumque vero passiones respiciunt bonum vel malum sub ratione ardui, prout est aliquid adipiscibile vel fugibile cum aliqua difficultate, pertinent ad irascibilem ; ut audacia, timor, spes, et huiusmodi ». Non entreremo, naturalmente, qui nella questione relativa allo sviluppo del pensiero di Tommaso, a proposito della dottrina delle passioni, dal commento alle Sententiæ (1252-1256) attraverso il De veritate (1256-1259) alla Summa, opere fra cui si riscontrano alcune differenze : cfr., sulla questione, fra gli altri, M. D. Jordan, « Aquinas’s Construc tion of a Moral Account of the Passions », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, XXXIII (1986), p. 71-97 ; I. Sciuto, Le passioni dell’anima del pen39 40
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la deduzione della lista delle undici passioni che Tommaso eseguirà nell’articolo 4 della stessa questione 23. Il medesimo criterio si ritroverà pienamente operante nel commento all’Ethica dei Conimbricenses, in cui, anzi, la trattazione delle passioni dell’anima si apriva precisamente con una questione dedicata a determinare la correttezza, o meno, della divisione dell’appetito sensibile in concupiscibile ed irascibile (Quæstio I : An appetitus sensitivus recte dividatur in concupiscibilem et irascibilem ?). La formulazione del problema è esplicita all’inizio dell’art. 1, prima dell’esposizione degli argomenti contrari alla divisione (Qua argumenta ostendere videantur ; non recte dividi) : Quia passiones, ut progressu patebit, sunt affectiones appetitus sensitivi, priusquam de passionis ipsis agamus, quædam circa istiusmodi appetitum, ad propositam disputationem conducentia, pertractabimus 41.
La soluzione dei Conimbricenses, consistente nella risposta affermativa, è perfettamente sulla linea di quella di Tommaso : Recte dividitur appetitus sensitivus in irascibilem et concupiscibilem, ut in duas potentias realiter distinctas 42.
Sennonché, a scapito della solidità di questa tradizione, Descartes non era stato il primo a rifiutare il criterio della distinzione fra appetito concupiscibile ed irascibile per la divisione delle passioni. Immediatamente alle sue spalle, come mostrato da Genèvieve Rodis-Lewis, c’era il trattato del solo autore che egli cita esplicitamente nelle Passions, nell’articolo 127, a proposito del riso 43, ossia il De anima di Juan Luis Vivès (1493-1540) 44 ; il quale, su quesiero di Tommaso d’Aquino, in C. Casagrande – S. Vecchio (a cura di), Anima e corpo nella cultura medievale, Firenze, 1999, p. 73-93, P. Gondreau, The Passions of Christ’s Soul in the Theology of St. Thomas Aquinas, Aschendorff, Münster, 2002, p. 208, 380-382, 391 (che sostiene apertamente la tesi evoluzionista). Miner, C. Thomas Aquinas on the Passions, op. cit., p. 190, n. 5, che pure basa, in prevalenza, tutta la sua analisi sulla Summa theologiæ, suggerisce, in una prospettiva coerentista, la « possibility that the ST’s presentation is motivated by pedagogical abbreviation rather than an authentic development in Thomas’s thinking ». 41 Conimbricenses, disp. 6, 1, 1, p. 48. 42 Conimbricenses, disp. 6, 1, 2, p. 49. 43 Passions de l’âme, II, art. 127, BOp I 2446 ; AT XI 422, l. 15. 44 Johannes Ludovicus Vives, De anima et vita libri tres, Tiguri, apud Iacobum Gesnerum, 1575. Per il riferimento di Descartes, cfr. lib. 3, De risu, p. 211-214.
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sto punto, si opponeva ad una tradizione bensì scolastica, ma che era penetrata e dilagherà ancora in tutta la trattatistica dell’epoca, ad esempio nel Tableau des Passions humaines (1632) di Nicolas Coeffeteau (1574-1623), nel De l’usage des Passions (1641) di Jean-François Senault (1601-1672), ne Les caractères des Passions di Marin Cureau de la Chambre (1594-1669) 45. Ma la pretesa convergenza, da parte di Descartes, sul criterio da lui rifiutato, era molto più labile ancora, poiché non si dava neppure all’interno della cultura scolastica alla quale pure, seppur implicitamente, si richiamava in modo così generico. Anche solo ritornando sul testo dei Conimbricenses si vede, infatti, che la tesi della distinzione reale fra appetito concupiscibile ed irascibile è avanzata in contrapposizione alla tesi della distinzione razionale, la quale è attribuita ad un autore preciso, Gabriel Biel : Hæc est contra Gabrielem in 3. dist. 25.26. quæst. 1. artic. 3. dub. 1. Ubi putat, duplicem hunc appetitum differre sola rationem, per ordinem ad diversos actus : est tamen Philosophorum communis 46.
La tesi della distinzione reale è, quindi, bensì communis, ma non unica sulla scena. Il riferimento è tutt’altro che impreciso, poiché Biel aveva effettivamente sostenuto, e proprio nel luogo richiamato nei Conimbricenses, la tesi che questi gli attribuiscono. Il testo dei Conimbricenses è interessante, perché consente di ritornare un momento, dall’ottica di un testo senz’altro noto al giovane Descartes, sul giudizio espresso dal filosofo maturo nelle Passions, in cui presenta come universalmente condivisa la divisione delle passioni in base alla distinzione fra parte irascibile e concupiscibile dell’anima : Rodis-Lewis, Introduction, cit. Conimbricenses, disp. 6, q. 1, a. 2, p. 49. Per la posizione di Biel, cfr. Collectorium circa quattuor libros Sententiarum. Prologus et Liber Primus, ed. W. Werbeck et Udo Hofmann, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 5 vols, Tubingen 1973-1984, lib. 3, dist. 26, q. unica, art. 3, dubium unicum, vol. III, p. 472, ll. 12-15 : « Ex illo sequitur quod illa distinctio, qua plerique, scilicet Henricus de Gandavo, sanctus Thomas, Bonaventura, distinguunt concupiscibilem et irascibilem penes obiecta, dicentes obiectum concupiscibilis esse bonum delectabile et obiectum irascibilis esse bonum arduum, non est bona nec propria ». Contro Biel, i Conimbricenses si richiamano ad un ampio numero di autorità tradizionali, ossia, oltre ad Aristotele (e Platone), Damasceno, Gregorio di Nissa, Tommaso d’Aquino, Enrico di Gand, Bonaventura, Alberto Magno. 45 46
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Tous ceux qui en ont ci-devant écrit […] tirent leur dénombrement de ce qu’ils distinguent en la partie sensitive de l’âme deux appétits, qu’ils nomment, l’un Concupiscible, l’autre Irascible (Passions de l’âme, II, art. LXVIII, BOp I 2394 ; AT XI 379).
L’esame del testo dei Conimbricenses documenta non solo che le cose non stavano affatto così, ma attesta altresì l’esistenza di un dibattito in corso nella cultura scolastica. Quello che colpisce ancora di più, però, è che la posizione che negava la distinzione fra le due facoltà, lungi dall’essere solo espressione di una posizione estrema, quale certamente poteva essere quella di un nominalista quale Biel, era stata assunta anche da Francisco Suárez. Col commento al De anima dei Conimbricenses siamo nel 1593. Oltre trent’anni anni dopo, nel 1625, lo status quæstionis disegnato da Suárez prende esplicitamente le mosse dal testo dei maestri Coimbra (« Quorundam opinio exponitur. – Ejus auctores quibus accedunt Conimbricenses, in lib. Ethic., disp. 6, q. 1, a. 2 » 47), ma per elaborare una soluzione che va in una direzione profondamente diversa. Dopo, infatti, avere riportato le opinioni a favore della veneranda (antiqua) opinione asserente la distinzione reale fra i due appetiti 48, Suárez dichiara che le suddette ragioni non sono affatto dimostrative e che, anzi, si può facilmente dimostrare che esiste una sola potenza sensitiva ordinata al bene appreso sensibilmente, chiamata concupiscibile in relazione agli atti con cui essa persegue tale bene, irascibile in relazione a quelli con cui si protegge dalle contrarietà : Rationes propositæ non videntur certe concludere distinctionem realem inter has potentias, facile enim dici posset unicam esse potentiam sensitivam ordinatam ad bonum, quod per sensum apprehenditur, illamque habere actus quibus prosequatur, atque ut sic dici concupiscibilem : actus item, quibus tueatur a contrariis, eoque pacto irascibilem nuncupari 49.
Non senza ragione, dunque, in proposito, si è sostenuto che la posizione di Descartes costituisce un’estensione di quella di Suárez 50. D’altronde, il rigetto, da parte di Suárez, della distinzione
F. Suárez, De anima, lib. V, cap. 4, n. 2, in Opera omnia, III 762b. Ibid., n. 3, in Opera omnia, III 762b. 49 Ibid., n. 4, III 762b. 50 King, Late Scholastic Theories, op. cit., p. 251.
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fra concupiscibile ed irascibile può spiegare, anche se il gesuita non stabilisce una connessione esplicita testualmente, perché egli non accolga, come fra poco vedremo, la divisione tomista delle passioni, presentandola solo come une delle possibili.
5. Enumerazione delle passioni principali La necessità di richiamarsi anzitutto ai commenti e ai manuali di etica per l’individuazione delle tesi fondamentali sostenute all’interno della cultura scolastica a proposito delle passioni del l’anima mi pare emergere anche a proposito del problema del l’enumerazione delle passioni. Sulla problematica, Gilson si richiama di nuovo a Tommaso, ed ancora all’articolo 5 della questione 26 del De veritate, dove le quattro passioni principali, tristezza, gioia, speranza e timore, sono ricavate (e giustificate come prime) dalla parte appetitiva dell’anima : Responsio. Dicendum quod quatuor sunt principales animae passiones, scilicet tristitia, gaudium, spes et timor : cuius ratio est quia principales passiones dicuntur quae aliis priores sunt et earum origo. Cum autem passiones animae sint in parte appetitiva, illae passiones priores erunt quae immediate ex obiecto appetitivae oriuntur, quod quidem objectum est bonum et malum ; hae autem erunt quasi secundariae quae mediantibus aliis oriuntur 51.
Strano che, neppure qui, Gilson si richiami alla Summa theologiæ. L’articolo 4 della questione 25 della Secunda secundæ aveva, difatti, presentato il medesimo elenco, che diverrà poi canonico : Respondeo dicendum quod hae quatuor passiones communiter principales esse dicuntur. Quarum duae, scilicet gaudium et tristitia, principales dicuntur, quia sunt completivae et finales simpliciter respectu omnium passionum, unde ad omnes passiones consequuntur, ut dicitur in II Ethic. Timor autem et spes sunt principales, non quidem quasi completivae simpliciter, sed quia sunt completivae in genere motus appetitivi ad aliquid : nam respectu boni, incipit motus in amore, et procedit in desiderium, et terminatur in spe ; respectu vero mali, incipit in odio, et proce-
51 Thomas de Aquino, De veritate, q. 26, a. 5, c., ed. Leon. XXII/3.1 764a66-76, cit. in Gilson, Index, n. 209, p. 126-128.
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dit ad fugam, et terminatur in timore. – Et ideo solet harum quatuor passionum numerus accipi secundum differentiam praesentis et futuri : motus enim respicit futurum, sed quies est in aliquo praesenti. De bono igitur praesenti est gaudium ; de malo praesenti est tristitia ; de bono vero futuro est spes ; de malo futuro est timor. Omnes autem aliae passiones, quae sunt de bono vel de malo praesenti vel futuro, ad has completive reducuntur. Unde etiam a quibusdam dicuntur principales hae praedictae quatuor passiones, quia sunt generales. Quod quidem verum est, si spes et timor designant motum appetitus communiter tendentem in aliquid appetendum vel fugiendum 52.
Ancora una volta, è in etica che, nei trattati scolastici contemporanei di Descartes la questione era trattata. Nei Conimbricenses, questo accade, segnatamente, nella quæstio V della disputatio dedicata alle passioni : Utrum animi passiones recte a Philosophis numerentur ? Qui, i Conimbricenses accolgono la ripartizione delle quattro passioni principali in tristezza, gioia, speranza e timore : Qui passiones in commune aptiori methodo distribuerunt, eam in quatuor summa velut capita partiti sunt, videlicet in gaudium et tristitiam, spem et timorem 53.
Richiamandosi, su questo punto, ad una tradizione che giunge ad Agostino a partire da Virgilio 54, i Conimbricenses rilevano come queste passioni siano solite essere comparate ai quattro venti. Come questi agitano il mare nelle tempeste, così quelle perturbano l’animo con moti turbolenti : Solent autem hæ quatuor passiones comparari quatuor principalis ventis, quod ut hi mare tempestatibus, sic illæ animum turbulentis motibus perturbent 55.
Accanto a questa lista, Tommaso ne presentava poi un’altra, mirante ad offrire un’enumerazione completa delle specie delle pas-
Thomas de Aquino, Summa theologiæ, I-II, q. 25, a. 4, c., ed. Leon. VI 187. Conimbricenses, disp. 6, q. 5, a. 1, p. 57. 54 Conimbricenses, disp. 6, q. 5, a. 2, p. 58 : « Quam divisionem tradit D. Augustinus lib. 14 de civit. Cap. 3. D. Hieronymus in comment. Ad cap. 1. Ezech. Cicero lib. 4. Tusc. Quæst. Boetius de Conso. Philos. Metro 7. Gaudia pelle, pelle Timorem, Spemque, fugato, Nec Dolor adfis. Virgil. 6. Æneid. Hinc metuunt, cupiuntque, dolent, gaudentque ». 55 Conimbricenses, disp. 6, q. 5, a. 1, 57. 52 53
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sioni. È qui, come s’è visto, che egli faceva intervenire il criterio, che abbiamo discusso sopra, della divisione fra appetito irascibile e concupiscibile, da cui pullulava la lista seguente, destinata anche essa, così come il suddetto criterio e la lista delle quattro passioni principali, a divenire canonica : per la parte appetitiva, tre coppie – 1) amor/odium ; 2) desiderium o concupiscentia/fuga o abominatio ; 3) delectatio o gaudium/dolor o tristitia – ; per la parte irascibile due – 4) spes/desperatio e 5) timor/audacia – più l’ira, passione senza contrario 56. La replicheranno anche i Conimbricenses, che, dopo avere enumerato, come s’è visto, le quattro passioni principali, osserveranno : Si tamen passionum genus in suas species minutius concidere velimus, undecim inveniemus 57.
Eustachio di san Paolo, così, potrà presentare le due enumerazioni, in quattro ed in undici, come le due maggiormente receptæ : Duæ sunt insignes passionum divisiones communi usu receptæ, altera generalis a Stoicis antiquitus tradita in quatuor præcipuas cæterarum valuti capita, quæ sunt, gaudium, tristitia, spes et timor […] Altera quæ est magis specialis divisio a Peripateticis tradita, sit in minutiores species, quæ sunt undecim : sex quidem ex appetitu concupiscibili oriundæ, nempe amor, desiderium, gaudium, odium, fuga, tristitia ; quinque vero ex appetitu irascibili, Spes, desperatio, timor, audacia, ira 58.
Anche Abra de Raconis farà lo stesso. Il problema è trattato nella quæstio postrema della prima sezione della già citata disputatio dedicata alle passioni. In linea con Tommaso, Abra stabilisce per prima cosa che, nell’ordine della natura, le passioni dell’appetito concupiscibile precedono quelle dell’appetito irascibile : Ordine natura passiones appetitus concupiscibilis sunt priores passionibus appetitus irascibilis. Probatur, De passionibus idem philosophandum est ac de illarum obiectis. Atqui obiecta appetitus concupiscibilis antecedunt ordine naturæ obiecta appetitus irascibilis ; illæ enim habent bonum et malum absolute sumpta Thomas de Aquino, Summa theologiæ, I-IIæ, q. 23, a. 4, c., ed. Leon. VI 176b-177b. Cfr. anche De veritate, q. 26, a. 4, c., ed. Leon. XXII/3.1 760a-761b. 57 Conimbricenses, disp. 6, q. 5, a. 2, p. 58. 58 Eustachius a sancto Paulo, Ethica, 2, 4, p. 104-105. 56
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pro obiectis, hæ vero bonum et malum, ardua et difficilia : bonum autem absolute sumptum (et idem de malo dicendum est) est prius naturæ ordine bono arduo ; ergo, etc. 59.
Ed è sempre in linea con Tommaso che Abra distingue le passioni. Nell’analisi della sectio secunda, intitolata De passionibus in particulari, Abra segue, infatti, il seguente ordine : amore e odio (quæstio 1) ; desiderio e fuga (quæstio 2) ; gioia e tristezza (quæstio 3). Seguono poi le passioni dell’appetito irascibile : speranza e disperazione (quæstio 4) ; audacia e timore (quæstio 5) ; ira (quæstio 6). La divisione sarà proposta anche da Suárez, che, anzi, su di essa articolerà la propria trattazione delle singole passioni, dichiarando in modo esplicito la conformità di quest’ultima all’enumerazione di Tommaso : Dividuntur passiones irascibilis et concupiscibilis a D. Thoma 1, 2, quæst. 33, in undecim actus, vel operationes, scilicet amorem, desiderium, seu cupiditatem, delectationem, odium, fugam, tristitiam, et has tribuit concupiscibili : irascibili vero quinque, spem, desperationem, timorem, audaciam et iram : de quorum singulus nobis agendum est, postea de ratione, et sufficientia divisionis […] 60.
Sennonché, in questo medesimo luogo Suárez dichiarava altresì, programmaticamente, l’opportunità di un’indagine sulla completezza dell’enumerazione tomista, indagine che intraprenderà puntualmente alla fine della trattazione delle suddette passioni. Rileverà qui, dunque, dopo aver ricordato che varie sono le posizioni circa il numero delle passioni 61, che gli atti possono essere distinti in più modi : in primo luogo, secondo le ragioni generali ed il modo di tendere verso gli oggetti ; in secondo luogo, considerandoli sino alle loro specie ultime ; in terzo luogo, in quanto esercitano un certo movimento ed alterazione nel corpo ; in quarto luogo, in quanto hanno una qualche eccellenza. Secondo il primo criterio, le passioni possono essere ridotte « satis commode » a sei, ossia a tre indirizzate al bene (amore, desiderio, piacere) e a tre indirizzate al male (odio, timore o fuga, dolore o tristezza) 62 ; in base alla seconda considerazione, le passioni Abra de Raconis, tract. 1, disp. 3, 3, p. 54b. Suárez, Sect. 3, n. 4, p. 459a. 61 Suárez, Sect. 12, n. 1, p. 474b. 62 Ibid., n. 2, p. 475a. 59 60
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non sono solo undici, ma molte di più, e tali che il loro numero non può essere da noi compreso (ad esempio, amore e desiderio sarebbero suddividibili in infinite specie) 63 ; infine, in base alla terza considerazione, sono « convenienti ratione » enumerate undici passioni 64. Ne risulta che la divisione tomista è bensì sufficientemente appropriata, ma non necessaria : Ex quibus etiam patet divisionem hanc undecim passionum ad methodum etiam doctrinæ, quam quarto loco considerari posse diximus, satis esse accomodatam, quamvis non sit adeo necessaria, cum aliis modis tradi posset 65.
Se, quindi, la divisione di Tommaso deve essere tenuta ferma, così come è stato fatto, questo è solo perché recepta e più facile per spiegare l’origine e la connessione di tutte le passioni : Divisio vero sancti Thomæ in undecim passiones nobis retienda est, quia et magis recepta est, et facilior ad explicandam originem et connexionem omnium affectuum 66.
Immediatamente alle spalle di Descartes, la divisione delle passioni proposta da Tommaso era ancora, senz’altro, largamente diffusa ed autorevole, ma anche ben lontana dall’essere unanimente considerata come incontestabile 67.
6. Conclusioni Il dato principale che mi sembra emergere dall’analisi di cui sopra è che è nei commenti all’etica e nelle sezioni etiche dei manuali che occorre individuare le questioni principali concernenti le passioni dell’anima all’interno della cultura scolastica.
Ibid., n. 3, p. 475a. Ibid., n. 4, p. 475a. 65 Ibid., n. 5 p. 475b. 66 Ibid., n. 6 p. 475b. 67 Troppo forte, tuttavia, la conclusione di King, Late Scholastic Theories…, op. cit., p. 244 : « With remorseless consistency Suarez has relegated Aquinas’s theory to a familiar and pedagogically useful device. So radical was his revision of the traditional theory of the passions, it’s no wonder a conservative retrenchment was in the offing ». La seconda delle due motivazioni addotte da Suárez per conservare la dottrina di Tommaso oltre a quella della sua diffusione, concerne la sua efficacia esplicativa : è qui in gioco un criterio che mi pare difficile qualificare meramente pedagogico. 63 64
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Certamente, all’interno dello scenario che ho sopra ricostituito, si rilevano alcune eccezioni. Una di queste è quella di Toledo, che tratta delle Passioni dell’anima nel commento al de Anima, segnatamente nella quæstio XXVI (An appetitus sit potentia animæ ? Ubi quid et quotuplex appetitus, ac de eius passionibus) 68. E qui, dopo aver asserito la distinzione dell’appetito dall’anima, Toledo stabilisce, anch’egli, una distinzione fra passioni in base ai due appetiti : Secundo, adverte, concupiscibilem sex habere passiones : irascibilem vero quinque. Sunt autem sigillatim exponendæ. In primis concupiscibilis versatur circa bonum prosequendum : malum vero fugiendum. Circa bonum sunt tres passiones ; amor, desiderium 69.
A questo dato non deve, tuttavia, essere riconosciuta un valenza particolare. Per cominciare, difatti, questa classificazione non si inserisce, né è seguita, da alcuna trattazione sistematica della questione. Inoltre, quello di Toledo è anche il caso di un autore che non ha pubblicato un commento all’Ethica. Infine, era opinione comune – che ricorderà anche Suárez, come s’è visto, nel suo De passionibus – che il fisico parlasse delle passioni dell’anima, ma questo al di fuori di ogni riconduzione di queste dentro l’oggetto della fisica ; e si è visto è visto come anche i Conimbricenses, se, da un lato, non si esimano dall’abbordare la questione anche nel commento al De anima, dall’altro mettano a tema la questione delle passioni solo nel commento all’Ethica. In questo senso, la stessa eccezione costituita dal caso di Toledo mi pare confermare il dato principale che ritengo acquisito dall’analisi sopra svolta : la trattazione, da parte degli scolastici, delle passioni dell’anima, è tematizzata precisamente in etica. Non c’è alcun dubbio, su questo : lo scolastico trattava le passioni dell’anima nel modo da cui Descartes ha ritenuto da affrancarsi, ovverosia en Philosophe moral.
Franciscus Toletus, De anima lib. III, cap. 11, q. 26, Opera Omnia Philosophica. Cum Indicibus Copiosissimis Nunc demum in Germania coniunctim edita, Coloniæ Agrippinæ, in Officina Birckmannica, sumptibus Hermanni Mylii, 1615, col. 175a. 69 Ibid., col. 175b. 68
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Résumé Cet article se propose de montrer comment et pourquoi la question des passions trouve sa place dans le domaine de l’éthique, telle qu’elle a été étudiée par la scolastique au contact de laquelle Descartes s’est formé (notamment dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque, dans le genre littéraire du Cursus, dans les Conimbricenses ou chez Abra de Raconis ; mais aussi dans la section de l’éthique du manuel scolaire telle que la Summa philosophiae d’Eustache de Saint-Paul). Ceci se vérifie à travers l’étude, dans les textes scolastiques, de trois questions cruciales concernant les passions : définition, critère d’énumération, énumération des passions principales.
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ANNIE BITBOL-HESPÉRIÈS
DE TOUTE LA NATURE DE L’HOMME : DE L’HOMME À LA DESCRIPTION DU CORPS HUMAIN, LA PHYSIOLOGIE DES PASSIONS DE L’ÂME ET SES ANTÉCÉDENTS MÉDICAUX
La première partie du traité des Passions de l’âme s’intitule « Des passions en général, et par occasion, de toute la nature de l’homme ». En utilisant, dans le titre qui ouvre son traité, l’expression « la nature de l’homme », Descartes inscrit son étude des passions dans l’histoire de la médecine, puisque l’expression « la nature de l’homme » est le titre d’un célèbre traité de la Collection hippocratique 1 commenté par Galien 2. Le commentaire galénique a influencé les éditeurs de la Renaissance et du dix-septième siècle 3, mais bien avant, il avait notamment inspiré deux auteurs de traités Sur la nature de l’homme : ceux de Némésius (évèque d’Émèse) et de Meletius (Mélèce de Tiberiopolis). Les traités de ces philosophes catholiques sont cités par des médecins 4. En outre, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècles, l’expression « la nature de l’homme » fait florès en médecine dans les ouvrages décrivant les parties du corps humain et les fonctions de l’âme, et interrogeant l’union de l’âme au corps et les perturbations causées par les passions. Mais en inscrivant son traité des Passions de l’âme dans l’histoire de la médecine, Descartes rompt avec l’héritage 1 Ce traité figure au tome VI des Œuvres complètes d’Hippocrate dans l’édition E. Littré, Paris, 1849. 2 Galien, Hippocratis de natura hominis liber primus et Galeni in eum commentarius, traité qui figure au tome XV de l’édition Kühn, C. G., publiée à Leipzig. 3 J. Jouanna, édition d’Hippocrate, La nature de l’homme, Akademie Verlag, Berlin, 1975, Introduction, chap. I. 4 J. Riolan (fils), L’Anthropographie, in Les Œuvres anatomiques de M. Jean Riolan (écrit avec un -t final sur le frontispice), traduction P. Constant, Paris, D. Moreau, 1629, I, chap. I, Les louanges du corps humain, p. 26 (pour Némésius et Meletius), et chap. II, p. 46 (pour Galien, Commentaire sur le liv. 2 de la Nature humaine d’Hippocrate).
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117832 (DESCARTES, 4), p. 67-100
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médical et philosophique, poursuit sa réécriture du lien traditionnel entre médecine et méthode et sa refondation de l’anthropologie en soulignant, à un moment clé de l’histoire de la médecine, l’originalité d’une explication des passions « en physicien ». Pour saisir la portée de l’ambition cartésienne visant à traiter de « toute la nature de l’homme », et l’enjeu de la radicale nouveauté de l’explication physiologique des passions, il importe de revenir sur la tradition médicale que Descartes connaît, et en particulier sur les traités relatifs à la nature de l’homme. L’indispensable contextualisation de la question conduit à souligner, outre la fortune de l’expression « la nature de l’homme » au XVIIe siècle, l’ampleur de son contenu sémantique, en liaison avec les aspects médicaux et philosophiques qu’elle recèle. Le traité hippocratique De la nature de l’homme présente la théorie la plus communément attribuée à Hippocrate, fondateur de la médecine occidentale et encore auteur de référence au XVIIe siècle, suivant laquelle « le corps de l’homme a en lui sang, pituite, bile jaune et noire ; c’est là ce qui en constitue la nature et qui y crée la maladie et la santé » (§ 4). Ce texte – dont le véritable auteur est Polybe, disciple et gendre d’Hippocrate – évoque l’unité de l’homme, définit la santé par l’équilibre de ces quatre humeurs, associe une réflexion sur la nature physique de l’homme au cycle des saisons puis traite de la pathologie humorale (maladies et fièvres). Cinq siècles après sa rédaction, ce traité a été commenté par Galien, Hippocratis de natura hominis liber primus et Galeni in eum commentaria, qui l’a attribué à Hippocrate parce qu’il y a vu un résumé exemplaire des thèses hippocratiques. Dans les livres de médecine et de chirurgie des XVIe et XVIIe siècles, ce traité est toujours attribué à Hippocrate. Selon Ambroise Paré : « La considération des humeurs est de grande importance, tant au médecin qu’au chirurgien, à raison que toute maladie ayant matière au corps est engendrée de quelqu’un des humeurs, ou de plusieurs assemblés. Ce qui a ému Hippocrate au livre De Natura humana, à dire que selon la disposition d’iceux humeurs, l’homme en tout se porte bien ou mal » 5. L’étude de la nature de l’homme est celle de sa physis, en grec, ou de sa natura, en latin, et cette étude est indissociable de la hiérarchie établie entre plantes, animaux 5 A. Paré, L’introduction à la chirurgie, chap. VIII, in Les Œuvres, G. Buon, Paris, 1585, p. xi. Le terme « humeur » est alors masculin.
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et êtres humains, en relation avec les âmes végétative, sensitive et rationnelle dérivées d’Aristote et reprises par Galien. Les anatomistes André Vésale, Fabricius d’Acquapendente et Caspar Bauhin, principales sources médicales reconnues par Descartes, sont héritiers de cette tradition car ils s’intéressent aussi aux animaux et aux plantes. Ils admettent également les divisions de l’âme, qui avaient, bien avant, été prises en compte par Némésius, dans son traité rédigé en grec sur La nature de l’homme, mais d’abord publié dans sa traduction latine. En effet, à cette physis, issue de l’héritage médico-philosophique grec, s’est ajoutée l’anthropologie chrétienne, et le Peri physeos anthropou de la tradition hippocratique est devenu le De natura hominis. Dans La nature de l’homme, Némésius 6, évêque d’Émèse (vers 400), et philosophe intéressé par l’anatomie, aborde plusieurs questions médicales fondamentales dont celle des perturbations causées par les passions de l’âme, en se référant à Hippocrate et plus encore à Galien, à côté des philosophes comme Platon, Aristote, les Stoïciens, Plotin, sans oublier l’invocation des Saintes Écritures. Rédigé environ dix siècles après le traité hippocratique homonyme, ce texte a régulièrement été réédité aux XVIe et XVIIe siècles 7. Les premières publications encadrent le De anima de Vivès, édité en 1538, que Descartes mentionne à l’article 127 des Passions. Le traité de Némésius est cité dans l’anatomie de Riolan (fils), édition latine augmentée de 1626, traduite en français en 1629 et intitulée l’Anthropographie 8. Dans son De natura hominis, Némésius évoque la place éminente de l’homme au sein de la Création. Il écrit notamment que l’homme est composé d’une « âme intelligente » et d’un corps « unis ensemble de la manière la plus parfaite ». Némésius retient d’Aristote que l’intelligence « permet de connaître et contempler la nature », et de Platon qu’il faut éviter les « passions brutales ». Il affirme que tout le monde considère « l’âme comme maîtresse Némésius, De natura hominis. Au Moyen Âge, ce traité était attribué à Grégoire de Nysse. 7 Il a paru en traduction latine en 1512, puis en 1533 avant d’être publié à Anvers, en 1565 (chez Plantin), avec texte original en grec et traduction latine : Peri physeos anthropou, De natura hominis, puis édité à Paris en 1624 puis 1644 dans la Bibliotheca Patrum et réédité à Oxford en 1671. Voir aussi la trad. latine de Giorgio Valla, S. Gryphius, Lyon, 1538. 8 J. Riolan (fils), L’Anthropographie, IV, chap. III, p. 604. La référence est absente de l’édition latine de 1618, publiée à Paris chez Plantin. 6
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du corps » et que « la mort en fournit la preuve. En effet, dès que l’âme a quitté le corps, celui-ci est sans mouvement et sans fonction » 9. L’homme ressemble aux animaux parce qu’il est capable de se mouvoir à son gré, d’éprouver des appétits, de la colère (ira), qu’il sent et respire comme eux. Mais l’homme, avec sa raison, peut connaître la nature et suivre les vertus, principalement la piété, qui « omnium summa est » 10. Némésius s’interroge sur la nature de l’âme : matérielle ou pas, liée aux éléments ou pas, en mouvement ou pas, entéléchie ou pas, et conclut qu’elle est incorporelle et immortelle 11. Il souligne le lien traditionnel entre l’âme et la vie 12, et trouve l’union entre l’âme et le corps « complexe et aporétique » 13. Des chapitres sont consacrés aux sens, en particulier à la vue et aux erreurs de perception, comme la tour carrée qui, de loin, paraît ronde (exemple de Lucrèce 14, que Descartes reprend dans la Méditation sixième), ainsi qu’aux passions de l’âme, ou plus exactement à la manière dont une partie de l’âme pâtit ou est affectée. Car Némésius aborde à plusieurs reprises les divisions de l’âme, d’abord en évoquant la correspondance entre les divisions du corps et celles des facultés de l’âme, puis en étudiant l’imagination, l’intelligence, la mémoire. Après avoir traité de l’imagination 15, Némésius s’intéresse aux sens externes 16, puis aux ventricules du cerveau et aux pathologies qui en perturbent le fonctionnement 17. Il parle ensuite de « la division de l’âme en facultés, en espèces et en parties [qui] se fait encore d’une autre manière savoir en végétative, ou nutritive et passive, en sensible, et en raisonnable ». Il rappelle qu’Aristote, dans sa Physique (in Physicis), distingue cinq parties dans l’âme : végétative, sensitive, motrice, désirable et rationnelle, mais que, dans son Éthique, il divise l’âme en raisonnable et irraisonnable 18. Selon Némésius, l’organe du désir est le foie, « partie molle », celui de la colère, Némésius, De natura hominis, éd. Plantin, Anvers, 1565, op. cit., cap. I. Ibid. 11 Cap. II et III. 12 Cap. I et II : « animae enim cognata vita est », p. 28. 13 Cap. III, début. 14 Lucrèce, De rerum natura, vers 353-354. 15 Némésius, De natura hominis, op. cit., cap. VI. 16 Cap. VII à XI. 17 Cap. XII et XIII. 18 Cap. XV. 9
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le cœur, « partie dure ». L’affection de l’âme, liée au désir et à la passion, est « un mouvement contre nature » 19. Némésius met en avant la distinction entre fonction et affection, pour l’âme comme pour le corps. Le mouvement du cœur, qui se fait modérément est une fonction, tandis que celui qui est excessif est une affection. Car le cœur a un mouvement qui est soit contre nature, « praeter naturam », soit naturel, « secundum naturam » 20. Les mauvaises affections nées dans l’âme par ignorance et mauvaise éducation doivent être combattues par l’instruction et la science, celles causées par une mauvaise disposition du corps, par des remèdes tels qu’un régime adapté, de l’exercice, et si nécessaire des médicaments 21. Des chapitres sont consacrés aux plaisirs (De voluptatibus), avec distinction entre ceux de l’âme, associés à l’étude et à la contemplation divine, et ceux du corps, résultant de l’union de l’âme au corps, qui sont liés à la table et à l’amour. Némésius prône la modération et condamne la gourmandise et la luxure. Il estime que le corps ne peut avoir aucun plaisir propre, tout plaisir étant accompagné de sentiment (sensus), or le sentiment appartient à l’âme 22. Dans son examen des passions, Némésius énumère quatre sortes de chagrin (De aegritudine) : tristesse, chagrin, envie, pitié 23, et six espèces de crainte (metu) : peur (pigritia), honte (pudor), réserve (verecundia), épouvante (stupor), terreur (terror), inquiétude (sollicitudo). Quant à la colère, elle est fervor sanguinis, « bouillonnement du sang » dans le cœur, produit par la bile. Némésius s’intéresse aussi au pouls (De pulsibus, lié au cœur) 24, à la génération, à la respiration, ainsi qu’au mouvement volontaire, aux actes volontaires, à la fatalité, à la liberté, à la providence. Ce traité sur la nature de l’homme est plus vaste dans ses enjeux que le traité hippocratique homonyme et il aborde des thèmes que Descartes explique de façon novatrice dans les Passions. Notons que Riolan (fils) se réfère au chapitre 41 du « livre de la Nature humaine » de Némésius au sujet de l’« admirable » diversité des visages, thème que Némésius n’examine pas dans son Cap. XV et XVI. Cap. XVI. 21 Cap. XVII. 22 Cap. XVIII. 23 Cap. XIX. 24 Cap. XXIV. 19 20
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ouvrage, dont le chapitre XLI concerne la volonté libre 25. La physiognomonie fait en revanche l’objet d’un autre traité De natura structuraque hominis, non divisé en chapitres numérotés, celui de Meletius 26, moine philosophe de Tiberiopolis, intéressé par les passions de l’âme. Dans l’édition latine publiée à Venise en 1552, ce traité contient aussi le texte sur l’interprétation des signes de la nature de Polémon, Polemonis Atheniensis Philosophi Naturae signorum interpretatio 27, suivi des Definitiones humanarum effigierum par l’éditeur de ces textes, Nicolaus Petreius, qui dresse des portraits masculins, De effigie virilis, en commençant par le timide, puis décrit les signes caractérisant ceux qui sont dotés d’un « bono ingenio », ceux qui sont « stupidi », ceux qui sont impudents, modestes, joyeux, tristes, etc. 28. Meletius, « philosophe chrétien », est également cité dans l’Anthropographie, avec Polemon 29, et les traités sur la nature de l’homme de Némésius et Meletius figurent à l’inventaire de bibliothèques d’auteurs du XVIIe siècle, dont celle de Naudé en 1630 30. Comme celui de Némésius, le traité de Meletius mêle médecine, religion, philosophie, téléologie et considérations sur les passions de l’âme, le cœur étant lié à la force irascible (« irascibilis vis ») 31. Tous ces thèmes deviennent partie intégrante d’une réflexion sur la nature de l’homme. L’extension sémantique de l’expression « nature de l’homme » en médecine est alors remarquable. Elle s’insère, en incluant la question des passions, dans d’autres considérations. C’est le cas, 25 Riolan (fils), L’Anthropographie, IV, chap. III, la face, p. 604. Il s’agit d’un ajout dans l’édition latine de l’Anthropographia de 1626, cf. p. 933 sur les omissions, et notamment celle p. 309 (= 399) « cur facta fuerit ista facierum diversitas, eleganter docet Nemesius lib. De nat. hom., cap. 41 ». Cf. Némésius, cap. XLI, sur la volonté libre des êtres raisonnables, « Quam ob causam libera voluntate procreati simus ». 26 Meletius, (de Tiberiopolis), De natura structuraque hominis opus, Polemonis Atheniensis insignis philosophi naturae signorum interpretationis : Hippocratis de hominis structura, … Textes édités par N. Petreius, Giovanni Griffio pour Francisco Camocio, Venise, 1552. 27 Ibid., p. 147-172. 28 Ibid., p. 172-179 (incluse). 29 Riolan (fils), Anthropographia, éd. 1626, lib. IV, cap. IV, De oculo, p. 406, 415, 418, traduction française, p. 612 (Polemon), p. 614, 627, 631 (Meletius). 30 Riolan (fils), L’Anthropographie, I, chap. V, p. 65. Meletius, De natura hominis, cum Polemonis Phisionomia, cité, après Némésius, De natura hominis, dans E. Bœuf, La bibliothèque parisienne de Gabriel Naudé en 1630, Les lectures d’un libertin érudit, Droz, Genève, 2007, avec, plus loin, le De Anima de Vivès. 31 Meletius, De natura hominis, p. 93-97 (pagination défectueuse), De corde et De iracundia.
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par exemple, dans le De naturali parte medicinae en 7 livres, de Jean Fernel, ouvrage édité à Paris en 1542, réédité à Venise en 1547 et à Lyon en 1551, qui définit la nature humaine par l’étude du corps humain en liaison avec les éléments et les tempéraments, puis en relation avec les esprits et la chaleur innée (De spiritibus et innato calido), et les facultés de l’âme (De animae facultatibus), avant l’étude des fonctions et humeurs, et celle de la génération. La nature humaine est liée au « mélange des éléments et de la chaleur divine », car elle dépend de la nature « créatrice et conservatrice » proposée par les « physiciens » 32. La connaissance de la nature humaine est celle de « l’homme qui est composé du corps et de l’âme ». Après l’étude du corps, il « faut montrer et enseigner le traité de l’âme et de ses parties ». Mais, selon Fernel, « la connaissance de l’âme est très obscure et difficile », elle n’est pas « manifeste et apparente » et « notre esprit la peut seulement connaître par les fonctions et les opérations qu’elle produit ». C’est pourquoi, poursuit Fernel, « pendant que l’homme est vivant, il fait plusieurs fonctions et opérations, auxquelles étant mort il ne peut pas le moins que ce soit arriver : ce qui est certainement un témoignage que le corps n’est point la cause efficiente de ces actions et de ces fonctions ; mais qu’il y a quelque chose dedans un homme vivant qui est plus excellent et plus puissant que dedans un homme mort, et par le moyen de laquelle il est propre et disposé pour faire et exercer ces actions et ces fonctions : il y a en effet dedans l’homme quelque habilité et quelque cause efficiente des actions, et enfin la vie même qui est proprement une certaine action et une fonction d’un homme vivant » 33. Si on laisse à part « l’obscurité de l’essence », il apparaît que les « philosophes les plus éminents (philosophi praestantissimi) ont défini l’âme par la vie. Ils ont fait plusieurs genres d’âmes ». S’ensuit la tripartition de l’âme : naturalis, (naturelle, dans les plantes) sentiens (sensitive, dans les bêtes), et intelligens (intelligente, celle de l’homme) 34, puis une large part faite aux « facultés », liées aux divisions de 32 J. Fernel, De naturali parte medicinae libri septem, J. de Tournes et G. Gazeau, Lyon, 1551, lib. IV, cap. VII. Voir aussi J. Riolan, (père), Universae medicinae, compendium, S. Perier, Paris, 1626. 33 Fernel, op. cit., lib. V, cap. I, p. 320-321, « involuta nimis et obscura animae cognitio ». 34 Ibid., lib. V, cap. II, p. 323. Voir traduction française Les VII Livres de la physiologie, par Ch. de Saint-Germain, Jean Guignard le Jeune, Paris, 1655, p. 386.
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l’âme, facultés qui, depuis Galien, sont censées expliquer toutes les fonctions du corps humain. Selon Fernel, le cœur « qui seul d’entre tous les viscères brûle d’une très grande chaleur », est le siège des passions comme la colère, la douleur, la joie, la crainte, tandis que le désir vient du foie 35. L’ouvrage change de titre, sans que sa composition soit modifiée, et sans évoluer beaucoup dans son contenu, pour devenir en 1554 la première partie de l’Universa medicina, précisément intitulée Physiologia sive de natura hominis 36. La physiologie ou « discours de la nature humaine […] explique entièrement la nature de l’homme sain, toutes ses facultés et ses fonctions », c’est-à-dire « la nature entière de l’homme », comme l’indique la Préface. À la fin de l’ouvrage, Fernel affirme qu’il a traité de « toute l’origine et la naissance de l’homme, et partant, donc toute la physiologie, qui contient la constitution et la nature de l’homme cependant qu’il est en bonne santé » 37. Dans ces mêmes années, en 1543, a été préparé à Padoue mais publié à Bâle, le De humani corporis fabrica, le grand traité de Vésale, superbement illustré, complété et réédité en 1555. Le frontispice montre la dissection d’un corps féminin effectuée par Vésale lui-même. C’est un manifeste méthodologique, puisque dans ses Sept livres consacrés à la Fabrique du corps humain, Vésale, sans exclure la question de l’âme des investigations des médecins 38, recentre l’étude de la nature de l’homme sur le corps humain, étude qui s’était diluée dans de nombreux traités, comme dans les Sept livres de la Physiologia de Fernel. Vésale ne traite ni du cosmos, ni des éléments, ni des saisons, il ne consacre pas de livre particulier à l’âme et à ses nombreuses facultés, objets de recherche des physiciens 39. Dans la dédicace à Charles V qui ouvre la Fabrica, Vésale regrette qu’« au fil du temps, les méde Ibid., lib. V, cap. 18, p. 425, traduction p. 510-511. J. Fernel, Universa medicina, avec rééditions posthumes par G. Planty, à Lyon en 1581, puis en 1586 et 1597. La préface au De naturali parte medicinae énumérait les cinq parties de la médecine et affirmait que la première porte sur la nature universelle de l’homme, dite physiologice, le mot étant écrit en grec et en italiques, cf. p. 11. 37 Fernel, Les VII livres de la physiologie, op. cit., p. 773. Voir le résumé de Riolan (père), dans Universae medicinae compendium, op. cit., lib. 1, cap. 1, p. 3-4. 38 Vesalius (Vésale), A., De humani corporis fabrica libri septem, Oporinus, Bâle, 1543, lib. VI, cap. XV, p. 594-595. 39 Riolan (père), Universae medicinae compendium, op. cit., Physiologia, sectio VI, cap. I et II, p. 98-102. 35 36
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cins, se parant du titre de ‘physiciens’ », aient abandonné « honteusement la branche la plus essentielle et la plus ancienne de la médecine, la seule […] à être fondée sur l’observation de la nature ». Vésale raille le « médecin physicien » qui, lors des leçons d’anatomie, ne « met jamais la main à une dissection », puis cite le commentaire de Galien sur le traité d’Hippocrate De la nature de l’homme. Vésale veut restaurer « la science perdue des parties du corps humain » 40 et s’intéresse à la structure du corps. Certes, l’organisme de « la plus parfaite des créatures » tire sa dignité de la présence de l’âme 41, mais l’âme se divise avec la description des fonctions du corps. En ouvrant son chapitre sur la fonction et l’utilité (functio et usus) des parties du cœur, Vésale demande « de quelle âme (anima) le cœur est le siège » 42. Selon Vésale, Galien, en se ralliant à Hippocrate et à Platon, a enseigné qu’il y a trois sortes ou parties de l’âme, distinctes l’une de l’autre et a « fait connaître de manière très sûre, admettant que le foie est le siège de l’âme concupiscible, celle qui désire nourriture, boisson et plaisirs de l’amour, que le cerveau est le lieu de l’âme rationnelle et principale et que le cœur est la prison de l’âme irascible ». Vésale estime que « le médecin doit penser aux facultés et au siège de l’âme » (Medico de animae facultatibus ac sede considerandum), mais adopte une attitude prudente 43. Dans le premier tiers du XVIIe siècle, un traité recense les questions sur la nature humaine et sur les passions de l’âme. C’est celui que Gregor Horstius (Horst), « l’Esculape d’Allemagne » fait paraître à Wittemberg et à Francfort, en 1612, puis en 1626 et 1628 : De natura humana, libri duo, quorum prior de Corporis structura, posterior de anima tractat., ultimo elaborati, Commentariis aucti, figurisque novis Anatomicis aere incisis exornati. Cum praefatione de Anatomia vitali, et mortua. Dans son enquête sur La nature de l’homme, Horstius, qui se présente comme « philosophus et medicus », utilise des planches anatomiques is40 Vesalius, Fabrica, 1543, op. cit., Préface, « emortuam humani corporis partium scientiam ». 41 Cf. Préface, op. cit. Voir La Fabrique de Vésale, La mémoire d’un livre, Études réunies par Jacqueline Vons, actes des journées d’étude Vésale, 21-22 novembre 2014, sur le site de la BIUS : biusante.parisdescartes.fr., histoire de la santé. 42 Vesalius, Fabrica, 1543, lib. VI, cap. 15, p. 594, Cor cujus animae sedes, écrit en italiques en marge du texte, en ouverture du chapitre. Voir Bauhin, Theatrum anatomicum, 1605, lib. II, De corde, cap. XX, p. 408. 43 Vesalius, Fabrica, 1543, lib. VI, cap. 15, p. 594. Nous traduisons.
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sues de la rénovation vésalienne, dont celles du Theatrum anatomicum de Caspar Bauhin. Mais Horstius reste fidèle au cadre conceptuel aristotélicien et scolastique qui nourrit les questions inscrites dans les Exercitationes qui structurent son ouvrage, et il cite la Physiologia de Fernel. La préface souligne la difficulté de toute recherche sur la nature de l’homme, se réfère à Hippocrate, Aristote et Galien, y mêle l’alchimie et l’hermétisme. Elle insiste sur l’utilité des dissections, y compris pour la théologie, le droit et la philosophie. Après sa défense de la dignité de l’anatomie, Horstius cite, par exemple, les anatomistes Valverde et Du Laurens (Laurentius), ainsi que les philosophes Ficin, Vivès, Zabarella, et Franciscus Toletus. Le livre I relatif à l’anatomie, avec ses Exercitationes, controversiae et quaestiones, évoque la tradition scolastique, les sujets de thèses de médecine et l’Histoire anatomique de Du Laurens. Plusieurs points doivent être soulignés : l’intérêt pour la question de la génération et de la vie intra-utérine, l’importance du cœur « principe de toutes les actions », de la chaleur cardiaque, du lien entre cœur et esprits vitaux, du lien entre le mouvement du cœur et la vie (« vita non est sine cordis motu »), ainsi que les discussions sur les sens, notamment la vue, avec référence à Kepler à la fin du livre I, après les tables d’anatomie 44, thèmes qu’aborde Descartes. Le livre II d’Horstius sur La nature de l’homme porte sur l’âme et le proème consacre le lien entre la question philosophique de l’âme et le précepte delphique « connais-toi toi-même ». Ce proème examine le statut de l’âme : substance, forme, puis ses opérations, son lien avec le cœur « principium vitae », et la divisibilité des âmes des plantes et des bêtes, en liaison avec la Physique. L’Exercitatio I soulève des questions principalement issues d’Aristote, comme celles sur la doctrine de l’âme, partie de la physique (« Doctrina de anima est pars Physica ») et sur l’âme, forme du corps. Horstius s’interroge sur l’ordre dans lequel aborder le corpus aristotélicien, autrement dit se demande si le De Anima doit précéder, dans la philosophie naturelle, l’étude des livres sur les Parties des animaux. Il estime que cet ordre ne repose pas sur la dignité, mais dépend de « notre connaissance ». Selon Hors-
44 Horstius, De natura hominis, E. Kempfer, Francfort, 1626, p. 153-174 pour la génération, p. 176-188, pour le cœur, p. 210-230 sur les sens, et sur Kepler, table XXIX intercalée entre p. 334 et 335, après les tables anatomiques p. 274-333.
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tius, la doctrine de l’âme ne relève pas entièrement de la Physique. Suivent les questions relatives au statut de l’âme (substance, forme), à son siège dans le cœur ou non (questions XII et XIII, avec références à Aristote, Galien, Zabarella, Piccolominus, Laurentius, et aux Questions péripatéticiennes du philosophe, médecin et botaniste italien Andreas Cesalpinus (Cesalpino/Césalpin). L’Exercitatio II examine les questions concernant la partition de l’âme et de ses facultés : naturelle, vitale et animale. L’Exercitatio III porte sur l’âme végétative et ses facultés, et précède les questions portant sur la vie et la mort de l’Exercitatio IV (De vita et morte), qui mènent à l’étude de la chaleur et de son origine (avec référence à Fernel), et à celle du principe de vie, lié ou non au cœur : « An cor vitae principium ? », Quaestio VI. Viennent ensuite les Exercitationes sur l’âme sensitive, sa puissance passive et active, les sens externes, en commençant par la vue, les sens internes, le sommeil et la veille. L’âme rationnelle, propre à l’homme, est étudiée dans les Exercitationes IX à XI, avec examen de son statut, de son unité, de son union avec le corps, puis de son immortalité, et de ses opérations, soit de l’intellect soit de la volonté. Les affections ou perturbations de l’âme (animi affectus vel perturbationes) font l’objet de l’Exercitatio XII, (De appetitiva et locomotiva facultate) y compris dans leur dimension morale, puisque le proème cite « les vers de Médée » : « Video meliora, proboque/Deteriora sequor » 45. Descartes fait allusion à ces vers dans une lettre à Mersenne 46. Les questions relatives au siège respectif des appétits concupiscible et irascible sont posées, comme celle de la « force de l’imagination », « per vim imaginandi », et celle de la force (vis) de la raison pour tempérer ces appétits. Les « veteres Stoici » sont bien sûr cités. L’ouvrage de G. Horstius vaut plus pour les questions qu’il pose sur la nature de l’homme que sur les réponses qu’il donne. Il consacre l’ampleur autant que l’intrication des thèmes dans l’étude de la nature de l’homme en médecine. L’âme et le corps sont examinés dans leurs diversités de parties, mais l’union entre l’âme et le corps est impossible à expliquer. Notons, dans ce livre sur La nature de l’homme, comme dans les autres traités médicaux qui lui sont contemporains, l’intérêt pour l’hu45 Ibid., lib. II, proème p. 337-340, Exercitationes I-XII, p. 341-510, p. 503 : « Je vois le meilleur, je l’approuve et je poursuis le pire », cf. Ovide, Métamorphoses (VII, 20-21). 46 Lettre d’avril ou mai 1637 (AT I 366 ; BLet 108, p. 376).
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meur mélancolique et les melancholicis, avec références antiques à Hippocrate, Aristote et Galien, mais aussi à Avicenne et à des auteurs plus récents, comme Fuchsius. Soulignons que, s’agissant des passions, Galien est alors invoqué pour trois de ses ouvrages : le traité Des passions et des erreurs de l’âme, celui Sur la bile noire et celui sur Les facultés de l’âme suivant les tempéraments du corps. Galien ne l’est pas pour le livre Sur l’âme et ses passions, qui est la réunion sous ce titre, par des éditeurs modernes, des ouvrages précédemment cités. Le traité Sur la bile noire, De atra bila, est le plus fréquemment cité, ainsi par Horstius 47, et il se trouve en concurrence avec un autre texte, issu de la tradition aristotélicienne, le Problème XXX-1, L’homme de génie et la mélancolie. Depuis que le traité hippocratique De la nature de l’homme a distingué la bile noire de la bile jaune, cette humeur – imaginaire – est devenue très importante en médecine et en philosophie, à partir du Problème XXX-1 attribué à Aristote, mais rédigé par Théophraste. Le tempérament mélancolique connaît ensuite une histoire plus originale, plus riche aussi, avec l’assignation de l’origine du trouble à un organe : la rate, et le lien de la bile noire non seulement avec le génie, mais aussi la folie. Les « vapeurs » de l’atrâ bila et leur relation avec la folie sont évoquées dans la première Méditation 48 et Descartes prend au sérieux l’affection mélancolique dont souffre la princesse Élisabeth 49. La mélancolie d’Élisabeth s’inscrit dans le contexte traditionnel d’une association de cette affection avec la rate, dont témoignent dans la correspondance les « opilations » de la rate de la princesse 50. En outre, l’esprit « mélancolique » d’Élisabeth, pour reprendre les termes de la lettre du 22 juin 1645 51 relève de la typologie traditionnelle de l’état mélancolique lié à la tristesse, depuis les Aphorismes attribués à Hippocrate. Selon Descartes, la tristesse « cause » égale47 Horstius, De natura hominis, op. cit., I, Exercitatio II, Quaestio VII, p. 73, Quaestio IX, p. 75, et Exercitatio III, Quaestio III, p. 81-82, Exercitatio VI, Quaestio VI, p. 150, pour Galien. Hippocrate, Avicenne et Fuchs sont cités par ex. p. 81-82 dans la Quaestio III. 48 AT IX 14 ; AT VII 19 ; BOp I 704. 49 A. Bitbol-Hespériès, « Descartes face à la mélancolie de la princesse Elisabeth », in Une philosophie dans l’histoire : hommages à Raymond Klibansky, B. Melkevik – J.-M. Narbonne, éd. , Presses Université Laval, Laval, 2000, p. 229-250. 50 Lettre d’Élisabeth du 24 mai 1645 (AT IV 208 ; BLet 496, p. 2014) et réponse de Descartes, mai ou juin 1645 (AT IV 219 ; BLet 498, p. 2020). 51 AT IV 234 ; BLet 503, p. 2034.
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ment le « mauvais tempérament du sang » qui affecte la rate et les poumons d’Élisabeth, faisant redouter une altération aggravée des poumons et un accroissement de la toux de la princesse 52. L’exemple est remarquable puisque la mélancolie est une manifestation pathologique emblématique du rapport entre l’âme et le corps, Élisabeth ayant avoué à Descartes, plus volontiers qu’à ses médecins : « la part que son esprit avait au désordre du corps » 53. Ce thème est d’autant plus important que la première moitié du XVIIe siècle connaît un regain d’intérêt pour cette pathologie, comme pour l’étude des passions de l’âme et la façon dont « maladie de l’âme » et passions se répercutent sur ou causent les maladies du corps. Observons que Descartes a exposé au médecin Plempius, le 3 octobre 1637, puis fait connaître à la fin des Principes de la Philosophie, l’autre maladie symptomatique de l’union de l’âme au corps : la douleur des amputés ou l’illusion des membres fantômes, qui restait inexpliquée chez les plus célèbres chirurgiens. Selon Ambroise Paré, il s’agit d’une « chose digne d’admiration » 54. Pour Fabricius d’Acquapendente, lorsque les nerfs sont « en quelque façon offensés », alors il « s’ensuit douleurs ». Il note la grande sensibilité des nerfs 55, qu’il relie à « la grande sympathie qu’ils ont avec le cerveau » 56. Or, à ces deux pathologies complexes, qui prouvent l’union de l’âme au corps, Descartes fournit une réponse inédite qui relève de « la physique ». C’est ce qu’affirme la sixième Méditation dans l’explication de la douleur, en confirmant la Dioptrique 57, à laquelle AT IV 219-220 ; BLet 498, p. 2020. AT IV 208 ; BLet 496, p. 2014. 54 Paré, qualifie cette douleur de « faux sentiment », cf. Les Œuvres, op. cit., 12e livre des contusions, combustions et gangrènes, chap. XXVIII. Cf. Pareus, Opera chirurgica, 1594. 55 Fabricius ab Aquapendente, Opera chirurgica, Venise 1618, Francfort 1620, Lyon 1628. Cf. Œuvres chirurgicales de Hiérosme Fabrice d’Aquapendente, fameux médecin, chirurgien, et professeur anatomique en la célèbre université de Padoue, P. Ravaud, Lyon, 1649, partie I, livre I, chap. XXVII, p. 155. 56 Cf. Œuvres chirurgicales, op. cit., partie I, livre II, p. 257-258. 57 AT VII 87 ; AT IX 69 ; I 794 : « docuit me Physica » ; cf. Principes, IV, art. 196, AT IX-1 315 ; BOp I 2196. L’exemple sert à prouver que « la douleur de la main n’est pas ressentie par l’âme en tant qu’elle est dans la main, mais en tant qu’elle est dans le cerveau », écho de la Dioptrique : « c’est l’âme qui sent et non le corps », cf. AT VI 109-114. Sur la nouveauté de l’analyse cartésienne de la douleur des membres fantômes, cf. A. Bitbol-Hespériès, « La médecine et l’union dans la Méditation sixième », in Union et distinction de l’âme et du corps : lectures de la VIe Méditation, D. Kolesnik-Antoine, éd., Kimé, Paris, 1998, p. 18-36. 52 53
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Descartes renvoie dans son traité des Passions, au sujet de la structure des nerfs, à l’article 12, que précise l’article 33. Lorsqu’il rédigeait ce traité, Descartes a convoqué la physique, en tant que discipline fondamentale pour expliquer de manière originale les passions. Dans la lettre à Élisabeth de mai 1646, Descartes, après avoir évoqué l’esquisse des Passions, « le premier crayon » du « petit traité » qu’il a adressé à sa correspondante, parle des ambitieuses recherches médicales qu’il poursuit en vue de « déchiffrer quels sont les mouvements du sang qui accompagnent chaque passion ». Il insiste sur le « feu qui est dans le cœur » et « a besoin d’être continuellement entretenu », soit par « le suc des viandes qui vient directement de l’estomac » ou par « le sang de réserve » contenu dans le foie et la rate. Ce sont les « principaux » « principes de physique » sur lesquels repose la médecine cartésienne, avec l’affirmation de l’existence d’une « liaison entre notre âme et notre corps », et l’explication que « la machine de notre corps est tellement faite, qu’une seule pensée de joie, ou d’amour, ou autre semblable, est suffisante pour envoyer les esprits animaux par les nerfs en tous les muscles qui sont requis pour causer les divers mouvements du sang » qui accompagnent les passions 58. Le traité des Passions précise ces « principes de physique » régissant la « machine du corps ». Il énonce le « principe corporel », « principe de […] mouvement », « principe de toutes (l)es fonctions », aux articles 6 et 8 qui font écho à la lettre à Élisabeth. De même, l’article 107, qui définit le « principe de la vie », reprend aussi l’expression, issue de la correspondance, la « liaison entre notre âme et notre corps », dont Descartes signale, à l’article 136, qu’elle est le « principe sur lequel tout ce [qu’il en a] écrit est appuyé ». En utilisant à nouveau la première personne du singulier, adoptée dès l’article premier du traité des Passions, Descartes réaffirme l’originalité de son texte, qui se déploie dans un contexte novateur. La spécificité de l’approche cartésienne réside dans la distinction précise des fonctions de l’âme par rapport à celles du corps. Cet enjeu méthodologique fondamental, inscrit aux articles 2 et 3 du traité des Passions, rompt avec la tradition médicale qui, nous l’avons vu, entrelaçait fonctions de l’âme et du corps dans l’étude de la nature de l’homme, et ne parvenait pas à rendre compte de AT IV 407-408 ; BLet 556, p. 2198.
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l’union. La radicale nouveauté de la méthode cartésienne appliquée aux passions de l’âme entraîne des conséquences décisives en médecine et en philosophie grâce à la définition d’un nouveau principe de vie, un « principe corporel », sans lien avec l’âme, ce qui justifie la comparaison du corps avec une machine (articles 6 et 8). Traiter des Passions de l’âme, selon Descartes, c’est faire connaître le fonctionnement du corps, redéfinir l’âme et rendre compte de l’union entre l’âme et le corps, ce qui revient à expliquer les éléments constitutifs d’une présentation exhaustive de la « nature de l’homme ». Le cadre inédit de l’étude des passions « en physicien » présente une analyse des mouvements du corps et dans le corps, une physiologie qui repose sur l’anatomie issue de la Renaissance vésalienne. Mais Descartes dissocie l’anatomie des louanges envers le corps humain et des considérations téléologiques et théologiques, et s’exonère du recours habituel au traité De l’âme d’Aristote, thèmes qui fondaient alors l’anatomie « physicienne » et la distinguaient de l’anatomie « médicinale » centrée sur la santé de l’homme 59. Dans les Passions de l’âme, Descartes met en avant l’importance de l’explication des mouvements les plus importants du corps, ceux du cœur et du sang, dont il a déjà traité dans son premier ouvrage publié, le Discours de la méthode, en citant Harvey avec éloges pour sa découverte de la circulation du sang 60. Descartes a lu le traité du médecin anglais sur le mouvement du cœur et du sang chez les êtres vivants, De motu cordis et sanguinis in animalibus, paru à Francfort en 1628, alors qu’il rédigeait la partie du Monde consacrée à L’Homme, fin 1632 61. Quelques mois auparavant, en juin 1632, Descartes avait fait allusion à la rédaction de cette partie en utilisant le syntagme « la nature de l’homme » 62, qu’il a repris dans la Méditation sixième afin d’en souligner l’intérêt pour la médecine et pour l’anthropologie dont se réclament des médecins comme Riolan (fils). Descartes y étudie « notre nature », la nature de l’homme, « natura hominis » 63, l’union entre l’âme et le corps, le rapport à Dieu, et,
Riolan (fils), L’Anthropographie, op. cit., p. 86. AT VI 50 ; BOp I 82-84. 61 AT I 263 ; BLet 57, p. 242. 62 Cf. À Mersenne, juin 1632, AT I 254 ; BLet 55, p. 234. 63 AT VII 88 ; AT IX 70 ; BOp I 796. 59 60
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dans le prolongement des discours III à VI de la Dioptrique, les sensations (qu’il appelle « sentiments ») 64. Les Passions de l’âme prolongent cette ambitieuse réflexion, Descartes affirmant traiter de « toute la nature de l’homme ». Quand il préparait Le Monde, n’envisageait-il pas d’expliquer « toute la physique », en se ralliant à Copernic, Kepler et Galilée ? Or, dans le Monde incluant L’Homme, Descartes revisitait l’héritage scientifique de l’année 1543, celle de la publication du traité de Copernic, le De revolutionibus orbium coelestium et du livre de Vésale, De humani corporis fabrica 65. Pour rédiger L’Homme, Descartes a lu « Vesalius et les autres » 66, parmi lesquels Caspar Bauhin et son Theatrum anatomicum qui actualise les connaissances anatomiques de Vésale, grâce à l’essor des dissections. Après la condamnation de Galilée, Descartes a approfondi ses investigations sur L’Homme, comme le prouvent, d’une part, la cinquième partie du Discours de la méthode, avec l’explication mécaniste du mouvement du cœur alimenté par la circulation du sang, découverte récente de Harvey 67, et d’autre part la rédaction du traité contemporain de l’élaboration des Passions de l’âme : La Description du corps humain, qui comporte une discussion détaillée des démonstrations de Harvey sur le mouvement du cœur et la circulation du sang, nourrie par la pratique d’expériences de dissection effectuées par Descartes dans le sillage de Harvey. La dénonciation de « l’ignorance de l’anatomie et des mécaniques » au début de la Description du corps humain, pour « connaître plus distinctement notre nature » 68 est un manifeste méthodologique qui précise le début des Passions 69. La complémentarité des deux textes est indiquée par la présence commune du terme « erreur », qui figure également dans la lettre à Henry
AT VII 87 ; AT IX 69 ; BOp I 796. Voir mon introduction à Descartes, Le Monde, L’Homme, le Seuil, Paris, 1996, p. xx-xxvii. 66 À Mersenne, 20 février 1639, AT II 525 ; BLet 204, p. 998. 67 Sur l’évolution entre L’Homme et le Discours de la méthode et sur la lecture de Harvey, voir l’introduction à l’édition de Descartes, Le Monde, L’Homme, op. cit., p. xxxiii-xlv. 68 Nous soulignons. 69 Cf. Les Passions de l’âme, I, art. 5-6, AT XI 330-331 ; BOp I 2334-2336 et La Description du corps humain, AT XI 224-226 ; BOp II 512-514. 64 65
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More (Morus) du 5 février 1649 70. Le titre de l’article 5 des Passions pose « que c’est une erreur de croire que l’âme donne le mouvement et la chaleur au corps », « erreur » qualifiée de « très considérable » dans le corps du texte, et le thème se retrouve aux articles 6 et 47. La Description du corps humain souligne : « car, ne considérant rien que l’extérieur du corps humain, nous n’avons point imaginé qu’il eût en soi assez d’organes, ou de ressorts, pour se mouvoir de soi-même, en autant de diverses façons que nous voyons qu’il se meut. Et cette erreur a été confirmée de ce que nous avons jugé que les corps morts avaient les mêmes organes que les vivants, sans qu’il leur manquât autre chose que l’âme, et que toutefois il n’y avait en eux aucun mouvement » 71. Or médecins et chirurgiens commettent cette « erreur » car ils s’accordent pour dire que le corps humain tire sa vie, c’est-à-dire son animation, son mouvement et sa chaleur, de l’âme « principe de vie ». La mort correspond au « départ » de l’âme, à sa séparation d’avec le corps 72. Riolan (fils) rappelle que « l’homme est composé de deux natures grandement différentes, de l’âme et du corps, celle-là jointe au corps est le principe de vie et de toutes les actions, et partant la forme et perfection du corps ». En évoquant l’âme, médecins et chirurgiens se réfèrent à Aristote et, selon Riolan (fils), le De Anima, précède, dans l’œuvre du Stagirite, l’Histoire des Animaux 73. Le début des Passions de l’âme prend le contrepied de cette tradition médico-philosophique en affirmant que l’étude des passions doit être conduite en s’éloignant de ce que les Anciens en ont écrit (article 1) et qu’il « faut distinguer les fonctions de l’âme d’avec celles du corps » (article 2). Cette prescription méthodologique radicale entraîne des conséquences décisives en médecine : d’abord une explication de la mort, liée à la privation « de chaleur et ensuite de mouvement » (article 5), mort qui « n’arrive jamais par la faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales parties du corps se corrompt », comme l’indique l’article 6, précisé par les articles 30 et 122. Celui-ci pose qu’« on AT V 276 ; BLet 677, p. 2622. La Description du corps humain, AT XI 224 ; BOp II 510-512. 72 Riolan (père), Universae medicinae complendium, op. cit., Physiologia sectio VI, cap. XV, « vita consistit in copula animae et corporis, ut mors in utriusque separatione », p. 125. Nombreuses références au De Anima d’Aristote dans cette section. 73 Riolan (fils), L’Anthropographie, in Les Œuvres anatomiques de M. Jean Riolan…, p. 3 et p. 85. 70 71
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meurt, lorsque le feu qui est dans le cœur s’éteint tout à fait » 74. Celui-là souligne que le corps « est un et en quelque façon indivisible à raison de la disposition de ses organes qui se rapportent tellement tous l’un à l’autre que, lorsque quelqu’un d’eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux », et que l’âme, qui « est unie à toutes les parties du corps conjointement […] s’en sépare entièrement lorsqu’on dissout l’assemblage de ses organes ». Le thème de la « disposition des organes » du corps – plus fréquent que celui de « l’assemblage » – se retrouve aux articles 38 et 211. Descartes utilise aussi le verbe « disposer » ou son participe passé employé comme adjectif, ainsi dans l’article 130, par exemple, et leurs antonymes aux articles 38 et 94. Le champ lexical de la « disposition des organes » du corps, ou des parties d’organes, par exemple les valvules du cœur, « les petites peaux tellement disposées » de l’article 9 75, scande les écrits biomédicaux de Descartes depuis L’Homme 76. Il figure dans le Discours 77, la Méditation VI 78 et la Description du corps humain 79. Depuis L’Homme, Descartes utilise aussi le substantif « composition » et le participe passé « composé », qui figure aux articles 7, 13, 16 et 34 au sujet de « la machine de notre corps [qui] est tellement composée ». Appartient au même champ lexical, le nom « conformation », présent dans le Discours de la méthode 80 et dans la Description du corps humain 81. Il est important de souligner que la fin de L’Homme, puis le début des Passions et de la Description du corps humain relient ce thème à l’autre conséquence imposée par la rupture cartésienne : la définition d’un « autre principe de mouvement et de vie », dans L’Homme, ou d’un « principe corporel de tous les mouvements », dans les Passions, articles 6 et 8. Ce « principe » des fonctions 74 Cf. Passions, art. 5 et 6, et Discours de la méthode, AT VI 55 ; BOp I 88. Cela permet de supprimer les spéculations portant sur le mystère de la séparation de l’âme et du corps, importantes au dix-septième siècle. Sur la mort au dix-septième siècle, voir P. Ariès, L’homme devant la mort, Seuil, Paris, 1977 et M. Vovelle, Mourir autrefois, Gallimard-Julliard, Paris, 1974. 75 Voir aussi Discours de la méthode, V (AT VI 48 ; BOp I 80), La Description du corps humain (AT XI 229-230 ; BOp II 518-520). 76 AT XI 202 ; BOp II 506. 77 AT VI 48 et 57 ; BOp I 80 et 90. 78 AT IX 67 et AT VII 83 « compositum » ; BOp I 790. 79 AT XI 224-226 et 282 ; BOp II 510-514 et 592. 80 AT VI 46 ; BOp I 76. 81 AT XI 277 ; BOp II 584.
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du corps consiste en « une chaleur continuelle en notre cœur », et cette chaleur est qualifiée de « principe de la vie » à l’article 107. Dans La Description du corps humain, Descartes affirme, au sujet de la « machine » du corps, que « c’est la chaleur qu’elle a dans le cœur qui est comme le grand ressort et le principe de tous les mouvements qui sont en elle » 82. Le 5 février 1649, Descartes écrit à Morus que la vie « consiste dans la chaleur du cœur » 83. Cette systématisation du mécanisme est au fondement de l’explication novatrice des passions que propose Descartes en insistant sur les mouvements les plus importants se déroulant dans le corps, sans recourir aux divisions de l’âme admises par les médecins et les « physiciens », autrement dit en s’exonérant de la triade aristotélicienne des âmes végétative, sensitive et intellective, et en s’affranchissant des « facultés » de la tradition médicale, fondamentales depuis Galien et dont Fernel, puis Riolan (père) faisaient encore grand cas 84. La disjonction entre l’âme et les phénomènes de la vie est constitutive de la réflexion cartésienne sur la nature de l’homme et fonde l’originalité du traité des Passions, puisqu’elle entraîne le rejet des divisions de l’âme. Selon l’article 47 des Passions : « il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité de parties ; la même qui est sensitive est raisonnable ». L’affirmation, inédite dans un traité sur la nature de l’homme et sur les passions, n’est pas nouvelle chez Descartes, puisque le rejet de la division de l’âme figurait déjà dans L’Homme 85, dans le Discours de la méthode 86 et dans la correspondance de 1641 avec le médecin Henricus Regius. Descartes a corrigé les thèses latines regroupées sous le nom de Physiologie ou connaissance de la santé, Physiologia sive cognitio sanitatis avant qu’elles ne soient défendues par les étudiants de Regius à l’université d’Utrecht. La « controverse sur la triple âme » a alors conduit Descartes à déclarer avec fermeté : « l’âme dans l’homme est unique, c’est-à-dire rationnelle » 87. L’éradication des fonctions AT XI 226 ; BOp II 514. AT V 278 ; BLet 677, p. 2624. 84 Riolan (père), Universae medicinae compendium, op. cit., sectio VI, cap. VI à XXI, p. 111-139. 85 AT XI 202 ; BOp II 506. 86 AT VI 45-46 avec le rejet des âmes « végétante ou sensitive » ; BOp I 76. 87 Lettre à Regius, mai 1641, AT III, 369 ; BLet 312, p. 1456 : Controversia de anima triplici, et AT III 371 ; BLet 313, p. 1458 : Anima in homine unica est, nempe 82 83
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non conscientes ou non cogitatives de l’âme constitue le motif philosophique de l’étude cartésienne de « la nature de l’homme », de ses sensations et de ses passions. La Description du corps humain insiste sur la conséquence qu’en tire Descartes depuis le Discours, les Méditations et les Principes, en rappelant que connaître « notre nature », c’est « voir que notre âme, en tant qu’elle est une substance distincte du corps, ne nous est connue que par cela seul qu’elle pense, c’est-à-dire qu’elle entend, qu’elle veut, qu’elle imagine, qu’elle se ressouvient, et qu’elle sent, pource que toutes ces fonctions sont des espèces de pensées 88. Et que, puisque les autres fonctions que quelques-uns lui attribuent 89, comme de mouvoir le cœur et les artères 90, de digérer les viandes 91 dans l’estomac, et semblables, qui ne contiennent en elles aucune pensée, ne sont que des mouvements corporels, et qu’il est plus ordinaire qu’un corps soit mû par un autre corps, que non pas qu’il soit mû par une âme, nous avons moins de raison de les attribuer à elle qu’à lui » 92. L’article 17 des Passions de l’âme résume ce texte ainsi que les acquis des Méditations II et III, et de l’article 9 de Principes I : « il ne reste rien en nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées ». Pour Descartes en effet, l’âme humaine est une mens, autrement dit un esprit, dont la « nature » est « plus aisée à connaître que le corps », selon le titre de la Méditation II. Le comparatif latin « notior » signe la rupture avec la tradition médicale, et particulièrement avec Fernel. D’où l’importance et la nouveauté des exposés cartésiens relatifs au corps. La « brève explication des parties du corps et de quelques-unes de ses fonctions », à l’article 7 du traité des Passions, condense « toute la façon dont la machine de notre corps est composée », rationalis. Voir A. Bitbol-Hespériès, « Descartes et Regius, leur pensée médicale » in Descartes et Regius, Autour de l’Explication de l’esprit humain, édité par T. Verbeek, Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1993, p. 47-68. 88 Notons ici l’introduction du thème de la mémoire : « elle se ressouvient », par rapport aux Méditations II et III (AT IX 22 et 27) et aux Principes, I, art. 9. 89 Ce « quelques-uns » est ironique, car il vise en réalité la totalité des médecins et chirurgiens. 90 Depuis L’Homme, Descartes donne une explication mécaniste du mouvement du cœur et des artères, qui devient un exemple privilégié de la « méthode » dans Discours de la méthode, V, AT VI 46-55 (BOp I 76-88). 91 Comme dans L’Homme (AT XI 121 ; BOp II 364) et le Discours de la méthode (AT VI 53 ; BOp I 86), le terme « viandes » signifie ce qui entretient la vie, donc les aliments. Cf. Pass., art. 7, 97, 98. 92 La Description du corps humain, AT XI 224-225 ; BOp II 510-512.
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et cite le nom de Harvey, latinisé en Herveus, le médecin anglais qui a exposé sa brillante démonstration dans son traité latin de 1628. Mais plus de 20 ans après, en 1649, date de publication des Passions, la circulation du sang suscite toujours des réserves, comme le prouve en cette année 1649 l’édition, à Cambridge et à Rotterdam, des deux Lettres à Riolan (fils) dans lesquelles William Harvey confirme sa découverte de la circulation du sang 93. Descartes a donc raison de souligner, dans les Passions, que la circulation du sang n’est approuvée que par « ceux que l’autorité des Anciens n’a point entièrement aveuglés et qui ont voulu ouvrir les yeux pour examiner l’opinion de Harvey ». Dans la Description, Descartes critique ceux qui « mettent en doute » ce que Harvey a « si clairement prouvé », parce qu’ils « sont si attachés à leurs préjugés, ou si accoutumés à mettre tout en dispute qu’ils ne savent pas distinguer les raisons vraies et certaines d’avec celles qui sont fausses et probables » 94. Ils sont nombreux dans ce cas, puisque ni la Faculté de médecine de Paris, ni celle de Montpellier n’admettent cette découverte fondamentale, qui continue toutefois à se répandre en Europe puisqu’en 1647, Élisabeth signale à Descartes qu’un médecin de Berlin, le docteur Weis, a été « convaincu de la circulation du sang » par la méthode cartésienne, et que la circulation « détruit tous les anciens principes de (la) médecine » 95. Reconstruire la médecine sur des fondements nouveaux, en tenant compte de cette découverte fondamentale, c’est ce que fait Descartes de façon succincte en ouverture du traité des Passions, mais qu’il complète dans les autres parties, d’où l’expression « par occasion de toute la nature de l’homme », et qu’il détaille dans la Description du corps humain 96. L’article 9 des Passions résume 93 Exercitationes duae anatomicae De circulatione sanguinis ad Joannem Riolanum filium, Parisiensem medicum…, Roger David, Cambridge ; Arnold Leers, Rotterdam. 94 La Description du corps humain, AT XI 240-241 ; BOp I 534. 95 Élisabeth à Descartes, 21 février 1647, AT IV 619 ; BLet 602, p. 2400. 96 Notons qu’en 1664, lorsque Clerselier publie L’Homme avec La Description du corps humain, qui comprend une longue reprise de la démonstration de Harvey avec mention de son nom, la circulation n’est toujours pas enseignée à la Faculté de médecine de Paris. Il faudra l’intervention du Roi Louis XIV, en 1672, pour confier au chirurgien Pierre Dionis, dans le Jardin du Roi (le Jardin des plantes à Paris), la chaire d’anatomie afin qu’y soit enseignée L’Anatomie de l’Homme suivant la circulation et les nouvelles découvertes. Il s’agit d’un moment décisif, puisque Harvey s’y trouve associé au mécanisme cartésien. Sur ce point, voir notre article, « The Pri-
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l’explication cartésienne du mouvement du cœur, sans mention explicite du désaccord avec Harvey sur la cause de ce mouvement, qui est finement commenté dans la Description du corps humain, après avoir été exposé dans la cinquième partie du Discours de la méthode 97. Dans les Passions, après la rédaction de L’Homme et la publication du Discours, Descartes met en avant la dilatation du sang ou raréfaction qui se produit dans le cœur et insiste sur le rôle des valvules du cœur. Depuis le Discours, Descartes fait silence sur l’admiration des anatomistes envers l’« ingéniosité » de (la) Nature (généralement traduite sans article en français), dans la structure complexe du cœur et de ses valvules, comme il rejette les considérations téléologiques du traité de Harvey. Depuis le Discours, Descartes invoque des raisons mécaniques liées à la forme de ces valvules, compte tenu de leur point d’insertion sur le cœur 98. L’article 15 des Passions annonce en outre l’importance accordée par Descartes à « certains petits nerfs insérés dans la base du cœur ». Dans ses dissections de cœurs de bovins à des âges variés, Descartes a soigneusement observé les valvules du cœur et le « petit nerf » du cœur 99. Ce nerf faisait l’objet de controverses, résumées par Riolan (fils). Son existence, déjà signalée par Galien, qui parlait des « petits nerfs du cœur » 100, n’était pas contestée par les anatomistes. La « grosse querelle » entre Galien et les Modernes « sur les nerfs du cœur », ou « la grande controverse […] sur le nerf du cœur » (pluriel et singulier sont utilisés dans les textes, comme chez Descartes) portait sur le nombre de ses branches ou ramifications, sur son implication ou non dans le battement du cœur, que Galien faisait dépendre « d’une faculté qui lui est acquise par sa propre nature », et sur le rôle éventuel joué par son obstruction lors « des morts soudaines ». Vésale affirme que ces nerfs ne macy of L’Homme in the 1664 Parisian Edition by Clerselier », in Descartes’ Treatise on Man and its Reception, D. Antoine-Mahut and S. Gaukroger (éd.), Springer, Berlin, 2016, p. 33-47. 97 Cf. A. Bitbol-Hespériès, « Descartes, Harvey et la médecine de la Renaissance », in Descartes et la Renaissance, E. Faye (éd.), Champion, Paris, 1999, p. 323347, et « Cartesian physiology », in Descartes’s Natural Philosophy, S. Gaukroger – J. Schuster – J. Sutton (eds), Routledge, London, 2000, p. 349-382. 98 Cf. Discours de la méthode, V, AT VI 47-48 ; BOp I 80. 99 Cf. Excerpta anatomica. AT XI 559, 563, 567 ; BOp II 1116, 1122, 1128. Voir notre édition dans le volume II de Gallimard-Tel. 100 Cf. De usu partium, lib. VI, chap. XVIII.
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donnent pas au cœur son mouvement 101. Riolan (fils) invoque une expérience montrant que le nerf du cœur n’intervient pas dans son mouvement : « C’est qu’après avoir arraché le cœur, et coupé par même moyen les nerfs, il ne laisse pas pour cela de bondir quelque remarquable espace de temps, ce qu’il n’aurait garde de faire si le principe de son mouvement dépendait des nerfs » 102. Alors que les anatomistes discutaient de son « usage », Descartes accorde un rôle original à ces nerfs qu’il identifie comme étant de la « sixième paire », à l’article 102, selon la classification d’alors, qui correspond maintenant à la 10e paire, au nerf vague ou pneumogastrique et à ses ramifications 103. Pour Descartes, ces « petits nerfs insérés dans la base du cœur […] servent à élargir et étrécir les entrées de ces concavités, au moyen de quoi le sang, s’y dilatant plus ou moins fort, produit des esprits (= des « esprits animaux ») diversement disposés » 104. On sait maintenant que ces nerfs, au territoire étendu, et qui innervent le cœur sont mixtes, associant des fibres sensitives, végétatives et motrices. Ils interviennent notamment dans le rythme cardiaque et la pression artérielle. Il s’agit de rôles que pressent Descartes, comme le montrent les lettres à Élisabeth et le traité des Passions. Avec Descartes, l’étude des passions repose sur des connaissances anatomiques et sur l’explication de mouvements fondamentaux : celui du cœur en premier lieu – mais Descartes n’accepte pas la redéfinition de la diastole et de la systole donnée par Harvey – et celui du sang, qui devient le principal fluide dans le corps, sang dont dépendent les « esprits animaux », qui en sont les parties les plus subtiles circulant dans les nerfs. Mais Descartes prend soin d’expliquer que ces esprits « ne sont que des corps […] très petits » dont la seule propriété est qu’ils « se meuvent très vite » (article 10). Avec Descartes, le corps humain se trouve dépouillé des « secrets » dont les anatomistes faisaient grand cas. Le mouvement du cœur, le mouvement circulaire du sang, le mouvement des parties « très subtiles » du sang, Cf. Fabrica, lib. VI, cap. XV, p. 596. Riolan (fils), L’Anthropographie, III, chap. X, p. 526-527, puis chap. XII, p. 555. 103 Cf. Passions de l’àme, I, art. 15, 33 (AT XI 340-341, 353-354 ; BOp I 23462348, 2362), II, art. 102 (AT XI 403-404 ; BOp I 2424) ; L’Homme, IV, AT XI 169 ; BOp II 442 ; La Description du corps humain, AT XI 265 ; BOp II 568 ; Principes IV, art. 190 ; BOp I 2190-2192. Voir Bauhin, Theatrum anatomicum, 1605, II, cap. XVI, p. 380, par exemple et Vésale, Fabrica, lib. VI, fig. VI, p. 564-565, et cap. X, p. 588. 104 Cf. art. 15, 33, 36 à 38, 105, 109, 110, 132. 101 102
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les « esprits animaux », constituent chez Descartes les principes d’intelligibilité du corps vivant, avec la chaleur du cœur « principe de la vie ». Cette chaleur siégeant dans le cœur et entretenue par la circulation du sang, est « une espèce de feu » (article 8), un feu dépouillé du mystère de son origine, puisqu’il se réduit à une fermentation 105. Sur ce point encore, Descartes rompt avec l’héritage médical, puisque la question traditionnelle de la nature de la chaleur du cœur n’était indépendante ni de l’âme ni du mystérieux pneuma, hérité de l’Antiquité grecque, revu par Galien, et dont la Physiologie de Fernel faisait encore grand cas, et qu’elle convoquait des références aux puissances cosmiques ou mythologiques. Selon la tradition aristotélicienne vivace en médecine, la chaleur vitale est associée au « pneuma psychique » dont le cœur, médiateur entre l’âme et le corps, est le centre. Le thème de la chaleur du cœur peut conduire à l’évocation hippocratique du feu dérobé par Prométhée, qui a donné la vie aux hommes 106. Dans la tradition médicale, la chaleur cardiaque peut aussi être qualifiée de divine ou de stellaire, car elle n’est pas une chaleur « ordinaire ». Il suffit de se reporter à la Physiologia de Fernel qui reprend de Galien l’expression de « chaleur innée » (« innatus calor »), mais la distingue de la chaleur en tant qu’élément, et cette chaleur innée est comparable au rôle vivifiant du soleil dans le monde, comme Aristote l’a établi 107. La référence à la thèse de Fernel sur la chaleur innée a été largement commentée, en particulier par Riolan (père) 108 et par Plempius 109. Descartes connaît ces thèses complexes sinon confuses, et les rejette. Mais il comprend aussi que la découverte de la circulation du sang rend nécessaire une refondation de la médecine et une nouvelle approche du lien traditionnel entre médecine et méthode parce que la brillante démonstration harvéienne met à mal la théorie humorale sur laquelle reposait la médecine héritée d’Hippocrate et des auteurs de la Collection 105 Cf. Discours de la méthode, V, AT VI 46 et 49 (BOp I 76-78 et 80-82) ; La Description du corps humain, AT XI 228 ; BOp II 518. Voir Le principe de vie chez Descartes. 106 C. Bauhin, Theatrum anatomicum, II, cap. XXI, 1605, p. 421, 1621, p. 223. 107 J. Fernel, Physiologia, IV, c. I. 108 J. Riolan (père), Ioannis Riolani Ambiani, Opera Omnia, Paris, MDCX, notamment : ad Fernelii librum De spiritu et calido innato commentarius, cap. II et III. 109 V. Plempius, Fundamenta Medicinae, Louvain, 1654, liber secundus, caput VI, en particulier p. 86-87.
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hippocratique, ainsi que de Galien. Descartes voit également que la doctrine humorale est inséparable de son arrière-plan métaphysique, celui des correspondances entre le microcosme du corps humain et le macrocosme du monde, et notamment entre le cœur et le soleil. Descartes rejette ces idées auxquelles Harvey n’est pas opposé 110. Harvey s’inspire du reste d’Aristote pour la définition du mouvement circulaire du sang dans les animaux, et le rôle du sang chez Harvey est dérivé des thèses aristotéliciennes 111, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour la découverte qui fonde la physiologie moderne. De même, Harvey conçoit le rôle du cœur, qui « a en lui le sang, la vie, le mouvement et le sentiment », en référence avec le caractère principiel du cœur chez Aristote 112. Depuis le Discours de la méthode, Descartes dissocie les preuves de la circulation du sang du contexte aristotélicien où Harvey a inscrit sa remarquable découverte, et La Description du corps humain développe ce point décisif 113, qui ne figurait pas dans L’Homme. Chez Descartes, le sang et les esprits animaux n’ont plus aucun lien avec le mystérieux pneuma, conséquence du ralliement à la circulation du sang, d’où la présence, dans le traité des Passions, de l’expression « même sang » à l’article 7, que précise l’article 129 : « Et ce n’est qu’une même matière qui compose le sang pendant qu’elle est dans les veines ou dans les artères ». Dès lors, et en opposition avec la traditionnelle triade galénique (foie, cœur, cerveau), un organe a la préséance : le cœur, y compris du point de vue embryologique, comme le confirment la Description du corps humain et les expériences de Descartes après celles de Harvey 114, et une humeur devient la plus importante : le sang. L’article 71 des Passions affirme clairement : « le cœur et le sang, desquels dépend tout le bien du corps ». Le nombre d’occurrences des termes appartenant au champ lexical relatif au cœur dans ce traité est remarquable : cœur, chaleur, principe de la vie, feu, sang, circulation, veines, artères, vaisseaux, « petites peaux », cavités, écluses, 110 W. Harvey, De motu cordis et sanguinis in animalibus, W. Fitzer, Francfort, 1628, dédicace au Roi Charles Ier, et cap. VIII, p. 42. 111 Ibid., cap. VIII, p. 42. 112 Ibid., p. 63 et p. 70. 113 La Description du corps humain, AT XI 239-240 ; BOp II 532-534. 114 Harvey, De motu cordis, op. cit., cap. IV, et R. Descartes, La Description du corps humain, AT XI 254-261 ; BOp II 552-564) ; Primæ cogitationes (AT XI 506 et 509 ; BOp II 936-938) et Excerpta anatomica (AT XI 620 ; BOp II 1196).
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petit nerf, orifices du cœur, pouls, lien avec les esprits animaux, lien avec la rate, les poumons, sans oublier le diaphragme et la poitrine. La même observation concerne les termes relatifs au sang : sang des veines, des artères, circulation du sang, Herveus, mouvement du sang, qui « coule sans cesse très vite en toutes les artères et veines, au moyen de quoi il porte la chaleur qu’il acquiert dans le cœur à toutes les autres parties du corps et il leur sert de nourriture », « toutes les plus vives et plus subtiles parties du sang », « parties du sang très subtiles » qui « composent les esprits animaux », « mouvements du sang et des esprits », « production du sang et ensuite des esprits », « raréfaction du sang », « sang de la rate », « sang meurtri », « sang bilieux », « sang tout ému ». La spécificité de la physiologie des Passions de l’âme se traduit également par l’importance du champ lexical associé aux mouvements du cœur, du sang et des esprits animaux, sans oublier le mouvement de la petite glande, ni les mouvements des nerfs et des muscles et des organes des sens, les yeux particulièrement. Le terme « mouvement » est présent dans plus de cinquante articles, et Descartes utilise aussi le verbe mouvoir à l’infinitif et au participe passé au masculin. Sont également présents les verbes remuer, couler, envoyer, tomber, agiter, enfler, échauffer, raréfier, dilater, et les mots agitation, dilatation, raréfaction, battements du cœur et des artères, battement du pouls, ainsi que les expressions relatives au sang, qui « coule sans cesse fort promptement » (article 7), qui « passe avec impétuosité », sans oublier l’« agitation du sang » (article 199), ni l’« agitation des esprits » (animaux, articles 14, 51, 52) ; quant au « suc des viandes qui se convertit en nouveau sang, (il) passe promptement vers le cœur » (article 102). Descartes évoque aussi les mouvements de la « petite glande tellement suspendue entre les cavités qui contiennent ces esprits qu’elle peut être mue par eux » (articles 31, 34, 36, 38, 39, 41, 43, 44, 47, 50, 51, 119, 120). Mais, dans sa prise en compte des « actions des yeux et du visage » exprimant les passions, Descartes souligne l’ambiguïté de ces signes (article 113). Pour Descartes, le corps n’est plus un objet d’admiration suscitant des considérations téléologiques ou théologiques comme dans la tradition médicale. Il est un objet d’investigation des mouvements qui le régissent, et en premier lieu ceux du cœur et du sang et ces mouvements n’ont plus aucun rapport avec les facultés liées à la division des âmes. C’est l’enjeu de la refonte cartésienne de l’étude de la na92
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ture de l’homme, qui fonde la physiologie novatrice des Passions de l’âme, son étude physique de l’être humain sain. L’insistance sur l’importance des principaux mouvements du corps légitime la comparaison du corps avec une « machine » (articles 6, 7, 13, 16, 34) 115, et les références à l’automate et à la montre (articles 6 et 16), ou à l’horloge, comme à la fin de L’Homme et au début de la Description, sans oublier le Discours et la Méditation VI 116. Ces explications sont indissociables des traités d’anatomie et d’embryologie que Descartes a lus et des expériences de dissection qu’il a pratiquées et qui figurent dans les Excerpta anatomica 117. La première lettre préface aux Passions de l’âme insiste sur le recours indispensable aux expériences et aux « observations plus particulières pour trouver […] les raisons de tout ce qui peut être utile aux hommes en cette vie et ainsi nous donner une très parfaite connaissance de la nature de tous les minéraux, des vertus de toutes les plantes, des propriétés des animaux, et généralement de tout ce qui peut servir pour la médecine et les autres arts ». Cet écho au Discours de la méthode, sixième partie 118, se retrouve au début de la Description du corps humain qui souligne que l’utilité de la connaissance de soi concerne « particulièrement aussi la Médecine, en laquelle » Descartes « croit qu’on aurait pu trouver beaucoup de préceptes très assurés, tant pour guérir les maladies que pour prévenir et même aussi retarder le cours de la vieillesse » 119. La première lettre préface dénonce l’inefficacité des remèdes prescrits par les « plus savants médecins », avant d’affirmer, de façon cartésienne : « En quoi le défaut de leur art, et le besoin qu’on a de le perfectionner, sont si évidents, que pour ceux qui ne conçoivent pas ce que c’est que la Physique, il suffit de leur dire qu’elle est la science qui doit enseigner à connaître si parfaitement la nature de l’homme et de toutes les choses qui lui peuvent
115 Voir aussi Discours de la méthode (AT VI 46 et 56 ; BOp I 76 et 90) et Description, AT XI 226 et 228 (BOp II 514 et 518). 116 Respectivement AT XI 202 et 226 (BOp II 506 et 514), AT VI 50 et 59 (BOp I 82-84 et 92-94), AT IX 67, AT VII 84 (BOp I 792). 117 Voir notre traduction et annotation, à paraître dans le volume II des Œuvres complètes de Descartes, chez Gallimard, avec les Primae cogitationes circa generationem animalium, ainsi que L’Homme et La Description du corps humain, sous la direction du regretté J.-M. Beyssade et de D. Kambouchner, coll. Tel et Pléiade. 118 AT VI 63 ; BOp I 100. 119 AT XI 223-224 ; BOp II 510.
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servir d’aliments ou de remèdes, qu’il lui soit aisé de s’exempter par son moyen de toutes sortes de maladies » 120. Cette première lettre préface aux Passions cite des auteurs contemporains de Descartes et qu’il a lus : « Gilbert, Kepler, Galilée, Harvejus » 121. Kepler et Galilée sont des « physiciens » qui ont mis à mal la physique scolastique en étudiant, avant Descartes, différents mouvements existant dans le monde, objet de la réflexion de Descartes dans son traité du Monde, non publié en raison de la condamnation de Galilée. William Gilbert, physicien et médecin, que Descartes cite à l’article 166 de Principes IV est l’auteur du De Magnete, publié en 1600. Harvejus est une des formes latines du nom de Harvey, ce brillant médecin anglais, ce physician membre du Royal College of Physicians 122, qui a démontré les mouvements du cœur et du sang chez les êtres vivants. La référence à Bacon ensuite, dans cette Lettre, souligne l’importance de « la Méthode qu’on doit tenir pour conduire la physique à sa perfection ». La difficulté de la tâche à accomplir n’a pas rebuté Descartes, qui s’y est attelé jusqu’à étudier les passions « en physicien ». Dès lors, on comprend mieux tout l’enjeu de l’article 1 du traité des Passions avec sa condamnation des sciences « des Anciens » qui sont « défectueuses », de manière exemplaire, en ce qui concerne les passions. L’étude de la nature de l’homme dans les traités de médecine et de chirurgie que Descartes a consultés n’est pas seulement confuse puisqu’elle entremêle les questions de l’âme avec celles du corps, elle reste aporétique, comme le disait Némésius, quand il s’agit de traiter de l’union entre l’âme et le corps. Or, dans le traité des Passions de l’âme, Descartes innove aussi par rapport à l’héritage médico-philosophique grâce aux explications anatomiques et physiologiques audacieuses qu’il propose au sujet de l’union entre l’âme et le corps, qui seule pour Descartes permet de définir le « vrai homme » 123. Sur l’union, les Passions prolongent L’Homme, le Discours de la méthode joint à la Dioptrique, et surtout la sixième Méditation, où l’exemple de l’illusion
Nous soulignons. AT XI 317 ; BOp II 2318. 122 Royal College of Physicians, dont la charte royale remonte à 1518, et où W. Gilbert a siégé. 123 Cf. L’Homme (AT XI 202 ; BOp II 506) ; Discours de la méthode (AT VI 59 ; BOp I 92) ; Méditations métaphysiques (AT VII 90 ; AT IX-1 71 ; BOp I 798). 120 121
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des amputés a permis à Descartes de montrer que la mutilation d’une partie du corps n’affecte en rien l’unité de l’âme 124. Une âme ou un esprit « entièrement indivisible » 125, joint à tout le corps, et qui reçoit les impressions, non de toutes les parties du corps, mais, comme explique Descartes, « seulement du cerveau, ou peut-être même d’une de ses plus petites parties, à savoir de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun, laquelle, toutes les fois qu’elle est disposée de même façon, fait sentir la même chose à l’esprit, quoique cependant les autres parties du corps puissent être diversement disposées, comme le témoignent une infinité d’expériences ». Descartes montre ensuite, à partir de l’exemple de la douleur ressentie dans le pied, que, quel que soit l’endroit à partir duquel les nerfs dispersés dans le pied sont tirés, il en résulte le même mouvement, puisque « les nerfs sont étendus comme des cordes » du pied au cerveau. Les nerfs étant tirés dans le pied, ce mouvement suscite « un certain mouvement » dans la glande, mouvement « institué » par « la nature » « pour faire sentir de la douleur à l’esprit, comme si cette douleur était dans le pied » 126. L’explication de la douleur ressentie « comme dans le pied » se retrouve dans les Passions, article 33, après l’affirmation de l’union de l’âme à « toutes les parties du corps conjointement », à l’article 30, puis du rôle de la « petite glande dans le cerveau en laquelle l’âme exerce ses fonctions, plus particulièrement que dans les autres parties », à l’article 31. Pour Descartes, l’explication de la douleur illustre l’union de l’âme au corps 127, et l’union repose sur l’interprétation de faits médicalement constatés et expliqués par la « physique » 128. Depuis le discours IV de La Dioptrique, Descartes affirme que « c’est l’âme qui sent et non le corps » 129, et qu’elle sent grâce au rôle privilégié accordé aux nerfs, aux esprits animaux et à la glande pinéale 130. La glande pinéale, conarium ou conarion, en raison de sa forme AT VII 86 ; AT IX 68 ; BOp I 794. AT VII 85-86 ; AT IX 68 ; BOp I 794. 126 AT VII 87 ; AT IX 69 ; BOp I 794. 127 Voir les lettres à Hyperaspistes, août 1641 (AT III 424 ; BLet 324, p. 1516) et à Regius, janvier 1642 (AT III 493 ; BLet 343, p. 1588). 128 AT VII 87 ; AT IX 69 ; BOp I 794. 129 AT VI 109 ; BOp I 158. 130 AT XI 171 passim ; BOp II 448 et Le principe de vie chez Descartes, op. cit., p. 195. Voir aussi « Descartes et Regius, leur pensée médicale », op. cit. 124 125
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en cône, ou épiphyse, est la glande H du traité de L’Homme 131, que Descartes a observée dans ses dissections de cerveaux d’animaux, et qu’il distingue de la glande pituitaire ou hypophyse 132. Dans la correspondance de 1640, Descartes affirme que cette « petite glande nommée conarium […] est le principal siège de l’âme et le lieu où se font toutes nos pensées ». Les raisons que Descartes invoque sont relatives à la situation centrale, au caractère unique, et à l’extrême mobilité du conarium 133. Les articles 31 et 34 des Passions de l’âme confirment la conception cartésienne de l’union qui repose sur la « glande fort petite, située dans le milieu » de la substance cérébrale, et qui est « le principal siège de l’âme », les articles 32 et 35 développant, à partir de l’exemple privilégié de la vue, la fonction unificatrice dévolue au sens commun, déjà indiquée au début et à la fin du Discours IV de la Dioptrique 134, après L’Homme 135. L’article 33 du traité note que c’est par « l’entremise » du « petit nerf » que « l’altération » causée par les passions de l’âme se fait sentir « comme dans le cœur ». Ce qui est remarquable aussi dans les Passions, c’est que Descartes y malmène la tradition médico-philosophique dans l’ensemble du traité : il rejette les « combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure de l’âme, qu’on nomme sensitive et la supérieure, qui est raisonnable », pour mieux affirmer qu’« il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité de parties. La même qui est sensitive est raisonnable » (article 47). L’article 68 fait écho en rejetant les divisions de la partie sensitive de l’âme en concupiscible et irascible, pour mieux fonder la spécificité du dénombrement des passions qu’effectue Descartes. Le décompte des passions de l’âme est controversé dans la tradition médicale, et ce thème est abordé en liaison avec les menaces que font peser les passions, non seulement sur la santé physique 131 Sur la glande « H », cf. Le principe de vie chez Descartes, Vrin, Paris, 1990, p. 195-202, et notre édition de L’Homme au Seuil. 132 Cf. Excerpta anatomica, en particulier AT XI 582 (BOp II 1146) avec nos notes pour l’édition Gallimard, et lettre à Mersenne, 24 décembre 1640 (AT III 263264 ; BLet 292, p. 1348-1350). 133 Cf. lettres à Meyssonnier, 29 janvier 1640 (AT III 19-20 ; BLet 242, p. 11441146), à Mersenne, 30 juillet 1640 (AT III 123-124 ; BLet 262, p. 1230), à Mersenne, 24 décembre 1640 (AT III 263-265 ; BLet 292, p. 1348-1352), à Mersenne, 21 avril 1641 (AT III 361 ; BLet 309, p. 1446-1448). 134 AT VI 109 et 129 ; BOp I 158 et 186. 135 AT XI 175-177 ; BOp II 458-462.
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et mentale de l’homme, mais aussi sur sa nature d’être humain, sa spécificité par rapport aux animaux. Les médecins s’accordent sur le fait que la nature de l’homme est de « participer des choses divines » et ce qu’ils redoutent, c’est que l’homme puisse être emporté par « l’impétuosité propre et particulière aux bêtes brutes ». Avec Fernel, ils trouvent « exécrable et détestable qu’un homme, avec sa partie céleste et divine, se laisse souiller par la turpitude des vices, ou lier et garrotter par les délices et les voluptés ». Car c’est « le propre d’un homme très généreux et très sage, d’élever son esprit environné des vices du corps à la contemplation et considération des choses élevées » sur lesquelles « lui seul excelle » 136. Le chirurgien Ambroise Paré note que « l’homme […] en grande colère » a « le visage furieux, comme s’il était transfiguré en bête sauvage » 137. Les thèmes de « l’excellence de l’homme » et des dangers des passions sont présents dans la tradition médicale. Selon Fernel, « les passions de l’âme causent des maladies », par exemple la colère qui peut entraîner des palpitations du cœur « contre nature ». Il note qu’« on en compte ordinairement six, qui sont la crainte, la tristesse, la colère, la joie, la honte et l’anxiété » 138. Le latin écrit : « Animi perturbationes morborum causas fieri » et énumère : « metus, moestitia, ira, gaudium, agonia, verecundia » 139. Le chirurgien Ambroise Paré signale que les « perturbations de l’âme » ne sont « d’aucun profit à l’homme sain […] si ce n’est (peut-être) de la joie », à condition qu’elle ne soit pas « immodérée », auquel cas elle pourrait entraîner « une syncope », suivie d’une mort rapide. Il écrit aussi qu’une « soudaine et très grande crainte » peut causer « une mort subite » en raison de l’extinction de la « chaleur du cœur ». Paré dénombre également six passions dans ce chapitre intitulé : « Des accidents ou perturbations de l’âme » au Premier livre de la chirurgie. Après la joie, qui « de toutes les perturbations d’esprit » est la seule à être « utile » si elle est « modérée », Paré cite la colère, la tristesse et mélancolie, la crainte ou peur, la honte, puis l’agonie ou combat, mêlant 136 Fernel, La Physiologie, op. cit., Paris, 1655, Préface sur la médecine, p. 1-3, 10-11. 137 Paré, Le premier livre de la chirurgie, in Les Œuvres, op. cit., chap. XXI, p. xxxvi. 138 Fernel, Pathologie, chap. XVIII, p. 68. 139 Fernel, Universa medicina, Nova hac editione, F. Hackius, Leyde, 1645, liber IV, Pathologia, I, cap. 18, p. 378.
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crainte et colère. Il ajoute : « À ces six perturbations d’esprit se rapportent toutes les autres » et mentionne « la force de l’âme » pour surmonter « les perturbations de l’âme » qui « font grande mutation en notre corps » et se lisent « sur la face » 140. L’originalité du traité des Passions de l’âme est de ne pas directement associer passions et « perturbations », passions et pathologies comme dans la tradition médico-chirurgicale, et d’offrir une énumération inédite des passions. Selon Descartes, « il n’y a que six passions primitives », titre de l’article 69, et l’énumération qui suit s’éloigne de la tradition médicale : « l’Admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Toutes les autres sont composées de quelques-unes de ces six, ou bien en sont des espèces ». Le nombre d’occurrences du mot « définition » appliqué aux passions dans le texte cartésien traduit la nouveauté de la démarche cartésienne 141. Ainsi, l’article 37, relatif à la définition des passions, qui sont « causées par quelque mouvement particulier des esprits » 142, et l’article 137 : « Après avoir donné les définitions de l’amour, de la haine, du désir, de la joie, de la tristesse et traité de tous les mouvements corporels qui les causent ou les accompagnent, nous n’avons plus ici à considérer que leur usage ». Avec les Passions de l’âme, c’est bien un résumé de la nouvelle médecine que présente Descartes, en traitant de « tous les mouvements corporels » qui « causent ou accompagnent les passions », selon l’article 137. Ce compendium médical relatif à « toute la nature de l’homme », aborde discrètement les thèmes imposés : le principe de vie (article 107), la chaleur du cœur et du corps (articles 4, 5, 9, 10, 16, 102, 103, 107, 109, 122, 123, 201, 202), la mort (corps mort, articles 5 et 6, idées de la mort, d’une « mort subite et inopinée », d’une « mort certaine », articles 48, 89, 173, la pâmoison voisine de la mort, article 122), les âges de la vie : « Dès le commencement de notre vie » (articles 50, 109, Le premier livre de la chirurgie, chap. XXI, op. cit., p. xxxvi-xxxvii. Cf. articles 27 (AT XI 349 ; BOp I 2358), 28 (AT XI 349-350 ; BOp I 2358), 37 (AT XI 357 ; BOp I 2366-2368) ; 70 (AT XI 380-381 ; BOp I 2396), 79 (AT XI 387 ; BOp I 2402-2404), 86 (AT XI 392 ; BOp I 2410), 91 (AT XI 396-397 ; BOp I, p. 2414-2416), 92 (AT XI 397 ; BOp I 2416), 93 (AT XI 398 ; BOp I 2416), 137 (AT XI 429-430 ; BOp I 2454-2456). 142 Cf. à Élisabeth, 6 octobre 1645, AT IV 311 ; BLet 526, p. 2104 : « Ainsi il ne reste que les pensées qui viennent de quelque particulière agitation des esprits, et dont on sent les effets comme en l’âme même, qui soient proprement nommées des passions ». 140 141
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136), la vieillesse (article 95). Le traité évoque aussi les larmes, celles des « enfants et les vieillards [qui] pleurent aisément » (article 133), et leur formation, objet des articles 128 à 135, puis 189, et expliquées dans les Excerpta anatomica 143, sans oublier les larmes du veuf de l’article 147. Le traité de Descartes n’ignore pas non plus le désir sexuel, « en un certain âge et en certain temps » (article 90), la grossesse et le « rapport entre tous les mouvements de la mère et ceux de l’enfant qui est en son ventre », article 136, écho de la « sympathie » de mouvement dans les Primae Cogitationes 144. Descartes aborde aussi la « pleine santé » (article 94), la conservation du corps (article 137), les commodités et les incommodités du corps (article 207), la pâleur (articles 134, 200), le teint plombé, lié à la bile jaune et à la bile noire (article 184), le sang « bilieux » (articles 15, 103, 108, 110, 126, 127, 199, 202), la fièvre qui commence par le froid (article 200), les sueurs froides, (article 129), les tremblements (article 118), la langueur (article 119), et même « l’aversion qu’on a des médecines » (autrement dit des médicaments, article 107), ou de certaines odeurs (article 136). Sans oublier le thème de la différence entre l’homme et les animaux (articles 50, 90, 138). Quant aux « remèdes », terme utilisé à plusieurs reprises, au singulier ou au pluriel dans ce traité (articles 76, 144, 145, 148, 156, 161, 191, 203, 211), ils ne dépendent pas de médications liées à des préparations issues de la pharmacopée traditionnelle ou de formulations chimiques particulières, alors en vogue, mais, comme dans la correspondance avec Élisabeth, du recours à l’expérience et à l’exercice de notre raison (articles 138, 146, 150). Descartes conseille d’« acquérir la vertu de générosité […] remède général contre tous les dérèglements des passions » (article 161). Deux derniers aspects confèrent au traité des Passions de Descartes une tonalité inédite par rapport à l’héritage médical : c’est d’abord l’affirmation que les passions « sont toutes bonnes » (article 211). C’est ensuite, dans ce traité en français qui définit un nouveau principe de vie et explique les principaux mouvements du corps, l’éradication, auprès d’un nouveau public cultivé, non seulement de la notion de « secret de Nature » traditionnellement
AT XI 633 ; BOp II 1212. Cf. Primae cogitationes circa generationem animalium (AT XI 515-516 ; BOp II 950-952). 143 144
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liée à la description du corps humain dans les livres d’anatomie, mais aussi de l’admiration que la présentation de ses différentes parties doit susciter. Il est important de souligner que si l’admiration est, pour Descartes, « la première de toutes les passions » (article 53), ce n’est pas une passion à cultiver, puisqu’elle peut « ôter ou pervertir l’usage de la raison ». Il importe donc de s’en « délivrer le plus qu’il est possible » et d’« acquérir la connaissance de plusieurs choses et de s’exercer en la considération de toutes celles qui peuvent sembler les plus rares et les plus étranges », comme l’affirme l’article 76. Tous ces thèmes s’entrelacent dans le traité des Passions de l’âme pour mettre sur un autre plan la relation qui lie les hommes à Dieu. Ce n’est plus pour l’admirable création du corps humain qu’il faut louer Dieu, mais, prolongeant les acquis des Méditations, pour l’union de l’âme et du corps et pour le libre arbitre comme l’indiquent les articles 152 et 161.
Résumé La première partie des Passions de l’âme s’intitule « Des passions en général, et par occasion, de toute la nature de l’homme » 145. En utilisant l’expression « la nature de l’homme », Descartes inscrit son étude des passions dans l’histoire de la médecine, puisque l’expression est le titre d’un célèbre traité de la Collection hippocratique commenté par Galien. À la fin du seizième siècle et au début du dix-septième, l’expression « la nature de l’homme » fait florès en médecine dans les livres décrivant les parties du corps humain et les fonctions de l’âme, et interrogeant l’union de l’âme au corps et les perturbations causées par les passions. Mais en inscrivant son traité des Passions dans l’histoire de la médecine, Descartes rompt avec l’héritage médical et philosophique, poursuit sa réécriture du lien traditionnel entre médecine et méthode et sa refondation de l’anthropologie en soulignant, à un moment clé de l’histoire de la médecine, l’originalité d’une explication des passions « en physicien ». Avec Descartes, l’analyse des Passions repose sur la connaissance de l’anatomie et des mouvements fondamentaux du corps : ceux du cœur et du sang, détaillés dans La Description du corps humain, version actualisée de L’Homme. Les Passions de l’âme résument la nouvelle médecine incluant la circulation du sang et abordent les questions les plus complexes et controversées ainsi que, discrètement, les thèmes obligés des traités médicaux.
Nous soulignons.
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LES PASSIONS DE L’ÂME, UN TESTO STRATIFICATO: L’INFLUENZA DI ELISABETTA Annotazioni alla lettera di Elisabetta del 25 aprile 1646 e alla risposta di Descartes del maggio 1646
Mai, come nel caso de Les Passions de l’âme, il carteggio cartesiano si rivela un laboratorio intellettuale rispetto alla scrittura pubblica ; nessuno, infatti, potrà dubitare, pur sottolineando la diversità di statuto tra lettere e trattato nonché la novità del trattato rispetto al carteggio, del ruolo avuto dai corrispondenti con le loro questioni, le loro critiche, le loro aspettative nella stesura e messa a punto definitiva dell’opera pubblicata nel 1649 e, ovviamente, nella decisione di porre mano al trattato stesso e di darlo alle stampe. Eppure, almeno restando alla principessa palatina, non sempre è stato dato il giusto rilievo alle sue osservazioni e alle rispettive risposte del filosofo. In un lavoro precedente ho cercato di dimostrare che una sezione della prima parte delle Passions, gli articoli 7-16, possa essere vista come un’aggiunta, successiva alla lettera del 25 aprile 1646, in cui la principessa Elisabetta aveva segnalato al filosofo la difficoltà a leggere e comprendere il suo trattato per chi non fosse in possesso di un’adeguata preparazione fisica 1. Nel presente lavoro mi propongo di mostrare che le obiezioni della principessa, contenute in quella stessa lettera, e le risposte del filosofo, se valutate alla luce della stesura finale dell’opera, possono lasciare intravedere un testo x, il primo abbozzo delle Passions 2 che, letto 1 Cfr. F. A. Meschini, « La dottrina della digestione secondo Descartes. Itine rari tra testi, contesti e intertesti », Physis, 1-2 (2015), p. 113-163 : 159-160. 2 Occorre qui precisare che, se pur è vero che Descartes designa il testo inviato ad Elisabetta e successivamente alla regina Cristina come petit traité (cfr. A Elisa betta, maggio 1646 [AT IV 407 ; BLet 556, p. 2197] ; A Chanut, 15 giugno 1646 [AT IV 442 ; BLet 563, p. 2225] ; A Chanut, 20 novembre 1647 [AT V 87 ; BLet 632,
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117833 (DESCARTES, 4), p. 101-136
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e criticato dalla principessa, confluirà nell’opera definitiva, senza lasciare tracce evidenti. Riporto qui di seguito per intero il testo che commenterò : si tratta di una parte della lettera del 25 aprile 1646, indirizzata da Elisabetta a Descartes : [1] Mais puisque sa partie physique n’est pas si claire aux ignorants, [2] je ne vois point comment on peut savoir les divers mouvements du sang, qui causent les cinq passions primitives, puisqu’elles ne sont jamais seules. Par exemple, l’amour est toujours accompagné de désir et de joie, ou de désir et de tristesse, et à mesure qu’il se fortifie, les autres croissent aussi, […] au contraire. Comment est-il donc possible de remarquer la différence du battement de pouls, de la digestion des viandes, et autres changements du corps, qui servent à découvrir la nature de ces mouvements ? [3]Aussi celle que vous notez, en chacune de ces passions, n’est pas de même en tous les tempéraments : et le mien fait que la tristesse m’emporte toujours l’appétit, quoiqu’elle ne soit mêlée d’aucune haine, me venant seulement de la mort de quelque ami.
p. 2489] ; A Elisabetta, 20 novembre 1647 [AT V 91 ; BLet 633, p. 2493]), tuttavia quella denominazione non va intesa in opposizione al trattato definitivo, ma piuttosto genericamente in riferimento alla mole del trattato e viene usata da Descartes anche per indicare l’opera definitiva, come è chiaro dalla risposta (datata 14 agosto 1649) alla seconda lettera, pubblicata nella prefazione delle Passions : « […] j’avoue que j’ai été plus longtemps à revoir le petit traité que je vous envoie, que je n’avais été ci-devant à le composer, et que néanmoins je n’y ai ajouté que peu de choses, et n’ai rien changé au discours, lequel est si simple et si bref, qu’il fera connaître que mon dessein n’a pas été d’expliquer les Passions en Orateur, ni même en Philosophe moral, mais seulement en Physicien. Ainsi je prévois que ce traité n’aura pas meilleure fortune que mes autres écrits ; et bien que son titre convie peut-être davantage de personnes à le lire, il n’y aura néanmoins que ceux qui prendront la peine de l’examiner avec soin, auxquels il puisse satisfaire ». Di brevis tractatus de affectibus parla nella lettera a H. More del 15 aprile del 1649 (AT V 344 ; BLet 694, p. 2685), esprimendo la spreranza di vederlo pubblicato quell’estate stessa e di petit traité des Passions, Descartes parla anche in una lettera del giugno del 1649 al filologo tedesco Johann Freinsheim : « Je vous demande encore une autre grâce, c’est qu’ayant été importuné par un ami de lui donner le petit traité des Passions, que j’ai eu l’honneur d’offrir ci devant à Sa Majesté, et sachant qu’il a dessein de le faire imprimer, avec une Préface de sa façon, je n’ai encore osé lui envoyer, parce que je ne sais si Sa Majesté trouvera bon que ce qui lui a été présenté en particulier, soit rendu public, même sans lui être dédié. Mais, parce que ce traité est trop petit pour mériter de porter le nom d’une si grande Princesse, à laquelle je pourrai offrir quelque jour un ouvrage plus important, si cette sorte d’hommage ne lui déplaît point, j’ai pensé que peut-être elle n’aura point désagréable que j’accorde à cet ami ce qu’il m’a demandé » (AT V 363 ; BLet 701, p. 2702). In quest’ultima lettera il petit traité è giudicato trop petit. Cfr. la Nota Introduttiva [alle Passioni dell’anima] di G. Bel gioioso e J.-R. Armogathe in BOp II 2291-2297.
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[4] Lorsque vous parlez des signes extérieurs de ces passions, vous dites que l’admiration, jointe à la joie, fait enfler le poumon à diverses secousses, pour causer le rire. A quoi je vous supplie d’ajouter de quelle façon l’admiration (qui, selon votre description, semble n’opérer que sur le cerveau) peut ouvrir si promptement les orifices du cœur, pour faire cet effet. [5] Ces passions, que vous notez pour cause des soupirs, ne semblent pas toujours l’être, puisque la coutume et la réplétion de l’estomac les produisent aussi. [6] Mais je trouve encore moins de difficulté à entendre tout ce que vous dites des passions, qu’à pratiquer les remèdes que vous ordonnez contre leurs excès. [7] Car comment prévoir tous les accidents qui peuvent survenir en la vie, qu’il est impossible de nombrer ? [8] Et comment nous empêcher de désirer avec ardeur les choses qui tendent nécessairement à la conservation de l’homme (comme la santé et les moyens pour vivre), qui néanmoins ne dépendent point de son arbitre ? [9] Pour la connaissance de la vérité, le désir en est si juste, qu’il est naturellement en tous les hommes ; mais il faudrait avoir une connaissance infinie, pour savoir la juste valeur des biens et des maux qui ont coutume de nous émouvoir, puisqu’il y en a beaucoup plus qu’une seule personne ne saurait imaginer, et qu’il faudra, pour cela, parfaitement connaître toutes les choses qui sont au monde 3.
L’obiezione di fondo [1] sollevata dalla principessa non coglie impreparato Descartes, che aveva, lui stesso, messo le mani avanti, nella lettera del 6 ottobre di circa sette mesi prima, in cui il progetto di esaminare le passioni (« il faut que j’examine plus particulièrement ces passions ») gli era apparso facilitato proprio perché indirizzato alla principessa : […] ce qui [l’esame delle passioni] me sera ici plus aisé, que si j’écrivais à quelque autre ; car Votre Altesse ayant pris la peine de lire le traité que j’ai autrefois ébauché, touchant la nature des animaux, vous savez déjà comment je conçois que se forment diverses impressions dans leur cerveau, les unes par les objets extérieurs qui meuvent les sens, les autres par les dispositions intérieures du corps, ou par les vestiges des impressions précédentes qui sont demeurées en la mémoire, ou par l’agitation des esprits qui viennent du cœur, ou aussi en l’homme par l’action de 3 Elisabetta a Descartes, 25 aprile 1646 (AT IV 404-405 ; BLet 554, p. 21912193). I numeri tra parentesi quadre non sono nel testo, ma delimitano una partizione funzionale al commento svolto in queste pagine.
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l’âme, laquelle a quelque force pour changer les impressions qui sont dans le cerveau, comme, réciproquement, ces impressions ont la force d’exciter en l’âme des pensées qui ne dépendent point de sa volonté 4.
Il testo nelle mani della principessa, dunque, nel suo primitivo progetto non viene pensato come autonomo dall’autore stesso e, tuttavia, per gli stessi motivi, giudicato poco comprensibile dalla sua corrispondente nonché destinataria dello scritto. Lo scritto presupponeva, infatti, la conoscenza di un trattato touchant la nature des animaux, non pubblicato, che la principessa aveva avuto la pazienza di leggere, evidentemente con il permesso o su invito dello stesso filosofo. Com’è noto nessun testo di Descartes corrisponde a questo titolo, ma è del tutto plausibile che Descartes faccia riferimento in questo modo a L’Homme 5. Descartes risponde alla principessa con una lettera che si può far risalire al maggio dello stesso anno ; nella sostanza, il filosofo vi ribadisce l’incompiutezza del petit traité, in realtà il primo schizzo (le premier crayon) di una materia per lui nuova (une matière que je n’avais jamais ci devant étudiée), in cui non ha aggiunto (sans y ajouter) « les couleurs et les ornements qui seraient requis pour la faire paraître à des yeux moins clairvoyants que ceux de Votre Altesse » 6. Ove, ciò che nella lettera dell’ottobre dell’anno precedente aveva messo in conto alle conoscenze già in possesso della principessa, qui Descartes l’attribuisce, invece, all’acutezza della sua interlocutrice, come farà, poi, nella prima delle due lettere di risposta pubblicate come prefazione alle Passions 7. La prima questione [2], che Elisabetta sottopone al filosofo, riguarda la difficoltà di riconoscere i cambiamenti corporei che sono all’origine dei differenti movimenti del sangue, movimenti dai quali sono causate le cinque passioni primitive (e cioè tutte le passioni primitive meno l’admiration, che è circoscritta al cervello e trattata a parte).
AT IV 310 ; BLet 526, p. 2103. Sappiamo che la principessa già dal 1645 aveva avuto modo di leggere il trattato inedito, cfr. il mio Filologia e scienza. Note per un’edizione critica de L’Homme di Descartes, in Le opere dei filosofi e degli scienziati. Filosofia e scienza tra testo, libro e biblioteche, Olschki, Firenze, 2011, p. 165-204. 6 AT IV 407 ; BLet 556, p. 2196. 7 Cfr. infra n. 65. 4 5
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Nella sua risposta, Descartes non si limita a giustificare le oscurità, rinviando al traité touchant la nature des amimaux, risponde punto per punto a questa e, come vedremo, alle altre questioni sollevate dalla sua corrispondente : Il est vrai que j’ai eu de la difficulté à distinguer ceux qui appartiennent à chaque passion, à cause qu’elles ne sont jamais seules ; mais néanmoins, parce que les mêmes ne sont pas toujours jointes ensemble, j’ai tâché de remarquer les changements qui arrivaient dans le corps, lorsqu’elles changeaient de compagnie. Ainsi, par exemple, si l’amour était toujours jointe à la joie, je ne saurais à laquelle des deux il faudrait attribuer la chaleur et la dilatation qu’elles font sentir autour du cœur ; mais, parce qu’elle est aussi quelquefois jointe à la tristesse, et qu’alors on sent encore cette chaleur et non plus cette dilatation, j’ai jugé que la chaleur appartient à l’amour, et la dilatation à la joie. Et bien que le désir soit quasi toujours avec l’amour, ils ne sont pas néanmoins toujours ensemble au même degré : car, encore qu’on aime beaucoup, on désire peu, lorsqu’on ne conçoit aucune espérance ; et parce qu’on n’a point alors la diligence et la promptitude qu’on aurait, si le désir était plus grand, on peut juger que c’est de lui qu’elle vient, et non de l’amour 8.
Il filosofo riconosce innanzitutto la fondatezza dell’obiezione mossagli da Elisabetta : le passioni non sono mai sole, cioè nessuna di esse si presenta mai da sola e questo rende difficile distinguere ciò che appartiene all’una o all’altra, anzi, è ciò – dice – che gli ha reso difficile tale distinzione. A un’obiezione generale risponde, dunque, con la sua esperienza : j’ai eu de la difficulté à distinguer… cui corrisponde, appena una riga sotto, il j’ai tâché de remarquer… Si apre, nella risposta di Descartes, il luogo dell’esperire, che sta dietro al trattato, ancora una volta l’analisi (nel senso precisato da Descartes nelle risposte alle seconde obiezioni) che precede la sintesi (genericamente intesa) ; enfatizzando : il racconto in luogo dell’asserzione. Detto altrimenti, il tempo preterito (compiuto o incompiuto) invece del presente 9. La sua non è mera introspezione, meglio meditazione, il suo è piuttosto lo sguardo del medico ; oggetto di questa autopsia non sono i pensieri, ma i cambiamenti del corpo (j’ai tâché de remarquer les changements AT IV 407 ; BLet 556, p. 2199. F. A. Meschini, Materiali per una storia della medicina cartesiana. Dottrine, testi, contesti e lessico, Mimesis, Milano, 2013, p. 26-27. 8 9
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qui arrivaient dans le corps). Per chi ha scritto le Meditationes non può essere indifferente – e, tuttavia, sappiamo bene che non c’è iato – (scrivere di) annotare i cambiamenti che intervengono nel corpo. L’obiezione di Elisabetta è fondata, ma parziale : le passioni, infatti, sono sì unite insieme, ma ad essere congiunte tra loro non sono sempre le stesse. È il primo dei due assunti che Descartes introduce, nella risposta, come presupposto delle sue osservazioni (les mêmes ne sont pas toujours jointes ensemble) e ciò, attraverso un processo di sottrazione e sostituzione, gli permette di distinguere tra ciò che è proprio di una passione e ciò che, invece, è proprio di un’altra. Il secondo assunto è introdotto a proposito dell’unione tra amore e desiderio, in questo caso il processo di sottrazione non è sufficiente giacché il desiderio è quasi sempre congiunto all’amore, per cui Descartes fa qui ricorso al concetto di grado : ils [il desiderio e l’amore] ne sont pas néanmoins toujours ensemble au même degré. Abbiamo a questo punto tre testi (almeno) : l’obiezione della principessa (lettera del 25 aprile), la risposta di Descartes e le Passions, articolo 97, cui verosimilmente era diretta l’obiezione di Elisabetta ; testi che andranno tra loro non semplicemente comparati, ma disposti cronologicamente. Non si tratta, infatti, di semplici loci paralleli (quindi tra loro potenzialmente indipendenti), ma di passi legati da una forte intertestualità, sicché è probabile che ciascuno risulti condizionato dai precedenti e che l’ultimo, in questa sequenza, suggerisca (e contenga) un primo testo (il quarto), quello consegnato ad Elisabetta. Se, ora, prendiamo l’articolo 97, in cui sono descritte les principales expériences qui servent à connaître ces mouvements en l’Amour, la questione posta da Elisabetta (Comment est-il donc possible de remarquer la différence du battement de pouls, de la digestion des viandes, et autres changements du corps, qui servent à découvrir la nature de ces mouvements ?) non sembrerebbe aver ragione d’essere, giacché la condizione che Elisabetta non riteneva soddisfatta (o soddisfacibile) per distinguer le singole passioni (coglierle una ad una) è qui esplicitamente enunciata : Or, en considérant les diverses altérations que l’expérience fait voir dans notre corps, pendant que notre âme est agitée de diverses passions, je remarque en l’Amour, quand elle est seule, c’est-àdire, quand elle n’est accompagnée d’aucune forte Joie, ou Désir, ou Tristesse, que le battement du pouls est égal, et beaucoup plus
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grand et plus fort que de coutume ; qu’on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l’estomac : en sorte que cette passion est utile pour la santé 10.
… quand elle est seule, c’est-à-dire, quand elle n’est accompagnée d’aucune forte Joie, ou Désir, ou Tristesse. Se il testo consegnatole da Descartes avesse già contenuto questa condizione (espressa qui da una temporale), la principessa avrebbe avuto ragione di sollevare ugualmente l’obiezione ? Certo, è difficile pensare che l’avrebbe formulata nello stesso modo. La principessa, infatti, nega la possibilità di conoscere i movimenti del sangue propri di ciascuna delle cinque passioni primitive, perché nessuna di esse si presenta mai sola, mentre Descartes, nell’articolo 97, a proposito dell’amore, pone come condizione (o come momento in cui coglierne la manifestazione fisica) che questa passione sia sola e precisa il valore di quell’essere sola. Per inciso la precisazione presuppone piuttosto il secondo che il primo assunto della lettera del maggio 1646. Ora, l’obiezione della principessa letta dopo l’articolo 97 appare quanto meno irriverente giacché, posta senza tenere in alcun conto l’affermazione del filosofo (quand elle est seule…), la posizione del filosofo non verrebbe semplicemente criticata, ma del tutto ignorata. Contro la civilité della giovine corrispondente. A questo punto, sembra quantomeno lecito pensare che il testo letto da Elisabetta non corrisponda in tutto e per tutto a quello (definitivo) del trattato. Potrebbe darsi, in altre parole, che il filosofo abbia integrato il testo letto e criticato dalla principessa, tenendo conto dell’obiezione rivoltagli dalla principessa stessa e che la temporale « quand elle est seule, c’est-à-dire, quand elle n’est accompagnée d’aucune forte Joie, ou Désir, ou Tristesse » sia in tutto o in parte un’aggiunta, sicché il testo criticato dalla principessa si presentasse nella maniera seguente : Or, en considérant les diverses altérations que l’expérience fait voir dans notre corps, pendant que notre âme est agitée de diverses passions, je remarque en l’Amour, que le battement du pouls est égal, et beaucoup plus grand et plus fort que de cou10 AT XI 401-402 ; BOp I 2421, 2423 ; è forse il caso di notare, per chi ha interessi anche storico-linguistici, che Descartes in questo luogo usa amour al femminile (cfr. JRA/C, vol. II, p. 1000, che ha notato la particolarità nella lettera a Elisabetta del maggio 1646).
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tume ; qu’on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l’estomac : en sorte que cette passion est utile pour la santé.
A favore di questa lectio brevior dell’articolo 97 milita anche una sua maggiore conformità con gli articoli successivi (98, 99, 100), riguardanti l’odio, la gioia e la tristezza. In quegli articoli, infatti, manca sia la premessa generale (en considerant… de diverses passions) sia la condizione (quand elle est seule), con la successiva spiegazione adattata alla singola passione. I tre articoli, infatti, iniziano ciascuno riferendo la diversa modalità e intensità del movimento del polso : « Je remarque, au contraire en l’Haine, que le pouls… » (art. 98) ; « En la Joie, [je remarque] que le pouls… » (99) ; « En la Tristesse, [je remarque] que le pouls… » (100). È vero che l’articolo 97, nell’economia di questa sezione, funge in qualche modo da introduzione ed è plausibile, quindi, che contenga anche ciò che vale per gli altri articoli, senza che ciò che è comune sia ripetuto per ogni singola passione, ed è quanto leggiamo nella stesura definitiva ; nondimeno non si può negare che i tre articoli (98, 99, 100) finiscano per apparire incompleti. Incompleti, però, solamente alla luce dell’art. 97 : perché, in realtà, in questi articoli l’autore sta descrivendo i mutamenti corporei che manifestano le passioni e di per sé, per descrivere i movimenti delle singole passioni non è tenuto a specificare in che rapporto ciascuna stia con le altre. Lo fa, invece, nell’articolo 97, probabilmente solo in seguito all’obiezione della principessa, senza preoccuparsi di provocare una certa asimmetria rispetto agli altri tre articoli. Ma, a questo punto, è forse necessario porsi un’ulteriore questione : se alla luce dell’art. 97, così come lo leggiamo nella stesura definitiva, l’obiezione della principessa appare non aver più ragion d’essere, alla luce della redazione breve, così come l’abbiamo supposta, quell’obiezione è, tuttavia, possibile ? Detto altrimenti, in base a che cosa Elisabetta solleva la questione ? Senza pretendere di indicare qui la fonte precisa basterà ricordare come il tema del legame delle passioni tra loro non è certo estraneo alla trattatistica morale, basti pensare a Les charactères des passions di Cureau de la Chambre, in cui, nel primo volume pubblicato nel 1640, dedicato espressamente all’amore, del legame di altre passioni con l’amore si parla a più riprese 11. Ma forse non occorre Cfr. per es. Cureau de la Chambre : « …il y a des passions qui se meslent avec
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cercare la risposta troppo lontano, dal momento che lo stesso Descartes aveva ritenuto opportuno, dichiarandolo nell’articolo appena precedente (96), di considerare insieme le cinque passioni primitive (tutte meno la meraviglia) visto che esse « sont tellement jointes ou opposées les unes aux autres, qu’il est plus aisé de les considérer toutes ensemble, que de traiter séparément de chacune, ainsi qu’il a été traité de l’Admiration » 12. La seconda osservazione della principessa [3], non sembra, invece, aver prodotto mutamenti di rilievo nel testo cui la principessa si riferisce direttamente (il riferimento è, in questo caso, all’articolo 100 o a quello che sarà l’art. 100 nella stesura definitiva), che rimane presumibilmente identico passando dal premier crayon al Traité des Passions, salvo, forse, per un avverbio di cui diremo. L’osservazione di Elisabetta, in realtà una vera obiezione, è tale che, se assunta, avrebbe compromesso il testo cartesiano, non tanto sul versante dei principi, quanto su quello dell’inventio, giacché avrebbe richiesto un esame differenziato, passione per passione, a seconda dei temperamenti. Descartes neutralizza l’obiezione, riconoscendone la validità (Je crois bien que la tristesse ôte l’appétit à plusieurs), senza, tuttavia, recepire l’istanza di fondo della principessa (esame dei temperamenti passione per passione), anzi, con uno scarto che non si ritrova altrove in questi termini, confessa candidamente, come prova del legame tra tristezza e bon appétit, la sola propria esperienza (mais, parce que j’ai toujours éprouvé en moi qu’elle l’augmente, je m’étais réglé là-dessus). Ciò nonostante, è probabile che l’articolo 100 conservi la traccia di un ripensamento del filosofo, dettato dall’obiezione della sua corrispondente. Ecco le due righe dell’articolo 100 che ci interessano : [en la tristesse] on ne laisse pas d’avoir quelquefois bon appétit et de sentir que l’estomac ne manque point à faire son devoir, pourvu qu’il n’y ait point de Haine mêlée avec la tristesse 13.
celle-cy [l’amour]… » (p. 40) ; « Le meslange des autres Passions y contribuë aussi, ne se pouvant faire que l’Amour soit gaye quand elle se trouve avec la tristesse ou la cholere, n’y qu’elle soit severe quand l’esperance ou la joye luy tiennent compagnie » (p. 57), cito dall’edizione del 1658, Amsterdam, chez Antoine Michel, 1658. La prima edizione è del 1640. 12 AT XI 401 ; BOp I 2421. 13 AT XI 403 ; BOp I 2423. Il corsivo non è nel testo.
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Se è del tutto probabile che la restrittiva (pourvu qu’il n’y ait point de Haine mêlée avec la tristesse) fosse già presente nel testo letto da Elisabetta, come diremo più sotto, il ripensamento del filosofo, espresso dall’avverbio quelquefois, è invece presente, con ogni probabilità, solo nella stesura definitiva, sicché sembra lecito congetturare che il testo primitivo, relativamente alle due righe finali dell’attuale art. 100, si presentasse in questo modo : … [en la tristesse] on ne laisse pas d’avoir bon appétit et de sentir que l’estomac ne manque point à faire son devoir, pourvu qu’il n’y ait point de Haine mêlée avec la tristesse.
In una ricerca empirica, com’è da considerare per buona parte il trattato cartesiano, l’avverbio quelquefois serve ad attenuare un’affermazione universale ; qui, in un discorso che riguarda tutti coloro che sono affetti dalla tristezza, circoscrive ad alcuni casi il buon funzionamento dello stomaco e quindi l’aver appetito. In realtà l’attenuazione finisce col far apparire addirittura meno frequente (nei casi di tristezza) l’aver appetito rispetto alla perdita d’appetito e, quindi, se interpretiamo bene l’obiezione di Elisabetta, col rovesciare in qualche modo il testo primitivo, che aveva suscitato la critica della principessa ; se, infatti, l’aver appetito fosse stato fin dall’inizio limitato solamente ad alcune volte (quelquefois), la principessa non avrebbe avuto ragione di obiettare a Descartes che « celle que vous notez, en chacune de ces passions, n’est pas de même en tous les tempéraments et le mien fait que la tristesse m’emporte toujours l’appétit, quoiqu’elle ne soit mêlée d’aucune haine », perché il testo contemplava già una differenza di reazione difronte alla stessa passione. D’altro lato, una conferma a questa ricostruzione sembra venire dall’art. 105, giacché l’autore vi ripete, questa volta senza alcuna attenuazione, ciò che troviamo scritto qualche articolo prima a proposito del rapporto tristezza appetito : Au contraire, en la Tristesse, les ouvertures du coeur sont fort rétrécies par le petit nerf qui les environne, et le sang des veines n’est aucunement agité : ce qui fait qu’il en va fort peu vers le coeur. Et cependant les passages par où le suc des viandes coule de l’estomac et des intestins vers le foie, demeurent ouverts : ce qui fait que l’appétit ne diminue point, excepté lorsque la Haine, laquelle est souvent jointe à la tristesse, les ferme 14. AT XI 406 ; BOp I 2427. Il corsivo non è nel testo.
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Dove è chiaro che l’unica eccezione (che causa la mancanza d’appetito) è data dall’eventuale (e frequente) unione dell’odio con la tristezza. Nello stesso tempo è la conferma, semmai ce ne fosse bisogno, che a introdurre il discorso sul legame tra tristezza e odio è lo stesso Descartes e non la principessa. Non è neppure da escludere che un intervento simile (sia pure di segno opposto) a quello dell’articolo 100 (aggiunta di quelquefois) riguardi anche l’articolo 99, a proposito della gioia, a motivo della quale « on perd quelquefois l’appétit, à cause que la digestion se fait moins ‹bien› que de coutume » 15. La principessa, d’altronde, aveva rivolto la sua obiezione a tutte le passioni (en chacune de ces passions). È, infine, probabile che l’obiezione della principessa abbia indotto l’autore almeno ad un altro intervento. Mi riferisco in particolare all’art. 136 della stesura definitiva. L’articolo chiude la sezione dedicata all’esame degli effetti e delle cause delle passioni primitive e precede quella dedicata al loro uso. In sé l’articolo non aggiunge nulla a quanto detto in precedenza ; risponde piuttosto alla preoccupazione di Descartes, emersa nel carteggio con Elisabetta, sul come spiegare la non perfetta somiglianza dei movimenti che accompagnano le medesime passioni (per es. : perché la tristezza suscita in alcuni la fame e in altri la toglie), da un individuo all’altro : Au reste, afin de suppléer ici en peu de mots à tout ce qui pourrait y être ajouté touchant les divers effets ou les diverses causes des passions, je me contenterai de répéter le principe sur lequel tout ce que j’en ai écrit est appuyé, à savoir qu’il y a telle liaison entre notre âme et notre corps, que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente point à nous par après que l’autre ne s’y présente aussi, et que ce ne sont pas toujours les mêmes actions qu’on joint aux mêmes pensées. Car cela suffit pour rendre raison de tout ce qu’un chacun peut remarquer de particulier en soi ou en d’autres, touchant cette matière, qui n’a point été ici expliqué 16.
Va ricordato, a scanso di equivoci, che qui Descartes sta ripetendo (je me contenterai de répéter), almeno in parte, quanto aveva già affermato nell’art. 107 e ribadito negli articoli successivi
AT XI 403 ; BOp I 2423. Il corsivo non è nel testo. AT XI 428 ; BOp I 2453, 2455. Il corsivo non è nel testo.
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(108-111), tuttavia non si potrà passare sotto silenzio, in primo luogo, l’introduzione e l’uso di principe, termine non presente nell’articolo 107, che richiama, invece, la lettera del maggio 1646, ove il filosofo metteva in chiaro, con non celata soddisfazione, i principes che aveva supposto nel suo scritto, riferendosi al traité (principes que j’ai supposés en cet écrit), tra i quali figurava per l’appunto il principio che troviamo enunciato nell’art. 136 delle Passions. Così aveva scritto alla principessa nel maggio del 1646 : Dont les principaux [principes de Physique] sont : […] qu’il y a une telle liaison entre notre âme et notre corps, que les pensées qui ont accompagné quelques mouvements du corps, dès le commencement de notre vie, les accompagnent encore à présent, en sorte que, si les mêmes mouvements sont excités derechef dans le corps par quelque cause extérieure, ils excitent aussi en l’âme les mêmes pensées, elles produisent les mêmes mouvements 17…
Questo ultimo testo (per comodità B) è probabile che sia inter medio tra il testo dell’art. 107 (qui A) delle Passions e quello del l’art. 136 (C) che abbiamo riportato supra. Il testo A è il seguente : Et je déduis les raisons de tout ceci de ce qui a été dit ci-dessus, qu’il y a telle liaison entre notre âme et notre corps, que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente point à nous par après, que l’autre ne s’y présente aussi 18.
Non abbiamo ragione di dubitare che B e C dipendano entrambi e, per un tratto, letteralmente, da A. È ragionevole, infatti, pensare che Descartes, nel momento in cui enuncia il (terzo) principio in B, lo faccia desumendolo da ciò che ha già scritto nel traité e precisamente in A, dove però non usa il termine principe. Ciò che fa pensare ad un inserimento di B in C se non addirittura ad una precedenza di B su C è proprio l’uso del termine principe in quest’ultimo testo. Nel corpus delle Passions de l’âme il termine principe (sing./ pl.) conta 15 occorrenze, delle quali solo 7 di Descartes ; le altre 8 figurano, infatti, nel paratesto (tutte nella prima lettera all’autore). Delle 7 occorrenze propriamente cartesiane, solo in un caso, quello qui in discussione, principe ha un valore epistemico, negli altri
AT IV 407-408 ; BLet 556, p. 2197, 2199. Il corsivo non è nel testo. AT XI 407 ; BOp I 2429. Il corsivo non è nel testo.
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indica sempre un principio fisico 19. Se è vero che senza altri documenti non sembra possibile stabilire con certezza la sequenza cronologica di questi testi, tuttavia, l’uso quasi incidentale di principe con valore epistemico nelle Passions [C], a fronte di un’esplicita riflessione sui principes nella lettera del maggio 1646 [B], lad dove Descartes, sollecitato dalla principessa, enuncia i principali principi che ha supposto nel traité, uno dei quali è per l’appunto quello che riguarda il legame tra anima e corpo, fa pensare che Descartes abbia evitato, in mancanza di una sicura conoscenza della fisiologia (la quale egli fa dipendere dalla conoscenza della formazione di tutte le parti del corpo umano) 20, di dare una tavola dei principi nell’opera pubblicata e che solo a margine, nel carteggio appunto, abbia ritenuto di poterne dare un elenco (dei principali), senza trasferirlo poi, come si è detto, nella stesura definitiva del trattato. Non è improbabile, dunque, che se, come sembra, solo nel carteggio Descartes ha affrontato esplicitamente una riflessione sui principi, sia questa riflessione a precedere la stesura definitiva dell’articolo 136 e non viceversa, sicché scrivendo o riscrivendo l’articolo 136 [C] l’autore avrebbe applicato il termine principe (usato in B) alla legge che aveva già enunciato precedentemente nell’articolo 107 [A] dove, tuttavia, non aveva usato il termine in questione. Ma, probabilmente, gli interventi nella redazione dell’articolo 136 [C], non si esauriscono con la sola aggiunta di principe 21. Un confronto tra B e C può darci dei lumi in proposito : comune ad entrambi i testi è la preoccupazione (non presente in A) di rendere ragione della diversità, da individuo a individuo, nel rapporto pensieri (passioni) dell’anima e movimenti del corpo. La questione, sollevata dalla principessa, dei diversi movimenti che seguono la passione della tristezza, a seconda dei temperamenti, induce Descartes a risalire a le commencement de notre vie, seguendo, quindi, una via diversa da quella indicata dalla sua interlocutrice. 19 Principe corporel (AT XI 331 ; BOp I 2336) ; principe de son mouvement (AT XI 331 ; BOp I 2336) ; principe… de ces fonctions (AT XI 332 ; BOp I 2338) ; principe corporel (3332 ; BOp I 2338) ; principe de la vie (AT XI 407 ; BOp I 2428). 20 Sull’importanza dell’embriologia per la conoscenza del funzionamento del l’organismo vivente mi permetto di rinviare al mio « La dottrina », op. cit., p. 157158. 21 Vedi appendice, tav. 1.
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Dès le commencement de notre vie… L’espressione ricorre più volte nel corpus cartesiano, per lo più sta ad indicare la prima infanzia ed equivale al latino ab ineunte aetate, quindi « dalla prima infanzia », come dire, da quando è entrata l’età e cioè da quando si contano gli anni. Nel discorso cartesiano, com’è noto, l’espressione è soprattutto legata all’errore e all’origine del pregiu dizio 22, ma essa ricorre anche come indicazione temporale della formazione di legami associativi tra pensieri dell’anima e movimenti del corpo. In questo caso, tuttavia, non è del tutto scontato che si parli dell’infanzia o sempre e solo dell’infanzia. L’art. 50 presenta una situazione simile a quella che stiamo qui esaminando : Et il est utile ici de savoir que, comme il a déjà été dit ci-dessus, encore que chaque mouvement de la glande semble avoir été joint par la nature à chacune de nos pensées dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude 23….
Qui Descartes contrappone natura e abitudine (habitus) per dimostrare che ciò che è stato istituito dalla natura può essere modificato con l’abitudine. La versione latina di questo articolo traduce dès le commencement de notre vie con ab initio nostrae l’associazione o legame non al vitae 24, ricacciando l’inizio del periodo dell’infanzia, ma, piuttosto, al momento in cui ha inizio la vita e, quindi, al periodo intrauterino. Ancora si veda l’art. 109 : Il est aussi quelquefois arrivé au commencement de notre vie [trad. lat. sub initio nostrae vitae, p. 51] que le sang contenu dans les veines était un aliment assez convenable pour entretenir la chaleur du cœur, et qu’elles en contenaient en telle quantité qu’il n’avait pas besoin de tirer aucune nourriture d’ailleurs 25.
Traduzione ed interpretazione che possono trovare conferma negli articoli 107 e 111, in cui Descartes anziché riferirsi al com22 Cfr. F. Bonicalzi, A tempo e luogo. L’infanzia e l’inconscio in Descartes, Jaka Book, Milano, 1998. 23 AT XI 368-369 ; BOp I 2381. Il corsivo non è nel testo. 24 R. Descartes, Passiones animae […] Amstelodami, apud Ludovicum Elzevirium, 1650, p. 26. Uso l’edizione anastatica a cura di J.-R. Armogathe e G. Bel gioioso, Conte, Lecce, 1997. 25 AT XI 409 ; BOp I 2431. Il corsivo non è nel testo.
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mencement de notre vie preferisce parlare del momento in cui la nostra anima ha cominciato ad essere unita con il nostro corpo : « les premières passions que notre âme a eues, lorsqu’elle a commencé d’être jointe à notre corps » (art. 107) ; nell’art. 111 : « Enfin tous les premiers Désirs que l’âme peut avoir eus, lorsqu’elle était nouvellement jointe au corps, ont été, de recevoir les choses qui lui étaient convenables, et de repousser celles qui lui étaient nuisibles ». Se gli articoli 50, 107, 109, 111 confermano come l’origine del legame tra passioni e movimenti vada cercata per Descartes, se non solamente, anche nel periodo intrauterino, occorre però notare che tra gli articoli ora menzionati e la lettera alla principessa Elisabetta la questione cui Descartes risponde non è la stessa : la preoccupazione, infatti, non è più quella di dimostrare che un legame tra passioni e movimenti, istituito dalla natura, possa essere modificato con la volontà, bensì quella di spiegare come la diversità tra individuo e individuo, relativamente al legame passioni e movimenti, sia essa stessa un frutto originario attribuibile alla natura. E questa preoccupazione è così presente che, nello scrivere il principio a cui abbiamo fatto riferimento, Descartes aggiunge, nell’articolo 136, una precisazione assente nell’art. 107 : si tratta della seconda parte del principio stesso : […] et que ce ne sont pas toujours les mêmes actions qu’on joint aux mêmes pensées. Car cela suffit pour rendre raison de tout ce qu’un chacun peut remarquer de particulier en soi ou en d’autres, touchant cette matière, qui n’a point été ici expliqué 26.
Descartes propone, dunque, un correttivo o una integrazione a quanto aveva già enunciato nell’art. 107, capace di rendere ragione (fin dall’inizio della vita « pensante » e cioè fin dall’inizio dell’unione di anima e corpo 27) di ciò che la principessa gli aveva fatto notare, e cioè che in lei la tristezza non era seguita dall’appetito, come sosteneva Descartes, bensì dal movimento opposto. Se la prima parte del principio asserisce la costanza del legame tra un’azione corporea e un pensiero una volta posto quel legame, la seconda parte (presente solo nell’art. 136) viene in soccorso alla AT XI 428-429 ; BOp I 2453, 2455. Il corsivo non è nel testo. Per inciso si può notare che, pur non trovandosi in nessuno scritto cartesiano la questione del quando e del come l’anima si unisca al corpo per la prima volta, questione classica dell’embriologia filosofica, non manchino indizi per giungere anche in questo caso ad una definizione del pensiero del filosofo. 26 27
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molteplicità delle esperienze, affermando che il legame non si può determinare a priori. Era quanto Descartes aveva concesso alla principessa, nella lettera del maggio 1646, in merito al legame tra la tristezza e l’appetito : Et j’estime que la différence qui arrive en cela, vient de ce que le premier sujet de tristesse que quelques-uns ont eu au commencement de leur vie, a été qu’ils ne recevaient pas assez de nourriture, et que celui des autres a été que celle qu’ils recevaient leur était nuisible. Et en ceux-ci le mouvement des esprits qui ôte l’appétit est toujours depuis demeuré joint avec la passion de la tristesse 28.
e, per estensione, relativamente alle altre passioni : Nous voyons aussi que les mouvements qui accompagnent les autres passions ne sont pas entièrement semblables en tous les hommes, ce qui peut être attribué à pareille cause 29.
Conclusione, questa, in cui non si sbaglierà ad individuare la prima formulazione della seconda parte del principio enunciato nell’art. 136. Una sinossi tra le due formulazioni rende immediatamente perspicuo il loro legame, mentre le differenze si spiegano (così come la maggior concisione del testo dell’art. 136) con il contesto di ciascuna. Lettera maggio 1646
Passions, art. 136
… les mouvements qui accompagnent les autres passions ne sont pas entièrement semblables en tous les hommes…
… ce ne sont pas toujours les mêmes actions qu’on joint aux mêmes pensées.
La terza osservazione della principessa [4], seguendo la successione del testo, verte sui segni esteriori delle passioni, in particolare sulle cause del riso e sul ruolo che ha in esso l’admiration : Elisabetta ha qui di mira l’articolo 126 (della enumerazione definitiva), in cui Descartes discuteva delle principali cause del riso e, ovviamente, ha anche presente quegli articoli in cui il filosofo aveva delimitato al solo cervello la sfera d’azione della meraviglia (qui, selon votre description, semble n’opérer que sur le cerveau), articoli che nella enumerazione definitiva corrispondono ai numeri 70 e 71. AT IV 409 ; BLet 556, p. 2199. AT IV 409 ; BLet 556, p. 2199.
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Anche in questo caso è legittimo interrogarsi su quale fosse il testo in mano ad Elisabetta e azzardarne una ricostruzione sulla base della lettera della stessa Elisabetta e della risposta di Descartes. Vale lo stesso criterio che abbiamo adottato nei casi precedenti : ciò che Elisabetta riferisce come testo o pensiero di Descartes lo si può considerare già presente nel testo del petit traité, mentre ciò che si trova tanto nella risposta di Descartes alla principessa quanto nella stesura definitiva delle Passions, ma che, al tempo stesso, non si trova nel testo di Elisabetta sarà plausibile considerarlo un’aggiunta successiva. Come nei casi precedenti, non è improbabile che anche l’osservazione della principessa sul ruolo dell’admiration nel riso abbia indotto il filosofo ad apportare alcune aggiunte o modifiche al testo che le aveva sottoposto, sembra infatti legittimo ipotizzare, sulla base del confronto tra i testi, che alcuni elementi della risposta di Descartes non si trovassero nel petit traité e che siano passati, invece, nella stesura definitiva. Ecco dunque il testo dell’osservazione di Elisabetta : Lorsque vous parlez des signes extérieurs de ces passions, vous dites que l’admiration, jointe à la joie, fait enfler le poumon à diverses secousses, pour causer le rire. A quoi je vous supplie d’ajouter de quelle façon l’admiration (qui, selon votre description, semble n’opérer que sur le cerveau) peut ouvrir si promptement les orifices du coeur, pour faire cet effet 30.
Il testo definitivo delle Passions è il seguente : […] je ne puis remarquer que deux causes, qui fassent ainsi subitement enfler le poumon. La première est la surprise de l’Admiration, laquelle, étant jointe à la joie, peut ouvrir si promptement les orifices du coeur, qu’une grande abondance de sang, entrant tout à coup en son côté droit par la veine cave, s’y raréfie, et passant de là par la veine artérieuse, enfle le poumon (II, art. 126, BOp I 2444; AT XI 420).
In sé, quest’articolo, pur offrendo degli elementi nuovi rispetto a quello letto dalla principessa (di cui diremo), sembrerebbe non soddisfare la richiesta di Elisabetta, giacché non risponde al suo quesito sul modo in cui l’admiration, unita alla gioia, apra gli orifizi del cuore, ma, piuttosto, sull’azione del sangue una volta aperti gli orifizi. Risposta che, invece, Descartes aveva dato esaurientemente nella lettera del maggio 1646 : AT IV 405 ; BLet 554, p. 2191, 2193.
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Pour l’admiration, encore qu’elle ait son origine dans le cerveau, et ainsi que le seul tempérament du sang ne la puisse causer, comme il peut souvent causer la joie ou la tristesse, toutefois elle peut, par le moyen de l’impression qu’elle fait dans le cerveau, agir sur le corps autant qu’aucune des autres passions, ou même plus en quelque façon, à cause que la surprise qu’elle contient cause les mouvements les plus prompts de tous. Et comme on peut mouvoir la main ou le pied quasi au même instant qu’on pense à les mouvoir, parce que l’idée de ce mouvement, qui se forme dans le cerveau, envoie les esprits dans les muscles qui servent à cet effet ; ainsi l’idée d’une chose plaisante qui surprend l’esprit, envoie aussitôt les esprits dans les nerfs qui ouvrent les orifices du cœur ; et l’admiration ne fait en ceci autre chose, sinon que, par sa surprise, elle augmente la force du mouvement qui cause la joie, et fait que, les orifices du coeur étant dilatés tout à coup, le sang qui entre dedans par la veine cave, et qui en sort par la veine artérieuse, enfle subitement le poumon 31.
Prima di esaminare la risposta di Descartes e di tornare sul testo definitivo delle Passions può convenire introdurre il quarto testo, che va ricostruito sulla base dell’osservazione della principessa. Adattato alla questione che Elisabetta ha inteso porre a Descartes il testo è presumibilmente costruito con il materiale ricavato dal petit traité. A cominciare dal rinvio ai signes extérieurs de ces passions che è una ripresa evidente del titolo dell’articolo 112 (enumerazione definitiva) e dall’inciso qui … semble n’opérer que sur le cerveau che è un rinvio (selon votre description) ad un altro articolo, l’art. 71 (enumerazione definitiva), il cui titolo recita Qu’il n’arrive aucun changement dans le cœur ni dans le sang en cette passion. Nel corpo dell’articolo si legge che l’ammirazione « [a de rapport] seulement avec le cerveau », che è l’affermazione a cui Elisabetta si riferisce attenuandola con l’introdurre un verbo come sembler e, in qualche modo, modificata sostituendo l’espressione avoir de rapport con il verbo operer ; poco probabile che sia accaduto il contrario, giacché Descartes non usa il verbo operer né nella risposta alla principessa né altrove nelle Passions. Tolti questi due riferimenti che servono alla principessa per introdurre e per motivare la sua osservazione, il testo della questione è presumibilmente, sia pure con un costrutto diverso, lo stesso
AT IV 409-410 ; BLet 556, p. 2199, 2201.
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che la principessa leggeva nel petit traité, e possiamo ipotizzare che contenesse almeno la sequenza seguente : ‹l’admiration, jointe à la joie, peut ouvrir si promptement les orifices du cœur, pour faire enfler le poumon à diverses secousses, pour causer le rire›.
La stessa sequenza la troviamo anche nella risposta di Descartes e nel testo definitivo, tuttavia senza la precisazione à diverses secousses, precisazione che, peraltro, troviamo con lieve modifica (à diverses reprises) nell’art. 124 (enumerazione definitiva) 32. Della risposta di Descartes alla principessa non sembra passare nella stesura definitiva se non il riferimento alla surprise e la descrizione dell’azione esercitata dal sangue nei polmoni (si veda la sinossi riportata supra). Troppo poco per rendere ragione dell’azione della meraviglia nel riso ! Perché Descartes, che aveva risposto alla richiesta di chiarimento di Elisabetta in modo assai preciso e puntuale, non ritenne di dover fornire la stessa spiegazione al lettore delle Passions ? In realtà, il riferimento alla surprise, la surprise de l’admiration, che lega l’art. 126 alla risposta data alla principessa, può costituire una traccia per trovare nelle Passions la risposta che Elisabetta non aveva saputo cercare o, forse, visto che il filosofo non vi fa alcuna menzione nel risponderle, l’articolo che il filosofo scrisse o riscrisse in seguito alla richiesta di spiegazione della sua corrispondente. Ci riferiamo all’articolo 72, che significativamente si intitola En quoi consiste la force de l’Admiration e che è fatto seguire all’articolo, in cui si afferma che nella passione della meraviglia non si dà alcun rapporto con il cuore e con il sangue, ma solo con il cervello, che era poi, come abbiamo già ricordato, l’articolo cui aveva implicitamente rinviato Elisabetta nella sua lettera. Qui interessano soprattutto le prime righe, nelle quali è chiara la preoccupazione di Descartes di estendere l’effetto della meraviglia anche al di fuori del cervello, infatti, se essa ha rapporto solo col cervello (che poi vorrebbe dire che essa nasce per l’azione degli spiriti animali nel cervello) ciò non toglie che faccia sentire la sua azione, la sua forza anche al di fuori, unita ad altre passioni : [D] Ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait beaucoup de force à cause de la surprise, c’est-à-dire de l’arrivement subit et inopiné de l’im Si veda appendice tav. 2.
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pression qui change le mouvement des esprits, laquelle surprise est propre et particulière à cette passion ; en sorte que lorsqu’elle se rencontre en d’autres, comme elle a coutume de se rencontrer presque en toutes et de les augmenter, c’est que l’admiration est jointe avec elles 33.
Ebbene, che questo passo sia una risposta ad una questione come quella sollevata da Elisabetta sembra assai probabile, che contenga una risposta ad Elisabetta e che, quindi, in una certa misura, sia successivo all’aprile/maggio del 1646 e, comunque, conservi tracce di un ripensamento del filosofo sembra almeno ipotizzabile. Due indizi concorrono a prendere in considerazione quest’ipotesi : il silenzio di Elisabetta e di Descartes e, secondo, la composizione stessa di quest’articolo. Elisabetta, in sostanza, aveva chiesto a Descartes come fosse possibile conciliare l’affermazione secondo cui l’ammirazione opera solo nel cervello, con l’attribuzione, all’azione della stessa ammirazione, dell’apertura degli orifizi del cuore. Ciò che sorprende non è tanto il merito della questione, cui Descartes dà, nella lettera di maggio, una risposta, tutto sommato, soddisfacente, quanto piuttosto la mancanza di qualsiasi riferimento all’articolo 72 sia da parte di Elisabetta sia da parte dello stesso Descartes. Eppure, Elisabetta avrebbe potuto, così come aveva fatto con l’articolo precedente ([l’admiration] qui selon votre description, semble n’opérer que sur le cerveau), far riferimento a ciò che Descartes aveva detto a proposito della surprise : 1) che la forza dell’ammirazione risiede nella sorpresa ; 2) che la sorpresa è un proprium dell’ammirazione ; 3) che allorché si trova in un’altra passione significa che quella passione è collegata all’admiration ; 4) che essa aumenta la forza delle passioni cui si unisce. Ora, ciò era sufficiente per sostenere che la sfera della meraviglia si estendesse al di là del cervello, dal momento che le altre passioni, cui l’admiration può unirsi grazie alla sorpresa, sono legate al cuore e al sangue, quindi al resto del corpo. Ma lo stesso Descartes avrebbe dovuto richiamare l’attenzione della sua corrispondente su queste affermazioni, tanto più che esse, unite a ciò che è detto negli articoli (104 e 109) dedicati alla gioia, sarebbero state sufficienti a chiarire i dubbi sull’azione
33 AT XI 381-382 ; BOp I 2397 (art. 72). La lettera D tra parentesi quadre non è nel testo.
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extracerebrale di questa passione 34. Pensare che il silenzio di Descartes e della sua corrispondente sia dovuto non a dimenticanza, quanto, piuttosto, al fatto che quel passo (Ce qui n’empêche pas … que l’admiration est jointe avec elles) non figurasse nel testo consegnato ad Elisabetta, appare un’ipotesi plausibile, tanto più se si esamina nella sua interezza l’articolo 72, dove il passo in questione sembra, in una certa misura, giustapposto a ciò che viene subito dopo nell’articolo, il cui argomento è, come è noto, la forza della meraviglia : en quoi consiste la force de l’Admiration. Ciò che fa pensare ad una giustapposizione o, detto altrimenti, ad un’aggiunta delle prime righe successiva alla prima stesura, è il fatto che l’autore dia due spiegazioni, in parte sovrapponibili, della forza insita in questa passione. La prima spiegazione, quella che abbiamo appena sintetizzato, è quasi un’appendice dell’articolo precedente, il 71, in cui l’azione della meraviglia veniva delimitata al cervello e sembra prevenire una possibile osservazione come quella della principessa. La seconda spiegazione [E], in cui sono date due cause della forza, si ricollega direttamente all’articolo 70, in cui era data la definizione dell’admiration : [E] Et sa force dépend de deux choses, à savoir, de la nouveauté, et de ce que le mouvement qu’elle cause a dès son commencement toute sa force. Car il est certain qu’un tel mouvement a plus d’effet que ceux qui, étant faibles d’abord et ne croissant que peu à peu, peuvent aisément être détournés. Il est certain aussi que les objets des sens qui sont nouveaux touchent le cerveau en certaines parties auxquelles il n’a point coutume d’être touché ; et que ces parties étant plus tendres ou moins fermes que celles
34 « En la joie ce ne sont pas tant les nerfs de la rate, du foie, de l’estomac ou des intestins qui agissent, que ceux qui sont en tout le reste du corps, et particulièrement celui qui est autour des orifices du cœur, lequel, ouvrant et élargissant ces orifices, donne moyen au sang, que les autres nerfs chassent des veines vers le cœur, d’y entrer et d’en sortir en plus grande quantité que de coutume » (art. 104 ; AT XI 405-406 ; BOp I 2426) ; « Il est aussi quelquefois arrivé au commencement de notre vie que le sang contenu dans les veines était un aliment assez convenable pour entretenir la chaleur du cœur, et qu’elles en contenaient en telle quantité qu’il n’avait pas besoin de tirer aucune nourriture d’ailleurs. Ce qui a excite en l’âme la passion de la joie, et a fait en même temps que les orifices du cœur se sont plus ouverts que de coutume, et que les esprits coulant abondamment du cerveau, non seulement dans les nerfs qui servent à ouvrir ces orifices, mais aussi généralement en tous les autres qui poussent le sang des veines vers le cœur, empêchent qu’il n’y en vienne de nouveau du foie, de la rate, des intestins et de l’estomac. C’est pourquoi ces mêmes mouvements accompagnent la joie » (art. 109 ; AT XI 409 ; BOp I 2431).
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qu’une agitation fréquente a endurcies, cela augmente l’effet des mouvements qu’ils y excitent 35.
Appare chiaro che in questa sezione dell’opera (art. 70-111), in cui vengono trattate le passioni primitive, singolarmente prese, per prima e a parte l’admiration, sia piuttosto questa spiegazione [E] della forza e non la precedente [D] (che riguarda, invece, l’unione della meraviglia con le altre passioni) a collegarsi con la definizione dell’admiration. Anche l’incipit della frase, et sa force, sembra rinviare direttamente al titolo dell’articolo (En quoi consiste la force de l’Admiration), senza tenere in alcun conto ciò che viene detto nelle righe immediatamente precedenti [D], se, infatti, Descartes avesse inteso continuare a palare della surprise (quindi della forza che la meraviglia ha a causa della sorpresa) avrebbe scritto più correttamente et cette force e non sa force, come invece scrive, giacché in quelle righe aveva già parlato di force. A questo punto, dunque, non sembrerà azzardato affermare che l’articolo 72 contenga alcune tracce di un ripensamento di Descartes e che questo ripensamento sia stato successivo allo scambio di lettere, tra il filosofo e la principessa, intercorso tra l’aprile e il maggio del 1646 : l’importanza data alla surprise nel l’articolo 72 si può spiegare allora come una ripresa di ciò che Descartes aveva scritto alla principessa. La quarta osservazione [5] della principessa, sulla causa dei sospiri, non sembra aver lasciato tracce nella redazione definitiva delle Passions. È probabile che il filosofo abbia ritenuto assai debole, in questo caso, l’obiezione mossagli dalla sua corrispondente e si sia limitato a risponderle per lettera, senza giudicare opportuno ritornarci sopra nel trattato. Più complessa, sembra, l’intertestualità che lega la lettera di Elisabetta, la risposta di Descartes e le Passions, relativamente all’ultima osservazione [6] della principessa vertente sui rimedi contro gli eccessi delle passioni. Elisabetta ha qui di mira, verosimilmente, gli articoli conclusivi della seconda parte, dedicati all’uso delle passioni (artt. 137-148), in particolare gli articoli 138, 144-148 (secondo la numerazione definitiva), in cui Descartes, partendo da un concetto di nature e naturel non coincidente con il bene (encore que cet usage des passions soit le plus natu35 AT XI 382-383 ; BOp I 2397, 2399 (art. 72). La lettera E tra parentesi quadre non è nel testo.
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rel qu’elles puissent avoir…il n’est pas néanmoins toujours bon) 36 invoca l’aiuto dell’esperienza e della ragione « pour distinguer le bien d’avec le mal, et connaître leur juste valeur, afin de ne prendre pas l’un pour l’autre, et de ne nous porter à rien avec excès » 37. La principessa, anche riproponendo questioni che aveva già sottoposto al filosofo in lettere precedenti, ancora una volta sembra cogliere con grande acutezza la posta in gioco, uno dei momenti cruciali della morale cartesiana : il rapporto conoscenza desiderio e quindi tra ciò che si può desiderare e ciò che non si deve desiderare, che è come dire riconoscere la distinzione tra ciò che dipende da noi e ciò che non dipende da noi ; tuttavia, gli elementi testuali non permettono di risalire ad un testo precedente, non lasciano intravedere in controluce il testo del trattato letto da Elisabetta. In un caso, relativamente a questi articoli, è piuttosto la risposta di Descartes, come è stato già notato 38, a dirci qualcosa sul testo in mano ad Elisabetta. Si tratta di un riferimento a languer. Riferimento che troviamo anche in un’altra lettera alla principessa, anch’essa del maggio 1646, verosimilmente precedente 39 alla lettera di risposta alla missiva del 25 aprile : […] je prends la liberté de m’y confesser d’une faute très signalée que j’ai commise dans le Traité des passions, en ce que, pour flatter ma négligence, j’y ai mis, au nombre des émotions de l’âme qui sont excusables, une je ne sais quelle langueur qui nous empêche quelquefois de mettre en exécution les choses qui ont été approuvées par notre jugement 40.
Nella risposta alla lettera della principessa, il filosofo, prendendo spunto dalla questione sollevata dalla sua corrispondente sulla legittimità dei desideri riguardanti le cose necessarie alla vita (che pure non dipendono dall’arbitrio), approfitta per tornare nuovamente sul posto assegnato a languer : […] et quoique j’aie voulu flatter mon défaut, en mettant une je ne sais quelle langueur entre les passions excusables, j’estime néanmoins beaucoup plus la diligence de ceux qui se portent toujours avec ardeur à faire les choses qu’ils croient être en quelque AT XI 431, ll. 3-14 ; BOp I 2457 (art. 138). AT XI 431, ll. 23-26 ; BOp I 2457 (art. 138). 38 Cfr. BOp I 2439, n. 96. 39 Sull’anteriorità di questa lettera (n. 434 di AT) rispetto alla n. 432, penso di aver fornito prove sufficienti nel mio « La dottrina », op. cit., n. 111, p. 146-147. 40 AT IV 414 ; BLet 557, p. 2203. 36 37
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façon de leur devoir, encore qu’ils n’en espèrent pas beaucoup de fruit 41.
Come è noto, nella stesura definitiva si parla sì di langueur, ma solo tra i segni che accompagnano le passioni e non come passione, né in nessun luogo si parla di passioni excusables. È probabile, dunque, che Descartes, ritornando su quanto la principessa gli aveva detto a voce al momento del loro incontro a La Haye (nella lettera non ne fa infatti menzione) 42, abbia deciso di derubricare la languer dal novero delle passioni, considerandola un mero stato corporeo suscitato da alcune passioni, in primo luogo l’amore. Infine, esiste almeno un altro punto di contatto tra la lettera di Elisabetta, la risposta di Descartes e il testo delle Passions. Si tratta di un passo dell’articolo 211, penultimo articolo del testo definitivo delle Passions, Il passo di Elisabetta [6] verte sui rimedi ordinati da Descartes contro gli eccessi delle passioni ed è probabile che la principessa stia qui facendo un discorso generale, rivolto a ciò che Descartes dice non solo nell’articolo 211, ma soprattutto negli articoli 76, 138, 144, 145, 148, su come correggere i difetti, gli eccessi delle passioni ; ciò appare sufficientemente chiaro da ciò che la principessa stessa aggiunge a questa sua osservazione e dalla risposta di Descartes. Probabilmente l’obiezione di Elisabetta [6] si concentra soprattutto sull’articolo 145 che tratta dei rimedi generali contro i desideri vani, tali perché non dipendono da noi (il titolo dell’articolo è : De ceux [scil. : désirs] qui ne dépendent que des autres causes ; et ce que c’est que la Fortune). Descartes considera l’osservazione della principessa meritevole di una risposta articolata, tuttavia non ritiene necessario, mi pare, modificare il testo. Detto altrimenti, il testo (art. 145) così come lo leggiamo nella stesura definitiva rende tuttavia plausibile l’osservazione della principessa e la risposta di Descartes (lettera del maggio 1646) può essere considerata un commento al testo, né più né meno che una risposta ad personam. Più precisamente : le eventuali varianti tra il testo letto dalla principessa e il testo definitivo non dipendono dalle osservazioni di Elisabetta, ma da uno sviluppo del testo stesso e, cioè, dalla successiva AT IV 411 ; BLet 556, p. 2201. Cfr. Meschini, « La dottrina », op. cit., p. 146-147.
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aggiunta della trattazione della generosità (nella terza parte) 43. È probabile, in altre parole, che Descartes abbia sì rimesso mano all’articolo 145 (ed anche agli articoli 54 e 83), aggiungendovi un accenno alla generosità (« il y a deux remèdes généraux contre ces vains Désirs : le premier est la Générosité, de laquelle je parlerai ci-après […] ») 44, ma che questo sia avvenuto solo in seguito alla trattazione della generosità (in particolare l’art. 156 : Quelles sont les propriétés de la Générosité ; et comment elle sert de remède contre tous les dérèglements des Passions) 45, trattazione, che, come ha dimostrato con buone ragioni G. Rodis-Lewis è successiva alla prima stesura 46. Per il motivo opposto (assenza di un qualsiasi riferimento alla generosità, indicata giusto qualche pagina prima, nell’art. 156, quale remède contre tous les dérèglements des Passions), la studiosa francese ha ritenuto che gli articoli 211 e 212, che chiudono l’opera nel testo definitivo, rappresentino in realtà già la conclusione della stesura letta dalla principessa. A questo punto anche la nostra ipotesi, di un legame tra l’obiezione della principessa [6], la risposta di Descartes (maggio 1646) e l’art. 211, sembra prendere più consistenza 47. L’obiezione di Elisabetta non riesce del tutto a velare una certa asprezza e Descartes per lettera giudica legittima la perplessità della sua interlocutrice («j’avoue bien qu’ils [les remèdes] sont difficiles à pratiquer»), sottolineando al tempo stesso i limiti dell’efficacia di tali rimedi («ils ne peuvent suffire pour empêcher les désordres qui arrivent dans le corps» 48) circoscritti solo alla sfera d’azione dell’anima («mais seulement pour faire que l’âme ne soit point troublée»), che può conservare la sua libertà di giudizio. Ebbene, l’art. 211 come si pone di fronte al carteggio ? È pos sibile, in altre parole, individuarvi tracce di una risposta alla principessa ? Non sembra dubbio che l’articolo 211 sia costruito per prevenire obiezioni simili a quella della principessa, circa la difficoltà e l’efficacia dei rimedi, e che recepisca anche ciò che il filosofo stesso scrive nella lettera del maggio 1646. Alcuni indizi lasciano intravedere anche la possibilità che così come è costruito Cfr. Rodis-Lewis, op. cit., passim. AT XI 431-432 ; BOp I 2465. 45 AT XI 447-448 ; BOp I 2479. 46 Rodis-Lewis, op. cit., p. 53. 47 Vedi appendice, tav. 3. 48 Il corsivo non è nel testo. 43 44
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quest’articolo possa essere stato scritto, almeno in parte, successivamente alla prima redazione (mi riferisco in particolare al riferimento a préméditation) 49. D’altro lato la risposta alla preoccupazione della principessa (o comunque ad una preoccupazione simile) c’è, ma capovolge i termini della questione ; mentre, infatti, Elisabetta si fermava di fronte alla difficoltà nel mettere in pratica i rimedi, quasi a dire che quei rimedi non potessero essere messi in pratica (ed è qui l’asprezza della sua osservazione), il filosofo introduce il concetto e il lessico dell’esercizio (quindi la terza massima della morale), utilizzando uno di quei termini comuni e preziosi della sua filosofia, soin, che, al pari di attention, biais, excercice, meditation, ecc., rivelano la radice pratica della sua filosofia. In un modo e in una misura restati in gran parte poco noti se non affatto ignoti, Descartes intervenne dunque sul primo abbozzo del trattato delle Passions, che aveva consegnato personalmente alla principessa in un incontro avvenuto a La Haye i primi di marzo del 1646, probabilmente il 7 marzo, almeno se il filosofo mantenne il proponimento manifestato a Chanut nella lettera del 6 marzo, di recarvisi il giorno dopo 50. Quell’abbozzo, che non sappiamo se la principessa riconsegnò mai al filosofo 51, rappresenta il primo stadio della redazione del trattato. Le osservazioni che la principessa fece su questo testo e che fece pervenire a Descartes con la lettera datata 25 aprile 1646 non solo spinsero il filosofo ad una risposta puntuale, la lettera del maggio successivo, ma lo indussero, non se ne può dubitare, anche a tornare sul testo. Ma quando Descartes mise di nuovo mano al petit traité ? La storia della tradizione manoscritta delle Passions, che potrebbe aiutarci nel rispondere a questa domanda, è in gran parte da scrivere e può esserlo, almeno per ora, solo in via congetturale. Ancora una volta 52 è il carteggio a fornirci le principali informa49 Descartes usa questo termine nell’art. 176, a proposito della paura : « Et parce que la principale cause de la Peur est la surprise, il n’y a rien de meilleur pour s’en exempter, que d’user de préméditation, et de se préparer à tous les événements, la crainte desquels la peut causer » (AT XI 463 ; BOp I 2497). 50 Cfr. JRA/C, vol. I, p. 999. Armogathe è l’unico a notare questa circostanza. Per la datazione della lettera cfr. AT IV 376. 51 V. infra. 52 Come nel caso de L’Homme ; mi sia permesso di rinviare, a questo proposito, al mio Filologia e scienza. Note per un’edizione critica de L’Homme di Descartes,
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zioni. Sulla scorta della preziosa bibliografia di van Otegem 53, che ne ha fatto una sintetica ricostruzione, con alcune nostre osservazioni e aggiunte, ma senza alcuna pretesa di esaustività diamo qui di seguito alcuni ragguagli sulle tappe per ora note di questa tradizione, precisando che nessuno dei testimoni della cui esistenza siamo certi o la cui esistenza possiamo solo congetturare è giunto, per quanto sappiamo, direttamente o indirettamente fino a noi. In primo luogo, dunque, riprendendo quanto detto fin qui, va menzionata la copia data in lettura alla principessa (PE), che dobbiamo pensare fosse una copia in pulito ; dobbiamo postulare, poi, un secondo testimone, la minuta (PM), da cui venne tratta la copia consegnata alla principessa (PE). Sappiamo che Elisabetta portò con sé in Germania la sua copia (PE), la quale non le era stata data in maniera definitiva, solo così si spiega la richiesta della principessa a Descartes di poter portare con sé in Germania il trattato 54. Esiste una terza copia, quella inviata dal filosofo alla regina Cristina (PC) per il tramite di Chanut. Il rapporto tra PE e PC è uno dei momenti cruciali di questa storia. È, infatti, evidente, che se dipendessero entrambe da PM (come sarebbe lecito attendersi) dovremmo concludere per una loro identità (salvo errori di copiatura). Con molta probabilità le cose andarono diversamente. Per una ragione molto semplice : la minuta (PM), dopo l’allestimento della copia PE data alla principessa palatina, resta (ovviamente) in mano all’autore e, quindi, non è chiusa, ma aperta a varianti d’autore. Ed è ciò che sembra essere accaduto : che Descartes abbia rimesso mano al testo consegnato ad Elisabetta pensiamo d’averlo dimostrato nelle pagine precedenti, tuttavia, quanto abbiamo fin qui detto non basta per precisare il momento in cui questa prima revisione sia di fatto avvenuta. Ebbene, una prima testimonianza (materiale) dell’avvenuta revisione è da vedere forse nel brouillon fort confus cui il filosofo fa riferimento nella lettera in cui informerà Elisabetta d’aver inviato il trattato a Chain Le opere dei filosofi e degli scienziati. Filosofia e scienza tra testo, libro e biblioteche, Olschki, Firenze, 2011, p. 165-204 ; oltre, ovviamente, a M. van Otegem, A Bibliography of Descartes (1637-1704), 2 vols (« Quaestiones Infinitae », vol. n. 38), Publications of the Zeno Insitute of Philosophy, s. l., 2002. 53 van Otegem, op. cit., vol. I, p. 336-337, 406-407. 54 Cfr. la lettera di Elisabetta a Descartes, del luglio 1646 (AT IV 449 ; BLet 565, p. 2231).
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nut per la regina Cristina : « je lui envoie aussi le petit Traité des Passions, lequel j’ai eu assez de peine à faire transcrire sur un brouillon fort confus que j’en avais gardé » 55. Van Otegem ritiene che lo stato confuso della minuta fosse dovuto a correzioni effettuate nell’estate precedente 56. Ritengo anch’io che le correzioni possano aver pasticciato il manoscritto, a patto, però, che non si dimentichi che Descartes in più di una circostanza, parlando delle sue carte, delle sue minute, ha lamentato (potremmo dire che è quasi un vezzo !) una situazione simile a quella descritta in questa circostanza 57. Detto altrimenti, che il brouillon fort confus contenga delle correzioni lo possiamo affermare solo perché sappiamo che Descartes fece delle correzioni e non perché parla di un brouillon fort confus. Dunque, se, come appare del tutto plausibile, PE e PC rappresentano due testi in parte diversi del trattato, occorre, allora, distinguere anche due fasi di PM : PM1 da cui dipende PE e PM2, che conterrebbe le modifiche (tutte o in parte) successive alle osservazioni della principessa confluite in PC, da identificare quindi con il brouillon fort confus. Van Otegem ha ipotizzato che l’inserimento delle correzioni risalirebbe all’estate del 1647, ma, forse, occorre retrodatare tale inserimento, come sembrerebbe suggerire l’affermazione stessa del filosofo che colloca in un periodo alquanto anteriore (que j’en avais gardé) l’archiviazione del brouillon. Ora, Descartes dà notizia della copia PC in tre lettere (in due esplicitamente, in una terza implicitamente) scritte il 20 novembre 1647, rispettivamente a Chanut, a Elisabetta e alla regina Cristina 58. A que55 A Elisabetta (non a Chanut, come per errore scrive van Otegem, op. cit., p. 406, n. 8) 20 novembre 1647 (AT V 91 ; BLet 633, p. 2493). Il corsivo non è nel testo. 56 Cfr. van Otegem, op. cit., p. 336, 406. 57 Per la minuta delle Meditationes : « un brouillon si plein de ratures, que j’aurais moi-même de la peine à le lire » (lettera a Colvius del 14 novembre 1640, AT III 248 ; BLet 287, p. 1333) ; per il manoscritto de L’Homme : « il y a déjà douze ou treize ans que j’avais décrit toutes les fonctions du corps humain, ou de l’animal, mais le papier où je les ai mises est si brouillé que j’aurais moi-même beaucoup de peine à le lire » (a Mersenne, 23 novembre 1646, AT IV 567 ; BLet 586, p. 2345) ; per una lettera scritta a Bannius nel 1640 e inviata successivamente ad Huygens : « Vous verrez ici la lettre musicale dont je vous avais parlé. J’ai eu assez de peine à la tirer d’un méchant brouillon qui m’était demeuré » (lettera a Huygens del 30 novembre 1646, AT IV 788 ; BLet 589, p. 2357). 58 Nella lettera a Cristina, Descartes annuncia genericamente l’invio a Chanut di alcuni scritti « où j’ai mis – scrive – mes sentiments plus à long touchant la même
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sta data la copia per Cristina (PC) risulta completata e pertanto possiamo vedere in questa data il termine ad quem della seconda fase redazionale delle Passions. Ma il termine a quo deve essere spostato fino alla primavera dell’anno precedente e cioè al maggio del ’46, quando Descartes risponde (per lettera) alle osservazione di Elisabetta. Ma a che cosa (o a quanto) questa seconda fase corrisponde della stesura definitiva del trattato ? Sulla base di quanto abbiamo visto più sopra e grazie anche alle osservazione di G. Rodis-Lewis, possiamo pensare che essa contenesse almeno la revisione degli articoli 70-72 ; 97, 99-100 ; 119 ; 136, probabilmente anche degli articoli 138, 144-148 e, forse, almeno parte dell’art. 211. Più difficile, mi pare, è stabilire se si debba far risalire già a questa fase anche l’integrazione della fisiologia, la cui mancanza era stata esplicitamente lamentata da Elisabetta. Stando a ciò che lo stesso Descartes scrive nella lettera a Clerselier del 23 aprile del 1649 e a ciò che afferma nella prefazione al trattato (prima risposta) 59 mi pare che si debba rinviare questo inserimento ad una successiva ed ultima fase redazionale, quella che possiamo considerare conclusa con la lettera del 23 aprile : Pour le traité des Passions, je n’espère pas qu’il soit imprimé qu’après que je serai en Suède ; car j’ai été négligent à le revoir et y ajouter les choses que vous avez jugé y manquer, lesquelles l’augmenteront d’un tiers ; car il contiendra trois parties, dont la première sera des passions en général, et par occasion de la nature de l’âme etc., la seconde des six passions primitives, et la troisième de toutes les autres 60.
È importante, in questo testo, collocare le azioni e i fatti di cui si parla nel loro giusto ordine temporale, anzi nella giusta temporalità. Detto altrimenti, il passato (j’ai été) riguarda un’azione già compiuta o solo le condizioni, le premesse di un’azione ancora da compiere ? E il futuro (lesquelles l’augmenteront…il contiendra… la première sera) è una previsione che riguarda il risultato finale, quindi (una previsione per) il libro che uscirà dalla
matière, afin que, s’il plaît à Votre Majesté de les voir, il m’oblige de les lui présenter » (AT V 86 ; BLet 631, p. 2489). 59 AT XI 322 ; BOp I 2327. 60 AT V 354 ; BLet 697, p. 2693.
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stampa o, invece, Descartes si riferisce all’opera, il cui testo è ancora nelle sue mani ? Ma, prim’ancora, va precisato il ruolo di Clerselier. Le lacune nel carteggio e la parte che in questo rapporto si deve mettere in conto agli incontri e colloqui personali ci privano delle osservazioni di Clerselier. Sappiamo solo, ce lo dice il testo (la lettera in esame), che le osservazioni ci furono e che si trattava di suggerimenti o richieste di aggiunte (les choses que vous avez jugé manquer). Possiamo identificare la parte mancante (secondo Clerselier) con la terza parte ? È probabile che, almeno in parte, le cose stiano così, tuttavia non si può portare questo testo (o solo questo testo) a sostegno di questa ipotesi. Infatti, tra l’affermazione che il testo si accrescerà di un terzo e quella secondo cui ci sarà una terza parte ecc. non c’è alcun legame consequenziale 61. A rigore, ma di questo altrove, non sappiamo con certezza neppure se nel primo e secondo abbozzo del trattato ci fosse già una divisione in parti e in articoli. Ciononostante, per altra via, possiamo plausibilmente affermare che le choses giudicate mancanti da Clerselier corrispondano, almeno in una certa misura, alla terza parte : la lettera di Elisabetta del 25 aprile del ’46 sia pure solo e silentio sembra infatti rafforzare la tardiva redazione della trattazione relativa alle passioni secondarie. Detto altrimenti, l’assenza di riferimenti alla terza parte in quella lettera 62 potrebbe spiegarsi col fatto che quella parte non fosse stata ancora scritta. D’altro canto, come abbiamo ricordato, G. Rodis-Lewis, sulla base di un serrato confronto con il carteggio 63, ha sostenuto la posteriorità della trattazione della generosità rispetto al primo e (aggiungiamo noi) al secondo abbozzo. Tutto questo non autorizza ad identificare il terzo con la terza parte, anche se pensiamo che la trattazione relativa alla generosità sia confluita nella terza parte nel momento in cui Descartes ha ritenuto di dover completare il trattato inserendo una trattazione specifica dedicata alle passioni secondarie. Per certi versi, poi, non è neppure da escludere che se non tutta la terza parte sia stata scritta per soddisfare le osservazioni di Clerselier (mi riferisco alla trattazione della generosità), quel terzo comprenda anche la serie di articoli, relativi alla fisio Cfr. Rodis-Lewis, op. cit. Cfr. Eadem, op. cit., p. 44. 63 Cfr. loc. cit. 61 62
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logia, che Descartes decise di scrivere (o di inserire nel trattato) solo in un secondo momento. L’irrompere di Clerselier sulla scena del trattato pone, dal punto di vista della tradizione del testo, altri interrogativi : quale copia Clerselier ebbe modo di leggere ? Quella che Chanut aveva avuto da Descartes per consegnare alla regina di Svezia e che trattenne (su invito di Descartes stesso) per un certo lasso di tempo presso di sé ? È lo stesso Descartes ad averlo messo a parte del trattato ? E, comunque, dobbiamo pensare ad una copia in possesso dello stesso Clerselier ? Non è possibile allo stato attuale degli studi rispondere a queste domande, quello che sembra si possa dedurre con certezza dalla lettera di Descartes è che Clerselier non solo fosse a conoscenza del trattato, ma ne avesse anche conoscenza. Occorre fare un passo indietro, alla lettera (fittizia) del 4 dicembre 1648 : fittizia (solo) perché compare nel paratesto. Le risposte di Descartes (questa e la successiva) danno delle indicazioni che andranno tenute in conto : il carteggio ancorché fittizio non è per questo falso. Nel rispondere al suo interlocutore che l’aveva rimproverato per non avergli dato una copia del trattato, Descartes si giustifica rivelando la natura privata (quasi acroama tica) del trattato stesso e promette di rivedere lo scritto con le aggiunte necessarie a renderlo intelligibile : Car, d’autant que je ne l’avais composé que pour être lu par une Princesse, dont l’esprit est tellement au-dessus du commun, qu’elle conçoit sans aucune peine ce qui semble être le plus difficile à nos docteurs, je ne m’étais arrêté à y expliquer que ce que je pensais être nouveau. Et afin que vous ne doutiez pas de mon dire, je vous promets de revoir cet écrit des Passions, et d’y ajouter ce que je jugerai être nécessaire pour le rendre plus intelligible, et qu’après cela je vous l’enverrai pour en faire ce qu’il vous plaira 64.
Non vi sono dubbi, dato il riferimento preciso ad Elisabetta 65, che le aggiunte di cui si parla siano relative alla fisiologia. Quindi, alla data del 4 dicembre 1648 il trattato è ancora mancante quantomeno degli articoli fisiologici. La seconda risposta della prefazione, l’ultimo testo in ordine di tempo in cui Descartes parla AT XI 324 ; BOp I 2327. Il corsivo non è nel testo. Che fa pensare alle lettere di Descartes ad Elisabetta del 6 ottobre 1645 e del maggio 1646 citate supra. 64 65
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della redazione del trattato, sembrerebbe in contrasto sia con quanto Descartes ha affermato nella prima risposta sia con ciò che scriverà nella lettera a Clerselier : Car j’avoue que j’ai été plus longtemps à revoir le petit traité que je vous envoie, que je n’avais été ci-devant à le composer, et que néanmoins je n’y ai ajouté que peu de choses, et n’ai rien changé au discours, lequel est si simple et si bref, qu’il fera connaître que mon dessein n’a pas été d’expliquer les Passions en Orateur, ni même en Philosophe moral, mais seulement en Physicien 66.
Questa risposta contiene delle affermazioni e solleva alcune questioni, cui gli studiosi, interessati soprattutto e giustamente alla precisazione di Descartes circa il genere dello scritto (opera di fisica non di oratoria o di filosofia morale), non hanno posto molta attenzione. In particolare : 1) il tempo del verbo, il presente (que je vous envoie), indica senza ombra di dubbio che l’autore sta parlano dell’opera definitiva ; 2) la quale, viene ribadito, è breve (nel testo bref è riferito a discours) ; 3) l’uso di discours, mai trascurabile nell’autore del Discours, sta qui genericamente per scritto, diversamente non si capirebbe l’uso, appena qualche parola dopo, di traité, quasi un antonimo di discours nel lessico cartesiano 67; 4) le aggiunte di cui qui si parla (je n’y ai ajouté que peu de choses), in apparente contrasto con ciò che Descartes aveva scritto a Clerselier, vanno riferite con tutta probabilità ad uno stadio successivo al completamento dell’opera. A questo punto possiamo tornare alla lettera a Clerselier. In primo luogo è probabile che laddove Descartes afferma d’essere stato negligente (j’ai été négligent à le revoir et y ajouter les choses que vous avez jugé y manquer) pensi, più che a scusarsi per un lavoro non ancora compiuto, a giustificarsi per averlo compiuto in ritardo ; laddove, poi, avanza una previsione circa l’entità delle aggiunte è plausibile ipotizzare che non stia pensando a quanto ancora dovrà scrivere (l’opera), ma piuttosto a quanto ciò che ha già scritto e aggiunto svilupperà nella versione a stampa (il libro). In altre parole, quando Descartes scrive a Clerselier il trattato è ormai completato. Dalla fine d’aprile alla metà d’agosto del ’49,
AT V 354 ; BLet 697, p. 2693. Cfr. Lettera di Descartes a Mersenne del 20 aprile 1637 (AT I 349 ; BLet 104, p. 364). 66 67
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quindi per un periodo di circa tre mesi e mezzo, Descartes ha trattenuto presso di sé il piccolo trattato, facendo una stanca operazione di revisione (potremmo aggiungere, neanche del tutto accurata) senza aggiungere che poche cose. È probabile, dunque, che è a questa revisione, e solo a questa revisione, che si riferisca Descartes nella seconda risposta 68. In conclusione, il trattato delle Passions de l’âme, frutto di una lunga gestazione e di un’ancor più lunga redazione, che senz’altro nasce ed è alimentato da un intenso esercizio di osservazione e auto osservazione, nonché da un’assidua pratica responsoriale (quanti i corrispondenti con cui Descartes discute !), nasconde e a tratti lascia intravedere un testo stratificato, in cui è dato cogliere ripensamenti o precisazioni, come abbiamo visto alla luce della lettera del 25 aprile del 1646, inserimenti di nuovi materiali, come ha dimostrato G. Rodis-Lewis a proposito della parte relativa alla generosità, inserimenti di vecchi materiali, è questo il caso degli articoli fisiologici (7-16), nonché l’aggiunta della trattazione delle passioni secondarie 69 e l’integrazione in questa trattazione degli articoli dedicati alla generosità. Fondamentale in questo scandaglio risulta il carteggio, la cui ricchezza ben nota agli studiosi sarà tuttavia compiutamente valorizzata se si passerà con sempre maggior convinzione da una lettura meramente comparativa ad una genetica e intertestuale.
68 Possiamo tentare a questo punto di tracciare un quadro sommario e congetturale delle copie manoscritte del trattato in ordine cronologico, prima della stampa : PM [PM1], minuta di Descartes dalla quale è tratta la copia consegnata ad Elisabetta ; PE copia di Elisabetta ; PM [PM2], la minuta precedente con le aggiunte e le modifiche (in risposta ad Elisabetta) ; PC, copia inviata alla regina Cristina per il tramite di Canut ; PCL, copia letta o posseduta da Clerselier, PD, copia con tutte le modifiche e le aggiunte comprese quelle suggerite da Clerselier e quelle relative alla parte fisiologica, inviata al curatore per la stampa. Accanto a questi 5 testimoni occorrerà ricordarne almeno altri 2, quelli menzionati nell’inventario di Stoccolma, che chiameremo PN e PK : PN, si tratta della copia registrata sotto la lettera N, come : De la nature des passions de l’âme. Une minute fort raturée de la main dudit Sr Descartes. Questa minuta è probabile che vada identificata con quella di cui Descartes parla nella lettera ad Elisabetta, definendola un brouillon fort confus, che Descartes potrebbe aver portato con sé a Stoccolma. Quindi la nostra PM [PM1+PM2] ; PK, copia registrata sotto la lettera K, come : La Minute de la seconde partie du traité des passions. 69 Cfr. il mio « La dottrina », op. cit., p. 159-160.
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1. Appendice Tavole sinottiche 1 [A] : art. 107
[B] : lettera a Elisabetta, maggio 1646
[C] : art. 136
Et je déduis les raisons de tout ceci de ce qui a été dit ci-dessus, qu’il y a telle liaison entre notre âme et notre corps, que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente point à nous par après, que l’autre ne s’y présente aussi. Comme on voit en ceux qui ont pris avec grande aversion quelque breuvage étant malades, qu’ils ne peuvent rien boire ou manger par après, qui en approche du goût, sans avoir derechef la même aversion. Et pareillement, qu’ils ne peuvent penser à l’aversion qu’on a des médecines, que le même goût ne leur revienne en la pensée. Car il me semble que les premières passions que notre âme a eues, lorsqu’elle a commencé d’être jointe à notre corps, ont dû être, que quelquefois le sang, ou autre suc qui entrait dans le coeur, était un aliment plus convenable que l’ordinaire, pour y entretenir la chaleur, qui est le principe de la vie : ce qui était cause que l’âme joignait à soi de volonté cet aliment, c’està-dire, l’aimait ; et en même temps les / esprits coulaient du cerveau vers les muscles qui pouvaient presser ou agiter les parties d’où il était venu vers le coeur, pour faire qu’elles lui en envoyassent davantage ; et ces parties étaient l’estomac et les intestins, dont l’agitation augmente l’appétit, ou bien aussi le foie et le poumon, que les muscles du diaphragme peuvent presser. C’est pour-
… tous les principes de Physique […] Dont les principaux sont : […] qu’ il y a une telle liaison entre notre âme et notre corps, que les pensées qui ont accompagné quelques mouvements du corps, dès le commencement de notre vie, les accompagnent encore à présent, en sorte que, si les mêmes mouvements sont excités derechef dans le corps par quelque cause extérieure, ils excitent aussi en l’âme les mêmes pensées, elles produisent les mêmes mouvements […] Je crois bien que la tristesse ôte l’appétit à plusieurs ; mais, parce que j’ai toujours éprouvé en moi qu’elle l’augmente, je m’étais réglé là-dessus. Et j’estime que la différence qui arrive en cela, vient de ce que le premier sujet de tristesse que quelques-uns ont eu au commencement de leur vie, a été qu’ils ne recevaient pas assez de nourriture, et que celui des autres a été que celle qu’ils recevaient leur était nuisible. Et en ceux-ci le mouvement des esprits qui ôte l’appétit est toujours depuis demeuré joint avec la passion de la tristesse. Nous voyons aussi que les mouvements qui accompagnent les autres passions ne sont pas entièrement semblables en tous les hommes, ce qui peut être attribué à pareille cause.
Au reste, afin de suppléer ici en peu de mots à tout ce qui pourrait y être ajouté touchant les divers effets ou les diverses causes des passions, je me contenterai de répéter le principe sur lequel tout ce que j’en ai écrit est appuyé, à savoir qu’il y a telle liaison entre notre âme et notre corps, que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente point à nous par après que l’autre ne s’y présente aussi, et que ce ne sont pas toujours les mêmes actions qu’on joint aux mêmes pensées. Car cela suffit pour rendre raison de tout ce qu’un chacun peut remarquer de particulier en soi ou en d’autres, touchant cette matière, qui n’a point été ici expliqué. Et pour exemple, il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns, qui les empêchent de souffrir l’odeur des roses, ou la présence d’un chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu’au commencement de leur vie ils ont été fort offensés par quelques pareils objets, ou bien qu’ils ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse. Car il est certain qu’il y a du rapport entre tous les mouvements de la mère, et ceux de l’enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l’un nuit à l’autre. Et l’odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à un enfant, lorsqu’il était encore au berceau ; ou
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LES PASSIONS DE L’ÂME, UN TESTO STRATIFICATO: L’INFLUENZA DI ELISABETTA
[A] : art. 107
[B] : lettera a Elisabetta, maggio 1646
[C] : art. 136
bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni qu’il en ait eu après aucune mémoire ; bien que l’idée de l’Aversion qu’il avait alors pour ces roses, ou pour ce chat, demeure imprimée en son cerveau jusques à la fin de sa vie.
quoi ce même mouvement des esprits a toujours accompagné depuis la passion d’Amour.
2 Testo letto da Elisabetta (congettura)
‹[…] l’admiration, jointe à la joie, peut ouvrir si promptement les orifices du cœur, pour faire enfler le poumon à diverses secousses, pour causer le rire.›
Elisabetta, lettera del 25 aprile 1646
Risposta di Descartes, maggio 1646
Testo Passioni, art. 106
Lorsque vous parlez des signes extérieurs de ces passions, vous dites que l’admiration, jointe à la joie, fait enfler le poumon à diverses secousses, pour causer le rire. A quoi je vous supplie d’ajouter de quelle façon l’admiration (qui, selon votre description, semble n’opérer que sur le cerveau) peut ouvrir si promptement les orifices du coeur, pour faire cet effet.
Pour l’admiration, encore qu’elle ait son origine dans le cerveau, et ainsi que le seul tempérament du sang ne la puisse causer, comme il peut souvent causer la joie ou la tristesse, toutefois elle peut, par le moyen de l’impression qu’elle fait dans le cerveau, agir sur le corps autant qu’aucune des autres passions, ou même plus en quelque façon, à cause que la surprise qu’elle contient cause les mouvements les plus prompts de tous. Et comme on peut mouvoir la main ou le pied quasi au même instant qu’on pense à les mouvoir, parce que l’idée de ce mouvement, qui se forme dans le cerveau, envoie les esprits dans les muscles qui servent à cet effet ; ainsi l’idée d’une chose plaisante qui surprend l’esprit, envoie aussitôt les esprits dans les nerfs qui ouvrent les orifices du cœur ; et l’admiration ne fait en ceci autre chose, sinon que, par sa surprise, elle augmente la force du mouvement qui cause la joie, et fait que, les orifices du cœur étant dilatés tout à coup, le sang qui entre dedans par la veine cave, et qui en sort par la veine artérieuse, enfle subitement le poumon.
Et je ne puis remarquer que deux causes, qui fassent ainsi subitement enfler le poumon. La première est la surprise de l’Admiration, laquelle, étant jointe à la joie, peut ouvrir si promptement les orifices du cœur, qu’une grande abondance de sang, entrant tout à coup en son côté droit par la veine cave, s’y raréfie, et passant de là par la veine artérieuse, enfle le poumon.
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3 Lettera di Elisabetta del 25 aprile 1646
Risposta di Descartes, maggio 1646
Mais je trouve encore moins de difficulté à entendre tout ce que vous dites des passions, qu’à pratiquer les remèdes que vous ordonnez contre leurs excès.
Pour les remèdes contre les excès des passions, j’avoue bien qu’ils sont difficiles à pratiquer, et même qu’ils ne peuvent suffire pour empêcher les désordres qui arrivent dans le corps, mais seulement pour faire que l’âme ne soit point troublée, et qu’elle puisse retenir son jugement libre.
Passions de l’âme (1649)
[art. 211] … nous n’avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre lesquels les remèdes que j’ai expliqués pourraient suffire si chacun avait assez de soin de les pratiquer.
Résumé La lettre écrite par la Princesse Élisabeth de Bohême à Descartes le 25 avril 1646, après avoir lu le manuscrit des Passions, que lui avait confié le philosophe, et la réponse de Descartes au mois de mai de la même année, si on les compare avec le texte publié en 1649, nous livrent en partie la première esquisse de son ouvrage. La correspondance avec Clerselier (lettre de Descartes du 23 avril 1649), ainsi que les deux lettres de Descartes publiées dans la préface des Passions, peuvent contribuer à éclaircir les ajouts tardifs ayant précédé l’impression.
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ALEXANDRE GUIMARÃES TADEU DE SOARES
LA DÉSAFFECTION DU MONDE : LES QUATRE THÈSES FONDAMENTALES DE LA CORRESPONDANCE AVEC ELISABETH
Avant d’expliciter les idées de notre texte, nous devons faire un rappel historique de la contribution brésilienne au réexamen de la dernière phase de Descartes. En 1951, Lívio Teixeira écrit Ensaios sobre a moral de Descartes. Ce livre sera important dans la rédaction du tome II de Descartes selon l’ordre des raisons, de Martial Guéroult. Guéroult le cite plus d’une fois dans le chapitre xx, en particulier dans les pages 253-257. Rappelons que ce dernier livre serait lui aussi une réponse à la lecture que MerleauPonty avait faite d’Étendue et psychologie chez Malebranche, de Guéroult. Pour Merleau-Ponty, Guéroult y aurait réduit la liaison interne entre la pensée et l’être et, par conséquent, entre l’âme et le corps, à une « liaison idéelle entre deux natures simples ». Guéroult aurait ainsi été insensible aux textes qui réfléchissent sur l’union substantielle en tant qu’une sorte de fait brut et incontournable. Il aurait négligé la positivité de cette connaissance naturellement confuse 1. Dans ce texte, nous prolongerons, en quelque sorte, certaines thèses de Lívio Teixeira, en particulier en ce qui concerne la minutieuse critique qu’il fait à Gilson, lorsque l’auteur français, malgré sa constatation du changement de perspective de Descartes par rapport à la médecine, persiste dans son interprétation de la morale en tant qu’espèce de Médecine et met de côté le radicalisme de l’union substantielle.
1 Cf. B. Prado Jr, Présentation du livre, in L. Teixeira (éd.), Ensaio sobre a moral de Descartes, Brasiliense, São Paulo, 1990, p. 7-10.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117834 (DESCARTES, 4), p. 137-148
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1. La question de la mort en tant qu’horizon de la morale Le projet d’une médecine infaillible a toujours été parmi les objectifs de Descartes, ou mieux : « une médecine qui soit fondée en démonstrations infaillibles, qui est ce que je cherche maintenant », comme il le dit dans la lettre à Mersenne de janvier 1630 (AT I 106 ; BLet 26, p. 114). L’élaboration de L’homme illustre l’effort persistant de Descartes en ce sens. Nous pourrions dire que la distinction entre l’âme et le corps, qui a rendu possible la création d’une physique mécaniste, permet aussi la complète rénovation de la médecine, promettant de prolonger, de façon incroyable, la vie. Il s’agit du projet expliqué dans le Discours de la méthode (AT VI 62 ; BOp I 96-98). Cet optimisme concernant le développement de la médecine que nous trouvons dans le Discours résonne dans la correspondance de l’époque, comme nous le voyons dans la lettre à Huygens du 4 décembre 1637 : Car il me semble voir très évidemment, que si nous nous gardions seulement de certaines fautes que nous avons coutume de commettre au régime de notre vie, nous pourrions sans autre invention parvenir à une vieillesse beaucoup plus longue et plus heureuse que nous ne faisons ; mais parce que j’ai besoin de beaucoup de temps et d’expériences pour examiner tout ce qui sert à ce sujet, je travaille maintenant à composer un Abrégé de médecine (AT I 64 ; BLet 134, p. 472).
Dans ce passage, Descartes nous dit que nos connaissances ellesmêmes nous permettent déjà de développer le régime de nos vies. Il fait pourtant référence à des expériences qu’il devrait réaliser pour mettre en place sa nouvelle médecine, celle qui remplacerait finalement nos organes pour faire naître la possibilité d’une prolongation indéfinie de nos vies 2. 2 « Ce changement d’orientation a déjà été bien vu par Gilson : Descartes partage, avec beaucoup d’esprits de son temps, la préoccupation de prolonger la vie humaine au-delà de ses limites actuelles. Le bruit courait même, au XVIIe siècle, qu’il espérait trouver le moyen de rendre sa vie égale à celle des patriarches, et d’atteindre cinq cents ans en suivant un régime conforme à la nature. En réalité, Descartes est allé sans cesse en perdant quelque chose des espérances qu’expriment le Discours ; dans les dernières années de sa vie, constatant qu’il s’était plus complètement satisfait en morale qu’en médecine, Descartes se consolait de n’avoir pas trouvé le moyen de conserver la vie, sur ce qu’il avait du moins trouvé celui de ne pas craindre la mort » (É. Gilson, Discours de la méthode avec introduction et notes par Étienne Gilson, Vrin, Paris, 1989, p. 129).
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En 1639, il semble nuancer sa position. La durée de la vie peut être prolongée mais non pas indéfiniment. En outre, la qualité de la vie ne serait plus aussi bonne. Comme nous pouvons le voir dans la lettre à Mersenne du 9 janvier 1939 : et aussi que j’ai acquis quelque peu de connaissance de la médecine, et que je me sens vivre, et me tâte avec autant de soin qu’un riche goutteux, il me semble quasi que je suis maintenant plus loin de la mort que je n’étais en ma jeunesse. […] et l’un des points de ma morale est d’aimer la vie sans craindre la mort. (AT II 480 ; BLet 200, p. 964)
Il est important de remarquer qu’un point clé de la morale émerge dans cette lettre : « aimer la vie sans craindre la mort ». L’horizon de la mort se dessine. Nous ne pourrons pas, dans un délai raisonnable, devenir immortels. Et nous ne pourrons pas non plus résoudre les problèmes de la morale et des relations humaines avec un projet médical mécaniste. Nous sommes alors obligés de penser à partir de l’inéluctabilité de la mort, sans pour autant négliger cet aspect très important : « aimer la vie ». Devant l’inexorabilité de la mort, peut-être que nous devons seulement aimer la vie et l’aimer d’un amour très intense. Dans ces termes, Descartes repense le thème classique de l’apprentissage de la mort, qui avait déjà été revisité par Montaigne dans ses Essais, livre I, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » : Si c’etait l’enimie qui se peut eviter, je conselerois d’armes de la covardise : mais puis qu’il ne se peut ; puis qu’il vous attrape fuyant et poltron aussi bien qu’honeste homme, […] aprenons à le soustenir de pied ferme, et à combatre. Et pour commencer à lui oter son plus grand advantage contre nous, prenons la voie toute contraire à la commune. Otons lui l’estrangeté, pratiquons le, accoustomons le, n’ayons rien si souvent en la tete que la mort : à tout instans representons là à notre imagination et en tous visages.
Il s’agit pourtant d’une révision à partir de plusieurs conquêtes dans la description du corps humain. La question de la mortalité et du terrain moral doit être examinée sans exclure la réflexion physique et physiologique 3.
Montaigne, Essais, Flammarion, Paris, 1969, livre I, chap. 20, p. 127-142.
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Pour considérer l’homme dans sa mortalité, il était indispensable de faire face à la difficile question de l’union entre l’âme et le corps présente dans l’expression « composer un vrai homme », du Discours, mais développée surtout à partir de la Meditatio VI, où elle est reprise en étroite articulation avec le thème de la distinction (distinction qui fondait la physique mécaniste à partir de laquelle se conjecturait le projet d’une nouvelle médecine). Cette laborieuse question de l’union mènerait à une manière radicale de repenser l’apprentissage de la mort. Pour résumer, quand Descartes se rend finalement compte que, par manque de nombreuses expériences, il était bien en deçà de la possibilité de révolutionner la médecine, il est obligé de se tourner vers la morale. Comme il ne peut pas prolonger la vie, il ne lui reste qu’à apprendre à mourir. Il s’agit ici d’un tournant moral, d’un changement de pensée qui rejoint plus intensément le plus profond de la tradition socratique concernant la morale et la philosophie elle-même. L’apprentissage de la mort impose une réflexion radicale sur ce qui importe vraiment dans la vie, sur les tâches qui sont réellement bénéfiques, sur les valeurs qu’on assume et sur le vrai sens de la mort. Malgré la fatalité de la fin de l’existence, du destin inexorable, il faut se procurer le contentement dans le temps qui nous reste 4. Ainsi, avec un peu de connaissances préalables sur la physiologie du corps, la nature de l’esprit et l’union substantielle, associées à une explication de l’économie des passions, Descartes a esquissé une théorie de l’homme en tant qu’union substantielle fondant sa reconsidération de la morale. Il ne s’agit pourtant pas d’intervenir dans le sens fort – ce n’est pas une intervention médicale, comme celle permettant de remplacer des parties de l’organisme, mais d’une intervention faible, faite à partir de la connaissance de soi et avec laquelle on cherche à rediriger le flux du corps grâce à un léger traitement des passions de l’âme. Le tournant moral cartésien exige un retour à la conscience, cette fois-ci, à la lumière d’une science partiellement établie, mais aussi après l’explicitation de la cogitatio comme mode de sentir. Il semble alors que Descartes trouve une nouvelle façon de procéder dans cette thérapeutique propre aux philosophes. M. Montaigne, Saggi, ed. bilingue, texte fr. ed. par A. Tournon, Bompiani, Milano, 2012. 4 Seneca, De brevitate vitae. Ed. bilíngue. Nova Alexandria, São Paulo, 1993, p. 25-26 e 47-48.
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Il faut dire que ce changement moral ouvre chez Descartes la compréhension de sa philosophie en tant que philosophie pratique. Il comprenait que penser, c’est agir et que le but de toute réflexion philosophique, c’est de savoir comment nous devons nous conduire 5. Cependant, la base de la philosophie elle-même, le besoin de réfléchir sur la vie, change profondément marquée par l’horizon de la mortalité et de la conséquente brièveté de la vie. L’idée de la distinction de l’âme, naturellement noble, qui ne se corromprait pas nécessairement après la mort – que nous retrouvons dans le résumé de la Meditatio II et qui est reprise dans la lettre à Élisabeth du 1er septembre 1645 – semble diriger la morale vers une conséquence religieuse de la thèse de la distinction, qui insisterait sur la possibilité de l’incorruptibilité de l’âme, nous offrant un espoir raisonnable concernant le post mortem : […] car, même sans les enseignements de la foi, la seule philosophie naturelle fait espérer à notre âme un état plus heureux, après la mort, que celui où elle est à présent (AT IV 281 ; BLet 519, p. 2074)
Dix jours plus tard, après avoir développé plusieurs éléments de la troisième notion primitive, Descartes écrit à Élisabeth, reprenant le thème religieux de la lettre précédente, cette fois-ci sous une perspective, pour ainsi dire, de conscience de libération de la mort : La seconde chose, qu’il faut connaître, est la nature de notre âme, en tant qu’elle subsiste sans le corps, […] : car cela nous empêche de craindre la mort, et détache tellement notre affection des choses du monde, que nous ne regardons qu’avec mépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune (AT IV 292 ; BLet 521, p. 2082-2084)
Autrement dit, la possibilité de la subsistance de l’âme paraît dépasser ce qui est permis par le raison dans la suite de la lettre : « Après qu’on a ainsi reconnu la bonté de Dieu, l’immortalité de nos âmes et la grandeur de l’univers » (AT IV 293 ; BLet 521, p. 2084). Mais la clé pour penser la morale se révéle un peu plus : « et détache tellement notre affection des choses du monde, que
AT VI 10 ; BLet 34.
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nous ne regardons qu’avec mépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune » 6. Il faut dire qu’apprendre à mourir chez Descartes c’est reprendre toujours l’inspiration de Montaigne : « Aimer la vie, sans craindre la mort », comme nous l’avons déjà vu dans la lettre à Mersenne de 1639 et pouvons le revoir dans la lettre à Huygens du 10 octobre 1642 : […] mais je ne saurais néanmoins m’abstenir de vous en dire un que j’ai trouvé très puissant, non seulement pour me faire supporter patiemment la mort de ceux que j’aimais, mais aussi pour m’empêcher de craindre la mienne, nonobstant que je sois du nombre de ceux qui aiment le plus la vie (AT III 798 ; BLet 371, p. 1668).
Apprendre à mourir, c’est ne pas désespérer, ne pas laisser que la crainte nous paralyse devant un désir qui n’a plus de raison d’être. C’est, au contraire, aimer intensément ce que l’on a : la vie, parce que la désaffection du monde par la conscience de la mort nous rend plus fort. Mais Élisabeth pose une question capitale à Descartes le 30 septembre 1645 : L’immortalité de l’âme, et de savoir qu’elle est de beaucoup plus noble que le corps, est capable de nous faire chercher la mort, aussi bien que la mépriser, puisqu’on ne saurait douter que nous vivrons plus heureusement, exempts des maladies et passions du corps. Et je m’étonne que ceux qui se disaient persuadés de cette vérité et vivaient sans la loi révélée, préféraient une vie pénible à une mort avantageuse (AT IV 302 ; BLet 524, p. 2092).
Face à la question d’Élisabeth, Descartes explique les thèses suivantes : 1) la vie est bonne, car elle offre toujours plus de biens que de maux ; 2) la possibilité de subsistance de l’âme nous donne à la croyance en l’immortalité un espoir raisonnable, mais on ne peut en être sûr que par la foi, donc : 3) on ne doit pas chercher la mort, c’est-à-dire, échanger la certitude d’une vie heureuse pour l’incertitude concernant la destination de notre âme. Ce que nous pouvons observer dans la lettre du 6 octobre 1645 à Élisabeth :
AT IV 292 ; BLet 521, p. 2084.
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[…] mais aucune raison ne les en assure, et il n’y a que la fausse philosophie d’Hégésias, dont le livre fut défendu par Ptolémée, parce que plusieurs s’étaient tués après l’avoir lu, qui tâche à persuader que cette vie est mauvaise ; la vraie enseigne, tout au contraire, que, même parmi les plus tristes accidents et les plus pressantes douleurs, on y peut toujours être content, pourvu qu’on sache user de la raison (AT IV 315 ; BLet 526, p. 2106).
Voyons le renforcement de cette position dans la lettre à Élisabeth du 3 novembre de la même année : […] elle me semble nous enseigner que nous ne devons pas véritablement craindre la mort, mais que nous ne devons aussi jamais la rechercher (AT IV 333 ; BLet 529, p. 2116).
Quelque temps plus tard, dans la lettre du 15 juin 1646 à Chanut, Descartes avoue que son projet d’une morale pensée à partir de l’union substantielle dépassait celui d’une médecine auquel il avait dévoué trop de temps : Toutefois, afin qu’il ne semble pas que je veuille vous détourner de votre dessein, je vous dirai, en confidence, que la notion telle quelle de la physique, que j’ai tâché d’acquérir, m’a grandement servi pour établir des fondements certains en la morale ; et que je me suis plus aisément satisfait en ce point qu’en plusieurs autres touchant la médecine, auxquels j’ai néanmoins employé beaucoup plus de temps (AT IV 441-442 ; BLet 563, p. 2224)
Et dans la suite de la lettre, il expose complètement son tournant moral : De façon qu’au lieu de trouver les moyens de conserver la vie, j’en ai trouvé un autre, bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort ; […] j’attends quelques expériences pour tâcher de continuer ma Physique, je m’arrête aussi quelquefois à penser aux questions particulières de la morale. Ainsi j’ai tracé cet hiver un petit traité de la nature des Passions de l’Âme […] (AT IV 442 ; BLet 563, p. 2224).
2. L’illusion de la raison Je pense que la question posée par Élisabeth en septembre 1645 a été décisive pour que le tournant moral, qui se délinéait déjà en 1639-1640, prenne une direction claire. Apprendre à mourir n’est pas définitivement vouloir mourir mais plutôt aimer la vie, c’est143
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à-dire savoir vivre, savoir que vivre est risqué et que notre force dépend du fait d’assumer le risque, et savoir que notre contentement, à son tour, dépend de l’expression de notre force face aux difficultés du monde. Cette perspective résonne de manière décisive dans la rédaction du Traité de la nature des passions de l’âme, pendant l’hiver 1645-1646. Comment pouvons-nous augmenter, de la meilleure façon possible, notre force et vraiment aimer intensément la vie ? Quelle serait la stratégie pour vivre de manière intense, pour ne pas craindre la mort, pour avoir une vie heureuse ? D’un côté, un aspect fondamental de cette élaboration de la morale sous la perspective d’un apprentissage de la mort est la reprise de la décision métaphysique de considérer le réel comme un rêve. Pour commencer à philosopher dans le champ moral je réitère la décision métaphysique : je réduis ma souffrance si j’utilise l’imagination pour sentir la vie comme un théâtre 7. Le sens de cette déréalisation est de sentir que nous survivons, ou bien, que nous vivons en dépit des gênes, des difficultés. Nous pouvons agir ainsi parce que la mort, le maximum de souffrance, n’est pas étrange, et même nous aide à nous détacher du monde. De l’autre côté, la raison doit saisir les aspects positifs d’une situation donnée pour augmenter encore plus la force de notre contentement. Paradoxalement, j’apprends à vivre pleinement, sans sujétion et en toute liberté, quand je ne crains plus la mort. Et savoir vivre c’est utiliser la raison pour vivre bien. Comme nous pouvons le voir dans la lettre du 1er septembre 1645 à Élisabeth, il y a des pertes pires que la perte de la vie. Par exemple, la perte de la raison est pire que de perdre la vie : « et c’est moins de perdre la vie que de perdre l’usage de la raison » 8. En outre, mourir est un fait de la vie qui doit être bien préparé dans la mesure où nous vivons bien. Et même il appartient à la vie d’être héroïque et de sacrifier la vie pour la justice et pour des raisons bien méditées. 7 Descartes utilise le thème du théâtre à l’article 147 des Passions de l’âme pour penser le difficile rapport entre les émotions intérieures et les passions. Il reprend à l’article 187 cette métaphore du théâtre pour en conclure à propos de la pitié des plus généreux : « le principal objet de la Pitié des plus grands hommes est la faiblesse de ceux qu’ils voient se plaindre : à cause qu’ils n’estiment point qu’aucun accident qui puisse arriver, soit un si grand mal, qu’est la Lâcheté de ceux qui ne peuvent souffrir avec constance » (AT XI 470 ; BOp I 2504). 8 AT IV 281 ; BLet 519, p. 2074.
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Ce thème de l’usage de la raison pour atténuer les aspects nocifs et pour renforcer les bénéfices peut être vu dans plusieurs moments de la correspondance avec Élisabeth. Nous avons déjà trouvé le sujet de l’usage de raison dans la lettre du 6 octobre 1645 9. De même, nous l’avons vu précédemment dans la lettre à Élisabeth de mai ou juin 1645 (AT IV 220 ; BLet 498, p. 2020). Descartes explicite le fondement de la thèse selon laquelle, pour être joyeux, nous pouvons nous faire des illusions par la raison, dans la lettre à Élisabeth de janvier 1646. Le bien peut se dire en plus d’un sens : Mais quand on considère les biens, et les maux qui peuvent être en une même chose, pour savoir l’estime qu’on en doit faire, comme j’ai fait lorsque j’ai parlé de l’estime que nous devions faire de cette vie, on prend le bien pour tout ce qui s’y trouve dont on peut avoir quelque commodité, et on ne nomme mal que ce dont on peut recevoir de l’incommodité ; car pour les autres défauts qui peuvent y être, on ne les compte point (AT IV 354-355 ; BLet 537, p. 2136).
Ensuite, nous voyons la thématique de l’illusion par la raison mieux développée : Or ce qui m’a fait dire, en ce dernier sens, qu’il y a toujours plus de biens que de maux en cette vie, c’est le peu d’état que je crois que nous devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous, […] ; et nous pouvons empêcher, par leur moyen, que tous les maux qui viennent d’ailleurs, tant grands qu’ils puissent être, n’entrent plus avant en notre âme que la tristesse que y excitent les comédiens, quand ils représentent devant nous quelques actions fort funestes (AT IV 355 ; BLet 537, p. 2136-2138).
L’effort pour voir ce qui est bon dans les choses et pour considérer la vie comme un théâtre ou un rêve, comme nous l’avons dit, nous permet de faire l’expérience de notre force, expérience qui nous rend effectivement contents, tel que l’affirmait Descartes le 6 octobre 1645 à Elisabeth : Et la cause du contentement que l’âme reçoit en ces exercices, consiste en ce qu’ils lui font remarquer la force, ou l’adresse, ou quelque autre perfection du corps auquel elle est jointe (AT IV 309 ; BLet 526, p. 2102). 9 « la vraie enseigne, tout au contraire, que, même parmi les plus tristes accidents et les plus pressantes douleurs, on y peut toujours être content, pourvu qu’on sache user de la raison » (AT IV 315 ; BLet 526, p. 2106).
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Et nous pouvons le voir également dans la lettre à Élisabeth du 18 mai 1645 : […] elles font bien tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la Fortune favorable en cette vie, mais néanmoins elles l’estiment si peu, au regard de l’Eternité, qu’elles n’en considèrent quasi les événements que comme nous faisons ceux des Comédies. […] Ainsi, ressentant de la douleur en leur corps, elles s’exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu’elles font de leur force, leur est agréable (AT IV 202-203 ; BLet 494, p. 2008-2010).
3. Conclusion Suivant l’avis de Lívio Teixeira, nous pouvons retrouver dans la correspondance avec Elisabeth (lettre du 15 septembre 1645) quatre thèses fondamentales pour l’élaboration d’une morale et pour la rédaction du Traité des passions : 1) Nous devons savoir recevoir les décrets infaillibles de Dieu 10 ; 2) Nous ne devons pas considérer que nous sommes au centre du monde, que nous sommes la créature privilégiée 11 ; 3) Nous devons agir comme si nous étions une partie du tout 12 ; 4) Mais je trouve que la thèse principale pour comprendre le sens des passions et la thérapeutique du Traité des passions, c’est la thèse de la désaffection à l’égard du monde 13, que l’on atteint par l’acceptation de la mort. Elle permet
« Entre lesquelles la première et la principale est qu’il y a un Dieu, de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les décrets sont infaillibles » (AT IV 291 ; BLet 521, p. 2082). 11 « […] et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour l’homme, cela fait qu’on est enclin à penser que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre meilleure ; et qu’au lieu de connaître les perfections qui sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des imperfections qu’elles n’ont pas, pour s’élever au-dessus d’elles, et entrant en une présomption impertinente, on veut être du conseil de Dieu, et prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquiétudes et fâcheries » (AT IV 292 ; BLet 521, p. 2084). 12 « Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier » (AT IV 293 ; BLet 521, p. 2084). 13 « La seconde chose, qu’il faut connaître, est la nature de notre âme, en tant qu’elle subsiste sans le corps, […] : car cela nous empêche de craindre la mort, et détache tellement notre affection des choses du monde, que nous ne regardons qu’avec mépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune » (AT IV 292 ; BLet 521, p. 2082-2084). 10
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d’un seul coup de comprendre la vérité absolue du vécu de la passion 14 et la clé pour réduire notre souffrance. Ce n’est plus le cas de la distinction de la distinction et de l’union, qui fait l’usage scientifique de la distinction pour fonder la physique et la médicine ; mas c’est le cas de l’union de la distinction et de l’union (c’est-à-dire, la distinction que l’on peut faire dans l’union), qui fonde l’usage moral de la distinction. Nous pouvons voir, dans les articles du Traité des passions qui préparent la réflexion sur la vertu et la générosité, l’articulation entre la thèse des décrets infaillibles et celle de la désaffection à l’égard monde. Par exemple, à l’article 145 Descartes dit : nous devons souvent faire réflexion sur la providence divine, et nous représenter qu’il est impossible qu’aucune chose arrive d’autre façon qu’elle a été déterminée de toute éternité par cette providence ; en sorte qu’elle est comme une fatalité ou une nécessité immuable qu’il faut opposer à la fortune, pour la détruire comme une chimère qui ne vient que de l’erreur de notre entendement. Car nous ne pouvons désirer que ce que nous estimons en quelque façon être possible, et nous ne pouvons estimer possibles les choses qui ne dépendent point de nous qu’en tant que nous pensons qu’elles dépendent de la fortune, c’est-à-dire que nous jugeons qu’elles peuvent arriver, et qu’il en est arrivé autrefois de semblables 15.
Nous souffrons quand nous ne méprisons pas le pouvoir de la Fortune. La désaffection à l’égard du monde est surtout une désaffection à l’égard du pouvoir de la Fortune. La raison est appelée tant pour reconnaître les décrets divins que pour confronter la Fortune ; autrement dit, l’illusion de la raison nous permet de mettre de côté ce qui ne dépend pas de nous 16 : « à cause que [nous n’estimons] point qu’aucun accident qui puisse arriver, soit un si grand mal » 17.
I, art. 26, AT XI 348 (BOp I 2356). AT XI 438 (BOp I 2356). 16 « Or ce qui m’a fait dire, en ce dernier sens, qu’il y a toujours plus de biens que de maux en cette vie, c’est le peu d’état que je crois que nous devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous » (à Élisabeth, janvier 1646, AT IV 355 ; BLet 537, p. 2136-2138). 17 AT XI 470 (BOp I 2504). 14 15
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Résumé Il y a quatre thèses fondamentales à propos de la morale chez Descartes que nous pouvons trouver dans sa correspondance avec Elisabeth : 1) les décrets infaillibles de Dieu ; 2) la considération que l’on n’est pas au centre du monde ; 3) le sens de la conduite, à savoir, agir comme si l’on était une partie du tout ; 4) la désaffection à l’égard du monde, que l’on atteint entièrement par l’acceptation de la mort. Cependant, nous essayons de montrer la précédence de la quatrième thèse, dans la mesure où elle fonde un nouvel usage de la distinction substantielle. Il faudrait ainsi dire qu’il y en a deux usages de la distinction: la distiction subtantielle tout court (et alors distinction distincte de l’union) et distinction substantielle dans l’union (usage morale).
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ERIK-JAN BOS
THE CORRESPONDENCE BETWEEN PRINCESS ELIZABETH AND DESCARTES REVISITED: THE COUNTESS OF HORNE AND THE EPISTOLAE EDITION *
In 2010 I published an article on the circulation of manuscript copies of the correspondence between Descartes and Princess Elizabeth 1. In the present article I address the subject again, discussing two vexed questions in the history of Descartes’ correspondence. The first problem is the identity of Anna Maria, Countess of Horne, of whom it was recently claimed that she may have been responsible for the survival of the letters by Princess Elizabeth to Descartes. The second part of my article is devoted to the question of the Latin Epistolae edition (1668). Its importance as a source is evident, but its publishing history remains unclear. I provide new material for tracing its history, discussing the English chase for Descartes’ unpublished letters to the Princess in view of a Latin edition of Descartes’ correspondence. I will review the background of the Epistolae edition, investigating, among other things, the Amsterdam and the London issues of the first volume, which were published following different editorial principles. I will admit that, although progress is made, perhaps I rather multiplied the questions instead of answering any.
* I would like to thank Noel Malcolm for drawing my attention to Henry More’s letter to John Pell (2 June 1665) and Pell’s note, and for generously sharing his transcription with me (cf. note 19). I am also much obliged to Theo Verbeek and Matthijs van Otegem for their helpful comments and suggestions. 1 E.-J. Bos, “Princess Elizabeth of Bohemia and Descartes’ letters (1650-1665)”, Historia Mathematica, 37 (2010), p. 485-502 (special issue of Historia Mathematica in honor of the specialist in the history of mathematics, Henk Bos). Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117835 (DESCARTES, 4), p. 149-167
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1. The Rosendael Manuscript and the Countess of Horne The twenty-six surviving letters by Princess Elizabeth to Descartes are known exclusively from a manuscript that formerly belonged to the library of the castle Rosendael near Arnhem in The Netherlands 2. The Rosendael manuscript is furthermore the unique source for the letter by Queen Christina to the French philosopher dated 2 [/12] December 1648. The provenance of the manuscript, now safe kept by the Stichting Vrienden der Geldersche Kasteelen, is shrouded in mystery. The manuscript is an early eighteenth-century copy, probably from the first decade, written on Dutch paper, and therefore apparently transcribed in the Low Countries. The owner of the manuscript that served as the basis of the Rosendael copy is unknown, just like the person for whom the Rosendael manuscript was copied. The lord of Rosendael at the time was Johan van Arnhem (1636-1710), who held high public offices and composed pious poems, but also showed an interest in applied mathematics, especially the construction of sundials. However, it cannot be excluded that the manuscript entered the castle’s library at a later date. The margin of the man uscript shows references in the same hand to Clerselier’s edition of Descartes’ letters to Elizabeth; the castle’s library held a copy of the three-volume edition, among other seventeenth century cartesiana 3. Next to the letters by Princess Elizabeth, and the letter by Queen Christina already mentioned, the manuscript contains another letter by Christina dated 27 February 1654, in which she writes about her abdication. According to the manuscript Descartes would be the addressee, which is clearly impossible. The real addressee is Pierre Chanut (1601-1662), French ambassador at the Swedish Court and a friend of the French philosopher, who went to Stockholm in 1649, where he died few months later. After his death Chanut prepared an inventory of his papers, but did not include Elizabeth’s letters, which he sent back to her at
For a full description of the manuscript, see Verbeek et alii, p. xxiii-xxxvi. The library held nine works by Descartes, all printed before 1700, including a first edition of the Passions de l’âme (1649) and Clerselier’s edition of the correspondence. Works by De la Forge, Wittich and De Raey were present as well. The Correspondence of Descartes: 1643, xxxv. 2
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her request. Although Chanut assured the Princess that he had not opened them, he may nevertheless have copied them. The same could apply to the letter of Queen Christina to Descartes. If the provenance starts with Chanut, it would account for the presence of the two letters by Queen Christina. But there is no certainty here; moreover, there is still a gap of about 50 years between 1654 and the time the letters were transcribed. Lisa Shapiro offers an alternative route, namely that the manuscript was prepared by someone associated with Elizabeth. In 1722, Petronella Wilhelmina van Hoorn (1698-1764) married the owner of the Rosendael estate (since 1721), Lubbert Adolf Torck (1687-1758), and she may have been related to Elizabeth’s close companion at the Imperial Abbey at Herford, Countess Anna Maria van Hoorn 4. Anna Maria was an intimate friend of Princess Elizabeth, and she exchanged letters with the English Quakers William Penn and Benjamin Furly. In his travel journal William Penn is impressed by the zealous piety of Anna Maria, and mentions the visit by a sister of hers 5. In Elizabeth’s will, Anna Maria is remembered very generously. Shapiro’s conjecture is, however, unfounded. The companion of Elizabeth was a countess, “la Comtesse de Hornes”, whereas the family of Petronella van Hoorn, although influential (and she herself fabulously wealthy), was not of noble origin 6. A county of Horn(e) existed, its name-giving village being situated in the north of today’s province of Limburg in the Netherlands, on the left bank of the Meuse River. The most famous Count of Horne is Philip de Montmorency, who together with Lamoral, Count of Egmont, was beheaded by order of the Spanish governor of the Low Countries, the Duke of Alva, in Brussels in 1568, one of the momentous events at the beginning of the Eighty Years’ War between the Dutch United Provinces and Spain. L. Shapiro (ed.), The Correspondence between Princess Elisabeth of Bohemia and René Descartes, University of Chicago Press, Chicago, 2007, p. 59. 5 W. Penn, An Account of W. Penn’s Travails in Holland and Germany, Anno MDCLXXVII, T. Sowle, London, 1694, esp. p. 35, 37-38, 40-41, 44, 208-209, 216. 6 Her grandfather, Pieter Janszn van Hoorn, was a wealthy gunpowder manufacturer in Amsterdam. His son Johan (1653-1711), the father of Petronella, became Director-General of the Dutch East India Company (VOC). Petronella married Jan Trip (1691-1722), a son of the famous Amsterdam mayor Jan Trip (1664-1732), and after his death Lubbert Adolf Torck. 4
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Philip de Montmorency was the last Count of Horne. After his death the county escheated to its liege lord, the Prince-Bishop of Liège. Philip de Montmorency was the step-child of the previous Count, Jan van Horne (d. 1540), who himself childless had bequeathed the county to him. With Jan van Horne the main branch of the Van Horne family had died out. After 1568 several members of the extended Van Horne family claimed the title, including Willem-Adriaan van Horne (1580-1625), a descendant of a lateral branch of the Van Horne family, the Van Horne-Kessel branch. Willem-Adriaan’s claim was acknowledged by the Dutch States-General, but rejected by the Prince-Bishop. Willem-Adriaan was Governor of Heusden, and general of the artillery in the States army. His son Johan Belgicus van Horne (c. 1606-before 1664), who adopted the title Count of Horne, became governor of Grave, and in 1632 he married Johanna van Bronckhorst van Batenburg (1602-1676). Older genealogical literature mentions at least two children, a son and a daughter: Willem-Adriaan, Count of Horne, who followed in the footsteps of his father and grandfather, and Anna Maria van Horne, Countess of Horne, canoness at the Imperial Abbey of Herford 7. The older literature is not always trustworthy, and unfortunately the wealth of information that can nowadays be found on genealogical websites is not much better, because references to sources are often absent. These online “sources” on the Van Horne family list six children for Johan Belgicus van Horne, among whom, next to Willem-Adriaan and Anna Maria, a daughter named Agnes Louise 8. Both the older and newer information regarding the daughters is confirmed by the records of the archives of the Abbey of Herford, mentioning the admittance of Anna Maria van Horne, Countess of Horne, in 1671, and presumably her sister, Agnes Louise van Horne, Countess of Horne-Batenburg, in 1685 9. In the case of Anna Maria, the admittance was not unproblematic; apparently there were doubts See F.-A. de La Chesnaye-Desbois, Recueil de généalogies pour servir de suite ou de supplément au Dictionnaire de la noblesse, Tome xiv, Second des supplémens, Badiéz, Paris, 1784, p. 345; F. Goethals, Histoire généalogique de la maison de Hornes, Polack-Duvivier, Brussels, 1848, p. 355. 8 See Wikipedia, URL: https://nl.wikipedia.org/wiki/Johan_Belgicus_van_Horne; last consulted on 31 March 2019. And https://www.stamboomonderzoek.com/luc1961/ getperson.php?personID=I61299&tree=luc1961; last consulted on 31 March 2019. 9 Landesarchiv Nord-Rhein-Westfalen, Abteilung Westfalen, Fürstabtei Herford, Landesarchiv-Akten, Signatur C 101, Nr. 274. Online via http://www.archive.nrw.de/ 7
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whether she belonged to the high nobility of the Holy Roman Empire 10. The above suffices for the definitive identification of Anna Maria, Countess of Horne, Princess Elizabeth’s companion at Herford. Anna Maria left the abbey to marry the widower Clamor von dem Bussche-Ippenburg (1640-1723) in 1687. Clamor von dem Bussche was chief magistrate of the County of Ravensberg, diplomat in the service of the Elector of Brandenburg, and a correspondent of Leibniz 11. According to the entry in the Neue Deutsche Biographie, Anna Maria, Countess of Horn-Batenburg, was born in 1642 and died (in Bielefeld) in 1740. Although it is clear that Anna Maria van Horne is not related in any way to Petronella van Hoorn, there might nevertheless be a link with the Van Arnhem family, albeit rather indirectly 12. But family ties alone, either close or remote, will not solve the enigmatic provenance of the Rosendael manuscript. For that we need unambiguous indications, and as long as these are lacking, Chanut remains the most likely candidate for having transcribed Elizabeth’s and Christina’s letters before returning them, despite his denial.
LAV_NRW/jsp/findbuch.jsp?archivNr=1&verzguid=00001Vz_62e8012a-1489-4f87bfcd-286d4a986d7e; last consulted on 31 March 2019. 10 The question regarding Anna Maria’s admittance was settled in 1680 only; see Landesarchiv Nord-Rhein-Westfalen, Abteilung Westfalen, Fürstabtei Herford, Landesarchiv-Akten, Nr. 865. 11 See H. Saring, “Bussche-Ippenburg, Clamor von dem”, Neue Deutsche Biographie, 3 (1957), p. 73. [Online-Version]; URL: https://www.deutsche-biographie. de/gnd143146343.html#ndbcontent. Some details regarding the pious character of Anna Maria can be found in J. van de Kamp, Deutsche Übersetzungen englischer und niederländischer reformierter Erbauungsliteratur 1667-1697 und die Rolle von Netzwerken, doctoral thesis, Vrije Universiteit Amsterdam, Amsterdam, 2011, p. 270271. In Leibniz’s papers and correspondence there is no mention of Princess Elizabeth’s letters to Descartes, but Leibniz knew William Penn’s travel journal, see G. W. Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, Reihe VI, vol. 6, Akademie- Verlag, Berlin, 2008, p. 339. 12 The archive of Rosendael castle holds a copy of the testament of Anna Maria’s mother, dated 1676, as well as an agreement on the partition of her estate between Anna Maria’s brother Willem-Adriaan and her sister Johanna (1676). Johanna carries the title Barones van Heijden, and her husband (not mentioned in the inventory of the archive) may be related to Frederik Willem (Friedrich Willhelm) van Heyden zu Bruch (d. 1690), the husband of Elizabeth van Arnhem (1637-1707), who was a cousin of Johan van Arnhem (Gelders Archief, Arnhem, 0525 Huis Rosendael, inv. nos 1.1.3.8, 1.3.07).
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2. The Mathematical Letters (1643) and a Latin Edition of Descartes’ Correspondence In my 2010 article I sketched the history of the manuscript copies of the two mathematical letters Descartes wrote to Elizabeth in 1643. In these letters, Descartes gave his solution to the problem of the three circles touched by a fourth (known as Apollonius’ problem), and discussed, with admiration, Elizabeth’s own attempt to solve it. The English mathematician John Pell owned two different sets of copies of these two letters, the first of which he presumably transcribed in the mid-1650s from the copies the German mathematician Rahn had received from the Princess herself through the mediation of John Hottinger, professor of theology at Heidelberg university. The second set was given to him by Thomas Haak, who had received them from Princess Elizabeth herself in the spring of 1665. Still, the letters available to Pell were incomplete: he was lacking one particular diagram, necessary to understand the demonstration. In the end however he managed to draw the correct diagram himself 13. The English attempt by way of Haak to retrieve both letters from Princess Elizabeth was part of a larger project that will be discussed now. Procuring the copies was not an end in itself, because the letters were meant to enrich a new edition of Descartes’ correspondence. The idea of this new edition sprang from John Worthington (1618-1671), academic at the university of Cambridge, who proposed the project in a letter to his friend Samuel Hartlib in October 1661. In my earlier article I omitted to quote the idea of an improved edition of the correspondence. The complete passage dealing with Descartes’ correspondence reads thus: I suppose you have seen or heard of Descartes his second volume of letters, wherein many or most of them are about matters betwixt him and Mersennus. They are all in French that are in this second volume 14; no letters to the Princess Elizabeth. I did
See Bos, “Princess Elizabeth of Bohemia”, 489, 493-497. The two letters, dated [17 November] and 29 November 1643, are edited in Verbeek et alii, accompanied by an illuminating essay of Henk Bos (Appendix 3: « Descartes, Elizabeth and Apollonius’s Problem »), 202-211); AT supplies the texts as published by Clerselier (AT IV 38-42, 45-50). 14 In Clerselier II, every Latin letter was translated into French by Clerselier’s son, which had been necessary, according to Clerselier, because the booksellers 13
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much rejoice when I heard of Mr Dury’s journey into Germany, for this (among other) reasons, that possibly he might visit that excellent princess. I have read in some of your papers an extract of a letter of hers, wherein she mentions some letters of Descartes to herself, which are not in the first volume of his letters, and are more worthy to be printed than several others in that volume 15. She also thought that the methodizing and placing of the letters might have been to better advantage. If those letters unprinted might be imparted to the public, they would be a great ornament to the second edition of these epistles; for I have spoken with some to deal about it with one who is able to translate well out of French into Latin, that so the letters in French might be done into Latin, the language which would make them most generally useful. And whereas the publisher of the first volume of the letters (not being so well acquinted with Latin) did publish the contents of the Latin letters in French 16, all might be made more complete, and, if need be, better placed for the order according to the matter of them, besides the correcting of an infinite number of errata in the first edition. And both these volumes of letters put into one would make a handsome book 17.
Worthington is dissatisfied with the second volume edited by Clerselier: the letters are all in French, even those that were originally written in Latin, and some unpublished letters to Elizabeth – the Princess wrote so herself – are not included. He hopes that John Dury can ask the Princess for copies of those letters. Worthington furthermore informs Hartlib of his plan to publish an edition completely in Latin, in fact, someone else is already looking for an able person who can translate the French letters into Latin. complained that the Latin in the first volume had disencouraged people from buying it. This decision was in turn regretted by others, like Worthington, inducing Clerselier to print both the Latin and a translation in the third volume (1667). The reprint of the second volume (1666) was, however, not enriched with the orig inal Latin texts. 15 This extract of Elizabeth’s letter appears to be missing from the surviving Hartlib papers. The letter itself, presumably addressed to a member of the Hartlib circle, seems to be lost as well. Possibly Hartlib referred to Descartes’ letters, which at the indication of Princess Elizabeth were not in the first volume, in a letter to Worthington of 15 October 1660 (see J. Crossley (ed.), The Diary and Correspondence of Dr. John Worthington, 2 vols in 3 pts, Ch. Simms for the Chetham Society, Manchester, 1847-1855, vol. I, p. 210). 16 Worthington presumably meant the second volume and not the « first volume ». See note 14. 17 Worthington to Hartlib, 7 October 1661 (Crossley, The Diary and Correspondence of Dr. John Worthington, II-1, 48-50).
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In this new Latin edition of the correspondence the arrangement of the letters could be improved. He concludes his letter to Hartlib saying “I need not write to you of the both pleasure and profit in reading the epistles of worthy men”. Hartlib replied that he would write to Dury accordingly, wishing heartily that the new edition would be published 18. As it happened, Dury did not meet the Princess on his next journey to Germany, but a second attempt in March 1665, now by Theodore Haak was successful. Haak seems to have passed these letters on to Pell in April, probably with the request that Pell check the mathematics and rectify any errors introduced by the copyist. Two months later, on 2 June 1665, Henry More wrote to Pell, introducing a certain monsieur interested in the letters: I understood from Dr Worthington a whyle ago that you had two Algebraicall letters of Des Cartes sent to you out of Germany, wherewith you intended to enrich the designed Edition of Des Cartes his letters which shortly are to be printed. This affair the bearer hereof Monsieur Udè does superintend, who tooke the pains of translating all the French letters into Latine, and who therefore upon this account was desirous to wayt upon you and kiss your hand, to receive your commandes and directions touching these letters he seemes to be a good harmless studious person and has the showe of skill in the Mathematicks.
The letter shows an annotation by Pell: Friday before noone Monsieur Udè brought me this letter; I lent him the coppies of the two letters of Monsieur Des Cartes which he said he would coppy out & bringe them againe before he left London. […] Saturday after-noone, Monsieur Udè brought me back those letters, saying he had transcribed them 19.
More’s letter informs us that a new edition of Descartes’ letters is being “designed” under the supervision of the bearer of the letter, a certain Monsieur Udè, and it is shortly to be printed. Given the term of address, Monsieur Udè was presumably a 18 “[I] shall write accordingly to Mr Dury of it, but especially about the Princess Elizabeth, who lives for the present, as I take it, with the landgrave of Hesse. I wish heartily that both these volume of letters were put into one book and published.” Hartlib to Worthington, [October 1661] (Crossley, The Diary and Correspondence of Dr. John Worthington, II-1, 57). 19 British Library, MS Add. 4279, fol. 156r: Henry More to John Pell, from Christ’s College, Cambridge, 23 May [/2 June] 1665.
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Frenchman. In all likelihood both More and Pell misspelled his name, but my search for a “Monsieur Udè” under any possible variant name did not yield any result. Would Monsieur Udè be a collaborator of Clerselier, the edition in question being the third volume of the correspondence, and is the presence of the two letters to the Princess in that volume thus explained? This seems doubtful, for More writes that Monsieur Udè translated all French letters into Latin, whereas in the third volume edited by Clerselier all Latin letters are accompanied by a French translation. It is more likely that the publication More refers to is the project Worthington outlined in his letter to Hartlib in 1661, in which case Monsieur Udè would be the person “able to translate well out of French into Latin”. If so, there could still be a connection with Clerselier, given that More and Clerselier corresponded on Descartes’ letters in 1654-1655, and More may have renewed the contact in view of Worthington’s plans 20. In any case, a Latin edition of the first two volumes of Descartes’ correspondence was published by Daniel Elzevier in Amsterdam three years later: Renati Descartes Epistolae. Given that the edition was also issued in London, we must now turn to that edition.
3. Renati Descartes Epistolae Pars prima-secunda (1668) In the history of Cartesianism the Latin Epistolae edition has been important for the divulgation of Descartes’ philosophy. From a philological point of view the second volume is of particular interest, because it offers for the letters which Clerselier had translated into French a Latin text that does not appear to be a retranslation but Descartes’ very own words. Moreover, it supplies the date of various letters, absent in Clerselier’s edition 21. In the second volume Clerselier indicates that the texts of twenty-four letters are a version, a translation from the original Latin text 22. In case no other source for these letters is available 20 For the benefit of his edition of Descartes’ correspondence, Clerselier asked More for copies of the letters exchanged between Descartes and him; see AT V 246-250, and the comments of Alan Gabbey, AT V 636-640. 21 See AT I xxvi. 22 Letters 3 to 24, letter 117, and Mersenne’s letter to Gisbertus Voetius of 13 December 1642 printed in the preliminaries. According to Adam and Tannery, the letter to Plemp (no. 99) is likely to have been written in Latin as well, although Clerselier does not mark it a version (AT II 343-345).
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Adam and Tannery prefer the text offered in the Epistolae, on the assumption that the edition was prepared by Johannes de Raey and Frans van Schooten, who could draw on manuscripts circulating in the United Provinces 23. Louise Thijssen-Schoute has shown there is no evidence that De Raey and Van Schooten edited the Epistolae, and Matthijs van Otegem points out that the confusion may have been caused by the preface in the Elzevier edition of the Opera philosophica (Amsterdam, 1656), which mentions that De Raey and Van Schooten corrected the edition 24. Indeed, neither one is referred to in the preface of the Epistolae, and, moreover, Van Schooten had died in 1660. Also the view of Adam and Tannery that the editor(s) of the Epistolae made use of manuscript material circulating in the Dutch Republic is subject to doubt, because hard evidence is lacking, while on the contrary it is clear that in at least one case the Latin text in the Epistolae is a retranslation from the version, and not the original Latin letter 25. A further complication is the fact that two letters bearing Clerselier’s indication version, were presumably for the greater part if not completely written by Descartes in French. Adam and Tannery use the Epistolae texts for these letters, and conjecture the addressee may be the English ambassador in Holland, Sir William Boswell. Recently, Vlad Alexandrescu and Grigore Vida have studied these letters in detail, concluding that they are made up of fragments of numerous letters to various persons, that they were originally written in French, and that Adam and Tannery’s preference for the Epistolae texts is mistaken 26. Alexandrescu and Vida still assume that the editor of the Epistolae had “without a doubt” access to manuscript copies of Latin letters that circulated in the United Provinces, but “certainly not” See AT I, xxvi-xxvii. C. L. Thijssen-Schoute, Nederlands cartesianisme, NHUM, Amsterdam, 1954 (repr. 1989, with introduction by T. Verbeek), p. 135; M. van Otegem, A Bibliography of the Works of Descartes (1637-1704), doctoral dissertation, Quaestiones Infinitae vol. 38, Department of Philosophy, Utrecht University, Utrecht, 2002, 2 vols, vol. II, p. 620. 25 Descartes to Van Buitendijck, [1642-1649], Verbeek et alii, 174-176 (AT IV, 62-65). It had been partly published by the Groningen professor Tobias Andreae in 1653. 26 V. Alexandrescu – G. Vida, “Sur les lettres CDLXXVI ter et quater d’AT”, Bulletin cartésien 44, Archives de philosophie, 78 (2015), 174-182. Their path was already paved by Cornelis de Waard, see his Correspondance de Marin Mersenne, vol. II, Paris, 1936, p. 602-623. 23 24
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to the material in the possession of Clerselier. However, conclusive evidence that the editor used manuscripts present in the United Provinces is lacking. It is, moreover, not obvious why it would be impossible that the editor had access to the material in the hands of Clerselier. In one case it can be shown that is actually very likely that the editor did, namely for Descartes’ letter to the Louvain professor of medicine, Vopiscus Fortunatus Plempius, dated [3 October 1637]. Adam and Tannery prefer the manuscript copy (Leiden university library) to the text in the second volume of the Epistolae, and explain in a note: La copie ms. donne cette indication: Ad obiectiones clarissimi et doct. Viri D. Lib. Fromondi in Gallicum Lib. de Methodo eiusque aliquot speciminibus Responsio Authoris Cartesii. Clerselier, tome II, lettre 8, p. 35-50, ne donne qu’une version avec ce titre: Response de Mr Descartes à quelques objections de Monsieur Fromondus contre sa Methode, sa Dioptrique, et ses Meteores (voir Lettre LXXXVII ci-avant, p. 409). L’édition latine, tome II, Ep. 8, p. 23-32, donne en tète: Responsio Domini Cartesii ad quasdam animadversiones D. Fromondi in ejus Methodum, Dioptricam, et Meteora, titre qui semble traduit mot pour mot de Clerselier, au lieu de reproduire celui de la copie ms. Pourtant le texte est bien celui de cette copie, sauf quelques variantes que nous donnons. (AT I, 412-413).
Despite the fact that the Epistolae heading of the letter “seems to be a literal translation” of the heading in Clerselier’s edition, Adam and Tannery maintain that the Epistolae text is the same as the text provided by the manuscript copy, “except for a few variants”. Most variants listed do indeed not raise doubts about Adam and Tannery’s claim, but two large omissions in the copy – duly noted in AT – are not explained away so easily (AT I, 423, line 6; 430, line 26). I take it that by the claim that the text in the Epistolae is the same as the text provided by the manuscript copy, Adam and Tannery intend to say that the Epistolae text does not appear to be a retranslation of the Clerselier’s French text, to which I agree. However, the more convincing explanation for the fact that the Epistolae text follows the Clerselier text both as to the heading of the letter and the two mentioned omissions, is that the Latin edition draws on the same material that served as the basis of Clerselier’s French edition of the letter, in other words, that Clerselier provided the Latin text at his disposal to the editor of the Epistolae. 159
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We cannot exclude the possibility that Clerselier initiated the Epistolae edition. His Paris printer Angot did not have the privilege to print Descartes’ works in Latin, which is why Nicolas Poisson had to translate the Musicae compendium into French before he could publish the text and his (Latin) commentary in 1668 27. Furthermore, we know that Clerselier was not averse to publishing in Holland, as his contacts with an Amsterdam publisher in 1683 show 28. Finally, although Daniel Elzevier is regrettably silent in his short preface about the genesis of the edition, he does announce that he will publish a Latin translation of Clerselier’s edition of L’homme with the elucidations by Louis de La Forge (Paris, 1664) shortly, as well as La Forge’s L’esprit de l’homme (Paris, 1666). De la Forge’s work saw the light at the Elzevier press the next year, De mente humana, but Elzevier’s edition of De homine was not published until 1677 29. The latter edition is a translation of Clerselier’s publication of L’homme and La description du corps humain together with De la Forge’s remarks (Angot/Girard/Gras, Paris, 1664). These publications can hint at contacts between Elzevier and Clerselier. In sum, the possibility cannot be excluded that the Latin texts of the letters originally written in Latin but published only in a French translation drew on the manuscripts in possession of Clerselier. The only thing that needs to be explained is the fact that, if Clerselier was closely involved in the Epistolae edition, his prefaces to his Paris editions of the correspondence were not included in the Latin edition – one would expect Clerselier would have insisted on the inclusion so as to put his mark on the enterprise. The third Epistolae volume (published by Blaeu in 1683) did add a Latin translation of Clerselier’s preface – had Elzevier “forgotten” to do so in order to save paper, or is there no connection with Clerselier after all? This question we cannot answer. In its place, let us complicate matters by further investigating the possibility of an English connection.
See Van Otegem, Bibliography, II, 445-446. See E. Lojacono – E.-J. Bos (eds.), La recherche de la vérité par la lumière naturelle de René Descartes, FrancoAngeli, Milan, 2002, p. xlvi-xlvii. 29 R. Descartes, Tractatus de Homine et de Formatione foetus, quorum prior notis perpetuis Ludovici de la Forge, M.D., illustratur, D. Elzevier, Amsterdam, 1677. 27 28
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4. The London Edition of the Epistolae For the (Latin) letters of Henry More to Descartes, the Epistolae edition did not simply adopt the texts published by Clerselier in the first volume; instead, the edition follows the texts as printed in More’s A Collection of Several Philosophical Writings 30. The Epistolae edition appeared in Amsterdam as well as in London. The London imprint has a different title page, which instead of mentioning Elzevier reads “Impensis Joh. Dunmore, & Octaviani Pulleyn, ad insigne Regis, in vico Little Brittaine dicto” (At the expense of John Dunmore and Octavian Pullein, at the sign of the King, in the street called Little Britain). The Elzevier vignette is replaced by one of the text illustrations. Until the publication of the Descartes bibliography of Matthijs van Otegem it was assumed that the London edition was a re-issue of the Amsterdam edition, with only the title page replaced. However, as Van Otegem shows, the first volume is a newly set reprint. The quire signatures in both editions are different: the leaves on which the prelims of the Amsterdam edition were printed are marked with an asterisk, indicating they were printed afterwards; the second quire starts with “A”. By contrast, the quire signature of prelims of the London edition is “A”, which indicates it is a reprint. The second volume of the London edition is a genuine re-issue of the Amsterdam edition 31. A striking difference between the two editions of volume I of the Epistolae is the placement of the illustrations. In the London edition they are not integrated with the text, as in the Amsterdam edition, but printed separately on fourteen additional leaves 32. Still, the same blocks are used in both the Amsterdam and London editions. Another feature that did not escape Van Otegem is the different arrangement of the letters. Van Otegem assumes that the change was induced by the decision to print the illustrations
30 H. More, A Collection of Several Philosophical Writings, J. Fletcher for W. Morden, London, 1662. See the comments by Alan Gabbey, AT V, 640-641. 31 Van Otegem, Bibliography, II, 621-624. 32 The binding of the prints varies by copy. In some copies they are bound after the index of letters (leave A4), in others they are bound in at 14 different places, like the copy I consulted via the Bayerische StaatsBibliothek. Permalink: http://www. mdz-nbn-resolving.de/urn/resolver.pl?urn=urn:nbn:de:bvb:12-bsb10352138-2; last consulted 31 March 2019.
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separately, and indeed the ordering of the letters starts to deviate with letter 55, the first letter that contains illustrations 33. However, this is presumably a coincidence. The real reason for the change in the arrangement of the letters is found on page 224, where an editorial comment, not mentioned by Van Otegem, announces: “Sequentes Epistolae usque ad finem scriptae fuerant Latinae ab Authoribus ipsis” (The next letters until the end of the book were written in Latin by the authors themselves). Accordingly, the London edition indicates which letters were translated into Latin, and which letters were already written in Latin by their authors – information that is missing from the Amsterdam edition. The rearrangement of the letters may be the reason why letter number 100 (Descartes’ defense of Balzac, AT I 7-11) in the Amsterdam edition was forgotten in the London edition (which as a result contains 118 letters instead of 119). But there are more differences between the Amsterdam and the London edition of the first Epistolae volume. Instead of being a line-by-line reprint, the London edition contains evidence of editorial interventions. Some differences I have noted, after a partial and cursory collation, are: 1. “DESCARTES” in the running title and in signatures beneath letters in the Amsterdam edition is replaced by “DES-CARTES” in the London edition 34. 2. The indications of the contents of the letters in the London edition differ in many cases, and are usually shorter. In both editions these indications are found in the index of the letters, printed in the prelims, and above each letter. 3. The London edition has a different punctuation. 4. The London edition uses diacritical signs more frequently. 5. On numerous instances the London edition provides a different text; here are a few examples – a systematic will collation undoubtedly yield many more.
Amsterdam edition: Epistola LV, p. 109 (Ciermans to Descartes, [March 1638], AT III 55-62); this letter has number LXXXIII in the London edition, p. 225. 34 The copy of the Amsterdam edition I consulted is from the Bibliothèque municipale de Lyon, shelf mark B 512203, and can be consulted online at Google Books. 33
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AT (addressee, vol., page, line no., French text)
Amsterdam edition (letter, page, line number)
London edition (letter, page, line number)
I, 3, 16: Et certè
I, 3, 19: & quidem
Christina, V, 85, 20-21
I, 3, 17: tranquillitatem
I, 3, 20: voluptatem
idem, V, 85, 21: satisfaction
II, 4, 4: existimem
II, 4, 4: credam
Chanut, V, 87, 3: ie croy
III, 5, 2: habuerit
III, 5, 2: ceperit
Elizabeth, IV, 251, 4: i’ay eu
IV, 8, 18-19: Verùm rectus rationis usus, cùm veram boni cognitionem afferat, facit ne virtus nostra falsa sit;
IV, 8, 25-26: cùm contra rectus rationis usus veram boni cognitionem afferens faciat ne virtus nostra falsa sit;
idem, IV, 267, 9-12: au lieu que le droit usage de la raison, donnant une vraye connoissance du bien, empesche que la vertu ne soit fausse
XVIIXVX, 42, 6: Duci B. qui habitat WS.
XVII, 42, 22: Duci B, qui agit Ws.
idem, IV, 591, 16-17: à Monsieur le Duc de B. qui est à Ws.
XIX, 42, 4: se sub finem aestatis redituram
XIX, 43, 4-5: te sub finem aestatis redituram
idem, V, 15, 7: que vous retournerez […] vers la fin de l’esté
XXII, 48, 11: Regius enim
XXII, 48, 31: cùm Regius
idem, IV, 627, 16
XXIV, 50, 1-2: si perlectis literis tuis ob morbum tuum dolere nequeam
XXIV, 51, 1-2: si ob morbum tuum dolere nequeam, postquam tuae mihi sunt redditae
idem, IV, 236, 3-4: si ie ne puis plaindre son indisposition, lors que i’ay l’honneur de recevoir de ses lettres
XXVIII, 57, 1: Stupui
XXVIII, 57, 1: Obstupui
idem, IV, 200, 1: I’ay esté […] surpris
All these differences make it abundantly clear that the London edition is an entirely new setting under a different set of editorial principles. Granted, even a line-by-line reprint will show small differences, as errata may be corrected and new mistakes will occur, an odd comma may be removed or inserted, and so on, but the differences listed above show that there is more to it in the London edition. Most revealing are the variants. It is not really possible on the basis of this small number of variants to determine which edition provides the better translation, but the fact that even the texts themselves were changed above the level of mere typographical or grammatical corrections, indicates that the 163
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London edition was printed on the basis of different editorial ideas. It raises the suspicion that the London edition was not prepared in Amsterdam at Elzevier’s. Independently from Van Otegem, the bibliographer and rare books dealer Roger Gaskell also reaches the conclusion that the first volume of the London edition is a reprint of the Amsterdam edition. In one of his catalogues he provides an elaborate description of the London edition, observing that the type is almost identical to the Amsterdam edition “but not quite” 35. Gaskell admits that he has been “unable to determine if the text of the London volume I was printed in London and the woodcut plates in Amsterdam; or all in London; or all in Amsterdam”, but, he continues, “the typography of the prelims, the use of the same initial letter P (Berghman, Études sur la bibliographie Elzevirienne no. 325) 36 and a text woodcut used as a titlepage device, strongly suggest that these leaves were set and printed in Amsterdam”. Here Gaskell is mistaken as to the ornamented initial letter P, which is actually in the prelims of the second volume. The identical initial letter H in the prelims of volume I of both the Amsterdam and London edition, is not in Berghman, but I have found it in another Elzevier imprint 37. On the last page of the London prelims of volume I a fleuron is printed that was used by Elzevier, and that would suggest that that sheet was printed in Amsterdam 38. The second ornamented initial letter in volume I of the Amsterdam edition differs from the one in the London edition. The initial I in the Amsterdam edition, on p. 1, leaf A (first page of the second quire) is in the same style as the initial H (and as both initials P and C of volume II), and I have encountered the same initial I in another imprint by Daniel Elzevier 39. R. Gaskell, Books from the Library of Walter Pagel (1896-1983), Part II, Catalogue 42, R. Gaskell, Warboys (Cambridgeshire), 2010, item no. 45 (unpaginated). 36 G. Berghman, Études sur la bibliographie Elzevirienne […] avec 470 figures reproduisant les vignettes, culs-de-lampe et lettres grises des Elzevier, Haeggström, Stockholm, 1885. 37 Opus Epistolarum Petri Martyris, D. Elzevier, Amsterdam, 1670, p. 52. 38 E. Rahir, Catalogue d’une collection unique de volumes imprimés par Les Elzevier et divers typographes hollandais du XVIIe siècle, Morgand, Paris, 1896, p. 437, no. 102. 39 Chr. Matthias, Theatrum historicum theoretico-practicum, D. Elzevier, Amsterdam, 1668, p. 1; Opus Epistolarum Petri Martyris, p. 87. 35
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The initial I in the London edition, on p. 1, leaf B (first page of the second quire), is less elegant and of a simpler design than the one in the Amsterdam edition. I found exactly the same initial I in a dozen English books, eleven of which were printed by the London printer Robert White 40 – the twelfth, not mentioning the typesetter, was presumably printed by him as well 41. White printed these works for various booksellers, among them John Dunmore and Octavian Pullein, who are mentioned on the title page of the London Epistolae edition. All works printed by White that show the ornamented initial I were produced between 1667 and 1674; White printed earlier and later editions of some of these works before and in 1667, and after 1674, but in these books he used a different initial I, so apparently he used the initial that is also found in the Epistolae edition from 1667 till c. 1674 42. One of the dozen works that was also printed by another London printer in 1669, uses a different ornamented initial I 43. The particular initial I being exclusively used by the London printer White would suggest that the London edition of volume I, except for the prelims and perhaps the illustrations, was produced by White. The illustrations being printed separately in Amsterdam 40 Robert White, printer in London, 1639–still active in 1677. At the survey of the London press taken in 1668 he is returned as having three presses, three apprentices and seven workmen. See H. R. Plomer, A Dictionary of the Booksellers and Printers Who Were at Work in England, Scotland and Ireland from 1641 to 1667, Bibliographical Society, London, 1907, p. 193, and A Dictionary of the Booksellers and Printers […] from 1668 to 1725, Oxford University Press, Oxford, 1922, p. 310. 41 For my research I consulted Early English Books Online; I refer to that instrument for further details regarding these works, all printed by Robert White. Although it is in all cases the same ornamented initial, the size of the initial letter may vary; I could not take exact measurements. The page that shows the ornamented initial is given between brackets after the year of publication: S. Woodford, A paraphrase upon the Psalms of David, 1667 (p. (a)); J. Reynolds, A discourse upon prodigious abstinence, [1668] (p. 1); S. Patrick, The parable of the pilgrim, 1668 (p. 1); E. Stillingfleet, Six sermons, 1669 (p. 207); S. Patrick, The parable of the pilgrim, 1670 (p. 1); R. Baxter, The character of a sound confirmed Christian, 1669 (p. 1); S. Woodford, A paraphrase upon the Psalms of David, 1670 (no mention of the printer; initial on p. (a)); Th. Brooks, Precious remedies against Satan’s devices, 1671 (p. [1]); J. Daille, xlix sermons upon the whole Epistle of the Apostle St. Paul to the Colossians, 1672 (the initial upside down on leave A3); R. Baxter, A Christian directory, 1673 (p. 769); J. Flavel, The fountain of life opened, 1673 (leave A2); S. Shaw, The voice of one crying in a vvilderness, 1674 (p. 1). 42 The editions of The parable of the pilgrim printed by White in 1665 and 1667; A Christian directory, 1678. 43 Th. Brooks, Precious remedies against Satan’s devices, Printed by H. Lloyd for John Hancock, London, 1669.
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could explain their absence in the texts and the references to them instead. I am hesitant to draw any firmer conclusion, because the typography of volume one of the London Epistolae edition is unlike anything else White produced; if he did, he certainly succeeded in applying the Elzevier style. Before establishing with certainty who printed the bulk of volume one very precise bibliographic research is needed, including a study of the watermarks. To add one small but significant typographical feature possibly indicating that Elzevier did not print the remainder of volume one: in the London edition the initial U is used to mark the quire in-between quires T and X, whereas Elzevier uses the initial V in a standard way – White however the initial U 44. Just as a reminder of the complexity of the situation: if the bulk of volume I was printed in London, and the prelims and the illustrations in Amsterdam, it is left to explain that the short indications of the contents of the letters given in the index in the prelims are the same as those in the heading to each letter elsewhere in the book.
5. Conclusion I am afraid that although we now know more about the Epistolae edition, I may have opened Pandora’s Box by uncovering the above material. The result is that we are looking at a very complicated situation. Even if hope exists that the identity of Monsieur Udè be disclosed someday, and the question be answered whether or not the London edition was partly printed in London, we would still be far from having a clear picture. Worthington, Hartlib and Haak succeeded in acquiring Descartes’ two mathematical letters which had not yet been published by Clerselier. Their intention was to have them enrich the upcoming edition of Descartes’ correspondence. In 1661 Worthington talked about someone who could translate the letters into Latin. In 1665 More wrote Pell that a Latin edition was shortly to be printed, supervised by a certain Monsieur Udè, who took (note the past tense) the pains of translating all the French letters into Latin. The Epistolae edition appeared in Amsterdam three years
44 Of fifteen books printed by White between 1667 and 1675, thirteen have the initial U, only two the initial V.
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later, but in his preface to the reader Daniel Elzevier did not say a word about the background of the edition. That the editor/ translator drew on manuscripts circulating in the Low Countries is uncertain, whereas there are indications that he had access to the material in Clerselier’s possession. If Monsieur Udè was a collaborator of Clerselier, it would explain the presence of the two mathematical letters to Princess Elizabeth in the third volume of the correspondence – the Latin translation of which was announced by Daniel Elzevier in his preface – but this provenance of the letters in the Lettres cannot be proven. And why was the first volume of the Epistolae reprinted the way it was? Did the booksellers Dunmore and Pullein become interested in the edition only after the first volume had been printed? And can the differences between the Amsterdam and London edition be explained as the interventions by Monsieur Udè, who tried to leave some mark on the edition, seeing his own publication plans been shattered by Elzevier’s? Questions to which answers are lacking for now, as in the case of the provenance of the Rosendael manuscript. We do not know to whom we owe it that we have the pleasure and profit in reading these epistles of Descartes and Elizabeth.
Abstract Before the publication of the correspondence between Descartes and Princess Elizabeth of Bohemia by Clerselier in 1657, the philosophically and mathematically interesting letters exchanged between them circulated widely in manuscript. These are the first two letters by Descartes, elaborating on the Princess’ question on “la force qu’a l’âme de mouvoir le corps”, the two mathematical letters to the Princess, and finally Descartes’ letters on morals and the passions. Elizabeth’s part of the correspondence was not published by Clerselier, nor did it circulate in manuscript, but it has nevertheless been preserved in a handwritten copy. I will discuss its provenance refuting a recently proposed hypothesis. The second part of my article is devoted to the mystery of the Latin Epistolae edition (1668). The circulation of the two mathematical letters supplies new information on the publishing history of the Latin translation of the first two volumes of Descartes’ correspondence published by Clerselier, a vexed question in Cartesian scholarship.
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CORINNA VERMEULEN
PASSIONES SIVE AFFECTUS ANIMAE : LE THÈME LATIN D’UN ÉTUDIANT *
Mon travail sur la traduction latine des Passions de l’âme – laquelle a joué un rôle important dans la réception de cette œuvre de Descartes – a abouti à des conclusions fort différentes de celles que j’anticipais en l’entreprenant. Plus mes recherches avançaient, plus j’ai dû me résoudre à l’idée que mes résultats seraient inattendus : il s’agit là en effet d’une traduction d’une nature complètement différente de celle des traductions cartésiennes plus connues et parues de son vivant, ce que je vais essayer d’établir. Commençons pour ce faire par quelques faits historiques. En 1650, six mois environ après la publication des Passions de l’âme, Louis Elzevier imprime la traduction latine, Passiones animae 1. Le traducteur ne donne que ses initiales : « H. D. M. I. V. L. ». Charles Adam 2, Doede Nauta 3 et Paul Dibon 4 ont établi qu’il s’agit de Henri Desmarets – H. D. M. –, le fils aîné de Samuel Desmarets. Ce dernier était un pasteur protestant réfugié aux Pays-Bas, avec lequel Descartes avait fait alliance contre Gisbertus Voetius * Je présente ici le texte de ma conférence au colloque de Lecce de novembre 2014, avec quelques modifications que je dois aux discussions qui ont suivi. Je tiens beaucoup à remercier Gilles Olivo pour sa patiente relecture. Toutefois, toute erreur qui reste est à mettre au compte de l’auteur. 1 Passiones animae per Renatum Descartes : Gallicè ab ipso conscriptae, nunc autem in exterorum gratiam Latina civitate donatae ab H. D. M. I. V. L. Amstelodami, apud Ludovicum Elzevirium, anno MDCL. J’ai utilisé la copie de la bibliothèque municipale de Lyon, qui est disponible en ligne sur Google Books. 2 AT XII 577-580 (cité par Dibon, voir note 4 ci-dessous). 3 D. Nauta, Samuel Maresius, thèse doctorale, Vrije Universiteit Amsterdam, 1935, p. 360, n. 30. 4 P. Dibon, « En marge de la Préface de la traduction latine des Passions de l’âme », Studia Cartesiana, 1 (1979), p. 92-95. Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117836 (DESCARTES, 4), p. 169-178
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en 1642. Samuel Desmarets éprouvait de la sympathie pour la philosophie cartésienne, pourvu toutefois qu’elle restât bien éloignée du domaine sacré de la théologie ; et c’est lui qui nous apprend, en deux occasions, que son fils Henri a traduit les Passions en latin 5. Henri, né en 1629 6 à Sedan, bastion du protestantisme français, a étudié la philosophie à Groningue aux Pays-Bas de 1643 jusqu’à 1645, date à laquelle il part à Paris pour vivre avec son oncle et faire des études de droit 7. Son oncle était avocat au Parlement ; en 1647, Henri obtient sa licence en droit, ce dont rendent compte les initiales I. V. L. : iuris utriusque licentiatus, licencié en droit civil et droit canonique. Âgé de dix-huit ans, il devient avocat au Parlement, comme son oncle. Son père Samuel, très fier de lui, est présent à son premier plaidoyer. Mais sa carrière au barreau ne durera même pas deux années : en mars 1649, à cause des troubles de la Fronde, il retourne aux Pays-Bas et commence ses études de théologie à Groningue, où son père est professeur 8. C’est donc au cours de cette période de sa vie que Henri Desmarets traduit en latin les Passions de l’âme. Dans sa lettre au lecteur 9, il affirme qu’il n’a fait, au départ, sa traduction que pour lui-même, mais qu’ensuite quelques hommes d’autorité l’ont convaincu de la donner à l’impression. Quant au moment de sa publication (ou du moins de la rédaction de cette lettre-préface), il écrit que Descartes est mort quelques mois auparavant. On s’est demandé parfois si Descartes avait pu autoriser cette traduction, soit qu’il l’eût commandée, soit qu’il l’eût corrigée. Dans les deux passages 10 où Samuel Desmarets affirme que son fils a traduit les Passions, il précise qu’il l’a fait à l’époque où il était
5 Pour ces deux textes de Maresius, voir note 10 ci-dessous. Déjà en 1652, Johannes Clauberg dans sa Defensio cartesiana (Louis Elzevier, Amsterdam) avait aussi identifié « Consultissimus D. Maresius », donc un Desmarets qui était juriste, comme le traducteur des Passions. 6 Nauta, Maresius, p. 97. 7 Ibid., p. 386, n. 3. 8 Ibid., p. 386, n. 3-5, et p. 529, 533-534. 9 Passiones animae, p. *2-*3 ; publiée aussi dans AT XI, p. 489-490, et en partie dans Dibon, « Préface », p. 96-97. 10 Dans Disputatio theologica prior refutatoria libelli de philosophia interprete Scripturae, Groningue, Johannes Collenius, 1667, et De abusu philosophiae cartesianae, surrepente et vitando in rebus theologicis et fidei, dissertatio theologica, Tierck Everts, Groningue, 1670, cités par Dibon, « Préface », p. 94.
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avocat à Paris, ce qui implique une date antérieure à mars 1649. Or nous savons, grâce à la correspondance du philosophe, que Descartes n’avait pas encore fini son texte à ce moment-là 11. En droit, on ne peut certes exclure que durant le séjour parisien du philosophe en 1648, il ait rencontré le jeune avocat et lui ait permis de faire une copie de la version primitive des Passions. Dans les faits, cela reste, à tout le moins, fort hypothétique. Il semble plus probable que dix-huit ans plus tard, Desmarets père ne se souvienne plus très bien de la chronologie des événements, s’il n’est encore plus probable qu’il n’ait décidé de la manipuler quelque peu. A l’époque où Samuel Desmarets a écrit les deux textes qui contiennent cette information (Disputatio theologica prior refutatoria libelli de philosophia interprete Scripturae – une polémique datant de 1667 contre Lodewijk Meyer – et De abusu philosophiae cartesianae – une réfutation des idées du théologien cartésien Christoph Wittich, 1670), le cartésianisme a pris pied dans les universités des Pays-Bas, pénétrant même le domaine de la théologie, un domaine que, bien entendu, Desmarets ne pouvait que défendre contre les cartésiens 12. Au milieu d’une polémique aiguë autour des « nouveautés pernicieuses », le fait que son fils aîné, un pasteur orthodoxe aux Pays-Bas à ce moment-là, eût traduit une œuvre de Descartes, posait un problème potentiel à Desmarets père, d’autant plus qu’il s’agissait d’une œuvre de philosophie morale (donc plus proche de la théologie et moins innocente que, par exemple, la Géométrie ou les Météores) : voilà pourquoi, dans les deux textes, il affirme que son fils ne s’était point encore consacré à la théologie au temps où il faisait sa traduction, bien qu’en réalité il fût déjà en train de l’étudier. Du reste, si Descartes lui avait prêté le manuscrit non-définitif en 1648 ou s’il lui avait même commandé la traduction de la version définitive après avoir reçu permission de la Reine Christine de publier le texte 13, Henri Desmarets n’aurait certainement pas 11 Voir lettre de Descartes à Clerselier, [Egmond-Binnen, 23 avril 1649] (AT V 353-354 ; BLet 697, p. 2692 ; JRA/C, vol. II, p. 725). En effet, les Passions ne sont imprimées qu’en novembre (lettre d’Érasme Bartholin à Oläus Wormius, Leiden, 12 novembre 1649, cité dans Voss, « Authority », p. 171 et 176). 12 Nauta, Maresius, p. 359-365. 13 Voir lettre de Descartes à Freinshemius, [Egmond-Binnen, 10 juin 1649] (AT V 363-364 ; BLet 701, p. 2702 ; JRA/C, vol. II, p. 707-708).
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manqué de faire mention de cette commande dans sa lettre-préface, au lieu de tenir qu’il n’avait entreprise la traduction que pour lui-même. Il est donc beaucoup plus probable qu’il ne s’est mis au travail qu’après avoir acheté un exemplaire des Passions pendant l’hiver de 1649-1650 – ou peut-être après que son père en eut reçu une copie complimentaire. Est-il dès lors envisageable que Descartes ait revu la traduction ? Si l’on suit la chronologie que je viens de proposer, la réponse ne peut être que négative. Même si Henri Desmarets a travaillé très rapidement et l’a achevée en décembre, il lui était impossible de la faire parvenir à Descartes, qui était en Suède depuis octobre : l’hiver empêchait toute navigation et le philosophe est mort en février. En outre, une telle révision, comme tout autre type d’autorisation, aurait été mentionnée par la lettrepréface ou dans le titre, comme c’est le cas des traductions autorisées et corrigées du Discours et des Essais, des Méditations et des Principes. Louis Elzevier avait un sens commercial trop aiguisé pour omettre de telles informations à destination des acheteurs potentiels. Mais y aurait-il des indices internes d’une révision mise au point par Descartes ? Cette question a été soulevée par Stephen Voss dans deux articles 14 et il y a répondu de la façon suivante : « The likelihood that Descartes would have spotted the flaws instantly and leapt to their correction supplies […] weighty internal evidence […] that he did not review the translation » 15. Entendons : la traduction des Passions contient de telles fautes que Descartes les aurait vues et corrigées immédiatement si on la lui avait soumise : c’est là un indice concluant, selon Voss, qu’il ne l’a pas corrigée. On ne manquera cependant pas d’objecter à Stephen Voss que notre philosophe a autorisé des traductions qui contiennent non seulement beaucoup de divergences par rapport au texte original, mais encore de vraies fautes de traduction qu’il n’a pourtant pas corrigées. Par conséquent, si la version latine des Passions contient des fautes, cela ne saurait à soi seul prouver que Descartes ne l’a pas revue.
14 S. Voss, « How Spinoza Enumerated the Affects », Archiv für Geschichte der Philosophie, 63 (1981), p. 167-179 ; Id., « On the Authority of the Passiones Animae », Archiv für Geschichte der Philosophie, 75 (1993), p. 160-178. 15 Voss, « Spinoza », p. 168.
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Or, de quel genre de fautes s’agit-il ? Dibon parle d’une « équivalence parfois épineuse de l’original français et de sa vêture latine » 16. La traduction des Passions est-elle si défectueuse ? J’ai pour ma part comparé plus d’un tiers de la traduction au texte original en faisant des sondages partout. Avant de présenter les résultats de la comparaison que j’ai faite, je m’expliquerai un peu sur la pratique des traductions au XVIIe siècle. Il faut se rendre compte qu’au temps de Descartes fleurissait un style de traduction beaucoup plus libre que celui d’aujourd’hui. Le traducteur d’un texte en prose contemporain et non-religieux avait pour tâche de rendre le sens du texte tout en prenant en considération le caractère propre de l’autre langue en même temps que le plaisir et la persuasion des nouveaux lecteurs. Pour achever une traduction efficace et élégante, il avait à sa disposition plusieurs instruments rhétoriques, par exemple la variation (varier les traductions quand l’auteur répète un même mot) ou le redoublement (donner deux synonymes ou presque-synonymes quand l’auteur ne donne qu’un seul mot). Dans les traductions faites en ce style libre, on trouve aussi des additions, des omissions, des embellissements, des paraphrases, des changements de construction, des simplifications et quantité d’autres modifications, arbitraires à notre avis, dont un certain nombre influence le sens du texte 17. Un autre traducteur de Descartes pousse encore bien plus loin cette liberté. Dans ma thèse doctorale sur la traduction latine du Discours et des Essais j’ai constaté que le traducteur (peut-être Étienne de Courcelles, un autre pasteur protestant français refugié aux Pays-Bas) 18 a pris non seulement cette liberté rhétorique reçue, mais s’est même permis d’expliquer ou d’expliciter des passages obscurs (et parfois cette interprétation est erronée) et de corriger prudemment un bon nombre de passages dont il pensait qu’ils susciteraient la controverse chez les nouveaux lecteurs – chez les protestants en particulier. Bref, à chaque page de la traduction latine du Discours et des Essais, on trouve plusieurs écarts plus ou moins importants qui regardent le sens du texte,
Dibon, « Préface », p. 100. Voir René Descartes, Specimina philosophiae, éd. Corinna Vermeulen, thèse doctorale, Utrecht, 2007, cité désormais en abrégé, Specimina, ch. 3. 18 Specimina, p. 12-14. 16 17
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et dont la majorité est à mettre au compte du traducteur. Et si le latin de Courcelles – pour donner un nom au traducteur – n’est pas aussi élégant que celui de Descartes, il n’est pas non plus si mauvais que cela. De temps en temps il ajoute des références classiques pour plaire aux amateurs du latin classique, et on voit aussi qu’il tente d’éviter les termes scolastiques. Mais incontestablement, il y a quantité d’erreurs de traduction qui obscurcissent ce que voulait dire Descartes 19. Les traductions des Méditations et des Principes, également autorisées par l’auteur, contiennent, elles aussi, des erreurs et des divergences quant au sens qui proviennent des libertés que les traducteurs se sont permis de prendre 20. En est-il de même pour la traduction des Passions de l’âme ? Henri Desmarets lui-même l’aurait nié. Dans sa préface, il écrit : « Ne vous étonnez donc pas, lecteur bienveillant, que je n’aie pu égaler en latin l’élégance stylistique de Descartes en notre langue. Il aurait dû traduire ses pensées lui-même. Pour moi, il m’a suffi de les exprimer le plus fidèlement qu’il m’était possible ; en faisant cela, j’ai oublié l’élégance » 21. Est-ce de la fausse modestie ? Ou bien a-t-on en effet affaire à une traduction fidèle et peu élégante ? En comparant la traduction au texte français – tous les deux dans des éditions imprimées par Elzevier en 1650 22 – j’ai fait une liste des divergences que j’ai trouvées et ce qui frappe le plus, conformément à ce qu’avance Desmarets, c’est bien le caractère littéral de sa traduction. Il ne fait presque pas de paraphrases, d’additions ou d’omissions. Il est loin de lui d’ajouter des références classiques, de changer les constructions pour l’élégance du latin, d’éviter les termes scolastiques, d’interpréter les passages obscurs ou d’anticiper les objections du lecteur. Et il n’y a en cette fidélité aucune évidence que Descartes ait corrigé la traduction. Avant d’entamer ma comparaison, j’ai lu l’article de Stephen Voss dans lequel il déplore que Henri Desmarets ait fait varier les traductions des passions définies et décrites par Descartes 23. Specimina, ch. 3. Specimina, p. 67-68. 21 Passiones animae, p. *3 ; voir aussi note 9 ci-dessus. 22 Les passions de l’âme, par René Des Cartes. À Amsterdam, Chez Louys Elzevier. MDCL (disponible en ligne). Pour le texte latin, voir note 1 ci-dessus. 23 Voss, « Spinoza », p. 175-179. 19 20
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L’Éthique de Spinoza étant fondé sur la traduction latine des Passions de l’âme, Voss reproche au traducteur d’avoir induit Spinoza en erreur en traduisant au cours du texte « pitié » par commiseratio ainsi que par misericordia, « ioye » par laetitia et par gaudium, « mespris » par despectus comme par contemptus et « crainte » par timor et par metus ; et d’avoir rendu par metus non seulement « crainte », mais aussi « peur ». Là on ne peut que constater que Voss ne tient pas compte de l’instrument rhétorique normal qu’était la variation dont j’ai parlé plus haut, et que concernant la traduction des Passions son point de départ est le style mathématique de Spinoza, où il est en effet important d’utiliser un seul terme univoque pour exprimer une seule signification (bien que Spinoza lui-même ne soit pas toujours fidèle à cet idéal, comme j’ai pu le constater en entreprenant de donner une traduction de l’Éthique 24 – mais c’est là une autre histoire). Dans la traduction des Passions, je signale quelques variations qui ont échappé à Voss, comme une troisième variation pour « mespris » (parvi aestimatio, art. 55) et des traductions synonymes de « satisfaction de soy-mesme » (acquiescentia in seipso, bien connu des lecteurs de Spinoza, mais aussi satisfactio : art. 63, 190). Je remarque en passant que Descartes procède lui-même à des variations : à plusieurs reprises il varie de « desirer » à « souhaiter » (art. 57, 81, 145, 156), « peur » est un synonyme d’« espouvante » (art. 59) et « joye » même varie en « gayeté » (art. 94). Apparemment (et de façon en fait peu surprenante), le « 1-1 ideal » 25 de Voss n’a pas la même importance pour Descartes. On peut de ce fait douter que la variation des traductions posât un vrai problème aux lecteurs contemporains, qui savaient bien que gaudium et laetitia sont des synonymes. En revanche, ce qui est un problème incontestable, c’est la traduction de deux diverses passions – « peur » et « crainte » – par le même mot latin, metus (art. 59, 170, 211). En faisant cela, Desmarets a pour le coup effacé la distinction entre ces deux passions. Dans son article sur la préface de la traduction, Paul Dibon fournit l’arrière-plan historique au choix de traduire le terme « passion » par passio, un choix que Desmarets justifie dans sa préface en indiquant qu’affectus eut mieux valu quant à la latinité, Benedictus de Spinoza, Ethica, Boom, Amsterdam, 2012. Voss, « Spinoza », p. 176.
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mais qu’il a préféré rester fidèle aux principes de l’auteur en traduisant par passio 26. L’exposé de Dibon nous apprend toutefois que passio dans cette signification était déjà connu de saint Augustin et que les philosophes néerlandais Burgersdijk et Heereboord en approuvaient l’usage. Reste qu’affectus animi était le terme habituel dans les universités, et on voit que Desmarets n’est jamais tout à fait à l’aise avec le terme de passio, auquel il substitue très souvent celui d’affectus au cours des Passiones. Même dans le titre complet à la première page du texte, on lit Passiones, sive affectus animae, et affectus est imprimé en caractères plus grands que Passiones. Mais comme je l’ai déjà dit, la liste de variations que j’ai trouvées est brève, comme celle des autres libertés prises par le traducteur. Il n’y a au fond que deux listes qui soient bien longues : celle des gallicismes et celle des erreurs de traduction. Les gallicismes font voir partout que Henri Desmarets était un traducteur inexpérimenté et que sa maîtrise du latin était imparfaite. Pour en donner une petite preuve, signalons qu’il ne faut pas traduire, comme il le fait, « une partie… une autre partie » par partem unam… partem alteram (ce qui limite le nombre des parties à deux, art. 80) ; « pour le moment » n’est pas ad momentum, une expression inexistante en latin (art. 47) ; une personne n’est pas une persona (qui est un masque de théâtre ou caractère ; art. 147) ; « aversion pour » ne se traduit pas par aversio pro (art. 136). Ce n’est pas seulement la traduction littérale des expressions françaises, mais aussi le maintien de l’ordre des mots du français dans le texte latin qui produit une traduction inélégante et parfois obscure (p. ex. art. 18, 45-47). Soit le manque d’expérience de Desmarets, soit un défaut d’exactitude ont causé les erreurs de traduction qui défigurent le texte et de temps en temps produisent un faux rendu des pensées de Descartes. Ici et là le lecteur sera capable de résoudre le problème lui-même, mais il y a des passages où la signification du texte est irrévocablement perdue. J’en donne quelques exemples. Dans le deuxième article, Descartes écrit : « voyant que tous les corps morts sont privez de chaleur, et en suite de mouvement ». Dans la traduction, la chaleur et le mouvement sont échangés :
Dibon, « Préface », p. 100-104.
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« cum omnia cadavera motus ac proinde caloris conspiciantur expertia » – le mouvement produit la chaleur. Dans le huitième article, Descartes a beau expliquer que c’est la chaleur qui est le principe de tous les mouvements des membres, Desmarets ne reviendra jamais sur ses pas. Dans la traduction de l’article 34, la glande pinéale émet des rayons mystérieux. Dans le texte français, la glande rayonne, c’est-à-dire qu’elle fait sentir son action dans un certain rayon. La traduction de Desmarets, radios emittit, donne une impression étrange. L’erreur est répétée dans la description des images reçues dans les yeux à l’article 35 : dans le texte latin ces images émettent des rayons, elles aussi. L’article 136 traite « des effects des Passions qui sont particuliers à certains hommes » : il s’agit donc de passions générales qui ont des effets particuliers. Par une simple erreur dans le pronom – quae au lieu de qui – le texte latin parle de passions qui sont particulières à certains personnes. Les sondages que j’ai faits m’ont permis de trouver pas moins de sept cas où la traduction d’expressions comme « on fait » pose de grands problèmes. Donnant un remède contre l’irrésolution, Descartes avance qu’il faut penser qu’on « s’acquite tousjours de son devoir, lors qu’on fait ce qu’on juge estre le meilleur, encore que peut estre on juge tres-mal ». En choisissant une construction passive pour remplacer « on », Desmarets rend le texte presque incompréhensible : « semper officium praestari, cum fit quod melius esse judicatur, etsi forte pessime judicetur » (art. 170). Cette disparition de l’être humain qui agit se répète dans six autres occasions que j’ai repérées : « ce qu’on peut faire » devient « ce qui peut arriver », etc. (art. 177, 190, 211). Mais il faut avouer que même les traducteurs versés rencontrent parfois des obstacles insurmontables et que les traductions parfaites n’existent pas. C’est surtout le caractère littéral et peu élégant qui distingue les Passiones sive affectus animae des autres traductions cartésiennes. D’où cela peut-il venir ? Henri Desmarets nous l’explique lui-même dans sa préface, en disant qu’il a fait la traduction pour lui-même. Mais pourquoi faire une traduction pour son propre usage d’un texte écrit dans sa langue maternelle ? Revenons à mon hypothèse selon laquelle Desmarets a fait la traduction après son retour aux Pays-Bas et après la publication du texte français. Si tel est le cas, il venait d’échanger les environs en177
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tièrement francophones du Parlement de Paris pour l’université de Groningue, où les professeurs parlaient latin et les étudiants aussi avaient besoin d’une maîtrise active de la langue académique. Si Henri Desmarets a dès lors fait la traduction comme un exercice de latin, cela expliquerait son caractère littéral et l’absence presque totale du moindre effort de plaire à d’éventuels lecteurs : c’est qu’il n’envisageait pas d’en avoir ! C’est alors peut-être son père qui, fier de son fils comme toujours et ayant lu sa traduction, l’a convaincu de la publier. Quoi qu’il en soit, c’est une bonne chose que Henri Desmarets soit devenu ministre de l’Église française aux Pays-Bas 27 et non pas traducteur.
Résumé La traduction latine des Passions de l’âme a joué un rôle important dans la réception de cette œuvre de Descartes. Nous savons que Henri Desmarets l’a faite avant ou, au plus tard, au cours du printemps de 1650. S’agit-il d’une traduction libre ou littérale, de bonne ou de mauvaise qualité ? Et Descartes l’a-t-il corrigée ou autrement autorisée ? À cette dernière question l’auteur donne une réponse négative. Quant à la qualité de la traduction, la comparaison minutieuse de plus d’un tiers du texte avec son original français montre qu’elle est très littérale – surtout en comparaison des traductions cartésiennes autorisées – mais, à cause du grand nombre de gallicismes et d’erreurs de traduction, elle n’est pas pour autant de bonne qualité. S’appuyant sur la préface de Desmarets, l’auteur argumente que les Passiones sive affectus animae ont été entreprises comme un exercice de latin à l’époque où le jeune homme commençait ses études de théologie à Groningue.
Nauta, Maresius, p. 194 n. 384, p. 230.
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LES PASSIONS DU PHILOSOPHE ET LE PROGRÈS DE LA SCIENCE : LA PRÉFACE DES PASSIONS DE L’ÂME
Le lecteur de Descartes qui sait apprécier le relief de sa personnalité d’auteur in fabula et distinguer en même temps l’acte théorique du philosophe, ne peut que trouver problématique, sinon énigmatique, la Préface du traité Les Passions de l’âme, texte factice composé de deux lettres « d’un des amis de l’Auteur » (6 novembre 1648 et 23 juillet 1649) et de deux réponses de Descartes (4 décembre 1648 et 4 août 1649). Diverses raisons qui ont trait à la biographie et à la philosophie de Descartes non moins qu’aux canons de l’esthétique classique la rendent telle qu’elle nous apparaît : problématique, sinon énigmatique. Des questions textuelles et herméneutiques, des doutes sémantiques et linguistiques, des arguments liés à théorie des styles et à la rhétorique des genres compliquent, en fait, l’analyse de cette étrange préface, tellement étrange que dans l’édition des œuvres de Descartes par Victor Cousin l’ensemble des quatre lettres qui la constituent n’apparaît même pas sous la désignation de préface. Il est vrai que le corpus des œuvres de Descartes, malgré son image traditionnelle d’auteur « classique », est marqué par une textualité fluide et très particulière : incertitudes de datation et incomplétude de certains textes, abandons et reprises, croisements de voix et de langues, traductions et auto-traductions, autocensures et élisions, disparitions et résurrections 1. À cet égard, la Préface des Passions de l’âme n’est pas un cas unique. Et pourtant, elle présente certains caractères propres de criticité 1 « Nul auteur dont l’œuvre soit plus fuyante » que Descartes, affirme J.-M. Beyssade dans son étude RSP ou Le monogramme de Descartes, post-face à son édition de l’entretien de Descartes avec Burman, PUF, Paris, 1981, p. 155.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117837 (DESCARTES, 4), p. 179-197
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qu’il est intéressant d’évoquer et d’examiner : sur le plan de l’herméneutique philosophique en tant qu’ensemble de textes situés dans l’œuvre de Descartes et écrits dans sa philosophie sans être pourtant pas reconnus comme écrits par lui-même ; sur le plan de l’herméneutique « méta-textuelle » en tant qu’ensemble de textes ajoutés au traité des Passions de l’âme en guise de préface sans constituer pour autant une préface strictement inhérente au contenu du traité ; sur le plan de l’analyse textuelle, enfin, en tant que texte qui présente une « archi-textualité » complexe, indéfinissable, dans un certain sens, et fuyante dans une théorie classique des genres. Bref, une « telle préface » constitue un veritable défi pour le lecteur de Descartes. Les problèmes de théorie littéraire et de théorie des genres littéraires y sont ramenés en fait aux problèmes que pose le texte de Descartes et, plus généralement, aux questions de sa philosophie dans cette phase ultime dans laquelle elle se veut philosophie pratique et fondée, comme il l’écrivait, « plutôt sur l’expérience que sur la raison » « sans jamais dépasser la mesure ».
1. Une préface énigmatique Les lettres-préface se présentent comme un texte problématique avant tout pour son caractère singulier dans l’œuvre de Descartes. Il n’a jamais laissé à un autre – si c’est un autre… – le soin d’écrire les préfaces à ses propres ouvrages, lui, auteur si attentif aux préfaces de ses textes 2 qui composa cette célèbre préface qu’est le Discours de la Méthode 3, préface anonyme elle aussi mais bien reconnaissable et qui, au fil du temps, s’est imposée comme le texte fondateur de toute sa philosophie, voire comme le texte de fondation de la philosophie moderne. D’ailleurs, la préface des Passions de l’âme, texte factice composé de quatre lettres écrites apparemment par deux auteurs, est un texte énigmatique à l’aune de la pensée de Descartes, qui est une pensée de la perfection des œuvres construites « par un seul » – les bâtiments achevés par un seul architecte, les places régulières tracées par un seul ingénieur ; Descartes à Huygens, 1er novembre 1635, AT I 592 ; BLet 77, p. 300. Descartes à Mersenne, [mars 1636], AT I 339-340 ; BLet 104, p. 304 : « une Préface ou Avis touchant la méthode […] pour montrer que je n’ai pas dessein de l’enseigner, mais seulement d’en parler ». 2 3
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les constitutions rédigées par un seul législateur ; les ordonnances de la « vraie religion » émanées de Dieu seul 4 – et se propose explicitement comme une critique de la nature composée de la doctrine scolastique et des préjugés de l’éducation 5. Pourquoi alors Descartes aurait-il il autorisé « un de [ses] amis » – si c’est « un de [ses] amis »… – à ajouter ces textes en préface du traité des Passions de l’âme, et même une « telle préface qu’[il] voudrait » 6 selon les termes de son correspondant anonyme à qui le philosophe avait enfin donné la permission de faire imprimer le traité ? Et, plus particulièrement, pourquoi Descartes avait-il enfin consenti à la publication de la « grande lettre » du 6 novembre 1648 – comme il la nomme – qui en constitue la plus grande partie, après s’y être opposé pour les bonnes raisons de philosophe et d’auteur qu’il énonce dans sa réponse du 4 décembre 7 ? Cette préface apparaît encore plus énigmatique, d’ailleurs, parce que les deux lettres écrites par « un des amis de l’Auteur » sont anonymes. Cela a fait beaucoup discuter les interprètes de la philosophie cartésienne, partagés entre l’attribution à Claude Clerselier, traducteur en français des Objections et Réponses et futur éditeur des lettres de Descartes, à Claude Picot, l’abbé lié à Desbarreaux et proche des libertins qui avait traduit en français le latin
Discours de la Méthode, AT VI 12 ; BOp I 36. Dans La Recherche de la Vérité Descartes compare « la fantaisie des enfants à une table d’attente, dans laquelle doivent être mises nos idées, qui sont comme des portraits tirés de chaque chose après le naturel. Les sens, l’inclination, les précepteurs et l’entendement sont les peintres différents qui peuvent travailler à cet ouvrage ; entre lesquels ceux qui en sont moins capables sont les premiers qui s’en mêlent, à savoir des sens imparfaits, un instinct aveugle et des nourrices impertinentes. Le meilleur vient le dernier, qui est l’entendement ; et encore faut-il qu’il fasse plusieurs années d’apprentissage et qu’il suive longtemps l’exemple de ces maîtres avant qu’il ose entreprendre de corriger aucune de leurs fautes. Ce qui est, à mon avis, une des principales causes pourquoi nous avons tant de peine à connaître » (AT X 508 ; BOp II 838-840). 6 Les Passions de l’âme, Avertissement d’un des amis de l’Auteur, AT XI 301 (BOp I 2300). 7 Les Passions de l’âme, Préface. Réponse de Descartes à la première lettre, 4 décembre 1648, AT XI 323 (BOp I 2326) : « Je vous dirai seulement deux raisons, qui me semblent vous devoir empêcher de la publier [« la grande lettre »]. La première est, que je n’ai aucune opinion que le dessin que je juge que vous avez eu en l’écrivant, puisse réussir. La seconde, que je ne suis nullement de l’humeur que vous imaginez ; que je n’ai aucune indignation, ni aucun dégoût, qui m’ôte le désir de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour rendre service au public ». 4 5
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des Principia, à Henri Desmarets, traducteur des Passions de l’âme en latin, sinon à Descartes lui-même 8, sans toutefois parvenir, 8 A. Baillet attribue à Claude Clerselier la rédaction des deux lettres anonymes : c’était lui, à son avis, qui obligea Descartes à les ajouter à son manuscrit, « trop au dessus de la portée du commun […], de quoi le rendre intelligible à toutes sortes de personnes » (La Vie de Monsieur Descartes, Chez D. Horthemels, Paris, 1691, II, p. 394 ; d’abord suivi par AT V 353-354). Mais F. Alquié refuse cette attribution : « nous ne reconnaissons pas le style de Clerselier dans la lettre première à Monsieur Descartes » datée du 6 novembre 1648 (Œuvres philosophiques de Descartes, Classiques Garnier, Paris, 1973, Vol. III, p. 987). Dans l’Avertissement à l’édition AT des Passions de l’âme, Ch. Adam propose d’attribuer la première lettre du 6 novembre 1648 et la suivante du 23 juillet 1649 à l’abbé Claude Picot, auteur de la traduction française des Principia Philosophiæ et destinataire de la Lettre-Préface de Descartes (AT XI 296-297). Dans l’Introduction à son édition du traité, G. Rodis-Lewis fait sienne cette attribution, Vrin, Paris, 1994, p. 10-11, comme d’ailleurs E. Garin dans son édition italienne des Opere filosofiche, Laterza, Bari, 1999, V ed., Vol. IV. Le passioni dell’anima, Nota ai testi, p. vi, ii-ix. Récemment revient sur ce problème d’attribution H. Leroux qui, dans son livre Claude Picot (janvier 1614 6 novembre 1668), correspondant et ami mal connu de Descartes, Beaurepaire, Paris, 2012, relance la candidature de Clerselier, destinataire à son avis, de la lettre de Descartes de novembre-décembre 1648 (ou janvier 1649) qui constituerait la réponse à « la grande lettre » datée du 6 novembre 1648 (AT V 258-261 ; BLet 676, p. 2610-2612). La candidature de Henri Desmarets a été proposée par M. van Otegem, A Bibliography of the Works of Descartes (1637-1704), Zeno Institute of Philosophy, Utrecht, 2002, t. 1, p. 339-341. Avancée en 1925 par A. Espinas (Descartes et la morale, Paris, Bossard, 1925, T. 2, p. 70, p. 74), reprise par S. S. de Sacy (Descartes par lui-même, Paris, Seuil, 1956, p. 140), l’attribution à Descartes a été soutenue par H. Caton en 1973 (The Origin of Subjectivity, Yale University Press, New Haven, 1973, p. 65 ; « Les écrits anonymes de Descartes », Les études philosophiques, Octobre-Décembre 1976, Vol. 4, p. 405-414 et « Descartes’ Anonymous Writings. A Recapitulation », The Southern Journal of Philosophy, 1983, 20, 3, p. 299-311), suivi en cela par P. Dibon (« En marge de la préface à la traduction latine des Passions de l’âme », Studia cartesiana, I, 1979, p. 92) et M. Fattori (« La Préface aux Passions de l’âme: remarques sur Descartes et Bacon », Archives de Philosophie, 61, 1998). Dans son livre sur les Passions de l’âme, D. Kambouchner revoie à l’hypothèse de H. Caton sous forme hypothétique, se montrant toutefois plus intéressé au contenu de la préface qu’au problème de son attribution : selon Kambouchner, « si la Préface peut être attribuée à Descartes lui-même, montre quelle reconnaissance Descartes continue d’attendre de son œuvre » (Descartes. L’homme des passions, I et II, Albin Michel, Paris, 1995, n. 31 et n. 470). L’attribution à Descartes a été présentée encore en 1994 par E. Lojacono : à son avis, Descartes aurait inspiré/ écrit les deux lettres anonymes de préface dans la perspective de solliciter la reine Christine à financier ses recherches (Opere filosofiche di Descartes, Utet, Torino, 1994, Vol. II, p. 584). Cette même attribution a été proposée à nouveau en 2010 par Gianluca Mori, selon qui Descartes lui-même « aurait composé cette mise en scène baroque, simulant un échange épistolaire avec un de ses correspondants parisiens », apparemment irrité par les renvois continuels de la publication de cette œuvre mais en réalité animé par le désir de s’encenser soi-même (Cartesio, Carocci editore, Roma, 2010, p. 248). Mori y revient avec une analyse détaillée dans un article de 2017, défendant son attibution avec des raisons qui tiennent de la datation des lettres-préface et des circonstances matérielles de leur composition.
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à mon avis, à une identification certaine 9. Dans cet échange épistolaire, en effet, les voix se croisent et se mêlent ; les noyaux philosophiques sont assortis de remarques personnelles ; les auteurs se cherchent et se rencontrent, s’approchent et s’éloignent l’un de l’autre dans les jeux croisés des louanges et des reproches prolixes de « l’ami », d’une part, des réponses et des raisons sèches du philosophe, de l’autre. Absence d’unité et d’identité d’auteur, du moins apparente ; absence d’unité textuelle de la préface ; irrésolution du philosophe. Cette préface ne renverse-t-elle pas les principes de la philosophie de Descartes et les règles de sa morale « par provision » ? Mais, encore, des problèmes d’analyse textuelle compliquent l’étude de « telle préface », qui se révèle vraiment déconcertante. Elle déconcerte en raison de son genre littéraire fluide entre l’échange épistolaire, l’objection et la réponse, le dialogue à distance et l’exhortation, l’anticipation et le commentaire, constituée comme elle est de quatre lettres de longueur très inégale et diverses entre elles quant au sujet et au relief théorique : des décisions philosophiques celles de Descartes, des discours narratifs et exhortatifs ceux de son mystérieux correspondant. D’ailleurs, les liaisons thématiques et conceptuelles entre la préface et le texte sont relativement faibles. Le traité des passions est seulement évoqué dans la « grande lettre », longue et prolixe, comme occasion pour son auteur de se plaindre auprès de Descartes qui lui en avait refusé la lecture avant de repartir en Hollande. Il est au contraire au centre des deux lettres sèches et concises de Descartes qui en parle d’abord comme d’un projet d’ouvrage à compléter et ensuite comme d’un acquis de sa philosophie sous la forme nouvelle d’un traitement des passions « en physicien ». Selon Mori, « à l’origine de la comédie » de l’échange épistolaire il y aurait « le desir presque maladif [de Descartes] d’être reconnu et loué » (« Descartes incognito : la “préface” des Passions de l’âme, XVIIe siècle, n. 277, p. 685-699). Enfin, si dans sa traduction anglaise de l’édition des Passions de l’âme publiée par G. Rodis-Lewis, S. Voss en rapporte l’attribution à Picot, il la discute en 1989 dans la note ajoutée à sa traduction de la préface, où il affirme que les deux lettres de l’anonyme « ami » avaient été écrites sous la direction de Descartes sinon écrites par lui-même (The Passions of the Soul, Hackett Publishing Company, Indianapolis, Inc., 1989, p. 1). 9 C’est la conclusion à laquelle je parviens avec R. Stoothoff dans sa préface à la traduction anglaise des Passions de l’âme (The Philosophical Writings of Descartes, translated by J. Cottingham – R. Stoothoff – D. Murdoch, 3 vols., Cambridge University Press, Cambridge, 1984-1991, vol. I, p. 326). Dans sa biographie de Descartes (Cambridge University Press, Cambridge, 2006, p. 389), D. Clarke aussi continue à parler de ces lettres comme de lettres anonymes.
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Identité fluide, autorialité obscure, absence d’unité thématique, donc, mais aussi absence d’unité de temps, les lettres-préface ayant été composées en couple deux à deux, lettre/réponse, dans une période d’environ dix mois. « La grande lettre » de « l’ami » est datée du 6 novembre 1648, suivie le 4 décembre de la même année par la réponse d’une page et demi de Descartes; la seconde lettre de « l’ami » est du 23 juillet 1649, suivie le 4 août par la seconde réponse du philosophe : le premier couple, donc, apparemment 10 un an avant la première rédaction du « petit traité » des passions composé à l’origine « pour n’être lu que par une princesse » ; le second immédiatement après sa rédaction finale pour le public des « autres hommes » avec l’ajout de ce « peu de choses » que Descartes annonce dans sa seconde réponse, ce « peu de choses » qui sera, au contraire, l’ajout d’environ un tiers de l’ouvrage.
2. « Le petit traité que je vous envoie » Enfin, le genre particulier de cette préface par lettres, la complexe chronologie des pièces et leurs écarts temporels, les différences de leurs contenus et de leur teneur théorique, le dialogue inégal entre les correspondants, l’énigme de l’anonyme « ami » autorisé à la publication, la marqueterie des renvois et des allusions aux autres ouvrages de Descartes : tous ces éléments soulèvent de véritables problèmes d’interprétation textuelle et conceptuelle, rendant encore plus intéressante la lecture de ce qui constitue la dernière décision du philosophe et la dernière préface à ses textes. Et d’ailleurs, c’est le statut particulier et problématique du traité même qu’elle introduit qu’il faudrait selon Denis Kambouchner explorer et « explorer peut-être indéfiniment », la réflexion philosophique y « restant encore intégralement ouverte » 11. Puisque, s’il « ne serait pas honnête de dissimuler les incertitudes qui entourent les textes de Descartes » 12, il faut bien admettre que le traité Les Passions de l’âme en cumule plusieurs. 10 Gianluca Mori a exprimé des doutes sur la datation de « la grande lettre », dans laquelle on trouve des références temporelles aux ouvrages de Descartes qui contrastent avec la date du 6 novembre 1648. Il suggère la nouvelle datation « de l’été ou de la fin du printemps de l’année 1649 ». De même, il discute la date de la deuxième lettre de Descartes (« Descartes incognito », op. cit., p. 686-688). 11 Kambouchner, Descartes. L’homme des passions, op. cit., p. 14. 12 Beyssade, RSP ou Le monogramme de Descartes, op. cit., p. 154.
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Avant tout, il est bien singulier par sa composition en palimpseste et par remaniements successifs. Le traité prend en fait sa source dans les entretiens privés du philosophe avec ses illustres correspondants, l’ambassadeur Pierre Chanut, la princesse Elisabeth et la reine Christine. Rédigé pendant l’hiver 1645 13 – toujours en hiver : l’hiver, saison calme et concentrée, est la période d’élection pour l’écriture de ses livres –, et consacré aux « questions particulières de la morale », ce traité n’était pas vraiment destiné à être imprimé 14, comme le confesse le philosophe qui, rebuté par l’accueil de ses ouvrages précédents, se montre désormais désintéressé à une communication publique de sa pensée au sein de la communauté des savants mais bien plus intéressé au dialogue avec les gens du monde. Elisabeth en reçoit un premier brouillon déjà en 1646 15. En 1647, Descartes ajoute certaines analyses du traité à la longue lettre sur l’amour adressé à Chanut et, toujours sous forme privée, il en fait parvenir à la reine Christine un exemplaire, transcrit d’un « brouillon assez confus » 16, avec les six lettres à Elisabeth « touchant la même matière » qu’il avait envoyées à l’ambassadeur 17. Christine le lut « à la chasse » 18 comme elle lira les Principia en voyage. Et ce fut à la suite de ces lectures que, selon Chanut, elle commença à rêver de la philosophie cartésienne et de son auteur 19. Une « philosophie par lettres » 20 donc qui prendra la forme définitive du traité lorsque, malgré les hésitations de Descartes à rendre public son écrit dédié personnellement à la reine Christine, il cède à Paris aux insistances de ses amis et, avant son départ pour la Suède, « négligent à le revoir » 21, il remet « entre leurs mains » 13 Descartes à Chanut, 15 juin 1646, AT IV 442 (BLet 563, p. 2224) : « J’ai tracé cet hiver un petit traité de la nature des passions de l’âme, sans avoir néanmoins le dessine de le mettre à jour ». 14 Descartes à Chanut, 15 juin 1646, AT IV 442 (BLet 563, p. 2224). 15 Descartes à Elisabeth, [mai 1646], AT IV 407 (BLet 556, p. 2196). 16 Descartes à Elisabeth, 20 novembre 1647, AT V 91 (BLet 633, p. 2492). 17 Descartes à Chanut, 20 novembre 1647, AT V 87 (BLet 632, p. 2488). 18 Descartes à Chanut, [mai 1648), AT V 182 (BLet 655, p. 2546). Une chasse bien étrange, commente Descartes, « où l’on porte des livres » ! 19 Chanut à Descartes, 12 décembre 1648, AT V 253 (BLet 674, p. 2604-2606). 20 Correspondance avec Elisabeth et autres lettres, par M. et J.-M. Beyssade, Garnier-Flammarion, Paris, 1989, Introduction par J.-M. Beyssade, p. 9-36. 21 Descartes à Clerselier, 23 avril 1649, AT V 353-354 (BLet 697, p. 2692). Mais dans sa lettre du 14 août de la même année, Descartes semble se contredire : « j’ai été plus longtemps à revoir le petit trait que je vous envoie, que je n’avais été ci-devant à le composer » (AT XI 326 ; BOp I 2330).
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le manuscrit pour les éditeurs, non sans y avoir apporté d’amples révisions 22 pour le rendre plus intelligible à un public plus vaste de lecteurs. Il se résout ainsi à publier un ouvrage dont le titre porte sur un sujet à la mode, mais qui a toutefois pour vocation de renouveler la méthode et le style de la matière, comme Descartes l’affirme dans la seconde lettre à « l’ami » anonyme, bien conscient toutefois « que ce traité n’aura pas meilleure fortune que mes autres écrits » 23. Mais ce traité nous en impose aussi parce qu’il s’agit du dernier et ultime ouvrage de Descartes. Il est déjà en Suède à la fin de novembre 1649 lorsque le livre est publié à Amsterdam chez Lodewijk Elzevier et à Paris chez Henri Le Graz 24. Dernier ouvrage pour nous, donc, au regard de la biographie du philosophe. Dernier ouvrage pour Descartes lui aussi ? Personne ne pourra l’affirmer, mais il est vrai que nous ne pouvons pas ne pas lire avec une certaine émotion cette confession que le philosophe avait laissé échapper dans la lettre à More du 15 avril 1649 comme une sorte de prophétie d’une philosophie qui restera inachevée 25, et ne pas partager la mélancolie d’Adrien Baillet, biographe et apologète de Descartes, devant le vague « pressentiment de sa destinée » que nourrit le philosophe qui part pour la Suède « comme s’il eût été question de faire le voyage de l’autre monde » 26. D’ailleurs, si ce traité est le dernier ouvrage que Descartes a composé, il est aussi son ouvrage ultime comme mise à l’épreuve ultime de sa philosophie sur un sujet qui, d’une certaine manière, la récapitule dans son unité et en cueille le fruit 27, peut-être le plus important : l’étude « de l’homme tout entier » 28. Livre d’amitié et de dialogue et livre de philosophie, ce traité s’écrit en effet comme une nouvelle fondation de la pensée cartésienne sur un nouveau Descartes à Clerselier, 23 avril 1649, AT V 353-354 (BLet 697, p. 2692). Les Passions de l’âme. Préface. Réponse de Descartes à la seconde lettre, 14 août 1649, AT XI 326 (BOp I 2330). 24 Descartes à Clerselier, 23 avril 1649, AT V 353 (BLet 697, p. 2692) ; à Brasset, 27 novembre 1649, AT V 450 (BLet 718, p. 2786) ; Elisabeth à Descartes, 4 décembre 1649, AT V 451 (BLet 719, p. 2786). 25 Descartes à Henry More, 15 avril 1649, AT V 344 (BLet 694, p. 2684) : « non certus sum meæ Philosophiæ continuationem unquam in lucem prodituram ». 26 Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, op. cit., II, p. 386. 27 Les passions de l’âme. Introduction et notes par G. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1994, Introduction, p. 5. 28 Descartes à Elisabeth, 28 juin 1643, AT III 694 (BLet 404, p. 1782). 22 23
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sujet et avec une nouvelle méthode qui, se réclamant de la science, renverse les théories traditionnelles et prétend soustraire cette matière aux virtuosités de la rhétorique comme au protreptique des moralistes pour la saisir dans la vérité de la science. Ainsi, dans un ultime approfondissement de la res cogitans comme affectivité humaine, c’est-à-dire comme res sentiens 29, le traité met les recherches physiologiques du philosophe et ses méditations métaphysiques au service d’une étude psycho-physiologique des passions qui définit l’homme comme « un seul tout », corps animé doué d’une forte unité, « un et en quelque façon indivisible en raison de la disposition de ses organes » 30. Le traité des passions ne s’écrit pas alors comme un ensemble de correspondances ou comme une série de parallélismes entre l’âme et le corps, mais comme un essai de définition de l’identité et de la complexité de la personne humaine, âme et corps ensemble, au-delà et en deçà de la distinction entre la pensée et la matière 31 : comme unité psycho-physique d’âme et de corps, c’est-à-dire un esprit (mens) « étroitement joint et uni » à son propre corps (meum corpus), selon la théorie exposée dans la Sixième Méditation. Une nouvelle méthode, donc, pour ce nouveau sujet : une méthode qui le tient dans l’unité de la Mathesis, sans en cacher toutefois la complexité. C’est une étude complexe et difficile, affirme Descartes, mais c’est une étude indispensable à la conduite de la vie. La connaissance de la nature des passions permet en effet d’élaborer les moyens de les maîtriser : des moyens offrant à l’âme une technique positive qui autorise les hommes à utiliser toutes leurs affections pour leur propre bien par le règlement de leurs désirs. Puisque l’âme dispose de ses « propres armes » qui lui sont suffisantes : ses armes sont « des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels [l’âme] a résolu de conduire les actions de sa vie » 32. Nouvelle réflexion de Descartes sur les fondements de la morale 33, le traité des passions de l’âme s’achève ainsi comme un 29 J.-L. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, Paris, 2013, en particulier p. 122-124. 30 Les Passions de l’âme, I, art. XXX, AT XI 351 (BOp I 2360). 31 J.-M. Beyssade, La classification cartésienne des passions, in Id., Études sur Descartes, Éditions du Seuil, Paris, 2001, p. 334. 32 Les Passions de l’âme, I, art. XLVIII, AT XI 367 (BOp I 2378). 33 Descartes à Chanut, 15 juin 1646, AT IV 442 (BLet 563, p. 2224).
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traité des actions de l’âme, sa philosophie comme une philosophie pratique. Puisque, enfin, c’est dans le cadre d’une philosophie pratique « utile à la vie » que les sciences acquièrent une signification de vérité.
3. Les passions du philosophe et le progrès de la science. Entre raison et expérience L’anonyme auteur de « la grande lettre » l’avait bien compris, avec ses manifestations de « zèle pour l’accroissement des sciences » 34, sa conviction de leur utilité, ses pressions sur Descartes pour qu’il achève enfin sa physique et son appel à la responsabilité de l’homme de science envers l’humanité toute entière. Descartes en avait accepté le défi, avec ses expressions d’intérêt pour l’utilité publique, ses promesses d’une nouvelle rédaction de « son écrit des passions », ses déclarations d’un ultérieur engagement dans la physique dont « le petit traité » constituait la dernière épreuve. Une bonne « intelligence entre nous », comme l’affirmait Descartes 35. Ou une comédie bien jouée ? Dans cette perspective, les quatre lettres-préface du traité apparaissent comme une sorte de récapitulation thématique de la philosophie cartésienne, qu’elles consacrent enfin comme philosophie vraie et nouvelle et comme philosophie pratique : philosophie vraie, fondée sur des principes vrais et des raisons solides ; philosophie nouvelle, capable d’offrir des solutions justes à une infinité de problèmes jamais résolus par la philosophie de l’École ; philosophie pratique et féconde d’applications utiles à la vie des hommes et à la société entière, appelée enfin à collaborer avec les savants et à soutenir leurs travaux. Une récapitulation thématique de la philosophie cartésienne plus attentive à la force des idées qu’à l’ordre des matières et simplifiée autour de certains axes forts – la mathématique, la physique, la médecine –, mais à la fois une ouverture vers le futur dans la perspective d’une politique cultu34 Les Passions de l’âme. Préface. Lettre première à Monsieur Descartes, 6 novembre 1648, AT XI 322 (BOp I 2324). 35 Les Passions de l’âme. Préface. Réponse de Descartes à la première lettre, 4 décembre 1648, AT XI 323 (BOp I 2327) : « Parmi les injures et les reproches que je trouve en la grande lettre que vous avez pris la peine de m’écrire, j’y rémarque tant de choses à mon avantage, que si vous la faisiez imprimer, ainsi que vous déclarer vouloir faire, j’aurais peur qu’on ne s’imaginât qu’il y a plus d’intelligence entre nous qu’il n’y en a ».
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relle nouvelle qui, dans le crépuscule de la vie de Descartes, semble réorienter la lecture de son œuvre et en réévaluer les résultats à la lumière d’un pluralisme des disciplines sans métaphysique et de la recherche de son utilité pratique. Descartes, qui avait déjà souligné dans le Discours de la Méthode la pertinence pratique de sa philosophie contenant « des connaissances fort utiles à la vie », l’avait théorisé dans la célèbre lettre à Picot en préface de la traduction française des Principes lorsqu’il avait destiné ses principes à un grand futur de progrès 36. L’auteur de « la grande lettre » y revient à distance de deux ans, comme pour écrire une sorte de reprise et de réponse à lettre de Descartes : une réflexion sur son programme, une révision de son encyclopédie, une intensification explicite de son épistémologie dans une perspective expérimentale, un audacieux projet de politique culturelle de longue durée. Dans « la grande lettre », comme dans la lettre suivante de l’anonyme et mystérieux correspondant, lettres inspirées par la pensée de Descartes sinon par lui-même et inscrites dans son œuvre, mais, à mon avis, non rédigées par lui, du moins directement et personnellement 37, on peut trouver en effet une intimité profonde de leur 36 Les Principes de la Philosophie. Lettre de l’Auteur a celui qui a traduit le livre, laquelle peut icy servir de Preface (AT IX-2 17-20 passim ; BOp I 2232-2234). Dans l’édition de 1647, cette Lettre est imprimée après l’Epître à la princesse Elizabeth traduite du latin et placée en tête. 37 Malgré certains arguments de relief apportés récemment par la critique (voir n. 9 et n. 11), plusieurs doutes insistent à mon avis sur l’attribution à Descartes de la rédaction directe et personnelle des deux lettres anonymes qui constituent un des deux volets de la préface. Des doutes qui tiennent à des raisons stylistiques et philosophiques. Pour ce qui tient du style, la prolixité de la « grande lettre » datée du 6 novembre, marquetée de longues passages repris des ouvrages cartésiens, et écrite d’un style exubérant, dilue les arguments et leurs démonstrations dans une lourde trame narrative d’exemples, de renvois et de reprises : ce qui contraste, à mon avis, avec la sobriété et la transparence de la prose de Descartes, toujours contrôlée par la syntaxe « architecturale » de la conséquence, « forme expressive même du rythme intérieur de la pensée » et de l’ordre des raisons (P.-A. Cahné, Un autre Descartes, Vrin, Paris, 1980, p. 245, et D. Kambouchner, Le style de Descartes, Manucius, Paris, 2013). Quant à la sémantique du texte, certains syntagmes et certaines expressions m’apparaissent suspects : comme, par ex., « raisonnement humain » (p. 304 ; BOp I 2304), « connaître parfaitement » (p. 310 ; BOp I 2310) ; « plus de six cents questions de philosophie » (p. 312 ; BOp I 2312), « la méthode […] tellement infaillible » (p. 315 ; BOp I 2314), « les vérités que vous écrivez » (p. 317 ; BOp I 2318). Quant à la rhétorique de ce texte qui prétend revendiquer la vérité, l’originalité et la fécondité de la philosophie cartésienne, elle abandonne pour la plupart des pages l’usage méthodique par Descartes d’images fortes porteuses de concepts pour présenter l’énumération, parfois banale, parfois étrange, d’une mul-
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auteur, admirateur fervent du philosophe sans en être l’apologiste et connaisseur de ses textes sans en être l’exégète, avec les principes cartésiens qui, dans ces pages de préface, en deviennent les principes généraux d’herméneutique, de légitimation et de consécration. Universellement vraie en vertu de « la force de la vérité » qui l’anime et pourtant déterminée comme philosophie cartésienne, la philosophie de Descartes y est présentée en effet comme une titude de personnages en chair et en os, représentants de la culture contemporaine, avec tous leurs préjugés et leurs rares ouvertures aux nouveautés cartésiennes : les charlatans trompeurs (p. 306 ; BOp I 2306) ; « les peuples sauvages d’Amérique » contents de « la sagesse de leurs pères » et sourds à toute innovation (p. 309 ; BOp I 2309) ; les rois et les sages soucieux des connaissances nécessaires aux hommes (p. 310 ; BOp I 2310) ; la multitude « des doctes de ce siècle » et les jurisconsultes, indifférents aux découvertes cartésiennes comme d’ailleurs les théologiens et les médecins « si ce n’est qu’en tant que philosophes » (p. 311 ; BOp I 2311) ; les pédants susceptibles et ridicules (ibidem ; BOp I ibidem) ; Aristote et les scolastiques avec leur philosophie stérile et inutile (p. 313-314 ; BOp I 23132314) ; le père Dinet (p. 313 ; BOp I 2313) ; les Anciens (Thalès, Pythagore, Archimède) et les Modernes (Gilbert, Kepler, Galilée, Harvey) (p. 317 ; BOp I 2318) ; les astronomes de cabinet (p. 319 ; BOp I 2321). Et d’ailleurs, la prolifération des éloges comme « des injures et des reproches » (p. 323 ; BOp I 2326) avancés par l’anonyme auteur à l’égard du philosophe et l’emphase sur « ses humeurs » n’apparaissent-elles excessives et désagréables par rapport à la mesure de Descartes et à la discrétion de son écriture, même la plus personnelle ? Pour ce qui est enfin de la philosophie de la préface, si elle est inscrite évidemment dans la philosophie de Descartes et inspirée par ses principes, je retrouve toutefois des éléments particuliers que j’hésite à lui attribuer, même dans une pièce de préface au caractère de divulgation : comme l’idée d’un pluriel des « sciences humaines » (p. 314 ; BOp I 2314) qui contredirait la thèse cartésienne de l’unité de la sagesse ; ou la définition de la « vraie physique » comme « une partie de la mathématique » (p. 315 ; BOp I 2314), qui bouleverse l’encyclopédie cartésienne de l’arbre de la philosophie ; ou l’audace introduction de l’expression « corps infinis » (p. 316 ; BOp I 2317) pour indiquer les objets de la physique, expression ambiguë renvoyant à un infini de la matière que Descartes n’avait jamais admis et avait toujours contesté lui préférant l’expression « indéfini » pour de solides raisons métaphysiques et épistémologiques, du moins jusqu’aux lettres à More et dans l’entretien avec Burman. Que dire de la critique des érudits qui, dans leurs cabinets, « créent le monde » par leurs chimères (p. 319 ; BOp I 2321) : critique qui peut investir au fond le geste cartésien du traité Le Monde ? Et que dire de l’enthousiasme pour Gilbert et Bacon en particulier qui avant Descartes, selon l’auteur de la « grande lettres », « a eu les meilleures pensées touchant la méthode qu’on doit tenir pour conduire la physique à sa perfection » (p. 320 ; BOp I 2323). Descartes, qui en avait apprécié « la liste des qualités » (à Mersenne, janvier 1630, AT I 109 ; BLet 26, p. 118) et la méthode « pour faire des expériences utiles », en aurait-il apprécié aussi la physique ? À moins que le collage de ces lettres ne soit vraiment une mise en scène baroque par un Descartes vertueux de la dissimulation (cf. J.-P. Cavaillé, Dis/simulations. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Champion, Paris, 2002 ; A. Staquet, Descartes et le libertinage, Hermann Éditeurs, Paris, 2009 ; E. Gilby, Descartes’s Fictions: Reading Philosophy with Poetics, Oxford University Press, Oxford, 2019).
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philosophie dans laquelle l’histoire personnelle du philosophe est aussi la trame du développement théorique d’un projet unitaire et constant de recherche, découverte, constitution et transmission de la vérité : moments décisifs de la biographie intellectuelle du philosophe et, en même temps, principes fondamentaux de la philosophie cartésienne, sinon de toute philosophie, dont « l’ami » correspondant tient à souligner le rôle positif dans une société sensible à ses résultats. Ainsi, l’échange épistolaire entre Descartes et son « ami » anonyme peut-il être lu dans la perspective de cet échange de déterminations entre l’universel de la vérité dans la pérennité de ses impératifs et le singulier de la vie du philosophe dans ses décisions déterminées et ses passions personnelles, entre la nécessité intime du progrès scientifique et la réalisation historique de la science cartésienne qui, certaine et démonstrative, ne peut absolument pas s’arrêter devant les critiques des pédants et l’indifférence de la société, ni se bloquer à cause de la « négligence » coupable du philosophe. Cette dynamique en organise la structure conceptuelle et commande l’écriture de ce texte presque théâtral : il s’ouvre sur la scène des passions tristes d’une communauté scientifique qui vit les déceptions et les frustrations d’une science manquée – la « négligence » de Descartes et les vaines expectatives de ses lecteurs – et se referme sur la scène des passions heureuses d’une société qui, devenue attentive aux valeurs et aux profits d’une science enfin réalisée, se montre enfin reconnaissante à son auteur et en soutient le travail par d’importants financements. – Un théâtre de passions. « La grande lettre » – préface au traité Les Passions de l’âme, qui en parle si peu, s’ouvre par l’entrée en scène à la première personne de l’auteur. « Ami » de Descartes, admirateur de son œuvre et confiant dans ses promesses de nouveaux traités qui puissent achéver l’encyclopédie des Principes par les expériences nécessaires, il se dit déçu dans ses attentes et fâché contre lui. Il est d’ailleurs tellement en colère avec le philosophe pour ses refus qu’il veut « se venger » par une rêche énumération de ses « défauts » d’auteur qui « promet » de grandes choses, selon les accusations malveillantes de ses ennemis 38, mais trop « négligent » 38 Telle accusation fut lancée par Marten Schoock, Admiranda Methodus Novae Philosophiae Renati Des Cartes, J. van Waesberge, Utrecht, 1643 (rpt. Kessinger
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selon « l’ami » pour rester fidèle à ses engagements : rien que négligence, orgueil, indignation, « humilité vicieuse 39 qui est une espèce de lâcheté et de faiblesse » pour se soustraire à ses devoirs à l’égard de l’humanité entière comme à l’égard de « l’ami ». « Aucune indignation », répond Descartes, « ni aucun dégoût » 40 à faire tout son possible pour « rendre service au public » et à publier « son écrit des passions » : seulement une certaine méfiance à l’égard des lecteurs malveillants et une compréhensible hésitation à rendre publique un écrit aussi concis que difficile, qu’il n’avait rédigé que pour « une princesse » à l’esprit « au-dessus du commun ». Et une promesse : de revoir cet écrit des passions, et d’y ajuster ce que jugerai être nécessaire pour le rendre plus intelligible, et qu’après cela je vous l’enverrai pour en faire ce qu’il vous plaira.
D’ailleurs, c’est encore « la grande lettre » qui, dès ses premières pages inspirées par la pensée et les texts de Descartes, réécrit un chapitre de sa philosophie, revenant sur le sens même du geste cartésien pour définir de façon originale, à travers sa figure particulière et déterminée de philosophe, la figure même et le rôle plus general du philosophe des temps modernes, et pour renvoyer à des considérations d’une véritable politique de la culture : la découverte scientifique légitime la nouvelle identité publique de l’auteur et sanctionne le rôle social de l’intellectuel, qui avance dans la science de plus en plus vaillamment pour le bonheur et l’intérêt de la société. Comme dans un jeu d’échos, l’auteur de « la grande lettre » l’affirme citant la Lettre-préface aux Principes et le rappelle à Descartes l’exhortant à ne pas se trahir soi-même : la philosophie Publishing, 2009). Descartes s’en souvient pour s’en défendre de façon véhémente dans la Quærela apologetica […] contra Voetium et Dematium qu’il envoie aux Magistrats d’Utrecht (AT VIII-2 249-250 ; BOp II 166-168). 39 « Humilité vicieuse» est un syntagme qui n’est attesté dans la littérature française qu’à partir du traité des Passions de l’âme, dans lequel Descartes en définit le concept de façon nouvelle. Gianluca Mori apporte cette donnée comme un argument à faveur de l’attribution à Descartes de la « grande lettre » (« Descartes incognito », op. cit., p. 690-691). 40 Les Passions de l’âme. Préface. Réponse de Descartes à la première lettre, 4 décembre 1648, AT XI 323 (BOp I 2326). Lui fait écho la lettre de Descartes de novembre-décembre 1648 ou de janvier 1649 à un correspondant anonyme (Chanut ? Huygens ?). Descartes y nie d’avoir quitté le dessein de publier ses études médicales sur les animaux « par négligence, ou faute de bonne volonté » (AT V 261 ; BLet 676, p. 2612).
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est devoir intellectuel du philosophe mais elle est aussi engagement moral et fonction publique de l’auteur. Ainsi, l’activité philosophique se donne-t-elle et doit-elle se donner selon les nouveaux modes que Descartes lui-même avait indiqués en toute clarté et dont il avait offert la théorie dans sa lettre au Père Dinet, en renvoyant explicitement aux Essais 41. L’auteur anonyme de la « grande lettre » l’affirme et le répète, énumérant les passions heureuses qui doivent inspirer tout auteur, Descartes en particulier : défense de l’indépendance individuelle, modestie et conscience de sa propre valeur, certes, mais aussi conscience de l’importance pratique de la philosophie qui est essentiellement une philosophie pour l’homme ; protection de l’espace privé de la concentration solitaire et de la méditation silencieuse dans le respect des bienséances, mais aussi appel à la collaboration des savants comme à la participation active et au soutien adéquat de la part de la société : d’où la demande d’importants financements publics destinés à soutenir la recherche scientifique. La philosophie exige en effet « plusieurs expériences », écrit « l’ami » de Descartes comme en faisant écho au Discours de la Méthode et à la lettre à Picot : « et ces expériences doivent être faites aux frais du public, à cause de l’utilité qui lui en reviendra et que les biens d’un particulier n’y peuvent suffire ». Ainsi, la recherche de la vérité, culture de l’âme toute privée et individuelle marquée par la modestie et la discrétion, s’impose-t-elle, lors de la récolte et de la publication des résultats, comme responsabilité de l’homme de science envers l’humanité entière : « charité », l’appelle « l’ami » de Descartes, comme en revenant avec lui au principe de fondation des relations humaines et aux devoirs de l’homme de science. De Descartes en particulier, le seul qui ait découvert les vrais principes et reconnu les premières causes de tout ce qui est produit en la nature, et qu’ayant déjà rendu raison, par ces principes, de toutes les choses qui paraissent et s’observent dans le monde, il vous faut seulement avoir des observations plus particulières, pour trouver en même façon les raisons de tout ce qui peut être utile aux hommes en cette vie, et ainsi nous donner une très parfaite connaissance de la nature
41 L’auteur de « la grande lettre » renvoie à ce passage de la lettre de Descartes au Père Dinet dans lequel le philosophe avait cité les Essais (AT XI 312 ; BOp I 2312).
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de tous les minéraux, des vertus de toutes les plantes, des propriétés des animaux, et généralement de tout ce qui peut servir la Médecine et les autres arts.
– L’utilité et le progrès de la philosophie. C’est en effet une théorie de l’utilité de la philosophie et du progrès scientifique qui soutient le dialogue – ou le monologue à deux voix ? – de l’anonyme auteur de « la grande lettre » de préface aux Passions de l’âme avec Descartes auteur de la Lettre-Préface des Principes. « La grande lettre » la cite, parfois avec de véritables paraphrases, et avec ce texte elle introduit la théorie du progrès et de l’invention ordonnée qui consacre la philosophie de Descartes comme la vraie philosophie des temps nouveaux sur les ruines de la Scolastique. Trois conditions en particulier rendent possible cette révolution. « L’ami » de Descartes les énonce : – le grand nombre des découvertes utiles encore à faire : condition de possibilité qui élimine radicalement l’idée d’un privilège de l’Antiquité et de la tradition la liquidant comme signe de grossièreté ou préjugé dérivant de l’ignorance, et qui, par contre, permet de valoriser les inventions des arts et les ressources de la médecine, invitée à se faire de plus en plus « physique » ; – la fécondité de la physique cartésienne qui, indépendante de la théologie mais dérivée de la mathématique, est une science certaine et démonstrative et, en tant que telle, infiniment progressive : une physique conçue comme une mathématique explicative des phénomènes 42, comme « une mathématique concrète » 43, instituée et commandée par les impératifs de l’ordre qui la structurent selon les chaînes d’effectivité de la cause et de l’effet ; – la « quantité d’expériences » bien conduites qui fournissent les matériaux à la science par le biais d’une correcte recherche méthodique : c’est-à-dire opérant la déduction des effets des causes fondée sur le dénombrement qui permet de décou-
42 Selon la définition de M. Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, PUF, Paris, 1998, p. 25. 43 Selon la définition de É. Gilson, « Météores cartésiennes et météores scolastiques », Revue néo-scolastique de philosophie, 22 (1920), p. 363.
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vrir les affinités entre des cas différents et même hétérogènes comme d’en remarquer les différences (on dirait une induction plutôt baconienne que cartésienne), en saisissant tous les cas singuliers sous un même aspect dans une trame cohérente de relations conceptuelles (selon les stratégie d’une induction plus proprement cartésienne). C’était là une méthode fiable pour la science des Essais, continue l’auteur de « la grande lettre » : Descartes y était arrivé à réduire à l’unique notion claire et distincte d’étendue des phénomènes différents et apparemment hétérogènes, déduisant ainsi des principes premiers « toutes les vérités qui peuvent en être déduites ». Ces principes sont certes les principes premiers de la philosophie, affirme l’auteur de « la grande lettre », mais ils sont aussi ces expériences qui, sélectionnées selon les critères de simplicité, facilité et fécondité, découvrent les « causes » et les « raisons » des phénomènes transformant les hypothèses et les conjectures en vérités. Mais, continue-t-il en en élargissant la notion même de principes premiers dans un sens presque baconien, peuvent être considérés comme des principes premiers aussi ces expériences complexes, « rares et difficiles » qui, utilisant l’art de l’expérimentation qui force l’indistinct de la nature au relief de l’objet intellectuel, exigent la mise en œuvre de procédures complexes et demandent donc d’importants investissements par la société. « L’ami » de Descartes en était sûr : « notre France, qui est votre Patrie », saura faire sa part, mais les autres nations aussi ne manqueront pas de la générosité nécessaire. Comme en redessinant sous l’autorité de Descartes une nouvelle encyclopédie non strictement cartésienne du savoir, mais non pas nécessairement anti-cartésienne – primauté de la mathématique de laquelle dérivent toutes les autres sciences : la physique, l’astronomie, la chirurgie, la médecine et tous les arts mécaniques en ce qu’ils ont de vrai et d’utile –, l’auteur de « la grande lettre » se montre peu intéressé au programme original de fondation d’un nouveau savoir et de révision de la tradition que le philosophe avait confié à l’image de l’arbre de la philosophie enraciné dans la métaphysique. Son intérêt, qui mêle les découvertes techniques et la mathématique, les Anciens et les Modernes, va plutôt aux fruits que la physique peut produire en faveur de la société : une discipline aussi rigoureuse que la mathématique, qui sait 195
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investir « une infinité » des corps matériels et permet ainsi d’achever cette philosophie naturelle que Descartes avait laissée inachevée dans les Principes par manque d’expériences, comme il avait affirmé, mais que, selon son « ami » anonyme, seulement lui devait et pouvait compléter, soutenu par la collaboration de toute la société. Il ne s’est trouvé que vous seul – écrivait-il – qui avez fait voir par vos écrits que vous en pouvez venir à bout. […] Ainsi, ceux qui ont lu avec attention le livre de vos Principes, considérant comment vous y avez posé les fondements de toute la philosophie naturelle, et combien sont grandes les suites des vérités que vous en avez déduites, ne peuvent douter que la méthode dont vous usez ne soit suffisante, pour faire que vous acheviez de trouver tout ce qui peut être trouvé en la Physique.
Descartes ne complétera jamais cette philosophie naturelle qui devait expliquer « en particulier tous les minéraux, les plantes, les animaux et l’homme » « faute d’expériences ou de loisir » 44. Dans le traité des Passions de l’âme il abordera l’étude de ce dernier sujet qui toutefois les récapitule tous, le corps-machine et l’âme libre dans l’unité substantielle du composé humain : « l’homme tout entier », comme il avait écrit à Elisabeth 45. Ainsi, Descartes peut-il donner raison à « l’ami » dans sa réponse à la seconde lettre : mon dessein n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien 46.
Résumé Le lecteur de Descartes qui sait apprécier le relief de sa personnalité d’auteur in fabula entre récit et doctrine ne peut ne pas trouver problématique la Préface du traité Les Passions de l’âme pour diverses raisons qui se rapportent à la philosophie de Descartes non moins qu’aux canons de l’esthétique classique : des raisons d’herméneutique philosophique et d’analyse textuelle. Ces raisons toutefois rendent encore plus intéressante la lecture de cet écrit qui témoigne de la dernière décision
44 Principia Philosophiæ, IV, art. CLXXXVIII (AT VIII-1 315 ; AT IX-1 310 ; BOp I 2188). 45 Descartes à Elisabeth, 28 juin 1643, AT III, p. 694 (BLet 404, p. 1782). 46 Les Passions de l’âme. Préface. Réponse de Descartes à la seconde lettre, 14 août 1649, AT XI 326 (BOp I 2330).
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du philosophe et constitue la dernière préface à ses textes. Les questions de théorie littéraire et de théorie des genres littéraires reviennent en effet aux problèmes du texte de Descartes et, plus généralement, aux questions et aux problèmes de sa philosophie dans cette la phase dans laquelle elle se réalise sous la forme d’une philosophie pratique : comme Descartes le dit, « plutôt sur l’expérience que sur la raison ». Dans cette perspective, la Préface apparaît comme un exercice herméneutique de récapitulation de la philosophie cartésienne et comme sa consécration en tant que philosophie vraie, inscrite dans une théorie du progrès.
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II
DES PASSIONS EN GÉNÉRAL
GILLES OLIVO
PARLER DES PASSIONS « EN PHYSICIEN » ?
1. L’objet des Passions ? De la physique, de la métaphysique ou bien… La réponse à la seconde des lettres qui servent de Préface aux Passions de l’âme, dans laquelle Descartes avance que son « dessein n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien » 1, pose une série de questions dont nous voudrions d’abord établir le caractère problématique. Quel est l’objet des Passions de l’âme, au double sens de ce que vise l’ouvrage et de ce dont il traite ? A quelle domaine disciplinaire le rapporter ? Élabore-t-il seulement une discipline dûment répertoriée parmi les sciences distinguées par Descartes ? Et pour reprendre le type de distinctions, certes anachroniques, mais signifiantes qui dirige notre colloque, s’agit-il d’une question relevant de la philosophie naturelle ou d’une philosophie de l’esprit ? Ces questions, trop massives et trop abruptes, ne semblent guère autorisées par le texte cartésien. Car ne va-t-il pas de soi que les Passions parlent précisément des passions de l’âme ? Et qu’à ce titre, elles doivent développer une théorie de l’âme qui permette d’en rendre compte, ce que semblent bien faire les articles 17 à 29 de la première partie ? Ne va-t-il pas tout autant de soi que la considération des passions de l’âme, référant à leur usage (art. 137, 138, 139, 164, etc.), revient à parler de morale, ce que ne manquent pas d’attester les développements des deuxième et troisième par Cf. AT XI 326, ll. 13-15 (BOp I 2330).
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Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117838 (DESCARTES, 4), p. 201-215
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ties (art. 152, 160, par exemple) ? Ces réponses, fussent-elles simplement inchoatives, sont sans doute moins immédiates et définitives qu’on pourrait le croire. Car leur multiplication fait à elle seule problème. En premier lieu, l’étude de l’âme semblerait ne devoir être que du seul ressort de la métaphysique, pour autant que, traitant des premières choses que l’on connaît en procédant par ordre, lui échoit la connaissance de son existence. Ainsi, le début de la Meditatio V semble bien envisager qu’un développement de théologie et de psychologie puisse prendre place en elle : « Il me reste beaucoup d’autres choses à examiner, touchant les attributs de Dieu, et touchant ma propre nature, c’est-à-dire celle de mon esprit : mais j’en reprendrai peut-être une autre fois la recherche. Maintenant (après avoir remarqué ce qu’il faut faire ou éviter pour parvenir à la connaissance de la vérité), ce que j’ai principalement à faire, est d’essayer de sortir et me débarrasser de tous les doutes où je suis tombé ces jours passés, et voir si l’on ne peut rien connaître de certain touchant les choses matérielles » 2. Pour pallier l’urgence de la découverte des conséquences issues de la connaissance des principes, les développements sur la nature de mon esprit sont donc laissés pour une autre fois, ce qui semble nous autoriser à penser qu’ils eussent pu, en droit, trouver leur place dans le cadre métaphysique des Meditationes. Or la seconde réponse de Descartes aux lettres qui servent de préface aux Passions avance qu’en celles-ci, l’étude de l’âme est entreprise « en physicien » 3. Comment comprendre que les Passions ne remplissent pas l’attente des développements annoncés par les Meditationes ? Serait-ce que la connaissance de l’âme, dans l’un de ses aspects, dépend de la métaphysique, selon un projet dont on ne trouverait pas trace de l’accomplissement, et selon un autre seulement, de la physique, ce dont traiterait les Passions ? Non pas, car la première partie des Passions fournit une étude complète des « fonctions de l’âme » (art. 17, titre) en sorte que, envisageant
2 Meditationes, AT IX-1 50 = AT VII 63, ll. 6-11 (BOp I 764) : « Multa mihi supersunt de Dei attributis, multa de mei ipsius sive mentis meae natura investiganda ; sed illa forte alias resumam, jamque nihil magis urgere videtur (postquam animadverti quid cavendum atque sit ad assequendam veritatem), quam ut exdubiis, in quae superioribus diebus incidi, coner emergere, videamque an aliquid certi de rebus materialibus haberi possit ». 3 Passions, AT XI 326, l. 15 (BOp I 2330).
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l’âme dans sa complétude au titre de toutes ses fonctions, il faudrait aller jusqu’à dire que la connaissance de l’âme se résorbe dans la connaissance physique que l’on prend d’elle. N’est-ce pas là, du reste, ce que Descartes paraît affirmer aussi et déjà dans les Meditationes ? Ainsi, l’Abrégé déclare, à propos de l’âme et du corps, que « leurs natures ne sont pas seulement reconnues diverses, mais même en quelque façon contraires. Or il faut qu’ils sachent que je ne me suis pas engagé d’en rien dire davantage [de l’immortalité de l’âme] en ce traité-ci, tant parce que cela suffit pour montrer assez clairement que de la corruption du corps la mort de l’âme ne s’ensuit pas, et ainsi pour donner aux hommes l’espérance d’une seconde vie après la mort ; comme aussi parce que les prémisses desquelles on peut conclure l’immortalité de l’âme, dépendent de l’explication de toute la Physique » 4 ; de même, dans les Secondes Réponses : « La connaissance naturelle nous apprend que l’esprit est différent du corps, et qu’il est une substance ; et aussi que le corps humain, en tant qu’il diffère des autres corps, est seulement composé d’une certaine configuration de membres, et autres semblables accidents ; et enfin que la mort du corps dépend seulement de quelque division ou changement de figure. Or nous n’avons aucun argument ni aucun exemple, qui nous persuade que la mort, ou l’anéantissement d’une substance telle qu’est l’esprit, doive suivre d’une cause si légère comme est un changement de figure, qui n’est autre chose qu’un mode, et encore un mode, non de l’esprit, mais du corps, qui est réellement distinct de l’esprit. Et même nous n’avons aucun argument ni exemple, qui nous puisse persuader qu’il y a des substances qui sont sujettes à être anéanties. Ce qui suffit pour conclure que l’esprit, ou l’âme de l’homme, autant que cela peut être connu par la Philosophie naturelle, est immortelle » 5. Mais comment com Abrégé, AT IX-1, l. 10 (nous soulignons) = Synopsis, AT VII 13, ll. 25-30 (BOp I 696) : « adeo ut eorum naturae non modo diversae, sed etiam quodammodo contrariae agnoscantur. Non autem ulterius ea de re in hoc scripto me egisse ; tum quia haec sufficiunt ad ostendendum ex corporis corruptione mentis interitum non sequi, atque sic ad alterius vitae spem mortalibus faciendam ; tum etiam quia praemissae, ex quibus ipsa mentis immortalitas concludi potest, ex totius Physicae explicatione dependent ». 5 Sec. Rép. AT IX-1 120 (nous soulignons) = AT VII 153, l. 9-154, l. 1 (BOp I 882) : « Docet naturalis cognitio mentem a corpore esse diversam, ipsamque esse substantiam ; corpus autem humanum, quatenus a reliquis corporibus differt, ex sola membrorum configuratione aliisque ejusmodi accidentibus constare ; ac denique mortem corporis a sola aliqua divisione aut figurae mutatione pendere. 4
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prendre que la connaissance de l’âme, à commencer par celle de son immortalité, dépende d’une cognitio naturalis alors que la Lettre-préface affirme avec netteté que « la première partie [de la vraie philosophie] est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l’explication des principaux attributs de Dieu, de l’immatérialité de nos âmes, et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous. La seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comment tout l’univers est composé » 6 ? On ne peut distinguer avec une plus grande netteté entre « les choses immatérielles ou métaphysiques […] [et les] choses corporelles ou physiques » 7, les principes des premières permettant qui plus est de déduire ceux des secondes. Dès lors, comment comprendre que la connaissance de l’âme immatérielle (chose métaphysique) dépende de la connaissance des principes des choses matérielles, savoir, de la physique ? A supposer que l’énoncé de la lettre qui préface les Passions ait un sens immédiat et qu’elles « expliqu[ent] les passions […] seulement en physicien » 8, l’articulation du statut métaphysique de cet objet et de son étude physique resterait encore problématique. Car enfin, comment comprendre que l’âme puisse être l’objet de la physique, alors que la connaissance des « principes […] touchant les choses immatérielles ou métaphysiques, [permet de déduire] très clairement ceux des choses corporelles ou physiques » 9 ? La physique dépendant pour ses principes de la métaphysique et lui étant donc subordonnée, ainsi que l’atteste l’image de l’arbre de la philosophie, comment la connaissance de l’âme peut-elle s’accomplir en une connaissance physique alors que, chose métaphysique, elle en permet la constitution, au titre de principe Nullumque habemus argumentum, nec exemplum, quod persuadeat mortem, sive annihilationem substantiae, qualis est mens, sequi debere ex tam levi causa, qualis est figurae mutatio, quae nihil aliud est quam modus, et quidem non modus mentis, sed corporis a mente realiter distincti. Nec quidem etiam habemus ullum argumentum, vel exemplum, quod persuadeat aliquam substantiam posse interire. Quod sufficit ut concludamus mentem, quantum ex naturali philosophia cognosci potest, esse immortalem ». 6 Lettre-préface à la traduction française des Principes de la philosophie (citée désormais Lettre-préface), IX-2 14, ll. 8-15 (BOp I 2228). 7 Idem, 10, ll. 13-15 (BOp I 2224). 8 Passions, AT XI 326, ll. 13-15 (BOp I 2330). 9 Lettre-préface, IX-2 10, ll. 12-15 (BOp I 2224).
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métaphysique ? Autant supposer que le lien de subordination entre les deux disciplines soit renversé. Or au nom de quoi pourrait-il l’être, sans que l’édifice hiérarchique de l’arbre de la philosophie ne s’écroule ? On ne doit donc pas s’y tromper : rien n’est moins immédiatement évident que le propos de Descartes écrivant qu’on peut « conclure que l’esprit, ou l’âme de l’homme, autant que cela peut être connu par la Philosophie naturelle, est immortelle » 10. En sorte qu’il ne faut pas présumer connaître de quoi retourne la philosophie naturelle lorsqu’elle s’applique à l’âme, mais au contraire s’étonner qu’elle soit apparemment accomplie, comme connaissance de l’âme, par les Passions.
2. … ou bien de la morale ? A cette première série de difficultés viennent s’ajouter celles qui ont trait aux développements de morale manifestement présents dans l’ouvrage. Contribuent-ils à déterminer le statut de ce texte et pourraient-ils le constituer en un traité de morale concurremment au statut de l’étude des passions, étudiées seulement en physicien ? Ou bien doit-on dire que les Passions, qui ne traitent de questions morales qu’à la seule occasion d’une question secondaire (l’affectivité, c’est-à-dire un des modes de l’âme), ne sont précisément pas un texte de morale ? Il devient de ce fait douteux qu’on puisse seulement attribuer à ce texte un contenu déterminé. Aussi a-t-on pu écrire que les Passions ne sont « pas l’exposé systématique de la science de l’homme, au physique et au moral, que Descartes, interrompu par la mort, n’a pas eu le temps d’achever. L’objet des Passions, situé au point de convergence de ces préoccupations scientifiques et pratiques, reste très spécial, et c’est l’insistance de la princesse Elisabeth qui a poussé Descartes à l’écrire » 11. Nous sommes pour ainsi dire acculés au paradoxe : les Passions de l’âme n’auraient pas d’objet déterminé par excès thématique d’objet. De ce point de vue, les explications biographiques – pour l’essentiel les conditions de l’écriture du texte suite à la sollicitation de la princesse Elisabeth – pourraient rendre compte de l’hétérogénéité de cette œuvre, sans objet véritable Voir supra texte cité note 5. G. Rodis-Lewis, « Introduction » de l’édition critique annotée de Descartes. Les passions de l’âme, Vrin, Paris, 1955, p. 13. 10 11
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parce que voulant parler de tout. Par surcroît, on se souvient qu’à propos du plan des Principia philosophiae, la Lettre-préface, développant l’art. 188 de la IVe partie, mentionne le projet d’une VIe partie qui eût dû être consacrée à l’homme – et signale par là son inaccomplissement 12. Si l’on remarque que la première partie des Passions, selon son titre, prétend parler « Des passions en général et par occasion, de toute la nature de l’homme », on voit décidément se saturer l’horizon des possibles de cet ouvrage : assumerait-il qui plus est la charge de traiter De homine, conformément au projet esquissé pour les Principia ? La Lettre-préface, texte fondamental dans lequel Descartes a élucidé les rapports disciplinaires au sein de la philosophie comprise comme un corps de philosophie, permet-elle de lever cette difficulté ? Tout au rebours, elle semble l’obscurcir. Car, si le modèle de l’arbre énonce bien une dépendance de la morale à l’endroit de la physique, il interdit précisément que la psychologie puisse précéder la morale – sauf à la lire depuis ses racines métaphysiques, sans la transition du tronc physique qui mène aux branche 13. Dans cette perspective, on comprend mal que les développements du texte des Passions sur le corps (art. 7 à 17) précèdent ceux sur les fonctions de l’âme (art. 18 à 27), semblant inverser, là encore, l’ordre attendu. Bien plus, et restitué dans son contexte, cet énoncé demeure difficilement compréhensible parce que les indications qui le circonscrivent le rendent paradoxal, au moins à deux titres : 1) En effet, Descartes souligne que « [ce] discours […] est si simple et si bref, qu’il fera connaître que [s]on dessein n’a pas été d’expliquer les Passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien » 14. Dans quelle mesure brièveté et simplicité des Passions peuvent-elles indiquer leur mode de traitement, surtout lorsque – physique en l’occurrence – il est suffisamment inattendu pour devoir être justifié ? N’en dériveraient-elles 12 Principia, AT VIII-1 315, ll. 9-10 = AT IX-2 309 ; BOp I 2188, puis Lettrepréface, AT IX-2 14, ll. 21-22 (BOp I 2230) et 17, ll. 1-21 (BOp I 2232). Voir sur ce point notre « Descartes critique du dualisme cartésien ou l’homme des Principia : union de l’âme et du corps et vérités éternelles dans les Principia, IV, art. 188-198 », dans Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), édité par J.-R. Armogathe G. Belgioioso, Vivarium, Naples, 1996, p. 231-253, plus particulièrement p. 231-235. 13 Voir Lettre-préface, AT IX-2 14, ll. 23-31 ; BOp I 2230. 14 Passions, AT XI 326, ll. 11-15 (BOp I 2330).
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pas plutôt ? Ne serait-on pas en droit d’attendre que ces caractères proviennent du mode adéquat de traitement lui-même ? Ainsi comprendrait-on le raisonnement qui, justifiant qu’il faille expliquer les Passions en physicien, conclurait qu’une fois cette requête comprise et acceptée, le discours apparaît simple et bref. Loin de donner à connaître qu’il faut traiter des Passions en physicien, la brièveté et la simplicité du discours ne dériveraient-elles pas de ce que les Passions sont adéquatement expliquées ? Or c’est précisément l’inverse qui est dit. D’où la question : que caractérisent la simplicité et la brièveté du discours s’ils ne sont pas les propriétés de ce qui est connu ? 2) Et ainsi, comment comprendre que ce discours précisément si simple et si bref, loin de le rendre immédiatement lisible et accessible à tous – ainsi que « son titre [qui] convie peut-être davantage de personnes à le lire » pourrait le laisser croire – donne à prévoir à Descartes « que ce traité n’aura pas meilleure fortune que [s]es autres écrits ». Comment comprendre que cette brièveté et cette simplicité, loin d’anticiper sur l’aisance de la lecture et de la compréhension, ne puissent satisfaire « que ceux qui prendront la peine de l’examiner avec soin » 15 ? Il faut bien sûr comprendre que la simplicité et la brièveté indiquent le traitement méthodique de la question des Passions et qu’à ce titre, l’ordre y est apparent et conduit luimême la simplicité de la question : simplicité et brièveté s’accomplissent précisément en en parlant « seulement en physicien ». Qu’est-ce à dire ?
3. « Etablir des fondements certains en la morale » Deux lettres de Descartes donnent à voir en pleine lumière ce dont il s’agit. 1) « Puisqu’il vous plaît de prendre la peine de revoir mes Principes et de les examiner […] je crains seulement que vous ne vous dégoûtiez bientôt de cette lecture, à cause que ce que j’ai écrit ne conduit que de fort loin à la Morale […] [car] ; il y a un fort grand intervalle entre la notion générale du ciel et de la terre, que j’ai tâché de donner en mes Principes, et la connaissance particulière de la nature de l’homme, de laquelle je n’ai pas encore traité. Toutefois, afin qu’il ne semble pas que je veuille vous détourner de votre dessein, je vous dirai en confidence, que Pour les trois citations qui précèdent, ibidem, ll. 15-19.
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la notion telle quelle de la physique, que j’ai tâché d’acquérir, m’a grandement servi pour établir des fondements certains en la morale […]. Je vous dirai de plus que, pendant que je laisse croître les plantes dans mon jardin, dont j’attends quelques expériences pour tâcher de continuer ma physique, je m’arrête aussi quelquefois à penser aux questions particulières de la Morale. Ainsi, j’ai tracé cet hiver un petit Traité de la nature des passions de l’âme, sans avoir néanmoins dessein de le mettre au jour » 16. 2) « On peut dire que ce ne sont que des vérités de peu d’importance [celles contenues dans les Principia], touchant les matières de physique […]. Mais […] ces vérités de physique font partie des fondements de la plus haute et plus parfaite morale » 17. Le contenu de ces deux lettres est d’autant plus significatif qu’il s’adresse au même correspondant, Chanut, sur le même sujet (les Principia et la morale), à trois ans d’intervalle exactement, entre lesquels le seul changement intervenu est apparemment la décision de publier sous une forme achevée le « premier crayon » 18 des Passions dont il était question dans la première des deux lettres 19. Voilà le seul écart que l’on puisse remarquer. On trouve
16 Lettre à Chanut du 15 juin 1646, AT IV 441, l. 1-442, l. 15 ; BLet 563, p. 2224. 17 Lettre à Chanut du 26 février 1649, AT V 290, ll. 23-22, 1 ; BLet 680, p. 26322634. 18 Lettre à Elisabeth de mai 1646, AT IV 407, ll. 10-11 ; BLet 556, p. 2196. 19 Voir Lettre à Clerselier du 23 avril 1649 (AT V 353, l. 17-354, l. 7 ; BLet 697, p. 2692) qui mentionne cette décision en des termes, qu’il faut interpréter : « Pour le traité des Passions, je n’espère pas qu’il soit imprimé qu’après que je serai en Suède ; car j’ai été négligent à le revoir et y ajouter les choses que vous avez jugé y manquer, lesquelles l’augmenteront d’un tiers ; car il comprendra trois parties, dont la première sera des passions en général, et par occasion de la nature de l’âme etc., la seconde des six passions primitives, et la troisième de toutes les autres ». La négligence ne peut s’entendre qu’à la condition de ne pas avoir fait ce qui aurait dû être fait dans des délais raisonnables, d’une part, bien sûr, la révision de ce qui a été écrit mais aussi, d’autre part, l’ajout de ce qui est requis pour parachever l’ouvrage. Ajouter un tiers aux Passions demande sans doute quelques mois. Il n’est donc pas excessif de supposer que deux mois plus tôt, lorsqu’il écrit la lettre à Chanut que nous commentons, Descartes a déjà pris la décision – depuis quand ? 1648, probablement – de publier et donc d’augmenter l’ouvrage du tiers. Il parle donc à Chanut en possession de ce qu’il va dire (le plan en étant fourni par la Lettre à Clerselier du 23 avril 1649, de deux mois postérieure, avec cependant un écart par rapport à la version finale, sur lequel nous reviendrons), et en ayant probablement commencé d’y travailler (car « j’ai été négligent » peut aussi vouloir dire : « ça y est, je m’y suis mis » ce qui est fort probable, puisque les Passions seront à l’impression en septembre). En ce sens, il est manifeste qu’il parle à Chanut en
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en effet dans la seconde de ces deux lettres, l’idée – énoncée déjà par l’image de l’arbre de la Lettre-préface – selon laquelle la physique fonde la plus haute et la plus parfaite morale, ou encore le dernier degré de la sagesse 20. Constatons que Descartes ne parle pas de cette morale comme d’un projet avorté, mais à l’inverse, de ce qu’il a établi. C’est du reste ce que confirme déjà d’une certaine façon la lettre de 1646 : « la notion telle quelle de la physique, que j’ai tâché d’acquérir, m’a grandement servi pour établir des fondements certains en la morale ». Car comment entendre autrement que comme une identité portant sur l’objet, que Descartes écrive à nouveau en 1649 que « ces vérités de physique [contenues dans les Principia] font partie des fondements de la plus haute et plus parfaite morale » ? En sorte, qu’établir des fondements certains en la morale aboutit, trois ans après, une fois achevées (au moins sous forme de projet) les Passions, à fonder la plus haute et la plus parfaite morale. Remarquons en outre que dans la lettre de 1646, s’il est bien question des Passions, c’est au titre des « questions particulières de la morale » 21. Mais que veut dire ici particulières ? Est-ce à dire que les passions ne sont qu’un objet singulier de la morale, parmi d’autres possibles ? Non pas, car le contexte, où il est question de physique, permet de lire qu’il s’agit d’une question propre à la morale, par opposition à la physique, et même à la physique dans la généralité de son objet, de mundo adspectabili. Sans aucun doute, on doit affirmer que les Passions sont de la morale – de plein droit – et non une question spécifique de morale, même si l’on ne peut avancer, à partir de ce seul texte, que les Passions soient toute la morale. Le rapprochement de ces deux lettres fournit encore d’autres indications. En effet, si nous entreprenons à présent de mesurer les différences qui les séparent, on doit bien reconnaître qu’elles sont à leur tour significatives : car, en 1649, lorsque Descartes parle « de la plus haute et plus parfaite morale », il a pris la résolution d’achever un traité dont la version finale à publier (la deuxième lettre qui préface les Passions, à la date du 16 août 1649, en annonce ayant en tête le projet achevé des Passions au moment de parler de la plus parfaite morale. 20 Lettre-préface, AT IX-2 14, ll. 28-31 ; BOp I 2330. 21 Lettre à Chanut du 15 juin 1646, AT IV 442, l. 12 ; BLet 563, p. 2224.
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publiquement l’achèvement) comprend ce dont Descartes disait à Chanut en 1646 qu’il manquait dans les Principia pour conduire à la morale : « ce que j’ai écrit ne conduit que de fort loin à la Morale […] [Car] il y a un fort grand intervalle entre la notion générale du ciel et de la terre, que j’ai tâché de donner en mes principes, et la connaissance particulière de la nature de l’homme, de laquelle je n’ai pas encore traité. Toutefois, […] la notion telle quelle de la physique, que j’ai tâché d’acquérir, m’a grandement servi pour établir des fondements certains en la morale ». Autrement dit, la partie qui manque dans les Principia pour conduire à la morale est le De homine projeté mais non réalisé dans ces derniers 22, mais qui se trouve bien annoncé – et cette fois accompli – en tête de la première partie des Passions : « et par occasion, de toute la nature de l’homme ». Puisqu’il va donc être question de l’homme dans les Passions, on peut estimer à bon droit qu’a été réduit le « fort grand intervalle » qui empêchait d’aller de la notion générale « du monde visible », au fondement de la plus haute et plus parfaite morale. La conclusion s’impose, telle que Descartes l’annonce à Chanut, telle qu’il la donne à lire implicitement en préface de ses Passions – et déjà dans la Lettre-préface, implicitement aussi : si les Passions ne sont peut-être pas toute la plus haute et plus parfaite morale, elles en font de plein droit partie et en contiennent en tout état de cause le fondement, en leur première partie, pour autant qu’elles parlent de toute la nature de l’homme. Nous comprenons à présent que parler des Passions « seulement en physicien » ne signifie pas que Descartes anticipe sur un type de contenu déterminé (qu’il soit physiologique, psychologique ou médical). Cela signifie qu’un mode de fondation par la physique est mis en œuvre. De ce point de vue, la Lettre-Préface rendait déjà compte de ce mode de fondation, non seulement dans l’image de l’arbre de la philosophie, mais surtout dans les quelques lignes qui précédaient et en anticipaient le sens : « En suite de quoi il est besoin aussi d’examiner en particulier la nature des plantes, celle des animaux, et surtout celle de l’homme, afin qu’on soit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines 22 Principia, AT VIII-1 315, ll. 9-10 = AT IX-2 309 (BOp I 2188) ; puis, Lettrepréface, AT IX-2 14, ll. 21-22 et 17, ll. 6-7 (BOp I 2230).
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sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse » 23.
4. L’abolition de la distinction réelle Pourtant, lorsqu’il annonce le plan de son ouvrage dans la lettre à Clerselier du 23 avril 1649, Descartes ne dit pas que la première partie portera sur les « passions en général et par occasion de toute la nature de l’homme » 24 : il écrit en effet qu’il s’agira « des passions en général, et par occasion de la nature de l’âme » 25. Comment Descartes a-t-il pu se tromper à ce point ? Car enfin, n’est-il pas bien placé pour savoir que l’âme n’est pas l’homme ? Lapsus calami ? A moins que le lapsus, si lapsus il y a, ne révèle précisément la vérité elle-même : que parler des passions en physicien, ce soit parler de l’âme en physicien, c’est-à-dire, parler de l’homme. Tel se révèle en effet le sens exact du Traité, du mouvement de sa fondation, et par là de sa première partie qui est tout entière physique, nous voulons dire, de la physique. Car cela signifie parler de la passivité en général, c’est-à-dire telle qu’elle s’entend des corps et de l’âme ; ce qui suppose d’en parler causalement, du point de vue des corps.
23 Lettre-préface, ATI X-2 14, ll. 19-31 (BOp I 2230). Les développements qui précèdent imposent d’avancer l’hypothèse selon laquelle c’est le livre I qui est ajouté à la version finale des Passions pour sa publication ; d’où la mention, pour Clerselier du tiers qui est ajouté, ce qui s’entend littéralement en compte rond, comme un tiers de livre, son premier tiers, celui qui manque pour donner à publier l’ouvrage, puisqu’il le fonde. Contra G. Rodis-Lewis, Introduction, op. cit., p. 12 et 14 qui pense qu’il s’agit pour l’essentiel de la troisième partie. Mais, comme du reste le souligne l’auteur (p. 14), c’est bien le chap. XVIII du Traité de la lumière (ce que nous appelons le Traité de l’homme) que Descartes a fait lire à Elisabeth (AT V 310, ll. 3-16 ; BLet 684, p. 2652). Cela signifie donc que Descartes l’ayant déjà fait lire à Elisabeth et celle-ci comprenant donc bien le sens de l’union de l’âme et du corps, il était inutile de lui donner explicitement les fondements des Passions, dont la rédaction est nécessaire pour sa seule publication, non pour sa diffusion auprès d’un disciple de Descartes. 24 Passions, AT XI 327, ll. 4-5 ; BOp I 2332. 25 Lettre à Clerselier du 23 avril 1649, AT V 354, ll. 4-5 ; BLet 697, p. 2692.
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Mais comment parler de l’âme du point de vue du corps ? Cela a-t-il même un sens cartésien ? Indubitablement si l’on se souvient des termes mêmes de la Lettre à Elisabeth du 28 juin 1643 par lesquels Descartes « la supplie de vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l’âme ; car cela n’est autre chose que la concevoir unie au corps » 26. Il revient à l’article deuxième d’en établir en toute netteté la possibilité et la signification 27, auquel nous venons à présent : Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action ; en sorte qu’il n’y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d’examiner la différence qui est entre l’âme et le corps, afin de connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous 28.
Constatons pour commencer que cet article présente la même structure formelle que celle de l’art. 1 : il part d’un « je considère » comme l’art. 1 les a égrainés, qui constituent autant de points de départ apparents. Là s’arrête pourtant toute similitude : car il n’est rien d’autre que l’application au cas particulier de l’âme et du corps de la notion commune énoncée par l’art. 1 qui donne à connaître l’élément même de la relation causale efficiente : Je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive. En sorte que, bien que l’agent et le patient soient
26 Lettre à Elisabeth du 28 Juin 1643, AT III 694, ll. 18-20 ; BLet 404, p. 1782 ; voir dans la même lettre, AT III 691, ll. 14-16 ; BLet 404, p. 1780 : « bien qu’on veuille concevoir l’âme comme matérielle (ce qui est proprement concevoir son union avec le corps) ». 27 Descartes nous donne ainsi à lire l’acte de naissance d’une fondation de la morale par la physique, dont B. Spinoza – même si c’est de façon critique – mais aussi I. Kant, seront directement les héritiers. Voir sur ce point M. Heidegger, Von Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Philosophie, GA 31 (tr. fr. d’E. Martineau, De l’essence de la liberté humaine. Introduction à la philosophie, Gallimard, Paris, 1987), en particulier le § 22 où il est montré que l’amorce de la question de la liberté est posée dans la Critique de la raison pure avant que de l’être dans la Critique de la raison pratique, d’abord dans le contexte et donc la compréhension d’une question cosmologique (troisième antinomie, A 449 / B 477). 28 Passions, AT XI 328, ll. 17-26 ; BOp I 2332-2334.
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souvent fort différents, l’action et la passion ne laissent pas d’être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter 29.
Constatons ensuite que cet article donne pour acquis qu’il n’y a « aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe ». Mais d’où provient cette certitude ? De ce que, on le sait de manière tranchée depuis au moins les Principia philosophiae, l’union de l’âme et du corps, démontrée dans la seconde partie (art. 2) compte parmi les principes des choses physiques. En ce sens, l’art. 2 des Passions applique au cas de la notion primitive de l’union le principe de causalité qui donne comme une notion commune le fait rationnel de la relativité de l’action et de la passion. C’est ainsi que Descartes peut déduire de la notion commune de la relativité de l’action et de la passion et conjointement, de la notion primitive de l’union – c’est-à-dire de l’idée de cette réalité certaine, première dans un ordre de choses auquel elle ouvre – « que par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action » 30. Puisque l’âme et le corps interagissent – principe démontré dans les Principia philosophiae parmi les principes des choses matérielles – et puisque là où il y a interaction, il y a passion de l’un et action de l’autre, il en résulte que « ce qui est en elle une passion est communément en lui une action ». Cependant, deux objections semblent immédiatement opposables à cette interprétation. 1) Comment l’union, c’est-à-dire aussi l’âme – pourrait-elle compter parmi les principes des choses physiques, c’est-à-dire matérielles ? 2) Comment peut-on dire qu’un sujet agit sur un autre sujet, alors qu’en site scolaire, un sujet est un substrat qui supporte des qualités, des opérations, mais ne saurait en accomplir ? Faut-il donc dire que l’homme est une union de sujets ? A cette dernière question il faut avancer, ainsi que nous l’avons détaillé ailleurs 31, que Descartes a répondu catégoriquement en Ibidem, ll. 5-13 ; BOp I 2332. Ibidem, ll. 20-22 ; BOp I 2334. 31 Voir notre « L’homme en personne. Descartes, Suárez et la question de l’ens per se » in Descartes et Regius. Autour de l’Explication de l’esprit humain, T. Verbeek (éd.), Rodopi, Amsterdam/Atlanta, p. 69-91. Nous rapportons ci-dessus les conclusions de cet article, y renvoyant pour leur démonstration. 29 30
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deux moments complémentaires. Dans les Notae in programma quoddam d’abord : [C’est seulement à propos] d’un sujet composé [composito subjecto] [que l’on peut dire sans que cela n’]enferme une manifeste contradiction […] qu’un seul et même sujet a deux diverses natures [unum et idem subjectum duas habere diversas naturas]. [Or] celui-là [sc. subjectum] est composé dans lequel nous considérons l’étendue jointe avec la pensée, c’est à savoir l’homme, qui est composé de corps et d’âme 32.
Dire de l’homme qu’il est un subjectum compositum revient à lui reconnaître une subjectité résultant d’une unité de composition. Aussi cette Note était-elle anticipée dans les Sixièmes Réponses, lorsque Descartes affirme que « la chose qui pense et celle qui est étendue […] sont appelées une en unité de composition, en tant qu’elles se rencontrent toutes deux en un même homme ». Ou encore : tout autant de fois que nous les [sc. la pensée et le mouvement corporel] rencontrons dans un même sujet [subjecto], comme la pensée et le mouvement corporel dans un même homme, nous ne devons pas pour cela estimer qu’elles soient une même chose en unité de nature, mais seulement en unité de composition 33.
La nature de cette subjectité composée est-elle pour autant déterminée ? Répondre à cette dernière question permet de répondre aussi à la première : comment l’union – et donc l’âme – peut-elle compter parmi les principes physiques ? Ou encore, comment l’âme peut-elle s’unir au corps, comme un tout, qui plus est, en interaction causale ? Comment Descartes en rend-il compte ? La solution est donnée par la fin de l’art. 2, dont l’art. 3 n’est que le développement ; il convient de les lire dans la continuité : « [art. 2] en sorte qu’il n’y a point de meilleur chemin pour venir à la connaissance de nos passions [c’est-à-dire de l’union] que d’examiner la différence qui est entre l’âme et le corps, afin de connaître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous. [art. 3] A quoi on ne trouvera pas grande difficulté si on 32 Notae in programma quoddam, AT VIII-1 350, ll. 3-6 et 351, ll. 5-7 (BOp I 2262). 33 VIèmes Réponses, AT, VII 423, ll. 25-30 et 424, ll. 1-3 puis 425, ll. 14-19 = AT IX-1 226-228.
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prend garde que tout ce que nous expérimentons être en nous, et que nous voyons aussi pouvoir être en des corps tout à fait inanimés, ne doit être attribué qu’à notre corps ; et, au contraire, que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit être attribué à notre âme » 34. Telle est la double conséquence de cette union démontrée (et reçue comme principe par les Passions) entre l’âme et le corps, union qui relève de la relation causale – qui fait jouer la relativité de l’action et de la passion : si étudier l’homme revient à l’étudier comme composé, alors il faut penser la distinction de ce composé afin d’être en mesure de concevoir les conditions de l’abolition de cette distinction. Car concevoir l’abolition de la distinction de l’âme et du corps revient, comme le dit Descartes à Elisabeth 35, à concevoir l’âme comme matérielle. C’est exactement ces conditions qu’accomplit la première partie – toute physique et exclusivement physique – des Passions, à partir de l’art. 3 : énonçant l’ordre qui régit les deux études séparées de l’âme (art. 17 à 29) et du corps (art. 4 à 16), le sens de l’union causale de l’âme et du corps (art. 30 à 50) en deviendra explicable 36.
Résumé Que signifie que le dessein de Descartes, dans Les passions de l’âme, soit d’expliquer les passions « seulement en physicien » ? Non qu’il réduise son propos à un type de contenu déterminé (qu’il soit physiologique, psychologique ou médical), mais que soit mis en œuvre un mode de fondation de la morale par la physique, qui prend la forme d’une « physique de l’âme ». C’est pourquoi la première partie du Traité parle de l’âme causalement, c’est-à-dire du point de vue du corps, comme Descartes l’annonçait à la princesse Elisabeth lorsqu’il l’enjoignait d’attribuer matière et extension à l’âme afin de concevoir son union avec le corps. Il revient à l’article 2, sur lequel se concentre la présente étude, d’en établir la possibilité et la signification.
Passions, AT XI 328, l. 22-329, l. 10 (BOp I 2332-2334). Voir aussi Lettre à Arnauld du 29 juillet 1648, AT V 222, l. 15-223, l. 13 (BLet 665, p. 2578-2580). 36 Nous nous permettons d’annoncer notre Descartes et la physique des passions. Les fondaments de la morale selon les Passions de l’âme (à paraître aux PUF en 2020), dont cet article constitue un extrait. 34 35
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LA CONNAISSANCE À L’ESTIME
1. L’aporie de la générosité Telle enfin que la définit Descartes, la générosité suscite plusieurs paradoxes. Le premier et le plus évident tient à ce que cette passion permet de « […] suivre parfaitement la vertu » (Passions de l’âme, art. 153, AT XI 446, l. 10 ; BOp I 2476), prouvant ainsi, contre une dichotomie remontant à Platon, que les mêmes « pensées » peuvent produire « […] des actions de vertu et ensemble des passions de l’âme » (art. 161, AT XI 453, ll. 15-17 ; BOp I 2484). Le second paradoxe tient à ce que la générosité accomplit en dernière instance à la fois la passivité, puisqu’elle dérive de la première des passions, l’admiration, et l’activité, qui consiste en « […] l’empire que nous avons sur nos volontés » (art. 152, AT XI 445, ll. 15-16 ; BOp I 2474). Et sans doute faudra-t-il comprendre ces deux paradoxes l’un avec l’autre, voire l’un par l’autre. Mais, avant cela, il faut reconnaître une difficulté préliminaire de la simple définition de la générosité : si en elle, « […] c’est notre propre mérite que nous estimons ou méprisons » (art. 151, AT XI 445, ll. 2-3 ; BOp I 2474), l’estime de soi suppose que nous puissions « […] donner juste raison de nous estimer » (art. 152, AT XI 445, ll. 15-16 ; BOp I 2474), autrement dit « […] qu’on s’estime que selon sa juste valeur » (art. 161, AT XI 453, ll. 19-20 ; BOp I 2484) – justesse d’autant plus requise et décisive que « […] l’orgueil et la générosité ne consistent qu’en la bonne opinion qu’on a de soi-même, et ne diffèrent qu’en ce que cette opinion est injuste en l’un et juste en l’autre » (art. 160, AT XI 451, ll. 16-19 ; BOp I 2482). Quelle est donc « […] la chose qui fait qu’on s’estime » (art. 160, AT XI 451, ll. 23-24 ; BOp I 2482) ? A cette question, Descartes Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117839 (DESCARTES, 4), p. 217-239
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tente de donner une réponse : « […] la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé, sinon parce qu’il en use bien et mal ; et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures » (art. 163, AT XI 445, l. 26-447, l. 9 ; BOp I 2474-2476). Mais cette réponse offre autant de difficultés que de thèses. D’abord, que signifie sentir la résolution et comment ce sentiment peut-il bien nous assurer que la volonté ne manquera pas et restera « constante » 1 ? Enfin et surtout, quels critères permettent de distinguer entre le bon et le mauvais usage de ce pouvoir supposé ? Pour faire face à ces ces interrogations, il ne suffit pas de constater que « […] l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun doit s’estimer ou se mépriser » (art. 152, AT XI 445, ll. 11-13 ; BOp I 2474), il faut expliquer l’un et l’autre – la cause et la façon. La réponse ici proposée ne fait que formuler une aporie persistante : comment savoir les raisons de l’estime (ou du mépris), si non seulement il s’agit d’une auto-appréciation avec toutes les illusions qu’elle implique, volontairement ou non, consciemment ou non, mais surtout si l’estime comme telle ne semble permettre aucun savoir au sens strict ?
2. L’estime, un mode de pensée Cette aporie ne peut s’affronter sérieusement que si nous tentons d’abord de définir, s’il se peut, le statut épistémologique de l’estime en et pour elle-même. Nous risquerons donc, provisoirement et par anticipation, une hypothèse – l’hypothèse que l’estime constitue elle aussi une opération de connaissance, plus exactement un quasi-mode de la cogitatio, aussi distant de (et donc comparable à) l’entendement que ne le sont, par exemple, la sensation, l’imagination la volonté ou le doute. 1 Voir Passions de l’âme, art. 154, AT XI 446, l. 13 ; BOp I 2476 ; art. 156, AT XI 447, l. 24 ; BOp I 2478 ; art. 159, AT XI 450, l. 4 ; BOp I 2480 ; À Christine de Suède, 20 novembre 1647, AT V 85, l. 22 ; BLet 631, p. 2486. Et nos remarques dans Sur la pensée passive de Descartes, § 31, PUF, Paris, 2014, p. 255 sq.
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Dans la nomenclature des passions, où elle apparaît de plein droit, l’estime se définit doublement (comme aussi la joie et l’amour) soit par « […] les opinions qu’on a, sans passion, de la valeur de chaque chose », soit, « […] en tant qu’elle est une passion », comme « une inclination qu’a l’âme à se représenter la valeur de la chose estimée […] causée par un mouvement particulier des esprits » (art. 149, AT XI 443, ll. 14-15 et AT XI 443, l. 29-444, l. 3 ; BOp I 2472). Ces deux statuts de l’estime (sans ou avec passion) en déterminent aussitôt deux régimes épistémologiques. Dans le premier cas, nous suivons, pour estimer la valeur, ce « que la raison nous dicte » (art. 150, AT XI 444, l. 15 ; BOp I 2474) sans plus, puisque cette seule estime semble suffire à produire un argument déjà rationnel et permettre, en suivant cette magna lux in intellectu, une magna […] propensio in voluntate (conformément à la définition standard de la vérité fixée dans la Meditatio IV, AT VII 59, ll. 1-3 ; BOp I 758) : l’estime, comme la volonté, valide l’évidence que l’entendement découvre dans la chose à vouloir ou estimer. Mais dans le second, quand l’estime devient une passion, c’est-àdire quand elle fait ce qu’elles font toutes – « […] incite[r] et dispose[r] l’âme à vouloir les choses auxquelles elle prépare le corps » (art. 40, AT XI 359, ll. 8-10 ; BOp I 2368) –, on estime alors « […] à raison qu’on a plus ou moins d’affection » pour la chose (art. 150, AT XI 444, ll. 21-22 ; BOp I 2474). L’estime n’obéit plus à la lumière dans l’entendement, mais à la volonté elle-même, directement, dans l’affection. Car penser « …à raison de… », par comparaison et proportion, par degrés et appréciation, signifie ne disposer d’aucune raison claire et distincte, ni donc contraignante. Une telle estime imprécise se retrouve d’ailleurs dans l’admiration, ou plutôt dans ce qui permet de « suppléer à son défaut » : lorsque nulle passion ou nulle évidence d’entendement n’attire notre attention sur une « chose », nous pouvons néanmoins recourir à « […] une réflexion et attention particulière, à laquelle notre volonté peut toujours obliger notre entendement, lorsque nous jugeons que la chose qui se présente en vaut la peine » (art. 76, AT XI 385, ll. 14-17 ; BOp I 2400). Ainsi comprise, la définition initiale (art. 149) dit beaucoup. D’abord, qu’estimer, dans la passion, signifie que l’entendement se trouve directement contrôlé par la volonté, contrairement à la situation normale et à la définition standard de la vérité, où la volonté ratifie indirectement la connaissance claire et distincte, 219
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d’abord obtenue par l’intermédiaire de l’entendement (AT VII 59, ll. 1-4 ; BOp I 758). Ensuite, elle confirme qu’il s’agit pourtant bien, dans l’estime comme passion, de quelque forme de connaissance, puisqu’elle permet encore de « se représenter » la « chose qui se présente » ; mais il s’agit d’une connaissance particulière, qui porte moins sur la « chose » en tant que telle, que sur sa « valeur », selon qu’ « elle en vaut la peine », non pas en tant que telle, mais en tant qu’utile, « […] ad usum vitae » (Principia philosophiae, I, art. 3, titre, AT VIII-1 5 ; BOp I 1712). Par exemple, on peut, dans des situations dont l’événement ne dépend pas de nous, « […] estimer le succès entièrement fatal et immuable » ; ou en cas d’un danger au moins possible, suivre « […] le chemin qu’on estime le plus sûr » (art. 146, AT XI 439, ll. 18-19 et ll. 26-27 ; BOp I 2466). L’estime aussi permet de se représenter (même là on l’on ne peut connaître stricto sensu), autrement dit de connaître par une représentation comme… et en tant que…, c’est-à-dire par une interprétation de la « chose » ; d’où l’introduction, pour marquer cette connaissance non objective et proprement herméneutique, de la « valeur », où la « chose » se présente bel et bien, mais comme de biais – biaisée car elle n’offre pas les garanties de l’objectivité (de la magna lux in intellectu). Il s’agit donc, dans l’estimation de la chose selon sa valeur, d’une connaissance à l’estime, sans certitude d’objet. L’estime connaît comme elle pense – car elle pense. Mais elle est comme une pensée (cogitatio) qui navigue à l’estime, sans la garantie ni les mesures que permettraient des instruments de navigation, sans donc pouvoir recourir « […] au niveau de la raison » 2. Ce qui explique que l’estime puisse aussi intervenir à l’autre limite de l’objectivité, non seulement à sa limite inférieure, l’usage de la vie, les événements qui ne dépendent pas de nous, mais à sa limite supérieure, l’incompréhensibilité par excès et non par défaut, celle de Dieu : « Au contraire nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la connaissions. Mais cela même que nous la jugeons incompréhensible nous la fait Discours de Méthode, AT VI 14, l. 1 ; BOp I 38. Il s’agit, avec ce niveau, de l’instrument du charpentier ou du maçon, qui permet de s’assurer (mieux qu’avec un fil à plomb) de la verticalité ou de l’horizontalité d’un étai ou d’un mur par l’équilibre d’une goutte d’air dans l’eau. Un artisan habile et de longue expérience peut approcher d’une telle détermination, sans instrument et à l’estime, comme un bon marin peut, si nécessaire, naviguer à l’estime (sans boussole, ni sextant, ni même les étoiles). L’estime pense donc sans instrument, ni lumière de l’entendement, ni ordre ou mesure, ni méthode, et pourtant elle pense et ne se trompe pas toujours. 2
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estimer davantage » 3. Concluons cette première approche : l’estime constitue une forme de connaissance directement et immédiatement produite par la volonté (la mienne, ou celle que la passion m’impose de l’extérieur), lorsque l’entendement ne peut lui proposer une idée claire et distincte de la chose en tant que telle, donc en tant qu’objet et que l’on ne peut plus la (quasi-)connaître qu’en tant qu’elle « en vaut la peine », en l’interprétant « en raison » de sa « valeur ». Un tel statut épistémologique de l’estime (et de la valeur) 4 reçoit des confirmations significatives de l’extrême opposé (chronologique et thématique) des Passions de l’âme, le Discours de la méthode. Le couple qu’y forment l’estime et la valeur, la première définissant la forme de pensée sans certitude (à l’estime précisément), qui ne connaît pas la chose comme telle, mais dans sa valeur « […] à notre égard » 5, s’applique ainsi d’abord aux sciences « […] même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et de se garder d’en être trompé » (AT VI 6, ll. 14-16 ; BOp I 30) ; il ne s’agit évidemment pas ici de connaître les choses mêmes que prétendent à tort connaître objectivement l’alchimie, l’astrologie ou la magie – elles ne connaissent en fait rien –, mais de « connaître assez ce qu’elles valaient, pour n’être plus sujet à être trompé » (AT VII 9, ll. 11-12 ; BOp I 32), de reconnaître leur ignorance en les estimant à leur juste (donc nulle) valeur : ici l’estime de la valeur pèche contre la vérité par excès. Il s’applique ensuite aux « histoires » : même quand elles 3 À Mersenne, 15 avril 1630, AT I 145, ll. 21-24 ; BLet 30, p. 146. Voir : « Mais d’autant plus que nous estimons les œuvres de Dieu être plus grands, d’autant mieux remarquons-nous l’infinité de sa puissance » (À Élisabeth, 6 octobre 1645, AT IV 315, ll. 19-21 ; BLet 526, p. 2108). Et : « […] lorsque nous aimons Dieu et que par lui nous nous joignons de volonté avec toutes les choses qu’il a créées, d’autant que nous les concevons plus grandes, plus nobles, plus parfaites, d’autant nous estimons-nous aussi davantage, à cause que nous sommes des parties d’un tout plus accompli ; et d’autant avons-nous plus de sujet de louer Dieu à cause de l’immensité de ses œuvres » (À Chanut, 6 juin 1647, AT V 56, ll. 2-9 ; BLet 624, p. 2470). 4 Il ne faut donc pas affirmer trop vite que « …le mot valeur n’est pas dans Descartes », ni surtout que, pour lui comme pour Malebranche, « […] les choses ont d’autant plus de valeur qu’elles ont plus d’être » (F. Alquié, « Expérience ontologique et déduction systématique dans la constitution de la métaphysique de Descartes », in Cahiers de Royaumont. Philosophie, n° 11; Descartes, Les éditions de Minuit, Paris, 19571, Garland Publishing, New York/Londres, 19872, p. 20). 5 À Christine, 20 novembre 1647 : « […] nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons ou bien que nous avons pouvoir d’acquérir » (AT V 82, ll. 22-24 ; BLet 631, p. 2484).
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« […] ne changent ni n’augmentent [pas] la valeur des choses » qu’elles rapportent pour les rendre « plus dignes d’être lues », elles en manquent pourtant à la vérité en omettant leurs « moins illustres circonstances » (AT VI 7, l. 3 ; BOp I 30) : ici l’estime de la valeur pèche contre la vérité par défaut (des défauts). De même enfin les écrits des païens, dont les éloges « […] font paraître estimables » des vertus qu’en fait leurs sages n’ont jamais pu accomplir pour eux-mêmes, ni rendues accessibles à d’autres (AT VII 8, l. 3 ; BOp I 32) ; ces écrits pèchent contre la vérité par une pure et simple ineffectivité. Il se trouve pourtant des emplois positifs de l’estime ; car elle permet aussi de calculer l’utilité (nous dirions aujourd’hui la rentabilité) d’un programme de recherche, puisqu’elle peut évaluer même la vérité factuelle d’une « découverte », en la soumettant à un critère non-théorétique : ainsi, devant le projet d’acquérir une vérité encore ignorée, on peut et doit se demander si les expériences requises et encore à faire peuvent « valoir le temps » (AT VII 73, l. 15 ; BOp I 108). Dans tous ces cas, la « valeur » désigne univoquement ce que l’on pense sans le connaître exactement 6. Caractéristique qui convient par excellence à l’argent, à la monnaie qui n’a ni odeur, ni origine parce que d’abord elle n’au aucun taux fixe qui en établirait la valeur ne varietur ; ainsi désigne-t-elle toute somme d’argent, sans considération de son origine et neutre de toute détermination, puisqu’elle n’a « […] pas moindre valeur, quand sort de la bourse d’un paysan que lorsqu’elle vient de l’épargne » (Recherche de la vérité, AT X 498, ll. 11-13 ; BOp II 828). De même lorsque l’on « estime [le] savoir » 7 de quelqu’un, ne s’agit-il pas des choses ainsi connues en tant que telles, ni même en tant que connues, mais de la personne qui les connaît, estimée en tant qu’instruite ; et elle ne mérite pas cette estime pour les choses même qu’elle connaît, mais pour sa capacité à les avoir connues et donc l’utilité qui s’ensuit ; en effet, « […] c’est proprement ne valoir rien, que de n’être utile à personne » (AT VI 66, ll. 20-21 ; BOp I 102). Nous pouvons donc confirmer que la valeur ne concerne pas la vérité des choses, mais leur utilité à notre égard. Et c’est d’ailleurs pourquoi la Géométrie appelle l’inconnue une « valeur ». Voir : « […] si, en toutes ces 4 positions, la valeur d’y se trouvait nulle […] » (Géométrie, II, AT VI 399, l. 2 ; BOp I 532) et « […] la valeur d’x ou d’y […] » (AT VII 418, l. 12 ; BOp I 558). 7 À Chanut, 1er novembre 1646, AT IV 534, l. 2 ; BLet 580, p. 2320. 6
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3. « Le vrai office de la raison » Pourtant, n’eût-il pas été plus éclairant, moins ambigu et donc préférable de ne plus conférer un statut de connaissance (même herméneutique, même avec la réserve d’un comme…, d’un en tant que…) à l’estime, puisqu’elle qui ne pense pas la chose en tant que telle, mais à notre égard et donc selon sa seule valeur ? Un argument s’oppose pourtant, et très ferme à cette exclusion extrême de l’estime hors de la cogitatio et de la connaissance : une déclaration de Descartes, nette et précise : « C’est pourquoi le vrai office de la raison est d’examiner la juste valeur de tous les biens dont l’acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite » 8. Cette déclaration se trouve non seulement confirmée, mais renforcée par une autre presque semblable : « Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu’à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections » 9. C’est donc en général, en ses deux sens, avec ou sans passion, que l’estime met en œuvre la « raison » en son « vrai office » et « vrai usage ». L’estime (et la valeur qu’elle met en œuvre) définit ainsi le mode de connaissance en général des « choses » qui n’ont pas statut d’objet possible pour une connaissance claire et distincte, mais qui nous concernent pourtant au premier chef, au titre d’objet, éventuellement obscur, du désir et de la crainte pour notre intérêt. L’intérêt concerne donc, autant que la matérialité qui sert ou dessert mon corps, aussi les besoins de la raison, y compris le plus élevé, l’intérêt moral, celui qui nous pousse légitimement à « […] examiner quelle est la juste valeur de toutes les choses qu’on peut désirer ou craindre ; quel est l’état de l’âme après la mort ; jusqu’où devons-nous aimer la vie ; et quels nous devons être pour n’avoir aucun sujet d’en craindre la perte » 10. Estimer la valeur, lors même qu’on ne peut connaître la chose clairement et distinctement, devient possible, parce que cela apparaît nécessaire pour assurer l’utilité. L’utilité justifie que l’estime pense et connaisse même ce qui échappe à la certitude de l’objet. Comment entendre cette certitude ? A l’évidence, nous retrouvons ici la distinction si fondamentale qu’introduisait la Meditatio VI : en sus et à côté de la connaissance des choses du À Élisabeth, 1er septembre 1645, AT IV 284, ll. 24-27 ; BLet 519, p. 2076. Ivi, AT IV 286, ll. 25-27 ; BLet 519, p. 2078. 10 À Chanut, 1er octobre 1646, AT IV 536, l. 27-537, l. 3 ; BLet 580, p. 2322. 8 9
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monde comme objets de l’étendue (connus clairement et distinctement par la cogitatio sur mode d’entendement), se dégage autant et tout aussi légitimement une connaissance de ces même choses du mondeen tantque des in/commoda, des utilités ou des nuisances ; dans le cas du monde sensible, elles se trouvent connues par la cogitatio en mode de sensation ; et, en tant que rapportées au critère d’utilités, ces pensées sensibles s’avèrent onon pas moins, mais « […] plus vivaces et expresses, voire à leur manière plus distinctes – multo magis vividae et expressae, et suo etiam modo magis distinctae » (AT VII 75, ll. 15-16 ; BOp I 780) que les idées claires et distinctes elles-mêmes. Nous avons montré ailleurs la portée essentielle de cette distinction entre les modi cogitandi, particulièrement entre l’entendement (pur) et la sensation (sentir), qui atteste chez Descartes une approche au moins double des étants mondains, non seulement comme subsistants (vorhandene), mais aussi bien comme utilisables et maniables (zuhandene) 11. La thèse cartésienne s’éclaire donc : c’est précisément parce que l’estime doit gérer le domaine non-objectivable que la certitude et l’évidence ne peuvent plus gouverner, qu’il convient que la « raison » vienne y remplir son plus complet et « vrai office » – discerner les choses d’usage, qu’il est utile de désirer ou de fuir, d’acquérir ou d’éviter dans la conduite pratique de nos actions et sans la garantie d’une connaissance claire et distincte. Certes cette tâche, le « vrai usage de la raison », ne va pas sans difficulté, précisément parce que le domaine de la pratique implique aussi l’action des passions (plus exactement l’action de notre corps, qui cause en notre âme des passions activement et comme par une volonté autre que la sienne) ; ainsi les passions non seulement ne nous font connaître aucun objet clairement et distinctement, mais elles brouillent les choses en déformant leur valeur : « […] toutes nos passions nous représentent les biens, à la recherche desquels elles nous incitent, beaucoup plus grands qu’ils ne sont véritablement » 12. Ou : « […] je remarque qu’il n’y a rien qui puisse don-
Voir Sur la pensée passive de Descartes, § 10, PUF, Paris, 2013. À Élisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 294, l. 27-295, l. 2 ; BLet 521, p. 2086. Voir : « Et le semblable arrive en toutes les autres passions ; car il n’y en aucune qui ne nous représente le bien auquel elle tend, avec plus d’éclat qu’il n’en mérite, et qui ne nous fasse imaginer des plaisirs beaucoup plus grands, avant que nous ne les possédions, que nous ne les trouvons par après, quand nous les avons » (À Élisabeth, 1er septembre 1645, AT IV 285, ll. 23-27 ; BLet 519, p. 2078). 11 12
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ner du contentement à l’âme, sinon l’opinion qu’elle a de posséder quelque bien, et que souvent cette opinion n’est en elle qu’une représentation fort confuse, et même que son union avec le corps est cause qu’elle se représente ordinairement certains biens incomparablement plus grands qu’ils ne sont ; mais que, si elle connaissant distinctement leur juste valeur, son contentement serait toujours proportionné à la grandeur du bien dont il procèderait » 13. On voit ainsi que, pour devenir, comme Chanut, un « grand estimateur des personnes de mérite » 14, il faudrait parvenir à contrôler l’estime et à rectifier la déformation qu’y provoque l’action des passions sur notre jugement. Et, comme dans le champ de la représentation confuse où se joue l’estime, il ne s’agit pas tant de vérité objective que d’utilité pratique, la rectification ne signifie pas le rétablissement d’une exactitude sans doute impossible, mais la compensation d’un excès par un autre, comme lorsque l’on retord un bâton dans le sens opposé de la première déformation. En un mot, il faut parfois ruser avec l’estime et la modifier (car il y a une marge) à notre profit : « […] à cause que presque toutes les choses du monde sont telles, qu’on peut les regarder de quelque côté qui les fasse paraître bonnes, et de quelque autre qui fait qu’on y remarque des défauts, je crois que, si on doit user son adresse à quelque chose, c’est principalement à les savoir regarder du biais qui les fait paraître les plus à notre avantage, pourvu que ce soit sans se tromper » 15. Regarder (intueri) ne se définit en effet pas comme simplement une vue (encore moins une « simple vue »), mais comme une manière de garder (tueri) et de prendre garde à ce que l’on voit ; déjà et surtout pour le regard qui s’assure de l’objet (intuitus), il s’agit de conformer la chose aux exigences de la certitude en la réduisant à une combinaison de natures simples et en y éliminant, autant que possible, tout ce que l’expérience y rendrait incertain 16 ; a fortiori en va-t-il de même quand, « regardant d’un œil de philosophe les diverses actions et entreprises
À Christine, 20 novembre 1647, AT V 84, l. 30-85, l. 8 ; BLet 631, p. 2486. À Élisabeth, 20 novembre 1647, AT V 91, ll. 24-25 ; BLet 633, p. 2492. 15 À Élisabeth, 6 octobre 1645, AT IV 306, ll. 13-20 ; BLet 526, p. 2100. 16 Regula II, AT X 365, ll. 16-18 ; BOp II 690. Voir notre analyse dans l’« Annexe I. Traduction d’intuitus et utilisation de regard », in notre édition des Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit dans la recherche de la vérité. Traduction selon la lexique cartésien et annotation conceptuelle, M. Nijhoff, La Haye, 1977, p. 295 sq. 13 14
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de tous les hommes », c’est-à-dire quand « […] on s’accoutume à regarder de ce biais toutes choses » du champ de la morale et de la pratique 17, on parvient par exemple à équilibrer une tristesse par une joie. Ainsi doit-on distinguer trois cas au moins où la joie peut et doit l’emporter sur la tristesse : (a) quand les deux passions « procèdent d’une vraie connaissance », il faut préférer la première, toujours utile, à la seconde, toujours nuisible ; (b) quand, comme c’est le plus souvent le cas dans la pratique quotidienne, l’une et l’autre restent « […] mal fondées », même dans ce cas et considérés en eux-mêmes, l’amour et la joie restent préférables à des tristesse et haine, elles-mêmes sans fondement certain ; (c) enfin, on peut même aller jusqu’à affirmer que « […] souvent une fausse joie vaut mieux qu’une tristesse dont la cause est vraie », parce que même une fausse joie me rend plus heureux qu’une vraie tristesse, si je la « […] regarde de ce biais » purement pratique que permet la considération de l’utile et du nuisible dans l’usus vitae 18. En fait, cette rectification de la « valeur » des objets du désir par la compensation de l’« estime » peut s’étendre à l’ensemble de la vie pratique et face à tous le malheurs de la vie : « […] les plus grandes âmes […] font tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la fortune favorable en cette vie, mais néanmoins elles l’estiment si peu au regard de l’éternité, qu’elles n’en considèrent quasi les événement que comme nous faisons de ceux des comédies » 19. Ainsi doit et peut-on obtenir de soi « […] qu’on estime fort peu tous le biens qui peuvent être ôtés et qu’au contraire on estime beaucoup la liberté et l’empire absolu sur soi-même » 20.
4. L’estime en amour L’exemple d’une estimation qui préfère toujours la joie (même infondée) à la tristesse (même fondée) manifeste pourtant que l’éthique de l’estime consiste plus en pratique qu’en théorie. D’autant plus, que l’estime ne peut ni se quantifier, ni se calculer pré Discours de la méthode, respectivement AT VI 3, l. 15 et 26, l. 17 ; BOp I 26
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et 52.
Tous arguments développés dans Passions de l’âme, art. 142, AT XI 434-435 ; BOp I 2460. 19 À Élisabeth, 18 mai 1645, AT IV 202, ll. 26-27 ; BLet 494, p. 2008. 20 Passions de l’âme, art. 203, AT XI 481, ll. 20-24 ; BOp I 2518. 18
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cisément, en sorte que sa justesse ne peut non plus se démontrer véritablement. Cette difficulté essentielle apparaissait d’emblée (comme on l’a vu plus haut, s. I) avec l’aporie de la générosité, qui « […] fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer » (art. 153, AT XI 445, l. 25 sq. ; BOp I 2474) : entre l’estime légitime de soi et l’estime de soi sans fondement, où passe la frontière ? Il ne suffit pas d’ajouter que leur écart tient à « […] la libre disposition de ses volontés » (art. 153, AT XI 446, l. 3 ; BOp I 2474) ; car cette « libre disposition » ne fait que déplacer (et renforcer) la difficulté d’une légitimation de l’estime : comment pourrait-on juger, par soi-même, que l’on en « […] use bien ou mal » (art. 153, AT XI 446, l. 5 ; BOp I 2474), sans aussitôt céder avec complaisance à l’auto-justification, toujours exactement proportionnelle à la culpabilité, avouée ou non ? Comment arracher la générosité et l’estime de soi au solipsisme, qui, en éthique, se nomme égoïsme ? Pour surmonter cette objection persistante, Descartes accomplit un mouvement remarquable, bien qu’assez peu remarqué par la critique : il propose de régler de l’estime (et donc de la générosité elle-même) selon un nouveau critère, la considération d’autrui par l’ego, au lieu de s’en tenir à la considération de l’ego par lui seul ; bref, la mesure de l’estime de soi se trouve établie par référence à l’estime d’autrui, en sorte que la générosité se règle sur l’amour. Et non pas l’inverse 21. En effet, si le généreux peut « bien user » (art. 153, AT XI 446, l. 8 ; BOp I 2476) de son libre-arbitre, cela s’ensuit non seulement de ce qu’il se sent capable de vouloir « […] exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleurs » (art. 153, AT XI 446, ll. 8-9 ; BOp I 2476), mais surtout de ce qu’en général les généreux « […] n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes, et de mépriser son propre intérêt pour ce sujet » (art. 156, AT XI 447, l. 25-448, l. 2 ; BOp I 2478). L’estime de soi non seulement peut se limiter grâce à son rapport à autrui, mais surtout elle parvient à s’estimer justement parce qu’elle estime aussi et d’abord l’ego au regard d’autrui. Il devient ici capital de comprendre que la doctrine de l’amour (art. 79-83) précède celle de la générosité (art. 150-159), la rend possible et la règle. 21 Comme nous avions tendance à le croire dans Questions cartésiennes. Méthode et métaphysique, c. V « L’ego altère-t-il autrui ? », PUF, Paris, 1991. Dans la morale, l’estime de soi (générosité), reste un équivalent à la pensée de soi dans la théorie, mais y introduit, en sus, la considération d’autrui comme le critère d’équilibre.
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En effet, l’amour peut certes admettre une définition formellement univoque : « […] les philosophes n’ont pas coutume de donner divers noms aux choses qui conviennent en une même définition, et […] je ne sais d’autre définition de l’amour, sinon qu’elle est une passion qui nous fait joindre de volonté à quelque objet sans distinguer si cet objet est égal, ou plus grand, ou moindre que nous » 22. Mais il se hiérarchise pourtant réellement selon que la dignité de ce qu’à chaque fois l’amant aime, soit qu’il le surpasse, l’égale ou reste moindre. Il faut (parce, pour Descartes du moins, qu’on le peut) « […] avec meilleure raison distinguer l’amour par l’estime qu’on fait de ce qu’on aime [sc. autrui, le tiers] à comparaison de soi-même » (art. 83, AT XI 390, l. 1 ; BOp I 2406). Distinguons donc. Soit le premier cas, où « […] l’on estime l’objet de l’amour moins que soi » (mille pistoles, une fleur, un oiseau, un cheval, voire le vin pour un « ivrogne » ou une femme pour un « brutal », etc.) ; ici, « […] à moins que d’avoir l’esprit fort déréglé » (art. 83, AT XI 390, ll. 8-9 ; BOp I 2406), il ne peut s’agir que d’une simple affection, où l’on ne doit jamais se sacrifier soi-même pour ce que l’on aime ainsi. L’estime, avec et sans passion, sacrifie l’objet de l’amour à celui qui aime. Puis vient le deuxième cas : « […] lorsqu’on l’estime [sc. un bien] à l’égal de soi, cela se nomme amitié » (art. 83, AT XI 390, ll. 4-5 ; BOp I 2406) ; l’amitié aristotélicienne entre égaux trouve ici son lieu, peut-être même élargi puisque les égaux comprennent, pour l’« homme d’honneur », sa maîtresse et ses amis, comme pour « un bon père », ses enfants). L’estime corrigée de la passion respecte alors l’égalité, qui consiste à considérer ceux qu’on aime « comme d’autres soi-mêmes » 23, c’est-à-dire l’amitié entre des ego « […] à l’égal de soi », parce que de même valeur, à savoir la faculté d’user et de bien user de leur libre-arbitre. L’estime, avec ou sans passion, règle la réciprocité des ego, à égalité selon l’usus vitae. Reste enfin le troisième cas : « […] lorsque l’estime [sc. un bien] davantage, la passion que l’on a peut-être nommée dévotion » (art. 83, AT XI 390, ll. 5-7 ; 22 À Chanut, 1er février 1647, AT IV 610, l. 29-611, l. 4 ; BLet 600, p. 2392. Cette thèse de l’univocité de l’amour (dans sa définition formelle) reprise dans les Passions de l’âme, art. 81, et surtout art. 82 (AT XI 388, l. 2-389, l. 24 ; BOp I 2406), se retrouve, entre autres, chez saint François de Sales, et provient directement de saint Augustin (voir Au lieu de soi. Approche de saint Augustin, § 42, PUF, Paris, 20081 & 2, p. 365 sq.). 23 Passions de l’âme, art. 82, AT XI 389, l. 15 (voir art. 90, AT XI 395, ll. 20-21 ; BOp I 2414).
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BOp I 2406) 24 ; ici on estime plus, voire « beaucoup plus que soi » (art. 83, AT XI 390, l. 21 ; BOp I 2408) ce qui a plus de valeur que l’ego aimant : une ville, son pays, son prince, Dieu, bref tout ego (collectif, sacré) qui a une fonction transcendantale par rapport au mien : « Et si quelque homme vaut plus, à lui seul, que tout le reste […] », l’estime s’égarerait « […] si on rapportait tout à soi-même » 25. Dans l’amour de dévotion entre deux amis, « […] la charité veut que d’eux chacun estime son ami plus que soi-même » 26. D’où une conclusion augustinienne : « […] en la simple affection, l’on se préfère toujours à ce qu’on aime », comme la cité terrestre se fonde sur l’« …amor sui ad contemptum Dei » ; tandis qu’ « […] au contraire en la dévotion, l’on préfère tellement la chose aimée à soi-même, qu’on ne craint pas de mourir pour la conserver », « […] amor Dei usque ad contemptum sui » 27. L’estime, avec ou sans passion, soumet la certitude de l’ego à un devoir proprement éthique, qui se décide selon le critère de l’usus vitae, mais entendu lui-même dans toute son ampleur pratique (non égoïste). Ainsi les degrés de l’estime, et particulièrement, les degrés de l’estime de soi ne se trouvent pas fixés, en dernière instance, par l’ego (comme lorsqu’il exerce les conditions de la connaissance claire et distincte dans la théorie), mais par ce à quoi ou à qui l’ego se rapporte dans la pratique. Le critère, qui hiérarchise l’estimation des valeurs, apparaît même d’autant plus radical qu’il se soustrait à la régence de l’ego : quand et pour quelles choses et quel autrui l’ego peut-il sacrifier ce qu’il aime ou doit-il se sacrifier lui-même ? L’estime cartésienne de la valeur se caractérise, étonnamment mais puissamment, et à l’encontre de l’évaluation par exemple de Nietzsche, en ceci qu’elle advient à l’ego d’ailleurs que de lui-même (des choses du monde, des autres hommes ou de Dieu), beaucoup plus qu’elle n’en provient. 24 À Chanut, 1er février 1647 : « Et tant s’en faut que l’amour que nous avons pour les objets qui sont au-dessus de nous, soit moindre que celle que nous avons pour les autres ; je crois que, de sa nature, elle est plus parfaite, et qu’elle fait qu’on embrasse avec plus d’ardeur les intérêts de ce qu’on aime » (AT IV 611, ll. 20-25 ; BLet 600, p. 2392). 25 À Élisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 293, l. 17 et l. 19 ; BLet 521, p. 2084. 26 À Chanut, 1er février 1647, AT IV 612, ll. 14-15 ; BLet 600, p. 2392. 27 Passions de l’âme, art. 83, AT XI 390, l. 24 sq ; BOp I 2408 peut se lire comme un commentaire de De Civitate Dei, XIV, 28, « Bibliothèque augustinienne », t. 5, p. 464.
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5. L’estime et le doute De la dignité ainsi confirmée de l’estime, qui accomplit un véritable exercice de pensée, il s’ensuit une question désormais inévitable : l’essor de l’estime se borne-t-il à la dernière période de la pensée cartésienne, et l’estime reste-t-elle au contraire marginale dans les périodes antérieures ? Cette question ne peut d’ailleurs pas se poser en termes uniquement chronologiques, mais doit l’être aussi en termes conceptuels : son rôle dans la morale, la doctrine des passions et l’amour, faisant déjà suite à sa fonction de « vrai office de la raison » impliquent à l’évidence non seulement qu’elle constitue vraiment un exercice de la cogitatio, mais qu’elle devrait s’inscrire parmi les modi cogitandi. Pourtant, cette liste, telle que Descartes l’a close (doute, intellect, volonté, imagination et aussi sensation), ne fait aucune place à l’estime. De quel droit pourrait-on la corriger ? A moins qu’il n’y ait nul besoin de la corriger ni d’y ajouter quelque nouvelle rubrique, parce que l’estime s’y trouve, en fait, déjà inscrite, au moins indirectement. Voyons comment cela se peut. L’estime concerne, on l’a vu (supra, III), « la conduite de la vie », où elle établit la « […] juste valeur de toutes les choses qu’on peut désirer ou craindre » 28, c’est-à-dire les choses en tant qu’utiles ou nuisibles, commoda ou incommoda. Bref, l’estime contribue, par l’évaluation de la valeur pratique et éthique des choses, l’usus vitae. Or une telle inclusion dans l’usus vitae, dans la vie et les choses en tant qu’utiles, ne peut pas ne pas faire songer à une autre décision, celle-là prise dès le début par Descartes : la décision de limiter le doute à la théorie et de ne pas l’employer « […] pour les moeurs, [où] il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines tout de même que si elles étaient indubitables » (AT VI 31, ll. 21-24 ; BOp I 58) ; la différence entre le douteux et le certain, cruciale dans la théorie où il s’agit de la vérité, deviendrait dangereuse et contre-productive dans la pratique, où il s’agit de suivre « […] les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui [sont] communément reçue en la pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre » (AT VI 23, ll. 4-7 ; BOp I 48) 29, Certes, cette décision pratique prise par le Discours À Chanut, 1er octobre 1646, AT IV 536, l. 27 sq. ; BLet 580, p. 2322. Remarquons que cette inversion du certain et du douteux ne fonctionne pas seulement de la théorie à la pratique (considérer que ce qui est douteux dans 28 29
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de la Méthode envers « […] tout ce qui est utile à la vie » (AT VI 4, l. 24 ; BOp I 28), ne se trouve qu’allusivement validée et a contrario par les Meditationes, qui se bornent à indiquer que l’exercice du doute ne peut intervenir qu’à condition de s’abstraire des soucis et des soins de la vie pratique (mentem curis omnibus exsolvi, AT VII 17, l. 13 sq. ; BOp I 702) Mais les Principia philosophiae commentent eux explicitement le sens de cette abstraction : « […] dubitatio ad solam contemplationem veritatis est restringuenda. Nam quantum ad usum vitae, quia persaepe rerum agendarum occasio praeteriret, antequam nos dubis nostris exsolvere possemus, non raro quod tantum est verisimile cogimus amplecti » (I, art. 3, AT VIII-1 5, ll. 15-19 ; BOp I 1712). Donc, par principe, le doute ne peut commencer que lorsque l’on sort de l’usage de la vie, de la pratique de l’utile et du nuisible. Mais la distinction n’est pas si simple qu’il y paraît, car le passage au doute théorique lui-même ne s’impose (ne fût-ce qu’avec la restriction d’une suspension des cura omnia, de tous les soucis de la vie) que parce que la certitude théorique offre une utilité à la vie pratique dans son ensemble. Descartes n’hésite en effet pas à parler d’une dubitationis utilitas (AT VII 12, l. 5 ; BOp I 696), utilité du doute qu’il explique ainsi : « Quin et illa etiam, de quibus dubitamus, utile erit habere pro falsis, ut tanto clarius, quidnam certissimum et cognitu facillimum sit, inveniamus – il est utile de tenir le douteux pour faux afin de trouver plus clairement ce qui est certain et le plus facile à connaître » 30. Le doute dans la théorie a donc aussi une utilité dans la pratique, parce que la vérité théorique en a aussi une dans l’usage de la vie. Ainsi y-a-t-il une
la théorie doit être tenu pour certain dans la pratique), mais aussi de la pratique à la théorie : ainsi, marcher dans une direction droite, bien que sans certitude d’aller dans la bonne direction, constitue pratique douteuse ; mais, si l’on considère la raison de cette décision (ne sachant pas la bonne direction, j’en choisi arbitrairement une, pour ne pas rester immobilisé par indécision), elle devient, du point de vue de la théorie, la seule solution rationnelle pour surmonter l’incertitude : « […] et même, […] encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes [sc. opinions] qu’aux autres, nous devons nénamoins nous déterminer à quelques unes, et kes considérer après, non plus comme douteuses, en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer, se trouve telle » (Discours de la Méthode, AT VI 25, ll. 6-13). 30 Principia philosophiae, I, art. 2, AT VIII-1 5, ll. 12-14 ; BOp I 1712. Même utilité du doute en AT VII 12, l. 13 ; BOp I 694 (et des démonstrations définitives qu’il apporte en philosophie, AT VIII-1 5, ll. 17-21 ; BOp I 1712).
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utilitas à démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme (AT VII 6, l. 16 ; BOp I 686), ne fût-ce que pour contrer ceux qui sinon préféreraient l’utile (utile, AT VII 2, l. 6 ; BOp I 680) au correct. Il y a aussi des « vérités […] utiles et importantes » (AT VI 41, l. 18 ; BOp I 70), comme la découvertes de « […] certaines lois que Dieu a tellement établies en la nature et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes qu’après y avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions douter » (AT VI 41, ll. 11-14 ; BOp I 70). Au point que la nouvelle philosophie, plus vraie théoriquement que l’ancienne « …philosophie spéculative » (AT VI 61, l. 30 ; BOp I 96), aboutit pourtant à une philosophie elle-même « pratique » (AT VI 62, l. 1 ; BOp I 96), puisqu’elle « […] parvient à des connaissances […] fort utiles à la vie » (AT VI 61, ll. 29-30 ; BOp I 96) et « […] nous rend comme maitres et possesseurs de la nature » (AT VI 62, ll. 7-8 ; BOp I 96). Ainsi même la théorie, le domaine pourtant restreint du doute, relève encore du principe que « […] c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne » (AT VI 66, ll. 20-21 ; BOp I 102). Ainsi, même le doute strictement théorique garde un sens dans la pratique – tout comme comme l’estime. Quel sens précisément, et jusqu’où le doute peut-il partager des points communs avec l’estime ? Avant d’entrer dans le détail des textes, posons une hypothèse : le doute (comme l’estime) ne peut par définition pas procéder par argumentation strictement conceptuelle, sinon il assumerait ce qu’il veut détruire, la rationalité elle-même. Ce fut d’ailleurs la contradiction des arguments sceptiques développés par exemple par Sextus Empiricus : pour récuser des énoncés logiques, ne cesser d’accumuler des arguments eux-mêmes encore logiques, donc certains. Et Descartes a retenu, à l’exemple de Montaigne, cette leçon : le doute ne doit pas présupposer la logique, ni donc la vérité de ses arguments, mais doit n’avancer que des hypothèses, des suppositions, des hyperboles et des passages à la limite qui ne prétendent à aucune vérité, même formelle, mais s’imposent avec vraisemblance à l’imagination (comme dans les récits de Cervantès, les pièces de Calderon ou Shakespeare, Rotrou et Corneille). Le doute discute sans autre logique que la possibilité de (faire) douter, fût-elle irrationnelle et invraisembable. Il pense certes, mais sans concept affirmé ou affirmatif. Il pense comme l’estime évalue – à l’estime. Et c’est pourquoi, comme l’estime encore, puisqu’il pense sans représentation positive d’objet, sa « ratio dubitandi » (AT VII 18, 232
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l. 9 ; BOp I 702) le fait penser directement par la puissance de sa volonté et le choix de son libre-arbitre ; penser par la volonté signifie « assentionem cohibere » (AT VII 18, l. 8 ; BOp I 702), retenir son assentiment aussi longtemps qu’on le peut, par trois montées en puissance caractéristiques de la stratégie cartésienne. D’abord il faut résister à l’évidence immédiate, pour y voir du douteux de quelque manière qu’on le puisse ; ensuite, il faut assimiler par violence théorique le douteux au faux (AT VII 18, ll. 6-10 ; BOp I 702) ; enfin, il faut considérer ce qui trompe une fois comme toujours trompeur (AT VII 18, l. 17 ; BOp I 702). Ces opérations s’opèrent d’abord directement sur le sensible ; mais, comme le sensible résiste à ces arguments (l’argument de la folie supposerait la folie du lecteur et l’argument du rêve n’aboutit qu’à une probabilité et laisse, de toute manière, les sense data intacts), elles se transposent sur les énoncés mathématiques, qui eux aussi résistent (les natures simples matérielles demeurent), et doivent se condenser dans à l’hypothèse du Dieu qui peut tout (ellemême renforcée par la fiction psychologique du malin génie) 31. A chaque étape, la faiblesse de l’argument sceptique se trouve compensée par une plus radicale décision de la volonté ; soit qu’on admette qu’il ne s’agit, en fait d’argument, que d’une supposition (suppono, AT VII 22, l. 23 ; AT VII 24, l. 14 et AT VI 32, l. 2 ; BOp I 708 ; 712 ; 722) ou d’une pensée sans fondement (putare, AT VII 22, l. 26 sq. ; BOp I 708 ; considerabo, AT VII 22, l. 29 ; BOp I 710). Mais seule cette décision arbitraire permet de tenir le doute comme il convient – sans raison vraiment convaincante, pur passage à la limite : ainsi « […] je me résolu de feindre […] » (AT VI 32, ll. 12-13 ; BOp I 722), « […] je voulais ainsi penser que tout étais faux » (AT VI 32, ll. 16-17 ; BOp I 722), « […] manebo obstinate in hac meditatione mea defixus » (AT VII 23, l. 4 ; BOp I 710), « […] obfirmata mente […] » (AT VII 23, ll. 8-9 ; BOp I 710). Et je le puis parce que « […] in nobis libertatem experimur, ut semper ab iis credendis, quae non plane certa sunt et explorata, possimus abstinere » (Principia philosophiae, I, art. 6, AT VIII-1 6, ll. 27-29 ; BOp I 1714), parce que je peux même aller jusqu’à décider de me tromper volontairement moi-même 31 Sur le détail de cette défaillance des arguments voir Questions cartésiennes II. Sur Dieu et l’ego, c. II, PUF, Paris, 19961 ; et Sur la pensée passive de Descartes, § 13, PUF, Paris, 2013.
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(« […] non male agam si, voluntate plane in contrarium versa, me ipsum fallam », AT VII 22, ll. 12-14 ; BOp I 708). Mais alors, si le doute dépend de la volonté au point qu’il lui doit son dernier pouvoir de résister à l’évidence, comment décidera-t-il jamais de se rendre à certaines évidences ? Ici le rapprochement avec l’estime devient encore plus pertinent. Car, pour expliquer comment, devant le même énoncé que ma volonté avait pu, un temps, obstinément récuser, soudain je l’admettrais, il ne suffit pas de décrire le simple fait que je cède, faute de force à l’évidence. Car, puisqu’il ne s’agit en dernière instance pas d’argument, ni d’idées claires et distinctes, mais de suppositions et d’hypothèses arbitraires, quelle raison pourrait me contraindre à ne plus douter ? D’ailleurs, comment Descartes (ou vous et moi) a-t-il réussi à finalement admettre de dire : « […] omnibus satis superque pensatis – après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses –, denique statuendum sit hoc pronuntiatum ‘Ego sum, ego existo’ […] necessario esse verum – enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition ‘Je suis, j’existe’ est nécessairement vraie » 32 ? Sans doute parce que je n’avais plus la force de douter encore, de prétendre encore que j’étais contraint par le doute (cogor, AT VII 21, l. 27 ; BOp I 708). Certes, mais pourquoi n’ai-je plus cette force et pourquoi décidé-je enfin que j’ai assez résisté en pensée (satis superque pensatis) ? Parce que je n’ai plus l’occasion d’estimer Dieu trompeur (« […] certe […] nullam occasionem habeam aestimandi aliquem Deum esse deceptorem » (AT VII 36, ll. 21-23 ; BOp I 728). Sans doute, je perçois la contradiction performative qu’il y aurait à ce que moi, qui (par supposition) se trompe toujours parce qu’un certain (inexistant peut-être et anonyme sûrement) tout-puissant pourrait me tromper (en surcodant ses codes) je ne sois pas, ne fût-ce que pour qu’on le trompe. Mais – encore une fois – pourquoi accepterai-je, cette fois-ci et pour la première fois, de céder à l’évidence ? Pourquoi cet argument, cette contradiction performative d’une interlocution originaire, cette interlocution même fait-elle maintenant céder ma volonté de douter à tout prix et même (et surtout) sans argument que je reconnaisse comme vrai (sinon, mon doute s’avérerait et, devenu dogmatique s’annulerait) ? Il ne se trouve qu’une seule réponse : parce que AT VII 25, ll. 10-13 et IX-1, l. 19 ; BOp I 714.
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l’estime fait ici pour le première fois un bon usage de mon libre- arbitre et se règle sur l’infinité de Dieu, sur son évidence que j’estime supérieure à toute autre – « […] eas [sc. demontrationes], quibus hîc utor, certitudine & evidentia Geometricas aequare, vel etiam superare, existimem » 33. Pour ainsi admettre une évidence qui « me satisfait entièrement » (I, 182, 2-4), il faut assez l’estimer, pour qu’à moins de mauvais usage, mon libre-arbitre doive l’admettre. L’estime constitue donc bien un mode la pensée. Mais ce modus cogitandi vient pas s’ajouter à la liste de ceux que Descartes recense constamment, ni la modifier. Car l’estime intervient sous le couvert du doute et, comme celui-ci convient souvent avec la volonté, sous le couvert aussi de cette volonté. Le dernier moment de la philosophie cartésienne retrouve et rend enfin intelligible le premier : dans les deux cas, l’instauration la méthode d’une part, l’estime du la contingence des passions de l’autre, il faut penser sans la garantie d’idées claires et distinctes. Et c’est précisément ce que le doute et l’estime permettent de faire au nom toujours de la cogitatio, mais d’une cogitatio en situation extrême, sur les marches de la rationalité, où l’on ne peut plus se guider qu’en pensant justement à l’estime 34.
6. Pascal et l’estime de l’estime Remarquons qu’une incise, à notre connaissance la seule en ce sens, complique l’usage habituel de l’estime par Descartes, en le redoublant : « […] c’est un sujet pour s’estimer, que de voir qu’on est estimé par les autres » 35. Ce redoublement signifie, selon la doctrine constante de la générosité (C. IV, supra), que l’estime de soi se règle (ou du moins doit se régler) sur l’avis d’un tiers, qui évite à l’ego le délire de l’auto-idolâtrie : si quelque autrui m’es33 AT VII 4, ll. 24-25 ; BOp I 684, voir : « […] au moins pensè-je avoir trouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques d’une façon qui est plus évidente que les démonstrations d géométrie ; je dis ceci selon mon jugement, car je ne sais pas si je le pourrai persuader aux autres » (À Mersenne, 15 avril 1630, AT I 144, ll. 13-18 ; BLet 30, p. 146). L’évidence plus que mathématique de la démonstration de l’existence de Dieu, ne la dispense pourtant pas de voir sa validation à mon estime, ou à mon jugement. 34 Nous retrouvons ici, plus argumentée, une thèse déjà avancée dans Questions cartésiennes. Méthode et métaphysique, PUF, Paris, 1991, c. V, 6. 35 Passions de l’âme, art. 204, AT XI 482, ll. 13-14 ; BOp I 2518.
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time, alors je suis mieux fondé à m’estimer moi-même. Mais on peut aussi l’entendre à l’inverse : il n’y a pas de plus grande satisfaction pour l’ego que de se voir estimé ou de se faire estimer par autrui. C’est ainsi que Pascal entendra la thèse de Descartes sur l’estime. Nous reprendrons ici brièvement cette reprise pascalienne de la thèse cartésienne, pour confirmer que Descartes a bien érigé l’estime au rang d’un concept – puisque Pascal lui-même l’a estimé ainsi. Le concept d’estime, bien qu’il ne se trouve jamais vraiment thématisé comme tel, présente pourtant, chez Pascal, des déterminations précises. Il se lit et s’exerce en sens inverse du concept cartésien, à partir de l’estime d’autrui sur l’ego, et non plus d’abord à partir de l’ego ; ce concept, désormais centripète et non pas centrifuge, marque que l’ego résulte de l’estime, donc du regard d’autrui, plus qu’il ne l’exerce en première intention. Toute la scène part du « […] désir d’être estimé de ceux avec qui l’on est » (Pensées, § 628) 36, et s’ouvre à la mesure de l’autorité presque tyrannique que le regard d’autrui exerce, par son estime, sur l’estime de soi, que peut (ou non) s’accorder par conséquence l’ego. « Grandeur de l’homme. Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés et de n’être pas dans l’estime d’une âme. Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime » (Pensées, § 411). L’empire de l’estime met au jour la grandeur de l’homme, et doublement : aucun homme ne peut rester indifférent au regard d’autrui, prouvant ainsi d’abord qu’aucun ego ne peux se borner à être sans être aussi estimé (regardé, aimé, etc.), ensuite que leur un autre homme peut, avec l’estime que dispense (ou non) son regard assurer cette grandeur. Non seulement l’homme est l’animal estimateur (Nietzsche) et le seul ; mais surtout il est le seul étant qui ne puisse se dispenser d’une estime venue d’ailleurs (selon la réduction érotique). L’estime atteste, en se redoublant, la double grandeur de l’homme et le soustrait ainsi, décidément, à sa réduction au rang d’objet, de 36 Nous citons Pensées de Pascal d’après l’édition L. Lafuma des Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1963. Le renversement des perspectives se remarque très clairement avec l’inversion du regard entre, pour Descartes, l’ego regardant passer sous ses yeux dans la rues les manteaux et chapeaux d’humains seulement possibles (Meditatio II, AT VII 32, ll. 6-10 ; BOp I 722), et, pour Pascal, l’ego qui passe sous un regard, dont il se demande s’« […] il s’est mis là pour me voir » (Pensées, § 688). Voir Questions cartésiennes. Méthode et métaphysique, op. cit., c. VI, 2.
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machine en mouvement portant un masque de cire comme seul visage – Pascal corrige ici Descartes. Ainsi, « La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde » (Pensées, § 470). L’homme n’est ni un loup, ni un dieu, ni un alter ego pour l’homme, mais un centre et pôle d’estime – plus moi-même que moi-même et autre que moi-même. Il s’ensuit une seconde détermination de l’estime. La grandeur même de son rôle, et la grandeur aussi que ce rôle fait apparaître en l’homme (à la fois estimateur et estimé) fait surgir le doute que l’homme ne puisse précisément exercer dans les règles l’estime – ni la distribuer, ni la mériter. L’homme peut-il habiter la « plus belle place du monde » et prétendre l’ouvrir à autrui ? L’évidence de son impuissance se traduit par l’écart entre le désir et la réalité de son insuccès : « Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de 5 ou 6 personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente » (Pensées, § 120). Une telle contradiction entre le désir d’estime et la possibilité de la recevoir ou de la distribuer mène de l’inconséquence à l’injustice : nous réclamons sans mesure l’estime d’autrui, que nous trompons donc en exigeant plus que nous ne méritons ; et nous dénonçons le désir d’estime d’autrui, qui n’exagère pourtant son mérite que comme nous le faisons déjà ; nous sommes doublement injustes : en désirant sans borne une estime excessive, en dénonçant chez autrui ce que nous admettons pour nous. « Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne le méritent : il n’est donc pas juste que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons » (§ 978). Pascal prolonge ce que Descartes avait parfaitement vu : l’estime met en jeu, entre moi et moi-même, entre moi qui estime et moi-même qui m’estime (la générosité), un tiers, autrui. Mais là où Descartes ne voit qu’un témoin ou un arbitre, Pascal repère un partenaire ou plutôt un 237
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rival. La générosité s’expose alors au risque d’une rivalité mimétique. L’opposition ainsi reconnue entre Pascal et Descartes, qu’il a sans nul doute lu et bien compris, ne doit pas dissimuler l’essentiel : Pascal voit parfaitement que l’estime joue, pour Descartes, un rôle conceptuel essentiel. L’estime en effet, pour lui aussi, permet de raisonner rigoureusement là même où les règles de la rationalité ordinaire (logique formelle, proposition prédicative, idées claires et distinctes), etc. font défaut. Ainsi en politique, domaine par excellence de la contingence, on comprend que, contre toute prétendue « science politique », cet oxymore, il faille admettre que ce « […] qui est fondé sur la seule raison est bien mal fondé » (Pensées, § 26). Ainsi, même la philosophie peut se trouver surdéterminée par le critère de l’utilité (comme Descartes lui-même en convient, c. V, supra) : « […] et quand cela [sc. tout ce qui est, comme la philosophie naturelle de Descartes, inutile et incertain] serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine » (§ 84). Ainsi, à considérer que l’homme ne peut trouver son repos qu’en une estime, n’apparaît-il pas toujours illégitime d’« […] estimer plus l’estime des hommes, que la recherche de la vérité » (Pensées, § 151). La difficulté et l’illusion idolâtrique ne consiste en effet pas tant dans la recherche infinie d’une estime venant d’autrui, que dans l’ignorance de qui cet autrui peut et doit être. Car, il suffit que « […] l’homme s’estime à son prix » (Pensées, § 119), pour qu’il comprenne qu’à moins de l’estime de Dieu, il ne peut trouver le repos. Et justement, l’accès à Dieu dépend d’un jugement d’estime – ou plus exactement d’un jugement de valeur, que peut seule porter une pensée en mode d’estime. Le schème fondamental des trois ordres permet de passer de l’ordre des corps, irrationnel mais connu rationnellement, à l’ordre des esprits, qui connaît rationnellement et sans plus, jusqu’à l’ordre de la charité, qui connaît, lui, comme le coeur, ce qui excède la rationalité discursive. Or ces transitions, d’ailleurs non réversibles (aucun ordre ne voit l’ordre immédiatement supérieur, qui au contraire voit le ou les ordres inférieurs), ne relèvent évidement pas des « esprits » (les savants ou les philosophes), puique ceux-ci ne constituent qu’un des trois ordres. D’où proviennent-elles donc ? D’un mode de cogitatio non objectivant, comme le doute – en l’occurrence l’estime jugeant de la valeur : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le 238
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moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi, et les corps rien. / Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment différent » (§ 308). Pascal retrouve ainsi, pour passer d’un ordre à l’autre la même pensée à l’estime que Descartes, en fin de parcours, avait conceptualisée. En fin de parcours, certes. Mais il se pourrait aussi que la doctrine de l’estime éclaire rétrospectivement un épisode de pensée de l’époque des premiers débuts. Lors des trois rêves de novembre 1619, en effet, Baillet rapporte que l’ « […] épouvante dont il fut frappé dans le second songe, marquait, à son sens, la syndérèse, c’est-à-dire le remords de sa conscience touchant les péchés qu’il pensait avoir commis pendant le cours de sa vie jusqu’alors » (AT X 186 ; BOp II 888). La conscience morale s’exerce par-delà la pensée du pur entendement, mais aussi sans l’imagination ni la volonté ; elle fixe une norme, sans devoir (ni pouvoir) à fonder en raisons claires et distinctes ; et, comme le dernier ordre pascalien, elle juge les autres formes de pensée. L’importance de la question d’une pensée à l’estime devient, ainsi, encore plus indiscutable. Ou plutôt, d’autres recherches devront la discuter.
Résumé Descartes admet, au moins en esquisse, un mode de pensée spécifique pour le domaine des actions morales et de la contingence qu’elles impliquent. Au lieu d’idées claires et distinctes au sens strict, elle pratique une connaissance à l’estime, qui évalue précisément des valeurs.
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DENIS KAMBOUCHNER
SUR LE SUJET DES ÉMOTIONS INTÉRIEURES : DESCARTES ET FRANÇOIS DE SALES
Entreprendre un relevé des proximités entre Descartes et François de Sales n’est pas un programme absolument inédit. Plusieurs érudits l’ont tenté, dont Geneviève Rodis-Lewis 1. À l’étude du Traité de l’Amour de Dieu, il m’a pourtant semblé que ce relevé restait à compléter, et qu’il pouvait notamment s’articuler au thème cartésien jamais entièrement débrouillé des émotions « intellectuelles » ou des « émotions intérieures de l’âme ». La difficulté du rapprochement ne doit pas être sous-estimée. Elle tient d’abord à un défaut de relation directe. Le Traité de l’amour de Dieu de François de Sales (1567-1622) paraît quelques mois avant que Descartes soutienne à Poitiers ses thèses de droit. Mais le premier auteur n’est jamais nommé par le second. Il fait peut-être, ou sans doute, partie de ceux dont Descartes a parcouru quelques ouvrages, mais non pas de ceux dont il s’est servi. À quoi s’ajoute ce qu’on pourrait appeler la différence des sphères de pensée – celle-ci ne pouvant se démontrer mieux qu’à partir de leur unique point de contact.
1 Voir Descartes, Les Passions de l’âme, éd. de G. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1955 ; 3e éd. dans une nouvelle présentation, 2010, p. 52. Voir également C. Serrurier, « Saint François de Sales, Descartes, Corneille », Neophilologus, 3 (1918), p. 89-99 ; et plus récemment A. Brix, « Der Einfluss der hl. Franz von Sales von Descartes und Pascal bis in die Gegenwart », Jahrbuch für Salesianische Studien, 1970, p. 123-134. On trouve également un aperçu de la doctrine salésienne et plusieurs éléments de comparaison dans C. Talon-Hugon, Les passions rêvées par la raison. Essai sur la théorie des passions de Descartes et de quelques-uns de ses contemporains, Vrin, Paris, 2002 ; voir p. 58-69. Plus récemment encore, voir L. Devillairs, art. cit. infra, n. 5.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117840 (DESCARTES, 4), p. 241-258
FHG
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1. Un pur amour cartésien? Le grand objet de François de Sales, c’est l’amour de Dieu et la conduite des âmes à travers les diverses formes de cet amour, « le progrès et avancement de nos esprits en la vie dévote » 2. Mais de l’amour de Dieu, tout juste évoqué dans les Méditations 3 et très peu présent dans les Passions de l’âme 4, Descartes n’a véritablement traité qu’une fois, dans la « dissertation sur l’amour » que constitue la lettre à Chanut du 1er février 1647. Cette lettre contient un passage dont l’accent salésien a été relevé notamment par Laurence Devillairs 5. À propos du chemin de pensée qui conduit à l’amour de Dieu, et qui passe, dans sa définition cartésienne, par une réflexion sur la puissance divine et de la grandeur de la Création, Descartes écrit : La méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d’une joie si extrême, que, tant s’en faut qu’il soit injurieux et ingrat envers Dieu jusqu’à souhaiter de tenir sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu lui a fait la grâce de parvenir à de telles connaissances ; et se joignant entièrement à lui de volonté, il l’aime si parfaitement, qu’il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite 6.
Et il poursuit : Ce qui est cause qu’il ne craint plus ni la mort, ni les douleurs, ni les disgrâces, parce qu’il sait que rien ne lui peut arriver, que ce que Dieu aura décrété ; et il aime tellement ce divin décret,
2 Traité de l’amour de Dieu (ci-après TAD), livre IX, chap. VII ; in Saint François de Sales, Œuvres, éd. d’A. Ravier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1981, p. 777 (toutes nos références sont à cette édition). 3 Voir Meditatio III, AT VII 52, ll. 10-20 ; AT IX 41-42 ; BOp I 748. J’ai abordé les problèmes posés par ce texte dans « L’éblouissement de l’esprit : sur la fin de la Troisième Méditation », Archives du Séminaire Descartes (disponible sur http:// mathesis.hypotheses.org/seminaire-descartes), Journée d’étude du 21 septembre 2013. 4 Voir les articles 18 (« lorsque nous voulons aimer Dieu ou généralement appliquer notre pensée à quelque objet qui n’est point matériel […] ») et 83 (« Pour ce qui est de la dévotion, son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot lorsqu’on la connaît comme il faut »). 5 L. Devillairs, « La supposition impossible, de François de Sales à Descartes », XVIIe siècle, 235 (2007), p. 359-371. L’hypothèse directrice de cette étude est que « la définition de l’amour proposée dans la lettre de Descartes à Chanut s’explique par une reprise de la conception salésienne d’un amour de soumission, défendue au livre IX du Traité de l’amour de Dieu » (p. 360). 6 À Chanut, 1er février 1647, AT IV 609, ll. 7-15 ; BLet 600, p. 2390.
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SUR LE SUJET DES ÉMOTIONS INTÉRIEURES : DESCARTES ET FRANÇOIS DE SALES
il l’estime si juste et si nécessaire, il sait qu’il en doit si entièrement dépendre, que, même lorsqu’il en attend la mort ou quelque autre mal, si par impossible il pouvait le changer, il n’en aurait pas la volonté 7.
L’auteur des Méditations métaphysiques semble ainsi rejoindre les formulations du livre IX du Traité de l’amour de Dieu sur l’état et le fait du « cœur indifférent » – un cœur mû par l’amour de Dieu, et indifférent à tout, hormis la volonté de Dieu, c’est-à-dire n’aimant « rien sinon pour l’amour de la volonté de Dieu » 8. On lit en effet dans ces parages : Si c’est le bon plaisir divin que le mal, victorieux des remèdes, apporte enfin la mort, soudain que j’en serai certifié par l’événement, j’acquiescerai amoureusement en la pointe de mon esprit […] 9. Tout est pareil à ce grand cœur [indifférent], pourvu que la volonté de son Dieu soit servie 10. L’âme qui est en cette indifférence […] ne veut rien, mais laisse vouloir à Dieu ce qu’il lui plaira 11.
De là une maxime dont le fond est stoïcien, mais qu’on peut rapprocher de textes cartésiens bien connus : Il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien réussir les entreprises que Dieu nous met en main, mais à la charge que si l’événement est contraire nous le recevions doucement et tranquillement 12.
François de Sales indique même notoirement que si, « par imagination de chose impossible », ce cœur amoureux et indifférent « savait que sa damnation fût un peu plus agréable à Dieu que sa salvation, il quitterait sa salvation et courrait à sa damnation » 13 : c’est à cette « supposition impossible » que la lettre à Chanut paraît offrir une manière d’écho, avec le « par impossible » d’une volonté humaine qui pourrait changer la volonté divine 14.
Ibid., l. 15-23 ; BLet 600, p. 2390. TAD, IX, IV, p. 768. 9 Ibid., IX, VI, p. 773. 10 Ibid., p. 774. 11 Ibid., IX, XV, p. 803. 12 Ibid., IX, VII, p. 776. 13 Ibid., IX, IV, p. 770. 14 Le rapprochement est effectué par Devillairs, art. cit., p. 369-370. 7 8
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D. KAMBOUCHNER
Le rapprochement de ces textes appelle toutefois deux remarques. 1) Sous la plume de Descartes, cet accent salésien étonne. En coordonnées cartésiennes, que voudra dire « ne rien désirer sinon que la volonté de Dieu soit faite » ? Cette volonté, dont la définition nous est inaccessible, pourra-t-elle jamais constituer notre objet ? Et la providence divine, qui sans l’ombre d’un doute a déterminé tout ce qui arrive, peut-elle être proprement pour nous objet d’amour ? Aucun autre texte cartésien que nous connaissions n’est allé jusque-là. Le développement des Passions de l’âme sur la Providence divine parlera bien du décret de cette Providence comme tellement infaillible et immuable, qu’excepté les choses que ce même décret a voulu dépendre de notre libre arbitre, nous devons penser qu’à notre égard il n’arrive rien qui ne soit nécessaire et comme fatal, en sorte que nous ne pouvons sans erreur désirer qu’il arrive d’autre façon 15.
Mais il n’est pas ici question d’aimer cette Providence, et l’exception faite pour ce qui dépend de notre libre arbitre maintient tout un espace pour le plein exercice de la volonté (qu’il faudrait nommer la volonté propre, si les théologiens ne l’entendaient négativement, comme le propre d’un amour de soi déréglé ou amor privatus). Quant à la lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645 – le texte le plus proche de la lettre à Chanut que l’on puisse trouver –, elle s’arrêtait à des formules moins radicales : certes, savoir qu’il y a un Dieu de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les décrets sont infaillibles […] nous apprend à recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, comme nous étant expressément envoyées de Dieu 16.
Et lorsque nous concevons ce Dieu comme il faut, nous nous trouvons si enclins à l’aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute en ce que nous les recevons 17. Passions de l’âme, II, art. 146, AT XI 439 ; BOp I 2466. À Élisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 291, ll. 20-26 ; BLet 521, p. 2082. 17 Ibid., 292, ll. 1-4 ; BLet 521, p. 2082. 15 16
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Toutefois, il n’est pas ici question de désir, seulement de l’accueil à faire aux événements. On lira bien un peu plus loin : Lorsqu’on connaît et qu’on aime Dieu comme il faut […], alors, s’abandonnant du tout à sa volonté, on se dépouille de ses propres intérêts, et on n’a point d’autre passion que de faire ce qu’on croit lui être agréable ; en suite de quoi on a des satisfactions d’esprit et des contentements qui valent incomparablement davantage que toutes les petites joies passagères qui dépendent des sens 18.
Mais cet abandon à la volonté de Dieu, si entier soit-il, n’a qu’un sens relatif : il coïncide purement avec la « passion de faire ce qu’on croit lui être agréable », donc avec un usage de notre libre arbitre qui soit conforme à ce pour quoi nous pouvons penser qu’il nous l’a donné. Comment donc les formules quasi salésiennes de la lettre à Chanut doivent-elles être appréciées ? Le problème est constitué. 2) Si l’abandon entier à la volonté de Dieu constitue précisément l’état – par ailleurs actif et non purement contemplatif – vers lequel nous guide le Traité de l’amour de Dieu, une méditation même prolongée de la puissance divine constitue, peut-on estimer, un moyen bien court pour y parvenir. Quoi qu’on y fasse, il subsistera une sorte de disproportion entre l’objet intellectuel ou philosophique de cette méditation et le travail intérieur qu’implique cet abandon. De fait, on voit Descartes contrebalancer aussitôt la sublimité de cet amour par un rappel aux « plaisirs licites » : Mais, s’il ne refuse point les maux ou les afflictions, parce qu’elles lui viennent de la providence divine, il refuse encore moins tous les biens ou plaisirs licites dont il peut jouir en cette vie, parce qu’ils en viennent aussi ; et les recevant avec joie, sans avoir aucune crainte des maux, son amour le rend parfaitement heureux 19.
Par rapport à la voie nécessairement étroite que constitue le chemin spirituel vers le parfait amour de Dieu, la page cartésienne rend de toute manière un son d’habile provocation 20 : toutes les pensées qui fondent cet amour suprêmement utile seraient donc Ibid., p. 294, l. 14-21 ; BLet 521, p. 2086. À Chanut, 1er février 1647, AT IV 609, ll. 23-29 ; BLet 600, p. 2390. 20 J’ai abordé cette question dans « L’art d’écrire des classiques et la tâche de l’historien : sur un exemple tiré de Descartes », Revue Philosophique de Louvain, 106- 101 (2008), p. 90-105, et dans « La distance cartésienne », postface à R. Descartes et P. Chanut, Lettres sur l’amour, Mille et une nuits, Paris, 2013, p. 89-111. 18 19
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accessibles au philosophe, certes moyennant une grande application d’esprit, mais sans nulle grande bataille intérieure à mener. Il est vrai que la question de Chanut portait sur la possibilité de parvenir à l’amour de Dieu « dans les termes d’une recherche purement morale, sans le secours de la vérité chrétienne et de la grâce de Dieu qui l’accompagne » 21 ; mais il reste frappant que pas un mot n’y semble requis ni sur la grâce divine ni sur la nécessité d’un médiateur.
2. Deux intériorités D’un autre côté, le point de contact entre les deux auteurs ne peut être purement incident : il doit s’entendre sur le fond de certaines homologies à mettre au jour. Si donc la comparaison entre le grand livre de François de Sales, le Traité de l’amour de Dieu, et les grands textes de Descartes (Méditations ou Passions de l’âme) apparaît utile, peut-on lui désigner un objet central ? Sans doute : il s’agit, chez les deux auteurs, de construire une certaine disposition d’âme ou d’esprit. Il y a lieu d’évoquer d’abord la manière de construire cette disposition, avec, chez les deux auteurs, quelque chose de méthodique en même temps que de libéral, dans un propos qui – comme l’indique du côté salésien la préface du Traité de l’amour de Dieu – n’entend pas s’enfermer dans les rubriques convenues. Mais aussi, et par-delà la différence de définition entre la méditation cartésienne, toute rationnelle, et la méditation salésienne, fondée sur l’Écriture et se définissant par son objet affectif (comme « attentive et réitérée pensée, propre à produire des affections ou bonnes ou mauvaises » 22, considérant « par le menu et comme pièce à pièce les objets qui sont propres à nous émouvoir » 23), l’affinité concernera les dispositions mêmes qui sont à promouvoir. Outre la convertibilité de la générosité, constituée par Descartes en « clé de toutes les autres vertus » 24, et de la charité 25, on notera par exemple que Chanut à Descartes, 1er décembre 1646, AT X 611 ; BLet 592, p. 2364. TAD, VI, II, p. 611. 23 Ibid., VI, V, p. 621. Sur la méditation salésienne, voir la belle étude de B. Pa pasogli, « L’abeille et la colombe : la méditation chez François de Sales », XVIIe siècle, 235 (2007), p. 373-391. 24 Passions de l’âme, III, art. 161, AT XI 454 ; BOp I 2484. 25 Les Entretiens spirituels contiennent également une théorie de la générosité 21 22
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François de Sales marque constamment la disproportion entre Dieu et nous 26 ; qu’il parle de la résolution en des termes déjà assez cartésiens 27, ou – ce point est le plus notoire – qu’il écrit contre la tristesse 28. Sur le plan général où nous voici placés, ces rapprochements ne peuvent occulter les différences, notamment dans la relation entre volonté et amour. Pour François de Sales, dans une ligne augustinienne, la volonté en acte est amour : « la volonté gouverne toutes les autres facultés de l’esprit humain, mais elle est gouvernée par son amour qui la rend telle qu’elle est » 29. C’est que le rapport de l’amour à son objet est le plus fort qui soit : l’amour n’est pas seulement « complaisance et mouvement » vers son objet ; il est « le mouvement ou écoulement de la volonté en la chose aimable » 30. Aussi, nous buvons et mangeons spirituellement les perfections de la divinité 31 ; le célèbre époux entre en l’âme et « soupe avec nous » 32 ; et l’âme « suce presque insensiblement », comme du lait, la douceur de la présence divine 33. Quelque importance que doive revêtir chez Descartes le modèle de l’aliment comme objet de passion 34, l’« union de volonté » en rapport avec l’humilité, même si elles se définissent par rapport à Dieu : voir Entretien XIX (Sur le sujet de la Générosité), éd. cit. p. 1271-1280. 26 Cf. TAD, II, I et II ; IV, VII, p. 547 ; V, I, p. 565. 27 Le texte vaut d’être amplement cité : « […] Il faut se résoudre et déterminer au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir dévotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités d’événements qui se rencontrent au progrès de l’exécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d’avoir bien choisi, il faut demeurer fermes et ne point regarder tout cela, ains [mais] considérer que nous eussions fait un autre choix nous eussions trouvé cent fois pis […]. La résolution étant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de l’exécution, car s’il ne tient qu’à nous elle ne peut manquer : faire autrement c’est une marque d’un grand amour-propre, ou d’enfance, faiblesse et niaiserie d’esprit » (fin du livre VIII, ch. XIV, p. 755). 28 Cf. ibid., XI, XXI (Que la tristesse est presque toujours inutile ains contraire au service du saint amour), p. 941-945 ; voir également Introduction à la vie dévote, IV, XII, éd. cit. p. 274-276. 29 TAD I, VI, p. 367. 30 Ibid., I, VII, p. 370. 31 Ibid., V, I, p. 566. 32 Ibid., V, II, p. 568. 33 Ibid., VI, IX, p. 635. Sur ces images, voir C. Belin, « La naïveté amoureuse dans le Traité de l’amour de Dieu », XVIIe siècle, 235 (2007), p. 394-412, notamment p. 408. 34 Voir Passions de l’âme, II, art. 107-111 ; BOp I 2428-2432.
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caractéristique de l’amour cartésien 35 n’aura précisément rien d’un écoulement, et il ne supportera aucune pareille métaphore. Quant à la « générosité d’esprit », selon les Entretiens spirituels, elle « nous fait dire avec saint Paul : Je puis tout en Celui qui me conforte » 36, alors que l’humilité nous fait [nous] défier de nousmêmes. Dans cette générosité salésienne, en aucun cas nous ne jouissons de nos propres forces : celles-ci nous sont constitutivement prêtées. La liste de ces écarts pourrait être allongée. Nous avons donc affaire à une situation complexe. Repartons toutefois des formules de Descartes : celui qui médite comme il faut sur la puissance divine « ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite », à telle enseigne que, « même lorsqu’il en attend la mort ou quelque autre mal, si par impossible il pouvait le changer, il n’en aurait pas la volonté ». Comment cela s’entend-il ? Et plus précisément (la question comportant plusieurs aspects), de quels affects s’agit-il ? La question se posera en relation avec la conception salésienne de la résignation et de l’indifférence comme constituant le degré suprême de l’amour de Dieu. Ce degré suprême est toujours présenté en rapport avec des passions présentes, dans une âme où l’on peut – avec Augustin « et après lui tous les docteurs » 37 – distinguer deux « portions » différentes, l’inférieure et la supérieure, l’une sensible ou sensitive, l’autre raisonnable et spirituelle, aux tendances virtuellement ou instamment contraires. Il n’est pas jusqu’à la souffrance de Jésus-Christ qui ne soit comprise sous ce schème et n’en donne l’exemple. Le texte topique est ici le chapitre XI du livre I (Qu’il y a deux portions en l’âme, et comment), qu’il faut citer un peu amplement : Nous expérimentons tous les jours d’avoir plusieurs volontés contraires. Un père, envoyant son fils ou à la cour ou aux études, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, témoignant qu’encore qu’il veuille selon la portion supérieure le départ de cet enfant pour son avancement à la vertu, néanmoins, selon l’inférieure, il a de la répugnance à la séparation. […] Ce n’est pourtant pas à dire qu’il y ait en l’homme deux âmes, comme pensaient les Manichéens : Non, dit saint Augustin, mais Ibid., II, art. 79 et 80 ; BOp I 2402-2404. Entretiens spirituels, XIX, p. 1272. 37 TAD I, XI, p. 386. 35 36
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la volonté, alléchée par divers attraits, émues par diverses raisons, semble être divisée en soi-même, tandis qu’elle est tirée de deux côtés, jusques à ce que prenant parti selon sa liberté, elle suit ou l’un ou l’autre ; car alors la plus puissante volonté surmonte, et gagnant le dessus, ne laisse à l’âme que le ressentiment du mal que le débat lui fait, que nous appelons contrecœur 38.
François de Sales poursuit : Mais l’exemple de notre Sauveur est admirable pour ce sujet […] ; car […] il fut parfaitement glorieux dès l’instant de sa conception […] ; et néanmoins il fut à même temps sujet aux tristesses, regrets et afflictions de cœur. Et il ne faut pas dire qu’il souffrit seulement selon le corps, ni même selon l’âme en tant qu’elle était sensible, ou, ce qui est la même chose, selon le sens ; car lui-même atteste qu’avant qu’il souffrît aucun tourment extérieur, ni même qu’il vît les bourreaux auprès de soi, son âme était triste jusques à la mort. En suite de quoi il fit la prière que le calice de la Passion fût transporté [sc. : éloigné] de lui […] ; en quoi il exprime manifestement le vouloir de la portion inférieure de son âme, laquelle discourant sur les tristes et angoisseux objets de la Passion qui lui était préparée, et de laquelle la vive image était transportée en son imagination, il en tira, par une conséquence très raisonnable, la fuite et éloignement d’iceux, dont il fait la demande à son Père 39.
Voilà, pour le coup, un Jésus très homme. Ce thème est repris au livre IX (De l’amour de soumission par lequel notre volonté s’unit au bon plaisir de Dieu), où il est dit qu’« aimer les souffrances et afflictions pour l’amour de Dieu, c’est le haut point de la très sainte charité » 40. L’âme est quelquefois tellement pressée d’afflictions intérieures, que toutes ses facultés et puissances en sont accablées ; si que, à l’imitation de son Sauveur […], elle peut bien dire : Mon âme est triste jusques à la mort ; et du consentement de tout son intérieur elle désire, demande et supplie que, s’il est possible, ce calice soit éloigné d’elle, ne lui restant plus que la fine pointe de l’esprit, laquelle, attachée au cœur et bon plaisir de Dieu, dit par un très simple acquiescement : Ô Père éternel, mais toutefois ma volonté ne soit pas faite, mais la vôtre 41.
Ibid., p. 387-388. Ibid., p. 388-389. 40 Ibid., IX, II, p. 763. 41 Ibid., IX, III, p. 766. 38 39
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« Ma volonté ne soit pas faite » ! Nous sommes ici à l’extrême d’une certaine tension intérieure, et cet acquiescement, « retiré au fin bout de l’esprit comme dans le donjon de la forteresse », « n’est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible » ; ce qui n’empêche, ajoute François de Sales, « qu’il soit volontaire, fort, indomptable et très amoureux » 42. Or, à ce sujet, il sera difficile de ne pas penser – nonobstant une illustration très différente – aux « émotions intérieures de l’âme » (dites aussi parfois « émotions intellectuelles » 43) dans leur définition cartésienne : par exemple à la joie secrète qu’un mari aux obsèques de sa femme sent « dans le plus intérieur de son âme, l’émotion de laquelle a tant de pouvoir, que la tristesse et les larmes qui l’accompagnent ne peuvent rien diminuer de sa force » 44. Descartes ajoute : Quiconque a vécu en telle sorte que sa conscience ne lui peut reprocher qu’il n’ait jamais manqué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures (qui est ce que je nomme ici suivre la vertu), il en reçoit une satisfaction qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violents efforts des passions n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son âme 45.
La question est : s’agit-il chez les deux auteurs de la même chose ? Les phénomènes dont il s’agit peuvent-ils être décrits en termes identiques ?
3. Les anatomies comparées Du côté salésien, toutes les formules du Traité de l’amour de Dieu qui font référence à une structure de l’âme reposent sur deux lieux du livre I : le chapitre XI déjà cité sur les deux « portions » de l’âme, mais aussi, avant lui, le chapitre V, intitulé : Des affections de la volonté. On y lit ceci : Ibid., p. 767. L’expression n’est pas littéralement cartésienne. Descartes parle seulement, dans la lettre à Chanut comme dans les Passions de l’âme (art. 91, 93, 147) d’une « joie intellectuelle » (et aussi d’une « tristesse intellectuelle », Passions, art. 92 et 93). L’expression : « passions intellectuelles », dont on use encore parfois, est impropre, la distinction principale passant précisément entre ces émotions, supposées indépendantes des émotions ou mouvements du corps, et ces émotions sensibles qu’on appelle les passions. 44 Passions de l’âme, II, art. 147, AT XI 441 ; BOp I 2468. 45 Ibid., II, art. 148, AT XI 442 ; BOp I 2470. 42 43
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Il n’y a pas moins de mouvements en l’appétit intellectuel ou raisonnable qu’on nomme volonté, qu’il y en a en l’appétit sensible ou sensuel ; mais ceux-là sont ordinairement appelés affections, et ceux-ci passions. […] Combien de fois avons-nous des passions en l’appétit sensuel ou convoitise, contraires aux affections que nous sentons en même temps dans l’appétit raisonnable ou dans la volonté 46 ?
Ainsi chez ce jeune homme dont parle saint Jérôme, « se coupant la langue à belles dents et la crachant sur le nez de cette maudite femme qui l’enflammait à la volupté » 47 : il avait en la volonté « une extrême affection de déplaisir, contraire à la passion du plaisir que par force on lui faisait sentir en la convoitise et appétit sensuel » 48. François de Sales poursuit : Combien de fois haïssons-nous les voluptés auxquelles notre appétit sensuel se plaît, aimant les biens spirituels esquels il se déplaît ? En cela consiste la guerre que nous sentons tous les jours entre l’esprit et la chair ; entre notre homme extérieur, qui dépend des sens, et l’homme intérieur, qui dépend de la raison 49.
Comme Descartes le fera à la fin des Principia 50, François de Sales évoque ici les bonnes affections, eupatheiai, des Stoïciens 51, dont Épictète aura eu la sagesse de reconnaître que, dans le sage, elles font concurrence à de vraies passions dans la partie sensitive de l’âme 52. Et il y a, ajoute-t-il, des degrés dans ces affections de la partie raisonnable de l’âme : celles-ci sont « plus ou moins nobles et spirituelles selon qu’elles ont leurs objets plus ou moins relevés » 53.
TAD, I, V, p. 364. Ibid. L’exemple était déjà développé dans l’Introduction à la vie dévote, IV, IV, p. 260. 48 TAD, I, V, ibid. 49 Ibid., p. 364-365. 50 « […] une joie qui est purement intellectuelle, et tellement indépendante des affections du corps, que les Stoïques n’ont pu la dénier à leur Sage, bien qu’ils aient voulu qu’il fût exempt de toute passion » : Les Principes de la philosophie, IV, art. 190, AT IX-B, 312 ; BOp I 2190. 51 « Les Stoïciens, ainsi que saint Augustin le rapporte, niant que l’homme sage puisse avoir des passions, confessaient néanmoins, ce semble, qu’il avait des affections, lesquelles ils appelaient eupathies et bonnes passions, ou bien, comme Cicéron, constances » : TAD I, V, p. 365. 52 Ibid. 53 Ibid. 46 47
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Il y a des affections en nous qui procèdent du discours [sc. : raisonnement] que nous faisons selon l’expérience des sens ; il y en a d’autres, formées sur le discours tiré des sciences humaines ; il y en a encore d’autres qui proviennent des discours faits selon la foi ; et, enfin, il y en a qui ont leur origine du simple sentiment et acquiescement que l’âme fait à la vérité et volonté de Dieu 54.
Les affections du premier rang sont nommées naturelles, celles du second, raisonnables, celles du troisième, chrétiennes, et celles du suprême degré, divines et surnaturelles. Ces dernières se modèlent sur les vertus théologales : ce sont « l’amour de l’esprit envers les beautés des mystères de la foi », « l’amour envers l’utilité des biens qui nous sont promis dans l’autre vie », « l’amour envers la souveraine bonté de la très sainte et éternelle divinité » 55. C’est ce saint amour qui « fait son séjour sur la plus haute et relevée région de l’esprit », et il a vocation à « présider et régner sur toutes les affections » 56. La difficulté est de bien concevoir la forme de division que François de Sales admet dans l’âme (une forme de division, car « nous n’avons qu’une âme, et [elle] est indivisible » 57). Ce n’est en effet qu’au chapitre XI que sont distinguées – de manière toute traditionnelle – trois propriétés de cette âme, qui est (a) vivante ; (b) sensible ; (c) raisonnable, et ainsi sujette à trois sortes d’inclinations : a. des inclinations qui ne procèdent d’aucune connaissance déterminée, autrement dit d’aucune convenance vérifiée, mais seulement d’une propriété occulte et secrète, sympathie ou antipathie insensible (ainsi notre aversion naturelle pour les serpents) ; b. l’appétit sensitif qui nous porte à la recherche ou à la fuite de plusieurs choses par la connaissance sensitive que nous en avons ; c. la volonté proprement dite qui nous porte à la recherche du bien selon que nous le connaissons ou jugeons tel par le « discours » 58. Or ce n’est aussi que dans l’âme en tant qu’elle a cette volonté, donc en tant qu’elle est raisonnable, qu’on doit distinguer deux Ibid., p. 366. Ibid. 56 Ibid., I, VI, p. 368. 57 Ibid., I, XI, p. 385. 58 Ibid., p. 386. 54 55
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« portions », l’une inférieure, qui discourt seulement sur ce qu’elle apprend et expérimente des sens, l’autre supérieure, qui suit la connaissance intellectuelle, autrement dit le discernement et jugement de l’esprit, lequel peut être éclairé ou naturellement ou surnaturellement 59. C’est ce qui fonde François de Sales à souligner, à propos du calice de la passion, que « la portion inférieure de l’âme n’est pas la même chose que le degré sensitif d’icelle, ni la volonté inférieure la même chose que l’appétit sensuel » ; car dans notre Sauveur, c’est la portion inférieure qui prie que le calice de la Passion soit éloigné, mais « l’appétit sensuel ni l’âme selon son degré sensitif ne sont pas capables de faire aucune demande ni prière » 60. Nous avons donc non point une division simple des parties de l’âme, mais tout un feuilletage d’affections qui fait, pour une grande part, l’extrême subtilité du discours salésien sur l’amour. Le début du traité évoquait d’ailleurs « l’innumérable multitude et variété d’actions, mouvements, sentiments, inclinations, habitudes, passions, facultés et puissances qui sont en l’homme » et sur quoi devrait régner la volonté 61. Et à cette anatomie si complexe de l’âme salésienne, agrégeant plusieurs traditions, platoniciennes, scolastiques et mystiques, il pourra sembler aisé d’opposer la grande simplification cartésienne des Passions de l’âme : Il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité de parties ; la même qui est sensitive est raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés. L’erreur qu’on a commise en lui faisant jouer divers personnages, qui sont ordinairement contraires les uns aux autres ne vient que de ce qu’on n’a pas bien distingué ses fonctions d’avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer, tout ce qui peut être remarqué en nous qui répugne à notre raison 62.
Il convient toutefois de ne pas aller trop loin dans cette simplification, car même si les degrés distingués par François de Sales n’ont
Sur cette problématique salésienne et son arrière-fond augustinien, voir H. Michon, Saint François de Sales. Une nouvelle mystique, Cerf, Paris, 2008, p. 117-136. Voir également les analyses devenues classiques de M. Bergamo, L’Anatomia del l’anima, da François de Sales a Fénelon, Feltrinelli, Milano, 1991 ; trad. fr. J. Millon, Grenoble, 1994. 60 Ibid., p. 388. 61 Ibid., I, I, p. 355. 62 Passions, I, art. 47, AT XI 364-365 ; BOp I 2376. 59
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plus, en stricte doctrine cartésienne, aucune signification, la problématique de Descartes conserve bien des traces d’une certaine division. En effet, il ne peut pas ne pas y avoir de différence de statut entre l’émotion induite dans l’âme par les esprits animaux, et qui se trouve répugner à sa raison, et l’émotion que l’âme elle-même oppose ou cherche à opposer à la première. Descartes parle certes d’un combat purement physique, et non intérieur à l’âme, « entre l’effort dont les esprits poussent la glande pour causer en l’âme le désir de quelque chose, et celui dont l’âme la repousse par la volonté qu’elle a de fuir la même chose » 63 ; mais ce faisant, il ne laisse pas d’accréditer la dénivellation entre la volonté propre à l’âme et le désir induit en elle par le corps. Ce qu’il refuse, c’est une division verticale de l’âme entre des instances solidifiées ou hypostasiées ; mais il accepte une forme de hiérarchie des pensées, définissant non sans doute des puissances ou des « portions » de l’âme mais, pourrait-on dire, des régions en elle 64. La distinction entre passions et émotions intellectuelles participe de cette reconnaissance. Si par exemple l’amour est une « émotion de l’âme, causée par les esprits animaux, qui l’incite à se joindre de volonté à une chose qui paraît lui être convenable », ou qui lui est représentée comme telle, l’amour intellectuel n’est que l’acte même par lequel l’âme se joint effectivement de volonté à cette chose. Cette émotion n’existe que par ce consentement : elle est la consommation de ce consentement, qui peut d’ailleurs être consécutif à l’excitation de la passion, ou le précéder (quand c’est le jugement qu’une chose est aimable qui détermine cette excitation grâce à une forme de descente de ce jugement dans l’imagination). Entre la passion et l’émotion intellectuelle, il y a un seuil : l’âme ne ressent la passion qu’en tant qu’elle est unie au corps, alors qu’elle ne consomme cette émotion qu’en tant qu’elle est pour ainsi dire chez elle. C’est précisément pourquoi les émotions intellectuelles sont nommées des émotions intérieures, chaque fois que l’intimité dans laquelle elles sont éprouvées est opposée à « l’extérieur de l’âme » dans lequel la passion est excitée 65. Et Ibid., I, art. 47, AT XI 365 ; BOp I 2376. J’ai développé ce thème dans L’Homme des passions, Albin Michel, Paris, 1995, t. II, p. 79 sq. 65 Cf. Passions, III, art. 147 et 187 ; AT XI 457 et 469-470 ; BOp I 2490 et 2504. Voir L’Homme des passions, op. cit., t. II, p. 170 sq. 63 64
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cette persistance, chez Descartes, d’une topique de l’âme n’est pas limitée à la fonction affective : on la retrouvera pour chacune des fonctions de l’âme, et donc dans tous les actes de connaissance aussi bien que dans les actes volitifs.
4. Conclusions À ce compte, se pourrait-il que certaines des affections de la volonté salésienne soient du même ordre que les émotions intellectuelles ou intérieures de Descartes ? Par-delà certains recoupements de vocabulaire, nous nous retrouverons ici devant l’évidence d’un écart qui pourra s’exprimer de trois manières : 1) Les émotions intellectuelles dans leur définition cartésienne peuvent bien appartenir à l’âme seule : elles restent associées à des circonstances déterminées, avec un objet rencontré sur un mode soit sensible, soit imaginatif, soit encore intellectuel. Les affections salésiennes n’ont pas ce caractère circonstancié : ce sont de grandes affections, autrement dit les expressions de diverses espèces d’amour, dont l’objet n’est jamais occasionnel mais essentiel. Ainsi des affections « spirituelles » qui se rapportent respectivement à l’objet de la foi, à celui de l’espérance et à celui de la charité. Sans doute ces affections connaissent-elles, à l’exception des dernières, diverses modifications, de même que diverses passions naissent de l’amour sensitif ; mais elles sont toutes prédéterminées par leur grand objet et sont des mouvements de la volonté vers leur objet. En tant que telles, elles sont d’ailleurs toutes bonnes : les affections naturelles ont pour objets la santé, les « provisions requises au vêtir », la nourriture, les « douces et agréables conversations » ; les raisonnables recherchent la tranquillité du cœur, les vertus morales, le vrai honneur, la compréhension philosophique des choses éternelles ; les chrétiennes, la pauvreté volontaire, la chasteté parfaite, la gloire du Paradis 66. 2) La relation complexe, dans le livre I du traité salésien, entre le chapitre V (Les affections de la volonté) et le chapitre XI (Qu’il y a deux portions dans l’âme, et comment) en témoigne déjà : la distribution topique des affections salésiennes importe moins que leur
TAD I, V, p. 366.
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hiérarchie. Comme l’indiquera plus expressément encore le chapitre XII, l’âme salésienne est un temple qui comporte des degrés – « trois parvis » et une « cime », extrémité ou « pointe suprême ». Que cette hiérarchie soit en premier lieu celle des objets et des intentions signifie que la question des caractères des affections considérées, autrement dit de leurs propriétés formelles en tant que modifications de l’âme, et particulièrement de leur dimension sensible, n’occupe pas le premier plan. Le « saint acquiescement » qui se produit dans la « pointe de l’esprit » 67 se situe sans doute au plus loin des plaisirs sensuels et en général ces passions qui « troublent l’âme et agitent [ou inquiètent] le corps » 68 : il conserve pourtant une espèce de dimension sensible, et « spirituel » ne veut jamais dire ici : exclusif de tout caractère sensible et incarné. Inversement, on peut montrer que les émotions intellectuelles de Descartes ne se produisent jamais qu’en relation avec des passions présentes, soit sur le mode d’un entraînement ou consécution réciproque 69, soit sur celui de l’opposition ou du moins de la référence (comme émotions relatives aux passions présentes, en tant que telles). Cette relation formelle est absente du propos salésien. 3) Au même chapitre XII, François de Sales écrit : En cette pointe de l’âme le discours n’a point d’accès, ains seulement le grand, universel et souverain sentiment, que la volonté divine doit être souverainement aimée, approuvée et embrassée, non seulement en particulier pour quelque chose, mais en général pour toutes choses, et non seulement en général pour toutes choses, mais en particulier pour chaque chose 70.
En cette pointe donc, que trouvons-nous ? Un écoulement, qui se passe de « discours ». Tel n’est pas le cas dans l’intériorité cartésienne, qui demeure à titre essentiel le domaine ou même le phé Ibid., I, XII, p. 392. Ibid., I, III, p. 359. 69 « Il y a une telle liaison entre l’une et l’autre que, lorsque l’âme juge qu’un objet est digne d’elle, cela dispose incontinent le cœur aux mouvements qui excitent la passion d’amour, et lorsque le cœur se trouve ainsi disposé par d’autres causes, cela fait que l’âme imagine des qualités aimables en des objets, où elle ne verrait que des défauts en un autre temps » : À Chanut, 1er février 1647, AT IV 603 ; BLet 600, p. 2386. 70 TAD, I, XII, p. 390. 67 68
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SUR LE SUJET DES ÉMOTIONS INTÉRIEURES : DESCARTES ET FRANÇOIS DE SALES
nomène d’un jugement. L’émotion intérieure cartésienne n’est rien sinon la consommation du jugement que l’âme produit et renouvelle à son propre sujet. En ce sens, l’intériorité cartésienne apparaît plus parfaite que l’intériorité salésienne, alors même qu’elle ne cesse d’avoir rapport à de l’extériorité. Que veut dire alors, dans la lettre à Chanut sur l’amour : « Il aime [Dieu] si parfaitement qu’il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite » ? S’il faut prendre au sérieux cette disposition, celle-ci, en coordonnées cartésiennes, ne peut se rapporter qu’à une parfaite tranquillité intérieure, liée au sentiment d’une plénitude du présent et d’une entière protection de la part de la Providence. Ce sentiment participe d’une certitude métaphysique, et il entraînera non l’extinction de tout autre désir, mais une modulation ou coloration spécifique de tous les désirs que nous pourrons avoir, avec la résolution prise dans l’âme de tâcher avant tout de bien recevoir et de bien user de ce qui nous a été donné. Il ne s’agit donc de rien de tel que d’une désappropriation, et chez Descartes, « s’abandonner du tout à [la] volonté [de Dieu] » 71 ne voudra jamais rien dire que ceci : accueillir les événements comme déterminés par sa Providence, et faire toujours « ce qu’on croit lui être agréable » en se « dépouill[ant] de ses propres intérêts » 72, ce que le généreux fera toujours dans toute la mesure nécessaire 73. Quant à la « supposition impossible » en version cartésienne, elle ne porte pas sur un Dieu qui voudrait la damnation de celui qui l’aime, chose qu’il n’y a aucun sens ni intérêt même spéculatif à envisager, mais sur la capacité humaine de changer le décret de la Providence, lorsqu’elle nous réserve « la mort ou quelque autre mal » : ce qui est métaphysiquement absurde, mais en fait assez communément imaginé à travers la croyance à la Fortune 74.
71 À Élisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 294, l. 15 ; BLet 521, p. 2084. Cité plus haut, p. 245. 72 Ibid., l. 16-17 ; BLet 521, p. 2084. 73 Sous ce rapport, il ne semble ni nécessaire ni textuellement fondé de distinguer chez Descartes, comme le propose Laurence Devillairs, deux formes ou degrés de générosité (« La générosité, par laquelle un ‘homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer’, n’est qu’une étape vers une générosité ‘d’autre nature’, consistant à fonder l’estime de soi sur la volonté de s’unir à Dieu » : art. cit., p. 364). 74 Voir Passions, II, art. 144-145, AT XI 436-438 ; BOp I 2462-2466.
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Rien là qui doive entamer, pour ce qui concerne le rapport entre les deux auteurs, une seconde évidence : celle d’une forme de solidarité historique, sinon de contemporanéité, au sein d’un grand effort pour discerner la complexité des mouvements de l’âme et leurs différences de degré, ce qui voulait dire les porter, mais seulement dans la mesure du possible, à la clarté de l’objectivation.
Résumé Un curieux passage de la lettre de Descartes à Chanut en date du 1er février 1647 semble faire directement écho aux thèmes du « cœur indifférent » et de la « supposition impossible » tels que développés par François de Sales dans son Traité de l’amour de Dieu (1616). En l’absence d’indices exprès de lectures salésiennes de l’auteur des Passions de l’âme, la présente étude entreprend de faire l’inventaire à la fois des rapprochements possibles et des écarts remarquables entre les deux problématiques. Il en ressort que si à la « pointe de l’âme » salésienne, il y a un amour, à celle de l’âme cartésienne se trouve toujours un jugement. Cela indique la direction dans laquelle l’abandon à la volonté de Dieu, évoqué par Descartes dans ce texte, demande à être interprété.
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LE PASSIONS DE L’ÂME E IL FENOMENO DEL MONDO : UNO SCHIZZO
Se la spiegazione del mondo è stata, a partire dal 1630, la grande questione di Descartes, la filosofia cartesiana ha riconosciuto qualcosa come un « fenomeno del mondo » ? L’uomo di Descartes ha un mondo o, piuttosto, è nel mondo ? Si riterrà la domanda immediatamente gratuita o inutile. Gratuita, poiché, non essendo ciò esplicitamente attestato da nessuna occorrenza 1, bisogna decidere arbitrariamente di chiamare « mondo » – in un senso che si dirà non cartesiano – l’insieme degli oggetti che suscitano le diverse passioni a seconda « che essi possano nuocerci o giovarci, o in generale essere importanti », come l’insieme dei nostri rapporti con gli altri messi in gioco nella stima e nel disprezzo, nel l’amore e nell’odio, nell’affetto, nell’amicizia e nella devozione, nell’invidia e nella pietà, nella benevolenza e nella riconoscenza, nell’indignazione, nella gloria o nella vergogna. Domanda inutile, poiché Heidegger per primo l’ha posta e la sua risposta è stata negativa. Negativa al punto che Heidegger, in Sein und Zeit 2, ha scelto Descartes in tutta la storia dell’ontologia come il caso in cui si attesta per eccellenza la cecità dell’ontologia verso il fenomeno 1 Si sarà sensibili, invece, al « nihil plane esse in mundo » della Meditatio IIa, AT VII, 25, 2-3 (cfr. anche le occorrenze di in mundo in 42, 22 ; 43, 9 ; 56, 1 ; 58, 27) ; si sottolineerà l’espressione di Poliandro alla fine della parte francese de La recherche de la vérité : « je serai […] incertain si vous êtes au monde », in Descartes, Étude du bon sens, La recherche de la vérité et autres écrits de jeunesse (1616-1631), a cura di V. Carraud et G. Olivo, PUF, Paris, 2013, p. 261. 2 Si veda già il corso effettuato poco prima del completamento di Sein und Zeit (semestre estivo 1925) Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, § 22, GA 20, 231 s., « Das traditionnelle Überspringen der Frage nach der Weltlichkeit der Welt am Beispiel Descartes’ ».
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117841 (DESCARTES, 4), p. 259-271
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del mondo – cecità non accidentale, ma di principio. Io vorrei, tuttavia, domandarmi in che misura sarebbe legittimo, e persino fecondo, per leggere le Passions de l’âme, impiegare l’analisi che Heidegger fa del fenomeno del mondo in quanto fondamentalmente costitutivo del Dasein (l’esser-ci). Poiché il Descartes di cui Heidegger mostra che il cammino gli « è completamente sbarrato che permetterebbe soltanto di scorgere […] la possibilità del l’essere-nel-mondo » (§ 21) è il Descartes delle Meditationes e dei Principia. Io vorrei riproporre la domanda di Heidegger, ma rivendicando la sua pertinenza nelle Passions de l’âme. La mia intenzione non sarà dunque né segnalare un’eventuale dimenticanza di Heidegger, né pretendere di dargli torto sostenendo che le Passions de l’âme permetterebbero di rispondere ad una domanda che Descartes non si pone esplicitamente. Essa mira semplicemente a ricorrere alla potenza dell’interrogativo heideggeriano per rilevare nel trattato delle Passions qualche elemento che autorizzerebbe a pensare che Descartes è andato più lontano di quello che Heidegger stesso credesse nell’elucidazione dell’essere dell’uomo. Per fare questo, esaminerò brevemente il concetto di esser-sempremio e dell’essere-a-portata-di-mano, cioè dell’irriducibilità cartesiana dell’essere dell’uomo alla sostanzialità dell’essere-sotto-mano (die Vorhandenheit), prima di suggerire che è in parte – il cui senso resta da precisare – alla domanda chi ? che Descartes risponde nelle Passions de l’âme. Non potrò evidentemente, in un intervento così breve, che tracciare delle semplici linee di ricerca, le quali resteranno da comprovare e moderare, persino da correggere.
1. L’esser-sempre-mio della morte Descartes occupa, secondo Sein und Zeit, una « posizione storica unica » 3, che qualifica l’ego come il concorrente privilegiato del Dasein, cioè quello che permette di portare più lontano il confronto con esso, molto più lontano di quegli altri pretendenti che sono l’anima, la coscienza, il sé, la mente, la persona, ecc. Que-
3 E. Martineau, nota a « Umschaltung » in Sein und Zeit, § 21, Niemeyer, Tübingen, 15a ed., 1984, p. 96, p. 88 della traduzione francese di Être et temps, Authentica, Paris, 1985 : l’espressione è pronunciata tuttavia a proposito dello « spostamento dell’influenza dell’ontologia tradizionale verso la fisica matematica moderna ».
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sta posizione unica può essergli attribuita a più titoli 4. Il primo è l’esser-sempre-mio (die Jemeinigkeit), che caratterizza l’ego prima del Dasein e decide del privilegio che l’analisi heideggeriana gli accorda : è perché l’ego è sempre mio che esso anticipa il Dasein. Cito il § 9 di Sein und Zeit : « Das Seiende, dessen Analyse zur Aufgabe steht, sind wir je selbst. Das Sein dieses Seienden ist je meines. […] Das Ansprechen von Dasein muß gemäß dem Charakter der Jemeinigkeit dieses Seienden stets das Personalpronomen mitsagen : ‘ich bin’ » 5. « Così – osserva Jean-Luc Marion – Descartes si avvicina molto all’insostituibilità che caratterizza il Dasein. Il Dasein conferma l’ego secondo l’esser-sempre-mio » 6. Meditatio II è sufficiente ad attestare questo « incontro » tra Descartes ed Heidegger, o piuttosto tra l’ego e il Dasein. Ma la caratteristica dell’esser-sempre-mio non è ancor più evidente nelle Passions de l’âme che in Meditatio II ? Infatti, non ci sarebbero passioni se, ogni volta, ciò che è rappresentato all’anima non lo fosse come suo – particolarmente significative sono in questo caso le definizioni di gioia e tristezza 7. L’essere di cui ne va in ciascuna delle passioni è necessariamente « ogni volta mio ». Resta il fatto che Heidegger cita poco le Passions de l’âme, è il minimo che si possa dire. A mia conoscenza e allo stato attuale della GA, egli non le cita – citare è esagerato –, non le menziona che una sola volta, nel corso di Marburgo del semestre invernale 1926-1927. Si tratta di un corso introduttivo, Geschichte der Philosophie von Thomas von Aquin bis Kant, il cui § 24 fornisce agli studenti una lista, non commentata, dei Hauptschriften di Descartes, in cui si trova semplicemente : « Traité des passions de l’âme. Geschrieben für die Prinzessin Elisabeth von der Pfalz 1646, mit der Descartes während seines Aufenthaltes in Holland viel
4 Cfr. J.-L. Marion, Réduction et donation, PUF, Paris, 1989, III, § 2, « L’ego et le Dasein », p. 149 s. ; cfr. inoltre il mio L’invention du moi, PUF, Paris, 2010, VI lezione, § 2, p. 253-257. 5 Indico le pagine dell’ed. tedesca di riferimento, qui p. 41-42. 6 Réduction et donation, op cit., p. 150. 7 II, art. 91 : « La gioia è una piacevole emozione dell’anima in cui consiste il godimento del bene che le impressioni del cervello le rappresentano come suo proprio » ; II, art. 92 : « La tristezza è uno spiacevole languore in cui consiste il disagio che l’anima riceve dal male o dal difetto che le impressioni del cervello le rappresentano come suo ». Vedi AT XI 396, ll. 21-24 ; BOp I 2415 ; AT XI 397, ll. 21-24 ; BOp I 2417.
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verkehrte. Erschienen 1649 » 8. Le pagine che seguono passano subito sotto silenzio il Traité des passions per presentare le Meditationes (§§ 26-32) e proporre una « Zusammenfassung über Descartes » (§ 33), che gli rivolge il rimprovero di non domandare « dov’è la morte » di questo ente che è l’ego 9. Ora, se si può reperire, nei rari testi in cui Descartes parla della morte 10, ciò che Heidegger analizza come l’espressione del discorso del « si » sulla morte, in lui si trova anche, una volta almeno, in opposizione a questo atteggiamento del « si », il riconoscimento dell’esser-sempre-mio della morte nella rappresentazione della sua imminenza, come dicono i Prolegomeni alla storia del concetto di tempo : « Mit dem Tode, der jeweilig nur als mein Sterben ist, steht mir mein eigenstes Sein, mein jeden Augenblick Seinkönnen, bevor » 11. « L’orrore – scrive Descartes in questa pagina eccezionale – è istituito dalla natura per rappresentare all’anima una morte improvvisa e inattesa, di modo che, sebbene a volte ciò che provoca l’orrore sia solo il contatto con un vermiciattolo, lo stormire di una foglia, oppure la sua ombra, si prova inizialmente un’emozione così forte (commotio, dice la traduzione latina) come se si presentasse ai sensi un pericolo evidentissimo di morte » 12. Così l’anima impiega « tutte le sue forze per evitare un male così presente ». L’orrore, rappresentando la morte, cioè rendendola presente come improvvisa e inopinata 13, possibilmente effettiva, è ciò che la fa essere fondamentalmente mia e imminente, mia in quanto imminente. Nessun rapporto tra il contatto con un vermiciattolo, lo stormire di una foglia tremolante o la vista della sua ombra e la morte stessa, GA 23, 107-108. GA 23, 140. 10 Come nella lettera à Chanut del 15 giugno 1646 (AT IV 442 ; BLet 563, p. 2225), quella à Huygens del 19 giugno 1639 (AT II 552-553 = 681-683 ; BLet 215, p. 1027-1029) o à Mersenne del 9 gennaio 1639 (AT II 480 ; BLet 200, p. 965). 11 Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, § 34, GA 20, 433 ; Prolégomènes, p. 453. Al contrario : « Die Alltätigkeit des Daseins ist in diesem Nichtdenken- wollen an den Tod auf der ständigen Flucht vor ihm, La quotidienneté du Dasein, en ne voulant pas penser à la mort, est constamment en fuite devant elle » ; « Der Tod ist die äußerste, obzwar unbestimmte, aber gewisse Möglichkeit, in der das Dasein selbst sich bevorsteht, zugleich aber die Möglichkeit, vor der das Dasein in der Alltätigkeit flieht » (GA 20, 437 et 438 ; tr. p. 457 e 458) : è Pascal, e non Descartes, che anticipa qui Heidegger. 12 Passions de l’âme, II, art. 89, AT X 394, l. 23-395, l. 3 ; BOp I 2412. 13 Lascio da parte lo sfondo teologico dell’art. 89 : essere preservati da una morte improvvisa (« A subitanea et improvisa morte, Libera nos Domine », dice la Litania dei santi). 8 9
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di cui essi possono rendere il pensiero, in ogni istante, imminente. L’orrore è il nome di questa Stimmung che rende la morte la mia. Se Heidegger non ha accolto la passione dell’orrore così come Descartes la definisce, come esperienza dell’esser-sempremio della mia morte – ogni emozione d’orrore ha al fondo il pensiero della morte 14 –, egli ne dà tuttavia in Sein und Zeit un’analisi che sembra includere quella di Descartes, mostrando che questa modificazione della paura, nella quale « il Dasein come essere nel mondo è ‘intimorito’ », manifesta « una possibilità esistenziale dell’affezione essenziale del Dasein in generale ». Cito il § 30 : « Sofern ein Bedrohliches in seinem ‘zwar noch nicht, aber jeden Augenblick’ selbst plötzlich in das besorgende In-der-Welt-sein hereinschlägt, wird die Furcht zum Erschrecken. Am bedrohlichen ist sonach zu scheiden : die nächste Näherung des Drohenden und die Art des Begegnens der Näherung selbst, die Plötzlichkeit. Das Wovor des Erschreckens ist zunächst etwas Bekanntes und Vertrautes » (Sein und Zeit, 142) – che è proprio il caso dei tre esempi presi dal trattato cartesiano 15. L’esser-sempre-mio dell’anima può essere quindi letto tanto nelle Passions quanto nelle Meditationes, e anche di più trattandosi dell’esser-sempre-mio della morte, su cui Descartes, secondo Heidegger, non dice nulla – è vero che ne dice poco, ma non equivale a nulla. Abbiamo senza dubbio in ciò un’indicazione, sebbene forse « senza trasparenza » ancora, della costituzione ontologica del Dasein, laddove tutti gli altri pretendenti, compresa la persona, fallivano nel farla apparire. Ciò non basta certamente a fare del l’ego un Dasein. Se non altro, è una prima indicazione. Se ne possono trovare altre ?
2. L’essere-a-portata-di-mano dell’utile e del dannoso La critica rivolta a Descartes in Sein und Zeit consiste nel rimproverargli di aver pensato l’ego secondo la Vorhandenheit, come 14 Secondo la giusta osservazione di Ferdinand Alquié, Œuvres philosophiques de René Descartes, t. III, Garnier, Paris, 1973, p. 1021, nota. 15 Passions de l’âme, I, art. 36 « la peur et l’épouvante, la paura e lo spavento » (AT XI 356, ll. 14-15 ; BOp I 2366), « terror et pavor » dirà la traduzione latina, Passiones animae, Elzevier, Amsterdam, 1650 (ristampa anastatica di J.-R. Armogathe – G. Belgioioso, Conte, Lecce, 1997) ; I, art. 59 « l’épouvante, lo spavento » (AT XI 375, l. 24 e 376, l. 8 ; BOp I 2390), « terror aut consternatio » ; cfr. anche gli art. 116 e 174.
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essere-sotto-mano, nello stesso modo, dunque, della res extensa (§ 21), per cui l’ego, a dispetto della distinzione di principio dalla res cogitans e dalla res extensa, fa numero con tutti gli enti intramondani. Pensando l’ego come sostanza, Descartes l’avrebbe ridotta alla sussistenza disponibile della permanenza 16. Ora, come osserva Jean-Luc Marion in Sur la pensée passive de Descartes, commentando l’introduzione della coppia decisiva dei commoda e degli incommoda, di ciò che è comodo o scomodo, conveniente o non conveniente, utile o dannoso ad usum vitae, Meditatio VI fuoriesce dalla considerazione di ciò che è disponibile sotto-mano (vorhanden) per entrare nella problematica dell’uso che caratterizza l’essere-a-portata-di-mano (zuhanden). Del resto, Heidegger stesso sembra convenire su questa innovazione propria di Meditatio VI, nello stesso § 21 di Sein und Zeit : Auf diesen selbst noch reduziblen Qualitäten fußen dann die spezifischen Qualitäten wie schön, unschön, passend, unpassend, brauchbar, unbrauchbar ; diese Qualitäten müssen in primärer Orientierung an der Dinglichkeit als nicht quantifizierbare Wertprädikate gefaßt werden, durch die das zunächst nur materielle Ding zu einem Gut gestempelt wird. Mit dieser Aufschichtung kommt die Betrachtung aber doch zu dem Seienden, das wir als das zuhandene Zeug ontologisch charakterisierten. Die cartesische Analyse der « Welt » ermöglicht so erst den sicheren Aufbau der Struktur des zunächst Zuhandenen ; sie bedarf nur der leicht durchzuführenden Ergänzung des Naturdinges zum vollen Gebrauchsding (99).
« Straordinaria concessione, commenta Jean-Luc Marion, in cui lo stesso Heidegger riconosce gli in/commoda di Descartes come dei caratteri della Zuhandenheit e ammette così che Descartes avrebbe potuto pensarla ; non mancava altro che riconoscere pure che la Meditatio VI l’avesse letteralmente pensata e descritta » 17. Eppure questa concessione non porta a nulla, perché i caratteri della Zuhandenheit così riconosciuti sono immediatamente destituiti come dei « predicati assiologici », ossia dei « valori » 18, che 16 È questo il motivo per cui, in Die Grundprobleme der Phänomenologie (GA 24), i Problemi fondamentali della fenomenologia, Descartes figura ancora sotto il titolo di « l’ontologia medievale » (§ 12 c), cioè continua ad iscriversi nella problematica della coppia essentia/existentia, fallendo dunque nel pensare l’esistenza. 17 J.-L. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, Paris, 2013, p. 83. 18 Heidegger menziona allora Lotze e l’« aderenza » (Haften) dei valori alle cose, § 21, 99.
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restano essi stessi pensati come le determinazioni ontiche di ciò che è una cosa sussistente. Cito nuovamente il § 21 : Aber ist auf diesem Wege, vom spezifischen Problem der Welt einmal abgesehen, das Sein des innerweltlich zunächst Begegnen – den ontologisch erreichbar ? Wird nicht mit der materiellen Dinglichkeit unausgesprochen ein Sein angesetzt – ständige Dingvorhandenheit –, das durch die nachträgliche Ausstattung des Seienden mit Wertprädikaten so wenig eine ontologische Ergänzung erfährt, daß vielmehr diese Wertcharaktere selbst nur ontische Bestimmtheiten eines Seienden bleiben, das die Seinsart des Dinges hat 19?
Heidegger, dunque, richiude immediatamente la possibilità che aveva appena aperto : i caratteri della Zuhandenheit essenziali a Meditatio VI non sarebbero che dei predicati assiologici, che indicano soltanto, cioè pre-fenomenologicamente, che vi è « ‹in› dem dinglich vermeinten Seienden etwas, was durch Dinglichkeit nicht voll verständlich wird, dans l’étant prétendument chosique quelque chose que la choséité ne parvient pas à rendre pleinement compréhensible » e che richiede una « integrazione, eine Ergänzung » (§ 21, 99). Così, a dispetto della doppia concessione che Meditatio VI gli impone, Heidegger può dedurre il fallimento di Descartes che non ha visto che la considerazione dei commoda/incommoda riconduce in realtà al modo di essere degli esistenti intramondani. Di modo che la « ricostruzione della cosa d’uso a partire dalla cosa naturale, die Rekonstruktion des Gebrauchsdinges aus dem Naturding » è proprio una riconduzione della prima alla seconda, « operazione ontologicamente discutibile », peggio, « inversione fondamentale della problematica ». Pertanto, Descartes non ha neppure visto « il problema » ! Heidegger ricapitola : So wenig wie Descartes mit der extensio als proprietas das Sein der Substanz trifft, so wenig kann die Zuflucht zu « wertlichen » Beschaffenheiten das Sein als Zuhandenheit auch nur in den Blick bringen, geschweige denn ontologisch zum Thema werden lassen. Descartes hat die Verengung der Frage nach der Welt auf die nach der Naturdinglichkeit als dem zunächst zugänglichen, innerweltlichen Seienden verschärft (§ 21, 100). 19 Heidegger prosegue : « Der Zusatz von Wertprädikaten vermag nicht im mindesten einen neuen Aufschluß zu geben über das Sein der Güter, sondern setzt für diese die Seinsart purer Vorhandenheit nur wieder voraus. Werte sind vorhandene Bestimmtheiten eines Dinges. Werte haben am Ende ihren ontologischen Ursprung einzig im vorgängigen Ansatz der Dingwirklichkeit als der Fundamentalschicht » (99).
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Si potrà vedere qui, con Jean-Luc Marion, una petizione di principio nella lettura di Meditatio VI, nella misura in cui i commoda e gli incommoda non hanno affatto per funzione di far conoscere « i corpi del mondo nelle loro essenze, ma quali sono quelli la cui esistenza provoca […] comodità o scomodità » 20 ; essi liberano dunque un modo di essere proprio delle cose sensibili e perciò una fenomenalità propria, che è quella di esistenze con le quali l’ego ha a che fare, e il cui dolore offre il primo esempio : « quest’altro modo che può indicare meglio l’utilità o la nocività delle cose in quanto usuali (zuhanden) » 21. Le Passions de l’âme trattano quindi proprio del mondo, nel senso dell’« insieme delle cose di cui ci si preoccupa », di cui si ha cura, ed esse lo fanno considerando ciò che accade, secondo l’espressione di Sein und Zeit, « sulle prime e il più delle volte ». Esaminare l’insieme degli oggetti che suscitano le diverse passioni a seconda « che essi ci possano nuocere o giovare, oppure in generale essere importanti », significa mettere bene in luce i lineamenti di ciò con cui si ha quotidianamente a che fare, e che autorizzerà « l’uso di tutte le passioni » (art. 52) o la loro « utilità » (art. 74). Ora, anche supponendo che Heidegger abbia potuto limitarsi, nella sua lettura di Meditatio VI, a esplicitare la prima parte del suo titolo, De rerum materialium existentia, disdegnando l’analisi del dolore e della dimostrazione dell’unione dell’anima e del corpo – detto altrimenti, dell’uso della sensazione con cui gli altri corpi sono sentiti –, a supporre quindi che Heidegger abbia potuto limitarsi a questa lettura parziale, le Passions de l’âme avrebbero potuto, o avrebbero dovuto, fargli riconoscere il primato della Zuhandenheit che organizza, fin dall’inizio della Seconda parte, l’ordine e l’enumerazione delle passioni, originali rispetto a tutti i precedenti trattati sulle passioni 22. Sur la pensée passive de Descartes, p. 84. Ivi, p. 86. 22 Basti citare l’art. 52 : « Noto, inoltre, che gli oggetti che muovono i sensi suscitano in noi passioni diverse non secondo le loro differenze (tale sarebbe una logica della conoscenza, cioè un esame delle passioni a partire dai loro oggetti), ma solo secondo i diversi modi in cui possono esserci nocivi o utili oppure, in generale, essere importanti, e che l’uso di tutte le passioni consiste solo nel disporre l’anima a volere le cose che la natura ci indica come utili e a persistere in questa volontà […]. Per enumerarle, perciò, bisogna solo esaminare ordinatamente in quanti diversi modi, per noi importanti, i nostri sensi possono essere mossi dai loro oggetti » (AT XI 372, ll. 12-26 ; BOp I 2385-2387). 20 21
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Non bisognerebbe allora avanzare l’ipotesi che la diagnosi della cecità cartesiana verso l’essere-nel-mondo dell’ego sia fondata soltanto sulla considerazione delle Meditationes dalla II alla V, cioè precisamente quelle in cui, per principio, il mondo è messo tra parentesi ? Per dirlo altrimenti, la spiegazione di Descartes, o meglio la spiegazione con Descartes che Sein und Zeit adduce non è forse circolare ? Il suo corpus non presuppone il suo risultato ? « La dissociazione dell’analisi della mondanità rispetto all’interpretazione cartesiana del mondo » non ammetterebbe come condizione di tener precisamente conto soltanto dei testi in cui il Descartes metafisico, intendo quello che si assegna il compito di « ben distinguere » le due prime nozioni primitive 23, ha egli stesso escluso il compito di concepire l’unione dell’anima con il corpo e dunque le cose che « si conoscono molto chiaramente attraverso i sensi » 24 ? Ossia i testi in cui Descartes, per così dire, si rivelava fenomenologo ? Non bisogna, invece, volgersi verso Meditatio VI e verso le Passions de l’âme se s’intende ricercare delle indicazioni cartesiane sul fenomeno del mondo, anche restassero delle semplici indicazioni ? Beninteso, io non voglio evidentemente dire che le analisi di Descartes a proposito delle passioni siano le stesse di quelle che Heidegger fa delle Stimmungen (affetti, attitudini, tonalità), e neppure che esse le anticipino, il che non avrebbe molto senso, quand’anche egli si sforzasse di rendere conto degli stessi fenomeni, o almeno di alcuni tra loro – è così che gli elenchi che Heidegger ne dà, per esempio nel corso del semestre invernale 1929-1930, Die Grundbegriffe der Metaphysik, coincidono in parte con le passioni cartesiane : « Freude, Zufriedenheit, Seligkeit, Traurigkeit, Schwermut, Zorn » 25. Non può rientrare nel presente proposito l’esaminare in che cosa le Stimmungen si distinguono dalle passioni, ossia in che cosa l’analisi heideggeriana doveva esimersi da un concetto di passività per entrare nell’analitica esistenziale. In compenso, rientra quello di rilevare che le Passions de l’âme non sono affatto interessate a liberare una Grundstimmung, che darà in cambio il loro autentico senso a tutte le « tonalità » o « sentimenti » (Gefühle). È evidentemente in questo che le Pas À Elisabeth, 21 mai 1643, AT III 665, l. 26 ; BLet 392, p. 1749. À Elisabeth, 28 juin 1643, AT III 692, ll. 2-3 ; BLet 404, p. 1781. 25 GA 29/30, 96. 23 24
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sions de l’âme e Sein und Zeit sono fondamentalmente diverse. È qui, mi pare, che intercorre la radicale cesura. Nessuna tonalità fondamentale in Descartes, e per questo nessuna analitica esistenziale – toccherà ad altri, forse a Pascal per primo, abbandonare la problematica delle passioni per mettere in risalto l’esistenza umana, e con questo un concetto di essere-nel-mondo che accolga l’essere-per-la-morte e che non è mai stato l’oggetto di Descartes 26.
3. La domanda chi ? e la generosità Le precedenti osservazioni sul l’esser-sempre-mio e sul conveniente e il non conveniente ci hanno già introdotto nella problematica del mondo. Quest’introduzione, però, resterebbe del tutto insufficiente se non ci permettesse di fare dei passi in avanti nella risposta alla domanda chi ? (§ 12) con cui il Dasein dev’essere interrogato allo scopo di esplicitare il suo essere-nel-mondo e le strutture che esso richiede, il con-essere e il con-esserci (Sein und Zeit, introduzione al cap IV, 114). Torniamo al § 9 di Sein und Zeit : dire « io sono », significa già revocare l’existentia a beneficio dell’esistenza, significa revocare il quid a beneficio del quis : « der Titel ‘Dasein’, mit dem wir dieses Seiende bezeichnen, ‹drückt› nicht sein Was aus, wie Tisch, Haus, Baum, sondern das Sein, Le titre Dasein par lequel nous désignons cet étant n’exprime pas son quid, comme dans le cas de la table, de maison, de l’arbre » (§ 9, 42). Vi sono quindi due modi di interrogare l’ente : « Seiendes ist ein Wer (Existenz) oder ein Was (Vorhandenheit im weitesten Sinne), L’étant est un qui (existence) ou un quoi (être-sous-main au sens le plus large) » (§ 9, 45). Una pagina del corso tenuto sei mesi dopo la pubblicazione di Sein und Zeit, Die Grundprobleme der Phänomenologie, rende esplicita la distinzione del quid e del quis : Sachheit, realitas ou quidditas, ist dasjenige, was auf die Frage antwortet : quid est res, was ist die Sache ? Schon die rohe Betrachtung zeigt : Das Seiende, das wir selbst sind, das Dasein, kann als solches mit der Frage, was ist das ?, überhaupt nicht befragt werden. Zu diesem Seienden gewinnen wir nur Zugang, wenn wir fragen : wer ist es ? Das Dasein ist nicht durch die
26 Si vedano di nuovo i Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, § 32-34.
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Washeit, sondern – wenn wir den Ausdruck bilden dürfen – durch die Werheit konstituiert. Die Antwort gibt nicht eine Sache, sondern ein Ich, Du, Wir. Aber wir fragen doch andererseits : Was ist dieses Wer und diese Werheit des Daseins, – was ist das Wer im Unterschied von dem vorgennanten Was im engeren Sinne der Sachheit des Vorhandenen ? Zweifellos fragen wir so. Aber darin bekundet sich nur, daß dieses Was, mit dem wir auch nach dem Wesen des Wer fragen, offenbar sich nicht mit dem Was im Sinne der Washeit decken kann […] 27.
A Descartes mancherebbe dunque, secondo Sein und Zeit, d’aver sottoposto l’ego alla domanda esistenziale del chi ? A dispetto dei criteri della Jemeinigkeit e della Zuhandenheit presenti nelle Meditationes, Descartes non sarebbe giunto a porre la domanda chi ? Io ho creduto di poter mostrare, ne L’Invention du moi, che tale era proprio la domanda con cui Descartes interrogava inizialmente l’ego in Meditatio II 28. E che, conformemente all’esigenza posta in Die Grundprobleme der Phänomenologie, solo in un secondo tempo Descartes si domanda che cos’è questo chi, senza però che questo quid coincida col senso tradizionale della quiddità – da qui le critiche husserliana e heideggeriana della sostanzialità dell’ego. Non ritorno sull’argomento se non per ricordare che il primo tentativo di elucidazione su chi è l’io dà luogo all’enunciato dei modi cogitandi nei quali l’io si riconosce 29. Ma per lo stesso Descartes, e a fortiori dal punto di vista che ci occupa, questo tempo sarà quello di un fallimento della meditazione, giacché la prima via, quella dei modi cogitandi, non porterà a nulla, per lo meno non porterà a dimostrare se qualche cosa esiste fuori di me 30. Ragion per cui la Werfrage cartesiana rimane formale sino a Meditatio VI. La mia ipotesi – non potendo qui svilupparla devo accontentarmi di pronunciarla in maniera dogmatica – è che è proprio 27 GA 24, 169 ; Si veda per la ricerca della quiddità de l’ego, il corso del semestre invernale 1923-1924, Einführung in die phänomenologische Forschung, GA 17, § 42. 28 « Nondum vero satis intelligo, quisnam sim ego ille, qui jam necessario sum » (AT VII 25, ll. 14-15 ; BOp I 714). La terza parte di questo schizzo riassume l’acquisizione principale delle lezioni II e VI del L’invention du moi, che prolungano le ipotesi della presente conclusione sulla libertà e sulla generosità. 29 « Quid igitur sum ? Res cogitans. Quid est hoc ? Nempe dubitans, intelligens, affimans, negans, volens, nolens, imaginans quoque, et sentiens », AT VII 28, ll. 2022 ; BOp I 718. 30 « Res quasdam a me diversas existere », AT VII 40, l. 2 ; BOp I 732, poi « extra me », ll. 6-7 ; BOp I 732.
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la domanda chi ? che Meditatio IV sviluppa con la dottrina della libertà, e alla quale Descartes risponderà nelle Passions de l’âme, in particolare con il concetto di generosità. In questo senso, si potrebbe interpretare l’insieme dell’esame delle passioni, nella seconda e terza parte del trattato, come « preparatorio » all’analisi della generosità. Ciò vuol dire, a mio avviso, che Les passions de l’âme non prolungano soltanto tematicamente Meditatio VI, ma che esse prolungano problematicamente Meditatio IV, e che l’analisi dell’esercizio della libertà che si prova nell’uso delle passioni implicava che il fenomeno del mondo fosse preso in considerazione. Quest’ipotesi, che non posso far altro che abbozzare nel presente studio, consiste quindi nel sostenere che le Passions de l’âme costituiscono il luogo in cui Descartes si sforza di rispondere alla domanda chi ? Descartes non ha solamente pensato l’ego nel l’opposizione della res cogitans e della res extensa, in altre parole da metafisico, ma l’ha ben considerato secondo la domanda chi ?, che apre al mondo – che apre al mondo non più per l’ego, ma per l’uomo. Si sarà del resto sensibili alla stupefacente irruzione de « l’uomo » alla fine di Meditatio IV (dopo il suo rifiuto in Meditatio II 31), in una sorta di ricapitolazione di ciò che deriva dalla sua dottrina del giudizio : che dipenda da me di « mantenere fermamente la decisione di non dare mai il mio giudizio sulla verità della cosa (de rei veritate) che non sia da me interamente conosciuta », « è in questo che consiste la più grande e la principale perfezione dell’uomo, maxima et principua hominis perfectio » 32 : Descartes parla bene della perfezione dell’uomo e non di quella dell’ego, come sembra avrebbe dovuto fare, poiché l’esistenza del mio corpo doveva ancora attendere a lungo per essere stabilita. Certamente l’uomo di Meditatio VI o delle Passions de l’âme non è il Dasein, ma solo esso, fra tutti gli altri pretendenti, permetteva di iniziare la domanda del suo chi ?, e con questo di considerare il fenomeno del mondo. Ecco allora che Sein und Zeit ci fornisce i mezzi per condurre, più lontano di quanto lo stesso Heidegger non abbia fatto, l’analogia tra l’uomo di Descartes e il
AT VII 25, l. 25 s. ; BOp I 714 ; cfr. L’invention du moi, VI lezione, § 3. AT VII 62, 1-2 poi 8-9. Mi permetto di rinviare, su questo punto, alle prime indicazioni date ne « L’histoire de la vérité », in L’énigme de l’humanité en l’homme. Hommage à Robert Legros, ed. a cura di L. Couloubaritsis – M. Legros, Ousia, Bruxelles, 2016, p. 223-236. 31 32
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Dasein e così di apprezzare di più la singolarità e la potenza di un discorso « semplice e breve » ma che non considera niente di meno che « tutta la natura dell’uomo ».
Résumé Si l’explication du monde a été, dès les années 1630, la grande affaire de Descartes, la philosophie cartésienne a-t-elle reconnu quelque chose comme un « phénomène du monde » ? Poursuivant l’enquête menée dans notre ouvrage L’invention du moi, qui établissait que Descartes avait bien posé à l’ego la question quis ? (et non d’abord quid ?), par laquelle, selon Heidegger, l’ego doit être interrogé pour envisager le phénomène du monde, nous proposons de nous tourner vers les Passions de l’âme d’une part pour y trouver, avec l’analyse de l’horreur, l’expression de la mienneté de la mort, d’autre part pour montrer que le concept de générosité permet d’en esquisser la réponse cartésienne.
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HIROAKI YAMADA
L’INTERACTION ENTRE L’ÂME ET LE CORPS
Il est bien connu que, sur l’interaction entre l’âme et le corps, Descartes a amplement exposé dans la première partie des Passions de l’âme sa théorie physiologique en se servant de la glande pinéale. Ce serait son opinon finale et officielle sur le problème depuis les Regulae. Néanmoins, dans une lettre à Élisabeth datée de 1643 et dans d’autres textes de 1648, il refuse toute explication analytique de leur union et dit que l’union se conçoit en elle-même dans la vie ordinaire. Descartes semble donc nous donner à lire deux textes différents. Comment interpréter un tel décalage ? Nous proposerons de lire ces textes selon les deux questions posées dans une autre lettre adressée à Élisabeth, l’une portant sur la façon de concevoir l’union et l’autre sur l’explication de leur interaction. Le décalage textuel peut en effet être interprété comme reflétant la différence entre ces deux questions. Or Élisabeth n’était jamais satisfaite des réponses de Descartes. Nous verrons pourquoi il parle de l’expérience de la vie, sans rendre compte de la conception de l’union, et envisagerons comment interpréter la pensée physiologique de Descartes concernant l’interaction entre l’âme et le corps.
1. Chronologie des textes sur l’ interaction Voici une liste chronologique des occurrences de la thèse de l’interaction entre l’âme et le corps dans les textes de Descartes : le sens commun, la petite glande et l’union de l’âme avec le corps. Regulae ad directionem ingenii, 1627-1628 : Secundo concipiendum est, dum sensus externus movetur ab objecto, figuram quam recipit deferri ad aliam quamdam corporis Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117842 (DESCARTES, 4), p. 273-290
FHG
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partem, quae vocatur sensus communis, eodem instanti et absque ullius entis reali transitu ab uno ad aliud 1 (AT X 413-414 ; BOp II 750).
Traité de l’homme, 1632-1633 : […] une certaine petite glande, située environ le milieu de la substance de ce cerveau (AT XI 129 ; BOp II 376) ; […] la glande H, d’où sortent ces Esprits (Ibid. 170 ; BOp II 448) ; […] la glande H, où est le siège de l’Imagination, et du sens commun (Ibid. 176 ; BOp II 460 ; et 178, 179, 184, etc.).
Excerpta Anatomica, 1637 ? : […] plexus choroides non adhaerere ventriculis, sed instar tapetorum esse ibi appensos, et quidem circa glandulam pinealem, ex qua conopei instar pendent et tegunt foramen cerebri 2 (AT XI 582 ; BOp II 1146).
Discours de la Méthode, 1637 : […] ce qui doit y être pris pour le sens commun, où ces idées sont reçues (AT VI 55 ; BOp I 88). La Dioptrique, 1637 : […] une certaine petite glande, qui se trouve environ le milieu de ces concavités, et est proprement le siège du sens commun (AT VI 129 ; BOp I 186).
Lettre à Meyssonnier, 29 janvier 1640 : […] la petite glande nommée Conarion […] cette glande est le principal siège de l’âme, et le lieu où se font toutes nos pensées (AT III 19 ; BLet 242, p. 1144).
Lettre à Mersenne, 1er avril 1640 : […] il n’y a que cette Glande [Conarium] seule, à laquelle l’âme puisse être ainsi jointe (AT III 48 ; BLet 248, p. 1172). 1 « Deuxièmement, il faut se représenter que quand le sens externe est mis en mouvement par un objet, la figure qu’il reçoit est transportée à une autre partie du corps appelée le sens commun, instantanément et sans qu’aucun être passe réellement d’un endroit à un autre ». A. Bridoux (éd.), Descartes Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1953, p. 77. 2 « Les plis choroïdes n’adhèrent pas aux ventricules, mais qu’ils sont appendus là comme des tentures, étant attachés autour de la glande pinéale ». L. A. Foucher de Careil (éd.), Œuvres inédites de Descartes, Paris, 1859, tome, 2, p. 179-181.
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—, 30 juillet 1640 : [la Glande nommée Conarium] […] le principale siège de l’âme : car il est certain que l’âme doit être jointe à quelque partie du corps (AT III 123 ; BLet 262, p. 1230).
—, 24 décembre 1640 : il faut de nécessité qu’il [le conarium] soit le siège du sens commun, c’est à dire de la pensée, et par conséquent de l’âme ; […] l’âme […] est immédiatement unie […] seulement aux esprits animaux qui sont dans ses concavités (AT III 264 ; BLet 292, p. 1350).
—, 21 avril 1641 : […] le siège du sens commun doit être fort mobile, pour recevoir toutes les impressions qui viennent des sens (AT III 362 ; BLet 309, p. 1448).
Meditationes, 1641 : […] adverto mentem non ab omnibus corporis partibus immediate affici, sed tantummodo a cerebro, vel forte etiam ab una tantum exigua ejus parte, nempe ab ea in qua dicitur esse sensus communis 3 (AT VII 86 ; BOp I 794) ; […] mentem realiter a corpore distingui probatur ; eandem nihilominus tam arcte illi esse conjunctam, ut unum quid cum ipsa componat, ostenditur 4 (AT VII 15 ; BOp I 698-700).
Lettre à Élisabeth, 21 mai 1643 : […] qu’étant unie au corps, elle [l’âme] peut agir et pâtir avec lui […] Je tacherai ici d’expliquer la façon dont je conçois l’union de l’âme avec le corps, et comment elle a la force de le mouvoir […] ; enfin, pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons que celle [la notion] de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions (AT III 664-665 ; BLet 392, p. 1748).
3 « Je remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immédiatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau, ou peut-être même d’une de ses plus petites parties, à savoir, de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun » (AT IX-1 69). 4 « l’âme de l’homme est réellement distincte du corps, et toutefois qu’elle lui est si étroitement conjointe et unie, qu’elle ne compose que comme une même chose avec lui » (AT XI-1 11-12).
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—, 28 juin 1643 : […] c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps (AT III 692 ; BLet 404, p. 1780).
Principia philosophiae, 1644 : […] earum motus ad alias eorum nervorum extremitates, in cerebro circa sedem animae collectas, transferatur […] Motus autem qui sic in cerebro a nervis excitantur, animam sive mentem intime cerebro conjunctam diversimode afficiunt […] 5 (IV, art. 189, AT VIII-1 316 ; BOp I 2188-2190).
Entretien avec Burman, 16 avril 1648 : […] Hoc explicatu difficillimum, sed sufficit hic experientia, quae hic adeo clara est, ut negari nullo modo possit, ut illud in passionibus etc. apparet 6 (AT V 163 ; BOp II 1278).
Lettre à Arnauld, 29 juillet 1648 : […] Quod autem mens, quæ incorporea est, corpus possit impellere, nulla quidem ratiocinatio vel comparatio ab aliis rebus petita, sed certissima et evidentissima experientia quotidie nobis ostendit ; hæc enim una est ex rebus per se notis, quas, cum volumus per alias explicare, obscuramus 7 (AT V 222 ; BLet 665, p. 2578).
La Description du corps humain, 1647-1648 : […] la petite glande, nommée Conarium (AT XI 270 ; BOp II 576). 5 « que ce mouvement ne passe, par le moyen de ce nerf, jusqu’au cerveau où est le siège du sens commun, […] & que les mouvements qui passent ainsi, par l’entremise des nerfs, jusqu’à l’endroit du cerveau auquel notre âme […] étroitement jointe & unie, lui font avoir diverses pensées » (AT IX-2 310). 6 « Rien n’est plus difficile à expliquer, mais l’expérience ici suffit, qui est si claire qu’il n’y a pas moyen d’assurer le contraire, comme il apparaît dans les passions, etc. ». Cette citation nous est indiquée par D. Kambouchner – F. de Buzon, « L’âme avec le corps : les sens, le mouvement volontaire, les passions », in Lectures de Descartes, Ellipses, Paris, 2015, p. 288-289. Les arguments sur l’union indiscutable et la vie sans pourquoi (p. 281-292) sont très importants pour nous. 7 « maintenant que l’esprit qui est incorporel puisse faire mouvoir le corps, il n’y a ni raisonnement, ni comparaison tirée des autres choses, qui nous le puisse apprendre ; mais [néanmoins nous n’en pouvons douter, puisque] des expériences trop certaines et trop évidentes nous le font connaître tous les jours [manifestement]. Et il faut bien prendre garde que cela est l’une des choses qui sont connues par elles-mêmes, et que nous obscurcissons toutes les fois que nous les voulons expliquer par d’autres ». JRA/C, vol. II, p. 815.
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Les Passions de l’âme, 1649 : Qu’il y a une petite glande dans le cerveau, en laquelle l’âme exerce ses fonctions, plus particulièrement que dans les autres parties (I, art. 31, AT XI 351 ; BOp I 2360).
Ici, nous n’avons fait que citer des phrases essentielles, mais on pourrait toujours saisir la suite des idées. Dans les Regulae, le sens commun est un organe intermédiaire qui reçoit les idées extérieures et transmet les impressions à l’imagination. Dans le Traité de l’homme, Descartes considère que la glande H 8 est le siège du sens commun et que le mouvement des esprits par l’intermédiaire de la glande détermine la relation entre l’âme et le corps. Pourtant, ici comme dans les Excerpta Anatomica et dans La Dioptrique, il ne développe pas positivement la question de leur interaction, mais présente cette glande comme si elle n’était qu’une simple hypothèse. En effet, même dans les lettres à Meyssonnier et à Mersenne, où le mot Conarium apparaît pour la première fois et où Descartes pense que l’âme doit être jointe à cette partie du corps, il ne développe pas sa théorie de l’interaction 9, mais précise qu’il y a une dispute 10 autour du conarium. Dans les Meditationes et les Principia, Descartes évite prudemment ce mot et parle seulement de sens commun, mais il résume, à la fin des Principia (à l’art. 189 sq.), le mécanisme de l’interaction à l’exemple des sens. Enfin, c’est dans les Passions (à l’art. 31 sq.) qu’il nous donne un éclaircissement positif et précis. Il y développe plus amplement son explication physiologique de l’interaction, bien qu’il n’emploie pas le terme de conarium. Depuis les Regulae jusqu’aux Passions, on peut trouver de petites modifications ou une évolution de son idée, mais Descartes est toujours cohérent dans l’explication physiologique de l’interaction de l’âme et le corps. Cependant, dans une lettre à Élisabeth de 1643, celle à Arnauld et l’Entretien de 1648, il parle tout à fait d’autre chose. Pour expliquer la façon dont il conçoit l’union 11 de l’âme avec le corps, il dit La source de la glande H se trouve dans Caspar Bauhin, Theatrum anatomicum, Francofurti, 1605. Voir A. Bitbol-Hespériès, Le principe de vie chez Descartes, Vrin, Paris, 1990, p. 195. 9 Le mot conarium apparaît 14 fois dans les lettres à Mersenne en 1640-1641, mais Descartes ne l’explique pas. 10 À Mersenne, 4 mars 1641, AT III 319 ; BLet 304, p. 1412. 11 L’idée de l’union est déjà montrée à l’exemple du pilote dans le Discours (AT VI 59 ; BOp I 92-94) et les Meditationes (AT VII 81 ; BOp I 788). 8
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que la notion de leur union (i. e. la troisième notion primitive) se connaît très clairement dans l’expérience de la vie, comme si on n’avait besoin d’aucune explication extérieure, ni par la petite glande, ni par le sens commun. Il rappele à Élisabeth qu’il parle ici « sérieusement » 12. Il refuse tout raisonnement et toute comparaison vis-à-vis de ce problème. Il est vrai que cette union est substantielle 13 d’un point de vue métaphysique, et qu’elle a besoin d’une autre analyse que celle physiologique. Mais en lisant les textes, on a l’impression que Descartes a complètement renoncé ici à l’explication théorique 14. Quand il a énoncé la notion de l’union, il est possible qu’il ait eu le conarium en tête, pourtant il n’en a jamais fait mention. Et dans les Passions, en 1649, il revient à l’explication physiologique. C’est visiblement incohérent dans la chronologie des textes. Nous voudrions interpréter ce décalage 15.
2. La différence entre les textes Quand Descartes distingue l’âme d’avec le corps dans les Méditations, Élisabeth lui pose la question suivante : « comment l’âme de l’homme peut déterminer les esprits du corps, pour faire les actions volontaires, (n’étant qu’une substance pensante) 16 ? ». La même question avait été posée par Gassendi dans les Quintae Objectiones 17 et dans la Disquisitio Metaphysica 18. Il est possible qu’Élisabeth ait déjà lu ces critiques et qu’elle connaissait l’ex À Élisabeth, 28 juin 1643, AT III 692 ; BLet 404, p. 1780. Quartae Responsiones, AT VII 228 ; BOp I 988. 14 Il est bien connu que les philosophes post-cartésiens, Spinoza, Malebranche et Leibniz, ont tous critiqué sa théorie de l’interactionnisme physique, et exposé d’autres possibilités métaphysiques. Mais ici, Descartes lui-même semble refuser toute explication théorique. 15 Selon nous, ce décalage, entre le contexte de la distinction de l’âme et du corps et celui de leur union, semble se trouver partout dans Descartes. L’exemple d’« un pilote en son navire » (AT VI 59 ; BOp I 92-94 et AT VII 80 ; BOp I 788) signifie que l’homme n’est pas simplement de l’âme ou de l’esprit distingué du corps. La question de la compatibilité de la distinction avec l’union, montrée dans le Synopsis des Meditationes (AT VII 15 ; BOp I 698-700), nous semble grave. Voir H. Yamada, Études sur les Méditations de Descartes (en Japonais), Sobunsha, Tokyo, 1994, p. 373-414. Mais ici nous nous limitons au problème du décalage symbolique entre les Passions et la lettre à Élisabeth. 16 À Descartes, 6 mai 1643, AT III 661 ; BLet 391, p. 1744-1746. 17 AT VII 337 ; BOp I 1130. 18 404b. 12 13
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plication donnée par Descartes en employant la petite glande. Car elle aurait pu avoir l’occasion de voir le manuscrit du Traité des Animaux 19, du Traité de l’homme de 1633 et des lettres à Meyssonnier et à Mersenne de 1640-1641. D’autre part, le Discours, la Dioptrique et les Meditationes sont déjà publiés, et elle a lu surtout le dernier 20. Ainsi, sa question présuppose probablement une certaine connaissance de la physiologie cartésienne, et on peut penser qu’il est possible qu’elle lui ait demandé un éclaircissement plus détaillé sur cet arrière-plan. En réponse à cette question, Descartes commence par examiner l’âme humaine, non en tant qu’elle pense et est distinguée du corps, mais comme « étant unie au corps » et pouvant « agir et pâtir avec le corps 21 ». Et, comme nous avons cité ci-dessus, il écrit : je tâcherai ici d’expliquer la façon dont je conçois l’union de l’âme avec le corps, et comment elle a la force de le mouvoir […] Pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons que celle (la notion) de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions 22.
Il ajoute que « nous expérimentons, en nous même, que nous avons une notion particulière pour concevoir cela » 23. Descartes ne répond pas ici directement à la question. Il semble en effet parler d’autre chose : alors que le problème pour Élisabeth était de déterminer comment l’âme peut interagir avec le corps, il ne parle pas de leur relation, mais de la façon de concevoir leur union. Il faut admettre qu’il y a un décalage sur ce point, comme nous l’avons remarqué tout à l’heure. Mais ce texte s’avère néanmoins très important, car il révèle qu’il y a deux questions différentes : Quelle est la façon de concevoir l’union de l’âme avec le corps ? Comment l’âme a-t-elle la force de mouvoir le corps ? À Élisabeth, 6 octobre 1645, AT IV 310 ; BLet 526, p. 2102. À Élisabeth, 21 mai 1643, AT III 666 ; BLet 392, p. 1748. 21 Ibid. AT III 664 ; BLet 392, p. 1748. 22 À Élisabeth, 21 mai 1643, AT III 665 ; BLet 392, p. 1748. Il ne faut pas confondre, selon Descartes, « la notion de cette force dont l’âme agit dans le corps, avec celle dont un corps agit dans un autre » (Ibid. AT III 667 ; BLet 392, p. 1750). L’exemple de la pesanteur est ici examiné pour comprendre celle-ci, mais ensuite rejeté. 23 Ibid. AT III 667 ; BLet 392, p. 1750. 19 20
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Ces questions sont évidemment corrélatives et étroitement liées. Cependant, pour connaître comment l’âme a la force de mouvoir le corps, il faut d’abord avoir la notion de leur union. Car cette « notion particulière […] nous a été donnée pour concevoir la façon dont l’âme meut le corps » 24. D’après notre lecture, dans cette lettre à Élisabeth, Descartes n’aborde que la première question. Il aurait pu parler de la deuxième, en précisant la façon d’agir et de pâtir de l’âme avec le corps par le conarium par exemple, car il n’a pas absolument évité de parler de la physiologie dans une autre lettre 25. Mais ici, il se tait sur le mécanisme de l’interaction. Pourquoi ? Parce qu’il est possible que Descartes ait pressenti la difficulté d’expliquer le problème en suivant la forme sous laquelle Élisabeth voulait l’envisager, et qu’il ait hésité à évoquer la petite glande. En voyant qu’Élisabeth ne pouvait pas encore « comprendre l’idée par laquelle nous devons juger comment l’âme (non étendue & immatérielle) peut mouvoir le corps » 26, Descartes a probablement pensé qu’il fallait d’abord lui expliquer clairement la notion de l’union, ceci afin de bannir « l’obscurité » 27 pouvant se trouver dans une telle notion. De ce point de vue, il a préféré répondre plutôt à la première question, qui était le sujet principal de cette lettre du 21 mai 1643 28. Pour ce qui concerne la deuxième, Descartes en donne une explication dans les Passions en 1649, comme nous le verrons ci-après. Or la première question a la priorité sur la deuxième. Descartes dit que la notion de l’union est la troisième notion primitive 29, c’est-à-dire qu’elle se connaît par elle-même « très clairement par les sens » 30, et qu’on apprend à la concevoir dans la vie ordinaire. Ibid. AT III 668 ; BLet 392, p. 1750. Dans la lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645 (AT IV 309-313 ; BLet 526, p. 2102-2106), Descartes développe la physiologie de la naissance des passions. 26 À Descartes, 20 juin 1643, AT III 684 ; BLet 401, p. 1770. 27 À Élisabeth, 28 juin 1643, AT III 693 ; BLet 404, p. 1782. 28 On pourrait dire que Descartes parle aussi de la deuxième question dans cette lettre, mais nous considérons que ce n’en est que la préparation. Il n’aborde pas la question de l’interaction elle-même. 29 En ce qui concerne la primitivité ou l’originalité de cette notion, nous l’avons comparée avec la notion de l’expérience pure de K. Nishida (1870-1945), philosophe japonais. Chez Nishida, la notion de l’union est une connaissance directe et primordiale avant toute l’analyse intellectuelle. Voir H. Yamada, « Kitaro Nishida et la philosophie cartésienne, à propos de l’union de l’âme avec le corps » (en japonais), in Japanese Philosophie, vol. 15, Showado, Kyoto, 2014, p. 27-46. 30 À Élisabeth, 28 juin 1643, AT III 692 ; BLet 404, p. 1780. 24 25
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L’interaction de l’âme avec le corps présuppose donc la notion de l’union, qui est la cause primordiale de l’interaction. Selon Descartes, cette notion est essentielle pour comprendre la façon dont l’âme meut le corps. Mais, comme nous l’avons vu, il ne faut pas confondre « la notion de la force dont l’âme agit dans le corps, avec celle dont un corps agit dans un autre » 31. La pesanteur, par exemple, n’est qu’une notion imaginaire pour connaître la force de mouvoir le corps. Par contre, la force de l’âme, qui refuse toute explication matérielle, se trouve dans l’union elle-même. Le décalage des textes entre les Passions et ces lettres ne vient donc que de la différence des questions. Il est naturel qu’il n’y ait pas lieu de parler de la petite glande dans les lettres, et pas lieu non plus de parler de la conception de l’union dans les Passions, car il s’agit d’une autre histoire.
3. L’expérience de la vie Nous pensons que le problème textuel est ainsi résolu, mais le problème philosophique ne l’est pas. Revenons à la lettre d’Élisabeth. Celle-ci ne se satisfait pas des réponses de Descartes et écrit : « il me serait plus facile de concéder la matière & l’extension à l’âme, que la capacité de mouvoir un corps & d’en être ému, à un être immatériel » 32. Cette idée est très importante, car elle présente une pensée matérialiste 33 tout à fait inacceptable chez Descartes. Car pour lui, l’immatérialité de l’âme est essentielle, et la distinction de l’âme et du corps matériel est une thèse indubitable. Descartes répond que « cela n’est autre chose que la (l’âme) concevoir unie au corps. Et après avoir bien conçu cela, il lui est aisé de considérer que la matière […] n’est pas la pensée même » 34. Nous pouvons en déduire que l’âme semble À Élisabeth, 21 mai 1643, AT III 667 ; BLet 392, p. 1750. Voir la note 22. À Descartes, 20 juin1643, AT III 685 ; BLet 401, p. 1770. 33 C’est une preuve que le dualisme cartésien n’était pas une idée commune de son temps. Regius, par exemple, en considérant que l’esprit et le corps sont étroitement unis dans le même homme, veut que l’esprit soit seulement un « modum corporis » (À Regius, juillet 1645, AT IV 250 ; BLet 506, p. 2040 ; cf. Sextae Responsiones, AT VII 444 ; BOp I 1238). En arrière-plan de cette dispute, il y a une grande question, celle de l’âme humaine. Il faudrait réexaminer la thèse cartésienne selon laquelle l’âme (la pensée) a une autre nature que le corps (la matière) et peut « penser sans le corps » (À ** mars 1638, AT II 38 ; BLet 164, p. 650). 34 À Élisabeth, 28 juin 1643, AT III 694 ; BLet 404, p. 1782. 31 32
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pratiquement être unie au corps, bien qu’elle soit théoriquement distincte de lui. Descartes donne, sous cet aspect pratique, une explication sur la façon dont on conçoit la notion primitive d’union, en disant que la douleur, par exemple, ne se connaît clairement ni par l’entendement, ni par l’imagination, mais par les sens. Il faut ici noter qu’il essaie de situer le problème, non sous l’aspect de la théorie physiologique comme dans les Passions, mais sous celui de la pratique dans l’expérience de la vie. Selon lui, cette notion de l’union se connaît « d’une façon particulière » 35 et « c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires qu’on apprend à la concevoir, et en abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps » 36. Car les pensées métaphysiques qui requièrent beaucoup d’attention, dit-il, feraient « trouver de l’obscurité en la notion que nous avons de leur union ; ne me semblant pas que l’esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement, et en même temps, la distinction d’entre l’âme et le corps, & leur union ; à cause qu’il faut, pour cela, les concevoir comme une seule chose, et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie » 37. En effet, il est aussi obscur de dire qu’A est en même temps non-A que de parler de la distinction de l’âme avec le corps et en même temps de leur union. Ce n’est pas simplement un obstacle psychologique comme l’interprète H. Gouhier 38, mais aussi une vraie contradiction logique 39. C’est pour éviter de rencontrer cette difficulté que Descartes ose dire que l’union se conçoit « en soi-même sans philosopher » 40, comme une chose évidente par les sens.
Ibid. AT III 691 ; BLet 404, p. 1780. Ibid. 692 ; BLet 404, p. 1780. 37 Ibid. 693 ; BLet 404, p. 1782. 38 H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, Paris, 1969, p. 334. Mais, nous soutenons son interprétation selon laquelle cette notion primitive est une donnée immédiate de la conscience, et qu’elle est, à sa façon, claire (Ibid. p. 336, 340). Pour la présentation de la difficulté, voir D. Kambouchner, L’homme des passions, I, Albin Michel, Paris, 1995, p. 32-58. 39 « […] non minus conceptui repugnat ut ea, quae tanquam duo diversa clare percipimus, fiant intrinsece et absque compositione unum et idem, quam ut ea, quae nullo modo distincta sunt, separentur » (Sextae Responsiones, AT VII 444-445 ; BOp I 1240, souligné par nous). 40 À Élisabeth, 28 juin 1643, AT III 694 ; BLet 404, p. 1782. 35 36
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On peut trouver la même idée dans une lettre à Arnauld. Ce jeune théologien lui pose en effet presque la même question qu’Élisabeth : « il est très difficile de comprendre comment une chose incorporelle en peut faire mouvoir une corporelle » 41. Comme nous l’avons vu, Descartes, sans aborder le problème de l’interaction, a répondu que ce sont les expériences certaines et évidentes qui nous le font connaître tous les jours comme des choses connues par elles-mêmes. Il ne discute pas non plus ici comment l’esprit, qui est incorporel, peut faire mouvoir le corps, mais il considère celui-ci comme une chose connue clairement en elle-même dans l’expérience ordinnaire. il en est de même dans l’Entretien de 1648. Quand Burman lui demande comment l’âme peut être affectée par le corps et réciproquement, puisqu’ils sont de nature totalement différente, Descartes lui répond seulement que l’expérience ici suffit. Il faudrait dire que l’union de l’âme et le corps est éprouvée 42 dans la vie ordinaire. Ici, il s’agit de l’expérience vécue 43, plutôt que du raisonnement et de la comparaison par l’entendement. Dans ces textes, Descartes sépare nettement deux champs différents : dans le champ de la métaphysique, on fait une distinction de l’âme avec le corps par l’entendement, et dans celui de l’expérience de la vie, on conçoit leur union par les sens. Il ne faut pas les mélanger. Chez un homme qui a ensemble un corps & une pensée, l’âme est étroitement liée au corps dans l’expérience ordinaire. C’est pour cela qu’on éprouve clairement de la douleur, par exemple. Le mécanisme de la douleur pourrait bien être expliqué physiologiquement comme dans la Meditatio VI et dans les Passions, mais la douleur elle-même ne se conçoit que par les sens dans l’expérience de l’union. Si l’on différencie ainsi les champs, il n’y aura aucune contradiction entre la distinction et l’union. Il faut aussi noter cette phrase importante, mais souvent embarrassante dans le Synopsis des Méditationes : « l’âme de l’homme est
41 « vix intelligi possit, quomodo res incorporea corpoream possit impellere » (À Descartes, juillet 1648, AT V 215 ; BLet 663, p. 2572). J.-R. Armogathe (éd.), Correspondance, 2, p. 812. 42 F. Alquié (éd.), Œuvres philosophiques de Descartes, tome, III, Garnier, Paris, 1973, p. 47. 43 G. Rodis-Lewis (éd.), Les passions de l’âme, Vrin, Paris, 1955, p. 7.
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réellement distincte du corps, et toutefois qu’elle lui est si étroitement conjointe et unie, qu’elle ne compose que comme une même chose avec lui » 44. Nous comprenons que, dans le champ métaphysique, l’âme et le corps sont deux choses distinctes, toutefois dans celui de l’expérience de la vie, l’un et l’autre composent une seule et même chose 45. Descartes évite ainsi de tomber dans une contradiction, en considérant stratégiquement l’union comme la troisième notion primitive qui se connaît d’elle-même clairement par les sens, et est apprise par sa propre expérience 46 sans aucune explication. Il dit qu’il parle ici sérieusement. Mais, il ne parle pas vraiment sincèrement, car la division simple de deux champs n’est pas une réponse suffisante au problème ; il ne précise pas par exemple la relation entre les deux. L’expérience de la vie ne contribue à aucune solution du problème théorique de l’interaction entre l’âme et le corps. Cette notion semble n’être qu’un refuge pour Descartes, et elle ne sera jamais suffisante pour persuader Élisabeth. Celle-ci objecte en effet que « les sens me montrent que l’âme meut le corps, mais ne m’enseignent point […] la façon dont elle le fait » 47, et finalement Descartes n’a pas réussi à lui ôter son premier doute. Elle demande toujours une explication théorique de l’interaction, mais Descartes ne la lui donne pas, ou ne peut la lui donner. Il faudrait finalement admettre que Descartes abandonne toute solution théorique, car il arrête la discussion comme s’il s’agissait d’une chose qu’il était impossible à analyser plus avant. Il déplace 44 AT XI-1 11-12 ; AT VII 15 ; BOp I 698-700 : « mentem realiter a corpore distingui probatur ; eandem nihilominus tam arcte illi esse conjunctam, ut unum quid cum ipsa componat, ostenditur ». 45 C’est-à-dire l’homme. Cf. Meditatio VI : « […] me non tantum adesse meo corpori ut nauta adest navigio, sed illi arctissime esse conjunctum et quasi permixtum, adeo ut unum quid cum illo componam » (AT VII 81 ; BOp I 788). 46 « […] propria experientia, eaque conscientia, vel interno testimonio, quod in se ipso unusquisque, cum res perpendit, experitur […] » (Recherche de la vérité, AT X 524 ; BOp II 866). La propre expérience nous renvoie à l’expérience pure de Nishida. Pour ce dernier, la connaissance par l’expérience pure est toujours vraie, puisqu’il n’y a pas de distinction analytique entre l’âme (le sujet) et le corps (l’objet). Par exemple, quand je vois vraiment une fleur, je deviens la fleur elle-même. Telle est la notion de l’union chez Nishida. cf. la note 29. 47 À Descartes, 1er juillet 1643, AT IV 2 ; BLet 405, p. 1786. Élisabeth nous semble très raisonnable quand elle pense que si le sens montre l’union, il faut encore en expliquer le mécanisme.
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le problème en le situant plutôt dans la pratique de la vie. S’il dit qu’il parle sérieusement, c’est probablement parce qu’il sait la difficulté qu’il y a à vouloir discuter davantage dans le champ de la métaphysique. Ceci nous rappelle Kant qui, en traitant de la métaphysique, éprouve le besoin d’abolir le savoir, afin d’obtenir une place pour la croyance 48.
4. L’âme et la petite glande Comme nous l’avons dit, la deuxième question, à savoir comment l’âme a la force de mouvoir le corps, est examinée dans les Passions en 1649. La description est plus concise que celle du Traité de l’homme, mais c’est ici que l’interaction entre l’âme et le corps est le plus concrètement expliquée.Ce livre est écrit pour Élisabeth, qui avait déjà lu le manuscrit en 1646. Ici, Descartes approfondit l’analyse physiologique de l’interaction à partir de l’article 30. La petite glande apparaît pour la première fois à l’article 31. Et l’article 34, intitulé « Comment l’âme et le corps agissent l’un contre l’autre », semble être une réponse directe à la question. Descartes affirme que, pratiquement « l’âme est véritablement jointe à tout le corps » 49, mais que physiologiquement, elle « exerce immédiatement ses fonctions » 50 particulièrement dans la petite glande, par laquelle « l’âme et le corps s’agissent l’un contre l’autre » 51. Il pense que l’âme a son « siège principal » 52 dans cette glande, et « qu’elle (la glande) peut être mue par eux (les esprits) en autant de diverses façons qu’il y a de diversités sensibles dans les objets ; mais qu’elle peut aussi être diversement mue par l’âme » 53. La glande est « poussée d’un côté par l’âme et de l’autre par les esprits animaux 54, qui ne sont que des corps […] » 55. 48 « Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen » (Kant, Kritik der reinen Vernunft, B. XXX). 49 Passions de l’âme, I, art. 30, AT XI 351 ; BOp I 2360. 50 I, art. 31, AT XI 352 ; BOp I 2360. 51 I, art. 34, AT XI 354 ; BOp I 2364. 52 Ibid. ; BOp I 2364. 53 Ibid. 54 Les esprits animaux (spiritus animales) étaient les choses incorporelles chez Galien, mais ce sont clairement des choses corporelles chez Descartes. 55 I, art. 47, AT XI 365 ; BOp I 2376.
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Ainsi, de manière générale, la glande est un intermédiaire entre l’âme et le corps, comme cela est bien connu. Plus particulièrement, quand on voit un animal effroyable par exemple, les esprits, en sont informés par les nerfs optiques et excitent un certain mouvement dans la glande. Ainsi l’image de l’animal rayonne vers la glande, qui « agissant immédiatement contre l’âme, lui fait voir la figure de cet animal » 56. D’autre part, ce mouvement particulier fait sentir à l’âme la passion de la crainte. La glande, par intermédiaire des esprits, fait mouvoir les nerfs et les muscles pour s’enfuir « sans que l’âme y contribue » 57. Mais, dans une autre situation, « lorsque l’âme veut se souvenir de quelque chose, cette volonté fait que la glande, se penchant successivement vers divers côtés, pousse les esprits vers divers endroits du cerveau » 58. Ici on voit une esquisse explicite de l’interaction par intermédiaire de la petite glande. Pourtant, on ne peut pas dire que ce soit une explication suffisante. Car, bien que la relation entre les esprits et la glande soit bien éclairée, l’interaction entre l’âme et la glande reste toujours un problème. En effet, comme Arnauld l’a déjà souligné, comment l’âme incorporelle peut-elle incliner la petite glande corporelle vers une certaine direction et vice-versa ? On comprend, par une explication physiologique, que les mouvements de la glande (un corps) peuvent changer le cours des esprits (qui sont aussi des corps), et réciproquement que les esprits peuvent influencer les mouvements de la glande. Mais, on ne comprend pas pourquoi « par cela seul qu’elle (l’âme) veut quelque chose, elle fait que la petite glande […] se meut » 59, ni que la volonté de l’âme « fait que la glande, se penchant succesivement vers divers côtés, pousse les esprits […] » 60 ? D’autre part, pourquoi « l’âme reçoit autant de diverses impressions en elle […] qu’il arrive de divers mouvements en cette glande » 61 ? Il y reste encore une ambiguïté 62. On peut admettre, à titre d’hy I, art. 35, AT XI 356 ; BOp I 2366. I, art. 38, AT XI 358 ; BOp I 2368. 58 I, art. 42, AT XI 360 ; BOp I 2370. 59 I, art. 41, AT XI 360 ; BOp I 2370. 60 I, art. 42, AT XI 360 ; BOp I 2370. 61 I, art. 34, AT XI 355 ; BOp I 2364. 62 Kambouchner aussi trouve une ambiguïté dans l’affirmation selon laquelle 56 57
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pothèse, que le siège de l’âme se trouve dans cette glande nommée conarium, et que « c’est le lieu où se font toutes nos pensées » 63. Pourtant, la petite glande elle-même n’est qu’un organe corporel et les esprits cartésiens sont aussi corporels, comme nous l’avons vu. Le plus grand problème, c’est que l’interaction entre l’âme, qui est incorporelle, et la glande et les esprits, qui sont corporels, n’est jamais suffisamment expliquée 64. En réalité, Descartes considère dans les Passions que l’âme est « étroitement jointe » 65 à la glande et que leur relation est immédiate 66. Or, que signifie ici étroitement ou immédiatement 67 ? Descartes ne le précise pas, mais dit seulement que c’est « institué de la nature » 68 et que cette institution 69 fait qu’un mouvement particulier dans la glande fait sentir à l’âme une certaine passion. Il répète le schème de l’institution dans la Dioptrique 70 et dans la Meditatio VI 71, mais sans plus d’explication. On sait qu’il y a une affinité entre la nature et Dieu 72 chez Descartes. Quand une chose est institutée de la nature, c’est qu’elle est établie par Dieu et dépasse souvent la compréhension de la raison humaine. Autrement dit, elle se refuse à l’analyse rationnelle. Telle serait la dernière réponse à Élisabeth concernant la deuxième question. Descartes a essayé d’en donner une explication dans les l’âme a la force de mouvoir le corps. Voir son article « Descartes et les ambiguïtés de l’interactionnisme », in S. Roux (éd.), Le corps et l’esprit. Problèmes cartésiens, problèmes contemporains, Editions des archives contemporaines, Paris, 2015, p. 64, 73-75. 63 À Meyssonnier, 29 janvier 1640, AT III 19 ; BLet 242, p. 1144. 64 Il y une interprétation selon laquelle on n’a pas besoin d’expliciter le « passage » de l’âme à la glande (Kolesnik-Antoine, L’homme cartésien, La « force qu’a l’âme de mouvoir le corps » : Descartes, Malebranche, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 74). Mais, selon nous, c’est exactement le problème d’Élisabeth. 65 I, art. 41, AT XI 360 ; BOp I 2370. 66 Cf. I, art. 35, AT XI 355 ; BOp I 2364. 67 On sait que dans l’homme, l’âme est conjointe très étroitement au corps. Voir note 44. 68 I, artt. 36 et 50, AT XI 357 et 369 ; BOp I 2366 et 2380. 69 Les problèmes de l’institution sont bien présentés par Kambouchner, L’homme des passions, I, Albin Michel, Paris, 1995, p. 313-319. 70 AT VI 130 ; BOp I 188. 71 AT VII 87 ; BOp I 796. 72 « […] per naturam enim, generaliter spectatam, nihil nunc aliud quam vel Deum, ipsum, vel rerum creatarum coordinationem a Deo institutam intelligo » (Meditatio VI, AT VII 80 ; BOp I 786).
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Passions pour la persuader, mais peut-être qu’elle n’en était pas satisfaite 73. Il faudrait admettre que, par l’explication physiologique, il est difficile de jeter un pont entre l’âme et le corps et qu’il reste toujours quelque chose d’inexplicable.
5. Conclusion Notre discussion peut se résumer selon les trois points suivants : (1) Le décalage au niveau des textes entre la lettre à Élisabeth et les Passions s’explique par la différence entre deux questions distinctes : comment concevoir l’union de l’âme avec le corps et comment expliquer leur interaction ? Dans la lettre, Descartes ne traite que de la première question. (2) Descartes considère que la notion de l’union est évidente en elle-même et se conçoit par l’expérience de la vie. Il sépare le champ de la vie de celui de la métaphysique pour éviter la contradiction entre l’union et la distinction. Cependant cela montre qu’il abandonne toute explicitation théorique. (3) C’est dans les Passions, surtout à l’article 34 (comment l’âme et le corps agissent l’un contre l’autre) que Descartes essaye d’expliquer la deuxième question par l’intermédiaire de la petite glande. Mais la relation entre l’âme et la glande n’est pas éclairée. Il faut admettre qu’on ne peut trouver aucun pont pour passer de l’âme au corps et réciproquement. Élisabeth, qui a présenté le problème, n’est point persuadée des réponses de Descartes. Mais, comment doit-on interpréter la pensée cartésienne face à un tel problème ? Descartes ne parle pas ici de non-sens quand il cesse de résoudre théoriquement le problème et recourt à l’expérience de la vie et à l’institution de la nature. Il faut traduire sa pensée en terme contemporain. On peut interpréter celle-ci comme s’il s’agissait d’une affirmation précise de dualisme, ou d’antiphysicalisme 74 : les phé73 Élisabeth demande une solution autant métaphysique que physiologique. Pour la physiologie et la métaphysique, voir Kolesnik-Antoine, op. cit, p. 78. Sur l’explication physique détaillée, voir aussi Kambouchner, op. cit, I, chapitre II, p. 131-205. 74 Ici nous traduisons le dualisme classique par l’antiphysicalisme à la moderne.
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nomènes mentaux de l’âme ne peuvent jamais se déduire des phénomènes physiques du corps. Descartes considère que l’âme est un être immatériel, réellement distingué des fonctions corporelles, et qu’elle se refuse à toute explication physique. Par contre, comme nous l’avons vu, pour Élisabeth il serait plus facile « de concéder la matière et l’extension à l’âme 75 ». Pour cela, il faudrait que l’âme soit matérielle, ou moitié matérielle, moitié immatérielle. Mais cela est tout à fait inacceptable pour Descartes, car la spiritualité de l’âme est un sanctuaire contre le physicalisme matérialiste. Il est vrai que le dualisme cartésien fait encore l’objet de critiques et nous ne pensons jamais qu’il n’y a pas de problème. Mais nous ne pensons pas non plus que tout est bien expliqué par le physicalisme. Aujourd’hui, l’antiphysicalisme est souvent soutenu par l’exemple de l’existence des qualia : quelque chose de mental et de privé qui refuse l’explication physique. Cela semble indiquer la possibilité d’un nouveau dualisme. On peut aussi l’interpréter comme la confirmation que l’interaction est finalement quelque chose que l’homme ne peut comprendre, ainsi que le disait autrefois saint Augustin 76. Dans une certaine mesure, on pourrait expliquer le mécanisme physiologique de l’interaction. Mais en tant qu’on prend part au dualisme, il est difficile d’élucider la connexion ultime, par exemple, de l’âme et de la glande pinéale. Autrement dit, il y a, dans notre âme (la conscience) quelque chose d’indéterminable par le physicalisme. Descartes pense que l’interaction est instituée par la nature ou par Dieu, à savoir qu’elle dépasse la raison humaine. Mais leur union est clairement saisie par l’expérience de la vie. Bien que l’interaction ne se conçoive donc pas théoriquement, elle se fait pratiquement dans la vie. Descartes semble ainsi nous enseigner
On peut l’appeler aussi antiréductionnisme. Nous sommes d’accord sur ce point avec F. Jackson, « Epiphenomenal Qualia », Philosophical Quarterly, 32 (1982), p. 127-136. Mais, ce n’est qu’un exemple du antiphysicalisme. Voir S. Roux, « Introduction », in Le corps et l’esprit. Problèmes cartésiens, problèmes contemporains, Editions des archives contemporaines, Paris, 2015, p. 9-13. 75 À Descartes, 10 juin 1643, AT III 685 ; BLet 401, p. 1770. 76 Augustin, De civitate Dei, XXI, 10 : « quia et iste alius modus, quo corporibus adhaerent spiritus et animalia fiunt, omnino mirus est nec conprehendi ab homine potest, et hoc ipse homo est ».
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qu’il faut se contenter de connaître les limites 77 de la connaissance humaine, et prendre la déviation 78 pour le problème.
Résumé Sur la relation entre l’âme et le corps, Descartes semble nous donner deux textes différents. Dans les Passions, il offre un éclaircissement précis sur le plan physiologique. Mais dans la lettre à Elisabeth du 28 juin 1643, il écrit que leur union se connaît très clairement dans l’expérience de la vie, sans aucune explication extérieure.Comment interpréter ce décalage ? Nous proposons de distinguer les deux questions posées dans la lettre à Elisabeth du 21 mai 1643 : 1) comment peut-on concevoir l’union de l’âme avec le corps ? et 2) comment l’âme a-t-elle la force de mouvoir le corps ? Descartes semble n’aborder que la première question dans la lettre, tandis qu’il traite de la seconde dans les Passions. Nous verrons pourquoi il y parle de l’expérience de la vie, et envisagerons comment interpréter la pensée cartésienne concernant l’interaction entre l’âme et le corps.
77 Depuis sa jeunesse, la question de déterminer la portée de la connaissance humaine était très importante pour Descartes. Mais cette limite n’empêche pas de porter des jugements vrais sur l’évaluation des choses. Il dit : « Praescripti omnium ingeniis certi limites, quos transcendere non possunt. Si qui principiis ad inveniendum uti non possint ob ingenij defectum, poterunt tamen verum scientiarum pretium agnoscere, quod sufficit illis ad vera de rerum aestimatione judicia perferenda » (Cogitationes privatæ, AT X 215 ; BOp II 1062). 78 Descartes semble apercevoir qu’il existe, entre l’âme et le corps, un problème théoriquement insoluble, mais pratiquement soluble par la déviation nommée expérience de la vie.
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CINÉMA 1, OU LE DISCOURS INDIRECT LIBRE DE DESCARTES EN DELEUZE
Deleuze n’offre presqu’aucune référence aux Passions de l’âme, à l’exception de brèves allusions dans Cinéma 1. L’image-mouvement. À partir de ce constat et des cours de Vincennes (notamment celui du 2 février 1982 qui développe et explicite la portée des allusions publiées), mon propos s’articulera en deux temps. 1. D’abord, rendre raison de cette discrétion manifeste. Si les auteurs dont Deleuze se démarque ouvertement sont rares, le plus important d’entre eux est assurément Descartes, au motif d’un cartésianisme assimilé au modèle d’une modernité philosophique dont Deleuze entend se déprendre. À ce titre, l’auteur de Spinoza et le problème de l’expression ne peut que faire de l’inventeur supposé du cogito, du dualisme et de la philosophie fondative un repoussoir. 2. Ensuite, retrouver par-delà l’influence spinozienne qui en constitue l’origine manifeste une authentique appropriation de concepts cartésiens, notamment celui de passion (compris par Deleuze sous le nom d’affect), assimilé au visage-gros plan qui exhibe l’articulation de l’admiration (produisant le contour formel visagéifiant) et du désir (exprimé par les traits de visagéité). Je proposerai d’en conclure, suivant une référence anticartésienne à Bakhtine proposée par Deleuze, qu’il se trouve chez le co-auteur de l’Anti-Œdipe un discours indirect libre de Descartes, propre à dégager une voie d’interprétation possible et féconde du Traité des passions. Aucune œuvre publiée de Deleuze n’est consacrée à Descartes et, à l’exception de Spinoza et le problème de l’expression, peu d’entre elles proposent des développements explicites étendus consacrés à cet auteur. Même si la référence à Descartes est fréquente dans Différence et répétition, en dehors de ses travaux de thèse, Deleuze Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117843 (DESCARTES, 4), p. 291-309
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ne semble pas avoir fait grand cas de ce philosophe, même s’il a consacré deux livres à Spinoza et un à Leibniz. La raison de ce relatif silence est assez aisée à entendre. On en connaît le motif, publié dans une des notes signées G.D. des Dialogues avec Claire Parnet : « Mon idéal, quand j’écris sur un auteur, ce serait de ne rien écrire qui pourrait l’affecter de tristesse, ou, s’il est mort, qui le fasse pleurer dans sa tombe : penser à l’auteur sur lequel on écrit. Penser à lui si fort qu’il ne puisse plus être un objet, et qu’on ne puisse pas non plus s’identifier à lui. Éviter la double ignominie du savant et du familier » 1. Mais, à ce compte, il parle encore trop de Descartes. Celui-ci fait bien souvent dans les textes publiés l’objet d’un rejet, alors même que dans les cours de Vincennes et Saint-Denis sa présentation est toujours mesurée, voire laudative. Au refus d’écrire un livre sur Descartes, il y a bien des raisons possibles, stratégiques et affectives. Mais l’ignorance ne saurait être de mise. Deleuze a été l’élève d’Alquié à Louis-le-Grand et ce dernier dirigea sa thèse secondaire sur Spinoza alors qu’il était, avec Gueroult, la référence universitaire cartésienne du temps. D’autre part, l’un des premiers comptes-rendus de notre auteur est un hommage à la qualité du Descartes. L’homme et l’œuvre dudit Alquié, paru en 1956 dans les Cahiers du Sud 2. Par-dessus tout, la référence à Descartes est quasiment omniprésente dans les cours, en plus des références perlées qui jalonnent les œuvres publiées. Mais il y a tout de même une sorte de distance, ou d’exclusion à l’endroit du philosophe du cogito. Le symptôme révélateur de ce rejet comme malgré soi pourrait bien être l’absence de référence à Descartes dans l’abondante bibliographie de Différence et répétition, alors même que la table des matières y renvoie plusieurs fois 3. La raison stratégique principale de ce rejet tient vraisemblablement à la difficulté pour Deleuze de distinguer en vue d’une étude sur Descartes les trois traits qui caractérisent ce qui permet d’écrire un livre « digne », un livre qui « mérite d’exister » : 1. que le sujet du livre fasse d’ordinaire l’objet d’une « erreur globale (fonction G. Deleuze – C. Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 2e éd. 1996, p. 142. Repris dans G. Deleuze, Lettres et autres textes, éd. préparée par D. Lapoujade, Minuit, Paris, 2015, p. 117-120. 3 Descartes aurait dû se retrouver entre Derrida et Duns Scot, mais ne figure nulle part dans cette bibliographie : G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 11e éd., 2003, p. 392-403, part. p. 394. 1 2
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polémique du livre) », 2. que « quelque chose d’essentiel [ait] été oublié sur le sujet (fonction inventive) » et 3. que son auteur « s’estime être capable de créer un nouveau concept (fonction créatrice) » 4. Conséquence triviale de ces réquisits, Deleuze a souvent opté pour des études portant sur des auteurs ne faisant pas, au moment de leur rédaction, l’objet d’un travail de recherche universitaire étendu en philosophie : Hume, Sacher-Masoch, Proust, Nietzsche ou encore Kafka, pour ne pas les citer tous. Au contraire, l’opportunité d’écrire quelque chose de neuf sur Descartes pouvait apparaître illusoire après le congrès Descartes de 1937 ou le colloque de Royaumont de 1956 5. Mais d’autre part, il y a des raisons affectives (dont rien n’indique qu’elles ne trouvent pas leur origine dans les raisons stratégiques, d’ailleurs) : l’auteur d’Empirisme et subjectivité aurait déclaré détester « Descartes et Hegel », à tout le moins à l’époque de la rédaction de sa maîtrise sur Hume 6. Au reste, tout cela ne décide pas nécessairement de grandchose. Et même, il ne serait pas totalement absurde de soutenir que Deleuze est un auteur cartésien, au même titre que l’on dit que Spinoza ou Leibniz sont cartésiens. Certes, Deleuze indique dans son cours sur Spinoza du 3 février 1981 qu’« on ne sait pas pourquoi, finalement, la tradition appelle un certain nombre de philosophes après Descartes […] des cartésiens. En quoi Leibniz est cartésien, en quoi Spinoza, à plus forte raison, est cartésien, on le cherche plutôt en vain » 7. Déjà dans Spinoza et le problème de l’expression, il notait que ces deux philosophes avaient nourri comme projet de « dépasser les difficultés du cartésianisme […] et même [d’]intégrer les acquis de Descartes dans des systèmes profondément hostiles à la vision cartésienne du monde » 8. En ce 4 Lettre du 29 décembre 1986 à Arnaud Villani : Deleuze, Lettres et autres textes, op. cit., p. 86-87. 5 La simple consultation des actes de ces colloques donne une idée de l’importance universitaire de Descartes au milieu du XXe siècle, au moment où Deleuze commence à écrire. Voir R. Bayer (éd.), Études cartésiennes. Travaux du IXe Congrès international de philosophie – Congrès Descartes, Hermann et Cie, Paris, 1937, 3 vols, et F. Alquié – H. Gouhier – M. Gueroult et al., Descartes, Minuit, Paris, 1957, p. 493. 6 Selon des propos rapportés par Dominique Séglard et repris dans Fr. Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, La découverte, Paris, 2e éd. 2009, p. 141. 7 G. Deleuze, Cours – Spinoza, cours 8 du 3 février 1981, disponible sur : http:// www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=220 (consulté le 1er juin 2019). 8 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, Paris, 1968, p. 13.
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sens, être cartésien, c’est plutôt se vouloir postcartésien ou anticartésien : s’opposer au cartésianisme pour développer une pensée propre, quoique d’abord nourrie au cartésianisme. On peut entendre en ce sens le propos inscrit dans la « Vie de Spinoza » sur laquelle s’ouvre Spinoza. Philosophie pratique : « Le cartésianisme n’a jamais été la pensée de Spinoza, c’en est plutôt comme la rhétorique, il se sert du cartésianisme comme de la rhétorique qui lui est nécessaire » 9. Il faut articuler cela avec ce qu’ajoute les Dialogues : « Spinoza, c’est facile de lui donner même la plus grande place dans le cartésianisme ; seulement il déborde cette place de tous les côtés, il n’y a pas de mort vivant qui soulève aussi bien sa tombe, et dise aussi bien : je ne suis pas des vôtres » 10. Le fait d’être anticartésien suppose une certaine assimilation d’une perspective cartésienne de départ dont on cherchera à se démarquer. Spinoza, dit Deleuze, « se sert du cartésianisme comme de la rhétorique qui lui est nécessaire ». Deleuze, semble-t-il, en fait autant, à ceci près que chez Spinoza l’usage du cartésianisme est le plus souvent positif, alors que chez lui il est, à tout le moins en apparence, négatif. Pourquoi ? Parce que chez Deleuze, il y a deux Descartes. L’un qui est celui de l’université, celui de ses maîtres, celui qu’il rejette comme étant l’origine des grands maux de la philosophie moderne : la fondation de la pensée et les diktats de l’ordre et la méthode, la prépondérance de la subjectivité et le cogito, les dualismes. C’est dans cette perspective que la précision donnée dans les Dialogues, qui rappelle la confidence de détestation rapportée plus haut, prend son sens : « Je ne supportais [pas] Descartes, les dualismes et le cogito » 11. Mais il y a autre chose. Un autre Descartes que lit Deleuze : le Descartes de ses cours, dont la présence féconde perce dans Cinéma 1 alors même que, comme on le verra, l’auteur y déploie des efforts considérables pour rapporter tout le cartésianisme à une pensée stérilisante. Il y a en fait une réelle estime deleuzienne de ce Descartes, et même une incitation à le lire ou relire, comme le montre une indication donnée dans le cours sur le cinéma du 2 février 1982 : « Le Traité des passions, c’est un texte très très curieux, très beau. Alors si ça donne à certains d’entre vous l’en G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Minuit, Paris, 2e éd. 2003, p. 16. Deleuze – Parnet, Dialogues, op. cit., p. 22. 11 Op. cit., p. 21. 9
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vie de le lire, cela sera encore mieux. Descartes y donne, comme le titre l’indique, sa théorie des passions, c’est-à-dire des affects ». Et d’ajouter, peu après pour inciter à la prise en main du texte : « Il ne faut jamais croire ce que je dis, il faut aller vérifier : vous irez voir le Traité des passions » 12. Ce faisant, il n’aborde pas Descartes comme dans un cours spécifique qu’il ne lui a d’ailleurs pas consacré, par le début. C’est que « l’essence d’une chose n’apparaît jamais au début, mais dans le milieu, dans le courant de son développement, quand ses forces se sont affermies » 13. Or, le milieu de Descartes, ce peut très bien être le Traité des passions. Qu’il s’agisse pour nous de la fin, de la dernière grande œuvre de Descartes, n’est pas vrai pour ce dernier : il ne pensait pas mourir en 1650 et ne livrait pas là son dernier livre. C’est ainsi que pourrait se dessiner un projet, le projet de lire Descartes non pas dans son évolution ou son développement à partir des Regulae ad directionem ingenii pour en appréhender et faire saillir les distorsions ou les ruptures, mais d’aborder ce philosophe à partir des Passions de l’âme, pour trouver de quoi éclairer à rebours le chemin qui y conduit. C’est ce qu’autorise Deleuze, à partir de son travail sur le gros plan, c’està-dire le visage, c’est-à-dire l’animal ou l’affect, les passions. Au demeurant, la relecture des Passions de l’âme que Deleuze effectue en 1981-1982 lui est apparemment inspirée, si ce n’est suggérée, par le travail de recherche qu’il opère sur le visage. Dans Cinéma 1, il en donne d’ailleurs la source, dans la note 2 de la page 128 : « Sur la conception de l’admiration chez Descartes et chez le peintre Le Brun, on se reportera à une excellente analyse d’Henri Souchon, Études philosophiques, [4 (et non 1 comme l’écrit à tort Deleuze)], 1980 » 14. Il y a là la raison manifeste du choix de Descartes dans ce travail, de la même manière que les références à Griffith, Eisenstein et Bergman pour illustrer sa théorie du gros plan sont inspirées par les deux numéros de la revue G. Deleuze, Cours – Cinéma, cours du 2 février 1982, disponible sur : http:// www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=193 (consulté le 1er juin 2019). Ici comme parfois ailleurs je corrige la transcription proposée en ligne lorsqu’elle est fautive en suivant l’enregistrement sonore du cours accessible à partir du même lien. 13 G. Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983, p. 11. 14 Op. cit., p. 128. Voir H. Souchon, « Descartes et Le Brun : Étude comparée de la notion cartésienne des ‘signes extérieurs’ et de la théorie de l’expression de Charles Le Brun », Études philosophiques, 4 (1980), p. 427-458. 12
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Cinématographe de février et mars 1977, complétés (pour la version écrite de L’image-mouvement), par un article sur Griffith de Yann Lardeau, paru dans Les cahiers du cinéma en avril 1983 : Deleuze donne lui-même ces références 15. Et évidemment, il complète les vues de ces articles à partir d’un retour aux œuvres mêmes auxquelles il est fait référence : une comparaison de ces textes avec le cours de Saint-Denis ou Cinéma 1 montre bien ce qu’il reprend aux uns et aux autres, et ce qu’il développe par lui-même. Dans le cours de Paris VIII, la référence à Descartes est très curieuse. D’abord, Deleuze semble se servir de Descartes pour donner à entendre l’assignation du rôle de Griffith dans l’histoire du cinéma, et notamment du gros plan. C’est d’ailleurs l’interprétation qu’en donnent Claire Parnet et Richard Pinhas dans la présentation du troisième CD des cours sur le cinéma édité par Gallimard : « pour parler du gros plan-visage chez Griffith, il évoque le Traité des passions de Descartes » 16. Descartes ferait alors figure d’autorité : parce qu’il aurait dit quelque chose sur le visage, cela serait vrai. Et, en un sens, dans le cours, les choses se présentent un peu ainsi. Mais on atteindrait là une stupéfiante nullité argumentative, pour tout penseur antiautoritaire, ce que Deleuze est aussi bien que Descartes. En réalité, il semble que c’est plutôt le contraire qui est vrai. On oppose dans la lecture du visage ou gros plan ou affect (ces termes sont équivalents dans L’image-mouvement) deux pôles : un premier pôle qui comprendrait Descartes, l’admiration, et Griffith, un autre pôle qui serait celui du désir et d’Eisenstein. Certes, dans la figure du cinéma tracée par Deleuze, c’est l’opposition entre Griffith et Eisenstein qui prime (cette opposition est inspirée par les articles de la revue Cinématographe). Mais si Cinéma n’est 15 Op. cit., p. 48, note 1. Voir Cinématographe, 24, février 1977, dossier « Le gros plan », p. 2-17 comprenant : Ph. Carcassonne, « Les paradoxes du gros plan », p. 2-6, J. Fieschi, « Griffith le précurseur », p. 7-10 (cité par Deleuze, p. 131, note 5), J.-C. Bonnet, « Fonctions du gros plan chez Eisenstein », p. 11-15 et C. Roulet, « Une épure tragique », p. 16-17 (cité par Deleuze, p. 149, note 4) ; Cinématographe, 25, mars 1977, dossier « Le gros plan II », p. 2-15 comprenant : L. Dahan, « Figure de style et évidence », p. 2-6, L. Audibert, « L’éclat du regard », p. 7-12 et P. Jouvet, « Essai sur le gros plan et le mot », p. 13-15 ; Y. Lardeau, « David W. Griffith. King David », Cahiers du cinéma, 346, avril 1983, p. 31-37. 16 G. Deleuze, Cinéma, 6 CD, Gallimard, Paris, 2006, CD 3, présentation par C. Parnet et R. Pinhas. Soit dit en passant, cette énonciation est trompeuse : le CD ainsi présenté ne reprend qu’une partie du cours du 12 janvier 1982 sur Matière et mémoire de Bergson et le cours sur les Passions de l’âme n’est pas du tout repris dans le coffret.
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pas une histoire du cinéma, c’est-à-dire si c’est un livre de philosophie dont le thème (le cinéma) illustre les concepts (c’est-à-dire les affects), c’est au contraire Griffith qui y illustre le motif attribué à Descartes, motif au demeurant approprié par Deleuze lui-même dans le déploiement de sa propre pensée. Nonobstant ce fait, la référence aux Passions de l’âme dans Cinéma 1 opère une fonction assez décorative et peu significative, dont au fond on saisit assez mal l’importance si l’on ignore le cours du 2 février 1982, et dont on peut penser qu’elle ne sert qu’à justifier l’hommage rendu à l’article de Souchon. Elle s’étend sur deux ou trois pages, dans lesquelles on lit : « Ce n’est pas un hasard si l’affect apparaît sous ces deux aspects dans les grandes conceptions des Passions qui traversent à la fois la philosophie et la peinture : ce que Descartes et Le Brun appellent admiration, et qui marque un minimum de mouvement pour un maximum d’unité réfléchissante et réfléchie sur le visage ; et ce qu’on appelle désir, inséparable de petites sollicitations ou d’impulsions qui composent une série intensive exprimée par le visage » 17. Et puis : « On évitera de croire que le premier pôle soit réservé aux émotions douces, et le deuxième aux passions noires. On se rappellera par exemple comment Descartes considère le mépris comme un cas particulier de l’ ‘admiration’ ». Vient alors la référence à l’article d’Henri Souchon, précédée d’une citation de la première phrase de l’article 54 des Passions de l’âme : « À l’admiration est jointe l’estime ou le mépris, selon que c’est la grandeur d’un objet ou sa petitesse que nous admirons » 18. Voilà bien peu de choses : quelques ornements superficiels, tout au plus. Et pourtant, Descartes traverse le texte de Deleuze et témoigne d’une authentique lecture originale des Passions de l’âme. Premièrement, on a là la preuve de la reprise en main du texte : l’article 54 cité ne l’est en effet pas par Souchon (qui fait certes référence aux articles 51 et 52, p. 440 des Études philosophiques). Deuxièmement, il s’avère que l’article cité ne l’est pas dans le cours, qui s’étend sur les articles 112 à 135, auxquels l’article sur Descartes et Le Brun renvoie. On peut penser que la référence à Descartes dans le livre sert essentiellement à renvoyer à l’article de Souchon, auquel
G. Deleuze, Cinéma 1, op. cit., p. 126-127. Op cit., p. 127-128, et p. 128, note 2. Voir Passions de l’âme, II, art. 54 : AT XI 373 ; BOp I 2386. 17 18
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nulle allusion n’était faite dans le cours de février 1982. Mais, plus qu’une réduction de son contenu, on a en réalité affaire ici à une véritable dissimulation suggestive de la lecture cartésienne de Deleuze, dont la justification peut être l’incompatibilité de ce Descartes qu’elle aborde vis-à-vis de l’image du cartésianisme prégnante dans Cinéma 1, qui relève du cartésianisme-repoussoir ordinaire chez notre auteur. C’est donc vers le cours qu’il faut se tourner pour appréhender le fonds de la lecture deleuzienne des Passions de l’âme, car c’est lui qui détermine la raison d’être de cette relecture dans la mesure où il prépare la rédaction du livre de 1983 dont l’écriture a rendu cette reprise nécessaire. Mais avant d’y venir, un dernier détour s’impose, pour exposer sommairement le propos développé dans L’image-mouvement. D’abord, il y a, sans que cette attribution réductrice soit rigoureusement assignable à chaque réalisateur concerné par le modèle, différentes sortes de cinémas. Les cinémas sont rapportés à une sorte de culture locale qui déterminerait la manière de voir et de filmer des réalisateurs, selon leur environnement social et culturel. Ainsi le cinéma américain est un cinéma empiriste, de type organique et actif ; le cinéma soviétique est un cinéma dialectique (d’inspiration marxiste) ; le cinéma allemand est expressionniste : c’est un cinéma de la lumière, inspiré par Kant et Goethe ; et le cinéma français est un cinéma dualiste, opposant l’esprit et le géométrique, le mécanique et le vivant : c’est un cinéma cartésien (dans le sens du cartésianisme-repoussoir ordinaire dans l’œuvre de Deleuze). Tel est ce qu’expose le chapitre 3 du livre, consacré au montage, que l’auteur conclut par une formule forte du fait de son caractère expéditif et lapidaire : « ce sont de grandes visions de cinéastes, avec leurs valeurs concrètes » 19. Ces visions sont mises en œuvre à travers trois types d’images. L’image cinématographique n’est pas à comprendre comme une diapositive instantanée, mais comme un plan, c’est-à-dire une image-mouvement, un tout ouvert sur l’extérieur (dans le plan entrent et sortent des sons, des personnages et des paysages qui débordent le cadre correspondant à ce qui est explicitement donné à voir à l’écran). Les trois types d’images sont l’image-perception, l’image-affection et l’image-action. Du fait de l’ampleur des développements deleuziens et de la restriction nécessaire du présent propos, il convient Op cit., p. 81.
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de ne s’étendre que sur l’image-perception et l’image-affection, l’image-action étant le plan de la modification des situations dont les deux genres principaux sont présentés aux chapitres 8 à 12, et qui constituent la conséquence pratique de la théorie des perceptions et affections qui nous intéresse plus particulièrement. Le cartésianisme-repoussoir illustre l’image-perception, la perception pouvant être subjective ou objective. Dans la première le personnage voit quelque chose, dans la seconde, il est vu agir par le spectateur. Deleuze affirme : « On peut dire qu’une image- perception subjective est un discours direct ; et, d’une manière plus compliquée, qu’une image-perception objective est comme un discours indirect (le spectateur voit le personnage de manière à pouvoir, tôt ou tard, énoncer ce qu’il est censé voir) » 20. Et d’ajouter, un peu plus loin, pour compliquer la distinction entre les deux discours, une référence au discours indirect libre : « Ce dédoublement ou cette différenciation du sujet dans le langage, ne le retrouve-t-on pas dans la pensée, et dans l’art ? C’est le Cogito : un sujet empirique ne peut pas naître au monde sans se réfléchir en même temps dans un sujet transcendantal qui le pense, et dans lequel il se pense. Et le cogito de l’art : pas de sujet qui agisse sans un autre qui le regarde agir, et qui le saisisse comme agi, prenant sur soi la liberté dont il le dessaisit ». Deleuze cite ensuite Bergson dans l’Energie spirituelle : « ‘De là deux moi différents dont l’un, conscient de sa liberté, s’érige en spectateur indépendant d’une scène que l’autre jouerait d’une manière machinale. Mais ce dédoublement ne va jamais jusqu’au bout. C’est plutôt une oscillation de la personne entre deux points de vue sur elle-même, un va-et-vient de l’esprit…’, un être-avec », explicite l’auteur de Cinéma 1 21. Cette référence au discours indirect libre, qu’il rapporte à Pasolini selon qui l’essentiel de l’image cinématographique correspondrait à ce style de discours, est établie à partir de Bakthine, qui « pose bien le problème : il n’y a pas simple mélange entre deux sujets d’énonciation tout constitués,
Op cit., p. 106. Op cit., p. 107. Voir H. Bergson, L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 2009, p. 139. Le discours indirect libre serait donc une sorte d’interaction narrative, pour reprendre un concept de Blumer notamment popularisé en sociologie par Goffman : voir H. Blumer, « The Methodological Position of Symbolic Interactionism », Symbolic Interactionism, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-London, 2e éd. 1998, p. 1-60. 20 21
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dont l’un serait rapporteur, et l’autre rapporté. Il s’agit plutôt d’un agencement d’énonciation, opérant à la fois deux actes de subjectivation inséparables, l’un qui constitue un personnage à la première personne, mais l’autre assistant à sa naissance et le mettant en scène. Il n’y a pas mélange ou moyenne entre deux sujets, dont chacun appartiendrait à un système, mais différentiation de deux sujets corrélatifs dans un système lui-même hétérogène » 22. On pourrait s’étendre sur la consonance de ces passages avec les références cartésiennes au théâtre 23, mais il faut d’abord s’arrêter sur la figure cartésienne qu’elles impliquent. On voit bien qu’ici, le cogito sert de référence au sens du repoussoir ordinaire : il marque la distinction du sujet et de l’objet, mère de tous les dualismes. Une longue citation des réponses aux questions qui accompagnent le cours du 26 mars 1973 sur l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux l’illustre parfaitement : Il y a un dualisme au niveau de la pensée et de l’objet pensé. Il y a un dualisme au niveau de l’âme et du corps, il y a autant de dualismes que vous voulez. Et si on se demande quelle est la source de tous les dualismes cartésiens, elle est dans cette scission intérieure au sujet, entre les sujets de l’énoncé qui ne permettent pas de conclure, et un sujet de l’énonciation qui est soustrait au doute : « Je pense ». […] Je reprends, je pense au texte où Descartes dit : il se peut très bien – je vois une licorne, ou j’imagine une licorne –, il se peut très bien que la licorne n’existe pas, il se peut très bien que la proposition, que l’énoncé « je vois une licorne » soit faux, mais en revanche, il est vrai que je pense voir une licorne : à ce niveau se produit une espèce de dégagement d’un sujet de l’énonciation et par là, [de] tous les sujets d’énoncés possibles. D’où il vous dira : je ne peux pas dire « je marche donc je suis », car je ne peux pas conclure [d’]un sujet de l’énoncé à un être de l’énonciation, ou à l’être d’un sujet d’énonciation. Mais je peux dire « je pense donc je suis », car je peux conclure de l’énonciation à l’être de ce sujet. Or tous les dualismes de Descartes, même passion et action, dépendent étroitement de cette opération du cogito qui a consisté
Op cit., p. 106. Passions de l’âme, II, art. 94 (AT XI 398-400 ; BOp I 2418), III, art. 147 (AT XI 440-441 ; BOp I 2468) et 187 (AT XI 469-470 ; BOp I 2504), après les lettres à Élisabeth des 18 mai et 6 octobre 1645 (resp. AT IV 200-204 ; BLet 494, p. 2006-2010 et AT IV 304-317 ; BLet 526, p. 2098-2108). 22 23
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à rapporter les énoncés à un sujet de l’énonciation, qui dès lors, va cliver le sujet en deux : sujet de l’énoncé, sujet de l’énonciation, ce qui se trouvera par exemple au niveau cartésien en[tre le] sujet de l’énoncé qui renvoie finalement à l’union de l’âme et du corps, et [le] sujet de l’énonciation qui renvoie à la substance pensante 24.
Ce cartésianisme du sujet clivé n’est d’ailleurs nullement ignoré dans le livre de Bakhtine cité par Deleuze, Le marxisme et la philosophie du langage, dans lequel le linguiste déplore à propos du russe qu’« il n’y [ait] pas eu, dans [cette] langue, de période cartésienne, rationnelle, au cours de laquelle le ‘contexte narratif ’, rationnel, sûr de lui et objectif aurait analysé et décomposé le contenu objectif du discours d’autrui et aurait ainsi créé des variantes complexes et intéressantes de discours indirect » 25. On retrouve là le principe d’une régionalisation culturelle socialement induite, dans une lecture marxiste ordinaire selon laquelle le produit idéologique que constitue la culture reste dépendant des rapports sociaux matériels, c’est-à-dire des rapports de production et de la superstructure juridique et politique qu’ils génèrent 26. Mais la prépondérance du discours indirect libre et la référence à Bergson ajoutée par Deleuze dans L’image-mouvement sert avant tout d’articulation entre l’image-perception et l’image- affection. C’est ici que s’insinue un hiatus entre le cartésianisme ordinaire et le Descartes implicite lu dans Les passions de l’âme. « L’image-affection, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le visage » 27. Ainsi s’ouvre le chapitre 6 de Cinéma 1. L’image-affection, on l’a vu, connaît deux pôles. Le pôle admiration (auquel est réduit Descartes dans les pages publiées) et le pôle désir. Or, le propos de Deleuze consiste à montrer que ces deux pôles, s’ils sont opposables, ne sont pas l’inverse l’un de l’autre et s’articulent ensemble dans l’objet privilégié que constitue le visage.
24 G. Deleuze, Cours sur l’Anti-Œdipe et Mille plateaux, cours du 26 mars 1973, disponible sur : https://www.le-terrier.net/deleuze/anti-oedipe1000plateaux/ 1126-1103-73.htm (consulté le 1er juin 2019). Je corrige la transcription de ce cours. 25 M. Bakhtine, Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique (1929), tr. fr. par M. Yaguello, Minuit, Paris, 1977, p. 175. 26 Voir par exemple K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, préface, tr. fr. par M. Husson et G. Badia, Éditions sociales, Paris, 1957, p. 4-5. 27 Deleuze, Cinéma 1, op. cit., p. 125.
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Venons-en d’abord aux deux pôles. L’un se trouve illustré de manière privilégiée chez Griffith. On a là un visage-contour, dans lequel se pose la question « à quoi penses-tu ? » 28. Il correspond esthétiquement à la représentation du visage, notamment lors de l’épreuve de l’admiration, voire de l’étonnement : le personnage est individué, dessiné, figé et fixé par ce qui le préoccupe, c’est-à-dire l’objet sur lequel il se fixe. Deleuze parle ici de « degré zéro du mouvement expressif », qui dévoile une certaine « unité qualitative », la qualité pure de ce à quoi il pense et qui l’affecte. C’est Descartes qui donne la définition de cette admiration dans le cours du 02/02/1982, selon la lecture que Deleuze propose des articles 70 et 71 des Passions de l’âme : Cette passion très curieuse, cette passion originelle, Descartes lui donne un nom : l’admiration. […] Quelque chose qui fixe l’attention. L’admiration, c’est l’état d’une âme […] dont l’attention est fixée par un objet. En d’autres termes, c’est l’âme en tant qu’elle est déterminée à penser à quelque chose. À un quelque chose, ça veut dire quoi ? À un quelque chose dont elle ne sait pas encore si ce quelque chose est bon ou pas bon, c’est-à-dire si ce quelque chose va lui convenir ou lui disconvenir. […] Donc l’admiration, c’est uniquement le fait qu’un objet, à la limite, m’intrigue, se détache sur mon plan perceptif. Et c’est l’affection qui correspond à la saisie d’un tel objet dont je me dis : « qu’est-ce qui va se passer ? – Mais c’est bon ou c’est pas bon, ça ? » Et c’est par là que c’est la première passion. Et comme dit Descartes dans un texte très beau, aussi : c’est la passion la moins expressive 29.
En ce sens, « le visage [-contour] est admiration, affect intellectuel ». « À première vue [mais seulement à première vue, précise tout de suite Deleuze], c’est vrai. C’est vrai que le gros plan Griffith est celui d’un visage-contour, d’un visage qui s’étonne ou admire ou qui pense à quelque chose et qui présente une forte unité qualitative » 30 – ce par quoi on voit que c’est bien Griffith qui sert d’illustration à la présentation de Descartes et qui permet de comprendre en quoi le visage, c’est le tableau de l’affect ; non pas, à l’inverse, Descartes qui expliquerait Griffith : l’affect qui éluciderait le tableau 31. Id., p. 127. Deleuze, Cours – Cinéma, cours du 2 février 1982, op. cit. 30 Ibid. 31 « Qu’il y ait dans les histoires du cinéma, un certain thème tout à fait fréquent
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L’autre pôle est le pôle des gros plans à la manière d’Eisenstein. Contre les gros plans « intensifs » de Griffith, on a les gros plans « réflexifs » d’Eisenstein. « Le gros plan Einsenstein, […] c’est le visage-trait de visagéité. C’est le visage-série intensive. C’est le visage-désir », quelque chose « échappe » alors « à l’organisation qualitative générale du visage ». Deleuze illustre ce propos en faisant référence au Pope de La ligne générale 32, beau et digne, mais à l’œil qui soudain apparaît si fourbe dans le gros plan. « Eisenstein, dit Deleuze, c’est le roi pour ça. […] Ce n’est pas rien : faire valoir un trait de visagéité en tant qu’il échappe. Et ça sera une des fonctions fondamentales du gros plan chez Eisenstein, le trait de visagéité en train d’échapper à l’organisation dominante du visage radieux, c’est-à-dire du visage-contour ». Or, le visage réflexif, les traits de visagéité qui échappent au contour, c’est le visage-désir, « c’est-à-dire l’affect passionnel » 33. Cet affect passionnel, ce désir, c’est aussi par Descartes que Deleuze, en s’appuyant sur les articles 86 et 87 des Passions de l’âme, l’avait déterminé comme « attraction pour la chose bonne, répulsion pour la chose mauvaise », précisant immédiatement : « donc, le désir est comme la base d’une différenciation ». Cette différentiation, c’est celle des séries de l’amour et de la haine. Le visage-Eisenstein est donc tout aussi tributaire de Descartes que le visage-Griffith. De fait, « d’un côté, le visage est le visage qui ressent, de l’autre, le visage est le visage qui pense à… » Cette opposition, Deleuze la durcit pour la clarté de son exposé, mais il indique qu’elle n’est pas si forte chez Descartes et qu’en réalité il faut savoir en penser l’étroite relation. « Pourquoi ? Car ce que Descartes présente comme le point de départ – l’admiration – d’une série, la série du sur les deux pôles du gros plan, dont l’un serait effectué par Griffith et l’autre par Eisenstein, on se dit : quelle chance pour nous ! Ca vient bien puisqu’à l’issue d’une toute autre analyse [l’analyse deleuzienne même, confirmée par un ‘détour’ – le mot est de Deleuze – par Descartes], on a dégagé deux plans du visage, deux pôles du visage » : ibid. 32 S. Eisenstein, La ligne générale ou L’Ancien et le Nouveau, 1929. 33 J’ai à l’occasion de la communication à l’origine du présent texte proposé une illustration de ce point reposant sur l’exercice contemporain du selfie, visant à souligner pourquoi celui-ci constituait presque toujours immanquablement un portrait offrant un visage-contour raté. On peut retrouver cette hypothèse ludique en ligne : http://www.dailymotion.com/video/x1zbq3a_xavier-kieft-le-discours-indirectlibre-de-descartes-en-deleuze-visage-gros-plan-admiration-et-desir_creation.
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désir, la série, la double série du désir : amour et haine, nous, nous avons tout intérêt et toute raison (et là on ne force pas le texte de Descartes, puisque lui-même indiquait que l’admiration était comme le degré zéro du mouvement expressif), nous, on a tendance à en faire deux pôles : le pôle désir avec sa série intensive ; le pôle admiration, qui renvoie à l’autre aspect du visage, c’està-dire le visage-communauté réfléchissante » 34. Réfléchissante, comme pour signifier la concentration intensive d’une seule qualité pure, perçue de l’objet de l’admiration. Ici on comprend que les « émotions intérieures de l’âme » de l’article 147 du Traité des passions pourraient bien être les fruits de l’interrogation que constitue l’admiration. Pourquoi seraientelles « intérieures » ? – Parce qu’elles sont imperceptibles de l’extérieur, parce qu’elles ne s’expriment pas sur le visage. Ainsi la « joie secrète » du veuf dont le visage ne laisse paraître que les larmes et autres marques de la tristesse. Le veuf est joyeux car la mort de sa femme, pour triste qu’en constitue l’événement, n’est pas un mal pour lui : il « serait fâché de la voir ressuscitée ». « C’est presque la même raison », note Descartes à l’article 94, qui fait qu’on prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de passions, même à la tristesse et à la haine, lorsque ces passions ne sont causées que par les aventures étranges qu’on voit représenter sur un théâtre, ou par d’autres sujets, qui, ne pouvant nous nuire en aucune façon semblent chatouiller notre âme en la touchant » 35. On perçoit un objet de tristesse ou de haine. Mais cet objet est-il mauvais pour moi ? Non : il ne saurait me nuire. Ainsi donc je puis me réjouir et aimer contempler ces spectacles que je désire continuer de voir. De même, indique l’article 187, « les plus généreux […] ne sont pas exempts de compassion, lorsqu’ils voient l’infirmité des autres hommes et qu’ils entendent leurs plaintes. Car c’est une partie de la générosité que d’avoir de la bonne volonté pour chacun. Mais la tristesse et la pitié n’est pas amère ; et comme celle que causent les actions funestes qu’on voit représenter sur un théâtre, elle est plus dans l’extérieur et dans le sens que dans l’intérieur de l’âme, laquelle a cependant la satisfaction de penser qu’elle fait ce qui est de son 34 Toutes citations précédentes : Deleuze, Cours – Cinéma, cours du 2 février 1982, op. cit. 35 Passions de l’âme, I, art. 94 : AT XI 399 ; BOp I 2418.
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devoir, en ce qu’elle compatit avec les affligés » 36. On voit qu’il n’est nullement question ici d’amour propre déplacé ou d’autosatisfaction inopportune. Nul orgueil chez les généreux : leur joie vient de ce qu’ils appréhendent comme non nuisible pour euxmêmes le mal qui arrive aux autres, tandis qu’ils estiment bon, car conforme au devoir, le fait de s’en émouvoir. Il n’y a aucun mal à se laisser toucher par une situation triste, pourvue que cela ne dégénère pas en tristesse profonde valant pour soi-même, cette tristesse qu’on pourrait juger affectée. On perçoit donc que l’appréhension en séries des passions primitives offre une élucidation simple 37 des « émotions intérieures de l’âme ». Elle indique également que si, comme l’admiration, le désir est, selon l’article 87, « une passion qui n’a point de contraire » 38, celui-ci pourrait toutefois être opposé à celle-là dans la mesure où cette dernière arrête l’attention sur son objet, tandis que le désir est une « agitation de l’âme » 39. L’une renvoie donc à l’autre. L’admiration appelle la connaissance de son objet, et la connaissance sert à l’usage de la vie. Ainsi, la convenance ou disconvenance de cet objet étant appréhendée, s’éveille le désir de conserver, d’atteindre ou de fuir ledit objet. Ceci débouche sur l’action, par le biais de ce que Deleuze entend sous le nom de pulsion (ou d’« image-pulsion » au chapitre 8 de L’image-mouvement). Il est clair que cette lecture de Descartes ne s’appuie pas sur le modèle ordinaire du cartésianisme dualiste, même lorsqu’elle mise sur l’opposition de deux pôles dans son exposition, car de l’un à l’autre ne s’opère aucune rupture : ce qui importe est plutôt leur relation ou composition dans le même visage affecté, comme dans une interaction comprise ou un discours indirect libre, voire une représentation possible de soi ou d’un affect de premier niveau par un affect réflexif ou rétroactif vis-à-vis de ce qui aura été naïvement appréhendé en première instance. Op cit., III, art. 187 : AT XI 469-470 ; BOp I 2504. Peut-être trop simple ; pour un effort d’élucidation plus riche et complexe, voir par exemple D. Kambouchner, L’homme des passions, Albin Michel, Paris, 1995, II, p. 170-196 et D. Arbib : « La métaphysique, dernier mot de la morale cartésienne ? Descartes et les émotions intérieures de l’âme », Études philosophiques, 109, 2014/2, p. 219-236. 38 Passions de l’âme, I, art. 87 : AT XI 393 ; BOp I 2410-2412. 39 Op cit., art. 86 : AT XI 392 ; BOp I 2410. 36 37
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Tous ces développements sont pour ainsi dire compris dans L’image-mouvement. Mais ils n’y sont pas repris. Sans les cours de Paris VIII, nous ne pourrions guère les inférer. La lecture des Passions de l’âme opérée par Deleuze semble pourtant bien constituer une appropriation authentique de Descartes par notre auteur, quoique celle-ci soit dissimulée ou refoulée. S’est-elle opérée, comme il semble prévisible de le penser, au début des années 80, suite à la lecture de l’article de Souchon ? Deleuze y a-t-il retrouvé ou projeté un modèle qu’il avait conçu pour sa part antérieurement ? Tout ceci est possible. Et rien ne prouve, au fond, que cette lecture n’ait pas été opérée bien avant - que le silence sur l’influence positive de Descartes chez Deleuze ait été conservée secrète en raison de l’hostilité revendiquée à l’égard du cartésianisme dualiste. Soit une célèbre page du début de l’Anti-Œdipe : La question devient : qu’est-ce que produit la machine célibataire, qu’est-ce qui se produit à travers elle ? La réponse semble être : des quantités intensives. Il y a une expérience schizophrénique des quantités intensives à l’état pur, à un point presque insupportable – une misère et une gloire célibataires éprouvées au plus haut point, comme une clameur suspendue entre la vie et la mort, un sentiment de passage intense, d’état d’intensité pure et crue dépouillées de leur figure et de leur forme. On parle souvent des hallucinations du délire ; mais la donnée hallucinatoire (je vois, j’entends) et la donnée délirante (je pense…) présupposent un Je sens plus profond, qui donne aux hallucinations leur objet et au délire de la pensée son contenu. Un « je sens que je deviens femme », « que je deviens dieu », etc., qui n’est ni délirant ni hallucinatoire, mais qui va projeter l’hallucination ou intérioriser le délire. Délire et hallucination sont seconds par rapport à l’émotion vraiment primaire qui n’éprouve d’abord que des intensités, des devenirs, des passages. D’où viennent ces intensités pures ? Elles viennent des deux forces précédentes, répulsion et attraction, et de l’opposition de ces deux forces. Non pas que les intensités soient en elles-mêmes en opposition les unes avec les autres et s’équilibrent autour d’un état neutre. Au contraire, elles sont toutes positives à partir de l’intensité = 0 qui désigne le corps plein sans organe 40.
La machine célibataire, c’est la machine désirante avant la mise en œuvre de son désir, avant ce que Mille Plateaux théorisera sous 40 G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie I. Anti-Œdipe, Minuit, Paris, 1972, p. 25.
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le nom d’agencement. Le Je sens ou je suis affecté primitif, qui détermine à partir de l’intensité = 0 un corps plein sans organe, pure disposition à l’organicité dont l’émancipation tiendra précisément à l’esquive de cette organicité, est pourtant ce qui sera dans le contenu même de sa pensée et de sa représentation déterminé par des intensités lui advenant de la répulsion et de l’attraction, forces de la haine et de l’amour. On a ici, en 1973, le même modèle que celui qui est repris dans le cours de 1982 pour lire Les passions de l’âme, le traité des affects de Descartes. Connivence d’auteur fortuite, influence positive de Descartes sur Deleuze, ou projection de ce dernier sur le texte des Passions de l’âme ? Il n’est pas légitime de répondre de façon péremptoire à une telle question. Mais un fait s’impose : la construction du désir attribuée à Descartes n’était pas étrangère à Deleuze : elle lui était même propre, bien avant l’article de Souchon sur Descartes et Le Brun. Aurait-il alors fallu s’en référer plus explicitement à Descartes ? À vrai dire, l’impossibilité de répondre à la question précédente rend vaine la réponse à celle-ci. Mais une chose peut néanmoins être soulignée : ne pas aimer Descartes, c’est maintenir à son propos un discours indirect libre. Dans sa théorie du discours indirect libre, Bakhtine indique que, pour une par, « la signification linguistique de cette forme réside dans le fait qu’il faut deviner qui a la parole » 41. Par ailleurs, il dégage chez Flaubert un trait qui pourrait valoir chez Deleuze : « Le discours indirect libre devient chez lui aussi ambivalent et aussi incohérent que sa propre attitude vis-à-vis de lui-même et de ses créations : sa position intérieure balance entre l’amour et la haine. Le discours indirect libre, qui permet parfois de s’identifier à ses créations et de conserver son autonomie, sa distance, par rapport à elles, est favorable au plus haut point à l’expression de cet amour-haine pour ses héros » 42. Le personnage flaubertien semble faire chez son auteur, selon Bakhtine, l’objet d’une admiration, voire d’un étonnement qui suspend dans une posture affectivement ambivalente la relation à ce qu’il découvre sous sa plume. Deleuze paraît se trouver dans une position similaire vis-à-vis de Descartes : tantôt objet Bakhtine, Le marxisme et la philosophie du langage, op. cit., p. 197. Op cit., p. 209.
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de haine, tantôt d’un étonnement à la redécouverte de son texte, ce qui l’empêche de réellement se le réapproprier explicitement, de sorte que le discours de l’auteur des Passions de l’âme, indirectement rapporté dans les paraphrases deleuziennes, conserve, comme l’indique la citation de Bergson rapportée plus haut, l’hétérogénéité de « deux moi différents dont l’un, conscient de sa liberté, s’érige en spectateur indépendant d’une scène que l’autre jouerait d’une manière machinale. Mais ce dédoublement ne va jamais jusqu’au bout ». On ne sépare pas les deux voix, mais l’une ne saurait se fondre en l’autre, puisque celui qui rapporte le discours refuse cette assimilation : Deleuze refuse d’être cartésien. Et c’est ainsi qu’il l’est. Cinéma 1. L’image-mouvement constitue un traité des émotions, c’est-à-dire, selon son auteur, de ce qu’on appelle dans la philosophie classique les « passions ». Ce traité opère de ce fait une réécriture et une interprétation des Passions de l’âme. Pour être discrète, cette interprétation n’en est pas moins originale à double titre : d’une part parce qu’elle tranche avec l’image ordinaire proposée par Deleuze de Descartes ; d’autre part parce qu’elle indique qu’une lecture subtile et très éloignée des clichés dualistes tenant lieu habituellement de compréhension de l’auteur des Méditations métaphysiques est possible, même lorsqu’elle est proposée par un lecteur qui revendique son opposition au cartésianisme. En l’occurrence, l’adaptation ou appropriation du traité de 1649 qui est alors réalisée et qu’éclairent les cours préparatoires de 1981-1982 permet de mettre en valeur la priorité de l’union de l’âme et du corps contre les ratiocinations fondées sur l’appréhension de leur notion primitive distinguée, car c’est dans les Passions de l’âme que Deleuze trouve le motif d’une articulation organique d’un corps représentable par le biais d’une image (le visage-contour) avec une âme désirante car incarnée ou – cela revient au même – un corps affecté (qui donne le visage-trait de visagéité). Il est de ce point de vue significatif que Deleuze ne renvoie pas en ce lieu à Spinoza, alors que la distinction évoquée recoupe celle de l’affectio et de l’affectus telle qu’elle est par exemple reprise dans Spinoza. Philosophie pratique 43. Car si « dans le Traité des passions, il y a certains articles […] qui nous 43 Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., art. « affections, affects », p. 68-72.
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montrent pourquoi il y a un lien entre les passions et le visage » 44, c’est bien le Descartes des Passions de l’âme et non le Spinoza de l’Éthique qui est à l’origine de la théorie des passions conçues comme affects-sentiments ou de ce qui est nommé, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, « la chair » 45.
Résumé Cinéma1. L’image-mouvement constitue un traité des émotions, c’est-àdire, selon son auteur, Gilles Deleuze, de ce qu’on appelle dans la philosophie classique les « passions ». Ce traité opère de ce fait une réécriture et une interprétation des Passions de l’âme. Pour être discrète, cette interprétation n’en est pas moins originale à double titre : d’une part parce qu’elle tranche avec l’image ordinaire proposée par Deleuze de Descartes ; d’autre part parce qu’elle indique qu’une lecture subtile et très éloignée des clichés dualistes tenant lieu habituellement de compréhension de l’auteur des Méditations métaphysiques est possible, même lorsqu’elle est proposée par des lecteurs qui revendiquent leur opposition au cartésianisme. En l’occurrence, l’adaptation ou appropriation du traité de 1649 qui est réalisée ici (et qu’éclairent les cours préparatoires de 1981 à Vincennes) permet de mettre en valeur le statut de l’union de l’âme et du corps et de mieux saisir le rôle décisif du désir dans la pensée cartésienne. Elle est aussi exemplaire du travail de Deleuze en histoire de la philosophie.
44 Deleuze, Cours – Cinéma, cours du 26 janvier 1982, disponible sur : http:// www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=139 (consulté le 1er juin 2019). 45 G. Deleuze – F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 2e éd. 2005, p. 168-170.
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LA VOLONTÉ DU MAL ET LA HAINE DANS LA LETTRE À VOET, UN IMPENSÉ DES PASSIONS DE L’ÂME ?
1. Nous connaissons la circonstance qui conduit Descartes à publier, en 1643, la lettre qui nous occupera ici : il s’agit de l’accusation publique d’enseigner furtivement l’athéisme, proférée par Martin Schoock, ou Schoockius, professeur de philosophie à l’Université de Groningue, dans le livre Admiranda Methodus novæ Philosophiæ Renati Des Cartes, écrit à l’instigation de Gisbert Voet, ou Voetius, théologien reconnu, pasteur de l’Église réformée et recteur de l’Université d’Utrecht, que Descartes considère (avec raison, compte tenu de la confession postérieure de Schook) comme l’auteur intellectuel du livre et de la calomnie 1. Rappelons que Descartes reçoit et décrit cette accusation comme le pire des maux possibles, la « plus dévergondée et atroce » des calomnies, celle d’« injecter subtilement et occultement le venin de l’Athéisme 2 », le pire des péchés contre Dieu et le pire des délits contre la société ; c’est justement à cause de cette double dimension 1 L’exégèse a privilégié le commentaire de l’Epistola ad Voetium par rapport à la longue Querelle d’Utrecht, donc, à l’histoire de la réception de la philosophie de Descartes. Nous renvoyons à Th. Verbeek, Descartes and the Dutch : Early Reactions to Cartesian Philosophy, 1637-1650, Southern Illinois University Press, Carbondale, 1992 et à Th. Verbeek (éd.), La Querelle d’Utrecht, Les impressions nouvelles, Paris, 1998. Pour un examen de l’Admiranda Methodus, voir M. Savini « La critique des arguments cartésiens dans l’Admiranda Methodus de Martin Schoock », dans A. del Prete (éd.), Il Seicento e Descartes, Le Monnier, Firenze, 2008, p. 168-197 et, dans le même volume, A. del Prete, « Syllogisme, hypothèse et démonstration dans la polémique Schoock-Descartes. Réponse à Massimiliano Savini », p. 198-205. 2 AT VIII-2 142, ll. 6-7 (BOp I 1644-1646) ; AT VIII-2 142, ll. 3-4 (BOp I 1644) ; AT VIII-2 188, l. 30-189, l. 1 (BOp I 1686) et AT VIII-2 187, ll. 18-19 (BOp I 1684).
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117844 (DESCARTES, 4), p. 311-330
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religieuse et civile que la calomnie est la plus atroce des calomnies possibles 3. Mais le point fondamental à notre avis ne réside pas dans la méchanceté de la calomnie mais dans celle de l’accusateur, à laquelle elle est subordonnée et dont elle résulte. Descartes, dans une accusation qui ne manque pas de provoquer un rejet moral spontané, y compris parmi ses amis 4, qualifie son ennemi du terme grec de diabolos, calomniateur, et traduit celui-ci immédiatement en latin, le démon (implicitement, diabolus), l’ennemi de Dieu (et de tous les hommes, dans la mesure où ils sont aimés par Lui). « Nosti autem calumniatorem græce vocari Diabolum, quo nomine Christiani cacodæmonem Dei hostem appellant » 5. Une page plus bas, il latinise encore le grec diabolê (calomnie) en lui attribuant explicitement le même sens que diabolus : « hicque insignem stropham diaboli sive diaboles notare licet » 6. Ensuite, il est question du pire des maux, l’accusation d’enseigner subrepticement l’athéisme, le pire des péchés et le pire des délits, proférée par celui qui n’est déjà plus seulement l’ennemi de Descartes (de Batelier, de Desmarets, des membres de la Confrérie de la Vierge de Bois-le-Duc, des remontrants, etc.) mais l’ennemi, le diable. Descartes prend cette accusation très au sérieux. En effet, toute la Lettre peut être comprise comme une investigation sur la malfaisance diabolique que Voetius incarne : une volonté décidée et lucide de faire le mal qui ne peut être attribuée à l’erreur. Voici le problème : la malfaisance, dans ce cas, n’est pas le résultat d’un mauvais usage du libre arbitre qui décide sans raisons, elle est irrationnelle. La Lettre décrit l’irrationalité du mal et cherche les raisons de son efficacité persuasive sur les hommes de bien. Finalement, la Lettre se justifie parce que Voetius, non seulement est méchant (sa malignité n’aurait pas mérité une seule ligne) mais 3 « Patrem occidere, patriam incendere vel prodere, leviora sunt, quam subdole Atheismum docere », AT VIII-2 188, ll. 26-28 (BOp I 1684-1686). L’attribution d’athéisme à (la philosophie de) Descartes fait partie de l’histoire du (anti)cartésianisme. Nous renvoyons à G. Mori, « Ateismo e materialismo : Da Cartesio ai cartesiani radicali », Alvearium III/3, 2010, p. 39-48 ; G. de Liguori, L’Ateo smascherato. Immagini dell’ateismo e del materialismo nell’apologetica cattolica da Cartesio a Kant, Le Monnier, Firenze, 2009. 4 Nous évoquons ici la belle lettre de Colvius à Descartes, 9 juin 1643 (AT III 681 ; BLet 399, p. 1766). 5 AT VIII-2 180, ll. 28-30 ; BOp I 1676. 6 AT VIII-2 181, ll. 8-9 ; BOp I 1676.
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parce qu’en plus il possède la capacité effective de faire le mal grâce à l’autorité qu’il détient par sa triple condition d’auteur de livres, de professeur, de pasteur, et dans laquelle réside le fondement de son efficacité persuasive. La Lettre est un portrait minutieux (des actions, des « mérites » et des « vertus » de Voetius) aboutissant à montrer que cette autorité, bien qu’effectivement exercée, est fausse, c’est-à-dire que Voetius n’est ni un auteur, ni un professeur, ni un pasteur. Finalement, la Lettre ne s’adresse pas à Voetius, mais à ceux qui lui confèrent cette autorité. Descartes demande justice 7, non parce qu’il clame son innocence, évidemment, mais parce qu’il réclame un châtiment 8. C’est précisément le problème du mal irrationnel qui donne du sens et qui définit le caractère extraordinaire de la Lettre, à la fois portrait et plaidoirie juridique.
2. Interrogeons-nous : y a-t-il un autre texte dans le corpus cartésien où l’on constate le fait ou bien où l’on admet la possibilité de cette méchanceté radicale, une haine de Dieu et des hommes ? 2.1. Il a été remarqué très justement que l’arrogance impertinente de Voetius réapparaît dans la réflexion que Les passions de l’âme portent sur les formes les plus extrêmes de l’orgueil, passion toujours vicieuse qui résulte de l’injuste estime de soi. En effet, il est difficile de ne pas voir Voetius dans le portrait qui suit : « Ce qu’on peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant être dévots, sont seulement bigots et superstitieux ; […] pensent être entièrement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle […] ». L’erreur (l’injuste estime de soi) devient doublement hyperbolique : l’orgueilleux, tout d’abord, croit qu’il est « entièrement parfait ». Ensuite, il y a un saut à l’infini par lequel l’injustice conduit à la mégalomanie la plus absurde : l’orgueilleux se croit grand ami de Dieu et croit que ce que lui dictent ses passions sont le résultat de Sa volonté
AT VIII-2 130, ll. 2-3 (BOp I 1634). AT VIII-2 133, ll. 21-24 (BOp I 1638) ; AT VIII-2 88, ll. 10-13 (BOp I 1584) ; AT VIII-2 189, ll. 15-16 (BOp I 1686). 7 8
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« […] bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions 9 ». Il est clair que Voetius est évoqué ici comme le « séditieux », le « turbulent », qui « excite la haine » et dont la parole fait naître la dissension publique et la guerre 10. Mais ce texte nous est de peu d’utilité pour l’élucidation de la Lettre. D’abord, parce que le crime ou le désir de crime de lèse-majesté et d’humanité ne sont pas nécessairement une conséquence de cet orgueil ; l’orgueilleux peut se croire l’ami de Dieu sans pour cela être possédé par des désirs criminels (« bien qu’elle leur dicte quelquefois… »). En second lieu, parce que l’orgueilleux ne hait pas Dieu, de qui il se dit, au contraire, aimé ; c’est justement à cause de cette amitié que le bigot croit respecter Sa volonté. Il est vrai que Voetius agit, écrit Descartes, comme si il eût l’habitude de parler avec Dieu, mais il fait semblant, littéralement, il imite le rôle de prophète, en sachant que ses décisions proviennent toujours de lui-même 11. Voetius n’est pas le bigot, il est l’hypocrite 12. Finalement, l’orgueil, comme toute passion vicieuse, est le produit d’une erreur, de l’injuste estime de soi, mais qui admet cependant une justification absurde, précisément, la prétendue amitié personnelle avec Dieu, de telle sorte que, s’il est commis, le crime prend toutefois une apparence de vérité. Cet orgueil nous rapproche de l’irrationalité du mal mais il relève encore de l’injuste auto-estime, donc il ne nous aide pas dans notre questionnement sur le mal radical, incarné dans l’ennemi de Dieu et des hommes. 2.2. Dans Les passions de l’âme il y a deux indications à ce sujet, toutes deux laconiques et denses. L’article 188 se réfère à ceux qui sont insensibles à la piété. Parmi eux, Descartes signale « les esprits malins et envieux qui haïssent naturellement tous les hommes » 13. Passions, III, art. 190, AT XI 472, ll. 2-15 (BOp I 2506). « iram et odium in alios homines excitat », AT VIII-2 48, l. 4 (BOp I 1544) ; « publica dissidia et bella », AT VIII-2 50, l. 5 (BOp I 1546). 11 « ex propio pectore », AT VIII-2 125, l. 2 (BOp I 1628). 12 AT VIII-2 28, l. 26 (BOp I 1520). 13 Passions, III, art. 188 (AT XI 470, ll. 26-27 ; BOp I 2506). 9
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Comment comprendre cette misanthropie, la haine naturelle de tous les hommes ? Suivons la référence à l’envie. L’envie injuste, c’est-à-dire, vicieuse, est la haine envers ceux qui ont reçu ou qui ont octroyé un bien que nous désirions posséder ; elle est toujours accompagnée de tristesse. Pourtant, Descartes ne conçoit pas l’envie comme un vice, mais comme une passion qui peut être vertueuse si cette haine s’adresse à la mauvaise distribution des biens, comme juste tristesse face à l’injustice, et non aux personnes qui les distribuent ou les reçoivent 14. Il n’y a donc rien dans cette définition qui explique sa relation avec la haine naturelle de tous les hommes. Nous devons donc nous rapporter à l’acception commune de l’envie (« ce qu’on nomme communément envie ») que Descartes admet, et pour laquelle celle-ci n’est pas une passion mais « un vice qui consiste en une perversité de nature qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu’ils voient arriver aux autres hommes 15 » et, nous pouvons ajouter, se réjouissent du mal dont d’autres hommes souffrent. C’est selon cette acceptation commune du terme, une perversion de nature, et non selon la définition de Descartes, une passion juste ou injuste, que l’envie pourra permettre de qualifier, dans l’article 188, le misanthrope malveillant. Nous n’avons pas trouvé d’autre endroit dans Les passions de l’âme où l’on mentionne cette haine naturelle envers son semblable due à une perversion de nature 16. Mais, il apparaît clairement, bien que laconiquement, que la morale cartésienne admet une malignité naturelle qui se manifeste dans la haine universelle, dans les esprits malins et envieux qui haïssent naturellement tous les hommes. 2.3. Ce laconisme est atténué, grâce à un bref paragraphe de la lettre à Chanut du 1er février 1647. Le texte répond à une question de Chanut, à savoir : « lequel des deux dérèglements est le pire, celui de l’amour, ou celui de la haine ? ». Descartes distingue trois 14 Passions, III, art. 182 (AT XI 466, ll. 23-24 ; BOp I 2500) ; III, art. 83 (AT XI 467, ll. 7-23 ; BOp I 2502). 15 Passions, III, art. 182 (AT XI 466, ll. 17-20 ; BOp I 2500), nous soulignons. 16 L’article 134 découvre dans les enfants qui, étant fâchés, pâlissent au lieu de pleurer «une marque de mauvais naturel, à savoir lorsque cela vient de ce qu’ils sont enclins à la haine ou à la peur » : AT XI 427, ll. 15-17 (BOp I 2450). Pourtant, cette haine se borne à la fâcherie (AT XI 425, l. 25) qui résulte de leur faiblesse.
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raisons pour lesquelles une passion peut être pire qu’une autre : « à cause qu’elle nous rend moins vertueux ; ou à cause qu’elle répugne davantage à notre contentement ; ou enfin à cause qu’elle nous emporte à de plus grands excès, et nous dispose à faire plus de mal aux autres hommes » 17. Or, si on prend le second critère, la réponse est claire : « je n’y trouve aucune difficulté : car la haine est toujours accompagnée de tristesse et de chagrin » alors que « au contraire, l’amour, tant déréglée qu’elle soit, donne du plaisir 18 ». Pourtant, Descartes admet une exception à cette loi, c’est-àdire, un plaisir dans la haine qui peut seulement être compris par recours à l’affreuse similitude avec le diable : « la haine est toujours accompagnée de tristesse et de chagrin ; et quelque plaisir que certaines gens prennent à faire du mal aux autres, je crois que leur volupté est semblable à celle des démons, qui, selon notre religion, ne laissent pas d’être damnés, encore qu’ils s’imaginent continuellement se venger de Dieu, en tourmentant les hommes dans les Enfers 19 ». Hors la lettre à Voetius, il s’agit de l’unique texte où l’on admet une méchanceté humaine et en même temps diabolique qui exige un saut à l’infini (très différent de l’orgueil du bigot) et permet la ressemblance avec le diable, une haine de Dieu et des hommes. On notera que cette haine ne suit pas la définition que donne Descartes dans Les Passions de l’âme, à savoir, une inclination à nous séparer de l’objet qui nous fait du mal 20 ; il ne s’agit pas non plus, comme dans l’envie misanthrope, de la tristesse ou du plaisir, toujours passifs, provoqués par le bien ou le mal dont les autres hommes jouissent ou souffrent, mais d’une volupté dans la haine qui se traduit par une méchanceté effectivement exercée, la seule malfaisance qui peut mériter la ressemblance avec la bêtise du démon qui croit qu’il se venge de Dieu en faisant du mal aux hommes.
À Chanut, 1er février 1647, AT IV 613, ll. 14-19 ; BLet 600, p. 2394. Ivi, AT IV 614, ll. 15-17 et ll. 23-24 ; BLet 600, p. 2394 ; Passions, II, art. 140, AT XI 433, l. 1-3 ; BOp I 2458. 19 À Chanut, 1er février 1647, AT IV 614, ll. 17-22 ; BLet 600, p. 2394. 20 « Et la haine est une émotion causée par les esprits, qui incite l’âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles » Passions, II, art. 79, AT XI 387, ll. 6-8 ; BOp I 2402-2404. 17 18
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3. 3.1. Cependant, la volupté du mal, la perversité par nature, sont décrites seulement une fois, au moment même de les affronter, dans la Lettre à Voet. Dans deux pages qui ont été peu commentées, Descartes, sur le point d’exposer les mérites de Voetius comme auteur de livres, s’arrête pour étudier les mérites de Voetius lecteur, en examinant avec lucidité ses longues citations et ses façons de citer. Le texte a la valeur d’une généalogie de la méchanceté diabolique. Voetius cite trois types de livres. Les premiers sont les livres « futiles et impies », dont il tire jusqu’à saturation de longues citations ; il semble qu’il n’y ait pas d’athée, libertin, cabaliste, sorcier ou imposteur que Voetius n’ait pas lu 21. Les seconds sont des livres de controverse dont les auteurs « par esprit de parti, pensent que c’est un acte de pitié se déchirer mutuellement par injures 22 ». Finalement, parfois, Voetius cite aussi les bons livres (« libris primariis ») lesquels, « par énorme consens contiennent toute la vraie érudition qu’on peut acquérir en lisant 23 ». Cependant, s’obstinant dans l’usage des « lieux communs, des commentaires, des lexiques », Voetius cite seulement des sentences détachées ; il ignore donc que la vérité « jaillit du corps entier du discours » et peut seulement être incorporée par des lectures lentes, fréquentes, répétées, grâce auxquelles « nous l’assimilons sans l’avertir et nous la convertissons comme en notre propre sève 24 ». Pire encore, Voetius ne cite les bons livres que pêle-mêle avec une multitude d’auteurs iniques et révèle par là qu’il ne les connaît qu’indirectement, par l’intermédiaire d’un copiste 25. Certes, Voetius cite les bons livres mais il ne les lit même pas, et pire encore, il les dénigre, les rabaissant au niveau des livres impies.
Epistola ad Voetium, AT VIII-2 40, ll. 3-9 ; 43, l. 29 ; BOp I 1534 et 1538. AT VIII-2 40, ll. 11-12 ; BOp I 1536. 23 AT VIII-2 41, ll. 26-27 ; BOp I 1536 « libris primariis » ; AT VIII-2 41, ll. 1112 BOp I 1536. 24 « non advertentes addiscimus, et tanquam in proprium succum convertimus », AT VIII-2 41, ll. 18-21 ; BOp I 1536. Le texte mérite d’être lu en sens inverse, comme une leçon sur les règles de lecture pour l’acquisition de la vera eruditio, D. Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Hermann, Paris, 2008, p. 346-349. 25 AT VIII-2 41, l. 29-42, l. 2 ; BOp I 1536. 21 22
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Le texte que nous voulons souligner c’est le suivant : Descartes écrit que le commerce fréquent avec les livres mauvais et pervers nous conduit à « aimer les vices » que nous condamnons, c’est-àdire, à aimer le mal et par conséquent à nous unir à lui ; « l’infirmité de notre nature est telle que beaucoup de gens, par la même prohibition des vices sont incités à les aimer 26 ». Voetius non seulement lit les livres perfides, mais plus encore, il en copie de longues citations qu’il intercale entre ses arguments ; dans cette intimité assidue, Voetius fait avec les mauvais livres la même chose que fait le sage avec les classiques, il les convertit en sa propre substance. Avec une différence : dans le cas du mal, cette conversion n’est pas due à une absorption nutritive mais à la transmission d’une maladie : la malignité des livres impies est contagieuse 27. Descartes dramatise la force de cette contagion sur lui-même et donne pour témoignage son propre style : après avoir lu les livres de Voetius, sa prose devient, malgré lui, plus âpre, plus dure 28. Voetius a été contaminé par ceux qu’il haïssait, dans une transformation que Descartes conçoit comme le point extrême du mal : un amour du vice, inversion parfaite de la générosité, la haine du vice 29. 3.2. Il convient de se demander : comment expliquer cet amour pour les vices que nous condamnons ? Descartes donne deux raisons. Aucune d’elles n’apporte d’explication. La première réside dans l’usage du syllogisme qui mène à l’« oubli du bon sens », lequel possède un corrélat passionnel, « la plus sotte arrogance 30 ». Mais ce recours au syllogisme n’apporte rien au véritable problème. Le syllogisme est un mauvais usage de la raison, donc, il n’est pas irrationnel ; le mauvais usage de la raison aussi, écrit Descartes, cherche la vérité 31. Par ailleurs on ne voit pas comment la pratique du syllogisme, bien qu’elle fasse oublier la bona mens, pourrait mener à un penchant pour les livres impies et moins AT VIII-2 40, ll. 16-20 ; BOp I 1536. AT VIII-2 40, l. 28 ; BOp I 1536. 28 AT VIII-2 40, l. 2-41, l. 4 ; BOp I 1536. 29 « Car d’autant qu’on a l’âme plus noble et plus généreuse […] on ne méprise rien que les vices », Passions, III, art. 164, AT XI 456, l. 3 ; BOp I 2486 ; III, art. 180, AT XI 465, ll. 20-23 ; BOp I 2498. 30 Epistola ad Voetium, AT VIII-2 43, l. 25 et 28 ; BOp I 1538. 31 Epistola ad Patri Dinet, AT VII 596, ll. 19-21 ; BOp I 1538. 26 27
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encore à aimer les vices que nous interdisons, c’est-à-dire, que nous percevons clairement comme tels, sans confusion ni tromperie. C’est donc ainsi que Descartes doit ajouter au mauvais usage de la raison un second facteur étranger à la pratique du syllogisme, qui est le penchant pour la lecture assidue et persistante des livres « dépravés, futiles, contentieux », qui conduira à la terrible métamorphose qui rend « méchants, sots et impertinents » aux lecteurs, même ceux qui par nature « ne sont pas méchants ni dépourvus d’intelligence 32 ». Finalement, pour expliquer, à son tour, ce goût pour la lecture perverse, Descartes doit recourir à une autre raison qui en réalité est un manque de raison. Le commerce persistant avec les livres pervers peut seulement s’expliquer par l’existence d’une condition a priori, la « nature » mauvaise de ceux qui sont « enclins au mal (ad malum [propensi]) 33 ». Il s’agit de la « perversion de nature » des envieux qui haïssent tous les hommes, de la volupté de la haine active qui est appelée ici « propension au mal » et que Descartes oppose à une « nature » contraire, celle de ceux qui sont « enclins au bien », de sorte que l’étude rend les premiers « pires et plus sots » et les seconds « meilleurs et plus sages 34 ». Dans des textes postérieurs, Descartes décrira deux manières de devenir méchant : tout d’abord, l’amour injuste et trompeur qui opère une véritable métamorphose, « […] qu’il y a plus de danger d’être joint à une chose qui est mauvaise, et d’être comme transformé en elle 35 » ; deuxièmement, par l’exercice continu de la haine, même si elle est juste, car même « les gens de bien deviennent peu à peu malicieux, lorsqu’ils sont obligés de haïr quelqu’un ; car, encore même que leur haine soit juste, ils se représentent si souvent les maux qu’ils reçoivent de leur ennemi, et aussi ceux qu’ils lui souhaitent, que cela les accoutume peu à peu à la malice 36 ». Mais dans le cas que nous examinons, le mal n’a pas sa raison dans l’erreur ni dans la souffrance, donc il n’a pas de raison. Bien que Voetius aime les vices, il ne s’agit pas d’un amour Epistola ad Voetium, AT VIII-2 43, l. 29-44, l. 2 ; BOp I 1538-1540. Ivi, AT VIII-2 44, l. 3 et 44, l. 13 ; BOp I 1540. 34 Ivi, AT VIII-2 44, ll. 12-13 ; BOp I 1540 ; « vera eruditio », AT VIII-2 44, l. 19 ; BOp I 1540. 35 À Chanut, 1er février 1647, AT IV 613, ll. 25-28 ; BLet 600, p. 2394 ; Passions, II, art. 142, AT XI 435, ll. 18-22 ; BOp I 2462. 36 À Chanut, AT IV 614, ll. 2-10 ; BLet 600, p. 2394. 32 33
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trompeur qui nous conduit à suivre une apparence de bien et nous avilit ; il ne s’agit pas non plus de la haine juste de ceux qui, obligés à haïr, deviennent mauvais par la représentation continue du mal qu’ils craignent ou espèrent (la populace dont l’envie des puissants et la haine des catholiques devient une habitude, mais qui « n’est pas méchante mais ignorante 37 »). Il ne s’agit pas non plus ici de la pratique du syllogisme, de l’oubli du bon sens (toujours récupérable), mais d’une attirance pour le mal qui, nourrie de lectures, culminera dans l’« amour aux vices ». Libéré de sa soumission à l’erreur, donc au défaut de raison, le mal, devenu irrationnel, ne peut plus être pensé selon le modèle de la métamorphose (parce que la propension au mal est déjà en germe) ni selon le modèle de la contagion (qui est son effet et ne fait que la nourrir). Descartes décrit donc les effets d’une nature mauvaise, d’une tendance au mal qui permet le saut de l’accusateur au diable. C’est là que réside ce qu’on peut nommer l’exception Voetius : une volonté qui ne se dirige pas vers l’apparence de bonté 38. L’homme généreux perçoit tous les hommes, méchants inclus, comme des personnes qui peuvent être généreuses et par conséquent, comme de possibles semblables : « la bonne volonté, pour laquelle seule ils s’estiment, et laquelle ils supposent aussi être ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes 39 ». C’est justement dans l’affirmation d’une humanité diabolique que réside le problème : un amour du vice par lequel le méchant devient le malin, le seul homme qui, sans cesser d’être un homme, n’est pas, ni ne peut être, un semblable possible.
4. 4.1. Libérée de l’erreur, la méchanceté, comprise comme volonté du mal, exclut en même temps toute rationalité. Les écrits et les actes de Voetius sont irrationnels parce que ses accusations 37 « potentiores, quibus satis sua sponte infimæ sortis homines solent invidere ; vel in eos a quibus de religione dissentiunt, quos ut bellorum causas jam oderunt », Epistola ad Voetium, AT VIII-2 48, ll. 5-8 ; BOp I 1544 ; « turbæ, non malæ, sed imperitæ », AT VIII-2 48, ll. 18-19 ; BOp I 1544. 38 « la volonté ne se porte qu’aux choses qui ont quelque apparence de bonté », Passions, III, art. 177, AT XI 464, ll. 8-9 ; BOp I 2498 ; AT I 366, ll. 6-11 ; BLet 108, p. 376 ; AT VI 28, ll. 6-12 (BOp I 54) et IV 117, ll. 17-21. 39 Passions, III, art. 154, AT XI 447, ll. 4-5 ; BOp I 2476.
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n’allèguent aucune raison ; le méchant ne fait pas un mauvais usage de la raison, il ne raisonne jamais, il maudit, il agresse par sa seule autorité, il réfute par l’accumulation d’injures 40. Voetius n’a aucune relation avec la vérité ou l’erreur ; ou mieux, son unique relation avec la vérité est justement celle d’être son ennemi : il ne cherche pas la vérité, il la combat ; loin de l’aimer, il la hait 41. Aucun interlocuteur de Descartes n’a jamais passé cette limite. Voetius est très loin d’une possible objection, d’une incompréhension ou d’un malentendu par rapport au sens des concepts, même d’une déformation plus ou moins absurde du sens des textes. En bref, Voetius ne cite pas Descartes 42. De fait, il ne lit même pas ses textes ; il considère comme dérisoires les preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, s’abstenant de toute objection ; il condamne les graves conséquences qu’a cette « nouvelle philosophie » pour la « théologie orthodoxe », sans en mentionner aucune 43. L’absurdité est évidente et touche à son comble avec l’analogie par laquelle Voetius conclut que Descartes est un autre Vanini 44. Descartes se sent même obligé d’expliquer à son ennemi que, compte tenu de l’absence de citations, son accusation devient non crédible et que lui-même apparaît comme calomniateur devant n’importe quel lecteur de bon sens 45. L’absence de raison en arrive à un degré extrême et le mal perd jusqu’à la décence de la dissimulation. 40 « non rationibus, sed maledictis », AT VII 573, l. 17 (BOp I 1438) ; AT VIII-2 4, ll. 5-6 (BOp I 1492) ; « ut, quia me non rationibus, sed sola authoritate aggrediebatur », AT VIII-2 4, ll. 20-21 (BOp I 1492-1494) ; « sed tantum pro omni refutationem me tenebrionem et stultum voces », AT VIII-2 18, ll. 8-9 (BOp I 1508) ; « et solis convitiis refutas », AT VIII-2 18, l. 13 (BOp I 1508) ; « Nullas rationes ullius momenti attulisti », AT VIII-2 33, ll. 26-27 (BOp I 1528) ; « absque ulla vel minima umbra rationes », AT VIII-2 108, ll. 24-25 (BOp I 1608) ; AT VIII-2 132, l. 18 (BOp I 1636). 41 « pro calumniatore atque osore veritatis », AT VII 599, l. 27 (BOp I 1470) ; « quique hoc ipso veritatem se non quærere, sed eam velle impugnare », AT VII 601, ll. 9-10 (BOp I 1472). 42 AT VIII-2 15, ll. 21-24 (BOp I 1504) ; AT VIII-2 17, ll. 14-16 (BOp I 1506) et ll. 20-24 (BOp I 1506) ; AT VIII-2 21, ll. 1-4 (BOp I 1510). 43 AT VIII-2 34, ll. 14-16 (BOp I 1528). Voir pourtant M. Savini, « ‘Methodus cartesiana’ o ‘Methodus vaniniana’ ? Fonti e significato teorico del parallelo tra René Descartes e Giulio Cesare Vanini nell’Admiranda Methodus di Marten Schoock », dans F. M. Crasta et M. T. Marcialis (éd.), Descartes e l’eredità cartesiana nell’Europa Sei-Settecentesca, Milella, Lecce, 2001, p. 109-126. 44 AT VIII-2 178, ll. 6-16 (BOp I 1672). 45 « Ubi nemo non mirabitur absurditatem impudentiae vestrae », AT VIII-2 175, ll. 15-16 (BOp I 1670) ; « hoc ipso calumniatorem se esse declarat », AT VIII-2 5, l. 1 (BOp I 1494).
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4.2. Or, cette irrationalité apparaît de manière évidente dans l’énonciation même de la calomnie. Ce point est intéressant, parce qu’il soulève un paradoxe qui mérite attention. La calomnie est un acte interprétatif malicieux dans la mesure où elle falsifie la relation entre la pensée et le texte de l’auteur pour découvrir, derrière les termes utilisés, une mauvaise intention supposée. Il est clair que le calomniateur doit dissimuler cette falsification sous une apparence de vérité qui exige une interprétation du texte, à la fois fausse et vraisemblable. Donc, l’accusé devra se défendre avec une (dés)interprétation qui récupère le sens de sa pensée et qui montre, sinon la malignité, du moins la falsification. Dans tous les cas, l’accusation et la défense se réfèrent toujours à la vérité ou à la fausseté (et à l’éventuelle malignité) d’un acte interprétatif 46. Donc, cette calomnie est maligne, mais elle reste rationnelle : le calomniateur attribue à l’auteur des opinions qui ne sont pas les siennes, ce qui exige au moins un travail de déformation du sens, ou une interprétation qui, sans cesser de citer, trouve un sens qui n’y était pas et qui même contredit le texte. C’est le cas des deux autres calomnies auxquelles Descartes est confronté : celle de Regius consiste en une interprétation qui attribue à Descartes des propositions que ses textes rejettent expressément 47 ; celle de Bourdin déforme minutieusement sa pensée : il utilise les termes de Descartes et en change le sens. À la différence de Voetius, Bourdin cite les Méditations, mais les soumet à quatre opérations : il fragmente, désordonne, déforme et interprète faussement 48. Descartes se plaint plus d’une fois de cette déformation délibérée et la définit clairement comme une calomnie 49. Bourdin atteint un point extrême, la limite de la raison que seul Voetius pourra dépasser. En effet : le nouveau sens attribué aux textes est complètement absurde, donc
46 Voir F. Mariani Zini, La calomnie. Un philosophème humaniste. Pour une pré-histoire de l’herméneutique, Presses du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2015, qui pourtant ne voit pas l’exception irrationnelle de Voetius. 47 AT VIII-2 367, ll. 3-7 (BOp I 2282) ; 369, ll. 5-10 (BOp I 2284). 48 AT VII 459, ll. 21-24 (BOp I 1256). 49 AT VII 567, ll. 10-11 (BOp I 1430) et l. 15 (BOp I 1430) ; AT VII 571, l. 29572, l. 4 (BOp I 1436) ; 536, ll. 13-14 (BOp I 1362). Cette déformation est une calomnie (AT VII 570, ll. 2-3 ; BOp I 1434 ; AT VII 574, l. 5 ; BOp I 1440), témoignage de la volonté de maudire (AT VII 569, l. 15 et l. 23 (BOp I 1434).
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stupide 50. Cependant, la calomnie s’exerce encore sous la forme d’un « artifice » 51 qui doit tout de même être dévoilé, au moins pour montrer le ridicule de la déformation. C’est le travail des Réponses aux Septièmes Objections. Plus encore, Bourdin luimême passe la limite de l’absurde, mais il ne tombe pas dans l’irrationalité du mal, sinon dans le non-sens de la folie : il s’obstine à combattre et ensuite à pardonner à une ombre de Descartes, « mon ombre […], sortie de son cerveau », « forgée du néant 52 » ; une « hallucination 53 ». Dans son monologue scénique, Bourdin franchit la limite de l’absurde et passe de la déformation au délire, comme le maçon têtu qui devient fou à la fin des Réponses aux Septièmes Objections 54. Mais, en réalité, le non-sens de cette folie est théâtral ; Bourdin est rationnel parce qu’il ment : il sait bien qu’il déforme et feint de ne pas comprendre afin que personne ne lise les Méditations, pour une raison trop humaine, la crainte de perdre sa réputation de sage 55. Voetius franchit la limite du délire théâtral, parce que sa calomnie renonce à tout travail d’interprétation ou de déformation des textes. En abandonnant les textes, la calomnie abandonne l’ultime rempart de la rationalité, c’est-à-dire, la déformation par l’absurde et la dramatisation hallucinatoire, libérant Descartes de l’obligation d’une réponse. D’où le paradoxe de cette calomnie : elle n’obéit pas à l’obligation de toute calomnie, à savoir, celle de se dissimuler elle-même. Voetius est absolument cohérent dans son irrationalité, à tel point que sa calomnie, faute de toute interprétation falsificatrice, est évidente. Descartes signale bien ce paradoxe au début de la Lettre : « jamais la calomnie ne fut plus évidente ni 50 « absurdissima », AT VII 459, l. 24 (BOp I 1526) ; « aperte absurdum », AT VII 567, l. 2 (BOp I 1430) ; « ineptas », AT VII 567, l. 18 (BOp I 1430) ; « ineptas et absurdas », AT VII 572, ll. 1-2 (BOp I 1436). 51 AT VII 567, l. 16 (BOp I 1430) ; AT VII 572, l. 4 (BOp I 1436). 52 AT VII 511, l. 25-512, l. 1 (BOp I 1330). 53 AT VII 516, ll. 1-10 (BOp I 1334) ; « hallucinations », AT VII 527, l. 11 et l. 13 (BOp I 1348). 54 AT VII 561 (BOp I 1394). 55 « illum inexcusabiliter mentiri », AT VII 525, ll. 3-4 (BOp I 1346) ; « recte scire meam [legem] non esse », AT VII 465, l. 28 (BOp I 1264) ; « non capiens, vel certe, ut sit, simulans se non capere », AT VII 512, ll. 21-23 (BOp I 1330) ; « nimis evidentes et certas eas [meas rationes] esse existimantes, vereantur ne obsint famæ doctrinæ », AT VII 582, ll. 8-10 (BOp I 1448).
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plus inexcusable », évidence qui réside justement dans l’absence lumineuse de quelque ombre de raison 56, et qui ôte a la fausseté toute probabilité 57.
5. 5.1. Nous arrivons au point principal, le seul qui justifie l’écriture et la publication de la lettre à Voetius et de toutes les lettres qui suivent, la querelle laborieuse et tenace que Descartes poursuit durant plus de cinq ans avec des résultats toujours défavorables. Il se passe que Voetius n’est pas un diable quelconque ; non seulement il veut faire le mal, mais, à la différence du bigot, il a en plus le pouvoir de le faire, une capacité qui, toute apparence de vérité abandonnée, réside dans la seule autorité qu’il détient par sa triple condition d’auteur, de professeur et de pasteur. L’autorité de Voetius est l’unique raison de la publication de la Lettre ; révéler la fausseté de cette autorité est son unique fin. Voetius respecte à la lettre sa condition de diabolos ; il est celui qui divise, celui qui désunit. Non seulement il hait les hommes, comme le misanthrope envieux, mais en plus « excite la colère et la haine », « incite la haine au prochain » 58 ; l’accusateur est le séditieux, le turbulent, l’agitateur du menu peuple 59. Nous ne pouvons pas nous arrêter ici sur les mérites de Voetius comme orateur. Disons seulement que l’excitation à la haine exige un art doublement irrationnel ; l’orateur cherche comme toujours à persuader mais, contre toute tradition rhétorique, son sermon ne sera efficace, premièrement, que s’il n’est pas éloquent ; deuxièmement, que si l’auditoire ne comprend pas ce qu’il dit 60. 56 « magis evidens et magis inexcusabilis calumnia », AT VIII-2 5, ll. 17-18 (BOp I 1494) ; « sed hac nulla gravior evidentiorque esse potest », AT VIII-2 188, ll. 25-26 (BOp I 1684) ; « Impudentissimam calumniam absque ulla vel minima umbra rationis », AT VIII-2 108, ll. 23-24 (BOp I 1608). 57 « falsissima et nullo modo probabilia », AT VIII-2 109, ll. 6-7 (BOp I 1608). 58 AT VIII-2 48, l. 4 (BOp I 1544) ; 119, l. 19 (BOp I 1620). 59 « turbulentus », AT VII 590, l. 18 (BOp I 1460) ; « turbulentum et seditiosum Rectorem », AT VII 603, l. 11 (BOp I 1474) ; AT VIII-2 78, ll. 7-8 (BOp I 1576) ; AT VIII-2 160, l. 9, 13 et 16 (BOp I 1656). Agitateur de la populace (plebecula) AT III 599, l. 3 ; AT VII 584, l. 14 (BOp I 1452) ; « une ville [Utrecht] encline à la mutination et où domine l’esprit rebelle de Voetius », AT IV 27, ll. 13-14 (BLet 420, p. 1820) ; « publica dessidia et bella ex talibus etiam causis posse oriri », AT VIII-2 50, ll. 5-6 (BOp I 1546). 60 Le pasteur qui excite le plaisir de la haine n’a pas besoin d’ être éloquent, par
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Compte tenu de cette (non) rhétorique de la haine, nous insisterons sur un point qui a déjà été signalé : l’orateur peut transmettre sa propre haine parce qu’il « autorise, bénit, sanctifie 61 » la haine et l’envie que l’auditoire ressentait déjà, devenues habituelles et, nous ajoutons, parce qu’il les transforme en une passion complexe, qui est mentionnée une seule fois, la « colère pieuse », passion qui n’aura pas de place dans Les Passions de l’âme, où les définitions de la colère et de la piété rendent inconcevable leur articulation dans une passion unique 62. C’est précisément parce que Voetius autorise la haine que le but de la Lettre est de « diminuer », « rabaisser » son autorité 63. Mais ces termes sont des euphémismes. De fait, Descartes s’attache, avec une patience minutieuse, à anéantir l’autorité de Voetius, dans les trois rôles dans lesquels elle s’exerce, auteur, professeur, pasteur, grâce à une stratégie audacieuse qui est de montrer au public que Voetius n’est ni auteur, ni professeur, ni pasteur. La Lettre est un portrait dans lequel Descartes peint 64 toutes les actions de Voetius dans ses trois fonctions, pour démontrer (démonstration qui ne présente aucune difficulté et qui est « très claire » pour tous ceux qui voudraient voir, y compris les illettrés 65) que cette autorité, effectivement exercée, par la façon même dont elle est exercée, est une « fausse autorité » 66. Dans la Méditation Quatrième, Descartes affirme que toute perception claire et distincte est « quelque chose » (aliquid), « quelque chose de réel et positif », ajoute la version française ; opposition aux vertueux qui exhortent à la contrition, « alii multo eloquentiores », AT VIII-2 48, l. 14 (BOp I 1544) ; « nulli intelligant », AT VIII-2 48, ll. 9-10 (BOp I 1544) ; « non potest dubitare quin sit doctissimus, non enim novit ista distinguere », AT VIII-2 48, l. 25 (BOp I 1546) ; « rem, de qua agit, ut plurimum non intelligunt » ; « qui controversias istas utcunque intelligentes », AT VIII-2 49, ll. 24-25 et l. 30 (BOp I 1546). 61 Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, op. cit., p. 248 : « et de voir ainsi ses propres passions […] par lui partagées, autorisées, bénies, sanctifiées ». 62 « quod possit aliquando pie commoveri, pie irasci, pie potentiores aspernari », AT VIII-2 48, ll. 19-20 (BOp I 1544-1546). Nous examinons les passions suscitées par l’oratoire de Voetius dans P. Pavesi, « Descartes y el diablo. La oratoria del mal », Ideas y Valores, 67/168, 2018, p. 243-265. 63 AT VIII-2 7, l. 17 (BOp I 1496) ; AT III 599, l. 5 ; BLet 376, p. 1684. 64 AT VIII-2 47, l. 27 (BOp I 1544). 65 « sed quatenus ex eo illius malignitatem et mentiendi licentiam clarissime potui demontrare », AT VIII-2 7, ll. 6-7 (BOp I 1496) ; AT VIII-2 118, ll. 1-2 (BOp I 1618) ; aux illettrées compris, AT VIII-2 47, l. 18 (BOp I 1544). 66 « falsa authoritate », AT VII 565, l. 3 (BOp I 1428) (par rapport au P. Bourdin).
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par conséquent, « elle doit nécessairement avoir á Dieu pour auteur », donc, elle est vraie 67. Par ailleurs, selon Les Passions de l’âme, « le mal n’étant qu’une privation, il ne peut être conçu sans quelque sujet réel dans lequel il soit ; et il n’y a rien de réel qui n’ait en soi quelque bonté » 68. Voetius est le méchant : il n’est rien d’autre que la privation de toute bonté et de toute vérité (parce qu’il la hait et parce que son autorité est fausse) ; donc, il n’est, en réalité, rien, ou bien il atteint à peine un degré minimum de réalité : celui du pantomime, de l’hypocrite 69. 5.2. Arrêtons-nous sur les mérites de Voetius l’écrivain. En premier lieu, Voetius n’est pas un auteur, parce qu’il n’écrit pas de livres ; il se limite à appliquer à n’importe quel thème deux procédés. Le premier est formel ; il s’agit de cette « dialectique puérile » accessible aux « esprits les plus vulgaires » qui n’ont besoin que de se familiariser avec les Topiques. Il se divise en trois parties : l’énumération des lieux communs d’où seront extraites les raisons, les formes des syllogismes qui donneront une « apparence de force » à ces raisons et, finalement l’énumération des distinctions 70. Le second consiste à appliquer ce mécanisme à n’importe quel thème, par exemple l’athéisme. Il n’est pas nécessaire d’écrire quelque chose ; il suffit de recourir aux Index des livres écrits sur cette question, surtout de ceux qui ont beaucoup de citations, et de les copier pour ensuite soumettre ce matériel à l’ordre des lieux communs et de classifier les citations selon la signification, les synonymes, les degrés, les causes, les effets, les accessoires, etc. Ensuite, on pourra ajouter de longues citations des auteurs considérés comme athées et raconter sur eux des détails biographiques, des « anecdotes et petites fables », auxquelles, mêmes si elles ne prêtent pas à soupçon ou sont même louables, on saura donner « une apparence de mal », « une partie de sa propre malignité » 71. Il est important de signaler que ces deux procédés peuvent être
AT VII 62, ll. 15-20 ; AT IX-1, 49 ; (BOp I 762). Passions, II, art. 140, AT XI 433, ll. 15-17 (BOp I 2460). 69 « notae enim sunt mimicae illae tuae artes », AT VIII-2 159, l. 1 (BOp I 1654) ; « hypocrita », AT VIII-2 28, l. 26 (BOp I 1518). 70 AT VIII-2 50, l. 19-51, l. 3 (BOp I 1548) ; « vilissima multa ingenia », AT VIII-2 50, l. 17 (BOp I 1548). 71 AT VIII-2 52, l. 2-53, l. 1 (BOp I 1550). Nous citons 52, l. 25 et 52, l. 31 (BOp I 1550). 67 68
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« imités par tes élèves, même par ceux sans aucune instruction ». Descartes imagine des livres construits par des artisans anonymes, habiles et ignorants, qui, sans rien écrire, font des livres sur n’importe quel sujet en copiant des citations d’autres, grâce à un procédé mécanique, une technique dont le résultat serait identique à celui qui porte la signature de Voetius, ce qui laisse penser que le professeur se limite à diriger et à s’approprier le travail de ses élèves 72. En second lieu, Voetius n’est pas un auteur parce qu’il se passe de raisons : de fait, le livre qui a pour titre Contre les Athées, ne présente dans aucun de ses quatre volumes un seul argument contre les athées « pas un mot qui impugne l’athéisme […] dont les principales raisons enseignent sans les réfuter nulle part 73 » ; par conséquent, malgré son titre et sa signature, ce n’est pas un livre contre les athées et son auteur n’est pas Voetius, mais un ensemble d’artisans connaisseurs du métier. Finalement, et c’est le point principal, Voetius n’est pas un auteur car il cite beaucoup pour ne rien dire ; au lieu de proposer des raisons, il renvoie toujours à d’autres livres pour « faire semblant de dire quelque chose, lorsque tu ne dites rien » ; Voetius n’est pas un auteur parce qu’il n’écrit rien, et ceci, conclut Descartes, « je pense que c’est la principale raison contre toi » 74. Or, le problème auquel Descartes est confronté ici est le suivant : cette absence de raisons, plus encore, de tout contenu, est efficace ; elle réussit à persuader par la seule autorité non seulement les ignorants, mais aussi les doctes. C’est là que se trouve l’astuce maligne : Voetius, avec beaucoup de succès, écrit pour qu’on ne le lise pas, de la même manière que son sermon est persuasif parce qu’il parle pour qu’on ne le comprenne point : « tout l’art de ce livre consiste en ce que vous l’avez fait si long et si ennuyeux que la patience d’aucun homme pourrait supporter le lire tout entier ». En effet, les doctes, confrontés à ce volumineux chapelet de citations des auteurs les plus impies, d’exordes, de compilations, de réfutations sorties d’ici et de là, jettent tout au plus un coup d’œil sur l’Index et sur les titres, sans prendre le temps d’un examen plus approfondi et, dans le cas où ils com AT VIII-2 52, ll. 2-26 (BOp I 1550). AT VIII-2 53, l. 29-54, l. 3 (BOp I 1552). 74 AT VIII-2 61, ll. 13-14 (BOp I 1562). 72 73
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mencent à le lire, ils l’abandonneront tout de suite, tant le texte est ennuyeux et sans substance, en pensant, de bonne foi, que l’argument doit se trouver plus loin 75. Voetius « simule raisons » pour persuader ceux qui « parcourront négligemment les titres de votre livre », ce qui est la seule chose, justement, que Voetius espère d’eux « parce que tu sais déjà que tes livres n’attendent pas d’autre fortune 76 ». Finalement, Voetius n’est ni pasteur, ni éducateur. L’argument de Descartes est le suivant. Étant donné la « grande […] affinité » entre la charité chrétienne et l’amitié honnête, « ordinaire entre les hommes », « on peut examiner simultanément les devoirs de l’une et de l’autre » puisque les obligations de l’une et l’autre sont en « parfait accord 77 ». En outre, les droits de la charité (jus caritatis) donc, ceux de l’amitié, sont ceux du maître envers ses disciples (jus magisterii) et ceux du pasteur de l’Église, en tant que « ami commun de tous les hommes 78 ». Or, la summa regula du jus caritatis est de « ne faire jamais du mal à nos amis et leur faire tout le bien possible 79 ». Comme corollaire, il s’ensuit que l’accusation publique et personnelle, propre au droit civil (jus civile), est contraire aux lois de la charité-amitié. Voetius utilise la chaire et le pupitre pour exercer l’accusation personnelle et publique, donc, Voetius n’est ni maître ni pasteur et il usurpe la fonction du magistrat 80.
AT VIII-2 129, ll. 1-4 (BOp I 1632). AT VIII-2 178, l. 25-179, l. 3 (BOp I 1674). 77 AT VIII-2 112, ll. 22-27 (BOp I 1612). 78 AT VIII-2 121, ll. 16-18 (BOp I 1622). 79 AT VIII-2 112, l. 28-113, l. 2 (1612). Sur le droit de charité (« jus caritatis » AT VIII-2 121, ll. 16-17 ; BOp I 1622 ; AT VIII-2 114, ll. 4-6 ; BOp I 1614), voir J.-L. Marion, « Préface » à Th. Verbeek (éd.), La Querelle d’Utrecht, op. cit., p. 1517 ; V. Carraud, « Descartes et la Bible » dans J. R. Armogathe (éd.), Le Grand Siècle et la Bible, Beauchesne, Paris, 1990, p. 277-291 et du même auteur, « Descartes et l’Écriture Sainte » dans AA.VV., L’Écriture Sainte au temps de Spinoza et dans le système spinoziste, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 1992, p. 41-70 ; « Descartes : le droit de charité » dans G. Canziani – Y. Zarka (éd.), L’interpretazione nei secoli XVI e XVII, Franco Angeli, Milano, 1993, p. 515-536. Nous revenons sur le problème posé par cette « grande affinité » dans P. Pavesi, « Descartes y las leyes de caridad. Derecho privado y público en la Carta a Voetius », Revista de Filosofìa (UCM), 44/2, 2019, p. 193-209. 80 « abuse », « usurpe » l’autorité du magistrat, AT VIII-2 119, ll. 13-17 et l. 27 (BOp I 1620) ; 127, ll. 17-18 (BOp I 1630). 75 76
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L’amour du vice renonce à toute apparence de bonté car il ne résulte pas d’une estime injuste mais d’une propension au mal, une origine que rien n’explique et qui reste à expliquer. Nous avons suivi son humble mais claire survivance dans d’autres textes du corpus postérieurs à 1643 : la volupté, humaine et démoniaque, de faire le mal, le vice de l’envie, une perversion de nature qui conduit à une misanthropie incapable de toute pitié. Cette malignité se manifeste dans sa claire irrationalité, qui ne se limite pas à une simple absence de raisons mais à une pratique très sophistiquée de la parole écrite et orale ; de là le paradoxe d’une calomnie qui ne donne aucune interprétation, de la diatribe par laquelle l’auteur peut exciter la haine à condition de ne pas être compris, des livres que Voetius n’écrit pas pour ne pas être lu. Il reste à examiner de plus près les raisons de l’efficacité de l’irrationnel : l’art oratoire qui persuade les bons de haïr, en renonçant à l’éloquence et au sens ; les procédés de la fausse érudition qui persuadent le lecteur que l’argument se trouve quelque part. Dans ceux-ci réside justement la ruse du diable, la raison par laquelle le mal, hors de toute raison et par la seule autorité de celui qui parle ou écrit, acquiert de la crédibilité et profite de la bonne foi. Ajoutons que Descartes s’arrête à examiner la rationalité de la croyance : l’homme du commun, aussi illettré ou analphabète qu’il soit, ne pourrait pas croire que son pasteur soit mauvais, ennemi de la vérité, donc, irrationnel. Il y a ici une « erreur morale » qui réside dans le fait de croire quelque chose de faux ; mais, dans ce cas, le vulgaire, loin d’être irrationnel, croit « avec raison » puisqu’il adhère à la vérité d’un supposé « homme de bien » ; croyance « qui ne contient aucune privation […] et ainsi ce n’est point proprement une erreur 81 ». Bien entendu, il reste à examiner le statut et la place (ou l’absence de place) de cette volonté du mal dans la philosophie cartésienne. Nous l’avons considérée, sous toute réserve, comme une exception parce qu’elle ne poursuit aucune apparence du bien et exclut toute possibilité de la bonne volonté que l’homme généreux reconnaît à tous les hommes, méchants y compris. Cependant, Voetius confirme, par privation, l’unité de bonté et de vérité parce que, étant le malin, il est irrationnel. Plus encore, il n’exerce qu’une autorité fausse, donc, il n’est rien de ce qu’il Au P. Mesland, 2 mai 1644 (?), AT IV 115, ll. 3-11 ; BLet 454, p. 1910.
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semble être – sa réalité se épuise dans le semblant, l’imitation grotesque, l’hypocrisie.
Résumé La malignité de Voetius ne peut être nommée qu’en transgressant les limites de la malfaisance humaine : le calomniateur (diábolos), n’est rien moins que le diable (diabolus) (AT VIII-2, 180 ; BOp I 1676). Nous proposons que toute la Lettre peut être comprise comme une recherche sur la malfaisance diabolique que Voetius incarne : une volonté décidée et lucide de faire le mal. Voici le problème – absent dans Les Passions de l’âme – : la malfaisance, dans ce cas, n’est pas le résultat d’une erreur qui décide sans raison, elle est irrationnelle. Nous présentons ici le dossier de la malignité radicale (quelques articles des Passions y sont inclus) qui résulte d’une propension au mal, d’une perversité de nature. Finalement, nous examinons l’intention et le but de la Lettre… : l’anéantissement de la capacité de Voetius de faire le mal, donc, de son autorité (auteur, professeur, pasteur) aussi réelle que fausse.
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IInde PARTIE
RÉCEPTIONS
I
LA RÉCEPTION DES PASSIONS DE L’ÂME DANS L’EUROPE SAVANTE
THEO VERBEEK
UNE RÉACTION PEU CONNUE AUX PASSIONS DE L’ÂME : REGIUS ET DESCARTES
Parmi les écrits moins connus de Regius se trouve une « dissertation sur les passions de l’âme » (de affectibus animi dissertatio) 1. Publiée en 1650, peu après (ou peut-être même avant) la publication de la version latine des Passions de l’âme de Descartes 2, la dissertatio doit probablement être lue dans un sens polémique, au même titre que la Brevis explicatio mentis humanae (1648) et, plus tard et dans un sens légèrement différent, l’Epistola ad Clerselierum (1661). Il est d’autant plus étonnant que jusqu’ici cet opuscule n’ait guère été étudié, même dans les études générales sur le médecin d’Utrecht ; en fait la seule étude qu’on puisse citer à cet égard est celle de Horst Bernhard Hohn de 1990 3. Hohn présente une reproduction anastatique de la dissertatio, avec une traduction allemande, et une introduction qui contient non seulement une analyse détaillée du texte, mais aussi une comparaison avec Vivès, Descartes, et Spinoza. Quant à Vivès, examiné probablement parce qu’il est le seul auteur cité par Descartes dans Les Passions de l’âme, il conclut que les parallèles s’expliquent probable De affectibus animi dissertatio, Van Ackersdyck et Van Zyll, Utrecht, 1650. Passiones animae, Elsevier, Amsterdam, 1650 ; réimpression Conte, Lecce, 1997. La traduction est de la main d’un nommé « H.D.M.I.U.L », c’est-à-dire Henry Desmarets (1629-1725) – Henry Des Marets Iuris Utriusque Licensiatus –, fils de Samuel Desmarets (1599-1673), professeur de théologie à Groningue, correspondant de Descartes et un des protagonistes dans la querelle sur la Confrérie de Notre Dame de Bois-le-Duc. 3 H. B. Hohn, Die Affektlehre des Arztes Henricus Regius (1598-1679) und sein Verhältnis zu zeitgenössischen Philosophen, Kohlhauer, Cologne, 1990 (Kölner medizinhistorische Beiträge – Arbeiten der Forschungsstelle des Instituts für Geschichte der Medizin der Universität zu Köln, Bd 54). 1 2
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117845 (DESCARTES, 4), p. 335-351
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ment par des sources communes ; quant à Spinoza que, si celui-ci rejette la théorie des passions de Descartes, sa propre théorie est absolument originale ; et quant à Descartes, que le sens de l’écrit de Regius est de montrer son indépendance par rapport au philosophe français et de marquer son désaccord avec certaines idées des Passions de l’âme. Ces conclusions me paraissent définitives. S’il y a lieu d’y revenir, la raison est non seulement que, soutenu comme thèse de médecine, écrit en allemand, et publié dans une collection d’histoire de la médecine, l’ouvrage de Hohn est resté pratiquement inconnu hors de l’Allemagne, mais aussi parce que sur certains points ses conclusions peuvent être ou bien approfondies ou bien nuancées. Au surplus, on verra qu’une discussion de la théorie régienne des passions complète utilement ce qui a été dit de la théorie des rapports de l’âme et du corps de Regius par Erik-Jan Bos et par le regretté Desmond Clarke 4. En effet, dans la Dissertatio Regius se présente comme un penseur original et indépendant qui, tout en utilisant des principes cartésiens, arrive à des conclusions différentes de celles du philosophe français. Enfin, je saisis cette occasion pour corriger et nuancer certaines affirmations faites par moi-même. Écrite dans le style des disputes universitaires, la Dissertatio de Regius se compose de 26 articles, formant un ensemble de 19 pages. Par rapport aux Fundamenta physices (1646), où la théorie des passions de l’âme n’occupe pas plus de trois pages (p. 288-290), la Dissertatio contient donc un supplément important. Après une introduction (art. 1-2), Regius présente sa théorie générale (art. 3-18), puis une discussion des passions particulières (art. 19-23) ; enfin, une discussion de problèmes divers d’ordre moral, psychologique et thérapeutique (art. 24-26). La Dissertatio est donc un traité complet des passions, tel qu’il aurait pu faire partie d’un manuel de physique, de « physiologie », ou de médecine, les passions étant 4 Voir en particulier l’article sur Regius contribué par Clarke (mort 2016) à la Stanford Encyclopaedia of Philosophy (D. Clarke, « Henricus Regius », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2015 Edition), éd. E. N. Zalta, URL = ‹https://plato.stanford.edu/archives/sum2015/entries/henricus-regius/›). Pour Bos, voir son édition de la correspondance de Descartes et Regius : The Correspondence between Descartes and Regius, Thèse de doctorat de l’Université d’Utrecht, 2002 (http://dspace.library.uu.nl/handle/1874/88) ; « Henricus Regius et les limites de la philosophie cartésienne », in Qu’est-ce qu’être cartésien ?, éd. D. Kolesnik-Antoine, ENS Lyon, Lyon, 2013, p. 53-68.
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traditionnellement un élément pathologique important 5. Aussi la Dissertation fut-elle incorporée, avec quelques additions peu importantes, dans les deux éditions de la Philosophia naturalis (1654 et 1661) – ouvrage qui, sous un titre différent, reprend, et développe considérablement, le texte des Fundamenta physices. Regius définit une passion (affectus animi) comme « une pensée (cogitatio) accompagnée par un mouvement assez violent des esprits animaux dans les ventricules du cerveau, par lequel l’âme (animus), c’est-à-dire l’esprit (mens), aussi bien que le corps sont affectés d’une façon plutôt violente 6 » (art. 4). La passion serait une « pensée » (cogitatio) parce qu’elle est une « action que nous exécutons en fixant attentivement une chose » ; et elle serait accompagnée par un mouvement violent des esprits animaux, parce qu’au cours d’une passion l’âme et le corps sont sujets à des mouvements et à des perturbations qui ne s’expliquent que de cette façon (art. 4). En tant que « pensées » les passions auraient leur « siège primaire et principal » dans le cerveau, mais comme le mouvement des esprits affecte notamment aussi le cœur, dont le mouvement a, à son tour, une grande influence, et sur le corps, et sur l’esprit, le cœur peut être regardé comme leur « siège secondaire » (art. 5). Enfin, ce mouvement violent des esprits pourrait être excité, ou bien par une « détermination de l’esprit », ou bien par le tempérament, ou bien par un objet ; en fait, ces causes vont souvent ensemble et ont le pouvoir de se renforcer mutuellement (art. 6). En effet, notre nature serait telle que, par l’intermédiaire de la glande pinéale, l’esprit puisse changer le cours des esprits animaux (voilà la « détermination de l’esprit »), mais doive en subir en même temps l’influence (art. 7). Cela expliquerait, non seulement qu’on puisse avoir des passions diverses et même contraires (art. 8), mais aussi qu’on puisse être emporté par ses passions (art. 9). Toujours est-il que l’habitude (art. 10) et le jugement 5 Les affectus animi figurent traditionnellement parmi les « six choses non-naturelles », c’est-à-dire les agents pathogènes qui ne relèvent pas du tempérament individuel (ou de la « nature » individuelle) du sujet : air, exercice, sommeil et veille, nourriture, selles, passions ; voir mon article « Les Passions et la fièvre : l’idée de la maladie chez Descartes et quelques cartésiens néerlandais. » Tractrix : Yearbook for the History of Mathematics, Natural Science and Medicine, 1 (1989), 45-61 (www.gewina.nl/journals/tractrix/verbeek89.pdf). 6 « Ex his patet animi affectum esse cogitationem, cum vehementiore spirituum animalium in ventriculis cerebri existentium motu conjunctam, quo animus sive mens, cum corpore, vehementius afficitur ».
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(art. 11-13) nous permettraient de regagner un certain contrôle. Enfin, le mouvement des esprits expliquerait que la passion se manifeste aussi par des mouvements spécifiques du visage et du corps – pleurs, rires, tremblements, etc. (art. 15). La plus grande partie de la dissertation contient une discussion et une classification des passions particulières. D’après Regius il existe deux passions fondamentales, correspondant au double mouvement des esprits qui les causent : volupté et douleur (art. 16). Selon lui la volupté (voluptas) est une passion qui, grâce à un mouvement favorable des esprits, remplit l’âme d’agrément (iucunditas). Dans la volupté en effet, les esprits animaux sont déterminés à entrer copieusement dans les « fibres dilatoires et expulsives » du cœur et des vaisseaux, de sorte que le sang excite une chaleur et une rougeur agréables à travers le corps. Et cette chaleur nous permettrait de poursuivre l’objet qui excite notre volupté avec plus d’ardeur (art. 17). Dans la douleur par contre, l’esprit éprouve un désagrément (molestia), causé par un mouvement défavorable des esprits. L’explication de Regius est en principe celle de Descartes : dans la douleur les esprits empêchent le sang de sortir du cœur, de sorte que le corps entier se refroidit. Son usage est de nous faire éviter les choses qui causent de la douleur – « ce pourquoi cette passion ne doit pas absolument être supprimée comme le voulaient jadis les Stoïciens » (art. 18). Bref, la volupté stimule l’activité corporelle, tandis que la douleur la diminue. Volupté et douleur sont avant tout des sensations ; elles affectent d’abord et principalement les sens (affectus perceptionis), en particulier celui du toucher (tactus). Elles peuvent également affecter le jugement, et alors il y a plaisir et peine ; ou la volonté, et alors il y a amour et haine ; ou enfin nos actions volontaires, et alors il y a ardeur (alacritas) ou langueur (languor) (art. 19). Bref, la « passion » (affectus) se manifeste à quatre niveaux : celui des sens, du jugement, de la volonté, de l’action. Au niveau des sens se situent la douleur sensitive et la volupté sensitive, sensations purement physiologiques et entièrement involontaires, qui, perçues par l’esprit, peuvent produire des passions au sens propre : plaisir et peine, amour et haine (art. 20). Au niveau du jugement, en effet, c’est-à-dire du plaisir (laetitia) et de la peine (tristitia), il y a joie (gaudium) et tristesse (moeror), espoir (spes) et crainte (metus), bénévolence (beneficentia) et colère (ira), joie maligne (insultatio) et pitié (misericordia), etc. (art. 21). 338
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À celui de la volonté, c’est-à-dire de l’amour et de la haine, on trouve désir (cupiditas) et aversion (aversio), amitié (amicitia) et inimitié (inimicitia), vénération (veneratio) et abomination (abominatio), gratitude (gratitudo) et ingratitude (ingratitudo), etc. (art. 22). Enfin, au niveau de l’action volontaire, c’est-à-dire de l’ardeur et de la langueur, il y a audace (audacia) et timidité (timor), courage (animositas) et pusillanimité (pusillanimitas), diligence (diligentia) et négligence (ignavia), dispositions qui concernent notre vie sociale et officielle (art. 23). Enfin, dans les trois derniers articles (art. 24-26) Regius tire des conclusions générales, et propose des problèmes spécifiques, qui sont tantôt traditionnels, comme, par exemple, celui de savoir pourquoi les enfants, les femmes et les vieillards pleurent plus facilement et plus copieusement que les hommes adultes ; tantôt plus originaux, comme par exemple de savoir pourquoi une grande peur peut causer des selles copieuses. Les conclusions sont grosso modo celles de Descartes, mais avec des accents plus traditionnels, et presque « aristotéliciens ». « Modérées, et convenables par rapport aux personnes, au lieu et au moment », toutes les passions seraient bonnes, étant donné « qu’elles sont profitables à notre nature ». Ni modérées, ni convenables, elles seraient toutes mauvaises, « parce qu’elles pervertissent le jugement et causent de grands inconvénients, des maladies, et d’autres maux » (art. 25). Enfin, « comme presque tous nos actes cogitatifs [actiones cogitativae] sont accompagnés des passions de la douleur ou de la volupté, presque tout le bonheur et tout le malheur de notre vie consiste dans un bon ou mauvais régime des passions ». Ceux qui désirent avoir une vie heureuse, doivent donc « apprendre à modérer la douleur physique par les remèdes de la médecine, et les autres passions par un jugement correct, et à imprimer dans le cerveau les résultats d’un bon jugement et d’une belle passion ». Cela ne serait pas trop difficile, pourvu qu’on s’y mette avec industrie et sans délai. La plupart des hommes cependant mènent une vie misérable, étant « sous la tyrannie des mauvaises passions » (art. 26). La première question que fait poser ce dossier, concerne évidemment le rapport à Descartes, d’autant plus que les passions figurent parmi les sujets discutés dans les lettres échangées entre Descartes et Regius. En effet, dans sa lettre du début de mai 1641, 339
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Descartes corrige Regius, qui dans l’ébauche d’une dispute soumise à son ami, avait apparemment affirmé que le siège des passions est le cerveau – idée qu’à ce moment-là Descartes trouvait encore « paradoxale », mais qu’il devait adopter dans Les Passions de l’âme 7. Si dans les Fundamenta physices (1646) Regius adopte encore la solution suggérée par Descartes dans sa lettre – le siège principal des passions serait le cœur, mais celles-ci seraient ressenties par l’âme dans le cerveau 8 – la Dissertatio lui permet de revenir à sa première idée, en fait plus cartésienne que la solution proposée par Descartes lui-même en 1641. En fait, pour Regius cela peut avoir été un motif suffisant pour publier son propre traité des passions moins d’une année après que Descartes avait publié le sien. La Dissertatio devrait donc être interprétée dans le même sens que l’Explicatio mentis humanae (1648), à savoir comme une affirmation d’indépendance de la part de Regius. En effet, il y a plusieurs points sur lesquels il s’éloigne de Descartes. Je me limite à relever les différences principales. La première paraît être purement verbale ; en effet, à l’opposé de Descartes, qui parle des « passions de l’âme », usage suivi par son traducteur latin (passiones animi), Regius adopte le langage traditionnel, et parle de affectus animi. En réalité, il existe pour cette différence une raison philosophique. Descartes préfère parler des « passions de l’âme », parce que selon lui une passion est la perception d’un évènement qui, si sa cause première se trouve le plus souvent dans l’âme, est involontaire et se déroule dans un monde sujet à des lois sur lesquelles l’âme n’a aucune prise directe. Ce qu’on appelle une « passion de l’âme » serait donc un phénomène complexe, psycho-physiologique, qui, en tant qu’acte est localisé dans le corps, et en tant que passion dans l’âme – c’est un seul processus qui se manifeste de deux manières distinctes (Passions, art. 1). L’utilisation du mot « passion » – ou, en latin, le mot passio 9 – se justifierait donc par la distinction réelle entre Descartes à Regius, [début de mai 1641], AT III 373/Bos, 66 ; BLet 313, p. 1460 ; cf. Passions de l’âme, I, art. 33 et 36 (AT XI 353-354 ; BOp I 2362 et AT XI 356357 ; BOp I 2366. 8 Fundamenta physices, cap. 12, p. 289. 9 L’usage du mot latin passio dans le sens de « émotion », « passion », semble remonter à Apulée, le sens original étant « souffrance », « maladie ». Si Cicéron parle des émotions comme des passiones ou des perturbationes animi, c’est plutôt pour les caractériser – le mot ordinaire pour lui, comme pour tous les Romains est affectus animi. 7
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l’âme et le corps : dans la « passion » l’âme subit l’action du corps. Regius de son côté rejette la métaphysique cartésienne, croyant que la raison naturelle ne peut arriver à une conclusion définitive sur la nature de l’âme et son rapport avec le corps – le schéma « actif-passif » ne s’applique donc pas. Dérivant des sensations de la volupté et de la douleur, la passion est avant tout une « pensée » (cogitatio), c’est-à-dire un « acte cogitatif » (actio cogitativa), lequel dans la mesure où elle est pensée, se confond avec l’attention avec laquelle nous percevons un objet. Du coup, l’admiration, qui chez Descartes était une passion primitive (étant l’attention involontaire inhérente à toute passion), figure chez Regius comme une modification de la volupté et de la peine dans le domaine du jugement : « admiration réjouie » (laeta admiratio), définie comme « la réjouissance produite par le jugement d’une bonté excellente et rare dans l’objet perçu » ; et comme « admiration triste » (tristis admiratio), définie comme « la tristesse produite par le jugement d’une dépravation exceptionnelle et rare ». Regius ajoute que dans l’admiration les esprits peuvent se transporter avec une telle violence aux extrémités du corps que les membres demeurent immobiles et tendus (art. 21) 10. Descartes, de son côté, s’il croit que l’admiration est la seule des passions qui, n’affectant que le cerveau, ne cause aucun mouvement violent des esprits (Passions, art. 71), réserve l’effet décrit par Regius, pour « l’étonnement », c’est-à-dire une variante de l’admiration. Son explication aussi est contraire à celle de Regius : dans l’étonnement les esprits sont tellement fixés dans le cerveau, qu’il n’en reste aucun pour entrer dans les muscles, « ce qui fait que tout le corps reste immobile comme une statue » (Passions, art. 74). Le rejet du dualisme cartésien explique probablement aussi pourquoi Regius insiste moins que Descartes sur le fait qu’il est impossible d’influencer directement les passions – en effet, selon Descartes, on ne peut gouverner une passion qu’en se donnant une pensée accompagnée d’une passion contraire. Regius de son côté admet que c’est là une des façons dont on peut regagner le contrôle sur ses passions, mais il cite ce cas plutôt pour illustrer la variabilité des passions. Ainsi, par exemple, une personne 10 Regius cite Virgile : « j’étais frappé de stupeur, mes cheveux se dressèrent, ma voix s’arrêta dans ma gorge » (obstupui, steteruntque comae, [et] vox faucibus haesit, Énéide II, 774) – cité le plus souvent (par exemple, par Montaigne, Essais I, 18) pour décrire les effets de la peur.
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timide peut se transformer en un homme brave et fort par la fréquentation des armées et d’autres situations dangereuses (art. 10). D’autre part, s’il croit que le tempérament n’est pas éternellement fixé mais peut changer sous l’influence du jugement et de l’habitude, il y attache beaucoup de valeur, non seulement par rapport aux passions (art. 9) mais d’une façon générale 11. Descartes de son côté, dans Les passions de l’âme et ailleurs, utilise la notion de « tempérament » (comme il utilise aussi celle de « naissance »), sans l’expliquer davantage. C’est sur le point de la classification des passions que les différences entre Descartes et Regius sont les plus évidentes. Descartes construit un schéma de six « passions primitives » : admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse, sans s’expliquer d’ailleurs d’une façon claire sur le rapport entre ces six passions et les autres, qui sont considérées tantôt comme des mélanges de ces six passions, tantôt comme des espèces (Passions, art. 69 ; cf. art. 149). Regius de son côté adopte un schéma à première vue beaucoup plus simple et certainement plus traditionnel, qui ne se compose que de deux axes, volupté et peine, les passions particulières étant produites par le rapport à la sensation, au jugement, à la volonté, à l’action volontaire. Ce schéma produit alors huit « passions », qui, si elles ne sont pas « primitives » au sens de Descartes, fonctionnent en tous cas comme huit « genres » différents, dont les passions particulières sont les « espèces » : volupté et douleur, plaisir et peine, amour et haine, ardeur et langueur – schéma qui n’est pas sans avoir ses mérites, notamment parce que la quatrième catégorie (ardeur et langueur avec les dispositions qui en dérivent) permet de donner aux dispositions leur position particulière. Par là Regius résout un problème que Descartes avait négligé – chez lui en effet, des dispositions comme courage et lâcheté figurent simplement parmi les autres passions. Cela dit, il faut avouer que ce moyen n’est pas complètement mis à profit, étant donné que Regius compte des dispositions typiques comme l’humilité, l’orgueil, et la générosité parmi les passions qui affectent la volonté (art. 22), donc pas comme des dispositions plus ou moins permanentes. Sur ce point Regius est donc aussi « cartésien » que Descartes.
Fundamenta physices, p. 160, 249.
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Ce qui est un peu consternant aussi, c’est que Regius compte ce que nous appellerions des sensations, comme volupté et douleur, parmi les passions. Bien entendu, Descartes fait plus ou moins la même chose, parce qu’il explique les passions comme des « sensations » de l’esprit : ce que les sensations (faim, soif, douleur) sont pour le corps, les passions le sont pour le composé psycho-physiologique, à savoir un motif d’agir. Au surplus, Descartes explique les effets physiologiques des passions à partir de la réaction de certaines sensations prénatales, notamment la faim et la douleur (art. 107-111). Ce serait donc encore son dualisme qui permet à Descartes de distinguer la sensation, dont l’étiologie et la téléologie sont entièrement physiologiques et pour ainsi dire « animales », de la passion, dont l’étiologie et la téléologie s’expliquent par le composé et sont par conséquent typiquement humaine. Malgré ces différences, dont on ne niera pas l’importance, il est clair que le traité de Regius reste profondément « cartésien » dans la mesure où il s’agit d’un effort pour construire une théorie des passions à partir des principes de la physique et de la physiologie cartésiennes : non seulement sa physiologie des passions, mais encore les conclusions générales que Regius tire de sa théorie, sont incontestablement cartésiennes. Ainsi, il est au moins remarquable que Regius inclut la générosité parmi les passions et qu’il y attache la même valeur morale (mais pas le même sens) que Descartes 12. Regius la définit comme « l’amour de notre liberté et de ce qui nous est propre, accompagné du mépris de toutes les autres choses, lesquelles on peut nous ôter » (libertatis nostrae et rerum nobis propriarum amor, cum omnium aliarum, quae nobis auferri possunt contemptu conjunctus). En fait, la définition proposée par Regius est différente de celle de Descartes, notamment parce que selon Descartes la générosité dérive de l’admiration plutôt que de l’amour – selon lui en effet elle consiste, « partie en ce qu’il [l’homme] connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés […] et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante 12 Si l’on admet que la devise de Regius (Candide et generose) peut avoir joué un rôle, il faut souligner aussi que sa première utilisation (dans la première édition de Philosophia naturalis de 1654) est postérieure à la Dissertatio. Sur la générosité cartésienne voir mon article « Generosity », in Emotional Minds : The Passions and the Limits of Pure Enquiry in Early Modern Philosophy, éd. S. Ebbersmeyer, De Gruyter, Berlin, 2012, p. 19-30.
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résolution d’en bien user » (Passions, art. 153). La générosité serait donc le produit de la connaissance de notre excellence et dignité, laquelle à son tour nous impose le devoir de n’agir qu’en conformité avec cette dignité – une façon de déduire la morale qui semble être copiée de De officiis de Cicéron. Dérivant la générosité de l’amour, Regius de son côté la regarde non seulement comme une véritable passion, mais n’éprouve en principe aucune difficulté à déduire une règle de conduite : celui qui aime sa liberté, s’efforcera aussi de la préserver. Aussi la générosité est-elle, comme chez Descartes d’ailleurs, le remède principal (remedium praestantissimum) contre les passions (art. 22). Enfin, Regius partage avec Descartes son aversion pour les Stoïciens : les passions ne doivent pas être supprimées, mais seulement modérées. Tant qu’elles demeurent modérées et que certaines bornes sont respectées, elles sont toutes bonnes. Quelle a été la fortune de cet opuscule ? On a déjà relevé qu’à partir de 1654 le texte devait faire partie, avec quelques additions peu importantes, de la Philosophia naturalis, réimprimée en 1661 et traduite en français en 1686 13. Or comme le Traité de l’homme ne devait être publié qu’en 1661, les ouvrages de Regius étaient, surtout dans les Provinces-Unies, la source principale pour la connaissance de la médecine cartésienne. Par conséquent, il n’est pas invraisemblable que la théorie régienne des passions ait joué un certain rôle dans la médecine néerlandaise du XVIIe siècle – dans ce domaine tout reste à faire. 13 Cette traduction, faite par un certain Claude Rouxel (Philosophie naturelle de Henri Le Roy, Van Zyll, Utrecht, 1686), demeure un mystère. Rouxel est également connu comme traducteur de Pufendorf (Introduction à l’histoire des principaux Etats, tels qu’ils sont aujourd’hui dans l’Europe, Marteau, Cologne, 1686), et comme co-auteur d’un dictionnaire (Dictionnaire nouveau, françois et flamand / Nieuw woorden-boek der Fransche en Nederlandtsche tale, Wolfgang et Halma, Amsterdam/Utrecht, 1686, nouvelle édition 1710). La traduction de la Philosophia naturalis est dédiée à Godard Willem van Tuyll van Serooskerken (1647-1708), seigneur de Zoelekerke et Welland, d’abord membre des États d’Utrecht, mais tombé en disgrâce après 1672, parce qu’en cette année il avait pris parti pour la capitulation de la ville d’Utrecht. Vu comme « collaborateur » il était désormais exclu de la vie officielle. Dans leur préface le traducteur et l’éditeur font des allusions à ces « furieux revers de la fortune », qui « bien loin de Vous désoler, n’ont jamais été capables d’ébranler la fermeté de Votre âme », notant que de ces disgrâces mêmes il avait su tirer « très sagement les avantages les plus solides, puisque par là Vous avez eu lieu d’employer Votre temps à perfectionner Votre esprit et à étendre Vos lumières ».
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Dans le passé, j’ai affirmé moi-même, sur l’autorité il est vrai d’un éminent collègue historien (Eco Haitsma Mulier), que le texte a également servi de base à un ouvrage de philosophie politique par Gerard van Wassenaer (c. 1589-1664) 14. Expliquons d’abord ce qu’en eût été l’intérêt. Gerard van Wassenaer commençait sa carrière comme membre de la Vroedschap d’Utrecht, et avocat de la Cour de Justice d’Utrecht, mais devait abandonner ces postes, probablement à cause de sa sympathie pour les Remontrants. Il poursuivait cependant sa carrière comme « notaire » (secrétaire, archiviste, conseiller juridique) du Chapitre de St Pierre – poste qui lui laissait suffisamment de temps pour publier un gros manuel sur la pratique du droit, qui devait être réimprimé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, aussi bien qu’une édition de l’Analyse des Institutions Impériales de Julius Pacius (1550-1635), avec les commentaires de Bernard Schotanus (1598-1652) 15. Cependant, en 1657 Van Wassenaer publia aussi, en néerlandais, un ouvrage de philosophie politique : « Arcanes du gouvernement, utilisés par les souverains, rois, nobles, et cités, pour stabiliser leur position et leur pouvoir » (Bedekte konsten in regeringen en heerschappien, die bykans gebruyckt worden, en waer door Koningen en Princen, Edelen en Steden, die het hooghste gebiedt hebben, haer Staet en Heerschappie vast stellen, Van Zyll et Ackersdyck, Utrecht, 1657), avec une seconde partie (p. 227-288) sur « L’art d’acquérir une position dans les gouvernements et dans les cours des princes et des gouvernants » (Konsten om staet en bedieningen te bekomen in regeringen en hoven, van princen en heerrschappien). Dans ce dernier texte on trouve une présentation de certaines règles de
14 Cf. E. O. G. Haitsma Mulier, « De Naeuwkeurige Consideratie van Staet van de gebroeders De La Court : Een nadere beschouwing », Bijdragen en Mededelingen voor de Geschiedenis van Nederland, 99 (1984), p. 396-407. Pour moi-même voir « Une université pas encore corrompue » : Descartes et les premières années de l’Université d’Utrecht / Descartes en de eerste jaren van de Utrechtse Universiteit, Universiteit Utrecht, Utrecht, 1993. 15 C. Burmannus, Trajectum eruditum, Van Paddenburgh, Utrecht, 1738, p. 446. Son ouvrage principal est Inleydinge tot de practyc, ofte corte instructie, so op de forme van procederen, als op het instellen van alderhande instrumenten, contracten, Van Zyll et Van Ackersdyck, Utrecht, 1650. De ce livre il y eut en 1660 et 1661 une nouvelle édition augmentée, d’abord de la première partie, qui concerne le barreau, suivie de la seconde partie, s’adressant au notariat. Il devait y avoir de nouvelles impressions jusqu’en 1746. L’édition de Pacius fut publiée pour la première fois en 1663 : Julii Pacii […] Analysis institutionum imperialium, Bernardi Schotani […] scholiis illustrata, Van Zyll, Utrecht, 1663. Une nouvelle édition fut publiée en 1686.
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conduite et surtout de dissimulation (veynzinge), fondées sur l’expérience des siècles. En réalité, il s’agit donc de deux ouvrages, le premier, s’adressant aux souverains, qui contient des règles pour conserver le pouvoir ; le second, s’adressant aux particuliers, qui présente des règles pour obtenir (et garder) la faveur des gouvernants. Or dans la seconde partie, qui peut avoir eu un sens satirique, Van Wassenaer utilise une théorie élémentaire des passions (pour la raison que le particulier ambitieux doit savoir quelles passions il doit cultiver en lui-même et exciter dans l’esprit des puissants), qui peut avoir été inspirée par la théorie de Regius. Soulignons cependant que les ressemblances entre les deux théories sont d’un ordre très général et semblent se limiter à la physiologie des passions – il y aurait donc lieu d’affaiblir quelque peu mes affirmations antérieures : il ne s’agit certainement pas d’une simple reprise. Dans tous les cas, on a affaire à une référence « cartésienne » des plus intéressantes. Correspondant de Grotius et ami de Lambertus van Velthuysen (1622-1685), Van Wassenaer partageait avec eux leurs convictions « républicaines » – ce qui en l’occurrence veut dire surtout leurs convictions « anti-orangistes » 16. Avec Van Velthuysen, Van Wassenaer serait donc un des premiers représentants du « cartésianisme politique », non pas au sens où leurs idées politiques seraient très spécifiquement « cartésiennes » (l’influence de Hobbes et de Machiavel est même très nette), ni même au sens où il y aurait un rapport logique entre « cartésianisme » et « républicanisme », mais dans la mesure où le cartésianisme et l’anti-orangisme (et en théologie le coccéjanisme) faisaient partie d’un même complexe idéologique – c’est dans ce sens aussi que certains orthodoxes comme Jacobus Koelman (16321695) attribuaient aux cartésiens des idées politiques : le « collège des sçavans » d’Utrecht, espèce de club cartésien, était vu aussi comme un centre d’agitation républicaine et anti-orangiste. Ce qui compte au surplus, notamment par rapport à Regius, est le fait que le fils de Van Wassenaer, Petrus (Pieter) van Wassenaer, un médecin, avait été formé à l’Université d’Utrecht, notamment par Regius : c’est lui qui en 1647 ajouta à une dispute médicale une série de corollaires qui étaient en réalité des extraits du chap. 12 16 Pour une lettre à Grotius du 6 octobre 1627 voir la Briefwisseling de Grotius (éd. Molhuysen, et al.), vol. III, p. 1181.
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de la version originale des Fundamenta physices et qui publia, en préface de la Brevis Explicatio mentis humanae (1648) de Regius, une lettre ouverte à Descartes, dans laquelle il défend Regius contre les accusations que le philosophe français avait présentées dans les Notae in programma quoddam (1648) 17. Que Gerard van Wassenaer ait utilisé la Dissertatio de Regius, soit l’original soit dans la version de Philosophia naturalis (1654), n’aurait donc en soi rien de très surprenant. Enfin, le texte de l’ouvrage de Van Wassenaer fut repris intégralement, avec quelques légères modifications seulement, par Pieter de La Court (1618-1685), beau-frère d’Adriaen Heereboord (1614-1659), dans Nauwkeurige consideratie van staet (Amsterdam [sans nom d’éditeur], 1662) 18. Ce serait donc grâce à Gerard van Wassenaer que la théorie cartésienne des passions, telle qu’elle avait été interprétée par Regius, serait devenue la base psychologique et anthropologique d’une certaine philosophie politique, associée notamment avec le républicanisme néerlandais. Gardons-nous cependant d’exagérer. Car d’abord les parallèles entre la théorie de Regius et la théorie utilisée par Van Wassenaer sont faibles et plutôt générales. Au surplus, Van Wassenaer n’a besoin de cette théorie que dans la seconde partie de son ouvrage, c’est-à-dire dans la partie qui ne concerne pas la philosophie politique – dans la première partie ses références sont entièrement classiques (il s’agit surtout de Tacite). D’autre part, ce qu’on trouve au début chez La Court, ce n’est pas tellement une philosophie politique, c’est-à-dire une théorie générale du gouvernement, qu’une étude économique et historique de la Province de Hollande – selon lui en effet, étant donné que la prospérité de cette république dépend du commerce, il faut abolir tout ce qui 17 Pour la Brevis explicatio et tout ce qui s’y rattache voir Descartes et Regius : Autour de l’Explication de l’esprit humain, éd. Th. Verbeek, Rodopi, Amsterdam, 1993. Malgré le fait qu’il semble avoir été remontrant comme son père (sa dispute fut retirée aussi parce qu’elle était dédiée à quelques ministres rémontrants) Petrus Wassenaer devint médecin municipal (stadsdoctor) en 1669 – poste honoraire dans lequel il était particulièrement en charge du soin des pauvres. Il doit être resté un ami familier de Regius, qui dans un de ses testaments lui léguait ses manuscrits (dont du reste il n’existe plus aucune trace). 18 Dans la Nauwkeurige consideratie on cherche en vain une référence à Van Wassenaer, qui à ce moment était encore vivant. On dirait donc que celui-ci partageait avec De La Court la responsabilité pour la réédition sous le pseudonyme « V.D.H. » (normalement interprété comme « Van den Hove » – traduction néerlandaise de « de la cour »).
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peut empêcher la libre circulation des biens, des personnes et de l’argent. Toujours est-il que cette exigence économique doit avoir, à son avis, non seulement des conséquences sociales, à savoir qu’aucun groupe social ou religieux ne doit être privilégié ; mais aussi des conséquences politiques, à savoir que le gouvernement de Hollande doit être absolu, c’est-à-dire qu’il ne doit y avoir aucun corps ni aucune personne qui puisse usurper ou contester la souveraineté du gouvernement. Enfin, il demande que les corps administratifs des cités hollandaises, très fermés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, s’ouvrent à ces citoyens qui ont fait une contribution significative à l’économie, même lorsque ceux-ci ne se sont établis comme citoyens que depuis une ou deux générations 19. Bien entendu, dans les Provinces-Unies des années ’60 du XVIIe siècle, qui entre 1650 et 1672 traversaient une crise constitutionnelle très grave, cela avait le sens très précis qu’il fallait se débarrasser du stathouder et de la famille d’Orange, ou de toute façon qu’il fallait éviter l’apparence d’une famille quasiment royale ; que l’armée et l’Église devaient être subordonnées à l’État ; et que, république souveraine, la Hollande était libre de se dissocier de l’Union d’Utrecht (1579), laquelle dans cette interprétation n’avait été rien qu’une association défensive d’un certain nombre de républiques souveraines. Avec Pieter de La Court on arrive dans l’entourage de Spi noza, qui sur la question précise de la souveraineté de Hollande partageait probablement son opinion. La question se pose par conséquent de savoir dans quelle mesure la théorie des passions de Spinoza peut avoir été influencée par celle de Regius. Quelle que soit la réponse, elle ne peut jamais être très spécifique, d’autant moins que Spinoza ne révèle pas ses sources et qu’en écrivant l’Éthique, il avait également accès à d’autres théories sur les passions, notamment à celle du Léviathan de Hobbes 20. En fait, 19 Comme Spinoza il demande une représentation de 1 : 50. Si l’on peut interpréter cette demande, avec quelque exagération, comme « démocratique », De La Court revient sur ses pas dans les éditions ultérieures de sa « Balance politique », et préfère une solution plus « aristocratique ». Soulignons cependant que la position des frères De La Court est complexe, et sujette à évolution ; pour un peu plus de détail voir mon article « Spinoza on Aristocratic and Democratic Government » in A Critical Guide to Spinoza’s Political Treatise, éd. Y. Melamed - H. Sharpe, Cambridge University Press, Cambridge, 2018, p. 145-160. 20 Opera philosophica […] omnia, 3 vols, Blaeu, Amsterdam, 1668 (le vol. III contient la traduction latine du Léviathan). Cette version latine avait été précédée
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par rapport à Descartes et à la tradition Spinoza opère une double réduction : il réduit les passions à des jugements, mais, en même temps, les pensées à des passions. En effet, à l’intérieur des pensées il fait une distinction entre des éléments « actifs », c’est-à-dire des pensées qui augmentent la force du sujet (idées intellectuelles et affections joyeuses), et des éléments « passifs » (sensations, passions « tristes »), qui diminuent la force du sujet. Certaines « affections » compteraient donc comme des « actions », tandis que d’autres compteraient comme des « passions » – voilà sa raison à lui pour éviter le mot « passion » et utiliser, comme Regius, l’expression affectus animi. Que Spinoza réduise les affections à des jugements devient clair par sa définition : « un affectus, ce qu’on appelle une passion de l’âme, est une idée confuse, au moyen de laquelle l’esprit affirme une force d’exister plus grande ou plus petite par rapport à un état antérieur de son corps ou de quelque partie de son corps et en vertu de laquelle l’esprit est déterminé à penser ceci plutôt que cela » (Eth III, affectuum generalis definitio, Gebhardt II, 203). Une passion serait donc une « idée confuse », mais comme selon Spinoza chaque idée contient ou bien une affirmation, ou bien une négation, elle est en même temps un jugement : à travers cette idée confuse l’esprit juge que, par rapport à un état antérieur, la force de son corps ou d’une partie de son corps a, ou bien augmenté, ou bien diminué. Étant une « idée confuse » ce jugement n’est pas nécessairement vrai ; au contraire, il est beaucoup plus vraisemblable qu’il soit faux. D’autre part, Spinoza réduit les idées à des passions, dans plus d’un sens : 1) toutes nos pensées, même les plus abstraites, sont des manifestations de notre conatus ; 2) nous ne sommes pas libres d’avoir telle ou telle idée plutôt que telle ou telle autre (ce pourquoi Spinoza rejette l’analyse cartésienne de l’erreur) ; 3) une idée a une certaine force, correspondant à son degré d’adéquation (plus une idée est adéquate, plus elle est vraie, plus elle a de force). Étant une idée confuse, une passion aurait donc par définition moins de force qu’une idée vraie. Si les passions l’emportent sur des idées vraies, cela est dû à leur quantité numérique supérieure à celle des idées vraies. À moins d’avoir
par une traduction néerlandaise : Leviathan of van de stoffe, gedaente, ende magt van de kerckelycke ende wereltycke regeeringe, Wagenaar, Amsterdam, 1667. Le traducteur était Abraham van Berckel (c. 1640-1686), un ami de Spinoza.
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comme objet l’essence même de Dieu, une seule idée vraie ne peut rien contre la masse des idées confuses, que sont les passions ; encore cette idée-là n’a-t-elle une force absolument supérieure que parce qu’elle est accompagnée d’un amour intellectuel – passion, si l’on peut dire, éminemment « active » dont la force surpasse celle de toutes les autres passions. Bien entendu, cela a aussi des conséquences pour la conception du bonheur : si, à la rigueur, le bonheur peut être le fruit du régime proposé par Descartes ou par Regius, le vrai bonheur (la « béatitude ») repose sur une connaissance particulière, à savoir la connaissance intuitive de Dieu, laquelle à son tour conditionne une « passion » toute-puissante, à savoir l’amour intellectuel de Dieu. Il est clair que, si Spinoza est tributaire de la théorie cartésienne, on se trouve avec lui dans un monde différent. En effet, bien qu’il affirme vouloir en parler comme s’il s’agissait « de lignes, de plans, ou de corps 21 », l’intérêt que prend Spinoza aux passions n’est pas celui d’un « physicien ». La différence principale par rapport à Descartes – mais c’est là une différence générale qui affecte sa philosophie toute entière – est évidemment que Spinoza applique l’opposition « action-passion », non pas au rapport entre le corps et l’âme, ni pour marquer la différence entre une idée (ou une passion) et un acte de la volonté, mais au rapport entre l’imagination et l’entendement. Si la définition de l’imagination lui importe peu, tant qu’elle est regardée comme étant essentiellement passive, Spinoza regarde l’entendement (intellectus) comme la faculté éminemment active 22. Plus l’esprit acquiert des « idées », c’est-à-dire des « idées vraies », plus il sera « actif » et moins il sera sujet aux « passions », c’est-à-dire aux imaginations et aux émotions proprement dites qui, les unes et les autres, causent une dépendance générale et un manque de liberté. Celle-ci par contre, au lieu de consister en l’exercice de la volonté, repose sur la possession d’idées vraies et adéquates, et est confirmée, maintenue, et fortifiée par l’amour intellectuel de Dieu, qui, loin d’être une « passion », permet au philosophe d’exercer la vertu. Bien entendu, un tel état est réservé à une classe spéciale des hommes. Le régime « ordinaire » des passions, par contre, consiste ou bien à les subor Eth III, praef., éd. Gebhardt III, 138. Tract. de intellectus emendatione, Gebhardt II, 32 (Bruder 84) et 38-39 (Bruder 108) ; cf. Traité de la réforme de l’entendement, éd. et trad. B. Rousset, Vrin, Paris, 1992, p. 110-111 ; 122-127. 21 22
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donner à des buts rationnels – c’est la morale – ou bien à confier leur gouvernement à des institutions capables de les mettre en œuvre dans l’intérêt de la paix – c’est là où commence la philosophie politique. En fait, le seul élément spécifiquement cartésien – mais pas forcément régien – dont Spinoza ait su profiter est l’idée que la seule manière efficace de lutter contre une passion est d’y opposer une passion contraire : si ultérieurement la connaissance nous permet de vaincre les passions, c’est que la connaissance vraie est accompagnée de « passions » positives, comme le plaisir et l’amour. J’arrive à mes conclusions. La De affectibus animi dissertatio de Regius est un écrit relativement original, dont la publication séparée s’explique surtout par le rapport personnel entre les deux hommes : il s’agit sans doute d’une tentative de revendiquer l’indépendance et l’originalité du médecin d’Utrecht vis-à-vis de son ami d’autrefois. Il serait faux cependant d’en réduire le sens à un règlement de comptes. Regius a fait un effort sérieux non seulement pour construire sa théorie à partir de principes cartésiens, mais aussi pour respecter son propre rejet de la métaphysique et de l’épistémologie cartésiennes – au lieu de renier Descartes, il tâche plutôt de le réinterpréter dans un sens moins dualiste. Le résultat se lit comme une contribution pleine de valeur à la philosophie, et à la théorie médicale.
Résumé L’objet de cet article est un texte peu connu de Regius sur les passions, De affectibus animi dissertatio (1650), lequel doit être vu comme une réaction aux Passions de l’âme de Descartes. Comme le Programma de 1647 cette dissertatio sert surtout à mettre en lumière l’originalité de son auteur. L’article contient une analyse du texte et une briève étude sur son influence.
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1. Deux Descartes En présentant Les Passions de l’âme dans sa grande histoire de la philosophie cartésienne Francisque Bouiller écrivait : Que d’aperçus fins et piquants, non moins qu’exacts, nous aurions à citer sur chaque passion et particulièrement sur l’humilité vertueuse et vicieuse, sur la bonne et mauvaise jalousie, sur la raillerie et la pitié, sur la satisfaction de soi-même ! Les qualités propres du caractère de Descartes, l’élévation et la fermeté de son âme, paraissent dans les jugements qu’il porte sur chacune d’elles 1.
Les descriptions portant sur le caractère et sur la vie du philosophe accompagnent depuis toujours les débats sur sa philosophie. Qu’il s’agisse d’en louer les vertus, ou bien d’en blâmer les mœurs, la vie de Descartes a souvent fait l’objet de réflexions de la part de ceux qui s’intéressaient à sa pensée. Parmi ceux qui ont voulu louer les coutumes du philosophe on trouve par exemple la reine Christine, qui rédige un « certificat de catholicité » posthume du philosophe 2 et au XVIIIe siècle, l’éloge de Descartes par Thomas que Victor Cousin a mis en introduction de son édition des œuvres. Il arrive souvent que la grandeur de l’âme du philosophe soit louée comme un signe éloquent de la clarté de sa pensée 3. 1 F. Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Delagrave, Paris, 3e èd. 1868 (réimpr. Slatkine 1970) vol. I, p. 124. 2 Baillet II 437 ; C. Adam, Vie et œuvres de Descartes, AT XII 603 (supplément à l’edition 1910). 3 A. L. Thomas, Éloge de Descartes, in V. Cousin (éd.), Œuvres de Descartes, Levrault, Paris, 1824, vol. 1, p. 76 et passim. Jean-Robert Armogathe a montré que les éloges de Descartes du XVIIIe siècle évoquent souvent « la constellation de la
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117846 (DESCARTES, 4), p. 353-374
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Les appréciations de la moralité cartésienne sont évidemment l’effet des polémiques anti-cartésiennes dans lesquelles les accusations ont souvent dépassé les limites de la simple confrontation philosophique. C’est le cas, par exemple de satires et de parodies que Gabriel Daniel et Pierre-Daniel Huet on fait de la « secte » cartésienne 4. L’historiographie contemporaine se ressent toujours d’un paradigme éthique, ce qui en fait un cas tout à fait unique par rapport aux études sur d’autres philosophes de la modernité 5. Cela est sans doute dû principalement à l’influence de longue date de la biographie d’Adrien Baillet. C’est en effet le biographe à avoir établi le double niveau des narrations cartésiennes en soutenant l’exigence de peindre « l’homme intérieur » à côté de « l’homme de dehors » : La condition d’une Personne privée que M. Descartes avoit choisie ne l’avoit pas entérement exclus du commerce avec le genre humain. Il a donc fallu représenter en luy non seulement l’homme intérieur dans ses mœurs, ses sentimens, et sa conduite particulière ; mais encore l’homme de déhors, je veux dire le Philosophe et le Mathématicien dans ce qu’il a produit au public 6.
Aujourd’hui on lit cet ouvrage presque exclusivement comme une source d’informations et même de références à des textes inédits vertu, de l’honnêteté, de la modération : les traits du sage, idéal des Lumières » : J.- R. Armogathe, « Descartes, philosophe des Lumières, ou l’effet Baillet », G. Barber – C. P. Courtney (éd.), Enlightenment essays in memory of Robert Shackleton, The Voltaire Foundation, Oxford, 1988, p. 4. Sur les enjeux politiques des usages de l’image de Descartes à la fin du siècle voir C. Borghero, « Le spoglie contese. Im magini di Descartes tra Lumi e Restaurazione », in C. Borghero, A. Del Prete (éd.), Immagini filosofiche e interpretazioni storiografiche del cartesianismo, Le Lettere, Firenze, 2011, p. 221-258. 4 G. Daniel, Voyage du monde de Descartes, Benard, Paris, 1691 ; [P. -D. Huet], Nouveaux mémoires pour servir à l’histoire du cartésianisme, [s. l.], [1692]. 5 Cas unique dans les Early modern Studies, Descartes fait toujours l’objet de nombreuses biographies intellectuelles : S. Gaukroger, Descartes an Intellectual Biography, Clarendon, Oxford, 1995 ; D. Clarke, Descartes a Biography, CUP, Cambridge, 2006 ; R. Watson, Cogito ergo sum, The Life of René Descartes, Godine, Boston, 2007. 6 Préface, in Baillet I, p. iv. Pour une critique de l’ouvrage de Baillet, portant notamment sur son caractère « hagiographique » voir Antoine Boschet, Réflexions d’un académicien sur la vie de Mr Des Cartes, envoyées à un de ses amis en Hollande, A. Leers, La Haye, 1692. Voir aussi les réflexions de Henri Basnage de Bauval, « La vie de M. Descartes », Histoire des ouvrages des sçavans, vol. 10, juin 1693, p. 533-550 ; D. Ribard, Raconter, vivre, penser : histoire(s) de philosophes, 1650-1766, Vrin-EHESS, Paris, 2003, p. 182-212.
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de Descartes. Cependant, le biographe avait remarqué et fixé l’aspect de la réception de Descartes lié à sa « moralité », dont on peut retracer les origines dans quelques événements qui ont eu lieu du vivant de Descartes. Si le débat des objections et réponses a toujours gardé son statut purement philosophique malgré son âpreté, ce n’est qu’avec l’introduction dans les universités des Pays-Bas que le Descartes auteur devient l’affaire du cartésianisme. Le « Descartes intérieur » a dû paraître sur scène très tôt, au moins à partir des deux querelles principales dans lesquelles le philosophe lui-même s’était engagé à Utrecht et puis a Leiden. Ce sont Schoock et Voetius qui ont parcouru les premiers toutes les nuances qui, de la philosophie et de la théologie, amènent à douter de la religiosité de l’auteur et à rappeler les détails de sa vie privée 7. Les travaux critiques récents ont bien mis au jour les enjeux philosophiques, notamment en ce qui concerne les textes de Voetius et de Schoock 8. Toutefois, ces études ont dû privilégier ce qui relève de la polémique religieuse et politique, en faisant passer au second plan les arguments rhétoriques. Des deux « crises » du cartésianisme, celle de Leiden est la moins étudiée, assurément parce que l’engagement de Descartes a été plus limité 9. Du point de vue de la réception notamment aux Pays-Bas et en Allemagne, elle paraît néanmoins la plus importante, s’étant prolongée après 1650 et ayant donné lieu à un nombre remarquable de publications tant de la part des adversaires que de celle des partisans de la pensée de Descartes 10. 7 Notamment concernant l’affaire de sa fille Francine évoqué par Marten Schoock : Philosophia cartesiana sive Admiranda methodus philosophiæ Renati Descartes, Waesbergae, Ultrajecti, p. 10, trad. fr. René Descartes – Martin Schoock, La Querelle d’Utrecht, T. Verbeek (éd.), préface de J.-L. Marion, Les impressions nouvelles, Paris, 1988 ; Epistola ad Voetium, AT VIII-2 22 ; BOp I 1512. 8 H. Van Ruler, The Crisis of Causality. Voetius and Descartes on God, Nature and Change, E. J. Brill, Leiden, 1995 ; A. Goudriaan, Philosophische Gotteserkenntnis bei Suárez und Descartes, Brill, Leiden, 1999 ; M. Savini, « Methodus cartesiana o Methodus vaniniana ? Fonti e significato teorico del parallelo tra René Descartes e Giulio Cesare Vanini nell’Admiranda Methodus di Marten Schoock », in F. M. Crasta, M. T. Marcialis (éd.), Descartes e l’eredità cartesiana nell’Europa Sei-Settecentesca, Milella, Lecce, 2001, p. 109-126. 9 Nous empruntons le mot Crisis à T. Verbeek, Descartes and the Dutch. Early Reactions to Cartesian Philosophy 1637-1650, Southern Illinois University Press, Carbondale-Edwardsville, 1992. 10 La crise commence avec les attaques de Jacob Revius, Methodi cartesianæ consideratio theologica, de Vogel, Leiden, 1648. Id., A theological Examination
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La réponse que Clauberg écrit contre son collègue à l’université de Herborn, Cyriacus Lentulus et contre Jacob Revius, a marqué la suite de sa réflexion philosophique, en donnant le modèle et le programme de ses ouvrages successifs. En effet, Clauberg n’a pas laissé de côté les calomnies et les sophismes des adversaires ; au contraire, il s’est engagé à les réfuter point par point, en décelant chaque fois la malice de l’interlocuteur, et n’a même pas manqué d’y opposer les qualités morales de Descartes. Quarante ans avant Baillet, il est donc le premier à faire de Descartes un modèle de vertu, outre qu’un maître de philosophie. En se plaçant en amont de la séparation entre « les deux Descartes », la Defensio met en lumière un enjeu proprement moral au cœur de la réflexion cartésienne sur la méthode et la métaphysique.
2. De modestia Cartesii, les stratégies de la Defensio Cartesiana Dans sa Défensio cartesiana de 1652, Clauberg agit en véritable avocat du cartésianisme en rassemblant les accusations des adversaires afin de les réfuter une par une dans un commentaire suivi du Discours de la méthode 11. S’agissant d’un commentaire à l’œuvre de Descartes, la pensée de Clauberg n’y est pas toujours affirmée explicitement. Il arrive souvent que ses thèses principales ne s’y manifestent qu’indirectement, grâce aux montages de textes n’ayant pas entre eux de relations évidentes. Le troisième chapitre de sa Defensio Cartesiana : De modestia Cartesii in modo loquendi est entièrement consacré à la descrip-
of Cartesian Philosophy. Early Criticisms (1647), A. Goudriaan (éd.), Brill, Leiden, 2002 ; Id., Statera Philosophiæ cartesianae, Leffen, Leiden, 1654. On peut compter une dizaine d’ouvrages anti-cartésiennes de la part de Revius auxquelles il faut ajouter ceux de Cyriacus Lentulus, Nova Reanti Des Cartes Sapientia : faciliori quam antehac methodo detecta, Herborn [s.e.], 1651 ; Id. Cartesius triumphatus et nova sapien tia ineptiarum et blasphemiæ convicta, Francofurti ad Moenum, 1653 ; en plus de la Defensio cartesiana de Clauberg, il faut rappeler Tobias Andreæ, Methodi Cartesia nae assertio, opposita Jacobi Revii, Cölleni, Groningæ Frisiorum, 1653-1654. 11 Johann Clauberg, Defensio cartesiana adversus Jacobum Revium, Theologum Leidensem et Cyriacum Lentulum Professorem Herbonensem, in Id., Opera Omnia Philosophica, J. T. Schalbruch (éd.), Ex Typographia P. et I. Blaev, Amstelo dami, 1691. Sur Clauberg voir T. Verbeek (éd.), Johannes Clauberg (1622-1665) and Cartesian Philosophy in the Seventeenth Century, Kluwer, Dordrecht-BostonLondon, 1999 ; M. Savini, Johannes Clauberg, Methodus cartesiana et ontologie, Vrin, Paris, 2011.
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tion de la modestie du philosophe, qui selon Clauberg marque depuis le début sa philosophie 12. En effet, si le Discours s’ouvre avec la déclaration que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », Descartes avoue immédiatement que son propre esprit n’est pas exempt de défauts : « même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample, ou aussi présente, que quelques autres » 13. Le but de cet autoportrait empreint de modestie, ainsi que Clauberg l’affirme, est d’introduire le lecteur au nouveau genre d’écriture philosophique qu’est le Discours, en marquant les différences par rapport aux traités traditionnels. Les adversaires de Descartes n’ont pas saisi le lien entre la nouvelle image du philosophe modeste et le nouveau style d’écriture philosophique. Cyriacus Lentulus a au contraire vu dans la nouvelle méthode l’expression d’un orgueil excessif : « cur – demandet-il dans sa Novi Des Cartes Sapientia – igitur fabulæ narratio Methodi nomine venditatur ? cur methodi accuratiori Aristotelis aut Rami aut Keckermanni Methodo præferendæ ? » 14. La réponse de Clauberg consiste à dissocier la narration de la méthode en refusant le parallèle captieusement établi par Lentulus. Descartes n’a jamais voulu faire passer son Discours pour une méthode qui puisse remplacer celles d’Aristote, La Ramée et Keckermann. Il a plutôt voulu raconter une fable, tandis que ses prédécesseurs avaient voulu prescrire une méthode : Nam Aristoteles, Ramus, Keckermannus præcepta dedere, Cartesius hoc loco non dat : illi methodum aliis præcepere, hic suam duntaxat narrat, non præscribit 15.
En répondant à Lentulus, qui avait demandé les raisons pour préférer la nouvelle méthode à l’ancienne, Clauberg remarque
Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., p. 948. Discours de la méthode, AT VI 1-2 ; BOp I 24. 14 « Pourquoi donc le récit d’une fable est-il présenté sous le nom de Méthode ? », Lentulus, Nova R. Des Cartes Sapientia, op. cit., p. 23-24 ; J. Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., p. 948. 15 « En effet Aristote, Ramus, Keckermann ont donné des précéptes, dans ce passage Descartes n’en donne pas : Ceux-là on enseigné la méthode aux autres, ici il raconte juste la sienne, il ne préscrit rien », Clauberg, Defensio, op. cit., p. 948. « Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne », AT VI 4 ; BOp I 26. 12 13
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donc que les deux options ne s’opposent pas l’une à l’autre, car Descartes n’a jamais été affecté par l’orgueil qui poussait les autres philosophes à prétendre qu’on les suive. Or, tout cela pourrait sembler relever de la psychologie, ou de l’emphase rhétorique, plutôt que de la philosophie. Il faut pourtant déjà remarquer d’emblée que cette stratégie argumentative donne lieu à une interprétation très originale de la pensée cartésienne. Clauberg exploite ici le jeu des passions opposées qui s’étaient manifestées dans les querelles autour de Descartes afin de formuler dans un langage nouveau une instance d’universalité propre à la nouvelle philosophie. La modestia loquendi est en effet le nom d’une attitude par laquelle le syncrétisme entre les philosophies anciennes et la nouvelle se trouve en principe justifié. Le lexique de la morale par lequel Clauberg distingue le parti des philosophes de celui de ses adversaires rappelle de façon évidente la troisième partie des Passions de l’âme. La description du style modeste de Descartes se nourrit de notions que ce dernier avait utilisées lui-même dans son dernier ouvrage. Par cet effet rhétorique, Clauberg suggère aux lecteurs que même dans le style d’écriture le philosophe ne fait que suivre sa propre morale. Le Discours, d’un point de vue stylistique, ne serait donc que l’application de la morale dont Descartes n’a donné la théorie accomplie que dans son dernier ouvrage. En effet, selon l’article 159 des Passiones animæ, la modestia et l’humilitas sont le signe extérieur de la générosité en tant qu’expressions de l’humilité vertueuse : [Humilitas vitiosa] directo opponitur Generositati, et sæpe evenit ut illi qui ingenium abjectius habent sunt arrogantiores et superbiores : ut generosiores sunt modestiores et humiliores 16.
La modestia in modo loquendi, la mesure dans le style et la prudence dans la pensée seraient donc strictement liés à l’estime légitime que le philosophe avait de soi-même ; une estime qu’il avait Descartes, Passiones animæ, […] Latina civitate donatæ ab H[enricus] D[esmarets] M.I.V.L., Amstelodami, Apud L. Elzevirum 1650, art. 159, p. 184. ab ipso conscriptæ nu. Nous citons la traduction latine de Desmarets dont Clauberg se sert et qui a fixé le lexique latin de la pathologie cartésienne : « [L’humilité vicieuse] est directement opposée à la générosité ; et il arrive souvent que ceux qui ont l’esprit le plus bas sont les plus arrogants et superbes, en même façon que les plus généreux sont les plus modestes et les plus humbles ». Les Passions de l’âme, III, art. 159, AT XI 450 ; BOp I 2480. 16
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acquise par sa méthode et dont la langue est un reflet fidèle. Partout dans la Defensio cartesiana les adversaires Revius et Lentulus sont traités d’arrogants et de superbes, afin de mieux faire ressortir leur bassesse. Bref, pour Clauberg la querelle déclenchée par les deux auteurs met en scène, pour ainsi dire, l’opposition que les Passions de l’âme avaient établie entre l’humilité vertueuse et l’humilité vicieuse. Afin de mieux comprendre l’exégèse claubergienne de l’œuvre de Descartes, il est nécessaire d’introduire quelques réflexions sur le contexte dans lequel cette réception a pu avoir lieu. En 1652 la querelle visait les textes publiés par Descartes lui-même. Ni la correspondance – sauf peut-être quelques cas (difficiles à prouver) d’une circulation manuscrite – ni les Regulæ ad directionem ingenii (1701), ni le Monde (1664) et L’Homme (1662-1664) n’étaient connus par les protagonistes des querelles. La tâche des premiers cartésiens était donc celle de reconstituer la pensée du philosophe dans certains domaines, tels la logique, la méthode, et la physiologie, dont on n’avait que de traces 17. Toutefois, deux ans après la mort du philosophe, les rapports personnels avec celui-ci et les échanges oraux jouaient encore un rôle que nous ne sommes souvent pas capable de reconnaître. Quelques traces importantes sont restées dans les textes : premièrement, on a le compte rendu du dialogue entre Descartes et Burman que Clauberg connaissait, sa copie étant la source du seul manuscrit que nous avons. Comme on le sait désormais, dans certaines occasions, Clauberg a puisé des arguments et des explications de textes auxquels la partie adverse ne pouvait avoir accès 18. Mais même l’acharnement de Revius trouve son origine dans la rencontre avec le philosophe entre 1632 et 1634 et dans la déception de ne pas avoir réussi à le convertir à la foi réformée, comme l’a souligné Aza Goudriaan en citant un témoignage de Revius lui-même dans son ouvrage Thekel de 1653 19. E. Lojacono, « Le point extrême de la transgression cartésienne : la logique ‘introuvable’ », Les études philosophiques, 4 (2005), p. 503-519 ; M. Savini, « L’insertion du cartésianisme en logique : la Logica vetus & nova de Johannes Clauberg », Revue de Métaphysique et de Morale, 1 (2006), p. 73-88 ; R. Ariew, Descartes and the First Cartesians, OUP, Oxford, 2014. 18 W. Hübener, « Descartes-Zitate bei Clauberg. Zum Quellenwert frühcartesianischer Kontroversliteratur für die Descartesforschung », Studia Leibnitiana, 5, (1973), p. 233-239. 19 Revius, A theological examination of cartesian philosophy, op. cit., p. 8. 17
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Même si l’on écarte telles conjectures, il est certain que l’objectif des premiers cartésiens était avant tout de consolider le « système » de Descartes, en y ajoutant une logique – ce que Clauberg allait faire en 1654 avec sa Logica vetus et nova – mais aussi en développant, à partir des textes disponibles, la cinquième et la sixième partie des Principes que Descartes avait annoncées à l’article 188 de la quatrième partie 20. On a un exemple remarquable de cette tentative dans le dernier texte de Clauberg, La theoria corporum viventium, paru en 1664. Ce texte présente le seul commentaire des Passions de l’âme que Clauberg ait jamais publié, ce qui est un fait remarquable, si l’on considère qu’une bonne partie de l’œuvre du professeur de Duisburg comporte des commentaires à l’œuvre cartésienne 21. Se bornant à résumer les définitions des six passions primitives et de celles qui en sont dérivées, ces trois pages n’ajoutent pas beaucoup à la compréhension du texte cartésien. La seule nouveauté à signaler est peutêtre le fait que la generositas se trouve rattachée à l’admiratio par le moyen des passions dérivées de celle-ci : l’estime et le mépris. Mais si ce court passage n’en dit pas beaucoup sur la pathologie, la place qu’il occupe nous donne un indice concernant le rôle des Passions de l’âme dans le projet philosophique de Clauberg. Le morceau conclut un chapitre sur l’homme qui est à son tour précédé par un traité sur les plantes et, plus loin encore, par un traité de physique générale. Il s’agit évidemment d’une ébauche répondant au projet de conclure le Principia philosophiæ par un De Plantis et un De Animalibus comportant un traité De Homine. En 1664 le De Homine claubergien pouvait finalement s’élaborer sur la base du Traité de l’homme cartésien, qui avait paru la même année. Or, c’est justement dans la suite d’arguments de L’Homme que le résumé des Passions de l’âme trouve sa place pour achever
20 Principia Philosophiæ, IV, art. 188 : « De iis, quæ ex tractationibus de animali et de homine, ad rerum materialium cognitionem mutuanda sunt » (« Des choses que’il faut emprunter aux études sur l’animal et sur l’homme pour la connaissance des choses matérielles »), AT VIII-1 315 ; BOp I 2188. Dans la traduction de Picot : « Quelles choses doivent encore être expliquées, afin que ce traité soit complet », AT IX-2, 309. 21 Johann Clauberg, Theoria corporum viventium, in Opera omnia, op. cit., p. 204. La Defensio cartesiana est un commentaire du Discours et la Dubitatio cartesiana comporte un commentaire des Méditations. En outre, Clauberg est l’auteur d’un commentaire suivi des Principes et de Méditations.
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l’analyse des « inclinations naturelles qui dépendent de la diversité des esprits » 22. Clauberg s’autorise à substituer le traité des inclinations en abrégé par les Passions de l’âme qu’il tient désormais pour sa version définitive. On passe donc sans médiation de l’appetitus naturalis dont la nature est purement corporelle, aux passions de l’âme proprement dites qui sont « causées, entretenues et fortifiés par quelques mouvements des esprits » 23. Utilisées dans une théorie des corps vivants, les Passions de l’âme deviennent un fragment du manuel de philosophie cartésienne qui s’ouvrait par la physique générale et la cosmologie des Principes. Le statut de la réception des Passions de l’âme chez Clauberg paraît donc oblitérer un aspect essentiel de la définition cartésienne des passions de l’âme par rapport aux actions du corps, en les réduisant à la seule mécanique de la machine corporelle. La théorie des passions est toutefois centrale dans sa pensée, car elle donne la structure profonde de sa philosophie. Notamment l’admiration et la générosité sont la base d’une pédagogie, d’une logique, et d’une méthode dont l’inspiration est tout aussi cartésienne que singulière 24. En effet la recherche des preuves de la modestie de Descartes dirige tout le commentaire du Discours de la méthode, qui occupe la première partie de la Defensio cartesiana. On peut considérer par exemple ce que l’auteur écrit à propos de la première règle de la méthode : « Nihil unquam veluti verum admittendum nisi quod certo et evidenter verum esse cognoscatur » et à propos des trois causes pour lesquelles il est difficile de la suivre : la præcipitantia, l’anticipatio, et le fait de juger plus que ce qu’on n’a perçu 25. La plupart des causes de la précipitation, telles qu’elles sont énoncées par Clauberg, se rapproche de la théorie cartésienne des AT XI 166 (BOp II 440). Passions, I, art. 27, AT XI 349 ; BOp I 2358. Clauberg cite l’article 28 qui est l’explication de la définition des passions de l’âme ; il reprend notamment le lexique des « passiones, affectus vel affectiones, aut commotiones animi ». Clauberg, Opera omnia, op. cit. p. 204. Cf. Passiones animæ, cit. p. 34-35. 24 Pour le rôle de l’admiration dans la logique de Clauberg je me permets de renvoyer à mon article : D. Collacciani, « L’admiratio nella Logica di Clauberg », in C. Borghero, C. Buccolini (éd.), La ragione e le sue vie, Le Lettere, Firenze, 2015, p. 82-105. 25 « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse certainement et évidemment être telle », Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., Opera omnia, p. 977, citation de AT VI, 550. 22 23
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préjugés. La précipitation se produit en effet par des conditions contingentes telle que l’âge immature, les habitudes contractées dès l’enfance et enfin la fatigue éprouvée lorsque l’on prête attention à des notions qu’il est impossible d’imaginer. L’article 73 de la première partie des Principia sur l’origine des préjugés est cité comme complément de la première règle : Mens nostra non sine aliqua difficultate ac defatigatione potest ad ullas res attendere ; omniumque difficillime ad illa attendit, quæ nec sensibus, nec quidem imaginationi præsentia sunt 26.
Cette référence à la fatigue inaugure une série de citations de l’œuvre de Descartes dont le montage produit un effet théorique remarquable. En expliquant la première règle de la méthode par la théorie des préjugés, Clauberg pense pouvoir éclaircir un passage obscur qui suit l’énoncé des règles, dans lequel Descartes choisit comme modèle de sa méthode « les longues chaînes de raisons, toute simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir » 27. L’usage de chiffres (notis et characteris dans la traduction latine), évoqué peu après dans le texte, est imputé correctement au problème de la faiblesse de l’imagination. Toutefois, la raison de cette faiblesse est tirée d’un argument qui relève de la morale, voire de l’esthétique. Si l’imagination est sujette à la defatigatio, écrit Clauberg, c’est que ce qui vient des sens affecte l’âme avec plus de force que ce qui vient de la raison, comme Descartes l’avait dit à l’article 85 des Passions de l’âme. Dans cet article il est question des deux genres d’amour et de haine qui surgissent selon l’objet sur lequel ils s’arrêtent. Les passions dont les objets sont représentés par la raison sont en effet analogues à l’agrément et l’horreur qui surgissent des objets représentés par le sens. Notandum has passiones Complacentiæ et Horroris solere violentores esse cæteris speciebus Amoris aut Odii, quia quod ad animam venit per sensus eam magis afficit, quam quod illi
26 « notre âme ne saurait s’arrêter à considérer longtemps une même chose avec attention sans se peiner et même sans se fatiguer, et [...] elle ne s’applique à rien avec tant de peine qu’aux choses purement intelligibles, qui ne sont présentes ni au sens ni à l’imagination », AT IX-2, 60 (BOp I 1766). Pour une étude des préjugés de l’enfance voir les analyses classiques d’H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, Paris, 4e éd., 1987, chap. II : « L’enfance abusive ». 27 Discours de la méthode, II, AT VI 19 ; BOp I 44.
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repræsentatur a ratione ; licet ut plurimum minus habeant veritatis ; adeo ut hæ ex omnibus Passionibus magis fallant et diligentius cavendæ sint 28.
Ainsi que le beau et le laid détournent du vrai bien, donc, de même, le sens attire l’esprit et le fatigue. Pour Clauberg, il y a la même relation entre l’agrément et l’amour vrai, d’un côté, et entre la perception des rapports en général et leur analyse en particulier par le moyen des chiffres, de l’autre. Le même couple sens-entendement est donc, au fond, le problème capital de la morale lorsqu’on le rapporte au désir ; mais il est aussi le problème fondamental de la connaissance, car il nous permet de distinguer entre les rapports particuliers, qu’envisagent les géomètres, et les rapports en général, qui font l’objet de la connaissance philosophique. Quelques pages plus loin, Clauberg revient sur ce même passage du Discours de la méthode en citant un extrait assez long de l’Entretien avec Burman. Il s’agit du texte 63 de l’édition Beyssade, où Descartes dénonce l’erreur de ceux « quod mathesin tractarint non ratiocinando sed imaginando » 29. Le contexte dans lequel cette citation apparaît confirme assurément la nécessité de corriger le texte de l’Entretien tel qu’il est connu : l’argument de Descartes développe en effet l’opposition entre imaginer et raisonner, en remarquant la faiblesse dans les raisonnements métaphysiques de ceux qui pratiquent la géométrie par l’imagination. Le manuscrit de Göttingen, qui donne physica au lieu du mot metaphysica qu’on trouve dans la citation de la Defensio, est incompréhensible, voire contradictoire, car on ne voit pas en quoi la géométrie imaginative et la science physique peuvent s’opposer 30. 28 Passiones Animæ, cit., art. 85, p. 40 ; AT XI 392 ; BOp I 2410. « Mais ce qu’il y a ici de plus remarquable, c’est que ces passions d’agrément et d’horreur ont coutume d’être plus violentes que les autres espèces d’amour ou de haine, à cause que ce qui vient à l’âme par les sens la touche plus fort que ce qui lui est représenté par sa raison, et que toutefois elles ont ordinairement moins de vérité; en sorte que de toutes les passions, ce sont celles-ci qui trompent le plus, et dont on doit le plus soigneusement se garder », AT XI, 392. 29 Clauberg, Opera omnia, op. cit., p. 1000. L’Entretien avec Burman (AT V 177 ; BOp II 1302) ; trad. fr. L’Entretien avec Burman, Jean-Marie Beyssade (éd.), PUF, Paris, 1981, p. 143. 30 Hübener, « Descartes-Zitate bei Clauberg », op. cit. Sur l’état des éditions du ms. de Göttingen et sur les variantes qu’on trouve chez Clauberg voir aussi V. Carraud, « Entretien avec Burman. Manuscrit de Göttingen, Paris, Éditions Manucius, 2013 » (Compte rendu), Bulletin cartésien, XLV, Archives de Philosophie, 2016/1, p. 193-195.
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Les lignes qui précèdent et suivent ce texte sont encore plus importantes pour le sujet de la générosité qui nous intéresse ici. En effet Clauberg transcrit le morceau de l’Entretien afin d’expliquer les louanges très connues que Descartes adresse à Élisabeth dans la lettre de dédicace des Principia. Cette lettre, portant entièrement sur la vertu de la princesse, c’est-à-dire sur ce que Descartes appelle sa generosa modestia, se termine par une preuve de cette valeur morale. Le philosophe y affirme qu’Élisabeth serait la seule qui aurait été capable de comprendre la totalité de son œuvre, la Géométrie, aussi bien que les Méditations, alors que les lecteurs « si versati sint in Metaphysicis, a Geometricis abhorreant ; si vero Geometriam excoluerint, quæ de prima Philosophia scripsi non capiant » 31. Dans cette preuve de la générosité d’Élisabeth, que Descartes dit lui être particulière (mihi peculiare), Clauberg a bien pu trouver un argument en faveur de la corrélation de la vertu et du savoir philosophique. En conclusion de ce riche paragraphe, dans une édition postérieure de la Defensio, Clauberg a ajouté une référence au deuxième tome des Lettres de Descartes publié par Clerselier. La lettre citée est celle du 13 novembre 1639, adressée à Mersenne, où Descartes annonce avoir commencé à travailler aux « cinq ou six feuilles » qui allaient devenir les Méditations. Le même argument portant sur la dichotomie supposée entre géométrie et métaphysique était alors proposé de façon polémique contre les « analystes » parisiens (bien que la cible ait été Roberval) : Les opinions de vos Analystes, touchant l’existence de Dieu et l’honneur qu’on lui doit rendre, sont, comme vous écrivez, très difficiles à guérir ; non pas qu’il n’y ait moyen de donner des raisons assez fortes pour les convaincre, mais parce que ces gens-là, pensant avoir bon esprit, sont souvent moins capables de raison que les autres. Car la partie de l’esprit qui aide le plus aux mathématiques, à savoir l’imagination, nuit plus qu’elle ne sert pour les spéculations métaphysiques 32. 31 Principia Philosophiae, AT VIII-1 4 ; BOp I 1710; « ceux qui conçoivent aisément les choses qui appartiennent aux mathématiques ne sont nullement propres à entendre celles qui se rapportent à la métaphysique, et au contraire, que ceux à qui celles-ci sont aisées ne peuvent comprendre les autres », AT XI-2, 22-23. Edouard Mehl, « L’Autre philosophe, Élisabeth dédicataire des Principia Philosophiæ », in D. Kolesnik-Antoine, M.-F. Pellegrin (éd.), Élisabeth de Bohême face à Descartes, deux philosophes ?, Vrin, Paris, 2014, p. 65-81. 32 À Mersenne, 13 novembre 1639, AT II 622 ; BLet 224, p. 1070. Pour l’identification de Roberval, cf. la note des éditeurs, p. 624.
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Si on voulait poursuivre la recherche des personnages conceptuels, on pourrait puiser dans la correspondance de Descartes et doubler le couple initial de la polémique Descartes-Revius en y ajoutant le couple Élisabeth-Roberval : l’une généreuse et modeste, expression de « la sagesse toujours une et la même », l’autre, analyste, dont l’esprit est divisé et polarisé vers l’imagination. Nous sommes arrivés ici à un point important de la réception claubergienne de la générosité de Descartes, mais aussi de sa pensée en général. Si Roberval et ses collègues résistent à toute preuve de l’existence de Dieu, c’est, dit Descartes, qu’ils sont moins capables de raison parce qu’ils pensent avoir un bon esprit. On ne peut, lorsqu’on lit « bon esprit » sous la plume de Descartes, ne pas penser au « bon sens », à la bona mens, qui ouvre le Discours de la méthode. Dans la lettre à Mersenne, il n’est pourtant pas question du bon sens stricto sensu, mais plutôt de sa parodie, que Roberval voulait faire valoir pour vraie sagesse. Pour Clauberg, la dénonciation de cette fausse opinion de soi-même est un point capital de la pensée cartésienne et, par conséquent, le principe qui inspire la stratégie de la Défense du philosophe.
3. Les passions et la méthode On comprend mieux maintenant la raison pour laquelle dans l’arsenal rhétorique de la Defensio cartesiana on trouve maintes références au lexique des passions. L’usage de l’imagination est à l’origine de deux erreurs différentes mais ayant une origine commune : l’erreur métaphysique, qui ne permet pas de comprendre les preuves de l’existence de Dieu, et l’erreur morale, qui produit une estime excessive de soi. À partir de l’article 149, une série d’arguments conduit le lecteur des « opinions de la valeur de chaque chose » aux passions associées (que Descartes appelle « estime » et « mépris »), jusqu’au cas particulier de l’estime et du mépris envers soi-même 33. La plus haute vertu que chacun peut atteindre consiste à avoir une estime légitime de son propre libre arbitre et de sa capacité de s’en servir : « Je ne remarque en nous qu’une seule chose, qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos AT XI 443-445.
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volontés » 34. Peu après, Descartes distingue deux composantes de l’estime légitime de soi : « la libre disposition des volontés » d’un côté, la « ferme et constante résolution d’en bien user » 35, de l’autre. Il faut remarquer que Descartes ne définit pas deux objets différents pour la générosité, car l’objet unique de l’estime de soi-même est toujours la seule volonté libre. Il la considère toutefois sous deux angles complémentaires, c’est à dire la volonté libre en tant que telle et la volonté libre en tant que déterminée à « entreprendre et exécuter » les choses qu’on juge les meilleures. Seule la double perspective sur la liberté de la volonté constitue la vertu, car ce n’est que dans l’usage du libre arbitre que le vertueux diffère véritablement de ceux qui se contentent de le reconnaitre de facon seulement abstraite. La double articulation de l’estime légitime et de son objet présente des analogies remarquables avec certains passages du Discours de la méthode. C’est à partir de quelques données textuelles évidentes que Clauberg s’est autorisé à donner un infléchissement moral au débat sur la méthode. On remarquera d’abord que la « ferme et constante résolution » de bien user de la volonté qui permet de reconnaître le généreux authentique, en le séparant de son double fictif, avait déjà été évoquée par Descartes en 1637, au moment d’introduire les quatre règles de la méthode : Au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer 36.
Chez Descartes le couple « ferme et constante » est une formule figée, dénotant le concept précis d’un usage effectif de la liberté, qui s’oppose aux notions purement nominales qu’on peut en avoir, et par là aux figures fausses de la sagesse d’un côté et de la vertu de l’autre. Ce n’est donc pas un hasard si la dédicace à Élisabeth des Principia fournit une évidence textuelle pour soutenir la convergence de sagesse et vertu sur la base de la constance de la résolution : Passiones, art. 152, p. 177 ; AT XI 445 ; BOp I 2474. AT XI 446 ; BOp I 2476. Sur estime et générosité voir D. Kambouchner, L’homme des Passions, commentaire sur Descartes, 2 volumes, Albin Michel, Paris, 1995, p. 203 et ss. 36 Discours de la méthode, AT VI 18 ; BOp I 42. 34 35
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sed illæ puræ et sinceræ [scil. Les vertus], quæ ex sola recti cognitione profluunt, unam et eandem omnes habent naturam, et sub uno sapientiæ nomine continentur. Quisquis enim firmam et efficacem habet voluntatem recte semper utendi sua ratione, quantum in se est, idque omne quod optimum esse cognoscit exsequendi, revera sapiens est 37.
La résolution requise afin de connaître est donc interprétée immédiatement comme une détermination morale. On trouve d’ailleurs également chez Clauberg une interprétation des règles de la morale par provision comme règles de la connaissance. Dans le vingtième chapitre de la Defensio, la troisième règle ordonnant de « tâcher plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde » est lue comme la conséquence et l’explication des principes qui dirigent la méthode 38. Revius et Lentulus avaient cherché dans ces lignes la preuve de l’intention cartésienne de nier le péché originel et la corruption du libre arbitre. En décidant de changer ses désirs, disaient-ils, Descartes présupposait d’avoir un pouvoir absolu sur sa volonté et une indépendance absolue par rapport à Dieu. Clauberg oppose à cette objection théologico-morale une série d’arguments visant à ramener le propos cartésien à d’autres textes du philosophe où il est plutôt question des principes de la connaissance. L’exemple du sage stoïcien capable de se persuader que rien n’est en son pouvoir que ses pensées, que Descartes cite dans la suite du texte, n’impliquerait pas une adhésion à la morale païenne. Au contraire, elle serait une métaphore concernant une thématique que Descartes a souvent envisagée dans son œuvre, chaque fois qu’il voulait définir la relation de l’esprit au monde extérieur. La troisième règle serait, par exemple, traitée de façon plus systématique au début de la deuxième partie des Principes, où Descartes démontre l’existence des
37 Principia Philosophiæ, AT VIII-1 2 (BOp I 1712). « Mais celles qui sont si pures et si parfaites qu’elles ne viennent que de la seule connaissance du bien, sont toutes de même nature, et peuvent être comprises sous le seul nom de la sagesse. Car quiconque a une volonté ferme et constante d’user toujours de la raison le mieux qu’il est en son pouvoir, et de faire en toutes ses actions ce qu’il juge être le meilleur, est véritablement sage », AT IX-2, 22. Voir également à Élisabeth, 18 aôut 1645, AT IV 277 (BLet 517, p. 2070) : « il est besoin de suivre la vertu, c’est-à-dire d’avoir une volonté ferme et constante d’exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur, et d’employer toute la force de notre entendement à en bien juger » et à Christine, 20 novembre 1647, AT V 83 ; BLet 517, p. 2070. 38 AT VI 25 ; BOp I 52.
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choses matérielles par un argument semblable. En effet le premier article affirme que : Nempe quicquid sentimus, procul dubio nobis advenit a re aliqua, quæ a mente nostra diversa est. Neque enim est in nostra potestate efficere, ut unum potius quam aliud sentiamus ; sed hoc a re illa quæ sensus nostros afficit, plane pendet 39.
Pour Clauberg, l’exemple du sage stoïcien préfigure la quatrième partie du Discours et son résumé de la métaphysique, car elle prépare le lecteur aux raisonnements qui mettront à l’écart les pensées dépendant des choses perçues par le sens et qui aboutiront au principe je pense, je suis. On sait qu’au moment d’écrire contre Revius, en 1652, les points essentiels des ouvrages successifs étaient déjà présents à l’esprit de Clauberg. Il avait déjà fixé notamment la structure en quatre parties de la Logica vetus et nova qui allait paraître deux ans après 40. Comme avocat du cartésianisme, il met sa théorie herméneutique à l’épreuve dans le cas spécifique de l’interprétation du Discours de la méthode. Évidemment, la lecture des textes de Descartes n’est pas restée sans effet et la systématisation des préceptes dans la Logique porte le signe de l’influence de la pensée cartésienne. L’empreinte laissée sur le projet initial du philosophe allemand paraît clair si l’on tient compte de l’usage que ce dernier a fait d’un texte conçu en 1652 et proposé à nouveau en 1658 dans un contexte différent. Il s’agit des trois disputations De præjudiciis Infantiæ qui achèvent la Defensio cartesiana et qui deviennent les Prolegomena de la deuxième édition de la Logica complète 41. La préface introduit à la logique par un examen des causes de préjugés, où la thèse de Descartes, qui avait considéré l’humidité du cerveau comme leur cause physiologique, se prolonge dans un discours sur la diffusion de l’erreur dont la source sont les Idola fori de Bacon. AT VIII-1 40 ; BOp I 1772. « tout ce que nous sentons vient de quelque autre chose que de notre pensée; parce qu’il n’est pas en notre pouvoir de faire que nous avons un sentiment plutôt qu’un autre, et que cela dépend de cette chose, selon qu’elle touche nos sens », AT IX-2, 63. « Quicquid sentimus procul dubio nobis advenit a re aliqua, quæ a mente nostra diversa est », Defensio cartesiana, cit. p. 1005. 40 Cf. Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., 998. Sur le projet de la logique voir A. Strazzoni, « A Logic to End Controversies : The Genesis of Clauberg’s Logica Vetus et Nova », Journal of Early Modern Studies, 2 (2013), p. 123-150. 41 J. Clauberg, Opera omnia, op. cit., 1050-1097, et p. 770-772. 39
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Cependant, à l’origine de l’idée de Clauberg selon laquelle une logique doit commencer par la redargutio des erreurs accumulées depuis l’enfance, on ne trouve ni Bacon, ni Descartes. L’auteur qui avait attiré l’attention de Clauberg sur l’exigence d’un examen préliminaire des connaissances a été surtout Johann Conrad Dannhauer, auteur de l’Idea boni disputatoris et malitiosi sophistæ et de l’Idea boni interpretis et malitiosi calumniatoris. Comme la critique l’a déjà souligné, la naissance de ce qu’on appelle logique cartésienne aussi bien que de l’herméneutique comme science générale doit beaucoup aux essais de ce théologien allemand 42. En effet, la Logica de Clauberg ne fait que donner des bases purement philosophiques et une application plus ample à sa tentative de donner des règles claires et utiles aux deux fronts de la polémique religieuse : la disputatio et l’interpretatio. Par cela je ne veux pas nier l’originalité de l’invention claubergienne ; au contraire, je voudrais montrer que certaines thèses de la Logica s’avèrent être d’autant plus radicales si l’on souligne la fidélité au modèle de Dannhauer. En effet, les manuels de ce dernier s’inscrivaient au croisement, classique dans la tradition aristotélicienne, de la logique, de la rhétorique et de la morale. Comme l’indiquent clairement les titres des ouvrages, leur sujet principal est le rapport de la logique à la sophistique et leurs usages dans l’art de la persuasion. Dans ces textes, l’idée concernant les préjugés que Clauberg allait reprendre voit le jour comme une hypothèse de philologue à propos de l’ordre des textes qui composent l’Organon (qui ne serait pas celui conçu par Aristote). Dans l’Idea boni disputatoris, Dannhauer essaie de démontrer par la comparaison des références internes aux textes que le Stagirite avait placé les Réfutations sophistiques avant les Analytiques 43. 42 P. Bülher, « L’Herméneutique de Dannhauer », in J.-C. Gens (éd.), La logique herméneutique du XVIIe siècle J.-C. Dannhauer et J. Clauberg, Le Cercle Herméneutique, Paris, p. 69-91 ; A. Del Prete, « Du bon usage de Descartes : l’art de lire de Johann Clauberg », in D. Antoine-Mahut, J. Boulad-Ayoub, A. Torero-Ibad (éd.), Les arts de lire des philosophes modernes, Presses de l’Université Laval, Laval, 2015, p. 31-49. 43 « quo ordine suum organum contexuerit Aristoteles ? non enim ea librorum cohaesio est, qualis hodie esse videtur : sed topici Analyticis fuerunt priores. Nam quem in locum pertinent sophistici elenchi, in eundem et libri topici. Sed elenchi sophistici ab Aristotele fuerunt praepositi operi Analytico ». J. C. Dannhauer, Idea boni disputatoris et malitiosi sophistæ, exhibens artificium, non solum rite et stratagematice disputandi ; sed fontes solutionum aperiens, e quibus quodvis spinosissimum Sophisma silui possit, Argentorati, Typis Wilhelmi Christiani Glaseri, Aca-
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Lorsque Clauberg reprend cette thèse – ce qu’il fait au moins à deux reprises dans son œuvre 44 – il l’explique par une critique à la définition de l’esprit comme tabula rasa et il en fait un principe de la théorie cartésienne des opinions fausses acquises ab ineunte ætate. Cela nous ramène encore une fois à la notion cartésienne de générosité, Clauberg examinant dans plusieurs textes la genèse des préjugés par référence au mécanisme qui produit les passions de l’âme. L’identité des passions et des opinions est un topos stoïcien que Clauberg a sans doute tiré des Tusculanæ disputationes de Cicéron, tout comme il a emprunté à cet ouvrage la conception conséquente de la logique comme medicina mentis 45. Par exemple, dans un passage du De cognitione Dei et nostri de 1656, Clauberg établit une analogie surprenante entre la définition de l’article 27 des Passions de l’âme et les articles 72-74 de la première partie des Principia. Descartes avait écrit que les passions sont « des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits ». Clauberg remarque que les trois verbes dénotent trois actions de la cause (production, conservation et confirmation) qui sont également envisagées dans les Principes où Descartes explique comment les préjugés naissent, se fixent dans l’esprit et se renforcent à cause de la faiblesse de l’attention 46. Le retour aux thèses des stoïciens est capital, parce qu’il nous permet de comprendre pleinement les références au lexique des Passions, et de la générosité en particulier, dans la querelle avec Lentulus et Revius. À partir de la notion des opinions erronées en tant que passions de l’âme, il devient possible d’inverser le procédé de la thérapeutique traditionnelle qui visait à corriger les jugements erronés afin de libérer les hommes des passions. La philosophie de Descartes avait en effet montré une voie pour libérer les hommes des préjugés en agissant sur les passions qui les demiæ Typographi, 1629, p. 68. « Dans quel ordre Aristote dissimula sa méthode ? En fait, l’arrangement des livres n’est pas tel qu’il apparaît aujourd’hui mais les Topiques précédaient les Analytiques premiers. Ainsi le réfutations sophistiques et les Topiques appartiennent au même lieu. Cependant, Aristote avait placé les réfutations sophistiques avant l’œuvre Analytique. » 44 Clauberg, Opera omnia, op. cit., p. 776, 975. 45 Clauberg, Logica vetus et nova, in Opera omnia, op. cit., p. 776, Tusculanæ disputationes, IV, 22 ; III, 2. 46 Clauberg, De cognitione Dei et nostri, in Opera omnia, op. cit., p. 723.
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causent. Cette solution est la vertu de la générosité « clef de toutes les autres vertus, et remède général contre tous les dérèglements des Passions » 47, que Clauberg veut aussi proposer comme remède général contre les opinions fausses. C’est pour cette raison qu’il ne sous-estime pas les calomnies et les arguments ad hominem des adversaires (il aurait pu par exemple se réclamer aisément d’une distinction entre contenu philosophique et procédés rhétoriques), mais il s’engage à les examiner en tant que symptômes d’un esprit manquant de clarté. Étant donnée cette imbrication de méthode et morale, le modus loquendi devient alors l’essentiel du cartésianisme : car ce que Descartes a enseigné, ce ne sont pas tant des vérités nouvelles que le moyen d’exprimer ce que tout esprit est capable de comprendre. Ce n’est pas un hasard si les premières polémiques accordent une grande importance à la thématique du livre comme instrument principal de l’activité philosophique. Même si le philosophe a refusé d’apprendre par les livres pour se consacrer à apprendre in seipso et in Mundi volumine, comme le rappelle Clauberg, il a bien été l’auteur de livres philosophiques 48. Descartes a discuté du paradoxe consistant à écrire des livres qui nient l’utilité des livres dans son Epistola ad Voetium, un texte que la littérature contemporaine semble juger comme un accident dans la production du philosophe, mais qui aux yeux de Clauberg et des contemporains donne des indices importants de la véritable signification de l’œuvre cartésienne. Un passage cité dans la Defensio établit de façon claire la différence entre l’eruditus et le doctus en fonction de leurs usages respectifs des livres : Per eruditum autem intelligo illum tantum, qui studio et cultura ingenium moresque suos perpolivit. Talemque eruditionem, non promiscua quorumlibet librorum, sed sola optimorum lectione, eaque iterata et frequente, itemque colloquiis eorum qui jam sunt eruditi, quando iis frui nobis licet, ac denique assidua virtutum contemplatione atque investigatione veritatis, comparari mihi persuadeo. At quantum ad illos, qui tantum in locis communibus et indicibus et lexicis doctrinam quærunt, multis quidem rebus memoriam suam brevi tempore implere possunt, sed non ideo sapientiores nec meliores evadunt 49. III, art. CLXI (AT XI 454 ; BOp I 2484). Clauberg, Defensio Cartesiana, Opera omnia, op. cit., p. 962-963. 49 Clauberg, Opera omnia, op. cit., p. 953, AT VIII-2 42-43 ; BOp I 1538. « Moi, je ne donne le nom de savant qu’à l’homme qui, par des longues études, par 47 48
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Quelques pages plus loin, Clauberg cite encore un passage de la lettre qui oppose le philosophe ayant jugement et bona mens au sophiste abusant de l’imagination et toujours habile dans la dispute grâce aux lieux communs appris dans les écoles : Hoc [scil. La dialectique] autem, ut facile est pueris, aliisve, qui sola pollent imaginandi facultate, sic certe fieri non potest ab ullo, qui aliquid habeat judicii sive bonæ mentis : omnes enim rationes et objectionum solutiones, quæ cum ex intima ipsius difficultatis consideratione erui non possunt, ab externa locorum istorum inspectione petuntur, fere semper sunt futiles et ineptæ 50.
En conclusion, quel sera le style de l’auteur possédant du jugement et du bon sens ? D’après la Lettre à Voetius, la générosité impose de ne pas donner des préceptes, de ne pas puiser dans les recueils des lieux communs et surtout de ne pas les proposer aux lecteurs. En écrivant son Discours, Descartes a donc choisi comme objet de son écriture philosophique la juste estime de soi-même. Pour cette raison il n’a pas écrit un traité mais a offert au public un récit autobiographique, parce qu’on ne peut inciter les lecteurs à l’estime d’eux-mêmes par les moyens linguistiques arrangés par le sophiste, qui n’exprime ainsi que sa bassesse. En ce qui concerne la rhétorique cartésienne, les thèses de Clauberg s’accordent donc avec les analyses contemporaines qui détectent dans le style du Discours de la méthode un équilibre
des efforts contnuels, a su perfectionner son esprit et son cœur. Et la science, telle que nous la définissons ici, ce n’est point, je pense, en lisant indistinctement toute espèce de livre que l’on peut l’acquérir : c’est en ne lisant que les livres excellents en chaque genre, et encore faut-il y revenir à plusieurs fois ; c’est en conversant, lorsque nous le pouvons, avec ceux qui ont déjà mérité le nom de savant ; c’est en fixant sans cesse notre regard sur la vertu comme sur un divin modèle ; c’est en travaillant sans se décourager à la recherche de la vérité. Quant à ceux qui vont puiser la science dans les recueils de lieux communs, dans les index et les lexiques, il peuvent en peu de temps remplir leur mémoire de beaucoup de choses ; mais il n’en deviennent ni plus éclairés, ni meilleurs », Descartes – Schoock, La Querelle d’Utrecht, op. cit., p. 351. 50 Clauberg, Opera omnia, op. cit., p. 973, AT VIII-2 51 ; BOp I 1548-1550. « Mais si l’emploi de ce moyen [scil. la dialectique] est facile aux jeunes gens, ou à toute autre personne dont l’imagination est la faculté la plus active, il est certainement très difficile pour quiconque a du jugement ou du bon sens. En effet, toutes les preuves, toutes les réponses aux objections, qui, ne pouvant être tirées de la consideration du sujet en lui-même, sont uniquement puisées dans ces lieux communs, sont presque toujours futiles et ridicules », Descartes – Schoock, La Querelle d’Utrecht, op. cit., p. 356.
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entre le modèle égologique de Sénèque et le paradigme objectif de Ciceron 51. Cependant, chez Clauberg, l’ego scriptor n’a pas le simple rôle d’un corrélat externe de l’ego cogitans. Tous deux ne font qu’un seul ego qui se manifeste comme l’ego qui invente les vérités et comme l’ego qui les apprend aux autres. Voici donc la réponse aux questions de Lentulus. « Pourquoi préférer Descartes à Aristote, à Keckermann ou à la Ramée ? » Parce que par son style modeste, Descartes a trouvé le moyen de désigner la liberté de la volonté et de la montrer aux autres. C’est un moyen paradoxal et difficile à comprendre car le texte du Discours sollicite d’autant plus le lecteur qu’il paraît autoréférentiel. Dans sa Logica, Clauberg donne à cette intuition la forme d’un traité systématique. La partition de la logique en génétique et herméneutique reproduit les deux domaines d’activité de l’ego, inventer et enseigner (« le persuader aux autres », comme Descartes le disait dans une lettre de 1630 52). Le style littéraire du Discours de la méthode, passé au crible des querelles, donne enfin lieu à une théorie pédagogique complète dont l’essentiel est ce que Clauberg appelle le summum hermeneuticæ artificium : Adhæc summum Hermeneuticæ artificium est, discentem ad Logicæ primam partem, sive ad modum ex semetipso discendi revocare, ut sua perceptione cuncta explorando, sua sponte perceptis assensum præbendo non tam ab alio accipere scientiam, quam proprio labore invenire videatur. Et hac etiam de causa fidelis præceptor operam navabit, ut omnia sponte quasi fluant, ne quid affectatum, ne quid coactum appareat 53.
Ce précepteur généreux et modeste est Descartes.
51 M. Fumaroli, « Ego scriptor : rhétorique et philosophie dans le Discours de la méthode », in H. Méchoulan (éd.), Problématique et réception du Discours de la méthode, Vrin, Paris, 1988, p. 31-46 ; T. Carr, Descartes and the Resilience of Rhetoric : Varieties of Cartesian Rhetorical Theory, Southern Illinois University Press, Carbondale, 1990. 52 À Mersenne, 15 avril 1630, AT I 144 ; BLet 30, p. 146. 53 Clauberg, Defensio cartesiana, op. cit., p. 819. « De plus, l’artifice le plus haut de l’herméneutique est de ramener l’élève à la première partie de la logique, c’est-à-dire à la façon d’enseigner à soi-même afin qu’il lui ne semble pas tant de recevoir la science par un autre que de l’atteindre par son propre travail, en examinant sa perception, en donnant son assentiment spontanément aux choses perçues. Et l’enseignant fera attention à une telle question pour que tout se déroule comme par soi-même et rien n’apparaisse affecté ou innaturel ».
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Résumé Le cartésianisme de Clauberg s’est défini au cours des polémiques qui ont suivi la querelle de Leyde. Cette origine a marqué sa pensée, le poussant à employer des notions morales à propos de sujets théorétiques. La Defensio cartesiana (1652) se base en effet sur l’opposition entre le « récit » du Discours de la méthode et les prescriptions des scolastiques et des théologiens de façon telle qu’un conflit se dessine entre le philosophe généreux et l’humilité vicieuse de ses adversaires. Si la philosophie morale n’a pas de place dans le système claubergien, la théorie de Descartes est en revanche un principe fondamental de sa théorie de la connaissance. Clauberg s’autorise de quelques passages cartésiens pour expliquer les règles de la méthode par la dynamique des affects (amourhaine). On retracera les images de deux personnages auxquels Descartes lui-même attribuait une valeur symbolique : celle d’Élisabeth, généreuse et apte à la métaphysique, et celle de Roberval, géomètre orgueilleux. « La ferme et constante résolution » de bien user de la volonté est pour Clauberg la racine commune de la générosité et de la méthode. En conclusion, on compare les thèses de Clauberg à celles de sa source Conrad Dannhauer. On montre que lues sous l’angle du stoïcisme les règles de l’herméneutique deviennent les principes d’une pédagogie philosophique. Le philosophe de l’ego cogitans s’avère donc également un ego scriptor, attentif à la vérité de sa philosophie ainsi qu’aux modalités de sa transmission.
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1. La générosité cartésienne après Descartes La doctrine anthropologique et éthique de la générosité de Descartes ne fut reconnue qu’en partie et seulement par quelques auteurs de la deuxième moitié du XVIIe siècle parmi les plus favorables à la philosophie cartésienne. Tout comme d’autres thèses parmi les plus originales 1 que Descartes développa, elle semble avoir suscité un certain embarras chez les contemporains et les successeurs du philosophe. Nombre d’entre eux préférèrent la passer sous silence ; d’autres – ceux-là mêmes qui étaient engagés dans la tentative d’ériger en système une éthique d’inspiration cartésienne – finirent par en dissoudre l’essentiel dans les grands courants de la tradition morale chrétienne. Les positions de ces auteurs face à la théorie de la générosité sont déterminées par leurs tendances philosophiques, comme l’occasionalisme (Clauberg, Geulincx, La Forge) ou l’empirisme (Regius, Desgabets, Régis), mais aussi par leur orientation théologique, ou leur appartenance à un parti confessionnel donné. En effet, la doctrine cartésienne est ignorée par presque tous les calvinistes, sans doute, comme on peut l’imaginer assez naturelle1 Cf. G. Rodis-Lewis, « Le dernier fruit de la métaphysique cartésienne : la générosité », Les Études philosophiques, 1 (1987), p. 43-54 (puis in Ead., Le développement de la pensée de Descartes, J. Vrin, Paris, 1997, p. 43-54) ; J.-L. Marion, « Générosité et phénoménologie : Remarques sur l’interprétation du cogito cartésien par Michel Henry », Les Études philosophiques, 1 (1988), p. 51-72 : 71-72 (réédité sous le titre de « Le cogito s’affecte-t-il ? La générosité et le dernier cogito suivant l’interprétation de Michel Henry », in Id., Questions cartésiennes, PUF, Paris, 1991, p. 153-187 : 186-187) ; D. Kambouchner, L’homme des passions. Commentaires sur Descartes, II, Canonique, Albin Michel, Paris, 1995, p. 302-303.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117847 (DESCARTES, 4), p. 375-390
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ment, en raison de l’accent mis par Descartes sur le libre arbitre, que les réformés ne pouvaient accepter. Le fait que la réception des pages des Passions de l’âme sur la générosité ait été fortement conditionnée par des instances théologiques et dogmatiques trouve également sa confirmation dans l’analyse du camp catholique, pour lequel, même chez les cartésiens les plus proches du molinisme, on remarque la grande difficulté qu’il y avait à accepter une théorie morale que Descartes avait voulu construire sur des fondements purement scientifiques, et qui se montrait, par conséquent, trop mondaine, puisqu’elle était bâtie en dehors de toute référence à la religion et à la théologie. Eu égard à cette difficulté, les cartésiens ont tendance soit à ne pas mentionner l’idée de la générosité, soit à la réduire et à la limiter à un contexte plus généralement augustinien, soit à assimiler tout simplement les traits distinctifs de la vertu du généreux cartésien à ceux de la charité chrétienne 2. Dans ce but, ils utilisent souvent ces « correctifs » que Descartes lui-même avait proposés dans d’autres parties de son œuvre, comme la correspondance avec Élisabeth et Christine. Certains des auteurs réformés les plus ouverts à la philosophie cartésienne adoptent l’idée de la générosité comme le moyen destiné à contrôler les excès des autres passions et à susciter chez l’homme des conduites vertueuses. Néanmoins, ils ne lui accordent plus ce rôle central de « clef de toutes les autres vertus » et de « remède général contre tous les dérèglements des passions » 3 que Descartes lui avait attribué. Ils méconnaissent tout particulièrement l’aspect qui représentait à l’origine la clef de voûte de sa définition : le libre arbitre, sur le bon usage duquel, selon le philosophe de La Haye, reposait l’estime que le généreux avait de lui-même. D’autres auteurs, tout en empruntant largement aux Passions de l’âme dans leurs propres développements et classifications des passions, ne mentionnent pas la générosité (c’est le cas par exemple de Johannes Clauberg ou de Jean-Robert Chouet 4).
2 Sur le rapport entre générosité et charité chez Descartes, cf. M. V. Romeo, « Descartes : la générosité come simulacro della carità », Quaderni leif, 8 (2012), p. 105-120. 3 Passions de l’âme, III, art. 161, AT XI 454 ; BOp I 2484. 4 Sur Clauberg et Chouet, ainsi que sur les autres auteurs que je nommerai dans ce premier paragraphe, je me permets de renvoyer à l’analyse plus approfondie
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Henricus Regius (Hendrik de Roy, 1598-1679), le « disciple infidèle » de Descartes autour duquel les polémiques qui avaient marqué les premiers moments de l’histoire du cartésianisme en Hollande s’étaient déroulées, se montre proche de Descartes sur de nombreux aspects de la théorie des passions. Mais il s’en écarte sur des points importants, à commencer par la classification des passions, modifiée d’ailleurs plusieurs fois au cours des révisions successives de sa physique : tout d’abord il fait la liste de cinq couples de passions primitives ; puis, dans les Fundamenta physices (1646), il réduit toutes les passions sous les espèces de la joie et de la tristesse 5 ; enfin, dans la De affectibus animi dissertatio (1650) et dans la Philosophia naturalis (1654), les passions primitives deviennent le plaisir et la douleur : lorsqu’elles proviennent du jugement, elles prennent le nom de joie et de tristesse, tandis que, lorsqu’elles proviennent de la volonté, elle prennent le nom d’amour et de haine. Dans la Philosophia naturalis ces passions se divisent à leur tour, prenant des noms différents selon leur objet. La générosité, que Regius ne mentionnait pas dans les versions de la taxinomie qu’il avait élaborée avant sa lecture des Passions de l’âme, apparaît à ce moment comme une espèce de l’amour. Il s’agit donc d’une passion qui n’a rien à voir avec le jugement (comme les différentes espèces d’admiratio et d’aestimatio), mais concerne la volonté : « la générosité consiste en l’amour de notre liberté et de tout ce qui nous appartient, joint au mépris de tout ce dont on peut être privé » 6. Suivant Descartes, Regius évoque également l’utilité de la générosité comme remède au dérèglement des autres passions. Il le fait, néanmoins, en peu de mots, et sans faire sienne l’idée cartésienne selon laquelle la générosité vaut à la fois comme passion et comme vertu 7.
que j’en fais dans « Generosità post-cartesiana : reimpieghi di un’idea morale di Descartes in alcuni dei suoi successori », in E. Canone (éd.), Anima-corpo alla luce dell’etica. Antichi e moderni, L. S. Olschki, Florence, 2015, p. 265-279. 5 Critère discuté par Descartes lui-même dans une lettre à Regius qu’Erik-Jan Bos date conjecturalement de juillet 1641 (E.-J. Bos, The Correspondence between Descartes and Henricus Regius, Zeno, Utrecht, 2002, p. 76). 6 « Generositas est libertatis nostrae et rerum nobis propriarum amor, cum omnium aliarum, quae nobis auferri possunt, contemptu conjunctus » (H. Regius, Philosophia naturalis, L. Elsevier, Amsterdam, 1654, p. 428 ; cf. Id., De affectibus animi dissertatio, D. van Ackersdijck et G. van Zyll, Utrecht, 1650, p. 15). 7 Regius, Philosophia naturalis, op. cit., p. 428.
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Regius accorde à la volonté humaine une liberté plus large que ne le font ses collègues plus respectueux de l’orthodoxie calviniste établie par le Synode de Dordrecht 8. En effet, dès 1631 les autorités de l’Église réformée hollandaise l’avaient jugé « empoisonné par des hérésies sociniennes et arminiennes 9 ». Mais le médecin hollandais ne fait pas pour autant du libre arbitre, comme Descartes, la « seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer 10 » (raison de mérite, auraient pu insinuer les théologiens). Regius semble ne se servir de l’idée cartésienne que pour mentionner un expédient destiné à réprimer les passions immodérées, tout en renonçant à sa complexité, et en la réduisant à quelque chose de très semblable à un précepte de goût stoïcien. Bien que dans un cadre conceptuel très différent de celui de Regius, la générosité est classée comme un genre d’amour par un autre philosophe très sensible à l’enseignement de Descartes, Arnold Geulincx, l’un des plus célèbres philosophes « post-cartésiens » qui se consacrèrent en particulier à la philosophie pratique – que Descartes, selon eux, avait laissée inachevée. L’éthique de Geulincx part de la thèse selon laquelle la vertu, qui consiste en l’amour de Dieu et de la droite raison, est une et simple. Les vertus particulières ne sont que des noms différents qu’on lui donne selon les devoirs et les circonstances que l’on prend en considération 11. Parmi les quatre vertus cardinales, elles aussi expressions immédiates de la vertu en soi, la plus importante pour Geulincx est l’humilité, c’est-à-dire le mépris de soi qui dérive de l’amour de Dieu (et non, comme chez Descartes, de
8 « Libertas autem voluntatis, quae in rebus naturalibus est, in eo consistit, quod quamvis ipsa frequentissime judicium et consilium intellectus spontaneasque inclinationes sequatur, et ea amplectatur, quae intellectus judicavit esse bona et amplectenda, fugiat vero, quae ab intellectu reprobata sunt ; ipsa tamen habeat plenissimam potestatem etiam illa volendi, quae intellectus judicio quam maxime contrariantur, modo possibilia tantum credantur : et quae jam vult vel alias voluit, ea et nunc et quovis alio tempore et potuerit et possit nolle, et iis adversa velle. Et itaque plane sui juris est, et seipsam per se proxime circa objectum propositum determinat, quemadmodum intellectus per se rem objectam proxime intelligit. Nec est tantum non coacta, sed etiam ad opposita, tam adversa quam contradicentia et disparata, eodem tempore et quovis alio, indifferens » (H. Regius, Fundamenta physices, L. Elsevier, Amsterdam, 1646, p. 290-291). 9 Bos, Correspondence, op. cit., p. 258. 10 Passions de l’âme, III, art. 152, AT XI 445 ; BOp I 2474. 11 A. Geulincx, Ethica, in Id., Opera philosophica, éd. J. P. N. Land, M. Nijhoff, La Haye, 1893, III, p. 73.
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la reconnaissance du fait que notre propre libre arbitre peut nous conduire nous-mêmes comme les autres à nous tromper 12). L’amour qui fait la vertu, précise Geulincx, n’est pas l’amour comme passion, qui concerne l’esprit humain en tant qu’il est joint au corps, mais la ferme résolution de faire ce que la droite raison nous dicte 13. Les passions n’ont donc rien à voir avec la vertu : bien que Geulincx, comme Descartes, rejette, parce qu’inhumaine, la prétention des stoïciens à se débarrasser des passions, il insiste sur le fait que l’homme véritablement probe, ou bien le vertueux chrétien, ne s’occupe pas des passions, mais seulement de ce que la raison lui commande 14. Dans ce dessein, la générosité occupe une place marginale : l’Ethique de Geulincx la mentionne, sans s’y arrêter et sans la définir, comme l’une des vertus particulières comprises sous le genre de l’aequitas, c’est-à-dire comme une de celles qui concernent le rapport aux autres hommes 15. On remarquera au passage que la vertu de l’équité présuppose notamment une opération d’« inspectio proximi », par laquelle on acquiert la conscience de la similitude entre notre être et celui des autres, fondée sur des considérations bien différentes – presque spéculaires – par rapport à celles sur lesquelles reposait l’estime de soi du généreux cartésien. Chez Geulincx, conformément à une position métaphysique de type occasionaliste, la similitude de l’homme et de son prochain ne vient pas du fait qu’ils sont tous les deux doués du même libre arbitre, mais du fait qu’ils sont tous les deux assujettis à la même dépendance de l’arbitre divin 16. En passant du camp des réformés à celui des catholiques, on pourrait s’attendre à ce que le généreux cartésien, champion du libre arbitre, soit mieux accueilli. Mais la morale écrite par Descartes « en physicien » est également considérée ici comme sus Passions de l’âme, III, art. 155, AT XI 447 ; BOp I 2476. « Firmum propositum faciendi, quod Recta Ratio faciendum esse decrevit » (Geulincx, Ethica, op. cit., p. 9-10). 14 Ibid., p. 110. 15 « Virtus cum circa alios homines versatur, generali nomine potest vocari Aequitas, eo quod illi omnes aequali nobiscum loco habendi sint » (Geulincx, Ethica, op. cit., p. 89). 16 « Quantum attinet ad Inspectionem proximi, facile videmus eum ita a natura comparatum esse, ut nos sumus ; eodem modo huc ignarum appulisse, hinc abripi, hic agere dependenter prorsus ad alterius alicujus, qui Deus vocatur, arbitrio ; proinde easdem habere illum Obligationes, quas nos habemus » (ibid.). 12 13
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pecte et les rares cartésiens français qui s’approprient la doctrine de la générosité prennent soin de la cantonner dans une dimension théologique où toute la nature est ordonnée selon la grâce et où aucune vertu n’est telle si elle n’est pas informée par l’amour de Dieu. Un exemple de cette attitude se trouve chez Louis de La Forge (1632-1666), l’un des auteurs les plus fidèles à l’enseignement de Descartes. La préface de son Traitté de l’esprit de l’homme (1665) s’attache entièrement à montrer la compatibilité de la métaphysique et de l’anthropologie cartésiennes avec la théologie d’Augustin, et dans le onzième chapitre, consacré à la volonté, La Forge souligne leur accord avec la doctrine moliniste de la grâce et du libre arbitre en se servant de larges extraits de la correspondance de Descartes 17. La Forge parle de la générosité dans le dernier chapitre de son Traitté, intitulé « Remèdes Généraux contre les fougues des Passions, et les adversitez de la Fortune 18 », en lui accordant le rôle clé de passion et de vertu qu’elle avait dans les Passions de l’âme, mais en la replaçant dans un cadre de considérations sur la grâce qui ne rentraient pas dans le programme du traité de Descartes. La Forge reprend tous les éléments à l’aide desquels la conception de la générosité s’articulait dans les Passions de l’âme, y compris la composante de l’humilité vertueuse, par laquelle le généreux est amené à imputer les erreurs d’autrui à un défaut de leur connaissance, plutôt que de leur bonne volonté, en reconnaissant chez eux le même libre arbitre dont il est doué lui-même et, chez lui-même, la même possibilité de se tromper 19. Mais « le dernier et le plus efficace de tous les remèdes contre les passions », selon La Forge, n’est pas la générosité : c’est l’amour de Dieu 20. La référence, sur ce point, n’est plus les Passions de l’âme, mais cette sorte 17 La Forge affirme par exemple que l’esprit s’autodétermine, et « nonobstant qu’il suive et embrasse infailliblement le bien qu’il connoist clairement, toutesfois par le moyen de cette faculté [la volonté] c’est tousiours librement qu’il le fait, et il pouroit (absolument parlant) ne le point faire » (Traitté de l’esprit de l’homme, de ses facultez et fonctions, et de son union avec le corps, suivant les principes de René Descartes, M. Bobin et N. Le Gras, Paris, 1666, p. 145). 18 Ibid., p. 437 sq. 19 Ibid., p. 445-446. 20 La Forge spécifie qu’il ne s’agit pas ici de l’amour surnaturel, qui vient de la grâce, mais de celui qui vient de la connaissance naturelle de Dieu (ibid. ; cf. également p. 415-416).
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de bref traité de l’amour contenu dans la lettre de Descartes à Chanut du 1er février 1647. La Forge cite un long extrait de cette lettre, ajoutant qu’il aimerait bien le voir « gravé dans le cœur de tous les hommes » 21.
2. Générosité et habitude La différence substantielle entre âme et corps entraîne des questions d’un ordre ultérieur auxquelles l’école cartésienne doit faire face. D’un côté les hypothèses mécaniques sur les bases physiques de la générosité – voire de la constance, qui en est une composante fondamentale – se multiplient, d’un autre côté on avertit de plus en plus de difficulté à concevoir dans l’âme, substance simple et ponctuelle, des modifications qui puissent perdurer dans le temps, comme dans le cas de la mémoire. Surtout chez les auteurs qui penchent le plus vers l’empirisme, cette difficulté comporte une méfiance croissante à l’égard de l’idée traditionnelle des habitus comme qualités ou dispositions inhérentes à l’âme, ou superposées à elle, et douées de leur propre réalité. Les habitus intellectuels, ou spirituels, ne sont désormais pensés que comme les effets exercés sur l’activité de l’entendement et de la volonté par la même mécanique cérébrale qui donne lieu aux habitus corporels, dont les animaux tout comme l’homme sont doués. Ces développements peuvent avoir contribué de façon importante à l’affirmation du sens moderne du mot français « habitude », employé pour traduire le latin « habitus ». Grâce à l’article 153 des Passions de l’âme de Descartes, nous savons que le généreux ressent en lui-même une ferme et constante résolution de bien user de son libre arbitre. Or cette constance, trait constitutif de la définition de vertu dans la tradition la plus ancienne 22, nécessite une durée dans le sujet de la vertu. Dans l’article 161, Descartes nous dit que les vertus ne sont que « des habi21 Ibid., p. 446-449 ; cf. Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 608-610 ; B Let 600, p. 2390). Antoine Le Grand (1629-1699) – fidèle en tout le reste à la doctrine de la générosité exposée par Descartes dans les Passions de l’âme – affirme également que le meilleur remède en absolu contre le dérèglement des passions n’est pas la générosité, mais l’amor Dei (voir encore mon « Generosità post-cartesiana », op. cit., p. 275-276). 22 R. Bodei, Geometria delle passioni. Paura, speranza, felicità : filosofia e uso politico, Feltrinelli, Milan, 2003, p. 197.
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tudes en l’âme », que les pensées qu’elles produisent peuvent être fortifiées par certains mouvements des esprits animaux, et qu’en ce sens on peut dire que ces pensées sont « des actions de vertu et ensemble des passions de l’âme ». Dans le même article, Descartes dit que les âmes ne sont pas toutes égales : elles peuvent avoir des « défauts de la naissance », qu’on peut corriger par une « bonne institution » (le fait de « s’occuper souvent à considérer ce que c’est que le libre arbitre », etc. 23). Concevoir une habitude dans l’âme ne pose pas de problème, si l’on admet une durée dans cette âme, ou bien la possibilité de concevoir une succession de modifications qui ont lieu dans une même substance spirituelle individuelle. Néanmoins, eu égard à la radicale distinction entre l’âme et le corps chez Descartes, et à la caractérisation de l’âme comme substance simple, la manière dont cette habitude fonctionne ne pourra être expliquée par aucune comparaison avec les choses matérielles. C’est là le même ordre de problèmes que l’on rencontre dans le cas de la mémoire intellectuelle, admise par Descartes 24 et par des cartésiens comme La Forge ou Le Grand. Henricus Regius, tout empiriste qu’il est, voit la chose de la même façon. Chez lui aussi la vertu est une habitude, produite par la bonne volonté souvent réitérée 25. Mais où l’habitude se produit-elle, dans l’esprit ou dans le corps ? Regius admet de manière non problématique que des habitudes puissent se produire dans l’esprit (en rendant plus prompts l’entendement et la volonté) et dans le corps 26. En définitive, les caractéristiques de l’âme chez Regius ne sont pas très différentes de celles de l’âme cartésienne, sinon que Regius évoque la possibilité théorique (contredite de fait par les Écritures) qui veut que l’esprit puisse être un attribut de la même substance dont l’extension serait un autre attribut.
Passions de l’âme, III, art. 161, AT XI 453-454 ; BOp I 2484. Sur ce point, cf. Kambouchner, L’homme des passions, II, op. cit., p. 209-210 et 226. 24 Sur la mémoire intellectuelle chez Descartes, voir X. Kieft, « Mémoire corporelle, mémoire intellectuelle et unité de l’individu selon Descartes », Revue Philosophique de Louvain, 4 (2006), p. 762-786. 25 Regius, Philosophia naturalis, op. cit., p. 408. 26 Ibid., p. 360-361 ; cf. aussi Id., Fundamenta physices, L. Elsevier, Amsterdam, 1646, p. 252. 23
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D’autres cartésiens, comme Robert Desgabets (1610-1678) et Pierre-Sylvain Régis (1632-1707), vont jusqu’à déplacer le centre de gravité vers le niveau physique. Selon eux, la mécanique qui a lieu dans le cerveau ne confirme pas tant les pensées causées par l’habitude, qu’elle n’est l’habitude elle-même. En suivant cette interprétation, ils rejoignent Gassendi et les gassendistes : contre la tradition scolastique, ces auteurs maintiennent que, pareillement aux habitus corporels, les habitus intellectuels s’acquièrent en vertu d’actes répétés qui provoquent l’impression de traces dans le cerveau et la distribution de celles-ci dans un certain ordre. Selon Gassendi, l’entendement humain, en tant qu’uni au corps, ne peut connaître que par l’intermédiaire des matériels que l’imagination lui fournit, c’est-à-dire des « phantasmes » d’origine sensible imprimés dans le cerveau. Les habitus concernent ces phantasmes et non pas l’entendement, qui est une substance immatérielle et n’a aucune rigidité qui puisse permettre l’impression des phantasmes. Ainsi la lenteur ou la rapidité dans l’intellection ne dépendent pas de l’esprit, mais de la disposition des organes. De la même façon la mémoire, conçue comme le trésor des espèces de la fantaisie, ne repose pas sur l’entendement, mais justement sur la fantaisie, c’est-à-dire sur le cerveau 27. En reprenant ces idées dans son Abrégé de la philosophie de Gassendi (1678), François Bernier (1620-1688) met en évidence l’idée que le même mécanisme des habitus intellectuels est à la base du fonctionnement des habitus moraux 28. Dans un tel contexte, Bernier traduit le latin « habitus » de Gassendi par le français « habitude ». Tout au long de son œuvre, il utilise le même terme également pour l’habitus dans son acception médicale (la complexion du corps humain), tout comme dans le sens de relation (par exemple de l’esprit au corps 29), ainsi que dans le sens de rapport mathématique. Mais tous ces différents usages du mot sont gouvernés par l’analogie et compatibles entre eux : quand Bernier dit par exemple que les inclinations pour une certaine 27 P. Gassendi, Syntagma philosophicum, in Id., Opera Omnia, L. Annisson et J.-B. Devenet, Lyon, 1658, II, p. 454-455. 28 F. Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, Anisson, Posuel et Rigaud, Lyon, 16842, VI, p. 346 sq. 29 Ibid., p. 310.
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passion sont déterminées en partie par l’habitude naturelle du corps (« complexion », « tempérament », ou « température ») et en partie par l’habitude contractée par la fréquente répétition de mouvements (donnant lieu à un certain arrangement de la matière cérébrale) 30, en dernière analyse il s’agit toujours de rapports entre parties. Il convient de remarquer que, lorsqu’il s’agit de toucher au rapport entre la mécanique du corps et l’esprit immatériel (dont Gassendi non plus ne niait pas l’existence), Bernier fait recours à un vocabulaire occasionaliste. En effet, en parlant des passions, il évoque une influence mutuelle, ou sympathie, entre l’âme et le corps de l’homme, telle que « il arrive que demesme que le mouvement de l’Ame redonde sur le Corps, ainsi la constitution du Corps […] donne occasion à ces mouvemens » 31. La description d’un mécanisme similaire, tirée de la pensée de Descartes et de Gassendi, mais placée dans une perspective plus ouvertement occasionaliste, se retrouve dans les Institutiones philosophicae (1695) d’Edme Pourchot (1651-1734) 32. Ce sont les habitus intellectuels, selon ce philosophe, qui expliquent le fait que certains mouvements des esprits animaux suivent certaines pensées, et inversement, certaines volontés suivent certains mouvements corporels. De tels habitus ne sont pas des qualités inhérentes à l’esprit, mais consistent dans le flux des esprits animaux le long des traces cérébrales 33. De même, les habitus moraux – parmi lesquels on compte les vertus cardinales – exigent la disposition du corps aussi bien que celle de la volonté. Si le corps n’offrait pas plus ou moins de résistance, il n’y aurait aucun retard entre
Ibid., p. 481. Ibid. Cf. également ibid., p. 306 : « dans le commencement de l’âge [l’âme] ne raisonne que peu, ou point du tout ; parce qu’il n’y a que peu ou point de phantomes d’où elle puisse prendre occasion de faire quelque raisonnement ». 32 E. Pourchot, Institutiones philosophicae, J.-B. Coignard, Paris, 17002, vol. I, « Metaphysica », III, 6, p. 509-519. Sur le cartésianisme de Pourchot, voir G. Belgioioso, La variata immagine di Descartes. Gli itinerari della metafisica tra Parigi e Napoli (1690-1733), Milella, Lecce, 1999, p. 18-22. 33 « Habitus intellectuales, cujusmodi sunt scientiae, non sunt merae qualitates spiritales, humanae mentis inhaerentes ; sed magna ex parte in impressis cerebro vestigiis, liberiori spirituum animalium fluxu, et omnium, ut vocant, impedimentorum remotione consistunt » (ibid., p. 511 ; cf. également p. 513 et 518). Si les habitus intellectuels étaient des affections de l’esprit, qui est simple, il n’y aurait aucun moyen qu’ils puissent s’effacer avec le temps (ibid., p. 512). 30 31
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la détermination de la volonté (qui se fait par la seule perception de l’entendement) et l’action 34. Les vertus théologales, par contre, sont des entités « superadditae », ou « inditae » par Dieu dans notre esprit, dont Pourchot laisse toute explication aux théologiens 35. Quant à la vertu théologale de la charité, sans laquelle les vertus des Gentils restent toujours incomplètes, elle coïncide avec la vertu même en tant qu’amour constant de l’ordre (ou de Dieu), ce que Pourchot illustre en s’appuyant sur Saint-Augustin et Nicolas Malebranche 36. Le cartésien Pierre Cally (1630-1709), traitait des habitus 37 en faisant référence à Honoré Fabri (1607-1688), dont il citait un long extrait du traité De homine 38. Dans ce texte, le savant jésuite s’inspirait à son tour des modèles mécaniques de Descartes et de Gassendi, et allait jusqu’à soutenir que les habitus attribués à l’âme par les scolastiques n’existent tout simplement pas : la différente facilité à opérer de la part de l’entendement et de la volonté doit être reconduite à la différente disposition des organes du corps 39, qui se
34 Ibid., p. 513-514. Étienne Chauvin utilise ces passages de Pourchot dans l’article « Habitus » de son Lexicon philosophicum, où il rapporte aussi l’opinion contraire de Jean-Baptiste Du Hamel (voir G. Gasparri, Étienne Chauvin (16401725) and his Lexicon philosophicum, G. Olms, Hildesheim, 2016, p. 126-128). 35 Ibid., p. 516-517. 36 Ibid., p. 398-399. Dans son « Ethica », Pourchot ne mentionne pas la générosité. Il en parle néanmoins dans sa « Physica specialis », où il traite encore brièvement des habitus corporels (Institutiones philosophicae, op. cit., II, p. 378) puis des passions, en suivant de près les Passions de l’âme de Descartes (ibid., p. 385 sq.). La théorie cartésienne de la générosité y est résumée en moins d’une page : Pourchot souligne l’importance de la juste considération du libre arbitre de la part du « vir magnanimus seu generosus », motif d’auto-estimation, d’une part, et d’autre part de reconnaissance en soi et dans les autres de la même possibilité de se tromper, avec les conséquences sur le plan moral que Descartes avait déjà évoquées (ibid., p. 393). Mais il ne dit pas que la générosité est aussi une vertu, ni qu’elle est la clé de toutes les vertus – un rôle réservé plutôt à la charité, comme on vient de le voir. 37 P. Cally, Universae philosophiae institutio, J. Cavelier, Caen, 1695, I, p. 53 sq. 38 H. Fabri, Tractatus duo : quorum prior est de plantis, et de generatione animalium ; posterior de homine, F. Muguet, Paris, 1666, tract. II, p. 105-107. 39 « Anima corpori unita non indiget habitibus quibusdam spiritualibus, naturalibus scilicet […] : scholastici […] admittunt innumeros fere habitus naturales animae inhaerentes, id est spirituales nescio quas qualitates, tum in intellectu, tum in voluntate, quibus scilicet actiones hujusmodi potentiarum facilitantur » (ibid., p. 105) ; « tota operandi facilitas vel difficultas ab organi dispositione petenda est ; haec enim prout varia est, usus quoque varius erit, id est facilior et difficilior » (ibid., p. 107).
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produit par la fréquence de l’usage et explique tant la mémoire que les habitus de la science et de la morale 40. On pouvait donc s’inspirer de la pensée de Gassendi pour matérialiser et mécaniser radicalement l’habitude, et utiliser celle-ci pour rendre compte en même temps des fonctions cognitives et des inclinations morales de l’homme 41. Descartes avait lui-même posé des jalons pour une telle approche dans un passage de la sixième partie du Discours de la méthode, où il dit que « l’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps », que pour rendre les hommes « plus sages », il faut penser en premier lieu à leur santé physique 42. Mais les cartésiens qui voulaient continuer dans cette direction s’exposaient à la difficulté de concevoir dans l’âme, substance dépourvue de parties, une mécanique analogue à celle des habitudes corporelles, consistant dans le rapport mutuel entre les parties du cerveau. On observe cet embarras, par exemple, chez Jean-Robert Chouet. Celui-ci souligne que la diversité des âmes entre elles, évidente du fait que l’entendement des unes est plus « ample » que celui des autres, n’est pas une différence substantielle (car, en tant que substances pensantes, elles sont toutes égales), mais accidentelle, et provient des corps, qui diffèrent entre eux « a diversitate vel temperamenti, vel organorum, vel institutionis, vel habitum, vel aliorum similium ». Il assimile les habitus intellectuels à la mémoire intellectuelle et affirme qu’ils ont leurs causes « et in corpore et in anima 40 « Facile explicatur productio habitus ; quatemus scilicet inducitur talis dispositio vel habilitas fibris organi : ipso scilicet usu organi, eoque frequenti : talibus enim motibus fibrae assuescunt » ; de la même façon, la « destructio habitum » s’explique « per non usum, nempe fibrae rigescunt, ac praeviam dispositionem amittunt, interrupto scilicet usu » (ibid.). Dans ce même texte, cf. également p. 6-9, où Fabri nie que l’on puisse parler des « habitus acquisiti » en termes d’entités absolues, au moins s’il s’agit d’habitus naturels (le discours sur les habitus surnaturels relevant de la théologie), et p. 140, où il parle de la mécanique de ce qu’on pourrait nommer les bonnes habitudes : « ut recte componantur illa phantasmata, ex quibus determinationes ad motus honestos sequuntur, multo labore, tempore, studio, usu, ac exercitatione opus est ; hinc tam difficile movemur et afficimur ab objectis insensibilibus, abstractive cognitis ; plurimum tamen juvant habitus, hoc est fibrae dispositae ad honestum motum ». 41 Cela vaut naturellement aussi pour la pensée de Hobbes – non exempte d’affinités et d’influences réciproques avec celle de Gassendi – et pour la tradition empiriste jusqu’à l’époque des Lumières (Diderot, d’Holbach, Hume), ce qui mériterait une étude à part. 42 Discours de la méthode, AT VI 62 ; BOp I 96. Cf. G. Mori, Cartesio, Carocci, Roma, 2010, p. 90-91.
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sive mente ». Puis il en explique les causes matérielles en termes mécaniques. Quant à leurs causes intellectuelles, il « prouve » seulement qu’elles doivent exister, mais il ne les explique pas 43. Allant plus loin que Chouet, Desgabets et Régis ôtent à l’esprit toute faculté de conserver des pensées 44, la durée nécessitant pour eux une succession corporelle, et ils expliquent l’habitude comme l’effet des traces cérébrales 45. Selon Desgabets, en fait, bien que l’âme soit distincte du corps, toutes nos pensées dépendent de mouvements corporels qui forment et maintiennent les traces cérébrales qui les accompagnent 46. Régis soutient que la distinction entre habitudes corporelles et spirituelles ne signifie pas que les habitudes spirituelles ne dépendent pas du corps, puisque l’âme, dans la mesure où elle est jointe à un corps, ne peut pas agir indépendamment de lui. Il ne s’agit par conséquent que d’une dépendance plus subtile et plus difficile à voir. Dans la physique de Régis, toute l’ontogénèse du psychisme humain repose sur l’habitude. Elle s’acquiert par le renforcement des liens entre idées abstraites et traces cérébrales, ou entre traces et traces, et détermine toutes les capacités, y compris le raisonnement : raisonner, c’est « voir », donc « connaître », des rapports et des passages dont la structure est présentée à l’âme par le mouvement des esprits animaux le long des traces. Par conséquent, la différente façon de raisonner par rapport à la science, tout comme par rapport aux coutumes (p. ex. la mode), à la religion et à la morale, ne dépend que de différentes habitudes 47. Chez Régis également, le fonctionnement des habitudes – corporelles et spirituelles – est décrit en termes analogues à ceux de la mémoire 48. La connexion 43 J.-R. Chouet, Pneumatologia in compendium redacta, in Id., Corsi di filosofia, éd. M. Sina, M. Ballardin et E. Rapetti, L. Olschki, Florence, 2010, II, p. 308-309. 44 R. Desgabets, Supplément à la philosophie de M. Descartes, XIII, 9, in Id., Œuvres philosophiques inédites, éd. G. Rodis-Lewis et J. Beaude, Supplément aux Studia Cartesiana, Quadratures, Amsterdam, 1983, I, p. 281. 45 Selon Descartes, la durée convient soit à l’âme, soit au corps (AT III 665 ; B Let 392, p. 1748), et la pensée se fait dans le temps et non pas dans l’instant. 46 Pour Desgabets l’âme humaine est tabula rasa et toutes ses connaissances sont tirées des sens (voir p. ex. op. cit., p. 283). 47 P.-S. Régis, Cours entier de philosophie, ou Système général selon les principes de M. Descartes, Huguetan, Amsterdam, 1691, III, p. 321-326. 48 « Comme la memoire consiste dans la facilité qu’ont les esprits à r’ouvrir les mêmes traces, les habitudes corporelles ne sont autre chose qu’une certaine faci-
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entre les traces dépend de l’identité du temps où elles se forment et de l’habitude, « car elles se joignent si bien les unes aux autres par l’habitude qu’elles ont à se former ensemble, qu’il ne s’en peut réveiller aucune sans toutes celles qui ont esté imprimées en même-temps » 49. Mémoire, habitudes corporelles et habitudes spirituelles dépendent donc toutes d’un même principe 50. Cet aspect ne peut qu’assumer une signification particulière par rapport à la morale, si l’on pense que Régis définit comme habitude la vertu même, en tant que facilité qui dispose l’âme à connaître et à faire son devoir dans l’ordre des lois naturelles et civiles 51. La vertu serait donc un fait purement physique, voir relativisé par sa dépendance vis-à-vis des facteurs matériels. Devrait-on en tirer la conséquence qu’il n’y aurait que des corps vertueux, alors que les esprits en tant que tels seraient tous égaux 52 ? Cette question conduit Régis d’une part à superposer à la morale naturelle et civile une morale d’un ordre supérieur, celui de la grâce, où le bien souverain est représenté par l’amour de Dieu lité qu’ont ces esprits à couler dans les muscles qui servent à mouvoir les membres exterieurs, ni les habitudes spirituelles autre chose que la facilité qu’ont ces mêmes esprits à couler par les petits chemins qui sont entre les traces, par lesquels ils vont des unes dans les autres […]. Par la même raison, un philosophe ne médite sans peine, qu’à cause que ses esprits ont acquis de la facilité à passer par les petits chemins, dont il a esté parlé, en les rendant plus ouverts par leur frequent passage » (ibid., p. 329). 49 Ibid., p. 331. 50 « Avec cette seule difference que les habitudes corporelles dependent principalement (comme il a esté dit) de la facilité qu’ont les esprits animaux à couler dans les parties exterieures du corps pour les mouvoir, au lieu que les habitudes spirituelles dependent de la facilité qu’ont ces mêmes esprits à passer par de petits chemins, qu’ils se sont formez dans le centre ovale, pour aller d’une trace dans une autre ; ainsi, par exemple, la facilité de chanter et de danser est une habitude corporelle, et celle de d’étudier ou de mediter, est une habitude spirituelle ; d’où il s’ensuit que ceux-là se trompent beaucoup, qui prennent pour des habitudes spiprituelles la facilité qu’a l’Ame de faire certaines choses independamment du corps ; car il est certain que l’Ame, comme telle, c’est à dire, comme un esprit uny à un corps, ne peut agir que dependamment de ce corps ; c’est pourquoy ; s’il y a des habitudes de l’Ame qu’on appelle Spirituelles, ce n’est pas pour signifier qu’elles sont independantes du corps, mais seulement pour designer qu’elles en dependent d’une maniere plus subtile et moins sensible, que les habitudes qu’on appelle Corporelles » (ibid., p. 331-332). 51 Ibid., p. 373 et p. 482. 52 Je laisse de côté le problème de l’état des âmes après la mort, qui est particulièrement intéressant chez Régis (voir A. Del Prete, « Né con Descartes né con Malebranche : l’antropologia di Pierre-Sylvain Régis », in G. Paganini et L. Bianchi (éd.), Alle origini dell’umanesimo scientifico dal tardo Rinascimento al primo Illu minismo, Liguori, Naples, 2010, p. 119-133).
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(coïncidant avec la vertu de la charité) 53, et d’autre part à postuler – comme Gassendi – la distinction chez l’homme entre un esprit immatériel et immortel et une âme qui ne survit pas à la dissolution de l’union de l’esprit avec le corps. Le même problème conduit Desgabets à soutenir que les traces des mauvaises habitudes sont déterminées par la chair (et le diable), tandis que les traces des bonnes habitudes ne peuvent venir que de Dieu et sont donc surnaturelles 54. L’habitude perd ici le rôle potentiellement positif d’outil naturel qu’elle avait dans la théorie cartésienne de la générosité, pour retrouver toutes les connotations négatives qu’elle avait chez Saint-Augustin (ou chez Saint-Paul) 55. Du reste, la tradition chrétienne avait établi que les vertus théologales étaient des habitus surnaturels infusés par Dieu dans l’âme des hommes, qui informaient et vivifiaient toutes les vertus morales 56. Encore une fois, donc, on ne pouvait se passer d’une référence à la grâce divine dans le discours éthique.
Résumé La doctrine de la générosité exposée par Descartes dans les Passions de l’âme ne fut reconnue qu’en partie et seulement par quelques auteurs de la deuxième moitié du XVIIe siècle parmi les plus favorables à la philosophie cartésienne. Cette théorie semble avoir suscité un certain embar Cf. Gasparri, « Generosità post-cartesiana », cit., p. 278-279. « On doit donc reconnaître que l’âme n’ayant aucune faculté pour conserver ses pensées, on ne voit pas que nos habitudes bonnes ou mauvaises puissent avoir d’autre siège que le cerveau en tant que les traces ou espèces dont il est rempli sont liées avec les idées de l’âme. Mais on doit regarder les dispositions corporelles auxquelles consistent nos bonnes habitudes comme sous la main de Dieu exerçant sa miséricorde sur nous, de même que le Diable et la chair président aux habitudes qui portent au mal : il semble qu’après cela on est bien fondé à dire que les habitudes et les impressions que Dieu fait actuellement dans l’âme par le mouvement du corps, en tant qu’elles se rapportent à nos bonnes actions et ensuite à la vie éternelle, sont divines et surnaturelles et qu’on aurait tort de faire passer ces traces ou espèces pour des choses que la nature toute seule nous peut donner » (R. Desgabets, op. cit., p. 281). 55 Voir p. ex. Augustin, Conf., VIII, 5, in Corpus Christianorum: Series Latina, vol. 27, p. 120-121: « Frustra condelectabar legi tuae secundum interiorem hominem, cum alia lex in membris meis repugnaret legi mentis meae et captivum me duceret in lege peccati, quae in membris meis erat. Lex enim peccati est violentia consuetudinis, qua trahitur et tenetur etiam invitus animus eo merito, quo in eam volens illabitur. Miserum ergo me quis liberaret de corpore mortis huius nisi gratia tua per Iesum Christum, Dominum nostrum ? » (cf. Rom 7, 22-25). 56 Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, 1, 2, q. 62, a. 3 ; Id., De virtutibus, q. 1, a. 12. 53 54
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ras chez les contemporains et les successeurs du philosophe : nombre d’entre eux préférèrent la passer sous silence ; d’autres finirent par en dissoudre l’essentiel dans les grands courants de la tradition morale chrétienne. Les positions de ces auteurs face à la doctrine de la générosité sont déterminées par leurs tendances philosophiques, mais aussi par leur orientation théologique, ou leur appartenance à un parti confessionnel donné. En explorant la fortune des thèses cartésiennes, cet article s’étend en particulier sur le concept d’habitude, indissolublement lié à celui de la générosité. Dans le cadre de ce débat, d’un côté les hypothèses mécaniques sur les bases physiques de la générosité se multiplient, d’un autre côté on avertit de plus en plus de difficulté à concevoir le fondement de l’habitude dans une substance spirituelle de nature simple.
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As Descartes famously said, he wrote Les Passions de l’ame “seulement en Physicien (only as a physicist)”, and not “en Orateur, ny mesme en Philosophe moral (as an orator, nor even as a moral philosopher)” 1. The assertion is somewhat puzzling, given the totality of the book, but there are precedents for works on the passions in the medical tradition, in the framework of moral theory, as well as in mixed medical and moral-psychological practice. It might even be appropriate for Descartes to be describing his treatise in this fashion. When he made the statement, he was responding to an anonymous friend’s letter used as a preface to the Passions, in which there are references to his not being able to complete his physics, because of a lack of experiments 2. While the need for experiments is a theme that can be found at the end of Part VI of the Discours de la methode, here the reference seem to be to the Lettre-Préface to the French edition of the Principes. The author of the letter alludes to Descartes’ metaphor of a tree of philosophy, in which gathering fruits from the tree requires the establishment of its metaphysical roots, its physical trunk, and its branches constituted by medicine, mechanics, and morals. The problem is clear: Descartes claimed that he has not performed sufficient experiments to finish the trunk, so he cannot endeavour to venture onto its non-existent branches. This is supported by Principes IV, art. 188 where Descartes confesses that the four-part metaphysical physics of the Principes is missing the last two tradi AT XI 326; BOp I 2330. AT XI 303; BOp I 2302.
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Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117848 (DESCARTES, 4), p. 391-406
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tional parts, that is, a fifth part on animals and plants and a sixth part on man; Descartes did not conclude his physics because, as he said, he was not completely clear about all of the matters he wanted to treat in these last two parts. In the French edition, he added: “ou par faute d’expériences (or lacking the needed experiments)”. In fact, in the Lettre-Préface, he admits to an even more global desire to produce an all-embracing philosophical corpus to rival that of the scholastics: Je pense avoir commencé à expliquer toute la Philosophie par ordre […]. Mais, afin de conduire ce dessein jusques à sa fin, je devrois cy-apres expliquer en mesme façon la nature de chacun des autres corps plus particuliers qui sont sur la terre, à sçauoir des minéraux, des plantes, des animaux, et principalement de l’homme; puis, enfin, traitter exactement de la Médecine, de la Morale, et des Mechaniques. C’est ce qu’il faudroit que je fisse pour donner aux hommes un corps de Philosophie tout entier. (I believe myself to have begun to explain the whole of philosophy in order […]. To carry this plan to a conclusion, I should afterwards in the same way explain in further detail the nature of each of the other bodies on the earth, that is, minerals, plants, animals, and above all man, then finally treat exactly of medicine, morals, and mechanics. All this I should have to do in order to give to mankind a complete body of philosophy) 3.
Les Passions de l’ame should then be considered in this context, as an attempt to provide an element in the completion of the physics (en physicien) and as prefatory material for moral philosophy (that is, not quite fully en philosophe moral). Whatever Descartes’ intentions may have been, however, many Cartesians took their task to be that of offering the complete corpus of Cartesian philosophy announced by Descartes. Moreover, they perceived the lack of a Cartesian moral philosophy to be among the more glaring deficiencies in the Cartesian program and in their aspiration to replace Aristotelian philosophy in the schools. So they began to supplement Descartes’ work, that is, to produce, among other things, stand-alone treatises on ethics together with quadripartite treatises that included a final Part on moral philosophy. The most prominent of the Cartesian treatises on moral philosophy was L’art de vivre heureux, formé sur les idées les plus claires de la raison et du sens commun et sur de très belles max AT IXb 17.
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imes de Monsieur Descartes (1687) of the pseudo-Ameline. And the attempt to publish a complete Cartesian textbook that would mirror what was taught in the schools culminated in the famous multi-volume works of Pierre-Sylvain Régis and of Antoine Le Grand. Le Grand initially published a popular version of Descartes’ philosophy in the form of a scholastic textbook, expanding it in the 1670s and 80s; the work, Institutio Philosophiae, was then translated into English together with other texts of Le Grand and published as part of An Entire Body of Philosophy according to the Principles of the famous Renate Descartes (1694). Régis issued his Système Général selon les Principes de Descartes at about the same time (1691). There were other attempts at setting out a complete Cartesian system before those of Le Grand and Régis. The first such work I know of is Jacques Du Roure’s La Philosophie divisée en toutes ses parties, établie sur des principes évidents et expliquée en tables et discours, ou particuliers, ou tirés des anciens et des nouveaux auteurs, et principalement des péripatéticiens et de Descartes (1654). The place of the passions in a traditional philosophical course is clear. As one late scholastic says: Impetus illi animi nostri, qui ex appetitu sensitivo pullulantes, Passionum nomine designari solent, tanti momenti sunt in negotio morum, ut et virtutum maxima pars illis regendis occupetur, et vitia pene omnia ex eorum deordinatione proveniant. (These extremely numerous movements of the soul arising from the sensitive appetite called passions are so important in Morals that almost all the virtues are devoted to regulating them and almost all the vices have as point of departure the disorders engendered by them) 4.
Passions are just an integral part of moral philosophy, something presented by most late scholastics along a three-part model, with passions being discussed in part 3. For example, after the usual preliminary questions, the first part of Eustachius a Sancto Paulo’s De rebus Moralibus, is titled De Beatitudine (On Happiness), and is itself divided into the good, the end, and felicity. Part 2 concerns the De Principiis humanorum actionum (Principles of Human Actions) and discusses internal principles, such as will and appe4 Antoine Goudin, Philosophia juxta inconcussa tutissimaque Divi Thomae dogmata, 4 vols, S. Pompei, Orvieto, 1860 [1668], IV, p. 123.
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tite, and acquired principles, such as habit and external principles, including God and Angels. Eustachius’s Part III is about De ipsis Actionibus humanis (Human Actions themselves), that is, Passions, Virtues, and Vices. It is further divided into several disputations and questions: concerning the good and evil of human actions, and concerning passions, such as love and hate, desire and aversion, delight or pleasure and sadness or pain, hope and despair, fear and daring, and anger. This is followed by questions about the virtues in general, prudence, justice, fortitude, and temperance, and ending with a short disputation on vice and sin. Cartesians attempting to produce a complete body of Philosophy that would include a Cartesian ethics simply did not initially have enough of these resources from a Cartesian point of view to compete with such scholastic textbooks. Du Roure is a paradigm of the difficulties facing Cartesians 5. He divides La Philosophie Morale, the final major section of his Philosophie, into: I. La Philosophie Morale Suivant l’ordre et les opinions des Ecoles (Moral Philosophy following the Order and Opinions of the Schools) and II. La Morale Démontrée (Morals Demonstrated). He advertises the second part as being inspired by Descartes and Hobbes 6, but it really comes only from Hobbes (from De cive, in particular); it discusses the duties of men with respect to God, themselves, and other men, and concerns mostly natural and civic laws. There are clear differences between
The verso of Du Roure’s title page from his 1654 Philosophie tells the story very well. There Du Roure indicates his appreciation for the philosophies of Gassendi and Hobbes; still, it is clear that his admiration for Descartes knows no bounds. He states: “On peut opposer Hobbes, Gassendi et Descartes à tous ceux don’t l’Italie et la Grece se glorifient. […] Ceux qui voudrons se donner la peine de lire cette philosophie, y trouveront plusieurs sentiments de ces trois scavants Philosophes, mais principalement de Descartes. C’est pourquoy je veut faire voir par témoignages suivants, combien il est estimé. (One can oppose Hobbes, Gassendi, and Descartes against all those who are glorified by Rome and Greece. […] Those who would take the trouble to read this philosophy will find numerous opinions of these three wise philosophers, but principally those of Descartes. This is why I want to show the extent he is esteemed by the following testimony)”. And his six subsequent paragraphs continue with superlative praise for Descartes, including: “Descartes est le premier Philosophe de tous les temps. (Descartes is the premier philosopher of all time)”. 6 Jacques Du Roure, La Philosophie divisée en toutes ses parties, établie sur des principes évidents et expliquée en tables et discours, ou particuliers, ou tirés des anciens et des nouveaux auteurs, et principalement des péripatéticiens et de Descartes, 2 vols, T. Joly, Paris, 1654, II, p. 458. 5
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Descartes and Hobbes on these topics. Descartes argues that we should choose the interest of the whole of which we are a part over our own self-interest. Descartes, who is usually so parsimonious, does not think that all human behaviour should be reduced to a narrow conception of self-interest: there are distinction to be made with respect to self-interest and proper self-interest, longterm and short term self-interest, the interest of the part or that of the whole of which we are a part. In this he was disagreeing with Hobbes, something he realized, because he had read Hobbes’ De cive in 1643. Descartes wrote to Mersenne at the time: Tout ce que je puis dire du livre de Cive, est que je juge que son autheur est le mesme que celuy qui a fait les troisiémes objections contre mes Méditations, et que je le trouve beaucoup plus habile en Morale qu’en Metaphysique ny en Physique; nonobstant que je ne puisse aucunement approuver ses principes ny ses maximes, qui sont três-mauvaises et tres-dangereuses, en ce qu’il suppose tous les hommes méchans, ou qu’il leur donne sujet de l’estre. Tout son but est d’écrire en faveur de la Monarchie; ce qu’on pourroit faire plus avantageusement et plus solidement qu’il n’a fait, en prenant des maximes plus vertueuses et plus solides. (All I can say about the book De cive is that I judge the author to be the same person who wrote the Third Objections against my Meditations and that I find him more capable in moral philosophy than in metaphysics or in physics. Not that I can in any way approve his principles or his maxims, which are extremely bad and very dangerous, in that he supposes all persons to be wicked, or that he gives them cause to be so. His whole aim is to write in favour of the monarchy, which could be done more advantageously and more solidly than he has accomplished by adopting maxims that are more virtuous and more solid) 7.
As for the first part of the Moral Philosophy following the Schools, Du Roure tells us that the title is somewhat of a misnomer, since it includes the opinion of scholars both inside and outside the Schools 8. That work is structured in the usual scholastic fashion; it is divided into a section on the supreme good, another on virtues, also encompassing questions about human freedom, and a third on passions. In the section on the supreme good, Du Roure writes a number of chapters explaining Scholastic doctrine, but
AT IV 67; BOp I 102. Du Roure, La Philosophie, op. cit., II, p. 283-284.
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also adding some sections about Gassendi and Descartes 9. The Descartes fragment there happens to be a summary of Descartes’ letter to Elisabeth of August 4, 1645; as Du Roure states: Descartes dans ses lettres à la Princesse Elisabeth ensegne que la beatitude naturelle consiste à avoir l’esprit parfaitement content. (Descartes teaches, in his letters to Princess Elizabeth, that natural beatitude consists in having the mind perfectly content) 10.
Du Roure then, like Descartes, distinguishes between good fortune and happiness 11, and lists three maxims useful for acquiring felicity: (i) trying always to use our minds as well as possible to discover what we should do in all the circumstances of our lives; (ii) having a firm and constant resolution to execute everything reason advises us, without allowing our passions or appetites to divert us; and (iii) considering that while we are conducting ourselves in this manner, the goods we do not possess are entirely outside our power 12. Du Roure in 1654 knows two more letters by Descartes, namely the one to Mersenne of May 27, 1641 or to Mesland of February 9, 1645, on “freedom of indifference” 13, and the one to Clerselier of June or July 1646 about “principle of knowledge”, but he does not seem aware of other relevant ones, such as the other letters to Elizabeth and those to Christina on moral issues. He does, of course, have access to Les Passions de l’ame and devotes a whole chapter on the passions according to Descartes, their definition and number, causes and effects, and remedies (again, in the section devoted to the scholastic theories of passions). Du Roure understands that the passions arise from the body and that the will is not always an effective remedy against them; passions can no more be directly excited or abated than one can will one’s pupils to dilate or contract. They can only be affected indirectly by the representation of things that are ordinarily joined to other passions 14. He lists three general remedies against the excess of 9 For Gassendi, see Du Roure, La Philosophie, op. cit., II, p. 314-317; for Descartes, II, 317-320. 10 Du Roure, La Philosophie, op. cit., II, p. 317. 11 Ivi, II, p. 318. 12 Ivi, II, 319. 13 Ivi, II, 341-344. Cf. AT III 378-381 and AT IV 172-175 (BLet 483, p. 19681970). 14 Du Roure, La Philosophie, op. cit., II, p. 441-442.
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passions: 1. premeditation and industry; 2. remembering that the passions almost always deceive; and 3. the exercise of virtue 15. For the final remedy he claims that: quiconque vit de telle sorte que la conscience ne luy peut jamais reprocher d’avoir manqué à faire les choses, qu’il a jugées meilleures, en reçoit une satisfaction si puissante pour le rendre heureux, que les plus violants efforts des passions loin de troubler son ame: luy donnent toujours de la joye (whoever lives in such a way that his conscience can never reproach him for failing to have done things he judged to be better receives from this such a powerful satisfaction to render him happy that the most violent efforts of the passions, far from troubling his soul, always provide him joy) 16.
He then states that the most general remedy against the derangement of the passions is generosity, since: Ceux qui sont genereux; je veut dire ceux qui n’estiment rien tant que leur franc-arbitre et qui en veulent toujours bien uzer, sont tres-officieux envers chacun et portez naturellement aux grandes choses, lors qu’elles ne surpassent pas leur pouvoir. (Those who are generous, that is, those who appreciate nothing greater than their free will and who want always to use it well, are always very kind towards everyone and are naturally caused to do great things when these do not surpass their power) 17.
Du Roure ends his chapter with a discourse on friendship, meaning, on the opinion of other philosophers, including scholastics, as a remedy for the excess of passions. Ultimately, La Philosophie Morale gives the impression of something that has not fully come together, possibly because Du Roure does not have enough materials from Descartes to construct a Cartesian Ethics. That is a problem Claude Clerselier, as Descartes’ literary executor, confronted directly. It is clear that when he was working on his edition of Descartes’ correspondence, Clerselier did not consider just publishing a random selection, but was thinking of constructing Cartesian texts to fill the gaps in the extant Cartesian corpus, starting with ethics. He begins his first Ivi, II, p. 451-452. Ivi, II, p. 452-453. This should be compared with Descartes, Passions, II, art. 148 (AT XI 442; BOp I 2470). 17 Ivi, II, p. 453. This should be compared with Descartes, Passions, III, art. 153 (AT XI 445-446; BOp I 2474). 15 16
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volume with Descartes’ letter to Christina on the supreme good and continues with those to Elisabeth on the happy life. He even argues that his collection of Descartes’ letters is equivalent to any other of Descartes’ writings, though Descartes might not have thought to publish them, since “ce qui s’écrit pour des Princesses, et pour les plus sçavans hommes de l’Europe, ne doit pas craindre d’estre mis à la censure publique (one should not fear the public censure of what is written for Princesses and for the most learned people in Europe)”. According to Clerselier, what is addressed to such people, who are esteemed for their rank, knowledge, or virtue, will assuredly be well-considered and highly polished. He asserts that the highest and most useful subject is without doubt the one that Descartes examines in his letter to Queen Christina, namely, the topic of the supreme good, which Descartes had just treated as well in the letters to Princess Elisabeth. Clerselier says: C’est dans ces lettres ou il a fait voir que la Morale estoit l’une de ses plus ordinaires Meditations, et qu’il n’estoit pas si fort occupé à la consideration des choses qui se passent dans l’air, ny à la recherche des secrettes voyes que la nature observe icy bas dans la production des ses ouvrages, qu’il ne fist souvent reflexion sur luy-mesme, et […] à regler les actions de sa vie suivant la vraye raison […]. Aprés quoy, je ne pense pas qu’il y en ait plus aucun, de ceux qui dans leurs écrits l’ont accusé de vanité en ses études, comme s’attachant entierement à la recherche des choses vaines, et dont la science enfle l’esprit, au lieu de celles qui instruisent et qui perfectionnent l’homme, qui ose luy faire un semblable reproche. (Descartes allowed people to see, in these letters, that ethics was one of his most common meditations, and that he was not so powerfully engaged with the consideration of things that happen up in the air, or with the inquiry into the secret paths nature observes in the production of its works here below, such that he failed to reflect frequently on himself, and […] to regulate the actions of his life, following the true reason. […] After this, I do not think that anyone will be able to accuse him of vanity in his studies, as being completely engaged with an inquiry into the empty things of which science fills the mind, instead of those that instruct and perfect man) 18.
Préface, in Clerselier II, n.p.
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Obviously, Clerselier thought he had good reasons to start his collection with Descartes’ letters to Christina and Elisabeth and his discussions of the supreme good and the happy life. Moreover, it is clear that Clerselier’s tactics succeeded, given the publication of the anonymous L’art de vivre heureux, which is especially indebted to Clerselier’s edition of Descartes’ correspondence. L’art de vivre heureux constructs a Cartesian-style ethics from a variety of sources, but especially from Descartes’ letters to Christina and to Elizabeth, prominently displayed in Clerselier’s correspondence. Part I of the treatise discusses man’s happiness in this life here-below. The author sets aside the supernatural happiness of saints, in the state of grace, and makes room for a natural and rational kind of happiness that can be attained in this life, in spite of our fallen state. He argues that there are goods to be attained here-below, apart from grace and faith, which, though useless for salvation, permit us to perform morally good acts. These preliminaries allow the author to continue with an extended paraphrase of Descartes’ letter to Christina: the only supreme absolute good is God; the goods relative to us are those that depend on us (such as virtue and wisdom) and those independent of us (such as honours, riches, and health), that is, goods of the body and fortune, as opposed to the goods of our mind – understanding and will. In Part II of his treatise, the author continues with a discussion of the nature of the human soul. He calls Aristotle’s opinion on the subject “dangereuse et obscure (dangerous and obscure)” 19 and adopts the Augustinian- Cartesian view that la nature de l’âme est d’être une substance qui n’a pour attribut que la pensée, d’ou l’on conclut qu’elle est spirituelle et immortelle (the soul is a substance that has only thought as attribute, from which one concludes that it is spiritual and immortal) 20.
He follows the discussion of human souls with a few chapters on Cartesian animal-machines and concludes Part II with chapters on the two faculties of the soul, understanding and will, again in the style of Descartes. Part III of the treatise, on the application and 19 [Claude Ameline], L’art de vivre heureux, formé sur les idées les plus claires de la raison et du sens commun et sur de très belles maximes de Monsieur Descartes, ed. S. Charles, Vrin, Paris, 2009 (1687), p. 67; see p. 67-73. 20 Ivi, p. 73; see p. 73-76.
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right use of the two powers of our souls, re-joins the discussion of ethics with an extended paraphrase of the letters to Elisabeth. In those letters, given our imperfect knowledge, the truths we needed to keep in mind in order to judge well were the existence of God, the nature of our souls, and our distinctness from every part of the universe. Here these are understood as the three principal truths by which to guide our conduct, toward God, the self, and others, namely: i) there is a God, on which all things depend; ii) know thyself, that is, you should know the nature of your soul; and iii) you should prefer the interests of the whole to your particular interests. For the pseudo-Ameline, the passions enter into the discussion only insofar as they can trouble the will, whose constancy constitutes virtue. But, arguably, the most interesting consequence of Clerselier’s efforts is an unusual book by Descartes on ethics, a Latin-language student manual called Renati Des-Cartes Ethice, printed in London in 1685 21. Descartes never wrote such a book, but the clever editor was able to put together a three-part treatise out of Descartes’ own words from his correspondence with Christina, Elisabeth, Mesland, and Chanut, and from Passiones Animae. It may look as though the translator has made a concerted selection from Descartes’ letters, but in fact he is just following Clerselier’s edition (or, more precisely, the Latin translation published in London in 1668). Apparently, this manual became part of the curriculum at Cambridge University since it was republished numerous times there during the first three or four decades of the eighteenth century and bound into a single volume together with the “scholastic” ethics of Eustachius a Sancto Paulo (that is, part II of his Summa philosophiae quadripartita) and the “Christian” ethics of Etienne de Courcelles (Synopsis ethices) 22. Chapter I of Renati Des-Cartes Ethice concerns the supreme good, the happy life, and free will 23. And Chapter III is a treatise on intellectual 21 René Descartes, Ethice. In Methodum et Compendium, Gratiâ Studiosae juventutis, Concinnata, W. Davis, London, 1685. 22 Eustachius a Sancto Paulo, Etienne de Courcelles, and René Descartes, Ethica, sive, Summa moralis disciplinae, in tres partes divisa, Academics, Cambridge, 1707. 23 1. De Summo Bono (from a letter to Christina, 20 November 1647). 2. De Vita Beata (from the following letters to Elisabeth: 4 August 1645, referred to by Du Roure; 1 September 1645; 15 September 1645; January 1646). 3. De Libero Arbitrio
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love 24. In between these chapters constructed from the correspondence is Chapter II, an abbreviated, and at times reordered, version from all three parts of Passiones Animae, with the physiological passages deleted. For example, completely missing are articles 7-12, on the parts of the body and their functions, the movement of the heart, the animal spirits in the brain, the movements of the muscles, and the sense organs 25. Also missing are articles 53-67, about the order and enumeration of the passions, and articles 97-141 about the physiological effects of the passions on the body 26. By far the largest section of Chapter II of Renati Des-Cartes Ethice concerns Part III of Passiones Animae, which is the smallest portion – less than a third – of Descartes’ treatise 27, but the one most devoted to moral philosophy. While the first Cartesians treated the passions en philosophe moral, the situation changes toward the end of the seventeenth century. In the preface to the last part of his multi-volume Institution of Philosophy, on Ethicks, Le Grand states: I would also have the Reader take notice, that in this Treatise I follow the Sentiments of Descartes: and tho’ he hath writ but
(from the following letters to Mersenne or Mesland: 27 May 1641, referred to by Du Roure; 2 May 1644; and to Elisabeth: January 1646; 3 November 1645). 24 Starting with a fragment of a letter to Chanut (1 February 1647), Quid sir Amor (What is Love?) and continuing with a discussion of topics such as: Utrum solo lumine naturali Deum amare doceamur (Whether natural light alone teaches us to love God?) (To Chanut, 1 February 1647); Quae sint causae quibus ad hominem unum magis quam alium, etiam incognitis meritis, amandum ferimur (What are the causes that often incite us to love someone in preference to another before we know their worth?) (To Chanut, 6 June 1647); Uter sit deterior, Amoris an Odii excessus? (Of the two derangements, which one is worse, the one caused by love or the one caused by hate?) (To Chanut, 1 February 1647); De Laeto Animo (The Joy of Soul.) (To Elisabeth, October or November 1646); An satius est Laeto esse Animo et contento imaginando ea, quae possidemus bona majora et meliora, quam sunt; an vero accuratius pensitare justum utrorumque valorem, atque inde Tristitiam contrahere? (Whether it is better to be cheerful and content, imagining the goods one possesses to be greater and more valuable than they are than to have more consideration and knowledge, so as to know the right value of both and thus to grow more sad?) (To Elisabeth, 6 October 1645). 25 Also missing are articles 34-38 about the pineal gland. 26 With the exception of the first sentence from art. 107 and the title and last sentence of art. 112. 27 Part III of Passiones Animae is just under 27 pp., while Parts I and II are 27 and 42 pp., respectively. In the London textbook, chap. I, De Passionibus in Genere, is 19 pp., chap. II, De Passionibus in Specie, 18 pp., and chap. III, De illis Passionibus, quae Primitivas sequuntur, 28 pp.
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little concerning Moral Philosophy, yet I have a mind to raise this structure upon the Foundation he hath laid, and from what he hath Writ concerning the Soul of Man, and the Passions to discover his Sense of Moral Matters 28.
As Le Grand indicates, he believes he can represent a complete Cartesian physics, including parts on man, both in respect to his body and in respect to his mind or soul, together with a Cartesian ethics 29. In the part on man’s body, Le Grand considers human anatomy, birth, the motion of the heart and circulation of the blood, the senses and vision, the common sense, imagination, and memory. He concludes with a discussion of health and sickness, medicaments, and their operations. In the part on man’s mind or soul, he goes through the nature of the human mind and its faculties, intellect, imagination, will, memory, reminiscence, and wit. He continues with the affections or passions of the mind, and produces sections on the conarium, the order and number of the passions, admiration, love and hatred, affections, joy, sadness, and natural inclinations and aversions. Le Grand finishes his exposition with a chapter on the immortality of the soul and its state after death. Having treated man in relation to his body and his soul, and discussed passions of the soul, Le Grand thinks himself capable of producing a Cartesian ethics, with discussions of such topics as the greatest good, the nature of virtue, the usefulness of the passions, their governance, and their more general remedies. He begins by arguing that external goods are not the good of man, and comes to the main question: What is the highest good of man in this life, and his ultimate end? He distinguishes between mankind and private man, and asserts that the supreme good for mankind is the concurrence of all perfections of which he is capable, the goods of the soul and body and fortune. But for private man 28 Antoine Le Grand, Entire Body of Philosophy according to the Principles of the famous Renate Descartes, 2 vols, repr., Johnson, New York, 1972 (1694), I, p. 347, col. b. 29 In fact, the Institution of Philosophy is divided into ten parts, the first three being Logick, Natural Theology, and Daemonology, and the next six constituting the whole of Physicks, from General Physicks to the World and Heaven, the Four Great Bodies, Earth, Water, Air, and Fire, then Living Things, such as Plants and Animals, and finally Man, both in respect to his Body and in respect to his Soul or Mind. The last part is Ethicks, or Moral Philosophy, treating Man’s right Ordering of his Life.
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the supreme good is the right use of his reason, which consists in “his having a firm and constant purpose of always doing that, which he judges to be the best”. This, of course, is in our power, whereas the goods of body and fortune are not. The proper use of our two main intellectual faculties also produces a satisfaction of mind. The doctrine is encapsulated in the three things we need to observe, which are said to be the foundation of all ethics. The first is that we “strive to attain the Knowledge of what we ought to embrace”. The second is that “we stand firm and constant to what we have once resolved upon and purposed; that is, that we retain an immovable Mind and Will, of doing those things which Reason commands, not suffering our Passions and corrupt Inclinations to lead us aside”. And the third is “that we lay down as unmovable Ground and Principle, that nothing besides our own Thoughts is in our Power”. Le Grand concludes “that the Natural Happiness of Man is nothing else but that Tranquility or Joy of Mind, which springs from his Possession or Enjoyment of the Highest Good” 30. Given these ethical foundations, Le Grand needs to examine how to avoid the excesses and ill-use of the passions, but first he argues, against the Stoics and for the Cartesian view, that the passions or affections “are good and contribute to the Perfection of Human Life”, when the objects of the passions are lawful and the passions proportionate to their objects 31. According to Le Grand, the passions are not evil and do not lead humans to vice; they are useful as long as they are subject to the command and guidance of Reason and proportion’d to their objects and end; which only takes place when those things are Loved that ought to be Loved and when such Objects are loved in a higher degree, which because of their greater worth deserve more of our Love 32.
In the chapter on the governance of the passions and their remedies, he discusses generosity as another general remedy: “the Key to all Vertue”, and “a powerful means to subdue and moderate our Affections”. Since generosity consists in valuing and esteem Le Grand, op. cit., I, 353, col. b. Ivi, I, 368, col. a. 32 Ivi, I, 368, col. b. 30 31
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ing ourselves to the utmost of our worth, we can attain felicity if we find in ourselves a constant resolution to make good use of our will, that is, to undertake what we judge to be best, given that nothing properly belongs to ourselves other than how we dispose of our will and choice 33. Still, Le Grand does not end his discussion of remedies with generosity. He adds that “the most powerful Antidote against our Affections is the Love of GOD” 34. While he cannot not refer to Les Passions de l’ame for this, he does think it is Descartes’ view and concludes by referring his reader to the 35th Epistle of Volume 1 of Descartes’ correspondence, which, of course, is the Dissertation sur l’amour, that is, the letter to Chanut that made up much of Chapter III of Renati Des-Cartes Ethice. Le Grand was not alone in attempting to provide a whole corpus of Cartesian philosophy, a complete Cartesian physics and a Cartesian ethics; one can say similar things about Régis. In brief: Régis also completes the physics and treats the passions in book 8, that is, the final part of the physics. In his Ethics, Régis generally follows Samuel Pufendorf, and divides morality into three parts: natural, civil, and Christian, with natural morality holding in the state of nature, civil morality in the political state, and Christian morality in the state of Christianity. Régis asserts that in the state of nature we are driven by our self-preservation, which we love, but that we can rarely preserve ourselves without working with others, so that, for true self-love, you must love your neighbour as you would yourself. Ultimately, you cannot do that without loving God. None of this has much to do with Descartes’ views. However, in his La Morale, Book II, Des devoirs de l’Homme consideré dans la Société Civile (On the Duties of Man Considered in Civil Society), Part II, Des moyens de s’acquitter facilement des devoirs de la Société Civile (On the Means of Easily Satisfying the Duties of Civil Society), Régis has a small chapter: Du Souverain Bien, et de la Felicité de l’homme dans l’estat de la nature, et dans la Société Civile (On the Supreme Good and Happiness of Man in the State of Nature and in Civil Society) 35. There he argues that man’s greatest perfection consists in taking Ivi, I, 376, col. a. These are from the Letters to Elizabeth, of course. Ivi, I, 376, col. a-b. 35 Pierre Sylvain Régis, Cours entier de philosophie; ou, Systeme general selon 33 34
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pleasure in the supreme good and that the supreme good of man in the state of nature and in civil society consists in tout ce qui contribuë à le conserver, par le bon usage qu’il en fait en suivant les loix naturelles et les loix civiles. (“everything that contributes to conserve him by the good use he makes of it while following natural and civil laws)” 36. Régis distinguishes between the supreme good and the good in general: the latter is what the soul can love while using its freedom, whether well or not, whereas the former concerns only those things of which the soul actually makes good use. He then states, “Et parce que la Beatitude n’est autre chose que la jouissance du souverain bien, il faut que la Beatitude de l’homme dans l’estat de la nature et dans la société civile, consiste dans le contentement interieur que l’ame reçoit du bon usage qu’elle fait des choses qui contribuent à la conserver. (Since happiness is nothing other than the enjoyment of the supreme good, man’s happiness in the state of nature and in civil society consists in the internal contentment that the soul receives from the good use it makes of the things that contribute to its conservation)” 37. Re-joining Descartes, Régis insists that this natural and civil beatitude is the only contentment that is entirely in man’s power, whereas the goods of body and fortune do not depend at all on this power. Thus the contentment relates wholly to two things alone, namely, to understanding and to will: mais comme il n’est pas au pouvoir de l’homme d’avoir les connoissances qui luy manquent, il ne reste que son libre arbitre don’t il puisse absolument disposer; et il n’est pas possible qu’il en dispose mieux, que quand il a une constante resolution de faire exactement toutes les choses qui contribuent à le conserver, suivant que les loix naturelles et civiles le luy prescrivent: C’est sela seul qui, à proprement parler, merite de la loüange et de la gloire; et c’est de la seul que resulte le plus grand et le plus solide contentement de la vie. (But since it is not in man’s power to possess the knowledge he is missing, only man’s free will remains as that of which he can absolutely dispose. And it is not possible for him to dispose of it better than when he has a constant resolution to do exactly all the things that contribute to his conservation,
les principes de M. Descartes, contenant la logique, la metaphysique, la physique, et la morale, repr. Johnson, New York, 1970 (1691), III, p. 489-491. 36 Ivi, III, 489. 37 Ibid.
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following what the natural and civil laws prescribe for him. It is that and that alone which, properly speaking, deserves praise and glory, and from that alone results the greatest and most solid contentment of life) 38.
In this way, Régis can capture some of Descartes’ ethics, slightly modified, within a frame clearly foreign to it. In their multi-volume systems, both Le Grand and Régis treat the first two books of Les Passions de l’ame en physicien and the third book en philosophe moral.
Abstract In the Preface to the French edition of the Principles, Descartes confesses to desire to produce an all-embracing philosophical corpus to rival that of the scholastics: “I believe myself to have begun to explain the whole of philosophy in order… To carry this plan to a conclusion, I should afterwards in the same way explain in further detail the nature of each of the other bodies on the earth, that is, minerals, plants, animals, and above all man, then finally treat exactly of medicine, morals, and mechanics. All this I should have to do in order to give to mankind a complete body of philosophy”. I try to explain Descartes’ Passions of the Soul and its reception with the first Cartesians from this point of view, that is, as providing an element in the completion of the physics (“en physicien”, as Descartes famously said) and as prefatory material for moral philosophy (that is, not quite fully “en philosophe moral”). Cartesians often took their task to be that of offering the complete corpus of Cartesian philosophy announced by Descartes. Moreover, they perceived the lack of a Cartesian moral philosophy to be among the more glaring deficiencies in the Cartesian program and in their aspiration to replace Aristotelian philosophy in the schools. So they began to supplement Descartes’ work, that is, to produce, among other things, stand-alone treatises on ethics together with quadripartite treatises that included a final Part on Moral Philosophy. I discuss such treatises, including The Art of Living Happily, based on the clearest ideas of reason and common sense and on the very fine maxims of Mr. Descartes (1667), by the pseudo Claude Ameline, and relevant sections of the famous multi-volume works by Jacques Du Roure, Antoine Le Grand, and Pierre-Sylvain Régis.
Ivi, III, 490.
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LAURE VERHAEGHE
DESCARTES DIVERTI : PASCAL LECTEUR DES LETTRES À ELISABETH ET DES PASSIONS DE L’ÂME
Dans les notices de son édition des Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, Emmanuel Martineau écrit, à propos de l’incipit du discours intitulé « Du divertissement » : « …l’inspiration cartésienne en est incontestable, et même elle ne dérive pas d’autres sources que des deux lieux archi-classiques dont d’autres textes nous montrent la prédilection que Pascal leur vouait » 1. Il s’agit, selon Martineau, de la Lettre-préface aux Principes de la philosophie, et de la troisième Méditation. Le discours s’ouvre en effet ainsi : « L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin » 2. Il n’est pas utile de justifier ici le caractère cartésien de ce commencement 3. Nous nous contentons simplement d’insister sur le fait que si l’ordo cogitandi est bien selon Pascal celui qui décide des objets par lesquels il convient de commencer, il n’est toutefois pas aisé de déterminer si les trois objets donnés au commencement de ce discours correspondent à trois méditations successives : « soi » (Med. II) ; « son auteur » (Med. III) ; « sa fin » (Med. IV). En d’autres termes, le problème est Discours sur…, restitués et publiés par Emmanuel Martineau, Fayard/Armand Colin, Paris, 1992, p. 255, désormais Disc., suivi de la page. Cette étude s’appuie pour une grande part sur les ligatures proposées par E. Martineau dans cette édition. 2 L XXIV/620 = Disc. 133. On notera que l’édition de Port-Royal fait déjà de ce fragment le commencement d’un propos portant sur le divertissement. Nous donnons les références aux Pensées selon la numérotation Lafuma (désormais L, suivi de la liasse ou de la série), puis dans la pagination des Discours. 3 « Nous connaissons depuis longtemps le phénomène des commencements cartésiens », Disc., notices, p. 248. 1
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117849 (DESCARTES, 4), p. 407-434
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de savoir si l’on pense à « sa fin » sitôt « son auteur » connu, et au terme d’une élévation qui conduit de la considération à l’adoration (ce qui semble être le point de vue d’Emmanuel Martineau), ou si la pensée de notre fin correspond, selon Pascal, à ce qui est établi par Descartes concernant la nature de la volonté et partant, de la liberté 4. Cette difficulté n’est pas sans enjeux pour notre propos, car il n’est pas indifférent, pour comprendre la suite du discours, de savoir si la fin par laquelle il faut commencer concerne la « souveraine félicité de l’autre vie », ou le souverain bien ici-bas, lequel consiste selon Descartes dans le bon usage de la volonté, qui s’accompagne du contentement de l’esprit. S’agissant d’un discours dans lequel la volonté brille par son absence – nous y reviendrons – on mesurera aisément l’importance de la question. Ce commencement cartésien prend place dans un discours qui appartient à ce que l’éditeur nomme le « quatuor de l’existence humaine » 5, où se développe, selon lui, une anthropologie distincte de la dualité traditionnelle de la grandeur et de la misère de l’homme, dans laquelle « l’existence humaine est prise en vue en et pour elle-même » 6. L’« autonomie objectale » 7 de ces quatre discours pourrait donc avoir la conséquence suivante : prendre pour objet l’existence même, ce serait vraisemblablement s’émanciper d’une « source » pourtant ailleurs récurrente et décisive. On voit mal en effet ce que Pascal pourrait emprunter à Descartes dans son analyse de l’existence humaine – a fortiori du divertissement. Il semblerait ainsi légitime d’en conclure que les « analyses pascaliennes, en l’occurrence celles de la gloire et du divertissement, prennent leur essor propre à partir de commencements cartésiens Par conséquent, demandons-nous si Pascal fait ici référence à la fin de la Méditation III (AT IX 42, ll. 1-3 : « […] comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté divine… » = AT VII 52 ; BOp I 748), ou à la Méditation IV, dont le propos rend possible la morale cartésienne telle qu’elle sera exposée dans la Correspondance avec la Princesse Elisabeth, en particulier la construction du concept de générosité. Pour la Correspondance, nous ajoutons la référence dans l’édition des Lettres de M. Descartes publiées par Clerselier dans l’exemplaire annoté de l’Institut de France, réimprimé par Jean-Robert Armogathe et Giulia Belgioioso, Conte Editore, Lecce, 2005. Rappelons que les Lettres à Elisabeth appartiennent à Clerselier I, publié en janvier 1657 : il ne fait donc aucun doute que Pascal les a lues. 5 Disc., notices, p. 247. Outre le présent discours, les trois autres portent sur l’imagination, la gloire et la justice et la force. 6 Disc., notices, p. 247. 7 Disc., notices, p. 248. 4
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(et montaigniens) souvent identiques ou analogues à ceux de la première anthropologie », mais que l’on entre dans la « seconde anthropologie […] au moment précis où la pensée pascalienne s’émancipe de son incipit cartésien ou montaignien, non plus par un effet de déplacement ou de subversion conceptuelle, mais pour laisser se développer son analytique » 8. Il faudrait donc quitter Descartes pour penser l’existence humaine – et, plus encore, l’aliénation qui la caractérise. Pascal ne penserait plus avec Descartes et contre lui, mais sans lui, pour ouvrir un champ philosophique qui n’aurait jamais été travaillé, et donc proprement pascalien. Or cette hypothèse d’un commencement cartésien abandonné sitôt énoncé, car immédiatement suivi d’une séparation qui marquerait l’entrée dans une véritable « anthropologie phénoménologique » 9 – nous semble discutable. En effet, le discours sur le divertissement nous semble se construire pour une part essentielle à partir d’un autre matériau cartésien, un matériau puisé tout particulièrement dans la Correspondance avec Elisabeth et dans les Passions de l’âme – plus, selon une caractéristique générale de la pensée philosophique de Pascal, à partir d’une problématique cartésienne reprise et déplacée afin de la faire servir à un projet rigoureusement original. Tel est du moins ce que nous nous efforcerons d’établir. Pour ce faire, nous proposerons dans un premier temps une série de rapprochements textuels – accompagnés d’hypothèses interprétatives ponctuelles – qui mettront en évidence la présence du double texte cartésien dans le discours pascalien sur le divertissement : s’il nous semble en effet incontestable que la Correspondance avec Elisabeth s’avère avoir été plus décisive que les Passions de l’âme dans l’élaboration de ce discours, il n’en reste pas moins que Pascal n’a pu mener à bien son analyse qu’en ayant connaissance du dernier traité cartésien. La difficulté consiste d’abord à repérer exactement ce qui a retenu l’attention de Pascal aussi bien dans un traité de physique 10 que dans une correspondance « morale » avec une Princesse – nous verrons que ce n’est 8 V. Carraud, Pascal : des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Vrin, Paris, 2007, p. 244. 9 Ibid., p. 240. 10 « …mon dessein n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien », AT XI 326, ll. 13-15 ; BOp I 2330.
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pas anodin –, de manière à pouvoir dégager une interprétation plus générale de l’usage que Pascal fait de Descartes, y compris en ce lieu à première vue non-cartésien : ce sera le second temps de notre étude, qui formulera deux hypothèses sur le caractère ambigu du concept pascalien de « divertissement », qui apparaît paradoxalement proche de ce que la philosophie contemporaine définit au contraire comme « ennui » 11.
1. Les passions contraires : trois rapprochements textuels a) Descartes écrit à Elisabeth le 6 octobre 1645 que l’on peut même en pleurant et prenant beaucoup de peine, avoir plus de plaisir que lorsqu’on rit et se repose. Et il est aisé à prouver que le plaisir de l’âme auquel consiste la béatitude, n’est pas inséparable de la gaieté et de l’aise du corps, tant par l’exemple des tragédies, qui nous plaisent d’autant plus qu’elles excitent en nous plus de tristesse, que par celui des exercices du corps, comme la chasse, le jeu de paume et autres semblables, qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient fort pénibles ; et même on voit que souvent c’est la fatigue et la peine qui en augmente le plaisir. Et la cause du contentement que l’âme reçoit en ces exercices, consiste en ce qu’ils lui font remarquer la force, ou l’adresse, ou quelqu’autre perfection du corps auquel elle est jointe ; mais le contentement qu’elle a de pleurer, en voyant représenter quelque action pitoyable et funeste sur un théâtre, vient principalement de ce qu’il lui semble qu’elle fait une action vertueuse, ayant compassion des affligés ; et généralement elle se plaît à sentir émouvoir en soi des passions, de quelle nature qu’elles soient, pourvu qu’elle en demeure maîtresse 12.
Le vrai contentement d’esprit peut donc fort bien accompagner la tristesse de l’âme, ou la peine éprouvée dans les exercices du corps. En attestent trois exemples : le théâtre, la chasse, le jeu de paume. On ne peut manquer d’être frappé de retrouver à plusieurs reprises sous la plume de Pascal ces trois exemples, que tout lecteur familier du « divertissement » peut reconnaître. Mais c’est dans la succession proposée par Emmanuel Martineau des trois
11 C’est à Jean-Paul Ferrand que nous devons la connaissance d’une formule prononcée par Henri Birault : « Le divertissement est ennuyeux ». Qu’il en soit ici remercié. 12 AT IV 309 = Clerselier I 30 ; BOp I 2102.
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courts fragments L 39, 773 et 635 qu’apparaît de la manière la plus manifeste et la plus condensée le souvenir de la Lettre à Elisabeth. Après la balle et le lièvre 13, vient l’exemple des comédies 14 et la référence romanesque au personnage de Cléobuline 15 dans l’Artamène de Mlle de Scudéry, qui aime et ignore qu’elle aime. Il est certes possible que Montaigne ou saint Augustin fournissent aussi l’un ou l’autre une « source » au texte pascalien : Montaigne chez qui l’on trouve à plusieurs reprises l’image de la chasse, assimilée à la recherche de la vérité, et de la prise, assimilée à sa découverte 16 ; ou saint Augustin, évoquant cette maladie qu’est la curiosité ou la concupiscence des yeux, « qui a fait trouver ce que l’on voit avec admiration dans les spectacles » 17. Mais Descartes seul mentionne dans une même page de sa Lettre ces trois exemples, de sorte que la référence cartésienne s’impose ici évidemment sur toute autre. Or la présence d’un matériau cartésien dans ces trois courts fragments, en particulier dans le deuxième, s’atteste au titre d’un autre rapprochement textuel, cette fois avec le traité des Passions de l’âme. L 2/39 = Disc. 134 : « Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre : c’est le plaisir même des rois ». 14 L XXVII/773 = Disc. 134 : « Ainsi dans les comédies les scènes contentes, sans crainte, ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres ». 15 L XXV/635 = Disc. 134 : « On aime à voir l’erreur, la passion de Cléobuline parce qu’elle ne la connaît pas ; elle déplairait, si elle n’était trompée ». 16 Voir l’Apologie de Raymond Sebond, éd. Villey des Essais, II, p. 510 : « Il ne faut pas trouver étrange si gens désespérés de la prise n’ont pas laissé d’avoir plaisir à la chasse » ; on observera que le premier exemple pris par Montaigne est celui de « l’étude étant de soi une occupation plaisante » ; puis De l’art de conférer (III, 8), ibid., p. 928 : « L’agitation et la chasse est proprement de notre gibier : nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment ; de faillir à la prise, c’est autre chose. Car nous sommes nés à quêter la vérité » – on mesurera immédiatement à quel point la problématique de Pascal n’est pas celle de Montaigne. Rappelons que l’image de la chasse vient de Platon. On se reportera aussi au chap. IV du livre III des Essais, De la diversion, comme le fait Jean Mesnard dans un bref article suggestif qui met en évidence « l’archaïsme » du mot « divertissement » avant d’insister sur ce qui sépare Pascal de sa source : si la diversion « désigne plutôt un acte », le divertissement désignerait un « état » ; voir « De la ‘diversion’ au ‘divertissement’ », repris dans La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, PUF, Paris, 1992, p. 67-73. 17 Confessions, X, 35, 54-57, BA 14, p. 238-245. On ne saurait néanmoins se contenter de dire qu’« on sait quelle richesse d’exemples se rencontre dans les Pensées. Pascal a adapté à son temps la théorie augustinienne : il évoque la chasse, etc. » (P. Sellier, Pascal et saint Augustin, Albin Michel, Paris, 2e éd. 1995, p. 165). 13
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b) La rubrique primaire du fragment L XVII/773 (Disc. 134) est la suivante : « Rien ne nous plaît que le combat mais non pas la victoire ». Une question s’impose : pourquoi est-il ici question de « combat » et de « victoire », et non pas de la distinction à la Montaigne entre chercher les choses et chercher la recherche des choses, laquelle au demeurant semble mieux convenir aux exemples du jeu, de la recherche de la vérité ou du théâtre ? Pourquoi toute recherche est-elle assimilée à un combat, y compris la recherche de la vérité ? Les articles 47 et 48 des Passions de l’âme permettent de répondre à cette question. L’article 47 montre « En quoi consistent les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure et la supérieure de l’âme ». En réalité, « il n’y a en nous qu’une seule âme », laquelle « n’a en soi aucune diversité de parties » : en sorte que le combat n’est pas celui qui oppose une âme ou une partie de l’âme à une autre, mais celui qui fait que la glande peut être « poussée d’un côté par l’âme et de l’autre par les esprits animaux, qui ne sont que des corps », lorsque ceux-ci causent des passions. Dans ce cas, l’effort des esprits cause en l’âme « le désir de quelque chose », et l’effort de l’âme repousse la glande par la volonté « de fuir la même chose » 18. C’est donc l’opposition physique de deux mouvements contraires de la glande qui définit le combat de la volonté et d’une passion 19. L’article 48 poursuit : « c’est par le succès de ces combats que chacun peut connaître la force ou la faiblesse de son âme. Car ceux en qui naturellement la volonté peut le plus aisément vaincre les passions […] ont sans doute les âmes les plus fortes » 20. On sait que les âmes les plus fortes sont les âmes généreuses, qui éprouvent du contentement d’esprit en connaissant leur force, en remportant la victoire. C’est cette interprétation du combat en l’âme une et indivisible qui permet à Pascal de présenter le divertissement comme un effet résultant de « deux instincts contraires », c’est-à-dire, pour reprendre les termes mêmes de l’article 47, d’un combat secret et continuel en l’homme entre « deux impulsions contraires » dont AT XI, 364-366 ; BOp I 2376. Nous soulignons. C’est pourquoi aussi Descartes utilise le combat comme exemple de ce combat : « lorsqu’on dit dans une ville que les ennemis la viennent assiéger… », Lettre du 6 octobre 1645, AT IV, 312 = Clerselier I, p. 32 ; BLet 526, p. 2104 ; « Comme lorsqu’on est inopinément attaqué par quelque ennemi… », Passions de l’âme, art. 211, AT XI 487 ; BOp I 2526. 20 AT XI 366-367 ; BOp I 2378. Nous soulignons. 18 19
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les forces s’opposent l’une à l’autre. L’homme est poussé par deux désirs dont il n’a pas connaissance dans des directions apparemment contraires : il « tend au repos par l’agitation » 21 ; il désire, en même temps, et l’un et l’autre, sans voir que le moyen et la fin sont contradictoires : le divertissement est le nom du combat qui oppose précisément ces deux instincts en l’homme. C’est donc bien Descartes qui fournit à Pascal le moyen (pour ainsi dire physiologique) de penser le divertissement comme l’effet d’un combat opposant deux forces contraires. Or, quel est le premier exemple de combat que l’homme aime voir ? Celui des animaux : « On aime voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait-on voir sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive on en est saoul » 22. Ce début de fragment nous semble susceptible d’une double lecture. D’une part en effet, la suite de l’article 48 des Passions de l’âme affirme que « les âmes les plus faibles » sont celles qui ne luttent pas à l’aide d’un jugement contre une passion, mais dont la volonté, usant d’une passion pour résister à une autre, « se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles, étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti et, l’employant à combattre contre elle-même, mettent l’âme au plus déplorable état qu’elle puisse être ». Ainsi lorsque la peur de la mort fait désirer la fuite, et l’ambition le combat. En ce cas, la volonté « s’oppose continuellement à soi-même, et ainsi rend l’âme esclave et malheureuse » 23. Ici, le combat oppose une passion à une autre, de sorte que l’âme, ou la volonté, n’est en aucune façon « maîtresse ». Les âmes les plus faibles ne sont pas tant celles en qui la volonté dépose les armes devant une passion, que celles qui ne livrent jamais, par elles-mêmes, combat, et à qui donc il n’est jamais donné de sentir autre chose que son ou ses défauts. A tout le moins peut-on, en ce cas, « être gai et content » en « ne s’arrêtant pas à considérer [les biens] qui nous manquent » ; il pourrait même arriver que l’âme soit « si continuellement divertie ailleurs » qu’elle ne s’aperçoive pas que les plaisirs issus de ses « fausses imaginations » sont eux-mêmes faux. Reste, d’autre part, que la vraie béatitude ne consiste point en cette vanité, mais dans « la posses L 8/136 = Disc. 135. L XXVII/773 = Disc. 134. 23 I, art. XLVIII (AT XI 367 ; BOp I 2378). Nous soulignons. 21 22
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sion de toutes les perfections dont l’acquisition dépend de notre libre arbitre ». Les âmes faibles, qui laissent en elles se livrer un combat dans lequel la volonté n’est pas même vaincue, mais toujours déjà forfaite, ne peuvent connaître les « grandes joies […] ordinairement mornes et sérieuses » que connaissent les généreux, lesquels « reconnaissent » aussi bien leurs perfections que leurs défauts sans « se repa[ître] de fausses imaginations » 24. Or ce qui intéresse Pascal dans le fragment L 773 coïncide rigoureusement avec ce que décrit l’article 48 des Passions de l’âme : non pas le combat « hétérogène » de la volonté et d’une passion, mais le spectacle de deux passions contraires qui se heurtent, en l’occurrence le combat des esprits animaux. Pour penser le divertissement, Pascal a recours au combat tel que le définit ici Descartes, qui est bien un combat entre des (corps) animaux – Pascal se contente d’imager Descartes, c’est-à-dire de rendre visibles les combats invisibles des esprits animaux qui expliquent physiologiquement les passions. Ainsi en va-t-il aussi bien dans le jeu que dans la recherche de la vérité ou au théâtre. « On aime à voir dans les disputes le combat des opinions, mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute » 25. Comment ne pas songer, ici encore, à Descartes et à son rejet des « disputes » des philosophes, et par conséquent de la dialectique, au profit d’un autre exercice – celui de la méditation 26 ? On n’aime pas plus voir la vérité triompher de la fausseté que l’on n’aime voir un chien ou un coq s’acharner sur un autre vaincu. Ne divertit que le combat d’un corps contre un autre, d’une opinion contre une autre, d’une passion contre une passion. Le divertissement est ainsi caractérisé comme consistant dans un choc où les forces en présence résistent l’une à l’autre, au titre d’une identité de nature qui permet leur opposition. Opinion contre opinion, passion contre passion. « De même dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter, mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus 24 Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645, AT IV 305-306 = Clerselier I 27-28 ; BLet 526, p. 2100. 25 L 773, id. 26 Voir par exemple les Secondes Réponses, AT IX 123 : « Ce qui a été la cause pourquoi j’ai plutôt écrit des Méditations que des disputes ou des questions, comme font les philosophes… » ; ou encore la Lettre-Préface aux Principes de la philosophie, AT IX-2 18.
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que brutalité » 27. Si nous avons de nouveau sollicité la Lettre du 6 octobre 1645, c’est parce qu’il nous semble que ce court fragment prouve que Pascal le rédige en ayant à l’esprit à la fois cette Lettre et ces deux articles des Passions de l’âme. Souvenons-nous que, pour Descartes, la peine ou la tristesse peuvent paradoxalement susciter le contentement de l’esprit. L’âme « se plaît de sentir émouvoir en soi des passions, de quelque nature qu’elles soient, pourvu qu’elle en demeure maîtresse » 28. Or que nous dit Pascal dans cette succession de trois fragments qui reprennent les trois exemples cartésiens de la Lettre ? Que nous n’aimons pas voir une passion « maîtresse », mais que seul nous plaît le spectacle du combat de « deux contraires » : « […] quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité ». Il n’est donc pas question ici du contentement éprouvé par l’âme maîtresse d’une passion et connaissant par là sa perfection, mais de l’amour de l’homme pour le spectacle d’un combat dans lequel nulle passion n’est maîtresse. Le plaisir qui caractérise le divertissement résulte du spectacle d’un entre-empêchement reléguant « la fin » au second rang, de sorte que la seule vue d’une force « maîtresse » suscite l’ennui. Si le spectacle de la victoire – donc de la cessation de la contrariété – engendre selon Pascal le dégoût, la reconnaissance de la perfection de son âme, en quoi consiste la vertu, est cause selon Descartes de la béatitude du généreux, par définition victorieux de ses passions. Pour étayer cette dernière remarque, ajoutons que la « brutalité » qui caractérise selon Pascal le spectacle de la victoire se retrouve elle aussi dans la Lettre de Descartes. Car dès qu’arrive « la fin de la victoire », « on en est saoul » : le spectacle d’une passion maîtresse « n’est plus que brutalité », de sorte que le spectacle des « amours brutaux » 29 dans les comédies ne vaut rien. Est-ce pure coïncidence si la Lettre de Descartes s’ouvre sur un « doute », « savoir s’il est mieux d’être gai et content en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont [en effet], et ignorant, ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on en devienne plus triste ». Descartes poursuit : « Si je pensais que le Souverain L 773, id. ; nous soulignons. AT IV 309 = Clerselier I 30 ; BLet 526, p. 2102. Nous soulignons. 29 L 773, id. 27 28
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Bien fut la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux à quelque prix que ce put être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin, ou qui les étourdissent avec du pétun » 30. Comme on le sait, « les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses », contrairement à celles qui s’accompagnent de rire. Le véritable contentement d’esprit – qui n’exclut pas une certaine tristesse – requiert non seulement la connaissance mais la re-connaissance de la vérité sur notre propre compte : la vraie joie requiert que l’on admettre ce que l’on voit, au lieu de s’emplir d’imaginations vaines, quand bien même il serait possible que cette auto-dissimulation ne soit pas aperçue par l’âme lorsqu’elle est « continuellement divertie ailleurs », de sorte qu’elle n’éprouve pas même d’« amertume intérieure » 31. Si ce début de lettre est décisif pour comprendre un autre discours de Pascal 32, il ne nous semble pas moins pertinent de rapprocher ici la « brutalité » de l’ivrogne ou du fumeur, de la « brutalité » qui pour Pascal caractérise le spectacle d’une passion « maîtresse », comme dans le cas des « amours brutaux » 33. Si les problématiques qui dirigent ces deux textes sont distinctes, il nous semble néanmoins incontestable que Pascal a puisé dans ces deux pages décisives de la Lettre à Elisabeth un matériau dont il s’est servi pour développer son analyse du divertissement, matériau qui se trouve selon condensé dans le fragment L 773, où, comme nous venons de le voir, s’atteste en outre la présence de deux articles des Passions de l’âme : on doit donc supposer que, plus systématiques que le propos adressé à la Princesse, ils en
30 AT IV 305-306 = Clerselier I 27 ; BLet 526, p. 2100. Nous soulignons et notons entre crochets une omission de AT, laquelle n’est pas sans importance pour le discours de Pascal intitulé dans l’éd. Martineau « Qu’est-ce que le moi ? », L 978/ HC2 = Disc. 40 : « Ainsi, lorsqu’ils ne découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu’ils ne nous font point de tort… », nous soulignons. Sur l’usage par Pascal, notamment, de cette même Lettre à Elisabeth, à d’autres fins, dans cet autre discours, voir notre article : « L’exemple du premier cartésien : l’interprétation pascalienne de la générosité », dans la Revue philosophique de la Hongrie, Vol. 59 (2015/2), intitulé « Descartes est-il cartésien », édité par Dan Arbib et Tamás Pavlovits. 31 Id. ; Clerselier I 27-28. 32 Voir la note 30. 33 Signalons en outre l’art. 82 des Passions de l’âme, AT XI 389 (BOp I 2406) où il est question de la passion d’un homme, qualifié de « brutal », pour la femme qu’il veut violer – passion qui participe de l’amour (pour la possession d’un objet toutefois, et non pour l’objet lui-même).
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dirigent la lecture pascalienne. Pascal ne semble en effet retenir, dans son analyse du divertissement, ni la brutalité de l’ivrogne – celui-ci n’est pas diverti, pas plus que celui qui voit arriver « la fin de la victoire », dont il est « saoul » 34 – ni la vertu du généreux qui reconnaît (et qui est bien à ce titre spectateur de lui-même), la perfection de son âme en tant qu’il fait bon usage de sa volonté. Mais son propos consiste ici à analyser l’existence humaine en partant de deux extrêmes cartésiens dont le divertissement est un intermédiaire. Ni la brutalité ni la générosité (apparemment idéale) ne permettent de caractériser l’existence de l’homme, car ces deux contraires s’avèrent analogues en leur immobilité même, qui est celle d’un contentement sans inquiétude. Si donc le premier cas a la violence d’une victoire honteuse et sans plaisir, et si l’ivresse appartient à l’ennuyé qui n’est plus capable de la passivité qui caractérise le divertissement, en revanche, le prétendu généreux est soit la figure idéale de celui qui n’est pas diverti, soit – telle sera notre hypothèse – la figure du diverti par excellence, qui précisément se nourrit de fausses imaginations et ne reconnaît pas ses défauts véritables, à commencer par celui qui le pousse à combattre en croyant que la victoire seule est source de contentement d’esprit. Nous y reviendrons. Au demeurant, s’étonnera-t-on de ce qu’une même Lettre ait pu nourrir chez Pascal au moins deux discours, dont l’un consacré à l’analyse du divertissement ? N’oublions pas que Descartes a écrit à une Princesse, puis à une Reine. Nul doute que le choix de ces destinataires – rappelons qu’elles sont privilégiées dans l’éd. Clerselier, qui publie en premier les Lettres qui leur sont adressées – est décisif pour caractériser, selon Pascal, le discours même de Descartes – donc, le discours de Descartes en personne, qui représente sans aucun doute la figure même du généreux, des joies mornes et méditatives, de l’aspiration à la solitude – bref, de tout ce qui semble contredire l’analyse pascalienne du divertissement 35. Ne nous étonnons donc pas que Descartes doive être 34 Nous soulignons. Pascal, en quelques lignes, évoque non seulement à deux reprises la « brutalité » non-divertissante, mais associe quelques lignes plus tôt l’adjectif « saoul » au spectacle de la victoire, lequel est par définition brutal, en tant qu’il rassasie jusqu’au dégoût. C’est bien, chez Descartes, celui qui noie ses « déplaisirs » dans le vin qui est qualifié de brutal. Il ne nous semble pas anodin que Pascal ait ici choisi le mot « saoul ». 35 Descartes écrit à Elisabeth le 21 juillet 1645, à propos des Lettres qu’il lui envoie : « […] si elles ne vous donnent aucun sujet de joie, elles ne vous en donne-
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non le contrexemple qui confirme la règle, mais, avec l’intelligence et l’élégance du vertueux qu’il incarne, son exemple le plus exemplaire. Il n’y a pas là de paradoxe. Car non seulement Descartes ne s’excepte pas de la description pascalienne, mais plus encore il en est l’illustration la plus parfaite : car le divertissement ne s’accomplit jamais autant que lorsqu’il donne de croire en la perfection de l’action de la volonté pourtant réduite à néant par le combat des passions. On n’est jamais aussi bien diverti que lorsque l’on se croit maître à bord. En atteste la solitude de Descartes, précisément occupée par l’écriture de Lettres adressées à deux femmes 36, et pas n’importe lesquelles 37. Il en va de « morale », dit-on : comment la personne même de Descartes n’intéresserait-elle pas Pascal ? c) Descartes écrit à Elisabeth le 18 août 1645 : « […] comme lorsqu’il y a quelque part un prix pour tirer au blanc, on fait avoir envie d’y tirer à ceux à qui l’on montre ce prix, et qu’ils ne le peuvent gagner pour cela s’ils ne voient le blanc ; et que ceux qui voient le blanc ne sont pas pour cela induits à tirer, s’ils ne savent qu’il y ait un prix à gagner : ainsi la vertu, qui est le blanc, ne se fait pas désirer lorsqu’on la voit toute seule, et le contenteront point aussi de tristesse », AT IV 252 = Clerselier I 7 (BLet 511, p. 2050). Pensons à L 8/136 = Disc. 136 : « Sans divertissement il n’y a point de joie ; avec le divertissement il n’y a point de tristesse ». 36 « De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés », L 8/136 = Disc. 134 ; nous soulignons. Et quelles femmes ! Si Pascal nous semble ici faire allusion à la futilité de la conversation des Précieuses – non plus futile que le jeu ou la guerre – on sait que Descartes s’y oppose par le sérieux des Lettres à Elisabeth ou par l’instruction de Christine, hors de la Cour (« Pour les autres indispositions qui ne troublent pas tout à fait le sens, mais qui altèrent seulement les humeurs, et font qu’on se trouve extraordinairement enclin à la tristesse, ou à la colère, ou à quelque autre passion, elles donnent sans doute de la peine, mais elles peuvent pourtant être surmontées, et même elles donnent matière à l’âme d’une satisfaction d’autant plus grande, qu’elles ont été plus difficiles à vaincre. Je crois aussi le semblable de tous les empêchements de dehors, comme de l’éclat d’une grande naissance, des cajoleries de la Cour, des adversités de la fortune, et aussi de ses grandes prospérités, lesquelles ordinairement empêchent plus qu’on ne puisse jouer le rôle de philosophe, que ne font ses disgrâces : car lorsqu’on a toutes choses à souhait, on s’oublie de penser à soi […] ». Lettre à Elisabeth du 1er septembre 1645, AT IV 283 = Clerselier I 19 ; BLet 519, p. 2076 ; nous soulignons). Mais le problème est de savoir si selon Pascal il n’y a pas là encore, sous l’apparence d’un sérieux non mondain, divertissement. Pascal sait bien de quoi il parle qui, « imitant » en cela Descartes, joint à l’envoi à de sa machine arithmétique une Lettre, adressée à la Reine, dans laquelle il vante sa science : Œuvres complètes, éd. par Jean Mesnard, Desclée De Brouwer, Paris, 1970, II, 923-924. 37 Il n’est pas interdit au demeurant de penser que Pascal a ajouté et développé l’exemple récurrent de la royauté dans un second temps.
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ment qui est le prix ne peut être acquis si ce n’est qu’on la suive. C’est pourquoi je crois pouvoir ici conclure, que la béatitude ne consiste qu’au contentement de l’esprit, […] mais que pour avoir un contentement qui soit solide, il est besoin de suivre la vertu, c’est-à-dire d’avoir une volonté ferme et constante d’exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur, et d’employer toute la force de notre entendement à en bien juger » 38.
L’analogie avec le tir au blanc (il s’agit de tirer dans le blanc qui est au centre d’une cible) permet ici à la fois de distinguer la fin dernière qu’est le Souverain Bien (la vertu) de la béatitude qui consiste dans le contentement de l’esprit, et de montrer en quel sens ils sont, pour l’homme, indissociables. De la même façon qu’il faut voir le prix pour le vouloir, et voir le blanc pour emporter le prix, il faut voir la béatitude pour vouloir le Bien qu’est la vertu, et connaître que ce Bien seul donne d’être satisfait. Le contentement ne peut être acquis sans la vertu qui seule en est accompagnée, vertu qui consiste dans la ferme volonté de bien vouloir : « […] la béatitude n’est pas le Souverain Bien, mais elle le présuppose, et elle est le contentement ou la satisfaction d’esprit qui vient de ce qu’on le possède ». Dans la mesure où la béatitude est « l’attrait » qui fait que nous recherchons ce Bien, elle s’en distingue mais peut aussi être nommée « notre fin » 39. Or le long fragment L 136 nous semble présenter, dans sa structure, un raisonnement rigoureusement identique à celui de Descartes dans les pages que nous venons de lire, en particulier en ce qui concerne le jeu (ce qu’est au demeurant le tir au blanc) : « Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien ; il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche ; un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer… » 40. Si Pascal ne Dans Clerselier-Institut est écrite en marge la date du 15 mai 1645 ; AT IV 277 = Clerselier I 16-17. 39 AT IV 275 = Clerselier I 15 (BLet 517, 2068). 40 L 8/136 = Disc. 136. 38
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se livre pas quant à lui à une analogie, il n’en demeure pas moins qu’il illustre ici, avec l’exemple du jeu, ce qu’il a préalablement établi concernant, non pas le rapport entre Souverain Bien et béatitude 41, mais le rapport entre repos et agitation, lesquels sont à la fois distincts et indissociables. Le joueur ne joue ni pour le gain seul, ni pour l’amusement seul. Le gain est bien « l’attrait » qui pousse à jouer (et le repos la fin qui pousse à s’agiter), mais l’argent seul ne vaut rien : on ne jouit que de se battre pour l’obtenir, à la condition de « s’imaginer » qu’il est le véritable objet de notre désir. Ainsi de l’agitation qui, recherchée pour elle-même, ne divertit qu’à la condition de viser cette fin qu’est le repos – lequel ne vaut qu’en tant qu’il est vu, considéré comme ce qui doit être atteint. La fin n’a donc pour ainsi dire aucune consistance : elle n’est rien d’autre qu’un objet de l’imagination qui pousse à l’agitation seule recherchée – on peut songer ici à la temporalité qui la caractérise : « Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin » 42. Ainsi donc, de la même façon que pour Descartes, la vertu n’est suivie que parce que l’attrait de la béatitude y pousse et que ce contentement d’esprit ne peut être obtenu que par l’exercice de la vertu, pour Pascal, l’agitation ne peut divertir qu’à la condition de viser le repos, et réciproquement, l’homme ne peut penser jouir du repos (être heureux) que parce qu’il pense que son agitation (cette occupation) en est la condition. On voit bien toutefois que si la structure du raisonnement pascalien est la même que celle de l’exposé de Descartes, le déplacement qui s’opère ici n’est pas sans enjeux philosophiques. Car, désertant le champ de la morale, Pascal ne se contente pas d’utiliser un matériau cartésien sans prétendre prendre position ; bien au contraire – on ne s’en étonnera guère – il retourne contre Descartes ce qu’il a puisé chez lui. Ce dernier point nous semble confirmer les conclusions auxquelles le précédent rapprochement nous a permis d’aboutir. Si Descartes ne fait pas nombre avec « les philosophes », c’est pré-
41 L 8/136 = Disc. 135 ; il est toutefois bien question du bonheur : « […] que le bonheur n’est en effet que dans le repos ». C’est bien le bonheur que promettent « les philosophes » en disant d’être en repos : « Ce n’est donc pas entendre la nature » (biffé). Toute la difficulté est de savoir si Descartes, le philosophe, fait partie des philosophes, ou s’il s’en excepte. Cette question, qui dirige le présent article, est méthodologiquement dépendante des travaux de Vincent Carraud. 42 L 2/47 = Disc. 137.
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cisément parce qu’il ne prescrit pas d’être en repos – c’est même tout le contraire – et que par conséquent il n’est pas de ceux qui « blâment » 43. Plus encore, Descartes est celui qui, en affirmant que le Souverain Bien peut tout autant être considéré comme « notre fin » que la béatitude qui résulte de l’exercice de la vertu, redistribue en quelque sorte les cartes, à tel point que le moyen s’identifie à la fin 44. Car la « possession » de la vertu ne peut valoir à soi seule : c’est la nature du combat, Descartes le répète, qui décide de la solidité de la satisfaction qui découle de la victoire. Le contentement d’esprit n’est jamais aussi fort que lorsque le combat fut difficile. Il y a peu entre cette thèse et le renversement opéré par Pascal, qui affirme que la fin n’est autre que le combat même, ou bien, c’est égal, que l’existence de l’homme se caractérise par une constante inquiétude – une constante volonté de bien vouloir, eût dit Descartes. Qui est plus in-quiet, en effet, que le généreux ? Qui, en ce sens donc, est plus constamment diverti ? Pourrait-on concevoir le généreux satisfait d’un jugement passé, se reposant définitivement dans la plénitude de sa victoire ? Le généreux semble en repos, il ne l’est jamais ; tout au contraire, il est le diverti par excellence, celui qui ne peut se penser vertueux qu’à la condition de combattre incessamment, de sorte que, selon l’analyse pascalienne, c’est bien le combat lui-même qui est visé. Ainsi en va-t-il, selon nous, de Descartes en personne pour Pascal. Méditer ou écrire à une reine et à une princesse, c’est dans tous les cas n’être pas en repos – c’est être occupé. Si la philosophie de Descartes ne doit pas être assimilée à celle qui prône le repos 45, elle n’intéresse ici Pascal que parce qu’elle fait de l’agitation la clef de la satisfaction – vaine toutefois. Le divertissement concerne 43 L 8/136 = Disc. 135, passage biffé. On sait que Descartes n’entend pas, dans son dernier ouvrage, traiter des passions en moraliste. 44 Descartes maintient cependant la distinction entre l’exercice de la vertu et la satisfaction qui en résulte. De ce point de vue, sa position ne nous semble pas aristotélicienne : il n’est pas un penseur de l’energeia. La vertu implique une temporalité – quand bien même le temps du généreux serait le seul présent. Mais définir la vertu comme la ferme et constante volonté de vouloir ce que l’on connaît être le meilleur ne saurait exclure la considération de l’avenir. Le généreux ne jouit pas seulement de bien vouloir hic et nunc, mais de penser qu’il combattra toujours pour bien vouloir. 45 On distinguera soigneusement ce que nous appelons ici, à la suite de Pascal, « repos », et ce que la première Méditation nomme l’absence de soins et le loisir assuré (« mentem curis omnibus exsolvi, securum mihi otium procuravi », AT VII 17, l. 13-18, l. 1 ; BOp I 702). On se gardera donc de confondre la recherche de la tranquillité et le repos.
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d’ailleurs aussi bien l’auteur que le lecteur des lettres, ainsi que nous l’avons déjà signalé. La lecture de Descartes est divertissante pour Elisabeth – au demeurant, c’est bien la stratégie de diversion qui est au cœur de cette correspondance morale. Descartes est généreux lorsqu’il écrit à la Princesse – nécessairement occupée par de nombreuses affaires et noyée sous les « soucis » dont elle est divertie grâce au Philosophe – ou lorsqu’il se rend à la Cour de Suède avant d’y mourir. De la part de Pascal, qui a lui-même écrit à la Reine de Suède en lui envoyant sa machine arithmétique – et a ainsi voulu en quelque sorte imiter ou suivre le glorieux Descartes – on ne peut s’étonner d’un tel constat.
2. L’homme sans passions : deux hypothèses Faisant fonds sur les rapprochements qui précèdent, nous voudrions désormais non y revenir dans le détail, mais formuler à partir de leur ensemble deux hypothèses sur la lecture pascalienne des Lettres à Elisabeth et des Passions de l’âme. 1) Nul doute qu’il n’est pas indifférent à Pascal que Descartes n’entende pas, dans son dernier traité, « expliquer les Passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien » 46. L’ouvrage examine en effet une partie de ce que la Lettre-Préface aux Principes annonçait comme devant précéder un traitement exact de la morale : après l’examen des principes de la nature, puis en particulier de cette terre, des corps « que l’on peut trouver le plus communément partout autour d’elle », et des qualités que l’on remarque en ces corps, « je devrais ci-après expliquer en même façon la nature de chacun des autres corps plus particuliers qui sont sur la terre, à savoir des minéraux, des plantes, des animaux, et principalement de l’homme ; puis, enfin, traiter exactement de la médecine, de la morale, et des mécaniques. C’est ce qu’il faudrait que je fisse pour donner aux hommes un corps de philosophie tout entier » 47. Le traitement exact de la morale requiert 46 Les Passions de l’âme, Préface, réponse de Descartes à la seconde lettre, 14 août 1649, AT XI 326 (BOp I 2330). 47 AT IX-2 16-17. Sur les motifs de l’abandon des Ve et VIe parties des Principia, voir G. Olivo, « Descartes critique du dualisme cartésien ou l’homme des Principia : union de l’âme et du corps et vérités éternelles dans les Principia IV, 188-198 », in J.-R. Armogathe – G. Belgioioso (éd.), Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), Vivarium, Naples, 1996, p. 231-253.
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préalablement un examen de la nature de l’homme – principalement de l’homme – qui, au même titre que celui des plantes ou des animaux, relève de la physique 48. Pour Pascal également l’examen de la nature de l’homme implique de partir, ainsi qu’en physique, des effets visibles, pour découvrir les causes qui les expliquent : la récurrence du vocabulaire de la visibilité au long des deux premières pages du discours sur le divertissement est ici remarquable, non moins que l’emploi, dans notre second rapprochement, d’un modèle physique emprunté à Descartes afin de comprendre le divertissement suscité par un combat opposant deux forces contraires en l’homme. Ainsi donc, non seulement la présence de Descartes dans ce discours pascalien ne doit pas étonner, mais c’est son absence qui eût pu sembler suspecte. Rappelons le titre de la première partie des Passions de l’âme : « Des passions en général, et par occasion de toute la nature de l’homme ». Comment Pascal eût-il pu être indifférent à un traité qui prétend rendre compte de toute la nature de l’homme, c’est-à-dire de ce que la dernière des Meditationes nomme « ma nature en particulier », qui est « la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données » 49 ? La Meditatio Via poursuit : « […] les choses que Dieu m’a données, comme étant composé de l’esprit et du corps » 50. Expliquer les passions, les dénombrer, c’est par là même donner à voir la nature de l’homme, exhiber la complexion qui est la sienne : or la nature de l’homme n’est pas simple, qui impose de tenir compte aussi de sa faiblesse et de son infirmité 51. A première vue donc, les Passions de l’âme sont l’œuvre d’un homme qui « entend la nature » – contrairement « aux philosophes » 52 : dire 48 Sur la physique des passions et en particulier sur l’analyse de la première partie des Passions de l’âme, nous renvoyons à l’article de Gilles Olivo dans ce volume. 49 AT IX-1, 64 = AT VII, 80 (BOp I 786). 50 AT IX-1, 65 (BOp I 786). 51 « Mais, parce que la nécessité des affaires nous oblige souvent à nous déterminer, avant que nous ayons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut avouer que la vie de l’homme est sujette à faillir fort souvent dans les choses particulières ; et enfin il faut reconnaître l’infirmité et la faiblesse de notre nature » AT IX-1 72 = AT VII 90 ; BOp I 798 ; nous soulignons. 52 Laurent Thirouin a rapporté avec finesse le divertissement à l’analyse pascalienne des « philosophes » : voir « Le cycle du divertissement », repris in Pascal ou le défaut de la méthode, Champion, Paris, 2015, chap. III. Il note en particulier que le divertissement et l’ennui, « l’un et l’autre des deux phénomènes prouvent – contre les philosophes – l’incapacité où est l’homme d’arrêter en lui-même son bonheur » (p. 130). Précisément, nous entendons montrer, dans les lignes qui
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l’homme comme complexion, composition, assemblage, et dire sa nature fautive, c’est entendre l’homme. Néanmoins, expliquer les passions et la nature de l’homme en physicien à partir de l’identité conceptuelle de l’action et de la passion, c’est peut-être, aux yeux de Pascal, ne pas traiter de toute la nature de l’homme – et, par conséquent, s’aveugler en surévaluant indûment l’action de la volonté. On le comprendra si l’on fait l’hypothèse selon laquelle Pascal a interprété le couple cartésien de l’action et de la passion comme celui de l’ennui et du divertissement (ou, tout aussi bien, celui du repos et de l’agitation – entendons bien, le divertissement ou l’agitation au sens passif, celui d’être agité) : substitution nécessaire si l’on veut comprendre « toute la nature de l’homme », âme et corps. Car si le concept d’action est pertinent en physique, et par conséquent pour expliquer l’action de la volonté sur le corps, n’est-ce pas s’aveugler que de croire la volonté capable d’agir sur les pensées au point de pouvoir éviter le divertissement ? Définir la vertu comme la constante et ferme volonté de bien vouloir – et donc comme une constante action de l’âme –, n’est-ce pas dissimuler la passivité radicale de l’homme, qui n’est que le lieu où se déroule incessamment un combat secret dans lequel la volonté n’intervient en aucune façon ? N’y a-t-il pas pire illusion que celle de la volonté qui croit agir et régir sans se rendre compte qu’elle est elle-même le jouet de passions contraires 53 ? S’il est méritoire d’expliquer les passions en physicien plutôt qu’en moraliste – car Descartes n’est pas de ceux qui « blâment » 54 –, cela ne conduit-il pas à surestimer l’action de la volonté et à échouer à penser la nature de l’homme ou, pour reprendre le mot de Pascal, qu’il reprend peut-être luimême à Descartes, sa complexion 55 ? Au demeurant, la morale à laquelle aboutit l’étude de l’homme en physicien à laquelle se livre Descartes ne suffit-elle pas à révéler combien cette étude est incomplète ? Car c’est au triomphe de la bonne volonté du géné-
suivent, que c’est la figure du généreux cartésien qui constitue l’exemple le plus exemplaire, parce que le plus paradoxal, de l’homme du divertissement, seul capable de donner à l’analyse pascalienne sa pleine radicalité. 53 Voir la lecture que fait Vincent Carraud des « deux infinis moraux » (la vertu comme effet de passions opposées) dans Pascal : des connaissances naturelles à l’étude de l’homme (IV, II, « L’usage des passions »). 54 L 8/136 = Disc. 135. 55 L 8/136 = Disc. 135 : « […] par l’état propre de sa complexion ».
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reux qu’elle conduit, c’est-à-dire, pour Pascal à la forme la plus achevée du divertissement, celui qui s’ignore lui-même. Définir la vertu comme la constante et ferme volonté de bien vouloir – et donc comme une constante action de l’âme –, c’est dissimuler la nature radicalement passive de l’homme qui n’est qu’un lieu où se déroule incessamment un combat secret dans lequel la volonté n’intervient en aucune façon. Quelle meilleure diversion que celle qui donne à croire que l’homme atteint la béatitude par la possession d’une perfection dont le défaut est précisément la cause du divertissement ? Comment mieux détourner l’homme (une reine, une princesse) de penser à soi, de se connaître soi-même, qu’en recouvrant pour ainsi dire le divertissement par le divertissement – la vérité du divertissement par le divertissement qui consiste à le nier philosophiquement en affirmant le pouvoir de la volonté sur les passions ? Pour Pascal, nul doute que l’homme le plus ou le mieux diverti n’est pas celui qui s’abandonne au spectacle de sa propre passivité, et qui donc reconnaît ce défaut de volonté – ce qui pourtant en termes cartésiens devrait définir une forme paradoxale mais essentielle de générosité – mais au contraire, il est celui qui, en affirmant sa bonne volonté, est diverti dans et par cette affirmation même. Dire – écrire – que l’on n’est pas déplorablement passif c’est l’être encore et même l’être tout à fait. La philosophie – le philosophe – qui à première vue devrait interdire la diversion est celle-là même qui, en la dissimulant le mieux, l’accomplit parfaitement. 2) Or si tel est bien le cas, l’existence humaine apparaît finalement et paradoxalement sous la plume de Pascal comme une existence radicalement dépassionnée parce que strictement passive – telle est notre seconde hypothèse. On nous accordera que ni le joueur, ni le chasseur, ni le soldat, ni le danseur ne se laissent beaucoup émouvoir par des objets indifférents, que la nature ne leur dicte pas leur être utiles ou inutiles. L’homme du divertissement ne se passionne pour rien. Rappelons-nous l’article 52 des Passions de l’âme : « […] les objets qui meuvent nos sens, n’excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversités qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu’ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en général être importants » 56. Or dans le discours de Pascal, cette importance est niée. Parce que AT XI 372 (BOp I 2384) ; nous soulignons.
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tous les objets s’équivalent 57, la distinction et le dénombrement cartésien des passions perd toute valeur, ainsi, bien entendu, que la possibilité d’en faire usage. La mise entre parenthèse des objets, leur totale indifférenciation, montre en quoi le divertissement, outre qu’il n’est pas lui-même une passion particulière, interdit désormais de penser des passions – au sens cartésien du terme –, et plus encore, de penser toute la nature de l’homme à l’occasion d’un examen des passions. Au contraire, c’est la connaissance de la nature contradictoire ou du moins complexe de l’homme qui permet de comprendre en quoi l’homme est sans passions (au sens cartésien) – c’est-à-dire radicalement passif. En conséquence, le divertissement, par un remarquable renversement, s’apparente finalement bien davantage à ce que nous désignons aujourd’hui par le mot « ennui », de sorte que l’ennui tel qu’il est conçu par Pascal semble seul s’excepter de la dépassion 58 que nous venons d’évoquer. La lecture la plus répandue des fragments portant sur le divertissement 59, on le sait, fait contre-sens. Le divertissement ne consiste pas à se détourner soi-même de soimême, volontairement, et pour ce faire, à porter son attention sur des objets susceptibles de la retenir. Cette lecture est fausse pour trois raisons principales : a) Le concept de volonté brille par son absence dans ce discours, nous y avons insisté. Il n’est jamais dit que l’homme veuille se détourner de la pensée de soi, qu’il en prenne la décision. Tout se fait sans que l’on y soit : je ne me divertis pas, mais
57 « […] les objets du divertissement sont indéfiniment substituables. Le divertissement révèle une équivalence universelle : l’équivalence des objets (plaisants), c’est-à-dire des divertissements, est plus essentielle à l’argument du divertissement que l’universalité des sujets divertis ». Carraud, Pascal : des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, op. cit., p. 249. 58 Si le français dispose de « dépassionner », il ne connaît pas « dépassion » : on nous pardonnera ce néologisme que nous espérons propre à qualifier l’analyse pascalienne. 59 On en trouvera une remarquable synthèse dans L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, Presses universitaires de Rouen et du Havre – CNED, Mont-Saint-Aignan, 2015, où A. Frigo présente le divertissement comme une « solution » (qu’on découvrira inefficace) à l’ennui, p. 125-130. Mais nous approuvons évidemment l’insistance de l’auteur sur l’universalité du divertissement. On trouvera dans l’art. déjà cité de Laurent Thirouin, « Le cycle du divertissement », une tentative pour comprendre le rapport respectif des « liasses ‘Ennui’ et ‘Divertissement’ dans leur contradiction (qui) définissent un rapport symétrique du sujet à l’extériorité » (p. 137).
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je suis diverti par cela qui m’occupe 60. L’homme s’occupe moins de… qu’il n’est occupé par 61… Incapable de décider de s’occuper, comme de ce qui doit l’occuper, il n’est que le lieu de l’occupation 62. b) Certes la diversion, à laquelle on réduit souvent le divertissement en l’opposant à la conversion pour y repérer un trait d’augustinisme, est détournement de soi ; mais le divertissement est plus fondamentalement un di-vertissement, car le dis- cher à Pascal fait entendre l’écartèlement ou même l’éparpillement d’une pensée incapable de ne pas se laisser entraîner vers des objets divers et dans des sens opposés. Etre diverti c’est se tourner en même temps (et sans ordre) en tous sens, aller de côté et d’autre comme des légions qui battent retraite. C’est pourquoi tous les objets auxquels pense le monde sont susceptibles d’écarteler l’homme, « troublé par mille accidents » 63. Il ne s’agit donc pas tant ici de dé-tournement que de di-version au sens exact qui implique séparation et écart, ou de dis-traction : nous sommes tirés en tous sens, ainsi qu’un homme qui ne se tient debout qu’entre deux vents contraires 64, ou plus encore dans un vent tourbillonnant. La multiplicité et la contrariété des objets auxquels pense l’homme révèlent son indifférence totale à leur endroit. Tout nous emporte mais rien de ce à quoi nous pensons n’importe – rien ne nous importe : seul importe que rien ne nous importe. c) C’est pourquoi il n’est pas paradoxal que le discours sur le divertissement fasse totalement l’économie du concept d’attention – cartésien s’il en est. Le joueur n’est jamais dit être attentif 60 « […] il s’agit moins de se divertir que d’être diverti ». Id., p. 250. On s’étonnera donc de l’affirmation de Jean Mesnard : « Montaigne emploie presque toujours le verbe ‘divertir’ à l’actif, tandis que Pascal use davantage de la forme pronominale » (« De la ‘diversion’ au ‘divertissement’ », op. cit., p. 72). La Concordance to Pascal’s Pensées de Hugh M. Davidson et Pierre Dubé donne 12 occurrences de « divertir » dont 9 sont actives, et 3 occurrences de « divertis », toutes sous la forme « être divertis ». 61 Littré fait de ce sens affairé, ou pratique, le cinquième sens d’occupation, en donnant plusieurs citations de Pascal ; mais les deux premiers sens restent bien « l’action de s’emparer d’un lieu », et par conséquent le « terme de guerre » qui en découle (s.v. « occupation »). 62 Nous rejoignons ici l’analyse de l’aliénation constitutive de l’homme : voir Pascal : des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, IV, III. 63 L 8/132 = Disc. 156. 64 L XXV/674 = Disc. 117.
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à quoi que ce soit : être pris par… (le jeu par exemple), comme le français le dit si bien, ce n’est nullement être attentif à… L’enjeu est décisif. Car qu’est-ce à dire, selon Pascal, sinon que l’homme n’admire rien ni n’aime rien ? On n’aime pas la chasse ou le jeu ; on n’aime pas ce que l’on voit mais on aime voir : nul objet n’est objet d’amour. Cette terminologie ne renvoie donc pas tant à la concupiscence des yeux augustinienne qu’elle ne s’en distingue. Car le divertissement n’est pas une attention portée à ce qui en serait indigne, et par conséquent indigne d’estime ou d’amour (les choses méprisables, contemnenda, de saint Augustin 65). Derechef, la diversion pascalienne n’est pas un demi-tour, elle ne consiste pas à tourner volontairement les talons, et partant, ne saurait être le simple antonyme (aversio) de la conversio 66. D’où une conséquence remarquable : le divertissement est ainsi caractérisé qu’il touche et rejoint son « contraire », l’ennui 67. Plus exactement, le divertissement est ainsi conçu par Pascal qu’à plusieurs égards sa description semble correspondre aussi bien à ce que nous nommons « ennui » qu’à ce que les contemporains de Pascal définissaient comme tel 68. Nous pensons ici en particulier aux pages de Réduction et donation que Jean-Luc Marion consacre à « l’ennui des profondeurs » en le rapprochant de son concept pascalien : « L’ennui laisse en place l’étant, sans le nier, le déprécier ou en subir l’assaut absent. Il laisse l’étant en place, sans l’affec Voir de nouveau les Confessions, X, 35, 57-58, BA 14, p. 242-245. Nous nous opposons donc aux lectures habituelles du divertissement ; voir par exemple Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, chap. II, II (« Aversio, conversio, divertissement »), p. 163 s. Les fines analyses de Laurent Thirouin, « De divertir, se convertir », reprises Pascal ou le défaut de la méthode, op. cit., chap. VIII, restent malheureusement prisonnières de cette opposition trop sommaire. 67 De même qu’à propos du néant et du tout dans « Disproportion de l’homme » : « L’un dépend de l’autre et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées ». L 15/199 = Disc. 64. 68 Le Dictionnaire de l’Académie française, dans l’édition de 1762, donne deux définitions du mot ennui : « ENNUI. s.m. 1) Lassitude, langueur, fatigue d’esprit, causée par une chose qui déplaît par elle-même, ou par sa durée, ou par la disposition dans laquelle on se trouve. On ne saurait entendre cela sans ennui, sans mourir d’ennui ». 2) Il signifie aussi généralement, fâcherie, chagrin, déplaisir, souci. Un homme accablé d’ennuis. Les ennuis de la vieillesse. De mortels ennuis. Cette affaire lui a donné beaucoup d’ennui. Cela sert à adoucir les ennuis, à charmer les ennuis. Or aucun de ces deux sens ne correspond au concept pascalien d’ennui – ou plutôt, si ces deux sens peuvent renvoyer à l’ennui pascalien, ils sont tout aussi bien de nature à caractériser le divertissement lui-même. 65 66
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ter, sans surtout s’en laisser affecter ; il abandonne l’étant paisiblement et sereinement à lui-même, comme si de rien n’était. Mais cet abandon même le définit : considérant l’interpellation muette de l’étant, de l’autre, voire de l’être, il s’y soustrait avec une également muette constance ; aucune admiration ne le met jamais en extase de soi ; l’ennui désamorce l’éclat de tout appel, quel qu’il soit ; il se met à couvert, refuse de s’exposer, désarme le conflit en désertant le champ. Absent aux étants, à l’autre, voire à l’être, il n’y est pour personne, au point qu’en un sens, celui qui cède à l’ennui n’est plus. Il n’est plus pour ce qui est, parce qu’il hait ce qui est » 69 – au sens cartésien de la haine 70, au sens d’une séparation de volonté totale qui traduit un désintérêt affectant tout objet. Quelles plus belles et plus justes expressions pourrait-on employer pour caractériser… le divertissement lui-même ? La vie trépidante de celui qui joue tous les jours peu d’argent, se plaît à la conversation mondaine 71, court le lièvre ou voyage 72 n’est-elle pas d’un mortel ennui ? L’ennui, tel qu’il est ici défini par JeanLuc Marion, a la passivité du divertissement, et se caractérise bien par le fait de tout haïr, de n’aimer rien. Penser à la guerre, aux maladies, à la mort, à son néant – à mille choses 73 – n’est pas être en dégoût, abandonner l’étant, refuser tout appel, n’être plus à ce qui est ; l’ennui, loin de conduire à demeurer dans l’indifférence silencieuse de tout appel, le réclame sans cesse, et plus encore, de toute urgence, au point que n’importe quel « appel » y suffit. A l’inverse, dans le divertissement, tout défile et s’écoule insensiblement et sans amour – sans que rien d’autre, désormais, n’im-
J.-L. Marion, Réduction et donation, PUF, Paris, 1989, p. 284-289. Voir les Passions de l’âme, art. 80. 71 Souvenons-nous que les « conversations ordinaires du monde » constituent le remède prescrit par les médecins pour « rétablir entièrement Pascal » : « Il fallait qu’il renonçât à toute occupation d’esprit qui eût quelque suite, et qu’il cherchât autant qu’il pourrait toutes les occasions de se divertir l’esprit à quelque chose qui l’appliquât et qui lui fût agréable, c’est-à-dire en un mot aux conversations ordinaires du monde ; car il n’y avait point d’autres divertissements convenables à mon frère. Mais quel moyen à un homme touché comme lui de pouvoir s’y résoudre ? », La vie de Monsieur Pascal, 2e version, § 22, OC I, 612 (nous soulignons). 72 On observera que le voyage même ennuie, et qu’on ne voyagerait pas si ce n’était pour pouvoir ensuite parler : « On ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais communiquer », L 4/77 = Disc. 120, classé par Pascal dans la liasse « Ennui ». Les voyages ennuient à mesure qu’ils divertissent : il n’y a là aucune opposition. 73 L 8/132 = Disc. 156. 69 70
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porte plus que la dépassion même. Dans l’ennui pascalien, tout m’importe en tant que tout me ramène sans cesse à mon néant : tout m’est lié. L’ennui, en ce sens, est toujours déjà prêt à m’intéresser à tout, et se distingue radicalement du désintérêt généralisé. Si rien ne me concerne, tout me rappelle de sentir que je ne suis rien, que je suis sans perfections, que je ne suis que défaut et vide. Bref, loin de consister dans une indifférence généralisée ou dans un abêtissement total (comme lorsque nous affirmons : « je m’embête ») – lequel ne saurait être insupportable –, être dans l’ennui constitue un mode d’être à tout et tout à soi.
3. Conclusion : être occupé Les rapprochements proposés dans notre première partie eussent pu être plus nombreux. Ceux que nous avons présentés suffisent cependant à démontrer que Pascal conçoit le discours sur le divertissement en usant d’un matériau conceptuel et problématique cartésien, et même, plus précisément, en ayant à l’esprit la Correspondance avec Elisabeth – tout particulièrement les premières Lettres qu’il a incontestablement lues – et certains articles des Passions de l’âme. Le faisceau de ces rapprochements ne nous semble laisser aucun doute sur la présence d’une interprétation de Descartes par Pascal, quoique celle-ci ne soit – il n’y a pas lieu de s’en étonner – ni explicite ni évidente, car l’échafaudage doit disparaître. L’unique difficulté philosophique consistait à comprendre pourquoi ces pages de Descartes ont retenu l’attention de Pascal, et par conséquent à déterminer la nature de leur usage pascalien. Nous avons proposé à ce sujet plusieurs hypothèses : récapitulons celles qui nous semblent les plus décisives. 1) Le court fragment L XXVII/773 nous semble particulièrement significatif de la démarche de Pascal et de l’usage conjoint qu’il fait de deux textes problématiquement distincts : la lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645, et les articles 47 et 48 des Passions de l’âme. Le divertissement est alors conçu par Pascal comme consistant dans un « combat » analogue à celui que décrit Descartes lorsque deux passions s’opposent. Ce qui met l’âme « au plus déplorable état qu’elle puisse être » 74 est désormais ce qui caractérise universellement l’existence humaine : non plus ici la volonté AT XI 367 (BOp I 2378).
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dépravée – la mauvaise volonté – mais l’absence de volonté 75. C’est paradoxalement l’inaction de l’âme qui permet l’agitation de l’homme, lequel n’est plus que le lieu d’une occupation : c’est parce que l’homme est occupé qu’il est sans tristesse. 2) Pascal a donc élaboré son discours en prenant pour cible la figure cartésienne du généreux, l’âme forte dont la possible tristesse n’interdit pas la béatitude : figure à première vue idéale ou du moins apparemment exceptionnelle qui incarne trait pour trait l’homme sans divertissement, mais qui n’est pas pour autant dans l’ennui. Au demeurant, c’est bien la générosité qui constitue le point de jonction des deux passages mobilisés par Pascal, puisque dans un cas le généreux est dit jouir de ses victoires et de la vue de la perfection de son âme, et que dans l’autre il est celui qui atteint la béatitude en reconnaissant aussi bien ses perfections que ses défauts, ce qui constitue une perfection. Le généreux semble être celui qui s’excepte par avance de l’analyse pascalienne, et qui par conséquent pense selon l’ordre, c’est-à-dire à soi, à son auteur, à sa fin, sans passivité ni écartèlement. Le généreux incarne la volonté bonne (et constamment active) dont le spectacle suscite la béatitude ; au contraire, l’homme diverti est l’homme sans volonté qui se plaît au spectacle de la passivité. Or, puisqu’il est incontestable que l’analyse pascalienne ne laisse aucune place à l’exception, et donc à la possibilité d’atteindre le contentement d’esprit (a fortiori hors du divertissement), le problème était de savoir si Pascal se limite ici à caractériser l’existence humaine en détruisant le concept de générosité, c’est-à-dire en niant chacune des caractéristiques du généreux, ou s’il en vient à intégrer le généreux au sein même de son analyse : non seulement comme un homme qui, à l’instar de tous les autres, ne peut pas échapper au divertissement, mais encore et surtout comme celui qui en offre une figure d’autant plus exemplaire qu’elle semblait constituer un contre-exemple. Contrairement donc à ce qui est dit du « moi humain » dans le discours intitulé par Emmanuel Martineau « Qu’est-ce que le moi ? ». Si la nature de l’amourpropre consiste dans une volonté corrompue, il n’en est pas de même concernant l’homme dans le discours sur le divertissement, de sorte que loin que ces deux discours soient dépendants l’un de l’autre (l’un analyserait la manière que le moi a de cacher la vérité sur soi aux yeux des autres par le séduction, l’autre le moyen de cacher cette vérité à ses propres yeux), il nous semble que leurs problématiques sont rigoureusement diverses. 75
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3) C’est cette dernière hypothèse que nous avons cru devoir retenir. La générosité, dans ce discours, nous semble se retourner contre elle-même pour finir par incarner la forme la plus achevée, car la plus paradoxale, du divertissement, lequel est d’autant plus accompli qu’il se dissimule mieux, y compris à soimême – au demeurant, on sait qu’est fréquente dans les Pensées la démarche intellectuelle qui consiste à suivre dans un premier temps Descartes pour mieux, dans un second temps, retourner contre lui ses propres armes. Qui plus que le généreux en effet peut incarner celui qui se plaît au spectacle du combat plus qu’à celui de la « fin » qu’est la victoire ? La fermeté de la bonne volonté ne compte pas tant ici que sa constance : car par définition, parce que le généreux est celui qui veut toujours bien vouloir, il est aussi celui qui ne cesse jamais de combattre – les volontés et combats particuliers n’importent pas tant que ce qui les dirige : une volonté de volonté, un combat perpétuel qui décide de tous les combats, et qui seul est objet sans cesse réitéré du contentement de l’esprit. Car le divertissement est, selon Descartes, un moyen au service de la puissance de la volonté elle-même, comme en témoigne l’hapax remarquable de « se divertir » dans les Passions de l’âme : « le remède le plus général et le plus aisé à pratiquer contre tous les excès des passions » consiste notamment à « se divertir par d’autres pensées », à détourner sa pensée de ce dont la passion nous persuade 76. Si la morale cartésienne érige la générosité au rang de vertu achevée, elle fait aussi de la béatitude le fruit d’une stratégie de diversion, en particulier dans des Lettres adressées à une princesse incontestablement accablée de soucis dont sa pensée doit être détournée, aussi bien par la lecture même de la lettre reçue que par l’application des « recommandations » qu’elle énonce – ce qui n’aura pas manqué de frapper Pascal. Mais croire que l’on peut se divertir c’est à la fois être diverti et le méconnaître en attribuant illusoirement le divertissement à la volonté. Pascal nie la prétention à détenir le pouvoir de détourner sa pensée d’un objet à un autre par la seule force de sa volonté – et rejette donc d’avance le contre-sens le plus répandu sur son discours. Il n’y a précisément pas d’auto-diversion, ou, plus exactement, l’exercice d’auto-diversion s’intègre lui-même parfaitement à l’analyse du divertissement. Art. 211, AT XI 487 (BOp I 2524).
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4) S’il est vrai que le discours sur le divertissement est le lieu où Pascal entreprend de la manière la plus forte de nier la liberté de l’homme et d’exhiber son aliénation essentielle, il faut aussi aller plus avant dans nos hypothèses. Car il est très probable qu’aux yeux de Pascal Descartes en personne offrît la figure par excellence du généreux – et donc de la liberté, d’une liberté qui s’est constamment accomplie, dans les polémiques comme dans la paix de ses studieuses retraites. Et qui s’exerce encore dans les lettres adressées à Elisabeth. Mais là où chacun lit un admirable enseignement à distance, aussi élégant qu’intelligent, qui divertit la princesse et la détourne de la tristesse, Pascal discerne la forme la plus subtile du divertissement, seule capable d’affecter un « grand homme » : car cette correspondance philosophique ne divertit pas moins Descartes lui-même, comme il se divertira en faisant son devoir suédois. Que l’analyse de Pascal vaille universellement n’exclut en rien qu’elle trouve sa pierre de touche en visant un homme exceptionnel, apte à incarner le contraire exact de l’attitude générale : Descartes, capable de « demeurer en repos dans une chambre » 77, dans la solitude de son poêle comme dans le désert d’Amsterdam, ne se divertirait pas. Mais tout au contraire, c’est dans cette solitude même qu’il se divertit – la méditation est peut-être 78 encore divertissement. Car à moins de méditer – ou de prier –, « le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible » 79.
Résumé La restitution, dans l’édition par Emmanuel Martineau des Pensées (Discours sur la religion, Paris, Fayard et Armand Colin, 1992), du discours sur le divertissement révèle qu’il se constitue de bout en bout à partir d’un matériau cartésien emprunté principalement aux Passions L 8/136 = Disc. 133. Il nous faut laisser de côté cette difficile question. S’il est évident que la pensée du monde est divertissement, il faut se demander à quelles conditions peut ne l’être pas penser à soi, à Dieu et à sa fin, ce que Descartes a définitivement accompli en métaphysique, et ce qui suffit évidemment à Pascal en matière de métaphysique. Mais une autre parole devra aussi être tentée, qui ne prendra pas moins appui sur Descartes (celui des Passions de l’âme) pour penser à soi et à sa fin – c’est-à-dire s’aimer – comme il convient : ce sera le discours Des membres pensants. Nous réservons à une autre étude la tâche d’examiner le rapport qu’entretient le concept pascalien de volonté juste (désaliénée) au concept cartésien de la liberté – car telle est bien « la fin ». 79 L 8/136 = Disc. 134. 77 78
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de l’âme. Cet usage pascalien de concepts cartésiens en vue de l’élaboration d’une problématique étrangère à la pensée de Descartes éclaire d’une lumière nouvelle ce discours en manifestant particulièrement l’ambiguïté du concept de divertissement. Aussi tâchons-nous ici d’interpréter cet usage qui substitue le couple divertissement/ennui (agitation/repos) au couple cartésien action/passion. Notre hypothèse est que ce discours présente l’existence humaine comme une existence radicalement passive, et donc paradoxalement dépassionnée. Si tel est le cas, le divertissement ne s’oppose plus tant à l’ennui qu’il n’en est une figure, la figure de ce que nous nommons « ennui ». La présence de Descartes dans Pascal nous permet ainsi de comprendre ce qu’est exister pour l’homme : être diverti, c’est-à-dire ne rien vouloir, ne rien admirer – n’aimer rien.
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L’analyse de la gloire constitue un enjeu majeur, quoique souvent méconnu, des Passions de l’âme 1. Dès les pages d’ouverture du Traité, c’est-à-dire dès la longue « Lettre première à Monsieur Descartes » qui lui sert de préface 2, l’ouvrage appelle à une réflexion sur ce que la « vanité » a de « méprisable » et sur les dangers de l’« humilité vicieuse » 3. Le thème revient sous la plume de Descartes lorsqu’il y va de l’essentiel de son projet de maîtrise des passions, c’est-à-dire de la générosité et de la satisfaction intérieure qui l’accompagne. Ainsi, c’est à la logique du désir de gloire que Descartes fait appel pour expliciter le caractère « déraisonnable » et « absurde » de l’orgueil en tant que « vice » antithétique à la « vraie générosité » 4. Et dans l’énoncé même de sa définition, à l’article 204, la passion de la gloire (ne) se laisse comprendre (que) par différence de la « satisfaction intérieure qui vient de l’opinion
1 Nous citons Les passions de l’âme dans l’édition de G. Rodis-Lewis (Vrin, Paris, 1955, réédition avec avant-propos, révision et supplément bibliographique par D. Kambouchner, 2010). Nous indiquons le numéro de l’article et la page, suivis, entre crochets, de la page de l’édition AT et BOp I. 2 Voir H. Caton, « Les écrits anonymes de Descartes », Les Études philosophiques, 47-4 (1976), p. 405-414 ; M. Fattori, « La préface aux Passions de l’âme : remarques sur Descartes et Bacon », Bulletin Cartésien XXV, Archives de Philosophie, 61-61 (1998), p. 1-13, repris dans Études sur Francis Bacon, PUF, Paris, 2011, p. 247-266. 3 Les passions de l’âme, op. cit., « Lettre première à Monsieur Des Cartes », p. 7275 [AT XI 304-307 ; BOp I 2302-2306]. 4 Les passions de l’âme, op. cit., art. 157, p. 214-215 [AT XI 448-449 ; BOp I 2480].
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117850 (DESCARTES, 4), p. 435-455
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qu’on a d’avoir fait quelque bonne action » 5. Si donc Descartes « ne s’attarde nulle part sur la dynamique intersubjective » des affects, la référence aux autres hommes n’étant « ni exclusive, ni première ou fondatrice » 6 dans ses analyses des passions primitives, il ne reste pas moins que la passion de la gloire s’atteste, au cœur même du Traité, comme l’image inversée de la satisfaction de l’âme en état de générosité. Bien plus, il se peut que le statut problématique de la gloire – une passion qui relève en même temps de « l’amour qu’on a pour soi-même » et de « l’opinion » d’autrui (ou, du moins, de celle qu’on imagine être l’opinion d’autrui 7) – témoigne d’une difficulté radicale et sans doute laissée ininterrogée par Descartes. Car, c’est finalement au rapport entre l’autarcie du généreux, cause unique et totale de son propre contentement, et la « causalité libre » 8 des autres hommes que fait signe, en creux, cette passion nous disposant à « rapporter » 9 la valeur de notre bien (et de nous-mêmes) à l’estime d’autrui. Ces enjeux multiples et capitaux de la réflexion cartésienne sur la gloire risquaient néanmoins de passer inaperçus, du moins à nos yeux, si ce lecteur aigu des Lettres à Élisabeth et du Traité des passions 10 que fut Blaise Pascal n’avait, lui aussi, consacré un ensemble cohérent de pensées à ce thème 11. Or, dans ces pensées, comme souvent ailleurs, la radicalité de l’anti-cartésianisme de Pascal se mesure à la précision de sa lecture de Descartes, d’où il ne Les passions de l’âme, op. cit., art. 204, p. 245 [AT XI 482 ; BOp I 2518]. D. Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Hermann, Paris, 2008, p. 227-228. 7 Les passions de l’âme, op. cit., art. 204, p. 244-245 [AT XI 482 ; BOp I 2518]. 8 Les passions de l’âme, op. cit., art. 55 ; 163, p. 143 ; 220 [AT XI 374 et 455 ; BOp I 2388 et 2486]. 9 Les passions de l’âme, op. cit., art. 66, p. 147 [AT XI 378 ; BOp I 2392-2384]. 10 Pour les sources cartésiennes de Pascal voir V. Carraud, Pascal et la philosophie, PUF, Paris, 1992, 20072, en particulier chap. III. Dans une lettre à Pascal du 23 juillet 1658, René-François de Sluse souhaite pouvoir « correspondre aux civilités avec lesquelles vous m’offrez les Lettres de Monsieur Descartes et les Œuvres de Monsieur Schooten, que j’ai vues il y a six mois » (Blaise Pascal, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par J. Mesnard, Desclée de Brouwer, Paris, t. IV, 1992, p. 268). Il s’agit du premier volume de l’édition des Lettres de M. Descartes par Clerselier (Angot, Paris, 1657). 11 Voir la reconstitution d’un « discours » sur la gloire proposée par Emmanuel Martineau dans Blaise Pascal, Discours sur la religion et sur quelques autres sujets qui ont été trouvés après sa mort parmi ses papiers, restitués et publiés par E. Martineau, Fayard / Armand Colin, Paris, 1992, p. 119-121 ; 247-249. Cet essai de reconstitution a constitué le point de départ de notre analyse. 5 6
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cesse de partir avant de s’en départir. De sorte que la critique, voire la subversion des thèses cartésiennes apparaît d’autant plus nette sous sa plume qu’elle s’appuie sur une exégèse remarquablement exacte de la doctrine de la gloire élaborée par l’auteur des Passions de l’âme. Les deux moments de notre analyse, consacrés respectivement au Traité des passions et aux Pensées 12 feront donc état des résultats d’une lecture croisée : de Descartes à la lumière de Pascal et de Pascal à partir de Descartes. Une lecture dont on mesurera en conclusion l’utilité et, nous espérons, tout l’intérêt.
1. La définition cartésienne de la gloire Soit d’abord la définition de la gloire formulée par l’art. 204 des Passions de l’âme 13 : Ce que j’appelle ici du nom de gloire est une espèce de joie, fondée sur l’amour qu’on a pour soi-même, et qui vient de l’opinion ou de l’espérance qu’on a d’être loué par quelques autres. Ainsi elle est différente de la satisfaction intérieure, qui vient de l’opinion qu’on a d’avoir fait quelque bonne action. Car on est quelquefois loué pour des choses qu’on ne croit point être bonnes, et blâmé pour celles qu’on croit être meilleures. Mais elles sont l’une et l’autre des espèces de l’estime qu’on fait de soi-même, aussi bien que des 12 Nous citons les Pensées (notées § ) suivant la numérotation de l’édition Lafuma major (Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, éd. par Louis Lafuma, Éditions du Luxembourg, Paris, 1951, 3 vol.), édition et numérotation reprises, à quelques exceptions près, dans les Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1963, qui intègrent aussi les Textes inédits, recueillis et présentés par J. Mesnard, Desclée de Brouwer, Paris, 1962. Le texte proposé par Lafuma n’étant pas toujours sûr, nous l’avons souvent corrigé à partir de celui donné par Dominique Descotes et Gilles Proust dans leur édition électronique en cours des Pensées (disponible sur www. penseesdepascal.fr). 13 Dans les pages qui suivent, nous nous bornons à une analyse interne du traité cartésien. Pour le débat scolastique sur la gloire et son rôle dans le système des passions voir l’excellente synthèse de J.-R. Armogathe, « Gloire du ciel, gloire des hommes », in C. Continisio – C. Mozzarelli (éd.), Repubblica e virtù. Pensiero politico e Monarchia cattolica fra XVI e XVII secolo, Bulzoni, Rome, 1995, p. 457-464 et M. Feingold, « Fama : les savants jésuites et la quête de la renommée », Dix-septième siècle, 237-4 (2007), p. 755-774. Pour une étude sur la longue durée du thème de la gloire voir A. Freiherr von Müller, Gloria Bona Fama Bonorum : Studien zur sittlichen Bedeutung des Ruhmes in der frühchristlichen und mittelalterlichen Welt, Matthiesen, Husum, 1977. Pour la bibliographie récente, surtout en anglais, sur les Passions de l’âme, nous nous permettons de renvoyer à notre article « A very obscure definition : Descartes’ account of love in the Passions of the Soul and its scholastic background », British Journal for the History of Philosophy, 24-6 (2016), p. 1-20.
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espèces de joie. Car c’est un sujet pour s’estimer que de voir qu’on est estimé par les autres (p. 244-245 ; AT XI 482 ; BOp I 2518).
Sa brièveté n’est pas sans appeler trois remarques. a) Descartes situe « l’espèce de joie » qu’est la gloire à la croisée de deux instances : « fondée sur l’amour qu’on a pour soi-même » la gloire « vient de l’opinion ou de l’espérance qu’on a d’être loué par quelques autres ». Il y va en effet dans cette passion d’un bien que nous nous représentons « comme nous appartenant », d’où la joie 14, et dont nous aimons, en quelque sens, la possession, ce qui est sans doute la raison pour laquelle Descartes lui assigne « l’amour de soi » comme fondement 15. Or, pour qu’il y ait gloire il faut que ce « bien qui est ou qui a été en nous » soit « rapporté à l’opinion que les autres en peuvent avoir » 16. L’usage du verbe « rapporter », si récurrent dans la première partie des Passions de l’âme (cf. art. 22-25), n’a ici rien d’anodin. Dans ce premier moment de l’analyse, l’âme ne semble pas sortir de sa solitude, notre bien étant rapporté non pas à la réalité du jugement d’autrui, mais à l’opinion ou à l’espérance que nous en avons. En raison d’un étrange renversement, qui fait toute la difficulté du phénomène de la gloire, « rapporter » revient donc ici à accomplir la montée en puissance de la jouissance du réel à l’aide du possible ou même de l’irréel, rien ne nous assurant que nous sommes ou serons jamais « loué[s] par quelques autres ». b) Ainsi, en relevant de « l’opinion ou [de] l’espérance » des louanges d’autrui, la gloire « est différente de la satisfaction 14 « La considération du bien présent excite en nous de la joie, celle du mal, de la tristesse, lorsque c’est un bien ou un mal qui nous est représenté comme nous appartenant » (art. 61, p. 145 ; AT XI 376 ; BOp I 2390). 15 Sur la question difficile de la place de l’amour de soi, notion dont les Passions font un usage non moins parcimonieux qu’élusif (cf. art. 117 ; 139 ; 186 ; 204 ; 205) voir A. Pessel, « Descartes et la passion de générosité », in É. Tassin – P. Vermeren (éd.), Le partage des passions, Répliques contemporaines, Paris, 1992, p. 129137 et P. R. Frierson, « Learning to love : from egoism to generosity in Descartes », Journal of the History of Philosophy, 40-3 (2002), p. 313-338. Nous y revenons dans le chapitre III de notre étude L’esprit du corps. La doctrine pascalienne de l’amour, Vrin, Paris, 2016, consacré à « Descartes et l’amour », voir en particulier p. 158-160. 16 « Le bien qui est ou qui a été en nous, étant rapporté à l’opinion que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la gloire, et le mal, de la honte » (art. 66, p. 147 ; AT XI 378 ; BOp I 2392).
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intérieure qui vient de l’opinion qu’on a d’avoir fait quelque bonne action ». D’où notre deuxième remarque : entre ces deux « espèce[s] de joie » 17 la différence est de droit, car leurs causes s’opposent. D’une part, l’extériorité imaginée du jugement d’autrui sur nous ; de l’autre, une opinion qui ne demande aucune validation venant d’ailleurs pour attester qu’on a, sinon bien agi, du moins fait un bon usage de notre volonté, en exécutant les choses qu’on « a jugées être les meilleures » 18. Mais cette différence de jure n’interdirait en rien une convergence de facto entre la gloire et la satisfaction intérieure. Or, précise Descartes, c’est plutôt le contraire qui arrive, car « on est quelquefois loué pour des choses qu’on ne croit point être bonnes, et blâmé pour celles qu’on croit être meilleures ». Il faudra dès lors imaginer une joie, octroyée par la passion de la gloire, qui peut s’accompagner de la plus amère des tristesses, c’est-à-dire du repentir 19. c) L’opposition entre la gloire et la satisfaction intérieure gouverne la conclusion de l’article 204 et impose une troisième et dernière remarque. Descartes y rappelle que les deux passions, gloire et satisfaction intérieure, sont « l’une et l’autre des espèces de l’estime qu’on fait de soi-même, aussi bien que des espèces de joie ». Ainsi, la gloire se trouve implicitement rapprochée non seulement de la satisfaction intérieure, mais aussi, voire surtout, de la générosité qui en est la première et principale cause et qui relève précisément « de l’estime qu’on fait de soi-même » (art. 53 ; 153). D’où l’importance et la difficulté du constat qui clôt l’article : « Car c’est un sujet pour s’estimer que de voir qu’on est estimé par les autres ». Il n’y va plus ici comme du rapport de notre bien au jugement possible des autres, c’està-dire à l’opinion que nous imaginons que les autres en auront, mais de la dépendance effective de notre estime de nous-mêmes 17 « La satisfaction […] qu’on acquiert de nouveau, lorsqu’on a fraîchement fait quelque action qu’on pense bonne, est une passion, à savoir une espèce de joie » (art. 190, p. 234-235 ; AT XI 471 ; BOp I 2506). 18 Art. 148, p. 207 [AT XI, p. 442]). Cf. AT IV, p. 266-267. Voir G. Olivo, « Une patience sans espérance ? Descartes et le stoïcisme », in Le Stoïcisme aux XVIe et XVIIe siècles = Cahiers de philosophie politique et juridique, 25, 1994, p. 131-146. 19 « Le repentir est directement contraire à la satisfaction de soi-même ; et c’est une espèce de tristesse, qui vient de ce qu’on croit avoir fait quelque mauvaise action ; et elle est très amère, parce que sa cause ne vient que de nous » (art. 191, p. 235-236 ; AT XI 472 ; BOp I 2508).
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du fait d’être estimé. La solitude de l’âme qui se réjouit en se figurant les louanges qu’elle souhaite ou croit mériter se voit ainsi exposée et soumise à la facticité d’une estime de soi venant d’ailleurs. Cependant, si « l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer » 20, faut-il conclure que le fait « de voir qu’on est estimé par les autres » constitue « un sujet pour s’estimer », comprenons, pour s’estimer soi-même véritablement et légitimement ? Loin de confirmer l’âme dans son autonomie par l’imagination de l’opinion d’autrui, la gloire impose finalement de s’interroger sur le rapport du généreux avec les autres hommes et de sa satisfaction intérieure avec la joie qui dépend de l’action des autres « causes libres » sur lui.
2. Descartes : la gloire et « l’estime qu’on fait de soi-même » Il faudra alors revenir à l’article 152 du Traité des passions, où Descartes se demande « pour quelle cause on peut s’estimer ». La réponse est bien connue : « Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés 21 ». Une « juste raison », car il s’agit d’identifier la cause pour laquelle je m’estime à juste titre et j’ai finalement raison de m’estimer. Mais aussi celle qui garantit que c’est justement de moi qu’il en va dans cette estime que je me porte. Les deux éléments ne font qu’un, car « le libre arbitre est la chose la plus noble qui puisse être en nous » et aussi la « plus proprement nôtre » 22. Dès lors, l’estime de soi atteindra le plus haut point 23 Art. 152, p. 210-211 ; AT XI 445 ; BOp I 2474. Art. 152, p. 211 ; AT XI 445 ; BOp I 2486]. 22 À Christine de Suède, 20 novembre 1647, AT V 85 ; BLet 631, p. 2486. 23 Il convient de distinguer soigneusement les deux moments scandés par les articles 152 et 153 : la cause pour laquelle « on peut s’estimer » (art. 152) est l’« usage de notre libre arbitre », c’est-à-dire, « l’empire que nous avons sur nos volontés » (un hendiadys annoncé par « une seule chose… »). C’est au contraire la « ferme et constante résolution » de « bien user » du libre arbitre (une double détermination, donc, temporelle et qualitative de l’usage du libre arbitre) qui « fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer » (art. 153). Sur l’articulation entre libre arbitre, usage du libre arbitre et son bon usage, souvent méconnue par les commentateurs, voir M. Nowersztern, « Ne pas être sujet ? Similitudo Dei : la liberté et son usage, des Méditations aux Passions de l’âme », Les Études philosophiques, 96-1 (2011), p. 71-83. 20 21
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de son déploiement légitime en faisant fond sur la « volonté qu’on sent en soi-même d’user toujours bien de son libre arbitre » 24. Or, la rigueur de cette déduction de la cause « juste » de l’estime de soi se trouve confirmée par ce qu’elle exclut. Descartes l’affirme en toutes lettres à deux reprises, au début des articles 157 et 158 : Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d’eux-mêmes pour quelque autre cause, telle qu’elle puisse être, n’ont pas une vraie générosité, mais seulement un orgueil qui est toujours fort vicieux, encore qu’il le soit d’autant plus que la cause pour laquelle on s’estime est plus injuste. […] Quelle que puisse être la cause pour laquelle on s’estime, si elle est autre que la volonté qu’on sent en soi-même d’user toujours bien de son libre arbitre, de laquelle j’ai dit que vient la générosité, elle produit toujours un orgueil très blâmable (p. 214 ; 215 ; AT XI 448 ; 449 ; BOp I 2480, nous soulignons).
L’unique « juste raison » de s’estimer rend toute autre cause ou raison injuste, quoi qu’il en soit de la valeur qu’on peut légitimement lui attribuer et reconnaître 25. Qu’il soit « un sujet pour s’estimer Art. 158, p. 215 ; AT XI 449 ; BOp I 2480. Nous proposons ici une lecture des articles 157-158 différente de celle suggérée par G. Rodis-Lewis qui explicite la formule « ceux qui conçoivent bonne opinion d’eux-mêmes pour quelque autre cause » en glosant : « c’est-à-dire ‘non légitime’ » (op. cit., p. 214, n. 1). Descartes rejetterait ici la « bonne opinion » de soi-même fondée sur des perfections illusoires, mais ce rejet se limiterait justement à des causes « non légitimes », car « encore que la vanité qui fait qu’on a meilleure opinion de soi qu’on ne doit, soit un vice qui n’appartient qu’aux âmes faibles et basses, ce n’est pas à dire que les plus fortes et généreuses se doivent mépriser ; mais il se faut faire justice à soi-même, en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses défauts » (À Élisabeth, 6 octobre 1645, AT IV 307-308 ; BLet 526, p. 2102). Il nous semble pourtant que Descartes n’oppose pas dans ces articles des Passions la cause légitime de la « bonne opinion » (le bon usage du libre arbitre) et des causes « non légitimes » (des faux biens et des perfections illusoires). Le clivage passe plutôt entre l’unique cause « juste » de la bonne estime de soi et toute autre cause, même légitime. Autrement dit, il y a un bien qui est « proprement nôtre » et qui seul peut fonder une véritable « bonne opinion » de soi : tout autre bien relève au contraire des « biens de la fortune », des perfections qui nous appartiennent, mais qui ne sont pas « proprement nôtre[s] ». Descartes en donne une liste non exhaustive à l’art. 158 : « les autres biens, comme l’esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, etc. » (p. 215 ; AT XI 449 ; BOp I 2480), cf. art. 154, p. 212 (AT XI 446 ; BOp I 2476]). Il ne s’agit pas, bien entendu de « se […] mépriser » en méprisant ces perfections qui, à différents titres, sont en nous. Mais de distinguer le bon usage du libre arbitre de « tous les autres biens [qui] méritent seulement d’être estimés, et non point d’être honorés ou loués, si ce n’est en tant qu’on présuppose qu’ils sont acquis ou obtenus de Dieu par le bon usage du libre arbitre » (À Christine, 20 novembre 1647, AT V 85 ; BLet 631, p. 2486). C’est pourquoi les généreux jugent « toutes ces choses », biens, 24 25
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que de voir qu’on est estimé par les autres » comme nous le lisions en conclusion de l’art. 204, rien n’est donc moins vrai, et cela même si les louanges qu’autrui nous décerne s’avèrent bien fondées et donc méritées. Mais il y a plus. Non seulement la gloire prétend rapporter la « bonne opinion » que nous avons de nousmêmes à une cause autre que l’usage du libre arbitre, mais elle finit même par évacuer l’exigence d’une cause. Ainsi l’injustice est à son comble et l’orgueil s’accomplit comme une image inversée de la « vraie générosité » : La plus injuste de toutes [sc. les causes autres de la bonne opinion de soi] est lorsqu’on est orgueilleux sans aucun sujet ; c’est-àdire sans qu’on pense pour cela qu’il y ait en soi aucun mérite pour lequel on doive être prisé ; mais seulement parce qu’on ne fait point d’état du mérite, et que s’imaginant que la gloire n’est autre chose qu’une usurpation, l’on croit que ceux qui s’en attribuent le plus en ont le plus (art. 157, p. 214 ; AT XI 448-449 ; BOp I 2478).
Dès qu’on renonce à se demander « pour quelle cause on peut s’estimer », une estime sans cause, insouciante du mérite, devient concevable. L’orgueil nous condamne alors à l’« usurpation », car il supprime l’exigence de nous approprier l’estime en la fondant sur ce qui est « plus proprement nôtre ». Autrement dit, lorsqu’il s’adonne à un orgueil « sans sujet », l’homme finit par n’être plus le sujet de son orgueil : son âme devient un lieu creux, qu’on a vidé de tout mérite pour faire place aux représentations de soi déployées par une « gloire » usurpée. Certes, ce « vice est si déraisonnable et si absurde » – écrit Descartes – « que j’aurais de la peine à croire qu’il y eût des hommes qui s’y laissassent aller, si jamais personne n’était loué injustement ». Mais comme on a vu à l’article 204 on « est quelquefois loué pour des choses qu’on ne croit point être bonnes, et blâmé pour celles qu’on croit être meilleures ». Et Descartes de surenchérir ici en rappelant que « la flatterie est si commune partout, qu’il n’y a point d’homme si honneurs, esprit, savoir, beauté, « fort peu considérables, à comparaison de la bonne volonté pour laquelle seule ils s’estiment » (art. 154, p. 212 ; AT XI 446 ; BOp I 2476). L’orgueil relève donc tout autant des causes « injustes », c’est-à-dire « non légitimes », de l’estime de soi que de causes légitimes mais « autre[s] que la volonté qu’on sent en soi-même d’user toujours bien de son libre arbitre ». Pour une esquisse de la théorie cartésienne des valeurs, voir J. Marshall, Descartes’s Moral Theory, Cornell University Press, Ithaca (NY), 1998.
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défectueux, qu’il ne se voie souvent estimer pour des choses qui ne méritent aucune louange, ou même qui méritent du blâme » 26. La flatterie généralise et rend systématique l’écart entre la satisfaction intérieure et l’estime d’autrui pour nous, en creusant un abyme entre le (manque de) mérite qu’on se reconnaît et la gloire qu’on s’attribue à tort. Et cela, conclut Descartes « donne occasion aux plus ignorants et aux plus stupides de tomber en cette espèce d’orgueil ». Mais qui parmi nous, à l’exception, bien entendu, des généreux, pourra se dire à l’abri de cette tentation si « commune partout » ? Bref, la gloire, dans sa figure extrême, donc dans sa vérité ultime dont témoignent les « orgueilleux sans aucun sujet » 27, se laisse comprendre comme l’effet d’une estime de soi sans nulle cause. À défaut d’une cause (de la juste et unique raison) pour laquelle « on peut s’estimer », mieux vaut renoncer à faire « état du mérite » : voilà ce que signifie, entre autres, perdre « par lâcheté les droits » que Dieu « nous donne » 28 en nous accordant l’usage de notre libre arbitre. Cependant si la gloire relève de l’estime « qu’on fait de soi-même », elle est aussi bien une « espèce de joie ». C’est donc sur sa relation avec la satisfaction intérieure qu’il faut désormais revenir, avant de quitter Descartes pour Pascal.
3. Descartes : la gloire et la satisfaction intérieure Dans une série de lettres célèbres à la princesse Élisabeth et à la reine Christine, Descartes analyse les rapports entre souverain bien et béatitude. La définition de la béatitude doit répondre à une double exigence, en indiquant un plaisir qui soit en même temps le plus grand et le plus proprement notre. Il faudra dès lors concevoir, affirme Descartes, « une béatitude qui dépend entièrement de notre libre arbitre et que tous les hommes peuvent acquérir sans aucune assistance d’ailleurs » 29. Et la lettre à Christine de conclure : « Ainsi, le repos d’esprit et la satisfaction intérieure que Art. 157, p. 214-215 ; AT XI 449 ; BOp I 2478. Dans l’art. 157, « usurper la gloire » signifie, bien évidemment, « usurper la réputation ». Mais cette recherche de la renommée peut difficilement ne pas s’accompagne d’une véritable passion de la gloire, et cela d’autant plus que cette dernière, de même que l’orgueil, relève de l’estime de soi-même. 28 Art. 152, p. 211 ; AT XI 445 ; BOp I 2474. 29 À Élisabeth, 1er septembre 1645, AT IV 281 ; BLet 519, p. 2074. 26 27
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sentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien que pour l’acquérir, est un plaisir sans comparaison plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs 30 ». La douceur de ce « contentement de l’esprit » et de cette « satisfaction intérieure » 31 trouve donc sa raison ultime dans l’autonomie de la volonté de bien user du libre arbitre qui en est la source. Les Passions de l’âme le rappellent à l’article 190 : « La satisfaction […] qu’on acquiert de nouveau, lorsqu’on a fraîchement fait quelque action qu’on pense bonne, est une passion, à savoir une espèce de joie, laquelle je crois être la plus douce de toutes, parce que sa cause ne dépend que de nous-mêmes 32 ». Or, si la vraie béatitude ne peut naître que de l’autonomie, force est de conclure à la disqualification de l’« espèce de joie » qui fait l’essence de la passion de la gloire en ce qu’elle dérive d’une estime de soi rapportée à l’opinion d’autrui. Deux arguments le prouvent. Soient, d’abord, les actions héroïques, par exemple celles des protagonistes de l’histoire romaine et de ces trois Décies qui « se jetaient au travers des ennemis, et couraient à une mort certaine ». Leur fin, lit-on à l’article 173, était « d’animer leurs soldats » par l’exemple, mais aussi « d’avoir de la gloire après leur mort » 33. Pourtant, précise ailleurs Descartes, si les plus grandes âmes ont plus d’inclination « de faire du bien aux autres hommes que de s’en procurer » 34 à elles-mêmes ce n’est pas en fonction d’une gloire posthume, mais parce qu’ils se considèrent comme « une partie du public » et savent, plus ou moins consciemment, qu’« il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ». Ainsi, la gloire se trouve nettement rejetée par Descartes en tant que mobile des actions héroïques : Cette considération [sc. du tout dont nous sommes des parties] est la source et l’origine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes ; car pour ceux qui s’exposent à la mort par
À Christine, 20 novembre 1647, AT V 85 ; BLet 631, p. 2486. Voir À Élisabeth, 4 août 1645, AT IV 263-268 ; BLet 514, p. 2056 ; À Élisabeth, 18 août 1645, AT IV 271-277 ; BLet 517, p. 2066-2070. 32 Passions de l’âme, III, art. 190, p. 234-235 ; AT XI 471 ; BOp I 2506, nous soulignons. 33 Passions de l’âme, III, art. 173, p. 226 ; AT XI 462 ; BOp I 2494. 34 À Élisabeth, 6 octobre 1645, AT IV 317 ; BLet 526, p. 2108. 30 31
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vanité, [ou] pour ce qu’ils espèrent en être loués […] je crois qu’ils sont plus à plaindre qu’à priser (À Élisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 293-294 ; BLet 521, p. 2084) 35.
La joie de la gloire ne contribue en rien à susciter ces actes de dévouement militaire et civique, car si le généreux « prend plaisir à faire du bien à tout le monde », et même il « ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui » 36, ce plaisir est uniquement le contentement qui dérive de la volonté de faire les choses qu’il a jugé être les meilleures. Un deuxième argument confirme cette disqualification cartésienne de la gloire au profit de la satisfaction de soi-même. Si la recherche de la gloire est souvent à l’origine des dispositions vicieuses, « il n’est pas bon », précise Descartes, « de se dépouiller entièrement » de cette passion « ainsi que faisaient autrefois les Cyniques » 37. Il faut plutôt définir les limites d’un bon « usage » de la gloire, comme l’annonce le titre de l’article 206 des Passions de l’âme. Car, encore que le peuple juge très mal, toutefois, à cause que nous ne pouvons vivre sans lui, et qu’il nous importe d’en être estimés, nous devons souvent suivre ses opinions plutôt que les nôtres, touchant l’extérieur de nos actions (III, art. 206, p. 245-246 ; AT XI 483 ; BOp I 2520).
La solution cartésienne n’est pas sans rappeler la première maxime de la morale du Discours de la méthode. Mais surtout, en séparant, pour ainsi dire, l’intérieur et l’extérieur de nos actions, cet « usage » de la gloire nous permet d’en rendre inopérante la joie. On ne se réjouit en effet que d’un bien « qui nous est représenté comme nous appartenant » 38. Or, ce que le « peuple » voit et estime en nous n’est pas un véritable « bien », car souvent la masse « juge très mal », et, le cas échéant, il s’agirait d’un bien qui, à proprement parler, ne nous appartient pas car il relève d’actes qui expriment les « opinions » du peuple « plutôt que les nôtres ». Inversement, les respects extérieurs aménagent à l’âme un espace pour faire 35 Voir G. Rodis-Lewis, La morale de Descartes, PUF, Paris, 1998, p. 54-55 ; 95-101 ; D. Kolesnik-Antoine, Descartes. Une politique des passions, PUF, Paris, 2011, p. 55-81, et Frigo, L’esprit du corps, op. cit., p. 147-170. 36 À Élisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 293 ; BLet 521, p. 2084. 37 III, art. 206, p. 245 ; AT XI 483 ; BOp I 2520. 38 II, art. 62, p. 145 ; AT XI 376 ; BOp I 2390.
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son jeu à part et pour trouver dans l’usage de sa volonté de quoi s’estimer et son « contentement », indépendamment des louanges ou des blâmes décernés par autrui 39. Récapitulons. Aux yeux de Descartes, la passion de la gloire se laisse penser à partir de ce qui l’oppose à la générosité. Dans l’âme des généreux, l’estime de soi est fondée sur une « juste raison », car elle a pour cause le bon usage du libre arbitre et rien d’autre. S’adonner à la gloire revient au contraire à s’estimer pour une cause autre (trouver « un sujet pour s’estimer » dans le fait de « voir qu’on est estimé par les autres ») et donc à s’estimer injustement. Qui plus est, l’estime d’autrui ne semble s’accorder qu’assez rarement avec le jugement que nous portons sur nos actions, et de cette divergence la flatterie fait une des règles des communautés humaines. D’où la position de l’orgueilleux qui renonce à chercher une cause juste pour s’estimer jusqu’à s’estimer finalement sans cause, en ne faisant aucun « état du mérite ». Il s’estime pour néant et, pour recouvrir ce néant d’estime de soi, il fait de la gloire l’objet d’une usurpation continuelle. D’autre part, si la satisfaction intérieure qui vient de « la ferme volonté de bien faire » 40 est la plus douce des joies c’est parce que sa cause « ne dépend que de nous-mêmes ». Or, en venant d’ailleurs (d’un ailleurs réel ou imaginaire), la douceur de la gloire ne pourra qu’être impar39 Cet « usage » de la gloire conseillé par Descartes ne vise qu’à en minimiser les risques lorsque le jugement d’autrui est fautif, car fondé sur un jugement faux (II, art. 49, p. 137 ; AT XI 368 ; BOp I 2380). Toutefois, comme le remarque à juste titre D. Kambouchner, « c’est bien à tort qu’on prêterait ici au généreux une conscience désengagée du monde et maintenant avec autrui une distance permanente » : « les âmes nobles et fortes, qui sont aussi les plus généreuses, ne s’estiment elles-mêmes qu’à leur juste valeur (art. 161) ; elles sont assez assurées de cette valeur par l’examen qu’elles font d’elles-mêmes, et si elles ne refusent pas les louanges d’autrui pour le bien qu’elles font, elles ne font rien non plus pour les rechercher » (« Descartes et la question de la reconnaissance », in T. Pénigaud – E. Renault – F. Toto (éd.), La reconnaissance avant la reconnaissance. Archéologie d’une problématique moderne, Lyon, ENS éditions, 2017, p. 43-55). D’autre part, notre analyse s’est articulée autour du contraste entre générosité et gloire qui gouverne l’art. 204. « La division cartésienne entre les âmes ‘nobles et fortes’, celles qui sont ‘faibles et basses’ et celles de la région médiane » (art. 48-49) qui reste déterminante, selon Kambouchner, « dans toute l’anthropologie morale de la troisième partie du traité [cartésien] » (p. 45) suggère toutefois d’autres approches possibles du phénomène de la gloire. D’où sans doute le contraste entre le rejet cartésien de l’espérance d’être loués en tant que mobile des actions héroïques et les premières lignes de l’art. 206 : « La gloire et la honte ont un même usage, en ce qu’elles nous incitent à la vertu, l’une par l’espérance, l’autre par la crainte » (p. 245 ; AT XI 482-483 ; BOp I 2520). 40 À Christine de Suède, 20 novembre 1647, AT V 83 ; BLet 631, p. 2484.
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faite et souvent fausse, car fondée sur un jugement faussé d’autrui sur nous. Les actions héroïques des « âmes véritablement généreuses » qui sacrifient leur intérêt personnel pour autrui sont dès lors à rattacher à la joie de la satisfaction de soi plutôt qu’à celle de la gloire qui éventuellement leur reviendra. Surtout, le bon usage de cette passion impose de se soumettre aux respects extérieurs sans s’en réjouir, de sorte que la louange du « peuple » peut s’accompagner éventuellement (et sans l’infléchir) d’un repentir intérieur.
4. Pascal : la raison de la gloire Venons-en aux Pensées. Les fragments que Pascal consacre à ce thème apparaissent étroitement dépendants des Essais de Montaigne. On y décèle, notamment, de nombreuses réminiscences de deux chapitres jumeaux du premier et du deuxième livre, intitulés respectivement « De ne communiquer sa gloire » (I, 41) et « De la gloire » (II, 16). Montaigne y aborde la question en moraliste, en dénonçant cette « rêverie » « universelle » qu’est « le soin de la réputation et de la gloire, que nous épousons jusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont bien effectuels et substantiaux, pour suivre cette vaine image et cette simple voix qui n’a ni corps ni prise » 41. Certes, reconnaît l’auteur des Essais, « il y a je ne sais quelle douceur naturelle à se sentir louer, mais nous lui prêtons trop de beaucoup » 42. Jusqu’à l’excès redoutable de s’imaginer que « la vertu même » n’est « désirable que pour l’honneur » qui se tient « toujours à sa suite » 43. On distinguera toutefois le mot et la chose : à la recherche d’une vaine « réputation » il faut opposer « le contentement qu’une conscience bien réglée reçoit en soi de bien faire » 44. Bref, il s’agit de dénoncer l’écart entre la richesse véritable qui est toujours au-dedans et « les événements et apparences externes » 45, soumis aux aléas de la Fortune. Et Montaigne de conclure : 41 Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, 41, p. 255, nous modernisons l’orthographe. Pour l’édition utilisée par Pascal voir Les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne, […], Augustin Courbé, Paris, 1652. 42 Essais, II, 16, p. 625. 43 Ibid., p. 620. 44 Ibid., p. 623. 45 Ibid., 625. Voir A. Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Le Seuil, Paris, 1980.
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Moi, je tiens que je ne suis que chez moi ; et, de cette autre mienne vie qui loge en la connaissance de mes amis, à la considérer nue et simplement en soi, je sais bien que je n’en sens fruit ni jouissance que par la vanité d’une opinion fantastique (Essais, II, 16, cit., p. 626).
Pascal ne cesse de méditer, transcrire et gloser les thèses et les formules avancées par Montaigne dans ces pages des Essais, qui constituent sans doute aussi une des sources majeures des articles des Passions de l’âme consacrés à la gloire 46. Dans les Pensées, la critique se trouve toutefois remplacée par une analytique, c’est-àdire par « une description de l’homme » (§ 78) en tant que gouverné dans son agir pour le désir de la louange d’autrui 47. Or, bien qu’explicitement dépendante de Montaigne, une telle démarche ne se laisse comprendre qu’à partir de la volonté de Pascal de réagir à la doctrine cartésienne de la gloire, dont il reprend implicitement les thèses pour mieux les subvertir. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les quelques lignes d’un fragment (§ 411) précédé par la rubrique « Grandeur de l’homme » : « Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés et de n’être pas dans l’estime d’une âme. Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime ». On retrouve ici les deux composantes de la définition cartésienne de la gloire, l’estime de soi par autrui et la joie, ou de la félicité qui en dérive. Pourtant Pascal renonce à décrier avec Descartes le « vice déraisonnable et absurde » qui amène les « plus ignorants et […] plus stupides » 48 parmi les hommes à usurper la gloire, en réclamant une louange qu’aucun mérite ne légitime. Tout au contraire, il s’agit de rendre raison de la recherche de la gloire, de la fonder en raison, mieux, de la fonder sur l’estime qu’on a pour la raison. Car c’est cela qu’il faut
46 On se reportera aux sources indiquées par E. Martineau dans son édition (Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit. p. 119-121) qui reprend et complète les rapprochements proposés par B. Croquette dans Pascal et Montaigne : étude des réminiscences des « Essais » dans l’œuvre de Pascal, Droz, Genève, 1974. 47 On pourrait comparer utilement l’approche pascalienne et celle de saint Augustin dans Confessiones, X, 37, 60-39, 64. Pour le débat sur la gloire à PortRoyal voir O. Chaline, « Port-Royal et la gloire », Histoire, économie et société, 20-2 (2001), p. 163-175. 48 Les passions de l’âme, III, art. 157, p. 215 [AT XI 449 ; BOp I 2478].
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entendre pour « avoir une si grande idée de l’âme de l’homme ». Un autre fragment le précise : La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne le peut détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme (§ 470) 49.
L’homme estime la raison des autres hommes et il les estime en tant que capables de l’estimer. L’opposition des concepts de « terre » et de « monde » permet de décrire la pensée d’autrui comme le lieu où on veut être en estime. Les « possession[s] » qu’on a sur la « terre », tout ce qui nous appartient, donc sans doute aussi l’usage de notre libre arbitre qui est, selon Descartes, la chose la « plus proprement nôtre», demandent à être rapportés à l’estime qu’en ont les autres hommes. C’est dans ce « monde » imaginaire et pourtant si douloureusement présent lorsque nous en sommes exclus qu’on veut trouver sa « place », qu’on veut être « avantageusement placé ». L’estime de soi, fondée sur la possession véritable d’un bien, se laisse mesurer et finalement le cède à l’estime pour l’estime d’autrui pour soi. Ainsi s’explique notre désir de rapporter, comme l’écrivait Descartes, le « bien qui est en nous » à « l’opinion que les autres en peuvent avoir » 50 : l’homme estime l’homme et rien ne marque mieux cette estime pour la raison humaine que l’amour pour l’estime d’autrui et la souffrance qui nous accable, « quelque avantage » que nous avons « sur la terre », si nous en sommes privés. 49 Pour une analyse détaillée de ces pensées voir V. Carraud, Pascal : des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Vrin, Paris, 2007, p. 260-267 que nous résumons ici. Le § 470 se conclut par un argument a fortiori qui reprend l’opposition nature – raison : « Et ceux qui méprisent le plus les hommes et les égalent aux bêtes, encore veulent‑ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux‑mêmes par leur propre sentiment, leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse ». Voir A. Frigo, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, Mont-SaintAignan, 2015, p. 119-125. 50 Les passions de l’âme, II, art. 66, p. 147 [AT XI 378 ; BOp I 2392].
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Il convient toutefois de se demander si une telle analyse permet de rendre compte aussi de la gloire dans sa figure extrême, celle des orgueilleux cartésiens qui « ne font point d’état » de leur mérite et s’imaginent qu’elle « n’est autre chose qu’une usurpation » 51. C’est précisément la tâche à laquelle Pascal s’adonne dans une autre pensée très rédigée qui prolonge les textes que nous venons de commenter. Nous retrouvons en effet la distinction entre la « terre » et le « monde », ici comprise au fil de l’opposition entre la vie réelle « que nous avons en nous » et la « vie imaginaire » que nous vivons dans la raison d’autrui : « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être. Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître » (§ 806). Pourtant, s’il semble déjà paradoxal d’accorder la même valeur à l’être et au paraître, le paradoxe parvient à son comble lorsque la vie imaginaire l’emporte sur la « réalité des choses » (§ 199). Poursuivons la lecture de § 806, Nous travaillons incessamment à embellir et conserver cet être imaginaire, et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité ou la générosité ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre. Nous serions de bon cœur poltrons pour en acquérir la réputation d’être vaillants.
« Si nous avons ou la tranquillité ou la générosité » : la définition cartésienne de tranquillité de l’âme – un « repos de [la] conscience » dont bénéficie comme d’une « habitude » 52 l’homme généreux qui n’a « jamais manqué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures » 53 – est explicitement visée ici par Pascal. Qui plus est, son écho résonne précisément au moment où il s’agit de légitimer ce que Descartes jugeait « déraisonnable et absurde », c’est-à-dire l’usurpation d’une gloire qui n’a aucun rapport avec le mérite effectif de nos actions. Or, rétorque Pascal, l’estime de la raison d’autrui rend une telle usurpation parfaitement raisonnable. Notre vertu n’est rien si elle n’est « jointe » à l’être imaginaire que nous avons Les passions de l’âme, III, art. 157, p. 214 [AT XI 448-449 ; BOp I 2478]. Les passions de l’âme, III, art. 190, p. 234-235 [AT XI 471 ; BOp I 2506] : « La satisfaction qu’ont toujours ceux qui suivent constamment la vertu est une habitude en leur âme, qui se nomme tranquillité et repos de conscience ». 53 Les passions de l’âme, cit., art. 148, p. 207 [AT XI 442 ; BOp I 2470]. 51 52
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dans l’estime d’autrui. L’orgueilleux des Passions de l’âme renonce à être cause de son mérite, renonce à la « générosité » et à la « tranquillité » qui en dérive, et prétend s’attribuer une fausse gloire en l’usurpant. Rien d’« absurde » en cela, aux yeux de Pascal, sinon l’attitude d’un homme qui juge que l’être véritable n’est rien « au prix » de l’imaginaire et qui dès lors n’hésite pas à se débarrasser de la tranquillité et de la générosité pour acquérir une réputation qui, quoique fausse, vaut pour lui infiniment plus que toute vertu. On peut bien penser qu’il n’y a en nous « aucun mérite pour lequel on doive être prisé » 54 : le travail de la gloire ne manquera pas de s’accomplir en pleine autonomie, dans la négligence de notre être « véritable ». Bref, ne pas « faire état » du mérite et néanmoins s’attribuer la gloire, rien de plus commun et surtout rien de moins « stupide », « déraisonnable » ou « absurde » comme le voudrait Descartes. La pensée 151 résume : « On témoigne estimer plus l’estime des hommes que la recherche de la vérité ». On comprendra certes, comme Pascal l’écrit ailleurs, qu’« on ne veut savoir que pour en parler » (§ 77). Mais aussi qu’on estime plus la réputation de vertu que d’être véritablement vertueux, car l’estime d’autrui s’avère être, aux yeux du commun des hommes, plus vraie que toute vérité.
5. Pascal : la douceur de la gloire Les thèses que nous venons de retracer esquissent une analytique de la gloire en tant que passion qui relève de l’estime (et notamment de l’estime d’autrui pour nous et de l’estime pour l’estime d’autrui). Toutefois, elle constitue aussi, selon la définition cartésienne, une « espèce de joie ». Il convient donc de s’arrêter sur ce deuxième trait avant de conclure, et on verra que c’est ici que l’anti-cartésianisme de Pascal s’avère sans doute le plus radical. Revenons à la pensée 411 : « Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés et de n’être pas dans l’estime d’une âme. Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime » (nous soulignons). La thèse énoncée en conclusion appelle une application stricte, dont une citation de Montaigne, reprise ailleurs par Pascal, explicite le principe : « Nul plaisir n’a saveur pour moi, dit Montaigne, sans communi Les passions de l’âme, III, art. 157, p. 214 [AT XI 448 ; BOp I 2478].
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cation : marque de l’estime que l’homme fait de l’homme » (pensée inédite IX). Le plaisir de la gloire, la « satisfaction » et le « contentement » qu’elle assure est le tout de la félicité humaine, car c’est par son biais que les autres plaisirs deviennent plaisants. « Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un [sc. de l’être réel] sans l’autre [sc. l’être imaginaire] » (§ 806) ; « quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il [sc. l’homme] n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content » (§ 470, nous soulignons) : la réduction de toute autre joie à la joie de la gloire ne saurait être plus nettement affirmée. D’où un double corollaire. D’une part, toute chose, aussi déplaisante soit-elle, peut occasionner le plaisir qui dérive de l’estime d’autrui, conformément à l’axiome formulé par la pensée 37 : « La douceur de la gloire est si grande qu’a quelque objet qu’on l’attache, même a la mort, on l’aime ». D’autre part, et surtout, tout plaisir qui s’accomplit dans l’indépendance et dans la solitude de l’estime de soi par soi ne peut que se révéler fade, en manquant de la « saveur » qu’apportent la « communication » et l’estime d’autrui. Comme on le voit, Pascal reprend et subvertit avec une rigueur et une précision remarquables l’approche cartésienne de l’« espèce de joie » qu’est la gloire. À la satisfaction intérieure « qu’est la plus douce de toutes », selon les Passions de l’âme, « parce que sa cause ne dépend que de nous-mêmes » 55, Pascal oppose la fadeur de tout plaisir dont nous sommes la cause unique et totale. S’il n’y a pas de « communication » possible, si le « contentement » ne se reflète pas dans le prisme de l’estime d’autrui, la satisfaction de soi-même s’avère condamnée à être insatisfaisante, alors que, pour Descartes, « notre âme » a « toujours de quoi se contenter en son intérieur », car pour « être contente, elle n’a besoin que de suivre exactement la vertu » 56. De plus, il se pourrait même que ce contentement issu de la pratique de la vertu que Descartes présente comme le sommet de la « félicité des hommes » soit critiqué par Pascal précisément en raison de son caractère inhumain. C’est du moins ce que suggère la pensée 685 : III, art. 190, p. 234 [AT XI 471 ; BOp I 2506]. Les passions de l’âme, II, art. 148, p. 207 [AT XI 442 ; BOp I 2470].
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Gloire. Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence, car étant à l’étable, le plus pesant et plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même.
Une vertu qui se satisfait d’elle-même et donc suffit à susciter le plaisir le plus doux qu’est la satisfaction de soi : voilà ce que pour Pascal constitue une joie indigne de la « grande idée de l’âme de l’homme » et de l’estime que nous avons pour l’estime d’autrui. Concluons. Une lecture croisée trouve sa raison d’être moins dans les relations qu’elle institue entre deux auteurs que dans l’opportunité qu’elle offre d’aborder d’une manière originale leurs pensées respectives. La double reconstitution des analyses, cartésiennes et pascaliennes, de la gloire que nous venons de risquer, le confirme. Ainsi, ressaisies à partir de Pascal, les quelques remarques que Descartes consacre à la gloire dans les Passions de l’âme retrouvent toute leur cohérence et leur difficulté. Quoiqu’animé par la volonté de « subsister par soi-même » 57 sur le mode d’une indépendance et d’une autonomie qui imitent celles de Dieu, le généreux, comme tout autre homme, « ne saurait subsister seul » 58, il existe au sein d’une communauté. Or, la passion de la gloire impose de thématiser précisément cette exposition de l’homme à l’action des autres causes libres que sont les hommes. Cela revient à se demander si le fait de se voir, ou de s’imaginer « estimé par les autres » constitue à juste titre « un sujet pour s’estimer ». Descartes répond par la négative, et cela d’autant plus nettement que la flatterie érige en règle universelle la dissociation entre le mérite et la réputation. Dès lors, pour celui qui veut s’estimer en propre et à partir de ce qui est plus proprement sien, la gloire n’est qu’un leurre, une dangereuse tentation. Certes, les généreux s’estiment et ils « estiment tous » 59 les hommes, car ils les savent tous capables de faire un bon usage de leur volonté et dès lors de s’estimer à partir de l’unique « juste raison » de l’estime. Mieux encore, le généreux Les passions de l’âme, III, art. 159, p. 216 [AT XI 450 ; BOp I 2480]. À Élisabeth, 15 septembre 1645, AT IV 293 ; BLet 521, p. 2084. 59 Les passions de l’âme, III, art. 156, p. 214 [AT XI 448 ; BOp I 2478]. 57 58
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s’estime et il vérifie sa générosité précisément en estimant les autres avant tout et surtout en fonction de leur capacité de parvenir à s’estimer légitimement 60. Mais, en toute rigueur, il ne tire du jugement d’autrui aucune conclusion sur la bonté de ses actions. Finalement, l’unique estime d’autrui dont il pourra être question sera celle qu’autrui se doit. Homme parmi les hommes, le généreux n’usera de la gloire que « touchant l’extérieur » de ses actions, en en rapportant la valeur à l’opinion souvent fausse que le peuple en a. Entre l’estime de soi et l’estime d’autrui pour soi, entre la satisfaction intérieure et la gloire, il faut choisir. L’autonomie stricte, voire la solitude de l’âme qui ne cherche qu’en ellemême la raison pour s’estimer et la cause de son contentement, ne peut « symbolise[r] » 61 que très rarement avec cette espèce autre d’estime et de joie qu’est la gloire. Or, Pascal s’installe précisément au cœur de cette tension cartésienne et, ce faisant, l’exhibe. Rien n’est plus déraisonnable que l’estime hors sujet de l’orgueilleux qui recherche la gloire sans « faire état » du mérite, s’exclame Descartes. Cette négligence de l’être véritable au profit de celui imaginaire (la réputation) témoigne de l’estime qu’on a pour la raison d’autrui et notre « grande idée de l’âme de l’homme », rétorque Pascal. Par conséquent, si la critique, traditionnelle et déjà montainienne de la gloire était gouvernée chez Descartes par le modèle de la générosité et de la satisfaction qui en dérive, les Pensées ne parviennent à formuler leur analytique de la gloire qu’en le subvertissant. D’une part, la recherche de l’unique cause légitime de l’estime de soi le cède au constat que la chose la plus estimable pour l’homme est l’estime d’autrui 62. De l’autre, si « le plaisir n’a saveur […] » pour nous « sans communication », rien ne nous semblera moins doux qu’une joie dont nous sommes les seules et uniques causes. C’est donc à partir de et contre Descartes que Pascal construit sa doctrine de la gloire. Le généreux cartésien n’estimait les autres hommes que parce qu’ils pouvaient, comme lui, s’estimer ; l’homme pascalien ne les estime qu’en cela qu’ils peuvent l’estimer. Voir J.-L. Marion, Sur la pensée passive, PUF, Paris, 2013, p. 257-260. Voir Les passions de l’âme, III, art. 160, p. 216-217 [AT XI 451 ; BOp I 2482]. 62 Voir § 650 : « N’avez‑vous jamais vu des gens qui pour se plaindre pour du peu d’état que vous faites d’eux, vous étalent l’exemple de gens de condition qui les estiment ? Je leur répondrais à cela : Montrez‑moi le mérite par où vous avez charmé ces personnes et je vous estimerai de même ». 60 61
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La gloire, Pascal et Descartes : rien de plus qu’une opposition de détail, certes, et sans doute aussi le corollaire de la distance qui sépare un projet de sagesse, celui des Passions de l’âme, de la « description de l’homme » tentée par quelques fragments des Pensées. Mais derrière les analyses spéculaires de cette passion se profile finalement un contraste bien plus essentiel dont on pourrait difficilement surestimer les enjeux. Car à l’épreuve de la gloire, c’est de l’homme lui-même et de sa définition qu’il y va. Subsister seul en répétant, sous la figure morale de la générosité, l’autonomie du cogito que rien ne doit restreindre, ou exister en s’aliénant dans la pensée de soi d’autrui ? Se tenir à ce qui est « plus proprement nôtre » ou s’identifier à l’image bariolée que les autres ont de nous en reconnaissant l’altérité au cœur même du moi en tant que constitutive de son essence ? Entre l’idéal d’une communauté des généreux et les monde des hommes l’écart ne pourrait être plus grand. Et ce n’est pas le moindre des intérêts des pages que Pascal et Descartes ont consacré à la gloire que de nous y rendre sensibles 63.
Résumé Malgré le nombre limité d’occurrences du terme, l’analyse de la gloire constitue un enjeu majeur des Passions de l’âme. Le phénomène de la gloire s’atteste en effet au cœur même du traité comme l’image inversée de la satisfaction de l’ego en état de générosité. À ce titre, le statut de la gloire en tant que passion qui relève en même temps de « l’amour qu’on a pour soi-même » et de « l’opinion » d’autrui renvoie à une difficulté radicale et sans doute laissée ininterrogée par Descartes. Car c’est finalement du rapport entre l’autarcie du généreux, cause unique et totale de son propre contentement, et la causalité libre des autres hommes, qu’il en va dans cette passion qui nous dispose à « rapporter » la valeur de notre bien (et de nous-mêmes) à l’estime d’autrui. La question, essentielle aux yeux de Descartes, que pose la gloire, et la nature du questionnement que l’analyse de cette passion suppose n’ont pas échappé à Pascal. Une lecture croisée des Passions de l’âme et des Pensées permet de le vérifier, en montrant une fois de plus que la radicalité de l’anti-cartésianisme de Pascal se mesure à la précision de sa lecture de Descartes.
Nous remercions D. Kambouchner et G. Olivo pour leurs remarques.
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SPINOZA LECTEUR DES PASSIONS DE L’ÂME
De tous les écrits de Spinoza, le Court traité 1 est celui qui témoigne le mieux de la confrontation du philosophe avec les Passions de l’âme de Descartes. Deux traits de l’analyse spinoziste des passions y sont en effet remarquables. Tout d’abord, lors même que Descartes n’est jamais nommément désigné, l’influence du texte cartésien saute aux yeux : Spinoza adopte comme trame de son exposé sur les passions le dénombrement énoncé au début de la seconde partie des Passions de l’âme 2, tel que Descartes le met en œuvre dans son analyse des passions, en examinant d’abord les passions primitives 3, puis les passions dérivées 4. Cet ordre structure ainsi Nous citerons ce texte dans la traduction de J. Ganault : Spinoza, Œuvres I, Premiers écrits (éd. P.-F. Moreau), PUF, Paris, 2009 ; et l’Éthique dans la traduction de B. Pautrat : Spinoza, Éthique, Editions du Seuil, Paris, 2010 ; nous donnerons à chaque fois à la suite la référence dans l’édition Gebhardt : Spinoza Opera, Carl Winters Universitätsbuchhandlung, Heidelberg, 1925, réédité en 1972. Il existe peu d’études concernant la doctrine des passions dans le Court traité. La plupart s’attachent principalement à la passion d’amour (c’est le cas des récentes études de C. Jaquet : « L’amour du corps dans le Court traité » in C. Jaquet – A. Suhamy – P. Sévérac (éd.), Spinoza, philosophe de l’amour, Publications de l’université de Saint-Etienne, Saint-Etienne, 2005 ; et « L’essence de l’amour dans les Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu et dans le Court traité », in S. Ansaldi (dir.), Spinoza et la Renaissance, Presses de la Sorbonne, Paris, 2007, p. 41-55, et de S. Ansaldi, « Un nouvel art d’aimer, Descartes, Léon l’Hébreu et Spinoza », ibid. Aucune, à notre connaissance, n’étudie systématiquement la relation entre l’état de la doctrine spinoziste dans ce texte et les Passions de l’âme. L’ouvrage de D. Perler, Transformationen der Gefühle, Philosophische Emotionstheorien, 12701670, Fischer, Frankfurt, 2011, ouvrant une perspective historique sur la question des passions, s’appuie principalement sur la doctrine de l’Éthique lorsqu’il évoque Spinoza. 2 Passions de l’âme, II, art. 53 à 69, AT XI 373-380 ; BOp I 2386-2390. 3 Dans la suite de la seconde partie du traité, à partir de l’art. 70. 4 Dans l’ensemble de la troisième partie du traité. 1
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117851 (DESCARTES, 4), p. 457-479
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l’ensemble du développement consacré aux passions dans les chapitres III à XIV de la seconde partie du Court traité. Le dénombrement cartésien fournit donc au Court traité son fil directeur pour l’analyse du phénomène passionnel. On ne saurait en dire autant de la troisième partie de l’Éthique, dont l’énumération ordonnée des passions 5, à la fin du livre, ne se règle pas sur les listes cartésiennes. En second lieu, l’influence des Passions de l’âme est manifeste en ce que la doctrine des passions du Court traité tire son inspiration de thèses énoncées dans le traité cartésien : Spinoza analyse le phénomène passionnel suivant un cadre conceptuel qu’il emprunte à Descartes. L’influence des thèses cartésiennes y est ainsi lisible à propos de cet axe fondamental de la réflexion sur les passions qu’est l’explicitation de la passivité de l’âme et de la passivité de la passion. Cependant, les thèses cartésiennes sur lesquelles Spinoza adosse sa propre analyse étayent une doctrine très différente de celle de Descartes. Tout se passe comme si Spinoza corrigeait la doctrine cartésienne, notamment concernant la question de la cause des passions, en s’appuyant sur la distinction entre passivité et activité de l’âme telle que la première partie des Passions de l’âme l’explicite. La doctrine des passions du Court traité s’inscrit ainsi dans un dialogue implicite constant avec les Passions de l’âme, dialogue où s’articulent la filiation et la critique. Or, l’Éthique récusera les thèses du Court traité sur ces questions centrales, proposant une analyse différente de la passivité de l’âme et de la cause des passions. Le Court traité nous donne ainsi à voir une sorte d’intermédiaire entre la doctrine cartésienne et la doctrine spinoziste de la maturité. En ce sens, l’étude de ce premier état de la doctrine de Spinoza doit constituer le préalable à tout examen du rapport entre l’Éthique et les Passions de l’âme, qui devra prendre en compte non seulement l’influence cartésienne, mais aussi la genèse propre de la doctrine de Spinoza, et la manière dont elle a progressivement pris ses distances avec celle de Descartes.
5 Spinoza annonce, avant d’entamer ce qu’il est convenu d’appeler le « catalogue des affects », qu’il va reprendre « dans l’ordre » les affects qu’il a déduits dans le corps de la troisième partie (III, 59, scolie) ; Gebhardt II, 189.
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Nous mettrons en évidence, en premier lieu, la présence du dénombrement cartésien dans les analyses du Court traité concernant les passions. Nous montrerons, en un second temps, comment la doctrine des passions du Court traité s’élabore à partir du cadre conceptuel que propose le traité cartésien lorsqu’il distingue l’activité et la passivité dans l’âme, tout en indiquant comment les thèses cartésiennes utilisées conduisent à une doctrine distincte de celle de Descartes. Nous examinerons, dans un dernier temps, comment cette utilisation des analyses cartésiennes va tout particulièrement à l’encontre de la thèse selon laquelle le corps serait la cause de la passion de l’âme, thèse que soutient Descartes. L’analyse des passions commence dans le Court traité lorsque Spinoza s’intéresse aux effets des différents genres de connaissance qu’il a distingués aux chapitres I et II de la seconde partie. Selon le Court traité, il y a trois genres de connaissance : l’opinion (qui a deux sources : l’ouï-dire et l’expérience) ; la croyance vraie ou raison ; et la compréhension claire et distincte. Après avoir déterminé la nature 6 de ces différents genres de connaissance, Spinoza en étudie les effets 7. Dans ce cadre général, l’examen des différentes passions s’articule en deux temps. Dans le chapitre III, Spinoza étudie d’abord la manière dont « les passions naissent de l’opinion » 8. Il évoque alors successivement l’étonnement, l’amour, la haine, et le désir 9. II, I, 2-3 (Gebhardt I, 54-55) et II, 2, 1-2 (Gebhardt I, 55). Cet examen occupe les chapitres II (à partir du § 3) à XV de la seconde partie du Court traité. C’est à l’intérieur de cette section du texte que les passions sont abordées. 8 II, III, 1 ; Gebhardt I, 56. 9 Verwondering, Liefde, Haat, Begeerte. Les analyses spinozistes des passions dans le Court traité sont, dans la très grande majorité des cas, beaucoup plus succinctes que les analyses cartésiennes. Il en est ainsi, notamment, parce qu’elles ne comportent aucune analyse du mouvement des esprits animaux, dont Spinoza n’admet pas le rôle de cause de la passion. Nous donnerons dans les notes quelques explications concernant la teneur des définitions spinozistes, et la relation que l’on peut établir, à première vue, avec les analyses des Passions de l’âme. A propos de l’admiration, notons que Spinoza ne distingue pas l’admiration et son excès (que Descartes appelle étonnement et analyse à l’art. 73, AT XI 382-383 ; BOp I 2398). Il ne reprend pas non plus les nuances de l’analyse cartésienne, qui distingue un bon usage de l’admiration (il est « bon d’être né avec quelque inclination à cette passion, pource que cela nous dispose à l’acquisition des sciences », 6 7
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Il s’agit des quatre premières passions de la liste de six passions primitives qu’établit Descartes dans la deuxième partie des Passions de l’âme, et elles sont énumérées par Spinoza dans l’ordre où Descartes les expose à l’article 69 : le nombre de celles qui sont simples et primitives n’est pas fort grand. Car, en faisant une revue sur toutes celles que j’ai dénombrées, on peut aisément remarquer qu’il n’y en a que six qui soient telles, à savoir l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse 10.
art. 76, AT XI 385 ; BOp I 2400) à côté de ses excès. Spinoza considère, quant à lui, que « puisqu’elle naît de l’ignorance ou du préjugé », elle « est une imperfection en l’homme soumis à cette émotion » II, IV, 11 ; Gebhardt I, 61. Cela étant dit, la présence de l’admiration parmi les passions, et à la première place, est évidemment un héritage de Descartes, avec lequel l’Éthique va rompre, tant parce qu’elle n’apparaîtra plus qu’en quatrième position (III, def. IV des affects ; Gebhardt II, 191) que parce que Spinoza lui déniera même le statut d’affect (III, def. IV des affects, explication ; Gebhardt II, 191-192). Concernant l’amour, la caractérisation qu’en donne Spinoza dans le Court traité entretient une certaine proximité avec celle de Descartes, en ce qu’il insiste sur sa dimension unitive, bien que celle-ci soit, chez Descartes, de l’ordre de l’imagination ou de la volonté (art. 80, AT XI 388 ; BOp I 2404 : « on imagine un tout duquel on pense être seulement une partie et que la chose aimée en est une autre » ; art. 79, AT XI 387 ; BOp I 2404 : l’amour incite à « se joindre de volonté » aux objets qui nous paraissent convenables) alors qu’elle est réelle chez Spinoza : l’amour est « une union par laquelle l’aimant et l’aimé en viennent à être une seule et même chose, ou à faire ensemble un tout » II, V, 6 ; Gebhardt I, 63. La haine est présentée par Descartes comme une émotion incitant l’âme à vouloir être séparée « des objets qui se présentent à elle comme nuisibles » (art. 79, AT XI 387 ; BOp I 2402-2402), tandis que Spinoza la caractérise comme le sentiment lié à l’erreur consistant à estimer, par le premier genre de connaissance qu’une chose est bonne, sentiment qui naît lorsqu’autrui agit pour nuire à cette même chose : « alors naît en lui de la haine envers celui qui agit ainsi » (II, III, 8 ; Gebhardt I, 58), ce qui semble indiquer que la haine ne peut s’adresser à une chose pour Spinoza. Cela semble corroboré par la suite avec la distinction que Spinoza établit entre la haine et l’aversion (II, VI, 4 ; Gebhardt I, 66). Le désir est l’attrait que suscite pour une chose la représentation de cette chose comme bonne (II, III, 10 ; Gebhardt I, 58), ce qui semble assez proche de la définition cartésienne : ce qui « dispose l’âme à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente être convenables » (art. 81, AT XI 392 ; 2410). 10 Art. 69, AT XI 380 ; BOp I 2394. Il faut noter qu’il ne s’agit pas, avec ces quatre passions, d’une liste de passions découlant du premier genre de connaissance et de lui seul, puisque, si l’étonnement ou la haine ne peuvent suivre que de l’opinion (cf. II, VI, 6 et II, VII, 1 ; Gebhardt I, 67), l’amour ou le désir peuvent provenir des autres genres de connaissance. De plus, certaines passions qui ne suivent que du premier genre ne sont pas prises en compte ici. C’est le cas par exemple de la tristesse qui « naît uniquement de l’opinion et de l’illusion qui en découle » (II, VII, 2 ; Gebhardt I, 68).
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Dans les chapitres IV à XIV, Spinoza poursuit son analyse des passions, mais d’un point de vue différent. Il y est en effet question non plus de l’effet du premier genre de connaissance, l’opinion, mais des effets du second genre, la connaissance rationnelle ou croyance vraie. Et il ne s’agit pas ici, comme on pourrait s’y attendre, d’analyser les passions qui suivent de la raison, ces « bons désirs » évoqués au chapitre II 11. Spinoza indique dans ce chapitre que la connaissance rationnelle a quatre effets (le quatrième est évoqué allusivement dans les adnotationes, et ne sera explicité que dans le chapitre XV). Les deux premiers et le quatrième concernent au premier chef la connaissance (la connaissance rationnelle induit un rapport spécifique à l’objet connu (II, III, 2) ; elle permet le passage vers la connaissance claire (II, III, 3) ; elle nous enseigne la distinction du vrai et du faux (II, XV, 1)). Le troisième effet, quant à lui, concerne les passions, car il consiste, écrit Spinoza, en ce que la raison « nous procure la connaissance du bien et du mal et nous indique toutes les passions qui doivent être supprimées. Et puisque nous avons dit précédemment que les passions qui proviennent de l’opinion sont sujettes à un grand mal, il vaut la peine de voir comment elles passent au crible de cette seconde connaissance » 12. Cet examen, annoncé dès le dernier paragraphe du chapitre III 13, commence effectivement au dernier paragraphe du chapitre IV (§ 11) et se poursuit jusqu’au chapitre XIV 14. Dans cet ensemble de chapitres, Spinoza revient d’abord sur les trois premières passions qu’il a analysées : l’étonnement (chapitre IV, 11), l’amour (chapitre V), la haine (chapitre VI), il mentionne ensuite le désir (II, VII, 1) mais ne développe pas de nouvelle analyse à son sujet. Puis il considère des passions qu’il n’a pas encore mentionnées : au chapitre VII, il examine la joie et la tristesse 15. Il poursuit donc l’énumération des passions en se conformant au II, II, 3 ; Gebhardt I, 55. II, IV, 4 ; Gebhardt I, 66. 13 II, III, 11 : « dans la suite, nous commencerons à rechercher lesquelles sont rationnelles et lesquelles sont irrationnelles » ; Gebhardt I, 58. 14 Le quatrième effet de la raison est de nous indiquer en quoi consistent le vrai et le faux (II, XV). 15 Blydschap, Droevheid. Spinoza ne les définit ni l’une ni l’autre dans ce chapitre. Il insiste seulement sur le fait que la tristesse ne peut naître que du premier genre de connaissance, et qu’elle est nuisible. 11 12
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dénombrement cartésien, car il s’agit là des deux dernières passions primitives distinguées par Descartes. Enfin, à partir du chapitre VIII et jusqu’au chapitre XIV, Spinoza énumère des passions qui chez Descartes sont des passions dérivées, et auxquelles celui-ci consacre la troisième partie de son traité, après les avoir énumérées dans la seconde partie. A quelques omissions près, et quelques petits changements dans l’ordre d’exposition, le fil directeur de cet examen est le dénombrement cartésien des passions dérivées, qui gouverne les articles 149 à 209 du traité cartésien. Au chapitre VIII, Spinoza analyse l’estime, le mépris, la noblesse, l’humilité, la prétention et l’humilité vicieuse 16. Cela correspond aux passions étudiées dans les articles 149 à 161 des Passions de l’âme, dans l’ordre dans lequel elles apparaissent : estime, mépris, générosité, humilité vertueuse, orgueil, humilité vicieuse.
16 Achting, Versmading, Edelmoedigheid, Nedrigheid, Verwaantheid, Strafbare Nedrigheid. Bien que Spinoza ait ici éliminé toute considération relative à la libre disposition de nos volontés, la liste de ces six passions, comme la manière dont elles se distinguent les unes des autres, conserve une certaine proximité avec les distinctions cartésiennes. La question décisive est celle de l’appréciation juste ou erronée de notre perfection et de notre imperfection, sans que soit ici déterminé en quoi réside cette perfection ou cette imperfection. La noblesse (Edelmoedigheid) se substitue ici à la générosité, mais sa définition conserve un élément central de la définition cartésienne de la générosité : « elle s’attribue à celui qui connaît sa perfection à sa juste valeur » II, VIII, 3 (Gebhardt I, 69). Il s’agit d’une évaluation légitime de notre grandeur. La distinction entre humilité vertueuse et humilité vicieuse est rendue par la distinction entre Nedrigheid (que Spinoza appelle également « humilité vraie » : ware Nedrigheid, II, VIII, 9 ; Gebhardt I, 69) et Strafbare Nedrigheid. Elle reprend la différence entre « celui qui connaît son imperfection » (II, VIII, 4 ; Gebhardt I, 69) et celui qui « s’attribue une imperfection qui ne lui appartient pas » (II, VIII, 6 ; Gebhardt I, 69). Ce qui est assez proche de la différence que pose Descartes entre l’humilité vertueuse, celle de celui qui connaît « l’infirmité de notre nature » (art. 155, AT XI 447 ; BOp I 2476), et l’humilité vicieuse telle que Descartes la caractérise, qui consiste à se comporter comme si l’on ne possédait pas cette perfection d’avoir l’usage entier de son libre arbitre (art. 159, AT XI 450 ; BOp I 2480). Quant à la Verwaandtheid, présente chez « celui qui s’attribue une perfection qui ne se trouve pas en lui » (II, VIII, 5 ; Gebhardt I, 69), elle s’oppose à la Noblesse, comme, dans les analyses cartésiennes, l’orgueil s’oppose à la générosité, en tant qu’elle seule consiste dans le fait de concevoir bonne opinion de soi-même pour une raison légitime. Enfin, la noblesse et l’humilité vont de pair (II, VIII, 7 ; Gebhardt I, 69) comme la générosité et l’humilité vertueuse chez Descartes (art. 155, AT XI 447 ; BOp I 2476) (J. Ganault traduit Verwaandtheid par « prétention », Appuhn, qui fait le choix d’utiliser la terminologie cartésienne, et traduit par « orgueil », remarque cependant que le terme néerlandais désigne plutôt la « présomption », Spinoza, Œuvres 1, Paris, 1964, p. 108).
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Dans le chapitre IX, Spinoza analyse l’espérance, la peur, la confiance, le désespoir, l’hésitation, le courage, l’intrépidité, l’émulation, la lâcheté, la frayeur et la jalousie 17. Cela correspond aux passions étudiées aux articles 165 à 176 du traité cartésien (espérance, crainte, sécurité, désespoir, jalousie, irrésolution, courage, hardiesse, émulation, lâcheté, peur) 18. Ici, on notera que Spinoza omet la vénération et le dédain que Descartes analysait aux articles 162 à 164. Il n’en fera pas état dans le Court traité, il les supprime donc purement et simplement de la liste des passions 19. 17 Hoope, Vreeze, Verzeherdheid, Wanhoop, Wankelmoedigheid, Moed, Kloekmoedigheid, Volgyver, Flaaumoedigheid, Verwaartheid, Belgzugt ou Jalousie (selon l’équivalence présente dans le texte néerlandais, II, IX, 5 ; Gebhardt I, 72). 18 Les analyses spinozistes sont ici un peu différentes de celles de Descartes. Les passions se distribuent deux à deux a) suivant que nous jugeons une chose à venir comme bonne ou mauvaise, alors que selon Descartes, la distinction passe entre la disposition de l’âme à se persuader que la chose qu’elle désire adviendra et celle qui la persuade que la chose désirée n’adviendra pas ; b) suivant que nous considérons cette chose bonne ou mauvaise comme contingente (espérance, peur) ou comme nécessaire (confiance, désespoir) : il y a là une certaine proximité avec Descartes ; c) relativement à celui qui conçoit la chose, du point de vue de son attitude pour faire advenir la chose ou l’empêcher d’advenir (hésitation, courage ou hardiesse) ; à quoi peut s’ajouter le rapport à autrui (émulation, si un autre a réussi). Au courage s’oppose la lâcheté de celui qui sait produire une chose bonne ou empêcher une mauvaise mais ne prend pas la décision de le faire, qui culmine dans la frayeur. Quant à la jalousie, elle est l’« inquiétude que l’on a d’être seul à pouvoir conserver une chose que nous possédons actuellement et en jouir », II, IX, 5 ; Gebhardt I, 72. Si Spinoza la déplace au sein de ce groupe de passions, c’est sans doute parce qu’il la caractérise par rapport à autrui, ce que Descartes ne faisait pas (« la jalousie est une espèce de crainte, qui se rapporte au désir qu’on a de se conserver la possession de quelque bien ; et elle ne vient pas tant de la force des raisons, qui font juger qu’on le peut perdre, que de la grande estime qu’on en fait, laquelle est cause qu’on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, et qu’on les prend pour des raisons fort considérables », art. 167, AT XI 457 ; BOp I 2488). 19 Il s’agit, pour Descartes, de passions à l’égard de ce que nous nous représentons comme une cause libre, soit que nous l’estimions et la craignions comme capable de nous faire du bien ou du mal, soit que nous jugions qu’étant « si fort au dessous de nous […] elle ne nous peut faire ni l’un, ni l’autre » (art 163, AT XI 455 ; BOp I 2486). Spinoza ne les reprend pas à son compte, sans doute parce qu’il n’y a pas pour lui de cause libre au sens où Descartes l’entend. Cela étant, on pourrait s’attendre à ce qu’il fasse une place à ces passions en tant qu’elles suivent d’une conception erronée (celle d’une chose comme cause libre), comme le fera l’Éthique à propos de l’amour et de la haine (III, 49 ; Gebhardt II, 177), ou comme il le fera dans le Court traité lui-même à propos de la moquerie (II, XI, 1 ; Gebhardt I, 74), ou bien encore, de l’honneur et de la honte (II, XII, 2 ; Gebhardt I, 75). Dans l’Éthique, il évoquera la vénération et le dédain en caractérisant ces passions comme l’admiration pour un homme que nous considérons comme largement supérieur à nous du point de vue de la prudence, et comme la mésestime pour la sottise d’un homme (III, 52, scolie ; Gebhardt II, 180-181). Cependant, il ne les reprendra pas
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On notera également qu’il modifie légèrement l’ordre de cette séquence du dénombrement cartésien, en ce qu’il fait intervenir la jalousie en dernier lieu alors qu’elle apparaît après la sécurité et le désespoir sous la plume de Descartes (article 167). Au chapitre X, Spinoza étudie le remords et le repentir 20. Sa progression est conforme à celle de Descartes en ce que l’article 177 des Passions de l’âme est consacré au remords, mais Spinoza joint au remords le repentir, alors que cette passion ne sera étudiée qu’à l’article 191 du traité cartésien. Le chapitre XI évoque ensuite la raillerie et la plaisanterie (articles 178-181 des Passions de l’âme), l’envie (art. 182-184), la colère (art. 199-203) et l’indignation 21 (art. 195-198). C’est dans ce chapitre que se concentrent la plupart des modifications que Spinoza fait subir au dénombrement cartésien. En effet, il se conforme d’abord strictement à l’énumération cartésienne dans la série qui commence avec la raillerie et se termine avec l’envie, où il suit les dans la liste ordonnée des affects, ainsi qu’il l’explique à la définition V : « j’ai ici laissé de côté les définitions de la Vénération et du Dédain, parce qu’il n’est pas d’affects, que je sache, qui en tirent leur nom » ; Gebhardt II, 192. 20 Knaging, Berow : « le remords vient toujours de ce que nous faisons d’abord quelque chose dont nous doutons par la suite du caractère bon ou mauvais ; tandis que le repentir vient toujours de ce que nous avons fait quelque chose de mauvais », II, X, 1 ; Gebhardt I, 73. Spinoza demeure ici très proche des définitions cartésiennes, du moins si l’on s’en tient à l’article 177 des Passions de l’âme, où Descartes écrit : « le remords de conscience est une espèce de tristesse qui vient du doute qu’on a qu’une chose qu’on fait, ou qu’on a faite, n’est pas bonne. Et il présuppose nécessairement le doute. Car si on était entièrement assuré que ce qu’on fait fût mauvais, on s’abstiendrait de le faire […] et si on était assuré que ce qu’on a déjà fait fût mauvais, on aurait du repentir, non pas seulement du remords », AT XI 464 ; BOp I 2498. Cela étant, l’article 191 admettra que le repentir naît de ce qu’on croit avoir fait une mauvaise action, ce qui n’est pas toujours effectivement le cas. Le repentir apparaît dans l’énumération cartésienne après la satisfaction de soi, et Descartes le caractérise d’abord ainsi : « le repentir est directement contraire à la satisfaction de soi-même », art. 191, AT XI 472 ; BOp I 2508. Comme Spinoza élimine la satisfaction de soi de la liste des passions examinées dans le Court traité, il n’a plus de raison de séparer l’analyse du repentir de celle du remords. 21 Bespotting, Boerterye, Lachgen, Nyd, Gramschap, Euvelneeming. Spinoza insiste ici sur la fausseté de l’opinion d’où procèdent ces passions « parce qu’on pense que celui dont on se moque est la cause première de ses actions et que celles-ci ne dépendent pas nécessairement de Dieu », II, XI, 1 ; Gebhardt I, 74. Il ne reprend pas la filiation affirmée par Descartes entre les passions primitives de joie, de haine, et d’admiration, d’un côté, et les passions dérivées de la moquerie et de la raillerie, de l’autre (art. 178, AT XI 464-465 ; BOp I 2498). En revanche, il renvoie aux analyses sur la haine pour l’envie, la colère et l’indignation (II, XI, 3 ; Gebhardt I, 74), pour lesquelles Descartes affirmait déjà cette filiation (art. 182, AT XI 466 ; BOp I 2500 ; art. 199, AT XI 477 ; BOp I 2514 ; art. 195, AT XI 475 ; BOp I 2510).
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articles 178 à 184 des Passions de l’âme. Puis, il saute directement à la passion analysée dans les articles 199-203 (la colère). Parmi les passions qu’il a laissées de côté (qui sont celles qui sont analysées dans les articles 185 à 198 des Passions de l’âme), il supprime purement et simplement les considérations sur la pitié (articles 185-189), ainsi que celles qui concernent la satisfaction de soi-même (article 190), deux passions qui n’ont pas de place dans le Court traité, mais qui retrouveront une place dans l’Éthique 22. Il laisse également de côté le repentir (article 191), mais parce qu’il l’a étudié avec le remords au précédent chapitre. Enfin, il rejette au chapitre XIII les passions énumérées dans les articles 192 à 194 des Passions de l’âme (faveur, reconnaissance, ingratitude) ; et il déplace l’examen de l’indignation (articles 195-198) après celui de la colère (articles 199-203), alors que Descartes suivait l’ordre inverse. Dans le chapitre XII, Spinoza considère l’honneur, la honte et l’impudence 23, ce qui correspond aux passions analysées aux articles 204 à 207 des Passions de l’âme (la gloire, la honte et l’impudence). Spinoza reprend donc le fil du dénombrement cartésien, malgré les remaniements de l’ordre auquel il a procédé dans le chapitre XI, en poursuivant l’énumération des passions à partir du point le plus avancé qu’il a atteint dans le traité cartésien, à savoir, l’article 203. Le dénombrement cartésien demeure donc son fil directeur, il ne le remanie que ponctuellement. Dans le chapitre XIII, il en vient à la séquence qu’il avait omise au chapitre XI : faveur, reconnaissance, ingratitude 24, qui correspond aux articles 192 à 194 du traité cartésien. 22 C’est là une différence notable par rapport à l’Éthique, qui réintègrera ces deux passions dans la liste (III, 22 scolie et III, 27 scolie ainsi que, def. 18 pour la pitié (Gebhardt II, 157, 160, 195 ; III, 51 scolie et définition 35 pour la satisfaction de soi-même ; Gebhardt II, 172 et 200), et qui donnera à la satisfaction de soi qui naît de la raison une place éminente : « en vérité, la satisfaction de soi est ce que nous pouvons espérer de plus haut », IV, 52, scolie ; Gebhardt II, 249. 23 Eere, Beschaamtheid, Onbeschaamtheid. Les définitions qu’en donne Spinoza sont assez proches de celles de Descartes. Mais il estime que l’honneur et la honte nous sont néfastes « en tant qu’elles se fondent sur l’amour propre et sur l’opinion que l’homme est cause première de ses actes et mérite par là compliments et reproches », II, XII, 2 ; Gebhardt I, 75. Cependant, il admet qu’on peut les utiliser en vue de l’amélioration des hommes, et qu’il n’est pas bon de vivre parmi les hommes sans honneur ni honte (II, XII, 3 ; Gebhardt I, 75), ce en quoi il rejoint certaines considérations cartésiennes développées à l’article 206 (AT XI 482-483 ; BOp I 2520). 24 Gunste, Dankbaarheid, Ondankbaarheid. On relève une certaine proximité avec Descartes dans les définitions, quoique Spinoza distingue un peu plus nette-
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Spinoza achève son analyse des passions au chapitre XIV, en évoquant le regret 25 (article 209 des Passions de l’âme). Il omet à nouveau deux passions figurant dans le dénombrement de Descartes : le dégoût (article 208) et l’allégresse (article 210) 26. Si l’on récapitule les omissions de Spinoza, il s’agit de la vénération et du dédain ; de la pitié ; de la satisfaction de soi-même ; du dégoût et de l’allégresse. Six passions ne sont donc pas reprises de la liste cartésienne qui en comprend 43. Aucune n’est ajoutée. Pour les modifications apportées à l’ordre d’énumération, on relève le déplacement de la jalousie, celui du repentir, celui de la séquence faveur, reconnaissance, ingratitude, et celui de l’indignation. Sans préjuger de l’importance conceptuelle de ces remaniements, qui reste à étudier au cas par cas, force est bien de constater que le dénombrement cartésien constitue la trame des analyses de Spinoza consacrées aux passions dans le Court traité et que les modifications que lui apporte Spinoza y sont quantitativement peu importantes. Telle est donc l’empreinte immédiatement repérable des Passions de l’âme de Descartes sur l’analyse des passions dans le Court traité. Il est clair que Spinoza devait avoir un exemplaire du Traité sous les yeux durant la période où il a conçu et rédigé la seconde partie de son Court traité. Cependant, ce n’est sans doute pas dans la reprise de ces listes que se joue l’essentiel concernant l’influence du Traité des passions sur la doctrine du Court traité. En effet, le dénombrement cartésien y semble privé de ce qui fait son intelligibilité : Spinoza, tout en suivant l’ordre de Descartes, ment la reconnaissance, qui est inclination à faire du bien à son prochain, de la faveur, qui n’est que l’inclination à vouloir du bien à son prochain. La cause en étant, pour la faveur, qu’autrui a fait du bien, pour la reconnaissance, qu’autrui nous a fait du bien. Spinoza considère que ces passions ne peuvent se rencontrer dans l’homme parfait, qui n’agit que par nécessité « à l’exclusion de toute autre cause », II, XIII, 2 ; Gebhardt I, 76. L’Éthique, tout en caractérisant de manière proche ces deux affects (cf. III, déf. 19 ; déf. 34 ; Gebhardt II, 195, 200) reviendra sur cette condamnation (cf. IV, 51 ; IV, 71 et scolie ; Gebhardt II, 248, 263-264). 25 Beklagh. La définition du regret est, là encore, assez proche de celle de Descartes : « une certaine espèce de tristesse qui naît de la considération de quelque bien que nous avons perdu, et de telle manière qu’il n’y a aucun espoir de le récupérer », II, XIV, 1 ; Gebhardt I, 77. Spinoza le condamne sans appel, en tant qu’il découle de l’attachement à des choses qui peuvent venir à nous manquer. 26 L’Éthique évoque l’allégresse (hilaritas) à plusieurs reprises, mais sans la reprendre dans la liste des affects au motif qu’elle se rapporte principalement au corps. III, def. 3 des affects, explication ; Gebhardt II, 191.
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ne paraît pas faire sienne l’analyse des passions en passions primitives et passions dérivées. Les quatre premières passions sont d’abord étudiées de manière séparée, mais elles ne le sont pas en tant que passions primitives. Spinoza ne semble pas se soucier ici d’énumérer des passions dont les autres seraient composées ou dérivées. Il indique au début ce chapitre qu’il va prendre, à titre d’exemples, « quelques passions particulières » 27 pour montrer comment elles suivent de l’opinion. Et à la fin du chapitre, dans une annotation marginale au paragraphe 11, il précise que les passions dont il a été question sont « peu nombreuses, mais importantes » sans qu’intervienne jamais la notion de passion primitive. On notera également que, dans ses analyses des passions dérivées de la liste cartésienne, Spinoza remanie les définitions, de telle sorte que le caractère dérivé de ces passions disparaît dans plus d’un cas. Ainsi précise-t-il que la noblesse et l’humilité ne sont pas des espèces de l’estime et du mépris 28, alors que la générosité et l’humilité vertueuse de Descartes sont analysées comme des formes d’estime et de mépris. Comme il a également omis de rattacher l’estime et le mépris à l’étonnement 29, il a en quelque sorte rompu en deux endroits le lien qui pour Descartes permettait d’analyser la générosité et l’humilité vertueuse à partir de la passion primitive d’admiration. On peut également relever les cas de la moquerie et de la raillerie 30. Cela dit, dans d’autres cas, il reprend à son compte la dérivation cartésienne, sans pour autant y insister : ainsi le remords et le repentir sont-ils décrits comme des formes de tristesse (II, X, 2) ; l’envie, la colère, l’indignation, comme des formes de haine (II, XI, 3) ; l’honneur et la honte comme la joie et la tristesse en tant que liées à l’amour de soi (II, XII, 1-2). Tout en prenant l’ordre cartésien comme fil directeur, Spinoza manifeste ainsi une certaine indifférence à ce qui en constitue le premier des principes. Il reprendra pourtant II, III, 1 ; Gebhardt I, 56. « La noblesse ne s’étend à rien hors de nous et ne s’attribue qu’à celui qui connaît sa perfection à sa juste valeur, sans passions, et indépendamment de l’estime qu’il a de lui-même […]. Il y a humilité chez celui qui connaît son imperfection indépendamment de tout mépris de soi-même », II, VIII, 3-4 ; Gebhardt I, 69. 29 « L’estime et le mépris se rapportent à ce que nous connaissons de grand ou de médiocre dans une chose », II, VIII, 2 ; Gebhardt I, 68. 30 Cf. supra note 21. 27 28
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à son compte, dans l’Éthique, l’analyse des passions à partir de la distinction entre affects primitifs et affects dérivés. Mais la liste des affects primitifs ne sera pas celle de Descartes, puisqu’elle ne comprendra que le désir, la joie et la tristesse 31. Spinoza s’appuie donc sur le dénombrement cartésien, mais en ne prêtant guère d’attention à la distinction entre passion primitive et passion dérivée sur laquelle il repose, il n’en reconnaît donc pas le principe, bien que dans un certain nombre de cas, non négligeable, il analyse une passion à partir d’une autre. Cela ne témoigne pas pour autant d’une indifférence à la question de l’ordre d’énumération des passions, puisque certaines des petites corrections que lui apporte Spinoza sont faites au nom de l’intelligibilité de la liste. Ainsi en va-t-il du déplacement de la jalousie, corrélatif de sa redéfinition par Spinoza, ou bien de celui du repentir, ainsi qu’on l’a relevé en note. L’intérêt de la reprise des listes cartésiennes est ainsi surtout qu’elle nous invite à examiner s’il existe une filiation cartésienne concernant d’autres aspects de la doctrine spinoziste des passions dans le Court traité, puisqu’elle témoigne du fait que Spinoza a étudié de manière approfondie le texte de Descartes, et que celui-ci constitue l’une des sources principales de cette première version de la doctrine spinoziste des passions. Bien que Spinoza amorce son examen par un chapitre sur les passions en tant qu’elles naissent de l’opinion, il ne soutient nullement que l’opinion en serait l’unique source 32. L’opinion se distingue des deux autres genres de connaissance en ce que ce premier genre est « communément sujet à l’erreur » 33 alors que le deuxième et le troisième « bien qu’ils diffèrent, ne peuvent cependant pas se fourvoyer » 34. Or, selon le Court traité, la connaissance erronée n’est pas la seule source des passions, la passion de l’âme n’est pas liée au fait d’avoir des idées fausses 35. La thèse de Spinoza y est,
III, déf. IV des affects, explication ; Gebhardt II, 191-192. La liste que propose Spinoza dans ce texte ne correspond d’ailleurs pas à la liste des passions qu’il établirait s’il devait dresser la liste des passions procédant de l’opinion comme on l’a indiqué supra, note 10. 33 II, I, 2 ; Gebhardt I, 54. 34 II, I, 2 ; Gebhardt I, 54. 35 La doctrine du Court traité est en cela très différente de celle de l’Éthique, où Spinoza soutient que notre esprit pâtit en tant qu’il a des idées inadéquates 31 32
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au contraire, ainsi que le formule sans ambiguïté l’annotation marginale au paragraphe 4 du chapitre II, que « de la connaissance, vraie ou fausse, naissent dans l’âme toutes les passions » 36. Ce sont seulement les passions « en tant qu’elles s’opposent à la saine raison » 37 qui proviennent de l’opinion. Il y a donc des passions rationnelles, ainsi que des passions naissant de la connaissance claire, au nombre desquelles il faut compter l’amour de Dieu. Spinoza prend ainsi ses distances avec Descartes selon lequel les passions sont corrélatives de perceptions confuses, induites en l’âme par l’agitation des esprits animaux 38. Or, cette affirmation selon laquelle des passions suivent de toutes les modalités de connaissance, bien qu’elle ne soit pas ellemême une thèse cartésienne, découle chez Spinoza de l’adhésion à certains thèmes cartésiens. Elle s’adosse en effet à une certaine conception de la connaissance, caractéristique de la pensée de Spinoza au temps du Court traité, et qu’on ne retrouvera pas dans l’Éthique. Il s’agit de la thèse selon laquelle toute connaissance est passive, ou encore, selon laquelle le comprendre, quel que soit le genre de connaissance dont il s’agisse, est un pur pâtir à l’égard de l’objet. C’est de là en effet qu’il s’ensuit que tous les genres de connaissance ont des effets par rapport auxquels l’âme est également passive, des effets qui sont des passions. La passivité de la passion est en lien avec la passivité de la connaissance, tous genres confondus. S’il ne le dit pas aussi explicitement, c’est pourtant ce que semble indiquer Spinoza à plusieurs reprises. A propos du désir, il écrit : « le désir dépend du concept des choses et […] le comprendre doit provenir d’une cause extérieure » 39. Il s’ensuit que le désir n’est pas libre, mais déterminé par le comprendre, qui est luimême déterminé par la manière dont l’objet nous affecte. L’affect qui découle de la connaissance est tout aussi passif que la connais(III, prop. 1 ; Gebhardt II, 140-141) ou encore que les passions de l’esprit dépendent des seules idées inadéquates (III, prop. 3 ; Gebhardt II, 144-145). 36 II, II, 4 ; Gebhardt I, 56. 37 II, II, 3 ; Gebhardt, I, 55. 38 Cf. par exemple art. 36, AT XI 356-357 ; BOp I 2366. Descartes admet que certaines émotions de l’âme suivent de la connaissance intellectuelle, mais il les distingue précisément des passions : « elles diffèrent des passions, qui dépendent toujours de quelque mouvement des esprits », Passions de l’âme, II, art. 147, AT XI 440 ; BOp I 2468. 39 II, XVII, 3 ; Gebhardt I, 85.
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sance elle-même. La passivité de la passion s’inscrit ainsi dans la continuité de la passivité de la connaissance. Spinoza l’énonce d’une manière plus générale lorsqu’il explicite comment une passion suit de la connaissance. En effet, le comprendre est une pure passion, c’est-à-dire une perception dans l’âme de l’essence et de l’existence des choses, de telle sorte que ce n’est jamais nous qui affirmons ou nions quelque chose de la chose, mais la chose elle-même qui affirme ou nie quelque chose d’elle-même en nous 40.
Or, la passion est une inclination de l’âme à l’égard de la chose, qui suit de la manière dont la chose est connue, c’est-à-dire de ce que la chose elle-même affirme ou nie d’elle en nous : « selon la manière dont [les choses] sont conçues, de là vient l’amour ou la haine, etc. » 41. Spinoza énonce également que : « l’amour, la haine et la tristesse et les autres passions sont produites dans l’âme de différentes manières, selon les genres de connaissance qu’elle reçoit de la chose » 42. La passion est donc l’inclination de l’âme qui suit de la connaissance, et elle est passion, semble-t-il, parce qu’elle est totalement déterminée par cette connaissance, qui, elle-même, est reçue passivement de l’objet par l’âme. La passion de l’âme à proprement parler s’inscrit ainsi dans la continuité de la passivité de la connaissance. Si l’âme subit des passions, c’est parce que ces affects sont des effets d’une connaissance qui est toujours déterminée passivement par son objet. C’est ce qui semble ressortir des analyses de Spinoza, ainsi que du fait qu’on ne rencontre pas d’autre explication de la passivité de la passion dans le Court traité. Or, cette thèse de la passivité de toute connaissance est une thèse qui, tout à la fois, sonne comme une réminiscence de la tradition aristotélicienne (on la rencontre d’ailleurs explicitement dans les Meletemata de Heereboord 43, dont Spinoza s’inspire à l’époque de la rédaction du Court traité), mais qui, dans sa littéralité, se trouve aussi chez Descartes, et notamment au début du Traité des passions, à l’article 17 (bien qu’elle ne doive II, XVI, 5 ; Gebhardt I, 83. II, XIX, 10 ; Gebhardt I, 91-92. 42 II, XIX, 18 ; Gebhardt I, 95. 43 « Intelligere est quoddam pati », Meletemata I, d. 45, III, p. 169, qui reprend une thèse d’Aristote dans le De anima. 40 41
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pas s’entendre ici au sens de la tradition, c’est-à-dire au sens de la dépendance de la connaissance humaine à l’égard de la réception d’espèces sensibles). Dans cet article, Descartes précise à propos de l’âme : on peut généralement nommer ses passions, toutes les sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont, et que toujours elle les reçoit des choses qui sont représentées par elles 44.
Toute perception est passive à l’égard de la chose qu’elle représente, selon Descartes. Cela signifie que notre esprit n’est pas la source de ce qu’il perçoit. La perception dépend de la chose perçue. Cette thèse est à mettre en lien avec les analyses de Descartes concernant la question de la cause de la réalité objective de nos idées développées dans la troisième Méditation : la réalité objective a toujours pour cause, in fine, une réalité formelle, autrement dit, une réalité extérieure à l’esprit. L’esprit n’est pas la source première du contenu de ses idées, il ne forge d’idées qu’en dissociant et recombinant des éléments provenant d’autres idées. Sans un contenu objectif déjà donné, il ne penserait rien et ne pourrait forger de fiction. Or, selon le Court traité, l’âme, dans la connaissance, est modifiée par l’objet : « il faut remarquer […] que comprendre […] est une simple ou pure passion, en ce que notre âme est modifiée de telle manière qu’elle reçoit d’autres modes de pensée qu’elle n’avait pas auparavant. Maintenant, si quelqu’un reçoit de telles formes ou de tels modes de pensée parce que l’objet tout entier a agi sur lui, il est clair qu’il obtient par là une toute autre perception de la forme ou de la qualité de l’objet qu’un autre qui n’a pas reçu tant de causes » 45. C’est ainsi que s’explique l’essence objective qu’est l’idée, explication qui s’inspire de l’article 17 des Passions de l’âme, ainsi que de l’axiome de causalité appliqué à la réalité objective de l’idée de la troisième Méditation. Spinoza soutient en effet dans le Court traité, en une reprise manifeste des thèmes cartésiens, que « la cause de l’idée qu’a l’homme n’est pas sa fiction, mais quelque cause extérieure, qui le détermine à comprendre AT XI 342 ; BOp I 2350. II, XV, 5 ; Gebhardt I, 79.
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une chose avant l’autre, ce qui ne consiste en rien d’autre qu’en ce que ces choses existent formellement et lui sont plus proches que d’autres, dont l’essence objective est dans son entendement » 46. Il semble donc que la doctrine spinoziste selon laquelle tous les genres de connaissance engendrent des passions suive d’une certaine conception de la passivité de la connaissance dont les racines se trouvent chez Descartes, dans la troisième Méditation, ainsi qu’à l’article 17 des Passions de l’âme. Notons cependant que, chez Descartes, la passivité de la perception (qu’il s’agisse d’une perception sensible ou intellectuelle) conduit à la thèse selon laquelle les passions sont des perceptions, mais nullement à l’affirmation selon laquelle tout genre de connaissance induirait des passions. Elle n’est impliquée chez Descartes que dans l’analyse de la nature de la passion, pas dans celle de sa genèse. L’Éthique se distingue du Court traité sur ce point, puisque Spinoza y fait une différence entre le premier genre de connaissance, qui se caractérise par sa passivité, alors que l’activité caractérise le second et le troisième genre de connaissance, l’âme en étant cause adéquate 47. Seul le premier genre de connaissance (c’est-à-dire la connaissance inadéquate) est passif, selon la doctrine spinoziste de la maturité. Et c’est en tant que l’esprit a des idées inadéquates qu’il a des passions : « les actions de l’esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules inadéquates » 48. Qui plus est, la passivité du premier genre de connaissance n’est plus à entendre comme passivité à l’égard de l’objet. Elle consiste, pour l’âme, à n’être que cause partielle d’une connaissance, de sorte que Dieu a cette connaissance en tant qu’il constitue la nature de notre esprit, mais aussi celle d’un autre esprit fini. S’il affirme, dans l’Éthique, un lien entre la passivité d’un certain genre de connaissance et la passion au sens propre du terme, Spinoza ne rend plus raison de la passivité de la passion de la même manière que dans le Court traité, la passivité ne renvoyant plus au fait de subir l’action de l’objet dans la connaissance. Dans l’Éthique, Spinoza abandonne donc le cadre conceptuel hérité de Descartes, c’est-à-dire l’opposition I, I, 8 ; Gebhardt I, 16-18. II, def. II et prop. 1 ; Gebhardt II, 84, 86. 48 III, prop. 3 : « mentis actiones ex solis ideis adaequatis oriuntur ; passiones autem a solis inadaequatis pendent » ; Gebhardt II, 144-145. 46 47
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entre passion et action telle qu’explicitée à l’article 17 des Passions de l’âme, alors que le Court traité raisonne à partir de ce cadre. Ce qui semble confirmer ce point, c’est la quasi absence du thème des affects actifs ou de l’activité de l’âme dans le Court traité. L’Éthique, comme on le sait, laisse place à des affects « qui se rapportent à l’esprit en tant qu’il agit » 49. Autrement dit, à des affects que l’esprit a en tant qu’il a des idées adéquates, c’est-à-dire des idées qui s’expliquent par la seule nature de cet esprit. En revanche, ce thème ne paraît pas avoir de place dans le Court traité, où Spinoza soutient que le statut de mode, ou de créature, implique, non seulement d’être déterminé par une cause extérieure 50, mais encore d’être privé de toute force pour produire quelque chose par soi-même 51. Seule une note du chapitre XIX de la deuxième partie évoque l’action de l’âme et les joies « authentiques » qui en suivent 52, mais sans que ce thème soit davantage explicité. Il faudra, semble-t-il, que soit reconnu à la chose créée cette « force pour se conserver » 53 que le Court traité lui refuse pour que la conception proprement spinoziste de l’action puisse voir le jour. Autrement dit, il faudra que soit constituée la doctrine du conatus pour que l’on puisse accorder que certains des effets que cette force peut produire s’expliquent par la seule nature de l’âme, autrement dit, sont des actions de l’âme. L’absence du thème des affects actifs dans le Court traité paraît ainsi avoir partie liée avec le fait que le seul modèle d’activité de l’âme alors disponible, celui de Descartes, est celui de la volonté libre, conformément, à nouveau, à l’article 17 des Passions de l’âme : « celles que je nomme ses actions sont toutes nos volontés, à cause que nous expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme, et semblent ne dépendre que d’elle » 54. III, 59 : « affectus, qui ad mentem, quatenus agit, referuntur… » ; Gebhardt II,
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50 II, XVI, 3 : « une chose qui n’est pas conçue par elle-même, ou dont l’existence n’appartient pas à son essence, doit nécessairement provenir d’une cause extérieure, et […] une cause qui doit produire quelque chose doit la produire nécessairement » ; cf. Gebhardt I, 81. 51 II, XVI, 4, note, à propos de la chose créée : « étant donné qu’elle n’a aucune force pour se conserver lorsqu’elle existe, elle en a d’autant moins pour produire quelque chose par elle-même » ; cf. Gebhardt I, 82. 52 II, XIX, 15, note ; Gebhardt I, 94. 53 II, XVI, 4, note ; Gebhardt I, 82. 54 AT XI 342 ; BOp I 2350.
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N’est-ce pas parce que Spinoza refuse, dès le Court traité, la notion de libre arbitre, ou de volonté libre, mais aussi parce qu’il ne dispose pas d’un autre modèle de l’activité (celui de la production d’un effet s’expliquant par notre seule nature, supposant que cette nature dispose d’une force de produire des effets par elle-même ou avec d’autres causes), que le thème de l’action de l’âme ou des affects actifs n’est quasiment pas présent dans ce texte ? Cela témoigne, en négatif cette fois, de l’influence des analyses cartésiennes et tout particulièrement de l’article 17 des Passions de l’âme. On en trouve une confirmation dans l’omission de la satisfaction de soi dans le Court traité. Elle semble liée au fait que Descartes décrit cette passion à l’article 190 comme passion « dont la cause ne dépend que de nous-même » (parce qu’elle suit de la vertu telle que Descartes l’entend, c’est-à-dire d’un plein exercice de notre libre arbitre), ce qui ne saurait trouver place dans le Court traité. C’est sans doute parce que la doctrine de l’Éthique s’est affranchie de la conception cartésienne de la différence entre activité et passivité de l’âme, adossée à la dualité volonté/entendement, pour faire droit au thème de la causalité adéquate de l’âme, que la satisfaction de soi-même peut retrouver sa place dans la liste des passions, redéfinie à partir de la puissance d’agir comme joie qui naît « de ce qu’un homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d’agir » 55. Cela semble confirmer que le Court traité raisonne sur les passions de l’âme à partir de la manière dont Descartes analyse l’opposition de l’action et de la passion de l’âme dans l’article 17, mais en en biffant l’un des termes, celui de l’action, en tant qu’il récuse ce qui en est le principe selon Descartes : la volonté libre. Cela étant, la thèse selon laquelle les inclinations qui suivent de la connaissance sont des passions parce que la connaissance est passive, bien qu’elle s’adosse chez Spinoza à la thèse cartésienne de la passivité de toute perception de l’âme, n’est pas ellemême une thèse cartésienne, ainsi qu’on l’a relevé. Davantage, elle enveloppe une critique de l’explication causale des passions proposée par les Passions de l’âme. En effet, si c’est la passivité de la connaissance qui fait la passivité des inclinations qui suivent 55 III, def. 25 des affects : « Acquiescientia in seipso est Laetitia, orta ex eo quod homo se ipsum, suamque agendi potentiam contemplatur » ; Gebhardt II, 196.
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de la connaissance, c’est que la passion a pour cause la connaissance. Et selon Spinoza, cette thèse doit précisément se substituer à celle selon laquelle la passion proprement dite a l’action du corps pour cause. C’est la connaissance et elle seule qui est la cause prochaine des passions. Spinoza l’affirme nettement : nous posons la connaissance comme cause prochaine, dans l’âme, de toutes les passions. Car nous considérons comme tout à fait impossible que quelqu’un, alors qu’il ne comprendrait ni ne connaîtrait selon les principes et les modes précédents, puisse être poussé à l’amour, au désir ou à quelque autre mode de la volonté 56.
Et il insiste explicitement à plusieurs reprises sur le fait que le corps n’est pas la cause principale de la passion. Cela ne veut pas dire que le corps n’agisse pas sur l’âme, mais il n’agit pas sur elle en tant que corps. Il l’affecte seulement en tant qu’objet, autrement dit, en tant qu’il en est connu : « pour ce qui concerne le corps et ses effets, le Mouvement et le Repos, ils ne peuvent agir sur l’âme sinon en se faisant connaître d’elle en tant qu’objets » 57. Par le corps, l’âme est affectée « et cela non pas en tant qu’il est un corps (car le corps serait alors la cause principale des passions) mais en tant qu’il s’agit d’un objet » 58. Le corps affecte donc l’âme en tant qu’il se fait connaître d’elle, il s’agit d’une affection de l’âme par l’objet qui n’est pas liée à sa nature de corps. Qui n’est donc pas physique, mais qui est en rapport avec la manière dont l’âme peut subir l’action d’autre chose : au titre d’objet connu 59. C’est ainsi que Spinoza, envisageant l’hypothèse selon laquelle une autre chose que le corps serait unie à l’âme, écrit : le corps n’est pas la cause principale des passions […] même s’il y avait en nous quelque chose d’autre […] une telle chose, si elle existait, serait capable d’agir sur l’âme ni plus ni différemment de ce que fait actuellement le corps. Car elle ne pourrait rien être d’autre, sinon un objet qui devrait être totalement différent de l’âme, et qui par suite se présenterait à l’âme d’une certaine manière et pas autrement 60. II, II, 4 ; Gebhardt I, 56. II, XIX, 15 ; Gebhardt I, 93. 58 II, XIX, 15 ; Gebhardt I, 94. 59 II, XIX, 3 : « il y a dans la Nature un corps par la forme et les effets duquel nous sommes affectés de telle sorte que nous le percevons » ; Gebhardt I, 89. 60 II, XIX, 17 ; Gebhardt I, 94-95. 56 57
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On est ici à l’origine de la doctrine spinoziste de l’âme comme idée du corps. Dans cette première version, elle permet, tout en tenant compte de la différence de nature entre la pensée et l’étendue, de concevoir la manière dont l’âme peut être affectée par le corps, l’union de l’âme et du corps telle que Spinoza la conçoit à l’époque où il rédige le Court traité 61 étant caractérisée par l’affection d’un mode par l’autre. L’âme ne peut donc être passive que relativement à un objet de connaissance en tant que tel. C’est le type de passivité qui est possible pour un esprit ou encore une idée. En revanche, l’esprit ne peut pas être affecté par le corps en tant que tel, physiquement, mais seulement, pour ainsi dire, objectivement. Cette thèse récuse l’interprétation cartésienne du phénomène passionnel selon laquelle le mouvement des esprits animaux dans le cerveau est la cause de la passion de l’âme 62. Certes, la passion advient chez Descartes en corrélation avec une perception, mais ce n’est pas la perception qui cause la passion. Ainsi, dans l’article 36 des Passions de l’âme, nous explique-t-il comment les esprits animaux dont le mouvement cause une perception dans l’âme sont ensuite réfléchis de l’image formée sur la glande pinéale pour se rendre, d’un côté dans les nerfs qui commandent le mouvement des membres, de l’autre vers les nerfs qui, au niveau du cœur ou ailleurs, agissent sur la raréfaction du sang et la production d’esprits animaux, lesquels excitent un mouvement sur la glande qui induit une passion dans l’âme. Pourquoi Spinoza récuse-t-il que le corps, en tant que tel, soit la cause des passions de l’âme ? Il y a certes une raison qui tient à la nature de l’esprit, puisque Spinoza affirme que le corps n’agit sur l’âme qu’en tant qu’objet. Mais il ne s’agit pas de la thèse de l’Éthique selon laquelle il n’y aurait pas d’interaction entre les modes d’attributs différents, laquelle exclut d’ailleurs qu’une chose différente de l’esprit puisse agir sur lui, fût-ce en tant qu’objet, en se faisant connaître. Dans le Court traité Spinoza, ainsi qu’on l’a dit, admet l’action d’un mode sur l’autre, ou encore l’action d’un attribut sur un autre : « lorsque ces attributs en viennent à agir l’un sur l’autre, il naît de là une passion dans
Cf., notamment, II, XIX, 11 ; Gebhardt I, 92. Cf. art. 27, AT XI 349 ; BOp I 2358.
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l’un, causée par l’autre » 63. Il évoque un peu plus loin la situation dans laquelle « un attribut pâtit d’un autre » 64. Et c’est sans doute pourquoi Spinoza ne développe pas dans le Court traité la critique radicale de la conception cartésienne de l’union de l’âme et du corps qu’il énoncera dans la préface de Éthique V. L’enjeu de cette thèse selon laquelle le corps n’est pas la cause principale de la passion ne réside donc pas dans le parallélisme des attributs, qui n’est pas encore à l’œuvre. Ce qui est en question, c’est l’emprise qu’ont les passions sur notre âme, et la manière dont nous pouvons nous en libérer. C’est en effet en découvrant la cause première et principale de toutes ces passions que nous connaîtrons par là « également ce par quoi toutes ces passions pourront être détruites » 65. Spinoza écrit aussi : « je dis que si nous supposons qu’elles n’ont pas d’autres causes que celles que nous avons établies, si nous utilisons bien notre entendement, ce que nous pouvons faire très facilement (ayant désormais un modèle de vérité et de fausseté) nous ne pourrons jamais tomber [dans les passions mauvaises] » 66. C’est en progressant dans la connaissance que l’on se libère des passions mauvaises, et cela, quand bien même la cause de la connaissance est l’objet connu lui-même, et la manière dont il nous affecte. Le développement de la connaissance rationnelle nous libère des passions mauvaises, parce qu’il en exténue ou tout au moins en marginalise la cause (la connaissance du premier genre), tout autant que les effets (les passions naissant de l’opinion). En revanche, la conception cartésienne, si l’on met de côté l’usage que nous pouvons faire des émotions intérieures, dont Spinoza n’admet pas la possibilité à l’époque du Court traité, suppose que l’on puisse réguler les passions en dissociant la cause corporelle (le mouvement des esprits animaux) de l’effet qu’elle produit, et ceci de deux manières, ainsi que Descartes le précise à l’article 50 : a) en dissociant les mouvements de la glande des pensées auxquelles ils sont joints par la nature ; b) en dissociant les mouvements des esprits qui causent les représentations des objets, des mouvements qui causent les passions (selon le schéma II, XIX, 11 ; Gebhardt I, 92. II, XIX, 11 ; Gebhardt I, 92. 65 II, XIX, 3 ; Gebhardt I, 89-90. 66 II, XIX, 2 ; Gebhardt I, 89. 63 64
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explicité à l’article 36) 67, étant entendu que cette action de l’âme, dont le principe est la volonté, ne saurait être qu’indirecte 68. Cela suppose de considérer dans ces deux cas le rapport de cause à effet selon un modèle associationiste. Il va de soi que Spinoza ne saurait admettre que des relations causales puissent ne pas être nécessaires, se ralliant au plus strict déterminisme dès le Court traité. En revanche, si c’est la connaissance qui est la cause des passions, il suffit qu’elle ait différentes modalités, c’est-à-dire qu’un même objet se fasse connaître comme bon puis comme néfaste pour que les passions qu’il suscite changent, sans qu’il faille présupposer de latitude dans le déterminisme causal, ni admettre l’hypothèse d’une volonté libre. Telle est la manière dont le Court traité se confronte à la doctrine des Passions de l’âme. Tout en s’y adossant, d’une certaine manière, il produit une explicitation du phénomène passionnel qui se distingue déjà nettement de celle de Descartes et qui la critique à plusieurs égards, sur les questions centrales de la passivité de la passion et de la cause des passions. Un des enjeux principaux de l’opposition à Descartes dans ce texte paraît être la négation de tout libre arbitre, de toute possibilité de se soustraire au déterminisme. Cependant, dans le Court traité, Spinoza demeure d’une certaine façon sous l’influence de la pensée cartésienne, en ce sens que le cadre conceptuel de sa réflexion sur les passions est un héritage de Descartes, qu’il s’agisse de l’établissement des listes de passions ou de la doctrine générale de la distinction entre l’activité et la passivité de l’âme. La doctrine de l’Éthique, sans éliminer toute influence cartésienne, consacrera cependant la rupture avec ce cadre conceptuel. La manière même d’aborder le phénomène va changer profondément : ni la liste des passions, ni l’analyse de la passivité de l’âme, ni celle de la cause des passions ne seront plus en prise directe avec les thèses des Passions de l’âme. 67 Cf. art. 50, AT XI 368-369 ; BOp I 2380 : « encore que chaque mouvement de la glande semble avoir été joint par la nature à chacune de nos pensées dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude […] il est utile aussi de savoir, qu’encore que les mouvements, tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui représentent à l’âme certains objets, soient naturellement joints à ceux qui excitent en elles certaines passions, ils peuvent toutefois, par habitude, en être séparés, et joints à d’autres fort différents ». 68 Cf. art. 41, AT XI 359-360 ; BOp I 2370.
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Résumé Il s’agit de montrer l’influence du traité des Passions de l’âme de Descartes sur le Court traité de Spinoza. Dans cet écrit, non seulement le dénombrement des passions proposé dans les parties II et III du traité cartésien sert de fil directeur à l’exposition des différentes passions ; mais encore, bien que Spinoza se démarque déjà nettement de l’explication cartésienne de la « passion de l’âme », la doctrine originale qu’il propose n’en reste pas moins gouvernée par un cadre conceptuel hérité de Descartes, ainsi qu’en témoignent deux de ses principaux aspects : celui de la passivité de la passion ; celui de la cause de la passion. En regard, la théorie des affects de l’Éthique, sans éliminer toute influence cartésienne, consacre cependant la rupture avec ce cadre conceptuel hérité des Passions de l’âme.
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1. Passions cartésiennes, affects spinozistes Des passions, il n’est finalement guère question dans l’Éthique. Le mot de passion se trouve à peine chez Spinoza, comme s’il ne convenait pas bien à sa pensée. Et lorsqu’on l’y trouve quand même, il apparaît comme un terme importé duquel le philosophe semble s’accommoder plus ou moins bien mais qu’il ne reconnaît pas comme le sien. La raison en est que ce n’est certainement pas la problématique des passions en tant que telle qui intéresse Spinoza, pas plus qu’elle n’est celle dans laquelle il compte inscrire sa propre pensée puisque, présentée ainsi, il la considère comme une impasse. C’est ce que nous allons commencer par montrer. Pour en rester dans un premier temps au niveau du vocabulaire, on remarque aisément à quel point Spinoza s’efforce le plus souvent de trouver des équivalents ou des substituts au terme de passions et parmi eux c’est le terme d’affectus – donc d’émotion, de sentiment ou, comme on dit plus volontiers aujourd’hui, d’affect –, qu’il privilégie. Les deux termes ne recouvrent d’ailleurs pas la même réalité et ce déplacement est fondamental. Certes Spinoza commence par souligner l’aspect passionnel de la vie affective et les effets perturbateurs sur la vie mentale qui ne manquent pas de l’accompagner. C’est vrai aussi longtemps qu’il s’agit de montrer la puissance des affects et leur emprise sur l’esprit, autrement dit, aussi longtemps que nos « sentiments » découlent de notre rencontre extérieure et apparemment fortuite avec d’autres modes existants. Dans la troisième partie de l’Éthique, y compris dans les dernières pages, il emploie alors de manière indifférente « passion » et « affect ». À ce stade, nos sentiments s’expliquent en effet par l’expérience que nous pouvons faire des autres choses ; Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117852 (DESCARTES, 4), p. 481-492
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de tels sentiments sont alors des passions, au sens où ils sont subis, puisque nous n’en sommes pas la cause adéquate. C’est ce que précise l’explication attachée à la définition 3 d’Éth. III : l’affect est défini par ce qui augmente la capacité d’agir du corps (et, en même temps, l’idée de cette affection). La passion, reposant sur l’impossibilité d’être cause adéquate de quelque action de ce type, est associée à des idées inadéquates, autrement dit issues de la rencontre entre différents modes, qui implique la nature du corps affectant et l’idée que nous avons de ce corps (qui en est l’image confuse telle qu’elle est enveloppée dans notre état). Tout cela relève de ce que Spinoza appelle la connaissance du premier genre, à savoir celle qui vient de l’extérieur. Mais ce n’est pas tout, dans la mesure où dans la troisième partie de l’Éthique, à la définition inaugurale s’ajoute une définition finale, à savoir la définition générale des affects qui clôt cette partie. Là, pour désigner cette catégorie d’affects que sont les affects passifs, Spinoza a recours à une certaine désignation bien précise qui est celle d’« animi pathema » (que Spinoza rapporte sans la reprendre à son compte mais pour se faire bien entendre) : affectus, qui animi pathema dicitur, est confusa idea […] (Eth., III, déf. gén. aff.).
Or qui parle ainsi de l’affectus comme de l’animi pathema ? Cette formulation n’est pas si courante dans la littérature philosophique. À quoi Spinoza fait-il allusion ? Très vraisemblablement, il s’agit principalement (même si ce n’est sans doute pas exclusivement) de Descartes, du moins du Descartes des Principes, qui emploie une expression tout à fait similaire sur laquelle celle de Spinoza semble calquée : affectus, sive animi pathemata, hoc est, quatenus sunt confusæ quædam cogitationes […]. (Principia philosophiæ, IV, 190 : AT VIII-1, 317, 24-25).
Selon le début de l’explication qui suit, affectus est par ailleurs pris pour l’équivalent de l’expression non moins cartésienne passio animi 1. Passio animi ou passio animae, peu importe, dans tous les 1 Hobbes utilise également le terme d’affectus, à côté de celui de passio, dans le sens de pertubatio animi ; nous renvoyons sur ce point à l’article de F. Tricaud « Le vocabulaire de la passion », in Y.-C. Zarka (éd.), Hobbes et son vocabulaire, Vrin, Paris, 1992, p. 139-154.
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cas Spinoza se réfère donc à la terminologie cartésienne, cette fois-ci celle des Passions de l’âme, comme pour mieux la rappeler à un lecteur supposément cartésien, mais sans pour autant la reprendre à son compte puisqu’il avance sa propre formule, équivalente mais qu’il juge néanmoins meilleure. En cela, Spinoza se conforme à la stratégie qu’il adopte régulièrement : tenir compte des préjugés et de la terminologie commune mais pour mieux les tordre, les retraduire, les infléchir dans un certain sens et leur substituer une version finalement profondément différente. Quels sont, en l’occurrence, les avantages qu’il trouve à substituer le concept d’affect à celui de passion ? En un premier lieu, les affects ne sont pas nécessairement des passions. Chez Spinoza, il y a, à côté des affects passifs que constituent les passions, des affects actifs, et surtout même des affects actifs, car sur le versant « passif » Spinoza ne prétend pas dire grand-chose de nouveau 2. Cette possibilité d’affects actifs non passionnels est confirmée dans le détail des différents affects qu’il passe en revue, par exemple à propos de la joie et du désir : Praeter laetitiam et cupiditatem, quae passiones sunt, alii laetitiae et cupiditatis affectus dantur, qui ad nos, quatenus agimus, referuntur (Eth. III, 58).
Sans doute Descartes avait-il, déjà, distingué une joie passive d’une joie active. Mais justement il avait imputé l’activité de la joie active au seul intellect. En effet, quand il distingue deux types de joie dans l’article 91 des Passions de l’âme, et après en avoir défini un premier type comme « une agréable émotion de l’âme, en laquelle consiste la jouissance qu’elle a du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme sien », il invite à distinguer « cette joie, qui est une passion », de « la joie purement intellectuelle, qui vient en l’âme par la seule action de l’âme, et qu’on peut dire être une agréable émotion excitée en elle-même, par elle-même, en laquelle consiste la jouissance qu’elle a du bien que son entendement lui représente comme sien » (je souligne). Descartes ajoute ensuite : « Il est vrai que pendant que l’âme est jointe au corps, cette joie intellectuelle ne peut guère manquer d’être accompagnée de celle qui est une passion ». 2 Dans le vocabulaire de Spinoza, les passions constituent l’espèce des affects qui correspond à une passivité par opposition à des affects actifs que sont ceux qui se rapportent à la fortitudo (Eth., III, 59) et à l’esprit en tant qu’il est actif.
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2. De quoi les affects sont-ils les affects ? Pour Spinoza au contraire, l’activité n’est donc pas celle de l’esprit ou de l’intellect contre le corps mais celle de l’affect lui-même, c’est-à-dire d’un certain affect contre d’autres. D’ailleurs, si les affects ne sont pas tous des passions, il n’est même pas certain qu’ils soient pour Spinoza des affects de l’âme. Ils sont des affects tout court, de l’âme et du corps conjointement, et c’est en cela aussi qu’il prétend se distinguer de Descartes, quand celui-ci oppose les passions de l’âme aux actions corporelles et quand il considère le corps comme la principale cause des passions de l’âme. Celles-ci sont l’effet d’une action du corps et s’expliquent par le mouvement des esprits animaux, par un mécanisme qui est fondamentalement corporel 3 mais que Spinoza condamne comme quelque chose d’impossible puisque « ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque autre chose » (Éth. III, 2). Pour Spinoza, la passivité qui caractérise la passion sera une passivité totale pour l’individu, aussi bien physique que mentale. C’est à cet égard que Spinoza entend innover dans le « combat » qu’il entend mener contre les passions et qui se révèle différent de celui qu’il est encore chez Descartes, dans la mesure où sa solution ne repose pas sur l’activité de l’esprit (contre le corps) mais sur celle de tout l’individu (contre l’extériorité) et donc de certains affects contre certains autres. Ainsi Spinoza innocente-t-il le corps. Nos passions ne dépendent pas de l’emprise du corps sur nous, de sorte qu’il faudrait sous une modalité ou une autre renverser le rapport de force et exercer sa volonté pour en prendre le contrôle. C’est la situation de l’homme qui seule explique les passions qui l’animent : en tant qu’être fini au milieu des autres choses, il subit des changements dont il n’est pas la cause et qui ne peuvent pas s’expliquer par lui. Toutefois, et c’est pourquoi il ne faut pas désespérer, puisque les idées correspondent à des affects et les affects à des idées, la compréhension que l’esprit peut avoir de telle ou telle causalité n’est pas anodine.
3 « La dernière et la plus prochaine cause des passions de l’âme n’est autre que l’agitation dont les esprits meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau » (Passions de l’âme, II, art. 51). Voir notamment l’article 79 qui définit l’amour comme une « émotion de l’âme, causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables ».
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Par exemple, autant je subis une idée triste au point de pouvoir m’accabler, autant je commence à ne plus la subir dès que je comprends rationnellement la logique de cet accablement qui m’a conduit dans cet état, et autant je commence à prendre le dessus sur lui. Le combat n’est ni celui de l’esprit contre le corps, ni celui de l’esprit contre les affects, mais celui de l’idée vraie contre l’idée fausse, et l’affectivité suivra 4, ou plus exactement, accompagnera. En même temps que les idées sont modifiées, les affects le sont du même coup ; la passion étant une idée confuse, aussitôt que l’idée deviendra claire, il n’y aura plus de passion. Le problème des passions est donc un problème d’idées et non de volonté comme Spinoza l’écrit dans la préface à la cinquième partie de l’Éthique : parce que la puissance de l’esprit se définit par la seule intelligence [sous entendu : et pas par la volonté, comme le pense Descartes], nous déterminerons les remèdes aux affects par la seule connaissance de l’esprit.
La force de cette thèse n’apparaît que tardivement et s’énonce seulement à la fin de la troisième partie de l’Éthique. En effet, on n’a pas assez souligné l’écart existant entre les deux « définitions de l’affect », entre celle qui ouvre la troisième partie de l’Éthique (Éth. III, déf. 3), et celle qui la referme (dans la définition générale des affects). Dans la définition inaugurale en effet, l’affect est défini plus classiquement comme modification du corps et idée de cette modification, dans un schéma qu’on peut appeler, pour aller vite, dualiste ou « paralléliste » : puisque le corps et l’esprit sont une seule et même chose, finalement la passivité est celle des deux à la fois. C’est le phénomène de la passion appliqué au « parallélisme » spinoziste si l’on veut, avec peut-être même une priorité donnée au corps puisque c’est sur son modèle qu’on doit concevoir l’esprit, conformément à tout ce qui a été établi dans la deuxième partie de l’Éthique. Dans la deuxième définition, dans la définition finale qui est orientée donc vers la fin de l’Éthique et non vers son début, l’affect n’est plus une affection du corps, il est repensé comme une idée confuse par laquelle l’esprit affirme une force d’exister
4 C’est sur ce point que Spinoza entend se démarquer de ses prédécesseurs en matière d’éthique, lesquels butent tous sur le paradoxe de la faiblesse de la volonté sans le résoudre (voir la fameuse formule d’Ovide « video meliora proboque, deteriora sequor », répétée par Spinoza dans la lettre 58 à Schuller, à trois reprises dans l’Éthique et, de manière moins littérale, dans la Korte Verhandeling).
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et qui le détermine à penser à ceci plutôt qu’à cela. En parcourant les deux définitions, la considération de l’esprit a donc déjà pris le pas sur celle du corps – d’ailleurs Spinoza dit « son corps », annonçant ainsi ce qui va se produire dans la cinquième partie de l’Éthique quand l’esprit semble se détacher de son existence corporelle et quand, corrélativement, c’est sur lui seul que le philosophe concentre toute son attention et l’enjeu final de son ouvrage, tel qu’il s’élabore dans l’ensemble du projet, et notamment dans la doctrine des affects qui nous intéresse ici.
3. Que reste-t-il de Descartes ? La volonté n’aurait donc pas droit de cité dans la doctrine spinoziste des affects ? S’il en est ainsi, alors il semblerait ne rien rester en elle de la version cartésienne de la théorie des passions. On comprend mieux la préface à la troisième partie de l’Éthique consacrée aux affects où, après avoir stigmatisé tous ceux qui, pour n’avoir pas compris la nature humaine, accusent les hommes de toutes sortes de vices, Spinoza constate : Non defuerunt tamen viri præstantissimi (quorum labori, & industriæ nos multum debere fatemur), qui de recta vivendi ratione præclara multa scripserint, & plena prudentiæ consilia mortalibus dederint ; verum affectuum naturam, et vires, et quid contra mens in iisdem moderandis possit, nemo, quod sciam, determinavit. Scio equidem celeberrimum Cartesium, licet etiam crediderit, mentem in suas actiones absolutam habere potentiam, affectus tamen humanos per primas suas causas explicare, simulque viam ostendere studuisse, qua mens in affectus absolutum habere possit imperium ; sed, mea quidem sententia, nihil praeter magni sui ingenii acumen ostendit, ut suo loco demonstrabo (Eth. III, préface) 5.
5 « Il n’a pas pourtant manqué d’hommes très supérieurs (au travail et à l’industrie desquels nous avouons devoir beaucoup) qui ont écrit beaucoup de ‹choses› lumineuses sur la manière de vivre droite, et qui ont donné aux mortels des conseils plein de prudence. Mais en ce qui concerne la nature et la force des affects, et en ce qui concerne au contraire ce que l’esprit peut faire pour les modérer, personne, que je sache, ne l’a déterminé. Certes, je sais que le très célèbre Descartes, qui a pu croire lui aussi que l’esprit avoir un pouvoir absolu sur ses actions, pourtant s’est appliqué en même temps à expliquer les affects humains par leurs premières causes et en même temps à montrer la voie par laquelle l’esprit peut avoir sur les affects un empire absolu ; mais, à mon avis du moins, il n’a montré rien de plus que son grand talent, comme je le démontrerai en son lieu ».
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Ces lignes soulèvent trois questions : (1) Remarquons d’abord qu’il est rare que Spinoza s’en prenne nommément à quelqu’un, et qu’il a plutôt l’habitude de rester allusif comme au début de ce texte où il fait référence à des « hommes éminents » non identifiés. Pourquoi, contrairement à son habitude, Spinoza cherche-t-il ici à engager le conflit ? (2) Ensuite, de quel lieu (« suo loco ») parle-t-il ? La réponse à cette question semble plus aisée. Il s’agit probablement du texte le plus explicite où Spinoza critique Descartes, à savoir la préface à la cinquième partie de l’Éthique, en particulier à sa théorie de la glande pinéale et des esprits animaux, en se référant explicitement aux Passions de l’âme, et aux articles 50 et 27 en particulier. Mais peut-être renvoie-t-il aussi, de manière indirecte, comme nous allons essayer de le montrer, à certains autres passages, et notamment à l’explication de la définition 4 des affects à la fin de la partie III. (3) Enfin, que Spinoza reproche-t-il exactement à Descartes ici ? Sur quoi porte sa critique ? Fondamentalement, il lui reproche d’avoir voulu faire simultanément deux choses, et c’est le « en même temps » qui semble problématique, comme si les deux objectif ne pouvaient pas être menés en même temps de front : expliquer la genèse des affects d’une part et considérer que l’esprit est tout-puissant d’autre part (donc qu’il a la liberté d’agir sur le corps et peut exercer un empire absolu sur les affects). Selon le philosophe hollandais, le premier objectif aurait dû interdire de poursuivre l’ambition du second, et c’est exactement ce que lui-même compte mener à bien.
4. Mener à bien le projet d’une génétique des affects : l’ordre des passions Spinoza entend donc se donner les moyens que Descartes n’avait pas voulu se donner et accomplir le projet cartésien 6 d’une « génétique des affects », mais sur des fondements qui ne la contredisent pas, autrement dit repérer quelques affects primitifs fondamentaux puis mettre en évidence la manière dont tous s’engendrent 6 Il est vrai que Descartes a insisté sur le besoin de déceler les « causes » des affects (cf. II, art. 51).
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à partir de ceux-là, par composition ou selon une combinatoire précisément déterminée qui occupe la majeure partie de la troisième partie de l’Éthique et encore les 18 premières propositions de la 4e partie. Spinoza, comme Descartes, entend donc présenter « l’ordre » des passions : la même formule figure chez les deux auteurs 7. Il est vrai que, plutôt que de faire un tableau des passions, une typologie ou une nomenclature, comme le font nombre d’auteurs 8, tous deux proposent une présentation plus synthétique. Mais là où Descartes évoque un « dénombrement » (par exemple dans l’article 68 de la seconde partie), Spinoza voit plutôt une composition ou une dérivation 9. Ou bien les affects secondaires sont « composés » (componitur) à partir des premiers, comme le flottement de l’âme qui est l’addition de la joie et de la tristesse en même temps et qui provoque une certaine irrésolution 10, ou bien ils en sont dérivés (derivatur), comme l’amour ou la haine ; les autres n’en sont que des variantes (qui ne se différencient d’elles que parce qu’elles prennent en compte d’autres données le temps par exemple) ou, comme le dit plus volontiers Spinoza, des « espèces ». Ce dernier peut ainsi se livrer à une véritable réécriture de la deuxième partie des Passions de l’âme dans cette récapitulation générale qu’est la définition générale des affects, avec le même dispositif d’ensemble revisité. La plus visible et principale différence entre les deux entreprises vient toutefois du fait que Spinoza n’admet plus que trois affects primitifs là où Descartes en recensait six. Pourquoi cette short list d’où sont exclues l’amour, la haine et l’admiration ? D’abord parce que c’est économique : en ramenant l’amour et la haine à des formes de joie et de tristesse (quand elles sont accompagnées de l’idée d’une cause extérieure), il peut resserrer le nombre de ses affects primitifs et gagner en efficacité. Plus étonnante est l’exclusion de l’admiration de la liste des affects primitifs et même des affects tout court, à tel point que Spinoza éprouve le besoin de se justifier auprès de son lecteur :
7 Voir, chez Descartes, le titre de la seconde partie et l’article 52 de la seconde partie des Passions de l’âme et, et chez Spinoza Éth. III, 59, scolie, fin. 8 Par exemple chez les stoïciens (voir Cicéron, Tusculanes, IV, 8-9). 9 Voir Éth. III, 56. 10 Voir Éth. 17, scolie.
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Hac de causa ego admirationem inter affectus non numero, nec causam video, cur id facerem, quandoquidem haec mentis distractio ex nulla causa positiva, quae mentem ab aliis distrahat, oritur ; sed tantum ex eo, quad causa, cur mens ex unius rei contemplatione ad alia cogitandum determinatur, deficit. Tres igitur (ut in schol. Prop. 11. hujus monui) tantum affectus primitivos, seu primarios agnosco (Eth., III, définition des affects, 4, explication) 11.
Fait étonnant, voici l’un des très rares textes où Spinoza utilise le pronom ego, comme pour mieux signifier son originalité et la distance qu’il prend vis-à-vis de celui qui continue de rester sa référence et dont il se démarque pourtant. Le rôle central, le rôle de pivot de l’ensemble des affects, qui était dévolu à l’admiration chez Descartes échoit pour Spinoza au désir. Mais là encore, le philosophe hollandais doit plus qu’on ne croit au français. Ce qui est caractéristique du désir cartésien, en effet, vient du fait qu’il ne faille pas distinguer une faculté positive de désirer et une faculté négative de répulsion. Descartes le souligne dans l’article 68 de la deuxième partie des Passions de l’âme qui a pour objet de marquer la différence entre le dénombrement qu’il avance et celui qui est « communément reçu » : il n’y a pas, d’un côté, un appétit concupiscible et de l’autre un appétit irascible, mais une seule passion qui n’a pas de contraire 12, contre l’enseignement de l’École et notamment de Thomas d’Aquin pour qui « l’appétit sensible est un pouvoir qu’on appelle génériquement sensibilité, mais il se divise en deux facultés qui sont ses espèces : l’irascible et le concupiscible » 13. Le désir est pour Descartes le nom d’une seule et même énergie, d’un seul et même mouvement qui n’a pas de contraire, d’une seule et même passion, et peu importe qu’elle nous pousse vers ceci ou qu’elle nous éloigne de cela : pour le dire autrement, le désir est par-delà bien et mal 14.
11 « Et c’est à cause de cela qu’en ce qui me concerne, je ne compte pas l’admiration parmi les affects, et je ne vois pas pourquoi je le ferais dès lors que cette distraction de l’esprit ne naît d’aucune cause positive qui distrairait l’esprit des autres choses, mais seulement de ce que fait défaut la cause pour laquelle l’esprit, de la contemplation d’une chose est déterminé à penser aux autres. Je n’admets donc que trois affects primitifs ou primaires (comme je l’ai montré dans le scolie de la proposition 11 de cette partie), à savoir la joie, la tristesse, et le désir ». 12 Voir Passions de l’âme, II, art. 87. 13 Thomas D’Aquin, Somme théologique, I, qu. 81, art. 2. 14 Voir Passions de l’âme, II, art. 71.
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Spinoza hérite sur ce point de Descartes mais, en l’absence d’admiration, va plus loin pour faire du désir l’affect absolument premier. Chez Descartes en effet, le désir facilite le mouvement mais a encore besoin de la force de l’admiration qui est la condition de tout changement 15. Chez Spinoza en revanche, libéré de la « concurrence » avec l’affect d’admiration, le désir est tellement premier qu’il se dispense de toute représentation. Quand Descartes définit le désir comme l’« agitation de l’âme causée par les esprits, qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente être convenables » 16, autrement dit quand il considère qu’il doit suivre une représentation préalable, Spinoza au contraire considère que c’est le jugement qui suit le désir : « quand nous tendons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, quand nous la désirons, ce n’est jamais parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous tendons vers elle, la voulons, aspirons à elle, la désirons » 17. Ce n’est donc pas parce qu’il est redéfini que le désir devient premier chez Spinoza, c’est parce qu’il est premier que tout peut être redéfini à partir de lui. Aussi le replacement du désir en première place de tous les affects ne le concerne-t-il pas seul, mais rejaillit également sur l’affectivité en général qui revêt une nouvelle fonction dans l’ordre des activités humaines, avant le jugement et l’intelligence. C’est, pour le dire autrement, l’affectivité qui précède le jugement. Toutefois, avant d’examiner les conséquences de cette réorganisation, interrogeons-nous sur ses conditions de possibilité. Qu’est-ce qu’un désir sans objet ? Comment le désir peut-il être sans représentation et corrélativement comment l’ensemble des affects peut-il être éventuellement déconnecté de tout contenu alors que, comme nous l’avons dit, à tout affect correspond une idée concomitante ? Ce n’est possible que si cette correspondance n’est pas une identité pure et simple. Sans doute l’affect passif repose-t-il sur une idée confuse, dans la mesure où selon Éth., V, 3, « si nous formons une idée claire et distincte de cet affect, alors cette idée sera identique à l’affect et donc l’affect cessera d’être une passion ». Mais on aurait tort de confondre l’affect Voir Passions de l’âme, II, art. 71-72 et 111. Voir Passions de l’âme, II, art. 86-88. 17 Éthique, III, 9. 15 16
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avec l’idée : c’est seulement dans le cas d’une idée claire et distincte qu’elle s’identifie à l’affect (actif). Dans le cas contraire, l’affect est manifestement séparable de l’idée confuse qui le détermine dans la mesure où l’affect ne représente rien (à la différence de l’idée), qu’il n’a en lui-même aucun contenu de représentation mais qu’il ne fait que marquer la variation de la puissance d’agir de celui qui l’éprouve. Donc, même si à tout affect est associée une idée, en tant que tel et par définition il s’en distingue. Et c’est encore plus vrai du désir. Le désir, en tant qu’affect générique à partir duquel tous les autres sont construits, est en-lui-même neutre affectivement parlant, il est le moins déterminé de tous les affects et c’est comme tel qu’il peut être assimilé par Spinoza à l’essence de l’homme à la fin de la troisième partie de l’Éthique.
5. La primauté absolue du désir spinoziste Tout le reste s’ensuit. Alors que Descartes cherche à réguler le désir (comme on le voit notamment dans l’article 145) au nom d’une théorie préalable de la distinction entre l’âme et le corps et de toute une doctrine de la nature humaine déjà acquise et qui la conditionne 18, pour Spinoza en revanche, la doctrine des affects se situe beaucoup plus tôt dans le parcours, en plein milieu de l’Éthique à un moment où rien n’est encore acquis, où l’esprit et le corps sont encore pensés ensemble comme une seule et même chose – puisque ce n’est qu’au milieu de la cinquième partie qu’ils seront distingués – autrement dit avant la théorie du jugement et le retour d’un certain type de valeurs au sein des quatrième et cinquième parties de l’Éthique. Avec cette nouvelle organisation, le philosophe se donne les moyens nécessaires à l’entreprise cartésio-spinoziste d’une génétique des affects et se rend plus facile le projet de l’accomplir sur un terrain relativement vierge, pas même occupé par certaines représentations du bien et du mal dont Spinoza s’est défait à ce moment là de l’Éthique – et dont il devra reconstruire la perspective par la suite, à savoir dans la partie IV de l’ouvrage. Mais dans la partie III, c’est-à-dire en l’absence de cette axiologie, il n’y
18 C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Traité des Passions est tardif dans le parcours de Descartes, rédigé au terme de l’établissement d’un système qu’il couronne, valide et prolonge tout à la fois.
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a rien pour « fixer » ou « figer » le désir qui se retrouve sans objet prédéfini, dépassionné, sans affect, vidé de toute détermination mais prêt à toutes les recevoir. La force de Spinoza est précisément d’avoir dissocié le désir de son objet et de l’avoir d’abord considéré en tant que tel, c’est-à-dire précisément sans objet assigné a priori. Il éclaire ainsi une expérience que fait tout un chacun : on est animé d’une force désirante sans toujours savoir quoi désirer, sans trouver quoi que ce soit qui puisse véritablement constituer un désirable digne d’elle. L’objet du désir est d’abord et fondamentalement obscur, avant d’être orienté en fonction de nos modèles et de nos valeurs vers telle ou telle chose qui peut, plus ou moins longtemps, en accepter la charge. C’est, selon Spinoza, la situation d’errance (de constructions mentales plus ou moins illusoires, de mensonges à soi-même, etc.) dans laquelle nous sommes aussi longtemps que notre désir ne se fixe pas autour de quelque chose de valable, c’est-à-dire pour Spinoza finalement autour de Dieu qui, parce qu’il n’est pas quelque chose d’extérieur à nous, mérite véritablement et à bon droit d’être l’objet du désir et de l’amour. Voilà l’ultime leçon du désir dont on ne peut se rendre compte qu’au terme du parcours accompli dans l’Éthique, longtemps après que la théorie des affects ait été réalisée, utilisée et dépassée mais sur laquelle Spinoza a pu s’appuyer parce qu’il l’a menée à son terme, même s’il n’a pas la paternité de son projet.
Résumé Même si elle a rarement recours au vocabulaire de la passion, la doctrine spinoziste des affects doit en réalité beaucoup à celle de Descartes, à laquelle elle s’oppose pourtant, dans son contenu comme dans sa logique. Elle hérite notamment de l’ambition de saisir les passions selon l’ordre, que Spinoza transforme en projet de véritable génétique des affects en mettant la volonté hors jeu et en replaçant le désir au centre du projet. Mais Spinoza doit pour cela se donner des moyens nouveaux, et faire non pas succéder sa théorie des affects de la distinction de l’âme et du corps mais la précéder pour, finalement, mieux l’autoriser.
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This chapter concerns the distinction in Descartes and Malebranche between passive and active love. It may seem that this topic is misconceived from the start insofar as neither Descartes nor Malebranche speak of love explicitly in these terms. In Descartes, the relevant distinction is between love that is a “passion” and love that is “purely intellectual or rational”; I argue that the most analogous distinction in Malebranche is between “natural love” and “free love”. Nonetheless, my main thesis is that it is important for Descartes and Malebranche alike to distinguish between a love that is merely a passive feature of our soul, on the one hand, and a love that is linked to our free activity, on the other. I begin with the bifurcated account of love that emerges from Descartes’s later writings. Two features of this account are particularly relevant to a consideration of Malebranche’s view of love. The first is that the notion of passionate love is not particularly central to Descartes’s moral psychology; indeed, the indication in his Passions de l’âme is that the notion of passionate desire is more crucial. Secondly, there is an important ambiguity in Descartes’s notion of rational love. The suggestion in the Passions is that this sort of love – there identified with an émotion interieure of the soul (II, art. 147, AT XI 440-441; BOp I 2468) – is perceptual rather than volitional. Nonetheless, Descartes’s remarks in correspondence with Chanut indicate that rational love consists in a kind of mouvement of the will. As we will discover, this account of rational love is strikingly similar to Malebranche’s account of love in general. In turning to Malebranche, we find an “Augustinized” version of Cartesian psychology that appeals to a conception of the will as a kind of love. But for Malebranche, love so conceived must be Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117853 (DESCARTES, 4), p. 493-509
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further distinguished into love as an inclination naturelle, which the soul can have apart from its union with a body, and love as a passion, which the soul has in virtue of this union. Malebranche’s occasionalism requires that the natural inclination of love is as passive as passionate love insofar as both derive directly from God’s action. What in Malebranche more closely corresponds to the active rational love of Descartes’s letter to Chanut is rather the amour libre that, in contrast to amour naturel, derives the soul’s free act of consenting or suspending consent to love of a particular good. There is the problem of how the attribution of such acts to the soul could be consistent with the strictly occasionalist account of causation that we find in Malebranche. I close by focusing on a response to this problem in Malebranche that draws on his most developed account of the distinction between natural and free love.
1. Descartes on Passionate and Rational Love In a 1647 letter to his friend and future Swedish companion Pierre Chanut, Descartes addresses the request of his correspondent for an explanation of his views on the nature of love. In response, Descartes begins by distinguishing between “l’amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et celle qui est une passion” (“the love that is purely intellectual or rational and that which is a passion”). Rational love n’est […] autre chose sinon que, lors que notre âme apreçoit quelque bien, soit present, soit absent, qu’elle juge lui être convenable, elle se joint à lui de volonté c’est à dire, elle se considere soi-meme avec ce bien-là comme un tout dont il est une partie et elle l’autre (is nothing other than the fact that when our soul perceives some good, whether present or absent, that it judges to be suitable for itself, it joins itself to [that good] by will, that is to say, it considers itself and the good as a whole of which [the good] is one part and it another). (Descartes to Chanut, 1 Feb. 1647, AT IV 601-603; BLet 600, p. 2384) 1
Nous citons les Passions de l’âme de Descartes dans les éditions AT et BOp I.
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Descartes provides his most developed account of sensuous or passionate love in his Passions de l’ame. There he lists love as one of six passions primitives (the others being wonder, hatred, desire, joy, and sadness), and he defines it as une émotion de l’ame, causee par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paroissent lui être convenables (an emotion of the soul, caused by a motion of the spirits, that incites [the soul] to join itself by will to objects that appear to be agreeable to it). (II, art. 79, AT XI 387; BOp I 2402)
He explains that the willful joining to which this passion impels is not itself passionate love, but is rather du consentement par lequel on se considere des à présent comme joint avec ce qu’on aime: en sorte qu’on imagine un tout, duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre (the consent by which we consider ourselves henceforth as joined with what we love: in such a manner that we imagine a whole, of which we take ourselves to be only one part, and the thing loved to be the other). (II, art. 80, AT XI 387; BOp I 2404)
In terms of his account of judgement in the Fourth Meditation, this consent is an act of will directed to the perception that we form a whole with the loved object. Since love merely impels this consent, and since it is a perception rather than a volition, it must be distinguished from the volitional consent itself. Love must further be distinguished from the perception that we form a whole with the loved object given Descartes’s claim that, strictly speaking, passions are perceptions that have only the soul itself as an object insofar as they are “referred particularly to” the soul and not to external objects or to our own body (I, art. 29, AT XI 350; BOp I 2358). For surely the perception that our soul is part of some larger whole is not simply a perception that has only the soul as an object. In light of the recent literature, one needs to ask whether love is to be conceived as a state that itself represents the loved object in a particular way. On a standard reading of the Passions in that literature, love must be conceived in this way, since passions in 495
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general are representational states 2. One can indeed find in the Passions textual support for this reading. For instance, Descartes speaks in this text of passions as akin to sensations insofar as “notre âme […] toujours les reçoit des choses qui sont représentées par elles” (“our soul […] always receives them from things that are represented by them”: I, art. 17, AT XI 342; emphasis added; BOp I 2350) 3. Moreover, he speaks of love as directed toward objects that are represented as good 4. Nevertheless, in this same text he explicitly distinguishes passionate love from knowledge that an object is truly good, just as earlier he distinguished such love from the judgement that an object is agreeable 5. Moreover, the standard reading seems difficult to square with Descartes’s claim to Chanut that we can have a feeling of love prompted by the heat of the heart “sans que notre volonté se porte à rien aimer, à cause que nous ne rencontrons point d’objet que nous pensions en être digne” (“without our will being impelled to love anything, because we do not come across any object we think worthy of it”: To Chanut, 1 Feb. 1647, AT IV 603; BLet 600, p. 2384). The suggestion here is that love is a feeling that is normally coupled with, though also distinct from, the judgement that an object is good for the soul 6. Stripped to its essentials, then, passionate love seems to be a mere feeling most akin, perhaps, to a sense of comfort associated with the warmth of the heart 7. 2 See, for instance, P. Hoffman, “Three Dualist Theories of the Passions”, Philosophical Topics, 19 (1991), 153-200: p. 159 and 165; L. Alanen, Descartes’s Concept of Mind, Harvard University Press, Cambridge MA, 2003, p. 171-172; and L. Shapiro, “Descartes’ Passions of the Soul and the Union of Mind and Body”, Archiv für Geschichte der Philosophie, 85 (2003), p. 211-248: 221-222. My argument against this view here is in line with the critique of this line of interpretation in S. Greenberg, “Descartes on the Passions: Function, Representation, and Motivation”, Noûs, 41 (2007), p. 714-734. 3 But see note 6. 4 See II, art. 139, AT XI 432; BOp I 2458. 5 See II, art. 139 and I, art. 79, AT XI 432 and 387; BOp I 2458 and 2402. 6 I suggest that it is because passions are typically linked to sensory representations or judgements concerning sensory objects that Descartes can speak of them, as he does in I, art. 17, as being received “des choses qui sont representées par elles” (“from the things that are represented by them”, AT XI 342; BOp I 2350). However, when he is careful Descartes makes clear that it is not the passion itself that represents the object as good or evil, suitable or unsuitable. 7 Since the feeling of the warmth of the heart is itself referred to the heart, it seems that, on Descartes’s official view, it must be an internal sensation that is distinct from passionate love. He does speak at one point, with reference to the
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As I have indicated, Descartes takes passionate love to be merely one among other primitive passions. There is even a sense for him in which it is not the most important of these passions. For the primitive passion of desire is the primary focus of the Passions. Descartes notes that the control of desire is most crucial since “ces passions ne nous peuvent porter à aucune action, que par l’entremise du desir qu’elles excitent” (“these passions cannot lead us to perform any action except by means of the desire they excite”: II, art. 144, AT XI 436; BOp I 2462). Thus it is desire, rather than love, that is most directly connected to action 8. Though love does not have a particularly central role in Descartes’s system when conceived as a passion, such a conception does not exhaust its nature. As I have indicated, he admits in his letter to Chanut that there is a distinctive kind of purely intellectual or rational love. This form of love seems to be a species of what he calls in the Passions the émotion interieure of the soul. In contrast to the passions, which are “causées, entretenues, et fortifiées par quelque mouvements des esprits” (“caused, maintained, and strengthened by some motion of the spirits”: I, art. 27, AT XI 349; BOp I 2358), internal emotions “ne sont excitées en l’ame que par l’ame meme” (“are excited in the soul only by the soul itself ”: II, art. 147, AT XI 440; BOp I 2468). The further claim in this text that internal emotions “soient souvent jointes avec les passions qui leur sont semblables” (“are often joined with passions that are similar to them”) would seem to suggest that these emotions are internally produced perceptions rather than volitions, insofar as they are similar to non-volitional states of the soul. On this suggestion, the internal emotion of love would be an internally produced feeling that is similar to the feeling of pasheart, of the fact that “c’est comme en lui qu’on sent les passions” (“it is as in it that we sense the passions”: I, art. 31, AT XI 352; BOp I 2360). Hoffman has argued that this claim renders problematic Descartes’s official position that we feel passions as in the soul (“Three Dualist Theories”, art. cit., p. 159-160). However, when Descartes says that we sense passions as in the heart, I take him to mean that we associate them with internal sensations that we feel as being in the heart. This seems to be suggested, for instance, in II, art. 97, AT XI 402; BOp I 2422. 8 Earlier, in the Principia Philosophiae, Descartes listed desire as a modus volendi along with aversion, assertion, denial and doubt (PP I. 32, AT VIII-1 17; BOp I 1734). Descartes not only insists in the Passions that desire is a mode of perception rather than a mode of willing; he also claims in this text that there is no passion of aversion distinct from the passion of desire (II, art. 87, AT XI 393; BOp I 2410).
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sionate love that derives from some motion of the animal spirits in the human body. Nonetheless, there is the contrasting indication in Descartes’s letter to Chanut that what he calls rational love is in fact a feature of our will. He speaks there, for instance, of “tous ces mouvemens de la volonté auxquels consistent l’amour, la joye, et la tristesse, et le desire” (“all these motions of the will in which consist love, joy, and sadness, and desire”) (AT IV 602; emphasis added; BLet 600, p. 2384). Thus rational love as well as rational joy, sadness and desire appear to consist in motions of the will and not – as in the case of the passionate counterparts of these emotions – perceptual feelings. Moreover, the rational love of the letter to Chanut seems to be a more central feature of our moral psychology than the passionate love of the Passions. We have seen how the latter is simply one passion among many, and even in a sense subordinated to the passion of desire. But in the letter to Chanut, rational love appears to play the most important role of all of the intellectual emotions mentioned there. For Descartes tells Chanut that love is transformed into joy, sadness, or desire, depending on whether the motion of the will is accompanied by knowledge that the loved object is present, absent, or worthy of acquisition, respectively. In suggesting this central role for love, and in suggesting its identification with a motion of the will, the letter to Chanut anticipates – as the Passions does not – a view in Malebranche on which love is a foundational feature of the will.
2. Malebranche on Natural and Free Love The most important source for Malebranche’s account of love is not Descartes’s discussion in the Passions, but rather the views of his other great intellectual mentor, St Augustine. In De civitate Dei, Augustine had emphasized that there are two different cities that are founded on two basic kinds of love. The first, a love of self, provides the foundation for a secular city dominated by a desire for personal enjoyment of goods of the body and mind, whereas the second, a love of God, provides the foundation for a celestial city dominated by a desire for conformity to the divine will 9. See De civ. Dei, XIV, 28, in Augustine, The City of God against the Pagans,
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Here love is not, as in Descartes’s Passions, one particular passion among others; rather, it is the very basis of the will 10. The interchangeability of amor and voluntas in Augustine is reflected in Malebranche’s claim in his Recherche de la vérité (first published 1674-1675): C’est l’amour du bien general qui est le principe de tous nos amours particuliers, parce que … la volonté n’est autre chose que l’impression continuelle de l’Auteur de la nature, qui port l’esprit de l’homme vers le bien en général (It is the love of the good in general that is the origin of all our particular loves, for … the will is nothing other than the continual impression of the Author of nature that carries the human mind toward the good in general) 11.
With respect to the amours particuliers that derive from the love of the good in general, Malebranche distinguishes two principal kinds: the first are inclinations naturelles that are “impressions de l’Auteur de la nature, lesquelles nous portent principalement à l’aimer comme souvrain bien, et notre prochain sans rapport au corps” (“impressions of the Author of nature that primarily lead us toward loving him as the sovereign good and our neighbor without regard for the body”), as well as – it must be added – toward love of self 12. In contrast, the second kind of love coned. by R. Dyson, Cambridge University Press, Cambridge, 1998, p. 632-633. On the identification of the will with love, see De civ. Dei, XIV, 7, in City of God, p. 591593. 10 On the historical importance of Augustine’s conception of the will, see C. Kahn, “Discovering the Will: From Aristotle to Augustine”, in The Question of “Eclecticism”: Studies in Later Greek Philosophy, ed. by J. Dillon – A. Long, University of California Press, Berkeley, 1988, p. 234-259. 11 RV IV. 1, § III, OCM II, p. 12. 12 The importance to Malebranche of love of self is clear from his involvement in the early modern “quietism” controversy over the possibility of a pur amour of God untainted by any self-interest. When Malebranche’s follower François Lamy took his writings to indicate the need to inculcate such a pure love, Malebranche responded in a 1699 text that any love of God must also involve some concern for “la perfection et la félicité de nôtre être, en un mot pour le plaisir pris en général, ou pour les perceptions agréables qui se rapportent à la vraie cause qui les produit et qui nous la font aimer” (“the perfection and felicity of our being, in a word for pleasure taken in general, or for agreeable perceptions that relate to the true cause that produces them and makes us love it”: Traité de l’amour de Dieu, OCM XIV, p. 23). For discussions of Malebranche’s involvement in the quietism dispute, see Y. de Montcheuil, Malebranche et le quiétisme, Aubier, Paris, 1946;
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sists in passions that are “impressions de l’Auteur de la nature, lesquelles nous inclinent à aimer notre corps et tout ce qui peut être utile à sa conservation” (“impressions of the Author of nature that incline us toward loving our body and all that might be of use in its conservation”: RV V. 1, OCM II, p. 128). In claiming that both passions and natural inclinations are inclinations of the soul, Malebranche is indicating that they are equally features of our will, conceived as the continuous mental motion, impression, or impulse that leads us to the good in general. Though Malebranche differs from Descartes in taking all passions to be some kind of love, he nonetheless follows Descartes in distinguishing passionate love from other kinds of passions. As in the case of Descartes, Malebranche holds that passionate love is directed to some object that “nous paraît avantageux ou par le connaissance ou par le sentiment” (“appears advantageous to us either through knowledge or through sensation”: RV V. 9, OCM II, p. 213). Moreover, Malebranche agrees with Descartes that the passion of love must be distinguished from the judgement or knowledge that an object is advantageous to us. For in Malebranche, the discovery that an object appears to be or is in fact advantageous must precede the passion itself (OCM 2: 213) 13. Nevertheless, we have seen that Descartes identifies passionate love with a particular kind of feeling, whereas Malebranche is committed to the view that this passion is distinct from the feel-
G. Dreyfus, La volonté selon Descartes, J. Vrin, Paris, 1958, p. 300-351; and M. Gueroult, Malebranche, vol. 3, Les cinq abîmes de la providence ; la Nature et la Grâce, Aubier, Paris, 1959, p. 260-285. Cf. the more recent discussion of Malebranche’s conception of amour-propre in M. Moriarty, Fallen Nature, Fallen Selves: Early Modern French Thought II, Oxford University Press, Oxford, 2006, p. 257-271. 13 Thus Malebranche claims that “le jugement que l’esprit porte d’un objet, ou plutôt […] la vue confuse ou distincte du rapport qu’un objet a avec nous” (“the mind’s judgement about an object, or rather […] the view, distinct or confused, of the relation an object has to us”) precedes the production of the passion proper (RV V. 3, OCM II, p. 142). In a later éclaircissement appended to the Recherche, Malebranche again insists on the fact that a passion of love that derives from knowledge that some object is advantageous to us must be distinct from both that knowledge and the pleasure in the object that gives rise to it (OCM 3: 197-199). As in the case of Descartes, however, Malebranche admits that we can have a passion without judging any object to be advantageous to us. In the Recherche, Malebranche provides as an example the case where we are moved by joy when inhaling fresh air without being aware of the inhaling as the source of the joy (RV V. 12, OCM II, p. 406-407).
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ing of love. In the Recherche, he offers a complex account of the passions that distinguishes seven stages 14. What is most relevant for our purposes is his distinction between the fifth and sixth stages. The fifth involves an émotion sensible de l’âme that accompanies a certain flow of animal spirits in the brain. It is this emotion that is the passion proper, and it is clear that Malebranche takes it to be a modification of the will. At the sixth stage these emotions give way to “sentiments différent d’amour, d’aversion, de joie, de désir, de tristesse” (“the different feelings of love, aversion, joy, desire, sadness”: RV V. 3, OCM II, p. 145). Whereas for Descartes the passion is a feeling that precedes, and triggers, the motion of the will, for Malebranche passion is the motion of the will that precedes, and triggers, the feeling associated with that motion. To be sure, Malebranche does distinguish passionate love from the love that constitutes the natural inclinations of the will by appealing to the fact that the latter are “mouvements de l’âme, qui nous sont communs avec les pures intelligences” (“motions of the soul that we have in common with pure intelligences”), whereas the former – as in the case of passion in general – are “les émotions que l’âme ressent naturellement à l’occasion des mouvements extraordinaires des esprits animaux” (“emotions that naturally affect the soul on the occasion of extraordinary motions in the animal spirits”: RV V. 1, OCM II, p. 127). This is reminiscent of the view in Descartes’s letter to Chanut that insofar as love is rational, it “se pourroient trouver en notre ame, encore qu’elle n’eut point de corps” (“could be found in our soul even if it had no body”), whereas insofar as it is passionate, love is “excitée en l’ame par quelque mouvement des nerfs” (“aroused in the soul by some motion of the nerves”), and thus depends on the soul’s union with a body (AT IV 602-603; BLet 600, p. 2384). Yet there is a crucial difference: Descartes’s indication in the letter to Chanut is that rational love is an activity rather than 14 The first three stages seem to concern purely intellectual emotions, since Malebranche indicates that they could occur in the soul even if it had no body (RV V. 3, OCM II, p. 155-156). However, the last four stages are by nature associated with the flow of animal spirits in the body, and so can occur only in a soul united to a body. For further discussion of Malebranche’s seven-stage sequence, see Hoffman, “Three Dualist Theories”, art. cit., p. 186-192.
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a passivity, since it is simply the motion of the will by means of which the soul joins itself to an object. As Malebranche himself recognizes, however, his doctrine of occasionalism requires that natural inclinations as well as passions are passive insofar as God alone produces both features of the will. Thus Malebranche claims near the start of the Recherche that “de méme que l’Auteur de la nature est la cause universelle de tous les mouvements qui se trouvent dans la matière, c’est aussi lui qui est la cause générale de toutes les inclinations naturelles qui se trouvent dans l’esprit” (“just as the Author of nature is the universal cause of all motion found in matter, so is he the general cause of all the natural inclinations found in the mind”: RV I. 1, § II, OCM I, p. 45), where the inclinations are not limited to the inclinations that we have in common with pure intelligences, but also include the motions of our will that derive from the union of our soul with a body. With respect to Descartes’s distinction of passive love from love that involves our own free activity, then, the closest counterpart in Malebranche is not his distinction of love as passion from love as natural inclination. It is rather the distinction in the Recherche between volonté as “l’impression ou le mouvement naturel qui nous porte vers le bien indéterminé et en général” (“the impression or natural motion that carries us toward general and indeterminate good”) and liberté as “la force qu’a l’ésprit de détourner cette impression vers les objets qui nous plaisent” (“the power that the mind has of turning this impression toward objects that please us”: RV I. 1, § II, OCM I. p. 46). For whereas Malebranche holds that the motion that constitutes volonté is en nous sans nous, since it is merely imprinted in us by God, the turning of inclination that constitutes liberté is en nous avec nous, since it derives from the exercise of a volitional power that is under our direct control 15. In § XVI of his Seconde lettre in response to Arnauld (1687), Malebranche claims that whereas pleasure produces a mouvement naturel et necessaire in our soul en nous sans nous, the motion of the will connected to our free consent is en nous avec nous; see OCM VII, p. 394. It is significant that in this text Malebranche explicates what is en nous avec nous by appealing not to his earlier view that we have a power to “turn” our mouvement naturel, but rather to the fact that we have the power to consent or suspend consent to an already-present determination of this motion; see note 17. 15
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Admittedly, Malebranche’s distinction between volonté and liberté would have been nonsensical for Descartes. In the Passions, for instance, Descartes insists that “la volonté est tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut jamais être contrainte” (“the will is by its nature so free that it can never be constrained”: I, art. 41, AT XI 359; BOp I 2370). For him, the freedom manifested in all acts of volonté is what allows us to distinguish volitions from merely passive perceptions 16. However, the distinction between passive and active aspects of the will is crucial for Malebrance. In particular, Malebranche is concerned to allow for the fact that it is up to us to determine whether we consent to love of a particular good, or rather suspend our consent by continuing our search for our greatest good, that is, for God. Malebranche is well aware that his claim that we have a liberté under our own control seems to conflict with his occasionalist conclusion that God is the only genuine cause. Indeed in the first of the Éclaircissements appended to the third edition (1678) of the Recherche, he notes the objection of his critics that “j’abandonne trop tôt la comparaison de l’esprit avec la matière, et s’imaginent qu’il n’a pas plus de force [que matière] pour déterminer l’impression que Dieu lui donne” (“I abandoned the comparison of mind with matter too soon, and they imagine that it has no more power [than matter] to determine the impression God gives it”: OCM 3:17). His initial suggestion – reflected in the previously cited definition of liberté in the Recherche – is that our free act of consent remains under our control since it involves a “turning” of our natural inclination toward objects that please us. But this position turns out to be unavailable to Malebranche given his admission in the Recherche that natural inclinations are directed to objects perceived as good prior to any free act. Thus already in the initial 1674 edition of this text, he notes that in the case where a person loves some particular honor, his nat-
16 Moreover, Descartes suggests at the start of the Passions that the passivity of the passions in the soul are correlatively actions in relation to the body to which that soul is united; see I, art. 1, AT XI 328; BOp I 2332. Given his occasionalism, Malebranche must deny any bodily activity, and thus must deny that there are any passions in the soul in this sense. For further discussion of this difference between Descartes and Malebranche, see J.-C. Bardout, “Y a-t-il une théorie occasionaliste des passions”, XVIIe siècle, 203 (1999), p. 349-366.
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ural impression is directed to that honor before he can consider whether or not to consent (RV I.1, § II, OCM I, p. 48) 17. In fact, Malebranche subsequently offers what I take to be a fundamentally different explication of our freedom in his first Éclaircissement 18. In this “clarification” of his account of freedom in the Recherche, Malebranche emphasizes that our free consent to the natural inclination that God directs toward a particular object consists not in our “turning” of an inclination, but only in our resting with that inclination, and thus in the mere cessation of a further search for our true good. Since for Malebranche genuine causation involves the production of some real being, and since resting and cessation are mere privations rather than real beings, our free consent does not require that we act as genuine causes (OCM III, p. 20). There remains a difficulty for Malebranche given his claim that we are free not only to consent but also to “suspend” our consent to a natural inclination that is directed toward a particular object. Since it is opposed to consent, this act of suspending consent might seem to bring it about that the natural inclination is not directed toward that object, and so to be something more than a mere privation. Malebranche does note in the first Éclair17 Malebranche repeats this point in his first Éclaircissement when he claims that “car Dieu nous portant vers tout ce qui bien, c’est une consequence nécessaire qu’il nous porte vers les biens particuliers, lorsqu’il en produit la perception, ou le sentiment dans notre âme” (“because God leads us to all that is good, it is a necessary consequence that he carries us to particular goods when he produces the perception or sensation of it in our soul”: OCM III, p. 18). I take this to be in tension with the suggestion in the first edition of the Recherche that just as motion proceeds in a straight line unless it encounters external opposition, so our natural inclinations proceed toward the true and the good unless we freely turn them away from that end (RV I.1, § II, OCM I, p. 45-46). To my knowledge, in his later writings Malebranche does not repeat the claim that our freedom involves our ability to “turn” an impression that would otherwise be directed elsewhere. 18 Thus I think the view of some commentators that Malebranche adhered to essentially the same account of freedom throughout his philosophical career cannot be maintained. See, e.g., Elmar Kremer’s claim that “on the whole, [Malebranche’s] later works provide clarifications and defenses, but not substantial changes, to the original position” in the Recherche: “Malebranche on Human Freedom”, in The Cambridge Companion to Malebranche, ed. by S. Nadler, Cambridge University Press, Cambridge, 2000, p. 206. See similar claims in S. Greenberg, “ ‘Things that Undermine Each Other’: Occasionalism, Freedom, and Attention in Malebranche”, Oxford Studies in Early Modern Philosophy, 4 (2008), p. 113-140: p. 132, n. 24; and “Occasionalism, Human Freedom, and Consent in Malebranche: ‘Things that Undermine Each Other’ ? ”, Oxford Studies in Early Modern Philosophy, 7 (2015), p. 151-186: p. 153, n. 5.
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cissement that when we suspend consent to love of a particular good, “nous faisons alors tout ce que Dieu fait en nous, car nous ne bornons point à bien particulier, ou plutôt à un faux bien, l’amour que Dieu nous imprime pour le vrai bien” (“we do everything that God does in us, for we do not limit to a particular good, or rather, to a false good, the love that God impresses in us for the true good”: OCM III, p. 24). But from what he says in this text, it is unclear what it means to say that in suspending consent “nous faisons tout ce que Dieu fait en nous” 19. However, we can fill out the account of both consent and suspense by considering Malebranche’s most detailed discussion of natural and free love. This is found in his Traité de Morale (1684), published nine years after the initial publication of the Recherche and six years after the initial publication of the Éclaircissements. In the Traité, Malebranche conceives of our free action in terms of a conflict in the will between two basic kinds of love: l’amour de l’Ordre, that is, a love of the moral order reflected in the relations of perfections that hold among ideas in the divine intellect, and l’amour propre, that is, a love of self that is not guided by this order 20. Malebranche notes that “si les pécheurs […] n’avoient nul amour pour l’Ordre, ils seroient incorrigibles en toutes manières” (“if sinners […] had no love for Order, they would be incorrigible in all ways”), whereas “si les justes n’avoient plus d’amour propre, ils seroient impeccables” (“if the just had no [morally unguided] self-love, they would be incapable of sin”: (M I. 4, § VII, OCM XI, p. 53). Even if amour propre dominates in us, Malebranche holds that we have the ability to resist its influence, appealing to the axiom that “lors qu’on agit, on ne produit pas toûjours les actes de la vertu qui domine” (“when we act, we do not always produce acts of the virtue [i.e., disposition] that dominates”: TM I. 4, § I, OCM XI, p. 51). This axiom reveals the need to distinguish the acts of love from its dispositions. Indeed, Malebranche distinguishes in the Traité among four species of amour, namely, naturel, libre, actuel and habituel. This distinction gives us acts of amour naturel and amour libre, on the one hand, and the habits or dispositions
See note 22. However, Malebranche is concerned at times to emphasize that l’amour propre is not the only kind of self-love; see note 12. 19 20
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of these two kinds of love, on the other. With regard to natural acts, Malebranche notes that “tout plaisir produit inmanquablement dans l’âme […] un amour naturel, nécessaire, ou purement volontaire l’objet qui cause ou qui semble causes ce plaisir” (“all pleasure invariably produces in the soul […] a natural, necessary or purely voluntary love of the object that causes or seems to cause this pleasure”). This natural act, in turn, “laisse dans l’âme une disposition d’amour naturel” (“leaves in the soul a disposition of natural love”: TM I. 3, § XVIII, OCM XI, p. 49). In terms of Malebranche’s occasionalism, the view here is that natural acts that God produces in us provide the occasion for him to alter as well a natural disposition to act that itself serves as an occasional causal factor in his production of future natural acts. However, Malebranche warns that “tout plaisir ne produit pas l’amour libre” (“not all pleasure produces free love”) since acts of free love “dépend de la raison, de la liberté, de la force qu’a l’âme de resister au mouvement qui la presse” (“depend on reason, on freedom, on the power that the soul has to resist the motion that impels it”: OCM XI, p. 49). As in the case of natural acts, free acts also serve as the occasion for God to alter a corresponding free disposition 21. In contrast to acts of natural love, however, free acts are determined by us rather than by God. It is at this point that we can fold in the account of consent from the first Éclaircissement. Our “consent” is a free act that involves resting with a natural act that, due to original sin, is dominated by amour propre. This free act serves as an occasional cause of a strengthening of the free disposition to act in accord with amour propre rather than amour de l’Ordre. Since the free act is itself a mere privation, and since it is only an occasional cause of a change in a free disposition, there is no conflict here with occasionalism.
21 In his seventh Éclaircissement of the Recherche, Malebranche considers the possibility that our facility for thought and action consists solely in the manner in which God causes certain occurrent thoughts in the soul. In this case the soul would possess no dispositions. However, he claims that certain “proofs from Theology” lead him to believe that “after the soul’s action there remain in its substance certain changes that really dispose it to the same action” (OCM III, p. 67-68). The nature of these proofs is indicated by the thesis in the Traité that we are justified not by our temporary free acts but rather by the stable and permanent free dispositions in us that are linked to these acts (TM I. 3, OCM XVII, p. 48).
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What, then, of the case of suspending consent? Here I think we must keep in mind Malebranche’s claim that even sinners have some amour de l’Ordre. Whereas consent in effect involves an acquiescence to amour propre, suspense involves instead an acquiescence to an already present amour de l’Ordre 22. Thus no more than in the case of consent does suspense consist in the production of some new being. The free acts of consenting and suspending consent do serve as occasional causes for God to bring about changes in free dispositions. Thus in the case of consent, God strengthens the disposition of our free love toward amour propre, whereas in the case of suspense, he strengthens the disposition of this love toward amour de l’Ordre. However, in neither case does our free act itself directly produce any change in the disposition 23. Nevertheless, there is one final complication in the Traité that pertains to the case of the free act of suspending consent. This is broached by Malebranche’s remark in this text: On ne peut découvrir la vérité sans le travail de l’attention, parce qu’il n’y a que le travail de l’attention qui ait la lumiere pour recompense. (We cannot discover the truth without the work of attention, because it is only the work of attention that has light for reward). (TM I. 4, § I, OCM XI, p. 70)
Our freedom involves our ability not only to suspend consent to natural acts deriving from amour propre, but also to attend to the truth, an attention that serves as “une priére naturelle, par laquelle nous obtenons, que la Raison nous éclaire” (“a natural prayer by which we receive what Reason clarifies for us”: TM I. 5, OCM XI, p. 60). There are two questions here: What is the relation between 22 This is how I understand Malebranche’s claim in the first Éclaircissement that in suspending consent we merely “faisons tout ce que Dieu fait en nous”. 23 I therefore think there is some reason to question the view, common in the Anglo-American literature, that Malebranche’s account of free consent/suspense is incompatible with his occasionalism. See, for instance, C. McCracken, Malebranche and British Philosophy, Oxford University Press, Oxford, 1983, p. 109; Kremer, “Malebranche on Human Freedom”, art. cit., p. 214; A. Pessin, “Malebranche’s Doctrine of Freedom/Consent and the Incompleteness of God’s Volitions”, British Journal for the History of Philosophy, 8 (2000), p. 21-53: 51); and A. Pyle, Malebranche, Routledge, London, 2003, ch. 9. For an argument that Malebranche’s view of free consent/suspense is compatible with his occasionalism, see Greenberg, “Occasionalism, Human Freedom, and Consent in Malebranche”. But cf. notes 24 and 26.
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attention and suspense? And, does Malebranche’s introduction of a distinct act of attention conflict with his occasionalism 24? Malebranche initially identifies attention as a force that is a disposition “inséparable de l’amour de Dieu” (“inseparable from the love of God”: TM I. 5, § V, OCM XI, p. 61). He contrasts this with the disposition of liberté, which is connected to the free acts of consenting and of suspending consent. I take the suggestion here to be that free dispositions have two aspects, force and liberté. Malebranche notes that by means of liberté, “on s’exempte de l’erreur” (“we avoid error”), whereas by means of force, “on découvre la verité” (“we discover the truth”: TM I. 6, § III, OCM XI, p. 71). Suspending consent strengthens the alignment of our liberté with amour de l’Ordre insofar as it opposes an acquiescence to natural acts deriving from amour propre. In order to find the truth, however, we need further acts of attention that serve to strengthen the alignment of our force with amour de l’Ordre. As I understand him, Malebranche holds that the free act of suspending consent is not a modification that requires a real cause because it is a mere acquiescence to amour de l’Ordre. But this initial acquiescence calls for further free acts of attention that involve not merely opposition to natural acts, but also the “natural prayer” that leads us to the truth 25. Admittedly, Malebranche tells us even less about these free acts of attention than he does about free acts of suspending consent. However, it is reasonable to assume that he would hold that as with suspense, when we attend it is merely the case that “nous faisons tout ce que Dieu fait en nous”: that is to say, we merely follow the amour de l’Ordre that God impresses in us to lead us to the truth 26. 24 As Greenberg, for instance, argues that it does, in “ ‘Things that Undermine Each Other’ ”; see note 26. 25 Malebranche notes that “on ne peut suspendre son jugement sans réveiller son attention” (“we cannot suspend our judgement without awakening our attention”: TM I. 5, OCM XI, p. 79). I take the claim here to be that acquiescence to amour de l’Ordre through suspending consent to a natural act introduces the need for additional acts of attention that involve a further following of this amour. 26 Greenberg has claimed that Malebranche is committed to the position that acts of attention are themselves desires, and so modifications (“ ‘Things that Undermine Each Other’ ”, art. cit., p. 124). This claim is crucial for Greenberg’s argument that Malebranche’s view that our attention is free, and so under our control, is incompatible with his occasionalism. I cannot consider here all of the textual evidence that Greenberg offers for his key premise. However, my suggestion is that there is room in Malebranche for the view that what holds for free acts of suspend-
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In this rather elaborate account, we see the central importance for Malebranche of a kind of love that depends on our own free activity. The distinction of this active form of love from a more passive form admittedly looks very different in Malebranche than it does in Descartes. For Malebranche rejects both Descartes’s view that passivity can pertain only to our perceptions, and his view that free activity is a defining feature of our will. Moreover, Malebranche’s occasionalism forces him to reconceive both the passivity and the activity of love 27. Yet what remains in Malebranche is the commitment that Descartes expresses in his letter to Chanut to the presence in us of a kind of active love that is a manifestation of our free will, and thus differs from any passive form of love 28.
Abstract For Descartes and Malebranche alike there is an important distinction between love that is a passive feature of our soul, on the one hand, and love that is linked to our free activity, on the other. This essay begins with this distinction as presented in Descartes’s 1647 letter to Chanut between passive passionate and active rational love, comparing this to the somewhat different account of these kinds of love in his Passions de l’âme. Then there is a consideration of the significance of Descartes’s views for Malebranche’s psychology, in which the notion of love is central. What may seem initially to be most relevant to Descartes’s bifurcated notion of love is the distinction in Malebranche between love as “natural inclination” and love as passion. However, it turns out that the clearest correlate of the active rational love of Descartes’s letter to Chanut is the “free love” that Malebranche associates with our free actions. There is in closing an examination of some notable complexities of Malebranche’s account of free love, including his various attempts to render his insistence that we are genuinely free compatible with his occasionalist conclusion that God is the only real cause. ing consent holds equally for free acts of attention, namely, that they produce no real change in the soul that requires a cause. If so, this would explain why Malebranche did not see the introduction of the notion of attention as creating a special problem for his occasionalism. 27 The difference with respect to activity is clear, since Descartes would see no reason to deny that the soul produces real modifications of itself by means of its free action. For the difference with respect to the passivity of passionate love, see note 16. 28 I presented an earlier version of this chapter at the 2014 conference in Lecce, Les Passions de l’âme: Genesi, struttura e storia. Thanks to the audience at this conference for enlightening discussion. Thanks also to Sean Greenberg for his helpful comments on a subsequent version of this chapter.
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GÁBOR BOROS
MALEBRANCHE ET LE CONCEPT CARTÉSIEN DE L’AMOUR DE DIEU A la mémoire de notre feu ami, András Dékány
Les valeurs systématiques des théories de l’amour de Dieu chez Descartes et Malebranche diffèrent sans doute considérablement. En dépit de cette différence indiscutable mais également grâce à elle, la comparaison de ces deux théories nous conduira aux analyses-clés, notamment parce que, en raison de son occasionalisme, Malebranche fut considéré comme un penseur cartésien majeur. Peut-on ou même doit-on dire, partant, que la théorie de l’amour de Malebranche est cartésienne ? Impérativement, on doit éviter de donner trop vite une réponse entièrement négative ou positive. En général, on peut bien supposer que Malebranche jugea la théorie de l’amour de Descartes à peu près de la même manière que la philosophie de nouveux stoïques : à savoir qu’elle était trop philosophique-spéculative pour satisfaire les penseurs souhaitant relier d’une part la religion, la théologie au milieu des débats entre la Réforme et la Contre-Réforme et, d’autre part, la philosophie mécanique nouvelle. De prime abord, Descartes, lui, envisagea plutôt la possibilité, voire la nécessité de leur séparation. Si l’on peut parler de Jésus-Christ – comme fait Descartes dans sa lettre à Chanut du 6 juin 1647 – en tant qu’un des « avantages » que Dieu a faits non seulement à l’homme, mais aussi « à une infinité d’autres créatures » – en employant le principe de la justice juridique suum cuique, soi-disant –, on a l’impression d’avoir pris une position au-delà de la théologie basée sur la révélation chrétienne originaire, qui n’apparaît pour lui que sous la forme suspecte d’une religion anthropocentrique des prédicateurs 1. Ou, si peut-être non 1 Voir René Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, GF- Flammarion, Paris, 1989, p. 266.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117854 (DESCARTES, 4), p. 511-529
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pas lui-même, du moins ses interprètes le firent séparer théologie et philosophie – ses interprètes, qui tentèrent sauver l’autorité philosophique de Descartes en soulignant la rupture décisive de sa philosophie naturelle avec celle du Moyen Âge, qui impliqua à leurs yeux qu’il ne put attribuer aucun rôle distinctif à la pensée religieuse ou théologique dans la philosophie non plus. Admettant ce qui vient d’être dit comme une vérité partielle, je propose, tout de même, de reconstruire la théorie de l’amour de Dieu chez Descartes, un peu cachée, et la comparer à celle de Malebranche, expliquée non seulement dans son Traité de l’amour de Dieu, focalisant sur la question très disputée de l’amour pur mais aussi dans ses traités philosophiques plus généraux, notamment dans son Traité de moral. Un des fruits de cette comparaison sera de retrouver un maillon de la chaîne reliant la pensée de Descartes à celle de Rousseau : je pense qu’on peut découvrir chez Malebranche un approfondissement du concept du « sentiment » de Descartes qui préfigure celui de Rousseau et des « sentimentalistes ». Tout d’abord, je juge à propos de dire quelques mots généraux sur le rôle de l’amour dans la vie humaine. Tout généralement, ce rôle consiste à rendre possible une orientation fondamentale de valeurs. D’un point de vue philosophique, l’amour est un choix, réalisé par une décision libre ou du moins volontaire, plutôt implicite qu’explicite, un choix, qui favorise un ou plusieurs êtres parmi d’autres êtres, nombreux dans notre entourage. Au cours du processus sous-jacent menant à cette décision cachée, ces êtres sont évalués et acquièrent des valeurs en tant qu’objets d’amour ; ils seront constitués comme « objets de valeurs » sur la base de notre propre « valorisation » perspective. Autrement dit : on leur attribuera des qualités, positivement évaluées. C’est précisément ce « travail » caché de l’amour, de l’être humain amoureux dont l’arrière-plan personnel, la méthode et la direction doivent être relevés chaque fois lorsqu’on cherche à trouver le centre axiologique d’une personne dans la vie pratique. Et si l’on cherche à comprendre la philosophie de l’amour d’un penseur, c’est sa théorie expliquant les détails de ce travail de l’amour qu’il faut restituer. Ces réflexions préalables nous conduisent à des questions décisives. Quels sont les motifs qui nous persuadent finalement de choisir un objet particulier en tant qu’un objet de valeurs, ces valeurs étant établies précisément par notre amour ? Ou inverse512
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ment, lorsque l’amour même est traité en tant qu’un motif, à quels actes, à quelles épreuves notre amour nous motivera ? L’amour dont l’objet/le sujet est Dieu, établit-il une sorte d’amour toute différente des autres ? Nous chercherons à répondre à de telles questions en analysant les théories respectives de l’amour de Dieu chez Descartes et Malebranche pour relever les caractéristiques qui les apparentent l’une à l’autre mais aussi d’autres qui les séparent l’une de l’autre. Étant donné qu’avec Malebranche un « tournant théologique » entra dans la philosophie de passions, il est important de souligner que Descartes s’opposa catégoriquement aux théories traditionnelles de passions, fondées sur des théologies de moral non seulement en général, mais aussi et plus spécifiquement en ce qui concerne leurs théories de l’amour. Comme il évita d’utiliser le concept-paire de passions « irascibles » et « concupiscibles » 2, il ne voulait plus garder la distinction entre « l’amour de bienveillance » et « l’amour de concupiscence », qui ne fait voir, selon lui, que des propriétés superficielles de l’amour en ne découvrant rien de son essence 3. Au lieu des concepts duels de l’amour, il le défini d’une manière unitaire en supposant sans doute que la définition en révélera l’essence : L’amour est une émotion de l’âme, causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables 4.
Sans doute, l’amour ainsi défini renouvelle le théorème ancien des amoureux qui s’unissent en s’aimant. Ce théorème sera également largement employé par des penseurs tardifs. Je voudrais souligner concernant cette définition que, ici, l’amour est sans doute une « passion élective » au sens donné à ce terme ci-dessus. J’aimerais mentionner trois réflexions principales relatives à ce concept de l’amour électif chez Descartes. Tout d’abord : au premier niveau, il n’y s’agit pas d’une unification réelle de l’amant et de l’aimé : c’est seulement une jonction qualifiée par l’expression « de volonté » qui est, à son tour, expliquée par Descartes ainsi : Les passions de l’âme, II, art. 68, AT XI 379 ; BOp I 2394. Ibid., art. 81, AT XI 388 ; BOp I 2404. 4 Ibid., art. 79, AT XI 387 ; BOp I 2402. 2 3
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consentement par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu’on aime en sorte qu’on imagine un tout, duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre 5.
C’est-à-dire que, dans le cas de cette jonction de volonté, il s’agit principalement d’une réorientation de l’attention de son propre ego comme unique centre de valeurs à quelque chose d’autre qui s’impose, qui sera reconnu comme un autre centre de valeurs, même si le terme « convenable à lui » révèle, bien sûr, que ces deux centres de valeurs s’attachent, l’un à l’autre. Même si Descartes ne continue pas d’appliquer cette explication, nous pouvons essayer de comprendre le sens de ce concept de l’amour par le seul mot « con-sentement » sur la base et comme le résultat de la « con-venance » des deux, l’amant et l’aimé. Pourtant, selon la lettre à Chanut du 1er février 1647, il y a deux manières par lesquelles l’amant peut s’unir à son objet de l’amour. Cette version de la définition du Traité gagnera une importance particulière quand nous tenterons de comprendre la modification malebranchienne du concept de l’amour de Dieu de Descartes. Descartes distingue dans la lettre « l’amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et celle qui est une passion » (249). Toutefois, la définition qu’il donne après est identique à celle que je viens de citer dans la version du Traité, dont la validité universelle sera explicitement confirmée un peu plus bas : pour ce que les philosophes n’ont pas coutume de donner divers noms au sujets qui conviennent en une même définition, et que je ne sais point d’autre définition d’amour, sinon qu’elle est une passion qui nous fait joindre de volonté a quelque objet, sans distinguer si cet objet est égal, ou plus grand, ou moindre que nous, il me semble que, pour parler leur langue, je dois dire qu’on peut aimer Dieu (256 sq.).
Je propose de formaliser un peu ce que dit Descartes. Je considère comme le fondement de son concept de l’amour l’acte de « joindre de volonté à quelque objet ». Si cet objet est intellectuel ou raisonnable – Dieu, notre âme, la connaissance d’une chose – la jonction devient « réelle », s’il est sensuel, la jonction reste « de volonté », au sens de convenance et de consentement, sans atteindre une vraie unification. Si je ne me trompe, nous devons même supposer Ibid., art. 80, AT XI 387 ; BOp I 2404.
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que le mot « passion » change de signification d’un cas à l’autre : dans le cas d’un objet sensuel, l’âme subit au sens concret du mot l’action du corps, alors que, si l’objet est raisonnable ou intellectuel, l’âme ne subit que l’activité de sa volonté. A partir de cette formalisation préalable, nous pouvons même tirer une conséquence importante regardant les trois sortes d’amour introduites par Descartes dans l’article 83 du Traité : […] lorsqu’on estime l’objet de son Amour moins que soi, on n’a pour luy qu’une simple Affection ; lorsqu’on l’estime à l’égal de soi, cela se nomme Amitié ; & lorsqu’on l’estime davantage, la passion qu’on a peut être nommée Dévotion.
J’ose conclure alors qu’en principe il doit y avoir deux fois trois sortes d’amour : celles de l’amour intellectuel ou raisonnable et celles de l’amour sensuel. Autrement dit, chaque sorte se redouble en affections, amitiés et dévotions sensuelles d’une part, et intellectuelles ou raisonnables d’autre part, où la relation entre les deux formes ne sont en aucun des cas symétrique. L’intellectualité est beaucoup plus à l’œuvre dans la dévotion qu’elle ne l’est dans l’affection, où elle ne peut apparaître qu’en tant qu’une intellectualité symbolique : quand on lit à propos d’une fleur bleue, cette expérience est l’opposé de l’affection sensuelle que l’on éprouve quand on la voit, tandis que dans l’amitié, la relation ou la proportion des deux sortes d’amour peut varier encore plus que dans le cas des autres espèces ; il est d’une grande importance que, dans le cas idéal, les êtres humains s’aiment par cette sorte d’amour 6. La sensitivité aussi bien que l’intellectualité, ou même un mélange des deux, pourraient en former la base, alors que l’essentiel reste l’égalité approximative et mutuelle entre les côtés de la relation. En ce qui concerne l’amour de Dieu, on peut bien citer derechef la lettre à Chanut du 6 juin 1647 où Descartes parle – comme je viens de le constater – des prédicateurs qui ont l’intention d’inciter dans l’âme des croyants l’amour sensuel de Dieu au lieu d’un amour intellectuel ressenti par des philosophes.
6 Je le nomme « idéale » du point de vue de Descartes du concept de la générosité et non pas de celui de Descartes de la dévotion au sens strict. Il y a, de toute évidence, une ambivalence caractéristique entre ces deux points de vue : les gens envers lesquels on ressent de la dévotion peuvent être presque divinisés tandis que si l’on entrevoit dans l’amitié la possibilité du sacrifice de soi, cela revient à élargir le concept de l’amitié.
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Et à cause que les prédicateurs, ayant soin de nous inciter à l’amour de Dieu ont coutume de nous représenter les divers usages que nous tirons des autres créatures, et disent que Dieu les a faites pour nous, et qu’ils ne nous font point considérer les autres fins pour lesquelles on peut aussi dire qu’il les a faits, à cause qu’il ne sert point à leur sujet, nous sommes fort enclins à croire qu’il ne les a faits que pour nous. (Beyssade 266).
En revanche, le philosophe est capable d’éprouver de la dévotion envers Dieu justement par la considération opposée : s’il considère que le pouvoir de Dieu s’étend à une infinité de choses même au-delà de l’homme. Et je pense qu’on y trouve le noyau du concept philosophique de l’amour de Dieu au 17e siècle : c’est de ce concept cartésien que Spinoza et Malebranche, tous les deux, développèrent leurs propres concepts de l’amour de Dieu, l’un dans une direction plutôt stoïque, l’autre dans une direction clairement augustinienne. Il est d’une importance primordiale – et c’est ce que j’aimerais souligner comme ma deuxième constatation principale – que le concept cartésien de l’amour de Dieu atteste au plus haut niveau ou contient en sa plénitude la spécificité de la philosophie de la passion 7 de Descartes que « l’homme », non seulement en tant que l’humanité en général mais aussi en tant que tel ou tel homme particulier, perd sa distinction narcissique dans l’univers, une conception dont la plupart des interprètes depuis Pascal l’ont accusé. L’ego n’est pas l’unique centre de valeurs qui reflète des valeurs sur toutes les espèces de l’Autre comme sur les êtres qui n’ont aucune valeur indépendante de l’ego ; autrement dit : l’ego ne s’enlève pas sur toutes les autres choses du monde en s’affirmant contre elles. Car le reflet de valeurs peut bien aller au sens opposé, de l’aimé à l’amant : il y a bien des espèces d’amour où c’est l’aimé qui s’enlève, qui s’affirme contre l’ego, qui aime. C’est précisément l’apparition de la soumission de l’ego que l’on doit souligner en tant que le sens polémique de la tripartition essentielle de l’analyse cartésienne des espèces de l’amour, qui s’oppose à la bifurcation traditionnelle mais – selon Descartes – superficielle en l’amour de bienveillance et l’amour de concupiscence.
7 Mon interprétation de cette expression n’est pas tout à fait identique à celle de J.-L. Marion dans son livre Sur la pensée passive de Descartes, PUF, Paris, 2013, mais n’en est pas absolument différente non plus.
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On peut, ce me semble, avec meilleure raison distinguer l’Amour par l’estime qu’on fait de ce qu’on aime à comparaison de soymême. Car lorsqu’on estime l’objet de son Amour moins que soi, on n’a pour luy qu’une simple Affection ; lorsqu’on l’estime à l’égal de soi, cela se nomme Amitié ; & lorsqu’on l’estime davantage, la passion qu’on a peut être nommée Dévotion. […] Or la différence qui est entre ces trois sortes d’Amour parait principalement par leur effets : car, d’autant qu’en toutes on se considère comme joint & uni à la chose aimée, on est toujours prest d’abandonner la moindre partie du tout qu’on compose avec elle, pour conserver l’autre 8.
Le renversement de la direction du rayonnement de valeurs est loin d’être la seule possibilité théorique chez Descartes. Dans ses lettres à Chanut et à la Princesse Élisabeth de Bohème précise-t-il que la dévotion n’est pas un type exceptionnel – ou même extraordinaire, au sens d’être au-delà de l’ordre de la nature dirigée par raison – de l’amour 9. Nos passions amoureuses envers Dieu, la patrie, notre ville, et même envers les hommes d’illustre naissance ou les hommes de qualité sont-elles, elles aussi des exemples de l’amour en tant que dévotion, et même la véritable amitié a certains éléments de la dévotion, même si Descartes la catégorise comme un type à part 10. Dans sa lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, Descartes promet de parler du souverain bien et de la manière d’en bien user la connaissance « pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie » (131). Il explique que deux choses sont requises « pour être toujours disposé à bien juger : l’une est » la connaissance de ceux « qui sont le plus à notre usage. Entre lesquelles la première et la principale est qu’il y a un Dieu, de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les décrets sont infaillibles […] ». En dépit de la terminologie théologique utilisée dans notre texte, l’argument de Descartes est sans doute philosophique au sens opposé à un argument religieux-théologique. Il parle d’un Dieu possédant les perfections que les philosophes de tous les
Les passions de l’âme, art. 83, AT XI 389 ; BOp I 2406. Cf. la lettre de 15 septembre 1645 (BLet 521, p. 2082-2086) in R. Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, op. cit., p. 131 sqq. 10 Cf. notre note 7. 8 9
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temps lui ont ordinairement attribuées. J’appellerai cette attitude « philothéiste », et je vais citer trois autres textes fondamentaux de ce point de vue pour expliquer ce que j’avance. Le premier texte se trouve dans la continuation de la lettre que nous venons de citer : « pour ce que le vrai objet de l’amour est la perfection, lorsque nous élevons notre esprit à le [Dieu] considérer tel qu’il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l’aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute en ce que nous les recevons ». Puis dans la formulation parallèle de la lettre à Chanut déjà citée, écrite plus d’un an après la lettre à Élisabeth : « je ne fais aucun doute que nous ne puissions véritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature » (254 ; BLet 600, p. 2388) ; de toute évidence, on a besoin, « pour cela d’une méditation fort attentive, à cause que nous sommes continuellement divertis par la présence des autres objets ». La dernière partie de cette sentence peut être, sans doute, considérée comme une allusion aux Méditations métaphysiques et en particulier à la clôture bien connue de la troisième Méditation. Descartes y annonce quasiment l’accomplissement de la tâche esquissée dans la lettre à Chanut que nous avons citée ci-dessus – certes, chronologiquement avant la lettre : Mais auparavant que j’examine cela plus soigneusement, et que je passe à la considération des autres vérités que l’on en peut recueillir, il me semble très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sort ébloui, me le pourra permettre (AT 41).
Qui plus est, il serait à propos de remarquer que Descartes délimite dans la méditation ainsi que dans la lettre a Chanut l’horizon de cette constatation. Dans les deux textes, il souligne que ces idées philosophiques ne sont valables que dans la vie terrestre, et que la seule chose que nous puissions faire, à cause de notre ignorance relative de l’autre vie, est de chercher un simulacre pour la méditation de l’état à venir dans l’autre vie. Cela peut s’accomplir soit sous forme de méditation philosophique, soit en imaginant quelques attributs de notre amour de Dieu même, qui, tous les deux, nous font jouir dès le moment présent une partie du contentement de l’autre vie. 518
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Ce qui s’esquisse dans ces textes c’est le même concept redoublé de l’amour de Dieu que nous venons de présenter. Il est un double concept parce qu’il peut être incité soit par des motifs terrestres-anthropocentriques voire contemptibles (cf. la lettre sur la conversion du frère d’Élisabeth, aussi bien que la lettre à Chanut sur les prédicateurs), soit par des méditations métaphysiques sur les perfections divines. Il peut s’ensuivre de ce dernier une forme de joie corporelle accompagnant la joie intellectuelle. Les deux formes de cet amour de Dieu sont asymétriques parce que la relation principale entre l’amant et l’aimé est également asymétrique. Il est important de souligner que ce type d’asymétrie dans la sorte d’amour qui est la dévotion peut évidemment servir de fondement pour une théorie théologico-politique centrée soit autour du concept médiéval selon lequel toute sorte de pouvoir vient de Dieu, soit autour de l’idée de « lex caritatis » 11. Cette même asymétrie nous amène à la troisième considération en question. Car, malgré la doctrine métaphysique du cogito, interprété souvent au sens de solipsiste ou, transposé en la langue de la théorie de l’amour : au sens narcissique, où l’âme raisonnable ne reconnaît qu’elle-même en tant qu’une entité existant avec certitude et en tant qu’unique porteur de valeurs, la théorie de l’amour de Dieu au centre axiologique de sa théorie de la passion contraint l’interprète à reconstruire l’édifice de la philosophie de Descartes d’un point de vue « philotheiste ». Il faut donner à cette philosophie une interprétation qui montre comment Descartes fait sans cesse philosophiquement des essais pour voir quelles voies conduisent à l’amour de Dieu et comment 12. Pour élaborer une telle interprétation, il faut reconnaître que, en principe, Descartes accepte l’idée d’un ordre hiérarchique de valeurs et que, pour lui, l’amour réglé doit se diriger vers cet ordre. Dans les lettres à Élisabeth et à Chanut, Descartes parle de cet 11 Pour une analyse profonde voir P. Guenancia, Descartes et l’ordre politique. Critique cartésienne des fondements de la politique, nouvelle édition, Gallimard, Paris, 2012, aussi bien que V. Carraud, « Descartes : la droit de la charité » in: G. Canziani – Y.-C. Zarka (éd.), L’Interpretazione nei secoli XVI e XVII, Angeli, Milano, 1993, 515-536. 12 D’après la fameuse étude de G. Rodis-Lewis, « Le dernier fruit de la métaphysique cartesienne : la générosité », Les Études philosophiques, janvier-mars 1987, 43-54.
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ordre sans aucune ambiguïté, et les expressions dont il se sert montrent clairement qu’il pense au concept de l’amour fondé sur le droit naturel normatif, basé sur le concept de la perfection. Il est convaincu, dit-il, que l’âme est capable d’aimer Dieu par l’essence de sa nature d’une manière tout naturelle et pour ce que le vrai objet de l’amour est la perfection, lorsque nous élevons notre esprit à le considérer tel qu’il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l’aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute en ce que nous les recevons 13.
En suivant le fil conducteur du raisonnement de Descartes sur les espèces de l’amour, nous sommes donc arrivés à l’idée de l’amour de Dieu, incitée par sa perfection pure. Nous avons pu démontrer que chez Descartes, qu’on considère le plus souvent le philosophe principal de l’ego comme valeur suprême, les chaînes des idées sur l’amour aboutissent finalement à deux espèces de la légitimation du sacrifice, voire de l’anéantissement de soi, même si cet anéantissement n’est pas si inconditionnel chez lui qu’il ne l’est chez François de Sales, chez les mystiques contemporains ou chez Fénelon. Il est donc encore plus important de regarder de plus près la théorie de l’amour de Dieu chez Malebranche que nous ne l’ayons pensé en proposant sa comparaison avec Descartes comme une analogie possible dans notre introduction. Non seulement parce que dans la seconde moitié du XVIIe siècle, c’est lui qu’on considérait comme un cartésien, mais aussi ou même plutôt parce que de prime abord son interprétation de l’amour pur l’apparente au « philothéisme » de Descartes, caractérisé par les deux centres de valeurs, à l’encontre du concept des partisans de l’amour pur, regardant Dieu comme le seul centre de valeurs. Il est important dans ce contexte de rappeler que l’expression de génitif « l’amour de Dieu » a non seulement le côté « objectif » dont nous avons parlé jusqu’à maintenant mais aussi un côté « subjectif ». On doit réfléchir non seulement sur l’amour des êtres humains envers Dieu mais aussi sur l’amour de Dieu envers
13 Lettre à Élisabeth de 15 septembre 1645 (BLet 521, p. 2082-2086) in : René Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, op. cit., p. 131.
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ses créatures, ce qui est le renversement du premier. Chez Descartes, ce sens objectif de l’expression, l’amour de Dieu envers ses créatures, rappelons-le, ne se laisse concevoir que par une analogie inverse avec l’affection, la première espèce asymétrique de l’amour. L’amant – Dieu dans ce cas-là – constitue la partie du tout qui est infiniment plus grande que l’autre ; en conséquence, en l’aimant, Dieu distribue des biens d’une manière absolue et souveraine : sa volonté renouvelle la création du monde d’un moment à l’autre, et le développement du monde créé n’est dirigé vers le bon que grâce à la bonté suprême de Dieu. Il est important de souligner cet aspect de la pensée de Descartes sur l’amour parce que, chez Malebranche, l’inclination naturelle des hommes répond précisément à cette partie « philothéiste » de la philosophie de Descartes, en ouvrant la voie à sa qualification d’un vrai philosophe cartésien. En même temps nous devons reconnaître que la signification du mot « cartésianisme » a considérablement changé comme une conséquence des analyses du concept cartésien de l’amour. Les inclinations naturelles de l’esprit sont comme des mouvements du corps chez Malebranche, et elles sont situées dans la volonté qui, de sa part, dirige l’entendement en l’appliquant aux objets particuliers de la connaissance. Or, ces inclinations ne sont que des impressions continuelles de la volonté de Dieu, nous procurant la direction fondamentale de notre pensée vers le bien en tant qu’une valeur suprême. Et c’est ici qu’on retrouve la place propre du concept de l’amour chez Malebranche : c’est grâce à l’amour que Dieu dirige le monde pré-humain directement vers le bien, et c’est grâce à ce même amour qu’il imprime des inclinations en nos volontés pour que les hommes puissent – mais aussi doivent – agir en tant que des représentants de Dieu dans le monde en menant à bien ou plutôt au bien, c’est-à-dire à leurs fins théologiques-naturelles les choses particulières. C’est l’amour du bien en général qui est le principe de tous nos amours particuliers, parce qu’en effet cet amour n’est que notre volonté : car […] la volonté n’est autre chose que l’impression continuelle de l’auteur de la nature, qui porte l’esprit de l’homme vers le bien en général 14. 14 Malebranche, Recherche de la Vérité, Livre 4, Chapitre 1, in : Œuvres, Gallimard, Paris, 1979 (dès maintenant R-L), vol. I, 388.
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Cette théorie de l’amour de Dieu a plusieurs aspects en commun avec la théorie homologue de Descartes. Toutefois, avant de les montrer sur la base du Traité de l’amour de Dieu, je tiens à souligner que je n’ignore pas une différence majeure incontestable entre leurs vues philosophiques concernant la relation entre Dieu et l’univers des créatures, une différence qui aura nécessairement une influence sur les théories de l’amour de Dieu. La question de la sincérité personnelle mise à part, l’opinion de Descartes qui s’exprime dans ses textes montre à une théorie philosophique de cette relation – tout en répondant d’ailleurs au caveat concernant la théologie en général, prononcé dans la première partie du Discours de la méthode. Certes, l’entretien avec Burman n’est pas son propre texte ; pourtant ce qu’il dit à Burman concernant tous les êtres en tant que créatures, qu’ils portent tous l’image de Dieu, même si en différents degrés, s’accorde bien avec la formulation de la lettre à Chanut où il dit que rien n’empêche Dieu de donner aux autres êtres des « avantages » tellement grands que fut Jésus-Christ pour les êtres humains. Il établit son opinion sur des idées philosophiques en écartant d’une manière assez délicate la doctrine de l’unicité du rapport de Dieu à l’homme, mise en relief décidément par Malebranche. Il s’ensuit de sa théorie théo-logiquement que Jésus-Christ doit être considéré comme un unique « avantage » divin et que les êtres non-humains en tant que créatures ne peuvent s’inscrire dans l’histoire de salut que par la médiation voire direction ou même providence limitée qui s’exécute par l’homme. « Car la grâce de Jésus-Christ par laquelle on résiste au plaisir déréglé est elle-même un saint plaisir, c’est l’espérance et avant-gout du souverain plaisir » (R-L II, 1052). Ce n’est pas dans des moyens philosophiques et encore bien moins physiques-physiologiques que Malebranche voit le remède contre les maladies causées par des excès de passions déréglées, comme le fait Descartes. Il met toute sa confiance dans la grâce surnaturelle, métaphysique de Jésus-Christ, dont la multiplication selon les différents degrés des êtres non-humains semblait pour lui théo-logiquement impossible. La véritable cause du plaisir éclairé est la grâce de Jésus-Christ, puissance pure, à l’opposé de l’impuissance absolue des créatures. Par conséquent, la théorie de Malebranche s’accorde bien avec celle de Descartes, sauf concernant le statut de Jésus-Christ dans le système. Avant de conclure cette étude, je vais mentionner quelques exemples de cet accord partiel. 522
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Premièrement, je viens de citer Descartes disant que la perfection divine nous attire d’une manière toute naturelle à l’aimer. Or, il se trouve un passage dans le Traité de l’amour de Dieu où Malebranche affirme ce que l’on peut regarder comme le pendant de la thèse de Descartes : Mais puisque l’Ordre, dont je parle, n’est que le rapport qu’ont entre elles les perfections divines tant absolues que relatives, il est clair que l’amour de l’Ordre n’est que l’amour de Dieu et de toutes choses par rapport à Dieu. Car aimer l’Ordre, c’est aimer les choses selon le rapport qu’elles ont aux perfections divines : et c’est aimer Dieu considéré en lui-même plus que toutes choses, puisqu’il renferme en lui-même, et d’une manière infiniment parfaite, les perfections de toutes choses (R-L 2, 1050).
Le concept-clé de ce passage est sans doute la perfection. Comme Dieu s’aime parce qu’il se complaît en lui-même, que la beauté de l’Ordre – c’est-à-dire du rapport de ses perfections entre elles – lui plaît, nous l’aimons, métaphysiquement parlant, parce qu’il nous a imprimé l’inclination naturelle pour l’aimer, qui s’exprime – physiquement parlant, ou plutôt d’une manière « philothéiste » comme parlait Descartes – dans l’attirance des choses qu’elles exercent sur nous à cause de et proportionnellement à la perfection, c’est-à-dire au rapport à Dieu qu’elles renferment en elles. Chez Descartes, c’est précisément cette échelle de la perfection qui nous conduit naturellement à aimer Dieu à cause de sa souveraine bonté. Jusqu’ici, Malebranche serait d’accord. Toutefois, il continuerait de dire que cet amour naturel devrait être rapporté à la grâce divine qui ne se manifeste qu’en JésusChrist, et que cette grâce sainte ne se limite pas à l’inclination qu’elle nous donne pour l’amour naturel. Elle arrive à son plus haut degré lorsqu’elle nous incite à l’amour de Dieu en tant que charité, qui n’équivaut pas tant à l’amour de Dieu en tant que la souveraine bonté qu’à l’amour de la justice ou « l’amour de l’Ordre 15. Car l’idée de Dieu comme souveraine justice est plus propre à régler notre amour que toute autre idée de Dieu que l’imagination pourrait corrompre, et par là nous faire illusion » (ibid.).
15 Comme chez Leibniz où amor, sapientia, justitia (caritas sapientis ou benevolentia universalis) ne font qu’un.
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Un autre exemple est le rôle et la place de l’ego dans cette ascension à l’amour de Dieu en tant que charité, en tant que l’amour de la souveraine justice. La position de Malebranche se manifeste clairement dans le débat autour du concept de l’amour pur et de l’éclaircissement de la distinction entre l’amour-propre et l’amour de soi. Je pense que Malebranche aurait pu accepter la définition de l’amour chez Descartes tout en admettant sa conséquence que l’ego reste un centre de valeurs même lorsqu’il s’agit de la dévotion : même Dieu doit être un objet « convenable à lui », l’ego, s’il doit le rejoindre ou « de volonté », ou réellement. C’est ce qui s’exprime dans la thèse de Malebranche que je viens de commenter et selon laquelle « on ne peut aimer que ce qui plaît ; ni haïr que ce qui déplaît » (R-L II, 1051). De toute évidence, cet amour de complaisance n’est absolument un amour sensitif ni chez Descartes, ni chez Malebranche. Il est plutôt le résultat d’un (auto)développement mental « philothéiste » chez Descartes (dont l’abréviation est son expression de jeunesse studium bonae mentis) – pour que l’esprit puisse se réjouir de la souveraine perfection au lieu de la prétendue amabilité de choses finies ou d’un Dieu imaginaire – et d’un enseignement théo-logique chez Malebranche, pour que l’esprit puisse se réjouir avant tout de la souveraine justice. Mon troisième exemple concerne l’un des passages les plus scandaleux de prime abord qui se trouvent chez Descartes. Il n’est pas besoin aussi de distinguer autant d’espèces d’amour qu’il y a de divers objets qu’on peut aimer ; car, par exemple, encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l’argent (389), un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles participent de l’amour, elles sont semblables. Mais les quatre premiers n’ont de l’amour que pour la possession des objets auxquels se rapporte leur passion, et n’en ont point pour les objets mêmes, pour lesquels ils ont seulement du désir mêlé avec d’autres passions particulières. Au lieu que l’amour qu’un bon père a pour ses enfants est si pur qu’il ne désire rien avoir d’eux, et ne veut point les posséder autrement qu’il fait, ni être joint à eux plus étroitement qu’il est déjà ; mais, les considérant comme d’autres soi-même, il recherche leur bien comme le sien propre, ou même avec plus de soin, parce que, se représentant que lui et eux font un tout dont il n’est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs
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intérêts aux siens et ne craint pas de se perdre pour les sauver. L’affection que les gens d’honneur ont pour leurs amis est de cette même nature, bien qu’elle soit rarement si parfaite ; et celle qu’ils ont pour leur maîtresse en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l’autre » (Art. 83 ; BOp I 2406).
Je ne veux pas soumettre ce texte à une analyse détaillée – on l’a déjà fait plusieurs fois, rappelons seulement les études de J.-L. Marion 16, D. Kambouchner 17 et A. Matheron 18. La seule considération que je voudrais présenter dans la suite est que c’est par des moyens tout à fait philosophiques que Descartes tente de persuader le lecteur que la bifurcation traditionnelle – l’amour de bienveillance contre l’amour de concupiscence – ne montre rien de l’essence de l’amour, parce que l’amour lui-même est essentiellement identique dans ses exemples très différents. Malebranche, lui, pourrait s’accorder avec Descartes concernant l’univocité essentielle du concept de l’amour dans tous les cas mentionnés. Pourtant, chez lui, ce ne sont pas des considérations philosophiques qui nous conduisent à reconnaître ce fait, mais plutôt, comme nous nous y attendons, des considérations théologiques. Ainsi tout amour de Dieu est intéressé en ce sens, que le motif de cet amour, c’est que Dieu nous touche comme notre bien, et que nous sommes convaincus qu’il n’y a que lui qui puisse remplir le cœur qu’il a fait pour lui. Mais il ne faut pas confondre les motifs avec la fin. Notre volonté, l’amour de la béatitude est une impression de Dieu commune aux bons, aux méchants, aux damnés même […] (R-L 2, 1053, nous soulignons).
Autrement dit, l’explication de Malebranche est théo-logique : en raison de la nature essentielle de la volonté, de l’amour de la béatitude, qui est commune aux hommes, le motif d’un bon père, d’un ambitieux, d’un avaricieux, d’un ivrogne, d’un brutal, d’un homme d’honneur ne peuvent qu’être le même tandis que les fins qu’ils espèrent atteindre sont fortes différentes. 16 « L’Ego altère-t-il autrui ? » in Questions cartésiennes, PUF, Paris, 1991, 189-219. 17 « Cartesian Subjectivity and Love » in G. Boros – H. De Dijn – M. Moors (eds), The Concept of Love in 17th and 18th Century Philosophy, Leuven University Press, Leuven – Eötvös University Press, Budapest, 23-42. 18 « Amour, digestion et puissance chez Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 178 (1988), 433-445.
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On peut même décrire la relation des deux penseurs, Descartes et Malebranche, comme si l’on verrait la transition de penser du point de vue de cette vie à penser de celui de l’autre vie. Malebranche cherche à comprendre l’état humain de l’autre vie à l’aide de ses catégories philosophiques, qui ne sont pas très éloignées de celles de Descartes. Je pense que lorsque Malebranche parle des saints, c’est ce point de vue de l’autre vie qui s’exprime, le point de vue complémentaire de Descartes qui ne fait que des allusions à l’état de l’esprit sans le corps. Malebranche dit : Maintenant l’amour de la félicité et de la perfection se combattent, parce que c’est le temps du mérite, et que l’âme est en épreuve dans son corps (R-L II, 1055).
Il parle d’une façon théo-logique de la même chose dont Descartes, lui, parle d’une façon « philothéiste » dans ses lettres à Chanut et à Élisabeth. Malebranche continue sur le même ton en précisant ceux, dont Descartes refuse de parler : Mais dans le ciel tout ce qui nous plaira, nous perfectionnera : tous nos plaisirs seront purs, et nous uniront à la vrai cause qui les produit (R-L II, 1055 sq).
On peut bien voir dans cette reprise du théorème de l’unité de l’amant à l’aimé une variation sur le thème central du discours cartésien de l’amour, l’acte de « se joindre à l’objet convenable », une variation qui recourre aux auteurs théologiques classiques de la pensée sur l’amour. D’autant plus que cette formulation concernant l’état de l’âme dans le ciel s’inscrit parfaitement à la description formelle de ce que l’amour naissant nous inspire. La description de la première phase de ce procédé nous rappelle ce que Descartes dit sur le rôle de l’admiration en tant qu’un présupposé d’être capable d’éprouver des passions en général : « il est impossible que l’âme soit ébranlée, qu’elle reçoive quelque impression, quelque mouvement, si rien ne la frappe » (R-L II, 1051). Pour être frappé donc, il existe un présupposé nécessaire pour pouvoir transformer « l’amour du bien en général » ou « l’amour de la béatitude » en « l’amour de tel bien » ou « l’amour de la béatitude objective » : l’amour malebranchien est donc électif comme l’amour cartésien en tant qu’amour « objectif », sur le fond d’un amour « formel », non-électif, imprimé en nous par Dieu. 526
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[L]’amour du bien en général devient naturellement l’amour de tel bien, lorsque l’idée de tel bien produit dans l’âme la perception agréable par laquelle ce bien lui est rendu sensible, et alors si l’âme consent, […] elle se repose dans ce bien dont elle a la perception (1055).
Nous avons donc d’abord l’idée d’un objet représenté comme un tel bien, un tel objet convenable (Descartes) ou agréable (Malebranche) à nous. Puis l’âme consent (Malebranche) ou se joint de volonté à cet objet (Descartes), et Malebranche, le théologien ajoute encore qu’elle se repose dans ce bien auquel elle se joint ou s’unit. En parlant de l’unification, Malebranche se sert de la terminologie des partisans de la cause de l’amour pur, strictement conçue par Francois de Sales jusqu’à Bernard Lamy, l’adversaire de Malebranche et le destinataire du Traité de l’amour de Dieu. Toutefois, parler de l’anéantissement de l’amant chez Malebranche peut bien se comprendre comme l’objectif de tirer des conséquences théologiques de celles que Descartes écrit sur la dévotion en tant qu’une espèce d’amour. « Plus nos plaisirs seront grands, plus aussi notre union avec Dieu sera étroite » – dit Malebranche en continuant ce que Descartes pense philosophiquement, d’une manière philothéiste, avant d’ajouter le suivant en langue théologique, « amour-puriste » – « plus notre transformation, pour ainsi parler, sera parfaite, plus l’âme s’oubliera elle-même, plus elle s’anéantira, plus Dieu sera tout en elle » (R-L II, 1056). Mais, même si Malebranche utilise la terminologie de l’anéantissement de soi, il reste fidèle à la pensée cartésienne de l’ego comme centre de valeurs – certes, théologiquement reformulée. Un peu plus bas, il reprend le fil conducteur du passage cité : « Donc plus le plaisir est grand, moins l’amour qu’il produit est intéressé, ou moins il y a de retour sur soi : plus on s’anéantit, on se perd, on se transforme dans l’objet aimé, on prend ses intérêts, entre dans ses inclinations » (Ibid., nous soulignons). Le plaisir – qui, bien sûr, n’est ici que la complaisance sur l’Ordre des perfections divines, ou bien dans Dieu même ou bien comme le « plaisir éclairé » des saints, « ce plaisir infiniment doux et paisible par lequel il goutent la substance même de la divinité » – ne cesse donc pas d’y être, bien que l’amant se soit transformé dans l’objet aimé. De plus, la volonté, elle aussi, reste non moins que l’ego parce que selon Malebranche, l’amour de Dieu n’est 527
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pas un amour naturel : il s’agit plutôt d’un acte de la volonté qui ne doit pas s’anéantir en tant que telle. L’exigence qui nécessite que l’amour de Dieu soit libre est bien plus grande que celle qui commande qu’il soit pure. La liberté et la pureté de l’amour de Dieu doivent être en accord : « L’amour pur n’est qu’une entière conformité de notre volonté avec celle de Dieu » (R-L II, 1058). « L’amour de la béatitude est une impression naturelle ; […] L’amour de la béatitude objective, l’amour de Dieu est de mon choix ; […] » (R-L II, 1057) justement parce que la félicité illusoire – séparée de la perfection – et la félicité jointe à la perfection (ou plutôt à l’Ordre, au rapport des perfections en Dieu) se combattent dans cette vie, et alors l’âme dans son corps doit choisir : son consentement est électif. Pour conclure, j’aimerais évoquer une caractéristique importante et prometteuse chez Malebranche concernant le terme-clé sentiment. Descartes utilise le terme dans la définition générale de la passion dans l’art. 27 du traité Les passions de l’âme. Mais il me semble que par là il ne signifie pas un concept d’importance philosophique générale – en dépit de sa parenté étymologique avec le sens (cf. « bon sens ») et le consentement. Chez Malebranche, la situation change dans la mesure où il refuse de concéder que l’homme puisse avoir une idée claire de soi-même en tant qu’âme. La raison qu’il donne pour cela est que Dieu veut prévenir que nous nous aimions au lieu de l’aimer seul. A son avis nous ne connaissons notre âme que « par sentiment intérieur » (1056) – une expression qui incite en nous le souvenir de l’émotion intérieure chez Descartes, mais de toute façon qui prépare un chemin vers le concept rousseauiste et « sentimentaliste » du sentiment.
Résumé Cette étude vise à analyser quelques idées fondatrices des plus grands philosophes de l’amour au 17e siècle. L’enjeu est de modifier la manière dont des manuels populaires font l’usage en parlant des développements de ce siècle. Notre thèse principale est la suivante : le 17e siècle est une période où deux grands mouvements de pensée opposée influencent les hommes d’esprit. D’une part, la manière traditionnelle de penser de l’École et, d’autre part, les premiers signes du 18e siècle où le libertinisme sécularisé devient dominant. Ces phénomènes étaient des réponses aux sciences mécaniques nouvelles et à la découverte des peuples formés par des civilisations anciennes. Métaphysique et l’amour étaient des concepts particulièrement impor-
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tants dans cette période. La métaphysique est revenue dans cette période sous diverses formes, notamment comme une métaphysique enracinée dans la dogmatique chrétienne. Les sciences nouvelles ont été fondées dans le cadre d’une théorie physique prétendant de rendre superflu toute métaphysique. Cependant, plusieurs protagonistes de la science nouvelle entreprissent de réformer la métaphysique sur la base des achèvements des sciences nouvelles. Descartes a été le proéminent parmi des scientistes nouveaux qui reconstruisaient la métaphysique. L’amour pourrait être le concept-clés emprunté à la sphère de l’affectivité pour une interprétation métaphysique nouvelle de la physique nouvelle. L’amour avait été considéré comme le plus important parmi des vertus théologales pour rendre capables l’âme et le cœur de percevoir l’essence de Dieu et de s’unir à Lui. Pourtant, au 17e siècle, on ne pouvait pas négliger le problème décisif d’interpréter l’amour en tant qu’une émotion, et son rôle vertueux dans le cadre d’une théorie physique-physiologique des affects. Pour résoudre ce problème, Descartes développait une théorie des affects sur la base d’une physique métaphysique. Un des points décisifs de son théorie était un concept large de l’amour incluant même une espèce d’amour de Dieu interprété dans un cadre nouveau mais assurant la connexion distinguée de « l’amant » à Dieu. Spinoza, qui suivait Descartes en tant qu’interprète des sciences nouvelles dans un cadre métaphysique saluait et appropriait la tendance de Descartes à concevoir l’amour d’une manière métaphysique sans le cadre de la théologie chrétienne, pendant que Malebranche accentuait les éléments traditionnels chrétiens-Augustiniens encore plus que Descartes.
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Élève de Jacques Rohault, Pierre-Sylvain Régis est considéré comme un « apôtre du cartésianisme » 1 et un protagoniste de sa diffusion dans la société française. À la différence de son maître, cependant, Régis élabore et mène à terme le projet de rédiger un manuel de philosophie cartésienne comprenant toutes les branches de la philosophie. Lorsqu’en 1690, après avoir attendu une dizaine d’années son permis d’impression, le Système de philosophie paraît à Paris d’abord, pour être réimprimé l’an suivant à Lyon et à Amsterdam, on peut énumérer déjà des tentatives en cette direction. Régis se distingue cependant de ses prédécesseurs : à la différence des ouvrages de Jacques Du Roure, de Jean-Baptiste Du Hamel et de Johannes De Raey, le Système ne se présente pas comme une conciliation entre la philosophia recepta et la philosophie cartésienne ; il n’affiche non plus son équidistance entre différentes formes de la modernité philosophique, comme le fait Du Roure ; à l’instar d’Antoine Le Grand, Régis se déclare disciple de Descartes, mais, suivant l’exemple de Jacques Rohault, choisit de donner au public un manuel rédigé dans la langue des salons et des sociétés savantes, et non pas dans celle des Universités. Tout en présentant des différences macroscopiques par rapport au corpus composé par les œuvres de Descartes, à partir de son titre le Système s’annonce donc comme un cours de philosophie
1 La définition est de Francisque Bouillier, qui nous offre une présentation de Régis largement fondée sur l’Éloge de Fontenelle : Histoire de la philosophie cartésienne, Slatkine Reprints, Genève, 1970 (première édition : Paris 1868), t. I, p. 445, 482 et 517-527.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117855 (DESCARTES, 4), p. 531-546
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cartésienne 2. Cela est vrai à deux égards. Tout d’abord, la table des matières atteste à elle seule que Régis s’inscrit dans cette multiforme élaboration de la pensée du maître qu’est le cartésianisme au XVIIe siècle. La leçon de l’Art de penser, par exemple, n’a pas été vaine : une philosophie qui se dit cartésienne a une logique, alors que le corpus des œuvres du maître n’en donnait pas d’exemples très développés. À l’instar de Du Roure et de Le Grand, Régis a l’ambition de donner au public un cours complet de philosophie cartésienne, allant de la logique à la morale. Si nous examinons les manières d’organiser le contenu de leurs manuels, nous pouvons constater que Régis se rapproche davantage de Du Roure, puisque sa table des matières comporte quatre sections : la logique, la métaphysique, la physique et la morale. Il leur consacre respectivement 62, 209, 1247 et 151 pages des trois volumes du Système. Les pages traitant de la physique sont donc six, huit et vingt fois plus nombreuses que celles qu’occupent respectivement la métaphysique, la morale et la logique. La prédilection pour la physique s’explique par le fait que Régis reste un élève de Rohault et qu’il se consacre à une mise à jour de la physique cartésienne, en enregistrant toutes les nouveautés scientifiques compatibles avec le modèle mécaniste du maître. Les contemporains avaient déjà remarqué de nombreux emprunts : dans une lettre de Foucher à Leibniz, par exemple, il est question des études sur la percussion de Mariotte et de la médecine de Vieussens 3. Certaines dettes sont signalées par l’auteur même ; d’autres sont au contraire passées sous silence : Régis ne mentionne pas Roberts Desgabets, auquel cependant il emprunte des parties très importantes de la métaphysique et de la gnoséologie ; il dissimule également l’utilisation massive des théories hobbesiennes
Pour une analyse des rapports entre le Système de Régis et la tradition cartésienne voir R. Ariew, Descartes and the First Cartesians, Oxford University Press, Oxford, 2014 ; A. Del Prete, « Per una mappa del cartesianesimo : il Système de philosophie di Pierre-Sylvain Régis », Studi filosofici, 39 (2016), p. 95-112 ; A. Del Prete, « The Prince of Cartesian Philosophers », in S. Nadler, T. M. Schmaltz, D. Antoine-Mahut (dir.), Oxford Handbook of Descartes and Cartesianism, Oxford University Press, Oxford, 2019, p. 374-387. 3 R. Ariew, Ethics in Descartes and Seventeenth Century Cartesian Textbooks, in C. Fraenkel – D. Perinetti – J. H. Smith (éd.), The Rationalists. Between Tradition and Innovation, Springer, Dordrecht-Heidelberg-London-New York, 2011, p. 67-76 ; mais sur les sources de Régis voir aussi P. Mouy, Le développement de la physique cartésienne, 1646-1712, Vrin, Paris, 1934, p. 147-166. 2
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dans le volume consacré à la morale 4. Le Système ressemble en effet le plus souvent à une mosaïque utilisant des tesselles empruntées à d’autres auteurs : on ne saurait pas le comprendre sans accepter préalablement que son sens, et peut-être son originalité, ne réside pas dans les tesselles elles-mêmes, mais dans la manière où elles sont agencées. Afin donc de situer Régis dans la famille cartésienne et d’en déchiffrer les stratégies intellectuelles, les pistes à suivre sont nombreuses : je me limiterai à examiner certains aspects de ses dettes envers Descartes et Malebranche à propos de leur théorie des passions. Régis aborde ce problème à la fin de sa très longue Physique, dans le livre consacré à l’homme et à ses propriétés. Cette section se situe donc dans la droite ligne de Descartes, qui dans un passage célèbre de sa Préface aux Passions de l’âme avait déclaré que son dessein « n’a pas esté d’expliquer les Passions en Orateur, ni mesme en Philosophe moral, mais seulement en Physicien ». Ce choix architectonique n’est cependant pas universellement partagé par les manuels cartésiens de l’époque, puisque au contraire, tout en étant aussi débiteur du texte de Descartes que Régis, Du Roure situe le traité des passions dans sa morale, et que Le Grand, en revanche, sépare l’étude des passions de la morale, sans pourtant lui faire de la place dans sa physique. Par rapport à ces deux manuels, on peut donc tirer la conclusion que Régis reste plus proche du texte cartésien et que cette fidélité dénote le souci de souligner la dimension physiologique des
4 Sur les rapports entre Régis et Desgabets voir Th. M. Lennon « The Problem of Individuation among the Cartesians », Individuation and Identity in Early Modern Philosophy : Descartes to Kant, sous la direction de K. F. Barker – J. J. E. Garcia, State University of New York Press, Albany, 1994, p. 13-39 ; U. Thiel, « Epistemologism and Early Modern Debates about Individuation and Identity », British Journal for the History of Philosophy, 5 (1997), p. 353-372 ; T. M. Schmaltz, Radical Cartesianism. The French Reception of Descartes, Cambridge University Press, Cambridge, 2002, p. 210-212 ; T. D. Miller, « Desgabets on Cartesian Minds », British Journal for the History of Philosophy, 16 (2008), p. 723-745 (p. 724-728) ; A. Del Prete, « Né con Descartes né con Malebranche : l’antropologia di Pierre- Sylvain Régis », dans G. Paganini et L. Bianchi (éd.), Alle origini dell’umanesimo scientifico : dal Rinascimento all’Illuminismo, Liguori, Naples, 2010, p. 119-133 ; Ead., « Un cartésianisme « hérétique » : Pierre-Sylvain Régis », Corpus. Revue de philosophie, 61 (2011), p. 189-203. Sur l’usage de Hobbes voir l’excellent article de G. Canziani, « Tra Descartes e Hobbes : la morale nel Système di Pierre-Sylvain Régis », in B. William et al. (ed.), Hobbes oggi, Franco Angeli, Milan, 1990, p. 491-552 (tr. fr in P.-S. Régis, La Morale ou les devoirs de l’homme raisonnable, de l’homme civil et de l’homme chrestien (1682), éd. par S. Matton, avec des études de X. Kieft, G. Canziani, A. Del Prete, Séha-Arché, Paris-Milano, 2015, p. 59-136).
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passions, une dimension qui ne comporte pas tant la présence de développements médicaux importants dans cette partie du Système, que la volonté constante de rappeler que l’homme ne saurait être divisé en deux parties, l’esprit et le corps, mais qu’il consiste en leur union. Depuis les études de Tad Schmaltz nous savons qu’à la différence de ce que voulait Descartes, chez Régis l’union de l’esprit et du corps change radicalement le statut de l’esprit : C’est pourquoi, afin de donner une idée exacte de ma nature, je dirai Que je suis une pensée qui existe en elle-même, et qui est le sujet de toutes mes manières de penser. De plus, parce que mon essence est composée de deux parties, savoir de la pensée, et de la propriété qu’elle a d’exister en ellemême ; pour abréger le discours, j’exprimerai ces deux parties par le seul mot d’Esprit ; de sorte que par Esprit j’entendrai une pensée qui existe en elle-même. […] par Ame je n’entendrai pas l’esprit considéré en lui-même et selon son être absolu, selon lequel est une substance qui pense, mais j’entendrai seulement le rapport que l’esprit a au corps organique avec lequel il est uni ; d’où il s’ensuit que l’âme prise abstractivement ne sera autre chose Que l’union de l’esprit avec un corps organique 5.
Ayant identifié l’âme avec l’union de l’esprit et du corps, Régis en tire la conséquence qu’à la différence de l’esprit, l’âme n’est pas une substance, mais un mode. À cette différence ontologique correspondent des différences gnoséologiques. Lorsque Régis nous présente l’esprit, il emboîte souvent le pas de Descartes. L’esprit a donc l’idée innée de l’être parfait, qui précède toutes les autres idées et lui est essentielle ; il se connait aussi comme substance qui pense 6. Au contraire, pendant que l’union avec le corps perdure, l’âme ne saurait exercer aucune de ses fonctions en faisant l’économie du corps. Dans sa métaphysique Régis en avait tiré la conséquence que toutes les connaissances des hommes passent par les sens et que nous n’avons pas 5 P.-S. Régis, Cours entier de philosophie ou systeme general selon les principes de M. Descartes, À Amsterdam, Aux dépens des Huguetans, 1691, t. I, p. 71, 72, 113. Sur cette problématique voir T. M. Schmaltz, Radical Cartesianims, op. cit. ; Id., What is ancient in French Cartesianism ?, in P. Easton – K. Smith (éd.) The Battle of the Gods and Giants Redux. Papers Presented to Thomas Lennon, Brill, Leiden-Boston, 2015, p. 23-43. 6 Régis, Cours entier de philosophie, t. I, p. 83-84, 161.
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d’intellections pures pendant notre vie terrestre 7. La noétique de Régis est donc opposée à celle de Malebranche : le Système critique ouvertement la théorie de la vision en Dieu, ce qui entrainera une polémique assez âpre avec l’Oratorien dans les ans 1693-1694. Cette opposition entre une gnoséologie intellectualiste et une gnoséologie que l’on pourrait définir, avec beaucoup d’approximation, comme sensualiste a retenu l’attention de la critique, laissant dans l’ombre les nombreuses dettes que Régis a envers Malebranche. Tout en apportant des corrections et des précisions anatomiques et physiologiques inspirées aux textes médicaux les plus récents, Régis élabore sa théorie de l’imagination et de la mémoire en enchaînant des citations tirées du Traité de l’esprit de l’homme de La Forge et de la Recherche de la vérité. Ce qui l’intéresse est la possibilité que ces textes lui offrent de donner une explication physiologique des connaissances et des émotions humaines, en faisant l’économie de l’intervention de l’âme. Nous retrouvons donc sous sa plume les pages célèbres que Malebranche consacre aux mécanismes de la mémoire et de l’imagination, tels que la communication entre la mère et le fœtus, les effets contagieux des bâillements, les résultats des récits sur le sabbat et les loups-garous, les conséquences psychosomatiques de la compassion 8. Les intentions de Régis sont spécialement évidentes dans les pages consacrées aux habitudes : il s’inspire encore une fois de Malebranche, qui les avait expliquées en les rapprochant de la mémoire, et qui, dans la première édition de la Recherche de la vérité, ne s’était intéressé qu’aux habitudes corporelles 9. Or, Régis reprend ces pages à la lettre, mais il affirme à plusieurs reprises que ce mécanisme physiologique peut expliquer également les habitudes spirituelles, la différence entre les deux étant que les habitudes corporelles affectent la circulation des esprits animaux dans les parties extérieures du corps, alors que les habitudes spirituelles ne concernent que la circulation de ces esprits dans le cerveau 10.
Régis, Cours entier de philosophie, t. I, p. 122-123, 127. Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 305, 313-318. 9 L’absence des habitudes spirituelles sera ensuite justifiée dans les Éclaircissements comme une conséquence de l’obscurité de l’âme à soi-même. Si Malebranche n’en avait pas parlé dans la première édition de son ouvrage, ce ne serait pas à cause du fait qu’il en niait l’existence, mais c’est qu’il était incapable de les expliquer. 10 Régis, Cours entier de philosophie, cit., t. III, p. 329-332. 7 8
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De même, dans son traité des passions Régis bannit toute allusion aux émotions intellectuelles, qui au contraire jouent un rôle très important dans les ouvrages de Descartes. Ce n’est pas un hasard donc si Régis, en traitant de l’utilité des passions, unit étroitement la conservation du corps et celle de l’âme, à savoir de l’esprit entant qu’il est uni avec son corps : il répète ce qu’il avait déjà affirmé dans sa métaphysique, qu’à cet égard l’âme « n’est autre chose que l’acte d’un corps organique » 11. Nous avons donc un premier élément de réponse à la question concernant le rapport que Régis instaure avec Descartes : Régis a élaboré une théorie qui reprend la distinction cartésienne des substances pour aboutir à une différente théorie de l’union, ayant à son tour d’importantes conséquences gnoséologiques ; il poursuit cette révision de la philosophie de Descartes lorsqu’il rédige sa théorie des passions, en éliminant tout ce qui évoque la possibilité d’une activité purement intellectuelle de la res cogitans pendant notre vie humaine. Si nous continuons la lecture du Système, nous constatons que le repérage des sources en est aisé : tout comme ses prédécesseurs, Régis puise dans Les passions de l’âme, les citant souvent à la lettre, mais il organise de manière différente ses emprunts. Une première série de changements semble dictée par le souci de donner une exposition plus compacte et plus systématique que celle offerte par Descartes. La deuxième et la troisième partie des Passions de l’âme dénombraient les passions selon le type de rapport que les objets qui les excitaient entretenaient avec nous et en montrant la dérivation des passions particulières à partir des passions primitives. Elles revenaient ensuite sur la définition des passions primitives, sur leurs causes physiologiques, sur leur usage, sur leurs signes extérieurs, pour enfin traiter des passions particulières. Une même passion était donc étudiée à plusieurs reprises, dans des chapitres souvent un peu éloignés l’un de l’autre. Régis au contraire rédige des sections thématiques regroupant tout ce qui peut être dit de telle ou telle passion, en commençant par celles qu’il considère comme primitives. Une deuxième série de changements est déterminée par le fait que Régis suit une classification des passions différente par rapport à Descartes. Alors que celui-ci dénombrait six passions primitives (l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse), Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 387.
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Régis fait dériver la joie, la tristesse et le désir à partir de l’amour et de la haine 12 ; la joie, la tristesse et le désir engendrent à leur tour d’autres passions, qui sont dérivées à la deuxième puissance 13. Ce n’est qu’après avoir décrit l’amour, la haine et toutes les passions qui en proviennent, directement ou indirectement par l’entremise de la joie, de la tristesse et du désir, que Régis décrit l’admiration, qu’on pourrait définir comme sa troisième passion primitive. Il faut cependant admettre qu’il n’utilise pas cette définition pour l’admiration, alors qu’il le fait pour l’amour et pour la haine 14. Pourquoi Régis apporte-t-il des changements importants au dénombrement des passions, tout en conservant le texte de Descartes comme source principale de son inspiration ? Pour répondre à cette question, on pourrait avancer une première hypothèse : dans sa réforme du système des passions, Régis suivrait les indications présentes dans les textes cartésiens, se limitant à privilégier une tendance au détriment des autres. Malgré le fait qu’il commence son dénombrement des passions par l’admiration, dans son traité et dans la lettre à Chanut du 1er février 1647 Descartes nous offre en effet de précieuses remarques d’ordre généalogique. Les articles 107 et 108 des Passions de l’âme affirment que l’amour et la haine non seulement remontent à notre vie prénatale, mais qu’elles sont les premières passions que nous avons éprouvées, car elles sont une réaction à la présence d’une nourriture convenable ou nuisible, et que les mêmes causes auraient aussi excité de la joie, de la tristesse et du désir (art. 109-111) 15. La lettre à Chanut fait de la joie la première passion ; elle serait suivie de l’amour, de la haine et de la tristesse 16. Régis pourrait donc avoir décidé de mettre en premier plan l’amour et la haine, et de ne traiter qu’en un second moment l’admiration, à cause de l’antériorité temporelle de ces passions : ayant trait directement à la conservation, qui est le but principal des passions, l’amour et la haine priment en quelque sorte sur l’admiration. Ce choix serait cohérent avec l’importance attribuée à la thématique de la conservation, comme on le verra tout à l’heure. 12 Les passions de l’âme, AT XI 380 ; BOp I 2394 ; Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 350-351 et 367. 13 Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 356-367. 14 Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 368-376. 15 Les passions de l’âme, AT XI 407-411 ; BOp I 2430-2432. 16 Descartes à Chanut, 1er février 1647, AT IV 604-605 ; BLet 600, p. 2386.
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Cette hypothèse n’explique cependant pas la dérivation de la joie, de la tristesse et du désir à partir de l’amour et de la haine, dont les textes cartésiens ne donnent pas d’exemple 17. Or, si la tradition thomiste ne nous aide pas, l’augustinisme nous offre peut-être des pistes à suivre. Augustin avait en effet subordonné à l’amour les quatre passions stoïciennes (la joie, le désir, la tristesse et la crainte, Confessions, X, XIV, 22) 18 et cette prééminence est souvent reconnue au XVIIe siècle, même lorsqu’elle ne se traduit pas par une différente classification des passions : c’est le cas de Marin Cureau de la Chambre ou de Jean-François Senault 19. C’est d’ailleurs un autre auteur sensible à la leçon d’Augustin qui nous présente un dénombrement des passions très proche du tableau esquissé dans le Système : dans le cinquième livre de la Recherche de la vérité Malebranche expose une théorie des passions très complexe. Chaque passion, à l’exclusion de l’admiration, est composée de sept moments différents. La première étape est le jugement que l’esprit porte sur un objet : il s’agit d’évaluer les rapports que cet objet peut entretenir avec nous, comme Malebranche le précise immédiatement. La deuxième est la détermination du mouvement de la volonté par rapport à cet objet : elle peut s’en approcher par un mouvement d’amour, si l’objet semble nous convenir, ou s’en éloigner par un mouvement d’aversion, s’il est jugé mauvais. La troisième est le sentiment qui accompagne ce mouvement, qui peut être d’amour, d’aversion, de désir, de joie, de tristesse. La quatrième étape consiste en une nouvelle détermination du cours des esprits et du sang vers les parties extérieures et intérieures du corps. Ce mouvement des esprits, conformément aux lois qui gouvernent l’union de l’âme et du corps, produit une émotion sensible de l’âme, qui est la cinquième étape d’une passion. Cette émotion se précise dans la sixième étape, devient un 17 La lettre à Chanut du 1er février 1647 définit la joie comme l’effet de la présence d’un objet aimé, et la tristesse comme l’effet de son absence, ce qui pourrait certainement aller dans le sens du classement des passions proposé par Régis et par Malebranche. Mais dans cette lettre il n’est pas question du désir et, surtout, Descartes est en train de décrire l’amour, la joie et la tristesse intellectuelles (AT IV 601-602 ; BLet 600, p. 2384). 18 E. Bermon, « La théorie des passions chez saint Augustin », dans Les passions antiques et médiévales, sous la direction de B. Besnier, P.-F. Moreau, L. Renault, PUF, Paris, 2003, p. 173-197. 19 Voir G. Rodis-Lewis, introd. Les passions de l’âme, Vrin, Paris, 1988, p. 2425 ; C. Talon-Hugon, Les passions rêvées par la raison. Essai sur la théorie des passions de Descartes et de quelques-uns de ses contemporains, Vrin, Paris, 2002, p. 58.
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sentiment et prend les traits de l’amour, de l’aversion, de la joie, du désir ou de la tristesse. La septième et dernière étape consiste dans une joie ou une douceur intérieure, dérivant du sentiment d’être dans l’état approprié par rapport à l’objet que l’âme avait pris en considération au début du processus 20. Les trois premières étapes appartiennent à l’esprit, et ce n’est qu’à partir de la quatrième que le corps entre en jeu, engendrant les passions proprement dites. Régis ne partage pas ce choix de Malebranche de donner une genèse spirituelle aux passions, et se tient à la théorie somato-psychique de Descartes. C’est une autre section du Livre V de la Recherche de la vérité qui présente des éléments proches de sa doctrine. Malebranche propose en effet différentes manières de classer les passions, suivant leur genèse ou leurs causes. L’Oratorien affirme par exemple que l’admiration est la première passion, au sens temporel du terme, puisqu’elle est engendrée par la vue de quelque chose de nouveau : or, tout est nouveau pour un fœtus. Il s’agit cependant, selon Malebranche, d’une passion imparfaite, car elle n’est pas excitée par l’idée ou par le sentiment d’un bien, comme au contraire le sont les autres passions : n’étant pas liée à la considération du rapport de convenance ou de disconvenance que les objets entretiennent avec nous, et étant donc en quelque manière une passion désintéressée, l’admiration, chez Malebranche tout comme chez Descartes, ne concerne pas le cœur mais au contraire a une fonction gnoséologique importante, en tant qu’aide à l’attention 21. Dans la Recherche de la vérité l’admiration cède le pas presque immédiatement à l’amour ou à la haine, suivant que l’objet nouveau que nous considérons se révèle comme convenable ou nuisible 22. Ces deux passions sont définies comme les passions mères, parce qu’elles engendrent les passions générales (le désir, la joie et la tristesse), qui à leur tour composent par leur différentes combinaisons toutes les nombreuses passions particulières 23.
OCM II 142-146. Voir les résumés de la théorie malebranchienne des passions donnés par G. Rodis-Lewis, Nicolas Malebranche, PUF, Paris, 1963, p. 218226, par A. Robinet, Système et existence dans l’œuvre de Malebranche, Vrin, Paris, 1965, p. 384-389. 21 Malebranche, De la Recherche de la vérité, L. V, ch. 7 et 8, OCM II 184212. 22 Malebranche, De la Recherche de la vérité, L. V, ch. 9, OCM II 213-215. 23 Malebranche, De la Recherche de la vérité, L. V, ch. 7, OCM II 187. 20
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Si nous revenons au texte de Régis, nous constatons qu’il s’accorde avec Malebranche non seulement à propos de l’importance donnée à l’amour et à la haine et de la classification du désir, de la joie et de la tristesse comme des passions dérivées, mais aussi à propos de l’attribution à l’admiration d’une sorte de primauté généalogique, puisqu’il affirme que « il y lieu de croire que l’admiration commence dans l’âme aussi-tôt qu’elle est unie avec le corps, estant impossible que tout ce qu’elle apperçoit alors ne luy paroisse nouveau, puis qu’il frappe necessairement le cerveau en quelque partie qu’il n’a pas encore esté touchée […] » 24. Il faut cependant remarquer qu’alors que Descartes et Malebranche commencent leur description des passions par l’admiration, Régis analyse d’abord l’amour et la haine, et leurs respectives passions dérivées, pour ensuite consacrer son attention à l’admiration. La modification apportée à l’énumération des passions découle de ce changement de leur disposition : tout en affirmant qu’il y a des passions « qui sont l’admiration même diversement modifiée », Régis ne la considère pas comme une passion primitive, telle l’amour ou la haine. Le choix narratif de Malebranche est opposé, mais il est susceptible de produire le même effet : dans son cas aussi l’admiration est une exception à sa manière d’expliquer les passions comme déterminées par les mouvements de la volonté et le processus psycho-physique qu’ils engendrent. Régis et Malebranche s’accordent au contraire parfaitement dans la dérivation du désir, de la joie et de la tristesse à partir de l’amour et de la haine (ou aversion), dont les autres passions sont des espèces. Il faut donc expliquer l’abandon la taxonomie cartésienne des passions au profit d’une telle simplification des passions primitives qui, sans revenir tout à fait à Augustin, s’inscrit dans le sillage de l’évêque d’Hippone et accorde Régis et Malebranche. Encore une fois la comparaison du Système et de la Recherche de la vérité peut venir à notre secours. En achevant son traité des passions, Régis affirme que l’on pourrait à la rigueur affirmer qu’il n’y a qu’une seule passion, l’amour-propre, étant donné que les objets de notre amour ne sont pas les choses considérées en elles-mêmes, mais le rapport de convenance qu’elles ont avec nous 25. Malebranche met à l’œuvre un dispositif semblable de Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 368. Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 390. L’importance de l’amour-
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réduction de toutes les passions à l’amour-propre, via l’amour : l’idée générale du bien excite un amour indéterminé qui n’est autre chose que l’amour-propre ou le désir naturel d’être heureux. Si nous possédons ce bien, nous éprouvons de la joie ; si nous espérons de posséder ce bien nous éprouvons du désir ; si nous ne possédons pas ce bien ou que n’espérons pas pouvoir le posséder, nous éprouvons de la tristesse 26. Ce passage de Malebranche fait fusionner l’amour pour le bien en général, l’amour-propre, entendu comme désir d’être heureux, et la passion de l’amour, de laquelle dérivent les autres passions primitives. Notre hypothèse d’une influence malebranchienne sur Régis est confirmée par la présence d’une citation de la Recherche de la vérité dans la version précédant 1700 : P.-S. Régis, Cours entier de philosophie […] nous n’aimons pas les choses considérées en elles-mêmes, mais les rapports de convenance qu’elles ont avec nous : d’où il s’ensuit que nous nous aimons plus nous-mêmes que nous n’aimons toutes les autres choses naturelles, puisque nous nous aimons nous-mêmes pour nousmêmes, et que nous n’aimons tout le reste des choses naturelles que par rapport à nous […] 27.
N. Malebranche, De la Recherche de la vérité
[…] nous n’avons de l’amour que pour nous mesmes, puisque nous n’aimons toutes choses que pour nous 28.
propre et du désir de conservation dans l’anthropologie de Régis a été déjà soulignée par G. Canziani, Tra Descartes e Hobbes, op. cit., p. 502-512. 26 Malebranche, De la Recherche de la vérité, L. V, ch. 9, OCM II 217. La réduction de l’amour à l’amour-propre était plus évidente dans les premières éditions de La recherche de la vérité, celles que Régis peut avoir lues : voir les variantes signalées par l’édition de G. Rodis-Lewis OCM II 213-216, et le commentaire éclairant de C.-O. Stiker-Métral, Narcisse contrarié. L’amour-propre dans le discours moral (1650-1715), Champion, Paris, 2007, p. 265-267. Sur le rôle de l’amour-propre dans l’anthropologie malebranchienne voir A. Robinet, Système et existence dans l’œuvre de Malebranche, Vrin, Paris, 1965, p. 466 ss. La possibilité de parler d’un amourpropre éclairé et de lui donner un sens positif est soulignée par Malebranche dans ses œuvres successives à La recherche de la vérité, et notamment dans les Traité de morale. L’édition de 1700 de la Recherche supprimera d’ailleurs de longs passages consacrés aux aspects négatifs de l’amour-propre. 27 Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 390. 28 Malebranche, De la Recherche de la vérité, L. IV, ch. 5, OCM II 46.
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Ce qui distingue nettement Régis de Malebranche est le fait que Régis ne prononce aucune condamnation de cette tendance de l’âme humaine : rapporter tout à nous-mêmes est une simple conséquence de la nature des passions, qui consistent justement à considérer les choses extérieures dans leurs rapports de convenance, disconvenance et nouveauté que les objets ont avec nous, et non pas, comme chez Malebranche, une suite du péché 29. Le déclassement de la joie, de la tristesse et du désir, en tant que passions dérivées de l’amour et de la haine, est donc fonctionnel chez Régis et chez Malebranche à une réduction de toutes les passions à l’amour-propre. La prééminence de cet élément est d’ailleurs confirmée par un passage de la Métaphysique où Régis reprend la théorie malebranchienne des inclinations naturelles, en renversant la liste qu’on trouve dans la Recherche de la vérité : alors que l’Oratorien plaçait au premier rang l’inclination pour le bien en général, dont l’amour-propre et l’inclination pour nos semblables ne sont que des espèces, Régis commence par l’amour-propre, passe ensuite à l’inclination pour le bien en général, et finit par l’amour pour les créatures ; il interprète ensuite ces deux dernières espèces d’amour comme une forme d’amour-propre, parce que le bien en général n’est pas Dieu, mais ce qui peut nous convenir, et que les créatures que nous aimons sont celles qui sont utiles à notre conservation 30. Cette subordination des autres inclinations naturelles à l’amour-propre pourrait d’ailleurs dériver d’une lecture tendancieuse du texte même de Malebranche. Ne pouvant pas disposer de l’édition de la Recherche de la vérité publiée en 1700, qui apporte des changements importants à la doctrine malebranchienne de l’amourpropre, suggérés par la polémique avec François Lamy, Régis lisait dans les premières éditions qu’à la suite du péché L’inclination que nous devons avoir pour notre propre conservation, ou nostre amour propre s’est si fort augmentée, qu’il s’est enfin rendu le maistre absolu de la volonté. Il a mesmes changé l’amour de Dieu, ou l’inclination que nous avons pour le bien en général, & l’amour que nous devons avoir pour les autres hommes en sa propre nature 31.
Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 339. Régis, Cours entier de philosophie, t. I, p. 216. 31 Malebranche, De la Recherche de la vérité, L. IV, ch. 5, OCM II 46. 29 30
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Ignorant la classification des inclinations naturelles proposée par Malebranche et éliminant le rôle du péché originel, Régis pouvait donc présenter comme naturelle une hiérarchie mettant à la première place l’amour-propre, suivi de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, pour ensuite donner une interprétation tout à fait autocentrée de l’amour pour le bien en général et de l’amour pour les autres créatures. Alors que chez Malebranche, l’amourpropre renvoie à l’idée du bien en général et est compatible avec l’amour des autres hommes, chez Régis cette passion nous invite donc à nous replier sur nous-mêmes et ne semble pas viser d’autres fins que notre conservation. Un autre aspect oppose la théorie de l’amour-propre chez Régis et chez Malebranche : l’Oratorien distingue entre deux espèces d’amour-propre, le désir de se conserver et le désir d’être heureux. Or, la composante que Malebranche valorise et qu’il croit absolument principale est le désir d’être heureux, alors que la recherche de la conservation a un rôle marginal dans sa pensée. Chez Régis, au contraire, non seulement l’amourpropre est une passion intransitive et ne nous dirige envers Dieu ou envers les autres que dans la mesure où cela est fonctionnel à notre conservation, mais il est de manière très évidente mis en rapport avec le désir de nous conserver. Juste quelques lignes avant d’introduire l’amour-propre dans la section du Système consacrée à la morale Régis affirme : C’est aussi une chose certaine que nous sommes portés naturellement, à regarder nôtre être et nôtre vie, comme la principale partie de toutes les choses auxquelles nous nous unissons par l’amour ; en effet, l’amour que nous avons pour les autres choses n’est qu’une suite et une dépendance de l’amour que nous avons pour nous-mêmes ; car ce ne sont pas les choses en elles-mêmes que nous aimons, mais le rapport et la convenance qu’elles ont avec nous ; autrement, il n’y aurait aucune raison d’user de choix, et de préférence, à cause que toutes les choses sont également parfaites en elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles sont ce qu’elles sont, aussi parfaitement qu’elles le peuvent être 32.
Malebranche ne saurait être la source de cette réduction de l’amour-propre à une passion intransitive, entièrement définie par le désir de nous conserver. Il semblerait donc inévitable de 32 Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 405-406. Voir également t. I, p. 215-217.
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chercher ailleurs la source d’inspiration du Système. Parmi les très nombreux auteurs qui utilisent cette notion au XVIIe siècle, un semble devoir retenir notre attention : Pierre Nicole. Non seulement ses Essais de morale sont cités par Régis, dans une autre section du Système ; mais Nicole est aussi, tout comme Régis, un lecteur de Hobbes qui fait de l’amour-propre éclairé le fondement de la société 33. Si nous parcourons le premier chapitre du second traité De la charité et de l’amour-propre, nous y repérons en effet des ressemblances avec les définitions de Régis : l’amourpropre rapporte tout à soi ; il ne saurait donc pas être une passion transitive, capable de nous renvoyer à autre chose que nous ; s’il est éclairé, à savoir si la raison lui indique la fin à atteindre et les moyens pour y parvenir, il est capable de nous faire connaître nos vrais intérêts 34. Le lecteur ne saurait cependant pas ignorer les différences entre ces deux auteurs : chez Nicole l’amourpropre est un produit de la chute et du péché, son pôle positif étant constitué par la charité. À ses yeux, la capacité de l’amourpropre éclairé de contrefaire la charité en établissant une société ordonnée ne comporte nullement sa légitimité morale. Régis, au contraire, croit que seul l’amour-propre ignorant est une suite du péché, alors que l’amour-propre éclairé « est un effet de la lumiere que Dieu infusa dans l’ame de l’homme en le formant » 35. Dans sa description de l’amour-propre Régis joue donc l’un contre l’autre Malebranche et Nicole : il affirme que l’amourpropre est une passion intransitive, n’étant fonctionnel qu’à notre conservation, tout comme le voulait le moraliste de Port-Royal ; il en donne cependant une évaluation positive comme le fait l’Oratorien par sa théorie des inclinations naturelles. Loin d’être le produit de la chute, comme le voulait Nicole, ou d’être affecté par ses conséquences, comme le disait Malebranche, chez Régis l’amour-propre semble n’avoir rien à faire avec le péché, ses erreurs n’étant que des fautes dans l’évaluation de ce qui nous est utile : la différence entre l’amour-propre ignorant et l’amour-
33 Voir B. Guyon, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002, p. 69-80, 265-318, 399-419, et D. Weber, « Le “commerce d’amour-propre” selon Pierre Nicole », Astérion, 5 (2007), p. 169-195. 34 P. Nicole, De la charité et de l’amour-propre, dans Essais de morale, Slatkine Reprints, Genève, 1971, v. I, t. 1-6, p. 240-242. 35 Régis, Cours entier de philosophie, t. III, p. 407.
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propre éclairé réside en effet dans le fait que le premier se trompe sur les moyens pouvant assurer notre conservation, alors que le deuxième, éclairé par la raison, choisit les biens qui mieux nous conviennent. Nous sommes à présent en mesure de revenir à la question posée au début : peut-on déceler une stratégie gérant l’articulation de différentes tesselles qui composent cette partie du Système de Régis ? J’ai essayé de prouver que sa théorie des passions manipule des éléments provenant pour la plupart du temps de Descartes, mais parfois aussi de Malebranche, afin de leur faire jouer un rôle qu’ils n’avaient pas à l’origine. Régis emprunte à Descartes et à Malebranche le principe suivant lequel il ne faudrait pas condamner les passions dans leur totalité, car elles sont utiles à la conservation de notre corps. Dans cet éloge des passions et de leur usage, Régis est cependant sensiblement plus proche des Passions de l’âme que de La recherche de la vérité, parce qu’il ne s’étend pas sur les dangers des passions ni sur leur dérèglement après la chute. Conformément aux acquis de sa Métaphysique, il infléchit les théories cartésiennes dans un sens qu’on pourrait définir matérialiste : la maîtrise des passions ne saurait pas viser des biens différents voire supérieurs à ceux du corps, puisqu’au contraire leur fonction est d’assurer sa conservation. Tel est d’ailleurs le but de l’âme elle-même tant qu’elle est unie au corps, comme Régis l’a enseigné dans le premier volume du Système 36. L’importance donnée notion de conservation explique les changements apportés au dénombrement des passions établi par Descartes et l’utilisation d’une taxonomie se rapprochant sensiblement de Malebranche. Ces changements se révèlent enfin essentiels à fin de préparer la transition de la théorie des passions à la morale : non seulement, suivant encore une fois Malebranche, Régis fait de l’amour la passion la plus importante, mais il ramène toutes les passions à l’amour-propre et, grâce à l’usage des textes de Nicole, il identifie l’amour-propre au désir de se conserver. C’est l’amour-propre éclairé qui nous enseigne à rechercher notre conservation en compagnie des autres hommes et c’est donc lui qui va gouverner la description de l’état de nature et du passage à la vie politique.
Régis, Cours entier de philosophie, t. I, p. 215.
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Résumé Considéré par ses contemporains comme le prince des cartésiens, Pierre- Sylvain Régis a été classé par la critique parmi les petits cartésiens, à savoir parmi ces auteurs qui se nourrissent de la pensée de Descartes, mais qui n’ont pas la volonté voire la capacité d’en tirer des principes capables de fonder une pensée à la fois dépendante de celle de Descartes et originelle. Il est vrai que par le mélange quelque peu hétéroclite de ses sources, dont les opinions sont reprises parfois à la lettre, l’ouvrage qui a consacré Régis, le Système de philosophie, ne semble avoir rien de philosophiquement enthousiasmant. Ce n’est que récemment que les historiens de la philosophie ont souligné l’importance de cet ouvrage : il prend son sens s’il est étudié à partir de la tradition des manuels scolastiques et si nous le situons dans les vives controverses qui opposent les héritiers de la pensée de Descartes. En m’appuyant sur ces résultats de la critique, mon but est d’étudier la théorie des passions chez Régis. En examinant sa complexe interpolation de sources, je me propose de montrer qu’il élabore une anthropologie cohérente, capable d’articuler des théories provenant de Descartes, de Malebranche, de Nicole et de Hobbes.
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ALESSANDRA FUSCIARDI
LE PASSIONI DELL’ANIMA NELLO STUDIO ROMANO : IL CORSO DI FILOSOFIA NATURALE DI VITALE GIORDANI (1689-1690)
Delle passioni, o affezzioni dell’anima, e di tutta la natura del l’huomo è il titolo della prima traduzione italiana finora conosciuta di parte delle Passioni dell’anima di René Descartes a opera di Vitale Giordani, professore di matematica alla « Sapienza » di Roma. Il testo risale al 1689-1690 circa ed è parte di un corso di filosofia naturale, pensato e redatto per studenti, in cui è tradotto un gran numero di opere di Descartes tra cui le Meditazioni di filosofia prima, i Principi della filosofia e l’Uomo. Soffermarsi su questo corso e sulla figura di Vitale Giordani – matematico noto per il suo Euclide restituto e per gli studi di meccanica, cui Maurizio Torrini ha dedicato parte del suo Dopo Galileo (Firenze, Olschki, 1979) – significa fare luce su un campo di ricerca ancora aperto, quello della diffusione, circolazione e insegnamento della filosofia cartesiana a Roma in epoca moderna, in ambienti accademici e universitari. A partire dallo studio di Giovanna Vergari sulla presenza di prime edizioni di opere cartesiane nelle biblioteche romane 1, si sono susseguiti diversi studi sulla prima diffusione del cartesianismo a Roma. È all’interno di questo orizzonte di ricerca che va inserito il lavoro di Giordani : un lavoro di traduzione volto
1 G. Vergari, « Presenza di prime edizioni delle opere di René Descartes in alcune biblioteche romane », Archives de Philosophie/Bulletin cartésien, 26 (1998), p. 25-33. Fra i più recenti studi si possono inoltre ricordare i contributi raccolti da A. Romano nel volume Rome et la science moderne, École Française de Rome, Rome, 2008, e il testo di C. Carella, Roma filosofica nicodemita libertina, Agorà, Lugano, 2014.
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117856 (DESCARTES, 4), p. 547-560
FHG
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A. FUSCIARDI
all’insegnamento e, verosimilmente, alla divulgazione della filosofia di Descartes, da lui intesa come la filosofia « moderna ». Il corso redatto da Giordani è una rilettura dell’opera cartesiana e in quanto tale un esempio di ricezione e uso del cartesianismo, nel contesto dell’insegnamento privato e accademico della Roma di fine Seicento. In questo contributo, articolato in tre parti, si darà dapprima qualche indicazione generale sul corso, in modo da contestualizzare l’autore e il suo scritto ; si esaminerà poi, più in particolare, la traduzione delle Passioni dell’anima effettuata da Giordani ; e si trarrà, infine, qualche conclusione, alla luce dell’intero corso di filosofia naturale moderna proposto dall’autore. Vitale Giordani (1633-1711), pugliese di nascita, è un matematico autodidatta, professore in « Sapienza » dal 1685 al 1711, che nel giro di pochi anni diventa uno degli intellettuali più in vista degli ambienti scientifici romani. Durante gli ultimi decenni del Seicento, tiene corsi universitari e lezioni private che raccolgono numerosi allievi, tra cui Giovanni Maria Lancisi, lettore di chirurgia e anatomia nello Studio romano e archiatra pontificio. Giordani è membro dell’Accademia fisico-matematica di Ciampini e viene nominato matematico di corte di Cristina di Svezia. Corrispondente di Leibniz 2, riceve un giudizio positivo dal filosofo tedesco in merito alla sua opera principale, l’Euclide restituto : un rifacimento commentato degli Elementi euclidei che il matematico pugliese aveva pubblicato nel 1680 3. Quest’opera rimasta incompiuta avrebbe dovuto rappresentare, nel progetto del 2 Durante il suo soggiorno romano (maggio-novembre 1689), Leibniz frequenta a più riprese l’Accademia ciampiniana dove ha modo di conoscere Giordani. Lo scambio epistolare tra i due si compone di tre lettere inviate nell’arco di un breve periodo, di cui solo una è datata 11 novembre 1689. Le lettere, pubblicate in Gottfried Wilhelm Leibniz Mathematische Schriften I (a cura di C. I. Gerhardt, G. Olms, Hildesheim, 1962, p. 191-200), sono state studiate in A. Robinet, G. W. Leibniz Iter Italicum (mars 1689 - mars 1690). La dynamique de la République des Lettres. Nombreux textes inédits, Leo S. Olschki Editore, Firenze, 1988, p. 70-71, 228-229 (cfr. anche M. T. Borgato, « Una presentazione di opere inedite di Vitale Giordani (16331711) », in Giornate di storia della matematica, a cura di M. Galuzzi, EditEl, Commenda di Rende, 1991, p. 7-12). 3 Euclide restituto overo gli antichi elementi geometrici Ristaurati, e facilitati da Vitale Giordano da Bitonto Lettore delle Matematiche nella Reale Accademia stabilita dal Re Christianissimo in Roma. Libri XV ne i quali principalmente si dimostra la composizione delle proportioni secondo la definitione datane dal suo antico Autore, Angelo Bernabò, Roma, 1680 (16862).
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IL CORSO DI FILOSOFIA NATURALE DI VITALE GIORDANI (1689-1690)
l’autore, il primo tomo di un corso di matematica diviso in sette parti 4. Oltre al corso di matematica, Giordani ha intenzione di dare alle stampe anche un corso propedeutico di filosofia naturale, pensato per i suoi studenti. Di questo corso, anch’esso rimasto incompiuto e mai pubblicato, si ha notizia nella biografia dell’autore, reperibile tra Le vite degli Arcadi illustri 5. Il corso di filosofia naturale, dal titolo Della filosofia naturale moderna giusta l’opinioni de’ moderni filosofanti 6, si articola in dieci libri ed è pensato come un manuale di filosofia e di fisica cartesiane poiché costituito dalle traduzioni, seppur incomplete, di buona parte del corpus cartesiano. In questo lavoro Giordani vede realizzato il progetto di un intero corso di filosofia naturale – che include anche la metafisica in un libro a parte non numerato – costituito dalle traduzioni delle opere di Descartes, organizzate in un ordine significativo che prende avvio dalla fisica dei Di questo corso sono conservati nella Biblioteca Corsiniana di Roma alcuni manoscritti autografi studiati da Maria Teresa Borgato ; essi contengono traduzioni e commenti di opere archimedee che avrebbero dovuto costituire il secondo tomo del corso (Borgato, Una presentazione di opere inedite di Vitale Giordani, op. cit., p. 3-56). 5 Giordani « si diede a scrivere in lingua Italiana una Filosofia naturale in ordine alle matematiche […] poiché […] stimò necessario, che [i discepoli] possedessero un’esatta conoscenza delle ragioni, e della natura degli universali fenomeni, che sono stati in questo mondo osservati e continuamente si osservano. Ritenendo dunque l’ordine geometrico, cioè compositivo, esaminò con non poca novità e chiarezza tutte quelle parti di fisica, che facilitano ad apprendere il rimanente […] » : C. Bigolotti, Vita di Vitale Giordani da Bitonto, in G. M. Crescimbeni, Le vite degli Arcadi illustri, III, Antonio de Rossi, Roma, 1714, p. 177. 6 Della filosofia naturale moderna giusta l’opinioni de’ moderni filosofanti divisa in due tomi, e composta da Vitale Giordani da Bitonto Lettore pubblico delle Scienze Mattematiche nella Sapienza di Roma, e Lettore nell’Accademia Reale stabilita da Re Cristianissimo nella medesima Città. Tomo I. In questo con prove geometriche, e mattematiche si tratta di tutto ciò, che al vero metodo di filosofare appartiene colle sue figure in un tomo à parte à spese, fatica, e studio del Dottore Aniceto Massa, Roma, Biblioteca Casanatense, ms. 2072. Il corso è conservato presso la Biblioteca Casanatense di Roma ed è costituito da due tomi più uno di figure (mss. 2072-2073, ms. 2669), che sono stati segnalati da Luigi Guerrini nel 1996 (Giornale critico della filosofia italiana, 75-3). I codici contengono la trascrizione del corso a cura del medico romano Aniceto Massa, effettuata presumibilmente all’inizio del XVIII secolo. Presso la stessa Biblioteca è conservato un ulteriore manoscritto (ms. 2094), individuato più recentemente da Claudio Buccolini, che comprende la seconda parte del corso e che è antecedente alla copia di Massa. Questo codice, che comprende i libri del corso che vanno dal VI al IX, è verosimilmente appartenuto all’autore stesso, poiché presenta correzioni e interventi di revisione che la trascrizione di Massa incorpora. 4
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fenomeni terrestri e celesti, prosegue con la fisiologia e con la trattazione delle passioni, e si chiude con la metafisica : – – – – – – – – –
libro II : traduzione della parte III dei Principi della filosofia ; libro III : traduzione della parte IV dei Principi della filosofia ; libro IV : traduzione del I Discorso della Diottrica ; libro V : traduzione dei Discorsi I-IX delle Meteore ; libro VI : traduzione delle parti IV e V della Descrizione del corpo umano ; libro VII : traduzione delle parti I e III della Descrizione del corpo umano ; libro VIII : traduzione delle parti I, III-V dell’Uomo ; libro IX : traduzione delle parti I e II (fino all’articolo 136) delle Passioni dell’anima ; libro non numerato : traduzione delle Meditazioni di filosofia prima (con stralci di passi tradotti da Obiezioni e Risposte).
Questo manuale, prescindendo dai testi di Aristotele che erano programma di studio in « Sapienza » durante tutto il Seicento, rappresenta l’esigenza dell’autore di veicolare le opere di Descartes, tradotte e riunite in un unico corso di filosofia naturale moderna. L’autore esplicita il nome del filosofo francese solo in pochissimi luoghi del testo : egli non ha intenzione di pubblicare un’edizione/traduzione del corpus cartesiano, ma di costituire un valido manuale di fisica e di filosofia. Giordani elegge quindi la filosofia cartesiana a modello privilegiato della sua « filosofia naturale moderna », ritenuta valida ai fini dell’insegnamento e legittima perché compatibile con la dottrina cattolica, quindi con i dogmi della creazione e dell’eucaristia, in vista anche di una possibile divulgazione più ampia. Il corso non viene pubblicato, ma è verosimile che l’intenzione dell’autore fosse quella di darlo alle stampe : lo suggeriscono lo stile « manualistico » in cui è redatto il corso (non solo la traduzione dei Principi della filosofia mantiene la distinzione in articoli titolati, ma tale ripartizione titolata è applicata a tutti i libri del corso) e la presenza di alcune formule di riverenza all’autorità religiosa che corroborano l’ipotesi di un progetto editoriale 7. 7 C. Carella, L’insegnamento della filosofia alla « Sapienza » di Roma nel Seicento. Le cattedre e i maestri, Leo S. Olschki Editore, Roma, 2007, p. 122.
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Il primo libro del corso, che è stato pubblicato da Candida Carella 8, precede la vera e propria traduzione delle opere di Descartes e contiene l’esposizione more geometrico della filosofia di cui Giordani si fa portavoce. Questo libro merita uno studio a sé per la ricchezza dello sfondo scientifico e dei riferimenti impliciti ed espliciti che presenta, e qui è possibile solo accennare ad alcuni dei temi che vi sono trattati. L’autore esprime infatti sotto forma di definizioni, assiomi, lemmi e corollari, i principi di una concezione filosofica eterogenea, che non risente solo dell’influenza cartesiana. Egli ripropone, ad esempio, la distinzione reale delle sostanze, ma nel farlo definisce il corpo una sostanza materiale creata, la mente una sostanza pensante creata e « legata » – « affètta » dice Giordani – a qualcosa di materiale, e ad esse aggiunge la sostanza angelica, definita come una sostanza pensante creata e « slegata » da qualsiasi ente corporeo (« non affètta a qualche materiale »). Giordani accetta il principio d’inerzia e ammette che gli unici componenti fisici della natura siano i corpuscoli, distinti dagli atomi e connotati dall’impenetrabilità. Riconduce a Dio l’esistenza, la conservazione e il movimento dei corpi, citando più volte luoghi biblici e decreti conciliari, anche in merito al dogma della transustanziazione 9. I successivi libri del corso, dal secondo al nono, traducono in maniera discontinua gli scritti di Descartes : Giordani alterna infatti parti tradotte, parti riformulate e parti che contengono sue proprie osservazioni anche tratte da altre fonti : un esempio su tutti le Remarques di Louis de La Forge, di cui fa cospicuo uso per la traduzione dell’Uomo. In particolare, nei libri VI, VII e VIII, nei quali sono tradotti La descrizione del corpo umano e l’Uomo, i testi delle opere di Descartes vengono emendati, corretti e commentati, trovando inoltre diversa collocazione all’interno della trattazione delle scienze effettuata da Giordani. Gli interventi e le osservazioni di Giordani sono funzionali alla sua rilettura di 8 Carella, L’insegnamento della filosofia alla « Sapienza » di Roma, op. cit., p. 169-225. 9 A tale proposito, la conclusione del primo libro contiene la traduzione di alcuni passi tratti dalle IV Risposte di Descartes ad Arnauld. Giordani riformula la spiegazione cartesiana basata sul concetto di superficie e di contatto, che considera pienamente compatibile con il mistero eucaristico, e si rimette al giudizio della « Santissima Madre Chiesa Cattolica ed Apostolica Romana, sotto la correzione della quale sottopongo tutti li miei scritti », Della filosofia naturale moderna, ms. 2072, lib. I, c. 79v.
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Descartes anche alla luce delle nuove scoperte medico-anatomiche che avevano determinato il superamento della fisiologia cartesiana. In questa parte del corso, e in particolare nel libro VI, vengono citati esplicitamente Louis de La Forge, Thomas Bartholin, Richard Lower, Thomas Willis, delle cui opere l’autore traduce alcuni passaggi per mostrare la validità esclusiva del metodo e delle acquisizioni fisiologiche del filosofo francese. I libri VI, VII, VIII e IX sono tutti dedicati alla fisiologia : Giordani vi descrive dapprima l’anatomia del corpo, soffermandosi soprattutto sulla circolazione sanguigna e sul movimento cardiaco ; passa poi alla trattazione dell’embriologia, traducendo la Descrizione del corpo umano ; spiega le principali funzioni del corpo-macchina, utilizzando la concezione meccanicistica contenuta nell’Uomo ; tratta infine della teoria delle passioni, servendosi del trattato cartesiano sulle passioni. Uno dei pochi passi in cui il nome di Descartes viene esplicitamente citato è un’Annotazione posta tra la fine del libro VIII e l’ini zio del IX ; nel libro VIII l’autore ha tradotto l’Uomo, emendando il testo e inserendo cospicue parti del commento di La Forge ; nel libro IX, come detto, trova posto la traduzione delle Passioni dell’anima. Nell’Annotazione, che vale la pena riportare quasi nella sua interezza, Giordani puntualizza che Renato de Cartes non hà mai detto nel Trattato De homine, che nell’huomo la glanda pineale sia la sede del senso commune ; mà ha solamente proposta una machina costrutta con tali organi, quali si ricercano, acciò faccia tutti quei moti, […] che sperimentiamo farsi in noi […] ; quel di più, che dicono certi tali Anatomi, devesi attribuire à loro propria ignoranza, i quali perche non intendono i veri sensi delle Cose, che di questo Autore si trovano scritte, non si vergognano riferire anche nelle publiche letture, cose ne dette, ne meno sognate dà quest’Autore 10.
In primo luogo è interessante soffermarsi sul riferimento alle « publiche letture », che dà notizia di discussioni sulla filosofia e sulla fisiologia cartesiane, negli ultimi decenni del Seicento, non durante lezioni private o all’interno di circoli intellettuali, ma durante lezioni pubbliche, universitarie, in cui « certi tali Anatomi ‘riferiscono’ cose ne dette, ne meno sognate dà quest’Autore ». Evidentemente le posizioni di Descartes vengono discusse nelle Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. VIII, c. 452.
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lezioni di medicina o di chirurgia e anatomia, che, come tutte le lezioni in « Sapienza », si svolgevano mediante la lettura di un testo che non era consentito dettare (erano inoltre ancora utilizzati Ippocrate e Galeno). In secondo luogo, il disappunto espresso nell’Annotazione citata deriva dal fraintendimento di questi medici che, secondo l’autore, non avrebbero compreso la fisiologia di Descartes : Giordani si sente come in dovere di puntualizzare che Descartes « non hà mai detto […] che nell’huomo la glanda pineale sia la sede del senso commune », sventando forse radicalizzazioni in senso materialistico della filosofia cartesiana, che conducevano a identificare l’anima con la sua sede organica, facendo cadere la distinzione tra le due sostanze e la differenza tra una res inestesa e la sua localizzazione estesa. Nel libro IX Giordani effettua la traduzione delle prime due parti delle Passioni dell’anima, senza inserire passi estrapolati da altre opere o autori, rimanendo più legato al testo cartesiano rispetto ai libri precedenti. Anche in questo caso, tuttavia, il suo lavoro non si limita a una trasposizione del latino all’italiano : il testo dell’opera cartesiana subisce interventi consistenti, a partire dalla scelta di espungere completamente la terza parte del trattato. Gli interventi qui considerati sono di due tipi : espunzioni di parti di testo e scelte lessicali ; queste ultime consentono sia di confermare l’uso di Giordani dell’edizione latina delle opere di Descartes, sia di valutare l’interpretazione data dall’autore in linea con la valenza didattica del suo testo. Delle passioni, o affezzioni dell’anima, e di tutta la natura del l’huomo è il titolo che il matematico traduce dal testo latino delle Passiones animae, effettuando una sorta di crasi tra il titolo del l’opera posto all’inizio del trattato (e non sul frontespizio), Passiones sive affectus animae, e il titolo della prima parte, De passionibus in genere, et ea occasione de tota hominis natura. Che Giordani abbia utilizzato l’edizione latina lo si deduce sin dal titolo e la sua traduzione mantiene sempre la formula passioni, o affezzioni nei casi in cui compare così nella versione latina dell’opera (a differenza del testo francese che riporta il solo termine passions). Il libro IX si costituisce di 125 paragrafi e presenta interventi che si spiegano tenendo in considerazione i fini didattici del corso e quanto l’autore ritiene sia più giusto inserire e divulgare. Come accennato, la traduzione di Giordani è parziale, poiché termina 553
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con l’articolo 136 della seconda parte del trattato cartesiano 11, con l’espunzione della terza parte e gli ultimi dodici articoli della seconda 12. Giordani spiega questa scelta alla fine del libro IX : « Molte cose si possono qui aggiungere intorno all’uso di queste passioni, le quali perche spettano più tosto alla morale, che alla Fisica, si tralasciano » 13. Queste parole potrebbero ricordare quelle della Risposta alla seconda lettera in cui Descartes aveva esplicitato la sua intenzione : trattare le passioni solamente en physicien 14. In ogni caso, con questa affermazione Giordani definisce indirettamente la terza parte dell’opera cartesiana una trattazione morale del tema delle passioni e in tal senso, quindi, da escludere da questa parte del suo corso, nella quale il suo interesse è circoscritto alle questioni di fisica e di fisiologia. Egli interrompe quindi la sua traduzione proprio dove iniziava la trattazione cartesiana De usu quinque Passionum hic explicatarum, prout ad corpus referuntur 15. Espungendo la terza parte del trattato sulle passioni, che scaturiva come corollario di quanto sostenuto da Descartes nelle prime due parti, secondo l’impianto stesso del l’opera, Giordani non traduce l’esito a cui era pervenuto il filosofo nel suo studio delle passioni. Nell’ultimo articolo delle Passioni dell’anima, in effetti, il filosofo francese aveva concluso che attraverso la « saggezza » – di impronta stoica – era possibile arginare il predominio delle passioni. La saggezza, in riferimento alle passioni, scriveva Descartes, « insegna a rendersene talmente padroni e ad amministrarle con tanta abilità che i mali da loro causati sono molto sopportabili e perfino che da tutti si trae qualche Gioia » 16.
11 Unde veniant effectus Passionum quae quibusdam hominibus peculiares sunt, Passiones animae, Elzeviri, Amsterdam, 1650, p. 62 (cfr. BOp I 2452-2455 e AT XI 428-429) ; traduzione di Giordani : D’onde vengono gl’effetti delle passioni, che sono particolari a certi huomini, Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. IX, § 125, c. 502. 12 A partire cioè dall’articolo CXXXVII : De usu quinque Passionum hic explicatarum, prout ad corpus referuntur, Passiones animae, op. cit., p. 63 (cfr. BOp I 24542456 ; AT XI 429-430). 13 Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. IX, § 125, c. 502. 14 « Il fera connaître que mon dessein n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en Physicien », Passions de l’âme, Réponse à la seconde lettre, BOp I 2330 ; AT XI 326 (cfr. Passiones animae, op. cit., Responsio ad secundam Epistolam). 15 Passiones animae, op. cit., p. 63. 16 BOp I 2526 (AT XI 488).
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La scelta traduttiva di Giordani si spiega allora tenendo in considerazione che il matematico pugliese non è interessato a proseguire la sua trattazione oltre le argomentazioni fisiche e fisiologiche per indagare invece l’ambito dell’agire pratico dell’uomo e delle implicazioni morali che da esso derivano. È così, forse, che Giordani, revisionando il trattato sulle passioni, ha interpretato la dichiarazione cartesiana di una trattazione delle passioni soltanto da un punto di vista fisico. Tornando al testo del corso, un’altra espunzione operata dal l’autore riguarda dieci articoli della prima parte delle Passioni che contenevano la descrizione anatomica e fisiologica delle parti del corpo 17. Anche in questo caso Giordani spiega tale omissione rinviando ai libri precedenti del corso, in cui aveva ampiamente utilizzato l’Uomo e la Descrizione del corpo umano per le trattazioni anatomiche e fisiologiche (in particolare nel libro VI), su cui pertanto ritiene sia superfluo tornare 18. Diversa invece l’espunzione dell’articolo LXVIII intitolato Perché questa enumerazione è diversa da quella comunemente accolta 19, dove Descartes, sottolineando la differenza tra la sua suddivisione delle passioni e quelle fatte precedentemente, criticava la distinzione tra un appetito concupiscibile e uno irascibile della parte sensitiva dell’anima. Giordani, omettendo l’articolo, elimina i riferimenti volti a mostrare l’inadeguatezza della tripartizione dell’anima (vegetativa, sensitiva e razionale) e dei suoi appetiti 20. 17 Si tratta degli articoli che vanno dal VII al XVI (cfr. BOp I 2336-2358 ; AT XI 331-342). 18 « Doppo spiegate ne’ i libri precedenti le parti, e funzioni del Corpo, il moto del Cuore, la produzzione de’ i spiriti Animali nel Cervello, i moti de’ i muscoli, come gl’oggetti esterni operano negl’organi de’ i sensi, e come l’azzione degl’oggetti esterni in varij modi danno occasione à i spiriti di scorrere ne’ i muscoli, e finalmente, come tutti i membri possono muoversi mediante l’effluvio de’ i spiriti Animali eccitati dagl’oggetti de’ i sensi, il tutto senz’alcuna operazione dell’Anima […] », Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. IX, § 7, c. 454. 19 BOp I 2395 (AT XI 379) ; si tratta dell’articolo LXVIII della prima parte del trattato cartesiano : Cur haec enumeratio Passionum differat ab ea quae vulgo recepta est, Passiones animae, op. cit., p. 32. 20 Il matematico, tuttavia, traduce in maniera letterale un articolo precedente del trattato cartesiano, il XLVII, in cui compariva una critica simile alla distinzione tra parti e appetiti dell’anima, per affermarne invece l’unità (Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. IX, § 37, c. 467 ; cfr. Passiones animae, op. cit., p. 24 ; cfr. BOp I 2374-2376 ; AT XI 364).
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Un altro genere di interventi, invece, riguarda i vocaboli utilizzati da Giordani, alcuni dei quali sono indicativi per stabilire l’utilizzo dell’edizione latina. si riportano qui alcuni temini, solo a titolo esemplificativo : il termine francese Affection, viene tradotto nell’edizione latina con Benevolentia, e compare, nel § 72 del libro IX del corso, come benevolenza 21 ; il vocabolo commozioni, presente nel § 17, traduce quello latino commotiones, a differenza del testo francese che riporta émotions 22. Per mostrare questo medesimo uso dell’edizione latina si può citare ancora il vocabolo apprendimento, traduzione del latino perceptio (perception nel testo francese) come l’italiano del tempo prevedeva ; l’articolo intitolato De perceptione diventa così Dell’apprendimento 23. In effetti, il termine percezione viene registrato dal Vocabolario della Crusca solo a partire dalla quarta edizione (1729-1738) come corrispondente del latino perceptio, definito « atto dell’apprendere ». La terza edizione del Vocabolario (1691), che risale agli anni in cui scrive Giordani, presenta invece la forma apprendimento, corrispondente del latino apprehensio. Il termine così tradotto ricompare anche nella traduzione del l’articolo XXVII qui parzialmente riportata e messa a confronto con l’edizione francese e con quella latina, per mostrare ancora una volta come Giordani si serva di quest’ultima. Nell’articolo XXVII Descartes definisce le passioni come « perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » 24 ; nell’edizione latina il passo è il seguente : « perceptiones, aut sensus, aut commotiones animae, quae ad eam speciatim referuntur, quaeque producuntur, conservantur et corroborantur per aliquem motum spirituum » 25. Giordani, utilizzando evidentemente quest’ultima edizione, traduce in questo modo : le passioni sono « apprendimenti, o sensazioni, o commozioni dell’Anima, le quali si riferiscono particolarmente 21 Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. IX, § 72, c. 479 ; cfr. Passiones animae, op. cit., p. 39 (cfr. BOp I 2406-2407 ; AT XI 389-390). 22 Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. IX, § 17, c. 458 ; cfr. Passiones animae, op. cit., p. 14 (cfr. BOp I 2358 ; AT XI 349). 23 Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, lib. IX, § 9, c. 455 ; cfr. Passiones animae, op. cit., p. 11 (cfr. BOp I 2350-2351 ; AT XI 343). 24 BOp I 2358 (AT XI 349). 25 Passiones animae, op. cit., p. 14 (cors. mio).
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alla medesima e che si producono, conservano, e corroborano, mediante qualche moto de’ i spiriti » 26. Gli esempi e i confronti testuali forniti fin qui sono utili quali modelli esemplificativi del tipo di traduzione e di uso dei testi e della filosofia di Descartes effettuati dall’autore in tutto il corso ; pur considerando che è nei libri VI, VII e VIII che è più evidente il lavoro di scomposizione e ricomposizione delle opere cartesiane. Giordani in effetti espunge, aggiunge, modifica e commenta i testi in base alle sue esigenze didattiche, consapevole degli sviluppi della filosofia di Descartes e dei problemi sollevati durante la seconda metà del Seicento, contro ad esempio le sue trattazioni anatomiche e fisiologiche. Pur intervenendo in tal modo, egli si attiene al testo cartesiano e veicola fedelmente il pensiero del filosofo francese, inserendolo all’interno del suo corso in base all’ordine espositivo dettato dalle finalità del suo manuale. Com’è noto, un lavoro di traduzione è un’applicazione di schemi interpretativi che si articolano, da un lato, nell’adegua mento al testo – e quello che utilizza Giordani è già un testo tradotto – e, dall’altro, nella creazione di un lessico e di « strutture lessicali idonei a trascrivere l’originale » 27. Le idee nuove, rispetto ai trattati cartesiani tradotti, contenute nel corso di filosofia naturale moderna derivano in parte da Giordani stesso e in parte da autori diversi, di cui il matematico pugliese si serve per costruire la sua interpretazione della fisiologia e filosofia di Descartes. Giordani crea quindi non solo un lessico con cui trasmettere le opere cartesiane, ma anche l’orizzonte entro il quale tale lessico acquista significato. La sua lettura di « Descartes dopo Descartes » si definisce pertanto come una ripresa delle concezioni del filosofo francese – alla fine del XVII secolo – che non vengono mai messe in discussione, ma che sono anzi ritenute ancora attuali e attendibili. Al tempo stesso, la sua operazione si configura come un aggiornamento di quelle stesse tesi mediante i più recenti contributi scientifici sviluppatisi nel panorama medico, profondamente mutato nella seconda metà del Seicento. Giordani, forse perché si tratta di un corso pensato per i suoi studenti, non si esprime in termini espli Della filosofia naturale moderna, ms. 2094, § 17, c. 458 (cors. mio). T. Gregory, « Sul lessico filosofico latino del Seicento e del Settecento », in Lexicon Philosophicum, 5, 1991, p. 1-20 : 8. 26
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citi nei confronti del filosofo francese, come invece accade più frequentemente per i riferimenti agli altri autori, medici, scienziati e anatomisti citati. Quando Giordani si riferisce a tali autori riporta i loro nomi, spesso anche il titolo delle opere e talvolta il numero delle pagine ; ciò non accade mai con i trattati cartesiani, oggetto precipuo della traduzione di Giordani. Con Harvey, Malpighi, Borelli, Bartholin, Boyle, Lower, il riferimento è esplicito e talvolta apertamente critico, perché l’obiettivo del matematico pugliese è di riproporre la fisiologia cartesiana al di là delle obiezioni mosse direttamente da alcuni di questi autori. Quello che Giordani consegna ai suoi allievi è quindi un testo emendato e corretto, ma che conserva intatto il senso della concezione cartesiana. Come per la matematica nell’Euclide restituto, così per la filosofia, Giordani redige un corso in cui l’opera presa a modello, o meglio le opere prese a modello, vengono « restituite » in una forma, per così dire, aggiornata. In questo lavoro di incastro tra testi cartesiani e riformulazioni di teorie post-cartesiane e anti cartesiane (reperibile soprattutto nei libri VI, VII e VIII) egli è supportato dall’uso metodico delle note di La Forge ; come ad esempio per la spiegazione del ruolo della ghiandola pineale, a cui il matematico italiano, sulla scorta dei commenti di La Forge, dedica molti paragrafi. Così letto, dunque, il corso è anche documento di un attardato tentativo di conciliazione tra il modello cartesiano e le nuove fisiologie, e in ogni caso una rivalutazione della fisiologia di Descartes, anche alla luce dei nuovi contributi medico-anatomici della seconda metà del Seicento. Il sistema di dottrine preso a modello da Giordani si identifica con quello di un Descartes « emendato da Descartes stesso » e reinserito nel contesto medico che aveva ormai recepito le lezioni di Stenone o Malpighi. Le tesi cartesiane, lungi dall’essere confutate, vengono riproposte e tenute distanti da ogni esito materialistico che voglia definire l’anima come un elemento materiale. Grazie ai riferimenti presenti nel corso, come l’Annotazione sopra citata, si prende inoltre atto dell’attualità delle discussioni di fisiologia cartesiana negli ambienti scientifici romani di fine Seicento e nella facoltà di medicina della « Sapienza », considerando anche i rapporti stretti tra Giordani e il Congresso medico romano di cui faceva parte il suo amico e allievo Giovanni Maria Lancisi. Nel 1690 i membri del Congresso vengono denunciati al 558
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Sant’Uffizio con l’accusa non solo di sostenere concezioni atomistiche della materia, ma anche di averle diffuse in « Sapienza ». Negli stessi anni l’accusa di atomismo viene rivolta contro gli « ateisti » di Napoli e i « Bianchi » di Roma (tra cui si annoverano allievi di Giordani). Questo quindi il contesto romano, ancora oggetto di indagine da parte degli studiosi, in cui si muove Giordani, che sceglie di tradurre nel suo corso le opere di Descartes, eleggendolo come autore di riferimento per la costituzione di un manuale di filosofia naturale moderna. Inserito nel contesto dell’insegnamento privato e forse accademico della Roma di fine Seicento, il corso di Giordani è dunque non solo una prima traduzione italiana di testi di Descartes, ma anche una rilettura dell’opera cartesiana. Quest’ultima, filtrata, emendata e « aggiornata », è quindi da lui considerata valida e trasmissibile – ancora alla fine del secolo – in quanto capace di spiegare i fenomeni naturali del mondo e la fisiologia dell’uomo e delle sue passioni. A Roma è pertanto presente, fin dagli ultimi decenni del Seicento, una tradizione cartesiana da cui in Europa si erano già prese le distanze. Per questo, come dimostra anche l’esem pio costituito dal corso di Giordani, Roma va inserita, accanto a Napoli, quale centro di circolazione e diffusione della filosofia cartesiana.
Résumé Delle passioni, o affezzioni dell’anima, e di tutta la natura dell’huomo est le titre de la première traduction italienne, selon nos connaissances actuelles, d’une partie des Passions de l’âme de Descartes par Vitale Gior dani (1633-1711), datée d’environ 1689-1690. En tant que professeur de mathématiques à l’Université La Sapienza de Rome, Giordani rédige un cours de philosophie naturelle pour ses étudiants dans lequel, outre Les Passions, il traduit un grand nombre d’œuvres de Descartes: parmi ces œuvres, on trouve les Meditationes de prima philosophia, les Principia philosophiæ et L’Homme. Ce cours n’est pas publié, mais l’intention de l’auteur était de le mettre sous presse en raison du style « livresque » dans lequel il est rédigé. Dans un domaine de recherche encore ouvert, comme celui de la diffusion de la philosophie cartésienne à Rome à l’époque moderne, le cours de Giordani peut jeter un éclairage sur l’enseignement et la circulation des œuvres et de la pensée de Descartes en milieu académique et universitaire. Le cours, intitulé Della filosofia naturale moderna giusta l’opinioni de’ moderni filosofanti (Roma, Biblioteca Casanatense, mss. 2072-2073, 2669), est conçu comme un manuel de philosophie et de
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physique cartésiennes, bien que l’auteur ne mentionne le nom du philosophe français que dans quelques passages du texte. Giordani désigne, comme modèle privilégié de sa « philosophie naturelle moderne », la philosophie de Descartes: il est convaincu qu’elle est efficace en vue d’un usage didactique et légitime parce que compatible avec la doctrine catholique et, par conséquent, avec les dogmes de la création et de l’Eucharistie, ainsi qu’en vue d’une divulgation la plus ample possible. Cette contribution livre d’abord une description du cours de Giordani avant d’analyser la traduction italienne des Passions de l’âme, tirée de l’édition latine des Passiones animæ.
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FRANCESCO V. TOMMASI
SIGNES EXTÉRIEURS DES PASSIONS ET CARACTÉRISTIQUE ANTHROPOLOGIQUE : DE DESCARTES À KANT
1. Les expressions du corps entre Anzeichen et Ausdruck : Un problème phénoménologique Dans La voix et le phénomène Jacques Derrida lança, comme nous savons, sa polémique contre la métaphysique de la présence. Mais ces pages sont avant tout un commentaire serré de la première des Logische Untersuchungen : Derrida discute d’un problème sémiotique, qui avait été posé par Husserl sous l’intitulé Ausdruck und Bedeutung, termes que Derrida traduit par expression et vouloir dire. Au paragraphe 5 des Recherches Logiques, Husserl introduit le thème des « expressions » (Ausdrücke) comme signes « significatifs » (bedeutsame Zeichen), qui « veulent dire » quelque chose et sont donc animés d’une intention volontaire. L’« expression » par excellence est le discours (Rede) et particulièrement le soliloque, qui élimine toute viscosité dans la signification : le signifiant disparaît presque en faveur de la pure idéalité du signifié, qui se donne immédiatement dans un « présent vivant » et diaphane. L’« expression » se différencie ainsi de l’« indice » (Anzeichen) comme signe qui lui, plus généralement, renvoie à autre chose sur la base d’une association d’idées, c’est-à-dire d’une relation « motivée » entre le signifiant et le signifié. Dans les « indices », le signifié est un objet réellement existant dans le monde ; pour l’atteindre, nous avons besoin d’éléments matériels signifiants. Il peut donc y avoir une opacité dans la relation signifiant-signifié, et ce dernier est au moins partiellement absent. C’est sur cette opposition que se fonde l’interprétation de Derrida : il s’agit selon lui de démasquer les présupposés qui soutiennent la relation hiérarchique de subordination des deux types de signes, et de dénoncer la prétendue Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117857 (DESCARTES, 4), p. 561-573
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transparence du vouloir dire husserlien, en remarquant la présence toujours incomplète du signifié et l’impureté incontournable de chaque expression. Cela étant, dans un passage apparemment marginal de ce même paragraphe des Recherches Logiques, Husserl met en question les expressions corporelles et en particulier les expressions faciales, en tant que signes permettant de connaître l’intériorité de la personne. Afin de nous entendre provisoirement, posons que tout discours et toute partie de discours, ainsi que tout signe essentiellement du même genre, est une expression, sans qu’il importe ici que le discours soit réellement prononcé […] Par contre, nous excluons le jeu de physionomie (Mienenspiel) et les gestes dont nous accompagnons spontanément nos paroles et en tout cas sans intention de communication, ou dans lesquels, même sans le concours de la parole, l’état d’âme d’une personne vient à « s’exprimer » de manière compréhensible pour son entourage 1.
Toutefois, Husserl abandonne immédiatement le discours sur l’expression corporelle et faciale (Miene). La détermination technique de son statut reste donc en suspens. Nous savons seulement pourquoi ce cas n’est pas reconductible aux autres catégories. Il ne s’agit pas d’un « indice » : l’expression corporelle est en effet considérée dans le cadre des expressions, parce qu’il n’y a pas de passage entre un signifiant et un signifié fondé sur une association motivée. Dans un cas comme l’expression triste d’un visage, on n’est pas conduits à quelque chose d’autre et externe, et encore moins à un objet existant dans le monde. Le signifié au contraire est donné – selon les mots d’Edith Stein, qui discutera cette question – immédiatement « avec » (mit) son expression, et non indirectement « à travers » (durch) celle-ci : « l’expression triste du visage est la tristesse elle-même » 2 ; il s’agit donc d’une situation essentiellement différente de la fumée qui annonce le feu ou du symptôme d’une maladie. En témoigne aussi le fait qu’en ce cas le regard peut s’arrêter sur le signe et le considérer comme tel : la fumée est un objet indépendant, comme un battement de cœur, et leur sens ne réside pas uniquement dans le renvoi à une autre 1 E. Husserl, Recherches logiques II.1, tr. par H. Élie (avec la collaboration de L. Kelkel et R. Schérer), PUF, Paris, 1961, p. 37 (Hua XIX/1, p. 37). 2 E. Stein, Zum Problem der Einfühlung (1917), in ESGA 5, Herder, Freiburg im B., 2010, p. 95.
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chose. Mais dans le cas d’une expression triste du visage il est tout à fait insensé de la considérer sans référence à la tristesse ellemême. Cependant pour Husserl les expressions par lesquelles le corps manifeste les passions ne représentent même pas des expressions significatives au sens propre, contrairement au discours (Rede). En effet, il n’y a pas de réelle intention de « vouloir dire » quelque chose, c’est-à-dire de signifier ; au contraire, ces expressions sont souvent involontaires. Il s’agit donc d’un cas qui semble représenter un problème au regard de la bipartition de la première Recherche Logique. La question n’est pas affrontée en détail dans ce texte qui semble offrir une détermination uniquement négative. Mais le thème sera bientôt repris et discuté dans le cercle des premiers phénoménologues : entre autres, Max Scheler, surtout dans le Sympathiebuch ; Theodor Lipps dans son Ästhetik, Edith Stein dans sa dissertation Zum Problem der Einfühlung ; mais aussi Husserl lui-même, qui reprendra ce thème dans quelques notes postérieures 3. Le problème est évidemment significatif pour la question de l’empathie et de la connaissance du vécu et de la conscience de l’autre. Mais la question a un versant plus largement anthropologique et touche notamment le problème du rapport entre intériorité et extériorité de l’humain, entre âme et corps. Plus généralement encore, la question de l’expression corporelle est centrale au regard de la question sur la nature du signe, et arrive à être paradigmatique pour la phénoménologie. Dans le paragraphe 7 de Sein und Zeit, consacré à la « méthode phénoménologique de la recherche », Martin Heidegger se penche justement sur l’exemple du rougissement (Erröten) comme phénomène clé pour expliquer la différence phénoménologique fondamentale entre Schein et Erscheinung. À juste titre, non seulement la chair ou plus spécifiquement le visage aura une grande fortune phénoménologique, mais aussi la peau, si l’on pense à Anzieu 4. La question est donc encore actuelle en phénoménologie. Dans certains articles (112 et suivants) des Passions de l’âme, Descartes définissait déjà les expressions corporelles des passions 3 Cf. F. V. Tommasi, « Le corps du texte et le texte du corps. Emmanuel Falque et le problème phénoménologique de l’expression corporelle », in C. Brunier-Coulin (dir.), Une analytique du passage, Éditions franciscaines, Paris 2016, p. 233-251. 4 D. Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985.
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comme des « signes », encadrant ainsi déjà la question dans un horizon sémiotique. Le choix se retrouve aussi chez Kant, qui emploie, pour envisager la question, le terme de caractéristique anthropologique. La thèse que nous voulons soutenir ici est que chez Descartes, mais surtout chez Kant – et en particulier le Kant qui, dans l’Anthropologie, discute le point de vue de Descartes – sont présents certains traits fondamentaux de la question de l’expression corporelle des passions, considérée comme un cas difficile et paradigmatique, que l’on retrouve dans le débat phénoménologique contemporain. Tout d’abord, on trouve chez Kant un trait en quelque sorte similaire à la critique derridienne de Husserl : Kant reconduit expressément la pensée au langage, et ce dernier à l’ouïe, de sorte que c’est l’aspect sémiotique, dans sa physicité matérielle et donc avec son impureté structurelle, qui représente le terrain originaire de la signification. En outre, Kant différencie explicitement les expressions des passions sur le corps et le visage, aussi bien des « signes arbitraires » comme les paroles, que des « symboles », ou encore des symptômes de maladies. Lui aussi peine cependant à les encadrer dans sa théorie des signes, avec un embarras qui semble faire écho à celui de Husserl.
2. Descartes, Kant et la critique à la physiognomonique L’histoire de l’expression corporelle comme signe de l’intériorité psychique est connue surtout en référence à la « physiognomonie ». Aristote utilise le terme ϕυσιογνωμονεῖν pour définir l’activité de « juger de la nature d’un objet sur la base de sa structure corporelle » 5, et si Galien fait remonter à Hippocrate les origines de cette science, la tradition magico-hermétique qui se développe durant la Renaissance remonte quant à elle à Pythagore. Ce sont, en effet, ces deux tendances qui caractérisent l’histoire de cette étude : d’un côté le domaine médical, qui cherche dans les manifestations corporelles des symptômes momentanés de santé ou de maladie. De l’autre, la tentative de découvrir dans le corps les traits structurels de l’intériorité morale ou psychologique. Le terme γνώμη signifie en effet « connaissance », mais Della Porta, dans son célèbre De humana physiognomonia (1586), le reconduit au νόμος : dans la forme et les traits du visage, assimilés à des figures animales, Aristote, An. Pr., 2, 27, 70b.
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on cherche les traces objectives des caractéristiques de l’âme. Repris par Lavater, puis dans la phrénologie de Gauss, cette tendance se retrouvera dans le positivisme de Lombroso, dans les expériences de Duchenne, mais aussi dans les travaux sur l’évolutionnisme biologique, anticipés par des auteurs comme Pierre Camper, culminant dans des textes tels que le tristement célèbre Rasse und Seele (1926) de Ludwig Ferdinand Clauß, qui fut entre autres l’élève de Husserl et se forma à l’étude de la leibliche Gestalt. Tandis que pour la physiognomonie radicale, c’est-à-dire symboliquement déterministe, l’on peut remonter au caractère seulement s’il est privé de passions, dans la perspective médicale ou empiriste au contraire, il s’agit de découvrir les causes des modifications occasionnelles. Considéré généralement comme une rupture décisive avec la tradition hermétique de la Renaissance, le traité des Passions de l’âme de Descartes reprend une perspective de type empirico-scientifique, en lui donnant toutefois une envergure métaphysique. La question qui nous intéresse, c’est-à-dire la façon dont les passions produisent des traces phénoménologiques sur le corps, est traitée à partir de l’article 112. Le contexte est ici encore sémiotique 6. Le paragraphe s’intitule en effet : Quels sont les signes extérieurs de ces passions. Descartes affirme : Les principaux de ces signes sont les actions des yeux et du visage, les changements de couleur, les tremblements, la langueur, la pâmoison, le rire, les larmes, les gémissements et les soupirs 7.
Selon Descartes, ce sont surtout les yeux qui révèlent les passions ; mais en général il n’est pas facile d’associer les expressions extérieures aux passions correspondantes : « il y a des hommes qui font presque la même mine lorsqu’ils pleurent que les autres lorsqu’ils rient » 8. Et s’il y a des signes plus évidents, comme les rides du front dans la colère, toutefois la volonté peut toujours décider de cacher certains signes expressifs d’un sentiment. À l’article 114, Descartes souligne comment la couleur du visage ne peut se contrôler volontairement, puisqu’elle dépend de la quantité 6 La chose n’a pas été remarquée dans des études importantes sur la sémiotique de la modernité : cf. S. Meier-Oeser, Die Spur des Zeichens. Das Zeichen und seine Funktion in der Philosophie des Mittelalters und der frühen Neuzeit, W. de Gruyter, Berlin-New York, 1997. 7 Les passions de l’âme, AT XI 411 s. ; BOp I 2432. 8 AT XI 412 ; BOp I 2434.
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de sang qui afflue. Mais la relation entre les signes et les passions n’est cependant pas univoque : pour la tristesse par exemple, l’on pâlit à cause du rétrécissement des orifices du cœur ; mais si elle se présente mêlée à d’autres sentiments, comme le désir, l’amour ou la haine, elle peut faire rougir. Cecy paraît principalement en la Honte, laquelle est composée de l’Amour de soi-même et d’un Désir pressant d’éviter l’infamie présente : ce qui fait venir le sang des parties intérieures vers le cœur, puis de là par les artères vers la face ; et avec cela, d’une médiocre tristesse qui empêche ce sang de retourner vers le cœur 9.
Descartes continue en expliquant analytiquement les causes physiques et le lien avec les passions de chacun des signes comme les tremblements, la langueur, etc., puis finit par énoncer ce principe général : il y a telle liaison entre notre âme et notre corps, que lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’un des deux ne se présente point à nous par après, que l’autre ne s’y présente aussi ; et que ce ne sont pas toujours les mêmes actions qu’on joint au mêmes pensées 10.
Les signes extérieurs de passions sont seulement les signes de passions momentanées, et donc pas des caractères moraux stables. De plus ces signes sont équivoques et inévitablement accompagnés d’une certaine opacité. Les observations de Descartes constitueront une référence pour la tradition à suivre, et seront déclinées de plusieurs façons : on les utilisera notamment dans un sens physiognomonique plus radical, par exemple chez Charles Le Brun qui s’y intéresse en référence à l’art, ou dans un sens chirologique, appliquées à l’art oratoire, comme dans le cas de John Bulwer 11. Des positions semblables à celle de Descartes se retrouvent aussi chez Kant, qui cependant critique explicitement la physiognomonie. Au XVIIIe siècle cette doctrine connaît en effet un nouveau succès en Allemagne, grâce à Johann Caspar Lavater, auteur des quatre volumes des Physiognomische Fragmente zur Beförderung der Menschenkenntnis und Menschenliebe (1775-1778) dont la II, art. 117 (AT XI 415 ; BOp I 2436-2438). II, art. 136 (AT XI 428; BOp I 2452). 11 C. Le Brun, Conférence sur l’expression générale et particulière, Paris, 1698, et J. Bulwer, Chirologia : or the Natural Language of the Hand … Chironomia : or the Art of Manual Rhetoric, London, 1644. 9
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fortune fut notamment redevable à l’édition française de JacquesLouis Moreau de la Sarthe ; à Lavater répondit aussitôt Georg Christoph Lichtenberg, qui dans Über Physiognomik wider die Physiognomen (1778) en critiqua le fatalisme présumé. Le débat était donc très vif et Kant expose son point de vue sur la question dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique (1798). Pour Kant comme pour Descartes, le visage offre seulement les signes de passions momentanées, qui dépendent à leur tour de changements organiques. Dans cet ouvrage, la question est inscrite encore plus clairement dans un contexte sémiotique. Kant traite en effet de « la manière de connaître l’homme intérieur à partir de l’homme extérieur » dans le cadre de la « caractéristique anthropologique », reconduite à son tour à la semeiotica universalis. Le chapitre est divisé en quatre parties, consacrées au caractère de la personne, du sexe, du peuple et de l’espèce, et corrélé de notes très curieuses, en particulier sur le sexe et les peuples 12. À la fin de la section sur la « caractéristique » de la personne, Kant introduit la physiognomonie et la définit comme « l’art de juger un homme d’après ce qu’on peut voir de son physique, et par conséquent de juger l’intérieur par l’extérieur » 13. Tout en admettant une « caractérologie physiognomonique », Kant nie qu’elle puisse être une science, parce que « la particularité d’un physique humain qui donne des indications sur certaines tendances ou facultés du sujet observé ne peut être cernée par une description conceptuelle, mais par la reproduction et la représentation dans l’intuition ou par l’imitation » 14. Les analogies de Della Porta entre les têtes et les figures animales, ainsi que les silhouettes de Lavater sont rejetées sans appel. Son dernier paragraphe de la section sur la physiognomonie est consacré à la « mimique du visage » (Mienen) 15. Kant se limite à observer qu’« il est difficile de ne pas traduire par une mimique l’impression d’une émotion », et que l’on peut en tirer une double observation morale : d’un côté ce sont les plus faibles qui ne savent pas dissimuler leurs passions, de l’autre, ceux qui sont trop doués 12 I. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, tr. par M. Foucault, Vrin, Paris, 2011 (19641), p. 215 s. (« Akademie-Ausgabe » vol. VII, p. 283 s.). 13 Ibid., p. 229 (AA VII, p. 295). 14 Ibid., p. 230 (AA VII, p. 296). 15 Ibid., p. 234-235 (AA VII, p. 299-300).
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dans l’art de les dissimuler ne peuvent être dignes de confiance. Il y aurait en outre une gestuelle typique et universellement répandue, comme le hochement de tête pour acquiescer, plisser le front pour l’irritation, etc. Mais il ne s’étend pas au-delà de ces remarques occasionnelles, et le paragraphe kantien semble donc en réalité plus significatif pour ce qu’il ne dit pas, que pour ce qu’il dit.
3. Un schématisme pragmatique ? Après les avoir ramenés à la « caractéristique anthropologique », Kant ne définit pas exactement le statut sémiotique des signes de la mimique faciale. Mais à la « caractéristique » comme théorie du signe Kant consacre deux autres paragraphes dans ce texte, n° 38 et 39, qui offrent des définitions plus détaillées. La « caractérisation » est reconduite à l’imagination et est dite le « degré supérieur » de la « faculté de désignation » (bezeichnen, facultas signatrix), à son tour définie comme « faculté de connaître le présent, en tant qu’elle permet de lier la représentation de ce qui est prévu à celle de ce qui est passé » 16. Kant travaille ici surtout sur une macro-distinction entre « symboles » et « caractères ». Comme on peut le lire dans les notes aux Leçons de 1775-1776, où la distinction était déjà introduite et clairement définie, un symbole est une image sensible (Sinnbild), qui « a une ressemblance avec la chose », tandis que les « caractères » sont des désignations (Bezeichnungen) qui n’ont ni signification ni intuition propre, mais se limitent à accompagner les concepts comme « gardiens » (custodes) 17. Comme il l’écrivait déjà dans le paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger, mais aussi dans la Preisschrift, la connaissance symbolique est donc intuitive, en opposition à la connaissance discursive.
Ibi, p. 101 (AA VII, p. 191). I. Kant, Anthropologie Friedländer, in Vorlesungen über Anthropologie (AA XXV.1), p. 536. Cf. aussi Kant, Anthropologie…, op. cit., p. 101-102 (AA VII, p. 191) : « Les caractères ne sont pas encore des symboles : car ils peuvent être aussi des signes purement médiats (indirects), qui, en soi, ne signifient rien, mais qui conduisent par la seule association, aux intuitions, et par celle-ci aux concepts. Les symboles ne sont qu’un moyen de l’entendement pour fournir au concept une signification, en lui présentant un objet, mais ce n’est qu’un moyen indirect, qui use de l’analogie avec certaines intuitions auxquelles le concept peut être appliqué ». 16 17
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Kant subdivise ensuite les signes en arbitraires, naturels et prodigieux. Les mots sont le cas principal de signes arbitraires, et il est significatif dans ce contexte que Kant reconduise la pensée au langage et le langage à l’ouïe : toute langue est désignation de la pensée et inversement le meilleur mode de désignation de la pensée passe par le langage, moyen le plus important de se comprendre soi-même ainsi que les autres. Penser, c’est parler avec soi-même (les Indiens de l’Otahiti appellent la pensée : la parole dans le ventre) ; c’est, par conséquent, s’entendre soi-même intérieurement (par l’imagination reproductrice) 18.
En prenant cette position, Kant semble nier la possibilité husserlienne du soliloque pur et de l’expression transparente du signifié. Le signe est condition de possibilité de la signification, et à son tour, dépend très concrètement de l’ouïe. La thèse est formulée plusieurs fois par Kant, par exemple dans la critique de Samuel Thomas von Sömmering et de son Über das Organ der Seele (1796) 19. De ce point de vue, la position kantienne semble donc anticiper l’objection de Derrida à Husserl et procéder dans la ligne d’une origine pragmatique de la pensée. En ce qui concerne plus précisément les signes « de la physionomie » et les « mimiques », il semble que l’on retrouve ici un embarras semblable à celui de Husserl. Kant affirme en effet que ces signes doivent être considérés en partie comme arbitraires, en partie comme naturels 20. Cependant, il ne les analyse pas dans le domaine des signes arbitraires. Dans le domaine des signes naturels en revanche, il introduit une autre tripartition entre signes remémoratifs, démonstratifs et pronostiques. Il est intéressant de noter en passant comment cette tripartition, qui dans les mêmes années, dans le Streit der Fakultäten, est appliquée à la révolution française et exprimée en latin (signum rememorativum, demons Ibid., p. 103 (AA VII, p. 192). Cf. M. Capozzi, « Kant, Sömmerring and the Importance of the Sense of Hearing », in Lexicon Philosophicum, 2 (2014), p. 25-40, et en général J. Gessinger, Auge und Ohr. Studien zur Erforschung der Sprache am Menschen 1700-1850, W. de Gruyter, Berlin-New York, 1980. 20 « On peut diviser les signes en arbitraires (artificiels), naturels et prodigieux. A la première catégorie appartiennent 1) les signes de la physionomie (les signes mimiques qui sont aussi, en partie, naturels)… » (Kant, Anthropologie…, p. 103 (AA VII, p. 192)). 18 19
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trativum, prognostikon), correspond exactement à la définition que Thomas d’Aquin, dans la Summa theologiae, applique aux sacrements. Sans suivre la question dans le détail, gardons toutefois à l’esprit ce rapprochement 21. Parmi les signes remémoratifs, Kant traite de l’archéologie, et parmi les signes diagnostiques sont évoqués l’astronomie, les superstitions, mais aussi la médecine et le cas du facies hippocratica. Dans le domaine des signes démonstratifs (que Foucault traduit comme « signes de l’indication »), Kant semble reprendre la question des expressions corporelles. Exactement comme le feront ensuite les phénoménologues, Kant opère une distinction entre des cas comme le battement du pouls, qui « indique au médecin la présence de la fièvre […] comme la fumée le feu », et l’ambiguïté d’expressions corporelles comme le rougissement. Dans la plupart des cas on ne sait pas d’une façon certaine si la rougeur trahit la conscience de la faute ou plutôt un sentiment délicat de l’honneur, ou encore simplement le soupçon de quelque chose qu’on ne saurait souffrir sans honte 22.
C’est justement sur le phénomène du rougissement que se penchait Descartes ; mais c’est aussi l’exemple utilisé par Heidegger dans le paragraphe 7 d’Être et Temps, et un cas dont on discutera dans le cercle des élèves de Husserl, qui distinguent le rougissement comme symptôme d’une maladie (et donc comme cas d’indice, Anzeichen) et le rougissement comme véhicule d’une passion de l’âme telle que la honte (cas assez particulier d’« expression » puisque non linguistique). L’histoire de ce phénomène mériterait aussi d’être approfondi : à la fin du livre IV de l’Éthique à Nicomaque, Aristote mentionnait le rougissement comme un signe de pudeur, et définissait ce sentiment comme une passion plutôt qu’une vertu, justement pour sa conséquence immédiatement 21 Cf. Thomas d’Aquin, S. Th., III, q. 60 a. 3. Dans le Streit, Kant introduit cette définition pour la révolution française, ou plus exactement pour l’enthousiasme qu’elle suscita, considéré comme le « signe historique » qui confirme le constant progrès vers l’amélioration du genre humain. Pour Kant, la révolution française est donc une sorte de sacrement, c’est-à-dire un signe efficace du progrès historique. Ici aussi, dans l’Anthropologie, la tripartition est introduite tout de suite après la critique de la transformation des signes sacrés en idoles. Cf. G. Marini, « Considerazioni su storia pronosticante ed entusiasmo », in M. Pranteda (éd.), Kant e il conflitto delle facoltà, Il Mulino, Bologna, 2003, p. 213-229. 22 Kant, Anthropologie…, op. cit., p. 104 (AA VII, p. 193).
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physique 23. L’ambiguïté morale de cette passion et de sa manifestation correspond à une longue tradition dans les commentaires de la philosophie morale d’Aristote, et la pudeur est souvent indiquée comme un phénomène propre à l’homme, qui le distinguerait des animaux. La question ne peut évidemment pas être approfondie ici. Limitons-nous à remarquer que Kant semble se trouver dans la même difficulté que Husserl. Kant aussi semble dire seulement ce que les expressions corporelles des passions « ne sont pas ». Il les ramène partiellement aux signes arbitraires, sans pour autant les analyser dans ce domaine : en effet, il ne s’agit pas de paroles, où le signe est un simple « gardien », sans référence intuitive au concept. Mais ce ne sont pas davantage des symboles, c’est-à-dire des images choisies par analogie avec la signification d’idées en soi impossibles à représenter, comme dans le cas des signes sacrés. Enfin, il ne s’agit pas non plus de signes naturels, ou du moins pas comme les symptômes d’une maladie. Kant ne développe pas plus la question. Il y a toutefois un dernier passage qu’il est intéressant de citer rapidement pour conclure. Les références à Descartes sont rares chez Kant, mais deux d’entre elles se trouvent justement dans ce texte, et sont significatives pour notre thème : dans l’une et l’autre, Kant critique la prétention de découvrir dans le cerveau des traces physiologiques de processus spirituels, comme la mémoire ou l’association d’idées. La première référence est en première page, et Kant l’utilise pour justifier le point de vue « pragmatique » de son anthropologie, en l’opposant justement à la physiologie : Une doctrine de la connaissance de l’homme, systématiquement traitée (Anthropologie), peut l’être du point de vue physiologique, ou du point de vue pragmatique. La connaissance physiologique de l’homme tend à l’exploration de ce que la nature fait de l’homme ; la connaissance pragmatique de ce que l’homme, en tant qu’être de libre activité, fait ou peut et doit faire de luimême. Quand on scrute les cause naturelles, par exemple le soubassement de la mémoire, on peut spéculer à l’aveugle (comme l’a fait Descartes), sur ce qui persiste dans le cerveau des traces qu’y laissent les sensations éprouvées ; mais il faut avouer qu’à ce jeu on est seulement le spectateur de ses représentations 24. Aristote, Eth. Nic., IV, 9, 1128b, 10-35. Kant, Anthropologie…, op. cit., p. 15 (AA VII, p. 119).
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Il s’agit à nouveau d’un problème sémiotique : les traces laissées dans le cerveau par les sensations. Avec la seconde citation il reprend la même question, mais encore une fois dans le domaine spécifique de la faculté d’imagination : Kant traite du « pouvoir sensible d’inventer des associations », c’est-à-dire la capacité de passer d’une représentation empirique à une autre affine, qui fonde évidemment la capacité d’élaborer des signes. Kant critique ici l’hypothèse, qu’il attribue erronément à Descartes, des présumées « idées matérielles » 25. Comme l’a montré Jean Ferrari, la théorie des « idées matérielles » se trouve en vérité chez Wolff et Baumgarten ; chez ces auteurs, elle représente plus généralement la tentative d’expliquer physiologiquement le passage des idées entre âme et corps. Mais Kant réaffirme qu’il estime inutile de chercher des explications physiologiques de ce mécanisme et donc des associations d’idées. Il se limite toutefois, ici aussi, à définir en négatif 26. Tentant alors de les interpréter affirmativement selon l’« esprit » kantien, au-delà de la lettre du texte et en cohérence avec son point de vue « pragmatique » et non « physiologique », on peut dire que les expressions du corps pourraient représenter pour Kant l’in25 « La loi de l’association est celle-ci : des représentations empiriques qui se sont souvent succédées produisent dans l’esprit l’habitude de faire surgir la seconde quand la première est suscitée. En fournir une explication physiologique est vain ; on peut se servir d’une hypothèse (qui sera elle-même une invention comme celles de Descartes à propos de ce qu’on appelle les idées matérielles du cerveau). Ce n’est pas du tout une explication pragmatique, c’est-à-dire qu’on ne peut pas s’en servir pour exercer à son gré sa mémoire puisque nous n’avons aucune connaissance du cerveau ni, en lui, des points où les traces des impressions laissées par les représentations peuvent sympathiquement entrer en résonance les unes avec les autres, puisqu’ils sont en quelque sorte contigus (au moins médiatement) », ibid., p. 83 (AA VII, p. 176). 26 Cf. J. Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant, Klincksieck, Paris, 1979, p. 34-40 : « Wolff emploie cette expression dans la Psychologia rationalis pour expliquer la correspondance harmonique des mouvements du corps et de ceux de l’âme […] A chaque idée sensuelle (terme par lequel il désigne la représentation des objets sensibles produite dans l’âme par la sensation, cf. Psychologia empirica, § 95) ainsi qu’à tout phantasme (terme qui désigne la représentation de ces objets produite dans l’âme par l’imagination, ibid. § 93) correspondent une espèce impresse et une idée matérielle […] Wolff n’attribue pas cette conception à Descartes dont il connait fort bien l’œuvre et dont il cite surtout, dans la Psychologia rationalis, le Traité des passions » (p. 36, n. 61). Pour le rapport entre psychologie empirique et anthropologie cf. : N. Hinske, Wolffs empirische Psychologie und Kants pragmatische Anthropologie. Zur Diskussion über die Anfänge der Anthropologie im 18. Jahrhundert, in N. Hinske (éd.), Die Bestimmung des Menschen, Meiner, Hamburg, 1999, p. 97-107.
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verse d’une « idée matérielle » : c’est-à-dire, quelque chose comme une « matière idéelle ». Il s’agit en effet d’une donnée avant tout empirique ; peut-être la plus empirique de toutes, la plus originairement et transcendentalement empirique : risu incipit cognoscere matrem. La valeur de cette donnée est toutefois uniquement spirituelle. Il est insensé de considérer les expressions corporelles sans ce à quoi elles renvoient, parce qu’elles sont intentionnées et reconnues immédiatement comme la trace d’un vécu. Plus encore qu’une « matière idéelle », les expressions corporelles semblent indiquer un type de médiation non pas cognitive mais pragmatique, entre empirique et idéel. Le passage du premier au deuxième domaine n’est pas démonstratif, il n’advient pas grâce à un organe ou à une donnée pure, mais à travers les traces du visage, comme effets concrets. S’agit-il d’une sorte de schématisme pragmatique ? En ce sens, le visage n’est pas tant un signum demonstrativum qu’un « signe efficace » – un sacrement ? – de la personne.
Résumé Dans certains articles (112 et suivants) des Passions de l’âme, Descartes définissait déjà les expressions corporelles des passions comme des « signes », encadrant ainsi déjà la question dans un horizon sémiotique. Le choix se retrouve aussi chez Kant, qui emploie, pour envisager la question, le terme de caractéristique anthropologique. La thèse que nous voulons soutenir ici est que chez Descartes, mais surtout chez Kant – et en particulier le Kant qui, dans l’Anthropologie, discute le point de vue de Descartes – sont présents certains traits fondamentaux de la question de l’expression corporelle des passions, considérée comme un cas difficile et paradigmatique, que l’on retrouve dans le débat phénoménologique contemporain.
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II
LECTURES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
DOMINIQUE PRADELLE
PASSIVITÉ ET CAUSALITÉ PSYCHOPHYSIQUE : HUSSERL CARTÉSIEN OU SPINOZISTE ? À Jean-Luc Marion, qui le premier a frayé la voie ici empruntée.
1. D’une improbable lecture husserlienne du Traité des passions Il y a un paradoxe à traiter de la lecture husserlienne du Traité des passions de Descartes. Tout d’abord, nul passage des œuvres, cours et manuscrits de Husserl n’atteste qu’il ait lu ce Traité ; et là où Cassirer et Heidegger prêtent une attention particulière aux Regulae, Husserl se concentre exclusivement sur les Meditationes et la découverte de l’être absolu de la conscience pure. Mais surtout, le style des analyses menées dans le Traité des passions – une élucidation des actions de la substance corporelle sur la substance pensante au sein de l’unité psychophysique globale qu’est l’homme – est exclu par la réduction phénoménologique : l’épochè met en suspens la validité d’être de tout étant mondain, c’est-àdire de tout étant ayant à son fondement une couche de choséité matérielle – y compris l’homme comme réalité psychophysique insérée dans le monde naturel : la réduction phénoménologique ne consiste pas à prélever par abstraction sur l’homme la seule couche psychique, mais met en suspens l’être entier de l’homme comme étant intramondain 1. De là résulte la critique adressée à Descartes dans les Cartesianische Meditationen et Erste Philosophie, le choix herméneutique de Husserl étant d’opérer une scission entre la Première Médita1 E. Husserl, Ideen I, § 51, Hua III/1, 108 (trad. fr. P. Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie pure, Gallimard, Paris, 1950, p. 168, trad. J.-F. Lavigne, Gallimard, Paris, 2018, p. 156) – Cartesianische Meditationen, §§ 10-11, Hua I, 63 et 64 (trad. fr. M. de Launay, Méditations cartésiennes, PUF, Paris, 1994, p. 67 et 68).
Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117858 (DESCARTES, 4), p. 577-601
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tion et le début de la Seconde d’une part, et la fin de la Seconde et les quatre autres Méditations d’autre part. Descartes aurait, par le doute hyperbolique, découvert la région absolue de la conscience pure comme région non mondaine, infra- ou supramondaine 2 ; mais il aurait falsifié le sens de cette découverte en substantialisant l’instance transcendantale 3, en menant les preuves d’existence selon le modèle déductif des mathématiques 4, et en rétablissant l’être en soi des choses matérielles – notamment de l’unité psychophysique mondaine de l’homme. En élucidant l’union de fait de l’âme et du corps, préparant ainsi le terrain au Traité des passions, la VIe Méditation donnerait lieu à l’absurdité du « réalisme transcendantal » 5 qui, mondanisant l’instance transcendantale, assimile l’âme et la conscience pure et fait d’une partie du monde le fondement transcendantal de son être. Là contre, la réduction phénoménologique ne laisse subsister aucune « parcelle du monde » (Stückchen der Welt) 6, mais reconduit à la sphère irréale ou non mondaine de l’ego cogito et de son flux de cogitationes. Pourquoi alors parler de la lecture husserlienne du Traité des passions, vu que ce dernier serait fallacieusement installé sur un sol mondain – en particulier, s’agissant de l’homme, sur un terrain psychophysique que récuserait la perspective transcendantale –, et tout entier assigné aux sciences objectives que sont la physique, la physiologie, la somatologie et la psychologie ? Il y a cependant une double incitation à parler d’une lecture husserlienne du Traité des passions, prise au sens d’un rapprochement comparatiste des thèses, ou d’une lecture rétroactivement phénoménologique du Traité des passions qui purifierait ce dernier de sa perspective intramondaine. On trouve d’une part, dans le remarquable ouvrage de Jean Laporte Le rationalisme de Descartes, un chapitre intitulé « En deçà 2 Husserl, Erste Philosophie, I, 9. & 10. Vorl., Hua VII, 61-62 et 63-65 (trad. fr. A.-L. Kelkel, Philosophie première, I, PUF, Paris, 1970, I, p. 85-87 et 88-91). 3 Husserl, Cart. Medit., § 10, Hua I, 63 (trad. fr., 68) – Erste Philosophie, I, Hua VII, 73 (trad. fr., 103). Krisis, Beilage V, Hua VI, 397 (trad. fr. G. Granel, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris, 1976, p. 439). 4 Husserl, Cart. Medit., §§ 3, 10 et 12, Hua I, 48-49, 63 et 66 (trad. fr., 50, 67-68 et 71-72) – Erste Philosophie, I, 11. Vorl., Hua VII, 73 (trad. fr., 103) – Krisis, Beilage V, Hua VI, 397 (trad. fr., 439). 5 Husserl, Cart. Medit., § 10, Hua I, 63 (trad. fr., 68). 6 Husserl, Cart. Medit., § 11, Hua I, 64 (trad. fr., 68).
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de la raison : l’union de l’âme et du corps » 7, où l’auteur pense l’union de l’âme et du corps (terrain thématique propre au Traité) à partir de la cinquième partie du Discours de la méthode, de la VIe Méditation, des Réponses aux quatrièmes objections et des deux lettres à Elisabeth de mai et juin 1643 ; il l’interprète comme « l’existence d’un infra-rationnel » 8, domaine de ce qui est connaissable par le sentiment ou règne de l’affectivité pure 9, élément de l’appétit et de la passion irréductible tant à la volonté qu’à la connaissance intellectuelle. Les phénomènes relevant de l’unité psychophysique requièrent une méthode particulière : ils doivent être « éprouvés en soi-même » 10, dans l’expérience du se-sentir, et se manifestent donc dans la « relâche des sens » ; ils relèvent ainsi de la pensée confuse – confuse par essence et non par accident – analogue en cela aux idéalités morphologiques du rond et de l’ovale qui, pour Husserl, sont anexactes par essence et non inexactes par défaut de précision, ou au non-calculable qui pour Heidegger, relevant de l’histoire de l’Être et de ses modes de destination époquaux, se soustrait par essence à la pensée calculante. Aussi le dévoilement de tels phénomènes implique-t-il la « renonciation à la pensée intellectualiste ». La référence essentielle est ici constituée par les deux lettres adressées à la princesse Elisabeth en mai et juin 1643, où Descartes distingue trois « notions primitives » ou « trois sortes de notions » qui impliquent trois modalités de connaissance respectives : l’âme pure, connaissable par l’entendement seul, le corps ou l’extension, connaissable par l’entendement joint à l’imagination, et l’union de l’âme et du corps, qui « se connaît très clairement par les sens » 11. Ici règne un paradigme anticopernicien : loin que l’essence de l’objet connu se règle sur la nature de l’esprit connaissant, c’est à l’inverse le genre ontologique de la région d’objets connaissables qui prescrit au sujet connaissant une certaine modalité de connaissance ; en termes husserliens, « tout objet […] désigne en général une structure régulatrice de l’ego transcendantal » 12, J. Laporte, Le rationalisme de Descartes, PUF, Paris, 1945, 19883, p. 220-254. Loc. cit., 254. 9 Loc. cit., 239. 10 Loc. cit., 253. 11 Lettre CCCX à Elisabeth du 21 mai 1643 (AT III 665 ; BLet 392, p. 1748 ; JRA/C, vol. II, p. 176). 12 Husserl, Cart. Medit., § 22, Hua I, 90 (trad. fr., 99). 7 8
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« qu’il soit homme ou ange » ou Dieu 13. Le terrain phénoménal spécifique du Traité des passions (l’union de l’âme et du corps) implique au sein du cartésianisme une paradoxale réévaluation de la connaissance sensible, de l’affectivité pure, des modalités du penser qui relèvent de l’union psychophysique, anticipant sur la future phénoménologie. Ne trouve-t-on chez Husserl la même alliance entre pureté de l’instance transcendantale et réévaluation de la connaissance sensible et affective ? D’autre part, on trouve la lecture plus radicale encore faite dans Sur la pensée passive de Descartes par Jean-Luc Marion, qui met en évidence dans la VIe Méditation la fonction cardinale que possède la considération du corps propre pour la preuve de l’existence des choses matérielles 14, puis dégage l’équivocité fondamentale de la notion de corps, qui renvoie à la fois aux choses matérielles et à ma chair sentante étroitement unie à l’âme – anticipant la distinction phénoménologique que Husserl fait entre Leib et Körper, la chair sentante comme support des sensations et organe de la volonté, et le corps propre comme chose parmi les choses matérielles 15. Mais surtout, ce moment de l’union psychophysique appelle une réinterprétation du cogito dans une perspective proche de celle de Michel Henry : après l’onto-égologie de la découverte du cogito et l’onto-théologie liée à la notion de causa sui divine, Descartes opère une refondation radicale de l’ego, cette fois à partir du corpus meum, du se-sentir ou de l’affectivité pure, c’est-à-dire du domaine de l’union de l’âme et du corps ; il y aurait ainsi une pensée passive de l’ego cogito, comme expérimentation en soi-même de l’union de l’âme et du corps sous forme de sentiments ou de passions ; Descartes dégagerait donc une sphère d’immanence pure qui serait celle de l’autoaffection hylétique 16. Qu’en est-il de l’héritage husserlien de ce Descartes ? Quelle est, au sein de la constitution transcendantale, la place de l’unité psychophysique vis-à-vis de la conscience pure et du sujet constituant ? L’hylétique pure, doctrine des contenus sensoriels et affec13 Husserl, Vorlesungen über Ethik und Wertlehre [Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur], Ergänz. Text Nr. 3a, Hua XXVIII, 406. 14 J.-L. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, Paris, 2013, p. 25-56. 15 Loc. cit., 57-94. 16 Loc. cit., 224-243.
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tifs qui forment le soubassement et la couche la plus profonde de la conscience, implique-t-elle une pensée de la conscience pure à partir de l’affectivité et du corps de chair sentant ? Et l’exigence d’automondanisation du sujet constituant implique-t-elle aussi la réinterprétation de l’ego pur en termes anthropologiques, comme unité de l’homme ? Enfin, l’unité psychophysique doit-elle être entendue comme unité indivise et primordiale, ou comme union de fait et contingente entre deux substances par essence distinctes ? Husserl est-il cartésien ou spinoziste ?
2. L’exigence analytique inspirée des principes cartésiens Après avoir, dans la lettre à Elisabeth du 21 mai 1643, énuméré les « notions primitives » qui constituent les modèles d’après lesquels nous formons tous nos concepts et acquérons nos connaissances (celles de l’extension, de la pensée et de l’union de l’âme et du corps), Descartes énonce un précepte fondamental de méthode : Je considère aussi que toute la science des hommes ne consiste qu’à bien distinguer ces notions, et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles appartiennent. Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car, étant primitives, chacune d’elles ne peut être entendue que par elle-même 17.
Principe de régionalisation épistémologique : chaque domaine requiert une élucidation intrinsèque, par ses notions propres, sans empiétement des régions ni importation des notions primitives, ni transposition des facultés de connaissance – l’âme seule s’élucide par la seule notion primitive de pensée pure et à l’aide du seul entendement ; les corps, par celle de l’extension et grâce à l’entendement couplé avec l’imagination ; enfin l’union de l’âme et du corps, par celle d’union (et, par dérivation, de force), par les sens ou l’épreuve de soi sans méditation philosophique particulière 18. Aussi est-il nécessaire de conjoindre le principe de la distinction 17 Lettre CCCII à Elisabeth du 21 mai 1643 (AT III 665-666 ; BLet 392, p. 1748 ; JRA/C, vol. II, p. 176). 18 Lettre CCCX à Elisabeth du 28 juin 1643 (AT III 692 et 695 ; BLet 404, p. 1782 et 1784 ; JRA/C, vol. II, lettre 5 à la princesse Elisabeth, p. 181 et 183).
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réelle entre âme et corps et celui de leur union de fait – ce qui semble envelopper une contradiction si on les saisit « en même temps », puisqu’il faudrait alors « concevoir [l’âme et le corps] comme une seule chose, et ensemble les concevoir comme deux » 19. Pour éviter une telle contradiction, il est nécessaire de ne pas penser les deux simultanément, mais d’introduire un ordre épistémique et de faire usage de facultés distinctes (l’entendement et les sens) pour concevoir respectivement la res cogitans et l’homme ayant à la fois corps et pensée 20. L’élucidation de l’union de l’âme et du corps à partir de l’affectivité pure ne met donc pas en question la distinction eidétique entre pensée et étendue, pas plus que la connaissance purement intellectuelle de la pensée pure : si l’élucidation des passions relevant de l’union se fonde sur l’épreuve interne de soi ou l’auto-affection, celle du cogito relève en revanche de la seule connaissance intellectuelle. Qu’en est-il chez Husserl ? On trouve chez lui la même double orientation. D’un côté, le Je pur est fondamentalement distinct du moi réal mondain, de l’homme entier entendu comme réalité psychophysique et personnelle ; de l’autre, ce Je pur (tout cogito en général) est cependant susceptible d’une appréhension réalisante 21 – insertion dans la spatiotemporalité mondaine par laquelle il devient un moi empirique, une unité psychophysique dépendant causalement du monde matériel. Se répète ainsi chez Husserl la dualité cartésienne entre le principe de distinction eidétique et celui de l’union factuelle : il y a d’un côté distinction de principe entre l’essence du Je constituant et celle du sujet humain constitué ; mais de l’autre, identification réalisante du Je pur à un moi mondanisé qui est uni avec le corps animé. Analysons successivement ces deux moments. En premier lieu règne le principe de distinction eidétique. Étant accessible par la réduction phénoménologique qui met hors circuit la thèse de l’être en soi de tout ce qui est mondain, le Je pur est nécessairement non mondain, pré- ou supramondain : il est 19 Lettre CCCX à Elisabeth du 28 juin 1643 (AT III 693 ; BLet 404, p. 1782 ; JRA/C, vol. II, p. 182). 20 Lettre CCCX à Elisabeth du 28 juin 1643 (AT III 691 ; BLet 404, p. 1780 ; JRA/C, vol. II, p. 181). 21 Husserl, Ideen III, Beilage I, § 2, Hua V, 113 (trad. fr. D. Tiffeneau, La phénoménologie et les fondements des sciences, PUF, Paris, 1993, p. 133).
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quelque chose d’irréal (ein Irreales) 22, qui ne participe pas de la réalité naturelle, et n’est donc inséré ni dans la spatiotemporalité naturelle, ni dans la trame causale des événements mondains. De là découlent des conséquences notables quant à l’essence du Je pur : il est doué d’une « ipséité absolue » (absolute Selbstheit), immuable, les changements affectant ses cogitationes ne le faisant pas changer lui-même 23 ; cette ipséité ne se laisse pas expliciter par un ensemble de propriétés constituantes, mais le Je pur est « ego pur et rien de plus », « absolument simple » comme la monade leibnizienne, et dépourvu de tout fonds de propriétés explicitables 24 ; l’ego pur ne s’esquisse pas, c’est-à-dire ne se manifeste pas (ainsi que le ferait tout objet mondain constitué) comme une unité ontique se confirmant par synthèse progressive à travers une multiplicité de modes de présentation ou d’aspects, mais une unité qui se donne tout entière en chaque mode de la cogitatio 25 ; enfin, « l’ego pur n’a ni extension [extendiert sich nicht] ni durée [dauert nicht] » prises au sens de l’étendue et de la durée intramondaines 26. Ainsi s’explique le fait que ce dernier soit obtenu dans les Ideen I comme résidu de l’anéantissement du monde, donc comme quelque chose de non mondain : c’est une sphère d’être absolue ou indépendante, Husserl reprenant pour la caractériser la formule cartésienne définissant la substantialité dans les Principes (nulla re indiget ad existendum) 27. C’est une « connexion ontologique close sur soi […] en laquelle rien ne peut pénétrer et dont rien ne peut s’échapper » 28 (à l’instar de la monade leibnizienne), et dépourvue de limites communes par lesquelles il pour22 Husserl, Ideen I, Einleitung, Hua III/1, 6-7 (trad. fr. Ricœur, 7, Lavigne, 13-14). 23 Husserl, Ideen II, § 24, Hua IV, 104-105 (trad. fr. É. Escoubas, Recherches phénoménologiques pour la constitution, PUF, Paris, 1982, 156-157). Reprise par Husserl de l’opposition cartésienne de l’identité substantielle absolue de l’âme à l’identité substantielle relative et périssable du corps humain (cf. Synopsis sex meditationum, AT VII 14 = Abrégé, AT IX-1, 10 ; BOp I 696). 24 Husserl, Ideen I, § 80, Hua III/1, 179 (trad. fr., 270) ; Ideen II, § 24, Hua IV, 104-105 (trad. fr. Ricœur, 270, Lavigne, 243). 25 Husserl, Ideen II, § 24, Hua IV, 105 : l’ego pur est donné « dans son unité qui ne donne lieu à aucune esquisse » (trad. fr., 157) – Ideen III, Beilage I, § 2, Hua V, 113 : « L’ego pur est une unité identique, non pas cependant une unité qui s’exposerait ou se manifesterait dans quelque sens, mais précisément une unité cogitante [cogitierende Einheit] » (trad. fr., 133). 26 Husserl, Ideen III, Beilage I, § 3, Hua V, 116 (trad. fr., 138). 27 Husserl, Ideen I, § 49, Hua III/1, 104 (trad. fr. Ricœur, 162, Lavigne, 150). 28 Husserl, Ideen I, § 49, Hua III/1, 105 (trad. fr. Ricœur, 163, Lavigne, 152).
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rait se démarquer du monde et de toutes ses régions 29 ; il n’y a pour l’instance constituante pas d’extériorité ontologique radicale, et, partant, aucune liaison avec un corps et aucune mondanisation possibles : si toute substantialité se définit par la causalité de motivation, c’est-à-dire la relation de dépendance de ses états intrinsèques à l’égard des états d’autres réalités 30, l’ego pur n’est pas du tout une réalité substantielle en ce sens – ce n’est pas un substrat de propriétés et de relations. Pour conclure, cet ego pur est celui-là même que dévoile Descartes au début de la IIe Méditation, mais tempéré par la critique kantienne des paralogismes : objet de donation absolue et non mondaine, indépendant de tout autre étant (substantialité dans sa définition ontologique), mais non explicitable par un attribut principal ou un fonds eidétique de propriétés permanentes (substantialité en sa définition épistémologique), ni substrat de représentations changeantes. Le principe de réalisation mondanisante a une fonction de complément essentiel. Par cette aperception, l’ego pur se mondanise en ego réal (psychè réale, sujet réal de l’âme) et « reçoit de fait une spatialité et une temporalité objectives » 31. Quelles sont les conséquences de cette mondanisation ? Un tel moi est intramondain, car « d’emblée constitué comme membre d’un monde objectif » (Glied einer objektiven Welt), donc dépendant du monde, et inséré dans sa trame causale comme l’est tout autre étant mondain 32 ; c’est en outre une unité réale ou substantielle qui est transcendante, en tant que substrat de propriétés psychiques permanentes (facultés, dispositions, caractère, etc.) qui sont à leur tour des unités transcendantes, se constituant comme unités permanentes dans le temps à travers une multiplicité d’aspects changeants 33 ; de plus, ce moi « fait partie du monde objectif par sa fondation dans un corps de chair » (Fundierung im Leib), et est « un moi réal qui – appartenant à ce corps de chair, l’animant et étant tributaire de lui – est en rapport avec un changement de circonstances réales » 34 ; enfin, c’est une unité substantielle-causale qui se définit Husserl, Ideen I, § 51, Hua III/1, 108 : in sich fest abgeschlossen und doch ohne Grenzen, die sie von anderen Regionen scheiden könnten (trad. fr. Ricœur, 168, Lavigne, 157). 30 Husserl, Ideen II, § 31, Hua IV, 125-126 (trad. fr., 183). 31 Husserl, Ideen III, Beilage I, § 2, Hua V, 115 (trad. fr., 136). 32 Husserl, Ideen III, Beilage I, § 2, Hua V, 114-115 (trad. fr., 136). 33 Husserl, Ideen II, § 30, Hua IV, 123 (trad. fr., 180-181). 34 Husserl, Ideen III, Beilage I, § 2, Hua V, 115 et 114 (trad. fr., 136 et 134-135). 29
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par l’ensemble de ses rapports de dépendance à l’égard d’autres réalités mondaines. Or, cette articulation causale avec le monde extérieur a son fondement dans l’exception ontologique du Leib, dans l’union du moi réal avec son corps de chair : parce que le Leib est à la fois indissociablement uni au moi (en tant qu’organe de la volonté et support des sensations) et inséré dans le monde (à titre de corps parmi les corps, situé dans l’espace mondain), il forme la charnière entre les deux plans ontologiques grâce à laquelle le moi peut acquérir le statut d’objet mondain. Ainsi, comme chez Descartes, où c’est le statut insigne du corpus meum qui sous-tend et soutient la preuve d’existence des choses matérielles 35, de même l’union de l’âme et du corps (en terminologie husserlienne, celle du moi réal et du corps propre) est-elle chez Husserl le pivot de la réalisation mondanisante de l’ego pur ; le terrain phénoménal du Traité des passions trouve là sa fonction phénoménologique cardinale.
3. Le premier principe husserlien : distinction eidétique entre les couches constitutives de l’être humain (corps propre, chair, âme) Quelle est à présent la nature exacte de cette union de l’âme et du corps ? Est-ce l’union de deux substances, telle que l’a pensée Descartes – c’est-à-dire de deux choses complètes et mutuellement indépendantes ? De quel type serait cette union ? Fonde-telle une nouvelle réalité substantielle qui serait psychophysique ? Ou bien la position husserlienne est-elle celle de Spinoza, pour qui il n’y a pas union de deux substances, mais un seul individu pensé tantôt sous l’attribut « pensée », tantôt sous l’attribut « étendue » : Husserl admet-il une correspondance, voire un parallélisme entre les affections de l’âme et celles du corps, excluant entre elles tout rapport de causation efficiente ? Ou défend-il la thèse malebranchienne de l’occasionnalisme, excluant toute action d’une substance sur l’autre pour poser que c’est à l’occasion des accidents du corps qu’ont lieu ceux de l’âme ? Bref, quelle thèse ontologique se trouve validée par l’élucidation transcendantale des phénomènes
35 Meditatio VI, AT VII 76-81 = AT IX-1, 60-65 ; BOp I 780-788 – Cf. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, 57 sqq.
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psychophysiques ? Celle-ci permet-elle de trancher entre les options de Descartes et des néocartésiens ? Revenons à la position cartésienne. Il y a certes une distinction réelle entre l’âme et le corps, qui constituent deux substances indépendantes et complètes dans la mesure où elles sont concevables séparément l’une de l’autre : l’indépendance ontologique des substances s’atteste dans la distinction eidétique des attributs principaux qui les font connaître 36. Mais il y a, entre les deux, union substantielle, c’est-à-dire non seulement l’union de fait et contingente de deux substances séparables, mais encore une union qui, de ces deux substances, fait comme une seule et même chose : « concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule » 37 ; « eandem [mentem] nihilominus tam arcte illi esse conjunctam, ut unum quid cum ipsa componat, ostenditur » 38 ; et chacun peut éprouver en soi-même « qu’il est une seule personne, qui a ensemble un corps et une pensée » 39. Il existe donc une liaison non eidétique, mais contingente et cependant très étroite entre deux natures eidétiquement séparables 40. En outre, la nature de cette union est le fondement ontologique de la force et de l’action réciproque exercées par chaque substance sur l’autre, lesquelles se soustraient au modèle de l’action mécanique d’un corps sur un autre : « pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons [d’autre notion primitive] que celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions » 41 ; l’union est condition de possibilité de l’action intersubstantielle. Enfin, Descartes dégage la modalité épistémique par laquelle se laisse connaître cette union, ou encore le terrain phénoménal sur lequel elle se dévoile : celui de l’expérience interne de soi ou de l’affectivité, de l’expérience sensible ou passive de Les principes de la philosophie, Ière partie, art. 60, AT IX-2 51 ; BOp I 1752. Lettre CCCX à Elisabeth du 28 juin 1643 (AT III 692 ; BLet 404, p. 1780 ; JRA/C, vol. II, p. 181). 38 Synopsis sex meditationum, AT VII 15 (= Abrégé, AT IX-1 11-12 ; BOp I 698-700). 39 Lettre CCCX à Elisabeth du 28 juin 1643 (AT III 694 ; BLet 404, p. 1782 ; JRA/C, vol. II, p. 182). 40 Cf. J.-L. Marion, loc. cit., 63-71. 41 Lettre CCCII à Elisabeth du 21 mai 1643 (AT III 665 ; cf. aussi 667 ; BLet 392, p. 1748 et aussi p. 1750 ; JRA/C, vol. II, p. 176 et 177). 36 37
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soi comme étant une seule et même personne possédant à la fois pensée et corps 42 – comme dit Malebranche, du « sentiment intérieur ». De là découle l’argumentation déployée dans la VIe Méditation, et surtout de la soustraction de l’union entre âme et corps au modèle du pilote en son navire, c’est-à-dire de l’âme comme agent ou cause efficiente qui mouvrait un corps purement inerte et mécanique : au contraire, je suis « [uno corpori] arctissime conjunctus & quasi permixtus, adeo ut unum quid cum illo componans » 43. Quelle est à présent la position husserlienne ? Tâchons d’en dégager les principes essentiels. Le premier principe, c’est l’analogon husserlien du principe cartésien de la distinction réelle ou substantielle entre âme et corps sur fond de concevabilité séparée. Souvenons-nous du fait que pour Descartes, la possibilité de concevoir séparément et de façon claire et distincte deux essences est le critère épistémologique attestant la distinction ontologique entre deux substances 44. De même, il est pour Husserl possible de distinguer des couches eidétiques de l’objectualité par l’appréhension séparée de couches de phénomènes – conformément à la thèse générale selon laquelle toute catégorie d’objets a pour corrélat une modalité fondamentale de la conscience donatrice d’objet 45. Ainsi peut-on dégager, au sein des objets environnants, les couches abstraites de la res temporalis (pur objet de temps), de la res extensa (pur objet d’étendue), de la res materialis (substrat de propriétés), puis les déterminités de la signification 46, ces couches étant ordonnées par le rapport de fondation – par exemple, en appréhendant respectivement le son d’un violon comme pure donnée acoustique durable, comme son se déployant dans l’espace, comme son produit par le frottement de l’archet sur la corde 42 Lettre CCCX à Elisabeth du 28 juin 1643 (AT III 694 ; BLet 404, p. 1782 ; JRA/C, vol. II, p. 183). 43 Meditatio VI, AT VII 81 = AT IX-1, 64 ; BOp I 788. Ce sont les textes sur lesquels ont mis l’accent J. Laporte et J.-L. Marion. 44 Synopsis sex meditationum, AT VII 13 : « ex his debere concludi ea omnia quae clare et distincte concipiuntur ut substantiae diversae […], essa revera substantias realiter a se mutuo distinctas » (= AT IX-1, 10 ; BOp I 696). 45 Husserl, Ideen III, § 7, Hua V, 36 (trad. fr., 44). 46 Husserl, Ideen I, § 149, Hua III/1, 347-348 (trad. fr. Ricœur, 502-503, Lavigne, 442-443).
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et comme élément d’une composition musicale 47. De même, on peut distinguer en l’homme trois couches de réalité ordonnées par ce même rapport de Fundierung, c’est-à-dire d’implication et de présupposition : l’homme est en effet une « intrication de trois réalités [Ineinander dreier Realitäten], où chaque réalité dérivée dans la série implique la réalité antérieure par le fait qu’elle y introduit une nouvelle couche » 48 ; et ces trois couches de sens objectal correspondent à trois types d’appréhension de soi. Le premier type d’auto-appréhension me donne, en moi-même, das materielle Leibding : à savoir mon corps comme Körper, chose matérielle située dans la spatiotemporalité mondaine et la trame causale de la nature ; ce corps est le corrélat d’une appréhension extérieure ou considération « du dehors » 49. C’est une réalité transcendante, apparaissant comme unité d’une multiplicité d’aspects ; cette chose matérielle insigne est douée de modes d’apparition spécifiques (chose inéloignable et donnée de façon incomplète), ici central indéclinable autour duquel s’orientent les choses environnantes 50 ; c’est une unité indépendante, close sur soi (etwas völlig Geschlossenes), non fondée sur autre chose 51 ; c’est enfin une unité relative à d’autres réalités, un élément de la connexion causale de la nature entrant avec les autres réalités matérielles dans des rapports de conditionalité ou de dépendance causale 52. La deuxième appréhension est la Leibesauffassung, appréhension effectuée « du dedans » ou « dans une attitude interne » 53, faisant abstraction de l’objectivité externe, spatiotemporelle ou mondaine : par opposition à la matière corporelle du corps de chair (Leibesmaterie), elle saisit la couche supérieure ou fondée de la chair (Leibesschicht) ou de l’objectité charnelle (Leibesgegenständlichkeit) 54. D’une part, le Leib y est immédiatement ressaisi par 47 Husserl, Ideen II, § 10, Hua IV, 22 (trad. fr., 47-48) – Ideen III, Beilage I, § 3, Hua V, 116 (trad. fr., 137-138). 48 Husserl, Ideen III, § 3, Hua V, 14 (trad. fr., 18). 49 Husserl, Ideen II, § 42, Hua IV, 161 (trad. fr., 227). 50 Husserl, Ideen II, § 41a-b, Hua IV, 158 (trad. fr., 222-224). 51 Husserl, Ideen III, § 1, Hua V, 3 (trad. fr., 5). 52 Husserl, Ideen II, § 41c, Hua IV, 159-160 (trad. fr., 225-226) – Ideen III, § 1, Hua V, 4. 53 Husserl, Ideen II, § 42, Hua IV, 161 (trad. fr., 226). 54 Husserl, Ideen III, § 2, Hua V, 5.
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intuition directe comme support des sensations localisées, données dans le pur se-sentir ou dans l’auto-affection immanente, et possédant à la fois localisation (Lokalisation) et expansion (Ausbreitung) (et non une position et une étendue dans l’espace extérieur) d’ordre primairement tactile ; en tant que tel, le Leib se constitue originairement par localisation dans les sensations tactiles 55. D’autre part, le Leib est organe du vouloir et support du libre mouvement – c’est-à-dire du mouvement spontané qui relève du faire psychique : je bouge la main, le bras, les jambes, etc. – 56, en même temps que des sensations kinesthésiques, c’est-à-dire du mouvement subjectif ressenti, par opposition au mouvement objectif et mécanique qui a lieu dans l’espace extérieur : il possède ainsi le statut ontologique insigne d’« objectité subjective » 57 qui, en tant que couche charnelle abstraite (spezifisch Leibliches), ne s’inscrit pas dans un espace préconstitué. Enfin, elle saisit le Leib complet, cette fois comme entité concrète et séparable : c’est le corps animé ou corps de chair (Leibkörper), chose matérielle qui possède de surcroît la couche esthésiologique et se caractérise par des sensations qui ont lieu en concomitance avec certains processus physiques (quand le corps est touché, pressé, piqué, etc.) 58 ; la couche esthésiologique-charnelle des sensations est ainsi à la fois fondée sur la couche corporelle et conditionnée par elle. La troisième appréhension est celle du sujet psychique ou de l’âme réale (Seelenauffassung) : sujet qui a des modes de comportement, des états et propriétés psychiques ayant leur soubassement dans le Leib et sa couche sensorielle. C’est le sujet sentant et moteur, qui se caractérise par la seule couche hylétique, toute sensation étant à la fois une donnée esthésiologique à même la chair sentante et un état perceptif (Wahrnehmungszustand) de
55 Husserl, Ideen III, § 2, Hua V, 5 (trad. fr., 8) – Ideen II, §§ 36 et 37, Hua IV, 145-146 et 149-150 (trad. fr., 207-208 et 212-213). 56 Husserl, Ideen II, §§ 38 et 42, Hua IV, 152 et 161 (trad. fr., 215 et 226). 57 Husserl, Ideen II, § 39, Hua IV, 153 (trad. fr., 216-217). 58 Husserl, Ideen II, § 36, Hua IV, 146 (trad. fr., 208-209) – Ideen III, § 2, Hua V, 6 (trad. fr., 8). Cette distinction entre les sens abstrait et concret du Leib est essentielle, mais Husserl passe souvent de l’un à l’autre ; ainsi écrit-il que l’univers des sensations, par sa relation aux organes, « devient quelque chose de charnel [zu etwas Leiblichem], mais non de matériel [aber nicht Materiellem] » (sens abstrait), puisque « le Leib peut envelopper en soi-même des parties matérielles » (sens concret) (Ideen III, § 2, Hua V, 6-7, trad. fr., 9-10).
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l’âme sentante 59. Aussi doit-on attribuer la substantialité à l’âme, par opposition à l’identité non substantielle de l’ego pur : c’est « une unité réale substantielle, au même titre que le corps de chair comme chose matérielle [das materielle Leibesding] » 60, qui apparaît à travers une multiplicité de traits et est substrat de facultés et dispositions constantes 61. Enfin, le rapport du psychique à l’ordre chosal est double. C’est d’une part un rapport de différence foncière, l’âme n’étant rien de transcendant qui se donnerait par esquisses comme la chose matérielle, mais une unité immanente qui se caractérise par des états 62 (la joie que j’éprouve n’est pas un aspect de l’âme comme le rouge que je perçois l’est vis-àvis du toit de tuiles), et n’est rien qui soit fragmentable en parties comme la chose matérielle 63. D’autre part, l’âme se caractérise par un rapport de conditionalité vis-à-vis du corps propre comme chose et de la nature physique (j’éprouve de la douleur quand ma main est piquée par une pointe), sans que cette relation de dépendance réglée entre l’ordre psychique et l’ordre physique soit un rapport de causalité : « il ne peut absolument pas être question de causalité en ce qui concerne l’âme » 64. Ces trois modes d’auto-appréhension analytiques (du corps matériel, du Leib et de l’âme) correspondent bien aux trois notions primitives de Descartes (étendue, union de l’âme et du corps, âme) : ils dévoilent en effet trois couches eidétiques constitutives de l’homme et strictement corrélatives à trois modalités du regard ; aux deux extrémités se trouvent l’unité transcendante et divisible du corps et l’unité immanente et sans parties de l’âme, tandis que la strate centrale du Leib joue le rôle charnière d’articulation du subjectif et du mondain.
Husserl, Ideen III, § 3, Hua V, 12 (trad. fr., 16). Husserl, Ideen II, § 30, Hua IV, 120 (trad. fr., 177). 61 Husserl, Ideen II, § 30, Hua IV, 121 et 123 (trad. fr., 178 et 180). 62 Husserl, Ideen II, § 32, Hua IV, 127 et 131 (trad. fr., 185 et 189-190). Cela explique l’énoncé suivant, qui semble contradictoire avec ce qui précède : « il n’y a pas de substance psychique » (loc. cit., 132). Entendons : l’âme est bien unité vis-à-vis d’un multiple, mais le rapport entre l’un et le multiple n’est pas ici le même que dans le cas de la chose matérielle. 63 Husserl, Ideen II, § 32, Hua IV, 134 (trad. fr., 192). Cf. Descartes, Synopsis sex meditationum, AT VII, 13 : « […] quod nullum corpus nisi divisibile intelligamus, contra autem nullam mentem nisi indivisibilem » (= AT IX-1, 10). 64 Husserl, Ideen II, § 32, Hua IV, 135 et 132 (trad. fr., 194 et 191). 59 60
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4. Second principe husserlien : unité intime de l’âme et du corps Comme chez Descartes, au-delà de ce principe de distinction eidétique des types d’appréhension et de corrélats, il faut aussi faire place chez Husserl à un principe d’immixtion qui doit rendre compte de l’unité de l’homme ; dans cette optique, on sera sensible à la tonalité cartésienne du passage suivant : au sein de l’importante classe de contenus appartenant à la sphère de la conscience sous le titre de « matériau de la conscience », une partie considérable s’avère si intimement une [so einig eins] avec le Leib matériel que ce qui se montre dans la donation intuitive, ce n’est pas seulement leur liaison, mais justement leur unité [nicht bloß Verbindung, sondern eben Einheit] 65.
Au-delà des distinctions eidétiques procurées par l’analyse, d’où provient l’unité entre les trois couches distinguées, qui est aussi l’unité de l’homme ? Qu’est-ce qui fait que leur articulation ne se réduit pas à une simple liaison extrinsèque, mais constitue une immixtio intime entre immanence et transcendance, couches esthésiologique et matérielle, âme et corps – cette immixtio qui fournit au Traité des passions son terrain phénoménal ? Il faut ici se demander « ce qui produit ici l’unité » (was hier Einheit schafft) 66. L’articulation la plus patente entre Leib et Eigenkörper (partant, entre âme et corps) réside dans le phénomène de la conditionalité psychophysique ou dans l’unité physico-esthésiologique : entre les processus qui affectent le matériel Leibesding et les sensations éprouvées à même le Leib qui sont des états psychiques, il existe un rapport du « si…, alors… » – si ma main est touchée ou frappée, j’éprouve alors telle ou telle sensation tactile (un contact, un coup, une douleur…) 67. Règne donc entre les couches matérielle et esthésiologique un système de dépendances fonctionnelles, une sorte de « parallélisme cohérent » (konsequente Parallele), d’« ordre de coïncidence » (in sich deckender Ordnung) ou de « correspondance stricte ». À la position (Örtlichkeit) objective d’un processus spatial (le mouvement d’une pointe qui pique ma peau)
Husserl, Ideen III, Beilage I, § 4a, Hua V, 118 (trad. fr., 141). Husserl, Ideen II, § 40, Hua IV, 153 (trad. fr., 217). 67 Husserl, Ideen II, § 40, Hua IV, 154-155 (trad. fr., 218-219). 65 66
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correspond un moment local au sein de la sensation (ma sensation de douleur est localisée sur la surface de ma main), de sorte qu’il y a coïncidence entre l’expansion de la sensation (la douleur qui se répand dans la main) et l’extension apparaissante (le mouvement de la pointe à la surface de ma main). Le processus physique qu’est le mouvement de la pointe provoque dans le champ esthésiologique un changement de sensation 68. Si l’on en restait là, la position husserlienne pourrait être considérée comme spinoziste ou malebranchienne : qu’est-ce en effet qu’un tel système de dépendances fonctionnelles, sinon un parallélisme cohérent entre les processus matériels et les affections de l’âme, ou un système de correspondance occasionnelle entre les uns et les autres ? Or, précisément, ce rapport de dépendance fonctionnelle ne suffit absolument pas à rendre compte de l’unité entre âme et corps, dimension esthésiologique et processus matériels – et c’est là précisément ce qui rapproche la position husserlienne de Descartes, bien plus que de Spinoza ou Malebranche. Pourquoi donc ? C’est qu’il ne faut pas penser l’articulation entre les deux couches comme une mise en relation extrinsèque entre deux substances hétérogènes, et ce en vertu d’une asymétrie essentielle entre âme et corps : « la réalité psychique est fondée sur la matière du corps de chair, tandis qu’à l’inverse cette dernière n’est pas fondée en l’âme » 69. Si l’on part du corps, celui-ci s’avère en effet participer de la nature matérielle, qui est « un monde spécifique et clos sur soi » et ne requiert aucun lien avec la nature psychique ; mais si en revanche on part de l’âme, il apparaît alors que « par essence, la spiritualité réale n’a d’être possible qu’en se rattachant à la matérialité, en tant qu’esprit réal d’un corps de chair [als realer Geist eines Leibes] » 70. En d’autres termes, la relation essentielle est ici de fondation (Fundierung) unilatérale du psychique dans la sphère matérielle – ce qui signifie à la fois que le premier présuppose la seconde et s’édifie sur elle, excluant toute articulation purement extrinsèque. En veut-on une preuve phénoménologique recourant aux libres artifices de la variation eidétique ? Eh bien, imaginons une
Ibid. Cf. Les passions de l’âme, art. 12, 23 et 24 (AT XI 336-337, 346-347 ; BOp I 2342-2344 ; 2354 ; 2354-2356). 69 Husserl, Ideen III, Beilage I, § 4, Hua V, 117 (trad. fr., 139). 70 Ibid. (trad. fr., 139-140). 68
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conscience liée à une locomotive par un rapport de parallélisme ou d’occasionnalisme : supposons que lorsque la locomotive est alimentée en eau la conscience éprouve un sentiment agréable de satiété, que quand cette eau est chauffée elle éprouve un sentiment de chaleur, etc. Ce système réglé de dépendances fonctionnelles rend-il compte de l’unité intime de l’âme et du corps ? Une telle locomotive serait-elle bien le Leib de cette conscience ? Assurément pas : « Manifestement, la consistance de telles relations ne ferait pas de la locomotive un ‘Leib’ pour cette conscience ». Conséquence : Le terme « Leib » ne désigne pas seulement une chose matérielle qui – de façon arbitraire – se trouve dans un entrelacement de dépendances fonctionnelles avec une seconde réalité appelée « âme », ou bien uniquement avec les phénomènes de conscience appartenant à un flux de conscience 71.
Que manque-t-il donc à une chose matérielle reliée à une conscience par des rapports de dépendance ou de correspondance fonctionnelle pour être le Leib de cette dernière ? En quoi consiste l’unité intime ou permixtio entre âme et Leib ? Il existe certes une distinction eidétique entre la localisation (Lokalisation) et la dilatation (Ausbreitung) immanentes des données sensorielles, et la position (Örtlichkeit) et l’étendue (Ausdehnung) transcendantes des corps dans l’espace 72 – de sorte que la chose matérielle qu’est le corps propre (Eigenkörper) ne saurait se confondre avec le support des sensations qu’est le Leib. Mais elle doit être complétée par un second principe, cette fois de recouvrement (Deckung) ou d’entrelacement (Verflechtung) : dans le cas du toucher, les sentances (Empfindnisse) immanentes localisées dans la chair (ma main prise uniquement comme support des sensations tactiles) entrent en recouvrement avec le système de lieux objectifs des surfaces matérielles correspondantes (celles de ma main comme corps physique doué d’extension objective) 73. Ici se trouve l’équivalent phénoménologique du concept cartésien de permixtio entre âme et corps : dans le fait d’amener à la coïncidence (Zur-Deckung-bringen) la dilatation immanente des Ibid. (trad. fr., 140). Husserl, Ideen I, § 81, Hua III/1, 181 (trad. fr. Ricœur, 273, Lavigne, 245) – Ideen III, § 2a, et Beilage I, § 4a, Hua V, 7 et 118 (trad. fr., 9-10 et 141). 73 Husserl, Ideen III, Beilage I, § 4f, Hua V, 121 (trad. fr., 145). 71 72
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sentances tactiles et l’étendue objective de la surface de l’organe matériel – fusion entre Ausbreitung préspatiale et Ausdehnung mondaine, Leib et Eigenkörper, chair sentante et corps mondain. C’est ce recouvrement entre préspatialité immanente et spatialité transcendante qu’a en vue Descartes quand, dans une apparente renonciation à la distinction réelle entre âme et corps, il écrit à Elisabeth : « je la supplie de vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l’âme ; car cela n’est autre chose que de la concevoir unie au corps » 74. L’étendue n’est certes pas attribuée à l’âme considérée pour soi et en son essence propre de res cogitans, mais à l’âme unie au corps, spatialisée, mondanisée en vertu de la coïncidence entre l’expansion de la sentance tactile et l’extension des surfaces du corps propre. De ce point de vue, chez Descartes comme chez Husserl, la sensation se voit attribuer la même fonction cardinale. Le premier note que nous sentons en même temps, par l’intermédiaire des mêmes nerfs, la froideur de notre main et la chaleur de la flamme dont celle-ci s’approche 75 ; à la croisée de l’aperception immanente de la chair et de l’aperception transcendante du corps extérieur, le sentir opère le recouvrement entre l’âme sentante unie au corps et le corps propre comme chose physique. De même pour Husserl : dans le cas insigne du toucher, c’est bien la même sensation (Empfindung) qui « se trouve en tant qu’élément commun à la frontière » (steht als Gemeinsames an der Grenze) de plusieurs types d’appréhension 76. Les mêmes contenus sensoriels possèdent en effet trois fonctions concomitantes, qui correspondent à autant d’appréhensions : dans l’appréhension réalisante de la perception externe, ce sont des contenus exposants (darstellende Inhalte) qui jouent le rôle d’esquisses amenant à l’exposition des traits objectifs des choses matérielles situées dans l’espace (qualités tactiles, visuelles, etc.) ; en tant que sentances (Empfindnisse ou Empfindsamkeiten), ce sont des « états sensoriels » (Empfindungszustände) du Leib qui ont en lui dilatation et localisation immanentes, et de ce point de vue les sensations tactiles ont un rôle privilégié, dans la mesure où elles seules sont originairement douées de localisation ; en tant que contenus hylétiques fournissant le matériau 74 Lettre CCCX à Elisabeth du 28 juin 1643 (AT III 694 ; BLet 404, p. 1782 ; JRA/C, vol. II, p. 183). 75 Les passions de l’âme, art. 24 (AT XI 347 ; BOp I 2354). 76 Husserl, Ideen III, § 3, Hua V, 14 (trad. fr., 18).
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sensoriel à des noèses perceptives orientées sur des objets, ce sont des « états perceptifs de l’ego » (Wahrnehmungszustände des Ich), composantes proprement psychiques et égoïques qui relèvent de l’activité constituante 77. Le sentir tactile se trouve ainsi à la charnière entre activité psychique, sentance charnelle et exposition sensible des corps extérieurs ; ces fonctions sont certes « entrelacées » (verflochten), « mais sans qu’aucune d’elles empiète cependant sur l’autre » (aber keine in die andere eintretend) 78 : il existe, entre les diverses fonctions de la sensation, une « fusion intime » (innige Verschmolzenheit) qui ne met nullement en question leur différenciation eidétique préalable. Or Descartes disait-il autre chose en admettant à la fois la distinction réelle entre âme et corps (accessible à l’entendement) et leur permixtio (accessible au simple sentiment intérieur) ?
5. Cartésianisme ou spinozisme phénoménologique : causalité intersubstantielle ou parallélisme ? Husserl adopte-t-il donc une solution spinoziste plutôt que cartésienne ? L’ego réal ou l’homme entier n’est-il pas à concevoir non comme union de substances distinctes, mais comme individu unitaire au sein duquel divers modes d’appréhension distinguent des couches constitutives – sans oublier que ces couches ont le statut d’abstracta, de composantes dépendantes qui sont inhérentes à un tout et ne sauraient posséder d’être autosubsistant ? N’y a-t-il pas un simple parallèle entre les affections respectives de l’âme et du corps propre, sans qu’on doive admettre de surcroît une force par laquelle chacun pourrait agir sur l’autre ? De fait, la couche esthésiologique permettant la constitution du Leib sentant n’est rien qui soit indépendant du corps propre comme chose physique, qui se trouve à côté de lui à l’état séparé et requière une unification avec elle ; au contraire, « il y a là un Leib qui possède, comme ne faisant qu’un, des qualités physiques et esthésiologiques » (es ist ein Leib da, der physische und aesthesiologische Beschaffenheiten in eins hat) 79. Comment mieux dire que les couches esthésiologique et physique par lesquelles se distinguent le Leib et l’Eigenkörper
Husserl, Ideen III, § 3, Hua V, 12 (trad. fr., 15-16). Husserl, Ideen III, § 3, Hua V, 15 (trad. fr., 20). 79 Husserl, Ideen II, § 49a, Hua IV, 176 (trad. fr., 250). 77 78
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ne sont pas des réalités séparées et substantielles, mais des sphères de contenus abstraits prélevées sur une unité concrète préalable, « des couches qui ne sont distinguées qu’après coup » 80 comme attributs d’une seule et même réalité ? Et pourtant, Husserl récuse le « contresens qu’est le parallélisme psychophysique » (Widersinn des psychophysischen Psychologismus) 81. À quoi tient un tel contresens ? Entre quelles essences matériales y a-t-il contresens ? À l’évidence, entre l’eidos de l’âme et celui du corps matériel. En effet, du côté de l’âme, il y a « impossibilité de principe d’une persistance inchangée de l’âme [prinzipielle Unmöglichkeit des unveränderten Verharrens der Seele] et, ne faisant qu’un avec celle-ci, impossibilité de principe du retour au même état » 82 – c’est-à-dire une historicité du vécu qui le rend « dépendant des ensembles de vécus antérieurs » 83 et implique l’irréversibilité de tout vécu, qui est « emporté sans retour » possible 84. En revanche, les choses matérielles (en particulier, le corps propre matériel) sont des « réalités sans histoire » (geschichtslose Realitäten), dans la mesure où elles sont exclusivement conditionnées par l’extérieur, et non par leur propre passé 85. Il ne saurait par conséquent y avoir de parallélisme entre les états psychiques d’un individu (qui dépendent de son histoire interne) et ses états physiques (qui dépendent du dehors) ; s’il existait un tel parallélisme, l’âme d’un vieillard pourrait revenir à l’état global de l’âme enfantine, ce qui est exclu par son historicité, par l’ensemble des vécus qui ont pris place entre enfance et vieillesse. Un second argument contre le parallélisme est d’obédience cartésienne. Descartes écrivait en effet à Elisabeth qu’il était nécessaire de soustraire l’action de l’âme sur le corps propre au paradigme de la causalité mécanique intercorporelle, c’est-à-dire de ne pas confondre « la notion de la force dont l’âme agit dans le corps avec celle dont un corps agit dans un autre » 86. C’est dans Husserl, Ideen II, § 56h, Hua IV, 244 (trad. fr., 334). Husserl, Ideen III, § 3, Hua V, 17 (trad. fr., 22). 82 Ibid. – cf. Ideen II, §§ 32 et 33, Hua IV, 133 et 137 (trad. fr., 191 et 197). 83 Husserl, Ideen II, § 32, Hua IV, 135 (trad. fr., 195). 84 Husserl, Ideen II, § 29, Hua IV, 113 (trad. fr., 167). 85 Husserl, Ideen II, § 33, Hua IV, 137 (trad. fr., 196). 86 Lettre à Elisabeth du 21 mai 1643, AT III 667 (BLet 392, p. 1750 ; JRA/C, vol. II, p. 177). 80 81
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un esprit semblable que Husserl tâche de distinguer de toute autre forme de causalité naturelle l’action immédiate de l’esprit sur le corps propre : « L’esprit ‘agit’ [‘wirkt’] au sein de la nature, et pourtant il n’exerce sur elle aucune causalité prise au sens de la causalité naturelle » 87. Pourquoi cela ? C’est que le rapport entre esprit et corps propre est « un rapport de conditionalité [Verhältnis der Bedingtheit], mais non cependant de causalité au sens véritable [aber doch nicht der Kausalität im echten Sinn] » 88 : j’accomplis mon fiat, et ma main bouge parce que j’en ai la volonté. Dans cette action, la main que je meus librement par mon fiat n’est pas une simple réalité naturelle, une chose physique sur laquelle j’exercerais une action mécanique, mais est « le Leib du vouloir » ; et ce dernier n’est pas une chose relevant du monde naturaliste, mais une « réalité spirituelle » (geistige Realität) relevant du « champ de mon libre arbitre » (Feld meiner Willkür) et, partant, du monde personnaliste. Le rapport existant entre mon vouloir et le mouvement de ma main n’est donc pas un rapport de causalité naturelle, mais un « rapport spirituel » (geistiges Verhältnis) 89. Par conséquent, de tels actes de volonté ne sauraient se réduire à « une sorte d’ombre (à titre d’épiphénomène) de certains états matériels du Leib » 90, c’est-à-dire à des phénomènes psychiques qui seraient simplement concomitants aux états physiques du corps propre, et reliés à ces derniers par une correspondance fonctionnelle ; il y a là non un parallélisme, mais une forme d’action (Wirkung) spirituelle directe du Je sur le Leib organique, donc sur le corps propre, qu’il faut excepter du paradigme de la causalité naturelle. Descartes a raison contre Spinoza, à condition de penser en sa spécificité la relation de causalité spirituelle qui unit l’esprit au Leib. Cet argument se laisse généraliser en prenant en considération l’opposition qui règne entre les mondes naturaliste et personnaliste, qui se traduit par l’ordre des couches eidétiques distinguées. Dans l’attitude naturaliste, on part en effet de la couche « nature matérielle » comme soubassement, puis l’on suit de bas en haut l’ordre de fondation entre couches, pour incorporer au
Husserl, Ideen II, § 62, Hua IV, 283 (trad. fr., 382). Ibid. 89 Ibid. (trad. fr., 382-383). 90 Husserl, Ideen III, § 3, Hua V, 17 (trad. fr., 21). 87 88
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corps propre matériel les couches esthésiologique et kinesthésique, puis psychique et spirituelle ; on incorpore progressivement à la couche fondatrice « nature matérielle » de nouvelles couches de sens, le corps devenant animé (sentant et automoteur), puis spirituel. À l’inverse, dans l’attitude personnaliste, on ne procède pas de bas en haut par incorporation successive de couches fondées, mais je suis d’emblée une personne, c’est-à-dire « sujet d’un monde environnant » (Subjekt einer Umwelt 91) – d’un monde à la fois d’emblée spirituel et social, contenant des objets culturels, des personnes et des communautés sociales. Or, il découle de là que [d]ans cette attitude, il ne […] vient nullement à l’idée d’« insérer » l’esprit dans le corps [dem Leibe ‘einzulegen’], c’est-à-dire de le considérer comme quelque chose qui serait à même le corps de chair [als etwas am Leib], comme quelque chose qui serait fondé en ce dernier [als in ihm Fundiertes] et qui appartiendrait avec ce corps à une réalité 92.
Car dans cette attitude, j’ai d’autrui une expérience compréhensive qui l’appréhende d’emblée comme autre sujet personnel, et la compréhension de l’autre Leib a lieu non de bas en haut (von unten auf), depuis la couche fondatrice de la réalité matérielle par incorporation de nouvelles strates, mais à l’inverse de haut en bas (von oben an), depuis la couche de l’esprit et de la signification, qui confère aux couches « inférieures » un sens spirituel : « ce corps de chair [Leibkörper] […] est alors une chose [Sache] qui a une signification spirituelle, sert d’expression, d’organe, etc., à un être spirituel, à une personne et à son comportement spirituel » 93. Le Leib et ses organes y sont donc le « substrat du ‘je bouge’ », le « thème de ma liberté » ou de mon agir libre, le medium des comportements du cogito – à savoir le cogito actif (je frappe, je danse) et le cogito passif (je pâtis de…, je subis, je souffre de…) 94. Or, le monde personnaliste s’offrant à la compréhension, il est régi par la loi générale de l’unité herméneutique entre l’expression et ce qui est exprimé (Einheit von ‘Ausdruck’ und Husserl, Ideen II, § 50, Hua IV, 185 (trad. fr., 261). Husserl, Ideen II, § 51, Hua IV, 190 (trad. fr., 267). 93 Husserl, Ideen II, § 52, Hua IV, 204 (trad. fr., 285). 94 Husserl, Ideen II, § 55, Hua IV, 218 (trad. fr., 302). 91 92
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‘Ausgedrücktem’) 95, qui ne vaut pas seulement pour l’unité de l’âme et du corps, mais pour tout objet investi d’esprit en général : quand je lis un livre, il n’y a ni juxtaposition ni liaison extrinsèque d’un sens spirituel exprimé et de la chose matérielle « livre », mais « unité de complète fusion » (durch und durch verschmolzene Einheit) ou interpénétration entre le sens et la chose physique, signifié et signifiant, ou encore animation (Beseelung) de la chose par le sens 96. Dans ce règne de l’unité herméneutique et de la perspective de haut en bas, le spirituel n’est rien qui soit rajouté après coup à la matière sensible, mais au contraire ce à partir de quoi a lieu l’appréhension de l’élément matériel : « l’unité n’est pas une liaison de deux choses [nicht Verbindung von zweien], mais au contraire une seule et même chose [eins] ; il n’y a là qu’une seule chose [nur eins ist da] » 97. Appliquons ce paradigme à l’appréhension de l’autre homme : « l’homme est-il une liaison de deux réalités, est-ce ainsi que je le vois ? » 98. Assurément pas ! On ne saisit pas un corps, puis une âme comme unité distincte qui lui serait simplement juxtaposée ou collée, mais il y a pour nous d’emblée une âme et un ego qui se réalisent et s’expriment dans le medium de l’apparence corporelle-charnelle à travers les expressions, mimiques, attitudes, gestes et actions doués de sens : dans tous ses mouvements et actes, l’homme n’apparaît pas comme « une simple liaison ou connexion [Verbindung, Zusammenknüpfung] d’une chose nommée âme avec une autre nommée corps de chair. Le corps de chair, en tant que corps de chair, est de part en part corps charnel empli d’âme [durch und durch seelenvoller Leib] » 99. Il est tentant de voir là une tonalité spinoziste et anticartésienne, l’homme n’étant pas composé de deux substances distinctes et indépendantes, mais au contraire un individu pensable comme âme sous l’attribut pensée, et comme corps sous l’attribut étendue. Ce serait oublier que pour Descartes, les substances que sont l’âme et le corps sont des essences qui se dévoilent comme distinctes pour le regard métaphysique, mais que dans l’expérience Husserl, Ideen II, § 56h, Hua IV, 236 sqq. (trad. fr., 324 sqq.). Husserl, Ideen II, § 56h, Hua IV, 237 (trad. fr., 325). 97 Husserl, Ideen II, § 56h, Hua IV, 239 (trad. fr., 328). 98 Husserl, Ideen II, § 56h, Hua IV, 240 (trad. fr., 329). 99 Ibid. 95 96
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ordinaire (qui fournit au Traité des passions son terrain phénoménal) ces deux substances sont unies jusqu’à ne former qu’un seul être. D’ailleurs la formule husserlienne d’un « durch und durch seelenvoller Leib » n’évoque-telle pas, bien plus que les formules spinozistes exprimant l’unité de l’individu, celle de la lettre au Père Mesland où Descartes détermine le « corps d’un homme » comme étant « toute la matière qui est ensemble unie avec l’âme de cet homme » 100 ? C’est la notion de perspectivisme de haut en bas qui est ici déterminante, et permet d’opposer Descartes et Husserl à Spinoza. Spinoza pense un même individu sous les attributs de la pensée et de l’étendue et selon la loi du parallélisme psychophysique, établissant une coordination ontologique entre dimensions de même rang. Au contraire, c’est à partir de l’âme ou de l’esprit, dans un rapport de subordination entre couches ontiques de rang hétérogène, que Descartes et Husserl pensent l’unité du corps propre : dès qu’on se situe dans le monde personnaliste, tout devient spirituel et investi de signification, y compris le corps propre, et cette prééminence de l’esprit ne laisse aucune place au principe de parité ontologique entre attributs qui prévaut chez Spinoza, pas plus qu’au règne d’une simple coordination fonctionnelle entre âme et corps. Nous avons donc traité, non de la lecture du Traité des passions par Husserl, mais de la thématisation phénoménologique du terrain phénoménal du Traité : celui de la troisième notion primitive qu’est l’union entre âme et corps – le Leib comme couche charnière entre l’ego et le monde. Cela nous a tout d’abord permis de mettre en évidence chez les deux auteurs un primat de la méthode analytique : tout comme la considération métaphysique permet à Descartes de distinguer des substances pensables séparément, l’intuition eidétique permet à Husserl de dissocier des couches de sens au sein du réel. Mais cette méthode de décomposition analytique appelle chez les deux philosophes un principe complémentaire d’élucidation descriptive de l’union phénoménale entre les couches : la distinction métaphysique des substances n’empêche nullement Descartes de penser leur union de fait, pas plus que la distinction des strates eidétiques n’empêche Husserl de
100 Lettre CCCLXIV au Père Mesland du 9 février 1645 (AT IV 166 ; BLet 482, p. 1964 ; JRA/C, vol. I, lettre 22, p. 626).
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penser leur unité phénoménale. Est ainsi définitivement écartée l’image d’Épinal d’un dualisme cartésien mal compris, autant que le spectre d’un théoréticisme analytique husserlien mal compris.
Résumé Le propos de notre article n’est pas de présenter la lecture que Husserl aurait faite du Traité des passions : il n’y en a aucune trace ; en outre, les analyses psychophysiques menées par Descartes dans le Traité semblent relever du réalisme transcendantal ou du psychologisme transcendantal que Husserl exclut au nom de la réduction phénoménologique. Nous suivrons pourtant une double incitation à parler de la lecture husserlienne du Traité des passions, au sens d’une lecture implicite, voire potentielle, ou d’un rapprochement des thèses cartésiennes et husserliennes qui conduit à une lecture phénoménologique rétrospective du Traité. La première vient d’un important chapitre du livre de J. Laporte, Le rationalisme de Descartes, qui porte le titre « En deçà de la raison : l’union de l’âme et du corps » : il y dégage la spécificité du terrain phénoménal propre au Traité des passions comme étant celui d’un domaine infra-rationnel, connaissable par le sentiment, d’un règne de l’affectivité pure. La seconde provient de la lecture, plus radicale encore, de J.-L. Marion dans Sur la pensée passive de Descartes : il y met en évidence la fonction cardinale de la considération du corps propre dans la VIe Méditation, ainsi qu’une équivocité essentielle de la notion de corps, avant de montrer que l’union psychophysique commande en retour une réinterprétation du cogito dans une optique proche de M. Henry. Nous partirons donc des thèses fondamentales de Descartes, afin de saisir leur prolongement dans les Ideen II de Husserl ; malgré la différence considérable de langue et de conceptualité, cette confrontation permettra de dégager des points de rencontre essentiels entre les deux pensées.
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AU-DELÀ DE MERLEAU-PONTY : L’ULTIME AVANCÉE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE DESCARTES
En quel sens peut-on parler d’une avancée phénoménologique ultime dans le cas des Passions de l’âme de Descartes ? Ne s’agit-il pas tout simplement d’une attribution purement rhétorique qui ne concerne qu’un fait relevant de la biographie de l’auteur ? Est-il au moins légitime de dire que les Passions de l’âme ont une certaine pertinence phénoménologique ? Rien n’est moins sûr, dans la mesure où les phénoménologues les plus cartésiens ou bien restent très discrets quand il s’agit d’apprécier ce texte ou bien ils le critiquent massivement. Parmi ces critiques s’adressant explicitement au traité en question, il faut mentionner celle du jeune Merleau-Ponty dans la Structure du comportement. Selon son interprétation, les Passions de l’âme ne désignent point une avancée, mais plutôt une certaine régression, en ce sens qu’elles témoignent de l’abandon de l’attitude phénoménologique adoptée par Descartes auparavant, en premier lieu dans les Meditationes. Arrêtons-nous cependant à l’interprétation des Passions que donne Merleau-Ponty. Il faut constater tout d’abord qu’il est curieux que le philosophe qui a tant insisté sur le caractère phénoménologique de la thèse cartésienne sur l’union de l’âme et du corps, a quasiment ignoré le Traité des passions. C’est seulement dans l’une de ses premières tentatives pour reconstruire phénoménologiquement la voie de la pensée cartésienne, qu’il l’utilise pour n’y voir que la première étape du développement philosophique de Descartes, à savoir l’étape scientifique. Dans le chapitre IV de la Structure du comportement, qui porte sur les relations de l’âme et du corps, évoquant l’évolution de l’attitude scientifique réaliste, l’auteur prend comme exemples des passages de la Dioptrique, du Traité de l’homme et des Passions de l’âme. Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117859 (DESCARTES, 4), p. 603-614
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La position de Descartes dans ces trois traités est caractérisée par Merleau-Ponty comme un « pseudo-cartésianisme des savants et des psychologues » 1. Dans le cas précis du Traité des passions, le phénoménologue dénonce la naturalisation des vécus psychiques, leur réduction à la seule dimension physiologique, et finalement leur psychologisation. Ce geste il faut le comprendre d’après Merleau-Ponty comme la première mise en cause du modèle réaliste naïf, que Descartes remplace pourtant seulement par l’introduction d’un réalisme d’un nouveau type, à savoir du réalisme causal. Il évoque dans ce contexte l’exemple le plus connu, celui de l’aveugle qui « voit » par l’entremise du bâton qui demeure le modèle selon lequel l’âme a « l’occasion de sentir tout autant de diverses qualités en ces corps qu’il se trouve de variétés dans les mouvements qui sont causés par eux en son cerveau » 2. Ce modèle pourtant se trouve complété au niveau psychophysiologique par la théorie de la glande pinéale. Merleau-Ponty croit qu’une telle introduction des lois causales dans le domaine de la physiologie permet de gérer toute la sensibilité et la perception sensible de telle façon qu’à partir des sensations dans leur diversité il se forme certaines unités, unités de la perception. Descartes aurait parlé ainsi d’une synthèse primitive qui aurait lieu déjà au niveau du corps, étant précisément localisée dans la glande définie d’autant que nous n’avons qu’une seule et simple pensée d’une même chose en même temps, il faut nécessairement qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux, où les deux autres impressions, qui viennent d’un seul objet par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant qu’elles parviennent à l’âme, afin qu’elles ne lui représentent pas deux objets au lieu d’un. Et on peut aisément concevoir que ces images ou autres impressions se réunissent en cette glande par l’entremise des esprits qui remplissent les cavités du cerveau ; mais il n’y a aucun autre endroit dans le corps où elles puissent ainsi être unies, sinon en suite de ce qu’elles le sont en cette glande 3.
Il se constituerait donc une certaine représentation encore corporelle et primitive d’un objet, ce qui prouve aux yeux de Merleau M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, PUF, Paris, 1942, p. 207. Dioptrique, AT VI 114, ll. 8-11 ; BOp I 164. 3 Passions de l’âme, I, art. 32, AT XI 353, ll. 4-17 ; BOp I 2362. 1 2
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Ponty que Descartes demeure en quelque sorte réaliste, réalisme qui trouve son prolongement jusque dans certaines théories scientifiques contemporaines, dans la mesure où il présente le double attrait de préserver le lien avec le monde par la causalité et par son moment intellectualiste venant juste après. Comme on l’a déjà mentionné, Merleau-Ponty nomme cette position pseudo- cartésianisme, ce qui veut dire que Descartes l’a ensuite dépassée, du fait de la nécessité d’un approfondissement ontologique de sa « méthode, ce qui a lieu dans le projet de la philosophie première ». Dans ce contexte, l’auteur de la Structure du comportement se donne comme but de reconstruire ce processus qu’il nomme « la démarche principale du cartésianisme » 4. Bien évidemment, notre tâche n’est pas ici d’analyser de près l’interprétation des Meditationes que donne Merleau-Ponty. Il faut tout de même mentionner qu’il admet comme acquis principal de la « philosophie première » le mode d’analyse en première personne dont le modèle appliqué à la perception sensible est avant tout l’exemple du morceau de cire. Dans cette analyse par-delà les explications causales qui font apparaître la perception comme un effet de nature, Descartes en recherche la structure intérieure, en explicite le sens, dégage les motifs qui assurent la conscience naïve d’accéder à des « choses » […] L’originalité radicale du cartésianisme est de se placer à l’intérieur de la perception, de ne pas analyser la vision et le toucher comme des fonctions de notre corps 5.
Selon Merleau-Ponty, le sens du cogito ne se réduit donc pas en une énonciation de ma propre existence mais consiste à « m’ouvrir l’accès à tout un champ de connaissances en me donnant une méthode générale : rechercher par la réflexion, en chaque domaine, la pure pensée qui le définit » 6 Merleau-Ponty indique cependant que c’est la Meditatio VI, constituant le moment crucial de « la philosophie première » qui met en cause l’essentialisme et l’objectivation propre à la méthode cartésienne. Ce qui est pour nous important est que le phénoménologue français met les thèses de la Meditatio VI en rapport avec celles de la première partie des Passions. Merleau-Ponty, La structure, p. 210. Merleau-Ponty, La structure, p. 210. 6 Merleau-Ponty, La structure, p. 211. 4 5
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Comme on le sait bien Descartes ouvre la Meditatio VI par la distinction entre le triangle pensé dans son idée comme pura Matheseos objectum 7 et le triangle imaginé. D’après la pure intellection, le triangle est « une figure composée et comprise de trois lignes » n’ayant en soi qu’une possibilité d’existence. A cette définition d’essence s’ajoute le moment existentiel associé par Descartes à l’imagination où « je considère ces trois lignes comme présentes par la force et l’application intérieure de mon esprit ; et c’est proprement ce que j’appelle imaginer – istas tres lineas tanquam praesentes acie mentis intueor, atque hoc est quod imaginari appello » 8. L’expression tanquam praesentes rend compte de la différence entre les deux triangles. Le triangle pensé selon son idée est seulement possible pendant que l’acte de l’imagination contient en soi un certain « indice existentiel », qui rend compte de sa dépendance à l’égard d’une chose existante apparaissant dans la perception. La chose existante selon Descartes dans la Meditatio VI se trouve présente sans que mon consentement y fût requis, en sorte que je ne pouvais sentir aucun objet, quelque volonté que j’en eusse, s’il ne se trouvait présent à l’organe d’un de mes sens ; et il n’était nullement en mon pouvoir de ne le pas sentir, lorsqu’il s’y trouvait présent – illas absque ullo meo consensu mihi advenire, adeo ut neque possem objectum ullum sentire, quamvis vellem, nisi illud sensus organo esset praesens, nec possem non sentire cùm erat praesens 9.
L’analyse du mode de « présence sensible » avec sa spécificité de l’indice existentiel contenu dans la perception mène Descartes à affirmer que les idées sensibles que je recevais par les sens étaient beaucoup plus vives, plus expresses, et même à leur façon plus distinctes, qu’aucune de celles que je pouvais feindre de moi-même en méditant, ou bien que je trouvais imprimées en ma mémoire – […] ideae sensu perceptae essent multo magis vividae et expressae, et suo etiam modo magis distinctae, quàm ullae ex iis quas ipse prudens et sciens meditando effingebam, vel memoriae meae impressas advertebam, fieri non posse videbatur ut a meipso procederent » 10. Meditatio VI, AT VII 71, l. 15 ; BOp I 776. Meditatio VI, AT VII 72, ll. 6-10 ; BOp I 776. 9 Meditatio VI, AT VII 75, ll. 10-14 ; BOp I 780. 10 Meditatio VI, AT VII 75, ll. 14-19 ; BOp I 780. 7 8
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Ainsi, Merleau-Ponty conclue « l’expérience d’une présence sensible est expliquée par une présence réelle » 11. Nous voyons ici comment à partir du sujet percevant en première personne, Descartes élabore sa version du réalisme, ce que semblent également confirmer les passages des Passions de l’âme. Dans le cadre de l’analyse des différents types de perception, les perceptions que nous rapportons à des choses qui sont hors de nous, à savoir, aux objets de nos sens, sont causées, au moins lorsque notre opinion n’est point fausse, par ces objets qui, excitant quelques mouvements dans les organes des sens extérieurs, en excitent aussi par l’entremise des nerfs dans le cerveau, lesquels font que l’âme les sent 12.
Ainsi l’âme est excitée à penser tel objet et non tel autre par l’indice existentiel auquel elle s’applique. Merleau-Ponty fait remarquer dans ce contexte le changement radical du statut du corps qui se produit. Dans un premier temps, il n’était que l’une des natures simples, une certaine étendue pensée par l’entendement. À partir de la Meditatio VI et plus tard dans les Passions de l’âme, le corps devient un lieu privilégié, le lieu de l’impact immédiat sur l’âme. L’étendue devient l’étendue réelle en ce sens que « l’âme est véritablement jointe à tout le corps, et qu’on ne peut pas proprement dire qu’elle soit en quelqu’une de ses parties à l’exclusion des autres, à cause qu’il est un et en quelque façon indivisible » 13. En un mot, l’union de l’âme et du corps devient « individu réelle » 14. Ce corps étant uni à l’âme, Descartes le caractérise à partir de l’expérience en première personne comme « ce corps (lequel par un certain droit particulier j’appelais mien) qui m’appartenait plus proprement et plus étroitement que pas un autre – corpus illud, quod speciali quodam jure meum appellabam, magis ad me pertinere quàm alia ulla arbitrabar » 15. De plus, ce « corps propre » doit sa constitution à son inclusion dans le monde qui l’entoure, par la connaissance naturelle qui lui est fournie rendant ainsi vaine la métaphore de l’âme comme pilote dans un navire. Merleau-Ponty, La structure, p. 212. Passions de l’âme, art. 23, AT XI, 346, ll. 4-10 ; BOp I 2354. 13 Passions de l’âme, art. 30, AT XI, 351, ll. 5-9. 14 Merleau-Ponty, La structure, p. 212. 15 Meditatio VI, AT VII, 75, l. 30-76, l. 2. 11 12
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Analogiquement à la distinction entre les deux triangles, il apparaît donc une certaine subjectivité irréductible à la res cogitans, au sujet constituant distinct du corps dans lequel l’ego se comprend à partir de « l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps – ab unione et quasi permixtione mentis cum corpore » 16. La découverte de la sphère de l’union pousse Descartes à remplacer l’opposition et la distinction des deux instances par les expressions un peu vagues qui rendent ainsi compte de l’impossibilité de décrire adéquatement cette expérience dans les termes de la méthode. Pourtant une tension qui va jusqu’à la contradiction reste caractéristique de la démarche cartésienne ultérieure où les deux motifs objectiviste et existentiel se superposent. Comme le constate Merleau-Ponty, l’univers de conscience révélé par le cogito et qui paraissait devoir enfermer dans son unité jusqu’à la perception n’était au sens restrictif qu’un univers de pensée : il rend compte de la pensée de voir, mais le fait de la vision et l’ensemble des connaissances existentielles restent en dehors de lui 17.
Que se passe-t-il donc avec l’ordre existentiel tel qu’il a été admis dans sa spécificité dans les Méditations, et est encore à l’œuvre dans les Passions ? Selon Merleau-Ponty, Descartes prend dans ce contexte deux décisions. Premièrement, il admet que la connaissance pure a un caractère réductif laissant de côté ce qui est dans la perception originaire et inépuisable. Par contre, pour autant que la subjectivité en tant qu’union de l’âme et du corps s’ouvre à ce qui est autre qu’elle, éprouve de l’existence, il demeure dans un autre registre de la pensée relevant comme l’indique Descartes dans sa fameuse lettre à Elisabeth d’une notion primitive « qui ne peut être entendue que par elle-même » 18. Comment caractériser ce mode exceptionnel de la pensée qui correspond à la troisième notion primitive, et à l’expérience de l’union ? D’après Merleau-Ponty, en affirmant que ce type de connaissance va se résumer à « user seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier
Meditatio VI, AT VII, 81, l. 13. Merleau-Ponty, La structure, p. 212. 18 Á Élisabeth, 21 mai 1643, AT III 666, ll. 5-6 ; BLet 392, p. 1748. 16 17
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aux choses qui exercent l’imagination » 19, Descartes de facto situe la connaissance existentielle en dehors de la philosophie « ne cherchant pas à intégrer la connaissance de la vérité et l’épreuve de la réalité, l’intellection et la sensation » 20. De ce dédoublement de la théorie et de la pratique résulte la seconde décision de Descartes qui finalement affirme que les deux ordres ne s’accordent qu’en Dieu, ce dont atteste médiatement un certain degré de vérité de l’expérience existentielle et de la perception mais la solution proposée reste bien entendu phénoménologiquement intenable 21. Faut-il donc conclure avec Merleau-Ponty que les Passions de l’âme sont un texte ambigu qui d’une part assume et prend en compte la découverte de l’union de l’âme et du corps mais de l’autre en quelque façon la neutralise par son interprétation physiologiste ? Pour répondre, il faut remarquer que Merleau-Ponty ne se réfère qu’à la première partie du texte en question sans mentionner les parties suivantes comme s’il avait supposé tacitement qu’il ne s’y agit que de spéculations par lesquelles Descartes cherchait à compenser en vain l’échec de son entreprise. En admettant que la thèse sur l’union de l’âme et du corps représente une grande avancée phénoménologique, Merleau-Ponty affirme aussi qu’en elle se résume toute l’ambiguïté de la position cartésienne qui est telle que – pour le dire à la manière de Husserl – au moment où elle fait une découverte, elle l’abandonne. Comme il le dit beaucoup plus tard dans L’Œil et esprit, « le tremblement est vite surmonté » 22, et la pensée qu’il appelle la connaissance existentielle, abandonnée. En revenant à notre problème principal portant sur l’« ultime avancée cartésienne », se pose donc la question de savoir s’il ne faut pas prendre au sérieux le développement ultérieur (donc de la seconde et de la troisième partie) du traité ? Merleau-Ponty ne l’a-t-il pas précisément omis pour cette raison – au moins dans sa première période – qu’il a restreint sa problématique au problème de la perception excluant ainsi du champ de son investigation une possibilité de passage à la problématique éthique ?
À Élisabeth, 28 juin 1643, AT III 692, ll. 16-18 ; BLet 404, p. 1780. Merleau-Ponty, La structure, p. 212. 21 Cf. ibidem, p. 213. 22 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, Paris, 1964, rééd. « Folio essais », 1985, p. 56. 19 20
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Je crois qu’on peut le tenter, et pas nécessairement par recours à Levinas et son fameux projet de l’éthique comme philosophie première – qui d’ailleurs n’évoque pas non plus le traité – mais à Husserl. En fait, dans son cours sur Erste Philosophie, en réfléchissant sur les conditions et sur la possibilité du point de départ de la phénoménologie comme philosophie première, tout en suivant et méditant le cas de Descartes, il le caractérise comme une entreprise de la volonté qui s’accomplit « une fois dans sa vie », « corps et âme ». Avant que la philosophie ait à penser, elle est à faire, à vivre sur le mode d’un habitus déclenché par la décision de volonté correspondante qui engage ainsi une subjectivité qui n’est plus seulement un simple opérateur des concepts. Cette attitude radicale qui selon la métaphore cartésienne du point d’Archimède concentre en soi d’une manière implicite le contenu philosophique à développer, signifie en fin de compte une prise de position éthique (ce qu’on peut déjà mettre en rapport à la morale provisoire du Discours). D’après Husserl, c’est une éthique de la responsabilité assumée par un philosophe commençant par sa réponse à l’appel. C’est donc cet unique empire universel du beau, je dois me l’avouer, auquel j’appartiens moi-même par les fibres les plus intimes de ma personnalité et qui à son tour m’appartient comme m’étant propre, comme ce qui m’interpelle moi, tout personnellement, et pour lequel j’ai vocation 23.
En s’engageant dans une voie dont le but n’est que pressenti, et qui reste à développer, la philosophie consiste moins en énonciation de thèses théoriques ou en développement d’arguments mais se résume dans une certaine attitude sans doute éthique qui est liée aussi à une certaine expérience qu’on nomme, par commodité, esthétique ; expérience qui permet à la subjectivité de vivre des états d’accomplissement intérieur subjectivement ressenti. Et si je réponds à cet appel – à l’appel que lui adresse l’idée d’une sapientia universalis qui réclame de lui un dévouement absolu – que ferai-je d’autre sinon me perdre moi-même en tant que je suis un moi fini, un moi sensible, inauthentique, non vrai, pour me retrouver moi-même, retrouver mon moi authentique et vrai […] Vivant ainsi en pressentant l’éternel dans le temporel, le pur dans
23 E. Husserl, Philosophie première (1923-24). Deuxième Partie. Théorie de la réduction phénoménologique, trad. A. L. Kelkel, Paris, 1972, p. 16.
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l’impur, l’infini dans le fini et le réalisant comme beauté pure dans l’inlassable acte d’amour, ce que j’obtiens ce n’est pas seulement le « bonheur » mais la « félicité », c’est-à-dire ce pur contentement qui seul me procure satisfaction […] Seul est philosophe celui qui se consacre à la philosophie, de même que seul est artiste celui qui se consacre soi-même à l’art, corps et âme 24.
Tout en m’inspirant de la description husserlienne, je voudrais esquisser les points principaux d’une lecture du Traité des passions comme prolongement de la philosophie première, et en un certain sens comme une conséquence inévitable des décisions prises au moment de la Meditatio I. Quel est donc le statut du passage à l’éthique effectué par Descartes dans les Passions de l’âme ? Ne devrions-nous pas soupçonner que la dernière période de la pensée de Descartes soit incompatible avec sa métaphysique et a fortiori avec sa méthode scientifique ? Nous avancerons pourtant une hypothèse tout à fait opposée, à savoir que le caractère éthique de la pensée cartésienne serait implicite dès l’opération du doute ; sa formulation dans la période tardive n’en serait ainsi que l’explicitation. Pour le montrer, il nous faut rappeler les thèses générales de l’éthique cartésienne qui est souvent nommée, et avec raison, l’éthique des passions. Dans les Passions de l’âme, Descartes avance une thèse selon laquelle les passions sont un élément constitutif de l’union de l’âme et du corps signifiant d’une part un certain mouvement corporel, donc ce qu’on pourrait appeler un support physiologique de l’union, et d’autre part, la présence continuelle des émotions de l’âme affectée par le corps qui peuvent être reconnues comme une répétition de meum corpus de la Meditatio VI. En un premier temps, Descartes énumère des causes de ces affections de l’âme, qui sont d’abord des choses extérieures, puis les états de mon corps comme tels pour finalement dire qu’il existe aussi une causalité produisant des passions effectuée par l’âme elle-même, et plus précisément par la volonté. On pourrait dire que le privilège attribué aux passions par Descartes revient aussi à ceci qu’elles établissent une certaine autonomie par rapport au monde extérieur, ce que montre l’exemple privilégié et paradigmatique de l’affection corporelle qui est celle du rêve. Où donc peut-on y situer le passage à l’éthique de la subjectivité ? Il est tout Ibidem, p. 17.
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à fait frappant que ce passage est marqué par le phénomène de l’admiration, ce que suggère déjà son caractère phénoménologique. L’admiration est considérée par Descartes comme la première des passions de l’âme et dans une variante de l’affection de l’âme par elle-même, Descartes prend en considération l’admiration produite par l’irruption spontanée du phénomène de l’estime qui prend d’abord figure de l’estime de soi. Pour lui, ce phénomène ne se constitue point à partir d’une représentation objective d’une telle ou telle qualité individuelle mais résulte du phénomène de la bonne volonté, de la volonté libre en acte, de son pouvoir qui par la suite produit dans l’âme la satisfaction intérieure. Il faut noter qu’on a affaire ici à une référence de l’ego à lui-même qui ne se fait pourtant pas par l’intermédiaire d’une représentation objective mais immédiatement par le sentir intérieur, pour utiliser les termes de Michel Henry. Dans le phénomène de l’estime de soi, on admire nos propres mérites pour autant qu’on soit témoins « d’une ferme et constante résolution de bien user la volonté » 25. Quel serait donc le rôle des passions dans l’éthique cartésienne ? A la question traditionnelle de la possibilité de modifier les passions au sens des appétits ou des désirs, Descartes répond d’abord négativement. On suit dans nos décisions plutôt des passions ressenties actuellement que des pensées théoriques. Par contre, à partir de l’action de bonne volonté, surgit une passion concurrente prolongeant en quelque sorte l’action dans la passivité ressentie dont l’estime de soi est une composante. Et enfin, l’action de la bonne volonté qui s’autoestime produit une passion que Descartes nomme générosité qui ainsi devient synonyme d’une passion bonne signifiant un certain accomplissement de l’ego. Dans le contexte de l’accomplissement qui se fait par l’unité de l’action qui immédiatement se transforme en passion ressentie, on pourrait finalement parler aussi bien d’une action passive et d’une passion active pour autant que la volonté par son acte déclenche la passion correspondante, la passion permettant de le ressentir et de le faire durer, rendant plus facile ainsi l’effectuation des actes de décisions à venir. On peut parler d’un conditionnement mutuel au sein de la subjectivité passionnelle parce que la passion fortifie l’action au sens où elle facilite son exercice et sa maîtrise, tandis que l’action produit les passions qui deviennent ainsi Passions de l’âme, III, art. 153, AT XI 446, ll. 6-7 ; BOp I 2476.
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reconnaissables ouvrant la possibilité d’un habitus que sur le terrain éthique, Descartes nomme la vertu. A ce moment-là, on peut revenir à la question déjà signalée sur la compatibilité de l’éthique des passions avec la philosophie première de Descartes, et rouvrir cette question dans le contexte de la manifestation possible d’une altérité. Est-ce que comme c’est le cas dans les Meditationes, Descartes maintient dans son éthique l’expérience de l’infini où au moins, autrui apparaît ? On peut répondre d’une manière trop hâtive que Descartes dans son éthique se renferme en soi-même, que finalement il ne s’agit que d’atteindre certains sentiments subjectifs, qu’il promeut une sorte de narcissisme. Et pourtant dans l’expérience de bonne volonté produisant la passion de générosité, Descartes parle d’une « connaissance et [d’]un sentiment de soi-même que chacun des autres hommes peut aussi avoir de soi » 26 en introduisant ainsi une dimension intersubjective. Et par la suite on peut s’apercevoir que la question d’autrui ne pose aucun problème au sujet généreux mais au contraire, autrui est implicitement présent parce que les actions de bonne volonté se dirigent vers lui et lui-même apparaît aussi toujours comme un sujet généreux (au moins en puissance). Il n’y aurait donc aucun conflit mais plutôt une équilibre entre s’estimer soi-même et estimer les autres grâce à l’expérience des autres soi comme généreux. Dans la générosité, il se trouverait donc un renvoi constant à autrui, une sorte de respect des autres soi qui au même moment jouent un rôle d’authentification, de justification de la valeur de l’estime de soi ressenti par la subjectivité passionnelle. On conclura donc que bien que la critique merleau-pontienne de Descartes – selon laquelle il oscille dans sa pensée restant indécis entre le réalisme causal, l’intellectualisme et la phénoménologie de l’union de l’âme et du corps – s’est avérée à un certain point légitime, par son ignorance de la suite du texte des Passions, elle a cependant manqué une possibilité de réponse à son objection, qu’on peut à juste titre caractériser comme phénoménologique, et dont le développement éthique représente l’ultime avancée. Il nous semble que Descartes dans sa dernière pensée vise un certain équilibre dynamique de la subjectivité qui continuellement transforme l’activité volontaire en sentiments passifs et l’inverse, Passions de l’âme, III, art. 154, AT XI, 446, ll. 13-16 ; BOp I 2476.
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ce qui lui ouvre la possibilité d’entrer dans une communauté qui n’est plus une communauté scientifique rassemblée autour des théories objectives, et de leurs vérifications mais une communauté passionnelle des généreux, de ceux qui ne cessent de légitimement estimer et s’auto-estimer et donc ne cessent de ressentir de la générosité accomplissant ainsi subjectivité selon le rythme des surprises corporellement ressenties produites par l’activité de la volonté.
Résumé Le point de départ de ce texte est une reprise des principaux points de l’interprétation phénoménologique des Passions de l’âme faite par Merleau-Ponty. Il est significatif qu’en dénonçant une certaine indécision dans la pensée de Descartes entre le réalisme causal, l’intellectualisme et la phénoménologie de l’union de l’âme et du corps, il limite la lecture du texte des Passions à sa première partie. Notre but est de combler cette lacune : nous tenterons de voir dans les deux dernières parties du texte tardif de Descartes non seulement un prolongement de la thématique de la Meditatio VI, celle de l’union de l’âme et du corps, mais par l’introduction de l’éthique, son ultime avancée phénoménologique où l’ego n’est plus une subjectivité théorique, l’operateur des objets de la Mathesis mais devient un sujet qui par l’expérience autoaffective de la bonne volonté fait partie de la communauté des généreux.
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L’ÂME CARTÉSIENNE EST-ELLE PASSIVE EN SES PASSIONS ? DE LA DOUBLE INSUFFISANCE DU TRAITÉ DES PASSIONS DE L’ÂME SELON LEVINAS *
L’analyse levinassienne de la Meditatio III proposée par Totalité et infini et souvent réitérée dans le corpus levinassien est connue ; elle a été beaucoup et bien étudiée – infiniment mieux, d’ailleurs, que l’éventuelle résistance du texte de Descartes à cette analyse. D’autres pans entiers du rapport de Levinas à Descartes restent encore à défricher 1. Par exemple, Levinas s’est-il intéressé au traité des Passions de l’âme ? A cette question l’on attendrait sans doute une réponse positive ; on sera déçu : pour autant que les indices disponibles soient fiables, nous n’avons trouvé dans le corpus levinassien aucun renvoi, même allusif ou seulement superficiel, au traité des Passions de l’âme – pas davantage que dans les Carnets de captivité, les Conférences du collège de philosophie ou les Notes philosophiques sur Eros. Cette absence constitue en elle-même un véritable paradoxe, pour deux motifs. Le premier est proprement * Nous citons Totalité et infini (abrégé « TI ») d’après l’édition chez Nijhoff, La Haye, 1961 ; et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (abrégé « AE ») d’après l’édition chez Nijhoff, La Haye, 1974. 1 Citons-en deux, dès l’ouverture de Totalité et infini : d’abord, l’analyse de la distinction cartésienne entre entendement et volonté en l’homme : cette distinction suggère déjà, selon Levinas, la possibilité pour l’individu de trancher par sa volonté sur la totalité représentée par et à l’entendement ; par opposition, l’indistinction de la volonté et de l’entendement interdirait, chez Spinoza, tout arrachement de l’individu à la totalité (TI, p. 61 ; d’où la dernière phrase de la première partie : « cette thèse est aux antipodes du spinozisme », TI, p. 78) ; ensuite, l’analyse levinassienne du malin génie, sorte de suspension du « spectacle », de l’« ambivalence de l’apparition » par où est reconnue l’impossibilité d’accéder au donné (TI, p. 63) et dont l’hypothèque ne se verra levée que par le visage, comme phénomène qui se porte secours à lui-même. Ce ne sont là que deux exemples, qui suffiraient à montrer, s’il en était encore besoin, l’intérêt de la lecture de Levinas pour une histoire philosophique de la philosophie. Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117860 (DESCARTES, 4), p. 615-633
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philosophique : si le traité des Passions de l’âme constitue véritablement le lieu où Descartes pense la passivité de la cogitatio et décrit jusqu’à ses plus ultimes conséquences l’union de l’âme et du corps abordée dans la Meditatio VI, comment une œuvre comme celle de Levinas, qui fait de la chair et de la passivité des enjeux majeurs, pouvait-elle l’ignorer ? Le lien entre les grands motifs de la pensée levinassienne et la passivité cartésienne développée dans les Passions de l’âme aurait pu, aurait dû, se nouer thématiquement dans des développements explicites ; or c’est un fait qu’il ne l’a pas été. A ce premier motif s’en ajoute un second, d’ordre biographique et même philologique : nous savons que Levinas a consacré aux Passions de l’âme des cours, dont nous avons gardé les textes préparatoires et les brouillons. Comment dès lors comprendre l’écart entre une présence attestée dans les brouillons et notes de cours et une totale absence dans les œuvres ? Dans l’attente d’une édition des cours d’histoire de la philosophie donnés par Levinas – qui constitueront à n’en pas douter une source extrêmement riche de renouvellement des questions –, nous ne pouvons que nous en tenir à des conjectures. En fait, comme souvent, ces problèmes doivent se trancher philosophiquement, c’est-à-dire se régler sur le plan interprétatif. Pour ce faire, il serait certes possible de prendre en vue des points de convergence ou de divergence précis et localisés entre Descartes et Levinas, mais nous préférons suggérer une interprétation d’ensemble, en proposant d’emblée un protocole et une hypothèse. Le protocole : organiser directement la confrontation, sans doute de manière cavalière 2, entre les textes de Levinas et les textes de Descartes, notamment la Meditatio VI et les Passions de l’âme ; cette confrontation permettra d’évaluer l’hypothèse : le silence de Levinas sur les Passions de l’âme vaut en réalité critique – mais alors il faudra préciser la teneur et l’enjeu de cette critique.
1. Les « passions de l’âme » contre les « perceptions que nous rapportons à notre corps » Admettons deux thèses liminaires : d’abord, qu’il n’y a pas de problème levinassien de l’union de l’âme et du corps ; ensuite, que 2 Cavalier au moins parce qu’il faudrait sans doute ajouter ici un débat avec Husserl via Descartes, que nous laissons à un travail à venir.
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toute la pensée de Levinas est une entreprise de description, non pas de la subjectivité comme telle, mais à proprement parler de la subjectivation du sujet. Il n’y a pas, disons-nous, de problème levinassien de l’union de l’âme et du corps. Pourquoi ? Parce que le « problème de l’union » ne se pose qu’au métaphysicien qui a d’abord distingué la res cogitans et res extensa ; or Levinas refuse la distinction et la substantialité de l’âme et du corps : corps et âme ne sont pas des substances dont il faudrait ménager l’accord, ou dont il faudrait décrire les relations, éventuellement en termes de causalité 3. Cela ne revient pas à dire – et c’est là le point décisif – que le corps et l’âme s’identifient sans reste ; c’est même très précisément le contraire : il est de fait que l’âme et le corps donnent lieu à des décalages ou des déphasages, qu’ils obéissent à des trajectoires non parfaitement isomorphes. Mais la fine pointe de l’analyse levinassienne consiste à interpréter les décalages entre l’âme et le corps comme déphasage du moi avec lui-même. Levinas ne cesse de souligner la béance entre l’âme et le corps pour y lire la béance interne au psychisme. Cette interprétation de l’écart corps/âme comme déphasage au sein de l’âme elle-même n’est possible qu’à la condition de penser le corps non pas comme un corps du monde, mais comme déjà une âme incarnée ou un corps animé, bref une chair. L’écart ici décrit ne sera donc pas l’écart entre l’âme et le corps, supposés purs l’un de l’autre, mais entre l’âme et son corps, c’est-à-dire l’âme et sa chair. C’est à cette seule condition paradoxale que l’écart entre l’âme et le corps peut se lire comme écart entre l’âme et elle-même, entre le moi et le soi, précisément parce que le corps est déjà, d’une certaine manière, l’âme. – Seconde thèse liminaire : toute la pensée de Levinas se donne en fait comme une entreprise de description, non pas de la subjectivité, mais de la subjectivation du sujet – non pas d’une substance (le « moi », l’« ego », le « sujet », l’« âme », etc.), mais du processus par lequel le sujet fait sujet, ce que Le temps et l’autre appelle l’« hypostase », par laquelle l’existant « contracte » son existence 4. Cette subjectivation a pour caractère sa passivité foncière : c’est dans l’épreuve Sur ce point, cf. J.-L. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, Paris, 2013, p. 224, n. 1. 4 E. Levinas, Le temps et l’autre (1947), PUF, Paris, 8e éd., 1983, p. 31 sqq. Sur ce procès de subjectivation, cf. R. Calin, Levinas et l’exception du soi, PUF, Paris, 2005. 3
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de la passivité que l’ego devient un ego. Etre un moi, ou plutôt émerger comme moi, ce n’est pas d’abord trancher « activement » sur l’être, c’est trancher passivement sur lui, être subjectivé : Levinas décrit ainsi une subjectivation par la passivité. Ces deux premières remarques imposent une conséquence : que la passivité subjectivante soit passivité de ma chair. Autrement dit, c’est le retard de la chair sur le moi qui confère au soi son statut de moi : si la chair est passive, c’est parce qu’elle traîne, elle retarde, et c’est dans l’expérience de cet alourdissement, de cette pesanteur, que le soi devient moi. La phénoménologie levinassienne de la chair est une phénoménologie de la chair empêchée, pe(n)sante – car c’est dans l’expérience d’une telle pesanteur que se mesure l’écart entre ma chair et moi, aussi bien, donc, que l’irrémissible assignation au soi qui frappe le moi. C’est toujours dans l’expérience corporelle (charnelle) de sa passivité que l’ego s’ipséise ; cette passivité s’éprouve dans le corps même, comme expérience d’un empêchement, d’une lourdeur ou d’une langueur. Dans De l’existence à l’existant (1947), par exemple, la subjectivité s’atteint comme fatigue, comme impossibilité d’attendre le but, « source de souci » ; mais déjà le Temps et l’autre décrivait les moments corporels de la subjectivation par la souffrance, la fatigue, l’appétit et la jouissance comme absorption de matière. Chaque fois, il s’agit d’une adhésion à son propre corps entendu comme chair passive ; chaque fois, cette adhésion se marque par des moments « négatifs » : non le sentiment de pouvoir, mais l’impouvoir, le ne-pas-pouvoir-faire ceci ou cela, le ralentissement, la détente, le corps à la traîne, en retard – l’incarnation est une expérience du décalage temporel, du déphasage, du retard, de la différance : « la fatigue marque un retard sur soi et sur le présent » 5. C’est dans l’intervalle entre moi et mon corps que se joue l’incarnation, c’est-à-dire mon être-moi 6. Est-il possible de retrouver ici Descartes ? Certes, on objectera immédiatement que l’ego pointe en Meditatio II sous condition d’être « sine cura » 7, c’est-à-dire, entre autres, délesté des empêche-
De l’existence à l’existant (1947), Vrin, Paris, 2002, p. 44. Cf. Le temps et l’autre (1947), Paris, PUF, 2014, p. 45 : « entre le moi et le soi apparaît un intervalle ». 7 Cf. AT VII 17, ll. 13-18 ; BOp I 702 : « mentem curis omnibus exsolvi » ; ce n’est pas là un résultat du doute, mais sa condition. 5 6
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ments corporels, et que ce délestage constitue le cadre de la situation métaphysique elle-même ; mais cette objection ne toucherait juste que si la Meditatio II visait d’abord un tel procès de subjectivation, lequel exigerait peut-être une déprise du corps ; mais la Meditatio II ne se propose pas (du moins pas en première intention 8) de décrire l’hypostase par laquelle l’existent contracte son existence. Au plus peut-on dire que l’ego chez Descartes peut s’éprouver comme mens sans corps 9, au lieu qu’il ne se sent comme soi que d’être chair chez Levinas. Mais c’est sur fond de cet écart que les analyses peuvent alors converger. D’abord, l’expérience levinassienne de la chair répète l’expérience du meum corpus de la Meditatio VI (AT VII 81, l. 24 ; BOp I 788) : Levinas et Descartes sont sur ce point pleinement husserliens, puisqu’ils font fond sur la distinction entre les corps du monde et mon corps 10. Mais il y a plus. Comme Levinas, Descartes pourrait bien avoir décrit, non point l’écart entre l’âme et le corps, mais l’écart entre l’ego et sa chair. La lettre de le Meditatio VI le suggère : si l’âme « possède » un corps (« habeam corpus », AT VII 80, l. 28 ; BOp I 786), n’est-ce pas qu’elle n’est pas réductible à ce corpus, à cette chair, puisque précisément elle la possède et ressent ? N’y a-t-il pas là affirmation 8 Risquons une hypothèse : il serait tout à fait possible d’interpréter la Meditatio II au fil de la seconde partie de Totalité et infini : elle apparaîtrait alors comme le moment de l’athéisme antérieur au moment de l’idée d’infini (laquelle idée permettrait d’établir le parallèle la troisième partie de Totalité et infini et la Meditatio III). Il serait également possible de lire la Meditatio II suivant Le temps et l’autre : le pronunciatum du cogito apparaîtrait alors comme le moment de l’« hypostase ». Pour une telle lecture, cf. notre article « Levinas ou la création continuée des cartésiens. Une lecture du Temps et l’autre » (in C. Riquier – D. Pradelle éd., Descartes et la phénoménologie, Hermann, , Paris, 2018, p. 233-251). 9 Tel est le sens de l’abstractio défendue par Descartes contre le concept de négation avancé par le P. Bourdin (cf. AT IX 215) ; c’est d’une telle abstraction que peut d’ailleurs procéder la réduction du sentire en AT VII 29, l. 16 (BOp I 7180). 10 Sur ce point (et nous suivons ici Marion, Sur la pensée passive, op. cit.) Levinas est héritier, non de Heidegger (cf. D. Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, Paris, 1986), mais de Husserl, pour qui mon corps n’est pas un corps du monde. Cf. TI, p. 51 : « Le corps apparaît […] non pas comme un objet entre autres objets », reprenant E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 44, trad. Levinas, Vrin, Paris, 2000, p. 80 : « Parmi les corps de cette ‘nature’, réduite à ‘ce qui m’appartient’, je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres corps par une particularité unique ; c’est, en effet, le seul corps qui n’est pas seulement corps (Körper), mais précisément Leib » ; ou encore Ideen II, § 36 et 41, trad. E. Escoubas, PUF, Paris, 1982, p. 222-223 : « Le corps propre apparaît en tant qu’une chose d’un type particulier, de sorte qu’il n’est pas possible de le ranger dans la nature en tant qu’une partie de la nature comme toutes les autres ».
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d’un écart entre moi et ma chair ? Le fait est d’autant plus frappant que Levinas et Descartes ont recours aux mêmes phénomènes pour décrire cet écart entre l’ego et sa chair : la douleur ou la faim (AT VII 80, l. 29 et AT VII 81 ; BOp I 788) ; les exemples cartésiens sont exactement ceux dont Levinas produira une phénoménologie détaillée : « la faim, […], la soif, et […] nos autres appétits naturels ; à quoi on peut joindre la douleur » (I, art. 24, AT XI 346, ll. 25-26 ; BOp I 2354), ne sont-ils pas précisément les modes de subjectivation levinassiens ? Il est donc tout à fait significatif que Descartes privilégie lui aussi les rapports négatifs à la chair, les moments où la chair s’empêche, se rappelle à l’âme, traîne. Dans la douleur, la faim ou la soif, ce qu’éprouve l’ego n’est pas seulement sa chair, son unité avec un corps qui est le sien ; c’est aussi qu’il n’est pas libre de quitter ou de résigner son corps, que ce dernier constitue pour lui un être-soi d’une facticité inévacuable qui s’éprouve comme écart entre lui (l’ego) et sa chair souffrante, chair en retard, chair pénible et peinée, irrémissible. Descartes et Levinas ont donc recouru aux mêmes descriptions pour pointer, thématiquement ou implicitement, la béance du moi à ma chair, bref la différence entre moi et moi-même sous les espèces de ma chair. Mais précisément, cette similitude libère l’accès à une plus grande dissimilitude, par laquelle s’éclaire l’accès au premier motif du silence levinassien sur les Passions de l’âme. Comment s’énoncent, en rigueur de cartésianisme, les sentiments de la douleur ou de la faim ? Non pas littéralement « passions de l’âme », mais perceptions que « nous rapportons […] à notre corps » 11. Que se passe-t-il en de telles perceptions ? Le trajet des esprits suscite dans l’âme des sentiments que l’âme rapporte, non pas à ellemême comme dans le cas des passions, mais au corps, à son corps – bref à sa chair. Venus du corps (au point que la causalité des perceptions que nous rapportons à notre corps ne diffère pas de la causalité des perceptions que nous rapportons aux objets extérieurs, AT XI 347, ll. 8-14 ; BOp I 2354), de tels sentiments sont rapportés à « notre corps » (AT XI 346, ll. 22-23 ; BOp I 2354), à « nos membres » (AT XI 347, l. 2 ; BOp I 2354), bref à notre chair. Ces « sentiments » viennent donc du corps et vont à la chair : entre le corps et la chair, s’intercale toute l’épaisseur de la vie psychologique qui souffre « dans sa chair ». Mais alors, n’est-ce pas Les Passions de l’âme, I, art. 22, AT XI 345, l. 22 ; BOp I 2354.
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là une expérience de l’écart de l’ego à sa chair, telle que Levinas s’attache à la décrire ? Oui, mais justement : Levinas s’intéresse précisément à ce qui n’intéressait pas Descartes : ce dernier évoquait les « perceptions que nous rapportons à notre corps » (art. 24) après celles que nous rapportons aux « objets qui sont hors de nous » (art. 23), afin d’isoler au mieux les « perceptions que nous rapportons à notre âme » (art. 25) et qui sont précisément celles « que j’ai entrepris d’expliquer ici sous le nom de passions de l’âme » (I, art. 25, AT XI 348, ll. 4-5 ; BOp I 2356) ; au contraire, pour Levinas, ce seront les perceptions que nous rapportons au corps qui doivent être soigneusement décrites car elles s’interprètent comme retard de la chair sur l’ego, et en énoncent la modalité de subjectivation par la passivité. Ainsi tenons-nous ici une première raison du silence levinassien sur les « passions de l’âme » de Descartes : le point n’est pas pour Levinas que ces perceptions soient des passions de l’âme, c’est-à-dire qu’elles soient rapportées à l’âme ; au contraire, il importe qu’elles soient rapportées au corps vécu comme à mon corps, c’est-à-dire à ma chair. S’il y a donc un lieu où l’analyse levinassienne eût pu s’enraciner, c’est l’article 24 des Passions de l’âme, demeuré comme un bras mort au sein du traité cartésien. Mais Descartes ne voit pas dans la passivité de la chair une passivité permettant de décrire ou de produire la subjectivation du moi ; il évoque ici les perceptions qui se rapportent au corps, puis passe outre en direction de son véritable objet : les passions de l’âme. Comme s’il avait vu ce sur quoi Levinas allait attirer attention mais sans l’interpréter dans le sens d’une subjectivation par la passivité, comme si sa pensée de la chair restait en deçà des virtualités qu’elle porte. Reste à éprouver cette thèse, au moyen des deux biais de subjectivation développés par Levinas dans ses deux œuvres majeures : la jouissance de Totalité et infini et la sensibilité dans Autrement qu’être.
2. Totalité et infini : La jouissance comme lecture de la Meditatio VI On le sait, Totalité et infini s’organise tout entier autour d’un double procès de subjectivation – la jouissance (Partie II), le visage (Partie III). Ces deux moments déploient une passivité profonde, par laquelle s’expérimente la subjectivité du sujet. Intéressons-nous au premier moment : la jouissance. Que s’y passe-t-il ? 621
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Pourquoi même faut-il qu’il y ait jouissance ? Réponse : pour que le Même et l’Autre entrent à proprement parler en une relation dont ils constitueraient les termes, ils ne doivent précisément pas être absorbés par ladite relation : le Même doit être déjà le Même, séparé de l’Autre à venir – et séparé d’une séparation qu’aucune relation ne viendra suturer – séparation définitive, radicale, que Levinas appelle athéisme, et qui n’est pas le contraire de la relation, mais son indépassable condition 12. Si l’on appelle religion ce lien qui maintient la séparation 13, l’athéisme n’en est pas la négation mais la condition sine qua non. Tel est le sens du moment de la jouissance ; décrire cet athéisme, c’est-à-dire décrire le moment où le Même s’ipséise par son rapport au monde de l’élément. Or ce rapport ne sera pas un pur rapport constitutif ou représentatif : si l’ego se trouvait face à un monde qu’il absorberait ou se représenterait, il se trouverait encore en position d’activité, analogue, d’après Le temps et l’autre, à la connaissance qui produit ce qu’elle intègre 14. La jouissance est bien plutôt le moment paradoxal où une activité est prise dans une passivité plus haute : activité pour le Même, que de se nourrir du bain de l’élémental, c’est-à-dire du milieu indistinct où il baigne ; mais passivité aussi bien : en se nourrissant de l’élémental, le Même se trouve constitué par lui et son mouvement centrifuge vers l’élément est immédiatement intégré à un mouvement centripète de constitution du Même par l’élément. La jouissance est donc le moment d’une circularité où le moi constituant se trouve lui-même constitué par ce qu’il constitue. Ainsi décrit, ce moment de la jouissance revêt trois traits particulièrement cartésiens. D’abord, la jouissance est ancrée dans la sensibilité, c’est-à-dire dans mon corps propre, dans ma chair. C’est par ma chair que je m’ipséise comme sujet singulier, et ce rapport à la chair est d’abord donné par la sensibilité. D’où le rôle particulier accordé au sentir : la sensibilité est le mode d’un rapport au monde irréductible à une connaissance d’objet, et 12 TI, p. 29 : « On peut appeler athéisme cette séparation si complète que l’être séparé se maintient tout seul dans l’existence sans participer à l’Etre dont il est séparé – capable éventuellement d’y adhérer par la croyance. La rupture avec la participation est impliquée dans cette capacité. On vit en dehors de Dieu, chez soi, on est moi, égoïsme ». 13 TI, p. 10 : « Nous proposons d’appeler religion le lien qui s’établit entre le Même et l’Autre sans constituer une totalité ». 14 Le temps et l’autre, op. cit., p. 47.
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dans lequel je n’assume pas de rôle constitutif. Les analogies entre les textes de Levinas et les textes de Descartes sont ici dépourvues ambigüité. D’autre part, que ce soit bien par mon corps, c’est-àdire par ma sensibilité que je me pose moi-même, non plus seulement comme mens, mais comme composé, comme homme, Levinas le reconnaît – aussi bien que Descartes : « me non tantum adesse meo corpori ut nauta adest navigio, sed illi actissime esse conjunctum et quasi permixtum, adeo ut unum qui cum illo componam » (AT VII 81, ll. 2-5 ; BOp I 788). En tant qu’unum quid, c’est-à-dire en tant qu’homme, je suis indivisiblement âme et corps mêlés. Mieux, s’agissant du rapport au monde de la jouissance, Levinas invoque Descartes pour faire valoir la profondeur d’une perception qui n’est pas claire et distincte, mais qui relève du sensible comme tel, autrement dit qui contredit le monopole de la constitution transcendantale : « C’est là la profonde intuition de Descartes, lorsqu’il refuse aux données sensibles le rang d’idées claires et distinctes, les rapporte au corps et les range dans l’utile » 15. La pointe anti-husserlienne est nette : « C’est là sa supériorité sur la phénoménologie husserlienne qui ne met aucune limite à la noématisation » 16. A n’en pas douter, Levinas renvoie ici à l’appel aux commoda et incommoda de la Meditatio VI pour prouver l’existence des choses extérieures. En réalité, si la jouissance s’offre aussi à une manière d’analytique existentiale plus profonde que celle de Sein und Zeit, alors ces commoda/incommoda doivent s’interpréter plus radicalement que ne le permettait dans Sein und Zeit la catégorie de Zuhandenheit. Tout fonctionne comme si la sensibilité de la jouissance d’un côté (Totalité et infini II / Meditatio VI) et l’infini d’un autre (Totalité et infini III / Meditatio III) encadraient l’un par défaut l’autre par excès la noématisation husserlienne : Descartes permettrait de faire pièce au « cartésianisme radicalisé » de Husserl 17. Dans ce dispositif, c’est à l’expérience des deux types de perceptions écartés par Descartes dans les Passions de l’âme (art. 23 et 24) qu’en appelle Levinas, et non pas aux « passions de l’âme ». Le vrai lieu de la confrontation Descartes/Levinas n’est donc pas
TI, p. 103. Ibid. 17 Cf. là-dessus notre étude in La lucidité de l’éthique, Hermann, Paris, 2014, chap. VII. 15 16
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le concept de « passion de l’âme », mais celui de « perception » rapportée au corps en tant qu’il mobilise la chair, se rapporte au monde, et traduit le retard de la chair sur l’ego 18. Dans la jouissance, le moi naît du monde qu’il absorbe et qui l’absorbe : transcendance dans l’immanence, à tout le moins hétéro-constitution du moi dans laquelle, le sentir occupe une place privilégiée – comme si, contre Descartes, le sentir était le modus cogitandi à partir duquel l’existence de l’ego pouvait se poser, comme s’il fallait remonter du sentir à l’ego par une modalité passive de la cogitatio. Ainsi Descartes a-t-il quand même entrevu dans la Meditatio VI la ruine de l’ego au fondement des modi cogitandi dont les Meditationes orchestrent le déploiement. Tel est le paradoxe que la jouissance permet de repérer dans les Meditationes : le déploiement de l’ordo rationum contredit son principe, à savoir la primauté de l’ego, puisque le dernier des modi cogitandi (sentir) n’est pas l’acte d’une cogitatio rapportée à un ego, mais fonde cet ego lui-même par l’épreuve de la chair.
3. Autrement qu’être : la sensibilité ou la passivité d’avant toute passion Nous tenons ainsi une première confirmation : la jouissance est le moment d’une passivité de la chair et d’un retard de la chair sur le monde. C’est dans ce retard que le Même s’identifie à soi, revient à soi, temporellement toujours distant de soi, mais d’une distance qu’il ne cesse de compenser. Par ma sensibilité, je suis constitué par l’aliment. Doit-on en rester là ? Non, car si notre hypothèse est juste, Autrement qu’être doit pouvoir la valider, alors même que s’y déploie une nouvelle analyse du sentir et de la sensibilité qui, nous le verrons, contredit dans une certaine mesure celle de Totalité et infini. Au surplus, il est une question que notre analyse a laissée indéterminée : si, dans la jouissance, le Même se trouve passivement constitué par sa propre constitution, de quelle En fait, dans cette configuration, Descartes est pris comme autorité dans un dispositif doublement critique. Critique de l’analytique existentiale du Dasein d’abord, si, comme le dit Levinas, le Dasein n’a jamais faim. La Meditatio VI pouvant nous permettre de penser la jouissance, Descartes a pensé le corps propre, la chair, contrairement à Heidegger qui n’a su, lui, qu’en faire. Mais davantage : Descartes, en admettant un mode propre du sensible irréductible à l’intentionnalité des idées claires et distinctes, critique de la constitution transcendantale de Husserl, associée chez Levinas au règne cartésien des idées claires et distinctes. 18
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nécessité la constitution du moi en sujet responsable par le visage d’autrui procède-t-elle ? Ne pourrait-on pas admettre, à la limite, que la subjectivité décrite dans la jouissance suffise à poser « l’exception du soi » ? En vertu de quelle insuffisance de la subjectivation par la jouissance faut-il passer au moment du visage ? Quel réquisit phénoménologique exige le passage de la partie II à la partie III de Totalité et infini ? Invoquer ici le désir métaphysique du sujet athée (Totalité et infini, partie I) serait insuffisant, car ce n’est pas parce que le sujet désire l’Infini qu’autrui doit s’intégrer de fait dans sa constitution, surtout si ce désir appartient à un sujet par principe déjà constitué. Il revient à Autrement qu’être de proposer davantage qu’une amorce de réponse à cette question en précisant que le rapport à l’autre s’esquisse dès le moment de la jouissance, puisque la sensibilité comme telle est déjà ouverture à autrui. Autrement qu’être se donne les moyens de lire dans la jouissance la condition phénoménologique de l’apparition d’autrui, à savoir déjà l’ouverture à l’extériorité. Mais cette réponse a un coût : que, de Totalité et infini à Autrement qu’être, la sensibilité change de sens : dans Totalité et infini elle alimente le sujet athée, elle se déploie comme pure immanence, alors que dans Autrement qu’être elle est déjà ouverture sur la transcendance 19. Les deux ouvrages offrent ainsi deux lectures contraires de l’incarnation : tantôt la sensibilité est un vivre-de qui est toujours vivre-pour-soi, au point qu’en elle nous nous sentons nous-mêmes et que l’extériorité se retrouve finalement quasi-absorbée dans l’immanence (Totalité et infini) ; tantôt par la sensibilité nous sommes abordés par le monde et l’autre et faisons l’épreuve de notre vulnérabilité radicale (Autrement qu’être). En réalité, ces deux voies pourraient être moins opposées qu’il ne semble d’abord : de Totalité et infini à Autrement qu’être s’opère une manière d’approfondissement du sens de la passivité comme voie de subjectivation : dans Totalité et infini, le sujet est constitué passivement par sa chair, qui, toujours en retard, l’assigne au sensible et donc à la tâche d’être soi, alors que dans Autrement qu’être, la passivité même de cette assignation au sensible est interprétée comme ouverture à autrui. Dès lors, sensibilité et visage ne se font plus face comme deux modes distincts de 19 Il en va de même de la souffrance, qui dans Totalité et infini me ramène à moi, alors qu’elle m’ouvre à l’autre dans Autrement qu’être ; cf. AE, p. 94, n. 8.
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subjectivation dont la jointure demeure phénoménologiquement fragile ; au contraire, autrui se manifeste dès la sensibilité, comme si les parties II et III de Totalité et infini trouvaient à présent à s’articuler, la première renvoyant à la seconde et en portant déjà l’indice. Une telle manifestation de l’altérité à même la sensibilité impose qu’autrui se repère non seulement depuis sa transcendance, mais déjà à même le Même, depuis l’immanence de sa chair. Ainsi l’analyse de la chair de Totalité et infini est-elle matière à une radicalisation en direction d’une passivité plus fondamentale encore celle de la jouissance. Comment comprendre la passivité dans Autrement qu’être ? La sensibilité comme sentir originaire, voilà une passivité qui fait de mon corps le lieu d’un pâtir fondamental, par lequel Levinas regagne les développements de ses premiers textes sur la patience ou la douleur. Mais cette passivité première peut à présent être interprétée phénoménologiquement au fil de la radicalité éthique : avoir un corps passif, être incarné, c’est déjà être vulnérable, être offert à l’autre, être tendu vers lui comme on tend l’autre joue ; être, déjà dans son corps, otage 20. Trois conséquences s’ensuivent. D’abord, ma chair n’est ma chair que parce qu’elle sent, donc parce qu’elle exposée à autrui. C’est l’exposition à autrui qui fait de ce corps ma chair : ce corps-ci n’est mon corps que parce qu’il est exposé à autrui. Dans la béance entre moi et mon corps, autrui s’interpose pour approprier le second au premier – bref, possibiliser la chair comme ma chair. Mon corps n’est pas un corps qui serait mien et qui pourrait, incidemment ou secondairement, s’offrir vulnérable à la blessure : en vérité, mon corps n’est paradoxalement ma chair que parce qu’il est d’abord offert à autrui ; autrui est donc premier sur ma chair, puisque c’est ma vulnérabi Cf. Dieu, la mort et le temps, Livre de Poche, Paris, 1995, p. 204 : « Il s’agit d’une passion extrême, par au moins trois aspects : par elle, la conscience est atteinte malgré elle ; en elle, la conscience est saisie sans aucun a priori (autrui est toujours rencontré de façon inattendue ; il est ‘premier venu’) ; avec elle, la conscience est touchée par le non-désirable (autrui est indésirable, y compris au sens qu’emploient certains pour parler des étrangers ! Il n’y a pas de libido dans la relation avec autrui ; elle est relation anti-érotique par excellence) ». Ou, ibid. : « A la différence de la vision de Heidegger, de Fink ou de Jeanne Delhomme qui revendiquent une liberté sans responsabilité […], on distingue ici une responsabilité qui ne repose sur aucun engagement et dont l’inscription dans l’être se fait sans choix. […] Avant le couple liberté/non-liberté, s’instaure une vocation allant au-delà [sic] du dessin limité et égoïste de celui qui n’est que pour soi et se lave les mains du malheur et des fautes qui ne commencent pas dans son présent ». 20
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lité qui me donne mon propre corps : « Le sensible, écrit Levinas, – maternité, vulnérabilité, appréhension – noue le nœud de l’incarnation dans une intrigue plus large que l’aperception de soi ; intrigue où je suis noué aux autres avant d’être noué à mon corps » 21. Dès lors, seconde conséquence, l’union de l’âme et du corps doit être pensée comme offrande par l’âme de son corps : l’incarnation dit ainsi exactement l’essence du psychisme, puisqu’au psychisme revient d’être énucléé, sans lieu propre, sans site – ouvert. La sensibilité est donc « passivité d’avant toute passivité », car elle est l’offrande par laquelle je suis un sujet, c’est-à-dire un otage ; ce n’est pas une passivité équivalente à une retombée d’activité, mais une passivité première. Troisième conséquence : cette passivité s’interprète temporellement, comme décalage du moi avec sa chair, ou du moi avec l’affection par autrui ; la « passivité plus passive que toute passivité » signifie qu’il y a dans l’incarnation de l’irrécupérable, un passé qui n’a jamais été présent : la sensibilité est « un avoir-été-offert-sans retenue » plus ancien que tout le présent, puisque le présent est le temps de l’initiative, de la liberté 22. Par-là se gagne le fait que la chair n’est pas une substance, ni même le résultat d’une union substantielle, mais qu’elle est proprement un événement, un événement d’avant tout temps, ou antérieur à tout passé. Mais alors c’est ici que les différences avec Descartes éclatent massivement – au point qu’il devient possible de déceler chez Levinas quelques allusions nettement anticartésiennes. La différence matricielle réside dans le traitement de la temporalité : jamais Descartes n’est allé jusqu’à affirmer thématiquement l’équivalence entre incarnation et l’exposition à autrui et lire à même l’incarnation la trace d’un passé qui n’a jamais été présent. Meum corpus, Descartes l’affirme sans que cette subjectivation/ incarnation soit explicitement référée à une affection antérieure à toute affection. Dans son traitement conjoint de l’incarnation, de l’exposition à autrui et de l’immémorial, Levinas remonte à un degré de radicalité qui surclasse le concept des « passions de l’âme » par la description de l’incarnation comme archi-événement. C’est pourquoi, d’un point de vue levinassien, l’âme cartésienne n’est pas assez passive en ses passions ; la passion cartésienne AE, p. 96. AE, p. 120.
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manque de radicalité – de passivité. Contre la passion cartésienne, Levinas analysera la passivité, qu’il ne se prend parfois à nommer « passion » qu’à la condition de l’affecter d’un « P » majuscule 23. Plusieurs points le montrent. (a) D’abord, la passivité levinassienne est en amont de la différence action/passion : « Cette anarchie de la récurrence à soi, au-delà du jeu normal de l’action et de la passion où se maintient – ou est – l’identité de l’être, en deçà des limites de l’identité, cette passivité subie dans la proximité de par une altérité à soi… » 24 Parlant du « retournement du Moi en Soi », Levinas note que la dé-position ou la de-stitution du Moi c’est la modalité même du désintéressement en guise de vie corporelle vouée à l’expression et au donner, mais vouée et non pas se vouant : un soi malgré soi, dans l’incarnation comme possibilité même de l’offrande, de souffrance et de traumatisme. […] Le malgré ne s’oppose pas ici au gré, à une volonté, à une nature, à une subsistance dans un sujet, qu’une puissance étrangère viendrait contrarier. La passivité du « pour-autrui » exprime dans ce « pour autrui » un sens où n’entre aucune référence, positive ou négative, à une préalable volonté ; et cela, de par la corporéité humaine vivante, en tant que possibilité de la douleur – en tant / que sensibilité qui est, de soi, la susceptibilité d’avoir mal […]. La douleur n’est pas simplement un symptôme quelconque d’une volonté contrariée, son sens n’est pas adventice. La dolence de la douleur, la maladie ou la malignité du mal, et, à l’état pur, la patience même de la corporéité, la peine du travail et du vieillissement – sont l’adversité même, le contre soi en soi. Le bon ou le mauvais gré de la volonté, suppose déjà cette patience et cette adversité et cette lassitude primordiale. C’est en termes de cette adversité de la souffrance qu’il faut parler de la volonté au lieu de réduire le « malgré soi » de la souffrance à une volonté pré-alable 25.
De telles déclarations sont précises et mobilisent un lexique techniquement cartésien (« subsistance », « volonté », « adventice ») : la passivité levinassienne ne disqualifie pas le traitement cartésien, mais assigne les passions à leur niveau réel : au second rang, ou en tout cas à un niveau dérivé, secondaire par rapport à l’originarité de l’événement de la passivité. Pour Levinas, toute action et toute passion se déploieront sur fond d’une passivité originaire, AE, p. 129. AE, p. 146 ; nous soulignons. 25 AE, p. 65-66. 23 24
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première et originelle, alors que la passivité cartésienne est le corrélat au présent d’une activité : il n’y a de douleur « adventice » que pour une liberté première – n’est-ce pas exhiber en termes rigoureusement cartésiens le caractère d’activité de la mens ? A contrario, si la passivité levinassienne est plus ancienne que toute activité/passivité, c’est parce qu’elle n’est pas le contraire d’un vouloir mais parce qu’elle est antérieure à tout vouloir. (b) On pourrait rétorquer que la passivité originaire, plus passive que toute passivité, est encore le corrélat d’une action, car il n’est nulle passion sans action. À cette objection il faut répondre que l’action dont il est ici question n’entre dans aucune chronologie, n’est repérable dans aucun système, ne se pense selon aucune activité corrélative d’une passivité : le toujours-déjà de l’affection par autrui est antérieur à tout présent. On se souvient que Descartes, dès le premier article des Passions de l’âme, avait décrit la contemporanéité, la correspondance allant jusqu’à l’identification, entre action et passion 26. Rien de tel chez Levinas : la diachronie empêche tout jeu à somme nulle entre action et passion et conserve à la passivité son originarité indépassable : c’est donc une « affectivité par le non-phénomène, une mise en cause par l’altérité de l’autre, avant l’intervention de la cause, avant l’apparoir de l’autre » 27 ; ou : « Dans la vulnérabilité gît donc un rapport avec l’autre que la causalité n’épuise pas […]. Dès la sensibilité, le sujet est pour l’autre » 28. (c) Il s’ensuit un troisième argument plus paradoxal encore : cette passivité est en-deçà du couple activité/passivité car elle est déjà elle-même en quelque manière une activité. En effet, être exposé, c’est déjà s’offrir, se donner : la passivité est en elle-même don, don de soi, donc activité, mais activité en un sens irréductible à l’action. Il ne s’agit pas ici du couple activité/passivité, mais 26 Art. 1 : « l’Action et la Passion ne laissent pas d’être toujours une même chose, qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter » (AT XI 338, ll. 11-13 ; BOp I 2332). 27 AE, p. 120. 28 Cf. Humanisme de l’autre homme (1972), Livre de poche, Paris, 1987, p. 105 ; ou AE, p. 129 : « Comment est possible dans la conscience, un pâtir ou une Passion dont la source active ne tombe – en aucune façon – dans la conscience ? Il faut insister sur cette extériorité. Elle n’est pas objective ou spatiale, récupérable dans l’immanence pour se mettre sous l’ordre – et dans l’ordre – de la conscience, mais obsessionnelle, non-thématisable et, dans le sens que nous venons de définir, an-archique ».
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du retournement de la passivité en activité en deçà même de leur différence : « La substitution n’est pas un acte, elle est une passivité inconvertible en acte, l’en deçà de l’alternative acte-passivité » 29. (d) Mais alors éclate une autre différence : que la mens cartésienne ne peut être passive que parce qu’elle peut être active ; activité et passivité sont des options, non certes dont elle soit toujours maîtresse, mais qui sont exclusives l’une de l’autre : sous un certain rapport déterminé, l’âme sera ou active ou passive. Au psychisme levinassien n’est pas laissé un tel choix : sa passivité est radicale, originaire et, pour ainsi, « ontologique ». Ce n’est pas qu’il ne puisse par après être affecté passivement par des passions au sens cartésien, et éventuellement leur opposer activement des volontés ; mais ces passions et ces actions se détacheront toujours sur fond de passivité première et définitive. (e) Un dernier argument est encore possible, qui radicaliserait le précédent : contrairement au psychisme levinassien structurellement passif, il se pourrait que la mens cartésienne fût fondamentalement active, et à double titre. D’abord, par la prévalence en elle de la volonté 30, puisque le cogito peut (et sans doute doit) être interprété suivant la volonté 31. Et si la volonté détermine originairement l’ego comme res cogitans dès la Meditatio I, alors la mens est intrinsèquement active, puisque, au contraire de la « perceptio, sive intellectus » 32, qui est passive, la « volitio, sive operatio voluntatis » 33 est active : « nos pensées […] sont principalement de deux genres : à savoir les unes sont les actions de l’âme, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions, sont toutes nos volontés […] » 34 ; ou encore : « Intellectio et volitio differunt tantum ut actio et passio ejusdem substantiae. Intellectio enim proprie mentis passio est, et volitio ejus actio » 35. Ensuite et surtout, parce qu’à l’ego il appartient de cogiter, c’est-à-dire de déployer un acte (la cogitatio) en acte : sa cogitatio le définit et cogi AE, p. 149. Prévalence que Levinas a fort bien vue, identifiant la volonté à la substantia de l’ego : « Le malgré [de la passivité] ne s’oppose pas ici au gré, à une volonté, à une nature, à une subsistance dans un sujet » (AE, p. 65). 31 Pour une telle interprétation, cf. notre article, « L’ego image de Dieu ou du cogito suivant la volonté », Revue de métaphysique et de morale, 2016/3, p. 333-352. 32 Principia Philosophiæ, I, art. 32, AT VIII-1 17, l. 21 ; BOp I 1732. 33 Ibid., AT VIII-1 17, l. 22 ; BOp I 1732. 34 Les Passions de l’âme, I, art. 17, AT XI 342, ll. 11-14 ; BOp I 2350. 35 À Régius, mai 1641, AT III 372, ll. 12-13 ; BLet 313, p. 1458. 29 30
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ter est son acte propre. Que la cogitatio trouve sa « cause » ailleurs que dans la mens, comme c’est le cas dans le modus cogitandi du sentire, c’est là une circonstance extrinsèque qui n’affecte en rien la nature même de la cogitatio : cogiter, fût-ce passivement, c’est encore exercer la cogitatio comme acte propre de la mens, immanent à elle 36. Il n’est pas nécessaire que la mens subisse une action pour que sa cogitatio devienne passive – sa passivité ne sera alors de toute façon que dérivée, seconde, sans que soit portée atteinte à sa dimension inaliénable d’activité – ; pas davantage faut-il au psychisme levinassien vouloir positivement pour abandonner ou contrarier sa passivité fondamentale. Car mens cartésienne et psychisme levinassien s’opposent originairement : le second est aussi fondamentalement passif que la première est active. Dès lors, ce qu’a manqué Descartes, c’est la passivité de l’âme ; d’un point de vue strictement levinassien, les Passions de l’âme ne sont pas un traité de la passivité : la mens cartésienne est encore trop active, et elle l’est déjà trop dès l’instant qu’elle peut seulement l’être. Il n’y a pas de pensée passive de Descartes 37. Ainsi, Levinas ne propose-t-il pas une analyse des passions de l’âme, mais une analyse des perceptions rapportées à notre corps ou aux choses qui sont hors de nous. D’abord rigoureusement cartésienne, au moins jusqu’en 1961, cette analyse s’approfondit en 1974 en direction d’une passivité plus originaire que tout couple passion/action et en comparaison de laquelle la passion cartésienne est déjà et toujours trop active : il faut penser une « abnégation, d’avant le vouloir, comme une exposition, sans merci, au traumatisme de la transcendance selon une susception plus – et autrement – passive que la réceptivité, la passion et la finitude » 38. Telles sont les deux raisons de la désaffection levinas-
36 C’est ce caractère de cogitatio, immanent et essentiel à toute idée comme telle – y compris aux idées adventices –, qui autorise Descartes qualifier parfois d’innées toutes les idées : « nihil sit in nostris ideis, quod menti, sive cogitandi facultati, non fuerit innatum » (Notae in programma, AT VIII-1 358, ll. 15-27 ; BOp I 2272). Cf. le commentaire de F. Alquié : « Il n’est pas inexact de dire que Descartes a professé un innéisme universel, lié au substantialisme qui l’amenait à voir en toute idée un mode de l’âme » (F. Alquié, Le cartésianisme de Malebranche, Vrin, Paris, 1974, p. 194, n. 4. La suite néanmoins fait contresens, qui affirme que « La distinction entre idées innées, adventices et factices n’est présentée qu’à titre d’hypothèse, et porte, non sur la véritable origine, mais sur la source apparente des idées »). 37 Contra, bien sûr, Marion, Sur la pensée passive, op. cit. 38 AE, p. x ; nous soulignons.
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sienne pour les Passions de l’âme : d’une part, si subjectivation il y a, elle passe par les perceptions corporelles et non par les passions de l’âme (Totalité et infini) ; d’autre part, ces perceptions elles-mêmes orientent vers une passivité plus passive que toutes les passions de l’âme cartésiennes (Autrement qu’être). Cette analyse jetterait-elle quelque lumière en retour sur la pensée cartésienne, non pour en pointer les manques ou les impensés, mais pour en élucider le geste propre ? On soutient depuis depuis Husserl (et Levinas y souscrit) que Descartes commence en phé noménologue et finit en métaphysique ; ainsi aurait-il manqué par exemple le sens phénoménologique (non métaphysique) de l’idée d’infini. L’écart entre phénoménologie et métaphysique se laisserait-il repérer ici aussi ? Peut-être. En décrivant la douleur, la faim, la soif et les empêchements du corps, le Descartes de la Meditatio VI ou des articles 23-24 des Passions de l’âme a rigoureusement décrit des faits d’incarnation qui n’attendaient plus que leur interprétation éthique ; mais en se détournant aussitôt de ces descriptions pour proposer « en physicien » 39 une analyse de passions en tant qu’elles procèdent du mouvement des esprits, Descartes a refermé sa géniale découverte phénoménologique. D’où un écart abyssal entre la voie de la Meditatio VI et celle des Passions de l’âme : alors que la première eût conduit Descartes à une exploration de la passivité comme telle, et peut-être de la passivité plus passive que toute passivité parce que située à même le corps, la seconde l’a conduit vers une dualité action/passion hautement métaphysique. Enfin, ne se pourrait-il pas que l’ego cartésien doive la certitude de son existence à une autre expérience fondamentale de la passivité ? Levinas mieux que quiconque nous a fait voir ce que le cogito doit à l’idée d’infini. Mais alors le vrai lieu de la passivité ne serait pas les Passions de l’âme, mais la Meditatio III et la Meditatio VI. Ainsi les deux lieux de la passivité cartésienne s’énonceraient – la chair et Dieu 40. 39 Les Passions de l’âme, « Réponse à la seconde lettre », AT XI 326, l. 15 ; BOp I 2330. 40 Cette piste a également été suivie par Marion dans le cadre d’une interprétation systématique et cohérente des excès de la pensée cartésienne sur la métaphysique ; là-dessus, cf. notre étude, « Jean-Luc Marion lecteur de Descartes : l’infini et la chair, ou l’unique percée cartésienne », in A. Vasiliu (éd.), Lectures de Jean-Luc Marion, Cerf, Paris, 2016, p. 133-148. Et pour une interprétation de la passivité de la mens habitée par l’idée d’infini, cf. nos développements dans Descartes, la métaphysique et l’infini, PUF, Paris, 2017, § 70-72.
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L’ÂME CARTÉSIENNE EST-ELLE PASSIVE EN SES PASSIONS ?
Résumé Nous tâchons d’expliquer ici la relative désaffection de Levinas pour le traité des Passions de l’âme de Descartes. De fait, Levinas ne propose pas une analyse des passions de l’âme, mais une analyse des perceptions « rapportées à notre corps ou aux choses qui sont hors de nous ». D’abord rigoureusement cartésienne, au moins jusqu’en 1961, cette analyse s’approfondit en 1974 en direction d’une passivité plus originaire que tout couple passion/action et en comparaison de laquelle la passion cartésienne est déjà et toujours trop active. Telles sont les deux raisons de l’insuffisance du traité cartésien : d’une part, si subjectivation il y a, elle passe par les perceptions corporelles et non par les passions de l’âme (Totalité et infini) ; d’autre part, ces perceptions elles-mêmes orientent vers une passivité plus passive que toutes les passions de l’âme cartésiennes (Autrement qu’être). La passivité cartésienne demeure encore trop active en ses passions – loin de toute passivité originaire.
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LA PASSIVITÉ ONTOLOGIQUE ORIGINAIRE HENRYENNE À L’ÉPREUVE DES PASSIONS DE L’ÂME
La lecture de Descartes que Henry développe, notamment dans Généalogie de la psychanalyse, semble se réduire à une interprétation du cogito au fil d’une question en elle-même fort simple : le rapport que la conscience entretient avec elle-même est-il identique, ou du moins phénoménologiquement homogène à celui qu’elle entretient avec ses autres cogitata ? À cette question, Henry répond, on le sait, par la négative, et d’une manière telle que dans cette réponse se trouve réinvestie l’ensemble des acquis de L’essence de la manifestation : au « monisme ontologique » qui, n’admettant qu’un seul mode de phénoménalité, condamne justement le rapport à soi à n’être qu’une modalité de l’intentionnalité en général, l’ouvrage de 1963 oppose une « duplicité de l’apparaître » telle que l’intériorité immédiate constitutive de la subjectivité diffère radicalement de son rapport aux objets ou aux étants sous la condition de cette première extériorité ou de cette première « mise à distance » qu’est la « transcendance », « le monde » ou encore la « visibilité ». Et c’est bien cette grande thèse que répètera la lecture henryenne de Descartes au milieu des années 1980, avec son insistance sur l’opposition fameuse du videor au videre : lorsque toute vision, et plus encore toute visibilité possible se trouve frappée de doute et mise horsjeu, « at certe videre videor », « à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois ». Et c’est ainsi que le § 11 d’Incarnation présentera encore, conformément à son intitulé même, « La question de l’apparaître originel et le cogito de Descartes », afin d’en faire le levier d’un « renversement de la phénoménologie » où ce ne seront pas seulement les lectures husserlienne, finkienne, heideggérienne ou merleau-pontienne de Descartes Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117861 (DESCARTES, 4), p. 635-657
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qui se verront dénoncées mais, à cette occasion, leur compréhension de la phénoménalité elle-même : Videre veut dire voir au sens où nous l’entendons habituellement, apercevoir au dehors devant soi ce qui devient visible en ce dehors et par lui. Videre désigne l’apparaître du monde. Videor désigne la semblance, l’apparaître en lequel le voir se révèle à luimême. C’est seulement parce que l’apparaître en lequel le voir se révèle à lui-même diffère dans le principe de l’apparaître en lequel le voir voit tout ce qu’il voit que le premier peut être certain quand le second est
douteux. Tel est donc le contenu phénoménologique de la problématique du cogito : sur le fond de la dualité de l’apparaître, le passage du voir ek-statique à l’auto-révélation immanente de la Vie 1.
Mais si ce texte – parmi bien d’autres possibles –, permet de rappeler le grand apport henryen à la question générale du rapport entre phénoménologie et cartésianisme, il nous permettra surtout ici, mais a contrario, de formuler notre propre interrogation : un tel dispositif conduit-il, en fait et en droit, à une lecture spécifique des Passions de l’âme ? Question qui, à vrai dire, nous confronte immédiatement à un paradoxe : si les Passions de l’âme ne constituent pas seulement le parent pauvre des études cartésiennes, mais également celui de la réception phénoménologique du cartésianisme en général, c’est, de fait, tout particulièrement le cas de sa version henryenne. Pourtant, aucun texte de Descartes ne semble d’abord plus « henryen » que celui-là – plus proche de ce que Henry n’aura cessé de rechercher en phénoménologie, soit un lien intrinsèque de la cogitatio et d’une affectivité déterminée, selon un concept central de ladite « phénoménologie matérielle », comme « passivité ontologique originaire ». Le but de notre étude sera donc, si ce n’est de résoudre, du moins de déplier un tel paradoxe en posant une série de questions étroitement liées : d’une part, en quoi Henry était-il, de tous les phénoménologues, le moins prédestiné à s’expliquer avec les Passions de l’âme, et dans quelle mesure peut-on affirmer que, de fait, il ne s’y est jamais vraiment confronté ? D’autre part, comment comprendre l’importance capitale que, dans certains textes, il accorde pourtant au dernier traité cartésien, et quels sont les principes herméneutiques qui en guident alors la compréhension ? Enfin, et de manière plus géné M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, Paris, 2000, p. 101.
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rale, quel type de lecture phénoménologique du traité de passions le cartésianisme de Henry rend-il possible – et quelles en sont, éventuellement, les limites ?
1. Henry et l’« ambiguïté radicale des Passions de l’âme » On trouve, éparpillées dans l’œuvre henryenne, une trentaine de références explicites aux Passions de l’âme. À deux ou trois exceptions près pourtant, il s’agit en fait d’une même référence massive et monolithique à son article 26, selon une stratégie dont ce même § 11 d’Incarnation résume l’essentiel et que nous commencerons donc par citer un peu longuement : Que Descartes ait reculé devant une définition explicite de la cogitatio comme pathos, cela résulte du lien qu’il établissait entre l’affectivité et le corps. Parce que, à la suite de Galilée, il comprenait le corps comme une chose matérielle étendue – res extensa –, ce lien de l’affectivité au corps qui conférait à la première une origine douteuse, un statut pour le moins équivoque, rendait difficile son appartenance de principe à la cogitatio. À plus forte raison, l’interprétation décisive de l’Affectivité comme condition interne de possibilité de la cogitatio elle-même en tant que matière phénoménologique de son auto-révélation semblait définitivement écartée. Comment méconnaître pour autant le rôle de paradigme joué par la passion au § 26 des Passions de l’âme, quand la cogitatio émerge seule du néant ? Comment oublier, en tout état de cause, le thème central des deux premières « Méditations », la mise à l’écart de l’évidence dans le procès par lequel la cogitatio saisie en son auto-révélation originaire et ainsi en son auto-légitimation parvient à la condition d’ultime fondement 2 ?
Ce que ce texte met d’abord en scène, c’est l’idée – qui n’est d’ailleurs pas propre à Henry – d’une duplicité du cartésianisme, écartelé entre ce que Généalogie de la psychanalyse nommait « un cartésianisme du commencement » et un cartésianisme dérivé alors explicitement compris comme sa « chute fatale », un « oubli du commencement » précisément, et « sa perte » 3. Mais ce qu’il suggère également, c’est que la spécificité des Passions de l’âme résiderait dans le fait d’appartenir simultanément à ces deux faces de la pensée cartésienne : au cartésianisme dérivé, pour autant que Ibid., p. 102. M. Henry, Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, PUF, Paris, 1985, p. 21. 2
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l’affectivité s’y trouverait, à tort, intrinsèquement liée à un corps que Descartes conçoit en « physicien galiléen » ; au cartésianisme du commencement dès lors que, via son article 26, il se rattacherait pourtant, et cette fois à juste titre, au « thème central des deux premières méditations », soit justement à l’institution de la cogitatio comme videor excluant tout videre. Or cette simple thèse suffit à projeter sur la situation de la pensée henryenne dans l’espace ouvert des lectures phénoménologiques de Descartes en général, et des Passions de l’âme en particulier, une lumière singulière. On a en effet pris l’habitude, ces dernières années, non seulement de réévaluer la présence de Descartes dans la phénoménologie française, mais plus encore, de comprendre la diversité des voies qu’elle emprunte au prisme de celle des six Méditations sur laquelle chacun de ses représentants aurait éprouvé la nécessité de s’arrêter. Schème commode, et dont il faut au moins reconnaître le caractère opératoire : il est par exemple difficile d’aborder la lecture lévinassienne de Descartes sans passer par la fascination de Levinas pour la Meditatio III et son idée d’infini, difficile également de comprendre sa réception sartrienne sans évoquer l’accent mis par Sartre sur la conception de la liberté développée par la Meditatio IV, difficile enfin d’aborder le cartésianisme de Merleau-Ponty – pour en rester ici à ces trois auteurs – sans marquer l’importance qu’il accorde à l’émergence, dans la Meditatio VI, d’une réflexion sur ce qu’il nommera avec Husserl le « monde de la vie ». Il y aurait bien entendu beaucoup à dire sur une telle typologie et sur ses évidentes limites, mais nous nous contenterons d’ajouter qu’elle pourrait en retour nous aider à déterminer, en quelque sorte a priori, les différentes interprétations phénoménologiques possibles des Passions de l’âme : une lecture merleau-pontienne, par exemple, consisterait à y voir une tentative d’explicitation de cette « union » vitale « qui s’éprouve mais ne s’explique pas » et l’annonce d’un rapport préobjectif d’une subjectivité incarnée avec un monde lui-même charnellement institué ; une lecture sartrienne, en revanche, à y mettre en relief le primat de la liberté et, par exemple, à y souligner les fragments de stoïcisme ; et l’on pourrait aller jusqu’à en tenter une lecture lévinassienne, sur un mode un peu baroque sur lequel nous reviendrions brièvement en conclusion. Mais qu’en est-il de Henry ? En d’autres termes, à quelle méditation s’arrête-t-il, et quel type de lecture des Passions de l’âme un tel « arrêt » appelle-t-il ? 638
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C’est précisément ce que la fin de ce texte indique, en parfait accord avec plusieurs notes de jeunesse rédigées une cinquantaine d’années plus tôt. Dans une fiche de lecture notamment, consacrée à L’idée de la phénoménologie, le jeune Henry – nous sommes dans l’immédiat Après-Guerre – s’arrête longuement sur ce passage où Husserl, revendiquant devant ses étudiants le commencement cartésien – nous « pouvons […] disposer » de « tout ce qui est donné par une clara et distincta perceptio ainsi que l’est la cogitatio singulière » – les met ainsi en garde : « Cela laisse prévoir, il est vrai, si nous nous souvenons de la 3e et de la 4e Méditation, des preuves de Dieu, du recours à la veracitas dei, etc., de mauvaises choses. Soit, soyez donc très sceptiques, ou plutôt critiques » 4. Et le jeune Henry remarque alors pour lui-même : Le cogito est le mouvement fondamental de la pensée philosophique. Il ne faut pas croire qu’il soit seulement un moment destiné à être dépassé […]. C’est un mouvement définitif […]. Husserl ne doit pas seulement dire : on passe trop vite sur les deux premières méditations, il faut critiquer le fait même de les passer tôt ou tard – dire que ce fait est la négation de l’entreprise philosophique 5.
En admettant dès lors que le « traité des passions » ne soit traditionnellement abordé en phénoménologie qu’au prisme de celle des six Méditations à laquelle on aura pris la décision de s’arrêter, on ne s’étonnera pas que, comme le suggérait la fin du texte d’Incarnation plus haut cité, Henry en rejette pour sa part tout ce qui y excède les deux premières, et n’en retienne a contrario que ce qui les répète. Soit évidemment peu de choses – si ce n’est justement ce dont il se félicite, dans une conférence de 1992, d’avoir en quelque sorte mis le doigt dessus. Revenant ainsi sur le doute cartésien et la réduction phénoménologique qui en serait corrélative, il commente : « Tout cela est contenu dans un texte très bref, sur lequel j’ai dû attirer l’attention de confrères cartésiens : l’article 26 des Passions de l’âme » 6. Indépendamment de 4 E. Husserl, L’idée de la phénoménologie, trad. fr. A. Lowit, PUF, Paris, 1970, p. 74. 5 Ms A 5511, dans Revue Internationale Michel Henry, n° 3, « Notes préparatoires à L’essence de la manifestation : la subjectivité », Presses universitaires de Louvain, Louvain, 2012, p. 212. 6 M. Henry, « Les sciences et l’éthique », dans Phénoménologie de la vie, tome V, PUF, Paris, 2015, p. 79.
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la valeur « historique » d’une telle remarque, elle formalise en quelque sorte une première stratégie de lecture par Henry du traité cartésien – la stratégie du « jusque » : jusque dans ce cartésianisme dérivée, qui a « passé » depuis longtemps les deux premières Méditations et constitue pourtant le cadre théorique des Passions de l’âme, le cogito s’affirme et s’expose comme cette vérité première à laquelle il s’agit toujours de revenir. Et c’est bien ce qu’affirmait déjà Généalogie de la psychanalyse. D’une part, c’est dès le passage des deux premières Méditations à la troisième que s’opère la « chute » d’un cartésianisme dans l’autre : « ce qu’opère la Troisième Méditation avec la prise en considération systématique des cogitata, c’est […] la réduction de la semblance originelle du videor à l’ek-stasis du videre » 7. Mais d’autre part, c’est au sein même du cartésianisme dérivé des Passions de l’âme que celui du « commencement » se trouve en quelque sorte réactivé : L’article 26 qui […] conformément à la thèse générale du Traité, à savoir l’action du corps sur l’âme par l’entremise des nerfs ou des esprits animaux, […] se tient ainsi aux antipodes de la réduction, fait brusquement retour à celle-ci. […] Le sentir et le voir [sont] de nouveau récusés dans leur prétention d’atteindre la vérité […] tandis que le se sentir soi-même, l’affectivité originelle en général et toutes ses modalités se trouvent marquées soudain du sceau de l’absolu. […] Ainsi l’opposition cruciale […] du videor et du videre se répète-t-elle, dans une phénoménologie matérielle surdéterminée et fondée par le contenu phénoménologique des modes fondamentaux de l’apparaître […], [dans] celle de la passion et de la perception 8.
Proximité, intériorité, affectivité, identité de l’être et de l’apparaître dans une certitude de soi étrangère au monde, tel serait finalement le statut de la passion dans cet article 26 en tant que, sur un mode unique dans le corpus cartésien, il pourvoirait le videor de sa matérialité phénoménologique. Mais en même temps qu’il confirme nos propos précédents, ce texte central orchestre une sorte de glissement dont il faut apprécier la portée : car précisément, la distinction de la perception et de la passion n’y est pas seulement dite illustrer celle du videre et du videor, mais bien la surdéterminer et la fonder phénoménologiquement. Et c’est sur ce point qu’à la stratégie du « jusque » – jusque dans un contexte Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cit., p. 61. Ibid., p. 38.
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qui lui est radicalement étranger et « aux antipodes de la réduction », le cogito se trouverait remobilisé – se substitue une stratégie du « surtout » – l’authentique signification du cogito cartésien se trouverait surtout exposée dans les Passions de l’âme, où le cogito n’est pas seulement réactivé, moyennant l’argument cartésien du rêve, mais où Descartes, « poussant la réduction à son comble » 9, le radicalise conformément à la thèse de fond de la phénoménologie henryenne d’un cogito ultimement affectif : Descartes a-t-il jamais, a-t-il une seule fois désigné l’apparaître originaire comme s’auto-attestant dans la matérialité phénoménologique de sa révélation propre et pour ainsi dire sa chair phénoménologique ? L’article 26 des Passions de l’âme répond à cette interrogation dernière 10.
La première conclusion à tirer ici est donc que les Passions de l’âme ne sont pas tant caractéristiques, aux yeux de Henry, d’un cartésianisme dérivé – où le videor se résorberait sans reste dans le videre – par opposition à un cartésianisme du commencement, que d’un cartésianisme dans lequel, de manière difficilement conciliable, l’un et l’autre coexisteraient en prétendant chacun au rang de premier principe. Et davantage encore que d’être « écartelé » entre ces deux « moments » de la pensée cartésienne, il en livrerait de part et d’autre la version la plus radicale : quintessence d’un cartésianisme dérivée – dès lors que, passant les deux premières méditations, l’affectivité de la pensée se trouve rapporté au corps physique comme à sa cause –, mais quintessence également du cartésianisme du commencement – dès lors que Descartes ne se contente pas d’y faire appel au cogito mais en radicalise la teneur phénoménologique en le rapportant, justement, à sa texture intrinsèquement affective –, les Passions de l’âme sont donc aux yeux de Henry le lieu d’un cartésianisme ambigu dont les deux faces coexistent en prétendant chacune au rang de premier principe. C’est de fait ce qu’expose clairement une série de notes préparatoires, encore inédites, à Phénoménologie matérielle. Chez Descartes, y note Henry pour lui-même, « [les] Passions appartiennent à l’âme, i. e. [sont les passions] ‘de l’âme’ (avant de recevoir le sens spécifique de Descartes, i. e. [d’être des] passions senties par l’âme) ». Commentant alors l’article 1 du traité – « chacun Ibid., p. 94. Ibid., p. 37 ; nous soulignons.
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les sentant en soi-même, ce n’est point besoin d’emprunter d’ailleurs aucune observation pour en découvrir la nature » –, il note alors en marge : « ≠ ekstase », et commente : « Le videor n’est pas un videre ». Mais à cette détermination phénoménologique de la passion comme videor irréductible à tout videre s’oppose alors la thèse de leur « explication physiologique », qui institue finalement leur confusion et fait du projet cartésien une sorte de contradiction dont Henry s’amuse : « Extraordinaire phénoménologie qui situe [les] passions [dans l’]âme – dire pourquoi : parce que [c’est une] phénoménologie – et affirme leur explication par [la] nature ». Et de conclure : Descartes [est] obligé de faire une théorie des passions en dehors de la réduction phénoménologique. [Alors que] les passions appartiennent à l’âme, il en parle d’une toute autre façon que de l’âme, […] à partir de la nature. Cf. ambiguïté radicale de « Passions de l’âme » 11.
Certes, cette ambiguïté est d’abord celle d’une description phénoménologique incompatible avec l’explication que l’on tente d’en donner. Comme l’écrivait déjà Henry dans Philosophie et phénoménologie du corps, « autre chose […] est de décrire phénoménologiquement [l’]expérience [de la passivité], autre chose [est] de prétendre expliquer l’Erlebnis comme l’effet d’un processus de causalité en troisième personne agissant sur la conscience et en quelque sorte par derrière elle » 12. Mais cette confusion de la description et de l’explication a elle-même une racine plus profonde, et c’est ce que Henry affirme dans la dernière note de cette série manuscrite. Recopiant cette fois la préface du traité – où Descartes affirme avoir voulu expliquer les passions « en physicien » – il remarque pour lui-même : « alors que âme = wie (Être), l’explication d’un de ses domaines échoit dans l’étant ! (confusion ontico-ontologique ruineuse) » 13. Remarque claire dans sa généralité : on ne peut expliquer physiologiquement, à partir de la nature ou de l’étant, ce qui relève de l’apparaître, du Wie ou du comment phénoménologiquement premier, dès lors qu’il s’atteste comme 11 Université catholique de Louvain, Plate-Forme technologique « Fonds Alpha », Fonds Michel Henry, Ms A 22618, Ms A 22620, Ms A 22627, Ms A 22629. 12 M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, PUF, Paris, 1965, p. 220-221. 13 Ms A 22627.
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tel dans une neutralisation de principe du règne de l’apparaissant et ainsi de toute étantité 14. Mais à bien y regarder, dénoncer cette « confusion ontico-ontologique » ruineuse revient alors à mettre en question le dispositif des Passions de l’âme de deux manières différentes. D’une part, en contestant le caractère régional des phénomènes passionnels, et un passage de Généalogie de la psychanalyse fait clairement apparaître la centralité de cette question : « La détermination phénoménologique de l’intériorité comme affectivité relève-t-elle de l’eidos, est-elle coextensive à l’apparaître originel considéré dans son immédiation, si les passions de l’âme, au sens spécifique que Descartes donne à ce concept, désignent seulement certains modes de la pensée ? » Seulement, le fondement d’une telle régionalisation de la problématique des passions, l’opérateur de leur limitation, n’est autre que la thèse cartésienne selon laquelle la passion n’est pas seulement vécue mais est également causée, et n’est définie justement comme passion – par opposition à d’autres modes de la cogitatio – que référée à cette cause qui n’est autre que le corps. Si, poursuit Henry, « dans la dimension originelle d’expérience appelée ‘âme’, certaines modalités seulement de cette expérience méritent stricto sensu la désignation de ‘passions’ », c’est « pour autant, on le sait, qu’elles sont déterminées par le corps » 15. Mais précisément, cette régionalisation de la « passionnalité » de l’âme par sa référence au corps comme à sa cause suppose d’autre part une compréhension plus générale du sens de la « passivité », laquelle contient déjà tout entière, avant justement ce recours explicite à la corporéité, la « confusion ontico-ontologique » que Henry dénonce dans le cartésianisme dérivé en général et dans celui des Passions de l’âme en particulier : celle selon laquelle l’âme, déterminée comme l’essence même de toute phénoménalité, ne saurait être passive qu’en tant que réceptrice de ce qu’elle n’est pas – soit, justement, de l’étant. Et l’intérêt, justement, de ce détour par les Passion de l’âme est que, sur ces deux points où se jouent justement la possibilité de la cohérence et de la pertinence de sa lecture henryenne – la possibilité de séparer les passions cartésiennes du corps comme de leur cause, et la possibilité d’y comprendre la passivité qui s’y donne à éprouver en opposition avec toute réceptivité par la pensée de Cf. Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cit., p. 57. Ibid., p. 38.
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ce qu’elle n’est pas – se dessine un tout autre rapport de Henry au cartésianisme que celui qu’on extrait généralement de Généalogie de la psychanalyse et de l’opposition du videor au videre.
2. Les passions et le corps Le premier mode de compréhension de cette confusion ontico- ontologique est donc celui que suggère littéralement cette note : conduisant Descartes à tenter d’expliquer l’être par un domaine de l’étant, l’apparaître par un certain apparaissant, elle le conduirait à ne pas comprendre correctement l’extension du phénomène passionnel, et à ne saisir celui-ci que dans le cadre d’une ontologie régionale. Qui souhaite, comme Henry, dénoncer cette « ambiguïté radicale » des Passions de l’âme se trouve dès lors confronté à une alternative : soit séparer radicalement l’affectivité et la corporéité ; soit au contraire dénoncer l’opposition de l’âme et du corps et réintégrer le corps dans le cogito jusqu’à le rendre coextensif à la cogitatio elle-même. Et il est bien vrai que, dans Généalogie de la psychanalyse, c’est davantage la première voie qui semble s’affirmer. À la suite du passage à l’instant cité sur la référence cartésienne au corps comme à la cause des phénomènes passionnels, Henry ajoute : « Seulement dans le cartésianisme du commencement, dans le cartésianisme de la réduction, le ‘corps’ n’existe pas. L’‘explication’ de l’affectivité de l’âme par l’action sur elle du corps n’est pas seulement absurde, elle n’a pas à être avancée ici et ne peut l’être » 16. Mais le corps qui, dans ce contexte, « n’existe pas », n’est justement que celui qu’évoque Descartes comme cause « explicative » des phénomènes passionnels, et on ne saurait passer sous silence le fait que le premier livre écrit par Henry avait justement pour objectif de suivre la seconde des voies à l’instant indiquées, d’intégrer par conséquent une « phénoménologie du corps » à une « philosophie » du strict cogito, de se saisir d’un corps révélé à lui-même dans et par l’affectivité, d’un corps affectif et si l’on veut passionnel – non pas parce qu’il affecterait l’âme ou la pensée du dehors, mais pour autant qu’il se confondrait avec elle du dedans et sous une toute autre condition que celle de l’union « incompréhensible » de la pensée et de l’étendue.
Ibid., p. 38-39.
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Une note préparatoire à ce premier ouvrage exprime cette intention de manière particulièrement significative : Ce n’est pas parce que Descartes est parti du cogito qu’il a été incapable de construire une théorie satisfaisante du corps et qu’il verse dans l’intellectualisme ; c’est au contraire à cause d’une élaboration insuffisante et d’un développement insuffisant de la doctrine du cogito qu’il a échoué sur le problème du corps ; c’est en restant fidèles à l’enseignement de Descartes que nous pourrons comprendre ce qu’il n’a pas compris 17.
Réintégrer le corps dans le cogito, tel est alors le premier pari de Henry et de ce qu’il nomme, dans une note explicitement dirigée contre Merleau-Ponty, une « philosophie idéaliste du corps » 18 : non pas affirmer la dépendance de l’instance transcendantale à l’égard d’un donné ontique, ni faire du corps, dans le cadre justement d’une ontologie régionale, un simple corrélat noématique de telle ou telle structure eidétique, mais l’appréhender comme un corps ontologique, ou, dans un langage davantage husserlien, l’identifier à la subjectivité transcendantale en tant que transcendantale. Lorsque nous parlons d’un corps subjectif, nous voulons dire que le corps dont il s’agit alors est tout entier subjectivité et qu’il se confond dans son être avec l’être même de cette subjectivité absolue 19.
Qu’une telle affirmation, toutefois, prenne place dans le cadre d’un livre sur Maine de Biran, suffit ici à indiquer en quoi cette intégration du corps dans le cogito ne suffit nullement, dans son principe, à lever l’ambiguïté du rapport établi par les Passions de l’âme entre affectivité et corporéité. Car si Philosophie et phénoménologie du corps met bien en cause la « confusion ontico-ontologique » plus haut évoquée, et l’identifie déjà, à la fin des années 1950, à une « chute qui ne pouvait qu’aboutir à la réalisation empirique du sujet » 20, c’est principalement au fil d’une critique de la théorie cartésienne de l’action – de l’action de l’âme sur le corps conçue comme celle de la pensée sur l’étendu ou, ontologiquement, de Ms A 1 3089, dans Revue Internationale Michel Henry, n° 3, op. cit., p. 132. Cf. Ms A 2860, dans Revue Internationale Michel Henry, n° 4, « Notes sur le phénomène érotique », Presses universitaires de Louvain, Louvain, 2013, p. 32. 19 Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, op. cit., p. 194. 20 Ibid., p. 209. 17 18
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l’être sur l’étant –, et c’est à elle, non à la théorie cartésienne des passions, que Henry oppose alors la théorie biranienne du « fait primitif » et du couple « effort/continu résistant ». Une séquence le donne clairement à entendre : parce que « Descartes a confondu le corps organique avec le corps représenté ou conçu par l’entendement », « il a ensuite confondu le mouvement subjectif avec la simple représentation du mouvement, ce dernier étant alors réduit à un déplacement dans l’étendue », et « s’est finalement demandé comment concevoir une relation et une action entre cette pure représentation et, d’autre part, un corps ou un mouvement étendu ». Or, ajoute Henry, un tel problème ne pouvait cependant se poser que parce qu’on avait abandonné depuis longtemps le donné phénoménologique, c’est-à-dire l’expérience interne transcendantale du mouvement subjectif et son corrélat transcendant ; on avait abstrait de ce « fait » originaire deux termes érigés en substances « absolues », c’est-à-dire transformés en deux réalités objectives 21.
C’est donc un tout autre problème que celui de la passion qui se joue ici, et nul ne le montre mieux que les quelques textes où, a contrario, Henry tente cette fois de créditer le cartésianisme du commencement d’une théorie de l’action quasi-biranienne. Ainsi dans La barbarie où, évoquant « l’insoluble problème du rapport de l’ ‘âme’, réduite à [un] regard théorique, et du ‘corps’, compris comme un étant naturel et comme un objet », Henry ajoute : Il est tout à fait remarquable que le cartésianisme n’a rencontré ce problème et n’a achoppé sur lui qu’au moment où il l’a abordé de manière théorique, c’est-à-dire « scientifique » et objective, notamment dans les Passions de l’âme. Tant que Descartes s’en était tenu à la réduction phénoménologique, […] l’action du corps ne présentait aucune difficulté, […] comme on le voit dans les Réponses aux cinquièmes objections, lorsqu’il est question d’une « ambulandi cogitatio », c’est-à-dire de l’expérience subjective originelle de la marche comme identique à celle-ci 22.
Un texte plus tardif y reviendra : mettant une nouvelle fois en question, en s’appuyant explicitement sur l’article 26 des Passions de l’âme, la causalité corporelle dans l’étiologie des phénomènes passionnels, Henry y réintègre cette fois immédiatement le corps Ibid., p. 207. M. Henry, La Barbarie, PUF, Paris, 2001 [1987], p. 90, en note.
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comme corps subjectif. Chez Descartes, pose Henry, « le corps ne tient pas sa certitude du monde mais seulement de la perception que j’en ai ». Et, évoquant à cet effet l’ambulandi cogitatio, il conclue : Il y a donc une expérience subjective de la marche, c’est-à-dire du corps originaire dont la marche est une activité. […] Il existe donc un corps qui n’est pas celui qu’on voit dans le monde, un corps originaire, invisible, qui s’identifie avec ce que je suis, qui marche, qui frappe, qui accomplit toutes les actions qui sont les miennes, qui appartient non au domaine de l’univers mais à celui de la cogitatio 23.
Seulement, ce que révèlent ces textes un peu malgré eux, c’est que la tentative biranienne de réintégrer le corps dans le cogito n’équivaut nullement à y réintégrer la charge de « passivité » que lui attribueront les Passions de l’âme. Certes, du « je marche » au « je suis », la conséquence est bonne si je vise par là l’apparence ou la semblance de la marche, son videor. Mais la marche apparente ou semblante n’est pas une semblance ou une apparence de marche : ce qui doit ainsi appartenir au « domaine » ou à « l’univers » de la cogitatio si toutefois, conformément au projet du jeune Henry, il est hors de question d’en sortir, ce n’est donc pas seulement l’apparaître de la marche, mais – et tel sera justement le pas accompli par Maine de Biran – le fait effectif de se mouvoir, la causalité efficiente du mouvement. Or c’est finalement cela qu’aurait manqué Descartes : Qu’il n’y ait de pouvoir, de centre de force ou d’action et des corps qu’au lieu où ils s’étreignent hors du monde et avant lui, dans leur immédiation principielle, c’est à cela que pouvait conduire la pensée de Descartes et c’est à cela qu’elle a conduit chez celui qui est, en ce qui concerne le cogito, son seul successeur, je veux dire Maine de Biran. [Mais] Descartes, quant à lui, n’[a] jamais envisagé de placer le mouvement lui-même dans le cogito pur et radicalement réduit, et cela parce qu’il disposait déjà d’une solution théorique qui situait le mouvement dans l’étendue, et qu’ainsi il ne pouvait envisager ce mouvement comme une force 24.
23 M. Henry, « Le corps vivant », dans Auto-donation. Entretiens et conférences, Beauchesne, Paris, 2004, p. 115. 24 Henry, « Descartes et la question de la technique », dans Phénoménologie de la vie, tome V, op. cit., p. 56.
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Si la manière dont Henry, suivant en cela Maine de Biran, réintègre le mouvement dans la cogitatio – renouant d’ailleurs étrangement avec tout ce que Descartes avait combattu 25 – laisse donc bien poindre, comme en témoigne ici même le terme d’« étreinte », la thèse sur laquelle la force n’a d’effectivité phénoménologique qu’en raison de son affectivité – la cogitatio ne pouvant agir charnellement que parce que son corps n’est rien à distance de quoi elle pourrait se tenir mais ce à quoi elle est rivée comme à sa chair –, elle n’éclaire nullement et bien plutôt recouvre ce qui fait de cette affectivité une passivité, et en quoi la théorie du corps originaire permet de rendre compte, dans le cadre des deux premières méditations, des phénomènes que Descartes ne nomme passifs que parce qu’ils se manifestent justement à la pensée comme ce dont elle n’est pas la cause. Or cette difficulté touche de plein fouet la lecture que Généalogie de la psychanalyse propose de deux autres articles des Passions de l’âme. L’article 25 d’abord, sur lequel Henry tente une fois de plus de fonder sa propre thèse d’une dimension non pas régionale mais bien universelle de la cogitatio passive. Même si les passions se définissent, « au sens restreint », comme « les perceptions qui se rapportent à l’âme même », il apparaît toutefois, note Henry, que « toutes nos perceptions » peuvent en définitive se comprendre comme des passions. Certes, elles ne le peuvent, selon Descartes, que parce que, dans leur principe, elles renvoient toutes au corps comme à leur cause. Mais justement, ajoute Henry, « l’affectivité immanente à la pensée […] n’a que faire de sa causation supposée par un corps tombé sous le coup de la réduction 26 ». Et qu’elle n’en ait que faire, c’est ce que « involontairement sans doute mais invinciblement, Descartes se trouve contraint de reconnaître », cette fois à l’article 19 où la passion est dite s’étendre jusqu’à la perception de ce qui, justement, n’a pas le corps pour cause, à savoir les actes de notre volonté : « bien qu’au regard de notre âme, ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c’est aussi en elle une passion d’apercevoir qu’elle veut ». 27 Sans pouvoir 25 Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article « Le cartésianisme est-il un vitalisme ? Remarques sur quelques aspects négligés de la lecture henryenne de Descartes », dans D. Pradelle – C. Riquier, Descartes et la phénoménologie, Hermann, Paris, 2018, p. 253-271. 26 Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cit., p. 39-40. 27 Art. 19, AT XI 343.
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souligner l’ensemble des glissements que Henry fait ici subir au texte cartésien, on peut toutefois remarquer que Descartes se contente ici de reconnaître qu’il y a certains cas – et qui ne sont pour lui ni les plus fréquents ni les plus représentatifs – où, en effet, nous éprouvons comme passions quelque chose dont l’âme est la cause, et tout au plus que c’est dans ces cas – dans les cas de ce que l’article 147 nommera, on le sait, des « émotions intérieures qui ne sont excités en l’âme que par l’âme même » – qu’il est en effet possible de parler d’« auto-affection », en ce sens précis que « l’âme n’y subit que ce qu’elle se cause elle-même » 28. Mais c’est justement ce qui ne manque pas de poser un double problème : d’une part, on ne voit pas ce qui autorise Henry à en tirer la conclusion que Descartes serait contraint de reconnaître que la passion en général ne dépend pas du corps ; et d’autre part, on ne comprend plus bien, dès lors que cette passion de la volonté constitue le modèle même d’une approche phénoménologique séjournant dans la réduction et neutralisant toute causalité corporelle pour se cantonner à une causalité de l’âme elle-même, en quoi elle serait le signe de sa passivité ontologique originaire. Bref, dans quelle mesure dire du cogito cartésien qu’il est déterminé par une affectivité transcendantale elle-même conçue sur le mode d’une passivité première si le seul cas donné par Descartes d’une passivité qui n’aurait pas son origine dans le corps est celui où l’âme est justement « active » et cause ses propres passions ? Ici se situe à vrai dire le véritable enjeu philosophique de la lecture henryenne de la passivité cartésienne : si, de manière générale, les commentaires des Passions de l’âme ne donnent lieu chez Henry à aucune théorie positive de la corporéité immanente, c’est parce que la critique henryenne de la confusion ontico-ontologique cartésienne ne se situe pas au seul niveau d’une mise en question de la détermination de l’auto-apparaître affectif de l’âme par cet étant privilégié qu’est le corps. Ce que Henry conteste, c’est l’idée plus générale selon laquelle l’âme, comme être ou apparaître originaire, pourrait se trouver déterminée par quoi que ce soit d’autre qu’elle-même – c’est, en d’autres termes, la conception
28 Cf. J.-L. Marion, « Générosité et phénoménologie. Remarques sur l’interprétation du cogito cartésien par Michel Henry », dans Les études philosophiques, 1 (1988), p. 64.
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cartésienne de la passivité elle-même, et ceci au nom même de ce qu’il entend pour sa part promouvoir sous le titre de « passivité ontologique originaire ».
3. Passivité ontologique et passivité ontique Si les commentaires que Henry consacre aux Passions de l’âme sont eux-mêmes ambigus, c’est donc parce qu’ils s’appuient sur une duplicité du concept même de passivité dont, dans ce contexte, il ne dit rien, lors même qu’elle rend sa compréhension des « passions » cartésiennes extrêmement équivoque. Mais c’est à vrai dire dès Philosophie et phénoménologie du corps que Henry tient sur la passivité un double discours. D’une part, un discours qui, sur le fondement de la déconstruction de l’opposition ontique ou substantielle de l’actif et du passif, en nierait finalement jusqu’à la pertinence. Si nous nous replaçons dans le cogito, écrit ainsi Henry, il n’y a plus de place « pour une distinction ni, à plus forte raison, pour une opposition de l’activité et de la passivité », et en retour, « l’homogénéité ontologique de l’activité et de la passivité est le seul fondement possible de leur distinction » 29. D’autre part, un discours qui réinvesti positivement cette fois le concept de passivité, et ainsi l’opposition du passif et de l’actif, mais cette fois pour désigner l’essence de la subjectivité ou du cogito comme tel. Il ne s’agit donc plus de reconnaître l’existence d’une pensée passive, mais de déterminer l’essence passive de toute pensée – de la même manière qu’il ne s’agissait plus d’intégrer le corps dans le cogito, mais d’exhiber la corporéité ou la charnellité du cogito lui-même. Quel est dès lors le sens de cette « passivité » supérieure, distincte de la passivité inférieure qui, opposée à l’activité, n’a comme telle qu’un sens « modal » ou, dit aussi Henry, « existentiel » ? Et comment comprendre la dissociation de ces deux types de « passivité » ? Sans doute est-il d’abord possible de répondre simplement : est originaire et ontologique la passivité à l’égard de soi, est ontique, dérivée ou « existentielle » la passivité du soi l’égard d’autre chose. Voilà pourquoi l’introduction du concept de « syn-
29 Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, op. cit., p. 230. Cf. aussi ibid., p. 226.
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thèse passive » – même si Henry semble alors le revendiquer 30 – ne corrige que partiellement et de manière inessentielle la conception cartésienne mais aussi biranienne de la passivité : tout au plus consiste-t-elle à réinjecter une activité subjective dans la passivité ontique à l’égard d’autre chose, à restituer la présence de l’ego à une vie « sensible » qui semblait l’exclure – sans toutefois poser le problème de son auto-donation « ontologiquement passive ». Davantage encore que son absence, l’usage d’un tel concept risque même d’entériner les insuffisances d’une philosophie de l’activité, la conduisant à s’estimer quitte du problème de la passivité en général et à rendre dès lors indiscernables les plans pourtant hétérogènes de la passivité ontologique et de la passivité ontique – danger qui, aux yeux de Henry, menace tout autant le cartésianisme et le biranisme que la phénoménologie husserlienne 31. Et c’est ce qu’établit explicitement une note préparatoire : Distinguer la passivité qui s’oppose à l’activité (activité de Biran par exemple) et la passivité ontologique originaire (auto-connaissance de la subjectivité) […]. La première passivité (celle qui s’oppose à l’activité) n’a qu’un sens existentiel, mais elle a [le] même statut ontologique que l’activité et ce statut, c’est la passivité ontologique originaire 32.
Or c’est justement un schème identique qui se trouve mobilisé, comme en passant mais de manière d’autant plus significative, dans la lecture que Généalogie de la psychanalyse propose de l’article 19 des Passions de l’âme, et justement afin de lever la contradiction qu’il y aurait à faire du cas très particulier où l’âme peut être dite cause de ce qu’elle éprouve le modèle universel de la passion. « Perception », écrit en effet Henry à la fin de son commentaire, ne désigne pas une modalité de l’âme par opposition à cette autre modalité que serait le vouloir, mais « l’aperception immanente originelle en vertu de laquelle chaque modalité de l’âme, quelle qu’elle soit, en est une », « l’essence universelle de la pensée comme consistant dans cette aperception et la rendant possible », de sorte que « c’est cette aperception que l’article 19 appelle en général une ‘passion’ ». Et de conclure : « Le concept originel de
Cf. ibid., p. 224-225. Cf. Henry, Incarnation, op. cit., p. 87-88. 32 Ms A 3071. 30 31
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passion domine l’opposition des ‘actions’ et des ‘passions’ et les fonde les unes comme les autres » 33. Or si cette distinction entre un sens originel et un sens dérivé du mot « passion » – le premier désignant l’aperception immédiate de la cogitatio par elle-même, le second certaines seulement de ses modalités – résout dans son principe le problème consistant à élever à l’universel ce qui n’est que régional, c’est au prix non seulement d’un travestissement du concept cartésien de « passion » mais plus encore, et à son fondement, de sa compréhension du sens même de la passivité – dès lors que, depuis au moins L’essence de la manifestation, c’est justement par opposition à la conception cartésienne de la passivité que Henry avance l’idée d’une passivité ontologique originaire dominant l’antagonisme ontique de l’action et de la passion et les fondant l’une et l’autre : La passivité ne saurait désigner […], comme le voulait Descartes, l’action d’une réalité étrangère, [et de manière générale, il s’agit d’écarter] une compréhension radicalement impropre, encore que traditionnelle, conformément à laquelle la passivité s’entend nécessairement à l’intérieur de sa relation à quelque chose d’autre qui lui est en quelque sorte imposé, par exemple donné, et vis-à-vis de quoi elle se détermine dès lors, dans le fait d’être ainsi affectée par autre chose, à être ce qu’elle est, passive. […] [Au contraire] la nature du lien qui doit être subsumé sous le concept de passivité […] est le suivant : c’est à lui-même, non à l’altérité, que celui-ci se trouve soumis dans la passivité qui le détermine à être ce qu’il est. La passivité qui détermine fondamentalement le pouvoir ontologique est, comme passivité de l’être à l’égard de soi, non d’autre chose 34.
Or, sans pouvoir interroger ici ce concept de passivité pour luimême, nous nous contenterons d’une double remarque relative au type de lecture des Passions de l’âme qu’il rend possible : 1) Que la lecture henryenne de la passion cartésienne soit rendue équivoque par la duplicité même du concept de passivité qu’il y mobilise implicitement – passivité ontologique originaire comme passivité à l’égard de soi d’un côté, passivité ontique et dérivée comme passivité à l’égard d’autre chose de l’autre –, c’est ce dont témoignent les tensions qui s’y manifestent ça et là, Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cit., p. 41. M. Henry, L’essence de la manifestation, PUF, Paris, 1990 [1963], p. 366.
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nous l’avons vu, mais c’est également ce qui se donne frontalement à voir dans un article de 1989 où Henry tente justement d’attribuer à Descartes son propre concept de passivité. Évoquant une nouvelle fois la manière dont l’article 26 des Passions de l’âme, « de façon abrupte mais incontestable », fait retour à « l’épochè radicale du monde », et atteint à une « certitude du sentiment » qui, dans la mesure où toute représentation se trouve soupçonnée de fausseté et mise hors-circuit, ne saurait être de l’ordre du « représenter » ou du « Vorstellen », il ajoute : C’est parce que le sentiment n’est pas posé que Descartes l’appelle une passion, déterminant d’entrée de jeu son être par le subir étranger à toute action mais d’abord à tout Dehors. Quel est ce subir qui […] est le subir de soi – le sentiment ? Comment le sentiment subit-il son être propre, de manière à être, absolument et sans contestation possible ? Dans son affectivité et par elle.
Ce qui fait l’étrangeté de ce texte, c’est le passage à la limite qu’il met en scène : que le sentiment soit ce qu’il est du fait même de son hétérogénéité avec la mise à distance caractéristique de la représentation, que nous subissions, en ce sens, le sentiment, ou que nous en pâtissions, bien plus, que l’affectivité doive en effet se définir phénoménologiquement comme le mode d’apparaître caractéristique de tout sentiment en tant justement qu’il s’impose à nous et nous rive à lui comme ce à l’égard de quoi nous ne pouvons prendre aucun recul et sur quoi nous n’avons aucune puissance, ne signifie pas que ce que nous éprouvons ne nous vient jamais du Dehors, mais tout au plus que nous sommes ouverts à un Dehors sous une forme autre que celle de l’activité, et pour autant justement que notre affectivité nous condamne, dans certains cas, à nous éprouver nous-mêmes comme exposés à ce dehors sur le mode de la passivité. En ce sens, l’affectivité, au sens même où l’entend Henry, loin d’être la négation de tout dehors, est la condition même de notre exposition à lui sur un mode autre que celui de l’action ou de la représentation. Or la raison pour laquelle Henry n’y fait pas droit n’est pas à proprement parler phénoménologique ou « descriptive » mais, pour retourner contre lui l’objection qu’il adresse tant à Descartes qu’à Maine de Biran, « explicative ». Afin de le montrer, acceptons un bref détour par la compréhension henryenne de l’usage cartésien de la catégorie d’ens creatum. Au § 7 de L’essence de la manifestation, Henry semble en effet répéter à l’identique les critiques que lui adressait Heidegger aux 653
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§ 6 et § 20 de Sein und Zeit, et malgré tout ce qui l’y oppose par ailleurs, on le sait, à la lecture heideggérienne de Descartes, c’est encore de cette lecture que Henry se fera l’écho dans Généalogie de la psychanalyse : Qu’après cette reconnaissance du Commencement en son initialité une chute fatale se produise chez Descartes, que la pensée ne soit plus que l’attribut principal d’une substance qui se tient au-delà d’elle, que le concept adéquat de substance soit réservé à Dieu tandis que la pensée n’est plus elle-même qu’une substance créée, au même titre que le corps et ainsi juxtaposée à lui à l’intérieur d’un édifice constitué à l’aide de constructions transcendantes dont on entend se passer ici – rien de tout cela ne nous importe en effet, et pas davantage la question de savoir si cette dérive des significations phénoménologiques originelles appartient à la pensée propre de Descartes ou marque son recouvrement par les conceptions théologiques et scolastiques qu’elle s’était pourtant donné pour tâche d’écarter 35.
Pourtant, une note de jeunesse conférait à cette question de tout autres coordonnées qui, bien au-delà de ce que L’essence de la manifestation dira, sur un mode critique, de la passivité cartésienne, annoncent en quelque sorte, à presque cinquante années de distance, certains thèmes prégnants des derniers textes henryens. Certes, ce sont bien les présupposés ontologiques charriés par la catégorie d’ens creatum qui, d’une manière toute heideggérienne, s’y trouvent d’abord dénoncés, et de manière plus générale, cette fois contre Heidegger, l’emprise de l’idée d’être sur la compréhension du cogito. Mais Henry poursuit ce développement traditionnel d’une manière inattendue : Quant à l’idée de l’être compris comme ens creatum et appliquée après coup, elle est sans doute empruntée par lui à la tradition philosophique scholastique-grecque ; mais justement, si les conceptualisations et les catégories ontologiques qui composent la tradition philosophique sont […] puisées dans des expériences originaires, à de telles expériences doit renvoyer l’idée même d’ens creatum – à celle de la passivité ontologique originaire ; mais chez Descartes ce renvoi demeure caché, le lien à l’expérience originaire est distendu au point que celle-ci tombe dans l’oubli, et cela se voit dans le fait que cette conceptualisation de l’être comme ens creatum est appliquée par lui, à la suite de ses prédécesseurs du reste, à la res extensa et à toute chose ; cf. « création », idée Henry, Généalogie de la psychanalyse, op. cit., p. 21-22.
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extérieure de passivité ontologique originaire […]. Cette ontologie médiévale [est] impropres certes, quoiqu’avec un sens ultime caché, cf. passivité ontologique originaire 36.
Que la catégorie d’ens creatum doive donc, selon Henry, être abandonnée – et elle finira par l’être explicitement en faveur du concept d’« être généré » 37 –, n’empêche donc pas que son usage cartésien – et la confusion qu’elle induit, dans le cartésianisme dérivé, de l’affectivité et de la sensibilité, de la passion et de la perception, du videor et du videre – exprime bien à sa manière une vérité plus haute que les erreurs auxquelles il conduit : la dépendance du cogito à l’égard de ce qui le fait tel et le rend, en ce sens, intrinsèquement passif – non certes passif à l’égard des choses, selon une hétéroaffection dont la dénonciation, chez Henry, ne variera pas, mais passif à l’égard de lui-même et de ce qui le constitue « intérieurement ». D’une telle compréhension de l’ens creatum et de son incidence sur le problème plus général de la passivité, une note préparatoire à Généalogie de la psychanalyse témoigne explicitement : situant l’origine du naturalisme ou de l’objectivisme dans la confusion entre les deux types de passivité, il note néanmoins : la « vie [est] passive à l’égard de soi, mais cette passivité ≠ l’arrière-monde naturaliste → celui-ci est la figuration naïve de celle-là » 38. Et si cette thèse trouve il est vrai peu d’échos dans l’œuvre publiée, l’on sera donc d’autant plus attentifs à la suite du passage plus haut cité de L’essence de la manifestation, dans lequel, après avoir dénoncé le sens « externe » de la passivité cartésienne, Henry écrit : L’idée de la passivité comme passivité en troisième personne n’est que la formulation naïve par la conscience naturelle, à l’aide des moyens dont elle dispose et qu’elle emprunte nécessairement au contenu habituel de sa représentation, de la passivité ontologique originaire inscrite dans la structure phénoménologique interne de l’affectivité et constituée par elle. [Elle ne fait] que symboliser à [sa] façon son expérience fondamentale : l’expérience de la passivité comme passivité de l’être à l’égard de soi et son phénomène originel, ont leur origine dans l’affectivité 39. Ms A 5483, dans Revue Internationale Michel Henry, n° 3, op. cit., p. 206-207. Cf. M. Henry, C’est moi la vérité. Pour une phénoménologie du christianisme, Seuil, Paris, 1996, p. 120, p. 131, p. 328-328. 38 Ms A 19917 ; nous soulignons. 39 Henry, L’essence de la manifestation, op. cit., p. 588-589. 36 37
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Mais pour original et à vrai dire fondamental qu’il soit, un tel diagnostic empêche peut-être, a contrario, de prendre au sérieux ce qui était le plus phénoménologiquement fécond dans le traité des passions cartésien. Comprendre d’emblée le lien de la passion et du dehors comme la projection ontique ou la formulation naïve d’une passivité ontologique originaire de l’être à l’égard de soi, c’est se condamner à y manquer ce à quoi, par exemple, un philosophe davantage lévinassien sera immédiatement sensible, à savoir l’exposition de la subjectivité non certes à une extériorité ontique – la critique de la « confusion ontico-ontologique » resterait ici un bien commun des lectures phénoménologiques des Passions de l’âme, et avec elle la mise en question du schème « causaliste » employé par Descartes pour « expliquer » la passivité 40 – mais à un Dehors proprement ontologique dont, sur le mode résolument « événementiel » de « l’arrivement », elle se recevrait et, justement, ne s’éprouverait comme passive que d’y être exposée. Autre manière de dire que, lu de cette manière, le traité cartésien des passions témoignerait pour ce que Derrida, dans Violence et métaphysique, désignait comme « cette inclination de la pensée devant l’Autre », pour cette « intention empiriste » décelable « sous la naïveté de certaines de ses expressions historiques » : « le rêve d’une pensée purement hétérologique en sa source », « Pensée pure de la différence pure » 41 – ou épreuve, comme l’écrit pour sa part J.-L. Marion, de ce qui « s’impose à moi […] sans se soumettre aux conditions a priori de l’expérience » 42. Et précisément, ce qu’il aura manqué à l’empirisme pour penser l’accueil de l’absolument autre – qu’il s’agisse, formellement, de l’Autre lui-même ou du corps – c’est justement une conception non empiriste de la sensation, soit une théorie de l’affectivité transcendantale ou du caractère intrinsèquement affectif de la cogitatio. Sans doute la théorie henryenne de l’affectivité constitue-t-elle quelque chose comme un moment d’une telle exposition, répondant clairement à cette exigence formulée par J.-L. Marion dans la conclusion de Sur la pensée passive 43. Mais que le cogito soit affectif et l’affect une auto-affection 40 Cf. sur ce point J.-L. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, PUF, Paris, 2013, p. 174-175. 41 J. Derrida, « Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 224. 42 Marion, Sur la pensée passive de Descartes, op. cit., p. 214. 43 Ibid., p. 264.
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ne signifie pas que l’affectivité comme telle s’épuise dans le fait de s’éprouver elle-même comme ce qui n’est pas à l’origine de sa propre épreuve. Ou plutôt, si l’auto-affection est « auto-affectée », elle ne l’est par elle-même ou par l’essence de l’affectivité qui la constitue que parce qu’elle trouve comme telle, et du dehors précisément, reçue – exactement : comme l’auto-affection radicale d’une hétéro-affection radicale, comme cette « passivité qu’impose à la mens le fait de s’exposer à l’extériorité » 44, mais pour autant qu’elle ne se confond justement pas avec la projection naïve dans le règne de l’ontique d’une passivité ontologique purement « intérieure ». C’est ce qui aura sans doute manqué à Henry – ce qu’il aura en tout cas manqué dans le cartésianisme –, et nul autre lieu de son œuvre ne le révèle plus clairement que cette lecture elle-même ambiguë de ce qu’il nomme l’« ambiguïté radicale des Passions de l’âme ».
Résumé Si les Passions de l’âme ne constituent pas seulement le parent pauvre des études cartésiennes, mais également celui de la réception phénoménologique du cartésianisme en général, c’est, de fait, tout particulièrement le cas de sa version henryenne. Alors qu’à bien des égards, aucun texte de Descartes ne semble d’abord plus « henryen » que celui-là – plus proche d’établir ce que Henry n’aura lui-même jamais cessé de rechercher en phénoménologie, à savoir un lien intrinsèque de la cogitatio et d’une affectivité déterminée comme « passivité ontologique originaire » –, Henry se contente de le mentionner, en renvoyant chaque fois de manière massive et monolithique à son article 26. Le but de notre étude sera donc, si ce n’est de résoudre, du moins de déplier un tel paradoxe en posant une série de questions étroitement liées : d’une part, en quoi Henry était-il bien, de tous les phénoménologues, le moins prédestiné à s’expliquer avec les Passions de l’âme, et dans quelle mesure peut-on affirmer que, de fait, il ne s’y est jamais vraiment confronté ? D’autre part, comment comprendre l’importance capitale que, dans certains textes, il accorde pourtant au dernier traité cartésien, et quels sont les principes herméneutiques qui en guident alors la compréhension ? Enfin, et de manière plus générale, quel type de lecture phénoménologique du traité des passions le cartésianisme de Henry rend-il possible – et quelles en sont, éventuellement, les limites ?
Ibid., p. 265.
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ANNEXE
YVES POULIQUEN
L’ŒIL DE DESCARTES
L’ophtalmologiste que je suis ne peut ignorer l’intérêt que Descartes porta à l’œil, ne serait-ce que par l’étonnant développement qu’il attacha à la description de ses qualités optiques, qui reste, au travers des six discours qui composent La dioptrique, la plus brillante démonstration des relations de l’œil avec la lumière. Dans une modernité qui entrevoit, pour ce sens « le plus universel et le plus noble », des compléments optiques au travers des systèmes grossissants dont il note l’usage depuis peu, et permettant de découvrir de « nouveaux astres dans le ciel et d’autres nouveaux objets dessus la terre, en plus grand nombre que ceux que nous y avions vus auparavant ». Prévoyant ainsi tout l’usage que l’on pourra tirer du télescope qui, depuis le début de son siècle, met à la portée de l’œil l’univers. Et d’en concevoir cependant les limites dans la mesure où il conteste à ceux qui ont la charge de fabriquer ces premières et fascinantes « lunettes » de bien connaître les règles optiques qu’elles exigent, le contraignant, dit-il, à les mettre aussi clairement qu’il se peut à leur portée. Mais aussi tout bonnement à la portée des presbytes par le biais d’un verre convexe et du myope par celui d’un verre concave au profil parfait, avec les conséquences que l’on sait. Ce qui nous vaut ces discours fameux de la Dioptrique, cette démonstration magistrale de la réfraction (en le Discours second), son application à l’œil (en les discours suivants). Un œil auquel il va appliquer les principes de l’optique avec une rare assurance et qu’il va s’efforcer de connaître et de décrire en anatomiste distingué, en physicien remarquable autant qu’en physiologiste compétent. Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. par Giulia Belgioioso et Vincent Carraud, Turnhout, Brepols, 2020 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.117862 (DESCARTES, 4), p. 661-682
FHG
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Quelle était la véritable connaissance de l’anatomie de l’œil à cette époque et comment Descartes a-t-il pu en donner l’image que l’on sait, dont l’exactitude tranche singulièrement avec nombre d’approximations antérieures ? Non pas que l’anatomie de l’œil soit méconnue lorsqu’il s’intéresse à elle, même si elle s’appuie davantage sur des dissections animales qu’humaines. Depuis l’Antiquité on n’a cessé d’en publier des schémas atteignant une certaine vraisemblance, mais dans l’ignorance complète de ce qu’étaient la vision et le rôle des diverses membranes de l’œil qui la conditionnent. Seul Alhazen, en même temps qu’il définissait la règle qui faisait de l’œil le réceptacle du rayon lumineux et non son émetteur, avait apporté à sa description anatomique d’intéressantes précisions. Le savoir que Descartes proposera est la résultante d’une étude scrupuleuse de ce qu’en dirent bien sûr ses prédécesseurs comme Galien, Alhazen, Vinci (Fig. 1), mais aussi de ses entretiens avec ses contemporains : avec l’auteur d’Ophtalmographia, Plempius, qui l’initia à la dissection, mais aussi avec Regius, Girard van Gutschoven, tous éminents savants qui ne pouvaient pas ne pas commenter les remarquables travaux de leurs confrères : Giovanni Battista della Porta, Christophe Scheiner, Felix Platter et surtout de Johannes Kepler – lui, qui dès 1611, sut énoncer les principes fondamentaux de la réfraction au sein de cette science nouvelle dont il fut l’auteur, la dioptrique. Un vaste domaine impliquant la nature de la lumière, l’assimilation de l’œil à une chambre obscure (ce qu’avait entrevu Alhazen et expérimenté della Porta), le rôle des miroirs, des lentilles, confortant enfin l’hypothèse soutenue par Vinci qui faisait de la rétine (avec laquelle le nerf optique était sans doute confondu) le lieu où se forment les images, réfutant par là même que le cristallin puisse l’être, comme ce fut longtemps prétendu par Alhazen lui-même. Kepler affirme enfin dans son Astronomiae pars optica (1604) que le cerveau se charge de remettre à l’endroit l’image inversée que reçoit la rétine. Kepler, prédécesseur fameux donc et dont il reviendra à Descartes, noblesse oblige, de corriger sa loi élémentaire de la réfraction et de compléter singulièrement le champ des recherches qu’il avait ouvert.
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1. Descartes l’anatomiste Revenons à l’anatomie de l’œil et amusons-nous à comparer les schémas qu’en proposent Kepler et Descartes (Traité de l’Homme) (Fig. 2 comparant les deux yeux de Kepler et de Descartes). Nous y saisissons ce que le quart de siècle qui sépare la publication des travaux de Kepler de celle de la Dioptrique cartésienne (1637) apporte en précisions et en modernité. L’un, de Kepler, relève d’un tracé théorique encore assez proche de celui de l’œil de Galien et tout inspiré de l’œil animal, l’autre, de Descartes, annonce déjà les tracés que feront de l’œil humain les anatomistes des siècles qui suivront et qui disposeront de méthodes d’observation et de fixation infiniment supérieures aux siennes. Il n’en reste pas moins que l’on s’accordait au XVIIIe siècle à considérer que tout ce que l’on disait alors de l’œil, « Descartes l’avait dit avant et avec beaucoup d’ordre et de netteté » 1. Osons donc aller plus loin et comparer la coupe d’œil que nous propose Descartes à celle que nous enseignons à nos étudiants. (Fig. 3). Ce qu’il décrit comme une peau assez dure et épaisse se définit à présent comme la sclère, structure de tissu conjonctif serré et ferme qui enveloppe l’œil et assure par sa solidité la protection de ce qu’il contient. Cette solidité est liée à l’enchevêtrement de fibrilles de collagène de tailles inégales. Descartes, tout en ignorant sa structure, en avait défini le rôle protecteur. Cette coque sphérique enserre l’œil, elle est opaque dans ses quatre cinquièmes postérieurs mais l’avant en est un peu plus vouté que le reste, nous rappelle-t-il, et doté d’un pouvoir de réfraction très marqué. C’est la cornée, tissu de même nature que celui de la sclère, celle d’un tissu conjonctif serré mais transparent, grâce au remarquable arrangement des fibres de collagène qui le constituent. Ce fut l’une de mes tâches de le démontrer. Descartes va nous proposer ensuite la description de ce que contient cette sphère opaque herniée en avant de sa cornée transparente. Il y décrit une autre peau tendue ainsi qu’une tapisserie percée de la prunelle dont le trou n’est pas toujours de même grandeur, tel un petit muscle qui s’élargit ou se rétrécit et nageant librement dans l’humeur. Description précise de l’iris et de la pupille capable d’ajuster sa taille à l’éclairement ambiant. S’il ignore la
Aimé Henri Paulian, Professeur de physique au collège d’Avignon, 1763.
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structure histologique de cet iris, il ne lui échappe pas qu’il est doté sur sa face postérieure d’un pigment sombre dont il évoque très précisément le rôle dans le maintien des conditions qui sont nécessaires à la chambre obscure qu’est l’œil. Il ne peut savoir que l’iris est en réalité composé de deux feuillets, l’un postérieur, celui que décrit Descartes : l’épithélium pigmenté ; l’autre, antérieur, recouvrant ce dernier et qui, par sa plus ou moins grande pigmentation, conditionne la couleur de l’iris et permet ainsi toutes les variations colorées de l’œil depuis le bleu clair jusqu’au brun profond. Deux éléments sont à retenir de l’observation de Descartes : le libre jeu de l’iris dans ce qu’il qualifie d’humeur (dénommée de nos jours l’humeur aqueuse) et sa capacité à modifier la taille de la pupille en fonction de l’intensité de la lumière qu’il reçoit selon un jeu physiologique qui ne lui échappe guère. Alhazen avait déjà évoqué cette relation de l’œil à « la quantité de lumière » auquel il est exposé. Ce que Descartes ne peut décrire, et ce que ne décriront que ceux qui disposeront du microscope, c’est la nature des muscles constricteur et dilatateur de l’iris et les mécanismes neurochimiques (sympathiques) qui les commandent. Ce qu’il méconnaît pour les mêmes raisons, c’est l’existence d’un corps annulaire situé derrière l’iris et dans toute sa périphérie que l’on appelle le corps ciliaire, porteur des procès ciliaires qui sécrètent cette humeur aqueuse dans laquelle flotte l’iris et par la pression de laquelle se maintient un tonus oculaire nécessaire au parfait fonctionnement de l’œil; d’autre part ce corps ciliaire modifie par les muscles qui y sont inclus la forme du cristallin, « cette humeur cristalline » dont Descartes dit que « la figure est semblable à celle des verres […] par le moyen desquels tous les rayons qui viennent d’un certain point se rassemblent à un autre certain point […] ». Judicieuse et essentielle remarque. Tout comme celle qui concerne les petits filets noirs qui embrassent tout autour cette humeur cristalline et qui sont comme « autant de petits tendons par le moyen desquels sa figure peut se changer, et se rendre un peu plus plate ou plus voûtée selon qu’il est besoin ». Description de la zonule que Zinn décrira deux siècles plus tard. Remarquable observation qui ne peut avoir été retenue qu’au cours d’une fine dissection. Les fibres qui constituent cette zonule sont davantage soupçonnables par la résistance qu’elles opposent à une extraction du cristallin que par l’œil de l’observateur tant celles-ci sont fines. Nous verrons plus loin leur rôle dans l’une des propriétés physio664
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logiques majeures de l’œil : l’accommodation. Cette accommodation, Descartes précisera qu’elle n’est possible que parce que cette humeur cristalline est constituée d’une matière molle, laquelle est composée, nous le savons, de cellules transparentes agencées de telle manière que les arcs qu’elles constituent glissent les uns sur les autres sous la tension des fibres de la zonule. Autant jusqu’à présent les descriptions anatomiques de Descartes sont précises, autant ce qui est postérieur au cristallin à l’intérieur de l’œil va rester vague. Il qualifie de glaire transparente le corps vitré qui, comme les deux précédentes humeurs (l’aqueuse et la cristalline), permet aux rayons lumineux d’atteindre le fond d’œil sans encombre et emplit toute la partie située entre la face postérieure du cristallin et le fond de l’œil. La description de ce qui va recouvrir celui-ci reste fort succincte : pouvait-il en être alors autrement ? Nous devrons n’en connaître l’exacte nature qu’avec l’utilisation du microscope dont la création est alors imminente mais loin encore d’un temps où il assurera le triomphe de l’histologie. La rétine est assimilée par Descartes à un nerf dont les petits filets HG, HI, étant épars tout autour depuis H jusqu’à G et I, couvrent, sur le schéma qu’il nous propose, entièrement le fond de l’œil. C’est ignorer la nature complexe de la rétine, le rôle de l’épithélium pigmenté sur lequel elle repose et celui de la membrane qui la nourrit, la choroide à laquelle il fait cependant allusion dans ses expériences en la qualifiant d’Uvée. (Les anatomistes n’avaient pas manqué de remarquer que l’œil dépourvu de la sclère, son enveloppe, apparaissait tout à fait semblable à un grain de raisin.) Cependant c’est sur ce nerf que vont se faire les images dont on va apprendre grâce à Descartes les conditions optiques de leur formation. Une image que Descartes conçoit transportée par un nerf optique rassemblant les petits filets qui, issus de la rétine, vont le constituer et s’étendre ainsi depuis le fond d’œil jusqu’à la superficie intérieure du cerveau. Nous y reviendrons. Enfin, ajoute-t-il, « ce sont six ou sept muscles attachés à l’œil par le dehors qui le peuvent mouvoir de tous côtés et peut-être, en le pressant ou retirant, aider à changer sa figure ». Généreuse affirmation car il n’y en a que six dont le rôle oculomoteur est désormais fort précis. Cet œil conçu par Descartes résulte sans aucun doute des œuvres de ses prédécesseurs, mais ce qu’il y ajoute nous porte à penser 665
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que c’est avec un esprit médical et et sans aucun doute une bonne pratique de la dissection qu’il put concevoir l’appareil visuel. Ne disait-il pas de la dissection : « C’est un exercice où je me suis souvent occupé depuis onze ans, et je crois qu’il n’y a guère de médecins qui y ait regardé de si près que moi ». En douterionsnous encore que les expériences qui lui permettront de définir les lois de la réfraction de l’œil relèvent d’un vrai talent de chirurgien anatomiste ? Je n’en donnerai pour preuve que ce qu’il écrit à Mersenne le 31 mars 1638 : Pour ce qui est de couper l’œil d’un bœuf en sorte qu’on y puisse voir le même qu’en la chambre obscure comme j’ai écrit en la Dioptrique, je vous assure que j’en ai fait l’expérience et quoique ç’ait été sans beaucoup de soin ni de précautions, elle n’a pas laissé pour cela de réussir.
Tout ce qui suit : le découpage de la partie postérieure de l’œil, ôtant à la taille « d’un sou » la rondelle de sclére et d’uvée tout en respectant la rétine, procède d’une habileté chirurgicale remarquable ; plus encore l’usage d’une coquille d’œuf, voire d’une simple feuille de papier pour servir d’écran à l’image portée sur le fond d’œil afin d’en déterminer par transparence la nature, relève de l’imagination d’un expérimentateur inventif et compétent (Fig. 4). De nombreux détails rapportés à Mersenne démontrent que pour réussir cela de nombreux essais durent sans doute en être faits, essais qui conduisirent Descartes à préférer l’œil de bœuf adulte à celui du veau, dont il a noté que la cornée n’est pas assez transparente, à disséquer celui-là, dès qu’ôté de la tête du bœuf fraîchement tué, en prenant la précaution de le tenir toujours dans l’eau jusqu’à ce qu’il soit ajusté dans sa coquille d’œuf.
2. Descartes le physiologiste « Il reste encore le sens de la vue [parmi les autres sens] que j’ai besoin d’expliquer un peu plus exactement que les autres, à cause qu’il sert davantage à mon sujet ». Ainsi commence en le Traité de l’homme, après en avoir rappelé la structure anatomique, la description des fonctions de l’œil relativement à la possibilité qu’il a de traiter les images qui lui parviennent d’un objet. Tout d’abord, précise-t-il, il faut que la cornée et les trois humeurs aqueuse, cristalline et vitrée qui sont 666
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transparentes n’empêchent point que les rayons de la lumière, qui entrent par le trou de la prunelle, ne pénètrent jusqu’au fond de l’œil, où est le nerf [la rétine] et qu’ils n’agissent aussi facilement contre lui, comme s’il était tout à fait à découvert.
Si Descartes accorde à la cornée un grand rôle dans la réfraction, c’est à celui du cristallin qu’il va attribuer le plus long développement. « La réfraction qui se fait en l’humeur cristalline sert à rendre la vision plus forte, et ensemble plus distincte ». Se basant sur la nature « tellement compassée » de sa structure, il démontre que son rôle est de rendre précise la configuration de l’image que reçoit la rétine, quelle que soit la distance qui sépare l’œil de l’objet (Fig. 5) : Si bien que pour représenter distinctement le point X [à l’infini] il est besoin que toute la figure de cette humeur [le cristallin] se change, et qu’elle devienne un peu plus plate comme celle qui est marquée en I ; et pour représenter le point T [proximal], il est besoin qu’elle devienne un peu plus voûtée comme celle qui est marquée F.
Parfaite analyse du rôle du cristallin dans l’accommodation, rôle qui avec l’âge s’épuise et conditionne la presbytie. Mais il n’omet pas le rôle essentiel de la pupille : Le changement de grandeur qui arrive à la prunelle sert à modérer la force de la vision ; car il est besoin qu’elle soit petite quand la lumière est trop vive afin qu’il n’entre pas tant de rayons dans l’œil que le nerf [la rétine] en puisse être offensé ; et qu’elle soit plus grande quand la lumière est trop faible afin qu’il en entre assez pour être sentis.
Mais notant aussi que la pupille doit être plus grande quand l’œil regarde un objet éloigné ; et que celle-ci, lorsqu’elle se rétrécit, rend la vision plus distincte, conformément aux règles sténopéïques. Descartes va consacrer son Discours cinquième à la formation des images sur le fond d’œil et l’ouvrir par cette affirmation : Vous voyez donc assez que, pour sentir, l’âme n’a pas besoin de contempler aucunes images qui soient semblables aux choses qu’elle sent [notation d’une grande pertinence, nous y reviendrons] ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit vrai que les objets que nous regardons en impriment d’assez parfaites dans le fond de nos yeux,
comparant ce qu’il s’y passe à ce que « quelques-uns ont déjà très ingénieusement expliqué » par l’usage d’une chambre noire 667
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– constat qu’il approuve et dont il tire lui-même nombre de notions relatives à la correction optique mais qu’il a transposé, comme nous l’avons vu, avec talent sur « l’œil d’un homme fraîchement mort ou, à défaut, celui d’un bœuf ». Son mérite c’est d’avoir, à partir de ce modèle expérimental, envisagé toutes les variations que peut épouser l’image en fonction de la distance de l’objet à l’œil de son étalement sur le fond d’œil. Fixant ainsi au trajet du faisceau frappant en droite ligne l’œil l’élection d’un point de la rétine sur laquelle le centre de l’image est le plus précis, notre macula, alors que les projections issues de la réfraction des rayons latéraux s’étaleront tout alentour en une image globale mais plus floue. Ce qui lui fait dire que l’âme ne pourra jamais voir très distinctement qu’un seul point de l’objet à chaque fois et lui fera évoquer la possibilité pour l’œil de voir par « saccades » en balayant rapidement tous les points de l’objet afin de mettre ainsi ses représentations en mémoire. Opération se faisant à une très grande vitesse. Nous savons qu’il faut moins d’un soixantième de seconde à chaque saccade pour enregistrer l’image. Mais que se passe-t-il ensuite afin que l’âme en prenne conscience ? Revenons à l’anatomie. Que va faire la rétine « pressée » de son image, sinon la confier aux nerfs issus de chacun des deux yeux ? Quels sont ces nerfs et que font-ils ? Descartes semble s’arrêter à la thèse de Vésale qui nie le contact entre les nerfs optiques issus de chacun des deux yeux (Fig. 6) alors que certains anatomistes comme Varolius, Riolan suggèrent, avec raison, que les deux nerfs se croisent, voire se mêlent, au niveau de la selle turcique. On sait désormais qu’ils échangent alors dans le chiasma leurs neurones de telle sorte que chacune des deux bandelettes optiques qui va rejoindre le cerveau contient en parts égales des neurones issus de chacun des deux yeux. Bien qu’il ignore cela, Descartes adopte l’idée que l’image (cet attouchement supposé de la rétine) est transmise au cerveau par la tension des nerfs qu’elle induit, laquelle donne l’occasion à l’âme d’en avoir quelque idée par l’intermédiaire de la glande pinéale (Fig. 7) et conçoit que chacun des tuyaux composant les nerfs optiques apporte à la « superficie interne » du cerveau l’image inversée de l’objet regardé d’où émanent les esprits qui en sont issus. Le Discours sixième est consacré à la vision. De cette image que perçoit le cerveau, Descartes tient à préciser qu’elle n’est pas 668
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la simple transmission de ses contours, de sa nature, mais la résultante d’une transcription cérébrale : Encore que cette peinture [l’image] retienne toujours quelque chose de la ressemblance des objets dont elle procède, il ne se faut point toutefois persuader […] que ce soit par le moyen de cette ressemblance qu’elle fasse que nous le sentons, comme s’il y avait derechef d’autres yeux en notre cerveau, avec lesquels nous la puissions apercevoir.
Même si les développements qu’il propose pour le comprendre restent par la force des choses sommaires, Descartes n’en est pas moins très intuitif en consacrant l’immense part que prend le cerveau dans la perception de cette image : Or entre ces figures, nous dit-il dans L’homme, ce ne sont pas celles qui s’impriment dans les organes des sens extérieurs, ou dans la superficie interne du cerveau, mais seulement celles qui se tracent dans les esprits sur la superficie de la glande H [la pinéale] où est le siège de l’imagination et du sens commun, qui doivent être prises pour les idées, c’est à dire pour les formes ou images que l’âme raisonnable considérera immédiatement, lorsqu’étant unie à cette machine elle imaginera ou sentira quelque objet […] (Fig. 8). […] Toutes celles qui, suivant ce que j’ai dit ci-dessus, pourront donner occasion à l’âme de sentir le mouvement, la grandeur, la distance, les couleurs, les sons, les odeurs et autres telles qualités […]. Car, nous apprend-il dans la Dioptrique, celles de la vue peuvent être réduites en six principales : la lumière, la couleur, la situation, la distance, la grandeur et la figure. Et premièrement touchant la lumière et les couleurs qui seules appartiennent proprement au sens de la vue […].
Descartes précise que c’est « la force des mouvements qui se trouvent dans les endroits du cerveau d’où viennent les petits filets du nerf optique [qui donne] le sentiment de la lumière » alors que c’est « la façon de ces mouvements » qui assure celui des couleurs (Fig. 9). La vision des couleurs a particulièrement intrigué Descartes. Il y consacre nombre de pages et s’aide en cela, et très pertinemment, de l’étude de l’arc-en-ciel dans Les Météores soulignant que la différenciation des couleurs repose sur la nature des objets qui réfléchissent la lumière. On sait désormais que cette vision des couleurs s’effectue dans une aire précise du cerveau comme il le suppose mais qu’elle dépend toutefois, malgré ce qu’il affirme, de mécanismes dont il ne pouvait entrevoir l’extraordinaire faculté, celle des cellules de la macula riche en cônes : 669
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lesquels sont sensibles à des longueurs d’onde précises de 558nm pour ceux qui sont sensibles au rouge, 531 pour le vert et 420 pour le bleu – le reste de la rétine recouverte de bâtonnets assurant la perception d’un étroit spectre lumineux compris entre 400 et 700 nm et peu coloré. Quoi qu’il en soit, nous voici reliés à cette glande pinéale si importante dans l’édifice physiologique et spirituel de Descartes : L’âme a son siège principal dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d’où elle rayonne en tout le reste du corps par l’entremise des esprits, des nerfs et même du sang qui, participant aux impressions des esprits, les peut porter par les artères en tous les membres […].
Les esprits ont le pouvoir de transformer l’imagination en figuration par l’intermédiaire de la glande pinéale. Il m’est évidemment difficile de souscrire à la longue démonstration qu’apporte notre génial physicien à sa théorie pinéale en les pages terminales de son Traité de l’homme, quand bien même ses ouvertures sur les rôles respectifs de l’imagination, de la mémoire méritent d’être considérés comme issus d’une belle intuition. Certes la glande pinéale qu’il n’a guère trouvée lors de la dissection du cerveau de la femme de Leyde en 1637 (Fig. 10) n’en est pas moins cet organe unique conique suspendu, relié au diencéphale de chaque côté par les pédoncules antérieurs et latéraux. Retenue par Descartes pour son apparente unicité (en réalité composée de deux parties accolées), sa position médiane au sommet du tronc cérébral dans la concavité des hémisphères cérébraux (cerveau interne), sa mobilité enfin par opposition à la fixité de l’hypophyse située plus en avant. Enfin sans doute parce qu’on y fixe depuis Galien le développement central du cerveau. Ce n’est donc pas une idée originale de Descartes mais la reprise et le développement d’un concept antérieur. Un concept de mobilité : En sorte qu’il faut fort peu de choses pour la déterminer à s’incliner et se pencher plus ou moins tantôt d’un côté tantôt d’un autre, et faire qu’en se penchant elle dispose les esprits qui sortent d’elle, à prendre leur cours vers certains endroits du cerveau plutôt que vers les autres.
Vous comprendrez que, malgré tous les efforts de Descartes et les exemples qu’il nous soumet, il nous est difficile de souscrire à rien de ce qu’il prétend. Certes les yeux se balancent, certes la glande 670
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pinéale sans doute aussi, mais en parfaite indépendance. Avant de revenir sur elle il me faut tracer schématiquement les voies visuelles telles que nous les concevons de nos jours. Retenons au départ les lois optiques fondamentales de Descartes. L’image d’un objet quelconque se forme sur la rétine dont les dix couches de cellules photosensibles vont transformer par un mécanisme physico-chimique instantané l’énergie du photon en un signal lumineux. Nous savons les rôles respectifs des cônes et des bâtonnets. C’est par un système binaire on/off que ce signal lumineux sera transmis à la voie optique après décussation (Fig. 11) dans le chiasma des neurones issus des deux yeux vers un premier relais à partir duquel il se rendra dans la partie occipitale du cerveau de part et d’autre de la scissure calcarine. Non pas en une zone unique mais en distribuant ses impulsions en des aires séparées sensibles à la forme, à la luminosité, au contraste, à la couleur et en générant par la fusion instantanée de leurs échos neuronaux l’image complétée de l’objet observé. Et par leurs relais avec toutes les autres zones du cerveau des alertes qui assurent à cette image la part de sensibilité, de souvenir, de douleur, de bonheur qu’elle peut contenir. Il me plaît de rappeler ce que Descartes pensait et que j’ai cité plus haut : il appartient « à l’âme de sentir le mouvement, la grandeur, la distance, les couleurs, les sons, les odeurs et autres telles qualités ». Intuition grandiose en vérité qui prévoit la complexité structurelle des impressions visuelles. Ainsi pour le neurophysiologiste de ce temps présent regarder le paysage que l’on aime ne suppose pas que seuls la rétine et le cortex occipital soient en jeu au niveau de l’œil : si la cornée transparente reste passive, l’iris et le cristallin se modifient afin de rendre nette l’image sur la rétine, les muscles de l’œil et du cou interviennent pour balayer l’horizon en un aller-retour continuel avec le cerveau. L’image ou plutôt les images ainsi perçues sont alors portées par la voie optique jusqu’au cortex sensoriel occipital, lui-même réuni aux autres régions du cortex cérébral. Le cortex cérébral consacre soixante pour cent de son volume à traiter les signaux visuels. Mais en outre, tôt ou tard, les viscères vont réagir aux images que l’on regarde, mais aussi celles que la mémoire a engendrées. En fin de compte on va conserver un souvenir du paysage que l’on regarde. Il laissera une trace neurale toute spécifique. Et dans sa composition tout le corps est intervenu en partie inconsciemment. Lais671
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sez-moi le plaisir de revenir au texte de Descartes qui d’une certaine manière évoque un mécanisme semblable : [compte tenu] des diverses ouvertures des tuyaux par où ils [les esprits] passent, en sorte qu’ils y tracent aussi des figures, qui se rapportent à celles des objets [...] selon que leur action est plus forte, et qu’elle dure plus longtemps, ou qu’elle est plus de fois réitérée, [les figures s’inscrivent dans la mémoire] en telle sorte que par leur moyen les idées qui ont été autrefois sur cette glande s’y peuvent former derechef longtemps après, sans que la présence des objets auxquels elles se rapportent y soit requise. Et c’est en quoi consiste la mémoire.
Mais aussi d’y trouver l’inverse de ce que nous prétendons en cette affirmation qu’il nous livre : On sait déjà assez que c’est l’âme qui sent et non le corps : car on voit que, lorsqu’elle est divertie par une extase ou forte contemplation, tout le corps demeure sans sentiment.
3. La glande pinéale Même privée du rôle majeur que lui attribue Descartes, intervient-elle même très partiellement au sein de ces soixante pour cent du cerveau traitant l’image ? À l’évidence la glande pinéale entretient des relations privilégiées avec la lumière. N’est-elle pas considérée comme un troisième œil situé sous la voûte crânienne de certains reptiles ou poissons ? Elle est composée en partie de cellules photosensibles analogues à celles de la rétine. On lui attribue la fonction de rythmer le cycle circadien de ces animaux. Chez l’homme elle en garde les aspects structuraux et le même rôle mais elle s’est, au cours de l’évolution, enfouie dans le cerveau dans le relatif isolement anatomique que l’on connaît tout en ne contractant avec lui aucune innervation directe et n’en émettant aucune à son endroit. En réalité isolée du circuit neuronal cérébral c’est au système sympathique qu’elle est reliée par une importante innervation issue essentiellement du ganglion cervical supérieur (Fig. 12) lequel, lui, reçoit une grande part de ses informations de l’œil. Non pas, comme on pourrait le croire, de l’excitation sensorielle de la rétine, mais des mouvements de la pupille à la lumière, des mouvements oculaires eux-mêmes. Curieusement ce ne sont donc pas des messages sensoriels d’origine rétinienne qui vont exciter l’épiphyse, mais ceux de la 672
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pupille, que ceux-ci soient la conséquence d’efforts de vision réelle ou imaginaire, voire même de sensations intérieures dépourvues d’images (par exemple la mydriase, dilatation pupillaire à la douleur). En quelque sorte l’épiphyse retrouve ici une relation avec le système visuel mais par une voie indirecte se faisant œil au second degré, en somme troisième œil. Mais ainsi excitée il est troublant qu’elle ne réagisse pas par un canal nerveux de retour mais en adoptant une fonction glandulaire. C’est en effet en glande qu’elle réagit. Par l’intermédiaire d’une substance élaborée à partir de la sérotonine, la mélatonine responsable du contrôle du rythme circadien de l’homme. Au moins est-ce son rôle constant et quotidien. Mais elle est aussi en relation par l’intermédiaire de l’hypothalamus avec l’hypophyse laquelle contrôle sous son influence le développement et le fonctionnement des glandes génitales mais aussi la thyroide et les corticosurrénales et par là même intervenant au moins pendant un certain temps dans le réseau physiologique de l’homme. Ainsi cette glande H chère à Descartes (et à de nombreux prédécesseurs) reste-t-elle avant toute chose une horloge métabolique, ses cellules, les pinéalocytes, modulant ses sécrétions de mélatonine selon les cycles jour/nuit et adoptant ainsi un rythme nycthéméral avec un maximun de sécrétion la nuit et un minimum pendant le jour. Le rythme basé sur la durée du jour entraînera pendant l’été une inhibition de la sécrétion diurne de la mélatonine et aura pour conséquence par ses rythmes saisonniers d’influencer le cycle de reproduction des animaux (naissance au printemps) mais aussi leur tenue d’hiver (poils) et d’été. Il existe un rythme automatique de sécrétion de la glande pinéale mais il est constamment contrôlé afin de s’accorder aux 24 heures de nos jours. Cette « mise à l’heure » de l’horloge épiphysaire est effectuée par l’hypothalamus sous le photocontrôle environnemental. Le cycle nycthéméral de tout un chacun est stable, avec un pic diurne chez l’enfant et un effondrement avec l’âge par trouble de la sensibilité des pinéalocytes et insomnie. On en a déduit que la glande pinéale pouvait avoir une influence sur le vieillissement (propriétés de jouvence) Nous avons envisagé les autres rôles sur le fonctionnement des glandes endocrines mais aussi sur le cycle quotidien et le niveau de la température corporelle, mais sachons-le : on vit très bien sans 673
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épiphyse car des compensations endocriniennes corrigent aisément son absence. Cela voudrait-il dire que l’exciser reviendrait pour Descartes à priver le sujet de son âme ? N’étant pas philosophe vous comprendrez que je n’oserai répondre à une telle question ni même à celle de savoir si, avec cette excision, nous nous guéririons de nos passions. Aussi je m’en remets aux grands et savants développements présentés sur ce sujet en la réunion de Lecce où vous avez eu la bonté de m’inviter et où à mon grand regret je n’ai pu me rendre. Permettez-moi de remercier Vincent Aucante qui me permit, avant la rédaction de ce texte sur l’œil de Descartes, de réviser en son très beau La philosophie médicale de Descartes l’ensemble des conceptions qu’eut l’immense savant sur la médecine et les sources dont il les tira.
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Fig. 1 En haut la représentation schématique de l’œil par Alhazen au XIe siècle, en bas celle de Léonard de Vinci au XVe.
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Fig. 2 Représentation schématique de l’œil par Kepler à gauche (1571-1630), et par Descartes à droite (1596-1650).
Fig. 3 Représentation schématique de l’œil par Descartes à gauche comparée à celle des anatomistes du XIXe siècle.
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Fig. 4 Préparation anatomique expérimentale ayant permis à Descartes d’en tirer les lois de la réfraction et de l’accommodation oculaires.
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Fig. 5 Descartes démontre sur ce schéma la participation du cristallin à l’accommodation. Pour que l’image d’un objet se rapprochant de l’œil demeure nette sur la rétine, il faut que le cristallin augmente sa puissance en se modifiant de I en F.
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Fig. 6 Représentation que se fait Descartes des relations des yeux avec le cerveau par l’intermédiaire de deux nerfs optiques qui se rapprochent avant de se relier au cerveau. En réalité ils mêlent leurs neurones au sein du chiasma optique où s’effectue leur décussation.
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Fig. 7 L’image inversée EFG que reçoit la rétine d’un objet ABC.
Fig. 8 Pour Descartes le lieu d’interprétation de l’image qu’envoie la rétine est la glande pinéale. L’image ABC inversée parvient à la glande pinéale qui lui restitue son orientation originelle.
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Fig. 9 Organisation des cônes sensibles à la couleur (V pour le vert, B pour le bleu et R pour le rouge) et responsables de l’acuité visuelle, au niveau de la macula, tous reliés aux cellules bipolaires et amacrines qui les relient au cerveau. En périphérie et non représentés sur cette figure ce sont les bâtonnets qui recouvrent l’ensemble de la rétine ; ils restituent les notions d’espace, de contraste, du mouvement et assurent la vision crépusculaire ; ils sont reliés de la même façon que les cônes au cerveau.
Fig. 10 Coupe transversale du cerveau permettant de voir où se situe la glande pinéale que, malgré son habileté, Descartes ne parvint pas à voir dans le cerveau de la femme disséquée à Leyde.
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Fig. 11 Schéma des voies optiques. Les fibres optiques, après s’être échangées dans le chiasma et avoir effectué un relai dans les corps genouillés, empruntent les bandelettes optiques pour s’épanouir dans les aires visuelles du cerveau.
Fig. 12 Schéma illustrant le véritable rôle de la glande pinéale. Issus du jeu pupillaire à la lumière, les messages sensoriels relient la glande pinéale, qu’elle consacre ainsi comme un troisième œil, par une voie sympathique. La glande pinéale réagit par l’intermédiaire d’une substance: la mélatonine, responsable du contrôle du rythme circadien de l’homme. Mais elle est aussi reliée par l’hypothalamus à l’hypophyse et elle entretient ainsi une relation directe avec les fonctions endocriniennes qui régularisent notre physiologie.
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INDEX NOMINUM
INDEX NOMINUM
Dans cet Index ne figurent ni le nom de Descartes, ni ceux des éditeurs et typographes des œuvres citées, non plus que les noms propres de personnes faisant partie des titres d’œuvres.
Abra de Raconis, C.-F., 45, 49, 5152, 61-62, 65 Adam, C., 19, 157-159, 169, 182, 201, 353, 391, 408, 435, 457, 494, 554, 649 Agostini, I., 41, 46 Agostini, S., 41 Alanen, L., 496 Albert le Grand, 57 Alexandrescu, V., 158 Alhazen, 662, 675 Alquié, F., 182, 221, 263, 283, 292293, 631 Ameline, C., 393, 399-400, 406 André, D. M., 26 Andreae, T., 158, 356 Angot, C., 154, 160, 398 Annisson, L., 383 Ansaldi, S., 457 Antoine-Mahut, D. (Kolesnik-Antoine, D.), 88, 287-288, 336, 364, 369, 445 Anzieu, D., 563 Apulée, 340 Arbib, D., 46, 305, 416 Archimède, 190, 610 Ariès, P., 84 Ariew, R., 359, 532 Aristote, 21, 39, 43-44, 47-48, 50, 57, 69-70, 76-78, 81, 83, 90-91, 190, 357, 369-370, 373, 470, 550, 564, 570-571
Armogathe, J.-R., 11, 43, 102, 107, 114, 126, 171, 206, 263, 276, 283, 328, 353-354, 408, 422, 437, 579 Arnhem, E. van, 153 Arnhem, J. van, 150, 153 Aucante, V., 674 Audibert, L., 296 Augustin d’Hippone, 60, 176, 228, 248, 251, 289, 380, 385, 389, 411, 428, 447-448, 498-499, 538, 540, 671 Avicenne, 78 Bacon, F., 94, 182, 190, 368-369, 435 Baillet, A., 182, 186, 239, 353-354, 356 Bakhtine, M., 291, 299, 301, 307 Ballardin, M., 387 Ban, J. A. (Bannius), 128 Barber, G., 354 Bardout, J.-C., 503 Barker, K. F., 533 Bartholin, E., 171 Bartholin, T., 552, 558 Basnage de Bauval, H., 354 Baxter, R., 165 Bauhin, C., 69, 75-76, 82, 89-90, 227 Baumgarten, A. G., 572 Bayer, R., 293 Beaude, J., 387, 554
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Belgioioso, G., 11, 41, 43, 102, 114, 206, 263, 384, 408, 422, 554 Belin, C., 247 Benjamins, J., 43 Berckel, A. van, 349 Bergamo, M., 253 Berghman, G., 164 Bergson, H., 296, 299, 301, 308 Bermon, E., 538 Bernabò, A., 548 Bernhard-Hohn, H., 335-336 Bernier, F., 383-384 Beyssade, J.-M., 11, 93, 179, 184185, 187, 363, 516 Bianchi, L., 388, 533 Bigolotti, C., 549 Birault, H., 410 Bitbol-Hespériès, A., 78-79, 86, 88, 277 Blumer, H., 299 Bodei, R., 381 Boèce, 26, 44 Bœuf, E., 72 Bonaventure de Bagnoregio, 50, 57 Bonicalzi, F., 114 Bonnet, J.-C., 296 Borelli, G., 558 Borgato, M. T., 548-549 Borghero, C., 354, 361 Boros, G., 525 Bos, E.-J., 149-150, 154, 160, 336, 340, 377-378 Bos, H., 149, 154 Boschet, A., 354 Boswell, J., 158 Bouillier, F., 353, 531 Boulad-Ayoub, J., 369 Bourdin, P., 322-323, 325, 619 Boyle, R., 558 Brasset, H., 186 Bridoux, A., 274 Brix, A., 241 Bronckhorst van Batenburg, J. van, 152 Brooks, Th., 165 Brown, D. J., 30
Brunier-Coulin, C., 563 Buccolini, C., 361, 549 Bühler, P., 369 Bulwer, J., 566 Burgersdijk, F., 176 Burman, C., 345 Burman, F., 179, 190, 276, 283, 345, 359, 363, 522 Bussche-Ippenburg, Clamor von dem, 153 Buytaert, E. M., 50 Calderon de la Barca, P., 232 Calin, R., 617 Cally, P., 385 Camper, P., 565 Canone, E., 377 Canziani, G., 328, 519, 533, 541 Capozzi, M., 569 Caramello, P., 20 Carcassone, P., 296 Carella, C., 547, 550-551 Carr, T., 373 Carraud, V., 259, 328, 363, 409, 420, 424, 426, 436, 449, 519 Casagrande, C., 56 Cassirer, E., 577 Catalano, C., 41 Caton, H., 182, 435 Cavaillé, J.-P., 190 Cervantes, M. de, 232 Cesalpino, A., 77 Chaline, O., 448 Chanut, P., 101, 126-128, 131, 143, 150-151, 153, 163, 185, 187, 192, 208-210, 221-223, 225, 228-230, 242-246, 250, 256258, 262, 315-316, 319, 381, 400-401, 404, 493-494, 496498, 501, 509, 511, 514-515, 517-519, 522, 526, 537-538 Charles Ier (d’Angleterre), 91 Charles Quint, 74 Charles, S., 399 Chauvin, É., 385 Chouet, J.-R., 376, 386-387 Christine de Suède, 171, 182, 185,
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218, 221, 225, 353, 367, 376, 418, 440-441, 443-444, 446 Ciampini, G., 548 Cicéron, 43, 251, 340, 344, 370, 373, 488 Clarke, D., 183, 336, 354 Clauberg, J., 170, 356-376 Clauß, L. F., 565 Clerselier, C., 87-88, 129-133, 136, 150, 154-155, 157-161, 166-167, 171, 181-182, 185, 208, 211, 335, 364, 396-400, 408, 417, 436 Coeffeteau, N., 57 Coignard, J.-B., 384 Collacciani, D., 353, 361 Coluccia, M., 41 Colvius, A., 128, 312 Compagnon, A., 447 Constant, P., 67 Continisio, C., 437 Copernic, N., 82 Corneille, P., 232, 241 Costabel, P., 201, 408, 435, 457, 554 Cottingham, J., 20, 183 Couloubaritsis, L., 270 Courcelles de, E., 173-174, 400 Courtney, C. P., 354 Cousin, V., 179, 353 Crasta, F. M., 321, 355 Crescimbeni, G. M., 549 Crossley, J., 155-156 Cureau de la Chambre, M., 57, 108, 538 Dahan, L., 296 Daille, J., 165 Daniel, G., 354 Dannhauer, C., 369, 374 Davidson, H. M., 427 Davis, W., 400 De Buzon, F., 276 De Dijn, H., 525 De Liguori, G., 312 Deleuze, G., 291-299, 301-309 Delhomme, J., 626 Della Porta, Giovanni Battista, 564, 567, 662
Del Prete, A., 311, 354, 369, 388, 531-533 Derrida, J., 292, 561, 569, 656 Descotes, D., 437 Desgabets, R., 375, 383, 387, 389, 532-533 Desmarets, H., 169-178, 182, 335, 358 Desmarets, S. (Maresius), 169-171, 178, 312, 335 Devenet, J.-B., 383 Devillairs, L., 241-243, 257 Dibon, P., 169-170, 173, 175-176, 182 Dillon, J. M., 499 Dionis, P., 87 Dobler, E., 50 Dosse, F., 293 Drakany, A., 511 Dubé, P., 427 Duchenne, G. B., 565 Du Hamel, J.-B., 385, 531 Dunmore, J., 161, 165, 167 Du Roure, J., 393-397, 400-401, 531-533 Dury, J., 155-156 Dyson, R. W., 499 Ebbersmeyer, S., 343 Eisenstein, S., 295-296, 303 Élisabeth de Bohême, 12, 78-80, 87, 89, 98-99, 136, 141-149, 151, 185-186, 196, 205, 208, 211212, 215, 221, 223-226, 229, 244, 257, 261, 267, 273, 275, 277-290, 300, 364-367, 374, 376, 396, 398-401, 407-411, 413-419, 421-423, 425, 427, 429-430, 433, 436, 441, 443445, 453, 511, 517-520, 526, 579, 581-582, 586-587, 594, 596, 608-609 Elzevier, D., 157-158, 160-161, 164, 166-167 Elzevier, L., 158, 169-170, 172, 174, 186 Épictète, 251
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Escoubas, É., 583, 619 Espinas, A., 172 Eustache de Saint-Paul, 21-26, 28, 31, 39, 49, 51, 61, 393-394, 400 Fabri, H., 385-386 Fabrici d’Acquapendente, Girolamo, 69, 79 Falque, E., 563 Fattori, M., 182, 435 Faye, E., 88 Feingold, M., 437 Fernel, J., 73-74, 76-77, 85, 88, 90, 97 Ferrand, J.-P., 410 Ferrari, J., 572 Fichant, M., 11, 194 Ficin, M., 76 Fieschi, J., 296 Fischer, S., 20, 41, 457 Flavel, J., 165 Fletcher, J., 161 Foucault, M., 567, 570 Foucher de Careil, L.-A., 274, 532 Fraenkel, C., 532 François de Sales, 228, 241-243, 246-247, 249-253, 256, 258, 520, 527 Freiherr von Müller, A., 437 Freinsheim, J., 102 Fretté, S. E., 36 Frierson, R., 438 Frigo, A., 42, 426, 445, 449 Fuertes Herreros, J. L., 44 Fumaroli, M., 373 Furly, B., 151 Gabbey, A., 157, 161, 554 Galeazzi, U., 54 Galien, C., 67-69, 74-78, 85, 88-91, 100, 285, 564, 662-663, 670 Galilée, G., 82, 94, 190, 637-638 Galuzzi, M., 548 Ganault, J., 457, 462 Garcia, J. J. E., 533 Garin, E., 182 Gaskell, R., 164
Gasparri, G., 385, 389 Gassendi, P., 278, 383-386, 389, 394, 396 Gaukroger, S., 88, 354 Gauss de, C. F., 565 Gens, J.-C., 363 Gessinger, J., 569 Geulincx, A., 375, 378-379 Gilbert, W., 94, 190 Gilby, E., 190 Gilson, E., 41-42, 46-47, 49-51, 54, 59, 137-138, 194 Giordani, V., 547-560 Goethals, F., 152 Goethe, J. W. von, 298 Gondreau, P., 56 Goudin, A., 393 Goudriaan, A., 335, 356, 359 Gouhier, H., 282-283, 362 Granel, G., 578 Green, L. D., 43 Greenberg, S., 496, 504, 507-509 Grégoire de Nysse, 50, 57, 69 Gregory, T., 557 Griffith, D. W., 295-297, 302-303 Grimaldi, N., 11 Grotius, H., 346 Guattari, F., 293, 306, 309 Gueroult, M., 137, 292-293, 500 Guerrini, L., 549 Guignard, J. (le Jeune), 73 Gutschoven, G. van, 662 Guyon, B., 544 Haak, T., 154, 156, 166 Hackius, F., 97 Haitsma Mulier, E. O. G., 345-346 Hartlib, S., 154-157, 166 Harvey, W., 81-82, 87-89, 91, 94, 190, 558 Hasse, D. N., 22 Hassing, R. F., 53 Heereboord, A., 176, 347, 470 Hegel, G. W. F., 293 Heidegger, M., 12, 212, 259-267, 270-271, 563, 570, 577, 579, 619, 624, 626, 635, 653-654
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Henri de Gand, 57 Henry, M., 82, 149, 156, 161, 186, 335, 375, 580, 601, 612, 635644, 646-657 Heyden zu Bruch, F. W. van, 153 Hinske, N., 572 Hippocrate, 67-69, 75-76, 78, 90, 564 Hobbes, T., 346, 348, 386, 394-395, 482, 532-533, 541, 544, 546 Hoffman, P., 41, 496-497, 501 Hofmann, U., 57 Hoorn (Horne), A. L. van, 152 Hoorn (Horne), A. M. van, 151 Hoorn (Horne), J. van, 151 Hoorn (Horne), P. J. van, 151 Hoorn (Horne), P. W. van, 151 Hoorn (Horne), W. A. van, 152 Horst, G., 75-78, 355 Hottinger, J., 154 Hübener, W., 359, 363 Huet, P.-D., 354 Hume, D., 293, 386 Husserl, E., 12, 561-565, 569-571, 577-601, 609-610, 616, 619, 623-624, 632, 638-639 Huygens, C., 128, 138, 142, 180, 190, 262 Hyperaspistes, 95 Jackson, F., 289 James, S., 41 Jaquet, C., 457 Jean Damascène, 50, 52 Jean Duns Scot, 292 Jordan, M. D., 55 Jouanna, J., 67 Jouvet, P., 296 Kafka, F., 293 Kahn, C. H., 499 Kambouchner, D., 31, 42, 93, 182, 184, 189, 276, 282, 286-288, 305, 317, 325, 366, 375, 382, 435-436, 446, 455, 525 Kant, E., 11, 212, 261, 285, 298, 312, 533, 564, 566-573
Kater, J., 47 Keckermann, B., 357, 373 Kelkel, A. L., 562, 572, 610 Kempfer, E., 76 Kepler, J., 76, 82, 94, 190, 662-663, 676 Kieft, X., 303, 382, 533 King, P., 26, 44, 46, 58, 63 Knuuttila, S., 25 Koelman, J., 346 Kremer, E., 504, 507 Kretzmann, N., 46 La Chesnaye-Desbois, F.-A. Aubert de, 152 La Court de, P., 345, 347-348 La Forge de, L., 150, 160, 375, 380382, 535, 551-552, 558 Lafuma, L., 236, 407, 437 Lagerlund, H., 26, 44 Lamy, B., 527 Lamy, F., 499, 542 Lancisi, G. M., 548, 558 Land, J. P. N., 378 Laporte, J., 578-579, 587, 601 Lapoujade, D., 292 La Ramée de, P., 357, 373 Lardeau, Y., 296 Launay de, M., 577 Laurens du, A., 76-77 Lavater, J. C., 565-567 Lavigne J.-F., 577, 583-584, 587, 593 Lázaro Pulido, M., 44 Le Brun, C., 295, 297, 307, 566 Le Grand, A., 381-382, 393, 401404, 406, 531-533 Le Graz, H., 186 Legros, M., 270 Legros, R., 270 Leibniz, G. W., 153, 194, 278, 292293, 523, 532, 548 Lennon, Th. M., 533 Lentulus, C., 356-357, 359, 367, 370, 373 Leonardo da Vinci, 662, 675 Leroux, H., 182
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Levinas, E., 610-624, 626-633, 638 Lichtenberg, G. C., 567 Lipps, T., 563 Littré, E., 427 Lloyd, H., 165 Lojacono, E., 11, 43, 45, 160, 182, 359 Lombroso, C., 565 Long, A. A., 499 Lotze, H. R., 264 Louis XIV, 87 Lower, R., 552, 558 Lucrèce, 70 Machiavel, N., 346 Mack, P., 43 Malcolm, N., 149 Malebranche, N., 12, 137, 221, 278, 287, 385, 388, 493-494, 499-509, 511-513, 516, 520-529, 533-535, 538-546, 587, 592, 631 Malpighi, M., 558 Marcialis, M. T., 321, 355 Maré, P., 36 Maresius (voir Desmarets, S.) Mariani Zini, F., 322 Marini, G., 570 Marion, J.-L., 11, 44, 187, 261, 264, 266, 292, 328, 355, 375, 428429, 454, 516, 525, 577, 580, 585-587, 601, 617, 619, 631632, 649, 656 Marrone, F., 46 Marshall, J., 442 Martineau, E., 212, 260-261, 407408, 410, 416, 431, 433, 436, 448 Marx, K., 301 Massa, A., 549 Matheron, A., 525 Matthias, C., 164 Matton, S., 533 Méchoulan, H., 373 Mehl, E., 364 Meier-Oeser, S., 565 Melamed, Y., 348 Mélèce de Tiberiopolis, 67
Melkevik, B., 78 Merleau-Ponty, M., 603-609, 614, 638, 645 Mersenne, M., 21, 47, 77, 81-82, 96, 128, 132, 138-139, 142, 157158, 180, 190, 221, 235, 262, 274, 277, 279, 364-365, 373, 395-396, 401, 666 Meschini, F. A., 101, 105, 124 Mesland, D., 329, 396, 400-401, 600 Mesnard, J., 411, 418, 427, 436-437 Meyer, L., 171 Meyssonnier, L., 96, 274, 277, 279, 287 Michon, H., 253 Miller, T. D., 533 Millon, J., 253 Miner, R. C., 20, 46, 56 Mohr, J. C. B., 57 Montaigne, M. Eyquem de, 139140, 142, 232, 341, 411-412, 427, 447-448 Montcheuil, Y. de, 499 Montmorency, P. de (Horne), 151152 Moors, M., 525 Morden, W., 161 More, H., 83, 102, 156-157, 161, 186, 190 Moreau, D., 67 Moreau, P.-F., 457, 538 Moreau de la Sarthe, J. L., 567 Mori, G., 86, 182-184, 192, 312, 286 Moriarty, M., 500 Mouy, P., 532 Mozzarelli, C., 437 Mulier, E. H., 345 Murdoch, D., 20, 183 Narbonne, J.-M., 78 Nadler, S., 504, 532 Naudé, G., 72 Nauta, D., 170-171, 178 Némésius d’Émèse, 67, 69-72, 94 Nicole, P., 544-546 Nietzsche, F., 229, 236, 293
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INDEX NOMINUM
Nishida, K., 280, 284 Nolan, L., 32 Nowersztern, M., 440 Oliveira, P., 44 Olivo, G., 169, 259, 422-423, 439, 455 Orlando, E., 41 Otegem, M. van, 127-128, 149, 158, 160-162, 164, 182 Ovide, 77, 485 Pacius, J., 345 Paganini, G., 388, 533 Pagel, W., 164 Papasogli, B., 246 Paré, A., 68, 79, 97 Parnet, C., 292, 294, 296 Pascal, B., 235-239, 241, 262, 268, 407-434, 436-437, 439, 443, 447-455, 516 Pasnau, R., 23-24 Patrick, S., 165 Paul de Tarse, 165, 248 Paulian, H., 663 Pavesi, P., 325, 328 Pavlovits, T., 416 Pell, J., 149, 154, 156-157, 166 Pellegrin, M.-F., 364 Penigaud, T., 446 Penn, W., 151, 153 Perler, D., 20, 23, 28, 32, 41, 51, 457 Perinetti, D., 532 Pessel, A., 438 Pessin, A., 507 Petreius, N., 72 Piccolomini, E. S., 77 Pickavé, M., 23 Picot, C., 181-183, 189, 193, 360 Pinhas, R., 296 Planty, G., 74 Platon, 57, 69, 75, 217, 411 Platter, F., 662 Plempius, V., 79, 90, 159, 662 Plomer, H. R., 165 Plotin, 69
Poisson, N., 160 Polemon, 72 Polybe, 68 Poncela González, A., 44 Pouliquen, Y., 11 Pourchot, E., 384-385 Pradelle, D., 619, 648 Prado, B. Jr., 137 Pranteda, M., 570 Proust, M., 293 Proust, G., 437 Ptolémée, 143 Pufendorf, S., 344, 404 Pulleyn, O., 161 Pyle, A., 507 Pythagore, 190, 564 Quintilien, 43 Raey, J. de, 150, 158, 531 Rahir, E., 164 Rapetti, E., 387 Ravier, A., 242 Régis, P.-S., 161, 375, 383, 387-388, 393, 404-406, 531-546 Regius, H., 85-86, 95, 163, 213, 281, 322, 335-348, 350-351, 375, 377378, 382, 630, 662 Renault, E., 446 Renault, L., 41, 538 Revius, J., 355-356, 359, 365, 367368, 370 Reynolds, J., 165 Ribard, D., 354 Ricœur, P., 577, 583-584, 587, 593 Riolan, J. (père), 73-74, 83, 85, 90, 666 Riolan, J. (fils), 67, 69, 71-72, 81, 83, 87-89, 668 Riquier, C., 619, 648 Roberval, G. Personne de, 364-365, 374 Robinet, A., 499, 539, 541, 548 Rochot, B., 201, 408, 435, 457, 554 Rodis-Lewis, G., 41, 56-57, 125, 129-130, 133, 182-183, 186, 205, 211, 241, 283, 375, 387,
689
INDEX NOMINUM
435, 441, 445, 519, 538-539, 541 Rohault, J., 531-532 Romano, A., 547 Romeo, M. V., 376 Rosendael, H., 150-151, 153, 167 Rossi de, A., 549 Rotrou, J., 232 Roulet, C., 296 Rousseau, J.-J., 512 Rousset, B., 350 Roux, S., 287, 289 Rouxel, C., 344 Sacher-Masoch, L., 293 Sacy, S. S. de, 182 Saring, H., 153 Saulnier, V.-L., 447 Savini, M., 311, 321, 355-356, 359 Schalbruch, J. T., 356 Scheiner, C., 622 Scheler, M., 563 Schérer, R., 562 Schmaltz, T. M., 533-534 Schoock, M., 191, 311, 321, 355, 372 Schooten, F. van, 158 Schuster, J., 88 Sciuto, I., 55 Scudéry, M. de, 411 Sebond, R. de, 411 Séglard, D., 293 Sellier, P., 411, 428 Senault, J.-F., 57, 538 Sénèque, 45, 373 Serrurier, C., 241 Sévérac, P., 457 Shackleton, R., 354 Shakespeare, W., 232 Shapiro, L., 23, 151, 496 Sharpe, H., 348 Shaw, S., 165 Siebeck, P., 57 Sina, M., 387 Smith, J. H., 532, 534 Soárez, C., 43 Sömmering, S. T. von, 569 Souchon, H., 295, 297, 306-307
Sowle, T., 151 Spinoza, B., 12, 172, 174-175, 212, 278, 291-294, 308-309, 328, 335-336, 348-351, 457-479, 481492, 516, 529, 585, 592, 597, 600, 615 Spranzi, M., 43 Staquet, A., 190 Stein, E., 562-563 Stiker-Métral, C.-O., 541 Stillingfleet, E., 165 Stoothoff, R., 20, 183 Strazzoni, A., 368 Stump, E., 46 Suárez, F., 26, 28, 43-44, 48, 50, 52, 58, 62-64, 213, 355 Suhamy, A., 457 Sutton, J., 88 Tacite, 347 Talon-Hugon, C., 241, 538 Tannery, P., 19, 157-159, 201, 391, 408, 435, 457, 494, 554, 649 Tassin, É., 438 Teixeira, L., 137, 146 Thalès de Milet, 190 Thiel, V., 533 Thijssen-Schoute, L., 158 Thirouin, L., 423, 426, 428 Thomas, A. L., 353 Thomas d’Aquin, 19-20, 24, 36, 39, 46-47, 50, 54-57, 59-61, 261, 353, 389, 489, 570 Tiffeneau, D., 582 Toledo, Francisco, 64, 76 Tommasi, F. V., 563 Torck, L. A., 151 Torero-Ibad, A., 369 Toto, F., 446 Tournes de, J., 73 Tricaud, F., 482 Trip, J., 151 Tuyll van Serooskerken, G. W. van, 344 Valla, G., 69 Valverde, M., 76
690
INDEX NOMINUM
Van de Pitte, F. P., 21 Van Ruler, H., 355 Vanini, G. C., 321, 355 Varolius, C., 668 Vasiliu, A., 632 Vecchio, S., 56 Velthuysen, L. van, 346 Verbeek, T., 86, 149-150, 158, 213, 311, 328, 337, 347, 355-356 Verhaeghe, L., 416 Vermeren, P., 438 Vermeulen, C., 173 Vésale, A., 69, 74-75, 82, 88-89, 688 Vida, G., 158 Villani, A., 293 Villey, P., 411, 447 Vinti, C., 11, 43 Virgile, 341 Vives, J. L., 56, 69, 72, 76, 335 Voet, G., 157, 169, 192, 311-314, 316-330, 355, 371-372 Voss, S., 171-172, 174-175, 183 Vovelle, M., 84
Waard de, C., 158 Wassenaer, G. van, 345, 347 Wassenaer, P. van, 346 Werbeck, W., 57 White, R., 165-166 William, B., 533 Willis, T., 552 Winters, C., 457 Wittich, C., 150, 171 Wolff, C., 572 Woodford, S., 165 Wormius, O., 171 Worthington, J., 154-157, 166 Yaguello, M., 301 Yamada, H., 278, 280 Yrjönsuuri, M., 26, 44 Zabarella, J., 76-77 Zalta, E. N., 336 Zara, V., 11 Zarka, Y.-C., 328, 482, 519
691
INDEX DES ARTICLES DES PASSIONS DE L’ÂME
INDEX DES ARTICLES DES PASSIONS DE L’ÂME
Avertissement d’un des amis de l’auteur : 181 Lettre première à Monsieur Descartes : 93-94, 179, 182-184, 188-195, 435 Réponse à la première lettre : 179, 181, 184, 188, 192 Lettre seconde à Monsieur Descartes : 102, 179, 182, 184, 189, 209 Réponse à la seconde lettre : 43, 45, 179, 184, 186, 195, 201-202, 204, 206, 211, 391, 409, 422, 554, 632 I PREMIÈRE PARTIE
Des passions en general et par occasion, de toute la nature de l’homme Art. I : 46-47, 83, 212-213, 340, 503, 629, 641 Art. II : 80, 83, 213-215 Art. III : 80, 214-215 Art. IV : 98, 215 Art. V : 82-84, 98, 215 Art. VI : 80-84, 93, 98, 215 Art. VII : 84, 86, 91-93, 101, 133, 206, 215, 401, 555 Art. VIII : 80-81, 84, 90, 101, 133, 206, 215, 401, 555 Art. IX : 84, 87, 98, 101, 133, 206, 215, 401, 555 Art. X : 89, 98, 101, 133, 206, 215, 401, 555 Art. XI : 101, 133, 206, 215, 401, 555 Art. XII : 80, 101, 133, 206, 215, 401, 555, 592
Art. XIII : 84, 93, 101, 133, 206, 215, 555 Art. XIV : 92, 101, 133, 206, 215, 555 Art. XV : 88-89, 99, 101, 133, 206, 215, 555 Art. XVI : 84, 93, 98, 101, 133, 206, 215, 555 Art. XVII : 86, 201-202, 206, 215, 470-474, 496, 630 Art. XVIII : 176, 201, 206, 215, 242 Art. XIX : 201, 206, 215, 648, 651 Art. XX : 201, 206, 215 Art. XXI : 201, 206, 215 Art. XXII : 201, 206, 215, 438, 620 Art. XXIII : 201, 206, 215, 438, 592, 607, 621, 623, 632 Art. XXIV : 201, 206, 215, 438, 592, 594, 620-621, 623, 632
693
INDEX DES ARTICLES DES PASSIONS DE L’ÂME
Art. XXV : 29, 201, 206, 215, 438, 621, 648 Art. XXVI : 147, 201, 206, 215, 637640, 646, 653, 657 Art. XXVII : 19, 98, 201, 206, 215, 361, 370, 476, 487, 497, 528, 556 Art. XXVIII : 28, 98, 201, 215, 361 Art. XXIX : 201, 215, 495 Art. XXX : 83, 95, 187, 215, 285, 607 Art. XXXI : 92, 95-96, 215, 276, 285, 497 Art. XXXII : 96, 215, 604 Art. XXXIII : 80, 89, 95-96, 215, 340 Art. XXXIV : 84, 92-93, 177, 215, 285-286, 288, 401 Art. XXXV : 96, 177, 215, 286-287, 401 Art. XXXVI : 89, 92, 215, 263, 287, 340, 401, 469, 476, 478 Art. XXXVII : 89, 98, 215, 401
Art. XXXVIII : 84, 89, 92, 215, 286, 401 Art. XXXIX : 92, 215 Art. XL : 215, 219 Art. XLI : 92, 215, 286-287, 478, 503 Art. XLII : 215, 286 Art. XLIII : 92, 215 Art. XLIV : 92, 215 Art. XLV : 176, 215 Art. XLVI : 176, 215 Art. XLVII : 53, 83, 85, 92, 96, 176, 215, 253-254, 285, 412, 430, 555 Art. XLVIII : 98, 187, 215, 412-414, 430, 446 Art. XLIX : 215, 446 Art. L : 92, 98-99, 114-115, 215, 287, 477-478, 487
II DEUXIÈME PARTIE
Du nombre et de l’ordre des Passions, et l’explication de six primitives Art. LI : 29, 92, 297, 484, 487 Art. LII : 92, 266, 297, 425, 488 Art. LIII : 35, 100, 401, 439, 457 Art. LIV : 38, 125, 297, 401, 457 Art. LV : 175, 401, 436, 457 Art. LVI : 27, 401, 457 Art. LVII : 175, 401, 457 Art. LVIII : 28, 401, 457 Art. LIX : 175, 263, 401, 457 Art. LX : 401, 457 Art. LXI : 401, 438, 457 Art. LXII : 401, 445, 457 Art. LXIII : 175, 401, 457 Art. LXIV : 125, 401, 457 Art. LXV : 401, 457 Art. LXVI : 401, 436, 438, 449, 457 Art. LXVII : 401, 457, 555 Art. LXVIII : 20, 52-53, 58, 96, 175, 457, 488-489, 513, 555
Art. LXIX : 20, 98, 342, 457, 460 Art. LXX : 98, 116, 121-122, 129, 302 Art. LXXI : 91, 116, 118, 121-122, 129, 302, 489-490 Art. LXXII : 119-122, 129, 370, 490 Art. LXXIII : 122, 370, 459 Art. LXXIV : 122, 266, 341, 370 Art. LXXV : 122 Art. LXXVI : 99-100, 122, 124, 219, 460 Art. LXXVII : 122 Art. LXXVIII : 122 Art. LXXIX : 28, 98, 122, 227, 247248, 316, 460, 484, 495-496, 513 Art. LXXX : 122, 176, 227, 247-248, 429, 460, 495, 514 Art. LXXXI : 122, 175, 227-228, 460, 513
694
INDEX DES ARTICLES DES PASSIONS DE L’ÂME
Art. LXXXII : 122, 227-228, 416 Art. LXXXIII : 33, 122, 125, 227229, 242, 515, 517, 524-525 Art. LXXXIV : 122 Art. LXXXV : 122, 362-363 Art. LXXXVI : 98, 122, 303, 305, 490 Art. LXXXVII : 122, 303, 305, 489490, 497 Art. LXXXVIII : 122, 490 Art. LXXXIX : 98, 122, 262 Art. XC : 99, 122, 228 Art. XCI : 98, 122, 261, 483 Art. XCII : 98, 122, 261 Art. XCIII : 98, 122 Art. XCIV : 84, 99, 122, 175, 300, 304 Art. XCV : 99, 122 Art. XCVI : 109, 122 Art. XCVII : 86, 106-108, 122, 129, 401, 412, 497 Art. XCVIII : 86, 108, 122, 401, 412 Art. XCIX : 108, 111, 122, 129, 401 Art. C : 108-111, 122, 129, 401 Art. CI : 122, 401 Art. CII : 89, 92, 98, 122, 401 Art. CIII : 98-99, 122, 401 Art. CIV : 120-122, 401 Art. CV : 89, 110, 122, 401 Art. CVI : 117, 122, 135, 401 Art. CVII : 80, 98-99, 111-115, 122, 134-135, 247, 343, 401, 537 Art. CVIII : 99, 112, 122, 247, 343, 401, 537 Art. CIX : 89, 98, 112, 114-115, 120-122, 247, 343, 401, 537 Art. CX : 89, 99, 112, 122, 247, 343, 401, 537 Art. CXI : 112, 114-115, 122, 247, 343, 401, 490, 537 Art. CXII : 30, 118, 297, 401, 563, 565 Art. CXIII : 92, 297, 401 Art. CXIV : 297, 401, 565 Art. CXV : 297, 401
Art. CXVI : 31, 263, 297, 401 Art. CXVII : 297, 401, 438, 566 Art. CXVIII : 99, 297, 401 Art. CXIX : 92, 99, 129, 297, 401 Art. CXX : 92, 297, 401 Art. CXXI : 297, 401 Art. CXXII : 83, 98, 297, 401 Art. CXXIII : 98, 297, 401 Art. CXXIV : 119, 297, 401 Art. CXXV : 297, 401 Art. CXXVI : 99, 116, 119, 297, 401 Art. CXXVII : 56, 99, 297, 401 Art. CXXVIII : 99, 297, 401 Art. CXXIX : 91, 99, 297, 401 Art. CXXX : 84, 99, 297, 401 Art. CXXXI : 99, 297, 401 Art. CXXXII : 89, 99, 297, 401 Art. CXXXIII : 99, 297, 401 Art. CXXXIV : 99, 297, 401 Art. CXXXV : 99, 297, 401 Art. CXXXVI : 80, 99, 111-113, 115116, 129, 134-135, 176-177, 401, 550, 554, 566 Art. CXXXVII : 98-99, 122, 201, 401, 554 Art. CXXXVIII : 35, 99, 122-124, 129, 201, 401 Art. CXXXIX : 122, 201, 401, 438, 496 Art. CXL : 122, 326, 401 Art. CXLI : 122, 401 Art. CXLII : 122, 226, 319 Art. CXLIII : 122 Art. CXLIV : 99, 122, 124, 129, 244, 257, 497 Art. CXLV : 99, 122, 124-125, 129, 147, 175, 257, 491 Art. CXLVI : 99, 122, 129, 220, 244 Art. CXLVII : 99, 122, 129, 144, 176, 250, 254, 300, 304, 442, 469, 493, 497, 649 Art. CXLVIII : 99, 122, 124, 129, 250, 397, 439, 450, 452
695
INDEX DES ARTICLES DES PASSIONS DE L’ÂME
III TROISIÈME PARTIE
Des Passions particulières Art. CXLIX : 219, 342, 365, 462 Art. CL : 99, 219, 227, 462 Art. CLI : 217, 227, 462 Art. CLII : 100, 202, 217-218, 227, 366, 378, 440, 443, 462 Art. CLIII : 217, 227, 344, 381, 397, 439-440, 462, 612 Art. CLIV : 218, 227, 320, 441-442, 462, 613 Art. CLV : 227, 379, 462 Art. CLVI : 99, 125, 175, 218, 227, 453, 462 Art. CLVII : 227, 435, 441-443, 448, 450-451, 462 Art. CLVIII : 227, 441, 462 Art. CLIX : 218, 227, 358, 453, 462 Art. CLX : 202, 217, 454, 462 Art. CLXI : 99-100, 217, 246, 371, 376, 381-382, 446, 462 Art. CLXII : 462-463 Art. CLXIII : 218, 436, 462-463 Art. CLXIV : 201, 318, 462-463 Art. CLXV : 462-463 Art. CLXVI : 462-463 Art. CLXVII : 304, 462-464, 649 Art. CLXVIII : 462-463 Art. CLXIX : 462-463 Art. CLXX : 175, 177, 462-463 Art. CLXXI : 462-463 Art. CLXXII : 462-463 Art. CLXXIII : 98, 444, 462-463 Art. CLXXIV : 263, 462-463 Art. CLXXV : 462-463 Art. CLXXVI : 126, 462-463 Art. CLXXVII : 177, 320, 462, 464 Art. CLXXVIII : 462, 464-465 Art. CLXXIX : 462, 464-465
Art. CLXXX : 318, 462, 464-465 Art. CLXXXI : 462, 464-465 Art. CLXXXII : 315, 462, 464-465 Art. CLXXXIII : 462, 464-465 Art. CLXXXIV : 99, 462, 464-465 Art. CLXXXV : 462, 465 Art. CLXXXVI : 438, 462, 465 Art. CLXXXVII : 254, 300, 304, 462, 465 Art. CLXXXVIII : 314, 462, 465 Art. CLXXXIX : 99, 462, 465 Art. CXC : 175, 177, 314, 439, 443, 450, 452, 462, 465, 474 Art. CXCI : 99, 439, 462, 464-465 Art. CXCII : 462, 465 Art. CXCIII : 462, 465 Art. CXCIV : 462, 465 Art. CXCV : 462, 464-465 Art. CXCVI : 462, 464-465 Art. CXCVII : 462, 464-465 Art. CXCVIII : 462, 464-465 Art. CXCIX : 92, 99, 462, 464-465 Art. CC : 99, 462, 464-465 Art. CCI : 98, 462, 464-465 Art. CCII : 98-99, 462, 464-465 Art. CCIII : 99, 226, 462, 464-465 Art. CCIV : 235, 435-439, 442, 446, 462, 465 Art. CCV : 438, 462, 465 Art. CCVI : 445-446, 462, 465 Art. CCVII : 99, 462, 465 Art. CCVIII : 462, 466 Art. CCIX : 462, 466 Art. CCX : 466 Art. CCXI : 84, 99, 124-125, 129, 175, 177, 412, 432 Art. CCXII : 125, 554
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